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Module 1 – La moralité de l’expérimentation en médecine

(histoire, enjeux et notions)

Séquence 1 – Corps vils et sujets d’expérience dans la médecine des 18e et 19e
siècles

L’art de guérir est indissociable d’un savoir "expérimental". Il repose sur l’expérience, un terme
à entendre en deux sens. Premièrement, parce que l’expérience suppose l’observation active
des corps et des maladies. Et deuxièmement, parce que l’intervention thérapeutique présente
les caractéristiques d’un essai dont on pourra tirer de nouvelles observations et explications.
Pourquoi ? A cause de son incertitude relative : on ne peut pas toujours prévoir ce que tel
remède va faire à tel individu précis. La manière dont la médecine a conçu le rôle de
l’expérience dans sa démarche a évidemment varié historiquement. Ce que l’on appelle
aujourd’hui un "essai" ou une étude clinique repose sur un dispositif expérimental sophistiqué,
dont la méthode s’est mise en place au cours des 19e et 20e siècles. Il diffère fortement des
"expériences" des anatomistes des 16e et 17e siècles.

Mais il reste que, quelle que soit la nature de la démarche expérimentale, elle implique le
recours à des corps, à des individus, vivants ou morts, en bonne santé ou malades, ou encore
à des éléments biologiques (les tissus par exemple). Sur le plan éthique ou moral, la question
de savoir quels corps peuvent être employés à des fins expérimentales et à quelles conditions
a toujours été importante, et controversée. Considérons d’abord les expériences sur des
individus morts. Il est évident que la dissection de cadavres soulève des questions, dans la
mesure où toutes les sociétés humaines, quelles que soient leurs pratiques funéraires,
prescrivent une forme de respect des défunts, qui restent, d’une certaine manière, des
personnes. A quelles conditions peut-on transformer une personne défunte en un corps
utilisable à des fins scientifiques ou pédagogiques ? Nous allons y venir dans la suite de cette
capsule.

Considérons ensuite les expériences sur les individus vivants : il est évident que toute
intervention active visant à mieux connaître le fonctionnement de l’organisme ou le décours
d’une maladie présente des risques : blessures, invalidité, souffrances physiques, atteinte à la
santé. Qu’est-ce qui autorise l’exposition d’individus vivants à de tels risques ? Quelles en sont
les justifications ? A quelles conditions peut-on ainsi mettre en danger des individus vivants,
des personnes ?
Dans cette capsule, je fournis quelques balises historiques et je m’appuie sur des travaux
réalisés par des historiens de la médecine pour éclairer la manière dont, à partir du 16e siècle,
savants et philosophes ont envisagé la question. J’attire l’attention sur un point majeur qu’il
faudra garder à l’esprit pour comprendre les ruptures mais aussi les continuités avec le droit
d’expérimenter de la période contemporaine : l’autorisation d’expérimenter, le "droit à l’essai"
dépend étroitement de l’existence de "statuts" qui différencient radicalement les individus
entre eux – ces statuts définissant la disponibilité ou l’indisponibilité de leur corps pour la
science.

C’est à partir du 16e siècle que se développent les pratiques expérimentales en médecine. Se
réclamant de traditions médicales antiques, elles se multiplient et, par le recours à des outils
de mesure, adoptent une forme méthodique. Elles s’intègrent à l’enseignement de la
médecine. La vivisection animale et surtout la dissection animale et humaine sont à l’origine
de découvertes majeures en anatomie et en physiologie. Au 16e siècle, l’humaniste flamand
André Vésale (1514-1564) se fera le promoteur de ces méthodes. C’est sur la base de telles
pratiques expérimentales que, au 17e siècle, l’anglais William Harvey (1578-1657) découvre le
rôle du cœur et le fonctionnement de la circulation du sang et que, au 18e siècle, l’italien
Lazzaro Spallanzani établira la nature chimique (et pas seulement mécanique) de la digestion.
Les recherches historiques montrent que, derrière ces noms célèbres, les pratiques
expérimentales sur les corps, morts et vivants, sont nombreuses.

Mais les recherches historiques nous enseignent aussi que ces pratiques, tout en étant bien
présentes, font l’objet de vifs débats. On a longtemps soutenu que l’expérimentation avait été
freinée par des interdits moraux et religieux, objet de tabou généralisé, avant d’être enfin
admise, au 19e siècle, comme nécessaire à l’établissement d’une "science médicale" digne de
ce nom. Cela est inexact ; il est plus exact de dire que l’expérimentation était pratiquée avant
le 19e, qu’elle soulevait certes des controverses, mais qu’il existait également un certain
consensus moral relativement aux principes qui autorisent l’expérimentation. Au cœur de ce
consensus moral, c’est l’idée que l’on ne pratique pas sur n’importe quel corps, c’est-à-dire sur
n’importe qui. C’est l’idée qu’il existe une catégorie spécifique d’individus qui sont, du point
de vue du droit, légitimement « disponibles » pour des expériences et même en fait mis à
disposition de la science et de l’art médical. Il s’agit des condamnés à mort.

Ce sont donc d’abord les cadavres des suppliciés qui sont en jeu. En France au 17e siècle, des
dispositions royales autorisent les bourreaux à vendre les corps des suppliciés aux chirurgiens.
Au 18e siècle, les Facultés de médecine acquièrent le monopole légal de disposer de ces corps,
au détriment des autres professions. En Angleterre à la même époque, ce sont les condamnés
à mort eux-mêmes qui, avant leur exécution, négocient le prix de leur cadavre (Chamayou,
2014, p. 26). La dissection post mortem est même conçue par les autorités médicales et
politiques comme une peine "supplémentaire" infligée aux assassins, et comme un instrument
de dissuasion, ce qui a d’ailleurs suscité des révoltes populaires au nom d’un "droit à la
sépulture" (Chamayou, 2014, p. 29).

Mais ce ne sont pas seulement les cadavres qui sont concernés : au temps des Lumières,
d’intenses discussions s’amorcent autour de l’utilisation des condamnés à mort ante mortem,
c’est-à-dire avant leur exécution, lorsqu’ils sont encore vivants. Une nouvelle idée fait son
chemin : pourquoi ne pas utiliser des condamnés encore vivants dans des expériences
médicales et chirurgicales ? Pourquoi ne pas tester sur des criminels ce qui pourrait, ensuite,
être pratiqué au bénéfice des personnes innocentes ? Ne pourrait-on imaginer un système
dans lequel, si le condamné passe au travers des dangers de l’épreuve médicale, il obtient la
grâce ? Durant le 18e siècle, émergent ainsi divers projets visant à "rentabiliser" la peine, en
suivant le raisonnement suivant : si on exécute des criminels, autant que cela serve la société.

Denis Diderot (1713-1784) défend avec vigueur cette proposition dans la notice dédiée à
l’anatomie dans l’Encyclopédie qu’il publie avec Jean d’Alembert au milieu du 18e siècle. Je le
cite : « Ce n’est pas une cruauté, comme il paraît à quelques pusillanimes, d’immoler un petit
nombre de scélérats à la conservation d’une infinité d’innocents dans tous les âges à venir ».
(Chamayou, 2014, p. 72). On ne peut pas être plus clair : à ceux qui prétendent que pratiquer
des expériences sur des êtres humains vivants relève de la cruauté et transforme les médecins
en bourreaux, Diderot oppose l’idée que la bienfaisance du médecin n’est pas dans la
sensibilité qu’il témoigne à son "sujet", mais dans les buts qu’il poursuit : il doit agir au
bénéfice du bien commun, de la société, bref, de l’humanité. Entendez : l’humanité innocente.

En 1752, le mathématicien et naturaliste Pierre de Maupertuis (1698-1759) défend aussi cette


idée, tout en proposant de faire jouer le libre-arbitre du condamné. Il suggère d’offrir au
condamné la possibilité de se porter candidat à l’expérience, en lui promettant la grâce s’il en
réchappe. Le condamné se voit ainsi offrir la possibilité de racheter "librement" ses crimes en
faisant quelque chose de socialement utile. Faire appel au "consentement" du sujet
d’expérience est une idée nouvelle, mais on en voit bien les limites ici, dans une situation qui
ressemble fortement à un chantage : étant donné la situation du sujet, sa marge de liberté est
extrêmement limitée. Le "consentement" obtenu sera donc principalement une justification,
pour les médecins, de l’acte expérimental brutal auquel on soumet le sujet : le condamné avait
donné son accord – un accord qui n’a rien de libre, qui est pour ainsi dire "extorqué".

Historiquement, l’idée de convertir la peine en expérience a fait l’objet de très vives


controverses. Certains, comme le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) s’y
opposeront fermement. Les autorités politiques et religieuses y resteront réticentes elles aussi
et ces pratiques demeureront limitées. Mais les arguments avancés à cette époque contre
l’utilisation de condamnés vivants ne mettent jamais en avant l’inhumanité, la cruauté ou le
caractère criminel de tels projets. Défenseurs et opposants de l’expérimentation sur les
hommes vivants sont fondamentalement d’accord sur un point : « les condamnés sont des
hommes que l’on peut faire mourir sans commettre de crime » (Chamayou, 2014, p. 88). Dans
sa Lettre sur le progrès des sciences de 1752, Maupertuis écrit : « un homme n’est rien,
comparé à l’espèce humaine ; un criminel est encore moins que rien ».

Que retenir ? D’abord, qu’il y a un un lien historique entre peine de mort et médecine, entre
pouvoir de punir et pouvoir d’expérimenter. Ensuite, que le pouvoir d’expérimenter repose
conception radicalement différenciée des vies, parmi lesquelles certaines sont déclassées.
Premièrement, le condamné à mort est par définition déjà promis à la mort, elle aura lieu quoi
qu’il arrive ; il est pour ainsi dire entre la vie et la mort. Sur le plan moral, cela signifie que la
responsabilité de la mort n’incombe pas au médecin. Deuxièmement, une condamnation est
une forme de mort civile : aux yeux de la société du 18e siècle, le criminel est quelqu’un qui a
rompu le contrat social. Reconnu coupable et condamné, il est déchu de sa citoyenneté et de
ses droits, il est déjà mort socialement. Sur le plan moral, il devient, en somme, un simple
corps, un individu biologique dont on peut parfaitement se servir. Il n’est, au fond, ni une
personne, ni un défunt : juste un corps vil, un corps avili, sans valeur, c’est-à-dire indigne. D’où
la recommandation, fréquente dans les textes et les récits : « fiat experimentum in corpore
vili » — que les expériences soient faites sur les corps vils. Nous découvrirons, dans les
prochaines capsules, que le recours aux corps vils n'a pas disparu des pratiques médicales
modernes.

Bibliographie :

Grégoire Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe
siècles, La Découverte, 2014

Dominique Lecourt (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale, Presses Universitaires de France,


2004

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