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Alvaro Pires

Criminologue, École de criminologie, Université d’Ottawa

(1998)

“La doctrine de
la sévérité maximale au
siècle des lumières”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de
sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Alvaro Pires
Criminologue, École de criminologie, Université d’Ottawa.

“La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières”.

Un article publié dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Françoise Digneffe, Jean-


Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine.
Tome II : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Chapitre 2, pp.
53-81. Les Presses de l'Université de Montréal, Les Presses de l'Université d'Ottawa,
De Boeck Université, 1998, 518 pp. Collection : Perspectives criminologiques.

Avec l’autorisation formelle de M. Alvaro Pires, professeur de criminologie,


Université d’Ottawa, le 2 août 2006.

Courriel : alpires@uottawa.ca

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.


Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 26 août 2006 à Chicoutimi, Ville de


Saguenay, province de Québec, Canada.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 3

Alvaro Pires
Criminologue, département de criminologie, Université d’Ottawa

“La doctrine de la sévérité maximale


au siècle des lumières”

Un article publié dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Françoise Digneffe, Jean-


Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine.
Tome II : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Chapitre 2, pp.
53-81. Les Presses de l'Université de Montréal, Les Presses de l'Université d'Ottawa,
De Boeck Université, 1998, 518 pp. Collection : Perspectives criminologiques.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 4

Table des matières

Introduction

James Robertson : « Les méthodes douces sont inefficaces »

George Ollyffe (1731) : « Il doit y avoir une méthode à prendre, suscep-


tible [...] de plier une telle race "ingouvernée" »

Révérend Martin Madan (1785) : « Vigilance, fidélité et activité »

Révérend William Paley : « L'incertitude de la peine doit être compensée


par la sévérité

Remarques finales
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 5

Alvaro Pires
Criminologue, École de criminologie, Université d’Ottawa.

“La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières”.

Un article publié dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Françoise Digneffe, Jean-


Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine.
Tome II : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Chapitre 2, pp.
53-81. Les Presses de l'Université de Montréal, Les Presses de l'Université d'Ottawa,
De Boeck Université, 1998, 518 pp. Collection : Perspectives criminologiques.

Introduction

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Nous allons examiner ce que Radzinowicz (1948 : chap. 8) a joliment


nommé la « doctrine de la sévérité maximale » telle qu'elle s'exprime
dans les pistes écrites laissées par quatre auteurs anglais du XVIlle
siècle : James Robertson (1701), George Ollyffe (1731), le révérend Mar-
tin Madan (1785) et William Paley (1785). Mais pourquoi étudier un cou-
rant de pensée dont personne ne parle plus ? Quel intérêt, autre que sim-
plement historique, peut-il encore avoir pour nous aujourd'hui ?

Disons, pour l'instant, seulement ceci. Tout d'abord, en l'étudiant, on


peut rectifier certaines perceptions erronées vis-à-vis des théories mo-
dernes de la peine. En effet, on a tendance àcroire que les théories utilita-
ristes et rétributives élaborées par Beccaria, Bentham, Kant, Hegel et les
autres penseurs du XVIlle et du XIXe siècles se démarquent radicalement
du savoir pré-classique en ce qui concerne ses aspects « négatifs »et aussi
par rapport au thème de la « sévérité ». Or, comme nous le verrons, la
ligne de démarcation entre la doctrine de la sévérité maximale au XVIlle
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 6

siècle et les théories modernes de la peine existe, mais elle n'est pas aussi
tranchée qu'on le suppose. De plus, les théories modernes ne s'épureront
pas d'elles-mêmes d'une sorte de doctrine de la sévérité. En deuxième
lieu, l'examen de ce courant nous permet de mieux saisir certaines apories
que posent toutes les théories utilitaristes et rétributives classiques à
l'égard du principe de modération. Selon ce principe, largement reconnu
depuis le milieu du XVIlle siècle, le droit pénal est une solution de « der-
nière instance » (last ressort) ; on ne doit recourir à ce droit et à la peine
que s'il n'existe pas d'autres alternatives qui empiètent moins sur les
droits de la personne fautive (less intrusive alternatives). Comme le rap-
pelle un juriste, en synthétisant l'avis des pénalistes, « l'État ne doit re-
courir à la peine que lorsque la préservation de l'ordre juridique ne peut
être obtenue par d'autres moyens de réaction, c'est-à-dire par les moyens
propres au droit civil (ou à toute autre branche du droit à l'exception du
pénal) » (Hongria 1958 : 29) 1.

Paradoxalement, ce courant de pensée nous aide à résoudre une


énigme qui affecte les théories modernes de la peine. Nous l'appellerons
l'énigme de l'humanisme répressif. Il se présente sous la forme suivante.
Toutes les théories modernes de la peine, qu'elles soient utilitaristes ou
rétributives, tiennent à être répressives et insistent sur la nécessité ou sur
l'obligation de punir - et ce à différents degrés - alors même qu'elles se
présentent du même coup comme « humaines », voire favorables (dans
un grand nombre de cas) au principe de modération ou de la dernière ins-
tance.

En effet, si vous lisez ce que les philosophes, les juristes et les crimi-
nologues écrivent en général aujourd'hui sur le droit pénal et la peine, il
est probable que vous sortiez de vos lectures avec l'impression suivante :
« c'est merveilleux, tout le monde poursuit un idéal d'humanité et l'écra-
sante majorité est d'accord avec un principe de modération ! ». Et pour-
tant, lorsqu'on regarde les résistances à l'égard de la modération lors des
projets de réforme du droit pénal, on ne peut qu'avoir l'impression in-
verse : le droit pénal paraît très peu ouvert à la modération encore aujour-
d'hui... Que se passe-t-il ici ? Comment est-il possible de parler autant de
1 Nélson Hongria (1891-1969), juriste brésilien. Il cite ici Karl Binding, qui est
rétributiviste, et qui souligne, dans le même sens, que la peine est un mal et que
l'État ne doit pas la déployer à moins que le mal de sa non-application soit plus
grand que celui de son application.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 7

modération et de faire si peu ? Comment peut-on expliquer que les philo-


sophes, les juristes et les criminologues soient si clairement d'accord avec
cet idéal du droit pénal et, en même temps, que la modération « évolue »
aussi lentement dans ce domaine (à supposer qu'on puisse parler d'évolu-
tion) ? Y a-t-il une « doctrine de la sévérité », indépendante des théories
modernes de la peine, qui demande la sévérité et mette en échec nos théo-
ries « modérées » de la peine ? Doit-on penser que le seul trouble-fête est
l'« opinion publique » ? Voilà en quoi l'étude de la doctrine de la sévérité
maximale peut nous être utile aujourd'hui.

Le silence sur la doctrine de la sévérité ne nous rend pas service. En


effet, tout se passe comme si la question de la sévérité était gênante en
elle-même et par rapport aux théories modernes de la peine (la théorie de
la dissuasion, de la rétribution, de la réadaptation, etc.). On se réfère gé-
néralement aux auteurs que l'on regroupe sous le terme de « doctrine de
la sévérité maximale » comme constituant un résidu de l'Ancien Régime
ou une excroissance de la pensée contemporaine, alors qu'ils ont une
fonction méthodologique fondamentale : ils nous permettent de mieux
comprendre les apories, la portée et les limites des philosophies pénales
modernes.

Le premier texte est un pamphlet publié sous une forme anonyme en


1701 et intitulé « La pendaison, une peine insuffisante ». Ce pamphlet a
été réédité en 1812 et aurait été écrit par un homme bien éduqué et ayant
une bonne connaissance du système de justice criminelle. Radzinowicz
n'indique pas le nom de l'auteur, mais on l'appellera James Robertson 2.
Écrit à une époque où les lois condamnant à la peine de mort étaient déjà
très nombreuses, ce document met en cause la valeur dissuasive des
peines de mort ordinaires et prône l'imposition de certaines formes aggra-
vantes d'exécution pour certaines offenses, attestant par là une ferme
croyance en l'intimidation extrême comme le seul remède effectif au
crime (Radzinowicz, 1948 : 285).

2 Le nom présumé de cet auteur était écrit à la main sur la boîte du microfilm
issu des archives de la Harvard Law School Library. En outre, les initiales « J.R. »
étaient tapées àla machine dans la fiche bibliographique du microfilm. Quoi qu'il
en soit, ce texte sera cité ici sous le nom (fictif) de « James Robertson ». Foucault
(1975 17) le cite aussi comme un texte anonyme.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 8

Le deuxième texte, celui d'Ollyffe, montre sa satisfaction vis-à-vis des


lois existantes, mais en réclame une application plus stricte. Convaincu
qu'un bon nombre de juges anglais ont une tendance excessive à pardon-
ner ou à commuter la peine de mort en d'autres types de sanctions, abu-
sant ainsi de leur pouvoir discrétionnaire, Ollyffe s'élève contre cette pra-
tique en rappelant que « l'honneur et le bien-être du royaume... dépendent
d'une application stricte des lois » (the honour and welfare of the king-
dom... must depend on a due administration of laws) (Ollyffe, 1731 : 1).
Car, croit-il, l'effet de dissuasion en dépend et, avec cet effet, tout le bien-
être du peuple. « Vigilance, fidélité et activité » (p. 3) était sa divise à
l'égard des magistrats et du personnel de l'administration de la justice pé-
nale en général : surveiller et appliquer fidèlement toutes les rigueurs de
la loi pénale sur le plus grand nombre de transgresseurs possible. Comme
le signale Radzinowicz (1948 : 285-286), durant les trente années qui sé-
parent la publication des deux textes, les lois anglaises étaient devenues
encore plus répressives : un nombre considérable de « lois capitales » 3
ont été ajoutées et le nombre d'exécutions est encore élevé. Or, Ollyffe
(1731 : 5), de la même façon que Robertson, était d'avis que le Parlement
avait déjà fait suffisamment preuve de modération en essayant d'épargner
autant que possible ces « âmes criminelles » (Criminal Lives), mais cette
modération et cette sagesse ont été bafouées. Il faut dès lors assurer l'ap-
plication stricte de ces peines car ces « créatures misérables » (wretched
Creatures) persistent à s'engager dans les crimes les plus graves. Pour dé-
fendre la société contre cette race « ingouvernée » (ungouverned race), il
faut au moins appliquer de façon stricte les lois de la Nation.

L'ouvrage du révérend Martin Madan (1785) aura aussi, selon Radzi-


nowicz (1948 : 289), un grand impact sur la politique criminelle anglaise
dans la mesure où il a été bien accueilli par le pouvoir législatif. Un
grand nombre de lois capitales auraient été promulguées par après et
même le Waltham Black Act qui a été prévu au début comme une mesure
provisoire a été prolongé à maintes reprises et finalement rendu perma-
nent.

Enfin, le livre de William Paley (1785) était également bien connu à


l'époque. On y trouve particulièrement un chapitre sur l'administration de
la justice en général (chap. VIII) qui est suivi d'un autre qui porte -

3 On entend par là les lois qui comminent une peine de mort.


Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 9

comme le note Radzinowicz - le même titre que le livre de Beccaria :


« Of Crimes and Punishments » (chap. IX). Notons que les deux derniers
textes ont paru après le petit livre Des délits et des peines de Cesare Bec-
caria (1764), les Lectures on Jurisprudence d'Adam Smith (1762-3 ;
1766) et les Commentaries on the Laws of England (IV, 1769) de Blacks-
tone. Ils sont contemporains des études d'Eden (1772), Bentham (1776 ;
1789), Howard (1777), Filangieri (1784), etc.

Tous sont des textes sérieux, où les préoccupations sociales de l'heure


se trahissent par une manière expéditive de penser la solution à un pro-
blème éternel : celui de certaines atteintes à la moralité ou à l'ordre social.
Que les représentants d'une politique rigoriste aient voulu en évoquer la
gravité du point de vue social parait assez évident : ils ont l'impression
que la situation sociale se détériore et que se multiplient dans la cité les
occasions de violence et les atteintes à la paix publique.

C'est avec une grande préoccupation que j'observe depuis quelques années la
lamentable augmentation des brigands (High-way-Men) et de cambrioleurs
(House-breakers) parmi nous ; et ce même si le gouvernement s'est attaqué vi-
goureusement à eux, en pardonnant très peu et en approuvant plusieurs lois
pour les supprimer... (Robertson, 1701 : A-2).

On le voit bien et on devine quasiment la suite : il y a quelque part une


pépinière de délinquants qu'une politique de sévérité déjà installée a du
mal à faire régresser ou à contenir. La cause de l'échec ? Il parait que la
force de frappe n'est peut-être pas encore suffisante. La solution ? Une re-
crudescence des moyens répressifs, une politique encore plus sévère.
L'échec de la méthode rigoriste n'est presque jamais l'échec de la mé-
thode elle-même. À chaque constat d'échec, elle réclame « plus de la
même chose » et se laisse prendre dans une « logique de l'escalade » 4.

4 La similitude est trop grande et trop frappante pour la passer sous silence :
l'extrait de Robertson repris ci-dessus est une réplique presque parfaite du di-
lemme de la répression dénoncé par Thomas More, dans son petit livre sur la ré-
publique d'Utopie, publié deux cents ans auparavant (1516). Ferre More donne la
parole à son personnage central, le « très sage Raphaèl Hytlodée » qui réplique à
un laïque compétent en droit anglais et qui loue l'inflexible justice que l'on exer-
çait à cette époque contre les voleurs. Ce laïque s'étonnait que, malgré le grand
nombre d'exécutions publiques, il y en eût tant à courir les rues. Raphaèl réplique
alors : « Cela n'a rien de surprenant. En effet, ce châtiment va au-delà du droit
sans pour cela servir l'intérêt public. Il est en même temps trop cruel pour punir le
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 10

James Robertson :
“Les méthodes douces sont inefficaces” 5

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Robertson (1701), qui ne connaissait pas la critique percutante de


More à l'égard des limites (éthiques et pragmatiques) de la répression,
nous fait revivre dans son texte une problématique étrangement contem-
poraine : face à un problème social de nature morale qui préoccupe par
son extension (réelle ou imaginaire, peu importe), on soutient le bien-fon-
dé d'une doctrine de la sévérité et on plaide un durcissement de la justice
pénale, en l'occurrence l'augmentation des peines pour des infractions
particulières (ou encore l'application de la loi dans toute sa rigueur). En
d'autres mots : quand on se sent fort de son droit et convaincu de l'effica-
cité de la répression, la question des limites de la peine ou des alterna-
tives aux sanctions sévères parait négligeable ou secondaire. La doctrine
de la sévérité combine une dévotion mystique à la loi (issue du purita-
nisme) à une confiance débordante dans les effets positifs de la peine.
Plus particulièrement dans un type d'effet : celui de sa capacité (hypothé-
tique) à dissuader les « autres » 6.

Comment rétablir le plaisir et la satisfaction de voyager avec autant de


malfaiteurs sur les routes ? Comment assurer la prospérité du commerce
et des affaires avec autant de vols de colis et d'interception du courrier ?
Et cela, sans mentionner l'insécurité des banques et même la perte de la
vol et impuissant à l'empêcher. Un vol simple n'est pas un crime si grand qu'on
doive le payer de la vie. D'autre part, aucune peine ne réussira à empêcher de vo-
ler ceux qui n'ont aucun autre moyen de se procurer de quoi vivre. Votre peuple et
la plupart des autres me paraissent agir en cela comme ces mauvais maîtres qui
s'occupent à battre leurs élèves plutôt qu'à les instruire. On décrète contre le vo-
leur des peines dures et terribles alors qu'on ferait mieux de lui chercher des
moyens de vivre, afin que personne ne soit dans la cruelle nécessité de voler
d'abord et ensuite d'être pendu » (More, 1516 : 95).
5 En anglais : Gentler methods are ineffectual (Robertson, 1701 : 1).
6 Il faut se rappeler que, lorsqu'on pense à la peine de mort, le seul type de dis-
suasion qui compte est la dissuasion générale (des « autres »), car le coupable n'a
plus l'opportunité de se régénérer.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 11

tranquillité au foyer (Robertson, 1701 : B-1) ; bref, « ils », ces « vermi-


nes » (pour reprendre les termes méprisants souvent utilisés à l'égard des
transgresseurs de lois pénales des couches sociales défavorisées) 7, sont
partout et rien ne semble les arrêter.

1. Robertson croit que, par un concours de circonstances (qu'il ne dé-


veloppe pas explicitement), les lois actuelles ne sont plus capables, même
si elles sont appliquées de manière stricte, de maîtriser le mal et de resti-
tuer la sécurité sociale. Ce mal est devenu trop grand et paraît tellement
incorrigible qu'à son avis les « méthodes douces » (gentler methods) de la
loi anglaise qui consistent à donner la mort sans souffrance à « nos enne-
mis de l'intérieur » (our Native Enemies), sont rendues inefficaces. Il est
persuadé qu'un petit nombre d'exemples terrifiants serait suffisant pour
arrêter le mal et que la loi serait alors rarement mise en application. C'est
là le thème central de son travail.

2. Pour Robertson, le but principal de la peine est la dissuasion (géné-


rale) ou l'exemplarité. Il croit fermement que la peine est susceptible
d'empêcher le renouvellement du mal dans la société et ses conséquences
malheureuses. Ainsi, pour lui, les lois pénales 8 « n'ont pas pour objectif
principal la punition du criminel en question, mais visent plutôt à empê-
cher les autres d'en devenir un » (Robertson, 1701 : 5). Il s'oppose ainsi à
la théorie rétributive.

Il existe, dit-il, un principe du droit et de la raison qui prétend que


« les peines imposées ne doivent pas excéder la faute » (p. 4) 9. Sa propo-
sition d'introduire les supplices va-t-elle à l'encontre de ce principe, ? Il
soutient que non. Pour développer son raisonnement, il prend comme
point de départ une loi anglaise qui est déjà trop sévère, mais qu'il consi-

7 Voir, par exemple, Robertson (1701 : 21).


8 Robertson emploie ici l'expression « lois sanguinaires » qui est, pour lui, syno-
nyme de « loi pénale ». Cette expression-là n'est pas encore mal vue au moment
où Robertson écrit (voir p. 9). Les représentants plus tardifs de cette doctrine
n'utiliseront plus ce qualificatif et certains vont même le contester (voir Madan,
1785 : 234).
9 Robertson trouve une référence à ce principe dans l'ouvrage du jurisconsulte
Jean Bodin (1530-1590), dans Les six livres de la République (1576). La formula-
tion est alors la suivante : « La justice consiste à rendre le supplice égal au pé-
ché » (Liv. 6, chap. 6).
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 12

dère comme étant une « bonne » loi. Selon celle-ci, si quelqu'un vole su-
brepticement l'équivalent de cinq shillings, il doit être condamné à mort.
Que faire alors, demande-t-il, de celui qui me fait craindre pour ma vie,
qui brûle ma maison et qui à la limite me tue ? Si le premier doit mourir,
le deuxième « doit sentir la mort » (should be made to feel himself die)
(Robertson, 1701 : 5). On peut voir combien le concept de faute est élas-
tique. Pour soutenir son point de vue, il suppose que la première loi n'ex-
cède pas la faute. La faute est tellement grande que seule la mort peut
l'effacer. Si cette faute mérite la mort, que dire de la deuxième ? Elle mé-
rite le supplice...

Robertson (1701 : 6) semble néanmoins reconnaître la fragilité de son


argument. Il réalise qu'aux yeux des autres, les peines qu'il propose pa-
raissent excéder la faute. Il essaie alors de renforcer sa position en soute-
nant que cette « faute » est beaucoup plus grande qu'on ne le pense. En
effet, pourquoi ne pas tenir compte également de la terreur créée par les
brigands dans la population ? À son avis, c'est cela qui contribue à aug-
menter leur faute. Il ajoute aussi que ces « vilains désespérés » dérangent
le commerce, visites privées, etc. En réalité, il fait un glissement de sens :
il ne parle plus vraiment de la faute mais d'une série de conséquences
qu'il attribue à l'acte et qu'il présente sous la forme la plus dramatique
possible.

Plus loin, au lieu de démontrer que les peines proposées s'harmonisent


bien avec le degré de faute des transgresseurs (brigands, voleurs, cam-
brioleurs, meurtriers, etc.), Robertson soutient que les peines prévues par
les lois ne tiennent de toute façon jamais compte du degré de culpabilité,
mais de la protection du public. Et ceci lui paraît incontournable puisque
le public n'est en sécurité que si les peines sont appliquées « bien au-delà
de toute proportion avec la faute » (Robertson, 17 0 1 : 15).

Il revient souvent au problème de départ : la Nation est infestée par


des hommes vraiment mauvais à l'égard desquels on doit tenter une mé-
thode qui les empêche de poursuivre leurs méfaits. La seule manière de
les amener à abandonner leur « pratique vilaine » est de « faire (en sorte
que) la souffrance dépasse de beaucoup le plaisir, et (de leur) infliger
quelque chose qui les fera frémir ici, puisqu'ils ne craignent rien au-delà
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 13

de cette vie » (Robertson, 1701 : 13-14) 10. On voit paraître un principe


utilitariste explicitement ancré dans le critère d'efficacité de la dissuasion.
Ce qui compte vraiment c'est « le bien et la paix de l'ensemble » (the
good and quiet of the Whole) et aucune collectivité ne peut se protéger de
façon sûre sans recourir à la cruauté lorsque cela est nécessaire.

3. Une partie du problème, nous l'avons déjà vu, est que l'échec de la
peine ne nous amène pas à voir l'inutilité de sa rigueur, mais plutôt son
insuffisance : nous demandons des peines plus rigoureuses. Mais com-
ment Robertson passe-t-il de l'idée que le but de la peine doit être la dis-
suasion à celle qu'il faut être rigoureux et sévère pour procurer cet effet ?
On peut dégager trois raisons étroitement reliées.

Tout d'abord, il a une croyance en l'efficacité dissuasive des peines


qui n'est pas contredite par le constat d'échec (réel ou imaginaire) des
peines existantes (déjà ultra-sévères). Bref, ce constat d'échec des peines
ne modifie pas ses attentes par rapport à la dissuasion. Si celle-ci ne se
réalise pas, c'est parce que les peines ne sont pas assez sévères ou ne sont
pas appliquées convenablement.

Ensuite, il cherche une mesure des peines susceptible de dissuader


« les autres » (et non pas des gens comme lui). Or, les « autres » sont re-
présentés comme étant des abrutis issus très souvent des classes défavori-
sées 11. Dès lors, il importe d'imaginer une méthode de dissuasion des
« hommes déjà tellement corrompus dans leurs principes et pratiques, et
n'ayant aucun espoir au-delà de la tombe. Aucun argument n'est irrésis-
tible, excepté la souffrance dans un degré intense »(Robertson, 1701 : 3).
Ainsi, les lois doivent avoir des « dents aiguisées » et être appliquées en
vue de dissuader les esprits les plus abrutis.

Enfin, à cette croyance et à cette stratégie punitive s'ajoute, pour le


condamné, un pessimisme face à la possibilité de se reprendre en main :

10 En anglais : « as by making the Pain much out-bid the Pleasure, and by inflic-
ting somewhat they will tremble at here, since they fear nothing hereafter » (souli-
gné dans l'original).
11 Von Hirsch (1993 : 5) attire notre attention sur cette manière stéréotypée de
concevoir les infracteurs comme un « groupe à part » (différent des honnêtes ci-
toyens) qui marque encore aujourd'hui la pensée des pénologistes.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 14

Je suis d'accord [...] que si un homme peut devenir bon - et on doit admettre
qu'ils le peuvent parfois - c'est dans l'intérêt de la collectivité (Common-
wealth) qu'il soit plutôt épargné que puni. [...] Il n'y a aucun doute : ... la mort]
est une voie réservée en dernier recours (Last Refuge) (Robertson, 1701 : 2).

Ce pessimisme, conjointement à la croyance en la dissuasion, amène


les utilitaristes à laisser de côté les autres alternatives et à s'ouvrir aux so-
lutions les plus sévères. Aucun utilitariste ne soutient que la peine est
« bonne » en soi et, si l'on fait abstraction de tout le reste, tous sont incli-
nés à appuyer le principe de la dernière instance. Cependant, la théorie de
la dissuasion et l'image négative du déviant font obstacle à ce principe.
On ne croit pas assez de toute façon dans l'amendement ou dans les
autres solutions et, en revanche, on croit trop en la dissuasion.

4. Cette désespérance dans l'amendement et cette conviction dans la


dissuasion expliquent aussi sa position face au droit de grâce, entendu
comme la faculté du juge d'exonérer une personne de la peine légale
après avoir reconnu sa culpabilité, ou encore comme la faculté de substi-
tution d'une peine plus douce à la peine ordinaire prévue pour l'infraction.
Le problème du pardon en matière pénale est extrêmement complexe et
nous ne pouvons pas le traiter ici. La tendance générale au XIIIe siècle
sera double : d'une part, on affirme la nécessité de la prérogative du par-
don mais, d'autre part, on réclame la réduction du pouvoir discrétionnaire
de l'autorité légitime dans l'exercice de la miséricorde, du pardon ou
même de la commutation de peines. Le pardon n'est alors soutenu que
comme mesure exceptionnelle.

La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières fait partie


de ce mouvement général. À cet égard, il n'y a aucune différence entre les
positions de Robertson, Ollyffe, Beccaria ou Kant. Robertson (1701 : 7)
remarque qu'il n'est pas un « ennemi de la juste prérogative des
Princes » 12 à pardonner et réaffirme à plusieurs reprises qu'il croit que
« le but de la loi peut quelquefois être mieux servi par la rémission de la
peine » (p. 19 ; souligné dans l'original). Cependant, le but de la loi, dans
une optique utilitariste classique, est essentiellement la dissuasion, ce qui
réduit énormément la portée des autres considérations.

12 Souligné dans l'original.


Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 15

5. Bien que le thème central de l'ouvrage de Robertson soit la réforme


de la loi pénale pour la rendre plus sévère, on y trouve aussi un autre
thème clé, celui de l'application stricte de la loi ou, si l'on préfère, un as-
semblage de thèmes connexes qui renvoient l'un à l'autre : le thème de
l'application stricte des lois, de la certitude de la peine criminelle, de la
nécessité de la dénonciation ou encore du plus grand nombre possible
d'affaires. En quoi consiste exactement ce thème ? Au fur et à mesure que
la théorie de la dissuasion se développe et prend une place dominante, le
point de départ est qu'il faut punir le plus grand nombre possible d'af-
faires (Le. de coupables). Notons que tous ces auteurs sont bien
conscients de l'existence du « chiffre noir » 13. Néanmoins, ceci n'est pas
considéré comme une autre manière de résoudre les contentieux, ni
comme soulevant un questionnement éthique particulier sur la rigueur
des peines ou sur le groupe de personnes devenant la cible de la loi pé-
nale.

En effet, on trouve déjà dans le savoir pré-classique sur la peine une


série d'arguments ou de trames discursives visant à justifier la rigueur de
la peine indépendamment de toute considération sur qui punit, sur qui est
puni ou encore sur le nombre de cas qui règlent autrement leurs conflits
ou qui restent tout simplement sans solution d'aucune sorte. Tout d'abord,
on argumentait que la Loi n'avait rien à voir avec celui qui l'appliquait. Si
le juge est par malheur aussi un voleur (et un pécheur endurci), dans
l'exercice de sa fonction il n'est qu'un simple instrument de la Loi, une
courroie de transmission : « la loi, et non pas moi, répliquerait le juge,
vous condamne ». Ensuite, en ce qui concerne l'impunité [pénale] du plus
grand nombre ou l'existence d'autres formes de résolution des conflits, on
répondait que si l'on ne peut pas prendre tous les cas, qu'on essaie au
moins de prendre ceux qu'on voit ou ceux qu'on peut 14. En effet, pour Ro-
13 L'expression « chiffre noir » (en allemand « Dunkelziffer » ou « Dunkelfeld » ;
en anglais : « dark number ») a été consacrée pour désigner la différence ou le
fossé entre le nombre de cas officiellement connus de transgressions à la loi pé-
nale et le nombre réel de transgressions (voir Sack, 1974).
14 Shakespeare (1604 : 117) illustre ces arguments dans son oeuvre mesure par
mesure
Je ne dis pas que dans le jury d'où dépend la vie d'un prisonnier
Il ne se puisse trouver, sur douze jurés, un voleur ou deux
Plus coupables que l'accusé. De cela seul qu'on lui révèle
La Justice s'empare ; et qu'importe à la Loi
Qu'il y ait des voleurs pour juger des voleurs. Il est bien évident
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 16

bertson, il n'y a pas de réflexion à faire sur le fait qu'un grand


nombre« échappe » à la justice pénale, sauf pour imaginer des expédients
efficaces pour forcer les gens à renvoyer au système le plus grand
nombre de plaintes possible ou, à l'intérieur du système même, pour em-
pêcher que des transactions ou des accords entre les parties aient lieu, que
les victimes retirent leurs plaintes, que les dossiers soient classés sans
suite, etc.

Parmi ces expédients, Robertson reprend une idée qu'il trouve dans les
Constitutions impériales : condamner « par trahison » une personne qui
aurait pu appréhender un meurtrier, mais qui ne l'a pas fait. « A very ef-
fectual way of bringing Malefactors to Punishments », déclare-t-il (p.
10). Il propose de punir davantage les gens qui ne communiquent pas les
crimes à la justice, aussi bien que ceux qui reçoivent consciemment des
biens volés (les « receleurs »). En outre, il relie la recherche de ces expé-
dients à la situation des victimes. Il propose aux juristes de faciliter la vie
des victimes devant les tribunaux pénaux pour s'assurer de leur collabora-
tion dans les enquêtes et condamnations. Mais il est aussi directement
préoccupé par le sort que la procédure pénale réserve aux victimes : il
veut éviter que la personne la plus offensée par la transgression soit com-
plètement délaissée en faveur des intérêts de l'État. « Je crains avoir à
dire que nos lois anglaises ne tiennent pas suffisamment soin de faire des
restitutions à la partie offensée, et pour cette raison beaucoup de pour-
suites sont entravées [...] (Robertson, 1701 : 11). Même lorsque l'offen-
seur est condamné, la victime ne reçoit rien, et cela « donne lieu à
maintes transactions privées (private compositions) » (ibid.). Certes, sa
préoccupation de la restitution ou du sort de la victime ne modifie pas sa
croyance en la dissuasion ; bien au contraire, c'est sa croyance en celle-ci
qui l'amène à ne pas vouloir dissocier l'intérêt privé de la victime du sup-
posé intérêt public pour la peine : « quand les intérêts public et privé vont
la main dans la main, il y a plus de succès, et les gens procèdent avec
plus de zèle » (Robertson, 1701 : 16).

Il voit bien que la justice pénale est injuste envers les victimes et qu'il
est déraisonnable que « seulement le roi reçoive une réparation, puisqu'il
Que, qui trouve un joyau, se baisse et le ramasse
Parce qu'il l'a vu ; mais ce qu'on ne voit pas
On marchera dessus sans y penser du tout.
(Angelo, le Régent, en réponse à Escalus, seigneur âgé ; acte Il, scène I)
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 17

n'est pas la principale personne offensée, mais bien la moindre » (Robert-


son, 1701 : 12), mais il est tellement obnubilé par la théorie de la dissua-
sion par la peine qu'il consacre le clivage entre les justices civile et pé-
nale en dépit de ce plaidoyer pour la restitution dans le cadre de la procé-
dure pénale : elle vient s'ajouter à la peine, plutôt que la remplacer. Il finit
paradoxalement par s'acharner contre les victimes elles-mêmes et par
s'opposer à toute résolution alternative au conflit : « il est donc souhai-
table que l'obligation de poursuivre devienne plus contraignante, et que
ces compositions privées - à l'heure actuelle vraisemblablement très
nombreuses - fassent l'objet d'une surveillance plus serrée »(Robertson,
1701 : 13).

L'arrière-plan de la philosophie juridique de Robertson tient alors déjà


compte de cette séparation entre les deux grandes modalités de justice :
le système civil, qui privilégie la place de la victime réelle et qui emploie,
pour faire justice, une série de sanctions moins grossières (le dédomma-
gement, la restitution in specie 15, etc.) ; et le système pénal, qui laisse de
côté la victime réelle et déploie, pour faire justice, les peines fortes et
dures (peine de mort, châtiments corporels, déportation, etc.). À dire vrai,
tous les textes de la doctrine de la sévérité maximale examinés ici s'ins-
crivent déjà dans cette idéologie bipartite de la justice.

Le thème de la « certitude de punir » ou du « plus grand nombre pos-


sible de coupables » marque sans doute une rupture importante avec les
principes dominants dans la justice de l'Ancien Régime où on veut punir
sévèrement, mais un petit nombre. Le Prince doit donner des exemples
éclatants, mais rares. Le principe du grand nombre est lié à une société
qui voit la « population » comme un problème et qui croit que, pour la
moraliser, il faut avoir de plus en plus recours à une punition massive,
comme s'il s'agissait d'un système de vaccination où on sait d'avance
qu'on ne réussira pas à rejoindre directement l'ensemble de la population
cible mais où on espère produire sur elle un effet de ricochet. Depuis le
début du XVIlle siècle, la société commence à affirmer, pour la première
fois d'une manière constante, qu'il faut punir le plus grand nombre pos-
sible. À partir du milieu de ce siècle, ce principe va déboucher sur un
choix préférentiel : il vaut mieux punir moins sévèrement mais punir un

15 C'est ce qui ressort des recherches historiques sur cette période. Voir, par
exemple, Beattie (1986).
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 18

plus grand nombre de gens que punir sévèrement un petit nombre de cou-
pables. Bref, modération dans l'intensité mais non dans la quantité. La
doctrine de la sévérité maximale se situe à cet égard à mi-chemin de la
modernité en ce sens qu'on veut encore cumuler les choses : punir sévère-
ment le plus grand nombre possible. De plus, on soutient qu'il faut punir
plus sévèrement encore les cas où il est particulièrement difficile de punir
un grand nombre.

6. Le petit texte de Robertson est remarquable à un autre égard : il


nous oblige à réfléchir aux rapports que le thème de l'humanisme entre-
tient avec le droit pénal. Il ne voit pas de contradiction entre, d'une part,
ses propositions de « starving them » ou de « fouettez-les jusqu'à la
mort » et, d'autre part, sa conviction que la doctrine de la sévérité n'est
pas incompatible avec l'humanisme ou avec le principe de modération et
de dernière instance (Last Refuge). Comment va-t-il alors concilier la po-
litique de sévérité avec l'humanitas, le thème de l'humanité ?

Les composantes de son argumentation, considérées séparément, sont


loin d'être nouvelles. Il reste que leur articulation dans un ensemble de
propos qui s'enchaînent pour justifier une doctrine de la sévérité nous pa-
raît déjà, sauf erreur, un peu plus originale. Car il dresse un pont entre la
politique de sévérité de l'Ancien Régime et les principes juridiques des
lumières.

Voyons comment Robertson justifie les moyens inhumains par l'hu-


manisme. Après avoir recommandé les supplices, il croit pouvoir être en
mesure de convaincre le lecteur que le mal ne sera pas si grand et que les
bénéfices de ces mesures contribueront au bien collectif (Public Good).
Le mot est lâché : le bien public, c'est bien de cela dont il s'agit et tout ex-
pédient est valable pour arriver à cette fin. D'autant plus que « la fré-
quente répétition des mêmes crimes, en défiant de manière flagrante la
présente loi, est une raison justifiée (just ground) pour décréter quelque
chose de plus terrible » (Robertson, 1701 : 5). Mais attention : à condi-
tion qu'on respecte les principes sacrés du droit (de la modernité), en l'oc-
currence certains droits fondamentaux ou, comme les appelleront plus
tard lès juristes, certaines sauvegardes ou « garanties juridiques ». La
(ré)conciliation entre l'humanisme et une politique de sévérité se fait
alors à l'aide de trois arguments.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 19

D'abord, nous devons, à son avis, faire un choix radical qui s'exprime
par la question : humanisme envers qui ? Envers le coupable ? Ou, au
contraire, envers (la victime et) l'humanité toute entière ? Éprouver un
sentiment de miséricorde pour les condamnés, c'est, bien sûr, un signe
d'humanité ; vouloir le traduire en politique pénale, c'est faire preuve d'un
humanisme déplacé, d'un manque d'esprit professionnel, voire de compli-
cité, car la philanthropie, en matière pénale, doit être placée envers les
« honnêtes gens » 16. Ne pas punir sévèrement une faute, c'est participer à
son étiologie ; nous sommes moralement responsables de notre tolérance
(mais non de notre intolérance). La justice par le mal de la peine se
concilie alors avec une sorte de discours sur l'humanisme. Cet argument,
tel qu'il est formulé ici, repose tout entier sur la théorie de la dissuasion
par la peine. Si l'on pouvait démontrer que la peine n'empêchait pas le re-
nouvellement de la faute et ses conséquences malheureuses, la justice pé-
nale ne serait pas « humaine » ; elle serait un gaspillage inutile. Mais une
partie du problème, nous l'avons déjà vu, est que le renouvellement de la
faute ne démontre jamais l'inutilité de la peine ou de sa rigueur, mais plu-
tôt son insuffisance.

Cet argument, pris isolément, est ancien et on le retrouve dans une


pièce où Shakespeare (1604) expose deux visions de la justice. La pre-
mière, représentée par le Régent Angelo, s'oppose au pardon, valorise la
sévérité et l'application stricte de la loi, et croit en la dissuasion. « Nos
décrets, dit Angelo, morts pour le châtiment, ils sont morts pour eux-
mêmes ; la licence tire par le nez la justice » (ibid., I, 4, 60). Et il la clé-
mence n'est pas elle même ce qu'elle paraît être car le pardon nourrit
d'autres tourments » (ibid., II, 1, 285). L'humanisme est ici en partie déta-
ché de la justice et ne s'adresse pas au coupable, mais à « tous les incon-
16 La doctrine de la sévérité maximale reprend un ancien argument à connotation
utilitariste. On le voit, dans cette pièce de Shakespeare (1604, II, S.II, p. 141),
Mesure pour mesure, lorsqu'Isabelle demande au Régent Angelo de pardonner à
son frère condamné à mort.

Isabelle Montrez pourtant quelque pitié.


Angelo Mais j'en montre le plus quand je me montre juste,
Car alors j'ai pitié de tous les inconnus
Qu'une faute impunie plus tard tourmenterait
Et fais le bien de qui, expiant le mai commis,
Ne vit pas pour recommencer. Résignez-vous,
Votre frère meurt demain, Acceptez.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 20

nus » (II, 2, 91). La deuxième vision est représentée par Isabelle qui,
comme le note bien Grivelet (1978 : 43), « soutient la doctrine adverse,
celle de la miséricorde ajoutée à la justice » (c'est moi qui souligne). Isa-
belle n'est pas sous l'emprise de la théorie de la dissuasion (ou de la rétri-
bution) et ne voit pas d'opposition entre justice et humanité. Pour elle, on
peut blâmer vigoureusement la faute sans réprimer rigoureusement le
coupable. La loi peut alors être juste dans ce qu'elle interdit et injuste ou
inhumaine en ce qu'elle prescrit comme sanction. Dans la conception
d'Isabelle, on ne doit pas justifier la (rigueur de la) peine par ses effets sur
les inconnus ou encore par sa nécessité morale. Et on peut même
condamner la faute sans appliquer une peine, ce qu'Angelo ne comprend
pas.

Le second argument est celui du transfert total de responsabilité.


Lorsque la loi annonce une peine pour une omission ou un acte interdit,
le transgresseur devient le seul responsable pour ce qui lui arrive comme
résultat de son geste : « [...] les hommes mauvais ne doivent que se re-
mercier eux-mêmes pour ce qu'ils attirent consciemment sur eux ; et ce
n'est pas la loi qu'on doit trouver dans le tort, mais eux-mêmes pour s'être
mis à la portée de la loi » (Robertson, 1701 : 9). Le législateur qui a choi-
si la peine est exonéré de la responsabilité de son choix par le fait même
de l'avoir inscrit dans la loi avant le passage à l'acte. Notons que cet argu-
ment est plutôt défensif : il met la loi pénale à l'abri d'une critique d'inhu-
manité. Ensuite, il est souvent accompagné d'un ajout à connotation pa-
ternaliste : on affirme mieux savoir ce qui convient à la personne cou-
pable pour « son propre bien », Dans le texte de Robertson, cet ajout n'est
pas présent, mais il le sera dans le texte de Madan (1785).

La voie de la légalité, finalement : nulle part dans le texte de Robert-


son on ne trouve l'idée qu'on pourrait condamner une personne pour un
acte non prévu par une loi pénale ou encore lui infliger une peine non sti-
pulée d'avance par cette loi. Son texte, dans l'ensemble, veut sensibiliser
le législateur à modifier formellement la structure des peines et non à lais-
ser ces dernières à la discrétion des tribunaux. Même si le principe de la
légalité n'y est pas explicitement affirmé, il sous-tend l'ensemble de ses
propositions. En ce sens, ce texte participe déjà à l'esprit juridique de la
modernité. Robertson se situe dans un cadre strictement légal et est de ce
fait contre les « privilèges » dans l'administration de la loi pénale.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 21

Comme quasiment tous les utilitaristes à partir du XVIIIe siècle au


moins, il n'accepte pas non plus la condamnation et la punition d'un inno-
cent même si l'on pouvait démontrer que cela serait « utile » pour dissua-
der les autres. La culpabilité et, plus encore, la preuve de cette culpabilité
hors de tout doute raisonnable dans un procès impartial, sont une condi-
tion nécessaire pour la peine. Avec l'expédient de la légalité, Robertson
renverse en partie le fardeau de la « preuve d'inhumanité ». En effet,
peut-on encore dire d'une proposition ou d'une mesure qu'elle est inhu-
maine, si le Parlement la juge appropriée pour défendre le bien public ?
Et les sauvegardes juridiques sont là pour réduire les erreurs et contrôler
l'arbitraire : la peine est dans la loi, la preuve doit être claire comme le
soleil de midi et, en plus, le pardon peut intervenir in extremis.

De plus, Robertson évoque aussi dans son discours le principe de la


« dernière instance » (Last Refuge) pour justifier ses revendications.
Certes, Robertson avance, dans la phrase suivante, que « même [la mort]
échoue maintenant » et que, pour cette raison, il faut trouver un remède
plus efficace ou des peines encore plus sévères. Au fond, ce qui est in-
quiétant et énigmatique, c'est ce passage obligatoire mais rapide par le
principe de la dernière instance et la désinvolture apparente avec laquelle
on l'affirme et on le neutralise d'un seul trait. Il n'a pas le statut d'un prin-
cipe réellement intégré aux théories de la peine, mais d'un simple support
ou forme de légitimation de la sévérité. À cet égard, il n'y a pas de diffé-
rence entre Robertson et Beccaria, entre la doctrine de la sévérité maxi-
male et l'utilitarisme pénal classique. Des différences existent sans doute,
mais elles ne relèvent pas de l'utilisation de ce principe et se situent, entre
autres, dans le seuil de la sévérité : pour l'utilitarisme classique, la mort
devient un seuil indépassable et Beccaria, en particulier, n'admet rien au-
delà de l'« esclavage perpétuel ».
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 22

George Ollyffe [1731] :


« Il doit y avoir une méthode à prendre, susceptible
[...] de plier une telle race “ingouvernée” » 17

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Nous sommes trente ans plus tard et nous trouvons une répétition du
point de départ de Robertson (1701) et du point d'ancrage de la critique
de More (1516).

On voit, dit-il, ... un nombre incommensurable de gens, parmi la tribu des fai-
néants, des vagabonds et des indisciplinés, qui n'ont aucun principe valable,
qui ont perdu tout sens d'obligation et de devoir à la fois à l'égard de Dieu et
de l'homme, et qui sont dénués de scrupules à faire le mal (mischief) à l'égard
de personnes humaines ou de propriétés, en tout lieu ... Et en dépit de l'infa-
mie et de la misère qui entourent et qui suivent chaque exécution, ils sont tel-
lement indifférents à toutes les terreurs, qu'ils continuent à s'exposer au danger
de rencontrer une fin fatale que d'autres ont trouvée avant eux (Ollyffe, 1731 :
3-4).

Comme le remarque Radzinowicz (1948 : 286), l'apparente indiffé-


rence qu'Ollyffe attribuait aux transgresseurs, y compris au moment de
l'exécution, conjointement à l'impression d'une augmentation de la crimi-
nalité, l'ont amené à croire que la loi pénale de son pays était trop modé-
rée. À l'instar de Robertson, il croit en la capacité de la peine à réduire,
par l'exemple, les actions criminalisées, même s'il croit en même temps
que « ces monstres » (these Monsters) sont indifférents à la terreur. À son
avis, « les innocents, les épouses, et la partie utile de l'humanité ... ont
droit à la protection » (Ollyffe, 1731 : 4) et le pouvoir législatif doit ré-
pondre à ce défi en promulguant des lois adaptées à la suppression des
plus graves atteintes.

17 En anglais : there may be some method taken, as may ... curb such an ungo-
verned race (Ollyffe, 1731 : 5)
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 23

En effet, il considère que le législatif a fait preuve jusqu'à présent d'un


louable esprit de modération 18, épargnant autant d'âmes criminelles (cri-
minal lives) qu'il est possible de le faire. Or, dit-il, « il est clair que cette
sagesse et cette modération ont été piétinées ». Les lois en vigueur ne
sont plus suffisantes pour effrayer ces « esprits abrutis » auxquels elles
doivent s'adresser. Il propose deux méthodes pour faire infléchir cette
« race ingouvernée » (p. 5). La première consiste à ajouter, pour les
crimes les plus graves, une plus grande sévérité dans l'exécution. La
deuxième est de disposer d'eux d'une autre manière (par exemple, en les
transportant dans les plantations où ils seront vendus comme esclaves),
avant qu'ils ne s'engagent dans les offenses les plus graves (Ollyffe,
1931 : 6).

Par rapport à la première méthode, Ollyffe réagit à l'objection possible


de la part des juristes, politiciens ou savants avec « un tempérament plus
mou » (more soft Tempers), et selon laquelle il n'y aurait rien de plus sé-
vère que la mort. Or, dit-il, « il est bien connu qu'il y a certaines formes
de mort qui sont plus terrifiantes que d'autres » (p. 6). Au cours de l'his-
toire de l'humanité, ces différentes méthodes d'exécution ont toujours été
considérées « au service de l'épée de la Justice pour la terreur des malfai-
teurs » (in the use of the Sword of Justice for the Terror of evil Doers)
(ibid.).

Au lieu d'expédier de ce monde le malfaiteur par une simple corde autour du


cou, on peut passer une corde résistante à travers ses bras et jambes, qui affec-
terait particulièrement les nerfs et les tendons, ainsi que leurs parties les plus
sensibles, afin de produire la plus intense angoisse ; sous laquelle, comme ils
auront un certain temps avant d'expirer, ils auront l'occasion de souffrir les
douleurs de plusieurs morts dans une seule (Ollyffe, 1731 : 8).

La suite du texte d'Ollyffe reprend les mêmes formes de justification


qu'on retrouve chez Robertson. Il remarque qu'à partir du moment où
nous choisissons nos représentants au Parlement et que ceux-ci pres-
crivent une variété de peines selon la gravité des actes, « personne ne
pourra prétendre que ce qui a été décidé ne comptait pas avec le consen-
tement et l'initiative de la Nation ». Le supplice de la roue serait donc lé-
18 Rappelons qu'à ce moment la loi pénale anglaise était devenue encore plus sé-
vère qu'à l'époque de Robertson ; un grand nombre de peines capitales ont été
ajoutées et le nombre d'exécutions était encore très élevé (Radzinowicz, 1948 :
285-286).
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 24

gitime et incontestable : il aurait l'aval de la démocratie. À partir de ce


moment, « qui peut raisonnablement désapprouver ce qu'eux-mêmes, par
leurs propres représentants, ont ordonné selon les circonstances ? » Enfin,
il nous invite à penser à la « fin heureuse » (happy End) que ces mé-
thodes produiront.

Révérend Martin Madan [1785] :


« Vigilance, fidélité et activité » 19

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Nous avons vu, avec le texte de Robertson (1701), que la doctrine de


la sévérité maximale a, pour ainsi dire, deux soucis majeurs : le premier
est l'augmentation des peines comme méthode de prévention des crimes ;
le deuxième est l'application stricte des lois existantes, c'est-à-dire une
politique d'activisme judiciaire en matière pénale ou, si l'on préfère, une
politique de « tolérance zéro » à l'égard de toute autre forme de résolution
des conflits et à l'égard du pardon judiciaire au sens large. Elle est donc
opposée à la décriminalisation, à la déjudiciarisation, aux règlements des
conflits à l'amiable, voire à un règlement exclusivement devant un tribu-
nal civil. Robertson a privilégié le premier aspect et Ollyffe se consacre
entièrement à lui. Le révérend Madan, quant à lui, ne demande pas néces-
sairement des lois plus sévères, mais plutôt leur application stricte. En
d'autres mots : son texte, comme le titre abrégé l'indique (« Thoughts on
Executive Justice »), s'adresse plutôt aux juges qu'au législateur.

Plus de trois quarts de siècle après le livre de Robertson, c'est toujours


le même refrain : « leur existence [celle des membres du public] est ren-
due misérable par l'augmentation journalière des déprédations commises
à l'égard de leur sécurité et de leur propriété » (Madan, 1785 : 4). D'où sa
conclusion : « L'honneur et le bien-être du royaume en général, aussi bien
que la sécurité et le bonheur des individus, doivent dépendre d'une admi-
nistration des lois en bonne et due forme ». Par là, Madan veut dire que
les juges doivent faire usage de toutes les rigueurs prévues dans les lois
pénales, sauf lors de cas exceptionnels.

19 En anglais : Vigilance, faithfulness and activity (Madan, 1785).


Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 25

Rappelons que cet ouvrage est publié après le petit traité de Beccaria
(qu'il connaît) et dans le dernier quart du XVIlle siècle. On peut observer
que la doctrine de la sévérité maximale continue à accompagner la pen-
sée juridique classique en mettant en relief ce que celle-ci a de plus strict.
L'adaptation de cette ligne de pensée à son temps se manifeste sur deux
points. D'abord, on fait son deuil des supplices. Certes, on ne parle pas
contre eux, mais on renonce, plus modestement, à l'idée de les proposer
comme peine. Bien sûr, on continue à faire l'apologie des lois qui pres-
crivent encore la peine de mort pour des infractions diverses en Angle-
terre, y compris pour les atteintes contre la propriété (vol qualifié, vol par
effraction, vol, etc.). Cependant, cette pensée n'est pas encore démodée
puisqu'on continue à créer d'autres lois de ce genre. Ensuite, parallèle-
ment à sa demande de sévérité, Madan affirme son accord avec une des
idées centrales de l'époque : il faut accorder une importance prioritaire à
la certitude de la peine ; on veut réduire le plus possible la marge d'impu-
nité pénale 20. Pour lui, la nécessité de punir devient l'objectif premier,
plus impérieux que la sévérité. Sur ce point, pas de concession. Certes, il
faut idéalement à la fois punir sévèrement et avec certitude. Madan sait
d'ailleurs qu'en demandant une application stricte des lois il obtient du
même coup une sorte de sévérité, et à propos des nombreuses infractions
capitales, il insiste sur la nécessité d'exécuter systématiquement les indi-
vidus pour produire l'effet de dissuasion. Cependant, le cas échéant, il est
d'accord avec Beccaria : il vaut mieux punir plus modérément que ne pas
punir du tout.

1. L'idée d'une efficacité maximale de la dissuasion continue à orien-


ter cette ligne de pensée. Et la peine, sa rigueur et sa certitude, en est
l'instrument et la clé. Plus fondamentalement encore, cette conception
instrumentale de la justice est surdéterminée de façon marquée par le cli-
vage entre les justices civile et pénale. De même que Robertson, Madan
(1785 : 7) se cantonne à la loi pénale 21. Il remarque que beaucoup de
gens trouvent ces lois trop nombreuses et trop sévères (allusion implicite
20 Le terme impunité a souvent été utilisé pour désigner exclusivement l'impunité
pénale, c'est-à-dire le fait que la justice pénale n'a pas pris en charge le conten-
tieux. On laisse entendre alors qu'il y a eu une sorte d'injustice ou encore que rien
n'a été fait. Or, dans un grand nombre de cas, il n'y a pas eu à proprement parler
« impunité » au sens large, puisque d'autres formes de solutions, y compris juri-
diques (justice civile, administrative, etc.), ont eu lieu.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 26

à Beccaria ?), mais il pense, au contraire, que « c'est un bonheur qu'au fur
et à mesure que les crimes apparaissent il y ait des lois faites pour les ré-
primer » (p. 7). « Au lieu de regretter la multiplicité de nos lois pénales,
on devrait plutôt regretter les occasions qui les suscitent » (p. 12). Quant
à leur sévérité, dit-il, « je n'y vois aucune, excepté du type le plus salu-
taire ; puisqu'elle seule peut dissuader les esprits sauvages de ceux qui
font l'objet de cette sévérité de commettre ces outrages et dommages
contre lesquels la sévérité de nos lois s'est élevée » (p. 8). Et « la partie
sérieuse, régulière et vertueuse de la société n'a rien à craindre de la sévé-
rité des lois, mais beaucoup à espérer d'elles » (ibid.). Ni la quantité ni la
sévérité des lois pénales ne sont un problème en soi ; elles sont une
simple et salutaire réponse aux problèmes sociaux qui les motivent. En
paraphrasant un personnage de Shakespeare (1604, IV, 6, 5), on peut dire
qu'à ses yeux la peine dure et certaine « c'est un remède qui n'est amer
que pour produire un doux effet », thème qui sera repris par Bentham. En
transposant ici les propos de Taylor (1991), la justice pénale consacre
alors la primauté d'une raison instrumentale qui se traduit par « une perte
de résonance, profondeur, ou de richesse dans l'environnement humain »
(p. 17) : la sanction juridique, « à l'image de ces marchandises de paco-
tille et des objets jetables dont nous nous entourons maintenant » (p. 18),
paraît conçue pour un usage limité, belliqueux et éphémère ; elle est là
pour produire simplement la peur chez les uns et un plaisir frivole de jus-
tice chez les autres.

Nous pouvons souhaiter que les crimes soient réduits par prévention ; et ce
n'est jamais aussi probable que lorsque les peurs d'un châtiment sévère opèrent
proprement dans les esprits de ceux qu'aucune autre considération ne peut re-
tenir (Madan, 1785 : 10).

On voit ainsi clairement le sens que prend le mot « prévention » pour


certains penseurs du XVIIIe siècle. Il est plutôt un effet recherché par la
répression qu'un moyen autre pour éviter cette dernière. On ne se com-
promet guère en avançant que le XVIlle siècle est, en matière pénale, le
« siècle de la prévention », ce qui revient à dire qu'il est le siècle de la
théorie de la dissuasion. Cette polysémie du terme prévention présente
souvent un aspect opportuniste : elle renforce la conviction dans l'utilité
de la peine et la rend plus acceptable.
21 « I would be understood to confine myself to the penal or criminal laws », dit-
il.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 27

Blackstone (1769 : 10) avait déjà critiqué cette rationalité de la pré-


vention, même s'il la reconduit lui-même par ailleurs. En effet, il montre
qu'elle n'est simplement pas recevable dans d'autres domaines du droit. Si
cela avait été le cas, le droit serait devenu tout entier pénal et la peine de
mort serait la solution prévue pour toute forme de transgression, y com-
pris aux lois civile et administrative. On sait depuis longtemps, dit-il, que
les wagons surchargés font des dommages aux voies publiques et que
plusieurs lois ont été promulguées sans succès pour les prévenir. Mais on
ne doit pas conclure pour autant que le pouvoir législatif serait justifié de
promulguer la peine de mort pour protéger la société contre ces entrepre-
neurs obstinés qui éludent systématiquement les lois. Il rappelle alors que
« le mal à prévenir n'est pas proportionnel à la violence du remède » 22.
Hélas, en ajoutant cette phrase, Blackstone réduit la portée de sa critique
et se renferme à nouveau dans le cadre du but de la prévention par la
peine.

2. La prévention (dissuasion) des crimes apparaît alors comme « l'ob-


jectif majeur de toute sévérité légale ». Madan, n'accepte pas ou ne voit
pas d'autres objectifs : « si tel n'était pas le cas, toute peine serait futile et,
par là, cruelle » (p. 11). La remarque est ambiguë, car on peut la lire
comme une ouverture vers la modération. En effet, qu'arrive-t-il si l'on
démontre que la peine ne prévient pas des nouveaux crimes ? En bonne
logique, il faudrait la considérer comme futile et l'abandonner. Si la théo-
rie de la dissuasion mise sur l'efficacité, en réalité le pari n'est pas risqué,
car elle prévoit des réponses pour neutraliser sa mise en cause : la peine
n'était pas assez sévère ou la loi n'était pas appliquée en bonne et due
forme.

Madan met l'emphase sur le deuxième argument et critique particuliè-


rement l'exercice du pouvoir de grâce des juges à l'égard des personnes
condamnées à mort par les innombrables lois capitales en vigueur. Pour
Madan (1785 : 16-18), le législateur a été sage et a fait de son mieux pour
créer des lois pénales « avec des dents » et qui suscitaient la terreur dans
l'esprit des gens. L'ombre au tableau est l'absence d'une application
stricte. Que les autres lois ne soient pas appliquées de la sorte n'est pas

22 En anglais : the evil to be prevented is not adequate to the violence of the pre-
ventive.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 28

vraiment un problème ; mais si les lois pénales restent inappliquées, il y a


dans le royaume trop de licence et celle-ci tire la justice par le nez.

Imaginez-vous, dit-il, un étranger qui arrive dans notre pays et se met


à examiner d'abord nos lois pénales : pas de crime dangereux sans une
peine sévère prescrite par la loi et sans laisser aucun espoir au transgres-
seur de pouvoir s'en sortir. Cet étranger imagine notre pays à l'abri des
voleurs de toutes sortes et pense que notre sécurité frôle la perfection.
Mais combien serait-il surpris et désorienté lorsqu'il apprendrait que des
atteintes à ces lois se produisent tous les jours et que les lois sont rare-
ment mises à exécution ! Il comprendrait alors qu'elles ne sont rien de
plus que des épouvantails devenus familiers et qui ne font plus peur à
personne. L'indulgence des juges prévient les lois alors que l'exécution de
leur devoir aurait prévenu le crime. On aura compris : les juges sont res-
ponsables de l'échec des lois et ils sont critiqués parce qu'ils abusent de
leur pouvoir discrétionnaire en favorisant la modération : « ceux dont le
devoir et le travail consistent à administrer ces lois ont depuis plusieurs
années préféré leurs propres sentiments en tant qu'hommes aux obliga-
tions qu'ils doivent au public en tant que magistrats (Madan, 1785 : 13 ;
souligné dans l'original) 23.

3. Madan raconte une anecdote dont le récit, dit-il, éclaire ses propos.
Elle lui aurait été fournie par un éminent avocat qui fait état d'une
conversation avec un détenu déjà condamné à mort une fois, mais dont la
peine avait été commuée en emprisonnement. Le voyant encore aux
prises avec la justice, l'avocat lui demande comment il a pu s'aventurer
une nouvelle fois dans ses anciennes pratiques après avoir échappé d'aus-
si près à l'exécution. Le détenu lui répond :

Monsieur, la vérité est qu'il y a tellement de chances en notre faveur, et telle-


ment peu contre nous, que je n'avais jamais pensé que j'aurais pu en arriver là.
D'abord, (...), les chances sont élevées de ne pas être découvert et beaucoup
plus encore de ne pas être appréhendé ; et, si vous êtes appréhendé, de ne pas
être condamné ; et, si condamné, de ne pas être pendu. Ainsi, je me considé-

23 Madan propose une métaphore puissante : celle de la boîte à vipères. Tout


comme les vipères dont on a enlevé les crochets à venin deviennent inoffensives,
les tribunaux ont réduit nos lois criminelles à ne plus être que des fan-
toches :« their sting is gone, their fangs are out, their terror is lost » (Madan,
1785 : 36-37).
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 29

rais en sécurité, avec vingt chances contre une en ma faveur (récit d'un déte-
nu, cité par Madan, 1785 : 39).

Ce passage nous laisse voir comment le rationnel de la doctrine de la


sévérité ou de la certitude de la peine s'harmonise avec le constat de
l'existence d'un grand nombre de cas qui échappent àla justice pénale (le
« chiffre noir »). On soutient la nécessité de la sévérité ou de la certitude
de la peine non pas parce qu'on ignore le chiffre noir, mais plutôt parce
qu'on croit pouvoir contrebalancer ses effets. Bref, on esquive l'argument
de l'existence du chiffre noir en disant que la peine doit être surtout cer-
taine, alors qu'elle ne peut jamais l'être. Mais pourquoi alors cette thèse
de la certitude de la peine nous paraît-elle si persuasive ? Peut-être parce
que nous avons souvent à l'esprit, lorsque nous entendons parler de « cer-
titude », non la certitude de la peine criminelle, mais plutôt l'importance
pour nous d'une quelconque réaction face à quelque chose que nous
désapprouvons. C'est cette idée plus large qui fait appel à notre expé-
rience quotidienne et qui nous parait avoir une certaine valeur pragma-
tique. Nous finissons alors par accepter facilement l'idée que la certitude
de la peine est importante, en dépit des preuves en sens contraire.

4. Madan n'est pas directement contre tout pouvoir discrétionnaire des


juges. Il croit même que ce pouvoir est nécessaire pour arriver à des déci-
sions qui soient justes (pp. 53-54). Cependant, pour lui, le « scrupule »
dans la conscience du juge est un problème grave qui fait entrave à la jus-
tice, particulièrement là où le législateur a établi des peines qui peuvent
paraître trop sévères (Madan, 1785 : 47). Car, dans ces cas, ces juges
contournent cette sévérité alors qu'ils devraient obéir à la loi et non la
modifier. Il prône donc une morale de l'obéissance ou de la soumission à
la sévérité de l'autorité (législative) par opposition à une morale émanci-
patrice capable de résister aux élans répressifs du législateur.

La question, on le voit, est complexe, puisqu'elle relie cette « soumis-


sion » au partage des pouvoirs entre le législatif et le judiciaire. L'idée de
« démocratie » comme valeur suprême commence à faire son chemin et
renvoie à un débat classique qui s'exprime par la question : « doit-on
obéir aux lois injustes et sévères ? ». Bien sûr, Madan est convaincu que
ces lois sévères ne sont pas injustes et que le but des peines est de pro-
duire la terreur chez les transgresseurs potentiels.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 30

Il propose alors aux juges des « mécanismes psychologiques » pour


neutraliser leur indulgence et les aider à épouser une attitude de sévérité.
Il rappelle entre autres que les sentiments de sympathie et de pitié doivent
s'appliquer au public offensé (injured public) et non à l'accusé offenseur
(injurious robber) et cite les propos d'un juge qui disait : « quand je
penche vers le pardon, je me fais rappeler qu'il y a également un pardon
dû au pays » (pp. 54-55 ; souligné dans l'original). Il invite aussi les juges
incapables d'assumer une attitude de sévérité à démissionner de leur poste
et demande, le cas échéant, leur révocation (p. 83). On voit comment les
arguments se déplacent : pour lui, le « bon » juge est celui qui ressent la
compassion mais ne succombe pas à ses charmes en gardant à l'esprit la
compassion qu'il doit au public.

Bref, on soutient que la sévérité ou la certitude de la peine fait l'affaire


de tout le monde : elle sert le public dans la mesure où elle assure la pré-
vention des crimes ; elle sert, ensuite, à la victime puisque la souffrance
du coupable apporte un réconfort à la sienne ; elle sert, enfin, au coupable
lui-même parce qu'elle assure au moins une fin utile à sa propre souf-
france (p. 96). Ce travestissement de l'« humanitas » ne peut être correc-
tement compris que si l'on dégage la force morale sous-jacente à cette
croyance : croire réellement qu'on fait du bien à tout le monde et qu'on
peut construire, avec ces méthodes, une « vie bonne » et une « bonne jus-
tice ».
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 31

Révérend William Paley :


« L'incertitude de la peine doit être compensée
par la sévérité » 24

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Comme l'a écrit Radzinowicz (1948 : 248), « les prémisses idéolo-


giques d'une législation fondée sur la peine capitale ont été intégralement
développées de façon magistrale dans un exposé fait par William Paley
dans un chapitre de ses Principles of Moral and Political Philosophy. Il
ne s'agit pas, comme le remarque cet auteur, d'un penseur original, mais
le caractère concis et convaincant de ses arguments a assuré un grand
succès à son livre. En fait, Paley accepte, en règle générale, la sévérité
des lois anglaises de son époque (y compris le grand nombre de lois capi-
tales) et aussi la théorie utilitariste de la dissuasion. À son avis, « le crime
doit être prévenu par un moyen ou par un autre ; et, par conséquent, tous
les moyens qui paraissent nécessaires à cette fin, qu'ils soient ou non pro-
portionnés à la faute du délinquant, sont adoptés avec raison, parce qu'ils
sont adoptés sur la base du seul principe qui peut justifier le châtiment
tout court » (Paley, 1785 : 527).

En effet, « le but propre à toute punition humaine est la prévention du


crime et non la satisfaction de la justice » (Paley, 1785 : 526). « Par satis-
faction de la justice », dit-il, « j'entends la rétribution d'une certaine quan-
tité de souffrance pour une certaine quantité de culpabilité » (ibid.). Ce
dernier type de justice revient à Dieu seulement. Il propose de distinguer
la justice (utilitaire) humaine de la justice (rétributive) divine. Dans le
cadre de cette dernière, l'échelle de punition est exactement proportion-
née au degré de culpabilité de l'offenseur. Mais on ne doit pas s'attendre à
ce que la même chose se produise dans la justice humaine et on doit re-
noncer à toute tentative de l'imiter. Pourquoi ? Parce que nous n'avons
pas les mêmes attributs que Dieu et nous ne sommes pas placés dans la
même situation : il a une parfaite connaissance de tout et rien ne peut lui
24 En anglais : the uncertainty of punishment must be compensated by the severi-
ty (Paley, 1785 : 531).
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 32

échapper. Dans ses mains, la certitude de la punition est assurée et il est


capable de connaître le degré exact de culpabilité de chaque personne. De
plus, il n'est pas obligé de tenir compte d'autres sortes de considérations.
Lorsque la protection du public est confiée aux êtres humains, la situation
se modifie parce que nous n'avons ni le même pouvoir ni les mêmes
connaissances. Une nécessité d'ordre différent et des nouvelles manières
de faire découlent alors des limites de nos facultés et du fait que nous de-
vons nous occuper de ce qui se passe dans ce monde. Nous devons en
premier lieu prévenir d'autres crimes. Et comme la certitude de la puni-
tion disparaît, nous sommes pousses a compenser l'incertitude qui en dé-
coule par la sévérité. Plus on réussit à commettre facilement un crime,
plus nous sommes appelés à introduire des peines additionnelles pour
augmenter le sentiment de terreur (Paley, 1785 : 530-531). Bien sûr, la
punition par la société peut éventuellement coïncider avec le degré de
culpabilité de la personne, mais cela n'arrive pas nécessairement (p. 531).

Dès lors, si la notion de justice exige ou non la punition, ce n'est pas


tout à fait important, puisque cette exigence ne constitue pas « le motif »
ou la raison d'être d'une « punition humaine » (p. 526) 25. Si l'impunité
[pénale] des transgresseurs n'entraînait aucun préjudice ou danger pour la
nation, les juges ne s'inquiéteraient pas du fait que toutes les infractions
restent impunies. La peur que la loi produit chez le transgresseur et chez
les autres est « la seule considération qui autorise d'infliger la punition
par des lois humaines ».

2. Paley (1785 : 527) ne conteste pas la nécessité d'une mesure des


peines : certaines doivent être clairement plus sévères que d'autres. Mais
la mesure ne se fonde pas sur le degré de culpabilité de l'offenseur, mais
plutôt sur « la nécessité de prévenir la répétition de l'offense ». Cette fa-
çon de voir ne coïncide pas non plus tout à fait avec le savoir utilitariste
classique. Celui-ci juge important de combiner le critère de la prévention
de la répétition du crime avec un critère visant à prévenir aussi l'aggrava-
tion de la conduite. On veut alors que les plus grands délits aient une
peine plus sévère que les petits délits pour pouvoir comparer les peines
entre elles et avoir un motif pour s'abstenir du plus grand crime 26. Paley
25 Il faut lire « humaine » ici comme signifiant « par l'être humain » (en contraste
avec la justice divine) et non comme synonyme de « punition modérée ».
26 C'est la position de Beccaria (1764 : VI) qui a soutenu le principe selon lequel
il doit y avoir une proportion entre les délits et les peines. Cela veut dire qu'on ne
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 33

fait fi de ce critère de « proportionnalité entre délits ». Si, pour lui, le cri-


tère clé est la prévention de la répétition du crime, il ajoute quatre consi-
dérations pour le mettre en pratique : le danger que certains crimes en-
traînent pour la société ; la facilité avec laquelle on peut les commettre ;
la facilité avec laquelle on peut les occulter (ou, ce qui revient au même,
la difficulté de les détecter) ; et le degré de difficulté pour la victime ou
pour la société de les prévenir par d'autres moyens.

Il prétend qu'en réalité aucun gouvernement ne punit le crime en fonc-


tion de la culpabilité, mais plutôt « en proportion avec la difficulté et la
nécessité de prévenir » les crimes (Paley, 1785 : 527). Pour l'illustrer, il
remarque que la loi frappe, dans certaines circonstances, d'une peine plus
sévère le vol commis dans le cadre d'un rapport de confiance que le
même type de vol pratiqué en dehors de ce cadre relationnel et ce, même
si ces deux offenses ne sont pas différentes du point de vue de leur « qua-
lité morale ». Pourquoi ? À son avis, c'est parce que le vol est plus diffi-
cile à prévenir dans un rapport de confiance, la propriété est plus expo-
sée, etc. La loi doit alors être plus sévère. Ainsi, la loi aurait raison de pu-
nir plus sévèrement le vol d'un employé dans un magasin ou dans la rési-
dence de son maître parce que dans ces cas une grande marge de
confiance est inévitable. Il est d'accord également avec la peine de mort à
l'égard du vol de mouton, etc., non parce que ces actes sont plus blâ-
mables que d'autres, mais parce que la propriété est plus exposée et né-
cessite la terreur de la peine de mort pour la protéger (Paley, 1785 : 529).
Enfin, il considère que dans les cas où la détection d'un accusé est plus
difficile, la punition doit être plus sévère. Si l'on appliquait ce raisonne-
ment aujourd'hui, on aboutirait sans doute à des peines très sévères à
l'égard des illégalismes d'affaires, de la violence policière, etc., car il y a
très peu de chances de condamner les transgresseurs dans ces conten-
tieux. Par ces considérations, Paley justifie des peines exorbitantes à
l'égard d'un grand nombre d'infractions mineures. Comme le remarque
Radzinowicz (1948 : 251), quasiment toutes les offenses deviennent dan-
gereuses.

doit pas prévoir un châtiment égal (par exemple, la peine de mort) pour deux dé-
lits qui portent à la société un préjudice inégal (par exemple : le meurtre et le vol).
Rappelons que les deux principes en conflit ici (celui de la proportionnalité entre
les délits et les peines et celui de la sévérité selon la difficulté de prévention) sont
utilitaristes. Bentham (1840) va essayer de les combiner.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 34

3. Réapparaît ici aussi le principe utilitariste selon lequel les offenses


ne doivent pas être punies si l'impunité [pénale] n'est pas dangereuse pour
la société. De nouveau, le principe est surtout rhétorique : il est convain-
cu de la nécessité de la punition et de la mise en danger de la société par
la transgression. Dire le contraire serait prétendre que le législateur erre
régulièrement dans l'exercice de son travail, ce que Paley ne peut croire.
Comme l'écrit Radzinowicz (1948 : 252), sa position vis-à-vis de la loi
pénale anglaise constitue une « apologie du système établi ». On voit
alors que ce principe utilitariste n'est pas incompatible avec une doctrine
de la sévérité ni n'est une « preuve » de modération. Les lignes de démar-
cation entre ce courant et les théories conventionnelles de la peine ont
tendance à se brouiller au fur et à mesure qu'un consensus flou s'établit
sur la notion de proportionnalité entre délits, sur le non recours aux sup-
plices et sur le rôle du degré de culpabilité dans la détermination de la
mesure de la peine.

Le texte de Paley représente peut-être la dernière expression impor-


tante de la doctrine de la sévérité maximale pré-classique. Il est déjà tel-
lement proche des théories classiques que nous sommes tentés de dire
qu'après son ouvrage la doctrine de la sévérité maximale n'est plus saisis-
sable « en elle-même », c'est-à-dire en dehors du cadre proposé par l'en-
semble des théories modernes de la peine criminelle ; elle devient une
simple modulation plus ou moins subtile des théories modernes, leur
ombre indélébile s'adaptant aussi bien aux philosophies utilitaristes que
rétributives. Par conséquent, on n'est plus capable de critiquer l'idéologie
de la sévérité séparément, c'est-à-dire sans mettre en même temps en
cause les présupposés théoriques de l'ensemble des théories de la peine.
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 35

Remarques finales

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Il ne faut pas se leurrer : cette doctrine, difficile à caractériser et à


identifier dans les textes relevant d'un « savoir sérieux » 27 sur la peine,
dépasse largement les écrits de ces quatre auteurs anglais, voire les fron-
tières de l'Angleterre. On peut même prétendre qu'elle vient jusqu'à nos
jours, même si elle s'habille parfois différemment, comme un caméléon
qui a la faculté de changer de couleur selon l'endroit où il se trouve. Elle
fait partie d'une histoire des mentalités qui reste à faire. Aujourd'hui, le
siège de cette doctrine se trouve sans doute dans certaines franges de la
pensée populaire sur le crime et la peine, mais également dans certaines
franges de la pensée professionnelle (juristes, intellectuels, politiciens,
etc.). Elle alimente, comme nous l'avons vu, cette conviction selon la-
quelle l'ensemble des lois pénales doit être comme une boite de vipères
très dangereuses : la loi (pénale) doit avoir des « dents aiguisées » (sharp
Teeth), comme l'écrivait un des représentants de ce courant (Robertson,
1701 : 4). De nos jours, elle est aussi enchâssée dans les limites des théo-
ries modernes de la peine : elle n'est pas portée aux supplices, limite la lé-
gitimité de la peine de mort à certains délits plus graves contre la per-
sonne et accepte au moins jusqu'à un certain point la notion de propor-
tionnalité entre délits.

D'un point de vue méthodologique, ces quatre textes ont le statut de


types-idéaux. Ils nous permettent de fonder un savoir conjectural qui,
comme le remarque Freud, « a coutume de deviner par des traits dédai-
gnés ou inobservés, par le rebut de l'observation, les choses secrètes ou
cachées » (cité par Ginzburg, 1980 : 9). Il s'agit d'une méthode d'interpré-
tation qui s'appuie sur les déchets, sur les données marginales ou habi-
tuellement jugées comme dépourvues d'importance, mais qui les consi-
dère néanmoins comme révélateurs (Ginzburg, 1980 : 13). Ce savoir s'ap-
puie sur le concept décisif de symptôme et a recours à l'« indice » pour
articuler une connaissance individualisante (ibid., pp. 17 et 28) ; bref, il
27 Sur le concept de « savoir sérieux » voir nos remarques dans le premier cha-
pitre du volume 1 (Pires, 1995 : 26).
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 36

« se caractérise par là capacité à remonter, à partir de données expérimen-


tales apparemment négligeables, jusqu'à une réalité complexe qui n'est
pas directement expérimentale » (Ginzburg, 1980 : 14).

Or, ce qui reste difficile à saisir - voire à cacher - dans la probléma-


tique des philosophies de la peine, c'est, entre autres choses, la question
de la rigueur ou de la sévérité. Comment les théories de la peine se
placent-elles vis-à-vis du thème de la sévérité ? Celle-ci est-elle perçue
comme un « avantage » ou, au contraire, comme un désavantage, un
« trait négatif » ? Où se trouvent les sièges de la sévérité ? Dans les lois ?
Dans les attitudes personnelles des procureurs et des juges ? Dans la
forme d'organisation même des droits ? Dans tout cela à la fois ? Et com-
ment se manifeste cette sévérité ? Dans la rigueur des peines ? Dans la
tendance à vouloir amener devant les tribunaux toute personne connue
pour avoir transgressé une loi pénale ? Dans le projet d'exclure le dédom-
magement et la liberté de transiger en matière pénale ? Ou encore, ce qui
revient en partie à la même chose, dans le projet de donner à la souf-
france du transgresseur, en matière pénale, le statut de compensation lé-
gale, de mesure préventive, de moyen d'amendement ou de valeur sym-
bolique ?

La sévérité est un thème important, mais négligé par les philosophes


de la peine, les historiens, les criminologues. On s'y réfère plutôt comme
à un résidu de l'Ancien Régime ou une excroissance de la pensée contem-
poraine. En matière de philosophie de la peine, on est plus intéressé à res-
ter en terrain sûr : réitérer les fondements du droit de punir et réaffirmer
la valeur de l'une ou l'autre des théories conventionnelles de la peine. Le
thème de la sévérité est tellement négligé que l'étude de Radzinowicz
(1948) sur la doctrine de la sévérité maximale au XVIIIe siècle est restée
sans écho. En effet, la découverte de cette ligne de pensée n'a pas été re-
prise par après ; les ouvrages de criminologie, de droit et de philosophie
n'en font généralement pas état. La sévérité est pourtant au coeur des dé-
bats sur la peine et est évoquée au moins de trois façons différentes.

- On l'évoque pour marquer une distance critique à l'égard de l'An-


cien Régime. On la représente alors comme une « émanation des
siècles les plus barbares » (Beccaria, 1764 : 5). À ce titre, elle
s'inscrit tantôt dans le cadre du discours progressiste de ceux qui
veulent changer les choses au XVIIIe siècle, comme Beccaria, tan-
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 37

tôt dans le cadre d'un discours qui, sans le vouloir, contribue à re-
présenter le savoir classique sérieux sur la peine comme « libéré »
de ce fléau. Ici, la sévérité passe pour un cauchemar des anciens
temps : « ils » (dans le passé) étaient sévères et déchaînés, « nous »
(aujourd'hui) sommes modérés ou justes. En paraphrasant Bentham
(1791 : 24), on peut dire que « sévère » et « modéré » sont des
termes de comparaison : un régime de pénalité peut être « modé-
ré » à l'égard de ce qu'il a déjà été, quoiqu'il soit « sévère » en
comparaison de ce qu'il aurait pu être ou de ce qu'il peut devenir.

- On l'évoque aussi, par la négative, pour interroger les projets ri-


vaux, jugés trop progressistes, « trop humanistes », ou trop indul-
gents. Dans ce cas, la « sévérité » est valorisée, mais moins comme
une forme « idéale » de la pénalité, ou même comme un moyen né-
cessaire, que comme une limite de la « modération » ou de l'huma-
nisation. On ne dira pas ici qu'« il faut être sévère », mais plutôt
qu'« il ne faut pas être mou, doux, négligent, etc. ». C'est par une
critique des théories rivales qu'on valorise sa propre sévérité.

- On peut aussi la présenter comme une « exigence de justice »et


alors comme la preuve même de notre « humanisme » : ici, nous
demandons la sévérité parce que nous nous considérons comme de
« vrais » humanistes, ou au nom de la Justice. La répression n'ap-
paraît pas alors sur l'angle négatif, mais sur l'angle « positif » et de-
vient moralement acceptable. La doctrine de la sévérité maximale a
aussi représenté la sévérité de cette façon, mais elle a été trop loin
en acceptant les supplices et un grand nombre de peines capitales.

Dans ce cadre, on peut comprendre que la doctrine de la sévérité


maximale mise en lumière par Radzinowicz ait pu apparaître aux philo-
sophes, juristes et criminologues contemporains comme peu intéressante
ou comme une vision Périmée de la pénalité. Or, nous croyons, au
contraire, qu'il faut étudier attentivement cette ligne de pensée et analyser
sa « forme d'intégration » non seulement à la pensée de l'époque des lu-
mières, mais aussi aux manières actuelles de penser la pénalité. En outre,
il faut admettre qu'on connaît encore mal les diverses facettes de la « sé-
vérité », qu'on la contrôle mal dans le fonctionnement de la justice et
qu'en plus, elle semble se faufiler partout en matière pénale : elle parait
être enracinée dans la manière même par laquelle le droit est organisé et
Alvare Pires, “La doctrine de la sévérité maximale au siècle des lumières” (1998) 38

divisé. L'étude de cette doctrine du XVIlle siècle peut alors jeter quelques
lumières sur ce thème et contribuer à esquisser certains problèmes théo-
riques à partir des théories rétributives et utilitaristes modernes de la
peine.

Fin de l’article.

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