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COLLECTION SUP

La politique monétaire
Un essai d’interprétation marxiste

SUZANNE DE BRUNHOFF
AVEC LA COLLABORATION DE PAUL BRUINI

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 1973


 

Sommaire

.
Couverture

Page de titre

Introduction

CHAPITRE PREMIER - 1971 : Crise du dollar et « politique monétaire »

I. PREMIÈRE CRITIQUE DES ANALYSES NON MATÉRIALISTES

2. CRISE MONÉTAIRE ET POLITIQUE

CHAPITRE II - Production marchande mode de production catégorie


monnaie

I. LA NOTION DE PRODUCTION MARCHANDE

1° Fonction critique

2° Fonction positive

A) Circulation des marchandises et rapports sociaux d’échange

B) La monnaie comme « équivalent général »

C) La notion d’ « équivalent général » prive de sens la recherche d’un

« étalon invariable des valeurs

D) Loi de la valeur et rapports sociaux de production

2. MONNAIE ET CAPITALISME

A) Circulation du capital

B) « Système de crédit » et circulation financière

C) Formes de monnaie et reproduction de l’équivalent général : vérification

ou non-vérification de l’équivalent général signe de valeur

CHAPITRE III - Pratiques monétaires étatiques

I. DÉVELOPPEMENT DU CAPITALISME MONNAIE ET CAPITAL

FINANCIER

A) Les stades du capitalisme

B) Circulation marchande capital marchand, capital financier

2. MODIFICATIONS DU ROLE MONÉTAIRE DE L’ETAT

A) La période de transition au capitalisme

B) Le capitalisme jusqu’en 1914

C) Après la première guerre mondiale

3. PROBLÈMES CONTEMPORAINS DE GESTION DE LA MONNAIE

CHAPITRE IV - La politique monétaire : idéologie d’une pratique étatique

I. LES SOI-DISANT EFFETS DE LA « POLITIQUE MONÉTAIRE »

2. CRITIQUES RÉFORMISTES DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE

CARACTÈRE IDÉOLOGIQUE DE CES CRITIQUES

A) Les « politiques monétaires » peuvent s’améliorer

B) Une utilisation restreinte de la « politique monétaire » est nécessaire

C) Aspects idéologiques de ces critiques de la politique monétaire

D) L’inflation comme notion idéologique

3. POUR UNE CRITIQUE MATÉRIALISTE

A) Pratiques de gestion et de sanctions monétaires

B) Pourquoi ces pratiques de gestion et de sanction monétaires étatiques

ont-elles besoin de se représenter comme « politique monétaire » ?

Conclusion

Notes

Copyright d’origine

Achevé de numériser

Introduction

Nous voudrions modifier complètement l’optique selon laquelle est


décrite la « politique monétaire » pratiquée dans les pays capitalistes. Pour
ne pas tomber dès l’abord dans la technique, on peut présenter de la façon
suivante, simplifiée mais non faussée, le schéma qui sous-tend l’écrasante
majorité des innombrables études non matérialistes consacrées à la
question  : dans un pays donné, une augmentation de la masse monétaire
(moyens de paiements) engendre une augmentation des prix, qui suscite une
réaction des autorités bancaires centrales, plus ou moins directement liées
au gouvernement  ; d’où restriction des crédits et surveillance des prix.
L’augmentation de la masse monétaire peut être induite par une action de
l’étranger, comme on l’a vu par exemple en 1971, avec l’inondation de
dollars en Allemagne fédérale et au Japon, ce qui complique — voire met
en cause  —  la tâche des autorités monétaires nationales  ; mais cela ne
débouche pas sur une critique du schéma en termes de masse monétaire-
réaction publique.
Bien entendu, quand il est nourri d’arguments, le schéma se complique
de cent façons  : dépenses gouvernementales, taux de change, spéculation,
coûts salariaux, entrent en jeu. Seules ces diverses complications
permettent, suivant les options des auteurs, d’expliquer soit pourquoi la
politique monétaire n’a pas eu les effets escomptés, soit pourquoi elle les a
eus.
Critiquer radicalement une telle présentation de la politique monétaire,
c’est aussi être capable d’utiliser des notions conduisant à une interprétation
différente. Or, le type d’analyse que nous voudrions effectuer, empruntant
ses sources au matérialisme historique, comporte peu de précédents, même
chez Marx ; après la seconde guerre mondiale, les recherches marxistes sont
trop souvent restées dépendantes d’une conception simplifiée du rôle de
l’Etat en relation avec le « pouvoir des monopoles », qui ne nous apportent
pas les éléments dont nous avons besoin.
Il faut tenter d’expliquer, en ce qui concerne Marx, l’absence de textes
précis sur «  la politique monétaire  ». Une première réponse, de caractère
historique, est proposée par certains auteurs : ce n’est qu’après la première
guerre mondiale, avec l’accroissement du rôle économique de l’Etat, que
l’expression de « politique monétaire » a pu prendre un sens ; il serait donc
absurde de demander à Marx d’avoir parlé... de ce qui n’existait pas de son
temps !
Mais une telle réponse n’est pas satisfaisante  : car elle part de la
«  politique monétaire  » telle que celle-ci se présente aujourd’hui, pour
constater que bien évidemment, rien de semblable n’existait un siècle avant.
Or nous pensons, quant à nous, que la politique monétaire n’est pas
vraiment ce qu’elle paraît être, et que c’est précisément en nous inspirant de
certaines analyses de Marx sur la monnaie et l’Etat, que nous comprendrons
le sens et la portée de cette sorte d’illusion. Nous voulons donc procéder à
un renversement complet de perspective  : la pratique baptisée «  politique
monétaire » au XXe siècle, nous cherchons dans Le Capital, écrit au XIXe
siècle, de quoi l’éclairer.
Il faut ajouter que même du point de vue de l’histoire, une pratique
d’intervention étatique est fort antérieure au XXe siècle. En effet, dès avant
le XIXe siècle s’était constitué, en Grande-Bretagne par exemple, un
appareil monétaire public et semi-public, et tout au long du XIXe siècle des
mesures très importantes ont été prises  : adoption de l’étalon-or, fixation
des règles de gestion de la Banque d’Angleterre par l’Etat, etc. Il s’agissait
de décisions politiques. Les déclarations de Peel, ou celles de Thiers, lors
des débats parlementaires sur le statut de la Banque d’Angleterre et de la
Banque de France, permettent de voir que par moments le problème
monétaire débouchait tout droit dans la politique bourgeoise. Personne, il
est vrai, ne parlait alors de «  politique monétaire  ». Ici une explication
relevant du matérialisme historique est nécessaire  : la pratique capitaliste
n’avait pas alors besoin d’utiliser l’idée d’une politique monétaire, besoin
qui, en effet, n’est apparu qu’au XXe siècle. On peut dire que du point de
vue des actions politiques concernant la monnaie, le XIXe siècle a vu
autant, sinon plus, de problèmes, de discussions et de réalisations que le
XXe siècle  ; mais la manière dont ces actions sur la monnaie étaient
perçues, différait. Nous tenterons de montrer que le concept de politique
monétaire ne recouvre pas ce que voudraient nous faire croire les analyses
non matérialistes, mais que d’autre part le capitalisme actuel a besoin
d’utiliser l’idée de « politique monétaire ».
On ne peut alors parler, sur ce problème, de « lacune » chez Marx, pour
qui la pratique capitaliste se présentait autrement. Point qui est à préciser,
afin de répondre tout de suite aux remarques suivantes, aussi fausses que
banales :
1. pour Marx, les problèmes de la monnaie étaient tellement secondaires
que cela explique l’absence de développements concernant l’action de
l’Etat sur la monnaie ;
2. en dehors du court terme (crises de crédit), l’analyse marxiste
considérerait essentiellement l’économie dite « réelle » par opposition
à l’économie dite «  monétaire  ». Or ces banalités sont vides de sens.
Nous pensons que ce n’est pas un hasard si le livre I du Capital
commence par une section sur la marchandise et la monnaie, en
relation avec le concept fondamental de valeur d’échange. Ce n’est pas
un hasard non plus si tant de notes du Capital concernent l’usage de
monnaie et le crédit, le rôle de l’Etat dans l’accumulation financière, le
capital marchand. Cela nous amène non seulement à préciser comment
le problème de la monnaie se posait d’après Marx, mais aussi à
proposer quelques remarques sur l’Etat.
Au début du Capital, marchandise et monnaie apparaissent comme des
données de l’accumulation capitaliste  : Marx ne peut poser son schéma
A — M — A’ (Argent — Marchandise — Argent + plus-value) sans avoir
d’abord posé le schéma M  —  A  —  M
(Marchandise  —  Argent  —  Marchandise). Ce sont là des données et des
conditions historiques non pas suffisantes, mais nécessaires, de toute
histoire des formes du capitalisme, comme le montrent les exemples
historiques examinés par Marx. Celui-ci construisait des concepts
permettant de faire une théorie matérialiste du mode de production
capitaliste, et non une pseudo-histoire (du genre  : capital marchand,
négation par le capital productif industriel, négation de la négation par le
« capital financier »).
Précisons le cas du concept de monnaie défini par Marx dans la section I
du Capital, la monnaie étant «  équivalent général  », c’est-à-dire
échangeable contre toutes les marchandises quelles que soient ses formes
nécessairement équivalentes entre elles. Certains commentateurs sont gênés
par la juxtaposition, dans cette section, d’une genèse théorique de la forme
monnaie se cristallisant dans tout échange de marchandises, et de notations
historiques concernant la monnaie sous ses formes diverses et selon ses
rapports concrets avec l’Etat ou certaines classes sociales. Cette gêne tient,
nous semble-t-il, à un malentendu concernant la signification de la
démarche de Marx. Le point fort, le concept clé, est celui de la monnaie
comme équivalent général, qui comprend toutes les diverses pratiques
monétaires (formes et fonctions de la monnaie), mais n’est pas une
« synthèse » de ces pratiques. Celles-ci sont analysées, ou décrites, selon les
cas, mais sans reconstitution d’étapes historiques, car le problème posé
n’est pas celui d’une histoire monétaire. Le va-et-vient entre genèse
théorique d’un concept clé et notations historiques permet seulement de
bien situer le concept de monnaie, englué dans des pratiques monétaires
variées, alors qu’il est lui-même comme une sorte d’invariant de toute
économie marchande. Equivalent général comme totalité, mais non
synthèse de pratiques monétaires  ; comme invariant des économies
marchandes, mais non élément d’une histoire monétaire de la monnaie ni
d’une histoire «  économiste  » de celle-ci  : tel est le concept de monnaie
dont nous partirons.
Cependant la critique de la notion non matérialiste de «  politique
monétaire  » est liée à celle d’un Etat autonome agissant sur la monnaie
comme sur d’autres variables économiques. Et l’idée que la «  politique
monétaire  », tout en ne correspondant pas au contenu qu’on lui donne
habituellement, est aujourd’hui une nécessité de la pratique étatique, nous
oblige à analyser cette dernière, en relation avec un concept marxiste d’Etat.
Avant de présenter celui-ci, il nous paraît nécessaire de formuler dès
maintenant notre définition de la politique monétaire : celle-ci, sans avoir le
contenu que lui donnent les conceptions non matérialistes et les discours
des ministres des Finances, n’est pas pour autant une pure illusion. Elle
existe comme pratique étatique, et a pour présupposé l’existence d’une
contrainte, celle de l’usage d’une monnaie qui doit à tout moment être
acceptée comme moyen de règlement stable et validé dans le pays et sur le
plan international. Cette contrainte n’est autre que celle de l’invariant-
équivalent général (étalon, moyen de circulation, moyen de réserve, moyen
de paiement), invariant sans véritable histoire propre mais qui se trouve par
moments projeté sur le devant de la scène par des situations mettant son
statut en cause : alors la pratique nommée « politique monétaire » prend un
certain aspect, ou une forme seule capable de dénouer temporairement la
crise.
Dès lors l’action étatique concernant la monnaie a deux aspects, qu’il
faut distinguer :
 

1° Celui d’une gestion qui présente un caractère mixte, public/privé  ;


mais les techniques de cette gestion sont présentées comme «  politique
monétaire » ; nous pensons qu’il s’agit là d’une interprétation de caractère
idéologique :
—  l’utilisation d’instruments d’analyse comme ceux des interventions
diverses sur les taux d’intérêt ou les réserves des banques, renvoie
toujours à l’idée d’une action « autonome » de la Banque centrale ;
—  cette action est en outre présentée comme pratique d’«  intérêt
général  », décidée en connaissance de cause et plus ou moins
formalisable à l’intérieur d’un modèle. Quotidiennement la Banque
centrale veillerait sur la monnaie nationale pour préserver la croissance
économique sans hausse « excessive » des prix ;
2° L’autre aspect concerne des moments stratégiques où la politique
gouvernementale doit intervenir sur la monnaie, car la gestion de la
monnaie nationale par la Banque centrale se trouve souvent en difficulté. Là
encore les interventions gouvernementales sont présentées comme politique
monétaire d’intérêt général, alors qu’elles ne sont que des décisions
cherchant à rendre possible une nouvelle gestion de la monnaie,
indispensable à l’expansion de l’accumulation capitaliste.
 

Nous rencontrerons sans cesse ce mouvement d’oscillation entre gestion


et sanction politique concernant la monnaie, à l’intérieur de la pratique
monétaire étatique. Nous le traiterons en tenant compte de certaines
hypothèses sur le rôle économique de l’Etat, issues des travaux de Marx et
d’Engels.
L’Etat, dit Engels, est caractérisé, relativement à une société divisée en
classes, à la fois par une sorte d’ «  extériorité  » (il est «  au-dessus de la
société  ») et par son immanence du fait qu’il a en particulier un rôle
économique à remplir. Engels prend l’exemple des fonctionnaires qui,
disposant de la force publique et du droit de faire rentrer les impôts sont,
« comme organes de la société, placés au-dessus de la société » 1. Ce statut
contradictoire n’est pas seulement l’effet d’un pouvoir découlant de la
domination d’une classe et utilisant un appareil répressif qui comprend
notamment l’administration. Il est aussi le reflet de contraintes rendant
nécessaires le prélèvement et l’affectation à certaines tâches d’une partie du
produit social  : par exemple, les travaux d’infrastructure qui sont
indispensables impliquent, s’ils sont pris en charge par l’Etat, un
prélèvement fiscal et des organes de gestion, suivant des règles particulières
de droit, même si les principaux bénéficiaires de ces travaux font partie de
la classe dominante.
Dans la contradiction immanence/extériorité de l’Etat par rapport à la
société de classes et à l’infrastructure, l’aspect dominant est tantôt
l’immanence, tantôt l’extériorité (dans le cas de la monnaie, tantôt la
gestion, tantôt la sanction politique). Mais, bien entendu, les deux termes de
la contradiction n’ont de sens que l’un par rapport à l’autre. Selon une
expression de L. Althusser, « l’extériorité de l’Etat est la forme même que
doit revêtir l’immanence de l’Etat pour que l’Etat soit, et soit pensable... »
Avant de préciser le schéma de pratique monétaire de l’Etat qui inspirera
nos développements, nous voudrions rappeler la façon dont Marx présente
la pratique économique de l’Etat, en utilisant deux exemples tirés du
Capital. Soit en premier lieu le cas de la durée de la journée de travail
analysé dans le tome I du Capital.
Le capital et le travail, dit Marx, ont des droits égaux, l’un comme
acheteur de la force de travail, l’autre comme vendeur. « Entre deux droits
égaux qui décide ? La force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée
de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une
lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capital,
c’est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur, c’est-à-dire la classe
ouvrière » 2.
Les critiques non matérialistes ne voient là qu’un élément
d’indétermination du rapport capital/travail, parce qu’ils ont une conception
«  subjectiviste  » de l’histoire. En réalité, l’on a ici un exemple de
l’immanence du droit et de la réglementation du travail par rapport aux
conditions sociales de l’accumulation capitaliste — l’« extériorité » tenant
au caractère légal de la sanction reflétant le rapport des forces. Marx montre
ainsi que l’Etat anglais gouverné par les capitalistes et les « landlords  » a
lui-même été contraint, par la nécessité de ne pas épuiser la force de travail,
à imposer une limite officielle à la journée de travail, et à nommer des
fonctionnaires spéciaux, les inspecteurs de fabrique, directement
subordonnés au ministre de l’Intérieur, et dont les rapports devaient être
publiés tous les mois par ordre du Parlement. La date décisive est celle de
1850, bien qu’il y ait eu des mesures prises avant et après.
Ceci est un exemple d’analyse matérialiste d’une pratique de l’Etat,
déterminée de façon immanente par une nécessité économique capitaliste
(ne pas épuiser la force de travail), devenue un élément de la lutte des
classes et légalement imposée à la classe capitaliste elle-même, qui valide
les mesures nécessaires.
Un deuxième exemple, emprunté au Capital, va dans le même sens.
Quand Marx décrit «  l’accumulation primitive  » de capital, il donne une
définition de l’Etat qui intervient dans ce processus 3. «  Les différentes
méthodes d’accumulation capitaliste primitive que l’ère capitaliste fait
éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, le
Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que
celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un
ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit
public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes de
ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans
exception exploitent le pouvoir de l’Etat, la force concentrée et organisée de
la société... Et, en effet, la force est l’accoucheuse de toute vieille société en
travail. La force est un agent économique. »
De la conception de l’Etat exposée ici par Marx, on peut retenir qu’il n’y
a pas un Etat ayant, parmi d’autres tâches, une «  fonction économique  »,
mais que immanence et extériorité sont liées, et que leur effet dépend de
conditions objectives, grâce auxquelles se forme un «  ensemble
systématique » des pratiques étatiques. Sans ces conditions, le « pouvoir de
l’Etat »... ne peut rien. Marx montre plus loin que la Hollande a été déchue
de sa supériorité industrielle et commerciale au bénéfice de l’Angleterre
capitaliste. Sans Etat, pas d’ «  accumulation primitive  » au bénéfice des
capitalistes industriels. Mais la portée du rôle de l’Etat est en même temps
complètement dépendante de la convergence de conditions objectives. De
ce point de vue l’on pourrait contester les idées reçues, et dire que c’est en
Angleterre que l’«  étatisme  » (comme ensemble de pratiques étatiques
favorables à l’accumulation de capital industriel) a le plus joué, à la
différence de la France au même moment.
Comment nous inspirer de ces analyses pour orienter notre étude critique
de la notion de politique monétaire  ? Trois aspects fondamentaux seront
développés :
 

1° Il existe, pour toute production marchande, quel que soit le mode de


production, une contrainte monétaire, celle de la monnaie comme
équivalent général devant être reproduit. La monnaie n’est jamais un pur
instrument de classe, même si elle est gérée au mieux des intérêts de telle
ou telle classe, et si elle a objectivement pour effet de dissimuler les
rapports de production.
 

2° Dans le mode de production capitaliste, se fait jour une extension


qualitativement nouvelle des flux de crédit ; en même temps se constitue tôt
ou tard un appareil monétaire de crédit centralisé au niveau de l’Etat
(Banque centrale). Il en résulte que la contrainte monétaire initiale (le
capitalisme est une forme particulière d’économie marchande) est
transformée  : le crédit en desserre le carcan. La gestion centrale de la
monnaie risque alors de devenir impuissante, quand les flux privés de crédit
se développent de façon «  sauvage  », mus par la seule recherche d’un
rendement financier immédiat  ; toute fermeture partielle en circuit de ces
flux de crédit devient hypothétique, ce qui atteint leur propre crédibilité et
met en cause leur caractère monétaire.
 

3° Les deux aspects précédents peuvent donc entrer en contradiction.


Alors des décisions politiques doivent intervenir comme sanction  ; elles
sont déterminées par la contrainte monétaire, mais de façon indirecte
seulement, à partir d’un problème devenu intérieur à l’Etat comme garant
de la monnaie, problème de l’efficacité de la gestion centrale de la monnaie
par rapport à la reproduction de l’équivalent général.
 

Reprenons l’idée avancée plus haut de mouvement permanent


d’oscillation :
— oscillation entre la nécessité de gérer la monnaie au mieux des intérêts
capitalistes, et l’impossibilité de le faire sans risquer de dépasser les
contraintes objectives assurant la validité de la monnaie ;
—  oscillation entre l’appareil étatique de gestion, qui reflète la
contradiction précédente, et d’autre part les décisions politiques
concernant la valeur relative de la monnaie nationale.
C’est ce mouvement  —  inéluctable  —  d’oscillation de la pratique
étatique dans son rapport à la monnaie, qui alimente la notion idéologique
de politique monétaire  —  notion que notre exposé critiquera
systématiquement d’un point de vue matérialiste.
 
CHAPITRE PREMIER

1971 : Crise du dollar et « politique monétaire »

La crise du dollar au cours de l’été 1971 permet de préciser ce que l’on


entend couramment par « politique monétaire ». L’idée d’une politique de
contrôle de la monnaie, formulée et appliquée dans le cadre d’Etats ayant
des centres de décision nationaux, a nécessairement été affectée par la
déclaration du président Nixon datant du 15 août 1971. La nouvelle
stratégie du gouvernement américain a suscité des réactions diverses
concernant les mesures à prendre au sujet des monnaies nationales par
rapport au dollar. Nous voudrions critiquer la façon dont la crise a été
analysée dans un cadre « académique » 4, pour en venir à une appréciation
marxiste concernant notamment la notion usuelle de «  politique
monétaire ».
Il faut cependant noter que l’événement du 15 août n’a pas partout été
perçu comme la manifestation politique d’une crise monétaire
internationale. Certains ont pensé que c’était l’issue inévitable du
dépérissement progressif du système monétaire international ébranlé depuis
1960. D’autres, aux Etats-Unis notamment, ont beaucoup moins vu
l’événement sous son aspect monétaire que sous son aspect commercial et
intérieur (emploi, salaires)  ; mis à part le petit nombre de touristes
américains dont les dollars n’étaient plus acceptés pendant quelques jours
après le 15 août, l’opinion américaine ne semble pas avoir compris que la
valeur de la monnaie nationale était mise en cause. Alors que la presse
européenne parlait après le 15 août de coup de théâtre, et disait : « La crise
devait arriver, quand elle arrive tout le monde est surpris  » 5, la presse
américaine ne s’est intéressée qu’aux effets intérieurs, sur l’emploi et les
prix, des mesures prises par Nixon, considérant que le problème du dollar
était celui de «  l’étranger  » et non des Etats-Unis. C’est le déficit de la
balance commerciale, inconnu depuis 1893, qui a frappé l’opinion
américaine, et non celui de la balance des paiements (endettement en
dollars des Etats-Unis vis-à-vis de l’extérieur), qui durait depuis les années
1950. La faillite financière des Etats-Unis, ce «  banquier international  »
selon un thème à la mode depuis quelques années, a pourtant été perçue au
moins par une partie des dirigeants politiques américains, comme l’indique
le changement de stratégie concernant le dollar, devenu complètement
inconvertible en or le 15 août, et dont la nouvelle valeur relativement aux
autres monnaies est restée flottante au gré des marchés internationaux
jusqu’à un accord provisoire conclu le 18 décembre 1971 entre grandes
puissances capitalistes.

I. PREMIÈRE CRITIQUE DES ANALYSES NON


MATÉRIALISTES 6

A) Bien entendu, la crise monétaire a été analysée de plusieurs façons par


les nombreux économistes académiques (spécialistes des services d’étude
bancaire aussi bien que journalistes économiques et qu’universitaires). Mais
à peu près toutes les analyses ont une racine commune, que nous voudrions
faire apparaître.
Plusieurs idées complémentaires les unes des autres se retrouvent dans la
plupart des textes.
 

 —  Il existe des politiques monétaires nationales, l’Etat pouvant influer


sur la formation des moyens de paiement, par l’action de la Banque centrale
placée au centre du système de crédit.
 

  —  Ces politiques monétaires sont perturbées par des mouvements


spéculatifs incontrôlables affectant le rôle du dollar comme monnaie
internationale. L’inondation de dollars, due à la persistance du déficit de la
balance des paiements, et au laxisme des autorités monétaires américaines
depuis le début de 1971, suscite la méfiance quant à la valeur future de cette
monnaie. Les « spéculateurs internationaux » s’en débarrassent, en échange
de monnaies réputées fortes, et susceptibles d’être réévaluées. Vendre des
dollars contre des marks, c’était, avant l’institution du mark «  flottant  »,
obliger la Banque centrale allemande à acheter des dollars pour en
conserver la valeur officielle relativement au mark. En contrepartie de cet
achat il y avait création de marks, celle-ci étant induite de l’extérieur et
donc incontrôlable. Si l’on admet que l’augmentation de la masse monétaire
engendre, à plus ou moins longue échéance, une inflation, l’Allemagne
fédérale a subi en 1970-1971 une « inflation importée », la Banque centrale
ne pouvant plus pratiquer une politique monétaire effective. D’où la
solution adoptée par les dirigeants allemands de laisser «  flotter  » les
monnaies sur le marché des changes, le dollar se dépréciant puisqu’il était
plus offert que demandé, et la Banque centrale retrouvant une certaine
liberté de manœuvre sur le plan intérieur (on verra plus loin qu’en fait la
Banque centrale allemande n’a jamais pu se dispenser totalement d’acheter
des dollars !).
 

 —  Alors qu’il y a des politiques monétaires nationales, il n’y a pas de


politique monétaire internationale, puisque ni Etat capitaliste mondial ni
Banque centrale internationale n’existent. Malgré les innombrables
réunions, marchandages et accords internationaux, le système en vigueur
jusqu’en août 1971, issu de la première guerre mondiale, et revu en 1944,
est mort. Il reposait sur le fait que le dollar était utilisable comme réserve
des Banques centrales, en raison de sa convertibilité en or dans le cadre de
parités fixes. Les décisions de Nixon ont brisé ce système, sans en
promouvoir un autre. Or, les politiques monétaires nationales ont besoin
d’un cadre international répondant à un consensus, faute de quoi il y a
risque d’anarchie et de retour au protectionnisme.
Un exemple parmi cent de cette manière de voir les choses est donné par
un article de Ph. Simonnot dans Le Monde (14 septembre 1971),
commentant le rapport du Fonds monétaire international (rédigé avant le 15
août). Il y a eu, depuis le début de 1970, un «  différentiel  » des taux
d’intérêt entre les pays capitalistes européens, élevant leurs taux pour
freiner l’inflation, et d’autre part les Etats-Unis, abaissant leurs taux pour
sortir de la stagnation. Ce «  différentiel  » des taux a conduit à un
mouvement de capitaux à court terme des Etats-Unis vers l’Europe,
mouvement qui par son importance a fini par donner lieu à une spéculation
à la hausse des monnaies européennes. Spéculation alimentée par la
prévision de la réaction des Banques centrales, refusant d’absorber une
masse énorme de dollars, et par celle d’une réévaluation de fait des
monnaies européennes sur les marchés des changes. En somme, l’origine de
la crise serait due à un défaut de coordination des politiques des taux
d’intérêt entre les différents pays capitalistes concernés.
Le fait lui-même (qu’un événement particulier comme la différence des
taux d’intérêt ait déclenché un processus), n’est pas faux, mais son
interprétation relève de l’idée qu’une coordination aurait pu arranger les
choses, comme s’il y avait des politiques monétaires internes, instruments
effectifs de contrôle de la monnaie, et pouvant se combiner en une politique
monétaire internationale. Idée complètement démentie par le
développement même de la crise.
 

  —  Le cadre général d’une solution durable est plus ou moins


implicitement défini en fonction des idées que l’on a au sujet des politiques
monétaires nationales. On peut penser que celles-ci sont elles-mêmes nées
au niveau national pour établir un contrôle devenu indispensable. Pourquoi
n’en serait-il pas de même au niveau international, avec la naissance d’un
organisme régulateur supranational ? La solution opposée, mais située dans
le même cadre de référence, a aussi des partisans  : il faudrait briser le
système des parités fixes, et laisser faire les marchés internationaux des
monnaies nationales, qui s’équilibreront tout seuls  ; et les politiques
monétaires internes, au lieu d’intervenir sans cesse devraient, elles aussi,
s’adapter passivement aux besoins effectifs en moyens de paiement,
calculés de façon raisonnable par rapport au taux de croissance moyen de
l’économie et à certaines autres variables.
 

  —  Il faut ajouter aux interprétations qui précèdent une idée depuis


longtemps rendue familière en France par la contestation de type gaulliste,
celle de l’importance du « rapport des forces ». Idée qui ne concerne pas la
politique monétaire nationale, mais le rapport entre cette dernière et les
autres politiques monétaires. L’impérialisme du dollar, c’est-à-dire le rôle
dominant au plan international d’une monnaie nationale, est comparé (de
façon d’ailleurs inexacte, nous le verrons plus loin) à celui de la livre
sterling au XIXe siècle. Et l’on considère que l’enjeu est celui de la
domination américaine, sorte de super-impérialisme, par de nouvelles
mesures monétaires et commerciales qui léseraient les intérêts des
impérialismes moins puissants. Ces derniers devraient donc s’unir, par
exemple en promouvant le plus rapidement possible une unité monétaire
européenne.
Cette appréciation sur «  le rapport des forces  », qui comporte
évidemment aussi des considérations économiques et politiques, n’est que
juxtaposée aux idées précédentes concernant les politiques monétaires
nationales. La part de réalisme qu’elle contient est alors altérée par le cadre
initial de référence. D’où la fausse alternative «  liberté des
échanges/nationalismes  », comme si, par exemple, les mesures libérales
prises par les dirigeants allemands n’étaient pas d’inspiration aussi
«  nationaliste  » que les mesures de contrôle prises par les dirigeants
français. En vérité on ne peut greffer l’analyse de «  nouveaux rapports de
force » sur l’idée reçue de « politiques monétaires nationales ». Tout est à
reprendre simultanément. Sinon l’on aurait l’idée fausse d’une politique
monétaire indépendante de contraintes internes, et perturbée par des
rapports de force entre Etats.
Une critique radicale ne pourra être faite qu’après avoir défini un certain
nombre de concepts, dans le chapitre IV venant après les chapitres II et III.
Nous ne voulons ici que préparer cette critique, en examinant la crise du
dollar en 1971.
 

B) Il ne suffit pas de critiquer la présentation « académique » de la crise


monétaire internationale. Pour développer une analyse marxiste, il faut se
demander quelles sont les racines objectives de cette présentation, ou à
quelle pratique capitaliste elle correspond (point qui sera développé dans les
chapitres II, III et IV).
Les différents Etats sont soumis à une contrainte monétaire
internationale, en ce sens que la monnaie nationale doit être
internationalement validée, c’est-à-dire toujours échangeable sur tout
marché des changes. Cette contrainte est liée à l’existence d’une circulation
internationale des marchandises et des capitaux, sur laquelle les Etats
capitalistes ne cherchent à influer qu’en fonction des besoins d’expansion
du capitalisme. La circulation internationale implique en outre une monnaie
internationale de circulation et de référence concernant les valeurs
respectives des diverses monnaies nationales. Or, depuis la première guerre
mondiale, on a assisté à plusieurs phénomènes convergents, ici décrits avant
d’être ultérieurement analysés.
 

a) Tout d’abord, avec la fin de la circulation des espèces métalliques, il y


a eu un progrès considérable de la « dématérialisation » de la monnaie, et de
son éloignement apparent hors de la circulation des marchandises. Cela sur
le plan national, et aussi sur le plan international avec la suppression de
l’or-étalon. Ne reposant plus directement sur une valeur matérialisée, la
contrainte monétaire qui découle du statut de la monnaie comme équivalent
général, est de plus en plus perçue comme une affaire de réglementations et
d’institutions étatiques. L’image d’une politique monétaire selon laquelle
l’Etat ou un de ses organes serait à même de contrôler la masse des moyens
de paiements et le volume du stock de devises, sert à rendre compte du
nouveau rapport de la pratique étatique d’intervention à une monnaie
apparemment autonome relativement à la circulation des marchandises.
D’où l’extrême importance accordée aux techniques concernant les
interventions de la Banque centrale sur le marché monétaire, techniques
prises pour une «  politique monétaire  ». Le système monétaire apparaît
comme un ensemble d’institutions créatrices de monnaie, dont seule la
centralisation étatique pourrait garantir socialement la validité et éviter le
développement anarchique.
Cette apparence est en partie le reflet d’une dématérialisation de la
monnaie, qui semble supprimer la contrainte monétaire, alors que celle-ci
revêt seulement de nouvelles formes. Au début du Capital, Marx suggère
une contradiction du même genre, quand il s’agit de la monnaie comme
«  moyen de paiement  », qui établit entre un vendeur créancier et un
acheteur devenu débiteur, une relation qui, tout en demeurant encore dans la
« circulation simple », repose sur « un rapport social particulier ». Mais les
choses changent quand, d’une part, se forme un système de crédit ayant une
structure déterminée, et quand, d’autre part, la monnaie internationale elle-
même s’est dématérialisée et n’est plus uniquement monnaie métallique.
Au XIXe siècle, les Banques centrales des pays capitalistes devaient gérer
leur monnaie nationale en tenant compte de la définition de celle-ci par un
poids d’or, et de la libre convertibilité en or des billets de banque. Il y avait
donc une monnaie marchandise qui servait de point d’ancrage, d’étalon
universel. Par contre, lorsque ce sont des devises qui en même temps que
l’or alimentent les réserves de la Banque centrale, ce qui est le cas surtout
depuis 1922, et que ces devises, la livre sterling en 1931, et le dollar en
1971, cessent elles-mêmes d’être convertibles en or, les conditions se
modifient : comment gérer les monnaies nationales ? Même si ces monnaies
sont liées entre elles par des taux de change définis, reste le problème d’un
étalon fixe permettant de définir une série d’équivalences. L’action étatique
sur la monnaie doit alors prendre de nouvelles formes.
 

b) Une seconde sorte de contradiction, propre à la circulation monétaire


dans un système capitaliste, était déjà perceptible du temps de Marx, mais
s’est considérablement développée depuis. La monnaie de crédit émise par
les banques a un double aspect : elle est monnaie permettant les ventes et
achats de marchandises, tout comme les billets de la Banque centrale ; elle
est moyen de financement pour les entreprises qui font escompter leurs
traites commerciales ou qui empruntent à long terme. D’une part, elle
permet la circulation des marchandises, d’autre part, elle a pour contrepartie
une accumulation de créances qui augmente sans cesse. Cette accumulation
de créances est à l’origine d’une circulation financière ayant des caractères
particuliers, distincts de la circulation marchande simple, comme nous le
verrons dans le chapitre II.
Au lieu d’analyser les rapports entre monnaie marchandise, monnaie de
crédit dans le capitalisme, et circulation financière, la « pensée bourgeoise »
a tendance à évacuer différences et contradictions  : par exemple en
intégrant la monnaie dans ce que l’on appelle les «  circuits de
financement », comme si la monnaie de crédit avait un caractère purement
instrumental, comme moyen de financer les activités des entreprises ou
comme placement liquide pour les épargnants. Il est vrai qu’un auteur
comme Jean Denizet, dans son ouvrage Monnaie et financement 7, entrevoit
quelque chose qui ressemble à une contradiction lorsqu’il écrit ceci : « Dans
une opération de crédit bancaire, il y a deux sœurs siamoises qui naissent
ensemble, mais qui ont une vie séparée  : la sœur «  financement  », fille
désirable et utile  ; la sœur «  création de monnaie  », fille sournoise,
indésirable et néfaste dès qu’il y a des tensions inflationnistes qu’elle
s’entend mieux que personne à « actualiser ». Mais la dualité ainsi décrite
est prisonnière d’un système de notions qui masque les véritables éléments
de la contradiction, et ne permet pas de bien formuler cette dernière. Il
faudra une analyse de la monnaie dans la circulation marchande et dans le
mode de production capitaliste pour progresser véritablement.
 

c) Enfin, il faut tenir compte aussi d’une nouvelle sorte de contradiction,


tenant à la participation directe d’un secteur public du crédit (en France le
Trésor et d’autres organismes), au financement de l’accumulation
capitaliste. L’image qui exprime ce phénomène dans l’économie
« académique » est celle d’une incorporation du circuit public, monétaire et
financier, dans les autres circuits de financement. Mais dépourvu de tout
critère monétaire interne de gestion, le circuit public n’a nullement un rôle
régulateur  ; au contraire, il permet, en se développant, d’accroître les
risques de mise en cause de la monnaie comme équivalent général exclusif
de tout financement sélectif.
La convergence de nouvelles pratiques monétaires et financières du
capitalisme, indiquées par les contradictions qui viennent d’être exposées,
se reflète dans une conception pragmatique de la pratique étatique
concernant la monnaie. L’idée d’une politique monétaire nationale est
nécessaire pour exprimer « les faits » : que la contrainte monétaire semble
avoir disparu comme telle avec la monnaie-marchandise, mais qu’en même
temps cette contrainte ne peut complètement disparaître. On pense alors que
seule la coercition étatique peut se substituer à la contrainte de l’équivalent
général, à condition de n’être pas troublée par des mouvements
internationaux incontrôlables.
Cette conception exprime la nécessité d’éviter l’anarchie monétaire pure
et simple, en même temps que l’impossibilité d’y parvenir au moyen d’un
critère interne. Pourtant la politique monétaire se voit elle-même comme
une activité politique offensive. En réalité elle ne peut que correspondre à
une pratique étatique défensive. A travers les règles formulées par la
politique monétaire, l’Etat se présente à la fois comme le promoteur et le
garant de la contrainte monétaire, alors qu’il n’en tient compte que quand il
la subit lui-même. Cet aspect a été perdu de vue pendant un certain temps,
notamment en raison des ravages exercés, même parmi certains marxistes,
par l’idéologie de la croissance équilibrée, qui avait pour conséquence la
tentative d’opérer un dosage adéquat entre «  politique financière  » et
«  politique monétaire  », abstraction faite de la nature spécifique de la
monnaie et des contradictions de la pratique d’intervention étatique. Les
difficultés financières de la fin des années 70, qui ont fait resurgir la
contrainte monétaire, ont eu, entre autres conséquences, celle de rappeler
que l’économie capitaliste reste une économie marchande.
 

C) Malheureusement, même la critique de la politique financière et de la


politique monétaire demeure le plus souvent à l’intérieur du même cadre
idéologique que celui de la formulation de ces politiques. D’où, comme on
l’a dit plus haut, l’interprétation faussée du problème du «  rapport des
forces  », et de la crise du dollar  : Le rôle du dollar correspondrait à une
internationalisation des échanges, et même de la production capitaliste, sous
domination de l’impérialisme américain  ; pourquoi n’aurait-il pas existé
alors un super-impérialisme monétaire, celui du dollar, substitut d’un
consensus international ? Cette illusion, qui a duré jusqu’à la dévaluation du
dollar en décembre 1971, est loin d’être dissipée.
Prenons un exemple du mécanisme de fonctionnement de ce super-
impérialisme monétaire, qui résoudrait les problèmes de financement,
exemple tiré du livre de Ch. Goux et J.-F. Landeau, Le péril américain 8.
« Grâce au dollar, pendant les vingt-cinq années qui viennent de s’écouler
les investissements américains ont pu se développer sans aucun débours
suivant un mécanisme qui est d’une facilité enfantine à comprendre...
Américain, j’investis à un moment donné 1  000 dollars par exemple en
France, en demandant purement et simplement à ce pays de me faire crédit
de ces 1 000 dollars. Sur la balance entre France et Etats-Unis apparaît un
déficit de 1  000 dollars. La première année, ces 1  000 dollars, placés en
France, rapportent 150 dollars dont je rapatrie aux Etats-Unis la moitié, soit
75 dollars. Je réinvestis sur place les 75 autres dollars et finalement, à la fin
de l’année, je me trouve dans la position suivante :

« Année I :

Capital U.S. à l’étranger 1 000 + 75 = 1 075


Déficit sur la balance  — 1 000 + 75 = 925

« La deuxième année, mes 1 075 dollars me rapportant 15 % de 1 075 =


162 dollars : j’en réinvestis 81 et j’en rapatrie 81. Le bilan au bout de deux
ans est alors le suivant :

« Année II :

Capital U.S. à l’étranger 1 075 + 81 = 1 156


Déficit sur la balance  — 925 + 81 = 844

et ainsi de suite... Au bout de neuf ans environ le capital U.S. à l’étranger


est devenu de 2  000 dollars, le solde sur la balance est devenu nul... Les
dettes sont remboursées... On peut même se permettre de financer de
nouvelles sorties de capitaux par le revenu de l’investissement ainsi créé.
Cette loi d’airain de l’accumulation du capital U.S. à l’étranger et du revenu
des investissements... est fondamentale. C’est le cœur même de la balance
des paiements américains. »
Les seules contreparties de « cet impérialisme triomphant » se trouvent,
selon les mêmes auteurs, au niveau des flux de dépenses militaires à
l’étranger, et du revenu des investissements étrangers aux Etats-Unis, qui
constituent des sorties de dollars. Ces deux postes de la balance des
paiements forment, avec le revenu des investissements américains à
l’étranger, ce que Goux et Landeau appellent «  la balance de
l’impérialisme ».
Cette analyse est intéressante. Malheureusement le schéma de
financement reproduit plus haut ne fait que décrire un mécanisme de crédit
isolé de ses conditions et de ses conséquences monétaires. Pour fonctionner
indéfiniment, le processus supposerait que les capitalistes américains soient
capables de dominer entièrement la circulation internationale du dollar, et
qu’une véritable politique monétaire américaine reflète cette capacité. Or ce
n’est pas le cas, comme le montre précisément la crise du dollar entre août
et décembre 1971. Ainsi T. Doelnitz écrivait dans Le Monde (18 août
1971)  : «  La récente crise monétaire a fait perdre au gouvernement
américain le temps sur lequel il comptait pour voir les dividendes étrangers
se substituer progressivement aux débouchés commerciaux extérieurs.  »
Cette substitution était indiquée par le fait que l’excédent de la balance
commerciale avait été de 2 milliards de dollars en 1970 contre un revenu
provenant des investissements à l’étranger de 6,4 milliards, et par la
tendance des capitalistes américains à rapatrier un pourcentage de plus en
plus élevé des bénéfices réalisés notamment en Europe. L’interprétation des
espoirs américains par T. Doelnitz est sans doute inexacte, car le problème
du surplus commercial y tient une très grande place, mais l’idée que «  le
temps a manqué  » est un bon indice des contraintes rencontrées par le
financement à crédit au moyen de création de dollars. La «  balance de
l’impérialisme » est elle-même inscrite dans des conditions objectives, qu’il
faut examiner en même temps que les politiques mises en œuvre.

2. CRISE MONÉTAIRE ET POLITIQUE


A) L’on a dit plus haut que les difficultés actuelles du dollar faisaient
brutalement reprendre conscience du fait que l’économie capitaliste est une
économie marchande. Cette dernière formule doit être précisée, justement
pour bien orienter une analyse marxiste de la crise. Elle concerne en effet,
dans la conjoncture à analyser, deux choses différentes quoique liées en
l’état actuel du mode de production capitaliste : d’une part la nécessité que
la circulation reste un moment de la production capitaliste, et n’ait pas un
rôle perturbateur tel que les capitalistes eux-mêmes seraient gênés par
l’anarchie monétaire  ; d’autre part, le besoin d’un re-partage des marchés
entre les différentes puissances impérialistes. Omettre le premier point, qui
est lié au concept d’économie marchande tel qu’on le trouve au début du
Capital, c’est ne pas voir les conditions du jeu de la contrainte monétaire ;
omettre le second, qui est lié à la conception léniniste de l’impérialisme,
c’est ne pas voir ce qui, dans une conjoncture donnée, met en mouvement la
contrainte monétaire  —  soit, en ce qui concerne la crise du dollar,
principalement des contradictions entre impérialismes. (Rappelons ici que
le terme de contradiction, au sens marxiste, ne veut pas du tout dire
nécessairement antagonisme violent.)
Une autre façon de présenter les mêmes idées est la suivante ; d’une part,
la crise du dollar est sans doute liée à des problèmes autres que monétaires :
économiques, sociaux, politiques  ; mais, d’autre part, si ces problèmes se
sont manifestés sous la forme d’une crise du dollar, ce n’est pas un hasard.
Les mesures prises par Nixon le 15 août 1971 concernaient le rôle du dollar
comme monnaie internationale, puisque après avoir décroché de facto le
dollar de l’or, en 1968, les dirigeants américains rendaient le dollar de jure
inconvertible en or, au mois d’août 1971, et mettaient ainsi en cause la
valeur de leur monnaie par rapport à celle des autres monnaies nationales.
Or, le statut de la monnaie internationale est intrinsèquement lié au mode
de fonctionnement de l’impérialisme.
Cette question est difficile à préciser d’un point de vue marxiste. Alors
que la notion de «  monnaie internationale  » (l’or) se trouve chez Marx,
comme on le reverra ultérieurement d’un point de vue théorique et
historique, par contre, il n’y a rien à ce sujet dans ce qu’a écrit Lénine sur
l’impérialisme 9. Cela peut s’expliquer en partie par le fait suivant  : il y
avait, au début du XXe siècle, des crises monétaires du crédit, mais pas de
crise des monnaies nationales. Telle n’est pas la situation aujourd’hui, ce
qu’il faut chercher à comprendre en se gardant aussi bien d’une explication
purement monétaire de la crise du dollar, que d’une explication ne tenant
pas compte du rôle spécifique de la monnaie dans la circulation.
«  L’impérialisme du dollar  » a brutalement éprouvé l’effet de la
contrainte monétaire avec la mise en cause du dollar comme équivalent
général international, mise en cause d’abord privée, puis débouchant au
niveau politique à partir du 15 août 1971. Ce sont des capitalistes
américains qui ont spéculé contre leur propre monnaie (selon le schéma
classique  : importateurs se hâtant d’acheter et de faire sortir des dollars,
exportateurs différant le rapatriement des devises obtenues), aussi bien que
les capitalistes étrangers. Il en allait autrement pendant l’accalmie de 1969.
B. de Jouvenel faisait alors remarquer 10 le décalage entre l’utilisation du
dollar comme monnaie de réserve des Banques centrales, en régression, et
«  sa marche triomphale  » comme «  instrument de transactions
internationales privées  », indiquée notamment par le développement du
marché des eurodollars, « ces dollars utilisés hors des Etats-Unis pour des
transactions internationales  » 11. Par contre, après août 1971, il a été
question du caractère « cancéreux » des euro-dollars. Comment les choses
ont-elles évolué ?
Sur le marché des euro-dollars 12, les besoins des demandeurs ont changé
de nature avec le temps : besoin de financement en Europe au cours d’une
première période, renforcé ensuite par la préférence pour l’endettement en
une devise de plus en plus susceptible d’être dévaluée, ce qui permettrait
d’alléger la charge des amortissements  ; besoin devenu effréné dans les
années récentes au fur et à mesure que la perspective de dévaluation du
dollar se précisait, et débouchant sur l’emprunt spéculatif sans autres limites
que la capacité d’emprunt au niveau privé et les contraintes supportées par
les Banques centrales en vertu du système de convertibilité à parités fixes 13.
Le caractère de plus en plus spéculatif de la demande de dollars sur ce
marché de transactions internationales privées a précipité le divorce entre le
rôle du dollar comme monnaie de réserve et comme instrument de
circulation, tout en aggravant la confusion de ces deux rôles par le
déplacement de masses de dollars du secteur privé vers les Banques
centrales qui n’y tenaient nullement. La capacité du dollar à jouer le rôle
d’instrument de la circulation internationale s’est finalement trouvée mise
en cause en même temps que sa capacité à jouer le rôle de monnaie de
réserve.
Toujours du point de vue monétaire, «  la crise finale fut précipitée par
l’expansion massive des disponibilités monétaires aux Etats-Unis entre
janvier et juillet de cette année (1971). Cette expansion joua un rôle
important dans la crise en accélérant la sortie de capitaux à court terme des
Etats-Unis » 14. Nous revenons ici à la distinction que nous avons faite dans
l’introduction générale, entre gestion et politique. La Banque centrale
américaine, le Système fédéral de Réserve, a continué à gérer le système du
crédit, de janvier à juin 1971, en fonction des « besoins » tels qu’ils étaient
perçus au niveau central. Il est intervenu sur les marchés, selon des critères
déterminés par la demande, ou le libre usage privé ou public du dollar
(« libre » ne voulant pas dire dépourvu de réglementations, mais soumis à
des fins centralement incontrôlables). Ceci est un aspect de la pratique
étatique concernant la monnaie  : l’appeler «  politique monétaire  », c’est
l’interpréter de façon inadéquate dans un cadre de référence fictif, celui de
l’adaptation de moyens à des objectifs nationaux, définis de façon globale
et répondant à des critères monétaires spécifiques. En réalité il ne s’agit pas,
en ce qui concerne l’action du Système fédéral de Réserve entre janvier et
juillet 1971, d’une politique monétaire erronée contribuant à la crise du
dollar, mais d’une gestion n’ayant de sens qu’à son propre niveau ; et l’on
ne peut parler d’«  échec  » de la politique monétaire américaine que par
rapport à la politique monétaire telle qu’elle se voit, non telle qu’elle
est — ou n’est pas.
Par contre, la crise du dollar a directement débouché dans la politique,
avec les déclarations de Nixon le 15 août et les négociations ultérieures.
Politique qui vise à influer sur le problème monétaire à l’échelle
internationale, dans le cadre d’une modification stratégique globale,
concernant notamment le re-partage des marchés, conséquence du
développement inégal des puissances impérialistes. La crise monétaire est
« traitée » par des mesures ad hoc, mais dans le cadre non d’une politique
purement monétaire, mais d’une politique d’ensemble.
 

B) Pourquoi «  l’impérialisme du dollar  », qui a si bien fonctionné


pendant des années, a-t-il été remis en cause ? Le problème monétaire doit
être combiné avec celui de l’impérialisme. Or, la notion d’un
«  impérialisme monétaire  » est dépourvue de sens 15. A moins d’adopter
l’idée d’un super-impérialisme, dont la monnaie deviendrait celle des
impérialismes subalternes, il faut garder à l’esprit la distinction marxiste des
fonctions de la monnaie (étalon, circulation, réserve) et celle de ses formes,
notamment monnaie nationale distincte de la monnaie internationale. La
monnaie comme équivalent général, tout en étant en relation avec un
appareil d’Etat, est incompatible avec le nationalisme, et se rapporte
nécessairement à la circulation mondiale des marchandises et des capitaux.
Il ne peut donc y avoir un «  impérialisme monétaire  », alimentant un
impérialisme financier qui aurait reposé indéfiniment sur le crédit du dollar,
monnaie nationale. C’est aussi pourquoi les expressions d’« étalon-dollar »
et d’«  étalon-sterling  » sont impropres. La livre sterling n’était pas
véritablement un étalon  : c’était surtout une monnaie internationale de
circulation, éventuellement de réserve et de compte, appuyée sur l’or 16.
Parler d’« étalon-dollar » se comprend mieux, en raison de la confusion des
fonctions et des formes de la monnaie dollar après la deuxième guerre
mondiale. Mais cet état de chose ne pouvait durer indéfiniment.
 

a) Cependant, à l’impossibilité d’un «  impérialisme monétaire  » 17, ne


correspond que le risque permanent d’une crise monétaire internationale  ;
cela n’explique pas pourquoi le crise du dollar, qui dure depuis le début des
années 60, a éclaté en août 1971 comme événement politique. La monnaie
est d’une certaine façon une contrainte inerte, qui ne joue un rôle dominant
qu’à propos d’événements non monétaires. Ainsi les mesures prises par
Nixon en même temps que celle de la suspension de la convertibilité du
dollar en or : blocage des salaires et des prix pour une période de 90 jours,
avantages fiscaux accordés aux industriels américains, surtaxe de 10  %
frappant toutes les importations (à quelques exceptions près),
correspondaient à des difficultés intérieures du capitalisme américain qui
subissait conjointement inflation et chômage. D’autre part, en relation
directe avec la crise du dollar comme monnaie internationale, s’est produit
un événement nouveau par rapport à toutes les années précédentes  ; alors
que le déficit de la balance des paiements était devenu chronique, la balance
entre exportations et importations de biens et services, largement
excédentaire depuis la fin du XIXe siècle (sauf exception comme en 1958),
est devenue déficitaire en 1971 18. Ce déficit, aggravé par la spéculation des
exportateurs et importateurs américains, a été le dernier coup de semonce :
l’impérialisme américain ne pouvait plus profiter d’une excessive
surévaluation du dollar par rapport aux autres monnaies des grandes
puissances capitalistes. Surévaluation liée au système de « l’étalon-change
or » fonctionnant sous la forme imposée par les Etats-Unis en 1944, avec un
dollar intouchable  ; longtemps fort avantageuse, car elle permettait aux
Etats-Unis de vendre cher et d’acheter bon marché l’or, les produits de base,
les actifs et la force de travail d’autrui, elle est devenue gênante quand la
concurrence des autres pays impérialistes, par ailleurs fortement créanciers
en dollars, a fini par entraîner un déficit de la balance commerciale. Toute
vérification en dernière analyse d’une loi de la valeur sur le marché
international 19 devenait impossible au niveau de la gestion du dollar.
Cependant, le rôle de signal d’alarme joué par ce déficit ne peut être
compris que si l’on considère les caractères propres de l’impérialisme
américain. Aussi bien la Grande-Bretagne a-t-elle connu un déficit
permanent de son commerce international de marchandises (parfois
confondu à tort par certains commentateurs avec un déficit de la balance
des paiements), au XIXe siècle et au début du XXe siècle, sans que cela ait
mis en cause le rôle dominant de sa monnaie dans les transactions
internationales. On a vu plus haut les raisons monétaires de cette solidité de
la livre sterling, instrument de circulation et de paiement dont la liaison
avec l’or sera précisée. D’autre part, le déficit sur les marchandises était en
très grande partie compensé par les revenus tirés du commerce sur les
«  invisibles  » (commissions, assurances, stockage, transport maritime).
Autrement dit, les structures impérialistes de la Grande-Bretagne étaient
telles que l’impérialisme s’appuyait sur une certaine capacité de dominer
les conditions commerciales et monétaires (c’est la Grande-Bretagne qui a
la première adopté l’«  étalon-or  ») de la circulation internationale des
marchandises.
Par contre, une étude statistique concernant les Etats-Unis, permet de
penser que l’impérialisme, dans le cas américain, s’est appuyé d’une part
sur un fort excédent commercial concernant les seules marchandises,
d’autre part sur le rôle privilégié du dollar, sans être capable de créer à une
échelle suffisante un impérialisme des «  services  » commerciaux et
financiers. Les dépenses publiques entraînées par la politique impérialiste
des Etats-Unis à l’échelle mondiale, n’ont pas trouvé de compensation
suffisante dans les exportations de services rémunérés, cet appendice du
commerce. Un excédent temporaire de la balance des services rémunérés en
devises après la seconde guerre mondiale, puis un équilibre dans les années
50, ont fait place à un déficit dans les années 60. Par exemple, en 1969, le
déficit sur les services privés était de 944 millions de dollars — à comparer
avec un excédent britannique de 641 millions de livres sterling, soit au taux
de change officiel du moment, 1 545,6 millions de dollars (beaux restes de
l’impérialisme britannique du XIXe siècle  !). Et au cours des cinq années
précédant 1971, les entreprises anglaises ont doublé leurs investissements
aux Etats-Unis, où elles arrivent en tête, même devant le Canada. Banques,
compagnies d’assurance, réseau de communications, importance du marché
financier de Londres, tout ce qui fait partie du « capital marchand », dans sa
relation avec le «  capital productif  », pour reprendre les expressions de
Marx, constitue la base de « l’impérialisme des services » commerciaux et
financiers. Un autre point fondamental, l’absence de dépenses publiques
nettes à l’étranger repérable au niveau des balances de paiement anglaises
du XIXe siècle, constitue une très grande différence par rapport à
l’impérialisme américain contemporain 20.
La comparaison entre structures des impérialismes conduit à avancer
plusieurs idées, liées entre elles (qui seront également développées dans le
chapitre suivant). D’une part, il n’y a pas d’impérialisme « complet », qu’il
s’agisse de la Grande-Bretagne au XIXe siècle ou des Etats-Unis au XXe
siècle, car même l’impérialisme le plus puissant à un moment donné a des
points faibles qui permettent aux contradictions de se développer ; d’autre
part, il n’y a pas  —  et Lénine avait raison sur ce point  —, de «  super-
impérialisme  » capable de dominer l’ensemble des transactions
internationales sous leurs divers aspects. Et en troisième lieu,
l’impérialisme financier change de forme selon les périodes historiques.
Si l’excédent commercial portant sur les marchandises tient une telle
place dans le fonctionnement de l’impérialisme américain, on s’explique
pourquoi le déficit de la balance commerciale en 1971 a eu un effet de choc,
contribuant à transformer la crise endémique du dollar en rupture du
«  système monétaire international  ». Mais ce déficit doit lui-même être
rapporté à la conjoncture générale. Une fois mise à part la spéculation 21 des
capitalistes américains eux-mêmes, il exprime une modification du rapport
des forces sur le terrain industriel et commercial, les marchés mondiaux
étant devenus un enjeu pour les capitalismes allemand et japonais aussi bien
qu’américain. L’augmentation de la concurrence internationale s’est
accompagnée d’une mise en cause des privilèges américains, ce qui a fini
par faire jouer la contrainte monétaire. Les Etats-Unis ont fait
financièrement faillite, la décision de suspendre de jure la convertibilité du
dollar en or résultant de la constatation d’une situation de fait  : étant
admises les exigences stratégiques du Pentagone sur l’intangibilité d’un
stock d’or d’environ 10 milliards de dollars (ce qui en dit long d’ailleurs sur
la volonté et la possibilité effectives de «  démonétiser  » l’or), rien ne
permettait plus de faire face à la mauvaise volonté des créanciers inondés
de dollars. D’une certaine façon, et malgré tout ce qu’il a pu croire au sujet
de son désir de conserver un « étalon-dollar », Nixon lui-même a tenté de
rendre au dollar le rôle mondial que celui-ci peut encore jouer : celui d’une
monnaie internationale de circulation de paiements et de réserve, incapable
cependant d’être une monnaie internationale étalon. Son accord ultérieur
sur la dévaluation du dollar par rapport aux autres monnaies et à l’or, en
décembre 1971, a consacré au niveau politique, non seulement la
dévaluation de fait du dollar sur les marchés des changes, mais la nécessité
de modifier le statut du dollar comme monnaie internationale.
Une indication des limites intrinsèques du rôle international d’une
monnaie nationale pourrait être trouvée, a contrario, dans l’attitude des
dirigeants de la République fédérale allemande. Bien entendu, les données
politiques auraient rendu impossible une autre solution ; mais il faut quand
même remarquer que la puissance et la force d’attraction du mark ont fait
de celui-ci une monnaie d’une grande importance dans les transactions
internationales, sans qu’il soit jamais question de constituer des réserves
centrales de change en marks. Une autre indication intéressante est fournie
par l’attitude britannique, qui tend à enlever à la livre sterling son rôle de
monnaie de réserve, pour mieux lui conserver un rôle international,
commercial et financier.
Quoi qu’il en soit, « l’impérialisme du dollar  » tel qu’il s’est manifesté
après la seconde guerre mondiale, ne peut plus donner aux Etats-Unis les
privilèges utilisés jusque-là, caractéristiques du «  système monétaire
international  » de l’après-guerre. Ces privilèges s’étaient manifestés de la
façon suivante :
1) Le dollar a été la seule monnaie restée convertible en or, jusqu’en
1968-1971. En 1944, ce sont les dirigeants américains qui ont demandé, et
obtenu, contre l’avis des Anglais notamment, que l’or reste au centre du
système monétaire international. La libre convertibilité du dollar en or était
ainsi la clé de voûte du système. La parité du dollar relativement à l’or,
demeurée identique à celle de 1934, et la surévaluation du dollar dont nous
avons déjà fait état, demeuraient ainsi hors d’atteinte. Cela coïncidait avec
un quasi-monopole productif des Etats-Unis au même moment, et avec les
conditions politiques qui ont donné lieu à la «  guerre froide  » contre
l’U.R.S.S. D’où le rôle indiscuté du dollar comme monnaie internationale
de circulation et de réserve, et la faim de dollars (dollar gap) des autres
pays capitalistes.
2) Pendant la période du déficit de la balance américaine des paiements,
les entreprises américaines ont pu financer à crédit leur implantation à
l’étranger, en profitant du rôle international du dollar.
 

Progressivement, puis de façon brutale en 1971, l’impérialisme américain


a perdu les moyens monétaires de son expansion à l’étranger. Les dirigeants
des Etats-Unis en ont pris acte politiquement, et ont accepté de premiers
compromis qui reflètent un nouveau rapport entre impérialismes  ; cela ne
veut pas dire qu’ils ne tenteront pas de jouer sur deux tableaux à la fois  :
une dévaluation du dollar, et le maintien simultané d’une certaine
surévaluation par rapport à l’or, positions qui reflètent des besoins
commerciaux et financiers différents (vendre meilleur marché, donc
dévaluer  ; en même temps continuer à acheter des entreprises étrangères
sans les «  payer  » 22 trop cher, quoique la faiblesse relative des coûts à
l’étranger compense de toute façon les effets de la dévaluation du dollar).
 

b) Nous avons utilisé à plusieurs reprises le terme de «  balance des


paiements  », pour désigner le solde de l’ensemble des transactions
entraînant une dépense de monnaie nationale (importations de marchandises
et de services, dépenses militaires à l’étranger, subventions, exportation de
capitaux sous diverses formes), par rapport aux recettes en monnaie
nationale (exportations de marchandises et de services, dépenses des
étrangers dans le pays concerné, importation de capitaux). Ce terme est
souvent employé de façon ambiguë, car il est d’origine comptable, mais
doit refléter des mouvements économiques et financiers ayant eux-mêmes
une signification complexe. En outre, un usage politique en est fait, ce qui
entraîne d’incessantes modifications de la définition des rubriques et des
soldes, et la dissimulation de certains flux. Quels sont ici les chiffres utiles ?
En ce qui concerne les mouvements de capitaux, l’endettement net des
Etats-Unis doit-il être mesuré par rapport aux seuls dollars que détiennent
les Banques centrales étrangères, ou par rapport à tous les dollars détenus à
l’étranger, aussi bien par des particuliers que par les Banques centrales  ?
Faut-il tenir compte de tous les mouvements de capitaux, ou mesurer à part
« la balance de base », qui ne comprend pas les capitaux à court terme ? Du
point de vue monétaire et financier qui nous importe ici, le montant total
des dollars dus «  au reste du monde  » s’élevaient, en 1971, à environ 60
milliards, détenus par les Banques centrales et les particuliers  ; montant à
comparer avec celui de la réserve américaine d’or jugée incompressible,
environ 10 milliards de dollars.
Cependant l’analyse doit être complétée, car suivant les périodes les
quantités de dollars détenues par les Banques centrales ou par le secteur
privé étranger varient relativement les unes aux autres, et cela de façon
rapide et massive, sous l’effet des mouvements de capitaux privés « à court
terme ». Ainsi, en 1969, les engagements américains en dollars vis-à-vis du
secteur privé étranger avaient beaucoup augmenté par rapport à 1967, et
dépassaient de loin les réserves en dollars des Banques centrales, situation
inverse de celle de 1967. Ces variations ne changent rien au total de
l’endettement américain, mais elles sont significatives de la demande privée
de dollars, qui conditionne le rapport entre encaisses privées et publiques.
Le grand développement du commerce international depuis la fin de 1958,
et surtout celui d’entreprises plurinationales dominées par le capital
américain, ont entraîné de forts mouvements de capitaux qui, en 1969, ont
eu un effet favorable au dollar, rendant ainsi beaucoup moins pressant le
problème de la balance américaine des paiements. Avec l’extension des
entreprises plurinationales, au point de vue commercial, une proportion
importante des ventes américaines en Europe est produite sur place, ce qui
met en cause la signification des contrôles douaniers européens, alors que
les exportations des filiales des entreprises plurinationales vers le marché
américain sont encore d’un faible montant  ; et bien des ventes
internationales s’opèrent entre filiales d’une même grande firme. Au point
de vue monétaire, B. de Jouvenel faisait remarquer en 1969, qu’avec le
marché des eurodollars « la notion de balance des paiements perd beaucoup
de sa clarté dès lors que les fonds, en franchissant une frontière
géographique, ne prennent pas nécessairement la forme de la monnaie
nationale du pays d’accueil  » 23. Balance des paiements, opérations de
change liées aux paiements internationaux, frontières monétaires et
économiques nationales, semblaient alors redevenir aussi floues que du
temps où Philéas Fogg entreprenait de faire le tour du monde en 80 jours,
muni « de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous les pays ».
Si la tendance relevée par B. de Jouvenel en 1969, et liée à la répartition
des encaisses en dollars indiquée plus haut, avait pu être extrapolée, il est
certain qu’il n’y aurait pas eu de crise du dollar comme monnaie
internationale, et que la notion comptable de balance des paiements aurait
encore davantage perdu de sa signification.
Mais justement les choses ne se sont pas passées ainsi. Au cours de la
seule année 1970, les réserves de devises du monde occidental ont
augmenté de 29,1 milliards de dollars à 43,3 milliards ; et le rapport entre
encaisses des organismes officiels et du secteur privé s’est modifié, les
Banques centrales étrangères étant contraintes à absorber d’énormes
quantités de dollars, pour éviter de voir leur monnaie surévaluée par rapport
au dollar, ce qui n’était pas possible dans le cadre de parités fixes. Ainsi, au
mois d’août 1971, les réserves officielles japonaises ont augmenté de plus
de 4 milliards 1/2, la Banque centrale devant, dans la seule journée du 28
août, racheter plus d’un milliard de dollars. Même après l’instauration du
yen « flottant », en septembre, la Banque du Japon aurait absorbé plus d’un
milliard de dollars, pour éviter une trop forte réévaluation du yen.
Ce nouveau déplacement de la relation entre quantités de dollars
détenues par le secteur privé et réserves publiques a été le signe d’un
changement de sens de la demande privée de dollars, et d’une contrainte
imposée aux Banques centrales. Pourtant celles-ci, gênées par l’inondation
de dollars due à la spéculation capitaliste, ont elles-mêmes alimenté cette
spéculation autant qu’elles le pouvaient, en replaçant les dollars
indésirables sur le marché des eurodollars. Elles devenaient ainsi un
appendice du secteur privé. Malgré cela, l’augmentation massive des
réserves publiques de change n’a pu être évitée, comme le montre
l’exemple de la Banque du Japon. Le changement du rapport entre les
masses de dollars détenues par le secteur public et le secteur privé a reflété
la force, devenue invincible à un moment donné, de la spéculation 24  ;
simultanément, le problème de la balance des paiements des différents pays
capitalistes concernés a de nouveau surgi comme problème national, en
dépit de tous les phénomènes d’internationalisation économique et
monétaire. Marx disait des mercantilistes que «  l’inexpiable lutte que
mènent les économistes modernes contre le système monétaire et
mercantile, provient en grande partie de ce que ce système divulgue, avec
une brutale naïveté, le secret de la production bourgeoise, le fait qu’elle est
sous la domination de la valeur d’échange 25. Bien entendu, nous n’assistons
pas aujourd’hui à la résurgence d’un « impérialisme mercantile » fondé sur
un nationalisme. Mais à l’intérieur du système impérialiste international, les
pays capitalistes «  développés  » qui forment le centre de ce système,
conservent, malgré la domination américaine, et l’affaiblissement des
diverses frontières, un cadre d’Etats-nations. Autrement dit, il y a un
système impérialiste international, mais pas un impérialisme international ;
les tentatives et les réalisations allant dans le sens d’un super-impérialisme
américain sont affectées de contradictions incontrôlables par les capitalistes
américains eux-mêmes, comme l’a montré la crise du dollar.
On reviendra dans le chapitre suivant sur le problème de ces
contradictions au niveau même de la circulation et de la monnaie. Pour en
terminer avec l’examen de la crise du dollar, il faut voir comment la
signification de la «  politique monétaire  » s’est trouvée affectée par cette
crise, en regroupant divers points déjà examinés.
Nous avons dit plus haut qu’il ne s’agissait pas d’une perturbation des
politiques monétaires nationales par une crise extérieure dans le cadre de
nouveaux rapports de force ; nous avons également dit que le problème de
la valeur de la monnaie internationale, tel qu’il se posait en août 1971,
ressortissait à « l’économie marchande » vue sous deux angles différents, le
rapport monnaie-marchandises, le re-partage des marchés entre
impérialismes. Dans cette perspective, il faudrait supprimer, non seulement
les contradictions inter-impérialistes, mais toute économie marchande, pour
supprimer aussi les contraintes économiques et politiques qu’implique
l’usage de monnaie comme équivalent général.... c’est-à-dire supprimer la
monnaie elle-même. En ce qui concerne les Etats-Unis, en 1971, il y a eu
gestion de la monnaie nationale par le Système fédéral de Réserve, en
fonction des demandes privées et publiques de dollars. Ce n’était pas une
«  politique monétaire  », même au sens usuel du terme. Ainsi A. Burns,
président du Comité directeur du Système fédéral de Réserve («  Banque
centrale  » des Etats-Unis), disait 26 qu’une politique monétaire doit être
accompagnée par une politique globale des revenus et des prix : lui-même
ne croyait plus en l’efficacité de son action sur la monnaie, c’est-à-dire en
l’efficacité de la « politique monétaire » définie de façon académique. Nous
dirions, pour notre part : la gestion était devenue impuissante, faute d’une
sanction relevant d’une loi de la valeur. Quant à la déclaration de Nixon le
15 août, elle présentait la question du dollar à l’intérieur d’appréciations et
de décisions formant un ensemble stratégique  : la pratique monétaire du
gouvernement américain, tout en s’adaptant à son objet, le statut du dollar,
n’était alors pas dissociable d’une politique générale, seule capable
d’appliquer à la valeur relative du dollar une sanction devenue nécessaire.
La notion « académique » de « politique monétaire  » comme intervention
volontariste de l’Etat et de son appareil bancaire, n’est qu’une image, et
nullement un outil d’analyse.
 

C) Mais pour mieux comprendre la pratique étatique, il faut aussi


examiner le jeu des intérêts plus ou moins contradictoires des différentes
classes sociales dans le cas de la crise du dollar. Nous avons jusque-là parlé
seulement de monnaie et d’impérialisme. Une analyse générale de la
relation entre rapports capitalistes de production et circulation sera
effectuée dans le chapitre suivant. Nous pensons cependant avoir déjà
montré que le « contrôle » de la circulation marchande par les capitalistes
n’a qu’une portée relative, comme l’indique a contrario le jeu de la
contrainte monétaire au cours de certaines conjonctures. Mais il faut
préciser en quoi les décisions de Nixon sont favorables aux capitalistes
américains, bien que ces décisions n’aient pas été le résultat d’un
volontarisme politique  ; elles ont été rendues nécessaires pour assurer le
maintien d’un système monétaire altéré par les contradictions entre
impérialismes, et par les contradictions inhérentes à la pratique capitaliste et
à la pratique étatique concernant la monnaie.
 

a) Les mesures présentées par Nixon le 15 août 1971, conjointement avec


les décisions d’ordre monétaire et commercial, étaient défavorables aux
salariés et favorables au patronat américain  ; elles se préoccupaient
davantage d’enrayer la stagnation des profits que la montée du chômage
(sauf à pouvoir reporter ce dernier sur les travailleurs étrangers). Ainsi, en
même temps qu’une réduction des dépenses publiques bloquant
l’augmentation du nombre des fonctionnaires, et la suspension de la
réforme de l’assistance sociale, Nixon annonçait qu’un certain nombre
d’avantages fiscaux étaient accordés aux industriels.
Les premières réactions du patronat américain ont été favorables, alors
que les dirigeants syndicaux manifestaient des réticences. La Bourse de
New York a connu une forte hausse le 16 août. Le caractère favorable des
réactions patronales est d’autant plus compréhensible qu’un rapport
d’industriels et de financiers, remis à Nixon au début juillet, et rendu public
en septembre, avait inspiré les mesures de taxation temporaire des
importations et de changement de parité du dollar. Dans les autres pays
capitalistes, les mesures prises par les gouvernements en réponse aux
décisions de Nixon ont en général été bien accueillies dans les milieux
capitalistes, chaque gouvernement étant donc considéré comme
représentant les intérêts capitalistes «  nationaux  ». Ainsi en France, le
C.N.P.F., « représentant » du patronat français, a pris position en faveur de
la fixité des changes pour les transactions commerciales, décidée par le
gouvernement.
Par contre, en France également, beaucoup d’exportateurs souhaitaient
l’extension de la garantie de change, ce que le gouvernement n’a pas
accepté. Et au Japon, les milieux capitalistes et bancaires ont poussé à une
revalorisation du yen plus forte que celle qu’adoptait initialement le
gouvernement nippon. L’intervention étatique favorable aux intérêts
capitalistes n’a cependant pas été un pur reflet de la volonté des capitalistes,
ce qui aurait d’ailleurs été impossible, comme on le verra dans le point
suivant.
Sans aucun doute la remise en marche d’un système monétaire
international se fera aux dépens des salariés des différents pays concernés.
Il n’en reste pas moins qu’à la contradiction fondamentale de l’exploitation
de classe s’est en quelque sorte superposée une contradiction entre
impérialismes, devenue dominante à un moment donné. Et cette
contradiction semble également avoir joué un rôle dominant par rapport à
celle qui oppose aux pays impérialistes les pays «  pauvres  », répartis en
zones monétaires qui adopteraient les mesures de compromis de décembre
1971 (ainsi il n’était pas certain que les pays de la zone franc s’aligneraient
sur la position du franc français, etc.).
b) Il faut cependant préciser davantage le rapport entre politique de classe
et monnaie. D’après notre définition initiale, la monnaie joue comme une
contrainte inhérente à toute économie marchande, quel que soit le mode de
production en vigueur. Mais la conjoncture analysée, la crise du dollar en
août 1971, est inscrite dans le mode de production capitaliste, où l’usage de
monnaie d’une part a tendance à s’étendre à toutes les transactions et,
d’autre part, se trouve normalement favorable à l’accumulation du capital,
le rapport entre ces deux aspects devant être analysé par la suite.
En tout cas, pour que l’usage de monnaie puisse produire des effets
favorables aux capitalistes «  productifs  », ceux-ci doivent eux-mêmes se
soumettre à un minimum de contrainte qui assure le fonctionnement et la
reproduction de l’équivalent général.
Cette situation particulière de la monnaie nourrit évidemment toutes les
idéologies sur une politique monétaire conforme à l’intérêt général.
D’autant plus que le rapport monétaire est un rapport social particulier : il
implique des relations socio-économiques propres à la production
marchande, même spécifiée comme économie capitaliste, mais
simultanément il dissimule les rapports d’exploitation et les contradictions
de classe, puisqu’il ne renvoie de façon apparente qu’aux échanges
d’équivalents. Le caractère contraignant de l’équivalent général, qui ne se
manifeste que dans des conjonctures particulières, découle des rapports
entre monnaie et loi de la valeur dans le mode de production capitaliste ; de
ce fait une classe sociale dominante doit nécessairement tenir compte des
conditions matérielles de sa propre domination, et ne peut commander à
l’équivalent général qu’en lui obéissant lorsque le besoin s’en fait sentir.
Comment appréhender alors le rôle d’un Etat de classe  ? Une
intervention étatique n’est possible que si elle s’adapte à l’objet donné, ici
les contraintes inhérentes aux échanges d’équivalents perturbés par un
désordre monétaire. Elle ne peut se produire que quand elle est devenue
nécessaire, c’est-à-dire quand les capitalistes, qui ont intérêt à un minimum
de stabilité monétaire, sont eux-mêmes devenus incapables de contrôler la
circulation de monnaie, et font passer leur intérêt financier immédiat avant
le maintien de la reproduction du système d’échange lié à la production de
profit. On a vu plus haut que les capitalistes américains, notamment
exportateurs et importateurs, ont eux-mêmes spéculé contre le dollar,
contribuant ainsi au déficit de la balance commerciale américaine. Le
dollar, comme il arrive souvent dans les crises monétaires, a été victime de
ses propres nationaux, écrit T. Doelnitz 27, les «  spéculateurs
internationaux » dénoncés par Nixon le 15 août 1971 étant en tout premier
lieu Américains. Mais il en a été de même dans les autres pays concernés,
les capitalistes japonais, allemands, et autres, jouant contre le dollar, et donc
contre leur propre monnaie dont ils anticipaient la réévaluation, qui pourtant
affecterait leurs possibilités d’expansion commerciale. Ainsi des groupes de
capitalistes, probablement les plus puissants et les plus liés aux grandes
banques, ont efficacement agi contre la stabilité monétaire dont ils ont
pourtant besoin au moins jusqu’à un certain point (point au-delà duquel ce
que l’on appelle «  inflation rampante  » devient inflation ouverte
désorganisant le système international des échanges).
Il faudrait aussi connaître les contradictions financières entre branches
industrielles, notamment entre celles qui ont aux Etats-Unis, en 1970,
assuré un surplus de la balance commerciale de 9,6 milliards de dollars
(aéronautique, chimie, ordinateurs, machines-outils), et celles qui ont
éprouvé un déficit commercial de 4,8 milliards (matières premières,
textiles, chaussures, acier)  ; l’importance accordée dans les négociations
monétaires internationales par les dirigeants américains à la défense de
l’agriculture de leur pays (véritable branche de l’industrie aux Etats-Unis
d’ailleurs), et qui s’exprime par un marchandage tenace sur les oranges, le
tabac, le blé, le maïs, est également intéressante à constater, après toutes ces
années pendant lesquelles l’idéologie dominante nous a expliqué que
«  l’agriculture  » ne jouait plus qu’un rôle marginal aux Etats-Unis  ; il est
d’ailleurs possible que dans ce dernier cas des considérations tactiques
l’aient emporté, les dirigeants américains commençant par faire éclater
« l’Europe agricole » qui est à la fois la réalisation la plus avancée et la plus
fragile du Marché commun, mais il n’en reste pas moins que ce sont tous
les intérêts capitalistes américains, y compris (ou peut-être même surtout)
ceux des secteurs dits « en régression », qui sont défendus par les dirigeants
américains contre « le reste du monde ».
Enfin, l’intensité de la spéculation 28 privée nationale et internationale a
entraîné une véritable mise en panne de l’appareil d’Etat monétaire, la
Banque centrale américaine, ainsi que des autres Banques centrales, prises
dans la ronde du « recyclage » des capitaux. La pratique usuelle de gestion
(qui se présente abusivement comme «  politique monétaire  »), est elle-
même devenue impuissante. Seule une intervention politique
gouvernementale directe, concernant entre autres la monnaie, pouvait
encore avoir quelque effet, et influer, à la fois avec l’accord des capitalistes
et contre la pratique monétaire de ceux-ci, sur le cours des événements. On
a vu se manifester provisoirement une contradiction de la pratique étatique
concernant la monnaie, pratique éclatée entre le « suivisme » de l’appareil
par rapport aux intérêts financiers privés à très court terme, et la réaction
stratégique en faveur des intérêts généraux du capitalisme 29.
En considérant la crise du dollar, et la soi-disant faillite de la politique
monétaire américaine qui aurait été en même temps cause et effet de la crise
de 1971, on peut voir qu’une politique d’intervention concernant la
monnaie répond à des contraintes objectives qui ne se manifestent que dans
des conjonctures spécifiques. Du fait des contradictions entre
impérialismes, qui ont fait resurgir, au moins provisoirement, un certain
cadre national monétaire, la dissimulation du caractère de classe de l’action
étatique sur la monnaie, dissimulation qui fait partie et de la pratique des
échanges marchands et de la pratique de l’Etat, a joué son rôle, malgré
l’irruption brutale dans la politique de la nécessité de défendre les intérêts
capitalistes. Ainsi les hommes politiques français qui se sont plaints de
« l’impérialisme américain » ou du nationalisme allemand, étaient fort loin
d’être tous des défenseurs de la classe ouvrière et des « pays pauvres ». Et
ils n’ont évidemment pas contribué à démystifier l’idée de «  politique
monétaire  »  —  ce que seule peut faire une analyse marxiste de
l’« événement-crise » survenu en août 1971.
Les premiers éléments d’une telle analyse viennent d’être exposés. Il est
apparu que toute gestion centrale, utilisant par exemple une technique
fondée sur la différence des taux d’intérêt entre deux pays, devient
impuissante à partir du moment où le problème des taux de change n’est pas
résolu, et ne peut l’être que par une décision politique. Il faut maintenant
définir les concepts essentiels seulement suggérés ici.
 
CHAPITRE II

Production marchande mode de production catégorie


monnaie

Après l’examen d’une situation particulière, la crise du dollar en 1971,


nous allons faire un détour sans lequel notre analyse critique de la notion de
politique monétaire ne pourrait progresser. Il faut en effet, pour comprendre
le sens de l’intervention étatique sur la monnaie, rappeler ce qu’est cette
dernière. Et déterminer la catégorie monnaie, c’est d’une part exposer les
notions de production marchande et de loi de la valeur telles que Marx les
analyse dès le début du Capital, c’est ensuite chercher comment, dans le
mode de production capitaliste, monnaie et crédit se trouvent liés entre eux.

I. LA NOTION DE PRODUCTION MARCHANDE

Le mode de production capitaliste représente, selon Marx, «  une


immense accumulation de marchandises  ». Et pourtant il n’est pas la
«  production marchande  » dont parle la section 1 du livre 1 du Capital.
Dans cette première section sont mises en lumière des «  catégories
abstraites  » de la circulation marchande  : valeur, rapports d’échange,
monnaie  ; à la circulation marchande correspond une production
marchande, les deux étant « des phénomènes qui appartiennent aux modes
de production les plus différents, quoique dans une mesure et une portée qui
ne sont pas les mêmes » 30. Pourquoi Marx commence-t-il ainsi son analyse
du capital ? Quelle signification a la « production marchande » ?
Celle-ci apparaît d’abord de façon négative, comme n’étant pas un
« mode de production », soit un ensemble fondé sur un rapport spécifique
d’exploitation d’une classe par une autre  : esclavage, domination féodale,
exploitation capitaliste. Prise dans son sens littéral, la production
marchande, issue d’une division sociale du travail qui débouche sur la
séparation des travaux effectués par des travailleurs indépendants, n’est que
production de marchandises. Il peut y avoir division sociale du travail, par
exemple dans certaines communes, sans production marchande, alors que le
contraire n’est pas possible 31. Les producteurs indépendants vendent leur
produit dont ils sont juridiquement propriétaires, pour obtenir en échange
d’autres marchandises, selon un rapport d’équivalence qui implique la
formation de valeurs d’échange. Le travail dépensé est alors du travail
«  abstrait  », dont les particularités qualitatives s’effacent, de sorte qu’il
forme la substance des marchandises comme travail humain pouvant être
mesuré par sa durée. Deux heures de travail produisant une table ne sont
équivalentes à deux heures de travail produisant un habit que si l’on ne tient
pas compte des différences qualitatives qui distinguent le travail du
menuisier de celui du tailleur. L’équivalence des marchandises qui fonde
l’échange implique l’homogénéité du travail dépensé dans les différents
produits. Les marchandises comme temps de travail « coagulé » sont alors
commensurables entre elles — elles ont une valeur d’échange. C’est cela, et
seulement cela, qui définit initialement la catégorie de production
marchande..., et qui peut engendrer des doutes sur la portée analytique de
cette catégorie.
Faisons-nous l’avocat du diable, en montrant à quel point la « production
marchande  » paraît être une abstraction pure ne se rapportant à aucun
rapport social réel. Cette « production » ne s’insère dans aucun des modes
de production antérieurs au capitalisme. Elle ne concerne pas le travail de
l’esclave, dont le produit n’appartient pas au producteur, et qui n’est pas du
travail «  abstrait  », effectué en vue d’un échange d’équivalents. Elle ne
concerne pas non plus le travail des paysans dans le mode de production
féodal, qui se présente comme services, livraisons et prestations en nature.
Bien sûr, dans ce cas comme dans celui de l’esclave, il y a dépense de
travail. Tout produit est créé par une dépense de force de travail durant un
certain temps  ; mais il n’est pas pour autant une marchandise, tant que le
travail dépensé n’est pas du «  travail abstrait  » fourni pour une vente du
produit contre monnaie.
On peut trouver, mais non insérer analytiquement, des producteurs de
marchandises dans les modes de production antérieurs au capitalisme. Peut-
on alors les insérer dans le seul capitalisme, souvent défini par Marx
comme le mode de production où «  la forme marchandise des produits
devient la forme sociale dominante » 32. Ce n’est pas possible non plus, car
Marx distingue sans cesse production marchande et production capitaliste,
même si la première ne prend selon lui toute sa pleine extension que dans la
seconde.
Trouverait-on une issue si l’on se tournait des modes de production vers
les formations historiques concrètes ? Malheureusement pas. Marx montre à
plusieurs reprises que dans les modes de production précapitalistes, les
«  peuples de producteurs  », principalement agriculteurs, étaient différents
des «  peuples marchands  » comme les Phéniciens de l’Antiquité ou les
Lombards du Moyen Age. Ce qu’ils achetaient pour le revendre, ces
derniers ne le produisaient pas. Cependant, leur commerce n’avait de sens
que comme échanges de marchandises non équivalentes, rapportant un
profit commercial. L’équivalence, même non respectée, est nécessaire pour
définir ce profit commercial. De plus, les exemples historiques de
producteurs privés échangistes de marchandises équivalentes sont ceux des
petits paysans amenant au marché leur surproduit, et des artisans ruraux ou
urbains. Mais l’insertion de ces producteurs échangistes dans des modes de
production ou dans des ensembles historiques concrets, n’est pas
suffisamment analysée par Marx. Les producteurs échangistes sujets de la
production marchande existent surtout comme purs représentants de
catégories marchandes, sujets économico-juridiques dont on peut trouver
des exemples historiques, mais dont on ne peut analyser la fonction par
rapport à un mode de production déterminé.
La notion de « production marchande » est donc paradoxale. Marx s’en
sert pour déterminer les catégories de valeur d’échange, de forme valeur de
monnaie, et pour insérer les marchés dans une circulation marchande qui
constitue un système d’échanges. Mais c’est une production ne comportant
pas de rapports de production déterminables, soit dans un mode de
production, soit dans une formation historique concrète. Faut-il alors tenter
de prendre les choses différemment, ne pas suivre la démarche
apparemment obscure de Marx, et commencer par l’étude du rapport
d’exploitation capitaliste  ? Mais ce n’est pas faisable, car ce rapport
d’exploitation est présenté par Marx au premier abord dans la circulation
des marchandises, à partir de l’analyse d’un «  marché  » particulier. Il
faudrait donc, en même temps que la première section du Capital, intitulée
« La marchandise et la monnaie », laisser de côté la seconde, intitulée « La
transformation de l’argent en capital ». Mais ce faisant on laisserait de côté
la détermination de la valeur d’échange par le travail abstrait, pour ne
retrouver celle-ci que dans le mode de production capitaliste, et l’on
remonterait... de Marx à Ricardo ! Nous refusons cette démarche, pensant,
comme nous le montrerons ultérieurement, que Marx, plus que critique de
Ricardo, est sur les points discutés véritablement a-ricardien.
Procédons alors tout autrement, en cherchant quelles sont les fonctions de
la notion de production marchande présentée au début du Capital : fonction
critique, permettant l’élimination radicale de la problématique bourgeoise
en économie  ; fonction positive, comme détermination de catégories
marchandes sans lesquelles le fonctionnement du mode de production
capitaliste ne peut être analysé.

1° Fonction critique
Si la production marchande est vide de rapports de production et de
répartition entre classes sociales, elle désigne uniquement des rapports
sociaux d’échange, entre producteurs de marchandises. On ne peut donc
assimiler à ces rapports les rapports de production spécifiques du mode de
production capitaliste. Cette impossibilité a pour conséquence positive
fondamentale, l’élimination du support principal de toute idéologie
économique, classique ou néo-classique, qui consiste à confondre
marchandise et capital et à réduire, de diverses façons, le second à la
première, qu’il s’agisse des analyses de Ricardo ou de celles de Walras.
D’autre part, cela permet d’aborder la notion de marché sans la soumettre à
celle d’équilibre, qui appartient aussi à toute idéologie bourgeoise  ; car
l’analyse des échanges d’équivalents entre producteurs privés met en
lumière certaines contradictions au niveau même des échanges et des
catégories marchandes.

2° Fonction positive
En exposant les catégories d’une « production marchande », Marx aboutit
à trois résultats :
 

  —  Déterminer la forme valeur de la marchandise et la monnaie, sans


lesquelles il n’y a pas de développement des catégories capitalistes.
 

 — Introduire les rapports fondamentaux propres au mode de production


capitaliste là où justement les économistes bourgeois l’éliminent toujours,
sur un marché spécifique, où se produit un échange d’équivalents entre le
capitaliste, « l’homme aux écus », et le travailleur, vendeur de sa force de
travail. Ce faisant, Marx évite de faire au départ du capital « une somme de
valeurs  », qui pourrait être conçue comme une sorte de marchandise
utilisable par un entrepreneur. Il montre que «  le capital implique... le
capitaliste  », c’est-à-dire que le rapport spécifique d’échange sur le
« marché du travail » est un rapport entre classes. Ni capital-marchandise,
ni capitaliste-entrepreneur combinant des moyens de production déjà
donnés comme capital : en partant de la circulation des marchandises, Marx
définit, dans cette circulation même, l’aspect irréductible à des rapports
marchands du rapport de production capitaliste.
 

  —  Dégager des contradictions propres à l’échange d’équivalents, à la


forme valeur et à la monnaie, qui se retrouvent, quoique transformées, dans
le mode de production capitaliste.
 

Fonction positive et fonction critique de la notion de «  production


marchande  » sont évidemment interdépendantes. Les deux excluent que
l’analyse du capitalisme soit entreprise comme analyse de production de
marchandises ne posant que des problèmes de prix et d’équilibre.
Commencer par définir des catégories marchandes vides de rapports
spécifiques de production, c’est permettre de définir ensuite, sans possibilité
de confusion théorique, les rapports de production capitalistes. C’est aussi
transformer les problèmes des échanges, de la monnaie, des prix, en des
catégories nouvelles, différentes de celles de toute économie politique
bourgeoise, non seulement quant à leur contenu, mais quant à leur
signification critique.

A) Circulation des marchandises et rapports sociaux d’échange


La notion de «  circulation  » n’est pas propre à l’analyse de Marx.
Ricardo s’en sert aussi, mais d’une toute autre façon. Dans Le Capital,
l’usage fait par Marx de cette catégorie marchande est double  : il sert à
montrer comment l’échange devient un processus social où se manifestent
et se résolvent des contradictions économiques particulières  ; il permet de
transformer la notion empirique de marché, qui reflète de façon idéologique
une pratique réelle, en l’incorporant dans un ensemble de déterminations
qui articulent échanges et production de marchandises comme processus
liés quoique différents, voire contradictoires. L’objet de l’analyse de tout le
début du Capital n’est donc pas la description d’un échange unique et
fortuit, changeant peu à peu d’échelle et de forme. La circulation des
marchandises se constitue comme «  sphère des échanges  » incluant des
contradictions spécifiques.
Une première contradiction de l’échange marchand apparaît dès le début,
du fait que la marchandise ayant une valeur intrinsèque, comme produit
d’un travail déjà constitué comme abstrait, au cours de processus
d’échanges antérieurs, et dépensé pour produire une marchandise, doit être
échangée, mais ne l’est plus nécessairement, contre une marchandise
contenant la même quantité de travail. Le travailleur indépendant, ce
personnage abstrait par rapport aux modes de production, mais bien réel
quand il va au marché, offre le produit de son travail individuel. Il met par
exemple quatre heures pour fabriquer une table, qui aurait donc une valeur
intrinsèque de quatre, et pourrait en principe être échangée contre un habit
fabriqué en quatre heures. Mais il y a d’autres fabricants de tables, qui ne
dépensent plus en moyenne que trois heures, quantité qui devient alors
l’expression du temps de travail socialement nécessaire pour la fabrication
de tables, et qui conditionne l’échange de tables contre d’autres produits  :
l’échange se fera sur la base de trois heures et non de quatre. La
marchandise qui «  vaut  » quatre heures se dévalorise sous la pression des
conditions moyennes de la production marchande  : elle se présente alors
comme fruit d’un travail abstrait de trois heures, la quatrième heure
redevenant du travail concret 33.
Le rapport social d’échange n’est pas un rapport de production, mais il
n’a de sens qu’à l’intérieur d’« un organisme de production spontané dont
les fils ont été tissés et se tissent encore à l’insu des producteurs
échangistes » 34. Organisme né de la division du travail social en travaux
privés et dans lequel s’inscrit tout échange de marchandises. Travail privé
abstrait et valeur d’échange sont des notions indissociables, dont la genèse
n’est pas faite par Marx  ; l’on peut alors avoir l’impression de tourner en
rond dans « l’organisme de production spontané » : travail abstrait - valeur
d’échange - marché - travail abstrait, etc.  ; mais cette circularité importe
peu si l’on comprend qu’il faut privilégier la signification sociale du rapport
d’échange.
Du fait que la production sociale de marchandises a un caractère privé,
les conditions sociales de l’échange d’équivalents s’imposent aux
producteurs échangistes comme «  loi de la valeur  ». Et l’échange social
d’équivalents peut entrer en décalage avec la production de valeurs. La
table du travailleur indépendant a maintenant une valeur sociale immanente
de trois heures de travail. Mais elle peut être échangée entre une autre
marchandise dont la valeur sociale immanente varie 35. L’ajustement se fait
sur le marché, par tâtonnements, mais ceux-ci n’ont rien à voir avec le
processus décrit par l’idéologie bourgeoise de détermination d’un équilibre
entre offre et demande ; la contradiction au niveau de l’offre a pour contenu
un processus de valorisation-dévalorisation, caractéristique de l’échange
d’équivalents où se manifeste et se règle la contradiction production-
échange de marchandises.
Il faut franchir une étape de plus, en considérant les modalités des
échanges de marchandises. Dans l’échange apparaît progressivement un
double aspect de la marchandise, valeur d’échange ou travail coagulé, et
forme valeur. Une table produite en trois heures vaut un habit produit
pendant le même temps de travail socialement nécessaire. Pour le vendeur
de table, l’habit reflète la valeur d’échange de sa table. Cet habit est à la fois
l’objet utile convoité, et la forme valeur de la table à échanger. Du coup la
valeur intrinsèque de la table apparaît, dans l’échange, comme séparée de la
table elle-même, et incarnée par la marchandise équivalente, en
l’occurrence l’habit. Supposons que le producteur de table puisse aussi
fabriquer une chaise en trois heures, et qu’il veuille se procurer deux habits.
Il fournit alors deux marchandises dont les valeurs d’échange sont égales à
celle de deux habits. De ce fait même la marchandise habit représente la
forme valeur commune des deux autres marchandises, homogènes quant à
leur valeur mais différentes quant à leur caractère concret. Dans le
processus de l’échange d’équivalents, les valeurs d’échange tendent à
s’exprimer dans une forme valeur ; ou les diverses marchandises tendent à
refléter leur valeur intrinsèque dans une marchandise particulière qui
devient leur forme valeur commune. De ce fait, la valeur intrinsèque d’une
marchandise quelconque n’apparaît plus que de façon extrinsèque et
relative, par le biais de la marchandise-forme-valeur.
Plus les échanges se développent et s’entrecroisent, plus l’expression des
valeurs des marchandises tend à prendre une forme autonome, celle d’une
marchandise qui devient l’équivalent de toutes les autres. Ainsi s’effectue
un décalage permanent entre valeur et forme valeur de la marchandise.
Décalage qui est une contradiction dans la mesure où la valeur intrinsèque
de la marchandise n’apparaissant pas, mais se trouvant représentée par un
équivalent général de toutes les marchandises, elle semble disparaître en
tant que telle. Cela crée l’illusion qu’il y a des marchés de produits sans
valeur intrinsèque, dominés par le jeu de l’offre et de la demande.
Cette illusion correspond à une contradiction réelle, le développement au
cours des échanges d’une forme-équivalent général ayant une certaine
autonomie. L’on voit ainsi que l’échange marchand d’équivalents a un
caractère complexe. D’une part il implique et exclut l’égalité des valeurs
échangées ; d’autre part il implique et exclut en même temps la formation
de marchés des produits du travail. La notion d’équivalence ne désigne pas
une donnée économique, mais un processus contradictoire d’ordre socio-
économique. Bien que n’étant pas des rapports de production, les rapports
d’échange, en tant qu’ils se reproduisent, ne sont pas neutres socialement.
Ils dépendent d’ «  un organisme de production spontané  »  ; pure
abstraction, qui indique cependant que la circulation des marchandises ne se
constitue comme « sphère des échanges » et ne se reproduit qu’en incluant
des contradictions que les échangistes subissent comme des contraintes.
Contraintes qui représentent l’effet du caractère «  social-privé  » de la
production sur les rapports économiques d’échange.
Un second effet des rapports sociaux sur les rapports économiques
d’échange est d’ordre idéologique. La pratique de l’échange véhicule
nécessairement une idéologie économiste, privilégiant le fonctionnement
des marchés par rapport à la circulation d’équivalents. Et les théories
économiques se constituent toutes en liaison avec cette idéologie spontanée,
même quand elles admettent l’idée de la valeur travail des produits
échangés. Une critique radicale implique une transformation de la
conception des échanges. Les notions de production marchande et de
circulation des marchandises permettent de combiner la critique de
l’idéologie économiste avec l’analyse des processus socio-économiques.

B) La monnaie comme « équivalent général »


Il peut y avoir des échanges de produits sans usage de monnaie. Et
même, dans certains cas, des échanges de marchandises. Mais l’idée de la
«  circulation des marchandises  » comme «  sphère  » des échanges
marchands inclut nécessairement la catégorie monnaie, et exclut la
possibilité qu’auraient les marchandises de s’échanger directement les unes
contre les autres. Pas de marchés sans monnaie, ce qui élimine le problème
de toute théorie bourgeoise, celui de réinsérer dans l’économie une monnaie
absente au départ. Alors que, comme le fait remarquer Serge Puchol,
l’artifice de Marx  : «  Ma table contre un habit  », est une «  bonne  »
abstraction : elle sous-entend et appelle la monnaie. La notion de monnaie
ne fait que préciser celle d’équivalent général, analysée plus haut en
relation avec la forme valeur. Cependant, la monnaie comme équivalent
général, devenant une sorte d’invariant de toute circulation des
marchandises, comporte elle-même des pratiques monétaires diverses, dont
les aspects contradictoires sont à la fois dérivés des contradictions de
l’échange d’équivalents, et propres à la forme monnaie.
 

a) La monnaie comme catégorie marchande est essentiellement


équivalent général dans la circulation des marchandises. Elle-même
marchandise ayant une fonction particulière, elle a une valeur, dans laquelle
se reflète celle de toutes les autres marchandises. Mais sa propre valeur est
variable, puisqu’elle peut être produite avec une quantité de travail plus ou
moins grande. Si une tonne de fer vaut 2 livres d’or, les deux étant produites
par huit heures de travail, que se passe-t-il quand le temps de travail
nécessaire pour produire de l’or est multiplié par deux ? Une tonne de fer ne
vaut plus qu’une livre d’or. Le rapport des valeurs reste correct, mais dans
l’échange d’équivalents, la tonne de fer, qui a conservé sa valeur initiale,
subit une dépréciation à cause du changement de la valeur de la monnaie.
La monnaie mesure des valeurs est une bonne mesure en tant qu’elle
conserve le rapport des valeurs d’échange, mais elle est une mauvaise
mesure en tant qu’elle impose à la tonne de fer un rapport d’équivalence qui
déprécie dans l’échange la tonne de fer. Donc, «  bonne  » parce que
conservant la valeur d’échange au travers des aléas de la production sociale,
«  mauvaise  » parce que cependant soumise à ces aléas  : bonne parce que
mauvaise ! 36
Cette dualité se retrouve dans le second rôle de la monnaie, non plus
comme mesure des valeurs mais comme étalon des prix. La livre d’or,
comme poids de métal, peut grâce à sa substance matérielle, servir d’étalon
fixe des prix. Le prix-or de la tonne de fer peut être 1 livre ou 2 livres : ces
quantités correspondent à un poids fixe comme unité de mesure. Quels que
soient les changements de la valeur de l’or, 2 livres d’or représentent le
double d’une livre d’or, quant au poids, et quant au prix à fixer.
Mais il y a nécessairement un rapport entre la monnaie mesure des
valeurs et la monnaie étalon des prix. Le changement de valeur de l’or
influe sur le prix-or des marchandises, bien que ce soit ce seul prix-or qui
apparaisse finalement dans l’échange. Dans l’exemple évoqué plus haut,
quand la livre d’or a une valeur qui augmente, le prix-or de la tonne de fer
baisse. Cependant, du fait qu’au cours des échanges une forme prix
s’impose peu à peu, cette forme finit par masquer la fonction de la monnaie
comme mesure des valeurs. L’équivalent général paraît coupé de son
fondement-valeur. La forme prix s’impose d’autant plus qu’elle joue de
façon concrète sur les divers marchés. De ce fait elle permet un nouveau
décalage, entre la valeur intrinsèque des marchandises et leur prix
marchand, ce dernier exprimant aussi la demande par rapport à l’offre de
telle ou telle marchandise. La contradiction de la monnaie comme bonne et
mauvaise mesure des valeurs, influe sur la monnaie comme étalon des prix,
lié à la valeur et distinct de celle-ci.
La forme monnaie ou équivalent général reflète donc, dès ses premières
fonctions de mesure des valeurs et d’étalon des prix, les contradictions de la
circulation des marchandises  : contradictions entre la forme «  équivalent
général  » et les marchandises  ; entre la valeur d’échange «  devenue
autonome  » et les valeurs propres des marchandises  ; entre la valeur et le
prix-or, puis le prix marchand des marchandises. Au lieu de chercher à
réduire ces contradictions, par exemple par la recherche d’un étalon
invariable des valeurs des marchandises, Marx en montre toute l’acuité ; les
relents de terminologie hégélienne que l’on peut déceler dans la section 1
du Capital ne s’expliquent pas autrement  : ils n’infirment pas du tout la
portée critique et analytique de l’étude de Marx, qui transforme le problème
de la valeur d’échange et des marchés. Ces derniers sont conçus dans le
cadre de la contradiction générale entre producteurs privés de
marchandises, et circulation marchande comme «  système de dépendance
réciproque imposée par les choses ».
b) De nouvelles contradictions apparaissent quand l’on examine les
autres fonctions et formes de la monnaie. Moyen de circulation, la monnaie
peut être de métal, mais cela n’est pas nécessaire ; l’or peut être remplacé
par des signes d’or, c’est-à-dire que la monnaie se dématérialise. Et quand
elle est objet de thésaurisation, demandée pour elle-même, comme réserve
de valeur, ou comme moyen de paiement destiné à solder une dette, la
monnaie peut être or ou signe d’or, quoiqu’il y ait une préférence pour le
métal. On verra plus loin la fonction de l’or comme «  monnaie
universelle  », sur le «  marché mondial  », car bien que faisant partie de la
circulation marchande, cette fonction ne peut être complètement analysée
que dans le cadre du capitalisme du XIXe siècle.
Or, malgré toutes ces contradictions des différentes pratiques monétaires,
la monnaie doit être reproduite comme équivalent général ayant une unité.
Elle doit être échangeable contre toute marchandise, et toutes les formes de
monnaie doivent être échangeables entre elles. Cela implique que les
pratiques monétaires diversifiées s’articulent entre elles.
Les modalités de cette articulation seront réexaminées dans le cadre du
système monétaire propre au capitalisme. On ne développera ici que ce qui
est propre à la circulation des marchandises.
Malgré la différence entre monnaie mesure des valeurs et monnaie étalon
des prix, la seconde s’appuie sur la première. Sinon l’on n’aurait qu’une
monnaie purement nominale, extérieure à la circulation des marchandises.
Le temps de travail dépensé, qui détermine la valeur, ne peut dans la
circulation marchande être étalon des prix ; mais les prix ne peuvent servir
d’indicateurs marchands qu’à partir de l’échange de marchandises
commensurables entre elles du fait de leur valeur, et en raison de la mesure,
même imparfaite, des valeurs par une forme-valeur. Aller de la valeur aux
prix ne supprime pas la contradiction des deux, née de la contradiction entre
valeur et mesure des valeurs  ; mais cette démarche montre que la valeur
reste déterminante, même si le prix marchand l’emporte dans la pratique
des échanges.
Il n’est donc pas besoin d’attendre le livre III du Capital et le problème
de la transformation des valeurs en prix de production propres au
capitalisme, pour poser la question du rapport entre valeur et prix. Dès
l’analyse de la circulation marchande, le rapport valeur/prix est conçu de
telle sorte qu’il exprime les contradictions inhérentes aux échanges
d’équivalents. Cela devrait exclure toute démarche consistant à poser le
problème valeur/prix sous la forme du rapport entre production marchande
et production capitaliste  : que l’on veuille montrer que la production
marchande où règne la valeur est sans contradictions quant aux prix, ou que
l’on veuille au contraire montrer que valeur et prix ne sont des catégories
déterminables que dans le mode de production capitaliste. Ces deux
démarches reposent sur une incompréhension des contradictions propres au
jeu de la valeur d’échange.
Les différentes formes et fonctions de la monnaie s’articulent entre elles,
permettant ainsi que la monnaie se reproduise comme équivalent général.
Sans quoi il y aurait des pratiques monétaires, mais pas de monnaie. Que
l’on pense par exemple aux multiples moyens de circulation émis par des
banques privées aux Etats-Unis avant 1863, monnaies impossibles à
garantir contre la fraude et la faillite, c’est-à-dire tendant sans cesse à perdre
tout caractère monétaire, y compris celui de moyen de circulation.
Contradictions et désarticulation n’empêchent donc pas la nécessité, et la
réalité, d’une reproduction de l’équivalent général, selon un processus
complexe qui sera analysé ultérieurement. L’Etat, dans un tel processus,
joue un rôle certain. Il participe au mouvement des contradictions dès la
circulation des marchandises. Sans lui, pas de fixation d’un étalon des prix
comme unité de mesure ; pas de monnayage de l’or en pièces qui circulent à
l’échelle d’un pays donné  ; pas de garantie de la validité des signes d’or
utilisés comme moyens de circulation ; pas de constitution d’une monnaie
nationale à échanger contre des monnaies étrangères. L’action monétaire de
l’Etat a un double caractère  : elle entérine certaines contradictions de
l’équivalent général, en masquant le rôle déterminant de la valeur
d’échange, et en validant des pratiques monétaires diversifiées (monnayage
de pièces d’or, émission de billets éventuellement non convertibles en or).
Mais, d’autre part, elle contribue à la nécessaire articulation des formes et
des fonctions de la monnaie. Par exemple, le maintien de la convertibilité
de la monnaie nationale en d’autres monnaies, quand il existe des Etats-
nations, implique une certaine gestion centrale de la monnaie nationale,
action qui va dans le sens du maintien de la monnaie comme équivalent
général. Sans la pression de la circulation marchande, ce rôle de l’Etat serait
privé de sens. Mais dans le cadre de cette circulation il a une portée réelle
comme pratique monétaire étatique.

C) La notion d’ « équivalent général » prive de sens la recherche d’un


« étalon invariable des valeurs 37
Il faut le montrer en exposant les implications d’une telle recherche,
menée par Ricardo de façon exemplaire. C’est une occasion de montrer la
fonction critique des notions marxistes.
 

a) Or-étalon et étalon-or. — La monnaie de base selon Ricardo est l’or


marchandise, dont la valeur dépend à la fois de la quantité de travail qui s’y
trouve incorporée, et de la valeur du capital utilisé dans les mines.
Introduire dès maintenant le capital, c’est exclure la notion de production
marchande, et en conséquence exposer la conception de la monnaie à une
confusion constante entre son rôle de mesure des valeurs et son rôle
d’étalon des prix.
C’est du point de vue des intérêts de la production capitaliste que Ricardo
cherche comment organiser une circulation monétaire peu coûteuse, en
même temps que stable. Mais il le fait en traitant la production capitaliste
comme une production marchande, elle-même réduite, quant à la monnaie,
à des mécanismes de marché. La circulation de pièces d’or est stable, car
elle est réglée par un mécanisme de marché, qui égalise sans cesse la valeur
de la monnaie métallique qui circule et celle de la valeur de la monnaie
métallique sur le marché de l’or. Si les pièces en circulation sont trop rares
par rapport aux transactions nécessaires, et donc trop «  chères  », un
négociant a intérêt à acheter un lingot sur le marché de l’or, à un prix
moindre que celui des pièces, et à le revendre à l’Institut de la Monnaie. Le
monnayage du lingot augmente la quantité des pièces en circulation, dont la
« valeur » diminue. Ce mécanisme de stabilisation repose sur des effets de
rareté et de prix, c’est-à-dire des effets de marché. Et pourtant l’or a une
valeur intrinsèque, ce qui rend son usage monétaire excessivement coûteux.
La contradiction entre cette valeur intrinsèque, au niveau de la production,
et la valeur relative à la quantité, au niveau de la circulation, n’est pas
analysée par Ricardo, qui juxtapose des catégories différentes. Avant de
rappeler sa conception de la monnaie-étalon, qui n’est qu’un pis-aller par
rapport à une « mesure parfaite », il faut préciser que la notion ricardienne
de «  valeur  » n’est pas la même que celle de Marx, et que même si le
problème de mesure des prix ressemble à celui des « prix de production »
dans le régime capitaliste posé par Marx, il ne s’agit pas de la même chose.
Comme le dit Michel Foucault, chez Marx, les concepts sont formés selon
des lois spécifiques, et ne figurent pas dans les mêmes enchaînements  :
« Cette positivité nouvelle, ce n’est pas une transformation des analyses de
Ricardo ; ce n’est pas une nouvelle économie politique ; c’est un discours
dont l’instauration a eu lieu à propos de la dérivation de certains concepts
économiques, mais qui en retour définit des conditions dans lesquelles
s’exerce le discours des économistes, et peut donc valoir comme théorie et
critique de l’économie politique » 38.
Selon Ricardo, pour économiser l’or, au lieu de le laisser circuler il faut
l’utiliser seulement comme étalon d’une monnaie de papier librement
convertible en or. Un fonds de lingots, centralisé par la Banque
d’Angleterre, constituerait la base de la circulation monétaire, l’or étant
échangeable contre les billets émis par la Banque à un prix invariable (3
livres 17 sh. l’once). Grâce à cela, les billets convertibles ne peuvent tomber
au-dessous de leur prix or sans que leur quantité ne se réduise, la Banque
les rachetant au prix fixé et permettant ainsi leur revalorisation par
raréfaction. Si leur valeur dans la circulation devient supérieure à leur prix
or, leur quantité augmente, la Banque offrant des billets et achetant des
lingots et leur valeur baissera.
La politique d’émission de billets est donc à la fois un complément et un
substitut du mécanisme régulateur de la circulation monétaire liée au
marché de l’or. L’or sert d’étalon de la monnaie de papier. Mauvais étalon,
puisque sa valeur est variable, dit Ricardo, qui se trouve alors conduit au
problème d’un étalon invariable des valeurs, car il ne voit ni la particularité
de la forme valeur, ni celle de la forme monnaie, ni celle de la forme prix.
Le choix de l’or comme monnaie, ou mieux comme étalon de la monnaie de
papier, a donc nécessairement quelque chose d’arbitraire. De ce fait, peu
importe le caractère volontariste, ne reposant sur aucune pratique réelle, de
la politique quantitative d’émission de papier sur la base de l’or-étalon.
La régulation monétaire par l’or-étalon permet de satisfaire non
seulement les besoins du commerce intérieur, mais ceux du commerce
international. Ici l’usage de l’or-étalon conduit au fonctionnement du
mécanisme de l’étalon-or. Un taux de change défavorable peut être corrigé
par la réduction délibérée de la circulation du papier-monnaie : exportation
involontaire d’or, taux de change défavorable, réduction délibérée de la
monnaie de papier en circulation, baisse des prix des marchandises,
augmentation des exportations de marchandises, taux de change favorable,
fin des exportations d’or. Ce mécanisme ne joue que s’il n’y a pas
compensation monétaire automatique des échanges internationaux.
Soit trois pays :
L’Angleterre vend des marchandises à la Hollande                   achète des
marchandises relativement moins chères à la France, qu’elle paie avec une
traite sur la Hollande.
Le change se modifie, il devient favorable à l’Angleterre par rapport à la
Hollande, et à la France par rapport à l’Angleterre ; si la France achète des
marchandises à la Hollande, l’équilibre initial se rétablit et le change des
monnaies nationales des trois pays se fait au pair (c’est-à-dire suivant le
prix-or des monnaies nationales) ; sinon, la Hollande doit exporter de l’or
vers la France ; si la différence du pair florin/livre sterling est égale à celle
du pair franc/livre, l’équilibre du change se rétablit  ; mais cette fois la
Hollande subit l’effet du mécanisme de l’étalon-or lui permettant
d’augmenter l’exportation de ses marchandises pour compenser son
exportation d’or.
— Or-étalon de la monnaie fiduciaire ou scripturale interne.
—  Etalon-or comme mécanisme d’ajustement par les quantités de
monnaie  : ces deux points sont complémentaires. Ils permettent la
confusion  —  et non l’articulation  —  de la circulation monétaire
interne et de la circulation internationale des marchandises.
Cette manière de présenter les choses va peser sur toute l’interprétation
ultérieure de la pratique monétaire appelée «  étalon-or  ». On confondra
notamment l’usage de l’or comme monnaie universelle, avec un fétichisme
métallique, ou avec une adoption du mécanisme de l’étalon-or. Confusion
fâcheuse, car elle rapporte une pratique monétaire réelle à une interprétation
quantitativiste fausse, en termes de rareté et de prix. Cependant, la racine du
mal vient non seulement de la conception quantitative de la monnaie mais
de la notion ricardienne d’« étalon ».
 

b) Inexistence d’un «  étalon invariable des valeurs  ».  —  Ricardo veut


une circulation monétaire peu coûteuse, et capable d’assurer la stabilité du
commerce. Il se situe ainsi au niveau non pas de la pratique commerciale,
même interprétée de façon idéologique, mais au niveau de la bonne marche
de la production capitaliste.
Celle-ci impliquerait une réduction de la monnaie à un rôle purement
fonctionnel de moyen de circulation. Mais reste de toute façon la nécessité
d’un étalon. Or, du point de vue de la production, l’or n’est pas un étalon
satisfaisant, qu’il s’agisse de la production sans capital, car la valeur de l’or
marchandise est variable, ou de la production capitaliste. Dans le second
cas, l’or n’est pas du tout nécessairement produit selon des proportions
sociales moyennes de « capital fixe » et de salaires, avec un taux de profit
moyen directeur de tous les autres taux. L’or-étalon n’est donc qu’un pis-
aller, bon pour le commerce, mais non pour la production.
Et même pour le commerce capitaliste intérieur, est-il vraiment
satisfaisant  ? Les marchandises ont des «  valeurs  » (des «  prix de
production  », dirait Marx) différentes de leur valeur-travail, la différence
entre quantité de travail passé et quantité de travail annuel incorporées en
elles entraînant des sommes de profits différentes.
Ricardo donne l’exemple 39 de deux marchandises produites pendant une
première année avec 5  000 de capital correspondant aux salaires, ou au
travail dépensé (à la différence de Marx, Ricardo confond ces deux
notions), et un taux de profit de 10 % (la genèse du profit n’est pas faite, ce
qui distingue aussi Ricardo de Marx)  ; la valeur et le prix de chaque
marchandise, machine dans un cas, blé dans l’autre, sont à la fin de l’année
5 500. Mais la seconde année les choses se modifient. Le travail dépensé ne
change pas, et se monte à 500. Mais le produit fabriqué à l’aide de
machines doit rapporter de surcroît un profit de 550, correspondant au
capital dépensé l’année précédente. La marchandise I vaut alors à la fin de
la deuxième année 5000 + 500 + 550, alors que la marchandise II ne vaut
que 5000 + 500. La quantité de travail dépensée pendant l’année est la
même, le taux de profit ne change pas, mais au lieu de «  valoir  » toutes
deux 5500, la première marchandise « vaut » 6 050 et la deuxième 5 500.
Comme toutes les autres marchandises, l’or est soumis à ce décalage dont
la grandeur varie, entre prix du produit et valeur. Et même s’il n’y était pas
soumis, la contradiction apparue au niveau des autres marchandises, du fait
de la production elle-même, n’en ferait pas un étalon des valeurs, mais
seulement des prix de production. Son usage relativement au commerce est
donc de simple commodité, sans fondement « économique ». Le problème
de l’étalon invariable débouche alors sur un pur pragmatisme : le caractère
fonctionnel de la monnaie étalonnée par l’or n’a de sens que monétaire, ce
qui conduit Ricardo à en faire un moyen de circulation sans effet propre. Et
le mécanisme de l’étalon-or, greffé sur l’usage de l’or-étalon, ne représente
qu’un effet superficiel de la circulation sur la production, laquelle demeure
une sphère à part.
Mais aussi, pourquoi poser le problème insoluble d’un étalon invariable
des valeurs  ? Les capitalistes n’en ont pas directement besoin dans la
mesure où c’est en raison de l’inégalité des taux de profit que leur capital se
déplace d’un emploi à l’autre dans un pays donné. Les commerçants n’en
ont pas besoin non plus, car il leur suffit d’utiliser un étalon fixe des prix.
D’autre part, d’un point de vue théorique le problème de l’étalon invariable
est nécessairement insoluble dans la perspective ricardienne du décalage
inévitable et sans cesse reproduit entre «  valeur  », et «  prix  ». Quelle est
donc la raison d’une recherche inlassable et toujours déçue ?
Ricardo éprouve le besoin d’une synthèse entre étalon des valeurs et
étalon des prix 40. Synthèse qui permettrait d’évacuer tout à fait la
particularité de la monnaie, et de contrôler à la fois production et circulation
capitalistes des marchandises. L’étalon invariable des valeurs serait le signe
de la transparence de la production capitaliste à elle-même, grâce à
l’adéquation de la formation et de l’échange des équivalents. Cette
production capitaliste ainsi étalonnée dominerait la circulation des
marchandises. Tout en étant capitaliste, la production serait conçue comme
une production marchande. L’idée d’un étalon invariable des valeurs reflète
un besoin des capitalistes productifs de contrôler complètement les
conditions de la reproduction capitaliste, en amalgamant production et
circulation marchandes, et production et répartition capitalistes.
La recherche d’un étalon invariable n’est donc nullement celle d’une
monnaie parfaite. Au contraire, elle permettrait, si elle aboutissait, de
délivrer la production capitaliste d’un élément encombrant, même si la
réforme monétaire proposée par Ricardo était adoptée. L’or-étalon n’est
qu’un pis-aller par rapport à l’étalon invariable des valeurs. Ce dernier
évacuerait, avec la monnaie, tous les décalages introduits par celle-ci, en
même temps que les contradictions entre production, circulation et
répartition capitalistes, et que la contradiction interne de la production
capitaliste qui fonctionne sur la base de « prix » ne reflétant pas la « valeur-
travail », mais qui reste soumise à une contrainte de « valeur ».
Le problème de «  l’étalon invariable des valeurs  » est le reflet
idéologique d’un besoin du capitalisme  : celui de contrôler ses propres
contradictions, pour assurer sa reproduction de la meilleure façon possible.
C’est donc un vrai problème, mais purement idéologique. Car il repose sur
la confusion entre production marchande et production capitaliste,
l’évacuation des contradictions propres de la production marchande, et le
désir de réduire à celle-ci, devenue transparente, la production capitaliste
qui garderait cependant des caractères spécifiques. Toute démarche du
même type risque de déboucher sur une impasse. Par exemple, mettre la
forme valeur et la monnaie entre parenthèses, pour ne considérer que la
transformation des valeurs en prix de production, et aboutir à un étalon
invariable des prix, c’est adopter une méthode qui élimine d’emblée les
processus contradictoires devant être mis en lumière et conserver la
confusion ricardienne entre production de marchandises et production
capitaliste. De ce fait, le rapport d’exploitation propre au mode de
production capitaliste ne peut plus être analysé  ; on l’inscrit dans la
répartition du produit marchand, ce qui élimine la notion de capital comme
rapport de production, et celle d’accumulation du capital.
Cette analyse critique montre a contrario le bien-fondé de la démarche
de Marx, séparant au départ production marchande et production capitaliste,
et développant les contradictions particulières de la production marchande
et de la monnaie. Cela permet d’ouvrir la voie à une analyse du rapport de
production capitaliste et des conditions de la reproduction de ce rapport, en
utilisant des catégories marchandes, mais en interdisant la confusion de
celles-ci avec les notions propres au mode de production capitaliste.

D) Loi de la valeur et rapports sociaux de production


Nous avons vu plus haut que, sans être un « rapport de production », le
rapport social d’échange s’inscrit dans «  un organisme de production
spontané » où la production de marchandises a un caractère privé, c’est-à-
dire est le fait de producteurs indépendants les uns des autres. D’où un
décalage entre échange d’équivalents et production de valeurs d’échange.
L’échange d’équivalents est une contrainte, née dans la circulation
marchande, qui s’impose aux producteurs de valeurs d’échange. La
production privée des valeurs d’échange doit s’adapter aux conditions
sociales de l’échange d’équivalents 41. Le caractère «  socialement
nécessaire » du travail dépensé ne se vérifie que si le produit marchand de
ce travail s’échange contre un équivalent. Ces idées sont à préciser en
examinant de plus près le rapport travail abstrait/travail concret, et celui de
la production et de la circulation, afin de mieux voir ce que l’on entend par
« loi de la valeur ».
Le travail abstrait est une « dépense de force humaine », qui diffère des
travaux concrets s’effectuant avec des matériaux, des gestes et des
instruments déterminés. Il est, « par hypothèse, travail de l’individu isolé »,
dit Marx, c’est-à-dire résultat d’une division sociale du travail liée à une
circulation de marchandises. La production de valeurs implique le travail
abstrait, mais ce dernier ne se dégage comme tel que s’il y a échange.
« C’est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent
comme valeurs une existence sociale identique et uniforme distincte de leur
existence matérielle et multiforme comme objets d’utilité. Cette scission du
produit du travail, en objet utile et en objet de valeur, s’élargit dans la
pratique dès que l’échange a acquis assez d’étendue et d’importance pour
que des objets utiles soient produits en vue de l’échange, de sorte que le
caractère de valeur de ces objets est déjà pris en considération dans leur
production même... L’égalité de travaux qui diffèrent toto cœlo
(complètement) les uns des autres ne peut consister que dans une
abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère
commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et
c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns
des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers » 42.
La catégorie de «  travail abstrait  » n’est pensable qu’au croisement des
notions de production et de circulation. Le travail abstrait, substance de la
valeur d’échange, est un présupposé de la production marchande, mais il ne
devient travail abstrait que dans la circulation des marchandises.
La loi de la valeur (déjà évoquée p. 58 et p. 59) ne peut être comprise que
dans le rapport production/circulation. En effet, le travail abstrait, substance
des valeurs d’échange, est susceptible d’être dépouillé de son caractère
créateur de valeur si les conditions concrètes dans lesquelles il s’effectue se
modifient. «  Le temps socialement nécessaire à la production de
marchandises est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen
d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu
social donné, sont normales. Après l’introduction en Angleterre du tissage à
la vapeur, il fallut peut-être moitié moins de temps de travail qu’auparavant
pour transformer en tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand anglais,
lui, eut toujours besoin du même temps pour effectuer cette transformation ;
mais, dès lors, le produit de son heure de travail individuel ne représenta
plus que la moitié d’une heure sociale de travail et ne donna plus que la
moitié de la valeur première » 43.
Le travail du tisserand anglais, comme travail producteur de
marchandises, reste en partie du travail privé abstrait. Mais les conditions
sociales concrètes de la production lui enlèvent ce caractère, et en font en
partie du travail concret individuel, non créateur de valeur sociale 44. La
contradiction dépend du changement des conditions de la production, mais
elle n’a de sens que dans le rapport production/circulation. C’est dans la
circulation que la nouvelle « valeur sociale » de la marchandise s’impose à
la «  valeur individuelle  » de celle-ci. On peut alors parler d’une loi de la
valeur, qui exprime la modification des rapports entre travail individuel et
travail social, et la nécessité d’un assujettissement du premier au second. Il
faut que le travail privé individuel, pour rester du travail abstrait créateur de
valeur d’échange, obéisse aux conditions sociales concrètes de la
production ; conditions qui n’apparaissent que dans la circulation, à travers
les rapports sociaux d’échange.
En présentant ainsi la loi de la valeur, nous laissons ouvert le problème
des conditions sociales du travail abstrait. Dans l’exemple pris par Marx et
cité plus haut, le changement de ces conditions peut correspondre à la
différence entre production artisanale et production manufacturière. Les
forces productives mises en œuvre ne sont pas les mêmes ; mais de ce fait
les rapports sociaux de production diffèrent aussi. L’artisan subit la
concurrence du propriétaire de la machine à tisser. Quand celui-ci emploie
des salariés, la loi de la valeur qui règle la circulation des marchandises a
une portée qui dépasse cette circulation : elle dévalorise le produit du travail
artisanal par rapport à celui du travail effectué dans des conditions relevant
du capitalisme.
C’est en partant de la loi de la valeur ainsi comprise 45 que l’on peut
aborder la question de l’articulation des catégories marchandes et des
rapports sociaux de production. D’une part, quel que soit le mode de
production où jouent des catégories marchandes, la loi de la valeur a
nécessairement un rôle. Mais d’autre part les modalités et les effets de son
action changent avec les conditions sociales de la production. S’il s’agit de
production marchande, toutes les contradictions examinées jusque-là
engendrent la différence entre valeur intrinsèque individuelle et prix social
marchand, la loi de la valeur imposant la domination du prix marchand. S’il
s’agit de production capitaliste, il est probable que la contradiction valeur-
prix s’exprime différemment dans la contradiction valeur-prix de
production, liée à la concurrence entre capitalistes et à la formation d’un
taux de profit moyen.
De toute façon la forme prix est un élément de la contradiction. De ce
point de vue la monnaie comme équivalent général a le caractère d’un
invariant  : la loi de la valeur implique que la monnaie se reconstitue sans
cesse comme équivalent général quels que soient les rapports sociaux de
production, du moment qu’il y a circulation de marchandises. Cependant,
de même que la loi de la valeur agit de façon différente en fonction des
conditions sociales de la production, la reconstitution de l’équivalent
général peut s’effectuer sous diverses formes.
Ainsi le capitalisme verra vraisemblablement une monnaie-marchandise
telle que l’or être moyen de circulation par l’intermédiaire du «  prix de
production » de l’or ; cela présente cependant peu d’intérêt, dans la mesure
où l’on risque de retrouver le problème idéologique de l’étalon-invariant.
Par contre, dans le cas des formes contemporaines de la monnaie, la
reproduction de l’équivalent général devrait s’effectuer dans le cadre de la
loi de la valeur définie dans la section 1 du Capital.

2. MONNAIE ET CAPITALISME

On a vu que l’échange d’équivalents caractéristique de la circulation


marchande est un processus complexe et contradictoire, qui subit une « loi
de la valeur » et ne peut fonctionner sans monnaie. L’échange d’équivalents
en quantités de travail abstrait, fournies par des producteurs échangistes
indépendants, est le point de départ de la circulation marchande ; il n’en est
le point d’arrivée que si la forme prix, indissociable de l’usage de monnaie,
le permet. Cette forme prix permet une fluctuation des prix marchands, et
peut, de ce fait, imposer ex post une équivalence en monnaie des
marchandises échangées, qui diffère de l’équivalence fondée sur l’égalité du
travail dépensé. Ce type de contradictions surgit de nouveau dans le
capitalisme, quoique sous une autre forme.
Avant d’examiner la modification de la catégorie monnaie quand celle-ci
fonctionne dans le mode de production capitaliste, il faut préciser un point
concernant le passage de la notion de circulation marchande, exposée dans
la section du Capital, à la notion de capitalisme, dans la section 2 intitulée
«  La transformation de l’argent en capital  ». Marx introduit le rapport de
production caractéristique du capitalisme, celui d’exploitation du salarié par
le capitaliste, à la fois dans la circulation marchande et hors de celle-ci qui
ne peut conduire à l’apparition d’une plus-value. Cette démarche ne se
justifie que si l’on se souvient de la portée critique de la notion de
circulation marchande, et que si l’on comprend bien, en rapport avec cela,
ce que Marx définit quand il parle de capitalisme.
La section 2 commence par un texte aussi étrange, à première vue, que
ceux de la section I :
«  La circulation des marchandises est le point de départ du capital. Il
n’apparaît que là où la production marchande et le commerce ont déjà
atteint un certain degré de développement. L’histoire moderne du capital
date de la création du commerce et du marché des deux mondes au XVIe
siècle... Mais nous n’avons pas besoin de regarder dans le passé...
Aujourd’hui, comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c’est-à-
dire sur le marché — marché des produits, marché du travail, marché de la
monnaie —, sous la forme d’argent, d’argent qui par des procédés spéciaux
doit se transformer en capital » 46.
Marx juxtapose ici conditions historiques et déterminations analytiques
de la transformation de l’argent en capital. Historiquement et
analytiquement, sans marchandises et sans monnaie, pas de capitalisme.
Mais Marx abandonne immédiatement l’aspect historique, pour analyser par
quels «  procédés spéciaux  », au sein même de la circulation marchande,
s’opère la transformation de l’argent en capital. «  ... ce qui caractérise
l’époque capitaliste, c’est que la force de travail acquiert, pour le travailleur
lui-même la forme d’une marchandise qui lui appartient, et son travail, par
conséquent, la forme du travail salarié  » 47. En effet, d’un point de vue
juridique le travailleur n’est plus le producteur échangiste qui possédait ses
propres moyens de production et fabriquait le produit marchand qu’il
vendait. Il ne possède plus que sa force de travail, qu’il vend au possesseur
d’argent, « l’homme aux écus » ; celui-ci sera à même d’utiliser cette force
de travail pendant un temps supérieur au temps de travail nécessaire pour la
reconstituer. Le salariat permet le sur-travail, donc la plus-value, source de
profit. Ainsi l’argent de l’homme aux écus devient-il capital  ; le rapport
social d’échange subsiste, mais il est transformé en rapport d’exploitation
caractéristique du mode de production capitaliste.
Celui-ci ne peut donc résulter d’une simple extension de la production
marchande  ; d’une part, celle-ci n’est pas, dans la section 1, présentée
comme un processus historique, bien que l’on puisse en donner des
exemples concrets  ; d’autre part, le rapport capitaliste d’exploitation
constitutif du capitalisme implique des conditions historiques qui diffèrent
nécessairement de celles de la circulation des marchandises, et qui seront
exposées ailleurs : dans les textes concernant « l’accumulation primitive »
et d’autres textes historiques, que nous examinerons plus tard, dans la
seconde partie de ce chapitre.
Mais cette dissociation entre histoire et introduction analytique du capital
peut créer un malaise, justement parce que l’introduction analytique ne
saurait être de nature exclusivement économique. Dans le paragraphe
introductif cité plus haut, il semble que la production marchande, qui se
présuppose elle-même, est présentée comme point de départ historique du
capitalisme, lequel paraît toutefois également se présupposer lui-même. Et
le problème posé au début de notre chapitre surgit à nouveau  : pourquoi
Marx présente-t-il le capitalisme après la marchandise et la monnaie, et
sous l’angle de « la transformation de l’argent en capital » ? Comme si une
chronologie, pourtant impossible, tenait lieu d’histoire...
Rappelons l’intérêt de la notion de production marchande comme
catégorie à la fois critique et positive. Elle désigne une «  sphère de la
production » qui se caractérise par des rapports sociaux d’échange. Ce n’est
pas une notion purement économique, comme celle de marché, car elle
comprend d’une part des relations juridiques, et, d’autre part, un certain rôle
de l’Etat (indiqué à propos de la monnaie). Du bon usage de la notion de
production marchande dépend celui des notions de capital commercial et
financier.
Marx introduit le capital dans la section 2 en montrant qu’il y a
transformation de rapports sociaux d’échange en rapports sociaux de
production capitaliste. Pour comprendre cette démarche, il faut éviter, outre
l’écueil de la confusion entre marchandise et capital, celui de la réduction
du capitalisme à la production capitaliste, réduction qui n’est qu’un nouvel
avatar de l’idéologie économique, combinée avec une certaine idée
métaphysique de la notion de mode de production. Bien sûr, c’est le capital
industriel productif qui est au cœur du mode de production capitaliste ; et
donc le salariat et la formation de plus-value. Mais il peut y avoir formation
préalable de capital comme accumulation d’argent rapportant un
«  profit  »  ; on le verra en examinant les notions de capital commercial et
usuraire. L’idée fausse que l’argent ne peut devenir capital que... dans le
cadre de la production capitaliste, et que Marx en est réduit à formuler une
tautologie 48, vient de ce que l’on remplace la notion de mode de production
capitaliste par celle de production industrielle. Dès lors, l’on pose mal le
problème du saut qualificatif de la production marchande, déjà existante
dans l’Empire romain ou l’Empire chinois, à la production industrielle
capitaliste, apanage de la seule « société occidentale » à un certain moment
de son histoire. C’est que l’on a mal compris la notion de « circulation des
marchandises », qui introduit une façon différente de poser le problème. En
réalité la production capitaliste industrielle, cœur du mode de production
capitaliste, est issue d’un processus socio-économique de transformation de
rapports sociaux d’échange existant au préalable, et porteurs de
contradictions spécifiques. Si l’on admet cette conception dialectique et
anti-économiste, tout le problème de la formation d’un capital marchand et
de la genèse du capital industriel se trouve modifié... et résoluble dans le
cadre du marxisme 49.
Une telle conception oriente aussi l’analyse du rôle des catégories
marchandes quand il y a production capitaliste. Ces catégories sont
transformées, mais non supprimées. Ce qui n’est compréhensible que si l’on
voit que la production capitaliste implique une circulation du capital.

A) Circulation du capital
a) Il n’y a pas de reproduction du capital productif industriel sans
circulation du capital. Que signifie cette affirmation ? Marx distingue trois
formes de capital  : le capital-argent, avec lequel «  l’homme aux écus  »
achète force de travail et moyens de production, le capital productif
permettant la mise en œuvre du procès de production capitaliste comme
utilisation des matières premières et de l’équipement (capital constant) par
la force de travail, et en troisième lieu le capital-marchandises, résultat de la
production, incorporant une plus-value. Ce dernier, une fois réalisé (vendu),
permet la reconstitution d’un capital-argent plus important, A + a, ou A´.
Au niveau de la circulation, ou des métamorphoses du capital, les choses
sont décrites de la façon suivante  : A  —  Mp... M’A’. Ici Marx fait
abstraction des prix de production qui devraient influer sur la vente de M′,
en rapport avec la détermination de la plus-value «  a  » comme profit
moyen, donc sur les conditions de la reproduction à l’échelle sociale  ; il
admet l’hypothèse selon laquelle les marchandises produites de façon
capitaliste sont vendues à leur valeur.
Le cœur du processus de la production capitaliste se trouve au niveau de
Mp... M´, c’est-à-dire de la création de plus-value par la marchandise force
de travail (comprise dans Mp) qui engendre une valeur M’ supérieure à la
valeur initiale des marchandises productives Mp. C’est là que se produisent
à la fois une « transformation physique des marchandises » et une création
de valeur. Par contre, si l’on en revient au plan de la circulation du capital,
en considérant non seulement la production, mais les conditions
marchandes de la reproduction du capital productif, il ne s’agit pas du
même type de transformation, mais d’une métamorphose telle que nous
l’avons déjà rencontrée au niveau de la circulation marchande 50. Les
marchandises produites doivent être vendues, pour reprendre la forme du
capital-argent refluant vers le capitaliste et permettant de reproduire le
processus. Et le capital-argent doit trouver dans la circulation les
marchandises en lesquelles il puisse se métamorphoser pour que la
production capitaliste se perpétue. Autrement dit, tout en étant inscrit dans
la circulation particulière du capital, les éléments marchandises et argent
ressortissent en même temps à la circulation générale des marchandises. Et
il n’y a pas à ce niveau de problème monétaire spécifique, par rapport à
celui qui a été envisagé précédemment. Le capital-argent A est de la
monnaie accumulée et devenue de ce fait argent, en attendant de pouvoir
être investie comme capital-argent achetant de la force de travail. Quant à la
monnaie, moyen de circulation, qu’il s’agisse de circulation marchande
simple ou de circulation du capital, elle doit remplir son rôle dans les
transactions en fonction des ventes et achats.
 

b) Toutefois, même à ce niveau de la circulation du capital, qui semble


surtout inscrite dans la circulation marchande simple, du fait que circulation
des marchandises et reproduction du capital sont liées, de nouveaux
problèmes se posent.
En effet, indépendamment même de la transformation des valeurs en prix
dans le système de production capitaliste, la mise en valeur du capital et la
transformation de A en A’ impliquent des moyens qui affectent les
conditions monétaires et leur donnent un rôle financier spécifique par
rapport au rôle de la monnaie dans la circulation marchande.
Plusieurs aspects sont à considérer. Tout d’abord, simplement celui du
volume de la production capitaliste, comme accumulation élargie, dont la
monnaie métallique ne suffirait pas à assurer le financement  : «  La
production capitaliste avec son volume actuel serait-elle possible sans le
système du crédit (même en ne considérant ce système que de ce point de
vue ci), c’est-à-dire avec la seule circulation métallique  ? Evidemment
non ! Elle se serait au contraire heurtée aux limites mêmes de la production
des métaux précieux  » 51. Toutefois cet argument vaut aussi pour le
développement du commerce au Moyen Age par exemple.
Beaucoup plus important est le fait que la reproduction du capital se
trouve nécessairement affectée par le rapport entre la période de production
et celle de circulation : plus la seconde est longue par rapport à la première,
plus elle gêne la mise en valeur du capital, car dans la circulation ne se
produit aucune valeur nouvelle. Le temps de circulation, vente des
marchandises produites, rentrée des fonds, réinvestissement de capital-
argent, est à la fois une condition et un obstacle pour la reproduction de
valeur et de plus-value. Afin de faciliter cette dernière, il faut donc réduire
au minimum le temps de circulation, c’est-à-dire sauter les étapes, ne pas
dépendre de la rentrée des recettes sur les ventes, pouvoir mobiliser du
capital-argent sans attendre que tout le processus de circulation marchande
se soit effectué. C’est pourquoi Marx indique que «  toute la théorie du
crédit, pour autant qu’elle entre dans l’histoire de la circulation monétaire,
renferme l’antagonisme entre le temps de travail et le temps de
circulation  ». Le crédit est un moyen de mobiliser des ressources
monétaires indépendamment de la durée effective du temps de circulation,
c’est-à-dire d’accélérer la reproduction du capital. On voit donc ici que, tout
en étant inscrite dans la circulation marchande, la circulation du capital, du
fait qu’il s’agit de reproduction capitaliste, affecte les conditions monétaires
de la circulation, en dissociant relativement monnaie et vente des
marchandises, et en associant la monnaie, sous une nouvelle forme, au
financement du capital productif.
Une troisième donnée est à considérer, qui concerne la période de
production elle-même, et son raccourcissement. Marx distingue en effet
temps de production et temps de travail. L’exemple le plus simple est celui
de la production agricole, où le temps de travail ne peut être dépensé que
pendant une partie de l’année, alors que la période de production est
beaucoup plus longue. Pour le travail industriel, c’est en partie la même
chose ; mais là un emploi simultané massif de force de travail peut réduire
la période de production, en raccourcissant la période de travail par
l’utilisation à grande échelle des moyens de production. Cela exige une
forte concentration de travailleurs, et donc une importante mobilisation de
capital-argent, laquelle s’appuie sur le crédit. Marx montre comment cela
est lié au fait que « l’entrepreneur ne travaille plus pour le client, mais pour
le marché » 52. En tout cas, « dans la mesure où le crédit permet, accélère et
augmente la concentration du capital en une seule main, il contribue à
raccourcir la période de travail... » 53.
 

c) Nous arrivons ainsi à un double aspect, contradictoire, de la monnaie


dans la circulation du capital. D’une part,, cette circulation, en tant qu’elle
met en œuvre des moyens monétaires, fait partie de la circulation générale
des marchandises. «  Ici l’argent circule, faisant fonction de monnaie, bien
qu’il remplace constamment du capital  » 54. D’autre part, du fait que la
circulation est liée à la reproduction du capital industriel, elle a des
caractères spécifiques : elle se détache en partie de la circulation marchande
pour permettre le financement rapide et à grande échelle de la reproduction
capitaliste. Il s’agit alors, non seulement de la mise en œuvre de grandes
quantités d’argent  —  auquel cas le financement poserait seulement des
problèmes d’ordre quantitatif  —, mais du changement qualitatif d’une
partie de la monnaie, avec la formation d’un « système de crédit ».
La contradiction subsiste en tout état de cause, du fait que la
reproduction capitaliste dépend et d’une circulation monétaire spécifique, et
de la circulation marchande générale.
Avant d’aborder le système de crédit, deux points sont encore à préciser.
Tout d’abord même quand l’on considère la reproduction du capital en
tenant compte des prix de production, ceux-ci ne suppriment pas le
problème général de l’échange d’équivalents dans une circulation
marchande. De ce fait la loi de la valeur ne concerne plus seulement le
rapport valeur/prix marchand, mais le rapport valeur/prix marchand/prix de
production. Lorsque Marx dit dans un premier temps qu’il ne s’occupe que
des valeurs, cette affirmation, isolée de l’analyse de la loi de la valeur, peut
conduire à une confusion. Car même s’il s’agit de valeurs qui circulent, il
est impossible de faire abstraction des prix et du rapport travail
dépensé/travail social nécessaire pour la reproduction capitaliste. Le
capitalisme est inséparable d’une circulation marchande qui doit assurer la
combinaison de circulations de types différents.
En second lieu — ce point est d’ailleurs lié au précédent —, « dans les
sections de son procès de circulation où le capital industriel fonctionne, soit
comme argent, soit comme marchandise, son cycle s’entrecroise avec la
circulation marchande des modes de production sociaux les plus différents,
sous la seule réserve qu’il s’agisse de production marchande. Peu importe
que les marchandises soient le produit d’un système fondé sur l’esclavage,
ou le produit de paysans (Chinois, ryots des Indes), ou de communautés
(Indes hollandaises), ou d’une production d’Etat (telle qu’on l’a rencontrée,
fondée sur le servage aux époques anciennes de l’histoire russe), ou de
peuples chasseurs demi-sauvages, etc. : c’est comme marchandise et argent
qu’elles affrontent l’argent et les marchandises représentant le capital
industriel, qu’elles entrent à la fois dans son cycle et dans le cycle de la
plus-value supportée par le capital-marchandise lorsque celle-ci est
dépensée comme revenu... La caractéristique du procès de circulation du
capital industriel est donc la provenance universelle des marchandises,
l’existence du marché comme marché mondial. Et ce qui est vrai des
marchandises étrangères est vrai aussi de l’argent étranger  » 55. Dans la
circulation du capital, s’articulent donc des circulations marchandes qui
correspondent à des modes de production différents (au moins à l’époque
du capitalisme analysé par Marx), mais qui sont incorporées dans les
conditions générales de la circulation des marchandises.

B) « Système de crédit » et circulation financière


a) Déjà au niveau de la circulation simple il y a développement de
relations de crédit. La monnaie joue alors le rôle de « moyen de paiement »,
pour solder les transactions à crédit au cas où les diverses créances et dettes
ne se compensent pas. Par contre, il y a formation d’un système de crédit
propre au capitalisme, qui se reproduit comme système, et dont la
signification monétaire est à préciser en relation avec ce qui a été dit au
sujet de la circulation du capital.
La formation du système de crédit suppose au moins deux conditions  :
d’une part, une autonomie relative du capital-argent par rapport au capital
productif et au capital-marchandise, d’autre part la concentration de ce
capital-argent, dans un ensemble plus ou moins articulé, système bancaire et
Bourse, capable de canaliser les disponibilités monétaires de toutes les
couches de la société, mais plus particulièrement de ceux que Marx appelle
les «  capitalistes financiers  ». Sur ce dernier point nous reviendrons plus
loin, dans une perspective historique. En attendant il faut préciser ici que le
système de crédit, du point de vue de la circulation du capital, joue dans le
rapport A-A′, abstraction faite des médiations caractéristiques et de la
circulation marchande et de la production capitaliste. Il n’a de signification
que comme moyen de transfert et de concentration du capital-argent, ce qui
implique la gestion de celui-ci, rapportant un profit prélevé sur la plus-value
et qui est l’intérêt. Sa situation dans la circulation du capital, comme
rapport A-A’, correspond à la formation d’un circuit particulier, décrit par
Marx dans une analyse de la monnaie qui doit refluer vers le capitaliste
pour permettre le financement d’un nouveau cycle de production.
Reprenons les deux aspects contradictoires de la monnaie dans la
circulation du capital. Ici, avec la formation d’un système de crédit, la
contradiction se modifie du fait qu’apparaît un nouveau type de monnaie,
lié au financement. Marx part alors de la monnaie commerciale que
représentent les traites circulant entre commerçants et entreprises.
L’escompte de ces traites par les banques engendre «  une monnaie de
crédit  » qui n’a pas «  la même base  » que la circulation de l’argent
métallique ou la monnaie d’Etat 56. Il s’agit en quelque sorte d’une
circulation de signes de crédit à l’intérieur de relations commerciales. Mais
d’autre part, dans la circulation générale, cette monnaie de crédit doit
pouvoir être articulée avec la monnaie de la circulation marchande, et donc
être validée comme signe de valeur. Sinon elle décollerait complètement de
la circulation des marchandises, et le problème de sa validité monétaire se
poserait de telle sorte que la reproduction des relations commerciales et
financières pourrait être gênée. Cela pose le problème spécifique de la
monnaie dans le système capitaliste : articulation des diverses monnaies de
manière qu’il y ait reproduction de l’équivalent général, et unité de
circulation marchande, comme conditions permissives du maintien de
relations commerciales et financières qui ne relèvent pourtant pas de la
circulation marchande proprement dite.
 

b) La circulation financière.  —  Le problème de la reproduction de la


monnaie comme équivalent général est d’autant plus important que, en
relation avec le système de crédit, s’instaure un type particulier de
circulation marchande, la circulation financière. Les prêts, les achats de
titres de l’Etat, les achats d’actions, sont des transactions qui consistent à
échanger de l’argent contre des créances ou des droits, lesquels deviennent
des marchandises sui generis, dit Marx. Il se constitue alors une circulation
financière, qui, à la différence de la circulation marchande simple, ne subit
pas directement l’influence de la loi de la valeur. La gestion des trésoreries,
le désir de gain des capitalistes financiers subissent, bien entendu,
l’influence des conditions du commerce des marchandises et de la
circulation du capital. Mais ils ont une autonomie relative, et peuvent eux-
mêmes induire une circulation erratique de capital-argent, séparée de la
reproduction du capital productif.
D’une part, la circulation financière, liée au système du crédit et aux
conditions particulières de la circulation du capital, a nécessairement une
fonction dans le mode de production capitaliste. Mais, d’autre part, si elle
en vient à une autonomie trop grande, les facilités du financement
deviennent des difficultés financières, qui mettent en cause les relations de
crédit, et affectent la validité de la monnaie de crédit. Tout en se
développant sur des bases particulières différentes de celles de la circulation
simple des marchandises, la circulation financière ne peut pas se couper de
cette dernière. Cela rend plus urgente encore la solution du problème de la
reproduction de l’équivalent général comme combinaison de types
différents de monnaie.
Ce qui est caractéristique ici, c’est une contradiction particulière à la
circulation financière liée au système du crédit. D’une part, comme
l’indique Marc Bloch 57, la circulation liée au crédit ne peut aboutir au solde
général et simultané de tous les comptes. «  Retarder les paiements et les
remboursements et faire perpétuellement chevaucher les retards les uns sur
les autres  —  tel fut en somme le grand secret de ce régime capitaliste
moderne... : « un régime qui mourrait de l’apurement simultané de tous les
comptes  », car «  il escompte sans trêve les profits de l’avenir  ». La
circulation financière est donc nécessairement en «  porte à faux  », sans
cesse décalée par rapport à elle-même, et ne pouvant déboucher sur un
règlement final d’ensemble. Mais, d’autre part, cette même circulation
financière ne peut complètement couper les ponts avec la circulation des
marchandises et du capital, ni avec la monnaie équivalent général ; elle ne
peut cesser son mouvement « en circuit », lié au maintien de la circulation
et du système du crédit, sous peine de devenir purement spéculative, et de
se détruire finalement elle-même.
En somme, avec l’apurement simultané des comptes, pas de circulation
financière de signes de valeur. Mais sans aucun apurement des comptes ni
reconstitution des circuits de crédit, pas non plus de circulation financière
des signes de valeur. C’est pourquoi cet apurement peut parfois avoir lieu
en relation avec «  un règlement de comptes  », lié à un changement de
rapport des forces, et plus ou moins lié à une intervention du politique. Ce
que l’on retrouvera par la suite, en étudiant le « capital financier » et le rôle
monétaire de l’Etat.
C) Formes de monnaie et reproduction de l’équivalent général :
vérification ou non-vérification de l’équivalent général signe de
valeur
Comme nous l’avons signalé, l’étude du développement de la catégorie
monnaie permet de déceler plusieurs formes de monnaies. Nous avons aussi
retrouvé dans le mode de production capitaliste les différentes fonctions
qu’elle avait acquises, ainsi que le système de crédit caractéristique de ce
mode de production.
Actuellement la dématérialisation de la monnaie métallique, c’est-à-dire
l’apparition du signe de valeur, transforme la monnaie marchandise
caractérisée par sa valeur d’usage (être équivalent général) et sa valeur
d’échange, en simple signe monétaire, mais gardant nécessairement un
certain lien avec la valeur de la marchandise qu’il est censé représenter.
Nous avons eu l’occasion de montrer que le signe de valeur obéissait à la
loi de la valeur dans son expression générale de la section 1 du Capital.
Notre propos sera maintenant de montrer que les différents types ou
formes de monnaies définis comme signes de valeurs reproduisent entre
elles leur rôle d’équivalent général et sont «  convertibles  » entre elles
comme il est dit généralement, mais cela à la condition logique que chaque
type de monnaie vérifie en dernière analyse la loi de la valeur. Nous disons
«  en dernière analyse  » parce qu’il apparaît dès maintenant que la nature
contradictoire de la monnaie définie comme rapport social au niveau de la
circulation va se manifester ; et que la vérification à tout moment, parfaite
et absolue de la loi de la valeur, ne sera jamais observée  ; le mode de
raisonnement qui conduirait à une telle recherche ne pourrait se faire que
dans la lignée d’une pensée fétichiste ricardienne, c’est-à-dire bourgeoise.
Les trois formes de monnaie que nous envisagerons dans le mode de
production capitaliste seront la monnaie bancaire, la monnaie nationale et la
monnaie universelle.
 

a) La monnaie bancaire  : vérification en dernière analyse de la


reproduction de l’équivalent général par la monnaie Banque centrale.
Plaçons-nous par exemple en France.
Si l’on excepte le Trésor (dont le «  circuit  » obéit à des règles
particulières de reproduction de l’équivalent général), les institutions
financières qui ont pour fonction de créer de la monnaie sont les banques.
Or, chaque banque a sa propre monnaie, équivalent général seulement
dans son propre circuit. La convertibilité entre les différentes monnaies
bancaires s’effectue alors par la seule médiation de la monnaie nationale,
c’est-à-dire la monnaie Banque centrale, lieu de la convertibilité des
monnaies bancaires en monnaie nationale  ; convertibilité, cela signifie
signes de valeur rendus équivalents ou encore équivalence générale des
monnaies bancaires libellées en une seule unité de compte, la monnaie
nationale. « Le mécanisme des paiements central qui assure la convertibilité
parfaite de toutes les monnaies Sociétés Générale, Crédit Lyonnais,
Comptoir d’escompte, etc., les unes dans les autres s’effectue grâce à la
Banque centrale qui émet une monnaie centrale en laquelle toutes les
banques commerciales règlent leurs soldes » 58.
Cette émission dépend du marché monétaire, lieu des besoins des
monnaies bancaires en monnaie nationale. Si le marché est demandeur,
c’est le taux d’intérêt de la Banque centrale qui sera la sanction de la
convertibilité. Le problème se pose alors de savoir comment est ou n’est pas
vérifiée en dernière analyse la reproduction de l’équivalent général par la
convertibilité des signes de valeur bancaires en signes de valeur nationaux.
En réalité, la monnaie Banque centrale qui pourrait apparaître comme
représentant une garantie supérieure d’adéquation à une loi de la valeur des
signes monétaires n’est que la résultante de l’ensemble des signes de valeur
émis au niveau bancaire. En effet, il lui est souvent difficile de résister à une
création monétaire dont elle ne contrôle pas tous les mécanismes. Son
caractère n’est évidemment pas passif puisqu’elle dispose des « instruments
divers de politique monétaire  »  ; c’est pour cela que nous conservons le
terme de vérification, mais nous dirons que c’est une vérification
imparfaite.
De toute manière, l’absence d’un critère monétaire de la reproduction de
l’équivalent général est un élément supplémentaire nous permettant de
conclure à la possibilité d’une «  non-vérification  » de cette reproduction.
Marx introduit de surcroît, à propos du crédit, l’idée que c’est aussi au
profit d’une catégorie sociale que cette «  non-reproduction  » s’effectue  :
« Naturellement, tout ce système artificiel d’extension forcée du processus
de reproduction ne peut être sauvé que parce qu’une banque (par exemple la
Banque d’Angleterre) fournit, moyennant son papier, à tous les aventuriers
le capital qui fait défaut et achète à leur ancienne valeur nominale toutes les
marchandises dépréciées » 59.
Faut-il penser, dans le cas de l’inflation actuelle en France, que c’est au
seul profit du capital bancaire que cette « non-reproduction » s’effectue 60 ?
Les relations étroites entre capital bancaire et capital industriel nous
obligent à nuancer cette idée  ; il est vraisemblable que c’est au profit des
deux que le « système artificiel » fonctionne.
 

b) La monnaie nationale  : vérification de l’équivalent général par la


monnaie universelle.
Puisque la monnaie nationale devenue signe de valeur depuis sa
dématérialisation 61 n’assure pas automatiquement une vérification
satisfaisante de la soumission des monnaies bancaires à la loi de la valeur,
c’est sur le marché mondial que cette vérification doit s’effectuer. En effet,
la soumission de la monnaie nationale à la loi de la valeur se vérifie par la
convertibilité en d’autres monnaies nationales. Le marché des changes en
est le lieu. Et c’est par le besoin de monnaie universelle qu’apparaîtra la
nécessité de solder le compte des banques centrales.
A ce moment nous verrons que la sanction possible est la revalorisation
et la dévalorisation par l’ajustement de la monnaie nationale aux autres
monnaies, au moyen d’un étalon universel.
Il faut d’ailleurs préciser le degré d’abstraction de notre recherche : nous
nous plaçons délibérément tout au long de notre développement au niveau
de la loi de la valeur, en dépassant les phénomènes que la pensée
bourgeoise présente comme explicatifs : prix de l’argent à court terme sur le
marché monétaire, prix d’une devise sur le marché des changes, bref de
simples résultats du jeu de l’offre et de la demande sur un marché. Notre
démarche se situe donc à un niveau différent, ce qui ne nous empêche pas
de tenir compte du rapport prix-valeur sur tout marché 62.
C’est pourquoi la vérification universelle de signes de valeur qui ne sont
plus des marchandises-monnaie doit tenir compte de l’offre et de la
demande sur le marché mondial et, comme pour une marchandise, on
pourrait dire que leur prix, exprimé en signes de valeur, fluctue autour de la
valeur que ce signe est censé représenter.
Plaçons-nous maintenant au niveau de la monnaie universelle. Pour
Marx, la «  monnaie du monde  », ou «  monnaie universelle  », ce sont les
lingots d’or ayant cours sur le «  marché du monde  », «  où la monnaie
fonctionne dans toute la force du terme, comme la marchandise dont la
forme naturelle est en même temps l’incarnation du travail humain en
général » 63.
 

c) Monnaie universelle  : vérification de la reproduction de l’équivalent


général ?
S’il n’y avait que l’or monnaie marchandise universelle, les choses
pourraient sembler réglées, et la vérification de la loi de la valeur
s’effectuerait normalement. Se pose évidemment le problème du prix de
l’or, et d’un étalon invariant (cf. supra), surtout si l’on envisage les
manipulations historiques dont l’or fut l’objet  ; mais les choses seraient
moins complexes au cas où l’or serait encore monnaie universelle.
En fait l’or n’est plus, pour des raisons historiques, la monnaie
universelle unique. Est apparue très tôt, si l’on se réfère à Préobrajenski, la
dictature de monnaies dominantes 64. Pour ce qui est du dollar, cet auteur
prend soin de préciser que « le dollar américain a joué et joue bien entendu
son rôle dominant comme étalon de valeur parce qu’il est lié à sa base or ».
Il en va de même apparemment pour la livre sterling au XIXe siècle, surtout
si l’on constate, avec M. Niveau 65, une circulation mondiale de cette
monnaie, parfois même utilisée comme monnaie de réserve avant 1922  ;
d’autant que la pratique rigoureuse du taux de l’escompte à Londres (et non
les pseudo-phénomènes de rééquilibre qui n’ont jamais existé) semblait
assurer l’adéquation de la livre signe de valeur à son poids d’or  ; cela ne
l’empêchait pas de s’appuyer sur l’or monnaie universelle, mais de loin
puisque les réserves de la Banque d’Angleterre n’ont jamais atteint de
grandes proportions.
Si la monnaie dominante peut s’attribuer certaines caractéristiques de la
monnaie universelle, c’est-à-dire instrument de circulation, réserve de
valeur, moyen de paiement universel, peut-elle jouer le rôle de l’or monnaie
marchandise, à savoir celui d’étalon comme le pense Préobrajenski ; peut-
elle permettre la vérification de la loi de la valeur pour les monnaies
nationales, à commencer pour elle-même qui est aussi monnaie nationale ?
Deux hypothèses sont possibles :
 

Premier cas.  —  Forte domination économique du pays à monnaie


dominante  ; il y a un marché mondial de devises nationales à sanction
fictive, et la reproduction de l’équivalent général n’est pas vérifiée. Le signe
de valeur monnaie dominante ne reproduit plus l’équivalent général, mais
est le produit de l’état des rapports de force entre monnaies capitalistes et
monnaie dominante. Ce fut le cas du dollar jusqu’en 1958. Il est à noter que
cet état de choses n’empêchait pas un certain jeu des sanctions pour les
autres monnaies capitalistes, sanctions concernant leur reproduction comme
équivalent général 66  ; mais celles-ci (dévaluations ou réévaluations) se
manifestaient paradoxalement par rapport à une monnaie dominante
n’assurant pas elle-même la reproduction véritable de l’équivalent général
pour sa propre monnaie.
 

Deuxième cas.  —  Faible domination  ; actuellement le dollar semble en


transition vers ce second état. La sanction sur le marché mondial du fait que
la reproduction de l’équivalent général ne se vérifie pas pour cette monnaie,
consiste à diminuer nominalement son poids d’or (puisqu’il n’y a plus
convertibilité du dollar en or), mais surtout à la dévaluer par rapport aux
principales monnaies capitalistes. Plus la domination économique sera
remise en question, plus ce type de sanction sera appliqué par
l’intermédiaire du marché mondial, lieu, soit de la circulation d’une
monnaie marchandise de référence (tel l’or), soit de l’émergence de
nouvelles pratiques (telles que les accords de Washington en décembre
1971) tendant à vérifier, en dernière analyse, la loi de la valeur.
 

Au terme de ce chapitre, nous disposons d’un ensemble de concepts,


production marchande, mode de production capitaliste et monnaie-
équivalent général, qui nous permet d’aborder le problème des pratiques
monétaires de l’Etat et celui de la critique de la notion de «  politique
monétaire ».
 
CHAPITRE III

Pratiques monétaires étatiques

I. DÉVELOPPEMENT DU CAPITALISME MONNAIE ET


CAPITAL FINANCIER

A) Les stades du capitalisme


Ce qui frappe évidemment le plus, lorsque l’on considère la monnaie et
les Etats capitalistes, c’est le changement qui s’est opéré au cours de
l’histoire du capitalisme, notamment depuis la deuxième guerre mondiale.
Quel rapport y a-t-il entre la circulation de pièces d’or au XIXe siècle et la
formation actuelle de la monnaie de crédit  ? et entre le simple réglage de
l’émission fiduciaire par les banques centrales et la « politique monétaire »
actuellement liée à une intervention massive de l’Etat dans le financement
de l’accumulation capitaliste ? Le problème est alors de trouver un principe
de classement des différents stades du capitalisme, permettant de rendre
intelligibles les modifications constatées.
Différentes typologies marxistes existent, qui ont à peu près toutes en
commun un même schéma, même si le principe de la distinction des stades
n’est pas toujours le même :
— accumulation primitive et formes primaires du capitalisme ;
— capitalisme classique analysé par Marx dans Le Capital ;
—  capitalisme financier et impérialisme, analysés notamment par
Hilferding et Lénine, stade comportant selon certains une phase
particulière, celle du « capitalisme monopoliste d’Etat ».
La difficulté consiste, bien entendu, à identifier les véritables différences
entre ces stades, et à comprendre leur articulation. Par exemple, Hilferding
n’a pas la même conception du rôle des banques que celle de Marx : selon
lui, elles jouent un rôle décisif dans le financement et le contrôle de
l’accumulation capitaliste à la fin du XIXe siècle. Dans quelle mesure cette
différence reflète-t-elle fidèlement d’incontestables changements des
structures bancaires, entraînant un changement qualitatif qui permet de
parler du stade du « capital financier » ? Dans quelle mesure n’est-elle pas
plutôt le résultat de l’évacuation de certaines contradictions, dégagées par
Marx, modifiées mais non supprimées, et mal vues par Hilferding  ? La
question est évidemment fondamentale pour notre problème, monnaie et
intervention de l’Etat. S’il y a eu élimination définitive de la monnaie-or par
celle de crédit, s’il s’est développé une politique monétaire de contrôle des
signes de valeur, les analyses de Marx, vraies pour son époque, sont
dépassées historiquement  ; le seul invariant est le rapport de production
capitaliste-salarié, caractéristique du mode de production capitaliste, ce
rapport ne se reproduisant que grâce à des structures financières différentes
de celles que décrivait Marx.
Nous pensons que cette manière d’aborder le problème a un côté
extrêmement positif, celui du respect des transformations historiques.
Néanmoins, séparée de l’analyse théorique de la nature et de la portée des
changements intervenus et concernant plus ou moins les divers éléments
des formations capitalistes, elle risque de fausser la signification des
« stades » considérés. De ce point de vue, Ph. Herzog situe assez bien les
choses lorsqu’il écrit 67 : « Il ne faut surtout pas voir l’histoire du mode de
production capitaliste comme une succession de modèles de
fonctionnement de la société typés en «  stades  », mais comme une sorte
d’empilement des formes concrètes de reproduction du capital et du salariat
(certaines formes meurent, mais le cas normal est l’empilement des formes,
le développement de formes neuves et la transformation des formes
anciennes)... Si, dans l’analyse des stades, l’accent est mis sur les aspects
nouveaux de la dialectique entre forces productives et rapports de
production... on ne doit pas omettre le fait du renouvellement contradictoire
des formes anciennes. »
Malheureusement, Herzog tend lui-même à établir une distinction
abrupte entre «  le rapport de production fondamental  », qui reste
«  inaltéré  », et les «  manifestations de la reproduction... à l’échelle
mondiale, (qui) sont qualitativement différentes  ». Et, d’autre part, il
n’explicite aucun critère permettant de fonder sa position, critère qui
montrerait ce qui, outre « le rapport de production fondamental », ne peut
être éliminé (quitte à être transformé), quel que soit le stade du capitalisme
que l’on examine.
Un problème analogue est posé par la typologie formulée par P. Ph. Rey,
qui combine développement du capitalisme et changements de
l’impérialisme, en utilisant cette fois un critère, celui de la capacité qu’a le
capitalisme d’implanter le salariat dans d’autres modes de production. P. Ph.
Rey distingue ainsi la période où le capitalisme se contentait d’un
impérialisme de type commercial, la période de transition où le capitalisme
cherche à «  prendre racine  » dans les autres modes de production, ou
période coloniale étatique, et enfin la période actuelle du capital financier,
dont la forme de domination caractéristique est un «  impérialisme
économique pur  », reposant sur l’implantation du salariat dans d’autres
modes de production : seul le « capital financier » est capable de contrôler
la circulation de toutes les marchandises, principalement la marchandise
« force de travail)) 68.
Il y a donc un critère permettant de distinguer des «  stades  » qui est
utilisé ici  : celui de la maîtrise croissante par le capitalisme de la
circulation, qui inclut celle de la force de travail. L’intérêt très grand d’une
telle démarche est de permettre une articulation entre capitalisme et
impérialisme, à partir de l’extension et de l’enracinement du rapport
d’exploitation fondamental, qui ne constitue donc pas un invariant coupé
des changements historiques.
Malgré cela, nous ne pensons pas que le critère utilisé par P. Ph. Rey soit
suffisant. Car il fait abstraction des conditions mêmes de la possibilité de la
circulation des marchandises, et de la maîtrise capitaliste de celle-ci. D’une
part, tout en se référant à ce qu’il appelle « l’instance de la circulation », P.
Ph. Rey n’analyse pas les éléments déterminants de la circulation des
marchandises, et les notions valeur-marchandise-monnaie. D’autre
part — peut-être en conséquence de l’insuffisance théorique qui vient d’être
mentionnée  —, une notion comme celle de «  capital financier  » n’est pas
claire. Pour P. Ph. Rey, tantôt elle semble identique chez Marx et chez
Hilferding, tantôt elle est nettement différente, sans que l’on comprenne les
raisons de ce double aspect.
Un des caractères communs de la « périodisation » de P. Ph. Rey et de la
typologie en «  stades  » indiquée plus haut est l’absence de référence à la
valeur et aux notions qui y sont liées, comme celle de monnaie-équivalent
général. Certes, il s’agit là de conditions préalables du capitalisme, propres
à toute production marchande. Mais il n’y a pas de reproduction possible du
capitalisme, à quelque stade que ce soit, sans le maintien d’un certain rôle
de la valeur et de la monnaie  —  rôle qui se modifie, mais ne peut être
supprimé lors du passage d’un stade à un autre ou d’une période à une
autre. Cette idée n’élimine pas une certaine possibilité d’utiliser la typologie
habituelle, mais elle en modifie la portée. Par exemple, s’il est impossible
d’éliminer certaines contraintes liées à la valeur d’échange et à la monnaie,
la distinction entre « capitalisme classique » analysé par Marx et « capital
financier » analysé par Hilferding change de signification. Et l’on est alors
obligé de rendre compte de la notion de « capital financier » telle que Marx
lui-même l’utilise, pour savoir, non seulement si elle diffère de celle de
Hilferding, mais en quoi et avec quelles conséquences.
L’analyse est importante d’un point de vue théorique, puisqu’il s’agit
d’identifier les contradictions du système capitaliste au cours de son
évolution. Elle l’est également quant à la pratique de la lutte des classes,
dans la mesure où le rapport fondamental d’exploitation capitaliste est
inscrit dans des pratiques qui se modifient, résultent d’intérêts plus ou
moins divergents entre capitalistes, et affectent les divers rôles de l’Etat.
Plusieurs principes théoriques vont orienter les analyses faites dans les
trois points suivants :
 — Il ne s’agit pas de faire une histoire de la monnaie ni de l’Etat, mais
seulement d’indiquer les changements des conditions de la circulation, en
relation avec celui des pratiques monétaires. Une histoire de la monnaie
serait de toute façon hors de question, et même une « histoire monétaire »
comme par exemple celle que font M. Friedman et A. Schwartz à propos
des Etats-Unis — sauf si l’on se situe dans une perspective quantitativiste,
et si l’on oublie les rapports entre monnaie et mode de production ;
 

  —  Le changement des conditions de la circulation est lié à celui des


modes de production. Mais pas exclusivement, puisque dans des modes de
production différents il y a des pratiques monétaires comparables, et que,
dans un même mode de production il y a des stades différents, ou des
formes différentes des pratiques monétaires, ce que nous verrons à propos
de la féodalité et du capitalisme. D’où, également, les décalages entre
stades du capitalisme et changement des pratiques monétaires privées et
étatiques ;
 — L’idée précédente pourrait permettre une mise en question du concept
de «  mode de production  » tel qu’il est souvent présenté  ; le mode de
production ne serait pas une « synthèse », mais une articulation d’éléments
relativement disparates, d’origine et d’âge différents, permettant la
reproduction du rapport de production dominant, mais non une maîtrise
totale des conditions de cette reproduction. Il faut sans cesse se reporter à la
conception critique de Marx vis-à-vis de l’économie politique, pour ne pas
faire de la notion de mode de production un concept économico-historique
permettant de déterminer tous les éléments inscrits dans ce mode en
fonction du rapport de production déterminant et de la reproduction de
celui-ci, abstraction faite des décalages, des déplacements de rôles et du
changement des contradictions. L’on verra ainsi que les périodes utilisées
pour préciser la pratique monétaire de l’Etat ne reflètent pas directement
celles qui permettent traditionnellement de définir des stades du
capitalisme 69, du fait du découpage lié au concept d’équivalent général, et
aux transformations des pratiques qui correspondent à la reproduction de
cet équivalent.
 

Avant de poursuivre, une précision doit être donnée en ce qui concerne la


pensée de Lénine par rapport à celle de Hilferding. D’une part, Lénine
reprend la notion de «  capital financier  » selon Hilferding et non Marx
(nous verrons plus loin la différence des deux), et définit cette notion
comme «  fusion du capital bancaire et du capital industriel  » 70. Mais,
d’autre part, dans le même ouvrage de Lénine, se trouve la remarque
suivante  : «  Il est propre au capitalisme, en règle générale, d’établir une
séparation entre la propriété du capital et son application à l’industrie, entre
le capital-argent et le capital industriel et productif, entre le rentier ne vivant
que du revenu qu’il tire du capital-argent, et l’industriel, ainsi que tous ceux
qui participent directement à la gestion des capitaux. L’impérialisme, ou la
domination du capital financier, est ce degré suprême du capitalisme quand
cette séparation atteint des proportions formidables » 71. Il se produit ainsi,
lors de ce que Lénine appelle le stade impérialiste du capitalisme, à la fois
une «  fusion  » du capital bancaire et du capital industriel, et une
«  séparation  » du capital-argent et du capital productif, séparation
contemporaine du capitalisme mais ici beaucoup plus grande. Si Lénine
avait développé l’analyse de ce processus contradictoire, d’une part en
reprenant les idées de Marx 72, d’autre part en prenant des précautions avec
l’idée de « fusion », l’on aurait sans doute pu voir comment les formes de la
circulation financière et du capital financier définies par Marx, se sont
modifiées sans pour autant, bien au contraire, perdre leur importance. En
tout cas, à la différence de la synthèse de caractère mécaniste opérée par
Hilferding, la conception de Lénine laisse la voie ouverte à l’analyse d’une
«  conjoncture d’une phase déterminée de l’histoire du capitalisme
mondial  » 73, celle de l’impérialisme, comprenant des processus
contradictoires, et notamment une forme modifiée du « capital financier »
tel que Marx le définit, ce qui rend nécessaire l’aménagement de la notion
de « stade » du capitalisme.

B) Circulation marchande capital marchand, capital financier


a) Dans ce point B, nous aborderons, en parlant des rapports entre
circulation marchande et capital marchand, le problème de l’accumulation
primitive. Car nous pensons que la fin du premier livre du Capital, qui porte
sur ce point, est analytiquement liée avec les deux premières sections du
Capital concernant la circulation marchande et la transformation de l’argent
en capital. En effet, comme nous l’avons vu plus haut, l’accumulation
primitive n’est pas un stockage préalable de moyens de production incitant
ensuite le capitaliste à embaucher. Sans doute ne peut-elle se produire que
s’il y a circulation de marchandises, mais elle implique la formation d’un
rapport spécifique d’exploitation. Ici encore le problème posé par Marx n’a
de sens que dans l’ensemble de sa démarche. Ainsi l’on ne peut assimiler le
profit analysé par Marx à partir de la plus-value, avec la rémunération des
« avances » en travail accumulé faites par un capitaliste telle que la conçoit
Ricardo. La notion d’accumulation primitive, en relation avec celle de
capital marchand, de capital-argent et de marchandise force de travail, est
totalement étrangère à la conception ricardienne des «  avances  » comme
fourniture par le capitaliste au travailleur d’un stock de nourriture, de
vêtements et autres choses nécessaires qui sont la propriété de l’employeur,
tout en représentant du travail accumulé.
b) Dès le début de l’analyse, l’on rencontre un paradoxe, concernant les
rapports entre notions de circulation marchande et capital marchand.
L’étude de la première a permis, dès le début du Capital, de dégager les
concepts clés de valeur d’échange, de loi de la valeur, d’équivalent général :
concepts indispensables pour analyser le capitalisme sans réduire celui-ci à
une production marchande, et pour permettre la détermination de la notion
de plus-value. Marx prend quelques exemples historiques pour illustrer le
concept de production marchande ; le thème principal est celui de l’échange
de marchandises équivalentes (c’est-à-dire réduites à l’équivalence par la
loi de la valeur), qui implique l’usage de la monnaie. Les échanges se font
sur des marchés, où se rencontrent les producteurs eux-mêmes, qui
échangent leur marchandise contre de la monnaie avec laquelle ils peuvent
acheter une autre marchandise. Il ne s’agit pas ici de rapports commerciaux,
mais de rapports sociaux d’échange, ne pouvant engendrer chez aucun
producteur-échangiste-consommateur une accumulation quelconque
d’argent.
Par contre, dans de nombreuses notes historiques concernant la période
précapitaliste, Marx parle de capital commercial et financier (ce dernier
étant «  productif d’intérêts  »). Ce sont là des formes de capital marchand
«  qui précèdent le mode de production capitaliste, et se trouvent dans les
structures sociales les plus diverses au point de vue économique » 74. Ainsi
Marx parle de capital, alors que le rapport capitaliste fondamental de
production n’existe pas encore. Les choses sont tout autres quand Marx
examine la circulation du capital dans le mode de production capitaliste,
pour montrer quelles formes particulières et relativement autonomes,
comme celles du capital commercial et du capital financier, peuvent se
développer. Mais comment parler de capital avant la formation de la plus-
value  ? Pourtant Marx le fait, et il faut comprendre pourquoi si l’on veut
préciser non seulement certains aspects des origines du capitalisme
industriel (problème de l’accumulation primitive), mais la persistance ou le
développement de certaines formes du capital, même si ces formes sont
transformées, dans le capitalisme industriel développé (problème du
« capital financier »).
Ainsi, l’on ne peut partir de la seule production marchande, dans la
mesure où celle-ci a pour axe fondamental la valeur et l’échange
d’équivalents. Mais — ici est le paradoxe —, l’on ne peut non plus en faire
abstraction, et cela pour deux raisons. D’une part, dans la circulation
marchande elle-même apparaissent des relations contradictoires, notamment
entre valeur et prix, qui montrent que l’échange d’équivalents peut se
réaliser dans des conditions diverses, par rapport à la valeur individuelle des
marchandises, selon l’état des marchés. D’autre part, si l’un des échangistes
cesse d’être producteur, et devient un intermédiaire entre les producteurs, il
peut jouer sur les différences des prix marchands des diverses
marchandises. Les produits échangés ont une valeur dont le prix peut
différer. Cela permet un «  profit  » issu non de la plus-value, mais de
l’éventuelle domination des rapports d’échange par des commerçants.
S’agit-il d’un rapport de domination purement économique ? Marx parle
au contraire de fraude, de duperie, de pillage — ce qui semble indiquer un
rapport non économique 75, par opposition à la formation de plus-value qui
fait suite au marché « librement » conclu entre capitaliste et ouvrier. Mais
ce vol et cette rapine sont aussi des rapports économiques commerciaux,
établissant une domination économique sur les rapports d’échange. Ils
constituent un moyen spécifique d’appropriation du surtravail, distinct du
rapport de production esclavagiste ou féodal. Et le fait qu’il y ait formation
d’un capital marchand tient à la fructification, grâce à la domination des
échanges par une couche de marchands ou de banquiers, d’une somme
initiale d’argent, soit sous la forme A-M-A’ (capital commercial), soit sous
la forme A-A’ (capital dit usuraire, puis financier).
Ces types de capitaux ne sont pas propres à tel ou tel mode de
production, mais à plusieurs, quoique leur forme soit modifiée par la nature
du mode de production où ils jouent. Si l’on considère l’accumulation
capitaliste primitive, il est certain que la formation de capital marchand, qui
existait déjà dans l’Antiquité, et n’a alors nullement débouché sur le
capitalisme, ne suffit pas à expliquer le passage au «  capital proprement
dit  », c’est-à-dire industriel. Par contre, il faut remarquer que c’est
seulement à partir d’une certaine période du Moyen Age que s’est effectuée
la reproduction continue du capital commercial, même s’il y avait
dépérissement de tel ou tel pôle du commerce et de la finance. De Venise ou
Gênes le flambeau passait à Amsterdam, puis en Angleterre. Il n’y avait pas
extinction, mais transfert, de la prédominance d’une cité à une autre, puis à
un Etat.
Cette capacité de reproduction du capital marchand dans une certaine
zone géographique, comprenant très tôt l’Europe du Nord-Ouest comme
centre industriel de la draperie 76, tient sans doute à divers facteurs
économiques et politiques qui n’existaient pas dans l’Antiquité. Tout
d’abord, le mode de production féodal n’était pas à même d’englober la
circulation marchande qui se développait «  dans ses pores  », au point
d’étouffer celle-ci. Même s’il y avait domination de la production
marchande des villes par le féodalisme, et par les rapports de production
développés à la campagne, cette production marchande ne subissait pas le
contrôle écrasant d’un Etat féodal qui en aurait brisé l’essor. Au niveau des
Etats eux-mêmes, les historiens ont bien montré par exemple la différence
entre le poids de la fiscalité sur les hommes d’affaires en France et en
Angleterre pendant toute la période de transition au capitalisme, la fiscalité
française étant beaucoup plus lourde. Les autorités politiques agissaient en
faveur des capitalistes marchands, qui faisaient d’ailleurs partie des
notables dans les cités ou au Parlement anglais, organisant une législation
commerciale, gérant la fiscalité, prêtant aux princes impécunieux. Ce
soutien du politique était certes à double tranchant, dans la mesure où il
pouvait y avoir, comme à Amsterdam au XVIIe siècle 77, un freinage
politique de l’activité industrielle, dû à des restrictions de caractère féodal.
Mais son caractère positif pour la reproduction du capital marchand l’a
emporté.
Sans doute Dobb, après Marx, fait-il remarquer que le succès même du
développement du capital marchand pouvait gêner, et non favoriser, le
développement du capital industriel. Une comparaison entre Amsterdam et
l’Angleterre au XVIIe siècle est instructive à cet égard. Il n’en reste pas
moins que les manufactures capitalistes anglaises de drap sont nées en
grande partie du commerce avec Amsterdam, et de l’importation de capital-
argent en provenance de cette cité, tandis que les manufactures non
capitalistes d’Amsterdam avaient induit en Angleterre l’expropriation d’une
partie de la petite paysannerie, en vue du développement de l’élevage par
les grands féodaux. D’autre part, P. Ph. Rey montre 78 que dans la société
féodale existait une certaine complémentarité entre ville et campagne, les
rentes perçues par les propriétaires féodaux dans la zone rurale trouvant
dans l’artisanat des villes un complément et un débouché.
A la fin du Moyen Age et dans la période de transition à l’économie
capitaliste, «  l’usure, le commerce, l’organisation urbaine et le
développement parallèle du fisc jouaient le rôle principal » 79. Le capitaliste
marchand-banquier ne peut, sans la marchandise force de travail, opérer la
transformation de l’argent en capital productif de plus-value. Cependant, il
transforme de la valeur en «  richesse monétaire  », selon l’expression de
Marx. Celui-ci précise bien ce que n’est pas pour lui l’accumulation
primitive :
« On imagine à tort que tout au début le capital commence par accumuler
des moyens de subsistance, des instruments de travail et des matières
premières, bref, les conditions objectives du travail déjà détachées de la
terre et combinées au travail. De même ce n’est pas le capital qui crée les
conditions objectives du travail. Au contraire, il se forme à l’origine par ce
simple fait  : la valeur qui existe sous forme de richesse monétaire a la
faculté, en raison de la disposition de l’ancien mode de production,
d’acheter les conditions objectives du travail, d’une part, et d’échanger le
travail vivant lui-même avec les travailleurs rendus libres contre de l’argent,
d’autre part » 80.
L’on retrouve ainsi l’importance théorique, déjà indiquée plus haut, de
l’analyse de la circulation marchande et de la transformation de l’argent en
capital. D’une part, il y a des producteurs et une circulation de
marchandises. D’autre part, le seul capital qui puisse être accumulé avant le
mode de production capitaliste est le capital-argent, né dans des rapports
sociaux de domination commerciale et financière de la production
marchande. Rapports d’échange et non de production, sans doute, mais
rapports permettant de dominer les transactions entre producteurs et d’en
tirer profit. Ce qui ne peut être bien compris que si l’on a saisi les
contradictions entre valeur et prix dans la circulation marchande elle-même.
C’est pourquoi dans cette phase transitoire d’accumulation primitive le
caractère des «  procès de production immédiats  » ne joue pas un rôle
décisif. P. Ph. Rey fait remarquer qu’au début du capitalisme encore ces
procès sont les mêmes que ceux de la petite production marchande ou
artisanale 81. Il reprend en cela la pensée de Marx, qui donne un exemple de
passage à la production capitaliste sous l’égide d’un marchand, faisant
travailler pour lui plusieurs fileurs et tisserands  ; ceux-ci jusqu’alors
pratiquaient à la campagne le filage et le tissage comme simple travail
d’appoint : leur travail secondaire devient pour eux le gagne-pain principal.
« Dès lors il (le marchand) les a bien en main et les place sous son autorité
comme travailleurs salariés. Un pas de plus : il les arrache à leur foyer et les
regroupe dans une maison de travail. On voit clairement, dans ce simple
processus, qu’il n’a préparé ni matières, ni instrument, ni moyens de
subsistance pour le tisserand et le fileur. Tout ce qu’il a fait, c’est de les
restreindre progressivement à un seul type de travail, afin qu’ils dépendent
de la vente, c’est-à-dire de l’acheteur ou du marchand, et ne produisent
finalement que pour elle et par elle » 82. Il est vrai que, dans un autre texte,
Marx indique que lorsque le marchand devient producteur capitaliste, au
lieu que le producteur devienne commerçant et capitaliste, il ne s’agit que
de transition, «  le commerçant étant simplement un «  éditeur  » des
marchandises produites, soit par les membres des corporations, soit par les
paysans » 83.
Point de vue confirmé par l’étude de V. Barbour sur le développement
industriel d’Amsterdam au XVIIe siècle 84, quand elle distingue les
«  industries commerciales  » (verkeersindustiën) des «  manufactures  »
(fabrieken). Il n’en reste pas moins vrai que l’industrie «  d’édition  »
dominée par les marchands et les financiers est une des voies de la
transition au capitalisme. Et que l’on retrouve ainsi la logique du début du
Capital  : la formation du rapport capitaliste comme rapport d’exploitation
pouvant se produire et se reproduire socialement s’opère dans la circulation
marchande, en même temps qu’à l’extérieur de celle-ci. La formulation plus
ou moins hégélienne de Marx ne doit pas masquer la portée critique, par
rapport à la conception ricardienne notamment, de son analyse. L’idée
même de l’accumulation primitive est d’ailleurs impensable dans le système
ricardien et dans toute théorie économique, en dehors de considérations sur
«  l’épargne  » qui évacuent précisément le problème. Le capital ne
s’engendre pas en vue et selon les modes de sa propre fin  : la production
capitaliste.
A ce point de l’analyse, la signification du «  capital marchand  » est
inséparable du rapport et de la différence qui existent entre circulation des
marchandises et accumulation primitive. Il faut cependant poursuivre
l’analyse et voir comment dans le mode de production capitaliste le capital
marchand continue à jouer un rôle spécifique, quoique transformé par son
rapport avec le capital productif de plus-value.
 

c) C’est à propos de la circulation du capital, que nous avons analysée


plus haut, que Marx parle du capital marchand : cela signifie que le capital
industriel productif de plus-value se reproduit dans des conditions
déterminées où le capital marchand, sous une forme nouvelle par rapport à
celle de l’accumulation primitive, intervient.
Le capital marchand comprend ici le capital commercial et le capital
financier, ce dernier étant analysé plus loin (point d). Dans le mode de
production capitaliste, la reproduction du capital industriel implique, si l’on
considère l’ensemble du capital social, qu’une partie de ce dernier se trouve
sans cesse sur le marché, sous forme de marchandises devant être
converties en argent, et sous forme d’argent devant permettre les achats et
investissements nécessaires à la continuité du procès de reproduction. « Le
capital commercial n’est donc rien d’autre que le capital-marchandise du
producteur appelé à parcourir le procès de sa conversion en argent et à
remplir sa fonction de capital-marchandise sur le marché  ; avec la
différence que cette fonction, au lieu d’être une opération accessoire du
producteur, apparaît maintenant comme une opération qui incombe
exclusivement à une catégorie particulière de capitalistes, les commerçants,
et qui constitue une affaire autonome d’investissements particuliers de
capitaux » 85.
Marx ne considère donc pas ici le commerce comme intégré au capital
productif, sous les formes contemporaines que nous pouvons connaître,
mais qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne suppriment pas
l’autonomie relative des procès, quoique celle-ci revête une forme nouvelle.
Nous n’étudierons pas ce point à propos du capital commercial, mais
seulement du capital financier.
En tout cas, selon Le Capital, «  la différence fondamentale entre les
capitalistes commerçants dans le mode de production capitaliste et ceux de
la période de transition, n’est pas que les premiers produisent maintenant
une plus-value, ce qui ne peut jamais se faire dans la circulation. Sans doute
dans la mesure où le capital commercial contribue à étendre le marché et à
engendrer la division du travail entre capitalistes (ce qui donne au capital la
possibilité de travailler à une plus grande échelle), sa fonction favorise la
productivité du capital industriel et son accumulation  » 86. Il aide
«  indirectement à augmenter la plus-value produite par le capitaliste
industriel  » 87 et se modifie en conséquence. Le vol et la rapine liés aux
différences des prix marchands, en même temps qu’à des actes de violence,
ne se manifestent plus ici.
Le profit du capital investi dans la branche commerciale du mode de
production capitaliste doit être égal au profit moyen annuel touché par les
capitaux industriels. Cela n’est possible que si ce taux de profit général se
trouve lui-même diminué de la part de plus-value qui doit revenir au capital
commercial. Là encore c’est affaire de valeur et de prix, comme tout ce qui
concerne la circulation. Le «  prix de production  » auquel le capitaliste
industriel vend ses marchandises au capitaliste commercial est plus faible
que le prix de production « réel » 88. De sorte que le capitaliste commercial
peut prélever la différence des deux, et vendre au prix de production
« réel ». « C’est pourquoi le taux général de profit se trouve déjà diminué
de la plus-value qui revient au capital marchand, ce qui constitue donc une
diminution du profit du capital industriel » 89.
Le mécanisme exposé par Marx n’est pas très clair. Mais il est intéressant
de voir que le capital commercial a un effet contradictoire sur
l’accumulation  : augmentation indirecte de la plus-value grâce à la
diminution du temps de circulation, diminution du profit du capitaliste
industriel. L’on retrouve ainsi cet effet de « porte-à-faux » signalé au niveau
de la circulation financière, et qui semble inhérent aux conditions de la
reproduction du capital industriel.
 

d) La notion de capital financier est présentée par Marx en relation avec


celle de capital commercial, à la fois dans les notes historiques et dans
l’analyse de la circulation du capital, l’ensemble des deux formant le capital
marchand. Cependant, le «  capital financier  », comme capital «  productif
d’intérêts », a un caractère spécifique, et se trouve donc traité à part.
Deux difficultés nous attendent. En premier lieu, il faudrait traiter la
question de ce capital financier pris au sens que lui donne Marx, à la fois en
relation avec le commerce, la monnaie, le crédit et la circulation financière,
ainsi qu’avec le rôle de l’Etat. Faute de quoi sa particularité est difficile à
comprendre. Le fait d’aborder le problème ici ne doit donc pas faire perdre
de vue l’interdépendance des notions.
En second lieu, le terme de « capital financier » est le titre d’un ouvrage
de Hilferding, paru en 1910, et désigne la « fusion » du capital industriel et
du capital bancaire à un «  stade  » particulier du capitalisme, postérieur à
l’époque de Marx. Et il a été repris dans la tradition marxiste, notamment
cité et validé par Lénine, de sorte que ce deuxième sens du terme « capital
financier  » a oblitéré le premier, celui du Capital. La chose ne serait pas
grave si, dans la notion qu’il utilise, Hilferding tenait compte de la
définition de Marx, et du caractère critique et dialectique de celle-ci, de
sorte que la «  fusion  » qu’il conçoit ne soit pas vidée des contradictions
repérées grâce aux concepts de base du Capital. Désireux de tenir compte
de ces contradictions, nous allons partir de la notion de « capital financier »
chez Marx. Non pour l’utiliser telle quelle aujourd’hui comme si le
capitalisme ne s’était pas modifié, mais pour en dégager les aspects qui
demeurent importants en tout état de cause.
 

1) La notion de capital financier recouvre chez Marx différents types


d’institutions et de pratiques  : système bancaire, bourses, sociétés par
actions, et parfois, pour retrouver plus directement la pratique capitaliste,
celui du « capitaliste financier » qui prête A pour recevoir A’ du capitaliste
industriel. Tout cela se présente dans un assez grand désordre, mais les
notions fondamentales peuvent être dégagées et articulées entre elles.
Pour la période de «  l’accumulation primitive  », Marx parle plus de
« l’usurier » qui prête pour la consommation, à des taux très élevés, que des
marchands-banquiers des cités commerçantes. Peu importe, dans la mesure
où il s’agit dans tous les cas de relations de crédit basées sur le commerce
de l’argent, qui comprend celui des changes, très important en raison du
morcellement de la monnaie, et des rapports entre circulation internationale
des traites et convertibilité en monnaie métallique. Cependant, les
insuffisances des notations de Marx sont gênantes, dans la mesure où ce qui
nous intéresse le plus, c’est le rapport entre commerce, monnaie, crédit et
capital financier.
Reprenons l’exemple d’Amsterdam au XVIIe siècle 90, ayant une activité
financière importante en rapport avec son rôle de centre de transport
maritime et de commerce international.
La banque de change d’Amsterdam, fondée en 1609, organisme privé
administré sous le contrôle de la cité 91, a été la première et la plus durable
des banques publiques de l’Europe du Nord. L’activité de change de la
banque, très étendue, était liée à une couverture métallique élevée, qui, lors
d’une première panique en 1672, lui permit de tenir bon. Au point de vue
monétaire, la sécurité était donc assurée, non seulement du point de vue de
la convertibilité des signes de valeur en monnaie mais du point de vue de la
qualité de la monnaie métallique (la banque devant dès sa fondation utiliser
les meilleures pièces à leur valeur légale), ce qui attirait des dépôts en
monnaies métalliques venues de toute l’Europe. Même quand la monnaie
bancaire eut supplanté dans la circulation la monnaie métallique, la seconde
restait un élément de garantie, de sorte qu’à la fin du XVIIe siècle
Amsterdam s’est trouvée être le principal marché de métaux monétaires (et
cela jusqu’à la fin de la première moitié du XVIIIe siècle). La liberté
d’exporter les métaux monétaires, rares ailleurs au XVIIe siècle, a aidé à
stabiliser les taux de change, et à encourager la circulation internationale
des lettres de change comme instruments négociables de crédit, nés sur la
base d’une « monnaie commerciale ».
Il y a donc une relation certaine entre monnaie, commerce et
développement de la circulation des signes de valeur. Le capital financier
prend appui sur la circulation commerciale, en partie dans la mesure où
celle-ci est liée à la circulation marchande. Il en va de même au point de
vue de l’activité internationale du capital financier, qui s’exprime par la
domination financière d’Amsterdam sur la Suède, le Danemark et la Russie,
domination liée au financement du commerce et à l’endettement des
gouvernements. Même la France et l’Angleterre, beaucoup mieux
protégées, utilisèrent des capitaux venant d’Amsterdam, surtout
l’Angleterre après 1688.
Cependant l’on voit aussi apparaître une seconde réalité, compréhensible
si l’on se rapporte à notre analyse de la circulation financière et du caractère
non purement fonctionnel du financement. En même temps que le capital
financier agit, une certaine forme de circulation financière se développe
pour elle-même, et permet des profits de spéculation, distincts du taux
d’intérêt. Cela concernait en partie les opérations de change, mais surtout
les actions en Bourse. « Le vendeur, pour ainsi dire, ne vendait que du vent,
et l’acheteur ne recevait que du vent 92  : On peut alors dire que A’ se
détache relativement non seulement de M, selon la définition donnée par
Marx du capital financier (A-A′), mais même de A, aussi bien comme
monnaie métallique que comme «  monnaie commerciale  », et fait partie
d’une circulation financière devenue relativement autonome, et engendrant
des profits purement intérieurs à cette circulation en tant qu’elle porte sur
des titres composant ce que Marx appelle du « capital fictif » : circulation
qui ne se referme jamais en circuit et n’est jamais apurée, sauf en cas de
crise où la monnaie réapparaît comme telle (le fait même de cette
réapparition montrant que l’autonomie de la circulation financière ne peut
être que relative).
Dans le mode de production capitaliste proprement dit, les choses se
modifient en raison des rapports du capital financier avec le capital
productif dans la circulation du capital. Il n’en reste pas moins que, mis à
part la rémunération du capital bancaire, qui doit être du même niveau que
celle du profit moyen des capitaux investis dans d’autres branches, un profit
particulier intervient, l’intérêt, en partie survivance du passé anté-
capitaliste, en partie spécifique pour deux raisons  : d’une part, il est
maintenant prélevé sur le profit industriel issu de la plus-value, et n’est
donc plus un pur « profit de circulation » ; d’autre part, son niveau tend à
être relativement bas, par rapport à celui des prêts usuraires, de façon à
favoriser le commerce puis l’accumulation capitalistes. Marx indique
cependant qu’il n’y a aucune règle économique de répartition de la plus-
value entre profit industriel et intérêt touché par le capital de prêt, le
problème étant donc celui d’un rapport de force entre capitalistes prêteurs et
emprunteurs 93, compte tenu des variations de la conjoncture et de l’action
de la Banque centrale. La seule exception, très importante au demeurant, est
le cas des sociétés par actions, où, le capital constant (moyens de
productions matériels) étant «  immense  » par rapport au capital variable
(salaires), le profit revient tout entier au capitaliste financier, sous la forme
de l’intérêt  : les entreprises concernées n’intervenant pas nécessairement
dans l’égalisation du taux de profit, ce qui freine la baisse de ce dernier.
L’on retrouve ainsi, sous une forme tout à fait différente, la distinction entre
le capital-argent et le procès réel de production indiquée à propos de la
période de transition au capitalisme 94.
Marx précise d’ailleurs les choses de façon plus générale, dès le début du
tome 7 du Capital 95, en montrant la différence entre la cession et le reflux
du capital financier prêté, et celle du mouvement « réel » de la circulation,
« où le reflux est une phase du procès de circulation » lié à la reproduction
du capital productif. Cela explique notre conception de la circulation
financière exposée plus haut, et permet de bien saisir la spécificité de la
circulation du capital financier par rapport à celle du capital industriel,
même si cette dernière comporte nécessairement, comme nous l’avons vu,
du capital-argent.
Cette distinction est fondamentale selon nous, car même lorsqu’elle revêt
une forme différente, dans le cadre du « capital financier » tel que le définit
Hilferding, elle subsiste, quoique de façon différente.
 

2) Nous venons d’exposer brièvement la conception du «  capital


financier » selon Marx. Parfois présentée comme un problème de période (à
partir de la seconde moitié du XIXe siècle), ou comme un problème
d’habitudes nationales différentes (le système bancaire anglais différant par
exemple du système allemand), une interpénétration des banques et des
entreprises capitalistes concentrées s’est peu à peu développée ; elle a incité
Hilferding à parler du « capital financier » comme d’un stade nouveau du
capitalisme, qui durerait encore aujourd’hui, compte tenu d’une phase
particulière, celle du «  capitalisme monopoliste d’Etat  ». Le capital
financier est, selon Hilferding, «  le capital bancaire, par conséquent sous
forme argent, qui est transformé en réalité en capital industriel » 96. «  Une
partie de plus en plus grande du capital employé dans l’industrie est du
capital financier, capital à la disposition des banques et employé dans
l’industrie » 97. Lénine a montré comment ce procès est inséparable de la
concentration industrielle et bancaire. Il y a donc une liaison de plus en plus
étroite entre capital bancaire et capital industriel, liaison par laquelle le
capital prend la forme de capital financier 98. La distinction faite par Marx
entre les deux, même quand il s’agissait des sociétés par actions, serait donc
invalidée.
Nous ne le pensons pas mais devons nous expliquer clairement sur ce
point, et de façon théorique, sans dire par exemple que les analyses de
Hilferding reflétaient seulement les particularités du capitalisme austro-
hongrois des années 1900 (l’argument pourrait d’ailleurs nous être renvoyé
si l’on rapportait l’analyse de Marx au capitalisme anglais...). J. Bouvier
pense que «  le schéma d’Hilferding a fort bien vieilli  », et qu’il apparaît
même « plus valable et plus opérationnel pour le capitalisme d’aujourd’hui
que pour le capitalisme des années 1900  » 99. Il montre bien cependant
l’apport de Lénine concernant l’idée de « fusion » du capital bancaire et du
capital industriel, qui suggère que «  la domination de la banque n’est pas
toujours de règle » 100, comme Hilferding tendait à le penser. D’autre part,
certaines analyses de la phase actuelle du capitalisme ont pour objet
d’approfondir et de développer le « concept de capital financier » analysé
par Lénine, en «  tenant compte des réalités du capitalisme monopoliste
d’Etat », et principalement de la mise en œuvre de fonds publics 101.
Sur ce dernier point nous reviendrons par la suite. Il faut ici reprendre
l’analyse du «  capital financier  » chez Hilferding, en tenant compte par
exemple des remarques de J. Bouvier 102, indiquant notamment que «  les
structures bancaires du temps de Marx et celles du temps de Hilferding sont
incomparables en volume, en densité, en efficacité », ce qui affecte le rôle
des banques dans les paiements et dans le financement, non seulement
quantitativement, mais qualitativement. Nous avons, au début de ce chapitre
III, abordé ce problème  : y a-t-il ou non un «  dérapage  » théorique chez
Hilferding ?
Nous pensons que oui, car les contradictions de la circulation financière
et du capital financier analysées par Marx conservent leur importance à
l’époque de Hilferding ou à la nôtre, même si leur forme a été tout à fait
modifiée.
Nous allons prendre deux exemples du maintien de ces contradictions
l’un en rapport avec l’analyse de Hilferding, l’autre contemporain.
Hilferding expose qu’il y a encore, à son époque, des crises de crédit
commercial, les crises étant inséparables du fonctionnement du capitalisme,
mais non plus de crises bancaires (les prix ne baissant pas au point
d’empêcher les industriels de rembourser les banquiers), ni de crise
monétaire (s’il n’y a pas pénurie de moyens de paiement, grâce notamment
à la monnaie fiduciaire)  —  c’est-à-dire plus de crises financières 103. Cela
principalement à cause de la concentration bancaire, qui permet une
répartition beaucoup plus grande des risques, et à cause de la diminution de
la spéculation. Sans exclure complètement l’apparition de telles crises, il ne
trouve pas que celles-ci restent caractéristiques de l’époque du capital
financier.
Ce point de vue ne correspond pas aux faits — crise Baring en Grande-
Bretagne en 1880, crise de 1907 aux Etats-Unis  —, qui furent des crises
financières liées à des difficultés économiques et se propageant à l’étranger.
Encore faut-il analyser les faits. Nous pensons que Hilferding voit mal la
réalité de la crise financière parce qu’il a abandonné toute référence à la
monnaie comme équivalent général et aux concepts liés à celle-ci. En effet,
bien qu’il parle de l’importance des réserves d’or des banques centrales, il
ne voit pas comment, à cette époque où l’or était « monnaie universelle », le
poids des crises a été reporté sur la monnaie de crédit bancaire.
Bloomfield a montré que dans les années 1900 certaines monnaies
nationales de grandes puissances ont connu des difficultés, le dollar avant
l’adoption par les Etats-Unis de l’étalon-or en 1900, le rouble après la
guerre russo-japonaise, jusqu’à être menacées de la sanction de la
dévaluation 104. La spéculation contre le dollar a été bloquée par des
banques privées de New York, constituant un pool pour surveiller le marché
des changes  ; celle contre le rouble l’a été par un crédit de 2 milliards de
francs accordés à la Russie par un consortium de banques privées
étrangères 105. Cela vérifie en un sens l’affirmation de Hilferding sur la
puissance des banques. Mais celles-ci étaient soumises à une obligation
d’échangeabilité en monnaie fiduciaire — donc de convertibilité en or —,
de sorte que le poids des crises monétaires affectait leur propre monnaie de
crédit. L’instabilité qui subsistait, malgré le développement du capital
financier, affectait parfois la valeur des monnaies nationales, mais se
trouvait reportée sur la monnaie scripturale, ce qui est incompréhensible si
l’on ne tient pas compte de l’articulation spécifique des diverses monnaies à
l’époque, et du rôle de l’or comme «  monnaie universelle  » à côté de la
livre sterling — c’est-à-dire si l’on ne tient pas compte des conditions de la
reproduction de la monnaie comme équivalent général dans le contexte du
« capital financier ».
Il faut donc en revenir aux concepts de circulation marchande, équivalent
général, circulation financière, si l’on veut discuter le caractère
« mécaniste » de la conception de Hilferding.
Celui-ci dit notamment que l’on pouvait empêcher les sorties d’or liées
aux opérations financières, par des manipulations ou des interdictions, mais
non celles qui étaient liées à la circulation commerciale 106, et qui servent à
solder les obligations découlant du commerce des marchandises et des
valeurs sans déprécier la devise nationale. Malheureusement, Hilferding
n’introduit pas l’idée d’une circulation financière qui a nécessairement un
caractère contradictoire, un de ses aspects étant spéculatif. C’est pourquoi il
parle de la diminution de la spéculation ou du freinage des effets de celle-ci
à l’époque du capital financier, sans voir qu’il n’y a pas diminution ni
freinage mais transfert des effets de la spéculation, qui affecte la monnaie
bancaire privée au lieu d’affecter la monnaie nationale, une sanction
monétaire existant toujours bel et bien mais revêtant un caractère historique
déterminé.
Il ne nous semble donc pas possible d’admettre la notion de capital
financier telle que la présente Hilferding, comme un stade particulier du
capitalisme, sans plus tenir compte des éléments critiques et dialectiques
liés à la notion de capital financier chez Marx, qui maintient en tout état de
cause une distinction entre capital financier et capital industriel, à partir de
concepts fondamentaux de l’analyse du capitalisme. Sans négliger du tout
les différences historiques réelles, qui entraînent des changements de
formes, nous pensons qu’il y a dans la notion retenue par Hilferding une
insuffisance analytique qui déforme cette notion.
Un second exemple, pris dans une phase postérieure à l’époque de
Hilferding, permettra de préciser notre conception. Il s’agit de la crise
monétaire de 1971, et du rôle joué par les entreprises multinationales dans
la spéculation monétaire 107. Ces entreprises correspondent à la conception
du capital financier tel que Hilferding le présentait, en raison de
l’interdépendance du capital argent et du capital industriel, ou des banques
et des entreprises, qu’elles incarnent. Or, à l’intérieur même de leur gestion
s’est posé un problème financier et monétaire spécifique, lié à la circulation
financière sous ses formes nouvelles qui affectent cette fois la valeur des
monnaies nationales.
L’article que nous utilisons est un véritable plaidoyer en faveur de la
spéculation monétaire des entreprises multinationales, spéculation qui
correspond pour celles-ci à « une saine et correcte gestion financière ». Le
directeur financier d’une de ces affaires «  ne fait qu’accomplir son travail
en gérant et en sauvegardant les actifs de sa société ». Il ne s’agissait donc
pas pour lui en 1971 d’agir comme un simple spéculateur sur devises, mais
de « garder toujours une position favorable sur une monnaie eu égard aux
variations possibles à la hausse ou à la baisse de sa parité  ». Nous avons
déjà vu ce qu’il en était à propos de la crise du dollar en 1971. «  ...
lorsqu’en avril-mai les détenteurs de capitaux se mirent à parier sur la
hausse du cours du mark allemand, les directeurs financiers américains
anticipèrent leurs achats de marks, dans certains cas grâce à des emprunts
en eurodollars, afin de couvrir les engagements de leurs sociétés
correspondant par exemple à des paiements d’équipements ou de
fournitures à l’Allemagne, ou au remboursement d’emprunts ».
Pourtant, de «  nombreuses sociétés américaines verront leurs revenus
s’accroître du fait de leurs filiales dans les pays dont les monnaies se sont
appréciées par rapport au dollar. Les dividendes versés et les diverses
redevances en monnaies locales revenant à la société-mère vaudront
davantage de dollars. Mais, en contrepartie de ces gains, un certain nombre
de sociétés auront un surcroît de charges lors du remboursement
d’engagements commerciaux ou de dettes libellées en monnaies
appréciées » 108.
Ainsi la « fusion » propre au « capital financier » conçu comme un stade
particulier du capitalisme, n’empêche pas l’autonomie relative de la gestion
des actifs financiers de l’entreprise multinationale, compte tenu de la
situation monétaire. Et la circulation financière peut être gênée par ses
propres excroissances, engendrant la spéculation monétaire 109. Cette
dernière est en même temps une réponse capitaliste au problème
inséparable de la contradiction propre à toute circulation financière. Mais
l’on voit bien qu’il s’agit d’une phase monétaire spécifique, par rapport à
l’époque de Hilferding où l’or était «  monnaie universelle  », puisque
maintenant se pose le problème des parités des monnaies nationales, et non
plus celui des monnaies privées scripturales. Le poids des tensions a été
reporté sur les monnaies nationales. La contradiction a donc changé de
forme, elle n’en subsiste pas moins, car elle est inhérente au statut du
« capital financier » compris selon les concepts de Marx.
En conséquence, deux choses sont mises en question, concernant la
période actuelle : d’une part la notion de « contrôle » privé ou public sur la
circulation financière, d’autre part la « périodisation » à adopter, celle qui
correspond au problème des modalités de la reproduction de la monnaie
comme équivalent général n’étant pas du tout nécessairement identique à
celle des « stades » et « phases » du capitalisme.

2. MODIFICATIONS DU ROLE MONÉTAIRE DE L’ETAT

De curieuse façon, les pratiques monétaires de l’Etat, quoique très


différentes selon les modes de production, les stades historiques et les pays,
apparaissent d’une certaine façon comme «  répétitives  ». On pourrait par
exemple comparer l’ordonnance royale française de 1315, édictée par Louis
X, et réglant le droit de frappe au profit de l’Etat, avec le Banking Act
anglais de 1844, réglant l’émission de billets de banque au profit de la
Banque d’Angleterre, organisme para-étatique quoique privé. Dans les deux
cas les émetteurs privés voient leur action restreinte ou annulée en relation
avec un phénomène de centralisation, la monnaie, au moins sous l’une de
ses formes, apparaissant comme «  une fonction d’Etat  ». De même les
mutations monétaires (dépréciations ou appréciations de la monnaie
métallique) opérées par les Etats anglais et français jusqu’au début du
XVIIIe siècle, ressemblent aux dévaluations et réévaluations des monnaies
nationales réalisées par les Etats depuis la première guerre mondiale, même
si les conditions et les effets en sont tout à fait différents.
En examinant les changements des pratiques monétaires étatiques nous
ne perdrons pas de vue ce qui donne cette impression de répétition, à savoir
le fait que l’Etat et la frappe ou l’émission et la garantie d’au moins une des
monnaies en circulation relevant de cet Etat, ont partie liée. En ce sens,
l’Etat joue toujours le même rôle monétaire, et au moins un des types de
monnaie a toujours un caractère institutionnel. Nous avions déjà évoqué cet
aspect en parlant de la monnaie comme étalon des prix ; il faut maintenant
l’aborder en étudiant aussi l’articulation des diverses monnaies. Cela nous
ramène à une idée évoquée dans l’introduction générale : d’une part, l’Etat
est à la fois porteur et garant d’une certaine contrainte monétaire, d’autre
part il subit lui-même des contraintes auxquelles il doit s’adapter.
C’est le cas de son action en faveur de la reproduction de l’équivalent
général, alors qu’il ne peut assurer un véritable contrôle de la circulation
financière.
Une seconde conséquence découle de l’idée qui précède : tout en utilisant
une «  périodisation  » historique dont la base reste celle des modes de
production, nous devrons tenir compte de la périodisation spécifique des
pratiques monétaires de l’Etat.

A) La période de transition au capitalisme


Dans le cas de la France, dès le XIIIe siècle s’est produite une
centralisation étatique de la frappe, jusque-là très dispersée, et de la
validation de la monnaie métallique intérieure (sous le règne de saint Louis,
l’ordonnance de 1262 dit que la monnaie du roi a cours dans tout le
royaume, alors que celle des seigneurs qui ont le droit de battre monnaie ne
court que sur leurs propres terres, toute monnaie intérieure étant royale à la
fin du règne de Louis XIV). Le cours des pièces était donc également
déterminé par l’autorité royale, relativement à un poids de métal. Ainsi une
des monnaies de compte, le sou, était-elle à un moment donné représentée
par 32 cg d’or. Il n’y avait pourtant pas de monnaie nationale proprement
dite, dans la circulation intérieure, où malgré leur dénomination différente,
des monnaies étrangères avaient aussi cours. Le contrôle monétaire de
l’Etat portait donc sur l’étalonnage et la frappe des pièces intérieures au
royaume.
On voit aussitôt les limites de ce contrôle. En effet, en régime de
bimétallisme, les deux métaux monnayés ayant entre eux un rapport légal,
l’argent servait pour les petits paiements courants, tandis que l’or était la
monnaie des grands échanges, notamment internationaux, échappant à la
politique des Etats, car les marchands fixaient leur cours à eux 110, ce qui
modifiait de fait le rapport légal entre or et argent. Le roi ne pouvait en faire
lui-même autant sans risque. Ainsi l’action de Philippe le Bel 111, qui a
sciemment rehaussé l’or par rapport à l’argent, car ses dépenses en soldes
militaires ou en traitements de fonctionnaires se faisaient en argent, a abouti
à la disparition de la monnaie d’argent, thésaurisée ou exportée, hors de la
circulation en France.
L’Etat ne pouvait donc provoquer arbitrairement une mutation monétaire
sans engendrer des troubles. Par contre, quand il y avait deux cours de la
monnaie, l’un commercial et l’autre légal, l’Etat finissait par adapter le
second au premier. Les mutations monétaires, ces modifications officielles
du rapport entre l’unité monétaire (et donc le nombre de pièces frappées) et
le poids de métal, sont donc une pratique monétaire étatique qui correspond
à un changement de valeur de la monnaie dans les échanges, et non à une
action volontariste.
Cependant, l’opération n’était pas neutre, ni quant aux intérêts de l’Etat,
ni quant à ceux des classes sociales. Un affaiblissement de la monnaie
augmentait les moyens de paiement à la disposition du roi. Il favorisait
aussi les débiteurs, c’est-à-dire les marchands utilisateurs de crédit, ainsi
que les monnayeurs  ; mais également les paysans qui devaient verser aux
seigneurs des rentes perpétuelles. L’opération inverse profitait aux
banquiers (Marc Bloch cite l’exemple de Cantillon, qui gagna beaucoup
d’argent sous la Régence en prêtant en monnaie faible des sommes à
restituer en monnaie forte), au roi, quand il recevait des impôts en monnaie
forte, et aux fermiers à qui étaient confiés la perception des impôts et les
ateliers de frappe ; elle était défavorable au petit peuple des villes, qui était
endetté, et aux travailleurs ayant un contrat permettant un abaissement des
salaires, versés en monnaie faible.
Ainsi, d’une part, la pratique monétaire de l’Etat n’est pas neutre  ;
d’autre part, elle n’exerce qu’un contrôle très limité sur la circulation, et
doit s’adapter aux effets de celle-ci sur la valeur de la monnaie étatique.
Quant à la stabilisation de la valeur de la monnaie royale en 1726, avant
l’essor du capitalisme en France, Marc Bloch l’attribue à l’augmentation de
la quantité de monnaie grâce à l’extension de l’usage des lettres de change.
Cette explication nous semble trop « quantitative » ; nous penserions plutôt
que la stabilisation de la monnaie métallique a permis, autant que reflété,
l’extension de l’usage de la monnaie de crédit, celle-ci trouvant une
garantie supérieure dans l’absence de variation de la valeur de la monnaie
métallique.
Le cas de la Grande-Bretagne va d’ailleurs dans le sens de cette
interprétation, car la stabilisation de la monnaie métallique ne s’est produite
qu’à partir de 1717, alors que l’établissement de banques privées à Londres
s’était fait à partir du XVIIe siècle, et que la Banque d’Angleterre a été
fondée en 1694. Cela n’avait pas empêché l’état catastrophique de la
monnaie métallique en circulation, et la réforme de celle-ci par le
« Recoinage Act » de 1696. Ainsi a été rendu possible un nouvel essor du
crédit (mais les billets de la Banque d’Angleterre n’accèdent au cours légal
qu’en 1833, et en France, seulement en 1875). Le développement du crédit
privé, en liaison avec le crédit public (c’est-à-dire le financement des
dépenses de l’Etat, base sur laquelle a été fondée la Banque d’Angleterre), a
été beaucoup plus spectaculaire en Angleterre qu’en France, où rien de tel
n’existait au XVIIe siècle. Il n’empêche que les monnaies métalliques
officielles des deux Etats se sont stabilisées, quant à leur valeur, à peu près
en même temps. Cela semble traduire, plutôt que des rapports quantitatifs
entre monnaie de crédit et monnaie métallique, les besoins de stabilité de la
valeur d’une monnaie nationale, dans le cadre de l’accumulation
précapitaliste, et de l’extension du commerce international liée à celle-ci.
En effet, à partir du moment où existent plusieurs Etats favorisant le
commerce de leurs ressortissants, le rapport entre les diverses monnaies
nationales doit être réglé de façon que les échanges commerciaux
internationaux ne soient pas perturbés par des causes monétaires. Si l’on
pense à l’expansion coloniale privée anglaise au XVIIIe siècle, il est certain
que la stabilité de la monnaie nationale anglaise n’a pu que favoriser le
financement de cette expansion. La relation commerce international -
finances publiques - crédit permet bien d’expliquer, dans le cas de
l’Angleterre, le besoin de stabilité de la valeur d’une monnaie de référence,
et de la reconstitution de l’équivalent général. Cela apparaîtra plus
nettement encore avec le développement du mode de production capitaliste,
et les pratiques monétaires de l’Etat qui lui correspondent.

B) Le capitalisme jusqu’en 1914


Comme nous l’avons suggéré plus haut, nous ne distinguerons pas un
« stade » du capital financier car, du point de vue de la pratique monétaire
étatique des pays capitalistes, il n’y a pas changements qualitatifs, mais
seulement extension de certaines pratiques déjà employées vers les années
1820.
Il convient de partir ici de deux réalités différentes  : la formation de
systèmes bancaires centralisés, éléments du système de crédit contemporain
du capitalisme, et la stabilité de presque toutes les monnaies nationales des
pays capitalistes, en relation avec l’adoption de l’étalon-or par la Grande-
Bretagne dès avant 1820, et l’extension de cette pratique après 1870. En
effet, dans le cas de la Grande-Bretagne par exemple, la monnaie nationale,
métallique ou fiduciaire, a été gérée d’une part dans le souci
d’approvisionner en billets les banques subordonnées à la Banque centrale,
d’autre part dans la perspective de préserver la valeur-or de cette monnaie,
même — ou surtout — quand les réseaux des crédits internationaux tissés
par la livre sterling se sont développés.
En conséquence, comme nous l’avions indiqué plus haut, en critiquant
les idées de Hilferding, les crises financières au XIXe siècle ont été non pas
supprimées, mais reportées sur la monnaie de crédit scripturale, qu’il
s’agisse de la période du développement du commerce international sous
l’égide de la Grande-Bretagne, ou de celle de « l’exportation des capitaux ».
C’est de ce point de vue qu’il faut considérer deux actions de l’Etat
anglais, l’adoption de l’étalon-or entre 1816 et 1819, et l’Acte de Peel de
1844 réorganisant la Banque d’Angleterre. En ce qui concerne le premier
point, on voit aisément la force donnée à la livre sterling comme monnaie
internationale du fait de sa convertibilité en or.
Le second point est à examiner de plus près. Marx a montré le point de
vue «  quantitativiste  » qui a orienté la réorganisation de la Banque
d’Angleterre. Celle-ci a été légalement divisée, en 1844, en deux
départements. L’un est chargé de l’émission de billets contre l’or détenu en
lingots, plus 14 millions (livres sterling) de titres. Quant au second, le
département bancaire, son passif est principalement constitué de dépôts
d’organismes publics, et de dépôts des banques privées, et son actif
principalement de fonds d’Etat  ; cependant son encaisse ultime est
composée des billets émis par le premier département, mais non encore en
circulation, contrepartie d’un poste figurant au passif du département
d’émission  ; le rapport de cette encaisse avec le poste «  dépôts des
banques » était surveillé pour savoir s’il fallait manier le taux d’escompte,
et dans quel sens.
Selon Peel, l’auteur de ces mesures, la circulation des billets devait en
conséquence rester en relation avec l’or et les changes étrangers, ce que ne
font pas, disait-il, les autres formes de monnaie de crédit 112.
L’on voit ainsi que la doctrine quantitativiste erronée, croyant en un
contrôle du volume de l’émission des billets, contrôle en réalité impossible,
correspondait néanmoins à une pratique étatique réelle, celle de la
garantie-or d’une partie de la monnaie en circulation, la monnaie nationale :
pratique adaptée aux besoins du commerce capitaliste et de la circulation
financière internationaux.
Cette mesure de 1844 représente-t-elle une rupture par rapport à la
pratique antérieure de la Banque d’Angleterre  ? Beaucoup d’auteurs le
pensent. Par contre V.E. Morgan pense que le changement important s’est
produit avant, en 1833, avec le Bank Charter Act faisant du taux
d’escompte de la Banque un instrument effectif d’action sur le crédit ; avant
cette date, en effet, la doctrine de la Banque était de « satisfaire les besoins
légitimes du commerce », en refinançant des effets de commerce ; après il
s’agissait surtout de s’occuper de la gestion des titres de la dette publique,
et de maintenir le taux d’escompte de la Banque au-dessus de celui du
marché monétaire, de façon à placer la Banque «  hors marché  », pour lui
permettre un contrôle plus efficace.
Quoi qu’il en soit, la mesure de 1844 ne peut être interprétée sans tenir
compte de la pratique étatique de soutien de la valeur de la monnaie
nationale. Et la banque d’Angleterre, quoique organisme capitaliste privé,
se présentait parfois elle-même comme un public body 113, ce qu’elle était
aussi en effet. Cependant Peel, en 1844, écartait explicitement la solution
d’un organe étatique émetteur de monnaie publique, billets ayant un cours
légal convertibles en or, car il trouvait trop risqué de fonder la circulation
fiduciaire sur le crédit du gouvernement, en cas de crise politique. Peut-on
néanmoins considérer l’existence de la Banque d’Angleterre comme un
accident historique, et une anomalie, ce que pensait Bagehot, son rôle
pouvant être partagé entre d’une part le Trésor public, d’autre part les
banques privées  ? La pratique américaine au XIXe siècle a ainsi procédé,
avant la fondation du Federal Reserve System en 1913. D’autre part,
l’absence de participation de la Banque d’Angleterre au financement de
l’accumulation capitaliste (malgré quelques prêts aux compagnies de
chemins de fer et au creusement de canaux) a été patente, de sorte que l’on
voit mal en quoi son existence aurait correspondu à une nécessité de
l’accumulation capitaliste.
Nous pensons que cette interprétation des faits est incorrecte. Elle fait du
système bancaire un agent du financement capitaliste, sans tenir compte de
la circulation financière et des problèmes que pose celle-ci. Elle élimine le
problème de la reproduction de l’équivalent général. L’existence de
Banques centrales, sous des formes différentes, avec des dates de naissance
différentes, et des gestions diverses, n’est pas un accident. Elle se rapporte
au contrôle de la circulation financière quand existe un système de crédit
propre au capitalisme. Si le financement peut être contrôlé par les
capitalistes, la circulation financière, quand s’est développé un capital
financier (au sens de Marx), nécessite un minimum d’intervention
monétaire de l’Etat, qui a porté dans les conditions du capitalisme au XIXe
siècle, sur le rapport monnaie fiduciaire nationale-or, par l’intermédiaire de
Banques centrales ou d’organismes remplissant provisoirement des
fonctions analogues, comme le Trésor américain après 1863 114.

C) Après la première guerre mondiale


Nous n’avons pas, dans le point précédent, fait état du changement des
rapports, dans le système bancaire, entre les banques de plus en plus
développées et concentrées, et la Banque centrale d’Angleterre, changement
qui a eu pour conséquence, d’après V.E. Morgan, à la fin du XIXe siècle,
certaines difficultés de contrôle par le taux d’escompte. Mais c’est qu’il
s’agissait dans notre perspective, d’une modification non décisive quant à la
pratique monétaire de l’Etat. Et nous serions d’accord avec J. Clapham 115
pour dire que les changements postérieurs à la première guerre mondiale
ont eu une telle importance, que la Banque d’Angleterre en 1944 était plus
différente de la Banque en 1914 que celle-ci ne l’était alors de celle de
1844.
Il faut d’abord noter que dès après la première guerre mondiale, la
«  monnaie universelle  », l’or, n’a plus constitué la masse principale des
réserves de change des grands pays capitalistes, et que des monnaies
nationales signes d’or, la livre sterling et le dollar, ont servi de réserves,
celles-ci subissant donc un double effet, celui d’une dématérialisation et
celui des relations de change entre monnaies nationales. En conséquence, le
problème de gestion qui se posait auparavant, celui des rapports entre
monnaie nationale et or, change de caractère. Il demeure, mais sous la
forme du maintien du rapport de parité entre une monnaie nationale et les
monnaies nationales ayant un rôle international, qui sont convertibles en or
seulement sur le plan extérieur pour la livre sterling jusqu’en 1931, pour le
dollar jusqu’en 1971. Toutes les relations monétaires semblent donc être
investies par des rapports entre monnaies de crédit, ce qui transforme le
problème de la sanction et de la reproduction de la monnaie comme
équivalent général.
En second lieu, les monnaies nationales fiduciaires, qui servaient
traditionnellement à financer surtout le commerce et la dette publique, sont
maintenant accompagnées de monnaies étatiques, par exemple celle du
circuit du Trésor français constitué par la monnaie postale, qui malgré son
caractère particulier sert de moyen de paiement. Même en l’absence d’un
tel circuit, le développement dans tous les grands pays capitalistes d’un
secteur financier public ou semi-public, plus ou moins en liaison avec le
budget de l’Etat, constitue un changement qui affecte le rôle de la Banque
centrale et de la monnaie nationale.
Ph. Herzog 116 parle de «  contrôle des structures financières  » comme
nouvelle pratique du « capital financier ». Avant de discuter cette notion de
contrôle, nous en admettons deux aspects principaux. D’une part, la
constitution de circuits publics de financement, qui n’exigent pas un
rendement aussi élevé que celui demandé par les banques aux emprunteurs,
et dont le rôle se modifie en fonction des besoins de l’accumulation
capitaliste à un moment donné, est certainement un moyen de contrôle du
financement. D’autre part, la monnaie privée bancaire a elle-même reçu un
nouveau statut, grâce à l’assurance d’un montant minimum des dépôts
bancaires garanti par l’Etat lors du New Deal de Roosevelt, mesure adoptée
récemment en Allemagne sous une forme différente. Autrement dit, étant
donné l’importance de la garantie publique de la monnaie privée et du
financement, il est certain que le poids des crises financières ne peut plus
être reporté sur la monnaie bancaire interne, comme au XIXe siècle. Il l’est
alors principalement sur les monnaies nationales, d’autant que celles-ci
n’ont plus le même rapport direct avec l’or.
La conjonction de la fin du rôle de l’or comme « monnaie universelle »
tel qu’il apparaissait au XIXe siècle, et de l’extension et de l’imbrication de
la monnaie bancaire et du financement public, a créé une situation nouvelle,
quant à la pratique monétaire de l’Etat.
On doit cependant éviter ici de poser les problèmes en termes
institutionnels. Par exemple, il est certain que le statut de la Banque de
France a changé depuis 1936, et peut encore être modifié dans le sens d’une
plus grande dépendance par rapport au ministre des Finances 117. Cette
nouvelle perte d’autonomie aurait-elle une grande importance ? L’auteur de
l’article cité montre lui-même qu’en 1968 la politique d’abondance de
crédit a été exécutée par la Banque de France pourtant peu enthousiaste, les
événements politiques l’emportant sur les distinctions institutionnelles. La
distinction vraiment importante ne nous semble pas être entre autonomie ou
non-autonomie de la Banque par rapport à l’Etat dont elle est de toute façon
un rouage, mais entre la pratique de gestion de la Banque et les décisions
monétaires clés prises par le gouvernement. Distinction spécifique, propre à
la Banque comme appareil monétaire, et qui fonde la différence entre
Banque et Trésor public. Car elle renvoie aux concepts de monnaie et de
politique.
La Banque centrale doit donc maintenant assumer, dans des conditions
complètement nouvelles, le maintien d’une certaine valeur de la monnaie
nationale relativement à celle d’autres monnaies nationales, ainsi que
l’articulation des différentes monnaies internes entre elles. Là encore on
rencontre un décalage entre la maîtrise du financement de l’accumulation
capitaliste, par les secteurs privé et public (la limite entre ceux-ci se
déplaçant en fonction des besoins des grandes entreprises capitalistes), et
d’autre part la maîtrise de la circulation financière interne et internationale.
Même si l’inflation «  rampante  » existant depuis la deuxième guerre
mondiale est bénéfique pour les capitalistes et pour l’Etat, il n’en reste pas
moins qu’elle n’est pas, contrairement à ce que pensent beaucoup d’auteurs,
l’effet d’une politique délibérée de l’Etat, celui-ci devant sans cesse
affronter le problème monétaire de la parité de la monnaie nationale,
particulièrement sensible depuis 1958.
Il faut à nouveau revenir sur la notion de « contrôle » en relation avec les
contradictions entre capitalistes, et la pratique monétaire de l’Etat. Si l’on
prend l’exemple des Etats-Unis 118, l’autofinancement des entreprises non
financières a diminué à partir de 1965-1966. Au printemps 1970, le taux
d’autofinancement par rapport aux investissements industriels était de
75 %, contre plus de 99 % en 1965. En même temps, l’endettement à court
terme de ces entreprises auprès des banques avait augmenté. Les difficultés
de trésorerie au début de 1970, la crise de la Bourse de New York et la
faillite de Penn Central (la 6e en dimension des entreprises américaines) ont
entraîné la consolidation de l’endettement à court terme après mai 1970,
malgré la baisse beaucoup plus importante du « loyer » de l’argent à court
terme que de celui à long terme. Au premier trimestre de 1971, les dettes à
court terme figuraient dans les ressources des entreprises pour 6,5 % contre
près de 50 % en 1969.
Ces changements sont intéressants à considérer, car l’on constate d’abord
que même dans une période dite de «  capital financier  » (au sens de
Hilferding) et de «  capitalisme monopoliste d’Etat  » (notion que nous
n’adoptons pas), une faillite financière reste possible, ainsi que la menace
d’une crise financière. Cependant, il faut les rapporter à deux autres aspects,
et tout d’abord aux emplois des entreprises industrielles non financières.

Entreprises industrielles non financières américaines (En milliards de dollars)

Années
1965 1970
Investissements industriels 57 81,6
Stocks 7,9 2,6
Emplois financiers 15,9 14

Les stocks surtout, et dans une mesure beaucoup moindre les emplois
financiers, se sont donc adaptés aux difficultés de trésorerie. Ainsi les
difficultés de trésorerie ont été en partie traitées par des ajustements
financiers, ce qui témoigne d’une certaine adaptabilité, quoique
relativement faible.
Un autre aspect est celui des profits des banques pendant cette même
période 119. Les 459 banques du district étudié ont, en 1970, augmenté leur
revenu net de 15  % par rapport à 1969, alors qu’en 1968 l’augmentation
n’était que de 5,3 % par rapport à 1967. Ces gains supplémentaires ont été
dus à l’extension de la part des actifs les plus rentables, c’est-à-dire les
crédits aux entreprises, et les titres autres que les bons du Trésor dont le
rendement est relativement faible, ainsi qu’à l’augmentation des taux
d’intérêt, surtout ceux des crédits aux entreprises. Ainsi, les difficultés de
trésorerie des entreprises non financières ont, d’une certaine manière,
profité aux banques. De sorte que, malgré l’intégration relative des capitaux
bancaire et industriel, il peut subsister une contradiction entre les deux, soit
entre les entreprises et les banques, comme ici, soit à l’intérieur des sociétés
elles-mêmes, comme nous l’avons vu à propos des entreprises
multinationales. Contradiction secondaire mais néanmoins réelle. Ce qui
signifie que le capitalisme, quel que soit son «  stade  », ne peut
intégralement contrôler un financement lié à la circulation financière.
Il faut donc nuancer l’idée de « contrôle », sous peine de ne pas voir les
contradictions effectives qui gênent nécessairement ce contrôle. Ces
contradictions ont des effets spécifiques sur la pratique monétaire de l’Etat.
Celle-ci vise à désamorcer les contradictions, notamment en
approvisionnant les banques en moyens de paiements. Ainsi après mai
1970, la «  régulation Q  », limitant le taux d’intérêt versé aux dépôts à
terme, a été suspendue aux Etats-Unis, ce qui a ramené vers les banques les
disponibilités des grandes entreprises, préférant de nouveau les placements
en dépôts à terme à ceux en papier commercial. Mais, d’une part, les
entreprises n’ont emprunté qu’une partie de l’accroissement des moyens de
paiements, d’autre part, le poids de la crise financière a affecté le dollar
comme monnaie nationale ayant un rôle international.
Le contrôle de la circulation financière par la Banque centrale a consisté
en grande partie à transférer la contradiction sur la parité du dollar. Ainsi le
changement de pratique monétaire de l’Etat se manifeste par les efforts faits
pour donner au capital privé les moyens financiers de se reproduire au
moindre risque  : dans cette mesure on peut parler de «  contrôle des
structures financières ». Mais cela se fait au détriment de la valeur relative
de la monnaie nationale. Or l’Etat doit continuer à prendre en charge la
reproduction de l’équivalent général. Même si ce problème est moins aigu
qu’il n’y paraît (du fait qu’il y a des substituts, et que par exemple « dès que
l’argent est passé par la filière purificatrice d’une banque suisse il n’a plus
identité ni odeur » 120), il n’en reste pas moins posé, comme nous l’avons vu
à propos de la crise du dollar, et comme nous allons le voir de nouveau
maintenant.

3. PROBLÈMES CONTEMPORAINS DE GESTION DE LA


MONNAIE
Le terme de «  politique monétaire  » est présenté par l’idéologie
bourgeoise comme un des éléments d’une vaste gamme de moyens d’action
dont disposerait l’Etat capitaliste  ; la politique économique regrouperait
l’ensemble de ces pratiques.
Deux mots sur le concept. Ph. Herzog 121 montre, par l’exemple du
budget et de l’impôt, comment le fonctionnement actuel du mode de
production capitaliste entraîne ce type d’interventions ; en même temps est
montrée l’absence d’autonomie de la politique économique, puisque celle-ci
n’est en réalité qu’un ensemble de mesures provisoires permettant la
reproduction des cycles du capital et de la force de travail : « L’étude de la
politique économique implique donc qu’on commence à faire éclater
l’image d’une rationalité globale d’interventions économiques » 122.
Ce point posé au départ nous permet de donner une idée générale sur la
place que nous accordons à la «  politique monétaire  » prise comme un
élément de l’ensemble des mesures de politique économique. Nous allons
maintenant tenter de préciser les rapports entre politique monétaire et
politique financière en tant que composantes de la politique économique.
Dans un autre ouvrage, collectif cette fois, nous rencontrons une analyse
qui semble accorder un rôle plus important à ces deux sortes de pratiques
étatiques, prises toutes les deux dans une rationalité complémentaire l’une
de l’autre, et comme produit du mode de production au stade qui est défini
en tant que « capitalisme monopoliste d’Etat » : « En fait, l’équilibre et le
déséquilibre du budget, l’inflation de crédit, sont tous deux des « produits »
de l’accumulation monopoliste, et des politiques de financement qu’elle
exige et dont elle se nourrit » 123.
Nous ne pensons pas que la notion de « capitalisme monopoliste d’Etat »
rende compte de la relative cohérence du fonctionnement actuel du
capitalisme. Et nous voudrions modifier la présentation de la «  politique
monétaire » faite dans le cadre d’ensemble de l’absence d’autonomie de la
politique économique. En effet, il nous semble que la «  politique
monétaire  » garde une certaine spécificité par rapport à la «  politique
financière  ». Des contradictions apparaissent dans les résultats des
politiques financière et monétaire, qui ne sont pas simplement des
contradictions entre deux canaux complémentaires de drainage d’épargne
des salariés. Par exemple, lorsque le budget américain présenté en février
1972 comporte un nouveau déficit, mais de 25 milliards de dollars cette
fois, cette mesure provisoire de politique financière face au ralentissement
de l’accumulation aux Etats-Unis prouve d’une part la non-autonomie de ce
moyen de politique économique, mais d’autre part un manque de cohérence
avec les mesures provisoires de politique monétaire qui ne manqueront pas
d’être prises tôt ou tard pour pallier l’aggravation probable des conditions
de la reproduction de l’équivalent général 124.
Dans un premier temps nous avons essayé de définir la place spécifique à
accorder aux techniques de gestion de la monnaie au sein de la politique
économique elle-même, dépourvue d’autonomie. Ce premier pas accompli,
revenons à ces techniques elles-mêmes pour tenter d’en faire la
présentation, la critique, et d’énoncer, en conclusion de notre analyse, les
sanctions objectives que cette gestion ne peut éviter.
 

A) Techniques de gestion.  —  Ces techniques sont regroupées sous le


vocable de politique monétaire par la conception bourgeoise. Nous pouvons
rencontrer historiquement les notions «  classique  », keynésienne, et celle
que J. Denizet qualifie de « moderne » 125.
  —  La politique monétaire classique consistait, selon J. Denizet,
simplement pour la Banque centrale à hausser le taux de l’escompte lorsque
le taux d’intérêt montait sur le marché monétaire, et à le baisser lors d’un
fléchissement correspondant, «  comme tout autre prêteur, disait le
gouverneur de la Banque d’Angleterre en 1865 » 126 ; ou pour accompagner
le mouvement, selon d’autres praticiens, dans le but, soit de freiner une
expansion trop forte, soit de favoriser une reprise après une dépression. Peu
d’explications donc, et une technique favorite  : le maniement du taux
d’escompte de la Banque centrale ; mais l’on peut noter que du point de vue
de la reproduction de l’équivalent général, la pratique du taux d’escompte
par la Banque d’Angleterre a permis (sauf vers la fin du siècle, d’après V.E.
Morgan) une gestion satisfaisante ; on doit alors se demander si ce n’est pas
l’appui complémentaire des mouvements d’or qui en est l’explication.
 

  —  Pour Keynes en 1936, la politique monétaire se déplace vers la


politique financière, puisque c’est l’offre de monnaie (par rapport à la
demande de liquidité) qui agit sur le taux d’intérêt et détermine le niveau de
la production ; la politique monétaire est dérivée de la politique budgétaire
et fiscale, et la masse monétaire mise en circulation résulte de cette
politique financière. Les techniques de gestion monétaire proposées n’en
sont pas vraiment dans le sens surtout où elles auraient un rapport avec une
nécessité de reproduction de l’équivalent général. Elles sont dans la plupart
des cas permissives de crédit facile et, par conséquent, d’absence de
reproduction de l’équivalent général.
 

  —  Enfin, pour Jean Denizet, une politique monétaire moderne ne doit


pas se limiter à l’offre de monnaie ; elle doit contrôler aussi les différentes
formes de titres directs et indirects.
Or, nous pensons que malgré la «  liquidité  » de certains titres non
monétaires, la monnaie, comme nous l’avons vu, a un caractère spécifique
par rapport à la circulation financière.
Il nous faut préciser alors les techniques actuelles de gestion de la seule
monnaie. Pour une étude descriptive complète des «  instruments de
politique monétaire », ce que nous présentons comme techniques de gestion
de la monnaie, nous renvoyons le lecteur aux ouvrages d’André
Chaineau 127 et de Henri Viaux 128  ; les techniques étatiques que nous
rencontrons avec des degrés divers de combinaisons sont les suivantes :
 

1) Le maniement du taux de réescompte de la Banque centrale, procédé


européen (cf. supra), est censé se faire en fonction du taux d’intérêt sur le
marché monétaire ; cela permet d’effectuer un contrôle global de la masse
monétaire, évidemment par l’intermédiaire du coût du crédit. Les
économistes bourgeois eux-mêmes mettent en doute son efficacité, d’une
part parce que le réescompte n’est pas une obligation, et d’autre part parce
que le réescompte, lorsqu’il est pratiqué, l’est souvent indépendamment de
son propre taux (telle fut la réponse des chefs d’entreprise à l’enquête des
étudiants et professeurs d’Oxford en 1939).
 

2) La politique d’open market, procédé déjà employé par la Banque


d’Angleterre au XIXe siècle, puis surtout aux Etats-Unis, s’est étendue
progressivement à l’Europe occidentale, grâce à son efficacité que les
mêmes économistes critiquant la pratique du réescompte, affirment être plus
grande. Il s’agit pour les autorités monétaires d’acheter ou de vendre des
titres sur le marché monétaire, et (toujours par l’intermédiaire d’un taux
d’intérêt) de contrôler directement cette fois la masse monétaire. C’est donc
le moyen le plus apprécié pour le contrôle de la liquidité.
 

3) Existe en France aussi, malgré les critiques dont elle a été l’objet, la
pratique des réserves obligatoires des banques auprès de la Banque centrale,
complémentaire de l’open market par son action sur la liquidité.
 

4) L’encadrement du crédit est une autre pratique, qui consiste à fixer des
limites aux banques quant à l’augmentation de l’octroi de crédits (limites
fixées en France par le Conseil national du Crédit). Laissons de côté le
contrôle cas par cas obligatoire pour les gros crédits, ou les directives
verbales du Conseil national du Crédit, pour envisager une dernière
technique :
 

5) Le contrôle des changes  : institué en 1939 en France, il n’a été


supprimé que pendant un an, de 1967 à 1968. Bien que tourné de multiples
façons, il est présenté comme permettant un contrôle relatif sur la masse
monétaire puisqu’il freine de manière partielle une sortie déflationniste de
capitaux, ou une entrée inflationniste.
Une imbrication complexe de ces techniques a permis à certains auteurs
de mettre en doute la réalité, en France, d’un véritable «  marché
monétaire  », qu’ils jugent trop étriqué. Les projets de réformes en cours
semblent présenter, pour les tenants d’une «  politique monétaire  », les
risques d’un moins grand « contrôle ».
Mais il nous faut voir maintenant quelle critique nous pouvons faire de
l’usage de ces techniques de gestion.
 

B) Critique.  —  H. Viaux note que la politique monétaire «  a causé des


déceptions dans presque tous les pays comme le montre l’exemple des
dernières années » 129.
On pourrait malgré tout penser que tous ces instruments sont
objectivement destinés à vérifier en dernière analyse la reproduction de
l’équivalent général, c’est-à-dire à conserver les attributs des signes de
valeur de la monnaie bancaire sur le marché national (et dans le cas du
contrôle des changes, de la monnaie nationale par rapport aux autres
monnaies nationales).
Or, nous allons retrouver une idée déjà énoncée, à savoir qu’il n’existe
pas de critère interne de la reproduction d’un équivalent général ; en effet,
les exemples historiques que nous pouvons trouver montrent que, même au
temps des monnaies métalliques, ce critère n’existait pas, du moins en
apparence. Marc Bloch, comme nous l’avons vu, a montré les divergences
entre les ateliers de frappe dans le haut Moyen Age, puis entre l’or et
l’argent à travers toute l’histoire du bimétallisme, ce qui témoigne de
l’absence de critère interne de reproduction.
Il est vraisemblable que la loi de la valeur de la section I jouait le rôle de
critère, même dissimulé. Mais cela ne permet plus de résoudre le problème
actuel de la reproduction du signe de valeur. Or, toutes les techniques que
nous avons vues obéissent à une idéologie quantitativiste, et ne sont donc
que des pratiques d’ordre quantitatif.
Est-il possible de croire, alors que même la pensée académique en doute
parfois, qu’il y a d’un côté circulation des marchandises et circulation des
capitaux, et, de l’autre côté, production de signes monétaires, par un
« thermo-rhéostat » 130, qui reste un « appareil » distinct ?
Le fonctionnement du mode de production capitaliste, qui comporte
notamment une circulation financière dont nous avons indiqué les avatars,
permet un « décollage » au niveau du crédit et de la monnaie ; mais cette
contradiction est le résultat d’un processus rationnel, c’est-à-dire explicable
au niveau des rapports sociaux, et sûrement pas «  dichotomique  ». Par
conséquent, si nous nous plaçons au niveau de la circulation et non des
marchés, ce qui nous permet de mettre entre parenthèses la terminologie de
«  marché monétaire  » et de «  marché des changes  », considérés comme
formes idéologiques de la circulation, quels seront les effets qualitatifs des
mesures quantitatives de gestion monétaire ?
Si les mesures quantitatives sont efficaces (c’est-à-dire si elles ne sont
pas tournées par un approvisionnement en signes de valeur sur le marché
des euro-monnaies par exemple), dans le cas des mesures restrictives nous
pourrons assister à un certain freinage de la circulation des marchandises et
des capitaux ; par suite, la production elle-même pourra être affectée.
Cependant nous ferons deux remarques :
 

 —  Quant à l’efficacité des mesures quantitatives d’une part, il faudrait


qu’elle soit suffisante pour pouvoir entamer les espérances de taux de profit,
ralentir la production et peut-être alors remédier au « décollage » du crédit,
ce qui était le but inconsciemment recherché (quant à la reproduction de
l’équivalent général). Nous sommes toujours dans l’hypothèse de mesures
restrictives. Or, il n’est pas évident que ces mesures aient un rapport direct
avec taux de profit et production, ni que ceux-ci aient une influence directe
sur l’«  inflation de crédit  » (voir par exemple les phénomènes de
« stagflation » actuels). Ainsi les taux monétaires très élevés de 1956-1958
n’ont pas empêché la crise monétaire française de 1958. L’absence de
dichotomie entre fonctionnement du mode de production et création de
signes de valeur, en même temps que la particularité de la circulation
financière, sont l’explication de cette impuissance relative ; a contrario, les
mesures keynésiennes d’abondance de signes de valeur sont dans la plupart
des cas des échecs, puisqu’elles ne peuvent pas être autre chose que de
simples mesures de gestion.
 

  —  Notre deuxième remarque quant à la possibilité de reproduction de


l’équivalent général pour la gestion monétaire est plus théorique. Lorsque, à
la suite du développement inégal entre nations capitalistes, la compétitivité
d’une économie par rapport à une autre diminue, la conséquence du jeu de
la loi de la valeur entraîne une dépréciation du signe de valeur du pays
défavorisé.
 

Existe-t-il alors des pratiques monétaires permettant l’adéquation de


l’équivalent général à la loi de la valeur  ? L’arsenal des mesures
quantitatives est parfois mis en branle, mais le ridicule des résultats obtenus
a atteint le grotesque dans certains cas (train de mesures de plus en plus
« déflationnistes »).
La mesure ultime généralement utilisée, qui est, elle aussi, présentée
comme une mesure quantitative, est le contrôle des changes ; or, s’il est vrai
qu’elle est d’essence quantitative, elle présente pour nous la faculté
supplémentaire d’empêcher le bon fonctionnement de la seule sanction
possible de la «  non-reproduction  » de l’équivalent général  : la
confrontation sur le marché mondial des signes de valeur. On parle alors de
la non-convertibilité des monnaies.
En effet, nous avons essayé de montrer comment les techniques de
gestion de la monnaie, par leur caractère quantitatif, ne pouvaient avoir
aucune action qualitative certaine sur la reproduction du signe de valeur
équivalent général. Nous retrouvons donc l’idée de la sanction
internationale de la reproduction de l’équivalent général, preuve
supplémentaire de l’absence d’autonomie des politiques de gestion de la
monnaie.
 

C) Les types de sanctions. — Nous avons dit que le contrôle des changes


et l’absence de convertibilité nous semblaient présenter la caractéristique de
retarder ou de tempérer la sanction internationale. Cette sanction découle de
la présence interdépendante des économies capitalistes sur la scène de la
circulation mondiale des marchandises et des capitaux. Le contrôle des
changes et la non-convertibilité sont des manières particulières et
provisoires de se présenter sur cette scène. Nous avons déjà envisagé le type
de présence différent d’une monnaie dominante, pourtant provisoire dans le
long terme.
Il est possible aussi de sortir presque complètement de la scène de la
circulation mondiale. Ce peut être le cas d’un Etat capitaliste d’exception
comme l’Allemagne nazie, qui refusait par son autarcie toute sanction de la
reproduction de son signe de valeur équivalent général. Par contre, il existe
un examen d’entrée-sanction de la reproduction de l’équivalent général
pour des signes de valeur qui ne circulaient pas jusqu’alors dans la
circulation mondiale capitaliste  : les dévaluations successives qu’a dû
effectuer la Yougoslavie ces dernières années sont, d’après nous, une des
manifestations du processus de transition de l’économie yougoslave vers la
périphérie du système capitaliste mondial.
Cela nous conduit à envisager :
 

I) Les sanctions en elles-mêmes.


Il y a soit dévaluation, soit réévaluation d’une monnaie par rapport aux
autres monnaies.
La dévaluation signifie que le signe de valeur national est sanctionné par
rapport aux autres monnaies, puisqu’il représente maintenant une valeur
moindre, qui lui permet d’être convertible par rapport aux autres signes de
valeur dans la circulation mondiale  ; il est censé être alors un bon
équivalent général. A l’opposé, une réévaluation signifie que le signe de
valeur réévalué représente une valeur plus grande qu’auparavant, par
rapport aux autres signes de valeur dans la circulation internationale.
Il est évident que ces deux types de sanctions ne sont que des
manifestations d’un même phénomène, puisque lorsqu’un signe de valeur
est dévalué par rapport aux autres, cela signifie que ces derniers sont
réévalués par rapport au premier.
Lorsque les signes de valeur étaient convertibles en or, l’on parlait de
dévaluation ou de réévaluation par rapport à l’or. Par exemple, en 1931, la
livre sterling a été dévaluée de 30 % par rapport à l’or (et par rapport aux
autres monnaies en même temps). De même pour le dollar en 1933, qui est
resté théoriquement convertible en or jusqu’en 1971 (et pratiquement, pour
les banques centrales, jusqu’en 1968). Actuellement on ne peut plus parler
que de changement de parité-or des monnaies, sans effet sur leur
convertibilité effective.
Ces sanctions de la « non-reproduction » de l’équivalent général sont des
mesures politiques possibles seulement lorsqu’il y a un certain consensus
des Etats capitalistes permettant le jeu des parités fixes.
Lorsque les politiques de ces Etats s’opposent entre elles, ou bien que
l’accord sur les taux des parités fixes ne peut se réaliser, il arrive, en
l’absence d’un compromis, que l’on assiste à l’établissement de taux de
change fluctuants : les économistes bourgeois disent que le taux de change
est alors le résultat du libre jeu de l’offre et de la demande sur le marché des
devises. Par contre, nous pensons que le taux de change fluctue autour de la
valeur qui permet à deux signes de valeur d’être équivalents, ce qui signifie
que la reproduction de ces « équivalents généraux » est effective. Jusqu’à la
Conférence de Washington, le mark flottait par rapport au dollar, ce depuis
mai 1971 (le cas du dollar canadien flottant depuis plusieurs années nous
paraît poser d’autres problèmes, que nous ne traiterons pas). La conférence
de décembre 1971 à Washington a établi de nouvelles parités semi-fixes
entre les principales monnaies capitalistes. On peut se demander si ce type
de sanction politique est définitif eu égard au maintien de la non-
reproduction de l’équivalent général dollar.
Robert Triffin a préconisé récemment une combinaison des sanctions
entre parités fixes et parités flottantes. Il y aurait trois blocs monétaires,
l’Europe capitaliste et sa monnaie (avec parités fixes entre les sous-
monnaies européennes), le Japon, et enfin les Etats-Unis  ; les taux de
change entre les trois blocs seraient flottants.
En tout cas, ces différentes formes de sanctions sont les manifestations
d’un même phénomène, à savoir la sanction de la non-reproduction d’un
équivalent général au niveau international, phénomène qui émerge au
niveau de la politique. Il est évident que le type d’intervention politique sur
la monnaie que nous venons de décrire n’a rien à voir avec la notion
bourgeoise de « politique monétaire », évoquée au cours de notre analyse.
 

2) Remarques sur l’absence de neutralité de la reproduction ou de la non-


reproduction de l’équivalent général.
On peut préciser à nouveau les raisons pour lesquelles le XIXe siècle a
connu une période de stabilité remarquable des monnaies nationales, avec
une absence quasi totale de «  sanctions  » autres que techniques (donc de
l’ordre de la gestion) au niveau international. Si cela veut dire qu’il y avait
reproduction de l’équivalent général signe de valeur, comment le concevoir
en l’absence d’un critère effectif interne de reproduction ?
La réponse n’est pas au niveau des mesures de gestion comme celle du
taux de l’escompte, insuffisantes en elles-mêmes  ; une preuve en est les
catastrophes entraînées par l’utilisation «  autonome  » de ces mesures en
Grande-Bretagne après la seconde guerre mondiale entre deux dévaluations.
Elle peut être trouvée dans la liaison entre l’émission de la livre et l’or, avec
une convertibilité véritable en or, de signes de valeur qui permettrait ainsi la
reproduction de l’équivalent général obéissant au critère caché de la loi de
la valeur (section 1 du Capital). Puisqu’elle était banquier du monde, la
Grande-Bretagne était à l’origine d’une grande stabilité monétaire, par
l’intermédiaire de la stabilité de la livre sterling  ; c’était la condition
permissive de l’apport continu des revenus invisibles, ponction effectuée
sur la plus-value produite dans le monde.
La convertibilité en or était de règle pour les autres monnaies, après
1870, ce qui explique pourquoi seuls le dollar (après la guerre civile
américaine) et le thaler autrichien aient été dévalués au cours de cette
période.
Le rôle encore important de l’or, et surtout les intérêts du capital bancaire
et financier anglais 131, peuvent nous permettre de comprendre la non-
neutralité de la reproduction de l’équivalent général au niveau international.
Qu’en est-il maintenant, toujours à propos d’une monnaie dominante, de
l’absence de reproduction au niveau de l’équivalent général  ? Autrement
dit, pour reprendre l’expression de Marx, quels sont les « aventuriers » au
profit desquels s’effectue cette non-reproduction ?
Il est évident que dans le cas actuel du dollar (voir supra, le chapitre de la
crise de 1971), c’est la classe capitaliste américaine qui bénéficie de la
possibilité de s’approprier gratuitement le capital étranger  ; de nombreux
économistes bourgeois l’ont vu et nous n’insisterons pas sur cette
explication (déjà exposée dans le chapitre I).
Précisons aussi que le taux de dévaluation ou de réévaluation d’une
monnaie par rapport à une autre peut n’être qu’une sanction imparfaite,
pour des raisons de non-neutralité de la sanction.
C’est le cas de la légère dévaluation du dollar depuis les accords de
Washington, ou de l’insuffisance du taux de dévaluation de la livre sterling
en 1967. Ces sanctions «  non neutres  » sont encore le résultat de la
domination américaine sur les autres Etats capitalistes. Dans un pays
capitaliste à monnaie non dominante — et c’est le cas de la livre sterling en
1967  —, le taux de dévaluation peut être «  non neutre  » pour des raisons
«  extérieures  », c’est-à-dire compte tenu des intérêts des capitalistes
américains ; mais il peut l’être aussi pour des raisons « internes » et nous
prenons cette fois le cas d’une sanction accentuée, c’est-à-dire d’un taux de
dévaluation plus élevé que ne le rendait nécessaire la « non-reproduction »
de l’équivalent général  : nous pensons au franc français, qui s’est trouvé
dévalué d’environ 20 % par rapport au deutsche Mark depuis la dévaluation
d’août 1969. Il est évident que les surprofits à l’exportation sont des primes
pour au moins une partie du patronat français.
Enfin, notons qu’à l’intérieur d’une zone monétaire comme la zone franc,
la zone sterling, la sanction de la non-reproduction de l’équivalent général
prend des formes non moins politiques, mais plus concertées  ; c’est
généralement le pays capitaliste dominant de la zone qui décide du type de
sanction, ou tout au moins le conseille, jouant le rôle fondamental quand il
« gère » la monnaie dominée de la zone monétaire dans ses rapports avec la
circulation internationale. On l’a vu récemment lorsque la plupart des
monnaies dominées ont suivi les mesures prises par les puissances
capitalistes dominantes à la suite des accords de Washington.
Ainsi, par rapport aux problèmes insolubles au niveau de la gestion, qui
concernent la reproduction de l’équivalent général, des sanctions existent,
qui sont à mettre en relation avec des décisions gouvernementales,
politiques, de dévaluation et de réévaluation, point qui sera développé dans
le chapitre suivant.
 
CHAPITRE IV

La politique monétaire : idéologie d’une pratique


étatique

Les différents concepts dégagés dans les chapitres précédents vont encore
être utilisés ici, pour achever notre critique de la politique monétaire, étude
qui a deux axes fondamentaux. D’une part les phénomènes monétaires, dont
la spécificité n’est pas en cause pour autant, sont dépendants de
l’infrastructure socio-économique ; la reconstitution de l’équivalent général,
usuellement assurée par la gestion des Banques centrales, subit la contrainte
d’une loi de la valeur. D’autre part, dans certains cas, une intervention du
politique s’avère être nécessaire, principalement pour légaliser, rendre
officiels, les changements de parités monétaires sans lesquels toute gestion
devient sans effet. Un exemple de ce double aspect  —  domination de
l’infrastructure, « surdétermination » par la politique — est celui de l’action
politique sur le franc français en 1968-1969. A la fin de 1968, le franc était
de facto dévalué par rapport au deutsche mark. Une décision « autonome »
du général de Gaulle empêcha néanmoins la dévaluation de jure de la
monnaie nationale. Mais celle-ci, inévitable, eut lieu en août 1969, sous
l’égide du nouveau Président de la République, G. Pompidou, qui entérina
officiellement la dévaluation de fait.
Notre critique de la notion de « politique monétaire » s’effectuera ici en
trois étapes  : 1) examen de situations où l’idéologie bourgeoise voit les
effets d’une « politique monétaire », effets qui cependant s’évanouissent à
l’analyse, ce qui montre la déficience du concept  ; 2) discussions des
idéologies, et 3) mise en lumière des racines de celles-ci.

I. LES SOI-DISANT EFFETS DE LA « POLITIQUE


MONÉTAIRE »
A) Nous examinerons d’abord quelques cas de «  politiques monétaires
nationales, » d’une part celui des contrôles financiers ayant pour objectif la
défense du dollar, d’autre part ceux de l’activité de la Bundesbank (Banque
centrale de l’Allemagne de l’Ouest) en 1969 et de la Banque de France en
1971. Les premiers, de caractère gouvernemental, ont été impuissants à
réaliser leurs objectifs. Les secondes, effectuées d’une part par une Banque
dite « indépendante » des pouvoirs publics, la Bundesbank, et d’autre part
par une Banque dite dépendante de ces pouvoirs, la Banque de France, ont
été toutes deux qualifiées de « politique monétaire réussie ». Nous prenons
délibérément des cas où les institutions qui agissent sont différentes, ou ont
la même fonction mais non le même degré de dépendance vis-à-vis du
gouvernement, et où il est question tantôt d’ « échec », tantôt de « réussite »
de la « politique monétaire ».
Ne prendre que des cas d’« échec », ce serait risquer de tomber dans le
type de critique habituel, interne à la notion de « politique monétaire ». En
effet, l’on dit habituellement : si la politique monétaire a échoué, c’est que
les mesures ont été prises trop tardivement, ou mal exploitées  ; ou que le
gouvernement a préféré la «  politique financière  »  ; ou que la politique
monétaire, de par sa nature même, est lente à mettre en œuvre  : le temps
que se fassent la prise de conscience, le diagnostic, la décision et l’action, la
situation initiale sur laquelle on a finalement décidé d’agir a pu se
modifier ; ou les mesures prises ne peuvent être efficaces qu’après un délai
de six à quinze mois, le temps d’affecter les anticipations et les décisions
des agents économiques, délai au cours duquel la situation peut changer.
Toutes ces critiques, concernant des échecs de la politique monétaire perçus
au niveau de cette politique elle-même, ont un caractère idéologique
(comme le montrera le point II).
Nos critiques ne relèvent pas du même type d’analyse, puisque, au
contraire, elles privent de sens la notion usuelle de « politique monétaire ».
C’est pourquoi l’examen de certains « cas » porte aussi sur des « succès »
de cette politique, afin d’en démonter la signification.
 

a) « L’échec » des contrôles financiers américains.  —  Pour défendre la


parité du dollar en réduisant le déficit de la balance des paiements
américaine, les autorités politiques ont, depuis le gouvernement Kennedy,
pris certaines mesures destinées à freiner les sorties de capitaux. On a
montré à diverses reprises l’impuissance des contrôles 132. Certains auteurs
contestent cependant qu’il y ait eu échec. Ainsi D.T. Devlin, quand il
examine 133 la tendance à l’augmentation des actifs extérieurs des Etats-
Unis de 1960 à 1970.
Au cours d’une première période, de 1960 à 1966, l’augmentation de ces
actifs, de 7  %, est en grande partie le reflet de celle des investissements
directs, qui sont passés de 37 à 44  % des actifs totaux extérieurs. Selon
l’auteur, la moindre augmentation des investissements directs après 1966
serait due en partie aux contrôles dits « volontaires » instaurés en 1965, puis
aux contrôles forcés de 1968. Mais les faits exposés contredisent cette
appréciation  : il y a eu deux périodes d’augmentation plus forte du
pourcentage des investissements directs, l’une en 1965-1966, et l’autre en
1969-1970, précisément juste après l’instauration de contrôles !
On ne peut donc attribuer aucun effet certain aux contrôles financiers des
investissements américains à l’étranger instaurés dans un but de défense de
la parité du dollar. Le taux de rendement des investissements à l’étranger
dans des entreprises industrielles, malgré un léger déclin en 1970, est plus
élevé que celui des investissements comparables à l’intérieur des Etats-
Unis, et la différence tendrait à s’accroître 134  : la recherche d’un profit
capitaliste plus élevé a été déterminante, au cours de la période envisagée,
et a neutralisé les effets éventuels des contrôles financiers d’inspiration
monétariste. Ceux-ci ont été soit violés, soit tournés par des emprunts faits à
l’étranger par les investisseurs américains. Ainsi, en 1970, le financement
des investissements directs a été effectué par 4,4 milliards de sorties de
capitaux, 2,5 milliards de profits réinvestis sur place, et 6,5 milliards d’
« emprunts et divers », les deux dernières sources de fonds étant sans effet
sur la balance des paiements 135.
Dans ces conditions, le «  dérapage  » de la circulation financière
internationale a été un des produits du financement des investissements
extérieurs des capitalistes américains, ceux-ci négligeant le problème
monétaire du dollar. Il faut ajouter qu’au cours de la même période s’est
constituée une société garantissant les investissements industriels à
l’étranger contre les risques politiques, au capital entièrement souscrit par le
gouvernement des Etats-Unis. La gestion du dollar par le Federal Reserve
Board était alors dépourvue de fondement. Et les notions de succès ou
d’échec de la « politique monétaire » sont privées de sens.
On peut parler d’ «  échec  », du fait que la gestion de la monnaie
nationale par la Banque centrale n’a pu empêcher la dégradation du dollar
comme monnaie équivalent général, et a débouché sur l’indifférence et le
laxisme du premier semestre de 1971. Mais cet échec était lui-même
l’expression de la nécessité d’une sanction concernant la parité du dollar,
sanction différée sous la pression des intérêts capitalistes. De ce point de
vue on ne peut plus parler d’échec, mais seulement de gestion monétaire
forcément inadéquate, et ne pouvant se modifier sans une intervention du
politique au niveau de la sanction, ce qui s’est partiellement produit lors des
accords de Washington en décembre 1971.
Nous disons «  partiellement  », car les événements qui ont suivi cet
accord au premier trimestre de 1972 ont eu un caractère ambigu. Le sort de
l’or reste en suspens : alors que le nouveau prix officiel de l’or en dollars
est de 38 dollars l’once, dès le début de janvier 1972 l’once d’or dépassait
45 dollars sur le marché de Londres  ; on parle de raisons «  techniques  »,
faiblesse des ventes sud-africaines, légère augmentation de la demande ; il
n’en reste pas moins que le rôle monétaire de l’or n’est pas réglé, que
l’absence actuelle de convertibilité du dollar en or ne résout pas la question,
et que le dollar reste surévalué par rapport à l’or. D’autre part, au lieu du
reflux attendu, de nouvelles sorties de dollars hors des Etats-Unis se sont
produites. Selon le bulletin de la Banque de Paris et des Pays-Bas 136, les
ministres des Finances européens, désireux d’éviter la sévère récession qui
semblait menacer l’Europe à l’automne dernier, ne voient pas beaucoup
d’inconvénients à l’arrivée de nouveaux dollars, d’autant qu’ils sont
débarrassés du «  frein psychologique aux politiques d’expansion qu’a
toujours été le déficit de la balance des paiements  ». Cette analyse nous
semble très discutable, en raison notamment du maintien des contradictions
entre Etats capitalistes quant au plus ou moins fort taux d’ «  inflation  »
relatif. Il n’en reste pas moins que la non-reproduction du dollar comme
équivalent général n’a encore reçu qu’une sanction partielle.
 

b) « Les succès » des « politiques monétaires » de la Bundesbank et de la


Banque de France.
 —  L’action de la Bundesbank en 1969 137. — Quand il est question de
l’« indépendance » ou du moins de l’« autonomie » de la Banque centrale
par rapport au gouvernement dans un Etat donné, l’exemple de la
Bundesbank est toujours cité, avec celui de la Banque nationale suisse.
Nous avons dit dans un chapitre précédent qu’il s’agissait là d’un problème
mal posé du point de vue théorique. Il reste que le problème peut avoir un
sens du point de vue pratique, si l’autonomie relative de la Banque centrale,
de toute façon nécessairement provisoire, reflète la divergence momentanée
d’intérêts capitalistes, et a un effet sur la gestion.
Il est vrai que la Bundesbank, entre 1965 et 1969, a fait preuve dans son
action d’une certaine autonomie. Parfois alliée du gouvernement, elle a
néanmoins souvent pris des mesures destinées à combattre la hausse des
prix, contre la volonté du gouvernement. Décrire ici les affrontements ou la
réconciliation de K. Schiller, ministre social-démocrate de l’Economie, et
de K. Blessing, président de la Bundesbank, serait hors de notre champ
d’analyse, où par contre, doit apparaître la signification du «  succès de la
politique monétaire » menée par la Bundesbank en 1969.
Favorable à la réévaluation du deutsche mark dont le gouvernement « de
grande coalition » ne voulait pas (sauf alors Schiller), la Bundesbank a pris,
à partir d’avril 1969, des mesures pour réduire la demande intérieure de
crédit : élévation du taux d’escompte de 3 à 4 %, réduction des contingents
de capitaux à bas prix dont les banques peuvent disposer. Ces mesures de
gestion sont à situer dans le cadre de la volonté de réévaluer : la première a
contribué à augmenter l’afflux de capitaux étrangers et la spéculation à la
hausse du deutsche mark, ce qui montrait mieux la sous-évaluation de celui-
ci, et tendait à rendre inévitable une réévaluation. Ainsi la gestion de la
Bundesbank avait-elle délibérément un caractère contradictoire  : prendre
des mesures «  anti-inflationnistes  », qui aggravaient «  l’inflation
importée  ». Cela pour abattre la résistance gouvernementale, c’est-à-dire
pour forcer l’intervention du politique au niveau de la sanction. Intervention
qui s’est produite juste après les élections générales, avec la réévaluation du
deutsche mark en octobre 1969 par le nouveau gouvernement Brandt.
L’autonomie relative signifie ici que la nécessité de la sanction
concernant la parité du mark a été vue d’abord au niveau de l’organisme de
gestion, et en partie imposée par celui-ci au gouvernement. Autrement dit,
la capacité du politique de différer la sanction, dominante en dernière
instance (c’est un nouveau gouvernement qui a pris la décision de
réévaluer), s’est heurtée à celle de l’organisme spécialisé voulant précipiter
la sanction. Cette autonomie relative renvoie sans doute à des antagonismes
entre fractions de la classe capitaliste plus marquées qu’ailleurs : entre les
industries exportatrices de marchandises et les banques exportatrices de
capitaux, ayant intérêt à différer la sanction, et les autres industries
capitalistes. C. Mills note aussi qu’en réévaluant le nouveau gouvernement
Brandt a cédé à la pression capitaliste internationale, notamment à celle des
Etats-Unis.
Peut-on parler ici de «  succès de la politique monétaire  », puisque la
gestion de la Bundesbank a contribué à la sanction de la réévaluation  ?
Dans notre perspective, ces termes ne conviennent pas. Sans doute la
Bundesbank a-t-elle eu une pratique offensive. Mais d’une part l’effet
recherché n’a pu se produire que dans un contexte politique donné (un
changement de gouvernement, à majorité social-démocrate, certainement
plus sensible que le précédent à la pression américaine, et plus désireux
d’aboutir à un nouveau compromis entre fractions capitalistes) 138. D’autre
part, le résultat obtenu était menacé d’entrée de jeu par le contexte
monétaire international, et par l’insuffisance de la réévaluation finalement
décidée. La sanction de 1969 n’a pu éviter une nouvelle crise de la gestion
en 1971.
 

  —  Cette appréciation s’applique également au «  succès de la politique


monétaire » pratiquée par la Banque de France en 1971. Selon le journal Le
Monde (4 janv. 1972), ce sont les préoccupations extérieures qui ont
entièrement inspiré la politique monétaire française pendant l’année 1971.
Il s’agissait de tenir autant que possible le marché monétaire intérieur à
l’abri des vicissitudes du marché monétaire international. Selon Le Monde,
la Banque de France « y a parfaitement réussi ».
Une gestion de caractère différencié a été pratiquée. Le taux d’escompte
de la Banque de France, devenu taux de «  pénalisation  » pour les
emprunteurs, a été maintenu à un niveau relativement élevé, de façon à
orienter dans le même sens le «  prix  » du crédit auquel ce taux sert de
référence. En même temps, les interventions de la Banque de France à taux
variables sur le marché monétaire, ont tenu compte des taux pratiqués à
l’étranger, de façon que les capitaux liquides ne viennent pas se placer en
France, attirés par un rendement plus élevé. D’autre part, entre le 1er avril et
le 9 août, la France achetait plus de 375 millions de dollars d’or à la
trésorerie des Etats-Unis, montrant ainsi son refus d’absorber trop de
dollars.
Cette gestion à deux volets a été combinée avec d’autres mesures. Après
l’intervention de Nixon le 15 août, le gouvernement français a décidé de
dissocier le « franc financier » du « franc commercial », le second portant
sur 80  % des transactions avec l’étranger, et conservant sa parité avec le
dollar, c’est-à-dire se dévalorisant en même temps que celui-ci sur le
marché international des changes. Autrement dit — à l’inverse de l’action
de la Bundesbank en 1969  —, la gestion de la monnaie nationale par la
Banque de France et par le gouvernement a tendu à différer la sanction
d’une réévaluation du franc par rapport à toutes les autres monnaies le plus
longtemps possible, répondant en cela aux intérêts d’une partie du patronat
français. La gestion de la Banque de France est ainsi restée fidèle à la
logique de la dévaluation du franc d’août 1969. Ce qui aggravait même les
effets de cette dévaluation par rapport au mark  : la moyenne des prix
français en Allemagne de l’Ouest a été abaissée de 30  % environ par
rapport à la parité franc-deutsche Mark d’avant août 1969 139.
Nous venons de décrire la gestion de la Banque de France en utilisant les
notions techniques usuelles. Mais là encore il faut rappeler que la gestion a
pour nous un sens et une portée définis, relatifs au champ d’action effectif
de la Banque centrale tel qu’il a été analysé dans le chapitre III. C’est
pourquoi l’on ne saurait parler ici du « succès de la politique monétaire ».
La gestion monétaire conjointe de la Banque de France et du gouvernement
a pesé en faveur d’une dissociation entre gestion de la monnaie nationale et
sanction, gênant ainsi la reproduction du franc comme équivalent général.
Cela n’a évidemment pas contribué à freiner la hausse des prix en France :
le maintien de taux intérieurs relativement élevés n’a pas joué un rôle de
dissuasion, montrant ainsi la faible portée du taux d’escompte officiel ; cela
n’est pas étonnant, d’une part en raison de la stratégie monétaire adoptée,
d’autre part en raison de la nature de « l’instrument monétaire » 140 et de son
inadaptation au problème de la hausse des prix 141. Comme l’indique le
rapport annuel du gouverneur de la Banque de France 142, le mouvement des
prix intérieurs n’a pas été satisfaisant en 1971, et une création permissive de
monnaie a accompagné la hausse de ces prix.
D’autre part, même si l’on considère que l’objectif central de «  la
politique monétaire française  » en 1971 était la mise à l’abri du marché
intérieur par rapport au marché monétaire international, l’on voit que la
sanction n’a pu être différée qu’incomplètement et que provisoirement.
D’une part, malgré le contrôle des changes, la Banque de France aurait
absorbé, entre le 22 avril et le 15 juillet 1971, environ 1,2 milliard de
dollars, et dans la semaine se terminant le 19 août 1971,356 millions de
dollars 143, sommes non compensées par le remboursement de 375 millions
en or (cet achat d’or au Trésor des Etats-Unis avait d’ailleurs lui-même une
portée contradictoire, puisqu’il visait à protéger le franc, mais poussait à la
dévaluation du dollar qui ne pouvait manquer d’affecter la parité du franc).
Par ailleurs, selon les accords de Washington, le franc français, gardant sa
parité or, se trouvait réévalué vis-à-vis du dollar lui-même dévalué par
rapport à l’or, et vis-à-vis du deutsche mark, l’avantage de 30 % en faveur
des exportations françaises vers l’Allemagne de l’Ouest devant baisser de
30 à 20  % environ 144. Aucune habileté de gestion ne pouvait abolir la
nécessité d’une sanction.
L’on voit d’ailleurs, à partir des deux exemples que nous venons de
prendre, le curieux chassé-croisé qui peut résulter d’une
terminologie  —  donc d’une analyse  —  insuffisante. L’Allemagne qui, à
partir de mai 1971, laissait «  flotter  » sa monnaie nationale sur le marché
des changes — non sans une intervention de la Bundesbank pour éviter une
revalorisation excessive du deutsche mark  —, semblait (plusieurs
commentateurs l’ont dit) porter le coup fatal au dollar, alors qu’elle était en
fait la plus docile de toutes les grandes puissances capitalistes vis-à-vis des
Etats-Unis. Par contre la France, en pratiquant un double marché des
changes, et avec un franc commercial suivant le dollar, avait, selon
l’expression de Paul Fabra 145, « un pied dans la zone dollar », alors qu’elle
obéissait ainsi (quoique de façon ambiguë) davantage aux intérêts des
capitalistes exportateurs français qu’à la pression du capitalisme américain !
Sans une analyse menée avec des notions autres que celles de l’idéologie
bourgeoise, il est impossible de trouver un critère permettant d’apprécier
l’action monétaire étatique. C’est pourquoi dans les deux cas analysés l’idée
d’un « succès » de la « politique monétaire » est dépourvue de signification,
tout autant que celle « d’échec », les notions étant pipées au départ.
 

B) Dans la même perspective, cette fois à l’échelle du système capitaliste


international, nous n’adoptons pas non plus une expression comme celle de
« faillite du système monétaire international », si couramment employée.
Bien entendu, le système défini lors des accords de Bretton Woods ne
fonctionne plus, et l’absence d’une « monnaie universelle » n’a pas fini de
faire problème, malgré le premier pas des accords de Washington. Et nous
avons, dans notre premier chapitre, montré qu’il y avait crise du dollar, tout
en posant les jalons d’une nouvelle interprétation de cette crise. Ces
problèmes doivent être à nouveau abordés, à partir des concepts de
reproduction de l’équivalent général et de pratique monétaire de l’Etat, afin
d’éclairer certains points d’histoire.
Ainsi nous pensons que la première «  faillite du système monétaire
international », la fin du « système de l’étalon-or » après la première guerre
mondiale, n’est pas due, comme on le pense souvent, à un triple
déséquilibre  : 1) celui de la surpuissance américaine, les Etats-Unis étant
après 1918 les premiers possesseurs d’or et les principaux créanciers du
monde  ; 2) celui qui serait dû aux erreurs de la politique financière
américaine, par exemple demandant sur ses prêts à l’Allemagne des intérêts
énormes (en moyenne de 38,5  % l’an après 1922)  ; 3) la mauvaise
répartition des stocks d’or entre banques d’émission et la tendance de ces
derniers à se concentrer dans quelques pays trop peu nombreux. Nous ne
mettons pas pour autant en cause le changement qualitatif qui s’est produit
et qui a été nommé « système du gold exchange standard ».
L’analyse que nous proposons du changement intervenu est autre. En ce
qui concerne le troisième élément de déséquilibre, il n’a pu jouer car la
répartition des stocks d’or avant 1914 était tout aussi inégale, la Banque de
France et le Trésor américain étant les principaux détenteurs du stock d’or
monétaire. On a même pu dire à propos de l’Angleterre, dont le stock d’or
était souvent jugé excessivement faible, qu’un pays avait besoin de moins
de réserves d’or sous «  le régime de l’étalon-or  » qu’en l’absence de ce
régime, en raison de la sensibilité aux points d’or des mouvements de
capitaux à court terme, qui permettait une action efficace du taux de
l’escompte. Quant au second déséquilibre, «  les erreurs de la politique
financière américaine  », il relève d’une conception de la «  politique
financière et monétaire » que nous n’adoptons pas.
Il faut s’attarder davantage sur l’idée de la « surpuissance » américaine,
en fonction des concepts avancés à la fin du chapitre II  : la sanction
monétaire ne peut jouer sur le marché mondial quand une puissance
capitaliste exerce un effet dominateur unilatéral. Mais nous nous placions
alors dans le cadre d’une suppression déjà acquise de «  l’or, monnaie
universelle  ». L’analyse est à compléter d’un point de vue historique, en
revenant sur les caractères de la pratique étatique et sur les conséquences
monétaires du caractère particulier de l’impérialisme américain.
En premier lieu, le financement public de la première guerre mondiale a
mis en cause, de façon radicale, la valeur or des monnaies des pays
capitalistes belligérants et la possibilité de leur convertibilité en or, monnaie
universelle. L’énorme changement d’échelle de l’usage des monnaies
fiduciaire et scripturale pour le compte des Etats a eu un effet qualitatif sur
les parités monétaires. Aucun événement de cette ampleur ne s’était produit
au cours du XIXe siècle. On ne peut le comparer ni à la suspension des
paiements en espèces par l’Angleterre entre 1797 et 1821, due en partie à
l’augmentation des dépenses publiques de guerre, ni à la ponction de 5
milliards de francs-or prélevés par l’Allemagne victorieuse sur la France
après la guerre de 1870. Les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes.
Après 1918, la sanction par l’or, monnaie universelle, était rendue
impossible dès lors que la circulation financière s’était excessivement
développée sous l’égide des Etats eux-mêmes. D’où le problème, non
encore résolu aujourd’hui, de la reproduction d’une monnaie universelle
équivalent général.
De plus, l’interdépendance financière des grands Etats capitalistes était
beaucoup moins développée après 1918 qu’avant, malgré le système des
réserves en devises (gold exchange standard), et malgré le développement
des dettes vis-à-vis des Etats-Unis. Cela en raison du moindre rôle
international de la livre sterling. L’exemple extrême de «  solidarité  »
antérieure à 1914 était celui du financement du commerce extérieur des
Etats-Unis, qui se faisait par des effets libellés en livres sterling et tirés sur
Londres, ce qui rapportait de larges commissions aux banquiers anglais et
n’a sûrement pas été étranger à la décision américaine de fonder le Federal
Reserve Board en 1913. Le nationalisme économique et financier lié au
développement de l’impérialisme avant 1914 n’avait pas eu de
conséquences directes sur le rôle de la livre sterling comme monnaie
internationale. Par contre, comme nous l’avons vu au premier chapitre, la
structure impérialiste des Etats-Unis ne s’est pas développée, après 1918,
dans le domaine de la « banque et des services financiers divers, au point de
pouvoir assurer, dès l’entre-deux-guerres, une interdépendance financière
des grands pays capitalistes reposant sur le rôle dominant du dollar. D’autre
part, le développement des nationalismes après la grande crise de 1929 a
affecté les conditions de la reproduction de l’équivalent général, et modifié
le caractère des sanctions, impliquant des interventions particulières du
politique à ce niveau, ce qui était rarement le cas avant 1914 où la gestion
par les Banques centrales suffisait à assurer la stabilité des monnaies
nationales. Enfin, le décalage entre l’apparition tardive d’un système fédéré
de Banques centrales aux Etats-Unis, après 1913, et l’apparition antérieure
de Banques centrales dans les autres grands pays capitalistes, a
certainement joué un rôle. Le Federal Reserve System a jusqu’aux années
1930 compris son rôle, comme le comprenait la Banque d’Angleterre... vers
1800 : satisfaire « le besoin légitime en crédit des affaires », de sorte que la
gestion centrale liée au rapport monnaie nationale-or, soit toute l’expérience
de la Banque d’Angleterre après 1830, a échappé, comme problème
pratique, au « Federal Reserve System », dont la naissance a pratiquement
coïncidé avec la fin du « système de l’étalon-or », et avec la nouvelle façon
dont se posait le problème de la sanction monétaire et de la reproduction de
l’équivalent général  ; cela expliquerait en partie pourquoi, malgré
l’inégalité de puissance économique, la livre sterling est restée en piste
comme monnaie de réserve avec le dollar pendant l’entre-deux-guerres.
Ainsi la « faillite du système de l’étalon-or » n’a pas plus de signification
que celle du «  système de gold exchange standard  »  : les changements
intervenus doivent être analysés à la lumière des concepts dégagés plus
haut, et correspondent non à des « déséquilibres » nouveaux (l’« équilibre »
du système tombé en faillite n’étant pas une notion utilisable) 146, mais à de
nouvelles conditions économiques, financières et politiques, qui affectent
différemment la reproduction de l’équivalent général.
En conservant l’idée de « faillite » d’un système, nous serions restés dans
la perspective des «  succès  » et des «  échecs  » de la politique monétaire,
notions qui relèvent d’une idéologie conduisant à des critiques...
critiquables, ce que nous allons voir maintenant dans le point 2.

2. CRITIQUES RÉFORMISTES DE LA POLITIQUE


MONÉTAIRE CARACTÈRE IDÉOLOGIQUE DE CES
CRITIQUES

A) Les « politiques monétaires » peuvent s’améliorer


Nous avons, dans la section précédente, donné des exemples de ce que
divers praticiens et commentateurs qualifient de bonnes ou mauvaises
politiques monétaires. La crise monétaire qui a secoué le monde capitaliste
ces dernières années est l’occasion, pour certains économistes, de faire
l’examen des « mauvaises politiques monétaires » qui seraient la cause de
cette crise, et de proposer des remèdes.
Dans un ouvrage récent 147 écrit en collaboration avec F. Perroux et H.
Bourguinat, Jean Denizet examine, dans la section intitulée «  Chronique
d’une décennie  » (il s’agit des années 1960-1970), les raisons de ce qu’il
appelle « la fin des miracles ».
La partie consacrée à l’exemple américain expose plusieurs cas précis
d’application de politique monétaire, ce qui permet à J. Denizet de faire un
certain type de critiques.
 

a) Tout d’abord, le processus de dégradation commence en 1965, avec le


développement de l’intervention américaine au Vietnam. Or une bonne
politique monétaire, de caractère restrictif, aurait évité de prendre une
mauvaise voie, laisse entendre J. Denizet. « Un homme, un seul, chercha à
réagir malgré la passivité imposée par la Maison-Blanche, c’est McChesney
Martin, le président du Federal Reserve Board  » 148. En effet, celui-ci
intervint sur l’open market en décembre 1965 de manière à faire diminuer
la liquidité ; les taux d’intérêt montent alors.
Mais on nous présente ce type d’action comme juxtaposé au phénomène
présenté comme la cause de l’inflation, à savoir les énormes dépenses
militaires mises en branle par la guerre du Vietnam. Nous n’en savons pas
plus sur la relation inflation-politique monétaire aux Etats-Unis.
 

b) En 1967, une brève récession est observée au début de l’année  ; un


léger freinage supplémentaire (budgétaire aussi cette fois) aurait, selon J.
Denizet, suffi à éviter la grave crise ultérieure. Or, que fait la politique
monétaire ? L’inverse de ce qu’il faudrait faire, puisque le président Martin
accroît les réserves des banques. Pourquoi cette erreur ? J. Denizet nous dit
seulement que Martin s’est inquiété. Le brusque relèvement des taux
d’intérêt effectué ensuite n’a cette fois aucun résultat 149.
Mais pourquoi l’économie américaine n’est-elle plus manageable comme
le dit J. Denizet ? Pourquoi une bonne politique monétaire ne peut-elle plus
être appliquée ? Questions sans réponses.
Nouvelle erreur en 1968 du président du Federal Reserve Board, qui
laisse les réserves libres des banques s’accroître d’un milliard de dollars.
On nous dit que c’est la crainte d’une action trop forte de la surtaxe fiscale
qui est la cause de cette erreur. Mais la relation entre cette crainte et
«  l’erreur  » commise n’est-elle pas disproportionnée, au niveau de
l’explication ?
 

c) 1970. J. Denizet nous dit que le freinage « en termes réels » commence
au milieu de 1969, en pleine phase inflationniste, ce qui conduit Arthur
Burns, nouveau président du Fed. 150, «  gagné semble-t-il aux idées de
Milton Friedman  » 151, à freiner la liquidité  ; nouvelle erreur de politique
monétaire, face à la récession « réelle », selon J. Denizet qui reporte à plus
tard l’étude du phénomène de la «  stagflation  » comme combinaison de
récession et d’inflation.
Quant à la dernière «  erreur  » de politique monétaire, elle date des
mesures de Nixon prises en août 1971, qui risquent de faire plus de mal que
de bien, et sont dues à des menaces extérieures. J. Denizet dit que c’est un
«  traitement de choc administré à une économie qui entrait tout juste en
convalescence » 152. Sans nous expliquer pourquoi ni comment.
 

d) J. Denizet présente aussi un cas désastreux selon lui de politique


monétaire concernant cette fois la livre sterling en 1967.
Lorsque, pour faire glisser la masse des euro-dollars des Banques
centrales vers les détenteurs privés, les autorités américaines permirent la
hausse des taux de l’intérêt sur le marché de l’euro-dollar par
l’accroissement des taux de l’intérêt aux Etats-Unis, ce dernier obligeant les
banques américaines à emprunter sur le marché des euro-dollars, où les taux
montaient en conséquence, il se passa en Grande-Bretagne le phénomène
suivant : le taux d’intérêt sur les euro-dollars devenant supérieur à celui des
obligations communales anglaises, la masse très importante de capitaux
appartenant aux résidents de la zone sterling ou de pays liés à la Grande-
Bretagne quitta ce pays pour se placer sur le marché des euro-dollars. En
1966, H. Wilson avait une première fois réussi à sauver la livre, mais en
novembre 1967 la dévaluation fut inévitable.
Cette dévaluation est donc l’effet d’une politique monétaire délibérée des
Etats-Unis (sans qu’il y ait machiavélisme, précise l’auteur). Tout en
indiquant au passage que «  la dévaluation de la livre était probablement
nécessaire depuis longtemps » 153, J. Denizet n’explique pas ce point et reste
au niveau des seuls marchés monétaires, en disant : « Il n’empêche que la
crise de 1966, puis celle de 1967 décisive ont été provoquées
essentiellement par des poussées de taux sur l’euro-dollar, elles-mêmes
liées aux emprunts des banques américaines  » 154. Même s’il est vrai que
dans une conjoncture donnée les décalages entre taux d’intérêt peuvent
jouer un rôle, nous n’apprenons justement rien au sujet de cette conjoncture.
 

e) A titre de conclusion, le dernier diagnostic fait par J. Denizet, et qui


concerne cette fois la fin de l’hégémonie américaine, événement
caractéristique de la dernière décennie, est le suivant  : les Américains ont
perdu cette hégémonie « d’abord certes à cause des erreurs de la politique
domestique depuis cinq ans. Mais ils l’ont perdue surtout lorsque leur
establishment s’est converti à la thèse de la flexibilité généralisée,
entraînant dans cette voie ses plus fidèles alliés et en premier lieu
l’intelligentsia allemande. Quand on veut soutenir une hégémonie, il faut
d’abord comprendre la logique élémentaire sur laquelle elle prend
appui » 155.
Cette conclusion est un assez bon résumé d’un certain type de conception
de la «  politique monétaire  » et des erreurs dont cette politique peut être
l’objet :
— erreurs de quelques hommes haut placés, sans qu’on nous dise jamais
sous la pression de quels phénomènes ou événements ces hommes
commettent de telles erreurs ;
— conversion de l’establishment américain, qui après avoir été favorable
aux changes fixes adopte l’idée des parités flexibles  ; on ne nous dit
pas pourquoi.
Cela entraîne l’effondrement du dollar qui n’est plus soutenu de façon
correcte...
L’on trouve ainsi, dans les descriptions de J. Denizet, à la fois une
appréciation de caractère psychosociologique et une orientation de type
« monétariste » : combinaison que, malgré les différences de doctrines, M.
Friedman opère aussi fréquemment.
Pourtant J. Denizet pratique d’autres analyses, et il écrit aussi qu’ «  il
n’est plus possible aujourd’hui de soutenir que l’inflation est d’abord et
essentiellement un phénomène monétaire. Comme l’a exposé de façon
remarquable Paul Volker, une recherche rapide... effectuée sur les onze pays
développés : Allemagne, Belgique, Canada, France, Italie, Japon, Pays-Bas,
Suède, Suisse, Royaume-Uni et Etats-Unis, fait au contraire apparaître
l’absence de tout lien entre l’accroissement de monnaie et l’accroissement
du produit national brut en valeur » 156. Cette idée, qui sort de « l’analyse
monétariste  », garde cependant un caractère empirique. Et elle indique
surtout une différence doctrinale entre J. Denizet et M. Friedman. Ce
dernier a une conception différente de la politique monétaire, en relation
avec une orientation théorique différente, mais les critiques qu’il fait des
« échecs » observés rejoignent en grande partie celles de Denizet.

B) Une utilisation restreinte de la « politique monétaire » est


nécessaire
Selon Milton Friedman, une liaison entre variations de la masse
monétaire et fluctuations économiques est évidente. Il ne s’agit pas d’une
simple corrélation, ni d’une action de l’économie sur la circulation de
monnaie, mais au contraire de l’influence de la quantité de monnaie sur les
prix et les revenus. Cette influence est déterminante, dit Friedman dans ses
nombreux ouvrages, et il faut la neutraliser comme source possible de
déséquilibres affectant l’économie «  réelle  » de marché. Or les
déséquilibres dus aux variations de masse monétaire ont historiquement
toujours été aggravés, voire même suscités, par la politique monétaire.
L’analyse des origines de la grande crise économique de 1929 est un
exemple caractéristique de la conception de Friedman 157. Non seulement le
Système fédéral de Réserve n’a rien fait pour pallier la contraction de la
masse monétaire en 1929-1931, mais quand il s’est décidé à agir il est
intervenu pour accroître cette contraction, en 1931, conduisant des
centaines de banques à la faillite. Ainsi les autorités monétaires américaines
ont-elles été responsables de la crise économique.
Mais «  pourquoi la politique monétaire fut-elle aussi inepte  » en 1929-
1931 158 ? Après le décès de B. Strong, gouverneur de la Banque fédérale de
New York, il ne restait que des dirigeants sans autorité. Si B. Strong avait
vécu douze mois de plus (il est mort en 1928), la crise aurait pu être
terminée en 1930 159... Cependant cette explication psychologique ne suffit
pas. S’il y a de mauvaises politiques monétaires, il n’en est pas de
véritablement bonnes. En effet, dit ailleurs, M. Friedman 160, «  parce que
nous ignorons les voies de la conjecture exacte..., il ne nous semble pas
possible... de nous servir de la politique monétaire pour résoudre
effectivement cet objectif  », celui de l’adéquation aux phénomènes
économiques réels.
Faut-il, alors que les grandeurs monétaires (nominales quant à l’offre
«  réelle  » et quant à la demande d’encaisses) sont déterminantes, rejeter
toute politique monétaire ? Non, mais seulement en finir avec les politiques
monétaires trop variables, qui sont impuissantes ou néfastes. L’idéal serait
une action centrale restreinte, limitée au contrôle de l’émission de monnaie,
et échappant à l’arbitraire des décisions politiques, grâce à l’usage d’une
«  règle fixe  ». «  La situation des Etats-Unis aurait-elle été nettement
meilleure ou nettement pire que celle que nous connaissons, si nous nous
étions pliés à une règle fixe ? Je défie n’importe qui de remonter l’histoire
monétaire des Etats-Unis et d’en tirer une conclusion autre que celle qui
nous dit que, dans la grande majorité des cas, l’emploi d’une règle fixe nous
aurait placés en bien meilleure position. Cela nous aurait permis d’éviter les
erreurs capitales que nous avons commises » 161.
Le remède miracle, c’est donc une politique monétaire restreinte, devant
uniquement assurer une augmentation annuelle de 3 à 5  % de la masse
monétaire  ; à cette augmentation stable doit correspondre une croissance
économique stable. Découverte plus tôt et appliquée, une telle règle aurait
permis d’éviter les crises et les fluctuations qu’ont connues les différents
pays capitalistes au cours de leur histoire.
C’est pourquoi Milton Friedman conclut le texte cité précédemment de la
façon suivante : « La grande crise nous a réellement appris quelque chose.
Nous nous sommes aperçus qu’il n’était pas nécessaire de réduire la
quantité de monnaie en trois ou quatre ans. Nous avons découvert qu’il
nous fallait des chiffres représentatifs de cette quantité de monnaie. Si, de
1929 à 1933, le Federal Reserve System avait publié des statistiques à ce
sujet, je ne crois pas que la grande crise aurait pu se développer comme elle
l’a fait » 162.
Faiblesse et ignorance des dirigeants peuvent donc être surmontées grâce
à la connaissance des statistiques de la masse monétaire et à l’application de
« la règle fixe » à l’augmentation de cette masse. Ici comme chez Denizet,
quoique dans le cadre de doctrines différentes, explication psychologique et
« conception monétariste » convergent.
Nous ne développons pas davantage, les idées de M. Friedman étant
abondamment diffusées... trop même, si, comme le dit J. Denizet, elles ont
influencé l’establishment international !

C) Aspects idéologiques de ces critiques de la politique monétaire


Nous voudrions montrer comment les critiques qui laissent entendre qu’il
y a de « bonnes » et de « mauvaises » politiques monétaires sont effectuées
à partir de notions ayant un caractère idéologique 163, et par conséquent ne
permettent pas de donner une explication valable des décisions critiquées.
Dans le cas des deux auteurs étudiés plus haut, nous pensons que leur
argumentation, en ce qui concerne la politique monétaire 164, ne se situe pas
sur des terrains fondamentalement différents. Nous dirons seulement qu’ils
n’accordent pas la même importance relative aux diverses idées que nous
allons examiner. De ce fait, malgré des nuances dans l’appréciation des
« politiques monétaires », un même fonds commun apparaît chez J. Denizet
et M. Friedman, de caractère idéologique.
 

a) Tout d’abord, parler d’ «  économie  », ou même de «  production


industrielle  », ne permet pas d’appréhender les caractères particuliers du
mode de production capitaliste, ni les relations entre monnaie comme
équivalent général, développement du crédit et accumulation du capital.
Ces relations, complexes et contradictoires, ne peuvent être comprises si
l’on considère seulement les rapports entre création de monnaie et
production. Ainsi la monnaie peut ne pas se reproduire comme équivalent
général, alors même que cette reproduction est nécessaire. Nous avons tenté
dans les chapitres II et III de montrer comment le processus de circulation
monétaire devait être rapporté à celui de circulation des marchandises et des
capitaux, et comment les risques de «  décollage  » du crédit, liés au
développement d’une circulation financière, n’étaient pas le fait d’un
« placage » de la monnaie sur la production, mais l’effet des conditions de
la reproduction capitaliste elle-même.
Nous avons aussi montré comment l’absence de critère interne de
reproduction de l’équivalent général pouvait entraîner certaines sanctions
appliquées à la non-reproduction de l’équivalent général, sous l’effet de la
loi de la valeur de la section I du Capital, loi à laquelle le signe de valeur
continue à obéir dans le mode de production capitaliste.
Enfin, nous avons précisé à propos du système du crédit que celui-ci, tout
en prenant appui sur une Banque « nationale », n’était pas neutre quant aux
rapports entre classes ou fractions de classe. Au niveau même de la non-
reproduction de l’équivalent général, on voit que l’Etat capitaliste qui gère
ou qui sanctionne contribue à la reproduction du capital.
Cette manière d’aborder les problèmes a pour conséquence que notre
critique de la notion de politique monétaire diffère tout à fait des critiques
adressées aux politiques monétaires par J. Denizet et M. Friedman.
 

b) Conception dichotomique de l’économie  ; conception quantitative de


la monnaie.
 

1) Conception dichotomique de l’économie. — Chez M. Friedman, nous


trouvons la confiance libérale en le bon fonctionnement des marchés,
pourvu que la «  monnaie-voile  » s’adapte de manière satisfaisante (par
l’usage de la « règle fixe » d’émission) aux phénomènes « réels ». On peut
difficilement rencontrer une conception plus fidèle au schéma dichotomique
des néo-classiques, ce qui ne va pas sans quelque difficulté d’interprétation
concernant le « monétarisme », celui-ci cherchant à donner à la monnaie un
rôle économique déterminant.
Le problème est certainement plus complexe chez un auteur désireux de
réaliser une synthèse entre Walras et Keynes, ce qui est le cas de J.
Denizet 165. Nous pensons néanmoins que celui-ci n’évite pas, en dernier
ressort, une conception dichotomique de la monnaie par rapport à
l’économie, en faisant de la monnaie «  offerte  » et «  demandée  » une
variable indépendante de « la production ».
Notre critique ne vise cependant pas du tout à opposer une « intégration »
de la monnaie dans l’« économie », à la dichotomie monnaie/économie. Ce
serait abandonner notre point de vue critique  : le capitalisme est
nécessairement une économie monétaire, mais cela ne supprime nullement
le caractère particulier de la monnaie et les contradictions de la circulation
financière.
 

2) Conception quantitative de la monnaie. — Que ce soit chez J. Denizet,


dans ses remarques sur la mauvaise utilisation des politiques monétaires, ou
chez M. Friedman, dans sa conception de l’utilisation d’une politique
monétaire restreinte, nous rencontrons à des degrés divers une conception
quantitative de la monnaie. Explicite chez Friedman, cette conception existe
aussi, quoique nuancée, voire implicite, chez J. Denizet quand celui-ci
utilise la notion d’un circuit monétaire qui tour à tour amorce et sape le
financement des investissements.
D’autre part, nous avons montré comment tous les instruments dits de
politique monétaire se caractérisaient par leur aspect quantitativiste. En
effet, il s’agit toujours de freiner la «  liquidité  » pour éviter un
«  emballement  » de l’économie, ou de l’augmenter pour faciliter une
« reprise ».
Alors que notre critique de la «  dichotomie  » ne proposait pas de
contrepartie (une «  intégration  » de la monnaie), ici nous opposons à la
conception quantitative de la monnaie une conception qualitative  : la
monnaie est selon nous un rapport social particulier, fonctionnant au niveau
de la circulation, et devant se plier à certaines règles pour être reproduite
comme équivalent général  ; toutes les questions concernant la quantité de
monnaie en circulation sont subordonnées aux problèmes de la valeur, des
prix, de la circulation financière et de la reproduction du capital.
 

c) Conception idéaliste de l’Etat. — Dichotomie, conception quantitative


de la monnaie, croyance idéaliste en la toute-puissance et la neutralité de
l’Etat, se combinent dans les critiques des «  mauvaises  » politiques
monétaires  : tout se passe comme si une quantité adéquate de monnaie
pouvait être offerte de façon autonome par quelques grands commis,
susceptibles, hélas, de se tromper, et d’émettre trop ou pas assez. L’idée de
«  l’erreur  » en matière de «  politique monétaire  » montre donc aussi une
incompréhension du rôle de l’Etat dans le mode de production capitaliste, et
par conséquent une conception idéaliste de sa fonction.
N. Poulantzas, dans son ouvrage Pouvoir politique et classes sociales 166,
montre, dans une section intitulée « Modalités de la fonction de l’Etat », qu’
«  il n’y a pas à proprement parler une fonction technico-économique, une
fonction idéologique et une fonction politique de l’Etat : il y a une fonction
globale de cohésion qui lui est assignée par sa place et des modalités de
cette fonction surdéterminées par la modalité spécifiquement politique ».
Nous retrouvons à propos de l’action sur la monnaie cette fonction
globale de cohésion, à savoir : gestion économique d’un équivalent général,
sanction politique d’une non-reproduction économique, rôle idéologique de
présentation de la monnaie comme neutre, enfin politique monétaire vue
comme action de l’Etat incarnant l’intérêt général.
Ce genre d’analyse exclut la conception idéaliste qui fait de
l’intervention étatique une action autonome et toute-puissante (il suffirait
que les responsables de la politique monétaire ne fassent pas d’erreurs, ou
qu’ils se fixent une bonne fois pour toutes une règle fixe de gestion). Il
renvoie d’autre part à la contradiction déjà rencontrée d’un Etat de classe
«  au-dessus des classes  ». L’Etat n’étant pas le maître de la politique
monétaire, encore faut-il chercher à comprendre comment, dans le système
capitaliste, il peut en devenir le «  sujet  »  —  c’est-à-dire que nous devons
abandonner toute conception idéaliste, et nous orienter vers une critique
matérialiste, en rupture avec les critiques d’ordre idéologique.

D) L’inflation comme notion idéologique 167


a) Nous nous situons maintenant à un niveau différent, la fin de l’analyse
des critiques réformistes de la politique monétaire, et le début d’une critique
matérialiste de la notion de politique monétaire, qui sera développée dans le
point 3.
En effet, les notions discutées plus haut, monnaie «  voile  », monnaie
quantité nominale, Etat maître de la monnaie, notions partielles, mais
complémentaires les unes des autres, sont toutes rapportées par l’idéologie à
une notion synthétique, celle de « l’inflation » comme « force mauvaise » à
combattre éventuellement. Que désigne l’«  inflation  », sinon le fait que
l’idéologie économiste circonscrit un phénomène extérieur à la sphère de
gestion du capitalisme  ? Le mal est là, repéré comme hausse globale des
prix, rampante ou explosive, et il faut tenter de le maîtriser par une « bonne
politique économique  », notamment monétaire  ; mais il est conçu comme
indéracinable, car étranger aux « mécanismes normaux » de l’« économie ».
Ainsi, au lieu de voir dans l’inflation un des effets des conditions de sa
propre domination économique et politique, induit par des besoins sans
limite de financement destiné à accroître le profit en transgressant autant
qu’il est possible toute loi de la valeur, le capitalisme a besoin de présenter
l’inflation comme un mal d’origine étrangère à son «  fonctionnement
normal ».
Cela explique pourquoi l’inflation, présentée comme conjoncture
pathologique, n’a aucune définition autre que statistique et normative : taux
annuel « excessif » de hausse des prix. Et l’on ne peut même pas dire quand
ce taux «  excessif  » devient vraiment nuisible, puisque par exemple le
pourcentage de 4  % de hausse annuelle est aujourd’hui considéré comme
« tolérable », alors qu’il y a quelques années la « norme » était d’environ
2 %.
La notion d’inflation est donc purement descriptive. D’où le caractère
éclectique de ce que l’on appelle les « causes » du phénomène : excès de la
demande par rapport à l’offre globale, hausse des coûts, augmentation
excessive de la masse monétaire, etc. Peu importe, car ce qu’il faut, c’est
désigner des responsables : l’Etat, les syndicats, les monopoles, la Banque
centrale, les consommateurs... tout le monde  —  mais pas le système
capitaliste lui-même !
 

b) Sans doute faut-il distinguer un courant de pensée différent, qui va


jusqu’à faire de l’inflation une «  arme de classe  » utilisée par les
capitalistes. Mais nous ne pensons pas que ce courant parvienne à briser le
caractère idéologique de la notion d’inflation, car il ne met pas en cause la
notion elle-même, et cherche seulement à mieux en rendre compte.
 

1) A. Nicolaï a cherché à quoi sert l’inflation en régime capitaliste, en


déplaçant le problème des «  causes efficientes  » à celui de la «  cause
finale  » 168. Il sort ainsi de l’éclectisme, en définissant l’inflation comme
régulation permettant «  la maintenance du profit  » capitaliste, c’est-à-dire
non seulement le maintien d’une certaine répartition des revenus, mais celui
d’une division des rôles entre capitalistes industriels et salariés.
«  L’inflation agit comme une régulation. Elle impose aux groupes cette
limite globale qu’est l’accroissement du produit. Elle impose aux
entrepreneurs cette limite particulière minimum qu’est le renouvellement de
la force de travail, c’est-à-dire le plus haut niveau antérieur atteint par la
consommation salariale. Elle impose aux salariés cette limite particulière
qu’est le taux de profit requis » 169.
Nous pensons qu’une telle interprétation ne permet pas d’orienter
correctement l’analyse, pour trois raisons :
—  l’idée d’une «  cause finale  » ne permet pas d’envisager l’inflation
comme conjoncture contradictoire, dérèglement autant que régulation ;
— A. Nicolaï traite de ce que lui-même appelle « l’inflation-croissance »,
alors que nous rencontrons aujourd’hui des phénomènes différents
(comme la fameuse « stagflation ») ;
— le processus est analysé abstraction faite des conditions financières et
monétaires.
2) Pouvons-nous trouver une explication plus satisfaisante dans le traité
marxiste d’économie politique intitulé Le capitalisme monopoliste d’Etat ?
Nous ne le pensons pas  ; ce traité retombe même par moments dans une
conception éclectique de l’inflation  : ainsi il est dit dans le chapitre V du
tome I que l’inflation est un «  problème monétaire  », dont «  l’origine se
situe, à notre époque, dans la mise en valeur du capital monopoliste  » 170.
On craint qu’il n’y ait là juxtaposition de « causes efficientes » (comme « la
création excessive de monnaie ») 171 et de « causes finales » (mise en valeur
du capital monopoliste, dont « le prix de monopole » est une des « formes
phénoménales » 172).
On retrouve ainsi, semble-t-il, une tradition issue du Capital financier,
l’ouvrage de Hilferding. Ce dernier montre que dans les conditions de
l’époque du «  capital financier  » il y a tendance à la constitution de deux
sphères, celle des entreprises géantes et celle des petites entreprises, ce qui
empêche toute égalisation des taux de profit. Ces deux sphères, pour des
raisons différentes, subissent toutes deux la tendance à la baisse du taux de
profit : la seconde parce qu’elle tombe sous la domination du grand capital,
la première parce qu’elle accumule trop de capital constant. La captation
d’une partie des profits de la sphère des «  petits  » par les «  gros  », grâce
notamment à la pratique des prix de cartel, n’empêche pas cette baisse, qui
ne peut finalement être freinée que par l’exportation des capitaux. Or, dans
son livre sur Politique économique et planification en régime capitaliste,
Ph. Herzog semble retenir une analyse du même type quand il parle de
« dispersion organique » des taux de profit dans le capitalisme actuel 173.
Nous pensons que ces explications ont plusieurs points faibles :
—  elles divisent l’économie capitaliste en sphères, et accordent aux
«  prix de monopole  » un rôle qui paraît semblable à celui que
l’économie « bourgeoise » leur accorde, par opposition aux « prix de
libre concurrence » ;
—  elles restent éclectiques, en juxtaposant, pour expliquer l’inflation,
création excessive de monnaie et rôle des monopoles et de l’Etat ;
— surtout (et ceci nous ramène à notre idée de l’inflation comme notion
idéologique) elles partent de cette notion sans la mettre en cause,
comme s’il s’agissait d’une réalité à expliquer, alors que cette
«  réalité  » est déjà désignée comme «  inflation  » par l’idéologie
dominante.
c) Nous pensons  —  et ceci nous conduit à notre tentative d’analyse
matérialiste —, qu’il faudrait poser autrement le problème de « l’inflation »,
et, pour sortir du cadre de l’idéologie, le rapporter à des pratiques
capitalistes déjà en partie exposées dans les chapitres précédents.
 

1) L’usage même de monnaie permet une dissociation entre valeur


d’échange et prix, le problème étant de déterminer les conditions concrètes
de cette dissociation, selon les différents cas (prix de marché dans
l’économie marchande, prix de production dans l’économie capitaliste,
etc.).
 

2) La monnaie dans le capitalisme est aujourd’hui incorporée dans un


système de crédit détaché de sa base monnaie-marchandise  : l’or comme
étalon fixe des prix. Il en résulte de nouvelles conditions monétaires du
financement de l’accumulation. Mais en aucun cas le système capitaliste ne
peut complètement éluder le problème de la reproduction de l’équivalent
général. La monnaie intégrée dans les flux financiers, même si elle est
initialement une pure monnaie commerciale de crédit, signe dématérialisé,
doit, pour être validée, trouver un point d’ancrage, comme nous l’avons vu
en montrant le rôle de la Banque centrale comme lieu où s’expriment les
équivalences. Et le problème d’une véritable monnaie internationale n’est
pas réglé.
 

3) Si l’on reprend les remarques faites par Marx au sujet du crédit, une
contradiction apparaît quant aux effets du processus de financement :
—  d’une part, le crédit a un effet centralisateur, c’est-à-dire un effet de
répartition du capital-argent en faveur des gros capitaux  ; c’est «  un
immense machinisme social destiné à centraliser les capitaux » 174, ce
qui « n’exige qu’un changement de distribution des capitaux présents,
qu’une modification dans l’arrangement quantitatif des parties
intégrantes du capital social » ; la centralisation par le crédit grossit et
accélère les effets de l’accumulation ;
— d’autre part, le système du crédit est nécessaire « pour que se produise
l’égalisation du taux de profit ou la tendance à cette égalisation sur
laquelle repose toute la production capitaliste » 175.
Ainsi il y a d’une part distribution sélective du crédit et développement
inégal des capitaux, qui aboutissent à une différence des masses de profit
selon la dimension des entreprises, mais d’autre part maintien d’une
certaine mobilité du capital liée au maintien de la tendance à la formation
d’un taux de profit moyen. La distribution sélective du crédit favorise sans
doute la hausse de certains prix « leaders », mais la tendance à la formation
d’un taux de profit moyen favorise la diffusion de la hausse des prix à
travers toutes les entreprises capitalistes. Et alors que la «  centralisation  »
implique un fractionnement des flux de financement, orientés de façon
sélective, la mobilité du capital-argent implique le maintien d’une certaine
unité monétaire. Certes le processus est sans limites propres à partir du
moment où l’unité monétaire a pour lieu la Banque centrale, qui ne bute
plus sur une monnaie marchandise universelle. Mais nous avons vu qu’il y
avait nécessité pratique de sanctions politiques  —  transformées par
l’idéologie en « politique monétaire » destinée à contrôler « l’inflation ».
Quand nous parlons de l’inflation comme notion relevant de l’idéologie,
il ne s’agit pas de critiquer une erreur, un phantasme, une tromperie  :
l’idéologie est réelle, et elle correspond à une pratique capitaliste réelle. Il
nous faut alors préciser davantage les éléments d’une critique matérialiste
de la « politique monétaire » comme idéologie d’une pratique étatique.

3. POUR UNE CRITIQUE MATÉRIALISTE

Nous avons examiné les aspects idéologiques de la notion de politique


monétaire. Encore faut-il préciser ce que nous entendons par « idéologie ».
Selon L. Althusser 176, l’idéologie est une «  représentation  » du rapport
imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence : « Ce n’est
pas leurs conditions d’existence réelle, leur monde réel, que les « hommes
se représentent » dans l’idéologie, mais c’est avant tout leur rapport à ces
conditions d’existence... » La critique des racines idéologiques de la notion
de politique monétaire doit alors se placer maintenant à un niveau différent,
celui des origines pratiques de l’idéologie de la politique monétaire. C’est
seulement en joignant ce point au précédent que l’on peut s’orienter vers
une critique relevant du matérialisme historique.
Deux aspects vont être envisagés :
 — Quelles pratiques ont-elles besoin de se présenter comme « politique
monétaire » ?
  —  Pourquoi ces pratiques ont-elles besoin de se présenter précisément
sous cette forme ?

A) Pratiques de gestion et de sanctions monétaires


a) Il a été montré à plusieurs reprises que les conditions monétaires
contemporaines influaient sur la gestion de la Banque centrale.
«  Dématérialisation  » de la monnaie nationale et internationale,
financement par la monnaie de crédit de l’accumulation capitaliste,
existence d’un secteur financier public : tous ces éléments modifient le rôle
du système du crédit, et donc celui des Banques centrales, par rapport à ce
qu’ils étaient au XIXe siècle. Mais il faut préciser, en relation avec les
formes différentes de monnaie, la contradiction propre au crédit bancaire
sous ses formes actuelles.
D’une part, en raison du rapport entre système bancaire du crédit et
accumulation capitaliste, les décalages et hétérogénéités propres à la
circulation financière, se sont considérablement accrus par rapport à ceux
qui existaient dès la naissance des transactions à crédit. La répartition
inégale du crédit qui favorise les grandes entreprises capitalistes entretient
les disparités à un moment donné  ; elle accentue aussi le caractère «  en
porte à faux » du crédit : les transactions financières qui ne peuvent jamais
être complètement apurées ne le sont parfois même plus partiellement.
Ainsi, la puissance du dollar a permis aux Etats-Unis de financer des
investissements à l’étranger sans se soucier du solde monétaire de la
balance américaine des paiements, solde indéfiniment différé, et dont on ne
sait actuellement que faire étant donné son énorme dimension. Dans
l’espace et le temps se sont développées et entretenues les inégalités de
développement, en partie liées au financement par la monnaie de crédit de
l’accumulation capitaliste. Il en résulte une sorte de fractionnement
sectoriel et temporel, qui permet au système bancaire de se reproduire par
l’accumulation de créances diversifiées, mais jusqu’à un certain point
seulement.
En effet, l’autre aspect de la contradiction, tantôt secondaire quand le
système tourne, tantôt principal quand il y a combinaison des difficultés de
la reproduction élargie du capital et des mises en cause des monnaies
nationales de crédit, est le suivant : le système bancaire de crédit a besoin
d’une certaine unité monétaire : la diversité de l’importance et de la durée
des créances est alors une gêne. Et elle influe sur le passif des banques, qui
tendent à collecter des dépôts «  semi-liquides  ». Car les disponibilités
bancaires doivent garder une certaine homogénéité de caractère monétaire.
Parce qu’elles servent de moyens de paiement. Et parce que pouvoir placer
de l’argent dans des conditions rentables, c’est aussi pouvoir le déplacer,
rapidement et avec le maximum de sécurité.
La vieille règle de gestion des banques de dépôts — prêter à court terme
en raison du caractère monétaire des dépôts —, doit être combinée avec le
fait que les banques de dépôts participent, par exemple en France depuis
1966, au financement de l’accumulation de capital (prêts à long terme). En
l’absence des contraintes de réserves en monnaie métallique, la
contradiction entre immobilisations financières et mobilité monétaire, entre
caractère sélectif du financement favorisant les gros capitaux et
homogénéité de la monnaie comme équivalent général, prend une forme
nouvelle, au niveau de la gestion des banques et de celle de la Banque
centrale.
Dans le cas des banques françaises, l’on sait que depuis 1966 ont été
prises plusieurs mesures gouvernementales, destinées à adapter l’activité
des banques aux modifications de l’accumulation capitaliste privée,
caractérisée par une accélération de la concentration et de
l’internationalisation du capital. La distinction entre banques de dépôts et
banques d’affaires a été presque complètement abolie. A la suite de quoi il y
a eu «  mouvement accéléré de concentration, transformation de plusieurs
grandes banques d’affaires en banques de dépôts, et, enfin, orientation des
grandes banques de dépôts vers les activités multiples des « banques à tout
faire » » 177, en même temps qu’un développement considérable des prêts
bancaires à long terme. Comment ces changements, qui correspondent au
premier aspect de la contradiction indiquée plus haut, ont-ils affecté le
second aspect de cette contradiction ?
Bien entendu, les mouvements de la monnaie bancaire ont été
inséparables des variations de la conjoncture, comme l’indiquent les
Comptes de la nation pour 1969 et 1970, à partir desquels nous allons
examiner les disponibilités monétaires des banques en 1968 et 1969. Une
comparaison entre les dépôts à vue (monnaie) et les dépôts à terme et
comptes sur livrets («  quasi-monnaie  ») montre que les premiers ont
considérablement augmenté en 1968 par rapport à 1967, que l’on considère
« les placements nouveaux nets » des « entreprises » et des « ménages », ou
l’« émission de monnaie » 178. Cette augmentation est une conséquence des
«  événements de mai 1968  », à la suite desquels les crédits à court terme
accordés aux entreprises ont considérablement augmenté.
En 1969, changement considérable : chute des « placements monétaires »
ou de l’émission de monnaie, appréciée par les comptables nationaux
comme un « mouvement de fuite devant la liquidité », cette dernière ayant
en 1969 diminué plus fortement que l’ensemble des placements nets (à
court et long terme). Mais les dépôts à terme et les comptes sur livrets ont
très fortement augmenté en valeur absolue. Quant aux emplois des banques,
les prêts à long terme ont continué à augmenter, et se sont notamment
dirigés vers « la valeur-refuge » constituée par la construction de logements,
tandis que les crédits à court terme ont stagné.
En 1969, «  la fuite devant la liquidité  » n’a donc pas affecté, bien au
contraire, la quasi-monnaie. Elle n’a pas non plus affecté les ressources en
intérêts touchés par les banques : les comptes de 1970 indiquent 179 que le
système bancaire a touché, en 1968, 16 milliards 119 millions de francs, et,
en 1969, 26 milliards 334. Compte tenu des intérêts versés par les banques
(7 milliards 146 en 1968 et 13 milliards 307 en 1969), la somme nette des
intérêts touchés est de 8 milliards 973 en 1968 et de 13 milliards 027 en
1969.
Nous proposons une interprétation de ces données différente de celle qui
est le plus souvent fournie. La quasi-monnaie n’est pas, comme on le dit
souvent, un des actifs financiers qui se situe entre la monnaie et les autres
actifs sur une échelle graduée de placements plus ou moins liquides : cette
idée sert, entre autres choses, à considérer la monnaie comme le placement
le plus liquide, abstraction faite de sa particularité comme équivalent
général. Au contraire, nous pensons que les «  placements  » sont
hétérogènes, et qu’une partie d’entre eux est comme «  tirée  » vers la
monnaie, ce qui est le cas de la quasi-monnaie, permettant à la fois une
augmentation du financement de l’accumulation capitaliste par les banques
et le maintien de la mobilité des ressources bancaires dans un cadre
monétaire. Tout cela pour le plus grand profit des banques, comme le
montre l’exemple des intérêts bancaires touchés en 1969.
Cependant une précision supplémentaire doit être donnée.
L’augmentation des « ressources monétaires » (dépôts à vue) des banques a
de nouveau été considérable en 1970, ce qui a notamment permis le
règlement d’un certain nombre d’opérations de crédit faites entre les
entreprises, sous caution bancaire, et dont la liquidation monétaire avait été
différée par «  l’encadrement du crédit  » 180. Impossible donc, malgré la
« quasi-monnaie », de se passer durablement de la monnaie. D’une part, la
stagnation de l’augmentation de la monnaie bancaire n’a pu être que
provisoire, d’autre part, quand elle s’est produite elle a été compensée par
l’augmentation de la quasi-monnaie permettant de fructueuses opérations
bancaires, et par l’augmentation des crédits interentreprises sous caution
bancaire.
Cet exemple français montre plusieurs choses, en ce qui concerne la
contradiction exposée plus haut. D’une part l’activité financière des
banques prêtant à long terme affecte en partie le caractère des disponibilités
bancaires : c’est la chasse aux dépôts à terme et aux comptes sur livrets, en
concurrence avec d’autres organismes financiers, notamment ceux du
secteur public. Mais d’autre part la contradiction entre fractionnement du
financement et unité et mobilité de la monnaie équivalent général n’est pas
résolue. Elle est simplement déplacée dans le temps — la monnaie bancaire
solde en 1970 les dettes des entreprises contractées en 1969  —  et dans
l’espace : la Banque centrale est là pour fermer provisoirement les circuits
du crédit en les articulant entre eux, c’est-à-dire pour contribuer à déplacer
la contradiction sans la résoudre.
En effet, la gestion de la Banque centrale est nécessairement
conditionnée par celle des banques. Quand il n’y a pas compensation des
créances et dettes sur les différents marchés monétaires, la Banque centrale
intervient pour « solder » avec sa propre monnaie, prêtée à un certain prix.
Mais elle «  solde  » ponctuellement, et partiellement, au niveau des seuls
soldes intrabancaires, et nullement au niveau de l’ensemble du crédit
national (ce qui est impossible, comme nous l’avons dit à propos de la
circulation financière). De ce fait, son action a un double aspect : d’une part
elle entretient la possibilité d’une augmentation indéfinie du crédit global,
dont les divers marchés ne se constituent en circuit que grâce à elle, d’autre
part elle réduit les risques de crise de la monnaie de crédit des banques.
Cela ne résout pas la contradiction inhérente à la pratique bancaire, mais
déplace les contraintes et les fait peser sur la validité de la monnaie
nationale, quand le circuit fermé au niveau national ne peut l’être par
rapport à l’extérieur.
 

b) Ce déplacement n’a pas de conséquences graves tant que la sanction


permettant la reproduction de la monnaie nationale est en partie incorporée
dans la gestion. C’est le cas des «  changes fixes  », gérés par les Banques
centrales ; ce système garantit sur le plan monétaire la stabilité des taux de
profit des entreprises, non remis en cause par d’incessantes fluctuations des
valeurs relatives des monnaies. Ainsi a-t-on pu dire que les entreprises
multinationales étaient «  les véritables bénéficiaires  » de l’accord de
Washington, car l’adoption de «  changes flexibles  », entraînant une forme
de gestion des monnaies nationales sans sanction autre que celle de prix de
marché fluctuant sans cesse, aurait gêné ces entreprises. La sanction
incorporée dans la gestion par les changes fixes est réelle, et elle n’est pas
neutre.
Elle reste toutefois fragile et partielle, en l’absence d’un étalon ou d’une
« monnaie universelle ». Après les accords de Washington, en l’état actuel
des choses, l’on voit se dessiner une nouvelle contradiction, avec le
fractionnement en zones monétaires, américaine, européenne et
japonaise 181. Fractionnement limité par le maintien de taux de change semi-
fixes et par la persistance du rôle international du dollar, mais tout de même
contradictoire avec le besoin d’un étalon international. S’il est vrai, comme
on l’a vu dans le chapitre II, que l’émergence de nouvelles pratiques peut
modifier la situation, en cas de faiblesse de la monnaie dominante (cas
actuel du dollar), en l’absence d’un étalon indiscuté une contradiction
monétaire n’en subsiste pas moins, même si elle est à son tour « déplacée ».
 

c) Les pratiques qui ont besoin de se représenter comme politiques


monétaires sont ainsi des pratiques de déplacement des contradictions, soit
au niveau de la gestion des banques centrales, soit au niveau des
interventions politiques. Les contradictions sont celles du crédit bancaire
dans le capitalisme contemporain, crédit qui sert en partie à un financement
sélectif en faveur des grandes entreprises et tend ainsi à fractionner la
circulation financière, au risque d’une insolvabilité monétaire complète qui
mettrait en cause le crédit lui-même. Mais la monnaie de crédit des banques
a maintenant priorité sur la monnaie de crédit nationale, en ce sens que le
système capitaliste ne semble plus pouvoir supporter une crise massive de
la monnaie bancaire. C’est donc la valeur relative des monnaies nationales
qui «  fait les frais  » de cette nouvelle pratique, et en cas de crise rend
nécessaires des interventions gouvernementales.

B) Pourquoi ces pratiques de gestion et de sanction monétaires


étatiques ont-elles besoin de se représenter comme « politique
monétaire » ?
a) La Banque centrale. — Le déplacement des contraintes monétaires, de
la monnaie de crédit bancaire à la monnaie de crédit nationale, doit
apparaître comme une solution des contradictions. Car pour que la Banque
centrale puisse jouer son rôle d’organisme étatique, son rapport à la gestion
de la monnaie doit être représenté comme un rapport politique, c’est-à-dire
comme une action autonome, cohérente, visant à la stabilité de la valeur de
la monnaie, et capable de résoudre les contradictions qui affectent celle-ci,
ou de maîtriser la monnaie.
Sinon la Banque centrale tend à être aspirée par le secteur bancaire privé.
Nous l’avons vu dans le chapitre I : l’énorme masse de dollars affluant en
Europe de l’Ouest et au Japon, en 1971, a été entretenue par la gestion du
Federal Reserve System et par les tentatives faites par les autres Banques
centrales pour replacer sur les marchés les dollars qu’elles avaient été
contraintes d’acheter. Ainsi quand la gestion de la Banque centrale ne peut
plus assurer la reproduction de la monnaie nationale comme équivalent
général, elle risque de perdre son caractère «  public  » pour devenir un
appendice de la gestion des banques et des entreprises privées. Mais d’autre
part, même quand elle peut assurer plus ou moins bien cette reproduction,
elle ne doit son caractère public, ou para-étatique, qu’à sa définition comme
«  sujet politique  » ayant à accomplir une tâche irremplaçable, c’est-à-dire
comme « responsable » de la monnaie à l’échelle nationale 182.
Il existe donc bien une « politique monétaire », comme idéologie d’une
pratique de la Banque centrale. Le rapport de la Banque à sa propre gestion,
celle-ci n’étant qu’un déplacement des contraintes monétaires, doit
apparaître comme solution émanant d’un organisme public, au-dessus de la
mêlée, maître de la situation monétaire, capable d’agir d’un point de vue
« neutre » socialement.
 

b) L’action politique sur la monnaie.  —  La pratique de la Banque


centrale est un ensemble de techniques de gestion ne comportant pas de
critère monétaire interne à son propre niveau. Tant que le déplacement des
contraintes de la monnaie bancaire à la monnaie de crédit nationale se fait
en rapport avec un simple glissement inflationniste, la gestion suffit : dans
le cadre des « changes fixes », la sanction internationale s’applique plus ou
moins bien, moyennant divers tâtonnements.
Par contre en cas de crise, l’impuissance de la gestion montre que la
sanction ne peut être appliquée sans une intervention politique d’ordre
gouvernemental, concernant la valeur relative de la monnaie nationale.
S’agit-il alors, à la différence du cas précédent, d’une «  politique
monétaire  » qui serait le reflet direct  —  et non plus idéologique  —  de la
pratique monétaire du gouvernement ?
Non, car la sanction appliquée par la politique, même quand elle se
présente comme purement monétaire et ponctuelle (modification du taux de
change, ou de la parité-or d’une monnaie), n’est pas neutre socialement.
C’est bien pourquoi elle est le plus souvent liée à un changement de
contexte politique, et à un ensemble de mesures affectant les rapports entre
fractions politiques, entre fractions capitalistes, entre capitalistes et classe
ouvrière, entre impérialismes. Les exemples que nous avons donnés, à
propos du dollar ou du deutsche Mark, ont montré que la décision politique
gouvernementale concernant la valeur de la monnaie nationale, et les
conditions de la reproduction de celle-ci, est «  surdéterminée  »
politiquement et socialement. Ce qui n’est pas étonnant si l’on admet d’une
part que la monnaie est un rapport social, bien que ne se présentant pas
comme tel, d’autre part qu’une intervention politique n’est interprétable en
dernier ressort que par rapport à des contradictions économiques et sociales
déterminées.
Mais pas plus que la gestion de la Banque centrale, l’action
gouvernementale sur la monnaie ne peut se présenter pour ce qu’elle est ; le
gouvernement est contraint de concevoir son propre rapport à la monnaie
nationale comme un rapport de maître à objet  : d’une part en raison du
caractère spécifique de la sanction monétaire, d’autre part en raison de
l’aspect « relativement autonome » de la politique.
Il faut ajouter que la sanction monétaire politiquement décidée n’est pas
neutre non plus quant à la fonction même de la Banque centrale comme
organisme «  public  ». Entre appareils d’Etat et décisions politiques existe
toute une série de relations complexes. Bien entendu, on est le plus souvent
frappé par l’unité des deux, et le caractère plus ou moins « fonctionnel » des
appareils d’Etat par rapport aux décisions politiques qui permettent à l’Etat
bourgeois de se reproduire. Mais il existe des contradictions secondaires
que l’on pourrait caractériser de façon sommaire en parlant d’une certaine
inertie ou d’un certain affaiblissement des appareils d’Etat, qui peuvent,
sous de fortes pressions émanant de contradictions diverses, avoir au moins
provisoirement un caractère beaucoup moins « fonctionnel ». Les décisions
politiques sont nécessairement affectées par ce dérèglement relatif, et
cherchent à y remédier afin de préserver les bases indispensables de toute
action gouvernementale effective. Les rapports entre « mise en panne » de
la gestion étatique de la monnaie nationale par la Banque centrale et
sanction politique prise de telle sorte que la gestion ait de nouveau une
portée quant à la reproduction de la monnaie comme équivalent général,
sont un exemple des relations mouvantes et complexes qui peuvent
s’instaurer entre « le politique » et « la politique ».
Les deux aspects de l’action politique sur la monnaie examinés ici  :
caractère non neutre de la sanction appliquée par une décision politique,
reprise en main de la Banque centrale comme appareil d’Etat, expliquent
pourquoi il est nécessaire de parler de «  politique monétaire  ». Le
gouvernement prenant une décision qui concerne la valeur de la monnaie
nationale doit se représenter et présenter son propre rapport à cette décision
comme un arbitrage, effectué au nom de l’intérêt national, et inscrit dans un
ensemble de mesures cohérentes de politique économique, voire de
politique générale. Le déplacement des contraintes monétaires, qui se
produit effectivement, est ici inséparable d’un essai de renforcement de la
cohésion nationale, et de celle de l’Etat lui-même.
 

c) Pratiques et idéologie.
 

 — S’il s’agit de gestion de la monnaie, il y a une « politique monétaire »


comme idéologie d’une pratique de la Banque centrale.
 — S’il s’agit de sanction politique concernant la monnaie nationale, il y
a «  une politique de la monnaie  » comme idéologie d’une pratique
gouvernementale.
 

Ainsi éclate la notion usuelle de « politique monétaire ». Mais celle-ci ne


devient pas pour autant une simple apparence : c’est une notion idéologique
bien réelle, correspondant à une pratique étatique bien réelle  ; car le
capitalisme, sous aucune de ses formes, n’a encore réussi à se débarrasser
de la monnaie ni des problèmes particuliers posés par celle-ci.
Nous ne nions donc pas l’évidence, c’est-à-dire l’existence d’une
pratique monétaire étatique correspondant à des contradictions du
financement capitaliste, et utilisée non pour résoudre ces contradictions,
mais pour les déplacer indéfiniment. Nous critiquons la notion de politique
monétaire, en raison du contenu qu’elle se donne. Mais de cette notion
idéologique, comme de la notion d’inflation, le capitalisme actuel a besoin,
pour exprimer son propre rapport à ses conditions de reproduction.
«  Oui  », nous dit-on, «  l’inflation est un mal que nous ne pouvons
déraciner. Tout le monde est plus ou moins coupable  ; mais un arbitre
vigilant peut éviter le pire, notamment grâce à la politique monétaire ». Il ne
s’agit pas d’une conception cynique, fabriquée en connaissance de cause
pour tromper les masses. L’idéologie de la politique monétaire comme
remède de l’inflation est inhérente à la pensée « bourgeoise ». Elle renvoie à
un couple fatalisme/réformisme dont le capitalisme ne peut pas se passer
pour que soient prises par l’Etat les mesures permettant non de résoudre,
mais de déplacer les problèmes monétaires du financement.
Certains nous objecteront  : «  Vous rebaptisez la politique monétaire en
parlant de gestion/sanction.  : Pourquoi pas  ? C’est une simple querelle de
mots. Peu importe puisque vous admettez l’existence d’une pratique
monétaire étatique. »
Nous pensons, quant à nous, qu’entre la conception non matérialiste de la
« politique monétaire » et notre explication « gestion/sanction », il y a toute
la différence qui sépare une notion idéologique, engendrée par une pratique
de l’Etat capitaliste, d’une critique matérialiste renvoyant au
fonctionnement contradictoire de la monnaie, de l’Etat et du système
capitaliste.
 

Conclusion

Une analyse de la politique monétaire utilisant les concepts du


matérialisme historique est nécessairement une analyse critique de la notion
usuelle de politique monétaire. Elle implique une lecture de Marx en
fonction des problèmes réels, pratiques et idéologiques, qui se posent
aujourd’hui. Mais il nous était impossible d’utiliser de façon dogmatique ou
étroitement pragmatique les concepts du Capital qui ont guidé notre
recherche  : la pratique capitaliste s’est en partie modifiée depuis l’époque
de Marx ; il nous a fallu prendre en compte ces changements, qui affectent
l’action étatique sur la monnaie, sans souscrire pour autant à une division en
stades ou étapes de caractère mécaniste.
De même que les idéologies de la politique monétaire mettent en œuvre
un ensemble de notions liées entre elles, conception quantitative de la
monnaie, conception économiste et dichotomique de l’économie, notion
idéaliste de l’Etat, conception éclectique de l’inflation, de même la critique
matérialiste de ces idéologies a une certaine cohérence. La division de la
«  politique monétaire  », idéologie d’une pratique étatique contemporaine,
en «  gestion  » et «  sanction  », qui se renvoient nécessairement l’une à
l’autre, est inhérente au rôle de la monnaie dans le capitalisme actuel.
Sans monnaie, pas de capitalisme, dit Marx. Mais en même temps la
monnaie n’est jamais complètement intégrée dans le capitalisme. Elle est
initialement définie dans la production marchande et relève de la loi de la
valeur propre à cette production, ce qui lui donne un caractère
contradictoire (comme mesure des valeurs et étalon des prix). Elle doit
cependant être reproduite comme équivalent général, sous peine de perdre
son rôle dans la circulation marchande. Lorsque fonctionnent les circuits du
crédit propres au mode de production capitaliste, circuits qui doivent se
refermer sur eux-mêmes mais en même temps ne le peuvent jamais tous
simultanément, les conditions de la reproduction de l’équivalent général se
modifient. Et le capital-argent joue, sous la forme du «  capital financier »
tel que Marx le définit, un rôle contradictoire, fonctionnel et perturbateur,
dans la reproduction du capital industriel.
La pratique étatique varie, quoique toujours liée à la validation d’au
moins une monnaie quel que soit le mode de production (pourvu qu’il y ait
circulation marchande). Au XIXe siècle, elle agit pour préserver la valeur-or
de la monnaie nationale des Etats capitalistes dominants. Au XXe siècle
(après la guerre de 1914), elle agit pour préserver la monnaie de crédit
bancaire dont l’Etat lui-même ne peut plus se passer. Mais l’Etat reste
responsable de la valeur de la monnaie nationale par rapport à celle des
autres monnaies nationales. C’est pourquoi sa pratique monétaire est
contradictoire  : gérer la monnaie de crédit avec un appareil spécialisé,
sanctionner en cas de crise. Contradiction qui reflète notamment la
différence et l’interdépendance du politique (appareils) et de la politique
(décisions centrales).
Toute cette analyse repose sur l’idée que ni l’Etat ni la monnaie ne sont
«  neutres  »  ; le rôle de la monnaie et l’action étatique sont, quoique
spécifiques, déterminés en dernière instance par les nécessités de la
reproduction du capital industriel au profit de la classe bourgeoise. La
politique monétaire comme idéologie (réelle) d’une pratique étatique
particulière (également réelle) masque cette détermination fondamentale,
que notre analyse a cherché à mettre en lumière.
 

Notes

1
L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Paris, Editions
Sociales, 1954, p. 157.

2
Capital, Editions Sociales, t. I, p. 231.

3
Capital, ibid., t. 3, p. 193.

4
Nous entendons par pensée « académique » (il nous arrivera aussi d’utiliser
l’expression de «  pensée bourgeoise  ») tout ensemble de notions qui ne
permet pas, voire empêche, de comprendre le mode de fonctionnement du
capitalisme ; et cela par opposition avec le matérialisme historique comme
«  critique de l’économie politique  » assumant son propre point de vue de
classe.

5
Der Spiegel, cité par Le Monde du 2 septembre 1971.

6
Nous nous référons ici au matérialisme historique dont les concepts seront
développés au cours de cet essai.

7
Dunod, 1967, p. 118.

8
Ed. Calmann-Lévy, 1971, pp. 134-135.
9
Ce terme d’ « impérialisme » sera précisé dans le chapitre III.

10
S.E.D.E.I.S., Chroniques d’actualité, octobre 1969, pp. 178 et suiv.

11
Ibid., p. 177.

12
Nous conservons ici le terme de « marché », en attendant l’introduction des
concepts pertinents.

13
Remarques dues à un banquier expert en la matière.

14
Extrait d’un article d’un bulletin économique mensuel de la First National
City Bank of New York, octobre 1971, reproduit dans Problèmes
économiques, 25 nov. 71, p. 18.

15
Le développement qui suit, ainsi que quelques autres, est directement
inspiré par un article de Suzanne BEAULIEU et Louis CHABERT, La crise
monétaire internationale, publié dans la revue Politique aujourd’hui, nov.
1971.

16
Cf. plus loin, chap. II, pp. 130 et suivantes.

17
Ce qui n’exclut pas la domination internationale d’une monnaie nationale
(livre sterling au XIXe siècle, dollar depuis la deuxième guerre mondiale)
visant notamment, dans les deux cas, à faire supporter par les autres pays, et
éventuellement par certains industriels du pays à monnaie dominante, un
déficit de la balance des paiements. Cf., pour la livre sterling un article
d’A.G. FORD, Bank rate, the british balance of payments, and the burden
of adjustement, 1870-1914, Oxford, Economic papers, mars 1964.
18
Certains calculs font remonter ce déficit à 1966, en supprimant celles des
exportations qui étaient fonction de « l’aide liée ».

19
Sur ces concepts, cf. chap. II.

20
Il ne s’agit pas d’exagérer ces différences. Ainsi la Grande-Bretagne a-t-
elle, entre 1880 et 1914, pratiqué «  une exportation secondaire de
capitaux  », grâce aux revenus de ses investissements à l’étranger, qui
couvraient en même temps le déficit (cumulé pour la période) de la balance
courante. Il n’en va pas encore de même pour les Etats-Unis  ; mais dans
certains domaines, comme celui du pétrole, la disproportion entre «  sortie
du capital américain » (expression comptable), et « revenus rapatriés », est
grande : ainsi en 1970, 1 milliard 492 de dollars « sortait » des Etats-Unis,
pour un gain total de 2 milliards, 950, dont 2 603 rapatriés aux Etats-Unis
(cf. Survey of Current Business, octobre 1971, tableau pp.  28-29). Jeanne
Singer et Paule David nous ont obligeamment aidés à sélectionner la
documentation nécessaire pour trouver ces indications.

21
Cette spéculation a été conditionnée par la surévaluation relative du dollar
indiquée p. 35.

22
Terme relatif à la balance des paiements. Car il ne s’agit pas d’un véritable
paiement, mais d’un achat à crédit insolvable.

23
Une politique de prestige du dollar, S.E.D.E.I.S., Chroniques d’actualité,
juillet-août 1969.

24
La base objective de celle-ci étant la surévaluation du dollar, dont voulaient
profiter les spéculateurs  : faute de cette précision, l’on adopterait une
conception « subjectiviste » de la spéculation.
25
Critique de l’économie politique, Ed. Sociales, p. 120.

26
Cité par P. FABRA dans Le Monde du 6 juillet 1971.

27
Le Monde du 18 août 1971.

28
Voir n. 2, p. 37, et n. I, p. 43.

29
Cette dernière n’empêche pas, bien entendu, les capitalistes de «  prendre
leur bénéfice de change », mais elle tente de bloquer le processus de mise
en cause du dollar comme monnaie internationale de circulation.

30
Capital, I, sect. I, p. 122, n. I (Ed. Sociales, 1948).

31
Ibid., p. 157.

32
Capital, liv. I, 2e section, p. 173, n. I.

33
Dans cet exemple, la valeur immanente individuelle de la marchandise
comme temps de travail coagulé, qui correspond au temps de travail
socialement nécessaire dans une période antérieure, doit maintenant se
modifier sous la pression de la nouvelle valeur immanente sociale, ou temps
de travail coagulé socialement nécessaire dans la période actuelle, lequel
détermine la valeur d’échange de la marchandise table.

34
Capital, I, I, p. 115.

35
Au lieu d’avoir comme hier, un habit contre une table, si la valeur sociale
immanente de l’habit a diminué de moitié, on a aujourd’hui deux habits
contre une table. Il y a décalage entre ce que Marx appelle la «  valeur
relative » de la table, qui a changé (ici, doublé) et sa valeur comme travail
social cristallisé, qui n’a pas changé (Capital, I, I, p.  68). Ce cas diffère
donc du précédent exposé p. 58.

36
On retrouve ici le décalage indiqué p.  58 entre valeur relative et valeur
immanente. Il y a donc trois cas. I) Pour une même marchandise (cf. p. 57),
sanction du travail individuel dépensé par la valeur sociale devenant
immanente («  dévalorisation interne  »)  ; 2) Dans l’échange de deux
marchandises, sanction du changement du rapport des valeurs immanentes
par le changement de la valeur relation («  dévalorisation externe  ») (cf.
p. 58) ; 3)Dansl’échange marchandise/or, sanction externe spécifique par la
dépréciation comme cas particulier de la « dévalorisation externe ».

37
Le problème de «  l’étalon invariable des valeurs  » diffère en principe de
celui des «  prix de production  » qui dépend de la répartition des revenus
(taux de profit). Mais la différence et le rapport de ces deux problèmes de
mesure sont loin d’être toujours clairs, chez Ricardo... et aujourd’hui
encore.

38
Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 230.

39
The principles of political economy and taxation, London, Ed. Dent &
Sons, 1960, p. 21.

40
O.c., p.  29. Ricardo explique ici que l’or, pris comme étalon invariable,
permettrait une mesure des prix et des valeurs telle que toute altération du
prix puisse être rapportée à l’altération de la valeur de telle ou telle
marchandise.

41
Cf. notes pp. 58, 59 et 62.

42
Capital, I, 1, pp. 85-86.

43
Ibid., p. 55.

44
Cf. plus haut, p. 58.

45
Cette présentation diffère de la présentation habituelle. Selon cette dernière,
il semble que la loi de la valeur règle l’échange des produits en fonction du
temps de travail social nécessaire à la production de ces marchandises
comme si ce temps de travail était une quantité globale donnée à répartir.

46
Capital, I, sect. 2, p. 151.

47
Ibid., p. 173, n. 1.

48
Cf. Jean BAECHLER, Les origines du capitalisme, Gallimard, 1971, pp. 19
à 47, coll. « Idées ».

49
Cf. chap. III, sur la notion d’ « accumulation primitive », pp. 104 et suiv.

50
Capital, t. 4, p. 115.

51
Capital, t. 4, p. 216.

52
Capital, t. 4, p. 216.
53
Ibid., p. 217.

54
Capital, t. 7, p. 109.

55
Capital, t. 4, pp. 101 et 102.

56
Capital, t. 7, p. 68.

57
Dans Esquisse d’une histoire monétaire de l’Europe, Cahiers des Annales,
n° 9, Ed. A. Colin, 1954, p. 93.

58
J. DENIZET, Monnaie et financement, Dunod, 1967, p. 128.

59
Le Capital, liv. 3, t. VII, p. 1211, Pléiade. Traduction légèrement différente,
Editions Sociales, t. 7, p. 152.

60
Cf. l’article de S. Ch. KOLM, dans Le Monde, 22 février 1972.

61
Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, elle était à la fois monnaie
métallique et monnaie fiduciaire (billets de la Banque centrale).

62
Dans le même ordre d’idées, nous considérons que les actions de
spéculation affectant une monnaie sont des manifestations annexes. Cf. plus
haut, p. 43, n. I.

63
Capital, I, 1, p. 147.
64
Dans La nouvelle économique, p. 219.

65
Cf. Histoire des faits économiques contemporains, Presses Universitaires de
France, 1966, pp. 264 et suiv., coll. « Thémis ».

66
La parité du franc, par exemple, n’était vraiment définie entre 1948 et 1958
que par rapport au dollar.

67
Dans Politique économique et planification en région capitaliste, Editions
Sociales, 1971, p. 47.

68
Cf. Sur l’articulation des modes de production, Centre d’Etude de
Planification socialiste, Ecole des Hautes Etudes, nos 13 et 14, coll.
« Problèmes de planification ».

69
Un exemple de ce décalage est donné par S. de BRUNHOFF, La monnaie
chez Marx, Editions Sociales, 1967, à propos du crédit qui, «  adapté aux
besoins du capitalisme... n’est jamais véritablement contemporain du
capital. Le système de financement né du mode de production capitaliste
reste un bâtard ».

70
L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Œuvres choisies, t. I,
éditions en langues étrangères, Moscou, 1948, p. 847.

71
Ibid., pp. 819-820.

72
Lénine signale bien au début de son ouvrage (o. c., p. 777), « une erreur »
de Hilferding «  dans la théorie de l’argent et une certaine tendance à
concilier le marxisme et l’opportunisme », mais il n’en tire pas directement
les conséquences théoriques.

73
Cette expression est empruntée à Etienne Balibar.

74
Capital, t. 7, p. 252.

75
Capital, t. I, p. 161.

76
Cf. J. LE GOFF, Marchands et banquiers du Moyen Age, Presses
Universitaires de France, 1969, 4e éd., p. II, coll. « Que sais-je ? ».

77
Cf. V. BARBOUR, Capitalism in Amsterdam in the 17th century, Ann
Arbor paperbacks, 2e éd., 1966, pp. 70-71.

78
Dans Colonialisme, néo-colonialisme, et transition au capitalisme, Ed.
Maspéro, 1971, p. 359, coll. « Economie et socialisme », n° 15.

79
MARX, Fondements de la critique de l’économie politique, éd. Anthropos,
1967, t. I, p. 474.

80
Ibid., p. 471.

81
O.c., p. 147.

82
Fondements de la critique de l’économie politique, o. c., p. 475.

83
Capital, t. 6, p. 344.

84
O.c., p. 67.

85
Capital, t. VI, p. 282.

86
Ibid., p. 291.

87
Ibid.

88
Il faut reconnaître que cette expression est peu claire.

89
Capital, t. 6, p. 297.

90
Les renseignements qui suivent sont tirés de l’ouvrage de V. BARBOUR.

91
Ibid.

92
V. BARBOUR, o. c., p. 79.

93
Capital, t. 7, p. 24.

94
Ibid., pp. 102 et 103.

95
Ibid., p. 17.

96
HILFERDING, Le capital financier, Ed. de Minuit, p. 318.

97
Ibid., p. 318.

98
Ibid., p. 55.

99
Dans Rapports entre systèmes bancaires et entreprises industrielles dans la
croissance européenne au XIXe siècle, extrait de Studici Storici, oct.-déc.
1970, p. 657.

100
Ibid., p. 658.

101
Traité marxiste d’économie politique, Le capitalisme monopoliste d’Etat,
Ed. Sociales, 1971, t. II, p. 217.

102
Dans La Pensée, oct. 1971, compte rendu de lecture (sur l’Offre de
monnaie, de S. de BRUNHOFF, Maspero), p. 153.

103
Le capital financier, o. c., pp. 393-396.

104
Cf. «  Short term capital movements under the pre 1914 gold standard  »,
Princeton, 1963, p. 84.

105
Celles-ci, comme l’indiquent les dirigeants du Crédit Lyonnais en 1910,
touchaient de fructueuses commissions et diffusaient ensuite, en France par
exemple, les titres parmi les petits épargnants (cf. H.D. WHITE, The
French international accounts, 1880-1913, Harward University Press,
1933, pp. 281-282).
106
Le capital financier, o. c., pp.  380-381. Hilferding a pourtant entrevu la
contradiction dont nous parlons (o. c., p.  248) en montrant que le capital
bancaire a des dimensions arbitraires par rapport au capital commercial et à
la circulation. Mais il ne l’a pas développée conceptuellement.

107
Article de R.B. FITZIMONS, dans The Banker, nov. 1971, reproduit dans
Problèmes économiques, La Documentation française, 9 fév. 1972. Sur le
même point, cf. par exemple B. de JOUVENAL, Sur la crise monétaire,
chroniques d’actualités, février 1972, citant le Wall Street Journal du 15
février  : «  Les trésoriers des corporations ont tous à faire au même
problème : comment mieux faire travailler l’argent de la firme. »

108
Art. cité, pp. 2 et 4.

109
Sur la notion de spéculation, cf. plus haut, p. 43, n. 1.

110
Cf. Marc BLOCH, o. c., pp. 39, 54, 56.

111
Ibid., p. 56.

112
Peel est cité par E.V. MORGAN, The theory and the practice of central
banking, 1797-1913, 2e éd., éd. Cass & Co. Ltd, 1965, pp. 116-117.

113
Déclaration de J.H. Palmer, gouverneur de la Banque en 1832, citée par
E.V. MORGAN, o. c., p. 1.

114
Qui utilisait le système bancaire anglais pour les transactions
internationales.
115
Dans Histoire de la Banque d’Angleterre, 2e éd., C.U.P., 1958, p. 416.

116
O.c., p. 58.

117
Cf. Le Mondes, 22 mars 1972, «  Selon un projet étudié par le
gouvernement, la Banque de France pourrait perdre encore de son
autonomie », par A. VERNHOLE.

118
Structures financières des Etats-Unis, Bulletin économique mensuel de la
Banque de Paris et des Pays-Bas, nov. 1971.

119
« Income, expenses and operating ratios of eight district member banks »,
Federal Reserve Bank of Saint Louis Review, août 1971.

120
Les banques suisses, par T.R. FEHRENBACH, Stock, 1967, p. 139.

121
O.c., pp. 71-72.

122
O.c., pp. 71-72.

123
Le capitalisme monopoliste d’Etat, o. c., t. II, p. 237.

124
Ainsi les banquiers américains ont vivement réagi contre l’ampleur de ce
déficit.

125
O.c., p. 122.
126
Ibid.

127
A. CHAINEAU, Mécanismes et politique monétaire, Presses Universitaires
de France, 1968, coll. « SUP ».

128
H. VIAUX, Le marché monétaire de Paris, Presses Universitaires de
France, 1972, même collection.

129
O.c., p. 5.

130
Expression de Jean DENIZET, o. c., p. 121.

131
Intérêts qui entrent en contradiction, après la seconde guerre mondiale, avec
ceux du capital industriel proprement dit, contradiction révélée notamment
par la différence des positions face à l’entrée dans le Marché commun.

132
Cf. notamment l’article de S.C. KOLM, La monétisation américaine du
capital français, Revue économique, nov. 1967, dont cependant nous
n’approuvons pas l’interprétation du rôle des Etats-Unis comme «  banque
mondiale ».

133
The international position of the United States : developments in 1970, dans
The Survey of current business, oct. 1971.

134
Même revue, article de R.D. BELLI et J.N. FREIDLIN, p. 35.

135
Cf. le Bulletin d’information de la Banque Jordan, article reproduit dans
Problèmes économiques, 22 mars 1972, tableau p. 27.
136
Cf. Le Monde, 28 mars 1972.

137
Cet exemple est emprunté à la thèse de C. MILLS, La politique allemande
de direction globale de l’économie (1967-1969), Paris, 1971, mentionnée
par le Pr Jean Lhomme au cours de son séminaire des Hautes Etudes de
1971-1972.

138
Le Pr Jean Lhomme, quant à lui, a indiqué au cours de son séminaire que la
mesure de réévaluation était une arme politique pour le S.P.D. (Parti social-
démocrate).

139
Le Monde, 28 déc. 1971.

140
Ibid.

141
Voir plus loin, p. 177, le « problème de l’inflation ».

142
Cf. Le Monde, 29 mars 1972.

143
Cf. Le Monde, numéros datés du 27 juillet 1971 et du 28 août 1971.

144
Estimations du journal Le Monde, 18 déc. 1971.

145
Même journal, 3-4 oct. 1971.

146
Il ne faut pas oublier en effet qu’aucun système de paiements international
n’a reposé sur un «  équilibre  » monétaire  : c’est l’Angleterre qui a la
première adopté «  l’étalon-or  » au XIXe siècle, et fait adopter «  l’étalon-
change or » à la conférence de Gênes en 1922 ; ce sont les Etats-Unis qui
ont fait rattacher le dollar à l’or après la seconde guerre mondiale. Et les
plaintes contre le fait que le maniement du taux de l’escompte par les
Anglais au XIXe siècle reportait le poids du déficit de la balance
britannique des paiements sur les autres pays brusquement privés de
capitaux, sont connues.

147
Inflation, dollar, euro-dollar, N.R.F., Editions Gallimard, 1971, coll. « Idées
nouvelles ».

148
O. c., p. 32.

149
Ibid., p. 34.

150
Système fédéral de réserve, ou Banque centrale américaine.

151
O.c., p. 35.

152
Ibid., p. 36.

153
Ibid., p. 68.

154
Ibid., p. 68.

155
Ibid., p. 78.

156
O.c., p. 45.
157
Cf. M. FRIEDMAN et A.J. SCHWARTZ, A monetary history of the United
States, 1867-1960, Princeton University Press, 1963, pp. 407, 418, 692, etc.

158
A monetary history..., o. c., p. 407.

159
Ibid., p. 692.

160
Dans Politique monétaire ou politique fiscale, par M. FRIEDMAN et W.
HELLER, édition française. Maison Marne, 1969, p. 75.

161
O.c., p. 124.

162
Ibid., p. 128.

163
Voir plus loin, dans ce même chapitre IV, la définition de l’idéologie que
nous adoptons.

164
Nous ne voulons pas dire pour autant que les doctrines générales de ces
deux auteurs sont les mêmes : ce serait une assimilation abusive.

165
Dans L’analyse macro-économique des revenus, Dalloz, 1971, B.
SCHMITT examine ce point (pp. 263 et suiv.), dans une optique tout à fait
différente de la nôtre.

166
Maspéro, p. 50.

167
On ne peut ici que suggérer une piste de recherche, faute d’une théorie
critique des prix dans le mode de production capitaliste.

168
L’inflation comme régulation, Revue économique, juillet 1962, pp. 521-522.

169
O. c., p. 546.

171
O.c., p. 374.

170
Ibid., p. 407.

172
Ibid., p. 417.

173
P. 43.

174
Capital, t. 3, p. 68.

175
Ibid., t. 7, p. 101.

176
Idéologie et appareils idéologiques d’Etat, La Pensée, juin 1970, pp. 24-25.

177
H. FOURNIER, L’évolution du système bancaire français (1960-1970),
revue Banque, janvier 1972, p. 9.

178
Rapport sur les comptes de la nation, 1969, Collections de l’I.N.S.E.E., 8,
C, fasc. 2, tableaux 126 et 131.

179
Fasc. 3, pp. 82-83.

180
Rapport sur les comptes de la nation, o. c., 1970, fasc. I, p. 30.

181
Sur ce dernier point, il nous semble que J. DENIZET, dont les propos sont
reproduits dans Le problème international après l’accord de Washington,
Problèmes économiques, 19 avril 1972, p.  14, sous-estime la capacité du
Japon à former une zone monétaire ; certaines informations sur les débuts
d’un marché semblable à celui des euro-dollars, mais fondé sur le yen,
laissent penser que la monnaie japonaise peut avoir une grande diffusion
hors du Japon.

182
Quand nous parlons ici de «  rapport politique  » ou de «  sujet politique  »,
nous ne donnons pas au terme de « politique » un contenu qui permette de
renvoyer au matérialisme historique ; cela sera précisé dans le point b).
 
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