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Par François Hartog
HISTORIEN
Rares enfin sont les détenteurs d’une parole autorisée à un titre ou à un autre qui ne se
croient pas tenus de vanter la « résilience » des Français : résilience instantanée,
anticipant pour ainsi dire sur le traumatisme lui-même, comparable au « travail de
deuil », non moins instantané, qu’il convient d’engager aussitôt après une catastrophe.
Placée sous le signe d’une urgence qui nous a menés en quelques jours jusqu’à « l’état
d’urgence sanitaire », cette suspension des attitudes corporelles ordinaires (dangereuses)
et leur remplacement par d’autres (tout à la fois défensives et protectrices) devraient
s’opérer, comme il est normal en régime présentiste, instantanément ou presque.
Que vient faire la boule de l’épidémie, bientôt requalifiée en pandémie, dans le jeu
de quilles des temporalités usuelles ?
Comment caractériser, de façon forcément schématique, l’état de notre présent ? De
quel nœud de temporalités différentes, qui se croisent, se chevauchent, s’opposent, est-il
la résultante toujours mouvante, avant que ne se produise le choc de l’épidémie ? Il est,
en effet, tiraillé, sinon écartelé entre plusieurs temporalités. La phase conquérante et
optimiste du présentisme, celle qui avait cours il y a vingt ou vingt-cinq ans est derrière
nous. Aujourd’hui, c’est plutôt le trouble dans le présentisme. On dénonce son court-
termisme, et on prend la mesure des dégâts qu’il a générés. Ce qui n’empêche pas qu’au
même moment, l’extension du numérique sous ses multiples déclinaisons, où l’unité de
compte est la nanoseconde, incite ou contraint les individus comme les institutions à
vivre toujours plus sous le régime de l’immédiateté.
À ce premier conflit s’en ajoute un autre, de plus en plus pressant, voire oppressant,
celui qui a surgi depuis dix ans à peine entre les divers temps du monde, d’une part, et
le temps de l’Anthropocène, de l’autre. Un peu comme la statue du Commandeur
dans Dom Juan ou le Festin de Pierre de Molière, l’Anthropocène s’est invité à notre
table, avec cette différence que personne ne l’en avait prié !
D’un côté, l’avenir semble être celui de l’émergence d’une condition, appelons-la
numérique, en essayant de lui conserver ou de lui donner un visage humain, de l’autre
l’avenir proche semble être appelé à s’engloutir dans un temps, un temps chronos, qui
échappe à toute prise, puisqu’il se compte en millions ou en milliards d’années. On
passe du registre du conflit de temporalités à celui de la franche contradiction, dont on
ne voit pas comment on pourrait la réduire.
Que vient alors faire, si j’ose une autre image, la boule de l’épidémie, bientôt requalifiée
en pandémie, dans le jeu de quilles des temporalités usuelles ? Premier effet : le présent
de l’épidémie bouscule puis stoppe peu à peu les temps de la vie ordinaire (temps
scolaire, temps du travail, des loisirs, etc.). Mais, depuis Hippocrate, il revient à la
médecine de reconnaître que la maladie a, elle aussi, une temporalité propre. L’art
médical est justement une pensée de la crise. Par crise, on entendait les moments
décisifs ou, au moins, significatifs du cours d’une maladie. Le diagnostic une fois posé,
venait le pronostic, c’est-à-dire l’établissement du rythme de la crise, avec ses pics qui
sont ce qu’on appelait les « jours critiques », dont il était capital d’établir la périodicité.
Car sous le désordre apparent de la maladie, il y a en fait un ordre que repère l’œil
exercé du médecin : un ordre du temps.
C’est bien ce que font les autorités médicales qui nous présentent jour après jour des
courbes (exponentielles encore) indiquant l’évolution de la maladie. Elles aussi guettent
les « jours critiques » : le pic. À 19 heures, chaque soir, le point chiffré du professeur
Jérôme Salomon remet nos montres à l’heure impérieuse de l’épidémie. Comme
Directeur général de la Santé, il se trouve placé à l’interface entre le temps de la
maladie, dont il est l’interprète, et le temps politique, qu’il ne peut ignorer. Les
interventions en binôme avec le ministre de la Santé en sont la mise en scène.
Je ne retiendrai qu’un trait : celui de la situation d’anomie qui gagne la cité. Thucydide
note le bouleversement des usages et le désordre des comportements. Les rites
funéraires ne pouvant plus être accomplis, « chacun ensevelissait comme il pouvait ». À
quoi bon peiner pour un but élevé, alors qu’on pouvait être mort le lendemain ?
« L’agrément immédiat […] voilà ce qui prit la place et du beau et de l’utile ». Fort
heureusement, nous n’en sommes pas là ! D’autant moins que le temps de la pandémie a
conduit à l’instauration d’un temps nouveau, celui du confinement : temps sanitaire,
puisque le confinement est le seul instrument à notre disposition, dit la médecine, pour
retarder, freiner la progression du virus, pour que la courbe exponentielle cesse son
implacable ascension.
Gagner du temps, en le retardant, voilà qui pourrait étonner de prime abord, alors qu’on
ne rêve que de s’en débarrasser au plus vite. De ce temps, les médecins entendraient être
les seuls ordonnateurs (d’où les appels pressants de certains à un confinement total).
Mais le temps du confinement est aussi un temps éminemment social et donc politique,
dont les autorités politiques n’entendent pas se dessaisir. En ce point surgissent
d’inévitables conflits de temporalités qui appellent des arbitrages. Le Conseil
scientifique est probablement l’instance ad hoc pour l’élaboration de tels arbitrages.
Le confinement a eu deux sens, selon que l’on se confine ou que l’on est confiné. Dans
le premier cas, se confiner, c’est faire retraite ; dans le second, c’est être relégué et peut
équivaloir à une mort civile. On conçoit parfaitement que le confinement ou sa menace
suscite aussitôt chez ceux qui en ont les moyens le désir de s’échapper : pour échapper à
l’épidémie, pour se mettre à l’abri (ou le croire), pour se confiner et ne pas être confiné,
pour s’exempter en partie des rigueurs du temps du confinement.
En 1348, alors que la peste règne en maîtresse de mort sur Florence, dix jeunes gens
fuient la ville pour se retrouver dans un palais sur les pentes de Fiesole et s’y livrer,
deux semaines durant, aux plaisirs des récits amoureux. Sur le thème donné par le roi ou
la reine de la journée, chacun doit chaque jour raconter une histoire. Boccace en est le
scribe, c’est-à-dire l’auteur et, avec son Decameron qui très vite connut un grand
succès, naissait un genre littéraire nouveau : celui de la nouvelle. Nous verrons si de la
masse d’écrits déjà produits, diffusés au fur et à mesure et qui chaque jour s’accroît
sortiront des renouvellements littéraires. L’île de Ré ou le Lubéron joueront-t-ils le rôle
de l’espace utopique mis en scène par Boccace ?
De plus, le confinement n’a pas fait s’évanouir le présentisme ambiant, il l’a plutôt
renforcé. Il s’agit, en effet, d’un confinement branché, fort peu d’une retraite solitaire.
Toute la technologie est là : nous pouvons faire le tour du monde sans sortir de notre
chambre, partager des apéritifs WhatsApp avec tous nos amis, écouter un concert à
Vienne ou à Berlin, lire des heures durant à la Bnf, suivre à chaque instant ce qui est en
train de se passer. Tout voir, tout entendre, être présent à tout, ne manque que la
présence.
Mais il y a aussi un autre confinement, celui de tous ceux qui ne sont pas branchés, pas
du tout, ou de ceux dont l’ordinaire est celui des réseaux sociaux. La fracture numérique
traverse aussi le confinement et les rapports au temps qu’il induit, y compris les refus ou
les dénis de ceux qu’on pointe comme les « récalcitrants » du confinement.
Enfin, il y a toutes celles et tous ceux, qui, tout en étant officiellement sous le régime du
confinement, doivent travailler effectivement. Se noue là un autre conflit de
temporalités. Ils ont pour ainsi dire un pied dans le temps d’avant et l’autre dans le
temps nouveau.
Entre le temps de la maladie surveillée par les médecins et l’urgence, qui est un des
maîtres-mots du présentisme a surgi un conflit de temporalités, qui s’est cristallisé
autour de la question de la mise au point d’un traitement curatif et d’un vaccin. Dans
une série, le scénario voudrait que le chercheur génial et marginalisé découvre la bonne
molécule qui, au dernier moment, va sauver la communauté. Et dans la réalité ?
Le point sur lequel tout le monde s’accorde est celui de l’accélération : il faut, répète-t-
on, « accélérer » les essais cliniques, accélérer les procédures de validation, etc. Mais
jusqu’à quel point le temps des protocoles scientifiques est-il compressible, sans perdre
de sa capacité de validation ? L’espoir d’un traitement et, plus tard, d’un vaccin,
viendrait, vient interrompre le cours inexorable du temps de la pandémie et montre un
horizon. Mais au nom de l’urgence, indiscutable, on voudrait, on veut que cet horizon
non seulement se rapproche au plus vite, mais soit déjà là. Pour certains, il est déjà là.
J’ignore s’ils ont tort ou raison, et jusqu’à quel point, mais l’immédiateté de l’urgence
tend à supplanter toutes les autres temporalités.
Dans le sillage de l’urgence viennent aussi le retard, le temps de retard, le trop tard.
L’urgence est une course en avant sans fin : pour ne pas être dépassé, il faut sans cesse
agir avant qu’il ne soit trop tard. Il se trouvera toujours quelqu’un, bien ou mal
intentionné, pour dénoncer le retard. Mais quand l’urgence est omniprésente, comment
hiérarchiser les urgences ?
François Hartog