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Chapitre troisième

Guerre et Paix

1 . La dureté des temps

J'ai montré dans le premièr chapitre les forces immenses qui


composaient le pastorisme, et j 'ai montré dans le deuxième comment
le pastorisme avait évolué pour capter ces forces, les appuyer, les
traduire et s'en faire attribuer la puissance. Ma démonstration a eu
jusqu'à maintenant l'inconvénient de ne considérer que des réussites.
Hygiénistes et pastoriens vont en gros dans la même direction. Or,
l'astuce de Tolstoï, mon inimitable modèle, est d'avoir choisi une
gamme de vainqueurs et de vaincus, pour tester ses différentes
hypothèses sur la composition des forces. Il faudrait, pour juger
vraiment de la fécondité de mon analyse, que l'on puisse trouver des
groupes témoins dont le comportement, pendant la même période et
sur les mêmes enjeux, soit totalement différent. Alors seulement nous
verrions en pleine lumière que les « évidences de la raison », la « force
de la logique », la « poussée du progrès », la « puissance de l'intérêt »,
« l'irrésistible efficacité technique », la « maturité des temps », ne sont

que les mots du vainqueur. Ce sont des cris prononcés pendant la


bataille même et qui cherchent à en infléchir le sort comme Tolstoï
le montre avec les cris de « déroute » ou de « victoire » à Borodino.
Le premier moyen de multiplier les groupes témoins, serait d'aborder
l'histoire non pas par groupes d'acteurs « sociaux » mais par groupes
d'acteurs « non humains » et de regarder un peu les maladies. Or,
peu de maladies se plient à la belle ordonnance du progrès irrésistible
qui les rendrait définitivement « passées ». Le symbole de cette
« résistance » des maladies dont le rythme n'obéit pas à celui des

groupes qui annoncent leur disparition est donné bien sûr par la
grippe espagnole (Katz : 1 974). La Grande Guerre est, de l'aveu de

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tous, un triomphe de l'hygiène moderne. Sans les bactériologistes, les
généraux n'auraient jamais pu faire se tenir des millions d'hommes
pendant quatre ans, dans des tranchées boueuses et infestées de rats.
Ils seraient morts avant que les gaz et les mitrailleuses les aient
cueillis. Cette guerre fut la première où l'on put tuer par grandes
masses immobiles, parce que jusqu'ici dans l'histoire, les microbes
avaient toujours fait mieux (Cartwright : 1 972). Or, après ce triomphe
de la bactériologie, la grippe espagnole élimine quelque quinze
millions d'hommes en 1 9 1 9 sans que les pastoriens soient capables
même d'en identifier l'agent.
Nous retrouvons les mêmes traverses, si nous prenons au hasard
une année et que nous regardons la façon dont on y parle des
différentes maladies. Prenons par exemple l'année 1 893 dans la Revue
Scientifique. Armangauld discute longuement de la tuberculose, mais
c'est pour déclarer que la science a fini son travail -c'est-à-dire qu'on
a lié la maladie au bacille de Koch-, mais il ne la pasteurise pas
pour autant. Son but est de multiplier les Ligues pour les sanatoriums
( 1 893, 1 7. 1 . 0 0). Or rien n'est moins pastorien qu'un sanatorium.
Voilà donc une maladie que Calmette mettra des décennies à rattraper
et dont l'histoire est absolument différente de celle du charbon ou de
la fièvre typhoïde. En revanche, la même année, on parle du tétanos
comme d'une maladie si pasteurisée qu'on lui a trouvé un sérum
(8.4.). Mais lorsqu'on parle du typhus le 30 avril de cette même
année, c'est pour dire qu'il défie l'analyse. Héricourt, pastorien
convaincu, écrit même cette hérésie :

« Il faudra chercher l'influence de la direction, de la prédominance des


vents, de la sécheresse, de l'humidité, etc. Il faudra presque revenir, ayons
le courage de le dire, à l'hypothèse de nos anciens sur l'influence astrale. »
(30. 4., p. 539.)

Voilà bien la preuve que le temps ne passe pas. Il faut le faire passer,
maladie après maladie, groupe social après groupe social, sans quoi il
fiche le camp, mais dans la mauvaise direction !
Quand on parle de la variole, pasteurisée si l'on peut dire depuis
1 00 ans, c'est pour signaler la victoire en Angleterre des ligues contre
le choléra :

« Le temps n 'est plus où il était permis d'espérer que la revaccination


entrerait si bien dans les moeurs anglaises qu 'il deviendrait inutiïe de la
rendre obligatoire. Non seulement le mouvement de la revaccination a été

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arrêté, mais la vaccination elle-même s 'est effectuée de moins en moins et
su r un très grand nombre de points, la loi qui l 'impose n 'est plus
exécutée. » (1893, 9. 6. 0 0, p. 699.)

La construction des hygiénistes pour accumuler les lois et les sciences


dans la même direction et faire passer la variole comme ces grandes
espèces antédiluviennes est si fragile que le temps tourne à l'envers.
On va de l'absence de variole à l'absence de vaccination. Heureuse­
ment, 146 personnes meurent de la variole à Leicester où les ligues
anti-vaccinations sont les plus fortes, ce qui renforce à point nommé
la position affaiblie des hygiénistes !
La tuberculose, la variole ont leur histoire. Le choléra aussi. Dans
cette même année 1 893, quand on en parle (8. 1 0), c'est pour décrire,
dans la plus pure tradition hygiéniste, le service de surveillance des
pèlerins se rendant à la Mecque. D'un autre côté, on publie cette
année-là, les résultats de traitements de diphtériques. C'est un succès
complet. Cette maladie sera bientôt complètement pasteurisée, après
un déplacement du programme que Pasteur d'ailleurs ne pouvait
nullement anticiper.
Selon la maladie que l'on considère, le temps reste sur place ou
avance. Selon qu'on discute ou non, le Progrès avance ou recule. Il y
a là une variation de l'intéressement et de la conviction qui est aussi
intéressante pour nous que les variations de virulence pour les
pastoriens. Comme eux, nous allons sélectionner une série de groupes
témoins et voir comment ils réagissent différemment au pastorisme :
les médecins militaires, les médecins de base, les médecins coloniaux
et aussi le bon peuple sur lequel vont s'abattre, en fin de parcours,
tous les autres.

2 . Les médecins militaires


Pour être fidèle aux principes de départ, il me faut expliquer avec les
mêmes arguments ce qui arrête les médecins et ce qui faisait se
précipiter les hygiénistes. Il ne sert à rien de dire que les uns agissent
et que les autres résistent ; que les uns étaient mûrs et les autres pas
ou, autre métaphore qui sert d'asile à l'ignorance, que les uns étaient
« ouverts » et les autres plus « obscurantistes », comme on peut le

lire dans l'article de Stern ( 1 927). Sans rivaliser avec les travaux de
Jacques Léonard ( 1 978 ; 1 979), je voudrais, par l'étude du Concours
Médical, montrer comment le refus de ces explications asymétriques

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permet d'expliquer la fabrication du temps. A partir du moment où
l'on refuse le modèle diffusioniste qui attribue à la puissance même
de Pasteur la force de révolutionner l'ensemble de la société, il faut,
je l'ai montré plus haut, attribuer à celui qui se saisit d'une découverte
autant de force et parfois davantage qu'à celui qui propose cette
découverte. C'est pourquoi il m'a fallu tant parler des hygiénistes
pour pouvoir parler du contenu même des programmes pastoriens.
Mais par conséquent, il nous est interdit d'expliquer qu'une découverte
ne se diffuse pas, par la simple résistance des groupes. Il faut
comprendre pourquoi leur action est de ne pas se saisir d'une
découverte. Ceux qui « acceptent » et ceux qui « refusent » sont tous
des acteurs de cette société, et pour comprendre leur mouvement, il
ne faut ni les admirer, ni les blâmer, mais s'insinuer dans le principe
de leur activité.
Afin de démontrer ce point, nous avons un grand avantage. Nous
disposons d'un groupe témoin à l'intérieur du groupe témoin. En
effet, les médecins militaires se saisissent du pastorisme avec la même
avidité que les hygiénistes. Dès 1 88 1 , Alix réalise le levier formidable
que donne à sa profession le modèle pastorien : « l'opinion commence
à s'émouvoir des progrès des sciences de la vie » ( 1 88 1 , 1 1 .6, p.76 1)� Si
l'on s'émeut, nous pouvons en profiter pour nous mouvoir en avant
et pousser un peu nos affaires. Pourquoi Alix est-il si intéressé ?
Parce que, explique-t-il :

« il est iift.possible de nier que, dans un temps très rapproché, les questions

médicales se résoudront toutes par des applications tirées des découvertes


de l'hygiène ; la thérapeutique pharmaceutique dans la médecine publique
civile tombera à un rang très secondaire, comme cela est déjà arrivé pour
la médecine militaire. » (id.)

En poussant l'hygiène pasteurisée, notre Alix fait sauter sa propre


médecine au-dessus de celle de ses collègues civils. De plus, la
médecine militaire est pasteurisée déjà par institution. La caserne
n'est-elle pas un laboratoire idéal depuis toujours, où l'on enferme
des jeunes gens en bonne santé soumis à un régime uniforme ? Point
de « colloque singulier » avec les recrues, qu'on fait défiler au conseil
de révision et qu'on inocule à la chaîne. Cette médecine un peu
grossière et sans malade, voilà qu'elle devient l'anticipation de l'avenir
même de la Médecine. Comment s'étonner que celui qui a tout à
gagner d'une innovation se jette sur elle pour en prolonger aussitôt
les effets ?

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Mais pour comprendre l'activité de ces médecins militaires, il ne
suffit pas de croire qu'ils sont en quête de « légitimité » . Ce mot
vague de la sociologie cache presque toujours le contenu réel des
actions. Leur problème essentiel est qu'on meurt dans les casernes en
temps de paix. Si l'on ne jugule pas les épidémies, écrit un autre,
« la nation aura peur des casernes où elle envoie tous ses enfants et d'où

tous ne reviennent pas » ( 1 88 1 , 1 6 . 7).


Il y a plus grave. En temps de guerre, c'est bien connu, on meurt
plus sous les coups des microbes que sous ceux de l'ennemi. Le conflit
entre « Napoléon » et « Koutouzov » se double, selon Cartwright, d'un
conflit entre « le Général Napoléon » et « le Général Typhus » :

« les Français marchèrent sur Moscou sans rencontrer d'opposition. Mais


le typhus marchait avec eux. Cette armée de 1OO. 000 hommes perdit
10. 000 soldats de maladie, pour la seule semaine du 7 au 14 septembre. »
(1972, p. 97.)

Toutes les associations se trouvent transformées par cette bataille sur


plusieurs fronts :

« la peur des Russes et des vengeances des Polonais entraînait les soldats
• • •

à rester les uns contre les autres, en groupes compacts. Les poux des
taudis se glissaient partout, s 'attachaient aux coutures des vêtements, aux
cheveux, et portaient avec eux les microorganismes du typhus. » (id.p. 92.)

En 1 802, une armée française partit pour Saint-Domingue avec


58. 545 hommes. En quatre mois 50.270 étaient morts de fièvre jaune.
En 1 809, il en restait 300 qu'on rapatria en France ( 1 896, 1 1 . 1 ° 0,
p. 50), nous rappelle Lémure, un médecin militaire décrivant, en 1 896,
l'expédition de Madagascar.

« Le gouvernement hova comptait sur la fièvre pour empêcher nos soldats


d'arriver à Tananarive. Il faisait fonds sur cette arme-là bien plus que
sur les balles et les obus de /'industrie britannique. » (id.p. 47.)

Sans tirer un seul coup de fusil, les hovas se contentent de forcer les
Français à bivouaquer en plaine : « deux mois suffirent pour réduire les
effectifs à la moitié et même au quart, certains bataillons n 'existant plus
que de nom » (id.p.49). « Tous malades et 5000 décédés voilà le bilan »
(sur 24.000 hommes !)." « Ce qui prouve, écrit encore Lémure, que
/'expédition était surtout une affaire sanitaire. » (id.p.50.)

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Ce n'est pas moi, auteur à l'esprit mal tourné, qui voit partout des
rapports de force. Ce sont les acteurs étudiés qui m'ont donné cette
leçon. Les hovas s'allient aux microbes pour gagner une guerre contre
ceux qui ont la force des fusils et des canons. Pour renverser ce
rapport de force déjà renversé, que faut-il faire ? Utiliser les données
de la bactériologie moderne. En écrasant les microbes ou les parasites
en laboratoire, on annule la force des alliés des hovas, et l'on rend
alors aux canons et aux fusils leur supériorité puisque ceux qui les
servent ne meurent plus. Quand on est médecin militaire il n'y a pas
à hésiter.
A la guerre, il y avait toujours deux ennemis, le macroscopique et
le microscopique. Si le médecin parvient à juguler le second
-beaucoup plus meurtrier- il y gagne une importance fantastique et
devient presque l'égal de ceux qui se battent contre les généraux et
les canons. Dans un pays revanchard comme la France de l'époque,
obnubilé par la dénatalité, il devient vite impensable de perdre des
bataillons par la faute des microbes contre lesquels Pasteur, le grand
Français, a montré les remèdes. La médecine militaire se pasteurise
sans coup férir. Cela n'est pas à verser tout entier au crédit des
pastoriens, mais à celui de ce groupe qui se saisit des pastoriens et
investit massivement en eux. Les médecins militaires, à leur tour,
doivent leur crédit à tous ceux qui veulent une armée forte et dont
les médecins se font facilement les porte-parole.

3. Les médecins trouvent Pasteur discutable

Les médecins civils de la base fournissent le plus beau des contre­


exemples puisqu'ils détonnent tout à fait. Jacques Léonard le montre
avec brio, les médecins sont sceptiques (Salomon-Bayet et al. : 1 98-).
Plus que sceptiques, je dirais qu'ils sont « bougons », si cette catégorie
avait un sens sociologique. Ceux qui sont directement concernés par
les maladies et les malades ne voient rien d'extraordinaire dans le
pastorisme, rien même de pertinent, du moins avant 1 894 ; lorsqu'ils
se décident enfin à utiliser le pastorisme, ils n'y voient pas une
révolution de leurs pratiques, mais un moyen de continuer par des
moyens renforcés ce qu 'ils avaient toujours fait. Enfin, quand ils
assimilent pleinement l'intérêt du pastorisme après le vote de la loi
de 1 902 sur l'organisation de l'hygiène publique, il semble que la
nouvelle médecine doive plus à l'ancienne qu'à la stratégie pastorienne

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qui se trouve, quant à elle, déplacée vers la médecine tropicale
(S hapiro : 1 980).
Ce que les autres protagonistes ont dit des hygiénistes, des
chirurgiens, ou des médecins militaires définit en creux les raisons
pour lesquelles les médecins privés ne bougent pas d'un centimètre
pour utiliser le pastorisme. Pour simplifier, on peut dire que tous les
progrès du pastorisme reviennent à une dissolution des médecins. Les
autres leur reprochent leur obscurantisme alors qu'ils leur demandent
de se suicider. Quel groupe ferait cela de bon coeur ? J'ai montré
plus haut comment la stratégie pastorienne revenait à attaquer la
maladie par un mouvement transversal qui ne prenait jamais l'homme
individuel malade comme unité. En quoi cela peut-il ravir un médecin
qui ne connaît que le malade ? Que peut-il faire de cette vision à la
fois trop publique et trop biologique qui passe de l'assainissement
des égouts aux phagocytes sans jamais s'arrêter sur le malade ? Que
peut-il faire de quelques grandes maladies infectieuses qui ne sont
après tout qu'une fraction de son travail quotidien et qui sont d'une
dimension telle qu'elles échappent absolument au petit médecin ?
Que faire de tous ces cochons, poules, chiens, chevaux, boeufs et
couvées qui n'ont avec la médecine à visage humain que bien peu de
rapport ? Que faire même d'une guérison, certes spectaculaire, comme
celle de la rage, mais qui porte sur une maladie très rare et qui exige
en outre qu'on aille se faire soigner à Paris par un produit qui
échappe absolument aux médecins ? Bref que faire de toutes ces
doctrines et procédés qui sont la négation du travail médical ? La
réponse est claire : rien ou pas grand chose. Et comme ils n'ont rien
à en faire, ils s'y intéressent poliment mais sans passion et même
avec une certaine condescendance ironique. Cela ne prouve rien quant
à l'obscurantisme des médecins, cela prouve seulement que les
pastoriens ne prennent pas encore ces alliés-là, contrairement aux
autres, dans le sens du poil.
Le Concours Médical, feuille corporatiste s'il en est, parle bien
sûr des travaux de Pasteur, mais avec une distance et une prudence
qui contraste absolument avec l'avidité des hygiénistes exigeant de
Pasteur qu'il ait raison absolument et le prolongeant aussitôt (1,5).
C'est pourquoi nous avions raison de ne pas attribuer aux preuves
mêmes de Pasteur leur caractère « probant » . Elles ne sont pas
indiscutables pour les médecins alors qu'elles le sont pour les
hygiénistes. Bien sûr, ils sont de « bonne volonté » ; ils soutiennent
la souscription à l'Institut Pasteur et en sont fiers :

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« nous éprouvons une joie profonde à l'idée d'avoir combattu le bon

combat en soldats obscurs mais de bonne volonté. » (C.M., 1888, 24. 11.)

Mais ils sont tempérés :


« de tous ces travaux lentement accumulés, il sortira certainement un

jour un ensemble de connaissances précises ; la voie est à peine entrouverte


et déjà de nombreux faits se sont accumulés. Il faut seulement se tenir
dans une certaine réserve intermédiaire qui permette de ne pas voir les
bactéries partout après ne les avoir vues ou voulu voir nulle part. La
méthode aseptique en chirurgie a déjà rendu de grands services, moins
par ses minuties que par les idées justes dont elle était souvent
/'exagération ; elle en rendra sans doute au médecin. » (C.M., 1879, 4. 10.)

Sont-ils obscurantistes ? Résistent-ils ? Non, ils trient très activement


ce qui est exagéré et ce qui est utile de leur propre point de vue
professionnel. Au moment où Pasteur tente son OPA sur la médecine
et où les hygiénistes préténdent à la conquête de l'Etat grâce au
surcroît de force offert par les pastoriens, les médecins attendent de
voir comment se tirer d'un pas difficile où ils semblent bien avoir
tout à perdre et préférent le maintien des réseaux intimes qu'ils ont
eu tant de peine à mettre en place (Freidson : 1 970).

« Nous pensons que, malgré les attaques un peu passionnées de Monsieur


Pasteur, la clinique n 'est pas encore tout à fait morte. » (C.M., 1881,
29. 1.)

Ils se défendent, quoi de plus normal. Ils se paient même le luxe de


donner à Pasteur des leçons de méthode scientifique :

« M. Pasteur a terminé sa communication (sur le choléra des poules) en


déduisant de ces faits diverses applications à /'histoire générale des
maladies contagieuses. Nous ne suivrons pas le savant chimiste dans ses
généralisations ; il faut, avant de tirer des déductions de ces faits d'ailleurs
si intéressants, répéter et varier les expériences. » (C.M., 1880, 1. 5.)

Comme Koch, comme Peter (voir 1,6), les médecins du Concours


Médical trouvent que vraiment Pasteur exagère. Pouvons-nous nier
qu'ils aient raison ?

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4. Comment défendre le colloque singulier ?

Les hygiénistes avaient un grand mouvement social à traduire et un


grand projet de transformation des villes qui les menaient à toutes
les sources de pouvoir. De même les pastoriens, envoyés par la
Scie nce à la conquête des microbes. De même les chirurgiens, qui
pouvaient, en suivant l'ami-microbe, parvenir enfin aux organes
jusqu'ici interdits. De même les médecins militaires, qui pouvaient
développer plus rapidement la force des armées en pénétrant le
pastorisme. Or, les médecins ne sont mandatés par aucun grand
mouvement social. Ils sont les traducteurs non pas de la Santé
Publique, mais d'une infinité de colloques singuliers avec leurs
malades. Le conflit entre Richesse et Santé qui pousse tous les autres
acteurs paralyse les médecins (Duffy : 1 979).
Leurs préoccupations sont tout autres. Dans le Concours Médical,
nous voyons d'une façon presque caricaturale une corporation qui
lutte pour son existence et doit se battre contre tout le monde. Le
corps médical, d'après ce qu'en disent les médecins syndiqués du
Concours, est au plus bas. Il est peu considéré, mal payé, écrasé de
tâches et, surtout, constamment menacé par la concurrence déloyale
de la terre entière. Au fil des semaines nous voyons nos militants se
battre contre les pharmaciens qui prescrivent des médicaments ; contre
les soeurs de charité qui, par zèle religieux, arrachent le pain de la
bouche des jeunes médecins ; contre les officiers de santé dont les
médecins n'arrivent toujours pas, avant 1 893 du moins, à se
débarrasser ; contre les « spécialités pharmaceutiques » vendues toutes
préparées par l'industrie ; contre les médecins étrangers qui viennent
prendre les meilleures places ; contre les sociétés de secours « qui
s'acharnent à apprendre au public le pansement des blessures » (C.M.,
1 900, 1 6.6.) ; contre les rebouteux bien sûr, les spirites et les
charlatans qui concurrencent les médecins jusque dans les maisons
des gens instruits. Non, la vie d'un médecin est infernale et tailler
dans la société française un espace propre où il soit possible de
soigner des gens pour de l'argent exige une lutte de tous les instants.
Le conflit entre Health et Wealth devient pour chaque médecin :
comment gagner sa vie en soignant (Léonard : 1 977).
Le Concours se bat aussi contre les médecins militaires qui ont
l'audace de prendre une clientèle privée ; contre les clients qui
refusent de payer ; contre les juges qui donnent toujours tort aux
médecins, soit en faveur de leurs débiteurs, soit en faveur de ceux
qui les accusent de négligence ; contre la presse qui donne des
médecins soit une image favorable -ce qui attire les étudiants- soit

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défavorable -ce qui fait fuir les clients ; contre les grands patrons de
Paris qui méprisent les petits médecins ; contre les autres syndicats
qui refusent de coopérer. Bref, un médecin du Concours Médical
n'a que des ennemis. Sans compter que les progrès de l'hygiène, en
diminuant la morbidité, enlèvent des clients aux médecins ! (C.M.,
1 900, 17 .2, p. 79) et que, autre scandale, de jeunes collègues
encombrent les Facultés et accroissent la concurrence.
Encore une fois, leurs intérêts ne sont pas plus étroits ni leur esprit
moins éclairés que ceux des hygiénistes, des chirurgiens, des médecins
militaires ou des pastoriens. Ils se battent en faisant exister une
profession pour résister dans des bouleversements qu'ils ne contrôlent
pas. Ils sont pris, en effet, dans un paradoxe dont il leur est difficile
de se sortir. Le laissez-faire du libéralisme effréné va permettre d'après
eux aux ennemis des médecins d'y mettre fin rapidement. Par exemple
les caisses de secours mutuel peuvent facilement assurer à un jeune
médecin un fixe en échange d'un monopole. Il faut donc, pour
empêcher cet accaparement par des forces externes, nier le libéralisme
médical en forçant le jeune médecin à s'allier à ses collègues pour
maintenir la concurrence entre eux. Il faut par exemple que les
syndicats obligent les caisses à reconnaître au malade le « droit » de
choisir « librement » son médecin. Le choix est le suivant : ou bien
le praticien ne se syndique pas, « garde sa liberté », et la médecine
comme corps disparait, l'encombrement se généralise, et des médecins­
fonctionnaires ont chacun un monopole sur une catégorie de clients
-école, tuberculeux, hôpitaux, vaccinations ; ou bien le praticien se
corporatise et peut alors efficacement empêcher les médecins « libres »
-i.e. non syndiqués- de limiter la concurrence libre et loyale. Une
médecine libre passe par un corporatisme acharné. Là encore, le
contraste est frappant avec les hygiénistes. Leur pouvoir gagnait à se
concentrer et à se confondre avec celui des pouvoirs publics. Les
médecins ont tout à perdre d'une telle confusion.
Nous comprenons facilement qu'avec de tels problèmes les médecins
ne puissent avoir pour les acrobaties des microbes en laboratoires
qu'un intérêt poli mais lointain. Le modèle de diffusion est là tout à
fait inefficace. Ou bien les médecins peuvent utiliser ce qui se passe
à l'Institut Pasteur pour faire avancer leurs intérêts, ou bien ils ne le
peuvent pas. S'ils le peuvent, tout argument, aussi révolutionnaire
qu 'il soit, sera compris, saisi, déplacé et utilisé en un rien de temps
-nous l'avons vu pour les médecins militaires. Mais s'ils ne le
peuvent pas, aucun argument, si utile et si important qu 'il soit, ne
pourra être compris ou appliqué même après un siècle. Le temps des

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innovations n'est pas un cadre général où l'on pourrait pointer les
« résistances » ou la « maturité » des groupes sociaux. Le temps des
innovations est la conséquence finale de l'intérêt des groupes sociaux
les uns pour les autres et de leurs opérations de déplacement. « Cela
prend du temps » si les intérêts ne coïncident pas où ne peuvent se
traduire sous un malentendu commun. Le temps passe vite quand les
forces tirent dans la même direction, on l'a vu pour l'hygiène, et
passe lentement ou pas du tout quand elles s'opposent. Les médecins
nous fournissent une parfaite illustration de cette négociation essen­
tielle sur le temps. Ils restent comme ils sont, c'est-à-dire que le
temps est pour eux suspendu, jusqu'au jour où le déplacement des
programmes pastoriens finit par placer une innovation dans la direction
même des intérêts des médecins en lutte pour leur survie, comme
elle fut placée auparavant dans la ligne de mire des hygiénistes.
La source du Concours Médical jette sur ce retournement une
lumière vraiment admirable. Mais il me faut revenir auparavant à la
Revue Scientifique afin de saisir comment les autres professions et
mouvements sociaux de l'époque dessinent le rôle futur des médecins.
En effet, bien qu'un acteur soit toujours acteur de la société, certains
sont définis par d'autres comme passifs. C'est le cas des médecins
jusqu'en 1 894. Tous les groupes qui s'expriment dans la Revue
définissent les médecins comme un groupe passif à réformer de fond
en comble et dont on définit avec précision ce qu 'il devra dorénavant
faire.

5 . Un acteur fait de l'autre un patient

Bien sûr, tout le monde respecte verbalement les médecins. Pasteur


dit toujours « si j 'avais l'honneur d'être médecin », je ferais ceci ou
cela. Pourtant, à travers les pages de la Revue Scientifique, le
mépris est total pour tout ce savoir « d'un autre âge » (qu'on a rendu
d'un autre âge en le faisant passer). Ce mépris vient de ce qu'on voit
dans le médecin un enfant qui se bat dans l'obscurité contre des êtres
minuscules qui le manipulent en douce. Celui qu'un microbe manipule
à son insu, on peut le manipuler à son tour sans trop de scrupules
pour le remettre dans le droit chemin. La Revue ne parle presque
jamais des médecins comme d'un groupe actif -d'ailleurs les médecins
n'y disent jamais « nous », contrairement aux chirurgiens- mais
toujours comme d'un groupe qui subit. Par dizaine d'articles on
indique à la médecine la voie qu'elle doit suivre, mais aucune des

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opérations qu'on lui indique, je dis bien aucune, n'est à la portée du
petit médecin privé. On indique donc aux praticiens la voie que doit
suivre leur art pour se transformer, mais cet art est une science que
seuls connaissent les savants de laboratoire.

« Mais autrefois, écrit naïvement un chroniqueur, comme on ignorait


les causes des maladies, il n y avait que des malades et des intérêts de
malades en jeu. Aujourd'hui qu 'on connaît les causes extérieures des
maladies qui sont à poursuivre et à détruire dans le milieu ambiant tout
entier, cosmique et socia� /'autorité et /'influence du médecin ont
naturellement profité de tout /'agrandissement de son champ d'action. »
(1889, 18. 5. 0 0, p. 630.)

Ce « naturellement » ne vaut que pour l'hygiéniste, car le médecin


curatif ne peut étendre son champ d'action qu'en niant complètement
ce qu'il a fait jusqu'alors. L'hygiéniste avec le milieu-contagion peut
continuer à faire ce qu'il faisait, tout en se pasteurisant. Le chirurgien
peut enfin faire de . la chirurgie en acceptant les premisses et les
prémices du pastorisme. Mais le médecin, pour se pasteuriser, doit
abandonner son malade. S'il quitte le malade, que fera-t-il ? Il ne sert
à rien de parler à un médecin de son intérêt « bien compris » ou de
ses intérêts « à long terme ». Aucun acteur ne peut changer. On ne
peut que se déplacer légèrement.
Il faut bien comprendre que la Revue Scientifique ne se lasse pas
de déclarer la fin de la médecine curative. Quand on est médecin,
cela n'a rien d'agréable. Toute l'OPA pastorienne sur la médecine a
pour but de redéfinir la pathologie par laquelle on va désormais
prévenir au lieu de guérir.

« M. Pasteur écrit Jousset de Bellesme, a fait faire à lui seul plus de


progrès à la médecine que 1O. 000 praticiens plus compétents que lui en
science médicale. » (1882, 22. 4.)

La raison en est simple et enthousiasme tous les auteurs de la Revue


fatigués par la médecine : l'hygiène de Pasteur « permet de prévenir
les causes morbides, d'éloigner les maladies, pour ne pas avoir à les
guérir » ( 1 882, 4.2., p. 1 44). Cette croyance, qui disparaîtra peu à peu
avant la fin du siècle, coupe l'herbe sous le pied des médecins. « Il
est plus facile d'empêcher cent personnes de tomber malades que d'en
guérir une quand elle l'est devenue » écrit Rochard ( 1 887, 24.9.,
p.388° 0 ) . Comment rendre coopératif un groupe social, les médecins,

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tout en les avertissant qu'ils n'auront bientôt plus de malades à
soigner ?
Ce ne serait rien encore d'être méprisé, rien non plus de redéfinir
la maladie en enlevant le malade, rien enfin d'annoncer la disparition
rapide d'un art auquel le médecin a consacré sa vie. « Ils » veulent
en plus lui faire jouer un rôle absolument contraire à ce qu'il a appris
et contraire à ses intérêts les plus anciennement définis. « Ils » veulent
lui faire déclarer les maladies contagieuses. Je connais peu d'aussi
beau cas, en sociologie, de la redéfinition par un groupe social, du
rôle d'un autre groupe.
Le médecin était jusqu'ici le confident de son patient et tenu au
secret médical que toutes les règles du droit, de la bienséance et de la
déontologie confirmaient. Or les autres protagonistes vont retourner
comme un gant toutes ces règles et exiger du médecin qu'il dénonce
les contagieux. Rien ne montre mieux ce que c'est qu'être agi par
d'autres. La raison de ce retournement est essentielle. Les pastoriens,
je l'ai montré, ajoutent à la société un nouvel acteur qui compromet
(qui compromettait) la liberté de tous les autres en décalant leurs
intérêts. On doit donc, demandent les hygiénistes, inter-dire aux
microbes de se propager en inter-rompant la chaîne de contagion. Le
seul moyen d'y arriver est d'isoler le malade avant qu'il ne contamine
ses proches et ses voisins. Mais le seul moyen de l'isoler rapidement,
c'est de le désigner aussitôt à l'action des services d'hygiène. Seul le
médecin peut le faire en déclarant aux autorités que son patient est
malade. Mais le secret médical ? Ce serait un crime que de garder
secrète la source d'une contagion. Mais le rôle du médecin ? Renversé.
Il n'est plus le confident du patient, mais l'agent délégué de la santé
publique auprès du patient. Mais la liberté individuelle ? La présence
du microbe la redéfinit : nul n'a le droit de contaminer autrui. Pour
sauver sa liberté, il faut que le contagieux soit déclaré par le médecin,
isolé, désinfecté, bref, mis hors d'état de nuire comme on le fait avec
les forçats. La maladie n 'est plus un malheur privé, c'est une atteinte à
l'ordre public. Au beau milieu de la scène qui se jouait jusqu'ici à
deux entre le médecin et son malade font irruption comme dans la
comptine : et le microbe, et le montreur de microbe, et l'hygiéniste,
et le maire, et le service de désinfection, et les inspecteurs, tous à la
chasse aux microbes. En redéfinissant ce qui compose la société,
les pastoriens contribuent à ce déplacement général des pouvoirs,
déplacement qui, comme dans un tremblement de terre, subvertit
totalement le rôle d'un acteur parmi d'autres, le médecin.

1 37
Le lecteur ne sera pas surpris d'apprendre que ce renversement,
qu i est pris comme une évidence dans la Revue Scientifique où les
médecins sont agis par d'autres, fait hurler les auteurs du Concours
Médical.

« Vous connaîtrez alors, avertit un médecin du Concours, si vous

déclarez une maladie, les escouades de désinfecteurs ; on phéniquera vos


chambres, vos meubles, vous-mêmes et on isolera votre malade ; tout le
quartier sera en grand émoi, et on vous traitera vous et les autres en
pestiféré ; les amis vous fuiront, vous resterez seuls avec votre chlora�
votre acide phéniqué et votre malade qui n 'en ira pas mieux. » (C.M.,
1894, 28. 4.)

Le Concours est intarissable jusqu'en 1 894 sur les dangers de la


déclaration que les autres considèrent comme une chance pour les
médecins. Ceux-ci travaillent le long de réseaux aussi courts que
possible, devenir l'inspecteur d'un long réseau dont le centre est à
Paris ne leur paraît pas d'abord la source d'un nouveau pouvoir,
mais d'une nouvelle impuissance. On ne croit que ce qui peut vous
apporter quelque chose. Dans le réseau court qui lie le malade
individuel et le médecin, seule la confiance du malade peut payer de
retour. Si on la perd on perd tout.
C'est bien plus tard qu'un médecin comme Valentino pourra écrire :

« Le secret médical aboli, le médecin n 'en demeurerait pas moins préposé

par la société à la santé et à /'hygiène publique (. . .) il acquerrerait la


facuité de négliger les desiderata égoïstes de sa clientèle, il deviendrait
véritablement ce qu 'il devrait être : le serviteur de la société. » (C.M.,
1904, 1 7. 9.)

Entre ces deux citations, il y a eu un retournement des médecins. De


patients ils sont devenus agents. Ils sont passés à l'action. La confiance
du malade le long d'un réseau court a fini par devenir moins payante
que la confiance des pouvoirs publics leur permettant en retour d'agir
sur les patients.
Pour comprendre ce démarrage, il faut bien comprendre que ceux
qui redéfinissaient le rôle du médecin ont besoin de celui-ci. Ils lui
dictent ses nouveaux devoirs, ils débattent sans lui des études qu'il
doit suivre, ils lui expliquent dans le détail les gestes qu'il doit
accomplir pour diagnostiquer la diphtérie ; mais en insistant ainsi sur
le médecin réformé, ils montrent qu'ils ont besoin, non pas d'un

1 38
serviteur passif, mais d'un acteur coopératif. Bien que leur discours
soit celui de l'idéalisme absolu et qu'ils parlent toujours de « progrès »
et de « diffusion », les hygiénistes savent bien en pratique qu'il faut
s'allier des groupes actifs pour qu'un geste ou un procédé se diffuse
dans les moindres interstices de la société française. Les médecins
ont beau être méprisés et traités d'obscurantistes ou d'incompétents,
sur qui d'autre s'appuyer pour répandre l'hygiène ? On aurait pu,
comme en Angleterre, créer un nouveau groupe professionnel qui
aurait servi, à côté des médecins, d'agents de la santé publique
(Frazer : 1 9 50 ; Watkins : 1 98 1 ). Mais on a choisi en France d'utiliser
les médecins, les seuls qu'on avait pour ainsi dire sous la main, pour
leur faire faire ce que l'Hygiène, nouveau destinateur, exigeait d'eux.
Pour peu qu'on les réforme, qu'on les rééduque et qu'on leur offre
quelques satisfactions, les médecins pourraient faire, selon les auteurs
de la Revue, des agents à peu près présentables qui appliqueraient
les nouvelles régies scientifiques et juridiques. Pour qu'ils soient « à
la hauteur », Brochard prétend qu'il faudra leur apprendre les sciences
nouvelles : « ce n 'est pas trop demander à des hommes dont l'éducation
professionnelle est terminée à 25 ans. » ( 1 887, 24.9., p. 390° 0 .) Brochard
est le premier dans la Revue à se rabattre, faute de mieux semble-t-il,
sur les médecins pour servir la Santé Publique, une fois que l'illusion
d'une disparition définitive des maladies commence à s'estomper. Il
définit, mais avec défiance, un contrat à passer avec les médecins
réformés :

« il y a, dans l'armée médicale, des aptitudes et des rôles divers et, lorsque

la confiance du pays fait chaque jour la place de plus en plus large aux
médecins dans les assemblées délibérantes, il est en droit d'en exiger des
connaissances plus étendues. »(id.)

Et il ajoute :

« il sera indispensable de leur donner des instructions précises et de veiller


à ce qu 'ils ne s'en écartent pas. » (id.p. 391.)

Les médecins ne savent peut-être pas ce qu'ils veulent, mais d'autres


ont l'air de le savoir à leur place et dans le détail ! S'ils ne comprennent
pas leur intérêt, d'autres le comprennent à demi-mot. On ne leur fait
pas confiance, mais on a besoin d'eux. Richet, même en 1 894, écrit :

1 39
« le diagnostic précoce et certain de la diphtérie ne peut être établi que

par l'emploi de méthodes bactériologiques. On doit insister auprès des


médecins pour qu 'ils aient recours à ces procédés. » (1894, 30. 9., éditorial.)

Pauvre médecin ! Redessiné par d'autres, désapproprié de ses défini­


tions de la maladie, retourné comme un gant dans sa déont olo gie,
devenu le représentant d'une force nouvelle qui nie d'abord son rôle,
voilà que les savants lui disent maintenant jusqu'aux gestes qu'il doit
faire à l'intérieur de son cabinet et les méthodes qu'il doit employer.
Comble de défiance, on en appelle au peuple pour qu'il presse les
médecins de se conformer aux gestes dictés de l'intérieur de l'Institut
Pasteur. J'avais tort de dire que seuls les microbes souffraient dans
cette période. Les médecins aussi.
Pourtant, Richet aurait pu se dispenser de cette ultime marque de
défiance, car c'est justement cette année-là que les médecins vont se
saisir du rôle qu'on leur imposait, le retraduire, l'amplifier et
finalement vaincre leurs vainqueurs.

6. Où le patient devient acteur

Les médecins du Concours Médical sentent bien cette redéfinition


de leur rôle qui leur tombe dessus et veut les façonner en leur
proposant un contrat qui, de leur point de vue, leur fait perdre tout
ce qu'ils ont. En parlant ironiquement des réformes prévues par un
préfet, un chroniqueur écrit :

« ce personnage estime qu 'il y a, pour toutes les organisations qu 'il propose


d'instituer, des collaborateurs tout désignés, tout trouvés, répartis dans
une heureuse proportion sur tout le territoire de la France. » (C.M., 1887,
30. 7.)

Et c'est bien cela en effet que les autres se proposent de faire. On


voit ainsi du côté des acteurs déplacés ce que disait la Revue
Scientifique du côté des acteurs déplaçants. Les autres veulent faire
des médecins les agents de l'Hygiène, faute de pouvoir être eux-mêmes
en nombre assez grand pour être partout. Le Concours les voit bien
venir :

140
« les médecins, écrit un journaliste, dont on a la prétention de faire

l'agent servile et non rétribué des lois de protection sociale que votent
sans bourse délier les élus du pays. » (C. M., 1 900, 3. 3.)

Pour construire leur assainissement, les hygiénistes ont autant besoin


des pastoriens en amont que des médecins en aval. S'ils ratent cette
double association, ils n'arriveront jamais au bout de leurs projets.
Rien ne témoigne mieux de ce sentiment d'être agi que cette fable
écrite par un médecin : Il y a d'un côté les hommes malades et
souffrants et de l'autre les dieux, c'est à dire les grands patrons
parisiens à la fois hygiénistes, homme politiques, et pastoriens :

« au milieu, écrit-i� sont des malheureux qui n 'ont ni trêve, ni repos ;


chargés de veiller sur les humains et d'avertir les dieux, ils n 'ont pour
cette tâche d'autre récompense que d'éviter les punitions divines ; ils se
trouvent en butte à la colère des dieux qui les accusent de trop de lenteur
et à la haine des humains qui les rendent responsables de leurs ennuis. »
(C.M., 1894, 20. 1.)

Un groupe agi peut, soit « faire le mort » et résister par inertie, soit,
si d'autres ont besoin de lui, remonter dans le désir des autres groupes
sociaux et passer à l'offensive en proposant lui-même un marché.
L'idée d'un marché passé avec l'Etat, c'est-à-dire Paris, se fait j our
de plus en plus fréquemment dans le Concours. Toutes les choses
nouvelles disent les médecins, que l'Etat demande de nous et que
nous refusons en bougonnant, nous pourrions peut-être accepter de
les faire, mais en échange d'une rétribution et surtout en échange
d'une défense renforcée de la corporation médicale.

« L 'esprit public paraît peu disposé à tenir suffisamment compte aux


médecins des services que chacun s 'empresse cependant de leur demander
avec plus d'insistance que ja m a is. » (C.M., 1887, 8. 10.)

Le marché qui se dessine est le suivant : nous servons l'Etat, mais


qu'il nous débarrasse alors de nos ennemis héréditaires. En lecteur
du Parasite, il faudrait dire : nous aidons l'Etat à déparasiter la
France, mais qu'il chasse ceux qui nous sucent le sang : les
pharmaciens, les charlatans, les bonnes soeurs, etc. « La science » en
tant que telle, cela ne leur fait ni chaud ni froid. Rien ne rentre
jamais du dehors ( 1 .4.3.), il faut toujours que le groupe le réengendre
à partir de ses intérêts et volontés, c'est-à-dire le traduise. Les

141
médecins ne choisiront dans le pastorisme que les morceaux qui leur
permettent de renforcer ce nouveau marché :

« n 'est-il pas déplorable et révoltant, s'écrie un médecin au banquet


annuel, d'assister après les merveilleuses conquêtes de la science médicale
et chirurgicale, d'assister, dis-je, au développement véritablement effrayant
de /'exercice illégal du charlatanisme sous toutes ses formes. » (C.M.,
1888, 24. 11.)

Ce médecin n'est prêt à admirer la science que pour écraser les


charlatans. Qu'on ne s'indigne pas de cette étroitesse, car les
hygiénistes ont fait de même. Seulement, la direction de leurs
mouvements n'était en rien contraire à celle des pastoriens. Elle nous
paraît plus « éclairée ,. et plus « mûre ,. parce qu'elle allait au secours
des vainqueurs, de ceux qui se sont faits désigner comme vainqueurs.
Même si l'idée d'un marché se fait jour, qui permettrait de dévier
cenaines forces hostiles aux médecins en se servant d'elles pour
évincer d'autres ennemis, jamais les médecins ne se seraient servis du
pastorisme si, par un mouvement imprévu, celui-ci n'était passé à
leur portée de sone qu'en poussant le pastorisme ils avançaient aussi
leurs propres affaires. La source du Concours Médical nous permet
de dater, semaine après semaine, le mouvement par lequel un groupe,
jusque-là agi, passe à l'action. La dérive ou le déplacement pastorien
passant des vaccins aux sérums via l'immunologie, offre aux médecins
à panir de 1 894 un moyen de continuer leur métier traditionnel
d'hommes qui soignent, mais avec une efficacité renforcée par le
pastorisme. Ils y gagnent, au prix d'un petit équipement de laboratoire,
les moyens d'assurer le diagnostic et de traiter la diphtérie. Les
pastoriens offrent alors aux médecins l'équivalent de la variation de
virulence que les hygiénistes avaient aussitôt traduit en « milieu­
contagion » . Dès qu'ils peuvent continuer de faire ce qu'ils faisaient,
les mêmes médecins qu'on disait étroits et incompétents se mettent
aussitôt en mouvement, preuve exemplaire de la fausseté du modèle
diffusionniste.
Deux phrases résument la situation. J'ai déjà cité celle de Richet :
« on doit insister auprès des médecins pour qu'ils aient recours à ces

procédés de sérothérapie ,. (1 894, 30.9., p.4 1 2). C'est la position des


groupes devenus dominants, de ceux qui ont l'initiative depuis vingt
ans et qui veulent pousser les médecins à se réformer. Dans le
Concours, il est écrit une semaine avant :

1 42
« aussi ne nous enthousiasmons pas trop vite de peur de faire subir à la
découverte de M. Roux le sort de celle de M. Koch sur la tuberculine et
examinons posément les faits ; surtout, convertissons nos clients à notre
scepticisme et ne nous laissons pas influencer trop tôt par les idées qu 'ils
auraient adoptées sans contrôle d'après leur journal politique. » (C.M.,
15. 9., 1894, p. 194.)

Deux définitions du rôle des médecins, de la science et du public se


trouvent ici en conflit selon qu'on est à la Revue ou au Concours.
L'enjeu est simple. Si le public réclame à cor et à cri le sérum venu
de l'Institut Pasteur qui peut sauver ses enfants, que faut-il faire ? Se
réformer enfin et céder à la pression, écrit la Revue ; rester
sceptiques et résister à la pression, écrit le Concours. C'est le
point de rupture de deux immenses forces qui entrent en collision.
Les médecins doivent céder et devenir enfin les agents modernes dont
nous avons besoin ; les médecins doivent résister et continuer à tenir
le public à l'écart de ces engouements peu scientifiques. Les médecins
ne vont ni céder ni résister, ils vont infléchir leur course.
En octobre 1 894, la grande affaire du Concours n'est pas la
diphtérie, mais la condamnation aux Assises d'un médecin, le Dr
Lafitte. On parle pourtant du sérum de Roux, mais c'est toujours
pour donner des leçons de prudence scientifique :

« la découverte de M.Roux continue à soulever un mouvement unanime


d'enthousiasme. Nous sommes heureux de le constater et de nous y
associer. Toutefois nous ne pouvons nous défendre d'un certain sentiment
d'appréhension en présence de 'l'emballement universel' » (C.M., 1894,
27. 10., p. 510.)

Et il ajoute :

« Il faut montrer au monde que les écervelés français savent, en sciences,


se montrer plus pondérés que les lourds Allemands eux-mêmes ! » (id.)

Cette phrase est écrite pendant la souscription du Figaro, au moment


même où s'organise à Paris ce service diphtérique que Richet veut
justement forcer les médecins à utiliser !
Qui peut encore parler de preuves « éclatantes » et « indiscutables » ?
Cette prudence en face de cet emballement fait un contraste vraiment
magnifique avec les phrases des hygiénistes que j 'ai citées par
lesquelles ils prolongeaient Pasteur avant même que celui-ci ouvre la
bouche. Mais leur méfiance se comprend. N'oublions pas que la

143
crédulité, la confiance, le scepticisme, l'indifférence, l'opposition ne
désignent pas des attitudes mentales ou des vertus, mais l'angle des
déplacements. Le même journaliste l'explique parfaitement. Pour
diagnostiquer la diphtérie à coup « sûr » et pour la traiter efficacement,
il faut passer deux fois par /'Institut Pasteur et cela physiquement.
Rien d'étonnant puisque il n'y a, comme je l'ai démontré, que dans
le laboratoire qu'est renversée la puissance des microbes. Pour déplacer
le bacille, il faut se déplacer deux fois vers le laboratoire de l'Institut,
c'est-à-dire renier par deux fois le travail local du praticien. « Ce
système, ajoute le médecin, est absolument impossible. » Les médecins
ne peuvent traduire le sérum diphtérique que si celui-ci se déplace
jusqu'à eux et les arme mieux pour faire, par ce nouveau moyen, ce
qu'ils faisaient avant. S'il faut une fois de plus, se déplacer sur Paris
et renforcer l'Institut Pasteur, ils ne bougent pas. Quoi de plus
normal ? Ce n'est pas de la lenteur, c'est de la négociation.
En janvier 1 895, ils résistent plus mollement. Ils ne se plaignent
plus de la hâte et de l'emballement universel, mais de la mauvaise
organisation du service du sérum. Pourquoi ? Mais parce que cette
organisation a justement pour but de déplacer enfin le sérum à portée
de main des cabinets médicaux. L'ampleur de ce déplacement est en
rapport direct avec la baisse de leur méfiance. Dans la négociation
engagée, toute diffusion du sérum vers les cabinets renforce enfin la
position du praticien classique capable de diagnostiquer et de soigner
une maladie. Le parcours pasteurien ne vient plus interrompre ou
ridiculiser leur travail, mais, s'étant lui-même infléchi, il vient
conforter celui des médecins. Le prix à payer est assez faible : il suffit
de transformer en certains points le cabinet du médecin en une annexe
des laboratoires de l'Institut Pasteur. Ce déplacement continu du
point d'application des forces en lutte va dériver de telle sorte que
les médecins vont se retrouver alignés sur les pastoriens, lesquels ont
eux-mêmes déviés leurs recherches des vaccins aux sérums. Si nous
ne pouvions recomposer ces deux dérives nous aurions tendance à
parler d'une incompréhensible « révolution » au moment où elles se
croisent.

7 .Préparons l'évolution par crainte d'une révolution

Ce moment de rupture se produit sous nos yeux, dans le Concours


Médical, le 23.3. 1 895. Jeanne, futur rédacteur en chef du journal
propose à ses collègues un virage à 1 80 degrés. De la défensive il

1 44
veut passer à l'offensive. J'en ai assez dit pour citer l'ensemble de ce
texte étonnant intitulé : « La bactériologie et la profession médicale ».

« Il n 'est peut-être pas trop tôt pour jeter d'avance un coup d'oeil sur
/'avenir que réserve au corps médical la révolution scientifique provoquée
par les bienfaisantes découvertes de /'illustre Pasteur et son école.
Quel chemin parcouru depuis le duel retentissant de ces deux orateurs
écoutés de /'Académie, Pasteur et Peter ! Et cependant, il semble que
c'était hier seulement. L 'ardeur et l'habileté du champion de nos vieilles
méthodes cliniques se dépensèrent en pure perte. Car l'adversaire qui
s 'avançait n 'était pas un théoricien, un de ces rêveurs qui créent une
mode, un engouement passager ; c'était le savant, c'était la méthode
expérimentale, c'était Je progrès.
Aussi son armée tient-elle aujourd'hui toutes les clefs de la place.
La chirurgie et l'hygiène sont conquises : la médecine d'autrefois n 'est
plus elle-même en mesure de disputer le terrain. Le diagnostic, cet élément
primordial de notre art, ne saura bientôt plus se passer du microscope, de
l'analyse bactériologique ou chimique, des cultures, des inoculations, en
un mot de tout ce qui peut fournir à nos appréciations cliniques des
données absolument exactes.
Mais que deviendront alors le flair médica� le je ne sais quoi que
nous croyons pouvoir mettre en avant, et l'expérience, cette garantie que
Je public exigeait de nos cheveux blancs ? Leur valeur sera discutable, et
elle sera de plus en plus discutée.
Aussi envisageons-nous avec inquiétude l'avenir des médecins de
campagne, sortis de /'Ecole même depuis dix ans.
Quand va se répandre dans nos provinces cette nuée de praticiens qui
encombrent les Facultés, et, de ce seul fait déjà, nous faire trembler
devant une concurrence effrénée ; quand la lutte pour /'existence va
s 'engager, entre nous et ces jeunes gens armés d'un savoir différent du
nôtre, de l'ardeur et de la confiance que donne le sentiment d'une valeur
réelle, ne sommes-nous pas menacés à bref délai d'une écrasante et
irrémédiable défaite ? Le public sera-t-il pour nous ?
Confrères, pardonnez-nous ce cri d'alarme !
Du haut de nos situations acquises, ne rions plus des bacilles et des
bouillons. Ceux qui les cultivent méritent déjà notre respect, pour les
services rendus à /'humanité : à nous les anciens du corps médica� ils
doivent inspirer de plus une terreur salutaire et d'utiles déterminations.
Ilfaut marcher avec son temps. Le siècle prochain verra /'épanouissement
de la nouvelle médecine : consacrons à l'étudier ce qui nous reste de
celui-ci.

1 45
Retournons à l'école, et préparons /'évolution par crainte d'une
révolution.
Et s 'il est impossible à beaucoup d'entre nous de quitter la glèbe où
nous sommes attachés pour fréquenter les cours et les laboratoires de nos
jeunes maîtres, cherchons leur enseignement là où il se trouve, c'est-à dire
dans les journaux de médecine. De nos jours les traités et dictionnaires
sont vieux à leur apparition. Le journal seul peut suivre la marche
rapide du progrès et de l'évolution scientifique. Lisons beaucoup.
Nous nous mettrons ainsi en possession de la théorie des idées nouvelles.
Puis dépouillant toute suffisance mal placée, guidés seulement par la
bonne foi et l'amour de la vérité, nous demanderons à nos jeunes
concurrents, au lit du malade ou à l'a parte de la consultation, de nous
faire profiter de leurs récentes études ; en même temps que nous leur
dirons, par compensation, ce qu 'enseigne /'expérience, dans le savoir ou le
savoir-/aire de la profession médicale.
Service pour service. De la sorte s 'établira et se resserrera le lien de la
solidarité professionnelle, qui fera ainsi part à tous des précieuses victoires
de la science. » (C.M., 23.3., 1895 ° 0.)

Ce docteur Jeanne est comme le prince Salina du Guépard face à


la révolution. S'il passe à l'offensive, c'est bien pour que tout reste
pareil et pour barrer la route à la fois aux confrères et aux ennemis
de la médecine. Est-ce la peine d'ajouter que c'est Jeanne et non moi
qui insiste sur les rapports de force, qui multiplie les références
militaires et qui ne parle de contrat et de coopération que pour se
sortir d'une situation désespérée ? En passant à l'action, ceux qui
pâtissaient jusqu'ici, devront trahir bien évidemment ce qu'on attendait
d'eux. Ils vont déplacer la fonction qu'on leur avait attribuée et dont
ils se saisissent maintenant avec avidité. Ils acceptent maintenant le
rôle qu'on leur offrait et qu'ils refusaient en bougonnant :

« la vie sociale à notre époque tend au contraire à utiliser de plus en plus


les connaissances médicales. Administration, tribunaux, autorité de toutes
sortes se couvrent sans cesse de notre compétence technique. Ce témoignage
d'estime adressé à notre savoir et à notre courage professionnel n 'ont rien
qui doit nous déplaire. Sachons donc les accepter avec une par/aite bonne
grâce. Seulement ne perdons jamais /'occasion de rappeler que toute peine
mérite salaire. » (C.M., 1895, 30.3., p. 1 44.)

Ils cessent de freiner des quatre fers, mais c'est pour demander des
sous que les autres n'étaient pas vraiment prêts à leur donner.

146
D éplacés, ils acceptent de bouger eux-mêmes, mais c'est en échange
d'autre chose et pour aller ailleurs vers un nouveau travail mieux
rémunéré. Ou bien les groupes ne sont pas intéressés et rien ne les
fait bouger ; ou bien ils sont intéressés, mais c'est pour traduire
aussitôt différemment ce qu'ils comprennent.
Rien n'indique mieux le retournement complet d'attitude que la
position du Conco urs face à la science pastorienne :

« jusqu 'à ces dernières années, le Concours Médical s 'est abstenu


volontairement de parler des microbes, des bâtonnets, des virgules et des
coques (strepto, staphylo, mico, etc.) ainsi que des études bactériologiques
pures, sachant que les praticiens, ses lecteurs habituels, ne goûteraient
guère cette cuisine trop spéculative et trop hypothétique. » (C.M., 13. 54,
1895.)

C'est donc bien volontairement qu'ils maintenaient la distance entre


eux et les pastoriens. Ce qu'on ne peut traduire, à quoi sert-il de
l'apprendre ? Ce qui n'offre rien en échange, à quoi sert-il de le
croire ? Ce qui favorise l'extension de vos ennemis, à quoi sert-il de
le créditer ? Tout change, en 1 895, lorsqu'il devient possible de voir
la diphtérie comme un moyen de sauver la médecine traditionnelle :

« Mais aujourd'hui, comme l'a rappelé le Dr Jeanne, la bactériologie est


sortie du laboratoire, elle est entrée dans la clinique, elle atteint même la
thérapeutique. » (id.)

Ce n'est pas moi qui parle de déplacement. C'est l'auteur qui mesure
le mouvement du laboratoire pastorien placé enfin en un endroit où
il sert le médecin.

« Dès ses débuts, elle a affirmé sa supériorité ; déjà toute la France


possède un sérum très puissant contre la diphtérie. » (id.)

et il ajoute ce coup de grâce :

« tout praticien se trouve dans la nécessité absolue de connaître ce


traitement et de savoir /'appliquer. Il n 'est que temps pour chacun de se
mettre au courant de ce progrès immense. » (id.)

Où est la prudence du mois de septembre ? Où est la nécessité de se


montrer « plus pondéré que les lourds Allemands eux-mêmes » ? Les

1 47
déplacements de la diphtérie ont fait changer de sens la « nécessité
absolue » . Ce sont les mêmes médecins, pourtant.
En avril ils vont plus loin encore. Le Concours exige comme un
droit pour le médecin d'être recyclé en bactériologie :

« de même que les lois nouvelles font de tous les médecins des agents

attitrés du service d'hygiène publique, il doit être fourni à ces agents le


moyen d'apprendre et de jouer leurs rôles ». (C.M., 1895, 4. 5.)

Ô le beau nom d'« agent ,.. Patients, ils se moquaient des petites
bêtes ; agents ils veulent tout savoir sur elles. Le contrat a changé de
sens. Le pays était en droit d'exiger des médecins qu'ils apprennent
les sciences nouvelles, mais maintenant c'est un droit qu'ils exigent
en échange de ce que le pays leur demande.

8. Vaincre ses vainqueurs et traduire ses traducteurs

En septembre 1 895, juste un an après le fameux éditorial sceptique,


on peut lire dans le Concours :

« le médecin qui se priverait du contrôle microbien en matière d'exsudat


(c'est-à-dire l'inspection des gorges des malades) serait aussi léger,
indifférent et coupable que le médecin qui, en matière d'affection
pulmonaire, se passerait du contrôle de /'auscultation. » (C.M., 1895,
3.8., p. 383.)

Dira-t-on après de telles preuves que « le temps passe » ou qu'il y


a un temps qui sert de cadre de référence à l'histoire ? Nous sommes
quinze ans après Pouilly le Fort et c'est seulement maintenant que
les médecins s'aperçoivent que la bactériologie pastorienne est sortie
du laboratoire ; ils sont donc d'une lenteur désespérante. Mais d'un
autre côté, en un an, les mêmes médecins « étroits et bornés » ont
fait basculer la culpabilité : il serait maintenant criminel de ne pas
faire ce qu'il était dangereux de faire l'an dernier : ils vont donc à
une vitesse proprement stupéfiante. Mais ils ne vont ni lentement ni
vite puisqu'ils transforment, en 1 895, la vaccination antidiphtérique
en quelque chose d'aussi vénérable, d'aussi classique, d'aussi évident
que l'auscultation inventée soixante dix ans auparavant ! Le temps
est négocié, c'est l'évidence même, évidence trop oubliée des historiens

1 48
qui expliquent les mouvements sociaux par l'une des conséquences
finales et lointaines de ces mouvements : leur cadre temporel.
D ' aille urs, du jour même où ils p asse nt à l ' action, parce que leurs
intérêts se sont enfin placés dans l'alignement du pastorisme lui-même
déplacé, ils modifient aussitôt la chronologie pour faire de Pasteur un
élément parmi d'autres de la vieille médecine enfin triomphante. Le
réaménagement du dispositif secondaire n'est nulle part plus net que
dans ce texte de Bouchard dans la Revue Scientifiqu e . C'est le
premier texte dans la Revue où les médecins parlent maintenant
comme les chirurgiens, les hygiénistes et les médecins militaires. De
Pasteur, il écrit : « mais de quelque importance que soit une découverte
médicale, elle ne déborde pas de la médecine, elle peut y trouver sa place. »
( 1 89 5, 24.8., p .2 24 . ) Nous sommes loin de l'OPA de Pasteur sur la
vieille médecine. Qui s'est déplacé ? C'est Pasteur qui est compris
par la médecine alors qu'il prétendait le contraire, et Bouchard
continue :

« la part de la bactériologie est singulièrement réduite et que, pour cette


raison, nous restons dans la vieille doctrine médicale dont plusieurs ont
cru que nous nous détournions. »(id.)

Et il ajoute à propos du sérodiagnostic une interprétation qui est


l'équivalent exact de ce que les hygiénistes disaient vingt ans
auparavant du milieu-contagion (II,4) :

« cette sérothérapie exaltant les fonctions par lesquelles nous nous défendons
naturellement contre /'invasion microbienne rentre elle aussi dans la
thérapeutique naturiste. » (id.)

et de conclure par cette phrase qui signe non pas le ralliement des
médecins au pastorisme mais l'absorption finale des pastoriens par
les médecins enfin confortés :

« Ne pensez-vous pas que ces grands progrès thérapeutiques, loin d'ébranler


le vieil édifice, ne font le plus souvent que solliciter l'effort de la vieille
nature médicatrice ? » (id.)

Comme le disait Héricourt, dix ans auparavant : « Le vieil adage


Morborum Causa Externa Morbus Corporis Reactio est donc toujours
vrai » ( 1 885 24. 1 1 ° 0).
Lorsqu'ils passent enfin à l'offensive, les médecins redéfinissent le
rôle et la fonction de ceux qui, jusqu'ici, prétendaient les définir.

149
L'acceptation des méthodes de laboratoire est renégociée selon les
termes de la vieille clinique :

« La radiographie, la bactériologie, les sérodiagnostics sont encore des


armes à détente trop douce pour le commun des mortels, je veux dire les
praticiens comme nous. Tout en rêvant de la précision qu 'elles nous
promettent n 'oublions pas qu 'elles ont par/ois de graves écarts et
soumettons-les sans faiblesse à la pure clinique. Et surtout n 'en faisons
pas des germes de guerre civile. » (C.M., 1900, 31.3, p. 145.)

Nous voyons combien l'OPA de Pasteur sur la médecine est une


illusion. Les alliés dont il a eu besoin pour s'étendre ne sont pas
tous aussi arrangeants que les hygiénistes qui ont eu besoin de lui
accorder l'efficace de leur propre conviction. Même en 1 905, c'est
avec une certaine supériorité qu'on lit dans le Concours Médical :

« Nos lecteurs n 'ignorent pas que nous avons toujours été de ceux qui
revendiquent hautement pour la clinique un droit formel de priorité sur
le laboratoire et la bactériologie et, certes, à notre époque si engouée de
procédés de laboratoire, nous ne sommes pas décidés à changer d'opinion.
Mais pour être au second plan, les procédés de diagnostic fournis par le
laboratoire ne doivent pas être dédaignés. » (C.M., 1905, 27. 5.)

Une génération après l'enthousiasme des hygiénistes, les médecins en


sont à ne pas dédaigner le laboratoire. Même la science bactériologique
se trouve complètement retraduite (Weisz : 1 979). En 1 900, le journal
syndical lance un grand coucours auprès de ses lecteurs pour proposer
des remèdes à l'encombrement, seule maladie vraiment mortelle du
point de vue des médecins. C'est le Dr Gouffin qui gagne le prix
( 1 900, 1 0. 1 1 .). Il y parle bien des sciences bactériologiques du grand
Pasteur, mais il y voit un remède à l'encombrement ! En allongeant la
durée des études, les sciences limitent le nombre de jeunes chers
collègues, et si l'on ajoute le grec et le latin, le résultat sera meilleur
encore. Ce n'est pas là une mesquinerie de feuille corporatiste. La
Revue Scientifique lance elle aussi en 1 906 un grand questionnaire
sur la Réforme des Etudes Médicales. Toulouse, le nouveau directeur
de la Revue commence cette enquête, parce que, écrit-il :

« Un mouvement considérable se dessine qui vise à /'abolition des


sciences dites accessoires (chimie, biologie, physique, parasitologie) dans
/'enseignement médica� qui s'orienterait vers la formation des praticiens
expérimentés, rompus aux pratiques de leur art. » (1905, 25. 11., p. 702.)

150
Une fois encore, le temps ne circule pas dans une seule direction.
Il y a autant de directions qu'il y a d'acteurs capables de rendre leurs
positions irréversibles. On peut faire passer la bactériologie aussi
rap idement que Pasteur a fait passer la médecine. L'un et l'autre
mouvement sont possibles à condition de se trouver des alliés. On
peut aller de la vaccination à l'absence de vaccination comme on peut
aller de la médecine scientifique à la médecine sans science.
Quand les médecins passent à l'offensive, ils prennent bien quelque
chose au pastorisme, mais ce ne sont pas les laboratoires, contrairement
aux hygiénistes, c'est le prestige attaché à Pasteur. La notion de
légitimité est rarement juste en sociologie, mais elle peut servir parfois
à désigner le rapport de groupes qui ne peuvent traduire leurs intérêts
pour étendre leur influence, mais ont néammoins besoin l'un de
l'autre. C'est une autre forme, plus simple, d'association. En 1 905,
dans un inventaire général des prix de tous les actes médicaux, que
le Concours publie pour harmoniser la compétition, il est possible
de mesurer assez bien la place de la science de Pasteur pour un
médecin de base. Dans l'article 3 de la 1 ° section, le prix de la visite
comprend un pansement aseptique simple. C'est du Pasteur d'il y a
trente ans. Dans l'article 7 de la section D, qui « correspond au prix
de cinq visites ou consultations >>, on trouve : « injection sous-cutanée de
sérums anti-microbiens et antitoxiques, y compris le traitement des
accidents locaux préventifs » . Après 50 années de travaux de laboratoire,
après 30 ans de déclarations fracassantes sur la disparition des maladies
infectieuses et la fondation de la nouvelle science médicale, on a
ajouté à la pratique médicale quelques lignes au milieu des pages et
des pages de ce qu'on faisait avant. La coupure épistémologique
radicale est une fine indentation dans la pratique du plus grand
nombre.
Mais cela n'est pas vrai du prestige obtenu grâce à ce retournement
stratégique. Les médecins, dont les hygiènistes avaient tant besoin
pour assurer la police médicale, se convertissent enfin à ce rôle et
finissent par occuper le terrain que les autres leur laissent faute
d'avoir créé un nouveau groupe professionnel (Freidson : 1 970).
Ceux qui disent des médecins qu'ils sont à la fois méprisables et
indispensables, voulaient qu'ils deviennent et savants et policiers. Les
médecins acceptent le rôle de policier, abandonnent celui de savant,
sauf pour allonger la durée des études et prendre les quelques procédés
qui « ne sont pas à dédaigner >>, et gardent le prestige des acteurs qui
ont besoin d'eux. D'autres ont tiré pour eux les marrons du
feu. Pendant le reste de notre période, de nombreux articles

151
d'autosatisfaction vont être publiés dans la Revue Scientifique. Rien
n'a vraiment changé dans le style et les techniques. Seule la confiance
en soi est devenue plus grande. Landouzy, le grand mélangeur, écrit
dans son style inimitable à propos du médecin :

« Moins absorbé par /'assistance à donner aux malades, le médecin se

consacrera désormais à une entreprise à peine commencée, celle d'augmenter


la vitalité de /'individu et de l'espèce (. . .) Puériculture, élevage, hominicu/­
ture ; hygiène familiale, hygiène scolaire, psychique et physique. N'est-ce
rien que d'enseigner, que de pratiquer tout cela ? » (1909, 7. 8. 0 0, p. 162.)

Ce n'est pas rien en effet ! La totalité cherchée par les hygiénistes, ce


sont les médecins qui vont en hériter, puisqu'il n'y aura pas de corps
spécialisés dans la médecine publique. Le ressort pastorien lui-même
va être imité par les médecins, qui vont en effet parler de tout, mais
sans y ajouter en tous points le laboratoire. En 1 9 1 4, Chauffart, dans
un article intitulé « La Guerre et la Santé de la Race », définit
l'extension de la médecine :

« Depuis 50 ans nos habitudes médicales ont singulièrement changé.


Autrefois, nous ne voyions guère, comme médecin, que /'individu à
soigner ; nous étions le médecin d'un malade, nous nous efforcions de le
soigner, de le guérir et nous pensions qu 'une fois qu 'il était guéri nous
avions accompli notre tâche. Puis, à mesure que /'orientation générale
des idées s 'est modifiée, nous avons vu que le médecin n 'avait pas sa
place seulement au chevet du malade, mais également dans la direction
d'une famille, dans les conseils de la Cité, de l'Etat, et qu 'en somme, de
même qu 'il y a des santés individuelles, il y a des santés de la nation et
des santés de la race, et le médecin doit tout autant se préoccuper àes
unes que des autres. » (1915, 16-23. 1., p. 18.)

Le médecin lui aussi s'est bien déplacé. Il va du malade à l'Etat. Il


occupe la place désignée par les autres et ne change ses habitudes
qu'au minimum. Etrange révolution vraiment, où les groupes supposés
révolutionnés ne se déplacent que quand ils sont sûrs de continuer la
même chose qu'auparavant, et qu'ils trahissent leurs traducteurs.
L'histoire révolutionnaire des sciences attend toujours son Tocqueville
et son François Furet ( 1 978).

1 52
9. La coercition, enfin.

De 1 87 1 à 1 9 1 9 on peut affirmer que tous les rapports possibles ont


été essayés par les auteurs pour définir !'Hygiène, la Science et la
Médecine. On peut parfois distinguer des articles qui revendiquent la
clarté et veulent être purement médicaux, purement scientifiques, ou
purement hygiénistes. Mais la plupart du temps c'est l'indistinction
qui permet de confondre les intérêts et de produire de nouveaux
mélanges. « Tous les problèmes d'hygiène sont des questions sociales. Or,
qui pourrait les résoudre sinon les sciences ? » s'exclame Richet ( 1 888,
24.3.). Toutes les tentatives faites pour classer ou distinguer ces
entités n'ont pas d'intérêt en elles-mêmes, mais seulement pour
indiquer le nombre de routes qui s'échangent en un point devenu
central : la question sociale (pauvreté, exploitation, alcoolisme, tubercu­
lose) ; la dénatalité et la faiblesse physique des Français (gymnastique,
armée, nourrices) ; les questions d'assainissement (égouts, eaux pures,
pollution) ; le lien des maladies et du grand commerce international
(quarantaine, surveillance) ; la chirurgie et la gestion des hôpitaux ;
la résistance des corps et l'immunologie ; les maladies infectieuses ;
les maladies parasitaires ou tropicales. Nous comprenons qu'il manque
un terme commun pour désigner toutes ces préoccupations. Nous
comprenons aussi que la fusion, qui permet aux pastoriens de passer
d'un ordre de préoccupation à l'autre, ne puisse durer une fois que
les acteurs, ainsi mélangés, ont déplacé leur position et abouti à leur
« but » -ou à ce qu'ils ont décidé d'appeler leur but.
L'hygiène par exemple, ce traducteur d'un mouvement social si
important, disparaît peu à peu de la Revue. Comme le microbe
lui-même (11, 1 3), c'est un acteur doté d'une unité et d'une personnalité
seulement pendant une courte période. On parle encore de l'hygiène
mais ce n'est plus ce destinateur au nom duquel il fallait agir. On
décrit maintenant des organisations : « organisation sanitaire de Paris » ;
« état actuel des méthodes d'épuration des eaux » . Les mots « con­
trôle », « règlements », « police » reviennent constamment. En 1 9 1 0,
un rapport de l'Académie de Médecine sur la fièvre typhoïde
veut « surveiller » le captage des sources, « contrôler » les appareils
d'épuration, « réglementer » l'épandage, « dépister » les maladies
contagieuses : « l'autorité préfectorale a le devoir de veiller à /'exécution
des dits règlements » ( 1 9 1 0, 9.4.). Nous sommes maintenant dans la
routine puisqu'il ne s'agit plus de créer ou d'étendre des réseaux en
prélevant ailleurs des éléments pour les entretenir. Le laboratoire, dit
l'Académie, est un « précieux secours », mais il n'est plus que le
Bertillon de la police hygiénique : « en contrôlant la salubrité des eaux,

1 53
en aidant les médecins à établir le diagnostic » (id.). « Il est désirable de
créer des stations bactériologiques dans les départements, (stations) sans
lesquelles ne peuvent s 'exercer efficacement la police sanitaire municipale
et départementale » (id.). Le laboratoire n'est plus le front de la lutte
où se fusionnait la société du temps ; il n'est plus que l'indicateur
d'une administration répandue partout qui a vaincu les microbes et
les pouvoirs publics et qui n'a plus qu'à être exécutée.
Au moment où l'hygiène disparait comme acteur, remplacée peu à
peu par la Médecine et les médecins, au moment où tous les grands
programmes d'assainissement sont finalement engagés, quand la loi
de 1 902 est votée, il n'y a plus de discussion. Nul ne cherche plus à
se ménager des alliés pour diffuser les préceptes de l'hygiène. Les
lois scientifiques vérifiées par les lois juridiques ne laissent plus de
place pour la discussion aux groupes encore à recruter. Ou plutôt, au
fur et à mesure que les alliés des hygiénistes deviennent nombreux et
haut placés, il y a de moins en moins de gants à prendre pour réduire
les autres. En 1 887, Rochard, que j 'ai déjà cité, voulait que l'hygiène
soit militante, mais il savait aussi qu'elle devait composer :

« Si l'hygiène veut avoir le dernier mot et faire respecter ses décisions,


elle fera bien d'y apporter une mesure et une prudence extrêmes. En se
montrant tyrannique, tracassière, intransigeante, elle aurait inévitablement
le dessous. Il faut qu 'elle soit une protection et non une entrave. Elle ne
doit gêner l'action des grands rouages économiques du pays que dans les
cas de nécessité absolue. » (1887, 24. 9 ° 0, p. 392.)

Quelques années plus tard, Armangauld, parlant de la tuberculose,


se sert à la fois d'un modèle de traduction et d'un modèle de diffusion.
Il se plaint que les idées concernant la contagion de la tuberculose ne
se déplacent pas, mais il se cherche en même temps des alliés assez
puissants pour contraindre la diffusion d'une pratique. On propose
de mettre des affiches demandant aux industriels de prendre soin de
leurs ouvriers tuberculeux :

« Croyez-vous qu 'il sera possible de vaincre les obstacles de tout genre

qu 'opposent à ces mesures les intérêts apparents ou réels des directeurs


d'usine ou d'atelier (. . .) sans une propagande publique qui émeuve
/'opinion et leur force la main ? » (1893, 14. 1. 0 0, p. 34.)

Cette illusion que dénonce Armangauld est partagée pourtant par


tous ceux qui croient que les trouvailles de M.Pasteur se sont

154
promenées dans la société par leur seules forces. Armangauld, en bon
propagandiste, sait bien combien de forces doivent accompagner une
idée pour que celle-ci soit capable de supporter le voyage.

« Une fois éclairés et convaincus, il faudra ensuite, pour que (les


industriels) se décident à agir, sauf de rares exceptions, qu 'ils y soient
contraints par les exigences des intéressés. » (id. p. 42.)

Il ne se fait pas d'illusion, notre Armangauld. Il veut monter les


ouvriers contre leur patrons, pour que ceux-ci soient vraiment
convaincus que le bacille de Koch est dangereux. C'est l'intérêt « bien
compris » des industriels, mais pour bien le comprendre cet intérêt,
il faut des preuves fortes.

« Si nous commençons à obtenir la pratique de la désinfection des chambres


d'hôtel (. . .), c'est grâce à la publicité déjà donnée par les journaux à la
contagiosité de la tuberculose, qui amène les nouveaux arrivants à réclamer
des garanties. » (id.)

Oh, le bon associologue ! Il sait qu'une preuve ne prouve rien par


elle-même et qu'il faut travailler au corps le corps social pour que la
presse presse les clients à pousser les hôteliers à pousser les services
de désinfection à pousser le bacille de Koch hors de nos sociétés. Il
monte les acteurs les uns contre les autres, sachant qu'on ne peut
rien leur demander qu'un léger déplacement et qu'il ne faut rien
attendre d'une simple « diffusion » de la vérité.
Tout change pourtant, quand on a convaincu tout ce beau monde.
Il n'y a plus à composer, il n'y a plus à recruter et à monter les
forces les unes contre les autres. On n'a plus devant soi que des
corps devenus inertes.

« La prophylaxie est entamée par l'ignorance, l'insouciance du public et


la résistance irraisonnée qu 'il oppose aux mesures d'hygiène. » (1910,
1 6. 4., p. 481, Ar/oing.)

Les voilà enfin les « inertes » et les « résistants » . Il n'y a plus de


ménagement à prendre. L'angle des intérêts n'est pas assez aigu pour
qu'on prenne la peine de les rendre complice. Le rôle de désinfecté
qu'on attend d'eux n'est pas assez compliqué pour qu'on ait besoin
de leur connivence active. Ceux qui ont mis 40 ans à se convaincre que
Pasteur était intéressant et qui ne se sont mis à le comprendre que du
jour où ils pouvaient continuer plus sûrement la même activité ne

155
comprennent la lenteur des autres acteurs à coopérer avec eux que
comme de l'inertie (4. 7 . 7 .). C'est fini, il n'y a plus d'analyse fine à
faire. Sur les pauvres s'abattent maintenant les hygiénistes, les
biologistes, les pouvoirs publics, les médecins, les chirurgiens, les
sages-femmes, les préfets, les maires, les services de désinfection, les
professeurs, les médecins militaires. Chacun de ces groupes a discuté,
négocié, infléchi, résisté, déformé la lutte contre les microbes. Mais,
tous ensemble, montés les uns sur les autres, accrochés par le cliquet
de toutes les mesures qu'ils ont prises pour rendre leur position
irréversible, ils sont indiscutables. Pas de négociation. Pas de
déformation. Exécution.
On a beaucoup parlé de l'hygiène en terme de police et de coercition
(Murard et Zylberman : 1 976/ 1 977). C'est probablement juste mais il
s'agit là d'un état final. Ceux qui parlent de « police » et de
« domination » peuvent commencer en effet leur analyse, mais
seulement quand presque tout est fini, quand le pouvoir a été
« composé », quand il ne reste plus à convaincre que ceux qui sont
en bas de l'échelle. Vers les années 1 9 1 0, en effet, l'hygiène qui a
vaincu apparaît comme un pouvoir de police. Limiter l'analyse à cette
coercition, c'est ne rien comprendre à tout ce qui s'est passé avant,
quand l'hygiène était faible, sans voix, sans force et qu'elle aspirait
au pouvoir. Une fois qu'elle s'est alliée avec tout ce qui compte, il
est possible de suivre en effet comme elle s'abat sur le dos des pauvres
pour les épouiller, les redresser, les vacciner et les laver. Il ne manque
pas de sociologues pour faire cela. Ils croient dénoncer le pouvoir, et
laissent passer les dizaines d'années où l'on gagne du pouvoir mais
sans en avoir et dans des lieux imprévus comme le laboratoire ( 1 . 5 .3.).

10. Portrait des pastoriens en Solon des Tropiques

Pendant que l'hygiène s'incorpore à une vaste bureaucratie et n'a


plus d'autres problèmes que de se faire exécuter ; pendant que les
médecins occupent le terrain à la fois des hygiénistes et des nouvelles
sciences médicales, sans avoir à modifier autre chose que leur prestige
et le nouveau rôle de police sanitaire qu'ils ont finalement accepté de
se laisser allouer ; pendant que l'Institut Pasteur, en développant à
fond l'immunologie et la biochimie, s'éloigne du point de fusion
obtenu plus tôt par Pasteur et paraît davantage isolé dans ses
laboratoires, un nouveau déplacement des pastoriens, va rendre à

156
ceux-ci le rôle central qu'ils avaient dans la rédéfinition de la société
pendant les années 80 et 90.
Pour suivre cette transformation d'une société par une « science »,
ce n'est pas en métropole qu'il faut regarder, mais dans les colonies.
Les tableaux 1 et II montraient déjà la part immense de la médecine
tro picale dans la production des Annales de l'Institut Pasteur.
C'est là en effet que la lutte entre les micro-parasites et les
macro-parasites est la plus directe et là que les forces jetées dans la
balance par les pastoriens peuvent la faire pencher irréversiblement
en faveur des Occidentaux. C'est sous les tropiques qu'on peut
voir une médecine et une société pasteurisée (Cartwright : 1 972 ;
Salomon-Bayet et al. :à paraître ; Worboys : 1 976).

« On le voit, bien plutôt que la chaleur, facteur surtout désagréable, la


fièvre et la dysenterie sont les 'généraux ' qui défendent les pays chauds
contre nos incursions et nous empêchent d'y remplacer les aborigènes qu 'il
nous faut utiliser. » (Brault, 1908, 28. 3. 0 0, p. 402.)

Les Noirs, comme les Hovas sont immunisés. Pas les Occidentaux.
Voilà une supériorité des natifs qui compense leur infériorité naturelle.
Il faut donc une fois de plus inverser les rapports de force et rendre
aux Occidentaux leur supériorité naturelle, en vainquant cet allié
(relatif) du nègre et cet ennemi du Blanc : le parasite.

« Peut-on supposer, écrit Calmette, que l'Afrique eut excité tant de


convoitises si les peuples d'Europe qui se la partagent aujourd'hui
n 'avaient escompté leur victoire sur la malaria » (1905, 8.4., p. 41 7)

Pour situer l'Institut Pasteur dans cette lutte gigantesque, il n'est


même pas nécessaire d'être d'un marxisme primaire ou de tirer les
preuves par les cheveux, il suffit, comme on dit, d'aller « chercher la
petite bête ». Dans un article intitulé « Les Mission Scientifiques de
/'Institut Pasteur et l'expansion coloniale de la France », Calmette écrit
encore :

« C'est au tour des explorateurs scientifiques d'entrer en scène (. . .) il leur

appartient d'inventorier les richesses naturelles des pays conquis et de


préparer leurs m ises en oeuvre. Ces explorateurs scientifiques sont les
géographes, les ingénieurs, les naturalistes. Parmi ces derniers, les
microbiologistes ont un rôle considérable à remplir qui consiste à protéger
le colon, leurs collaborateurs indigènes, et leurs animaux domestiques

1 57
contre leurs ennemis les plus redoutables parce qu 'invisibles. » (191 2_.
3.2. 0 0, p. 129.)

Ce travail sur le parasite a une influence directe puisque c'est lui


qui limite directement, d'après McNeil, la taille des Empires formés
par les macroparasites. Chaque parasite identifié et déplacé permet
d'avancer plus loin. La mesure de cette remontée des Blancs est
visible. C'est une de ces preuves dramatiques qu'affectionnent tant
les savants. A chaque parasite vaincu, les colonnes de soldats, de
missionnaires et de colons deviennent visibles sur la carte d'Afrique
ou d'Asie, remontant les fleuves et envahissant les plaines, comme le
chirurgien, trente ans auparavant, s'attaquait à de nouveaux organes,
à chaque progrès de l'asepsie :

« C'est ainsi que grâce à ces deux savants (Bouët et Roubaud) nous

connaissons maintenant les divers modes de propagation des trypanosomia­


ses qui constituent le principal obstacle -on peut presque dire le seul
obstacle- à la mise en valeur de l'immense quadrilatère africain qui
s 'étend entre la Guinée, le Haut-Ni� la Rhodésie et l'Angola » (idem,
p. 132).

Ce rôle politico-militaire des biologistes est revendiqué explicitement


par les pastoriens ; Roux, faisant en 1 9 1 5 l'éloge de Laveran, s'écrie :

« Grâce à eux (les savants), des contrées que la malaria interdisait à

/'Européen sont ouvertes à la civilisation. C'est ainsi que le travail d'un


savant peut avoir pour l'humanité des conséquences qui dépassent celles
des conceptions de nos plus grands politiques. » (A.I.P., 1915, 9, p. 410.)

Oui, c'est bien cela : elles dépassent celles des plus grands politiques,
parce qu'au lieu de faire la politique avec de la politique, les savants
la font avec autre chose. Ce supplément imprévisible leur donne cette
politique superlative qui permet d'agir sur les pauvres, sur les
habitants de Madagascar, sur les chirurgiens, sur les Africains, sur
les laiteries, etc.
Pasteur fut salué, lui aussi, comme un vainqueur plus célèbre que
celui d'Austerlitz. Pourtant, lorsqu'il se présenta au Sénat, ce grand
politique, il fut battu à plate couture. Tout est là. La politique
politicienne échoue, mais la politique avec d'autres moyens réussit
superlativement. Envahissez l'Afrique avec une volonté de domination,
avec du pouvoir, et vous serez morts avant longtemps ou resterez
confinés le long des côtes. Mais envahissez-la avec un Institut Pasteur,

158
et vous dominerez pour de vrai. Ce qui était tout à fait imprévisible,
c'est que la fusion dans le laboratoire du pastorien, de la médecine et
de la société tropicales, allait être beaucoup plus complète qu'en
métropole. Tout d'abord la plupart des maladies elles-même étaient
nouvelles. La clinique était soit entièrement à faire, soit déjà faite
par des médecins militaires, les premiers à s'être pasteurisée (voir
IIl,2). Les pastoriens n'avaient donc pas à ménager une vieille
clinique séculaire. Deuxièmement, les maladies auxquelles on pouvait
s'intéresser étaient toutes à germes ou à parasites. Les autres maladies
qui composent, en métropole, les neuf dixième du travail médical,
étaient tout simplement ignorées. Parmi les colons, ils n'avaient à
traiter que des jeunes gens en bonne santé et parmi la population les
seules maladies infectieuses. Quand ils soignaient les natifs, c'était
par masses en travaillant en très gros sur des symptômes énormes et
sur des maladies spectaculaires (peste, fièvre jaune, lèpre, maladie du
sommeil). Il n'était pas question, dans une telle situation, d'une
médecine de famille où l'on attendait du client qu'il payât.
Troisièmement, la plupart des maladies étaient liées au cycle de vie
des insectes. Aucun médecin n'était prêt par sa formation à s'occuper
d'entomologie. Les pastoriens occupés, comme je l'ai dit, à traverser
les différentes sciences, pouvaient, sans surprise, ajouter de nouvelles
petites bêtes au pullulement des microbes : toutes les grandes
découvertes de cette période consistent d'ailleurs à retrouver le chemin
par lequel un parasite, un insecte, et un homme peuvent être reliés.
On ne parle plus que de puces, de moustiques, de mouches tsé-tsé,
et la parasitologie se dédouble : ces insectes sont eux-mêmes parasités
par des bestioles qui se servent d'eux pour se déplacer ou se
reproduire. Décidemment c'est une grande époque pour les lecteurs
de Serres, et les groupes dits sociaux semblent rivaliser d'ingéniosité
avec les acteurs dits « naturels » pour apprendre comment se
chevaucher, s'imbriquer, se déplacer et se contaminer.
Quatrième caractéristique de cette nouvelle médecine, il n'y avait
pas d'autres corps médical sur place, sauf les sorciers qui se battaient
déjà sur un autre terrain (Augé : 1 975). Rien n'obligeait les pastoriens,
souvent médecins militaires de formation, à limiter l'ampleur du
ressort qui les animait. Alors qu'en métropole ils étaient précédés par
de nombreux groupes professionnels intéressés à la Santé, et finalement
débordés par eux, dans les Colonies ils peuvent construire la santé
publique à partir de zéro. Ceci n'est pas une métaphore. Ils précédaient
souvent les villes, qu'ils pouvaient donc faire bâtir selon les conseils
de l'hygiène la plus stricte. En métropole, il fallait toujours tenir

159
compte des siècles d'insalubrité et des hésitations des pouvoirs publics.
Sous les tropiques, le bras séculier des militaires leur est acquis. S'il
faut refaire toutes les maisons, ils le peuvent.
La cinquième raison de leur succès est plus paradoxale. Le ressort
du montage pastorien, je l'ai montré, consiste en la culture du
micro-organisme et son atténuation, puis dans la fabrication de
microbes atténués ou de sérums. Or, les parasites sont des géants par
rapport aux microbes et ne se laissent ni cultiver, ni a fortiori atténuer
ou inoculer. Cet échec, dû à une nouvelle ruse des maladies, aurait
pu briser net l'effort des pastoriens. Celui-ci se déplace. Comme ils
ne peuvent concentrer toute leur attention sur le moment du
laboratoire, et qu'ils ne peuvent interrompre le parasite qu'en
interrompant son cycle de vie en vraie grandeur, il faut que les
pastoriens soient dotés des pleins pouvoirs et agissent toujours à
grande échelle. Puisqu'il ne peut réduire son apport à un moment et
laisser à d'autres groupes l'application, il faut laisser le pastorien
légiférer à propos de l'ensemble du corps social. On ne détruit pas le
paludisme ou la fièvre jaune par des vaccins, mais en ordonnant aux
colons et aux indigènes de construire différemment leurs maisons,
d'assécher les flaques d'eau, de refaire les murs dans d'autres matières
ou de changer leurs moeurs. Le pastorien travaille à la fois au
laboratoire et sur les règlements administratifs, mais son action ne se
laisse plus étudier en moments distincts : il légifère comme Solon.

« Il a suf fi de trente années pour que la science parvînt à découvrir la


nature et l'origine de toutes les grandes endémies qui semblaient arrêter
la civilisation au seuil des pays tropicaux. Tous les problèmes sont posés,
toutes les solutions sont entrevues. Les gouverneurs de nos colonies pensent
en hommes de science et agissent en administrateurs pour appliquer les
doctrines qu 'a vu naître le siècle de Pasteur. Notre Corps de santé colonial
poursuit partout son oeuvre admirable. » (Nattan-Larrier, 1915, 10. 7. 0 0,
p. 303.)

Le moyen qui permet aux administrateurs d'agir en hommes de


science, c'est comme toujours les laboratoires étendus maintenant à
toutes les colonies, à Saigon, Alger, Tunis, Tanger, Brazzaville,
Dakar, etc. Dès 1 90 1 , un Institut de Médecine Colonial est fondé
par une souscription de l'Union Coloniale Française et rattaché à
l'Institut Pasteur. A partir de 1 908, le Bulletin de la Société de
Pathologie Exotique double les Annales.

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« En Extrême-Orient et en Afrique française, il n 'est donc plus aucune
de nos colonies qui ne possède, depuis plusieurs années déjà, des laboratoires
co nvenablement outillés pour les recherches bactériologiques et pour
/'application immédiate de méthodes pastoriennes soit au traitement et à
la prophylaxie des maladies infectieuses, soit à l'étude des questions
économiques qui sont sous la dépendance de la biologie. » (Calmette, 1912,
3.2. 0 0, p. 1 33. )
Le rôle de la médecine préventive et de l'élévation du niveau de
vie dans la baisse des grandes maladies infectieuses en Europe a été
discuté. Mais il n'y a jamais eu d'hésitation sur le rôle direct et
déterminant des Instituts Pasteur dans la colonisation. S'il avait fallu
faire la société coloniale avec des maîtres et des esclaves seulement, il
'
n y aurait jamais eu de société coloniale. Il fallait la faire avec des
microbes et y ajouter le pullulement des insectes et des parasites
qu'ils transponent. Je ne peux pas parler timididement « d'influence
sur la parasitologie des intérêts sociaux ou institutionnels » (Ste­
pan : 1 978). Avec seulement des Blancs et des Noirs, avec seulement
des régions miasmatiques et des climats sains ou dangereux, on ne
pouvait édifier ce Léviathan aux dimensions de la planète. Je ne puis,
là non plus, expliquer la médecine coloniale des pastoriens par la
« société » et ses « intérêts » puisqu'ils sont capables, une fois de plus,

de déplacer assez leurs programmes de recherche pour obtenir de la


société une vue plus riche que tous les exploiteurs de l'époque -et
aussi que les exploités. Ils brouillent les canes nos pastoriens, en
osant renouveller profondément la liste des acteurs qui jouent un rôle
dans le monde, en modifiant la conception des rappons de force, et
en insérant le laboratoire dans les lieux les plus étranges et les moins
prévisibles. Leur « génie » est d'être parvenu deux fois à deux époques
différentes, dans deux situations politiques successives, d'abord en
métropole sur des maladies infectieuses pendant les années 80 à 90,
puis dans les colonies sur des maladies parasitaires avant 14, à une
recomposition sociale qui dépasse en effet les « conceptions de nos
grands politiques » .

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