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Guerre et Paix
groupes qui annoncent leur disparition est donné bien sûr par la
grippe espagnole (Katz : 1 974). La Grande Guerre est, de l'aveu de
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tous, un triomphe de l'hygiène moderne. Sans les bactériologistes, les
généraux n'auraient jamais pu faire se tenir des millions d'hommes
pendant quatre ans, dans des tranchées boueuses et infestées de rats.
Ils seraient morts avant que les gaz et les mitrailleuses les aient
cueillis. Cette guerre fut la première où l'on put tuer par grandes
masses immobiles, parce que jusqu'ici dans l'histoire, les microbes
avaient toujours fait mieux (Cartwright : 1 972). Or, après ce triomphe
de la bactériologie, la grippe espagnole élimine quelque quinze
millions d'hommes en 1 9 1 9 sans que les pastoriens soient capables
même d'en identifier l'agent.
Nous retrouvons les mêmes traverses, si nous prenons au hasard
une année et que nous regardons la façon dont on y parle des
différentes maladies. Prenons par exemple l'année 1 893 dans la Revue
Scientifique. Armangauld discute longuement de la tuberculose, mais
c'est pour déclarer que la science a fini son travail -c'est-à-dire qu'on
a lié la maladie au bacille de Koch-, mais il ne la pasteurise pas
pour autant. Son but est de multiplier les Ligues pour les sanatoriums
( 1 893, 1 7. 1 . 0 0). Or rien n'est moins pastorien qu'un sanatorium.
Voilà donc une maladie que Calmette mettra des décennies à rattraper
et dont l'histoire est absolument différente de celle du charbon ou de
la fièvre typhoïde. En revanche, la même année, on parle du tétanos
comme d'une maladie si pasteurisée qu'on lui a trouvé un sérum
(8.4.). Mais lorsqu'on parle du typhus le 30 avril de cette même
année, c'est pour dire qu'il défie l'analyse. Héricourt, pastorien
convaincu, écrit même cette hérésie :
Voilà bien la preuve que le temps ne passe pas. Il faut le faire passer,
maladie après maladie, groupe social après groupe social, sans quoi il
fiche le camp, mais dans la mauvaise direction !
Quand on parle de la variole, pasteurisée si l'on peut dire depuis
1 00 ans, c'est pour signaler la victoire en Angleterre des ligues contre
le choléra :
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arrêté, mais la vaccination elle-même s 'est effectuée de moins en moins et
su r un très grand nombre de points, la loi qui l 'impose n 'est plus
exécutée. » (1893, 9. 6. 0 0, p. 699.)
lire dans l'article de Stern ( 1 927). Sans rivaliser avec les travaux de
Jacques Léonard ( 1 978 ; 1 979), je voudrais, par l'étude du Concours
Médical, montrer comment le refus de ces explications asymétriques
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permet d'expliquer la fabrication du temps. A partir du moment où
l'on refuse le modèle diffusioniste qui attribue à la puissance même
de Pasteur la force de révolutionner l'ensemble de la société, il faut,
je l'ai montré plus haut, attribuer à celui qui se saisit d'une découverte
autant de force et parfois davantage qu'à celui qui propose cette
découverte. C'est pourquoi il m'a fallu tant parler des hygiénistes
pour pouvoir parler du contenu même des programmes pastoriens.
Mais par conséquent, il nous est interdit d'expliquer qu'une découverte
ne se diffuse pas, par la simple résistance des groupes. Il faut
comprendre pourquoi leur action est de ne pas se saisir d'une
découverte. Ceux qui « acceptent » et ceux qui « refusent » sont tous
des acteurs de cette société, et pour comprendre leur mouvement, il
ne faut ni les admirer, ni les blâmer, mais s'insinuer dans le principe
de leur activité.
Afin de démontrer ce point, nous avons un grand avantage. Nous
disposons d'un groupe témoin à l'intérieur du groupe témoin. En
effet, les médecins militaires se saisissent du pastorisme avec la même
avidité que les hygiénistes. Dès 1 88 1 , Alix réalise le levier formidable
que donne à sa profession le modèle pastorien : « l'opinion commence
à s'émouvoir des progrès des sciences de la vie » ( 1 88 1 , 1 1 .6, p.76 1)� Si
l'on s'émeut, nous pouvons en profiter pour nous mouvoir en avant
et pousser un peu nos affaires. Pourquoi Alix est-il si intéressé ?
Parce que, explique-t-il :
« il est iift.possible de nier que, dans un temps très rapproché, les questions
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Mais pour comprendre l'activité de ces médecins militaires, il ne
suffit pas de croire qu'ils sont en quête de « légitimité » . Ce mot
vague de la sociologie cache presque toujours le contenu réel des
actions. Leur problème essentiel est qu'on meurt dans les casernes en
temps de paix. Si l'on ne jugule pas les épidémies, écrit un autre,
« la nation aura peur des casernes où elle envoie tous ses enfants et d'où
« la peur des Russes et des vengeances des Polonais entraînait les soldats
• • •
à rester les uns contre les autres, en groupes compacts. Les poux des
taudis se glissaient partout, s 'attachaient aux coutures des vêtements, aux
cheveux, et portaient avec eux les microorganismes du typhus. » (id.p. 92.)
Sans tirer un seul coup de fusil, les hovas se contentent de forcer les
Français à bivouaquer en plaine : « deux mois suffirent pour réduire les
effectifs à la moitié et même au quart, certains bataillons n 'existant plus
que de nom » (id.p.49). « Tous malades et 5000 décédés voilà le bilan »
(sur 24.000 hommes !)." « Ce qui prouve, écrit encore Lémure, que
/'expédition était surtout une affaire sanitaire. » (id.p.50.)
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Ce n'est pas moi, auteur à l'esprit mal tourné, qui voit partout des
rapports de force. Ce sont les acteurs étudiés qui m'ont donné cette
leçon. Les hovas s'allient aux microbes pour gagner une guerre contre
ceux qui ont la force des fusils et des canons. Pour renverser ce
rapport de force déjà renversé, que faut-il faire ? Utiliser les données
de la bactériologie moderne. En écrasant les microbes ou les parasites
en laboratoire, on annule la force des alliés des hovas, et l'on rend
alors aux canons et aux fusils leur supériorité puisque ceux qui les
servent ne meurent plus. Quand on est médecin militaire il n'y a pas
à hésiter.
A la guerre, il y avait toujours deux ennemis, le macroscopique et
le microscopique. Si le médecin parvient à juguler le second
-beaucoup plus meurtrier- il y gagne une importance fantastique et
devient presque l'égal de ceux qui se battent contre les généraux et
les canons. Dans un pays revanchard comme la France de l'époque,
obnubilé par la dénatalité, il devient vite impensable de perdre des
bataillons par la faute des microbes contre lesquels Pasteur, le grand
Français, a montré les remèdes. La médecine militaire se pasteurise
sans coup férir. Cela n'est pas à verser tout entier au crédit des
pastoriens, mais à celui de ce groupe qui se saisit des pastoriens et
investit massivement en eux. Les médecins militaires, à leur tour,
doivent leur crédit à tous ceux qui veulent une armée forte et dont
les médecins se font facilement les porte-parole.
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qui se trouve, quant à elle, déplacée vers la médecine tropicale
(S hapiro : 1 980).
Ce que les autres protagonistes ont dit des hygiénistes, des
chirurgiens, ou des médecins militaires définit en creux les raisons
pour lesquelles les médecins privés ne bougent pas d'un centimètre
pour utiliser le pastorisme. Pour simplifier, on peut dire que tous les
progrès du pastorisme reviennent à une dissolution des médecins. Les
autres leur reprochent leur obscurantisme alors qu'ils leur demandent
de se suicider. Quel groupe ferait cela de bon coeur ? J'ai montré
plus haut comment la stratégie pastorienne revenait à attaquer la
maladie par un mouvement transversal qui ne prenait jamais l'homme
individuel malade comme unité. En quoi cela peut-il ravir un médecin
qui ne connaît que le malade ? Que peut-il faire de cette vision à la
fois trop publique et trop biologique qui passe de l'assainissement
des égouts aux phagocytes sans jamais s'arrêter sur le malade ? Que
peut-il faire de quelques grandes maladies infectieuses qui ne sont
après tout qu'une fraction de son travail quotidien et qui sont d'une
dimension telle qu'elles échappent absolument au petit médecin ?
Que faire de tous ces cochons, poules, chiens, chevaux, boeufs et
couvées qui n'ont avec la médecine à visage humain que bien peu de
rapport ? Que faire même d'une guérison, certes spectaculaire, comme
celle de la rage, mais qui porte sur une maladie très rare et qui exige
en outre qu'on aille se faire soigner à Paris par un produit qui
échappe absolument aux médecins ? Bref que faire de toutes ces
doctrines et procédés qui sont la négation du travail médical ? La
réponse est claire : rien ou pas grand chose. Et comme ils n'ont rien
à en faire, ils s'y intéressent poliment mais sans passion et même
avec une certaine condescendance ironique. Cela ne prouve rien quant
à l'obscurantisme des médecins, cela prouve seulement que les
pastoriens ne prennent pas encore ces alliés-là, contrairement aux
autres, dans le sens du poil.
Le Concours Médical, feuille corporatiste s'il en est, parle bien
sûr des travaux de Pasteur, mais avec une distance et une prudence
qui contraste absolument avec l'avidité des hygiénistes exigeant de
Pasteur qu'il ait raison absolument et le prolongeant aussitôt (1,5).
C'est pourquoi nous avions raison de ne pas attribuer aux preuves
mêmes de Pasteur leur caractère « probant » . Elles ne sont pas
indiscutables pour les médecins alors qu'elles le sont pour les
hygiénistes. Bien sûr, ils sont de « bonne volonté » ; ils soutiennent
la souscription à l'Institut Pasteur et en sont fiers :
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« nous éprouvons une joie profonde à l'idée d'avoir combattu le bon
combat en soldats obscurs mais de bonne volonté. » (C.M., 1888, 24. 11.)
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4. Comment défendre le colloque singulier ?
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défavorable -ce qui fait fuir les clients ; contre les grands patrons de
Paris qui méprisent les petits médecins ; contre les autres syndicats
qui refusent de coopérer. Bref, un médecin du Concours Médical
n'a que des ennemis. Sans compter que les progrès de l'hygiène, en
diminuant la morbidité, enlèvent des clients aux médecins ! (C.M.,
1 900, 17 .2, p. 79) et que, autre scandale, de jeunes collègues
encombrent les Facultés et accroissent la concurrence.
Encore une fois, leurs intérêts ne sont pas plus étroits ni leur esprit
moins éclairés que ceux des hygiénistes, des chirurgiens, des médecins
militaires ou des pastoriens. Ils se battent en faisant exister une
profession pour résister dans des bouleversements qu'ils ne contrôlent
pas. Ils sont pris, en effet, dans un paradoxe dont il leur est difficile
de se sortir. Le laissez-faire du libéralisme effréné va permettre d'après
eux aux ennemis des médecins d'y mettre fin rapidement. Par exemple
les caisses de secours mutuel peuvent facilement assurer à un jeune
médecin un fixe en échange d'un monopole. Il faut donc, pour
empêcher cet accaparement par des forces externes, nier le libéralisme
médical en forçant le jeune médecin à s'allier à ses collègues pour
maintenir la concurrence entre eux. Il faut par exemple que les
syndicats obligent les caisses à reconnaître au malade le « droit » de
choisir « librement » son médecin. Le choix est le suivant : ou bien
le praticien ne se syndique pas, « garde sa liberté », et la médecine
comme corps disparait, l'encombrement se généralise, et des médecins
fonctionnaires ont chacun un monopole sur une catégorie de clients
-école, tuberculeux, hôpitaux, vaccinations ; ou bien le praticien se
corporatise et peut alors efficacement empêcher les médecins « libres »
-i.e. non syndiqués- de limiter la concurrence libre et loyale. Une
médecine libre passe par un corporatisme acharné. Là encore, le
contraste est frappant avec les hygiénistes. Leur pouvoir gagnait à se
concentrer et à se confondre avec celui des pouvoirs publics. Les
médecins ont tout à perdre d'une telle confusion.
Nous comprenons facilement qu'avec de tels problèmes les médecins
ne puissent avoir pour les acrobaties des microbes en laboratoires
qu'un intérêt poli mais lointain. Le modèle de diffusion est là tout à
fait inefficace. Ou bien les médecins peuvent utiliser ce qui se passe
à l'Institut Pasteur pour faire avancer leurs intérêts, ou bien ils ne le
peuvent pas. S'ils le peuvent, tout argument, aussi révolutionnaire
qu 'il soit, sera compris, saisi, déplacé et utilisé en un rien de temps
-nous l'avons vu pour les médecins militaires. Mais s'ils ne le
peuvent pas, aucun argument, si utile et si important qu 'il soit, ne
pourra être compris ou appliqué même après un siècle. Le temps des
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innovations n'est pas un cadre général où l'on pourrait pointer les
« résistances » ou la « maturité » des groupes sociaux. Le temps des
innovations est la conséquence finale de l'intérêt des groupes sociaux
les uns pour les autres et de leurs opérations de déplacement. « Cela
prend du temps » si les intérêts ne coïncident pas où ne peuvent se
traduire sous un malentendu commun. Le temps passe vite quand les
forces tirent dans la même direction, on l'a vu pour l'hygiène, et
passe lentement ou pas du tout quand elles s'opposent. Les médecins
nous fournissent une parfaite illustration de cette négociation essen
tielle sur le temps. Ils restent comme ils sont, c'est-à-dire que le
temps est pour eux suspendu, jusqu'au jour où le déplacement des
programmes pastoriens finit par placer une innovation dans la direction
même des intérêts des médecins en lutte pour leur survie, comme
elle fut placée auparavant dans la ligne de mire des hygiénistes.
La source du Concours Médical jette sur ce retournement une
lumière vraiment admirable. Mais il me faut revenir auparavant à la
Revue Scientifique afin de saisir comment les autres professions et
mouvements sociaux de l'époque dessinent le rôle futur des médecins.
En effet, bien qu'un acteur soit toujours acteur de la société, certains
sont définis par d'autres comme passifs. C'est le cas des médecins
jusqu'en 1 894. Tous les groupes qui s'expriment dans la Revue
définissent les médecins comme un groupe passif à réformer de fond
en comble et dont on définit avec précision ce qu 'il devra dorénavant
faire.
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opérations qu'on lui indique, je dis bien aucune, n'est à la portée du
petit médecin privé. On indique donc aux praticiens la voie que doit
suivre leur art pour se transformer, mais cet art est une science que
seuls connaissent les savants de laboratoire.
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tout en les avertissant qu'ils n'auront bientôt plus de malades à
soigner ?
Ce ne serait rien encore d'être méprisé, rien non plus de redéfinir
la maladie en enlevant le malade, rien enfin d'annoncer la disparition
rapide d'un art auquel le médecin a consacré sa vie. « Ils » veulent
en plus lui faire jouer un rôle absolument contraire à ce qu'il a appris
et contraire à ses intérêts les plus anciennement définis. « Ils » veulent
lui faire déclarer les maladies contagieuses. Je connais peu d'aussi
beau cas, en sociologie, de la redéfinition par un groupe social, du
rôle d'un autre groupe.
Le médecin était jusqu'ici le confident de son patient et tenu au
secret médical que toutes les règles du droit, de la bienséance et de la
déontologie confirmaient. Or les autres protagonistes vont retourner
comme un gant toutes ces règles et exiger du médecin qu'il dénonce
les contagieux. Rien ne montre mieux ce que c'est qu'être agi par
d'autres. La raison de ce retournement est essentielle. Les pastoriens,
je l'ai montré, ajoutent à la société un nouvel acteur qui compromet
(qui compromettait) la liberté de tous les autres en décalant leurs
intérêts. On doit donc, demandent les hygiénistes, inter-dire aux
microbes de se propager en inter-rompant la chaîne de contagion. Le
seul moyen d'y arriver est d'isoler le malade avant qu'il ne contamine
ses proches et ses voisins. Mais le seul moyen de l'isoler rapidement,
c'est de le désigner aussitôt à l'action des services d'hygiène. Seul le
médecin peut le faire en déclarant aux autorités que son patient est
malade. Mais le secret médical ? Ce serait un crime que de garder
secrète la source d'une contagion. Mais le rôle du médecin ? Renversé.
Il n'est plus le confident du patient, mais l'agent délégué de la santé
publique auprès du patient. Mais la liberté individuelle ? La présence
du microbe la redéfinit : nul n'a le droit de contaminer autrui. Pour
sauver sa liberté, il faut que le contagieux soit déclaré par le médecin,
isolé, désinfecté, bref, mis hors d'état de nuire comme on le fait avec
les forçats. La maladie n 'est plus un malheur privé, c'est une atteinte à
l'ordre public. Au beau milieu de la scène qui se jouait jusqu'ici à
deux entre le médecin et son malade font irruption comme dans la
comptine : et le microbe, et le montreur de microbe, et l'hygiéniste,
et le maire, et le service de désinfection, et les inspecteurs, tous à la
chasse aux microbes. En redéfinissant ce qui compose la société,
les pastoriens contribuent à ce déplacement général des pouvoirs,
déplacement qui, comme dans un tremblement de terre, subvertit
totalement le rôle d'un acteur parmi d'autres, le médecin.
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Le lecteur ne sera pas surpris d'apprendre que ce renversement,
qu i est pris comme une évidence dans la Revue Scientifique où les
médecins sont agis par d'autres, fait hurler les auteurs du Concours
Médical.
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serviteur passif, mais d'un acteur coopératif. Bien que leur discours
soit celui de l'idéalisme absolu et qu'ils parlent toujours de « progrès »
et de « diffusion », les hygiénistes savent bien en pratique qu'il faut
s'allier des groupes actifs pour qu'un geste ou un procédé se diffuse
dans les moindres interstices de la société française. Les médecins
ont beau être méprisés et traités d'obscurantistes ou d'incompétents,
sur qui d'autre s'appuyer pour répandre l'hygiène ? On aurait pu,
comme en Angleterre, créer un nouveau groupe professionnel qui
aurait servi, à côté des médecins, d'agents de la santé publique
(Frazer : 1 9 50 ; Watkins : 1 98 1 ). Mais on a choisi en France d'utiliser
les médecins, les seuls qu'on avait pour ainsi dire sous la main, pour
leur faire faire ce que l'Hygiène, nouveau destinateur, exigeait d'eux.
Pour peu qu'on les réforme, qu'on les rééduque et qu'on leur offre
quelques satisfactions, les médecins pourraient faire, selon les auteurs
de la Revue, des agents à peu près présentables qui appliqueraient
les nouvelles régies scientifiques et juridiques. Pour qu'ils soient « à
la hauteur », Brochard prétend qu'il faudra leur apprendre les sciences
nouvelles : « ce n 'est pas trop demander à des hommes dont l'éducation
professionnelle est terminée à 25 ans. » ( 1 887, 24.9., p. 390° 0 .) Brochard
est le premier dans la Revue à se rabattre, faute de mieux semble-t-il,
sur les médecins pour servir la Santé Publique, une fois que l'illusion
d'une disparition définitive des maladies commence à s'estomper. Il
définit, mais avec défiance, un contrat à passer avec les médecins
réformés :
« il y a, dans l'armée médicale, des aptitudes et des rôles divers et, lorsque
la confiance du pays fait chaque jour la place de plus en plus large aux
médecins dans les assemblées délibérantes, il est en droit d'en exiger des
connaissances plus étendues. »(id.)
Et il ajoute :
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« le diagnostic précoce et certain de la diphtérie ne peut être établi que
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« les médecins, écrit un journaliste, dont on a la prétention de faire
l'agent servile et non rétribué des lois de protection sociale que votent
sans bourse délier les élus du pays. » (C. M., 1 900, 3. 3.)
Un groupe agi peut, soit « faire le mort » et résister par inertie, soit,
si d'autres ont besoin de lui, remonter dans le désir des autres groupes
sociaux et passer à l'offensive en proposant lui-même un marché.
L'idée d'un marché passé avec l'Etat, c'est-à-dire Paris, se fait j our
de plus en plus fréquemment dans le Concours. Toutes les choses
nouvelles disent les médecins, que l'Etat demande de nous et que
nous refusons en bougonnant, nous pourrions peut-être accepter de
les faire, mais en échange d'une rétribution et surtout en échange
d'une défense renforcée de la corporation médicale.
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médecins ne choisiront dans le pastorisme que les morceaux qui leur
permettent de renforcer ce nouveau marché :
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« aussi ne nous enthousiasmons pas trop vite de peur de faire subir à la
découverte de M. Roux le sort de celle de M. Koch sur la tuberculine et
examinons posément les faits ; surtout, convertissons nos clients à notre
scepticisme et ne nous laissons pas influencer trop tôt par les idées qu 'ils
auraient adoptées sans contrôle d'après leur journal politique. » (C.M.,
15. 9., 1894, p. 194.)
Et il ajoute :
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crédulité, la confiance, le scepticisme, l'indifférence, l'opposition ne
désignent pas des attitudes mentales ou des vertus, mais l'angle des
déplacements. Le même journaliste l'explique parfaitement. Pour
diagnostiquer la diphtérie à coup « sûr » et pour la traiter efficacement,
il faut passer deux fois par /'Institut Pasteur et cela physiquement.
Rien d'étonnant puisque il n'y a, comme je l'ai démontré, que dans
le laboratoire qu'est renversée la puissance des microbes. Pour déplacer
le bacille, il faut se déplacer deux fois vers le laboratoire de l'Institut,
c'est-à-dire renier par deux fois le travail local du praticien. « Ce
système, ajoute le médecin, est absolument impossible. » Les médecins
ne peuvent traduire le sérum diphtérique que si celui-ci se déplace
jusqu'à eux et les arme mieux pour faire, par ce nouveau moyen, ce
qu'ils faisaient avant. S'il faut une fois de plus, se déplacer sur Paris
et renforcer l'Institut Pasteur, ils ne bougent pas. Quoi de plus
normal ? Ce n'est pas de la lenteur, c'est de la négociation.
En janvier 1 895, ils résistent plus mollement. Ils ne se plaignent
plus de la hâte et de l'emballement universel, mais de la mauvaise
organisation du service du sérum. Pourquoi ? Mais parce que cette
organisation a justement pour but de déplacer enfin le sérum à portée
de main des cabinets médicaux. L'ampleur de ce déplacement est en
rapport direct avec la baisse de leur méfiance. Dans la négociation
engagée, toute diffusion du sérum vers les cabinets renforce enfin la
position du praticien classique capable de diagnostiquer et de soigner
une maladie. Le parcours pasteurien ne vient plus interrompre ou
ridiculiser leur travail, mais, s'étant lui-même infléchi, il vient
conforter celui des médecins. Le prix à payer est assez faible : il suffit
de transformer en certains points le cabinet du médecin en une annexe
des laboratoires de l'Institut Pasteur. Ce déplacement continu du
point d'application des forces en lutte va dériver de telle sorte que
les médecins vont se retrouver alignés sur les pastoriens, lesquels ont
eux-mêmes déviés leurs recherches des vaccins aux sérums. Si nous
ne pouvions recomposer ces deux dérives nous aurions tendance à
parler d'une incompréhensible « révolution » au moment où elles se
croisent.
1 44
veut passer à l'offensive. J'en ai assez dit pour citer l'ensemble de ce
texte étonnant intitulé : « La bactériologie et la profession médicale ».
« Il n 'est peut-être pas trop tôt pour jeter d'avance un coup d'oeil sur
/'avenir que réserve au corps médical la révolution scientifique provoquée
par les bienfaisantes découvertes de /'illustre Pasteur et son école.
Quel chemin parcouru depuis le duel retentissant de ces deux orateurs
écoutés de /'Académie, Pasteur et Peter ! Et cependant, il semble que
c'était hier seulement. L 'ardeur et l'habileté du champion de nos vieilles
méthodes cliniques se dépensèrent en pure perte. Car l'adversaire qui
s 'avançait n 'était pas un théoricien, un de ces rêveurs qui créent une
mode, un engouement passager ; c'était le savant, c'était la méthode
expérimentale, c'était Je progrès.
Aussi son armée tient-elle aujourd'hui toutes les clefs de la place.
La chirurgie et l'hygiène sont conquises : la médecine d'autrefois n 'est
plus elle-même en mesure de disputer le terrain. Le diagnostic, cet élément
primordial de notre art, ne saura bientôt plus se passer du microscope, de
l'analyse bactériologique ou chimique, des cultures, des inoculations, en
un mot de tout ce qui peut fournir à nos appréciations cliniques des
données absolument exactes.
Mais que deviendront alors le flair médica� le je ne sais quoi que
nous croyons pouvoir mettre en avant, et l'expérience, cette garantie que
Je public exigeait de nos cheveux blancs ? Leur valeur sera discutable, et
elle sera de plus en plus discutée.
Aussi envisageons-nous avec inquiétude l'avenir des médecins de
campagne, sortis de /'Ecole même depuis dix ans.
Quand va se répandre dans nos provinces cette nuée de praticiens qui
encombrent les Facultés, et, de ce seul fait déjà, nous faire trembler
devant une concurrence effrénée ; quand la lutte pour /'existence va
s 'engager, entre nous et ces jeunes gens armés d'un savoir différent du
nôtre, de l'ardeur et de la confiance que donne le sentiment d'une valeur
réelle, ne sommes-nous pas menacés à bref délai d'une écrasante et
irrémédiable défaite ? Le public sera-t-il pour nous ?
Confrères, pardonnez-nous ce cri d'alarme !
Du haut de nos situations acquises, ne rions plus des bacilles et des
bouillons. Ceux qui les cultivent méritent déjà notre respect, pour les
services rendus à /'humanité : à nous les anciens du corps médica� ils
doivent inspirer de plus une terreur salutaire et d'utiles déterminations.
Ilfaut marcher avec son temps. Le siècle prochain verra /'épanouissement
de la nouvelle médecine : consacrons à l'étudier ce qui nous reste de
celui-ci.
1 45
Retournons à l'école, et préparons /'évolution par crainte d'une
révolution.
Et s 'il est impossible à beaucoup d'entre nous de quitter la glèbe où
nous sommes attachés pour fréquenter les cours et les laboratoires de nos
jeunes maîtres, cherchons leur enseignement là où il se trouve, c'est-à dire
dans les journaux de médecine. De nos jours les traités et dictionnaires
sont vieux à leur apparition. Le journal seul peut suivre la marche
rapide du progrès et de l'évolution scientifique. Lisons beaucoup.
Nous nous mettrons ainsi en possession de la théorie des idées nouvelles.
Puis dépouillant toute suffisance mal placée, guidés seulement par la
bonne foi et l'amour de la vérité, nous demanderons à nos jeunes
concurrents, au lit du malade ou à l'a parte de la consultation, de nous
faire profiter de leurs récentes études ; en même temps que nous leur
dirons, par compensation, ce qu 'enseigne /'expérience, dans le savoir ou le
savoir-/aire de la profession médicale.
Service pour service. De la sorte s 'établira et se resserrera le lien de la
solidarité professionnelle, qui fera ainsi part à tous des précieuses victoires
de la science. » (C.M., 23.3., 1895 ° 0.)
Ils cessent de freiner des quatre fers, mais c'est pour demander des
sous que les autres n'étaient pas vraiment prêts à leur donner.
146
D éplacés, ils acceptent de bouger eux-mêmes, mais c'est en échange
d'autre chose et pour aller ailleurs vers un nouveau travail mieux
rémunéré. Ou bien les groupes ne sont pas intéressés et rien ne les
fait bouger ; ou bien ils sont intéressés, mais c'est pour traduire
aussitôt différemment ce qu'ils comprennent.
Rien n'indique mieux le retournement complet d'attitude que la
position du Conco urs face à la science pastorienne :
Ce n'est pas moi qui parle de déplacement. C'est l'auteur qui mesure
le mouvement du laboratoire pastorien placé enfin en un endroit où
il sert le médecin.
1 47
déplacements de la diphtérie ont fait changer de sens la « nécessité
absolue » . Ce sont les mêmes médecins, pourtant.
En avril ils vont plus loin encore. Le Concours exige comme un
droit pour le médecin d'être recyclé en bactériologie :
« de même que les lois nouvelles font de tous les médecins des agents
Ô le beau nom d'« agent ,.. Patients, ils se moquaient des petites
bêtes ; agents ils veulent tout savoir sur elles. Le contrat a changé de
sens. Le pays était en droit d'exiger des médecins qu'ils apprennent
les sciences nouvelles, mais maintenant c'est un droit qu'ils exigent
en échange de ce que le pays leur demande.
1 48
qui expliquent les mouvements sociaux par l'une des conséquences
finales et lointaines de ces mouvements : leur cadre temporel.
D ' aille urs, du jour même où ils p asse nt à l ' action, parce que leurs
intérêts se sont enfin placés dans l'alignement du pastorisme lui-même
déplacé, ils modifient aussitôt la chronologie pour faire de Pasteur un
élément parmi d'autres de la vieille médecine enfin triomphante. Le
réaménagement du dispositif secondaire n'est nulle part plus net que
dans ce texte de Bouchard dans la Revue Scientifiqu e . C'est le
premier texte dans la Revue où les médecins parlent maintenant
comme les chirurgiens, les hygiénistes et les médecins militaires. De
Pasteur, il écrit : « mais de quelque importance que soit une découverte
médicale, elle ne déborde pas de la médecine, elle peut y trouver sa place. »
( 1 89 5, 24.8., p .2 24 . ) Nous sommes loin de l'OPA de Pasteur sur la
vieille médecine. Qui s'est déplacé ? C'est Pasteur qui est compris
par la médecine alors qu'il prétendait le contraire, et Bouchard
continue :
« cette sérothérapie exaltant les fonctions par lesquelles nous nous défendons
naturellement contre /'invasion microbienne rentre elle aussi dans la
thérapeutique naturiste. » (id.)
et de conclure par cette phrase qui signe non pas le ralliement des
médecins au pastorisme mais l'absorption finale des pastoriens par
les médecins enfin confortés :
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L'acceptation des méthodes de laboratoire est renégociée selon les
termes de la vieille clinique :
« Nos lecteurs n 'ignorent pas que nous avons toujours été de ceux qui
revendiquent hautement pour la clinique un droit formel de priorité sur
le laboratoire et la bactériologie et, certes, à notre époque si engouée de
procédés de laboratoire, nous ne sommes pas décidés à changer d'opinion.
Mais pour être au second plan, les procédés de diagnostic fournis par le
laboratoire ne doivent pas être dédaignés. » (C.M., 1905, 27. 5.)
150
Une fois encore, le temps ne circule pas dans une seule direction.
Il y a autant de directions qu'il y a d'acteurs capables de rendre leurs
positions irréversibles. On peut faire passer la bactériologie aussi
rap idement que Pasteur a fait passer la médecine. L'un et l'autre
mouvement sont possibles à condition de se trouver des alliés. On
peut aller de la vaccination à l'absence de vaccination comme on peut
aller de la médecine scientifique à la médecine sans science.
Quand les médecins passent à l'offensive, ils prennent bien quelque
chose au pastorisme, mais ce ne sont pas les laboratoires, contrairement
aux hygiénistes, c'est le prestige attaché à Pasteur. La notion de
légitimité est rarement juste en sociologie, mais elle peut servir parfois
à désigner le rapport de groupes qui ne peuvent traduire leurs intérêts
pour étendre leur influence, mais ont néammoins besoin l'un de
l'autre. C'est une autre forme, plus simple, d'association. En 1 905,
dans un inventaire général des prix de tous les actes médicaux, que
le Concours publie pour harmoniser la compétition, il est possible
de mesurer assez bien la place de la science de Pasteur pour un
médecin de base. Dans l'article 3 de la 1 ° section, le prix de la visite
comprend un pansement aseptique simple. C'est du Pasteur d'il y a
trente ans. Dans l'article 7 de la section D, qui « correspond au prix
de cinq visites ou consultations >>, on trouve : « injection sous-cutanée de
sérums anti-microbiens et antitoxiques, y compris le traitement des
accidents locaux préventifs » . Après 50 années de travaux de laboratoire,
après 30 ans de déclarations fracassantes sur la disparition des maladies
infectieuses et la fondation de la nouvelle science médicale, on a
ajouté à la pratique médicale quelques lignes au milieu des pages et
des pages de ce qu'on faisait avant. La coupure épistémologique
radicale est une fine indentation dans la pratique du plus grand
nombre.
Mais cela n'est pas vrai du prestige obtenu grâce à ce retournement
stratégique. Les médecins, dont les hygiènistes avaient tant besoin
pour assurer la police médicale, se convertissent enfin à ce rôle et
finissent par occuper le terrain que les autres leur laissent faute
d'avoir créé un nouveau groupe professionnel (Freidson : 1 970).
Ceux qui disent des médecins qu'ils sont à la fois méprisables et
indispensables, voulaient qu'ils deviennent et savants et policiers. Les
médecins acceptent le rôle de policier, abandonnent celui de savant,
sauf pour allonger la durée des études et prendre les quelques procédés
qui « ne sont pas à dédaigner >>, et gardent le prestige des acteurs qui
ont besoin d'eux. D'autres ont tiré pour eux les marrons du
feu. Pendant le reste de notre période, de nombreux articles
151
d'autosatisfaction vont être publiés dans la Revue Scientifique. Rien
n'a vraiment changé dans le style et les techniques. Seule la confiance
en soi est devenue plus grande. Landouzy, le grand mélangeur, écrit
dans son style inimitable à propos du médecin :
1 52
9. La coercition, enfin.
1 53
en aidant les médecins à établir le diagnostic » (id.). « Il est désirable de
créer des stations bactériologiques dans les départements, (stations) sans
lesquelles ne peuvent s 'exercer efficacement la police sanitaire municipale
et départementale » (id.). Le laboratoire n'est plus le front de la lutte
où se fusionnait la société du temps ; il n'est plus que l'indicateur
d'une administration répandue partout qui a vaincu les microbes et
les pouvoirs publics et qui n'a plus qu'à être exécutée.
Au moment où l'hygiène disparait comme acteur, remplacée peu à
peu par la Médecine et les médecins, au moment où tous les grands
programmes d'assainissement sont finalement engagés, quand la loi
de 1 902 est votée, il n'y a plus de discussion. Nul ne cherche plus à
se ménager des alliés pour diffuser les préceptes de l'hygiène. Les
lois scientifiques vérifiées par les lois juridiques ne laissent plus de
place pour la discussion aux groupes encore à recruter. Ou plutôt, au
fur et à mesure que les alliés des hygiénistes deviennent nombreux et
haut placés, il y a de moins en moins de gants à prendre pour réduire
les autres. En 1 887, Rochard, que j 'ai déjà cité, voulait que l'hygiène
soit militante, mais il savait aussi qu'elle devait composer :
154
promenées dans la société par leur seules forces. Armangauld, en bon
propagandiste, sait bien combien de forces doivent accompagner une
idée pour que celle-ci soit capable de supporter le voyage.
155
comprennent la lenteur des autres acteurs à coopérer avec eux que
comme de l'inertie (4. 7 . 7 .). C'est fini, il n'y a plus d'analyse fine à
faire. Sur les pauvres s'abattent maintenant les hygiénistes, les
biologistes, les pouvoirs publics, les médecins, les chirurgiens, les
sages-femmes, les préfets, les maires, les services de désinfection, les
professeurs, les médecins militaires. Chacun de ces groupes a discuté,
négocié, infléchi, résisté, déformé la lutte contre les microbes. Mais,
tous ensemble, montés les uns sur les autres, accrochés par le cliquet
de toutes les mesures qu'ils ont prises pour rendre leur position
irréversible, ils sont indiscutables. Pas de négociation. Pas de
déformation. Exécution.
On a beaucoup parlé de l'hygiène en terme de police et de coercition
(Murard et Zylberman : 1 976/ 1 977). C'est probablement juste mais il
s'agit là d'un état final. Ceux qui parlent de « police » et de
« domination » peuvent commencer en effet leur analyse, mais
seulement quand presque tout est fini, quand le pouvoir a été
« composé », quand il ne reste plus à convaincre que ceux qui sont
en bas de l'échelle. Vers les années 1 9 1 0, en effet, l'hygiène qui a
vaincu apparaît comme un pouvoir de police. Limiter l'analyse à cette
coercition, c'est ne rien comprendre à tout ce qui s'est passé avant,
quand l'hygiène était faible, sans voix, sans force et qu'elle aspirait
au pouvoir. Une fois qu'elle s'est alliée avec tout ce qui compte, il
est possible de suivre en effet comme elle s'abat sur le dos des pauvres
pour les épouiller, les redresser, les vacciner et les laver. Il ne manque
pas de sociologues pour faire cela. Ils croient dénoncer le pouvoir, et
laissent passer les dizaines d'années où l'on gagne du pouvoir mais
sans en avoir et dans des lieux imprévus comme le laboratoire ( 1 . 5 .3.).
156
ceux-ci le rôle central qu'ils avaient dans la rédéfinition de la société
pendant les années 80 et 90.
Pour suivre cette transformation d'une société par une « science »,
ce n'est pas en métropole qu'il faut regarder, mais dans les colonies.
Les tableaux 1 et II montraient déjà la part immense de la médecine
tro picale dans la production des Annales de l'Institut Pasteur.
C'est là en effet que la lutte entre les micro-parasites et les
macro-parasites est la plus directe et là que les forces jetées dans la
balance par les pastoriens peuvent la faire pencher irréversiblement
en faveur des Occidentaux. C'est sous les tropiques qu'on peut
voir une médecine et une société pasteurisée (Cartwright : 1 972 ;
Salomon-Bayet et al. :à paraître ; Worboys : 1 976).
Les Noirs, comme les Hovas sont immunisés. Pas les Occidentaux.
Voilà une supériorité des natifs qui compense leur infériorité naturelle.
Il faut donc une fois de plus inverser les rapports de force et rendre
aux Occidentaux leur supériorité naturelle, en vainquant cet allié
(relatif) du nègre et cet ennemi du Blanc : le parasite.
1 57
contre leurs ennemis les plus redoutables parce qu 'invisibles. » (191 2_.
3.2. 0 0, p. 129.)
« C'est ainsi que grâce à ces deux savants (Bouët et Roubaud) nous
Oui, c'est bien cela : elles dépassent celles des plus grands politiques,
parce qu'au lieu de faire la politique avec de la politique, les savants
la font avec autre chose. Ce supplément imprévisible leur donne cette
politique superlative qui permet d'agir sur les pauvres, sur les
habitants de Madagascar, sur les chirurgiens, sur les Africains, sur
les laiteries, etc.
Pasteur fut salué, lui aussi, comme un vainqueur plus célèbre que
celui d'Austerlitz. Pourtant, lorsqu'il se présenta au Sénat, ce grand
politique, il fut battu à plate couture. Tout est là. La politique
politicienne échoue, mais la politique avec d'autres moyens réussit
superlativement. Envahissez l'Afrique avec une volonté de domination,
avec du pouvoir, et vous serez morts avant longtemps ou resterez
confinés le long des côtes. Mais envahissez-la avec un Institut Pasteur,
158
et vous dominerez pour de vrai. Ce qui était tout à fait imprévisible,
c'est que la fusion dans le laboratoire du pastorien, de la médecine et
de la société tropicales, allait être beaucoup plus complète qu'en
métropole. Tout d'abord la plupart des maladies elles-même étaient
nouvelles. La clinique était soit entièrement à faire, soit déjà faite
par des médecins militaires, les premiers à s'être pasteurisée (voir
IIl,2). Les pastoriens n'avaient donc pas à ménager une vieille
clinique séculaire. Deuxièmement, les maladies auxquelles on pouvait
s'intéresser étaient toutes à germes ou à parasites. Les autres maladies
qui composent, en métropole, les neuf dixième du travail médical,
étaient tout simplement ignorées. Parmi les colons, ils n'avaient à
traiter que des jeunes gens en bonne santé et parmi la population les
seules maladies infectieuses. Quand ils soignaient les natifs, c'était
par masses en travaillant en très gros sur des symptômes énormes et
sur des maladies spectaculaires (peste, fièvre jaune, lèpre, maladie du
sommeil). Il n'était pas question, dans une telle situation, d'une
médecine de famille où l'on attendait du client qu'il payât.
Troisièmement, la plupart des maladies étaient liées au cycle de vie
des insectes. Aucun médecin n'était prêt par sa formation à s'occuper
d'entomologie. Les pastoriens occupés, comme je l'ai dit, à traverser
les différentes sciences, pouvaient, sans surprise, ajouter de nouvelles
petites bêtes au pullulement des microbes : toutes les grandes
découvertes de cette période consistent d'ailleurs à retrouver le chemin
par lequel un parasite, un insecte, et un homme peuvent être reliés.
On ne parle plus que de puces, de moustiques, de mouches tsé-tsé,
et la parasitologie se dédouble : ces insectes sont eux-mêmes parasités
par des bestioles qui se servent d'eux pour se déplacer ou se
reproduire. Décidemment c'est une grande époque pour les lecteurs
de Serres, et les groupes dits sociaux semblent rivaliser d'ingéniosité
avec les acteurs dits « naturels » pour apprendre comment se
chevaucher, s'imbriquer, se déplacer et se contaminer.
Quatrième caractéristique de cette nouvelle médecine, il n'y avait
pas d'autres corps médical sur place, sauf les sorciers qui se battaient
déjà sur un autre terrain (Augé : 1 975). Rien n'obligeait les pastoriens,
souvent médecins militaires de formation, à limiter l'ampleur du
ressort qui les animait. Alors qu'en métropole ils étaient précédés par
de nombreux groupes professionnels intéressés à la Santé, et finalement
débordés par eux, dans les Colonies ils peuvent construire la santé
publique à partir de zéro. Ceci n'est pas une métaphore. Ils précédaient
souvent les villes, qu'ils pouvaient donc faire bâtir selon les conseils
de l'hygiène la plus stricte. En métropole, il fallait toujours tenir
159
compte des siècles d'insalubrité et des hésitations des pouvoirs publics.
Sous les tropiques, le bras séculier des militaires leur est acquis. S'il
faut refaire toutes les maisons, ils le peuvent.
La cinquième raison de leur succès est plus paradoxale. Le ressort
du montage pastorien, je l'ai montré, consiste en la culture du
micro-organisme et son atténuation, puis dans la fabrication de
microbes atténués ou de sérums. Or, les parasites sont des géants par
rapport aux microbes et ne se laissent ni cultiver, ni a fortiori atténuer
ou inoculer. Cet échec, dû à une nouvelle ruse des maladies, aurait
pu briser net l'effort des pastoriens. Celui-ci se déplace. Comme ils
ne peuvent concentrer toute leur attention sur le moment du
laboratoire, et qu'ils ne peuvent interrompre le parasite qu'en
interrompant son cycle de vie en vraie grandeur, il faut que les
pastoriens soient dotés des pleins pouvoirs et agissent toujours à
grande échelle. Puisqu'il ne peut réduire son apport à un moment et
laisser à d'autres groupes l'application, il faut laisser le pastorien
légiférer à propos de l'ensemble du corps social. On ne détruit pas le
paludisme ou la fièvre jaune par des vaccins, mais en ordonnant aux
colons et aux indigènes de construire différemment leurs maisons,
d'assécher les flaques d'eau, de refaire les murs dans d'autres matières
ou de changer leurs moeurs. Le pastorien travaille à la fois au
laboratoire et sur les règlements administratifs, mais son action ne se
laisse plus étudier en moments distincts : il légifère comme Solon.
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« En Extrême-Orient et en Afrique française, il n 'est donc plus aucune
de nos colonies qui ne possède, depuis plusieurs années déjà, des laboratoires
co nvenablement outillés pour les recherches bactériologiques et pour
/'application immédiate de méthodes pastoriennes soit au traitement et à
la prophylaxie des maladies infectieuses, soit à l'étude des questions
économiques qui sont sous la dépendance de la biologie. » (Calmette, 1912,
3.2. 0 0, p. 1 33. )
Le rôle de la médecine préventive et de l'élévation du niveau de
vie dans la baisse des grandes maladies infectieuses en Europe a été
discuté. Mais il n'y a jamais eu d'hésitation sur le rôle direct et
déterminant des Instituts Pasteur dans la colonisation. S'il avait fallu
faire la société coloniale avec des maîtres et des esclaves seulement, il
'
n y aurait jamais eu de société coloniale. Il fallait la faire avec des
microbes et y ajouter le pullulement des insectes et des parasites
qu'ils transponent. Je ne peux pas parler timididement « d'influence
sur la parasitologie des intérêts sociaux ou institutionnels » (Ste
pan : 1 978). Avec seulement des Blancs et des Noirs, avec seulement
des régions miasmatiques et des climats sains ou dangereux, on ne
pouvait édifier ce Léviathan aux dimensions de la planète. Je ne puis,
là non plus, expliquer la médecine coloniale des pastoriens par la
« société » et ses « intérêts » puisqu'ils sont capables, une fois de plus,