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La découpe du corps humain et ses


justifications dans l'antiquité
JEAN-MARIEANNONI
VINCENT BARRAS

Résumé. Le développement de la technique particulière d'investigation du


corps humain que représente la dissection ne peut se réduire à une histoire
dont les étapes seraient dictées par le conflit entre des circonstances socio-
culturelles déterminées (superstitionà l'égard du cadavre, peurs irrationnelles,
préjugés moraux et religieux. . .) et une volonté médicale d'accéder à la connais-
sance de l'intérieur du corps. L'exposé et l'examen exhaustif des textes de l'An-
tiquité gréco-latine ayant trait à cette problématique permet de penser que le
matériau même de la dissection, 16in d'être une simple donnée brute, se consti-
tue comme objet le long d'un parcours historique, où il importe de souligner
quel r61e joue la dynamique propre à la méthode elle-même, et quelle est l'im-
portance des apports et des résistances provenant de la pensée technique, phi-
losophique, médicale. On relève aussi comment l'anatomie, du fait des
caractéristiques de son outil méthodologique privilégié, tend à se constituer en
un corpus de connaissances qui, dès le IIIe siècle avant J.C., se stabilise et de-
vient autonome pendant au moins un millénaire.
Abstract. The development of dissection as a particular technique of investi-
l
gating the human body cannot be reduced to a narrative defined solely by the
conflict between socio-cultural factors such as superstition, irrational fear of
the dead body, and moral and religious prejudices on the one side, and the
medical need for a better knowledge of the body on the other. Extensive and
careful examination of relevant Greek and Roman texts leads the authors to
conclude that even the concept of dissection itself cannot be taken as a simple
given, but must rather be seen as a series of methods and procedures which

Jean-Marie Annoni, docteur en médecine, Clinique de Neurologie, HBpital Cantonal


Universitaire de Geneve, 1211 Genhve 4, Suisse.
Vincent Barras, docteur en médecine, licencié es lettres, Institut Louis Jeantet d'histoire
de la médecine, Faculté de Médecine, CMU, 1211 Genhve 4, Suisse.

CBMH/BCHM / Volume 10: 1993 / p. 185227


186 JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

evolved through time influenced both by an interna1 dynarnic of its own, and
subject to the external forces of contemporary technology, philosophy and
medicine, which tended to either further or oppose it. It is also demonstrated
how the particular nature of its tools led to Hellenistic anatomy's engendering
a body of knowledge which persisted and consolidated itself over a span of at
least a thousand years.
K

Vu sous un certain angle, l'intérieur de notre corps ne recéle guère plus


de secrets aujourd'hui. Les techniques de pointe en imagerie médicale :
radiographie, ultrasonographie, tomographie axiale computérisée,
résonance magnétique nucléaire, tomographie à émission de positrons,
disséquent jusque dans ses plus petits recoins l'homme vivant sans
toucher, ou peu s'en faut, à son intégrité corporelle. Le rayon X, l'onde
électromaghétique, les particules nucléaires révèlent à moindres frais
et de plus en plus finement les structures les plus intimes, qui tendent à
se dissoudre dans l'analyse de leurs mécanismes physiologiques,
biochimiques, voire moléculaires. Mais la base historique et propédeu-
tique demeure : l'anatomie, fondée sur la dissection, technique qui con-
siste à «séparer et analyser méthodiquement les différentes parties
d'un corps organisé»? C'est, selon la conception que nous en avons, le
moyen naturel de l'autopsie - étymologiquement «actionde voir de ses
propres yeux» -, qui permet d'aboutir au but recherché : la connais-
sance de l'intérieur du corps humain. Rétrospectivement, la méthode
paraît des plus logiques : pour connaître, il faut observer, et pour ob-
server, il faut ouvrir. Une telle ligne de conduite relève pleinement de
la tradition privilégiant l'observation objective et scientifique, dont la
médecine occidentale est la directe héritière. Il n'est toutefois pas cer-
tain qu'il s'agisse là d'un cheminement naturel, qui se serait imposé
avec la mdme évidence aux anciens.
Si une méthode n'existe qu'en fonction d'une finalité bien déter-
minée, d'un problème clairement posé que l'on souhaite résoudre, cela
l
implique que son utilisateur ait déterminé cette finalité, caractérisé'ce
probléme. Or, en anatomie, celle du moins de notre tradition médicale
occidentale, le but fixé est d'acquérir, au moyen d'une description
détachée et objective, la connaissancedu corps humain, et non, comme
cela est apres tout imaginable, de confirmer yn système théorique
préalable ou de justifier a posteriori une thérapeutique. A son tour, un
tel principe d'objectivation implique à l'égard du corps une attitude
particulière, que l'on pourrait qualifier d'attitude technique. La dissec-
tion, méthode d'investigation du corps humain qui nous apparaît au-
jourd'hui comme la méthode la plus «naturelle»,la plus élémentaire,
repose en réalité sur une base complexe de réquisits. Son histoire rap-
pelle que la base rationnelle scientifique sur laquelle repose notre ana-
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 187
tomie non seulement fut lente à se mettre en place, mais encore ne s'est
pas développée selon un parcours simple et linéaire.

1. HOMÈRE

Au livre III de l'Histoire des animaux, Aristote, appliqué à décrire les


Y
difféientsvaisseaux de la région située au-dessus du coeur, prend pour
référencele grand poète épique : «La veine qui s'étend vers la vertèbre
du cou et vers le rachis revient de nouveau le long du rachis. C'est
d'elle dont parle Homère dans son poème^.^
Le passage auquel il se réfère se trouve dans le chant XII1 de l'Iliade :
«Antiloque, en revanche, &pieThoon, qui vient de faire demi-tour, il
bondit et le blesse; il lui tranche net le vaisseau [phleba] qui va courant
le long du dos et remonte jusqu'au cou; il le tranche net et l'homme
choit dans la poussière, sur le dos, tendant les deux bras vers les s i e n s ~ . ~
Ce vaisseau, qu'il faut interpréter comme l'aorte accompagnée de la
veine cave le long de la face antérieure de la colonne vertébrale si l'on
tient à analyser la scéne de facon réaliste? est l'une des très nom-
breuses références morphologiques, qui pour la plupart se rattachent à
la description des blessures de guerre jonchant les poèmes homériques
comme autant de cadavres la plaine de Troie :5 «Le trait l'atteint là où
se joignent tête et cou, à la dernière vertèbre, et lui tranche les deux ten-
dons. Il tombe, et sa tête, sa bouche, son nez sont& terre, longtemps
avant ses jambes et ses g e n o u x ~ . ~
Les historiens de la médecine n'ont pas manqué de s'émerveiller de
la finesse des descriptions morphologiques, et de s'interroger en
conséquence sur les moyens d'acquisition de telles connaissances.
C'est ainsi que 0. Korner postule sans sourciller l'existence de dissec-
tions humaines menées par des médecins $I l'époque h~mérique.~ Selon
lui, en effet, un passage comme le suivant : «Autour de lui, anguilles et
l
poissons s'occupent à le déchirer et à ronger la graisse enveloppant ses
reins»? témoignerait d'une connaissance précise de la région rétro-
péritonéale que la simple observation des viscères à travers les bles-
sures de l'abdomen ou l'analogie tirée de l'inspection directe des or-
ganes d'animaux ne suffirait en aucun cas à expliquer. Seul le décou-
page de cadavres humains dans un but spécifique de recherche ana-
tomique aurait permis au médecin homérique d'acquérir une telle no-
tion topographique, de même que par exemple la connaissance de la
positi6n précise des organes intrathoraciques. E. Fuld, tout en postu-
lant implicitement, comme 0. Ktirner, que les riches descriptions
homériques ne furent possibles que grace à un savoir anatomique du
même type que le nôtre, nie la possibilité d'une dissection médicale
menée systématiquement,-à l'kpoque de la poésie «naïve», la re-
cherche et la critique ne lui semblent guère pensables - mais plaide
188 " JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

pour des connaissances anatomiques acquises par des prêtres lors de


sacrifices h ~ m a i n s . ~
C'est à L. Edelstein, dans son étude fondamentale sur la dissection et
l'anatomie dans l'antiquité,1° qu'il revient d'avoir finalement montré
que ces deux types de raisonnement s'appuient sur une logique toute
interne à la pensée médicale moderne. Il semble difficile de démontrer
>L
que les blessures à l'époque homérique n'étaient pas assez larges pour
laisser voir certains détails des structures internes, comme le prétend
Korner; en outre, si une telle affirmation était vérifiée, elle ne suffirait
pas à prouver que les médecins homériques ont pratiqué l'autopsie. De
plus, aucune réponse définitive ne peut être apportée à la question de
savoir si ce sont bien les sacrifices humains qui ont pour la première
fois permis d'accéder à une connaissance morphologique de l'intérieur
du corps humain. Il faudrait pour cela avoir au préalable répondu à
d'autres questions pour l'instant sans réponse satisfaisante : les corps
humains sacrifiés étaient-ils d6coupés de la même manière que ceux
des sacrifices animaux? Comment leurs organes étaient-ils individua-
lisés : selon leurs rapports topographiques respectifs, selon leur fonc-
tion rituelle?"
Quoi qu'il en soit, si nous considérons le problème du point de vue
de l'histoire des idées, il devient difficile de concevoir, dans le contexte
culturel au sens large de l'époque, qu'un oeil ait scruté l'intérieur d'un
cadavre ou d'un sacrifié agonisant afin d'y puiser une sorte de savoir
anatomique scientifique. Comme l'a souligné B. Snell, qui tire son ar-
gumentation de 'considérations lexicologiques et pictographiques, le
corps humain n'est pas encore défini chez Homère, il ne possède pas
de structure organisée.12 En effet, le terme soma désigne le cadavre
gisant inanimé après que le principe vital, la psuchè, l'ait abandonné.
Psur le corps vivant par contre (ce que désignera le soma pour les Grecs
dès le Vesiècle avant J.-C.), Homère ne dispose pas d'un terme précis.
L'art grec primitif nous montre également quel regard les Grecs
l
d'avant le Vesiècle avant J.-C. portaient sur le corps humain.
Les figures géométriques [ . . .] sont véritablement melea kai guia, c'est-à-dire
des membres avec de gros muscles, distingués l'un de l'autre par des articula-
tions fortement accentuées. [ . . . ] Les Grecs de cette époque précoce voient «ar-
ticulé* : les membres individuels se détachent tres clairement l'un de l'autre, et
les articulations sont précisément accentuées par le fait qu'elles sont figurées
de façon très fine, alors qu'à l'inverse les parties charnues saillent de façon tout
aussi exagérée. [ . . .] Les premiers Grecs ne cernaient ni dans leur langue ni
.
dans les arts plastiques le corps dans son unité. [ . .] Certes, les hommes de
l'époque homérique ont eu un corps, comme les Grecs plus tardifs, pourtant, ils
ne le connaissent non pas en tant que corps, mais uniquement comme une
somme de membres. On peut donc dire que les Grecs de l'époque homérique
n'avaient pas encore de corps au sens précis du terme.13
La dtcoupe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 189

La richesse des termes anatomiques14nous informe sans doute sur leur


souci descriptif, mais non sur une éventuelle conception d'un corps
composé d'organes, ayant une existence fonctionnelle unitaGe et auto-
nome. Dans ce contexte, nous devons admettre avec L. Edelstein, à
défaut d'une anatomie médicale spécialisée, l'existence d'un corpus
populaire peu spécifique de connaissances sur la morphologie hu-
maine où se mêlent les observations occasionnelles plus ou moins
précises de blessés ou de cadavres sur les champs de bataille15 et les
connaissances acquises empiriquement lors de manipulations d'ani-
maux par les gens de métier spécialisés, les technitai: chasseurs, pê-
cheurs, éleveurs, bouchers, cuisiniers.

2. CUISINE ET MBDECINE HIPPOCRATIQUE

On ne trouve aucune mention de dissection humaine, quelle qu'elle


soit, dans l'ensemble du Corpus hippocratique, recueil des plus anciens
textes médicaux occidentaux (écrits pour la plupart entre 500 et 300
avant J.-C.). Hippocrate et ses collègues conçoivent certes, à la
différence d'Homère, un soma unifié; le terme même - c'est une fois en-
core B. Snell qui nous l'indique - désigne à peu près ce que nous enten-
dons aujourd'hui par «corps», ce qui n'était pas le cas à l'époque
homérique. Toutefois, bien que, selon notre perspective, une telle con-
ception constitue un progrès, ce soma devenu autonome n'est pas
pourvu des mêmes qualités physiologiques que le n6tre. L'auteur de la
Nature de l'homme le décrit comme un ensemble de canaux et de récep-
tacles où circulent les fluides : «Donnez un homme un médicament
phlegmagogue, il vomit de la bile; de même de la bile noire est évacuée
si vous administrez un médicament qui agisse sur la bile noire; enfin,
blessez quelque point du corps de manière à faire une plaie, du sang
s'en écoulera».16
II s'agit pour lui de définir une physiologie des fluides, de leurs
I
mélanges et de leurs combinaisons possibles; à cet égard, l'essentiel est
de connaître l'entrée et la sortie de chaque partie, de chaque «lieu dans
l'homme*, afin que, comme le préconise l'auteur du traité du même
nom,17 le médecin puisse suivre le trajet des humeurs, le parcours de la
maladie. Ainsi, les rares tentatives de prise en compte des «organes»
internes font essentiellement ressortir leurs propriétés attractives ou
refoulantes, évoquant un modèle d'irrigation :
Selon moi, le médecin doit en outre savoir quelles maladies dérivent des puis-
sances et des figures. Que veux-je dire par là? rappelle puissances les
propriétés extrêmes et les forces des humeurs, j'appelle figures la conformation
des organes qui sont dans le corps. Les uns sont creux, et, de larges, ils vont en
se rétrécissant; les autres sont d6ployi5s; d'autres solides et arrondis; quelques-
uns, larges et suspendus; d'autres étendus; d'autres larges; d'autres denses;
190 * JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BAiUZAS

d'autres mous et pleins de sucs; d'autres spongieux et lâches. Maintenant, s'il


s'agit d'attirer des liquides hors du reste du corps, lesquels des organes creux
et déployés, ou solides et ronds, ou creux et de larges devenant étroits, les-
quels, dis-je, auront la plus grande puissance? Pour moi, je pense que ce sont
ceux qui, étant creux et larges, vont en se rétrécissant. On peut en juger par ce
qui est visible au dehors : la bouche ouverte, vous n'aspirerez aucun liquide;
T
mais rapprochez les levres en les allongeant et les comprimant et vous as-
pirerez tout ce que vous voudrez, surtout si vous ajoutez un tuyau. De même,
les ventouses, qui, larges au fond, se retrécissent vers le goulot, ont été imagi-
nées pour attirer les humeurs hors des chairs. Il en est ainsi de beaucoup d'au-
tres choses. Parmti les organes intérieurs du corps, une constitution et une
forme de ce genre ont été données à la vessie, à la tête et à l'utérus. Et mani-
festement ce sont les parties qui aspirent le plus, et elles sont toujours pleines
d'un liquide qu'elles ont attiré. Les organes creux et déploy6s recevraient
mieux que tout autre les humeurs affluentes; mais ils ne pourraient attirer aussi
bien. Les organes solides et arrondis n'attirent ni ne reçoivent; car le liquide
coulerait tout autour, sans trouver de lieu qui l'arrêtêt et le retînt. Les organes
spongieux et lâches, tels que la rate, le poumon et les mamelles, placés près des
liquides, les absorberaient, et ce sont surtout ces parties qui se durciraient et se
gonfleraient par l'afflux des humeurs; car les humeurs ne seraient pas dans la
rate comme dans un viscère creux qui les renfermerait dans sa capacité même
et les évacuerait chaquejour.'$
La version de E. Littré ici utilisée est extrêmement révélatrice. ta
schtmata dè l e g ~osa enestin m toi anthropoi par exemple d u texte original
devient chez son traducteur : cj'appelle figures la conformation des or-
ganes qui sont dans le corps», dors traduction littérale don-
nerait: aj'appelle figures ce [ces choses] qu'il y a en l'homme», Là où
littéralement, pour le médecin hippocratique, il n'y a qu'un pronom
neutre indéterminé, c'est-à-dire des afigures» creuses, deployées, ar-
rondies, suspendues, la tentation est certes grande - et le traductetlr
-
français du X1Xesiècle y a c4d4 de diagnostiquer rétrospectivement
des organes concrets, touchables du doigt pourrait-on dire. Pourtant,
dans ce contexte, la «vessie»,l ' a t é r u s ~ ,je ipournon» ne sont que des
1
«lieux dans l'homme», qui possèdent une configuration plus ou moins
déterminée, et qui permettent à l'auteur d'élaborer une explication
physio-pathdogique cohérente. Ce ne sont pas des «organes» au sens
où, comme nous le verrons, la médecine ultérieure les interprétera, sur
la base de la rdflexion aristotélicienne des Parties des animaux. Les
medecins hippocratiques n'ont en effet pas construit l'«organe», qui
n'est pas une simple donnée brute. Leur suffisent les schémata, les s fi-
guresi, ou encore- terme retrouvé dans d'autres traités - les choria tou
somatos, les ((emplacementsdu corps».19
Toutefois, outre ce modefe d'irrigation, les auteurs hippocratiques
envisagent d'autres possibilités d'expliquer la constitution du corps
humain et la ((configuration*de ses parties. Ainsi, certains traités ten-
tent de définir comment les différentes parties du corps de l'homme et
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 191

des autres animaux se sont constituées à partir des quatre éléments, le


chaud, la terre, l'air et l'eau :
Avec le temps, le chaud séchant la terre, ce qui en avait été retenu produisit des
putréfacti6ns tout autour comme deil membranes. Avec une chaleur longtemps
prolongée, tout ce qui, né de la putréfaction de la terre, se trouva gras et privé
presque d'humidité, fut bientôt consumé et transformé en os. Mais tout ce qui
se trouva glutineux et tenant du froid, n'ayant pu sans doute être consumé par
la chaleur ni passer à l'humide, prit une forme différente de tout le reste et de-
vint nerf solide; car ces choses n'avaient pas beaucoup du froid. Au contraire,
les veines en avaient beaucoup; et, de ce froid, tout ce qui, à la circonférence,
était le plus glutineux, rôti par le chaud, devint membrane; mais la partie
froide, vaincue par le chaud, fut dissoute et se transforma en liquide. De la
même façon, la gorge, l'oesophage, l'estomac et les intestins jusqu'au rectum
devinrent creux; car le froid s'échauffant sans cesse, tout ce qu'il y avait de glu-
tineux à la circonf6rence se rôtit, et la membrane intérieure devint une tunique;
mais ce qu'il y avait de froid à l'intérieur, ne contenant pas beaucoup de gras et
de visqueux, se fondit et devint humide. [ . . .] Le cerveau est la métropole du
froid et du glutineux. Le chaud est la métropole du gras; car ce qui se fond tout
d'abord par la chaleur, devient gras. Ainsi le cerveau, ayant très peu de gras et
beaucoup de glutineux, ne peut être brQ1épar la chaleur, mais, avec le temps, il
a formé autour de soi une membrane qui lui sert de tunique; et autour de cette
membrane, ce qui a été vaincu par le chaud pt contenait des parties grasses, est
devenu os. La moelle appelée dorsale provient du cerveau; et il n'y a en elle ni
beaucoup de parties grasses ni beaucoup de parties glutineuses, non autrement
qu'au cerveau. C'est donc à tort qu'on lui donne le nom de moelle. Elle n'est
pas semblable à la moelle des os. Seule, elle a des membranes; l'autre moelle
n'en a pas. On se convaincra de tout cela en faisant cuire une des parties tendi-
neuses et glutineuses et d'autres parties; les autres parties cuisent promptement;
mais les parties tendineuses et glutineuses ne cuisent pas, car elles ont trop peu
de gras. Or ce sont les choses grasseset onctueusesqui cuisent le plus viteFO
Il est ici fait appel à la technique culinaire qui, en composant avec le
froid et le chaud, le gras et le glutineux, permet d'expliquer la forma-
tion des visceres creux et d e leurs enveloppes; elle rend possible en
1
particulier la distinction fondamentale entre moelle dorsale, qui, en
tant que prolongement d u cerveau, en a la même composition, et la
moelle des os, grasse et onctueuse, «cuisant promptement*. On ne peut
s'empêcher d e penser que la référence à l'art d u cuisinier n'est pas for-
tuite : le médecin hippocratique, dans la mesure où il est lié à la pra-
tique thérapeutique, accorde une importance fondamentale à la science
d u régime, à la diététique. Il est amené à s'intéresser à l'animal cuit et
transformé en aliment, dont l'assimilation influencera la santé de
l'homme, à faire fond en somme sur les mêmes connaissances pra-
tiques que celles des hommes d e métier, les technitai d e la matière
vivante.
Manipulant le corps d e l'animal en effet, les chasseurs, éleveurs,
bouchers, sacrificateurs et autres cuisiniers sont amenés à le considérer
192 JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

dans Fine perspective qu'on pourrait d'une certaine manière qualifier


d'objective. Ils sont les premiers à rompre avec l'ancienne conception
qui voyait dans l'animal «un miroir au moyen duquel l'homme peut se
voir lui-même»,2l et quj empêchait par cette trop grande proximité
l'élaboration d'un savoir profane, par exemple une classification
>I
fondée sur une base rnorph~logique.~~ De ces hommes de métier, nous
ne possedons pas de témoignages directs : ils n'ont pas accès à l'écri-
ture. Toutefois, les grands traites de sciences naturelles apparus dès le
IVe siècle avant J.-C., comme bien sQr l'Histoire des animaux d'Aristote,
n'hésitent pas à leur emprunter ici et' là, presque subrepticement, leur
connaissancedes parties internes du corps animal :
Quand au foie, la plupart du temps et chez la plupart des animaux, il y a une
vésicule biliaire, mais chez quelques-uns il n'en a pas. Le foie de l'homme est
rond et ressemble à celui du boeuf. On constate aussi dans les victimes sacri-
fiées des anomalies comme celles-ci: en un point du territoire de Chalcis
d'Eubée, les moutons n'ont pas de vésicule biliaire; à Naxos au contraire
presque tous les quadrupèdes en ont une si grosse que les étrangersqui offrent
un sacrifice s'effraiknt en pensant que c'est là un présage qui les concerne per-
sonnellementet non la nature de ces a n i m a u ~ . ~
Une autre source indirecte, mais très précieuse, nous est fournie par
les représentations de découpe sacrificielle sur les vases : elle nous ren-
seigne sur l'activité du mageiros, ce «cuisinier-sacrificateur»à qui re-
vient le soin de déaouper les animaux sacrifiés, véritable boucher pro-
fessionnel. G. Berthiaume d'une part et J.-L. Durand de l'autre ont
minutieusement analysé de telles représentations en s'aidant de
méthodes comparatives, en particulier l'observation des pratiques de
boucherie dans la Tunisie musulmane actuelle? Sur l'hydiie ionienne
du Museo di Villa Giulia de Rome sont representées une série de
scènes relatant les différentes étapes d'un sacrifice animal." La
première scène nous montre le sanglier ou le porc sauvage, assommé,
l comme en témoigne la cassure du cou, et déjà saigne : en effet, aucun
signe rituel de la mise à mort n'accompagne la scbe. Nous sommes
donc en présence d'un corps qui doit maintenant devenir nourriture.
Tout le déroulement des scènes ulterieures est agencé d'après la néces-
sité rituelle d'extraire en premier lieu les splanchna, les viscères. Le
corps de l'animal est donc adossé à une pierre de façon que sa gorge
soit clairement mise en évidence. L'un des personnages tire vers l'ar-
rière les pattes antérieures de la victime, faisant bomber encore davan-
tage la gorge; l'autre personnage, tenant dans sa main la machairu, long
couteau à lame recourbee, pourra ainsi facilement pratiquer l'incision
qui ouvre le thorax à partir du haut, dégageant la trachée et permettant
l'accès aux splanchna contenus dans la cage thoracique. Cette opération
terminée, il suffira de tirer sur la trachée-artère pour dégager l'ensem-
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité

ble coeur-poumons, ce qui n'est bien sQr pas représenté sur le vase,
mais qui est attesté, selon J.-L. Durand, par les pratiques de boucherie
observées en Tunisie islamique.26
La deuxième scène représente le découpage d k n caprin. Deux assis-
tants tiennent les pattes d'avant et d'arrière tendues, dégageant de la
sorte la partie médiane du tronc, qui contient les viscères du foie et de
la rate - décisifs pour la pratique sacrificielle, surtout lorsqu'elle est ac-
t

compagnée de divination. Un troisième personnage slapprt.êtealors à


ouvrir l'abdomen avec sa macshaira, très précisément à la hauteur de la
cavité, le lagon, qui se trouve sous les côtes flottantes, et à en prélever le
contenu.27
D'autres figures de sacrifice sur divers cratères et coupes28attestent
une technique d'extraction des viscères légèrement différente : après
avoir prélevé dans un premier temps les splanchna supérieurs, coeur et
poumon, le mageiros peut en effet, si la taille de l'animal le permet, at-
teindre le foie et la rate à partir de la même incision, celle qu'il a pra-
tiquée à travers le sternum et que représente la première scène de l'hy-
drie ionienne du Museo di Villa Giulia. Pour compléter la collection
des splanchna, il reste encore à prélever les reins, situés sur la face
postérieure de la cavité abdominale et facilement atteignables, soit au
travers de l'incision pratiqu4e au niveau des lagones, soit, tous les au-
tres splanchna étant alors retirés, en plongeant la main à travers l'inci-
sion thoracique.
Tout s'organise donc en fonction du temps central du sacrifice, l'acte
religieux qui consiste, pour les participants, à consommer en premier
lieu les splanchna, parties vitales par excellence dans la culture grecque.
C'est cette donnée rituelle centrale qui agence le système de découpé,
et détermine plusieurs ordres possibles d'incision : incision abdomi-
nale puis thoracique, ou l'inverse (comme c'est par exemple le cas dans
le récit du sacrifice de l'Électre d'Euripide), ou encore incision thora-
l
cique uniquement. Ainsi, le diaphragme, muscle qui sépare les cavités
abdominale et thoracique, n'intervient pas directement dans la
représentation qu'on se fait des splanchna, ni par conséquent dans la
technique d'extraction. Une fois ces derniers dégagés, il devient aisé
d'extraire les entera, ensemble du système digestif à partir de l'oeso-
phage. Situé immédiatement en arrière de la trachée-artère, celui-ci se
trouvait d e % dégagé au moment de l'extraction du coeur et des
poumons, voire avait été sectionné lors de l'égorgement. Le mageiros
incise ensuite le diaphragme à la jonction entre l'oesophage et l'esto-
mac, libère les entera de leurs attaches les reliant à la face postérieure de
la cavité abdominale, puis, après avoir sectionné transversalement le
rectum, emporte d'un coup toute cette masse amorphe. La carcasse
vide est ensuite dépouillée avec la doris, couteau à lame droite, puis
194 * JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

décovpée à l'endroit des articulation^.^^ Les différents quartiers ainsi


obtenus subissent une découpe supplémentaire qui, comme l'a montré
G. Berthiaume, répond au modèle de l'isonomia: débitage qui, sans
tenir compte de la qualité respective des chairs, permet à chaque par-
ticipant au banquet qui suit le sacrifice de recevoir une part de viande
égale en poids.
Le mageiros possède par conséquent un savoir élaboré suivant une
démarche très concrète, dictée tant par les modalités matérielles que
par les exigences du rite sacrificiel. Il sait exactement où doit passer le
trajet de son couteau; il connaît l'agencement et la conformation des
splanchna qu'il rencontrera à l'intérieur de la carcasse de l'animal; il dis-
pose d'une méthode précise pour traiter le corps en fonction de ses
besoins. D'autres technitai, ayant eux aussi affaire à l'animal, possèdent
un savoir qu'on est en droit de supposer analogue, articulé selon le
point de vue de leurs exigences et de leurs compétences techniques.
Nous l'avons vu, il n'existe pas de documents qui offriraient un accès
direct à ce sav~ir;ce dernier cependant, comme l'a montré M. Vegetti,
filtre très souvent à travers les ouvrages des philosophes du IVe siècle
avant J.-Cm30
Maillon ultime dans la chaîne des professionnels de la manipulation
corporelle, le médecin hippocratique adopte en consequence une atti-
tude mentale identique lorsque certains domaines de son champ
d'expérience, telles les luxations ou les fractures, le confrontent par
nécessité au problème de la disposition de configurations corporelles
voisines. Pour persuader ses confrères de la rareté des luxations de
l'humérus vers l'avant, l'auteur du traité Des articulations est ainsi
amené à imaginer, tel Soçrate exposant la méthode dialectique, une
découpe kat'arthra en tous point identique à celle,que pratique con-
crètement le mageiros pendant le sacrifice :
Les médecins croient que la luxation en avant est fréquente, et ils commettent
I des erreurs, particuliérement sur ceux qui ont éprouvé une atrophie des chairs
placées autour de l'articulation et de l'humérus; en effet, sur ces personnes, la
tête de l'humérus est tout à fait proéminente en avant. Et il m'est arrivé, ayant
nié qu'il y eQt luxation dans uncas pareil, de compromettre par là ma réputa-
tion auprès des médecins et des gens du monde, à qui je semblais ignorer seul
ce que les autres semblaient savoir; je ne pus qu'à grand' peine leur persuader
que les choses étaient dans l'état suivant: si l'on dépouillait de ses chairs le
moignon de l'épaule là où s'étend le muscle, et si l'on dépouillait le tendon qui
appartient à l'aisselle, à la clavicule et à la poitrine, la tête de l'humérus ap-
paraîtrait fortement saillante en avant, sans pour cela avoir été luxée; car elle
est naturellement inclinée en ce sens; quant au reste de l'humérus, il est tourné
en dehors.31

Le patient au muscle deltoïde atrophié est démembré par le scalpel


imaginaire du médecin de la même manière que la carcasse de l'animal
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 195

par le couteau du mageiros. Le même traité contient d'ailleurs le seul


autre passage de tout le Corpus hippocratique oh l'on recourt à l'hy-
pothèse d'une découpe du corps humain. Il est significatif qu'ici en-
-
core, le contexte soit polémique il s'agit maintenant de convaincre le
lecteur que certains médecins ont une opinion tout LL fait erronée sur les
i
luxations des vertèbres - ,obligeant notre auteur à recourir une fois en-
core à l'arme rhétoriquement tranchantequ'est le couteau du mageiros :
Dans les cas où le rachis subit une incurvation quelconque, il n'est pas com-
mun, il est même rare qu'une ou plusieurs vertèbres, arrachées de leurs articu-
lations, éprouvent un déplacement considérable. [ . . .] La moelle épinière souf-
frirait, ayant subi une inflexion à brusque courbure, par l'effet d'un tel déplace-
ment de la vertebre; la vektèbre sortie comprimerait la moelle, même si elle ne
la rompait. [ . . .] Evidemrnent, dans ce cas, la réduction n'est possible ni par
succussion, ni par tout autre moyen; il ne resterait qu'à ouvrir le corps du
blessé, enfonce; la main dans le ventre et repousser lavertèbre d'avant en ar-
rière : mais cela se peut sur un mort, et ne se peut pas sur un vivant. Quelle est
donc la raison qui me fait écrire ceci? C'est que quelques-uns croient avoir eu à
faire à des blessés chez qui des vertèbres, sortant completement hors de leurs
articulations, s'étaient luxées en avant; et même, certains s'imaginent que, de
toutes les distorsions du rachis, c'est celle dont on réchappe le plus facilement,
qu'il n'est aucunement besoin de guérison, et que cet accident se guérit de
lui-même. Beaucoup sont ignorants, et leur ignorance leur profite, car ils font
accroire aux autres; ce qui les trompe, c'est qu'ils prennent les apophyses
épineuses pour les vertebres mêmes, parce que chacune de ces apophyses, au
toucher, paralt arrondie. iis ignorent que les os qu'ils touchent sont ces apo-
physes des vertèbres dont il a été parlé un peu auparavant; les vertèbres
elles-mêmes sont situées beaucoup plus en avant, car, de t o m les animaux,
l'homme est celui qui, pour sa taille, a le ventre le plus aplati d'avant en arrière,
et surtout la poitrine.32

Fait frappant : le geste mental de dissection ici opéré par le médecin


pour atteindre le rachis et repousser la vertèbre déplacée passe exacte-
ment par les mêmes voies d'accès que celles qu'utilise le mageiros,
1
plongeant sa main à l'intérieur du ventre en direction des reins, soit par
l'incision primaire dans les lagones, soit à travers la béance thoracique.
Peut-être même peut-on lire une allusion à la technique de ce dernier
quelques lignes plus loin, lorsque l'auteur classe l'homme au sein de
l'ensemble des animaux, d'après la profondeur de son ventre et de sa
cage thoracique. La petite phrase :«Cela se peut sur un mort, mais ne se
peut pas sur un vivant*, à partir de laquelle on pourrait, hors de tout
contexte, inférer l'existence à cette époque de dissections humaines
réelles, doit dès lors être comprise non pas comme la référence à une
telle pratique, mais bien comme une hypothèse supplémentaire de la
part de l'auteur du traité: cette intervention est en effet conceva-
ble - puisque le boucher et le sacrificateur pratiquent le dépeçage et la
découpe sur le corps mort de l'animal et ont ainsi accès A la partie
196 JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

antérieure des vertebres -, mais est évidemment irréalisable dans la


réalité, puisqu'un homme vivant y succomberait.
Le soma unifié, conçu comme une unité et non plus comme une
simple sommation de membres, existe donc bel, et bien pour Hippo-
crate, à la différencedu corps homérique. Grâce à sa pratique thérapeu-
tique chirurgicale et A sa science du régime, le médecin a acquis désor-
r. mais une familiarité certaine avec le corps humain; à ce titre, il est le
parent immédiat des technitai et de leurs connaissances pratiques. En
témoignent les nombreuses mentions, rencontrées diffusément dans
l'ensemble du Corpus hippocratique, de l'intérêt qu'il porte à la wonfor-
mation de ce qui est dans le corps» (mais qui, quoi qu'en dise E. Littré,
n'est pas encore organe), tel un boucher ou un tzzllgeiros dépeçant l'ani-
mal; c'est cette familiarité qui lfam&neparfois à concevoir une sorte de
vérification abstraite, url dépeçage mental de quelques parties du corps
humain, afin d'en concevoir les rapports mutuels, de supprimer une
solution de continuité. La visée thérapeutique de telles opérations
mentales, hnmédiatement 3eIiée aux contingences de la traumatologie,
est évidente: il n'est guere étonnant donc de la rencontrer, comme
nous l'avons vu, dans un traité ~hirurgical.~~ Le médecin hippocratique
manie avec habileté l'observation imddiate du corps humain,
souvent fort familiére et précise, comme l'atteste ci-devant la descrip-
tion du rachis. Jusque tard dans lfAnf5quité,et sans doute au-delà, la
médecine prendra pied sur cette morphologie immédiate, proche en
cela des «ficelles»de métier des technitai. Galien lui-même souligne la
parenté entre ces deux modes d'approche des corps :
Car ce ne sont pas seulement Hippocrate, Dioclès, Erasistrate, Praxagoras et
tous les autres excellents médecins qui ont cru que les reins sont les organes
sécréteurs de l'urine; il n'est gu&rede cuisiniers qui ne le sachent en voyant
tous les jours leur situation, en examinant le conduit appelé uretère, conduit
qui de chacun d'eux aboutit à la vessie, et en conjecturant, d'apr&sleur struc-
ture meme, leur utilité et leur faculté.34
I

Mais la somme indéniable de connaissances morphologiques, la


précision de la description ne suffisent pas à assurer le développement
d'une anatomie propre. Dans la mesure où il est soumis à la «physiolo-
gie» humorale hippocratique et aux principes thhrapeutiques qui en
découlent immédiatement, le système morphologique de l'auteur hip-
pocratique n'est guère susceptible de grands développements.Le lexi-
que morphologique, par exemple, reste extraordinairementstable et ne
s'augmente que de très peu de néologismes au Ve siécle avant J.-C. par
rapport à l'époque h ~ m é r i q u s L'exigence
.~~ de la dissection. comme
moyen privilégié d'un but qui est la connaissance de l'organisation in-
time du corps, autrement dit l'exigence d'une anutornia, ne proviendra
pas de ce systéme stabilisé. Certes, la familiarité avec la manipulation
La découpe du covps humain et ses justifications dans l'antiquité 197

du corps, cette distance objectivante-technique que le médecin partage


avec le technités aura son r61e à jouer le moment venu, sous'le scalpel
dlHérophile.Mais l'avènement d'une anatomie pure requiert aussi des
concepts qui, en leur principe, sont étrangers à la culture médicale
d'alors. Pour le médecin hippocratique, le corps n'est pas dissécable. Il
n'y a pas d%natomiehippocratique au sens fort du terme, puisqu'il n'y
*
a pas encore de dissection (le vocabulaire grec réunit le p61e pratique et
le pale théorique sous le même terme : anatomé), et rkciproquement, il
n'y a pas de dissection, puisqu'il n'y a pas encore d'anatomie indépen-
dante de son objet clinique. Autrement dit, chez Hippocrate, la concep-
tion du corps humain n'implique pas, ne nécessite pas son investiga-
tion active.

3. NAISSANCE DE LA MÉTHODE

Où donc faut-il chercher l'origine de cette pratique médicale qu'est la


dissection? Non pas chez les seuls médecins, non pas dans la logique
de leur approche du corps, mais au contraire dans des sources extra-
medicales éparpillées, qui ne trouveront un aboutissement rationalisé
que longtemps plus tard, après un parcours sinueux. Si l'on en croit les
textes, c'est au Ve siècle avant J.-C. qu'il faut placer les prémisses
théoriques du geste anatomique. Anaxagore de Clazomènes, le philo-
sophe présocratique (environ500-425 avant J.-C.), aurait contesté d'une
façon inattendue le savoir de Lampon, partisan de la tradition aristo-
cratique et sacerdotaledes pythagoriciens :
L'on dit que l'on apporta un jour I Périclès de l'une de ses terres la tête d'un
bélier qui n'avait qu'une seule corne, et que le devin Lampon, ayant considéré
cette tête qui n'avait qu'une corne forte et donc au milieu du front, interpréta
que cela voulait dire, qu'y ayant deux ligues et deux partis en la ville d'Athènes
touchant le gouvernement, celle de Périclès et celle de Thucydide, la puissance
des deux serait toute réduite en une, et notamment en celle de celui en qui la
I maison duquel ce signe était advenu; mais qu'Anaxagore qui se trouvait là
présent fit fendre la tête en deux et montra aux assistants comme le cerveau du
bélier n'emplissait pas la capacité de son lieu naturel, mais se resserrait de
toutes parts, et allait aboutissant en pointe comme un oeuf, à l'endroit où la
corne prenait le commencement de sa racine; si en fut Anaxagore fort estimé
sur l'heure par tous les assistants, mais Lampon le fut aussi bientôt après,
quand Thucydide fut chassé, et que toutes les affaires de la république
tombèrent entre les mains de Périclès.%

Comme l'a souligné M. Vegetti,37 le raisonnement du philosophe,


dont la logique sinon l'exactitude sonne très familièrement à notre
oreille, est tout à fait novateur pour l'époque : s'opposant à la fradition
divinatoire, Anaxagore, qui se situe dans la lignée naturaliste ioniewe,
s'appuie sur une explication d'ordre technique, fondée sur l'aspect
JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

d'un organe d u bélier. Or, et c'est là toute la nouveauté, une telle expli-
cation suppose une hypothèse d'ordre pleinement morphologique : il
existe u n certain rapport entre deux configurations différentes; or, à
une modification de l'une d'elles doit correspondre u n changement
équivalent d e l'autre; en conséquence, seul un geste spécifique, l'ou-
verture d u crâne, permettra la vérification. Anaxagore transforme en
d
véritable démarche théorique le geste aléatoire de l'époque homérique,
oû seule la main divine guidait le parcours tranchant d e l'arme, brisait
les enveloppes et déterminait la possible connaissance d u rapport des
parties internes.
Un autre philosophe, Alcméon d e Crotone (environ 490-430 avant
J.-C.), s'est vu attribuer par certains commentateurs la paternité d e la
dissection, voire d e la vivisection, en particulier sur la base d'un pas-
sage de Chalcidius, auteur latin d u IVe siècle :
[ . . .] les philosophes récents, qui, en mauvais héritiers, ont dissipé la théorie de
leurs pères, ont fait échoué une proposition parfaite et fertile dans de petites
opinions stériles. Voilà pourquoi il importe d'amener à une exploration assurée
l'ancien commentaire de la doctrine platonicienne que firent les médecins et
naturalistes. Ces hommes assurément illustres, afin de comprendre le système
ingénieux d'une saine nature, ont scruté grâce à l'exectio la structure du corps
humain, parce qu'ils pensaient qu'ils fonderaient davantage leurs présomp-
tions et opinions si la vue s'accordait avec la raison autant que la raison avec la
vue. Il faut donc démontrer la nature de l'oeil, dont plusieurs, et particulière-
ment Alcméon de Crotone, spécialiste des recherches sur la nature et le premier
à avoir osé l'exectio, et Callisthène, disciple d'Aristote, et Hérophile ont fait la
lumière sur de nombreux points importants : il existe deux conduits étroits,
qui, partant du cerveau, où est sise la partie maîtresse et directrice de l'âme, le
relient aux orbites oculaires: c'est par là que circule le souffle vital. Ces con-
duits, qui, partant d'un point de départ unique, sont confondus sur une cer-
taine distance dans la partie la plus profonde du front, se séparent en deux
branches pour rejoindre les orbites oculaires, selon un tracé oblique qui est
celui des sourcils. Et, après des détours, ils aboutissent à des globes qui renfer-
1
ment l'humeur vitale dans le sein de tuniques et qui sont pourvus de la protec-
tion des paupihres, d'où leur nom d'orbes. Ce qui nous permet de savoir que
l'origine de ces canaux qui transmettent la lumière est unique, c'est bien stlr,
surtout la sectio. Il est cependant possible de s'en rendre compte aussi d'après
le fait que les deux yeux bougent en même temps et qu'il est impossible de faire
bouger l'un sans que l'autre bouge aussi. On a observé, d'autre part, que i'oeil
proprement dit est constitué de quatre membranes ou tuniques de consistance
différente. Tenter de connaître les propriétés qui les différencient les unes des
autres revient à se lancer dans une tâche disproportionnéeà son objet.38
Or, le geste initiateur d'Alcméon, si effectivement il a eu lieu, se rap-
porte à la discussion sur la nature d e l'oeil, qui dans le texte précède
immédiatement l'attribution d e la première dissection, plus précisé-
ment d e la première exectio à ce philosophe naturaliste, plutôt qu'à l'in-
vestigation anatomique rationnelle d u corps, mentionnée préalable-
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 199

ment et à laquelle aucun nom n'est rattaché en ~articulier.~~ Selon cette


hypothèse, le terme d'exectio peut renvoyer à plusieurs gestes bien défi-
nis: l'ouverture du globe oculaire lui-même afin d'en explorer les
différentes membranes:O l'énucléation simple qui révèle les structures
rétro-orbitaires, ou encore l'ouverture de la calotte crânierine, qui per-
met d'examiner les relations existant entre la cavité crânienne et l'or-
bite. Pour tenter une interprétation plus précise, il importe de situer
cette citation dans le contexte des conceptions biologiques attribuées à
Alcméon. Dans un autre témoignage indirect, celui de Théophraste,
Alcméon soutient la doctrine de l'encéphalocentrisme :
L'ouïe, dit [Alcméon] met en jeu les oreilles; car elles contiennent du vide qui
résonne (c'est-à-dire qui sonne creux) et l'air répercute le son [rendu par le
vide]. t'odorat, lui, met en jeu le nez, qui, en même temps que l'on respire, fait
pénétrer le souffle (pneuma)jusqu'au cerveau. L'organe du gofit et la langue,
tiede et souple, dont la chaleur fait fondre [les aliments], et sa texture, poreuse
et tendre, lui permet de revoir d'abord et de donner. La vision, elle, s'effectue à
travers l'eau qui baigne les yeux; qu'ils contiennent du feu, c'est une évidence :
la preuve en est qu'un choc [sur l'oeil] provoque des étincelles. Pour qu'il y ait
vision, il faut quelque chose de brillant et, face à lui, quelque chose de transpa-
rent, qui émette soi-même de la lumiere; la netteté de la vision est d'autant plus
grande que [l'échange lumineux] est plus pur. Toutes ces sensations sont
acheminées au cerveau selon un certain processus; et c'est au cours de cette
transmission qu'interviennent des altérations de la perception, quand le sujet
bouge ou qu'il se déplace: car il y alors c~mpression~des conduits par où
passent les ~ensations.~~

Pour Alcméon, la sensation aurait donc lieu grâce à un processus de


transport du pneuma vers le cerveau, ce qui implique l'existence de con-
duits reliant les organes des sens au cerveau, considéré comme le siège
de l'«hégém~nique».~~ Une telle doctrine implique-t-elle l'ouverture
du crâne par dissection? On peut en douter. Alcméon s'appuie sur
l'évidence des ouvertures externes que sont le conduit auditif pour
I l'ouïe et les narines pour l'odorat. Comme l'a bien montré G. E. R.
Lloyd, en admettant qulAlcméon ait tenté de vérifier empiriquement
l'existence de tels conduits, la dissection n'aurait pas été la technique la
plus appropriée pour parvenir à ses fins (le sondage à l'aide d'un fin
stylet par exemple étant beaucoup plus approprié).En ce qui concerne
les relations entre oeil et cavité crânienne, le texte de Théophraste ne
nous dit rien, mais il est possible d'inférer, à partir des remarques
précédentes, qu'une simple énucléation mettant clairement en évi-
dence le foramen opticum, l'orifice par lequel passe le nerf optique, suf-
firait cas échéant à prouver l'existence de poroi entre globes oculaires et
cavité crânienne, sans qu'il soit nécessaire d'ouvrir cette dernière.
Ce même texte nous expose la doctrine de la vision, qulAlcméonex-
plique par 16s propriétés du feu et de l'eau : l'oeil est constitué par ces
200 JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

deux éléments, et la vision est due au caractère transparent de ce qui,


au sein de l'oeil, reflète l'objet.43Bien qu'on ne puisse démontrer avec
certitude qulAlcméonne connaissait pas la structure interne de l'oeil ni
ses différentes membranes, nous ne pouvons qu'admettre que son
intérêt se portait essentiellement sur les composants élémentaires, pro-
blèmes dont la solution ne dépend pas d'une dissection rigoureuse du
globe oculaire. Le témoignage de Chalcidius (qui par ailleurs n'est pas
des plus fiables lorsqu'il commente d'autres philosophes et scientifi-
q u e ~n'autorise
~~) donc certainement pas, lorsque l'on considère le con-
texte de la philosophie naturaliste, à attribuer à Alcméon la paternité
de la dissection de l'ensemble du corps, ni même du globe oculaire,
qu'il soit d'un animal ou d'un humain. Tout au plus peut-on accorder
au philosophe naturaliste, ce qui est déjà beaucoup, un geste technique
à nos yeux simple, l'énucléation. Geste reposant sur des prémisses
identiques à celles de l'ouverture du crâne de la chèvre par Anaxagore :
entre deux configurations plus ou moins proches l'une de l'autre, l'ob-
servateur est conduit à établir un rapport morphologique stable, et
visuellement vérifiable, qui dès lors fournit le substrat théorique de
leiir lien fonctionnel. A ce titre, il est primordial pour la vision ana-
tomique du corps.
De plus, ces deux témoignages nous permettent de supposer que
l'ouverture du corps n'est plus r&erv&eaux couteaux#dumageiros. Les
philosophes naturalistes l'ont sinon pratiquée, du moins conçue. Mais
le but est fondamentalement différent : il s'agit de lire sur un organe ou
dans une structure inaccessible à la vision externe la réponse à une
question théorique. Le geste lui aussi diffhre considérablement: il est
réservé à l'exploration restreinte, soit de la forme du cerveau une fois
l'enveloppe crânienne brisée, soit de la cavité orbitaire et de ses rap-
ports avec la cavité plus interne du crane, comme si cette délimitation
marquait, selon l'expression de M. Vegetti, «le caractère exceptionnel,
polémique et profanateur, à la limite de l'impiété»45d'une telle pra-
l
tique au Ve siècle avant notre ère. C'est précisément à un tel geste de
phusiologos que fait référence l'auteur hippocratique du traité de la
Maladie sacrie. Pour appuyer sa théorie «naturelle» du ieros nosos, il
préconise une méthode que l'on pourrait croire calquée sur celle
dlAlcméonou d'Anaxagore :
Mais celui chez qui le germe date de l'enfance et a grandi, prend l'habitude
d'éprouver ces accidents aux changements de vents. C'est alors la plupart du
temps que les accidents le prennent, surtout quand souffle le vent du midi. Et
la guérison est difficile; car le cerveau est devenu plus humide que dans l'état
naturel, et le phlegme y abonde. De la sorte, d'une part les fluxions sont plus
fréquentes; de l'autre le phlegme ne peut plus être évacué; et le cerveau, inca-
pable de se dessécher, demeure tout pénétré d'humidité. Vous vous en aper-
cevrez très bien chez les animaux affectés de cette maladie, et particulièrement
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 201
chez les chgvres, qui y sont le plus exposées : ouvrez la tête, et vous trouverez le
cerveau humide, rempli d'eau d'hydropisie et sentant mauvais; et là vous re-
connaîtrez évidemment que c'est, non pas la divinité, mais la maladie, qui
altere ainsi le corps. Il en est de même pour l'homme aussi; en effet, quand
l'épilepsie a duré longtemps, elle n'est plus curable, le cerveau est rongé par la
pituite, et il se fond; la portion ainsi fondue devient de l'eau qui entoure au
dehors le cerveau et le baigne, ce qui rend les accès plus fréquents et plus fa-
cile~.*~

Le geste ici convoqué : l'ouverture du crane de la chèvre, est unique


dans le Corpus hippocratique, du moins dans les traités antérieurs au IIIe
siècle avant J.-C.; il ne faut guère s'en étonner lorsqu'on en prend en
considération les besoins théoriques et pratiques de médecins hippo-
cratiques, qui, s'il leur arrive de manipuler le corps de l'homme, sont
technitai plus que phusiologoi. Très logiquement, l'avènement de la dis-
section ne peut avoir lieu dans le domaine médical, où le regard d'au-
jourd'hui se serait peut-être attendu à la voir naître, mais dans celui du
philosophe de la nature. Aristote mene d'ailleurs la polémique contre
les médecins hippocratiques, à propos de l'origine des veines :
Puisque la nature du sang et celle des vaisseaux ressemble à un principe, c'est
d'eux qu'il faut d'abord traiter, d'autant plus que certains de nos prédécesseurs
n'en ont pas correctement parlé. Mais la cause de cette ignorance réside dans la
difficulté d'observer ces parties. En effet, sur les animaux morts, la nature des
principaux vaisseaux n'apparaît pas parce que ce sont les vaisseaux surtout qui
s'affaissent une fois que le sang en est sorti (car le sang n'existe pas à l'état isolé,
sauf une petite quantik6kdans le coeur; il est tout entier dans les vaisseaux).
D'autre part, dans les animaux vivants, il est impossible d'observer le com-
portement de ces parties, car leur nature est interne. Aussi ceux qui exami-
naient des cadavres disséqués n'observaient pas les principes les plus impor-
tants, et ceux qui observèrent sur des homrnd réduits à une extrême maigreur
ont déterminé les principes des vaisseaux d'aprhs ce qui dans cet état apparais-
sait e~térieurement.~'

I Ce texte marque un tournant dans l'histoire de la dissection : il nous


rappelle d'abord que le principe d'une section cadavérique existe déjà
à l'époque d'Aristote, qui très vraisemblablement fait allusion ici aux
successeurs des naturalistes présocratiques dont il a été question au-
paravant (et dont à notre connaissance aucun témoignage direct ne
nous est parvenu). Mais surtout le philosophe tient à s'en démarquer et
à montrer l'insuffisance de cette approche, de même que celle de l'ob-
servation externe, typique des médecins. Aristote propose par consé-
quent une méthode nouvelle, qui - M. Vegetti l'a bien montré - réunit
en les recomposant deux polarités présentes dans la tradition précé-
dente : d'une part la nécessité de la pure théorie, d'essence pythagori-
cienne, qui transparaît, nous l'avons vu, dans l'attitude des philo-
sophes naturalistes et de l'auteur de la Maladie sacrée ;d'autre part la
202 JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

manipulation objective du corps, dégagée de tout tabou, qui caractérise


l'approche du mageiros ou du chirurgien hippocratique. Voilà pour-
quoi Aristote, quelques lipes plus loin dans ce même texte, après
avoir rappelé les opinions de Syennésis de Chypre et de Polybe, tous
deux médecins, et de Diogène dlApollonie,philosophe, sur la question
de l'origine des vaisseaux et leur origines, est amené à décrire une
méthode spécifique, un procédé de préparation et de sacrifice de l'ani-
mal qui, seul, permettra l'anatomie, à la fois incision et regard dégagé :
Voici donc à peu près ce qu'ont dit les autres. Il y a ayssi des naturalistes qui
sans s'astreindre à une description aussi détaillée des vaisseaux, s'accordent
tous à en placer le principe dans la tête et le cerveau, ce qui est une erreur.
Comme l'observation, ainsi que nous l'avons dit plus haut, est difficile, c'est
seulement sur les animaux qu'on a étoufftss apres les avoir laissés maigrir
qu'on peut avoir une connaissance suffisante, si l'on s'intéresse à ces ques-
tions.&
À la différence des procédés d'Alcméon, d'Anaxagore et de l'auteur
de la Maladie sacrée, cette methode ne peut être définie qu'à l'intérieur
d'une conception «organisée»du corps. Chez ces prédécesseurs en ef-
fet, la section n'existait que ponctuellement, pour répondre à une ques-
tion étroitementlimitée, dirigée, ne nécessitant qu'une exploration par-
tielle : d'où le caractère fondamentalement clos et sans perspective de
leur geste. Reprenant et dépassant la notion platonicienne du corps
comme instrument finalise selon le déroulement des fonctions de
l'âme, Aristote établit la conception d'un complexe psycho-soqatique
oh l'âme est l'ensemble des fonctions vitales du corps; celui-ci, à son
tour, est l'ensemble des instruments qui permettent ces fonctions,
c'est-à-dire des organes. C'est en CE? sens qu'il faut comprendre la
célèbre formule: «L1ame est forme d'un corps naturel doté d'or-
g a n e s ~Sur
. ~ ~le plan de la recherche anatomique, deux conséquences
surgissent immédiatement. Il faut d'une part connaître tout l'orga-
1
nisme: s'impose dès lors la nécessité d'une dissection généralisée à
l'ensemble des organes, et non plus focalisée sur un seul lieu particu-
lier. Il faut d'autre part analyser les analogies entre les espéces, afin de
comparer les différentes formes des organes et les rapporter à leur
fonction respective, autrement dit afin d'aaborer une physiologie : on
comprend que l'anatomie, dès sa naissance, n'ait pu être que compara-
tive.
Une fois ce pas théorique franchi, Aristote fait largement recours à
l'outil méthodologique de la dissection, mentionnant à de nombreuses
reprises l'emploi qu'il est possible d'en faire, les résultats que l'on peut
obtenir. Toutefois, il serait étonnant qu'un tel outil, qui a mis tant de
siècles à se forger, soit parfait dès les premiers instants de son utilisa-
tion. Suivons l'évolution qui a lieu entre Histoire des animaux et un
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 203

ouvrage analogue ultérieur, Parties des animaux. Dans le premier traité,


Aristote mentionne encore fréquemment la source non «scientifique»,
voire, pour employer une terminologie pythagoricienne, «impure»,
des observations dont il tire les exemples utilises dans sa r e ~ h e r c h e . ~ ~
Mais il est également très conscient de l'insuffisance, et même parfois
de la fausseté des connaissaneesacquisesde la sorte :
C'est le poumon qui a le plus de sang parmi les organes des animaux, chez
ceux qui possèdent un poumon et qui sont vivipares en eux-mêmes et
extérieurement. Il est, en effet, entièrement poreux, et vers chaque bronchiole
des conduits amènent le sang de la grande veine. Mais ceux qui croient que le
poumon est vide sont dans l'erreur complète; ils examinent les poumons
prélevés sur des animaux ouverts, dont le sang est parti immédiatement et
d'un seul

Aristote nous fait comprendre ici implicitement que ces person-


nages, les philosophes-naturalistes qui l'ont precédé, examinaient en
réalité les poumons d'animaux vides d'un seul coup de leur sang,
parce qu'égorgés sur l'autel à des fins qui n'étaient pas celles de la re-
cherche: en procédant ainsi, ils aboutissaient nécessairement à de
fausses conclusions. Lui-même s'efforce, dans le traite plus tardif des
Parties des animaux, d'éviter les références directes à ~es~informateurs
que sont les mageiroi et autres techniciens du corps, visant sans doute à
dépasser les faiblesses de ses prédécesseurs, et sans doute aussi les
siennes propres. Soit le passage, tire de ce dernier ouvrage, traitant de
la vésicule biliaire :
L'observateur qui rencontre des individus avec tel ou tel caractère présume
que tous les autres ont sans exceptioh, la même organisation.Il en va de même
également des moutons et des chèvres : la plupart d'entre eux ont de la bile,
mais parfois en telle quantité que cet excès passe pour une monstruosité,
comme à Naxos; parfois, au contraire, ils n'en ont pas, par exemple à Chalcis
d'Eubée, en un point de cette localité.52
l
Plus question ici de rites ou de victimes sacrifiées; le phusiologos ne
s'intéresse à l'anomalie ou à la monstruosité que sur le plan ana-
tomique et fonctionnel: d'où la nécessite d'épurer constamment sa
méthode. Mais même dans ce traité tardif, davantage centré sur les
questions morphologiques, Aristote est parfois trahi par l'origine pro-
fane de son érudition anatomique, qui impose A la description un trajet
où la logique de la continuit6 topographique n'est pas toujours stricte-
ment respectée. En effet, l'ordre dans lequel est abordé le contenu des
cavités thoracique et abdominale est très précisément celui que déter-
mine, p o u le traitement des entrailles, le rite sacrificiel : «Après avoir
traité du cou, de l'oesophage et de la trachée-artère, il faut ensuite
parler des viscères».53Parcours obligé, sautant directement des or-
204 JEAN-MARIE ANNONI et VINCENT BARRAS

ganes du thorax à ceux de l'abdomen, et qui, comme l'a remarqué J.-L.


Durarid, correspond au traitement de la carcasse. «Les splanchna seront
ensuite étudiés un à un, dans l'ordre de l'extraction: le coeur, le
poumon, le foie, la rate, et pour finir, en bout de liste comme en fin de
récolte, les reins. Le diaphragme, comme sous la lame du mageiros, sert
à séparer les viscères en deux groupes : yensemble coeur-poumon, le
.
,+ foie, la rate et les reins (qui sont pourtant bien loin). Cela suffit pour
amener notre distingué anatomiste-sacrificateur à traiter du dia-
phragme aprh avoir traité des viscères. Apres quoi il fait servir ce
muscle à une théorisation du haut et du bas qui ne peut être juste que
pour l'homme ou l'animal couché sur la trapeza et vu par le décou-

4. LA DISSECTION DES MÉDECINS

Il reste, après Aristote, à franchir le pas ultime, celui qui amène à ouvrir
le corps humain afin d'y poursuivre les mêmes recherches que celles
déjà pratiquées par les philosophes naturalistes sur les animaux. Selon '
la tradition, ce pas est franchi pour la première fois dans l'Alexandrie
des Ptolémée, ahtour de 300 avant J.-C. Les protagonistes principaux
de cet épisode marquant de l'histoire de la médecine n'ont pas laissé de
traces directes : leurs écrits sont perdus et nous ne connaissons leurs
réalisations qu'à travers des témoignages indirects ou des fragments
reportés, pour la plupart tri% éloignés de l'époque ob ils vécurent.
Galien, au IIe siècle, est l'un de nos informateurs les plus importants
sur la médecine alexandrine, et nous lui devons notamment. de
connaître les pères de la dissection médicale. Ainsi parle-t-il de l'ori-
gine et du nombre des vaisseaux qui entourent l'utérus :
Depuis la veine cave et depuis la grande artère qui est à c6té d'elle partent deux
veines et artères, une de chaque c6té, la veine depuis la veine cave, l'arthre
depuis l'artère. Depuis les vai&aux droits partent les vaisseaux pour la partie
I
droite de l'uténis, et depuis les vaisseaux gauches, les vaisseaux vers la partie
gauche de l'utt5rus; avant d'y entrer, ils envoient des rameaux vers les ovaires;
pds, entrés dans le corps de ce même utérus, ils #'entremêlent; et ces quatre
vaisseaux sont placés un peu plus bas que ceux qui se dirigent vers les reins,
mais les veines sont beaucoup plus grosses que les arthres. Il y a quatre autres
vaisseaux qui n'existent pas chez tout& les femmes, mais chez quelquesmies
d'entre elles, dit H6rophile. Us partent des vaisseaux qui se dirigent vers les
reins, et entrent dans l'uterus. Jen'ai trouvé cela dans aucun autre animal, si ce
n'est rarement dans les singes. Mais je ne doute cependant pas qu'Hérophile
les a trouves souvent chez les femmes; car en plus d'une bonne connaissance
de toutes les choses qui concernent i'art de la médecine, il possédait une con-
naissance particulièrement précise de l'anatomie, qu'il n'avait pas obtenue,
comme la plupart des médecins, sur des animaux, mais sur les hommes
eu~-mêmes.~5
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 205

Hérophile est donc l'un de ces protagonistes que nous ne connais-


sons qu'indirectement." Né sans doute dans le dernier tiers du qua-
trième siècle avant'J.-C. à Chalcédoine de Bithynie, en Asie Mineure, ce
médecin reçoit l'enseignement de Praxagoras à Cos avant de se rendre
à Alexandrie où, sous le règne et la protection des deux premiers
Ptolémée, il exercera désormais sa profession. Les sources anciennes
lui attribuent la paternité de 11traités de médecine, dont un au moins
consacré à l'anatomie; on sait ainsi que ses recherches, dans lesquelles
il utilise avec une très grande maîtrise cet outil nouveau qu'est la dis-
section anatomique, portaient en particulier sur le cerveau, l'oeil, le
système nerveux, le syst&mecirculatoire, le foie, et encore, comme
nous le rappelle l'exemple cité auparavant, les organes de la reproduc-
tion, La terminologie moderne, à la suite de Galien, a d'ailleurs con-
servé le souvenir de ce pionnier - du moins jusqu'aux récentes tenta-
tives d'unification de la terminologie anatomique- dans quelques vo-
cables qui rappellent les découvertes réalisées grace à l'acuité de son
scalpel :
Ainsi, lorsque tu sépares les plis de la membrane des os qui l'entourent, très
souvent quelque chose s'arrache et se déchire. Tu pourras alors enfoncer dans
la cavité conteoant du sang l'uri des instruments dont nous avons parlé; si par
contre il n'y a pas eti de déchirure, coupe avec un scalpel tranchant les deux
c6tés de la membrane pliée en deux, vers le bas, là où elle entre dans le crane, et
après avoir introduit le scalpel B travers la coupuie, cherche à le pousser
jusqu'au point le plus haut, 18 où se rencontrent les deux veines, région que
Hérophile nomme le pressoir [lènos].Celle-ci, ainsi appelée par ce dernier, se
trouve plus en profondeur, alors que l'autre, point de rencontre des petites
veines situées au-dessus du pressoir, se trouve en superficie, formée également
par la membrane épais~e.~'
Aujourd'hui encore, nous désignons en effet par le terme de torcular
herophili l'endroit oû confluent sinus veineux longitudinal supérieur et
l
droit, pour donner naissance aux deux sinus veineux transverses. De
même, le calamus herophili désigne encore l'extrémité inférieure du qua-
trième ventricule cérébral : à Alexandrie, nous dit Galien un peu plus
loin, les plumes sont taillées d'une façon particulière, qui rappelle
l'anatomie de l'extrémité en question, «et il est logique qulHérophile,
demeurant là-bas alors qu'il disséquait, ait donné ce nom, stimulé pai
la ressemblance de l'image».58
Erasistrate est la seconde grande figure dont la tradition reconnaît le
rale primordial dans l'histoire de l'anatomie. De nombreux traits de sa
biographie demeurent peu clairs;59 il serait né dans les dernières
années du siècle avant J.-C. à Iulis près de Céos, aurait étudié la
médecine à Athènes et fréquenté à cette occasion les philosophes du
Lycée, avant de se rendre à Cos, puis à Alexandrie, où il pratiqua la dis-
section sur l ' h ~ r n m e Un
. ~ bel exemple des recherches menées par ce
206 JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

disciple de la théorie aristotélicienne est la question de l'origine des


nerfs :
Erasistrate, aussi longtemps qu'il voyait la seule partie extérieure du nerf, celle
qui s'avance à partir de la membrane épaisse, affirmait que tout nerf procédait
de celle-ci. Et il existe de nombreux livres de lui où il dit que les nerfs s'avan-
cent partir de la membraneentourant le cerveau. Mais, avancé en âge et ayant
le loisir de s'adonner aux seules choses thkoriques de l'art, il put faire des dis-
sections plus précises et découvrir que l'intérieur des nerfs provenait du cer-
veau.'jl

Dans ce passage, Galien souligne bien qu'une dissection attentive


conduit nécessairement à l'établissement de données anatomo-
physiologiques, importantes en particulier dans le contexte de la con-
troverse entre ucardiocentristes* et «encéphalocentristes»: la fine
découpe des méninges permet à Erasistrate de découvrir, au sens
littéral du terme, la véritable origine, encéphalique, des nerfs crâniens.
Il est fort probable, même si nous ne sommes que fragmentairement
documentés, qu'une telle minutie est à la base de toutes les décou-
vertes et avancements dont sont crédités les médecins d'Alexandrie.62
Mais notons un autre point important de ce commentaire : la vieillesse
dlErasistrate lui laisse tout le temps libre pour ((les seules choses
theoriques de l'art», dont fait partie, précisément, l'anatomia. Ce qu'il
faut comprendre par là, c'est que dés sa naissance à Alexandrie au IIIe
siècle avant J.-C., l'anatomui humaine, regard théorique autant que
geste technique, n'est pas à comprendre comme la simple ancilla medi-
cinae, mais bien comme son véritable fondement. En ce sens, le boule-
versement du savoir survenu à Alexandrie ne concerne pas tant la con-
ception anatomique du corps comme ensemble structuré d'organes -
ainsi que les techniques d'investigations qui s'y rapportent nécessaire-
ment et dont Aristote avait dCSjà posé les principes -,mais bien la place,
centrale, que celle-ci va désormais occuper dans le système
1
Pour les successeurs dlErasistrate et dlHérophile, cet «anatomocen-
trisme médical» est devenu si contraignant qu'il devient impossible
d'imaginer une médecine sans anatomie, comme l'était pourtant en
réalité celle d'Hippocrate. Quatre siècles et demie plus tard, Galien,
dont l'anatomie se situe dans la droite ligne de celle des médecins alex-
andrins, est tenté de réinterpréter le Corpus Hippocratique et de na-
turaliser la pratique de la dissection : selon son point de vue, si Hippo-
crate, qu'il admire tant, n'a rien laissé sur l'anatomie, c'est tout simple-
ment parce qu'elle était alors une pratique pour ainsi dire naturelle, au-
tant que la lecture. L'anatomie, née pourtant après la médecine et an-
nexée par celle-ci, ne peut desormais plus être considérée que comme
son fondement logique et chronologique :
La découpe du corps humain et se5 justifcations dans l'antiquité 207
Je n'accuse pas les anciens, qui n'ont pas écrit de procédés anatomiques, et je
loue Marinos qui l'a fait. Pour eux, il aurait été superflu d'écrire des
aide-mémoire pour soi-même ou pour les autres, parce que, dès l'enfance, on
était exercé par les parents A pratiquer l'anatomie comme à lire et à écrire. Les
anciens, non seulement les medeciri$, mais aussi les philosophes, s'intéres-
saient beaucoup à l'anatomie. Aucun'de ceux qui l'apprenaient ainsi ne devait
dé! craindre d'oublier la méthode des procédés, pas plus que ceux qui s'y sont
exerces depuis l'enfance ne doivent craindre d'oublier l'écriture des éléments
de la langue."
Depuis Alexandrie d'ailleurs, l'anatomia médicale servira également
d'exemple à des domaines non médicaux. Il sera permis de la con-
cevoir comme la methode par excellence, celle dont quiconque se
tourne vers la rationalité scientifique a désormais tout intérêt à s'inspi-
rer :
Il y a une utilité de la théorie anatomique pour le naturaliste qui aime la science
pour elle même. Il ert est une autre pour celui qui ne l'aime pas pour elle-même,
mais pour démontrer que rien n'a été fait en vain par la nature. 11en est une au-
tre encore pour celui qui veut se procurer des prémisses pour la connaissance
de quelque fonction, qu'elle soit naturelle ou psychique. Outre celles-là, il en
est une autre encore pour celui qui veut enlever correctement les épina ou les
pointes des lances, ou exciser quelque chose,de fason appropriée; ou operer
comme il convient des cavités, des fistules et des abcès. Voilà, comme je l'ai dit,
les choses les plus nécessaires; le bon médecin doit avant tout s'exercer dans
ces matières, puis dans les fonctions des viscères profonds, et enfin dans la con-
naisbance de ce qui est utile aux mêdecb pour le diagnostic des affections.
D'autres emplois en effet sont utiles non pas aux médecins, mais aux philo-
sophes, comme on l'a dit, de deux maniéres : soit en raison de la seule théorie,
soit pour enseigner combfeh l'art de la nature est reussi en toute partie.65
Cet anatomocentrisme médical -dont l'avènement est si important
pour l'histoire de la médecine, puisqu'il détache d'une certaine
manier@le médecin de sa condition de t e ~ h n i t è -s ~dqrera
~ près de deux
millénaires. Il se double aussi d'un fait social nouveau que l'on peut
nommer, en empruntant l'expression ii L.Garcia Ballester, le uiatro-
centrisme morphologique»: depuis Alexandrie, i'anatomie appartient
désormais exclusivementà la compétence des médecins; tenus, du fait
de leur pratrque, de constamment se reférer aux données de la science
anatomique, ils ne pourront désorqais plus envisager cette derniere
comme une branche indépendante de k rnéde~ine.~'
On s'est beaucoup interroge sur les facteurs extérieurs qui ont déter-
miné la pratique de la dissection humaine. Un certain nombre d'in-
dices nous sont parvenus qui nous permettent de croire que la pensée
anatomique, définie dans ses principq méthodologiques par Aristote,
devient de plus en plus, des la fin du IVe siècle avant J.-C., l'objet des
préoccupations scientifiques et médicales. Ainsi Klearchos de Soloi,
208 JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

philosophe péripatéticien et élève immédiat d'Aristote, se serait inté-


ressé à différentes questions anatomiques : «Dansles deux écrits au su-
jet du squelette, Klearchos affirme ,ceci: les chairs se ferment sur
chaque côté (de la colonne vertébrale), qu'il appelle psoas, renards et
matrice des nerfs.»68Les quelques fragments qui nous restent de cet
auteur laissent d'ailleurs penser que ces deux écrits au sujet du
'
squelette traitent autant d'anatomie osseuse que de ses attaches tendi-
neuses et musculaire^.^^ De nombreux autres auteurs, dès cette
epoque, semblent d'ailleurs s'intéresser eux aussi au domaine particu-
lier de l'ostéologie, comme nous le rappelle Galien :
Puisque la forme du corps ressemble aux os et que la nature des autres parties
suit ces derniers, je te demande avant tout d'acquérir une expérience exacte sur
tous les os humains, non par un coup d'oeil superficiel, ni en lisant dans les
livres seulement, que certains intitulent Ostéologies,d'autres Squelettes,et d'au-
tres encore simplement Des os, tomme est intitulé le mien, que je crois meilleur
que tous ceux écrits récédernent par l'exactitude des faits, la rapidité de l'ex-
g
plication et la clarté.

Parmi les premiers médecins intéressés à l'anatomia, il faut en outre,


à en croire Galien, compter Diocles de Carystos, lui aussi lié à Aristote,
et dont l'activité professionnelle se serait deroulée pour l'essentiel à
Athenes, sans doute un peu avant 300 av. J.C. «Autrefois, il n'y avait
pas besoin de procédés anatomique$ rh même de livres d'un tel type.
C'est Dioclès, autant que je sache, qui en a écrit le premier, puis quel-
ques-un des anciens médecins, et un nombre important des plus
Praxagoras, qui enseigna la médecine à Cm, oh il aurait eu
Hérophile comme él&ve,est également un maillon important, à la fois
pour son rôle de transmission de la tradition medicale hippocratique à
Alexandrie et pour son intérêt dans les questionsanat~miques.~~
Parallèlement à cet intérêt des médecins, qui témoigne à quel point la
vision anatomique, aprbs Aristote, gagne &galementla sphere médi-
l
cale, on doit relever un facteur plus gen&ral,sur lequel a longuement
insisté L. ~delsfeiiidans son article fondateur :" le changement de l'at-
titude générale des philosophes-physiologistes envers le cadavre hu-
main, des le IVe siècle avant J.C.La pensée platonicienne, dans la me-
sure où elle détache l'âme, être immortel et indépendant, du corps, qui
n'est que sa simpîe enveloppe, permet d'envisager que l'homme n'est
pas identique à son cadavre, et qu'il est par conséquent inutile de res-
pecter ce dernier. Reprenant et dqassant l'antagonisme de Platon,
l'analyse aristotélicienne de l'âme comme «fonction d'un corps doué
d'organes)) implique qu'après la mort le corps humain n'est plus
qu'une forme extérieure, «comme,dans la légende, les êtres changés en
pierre^.'^ Une telle analyse permet donc, selon L. Edelstein, d'aborder
définitivement le cadavre humain sans être freiné par des superstitions
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 209

et des peurs irraisonnées. Après lui, les philosophes de l'époque hellé-


nistique, aussi bien les stoïciens que les épicuriens, suivront générale-
ment cette même perspective. Le carps après la mort n'est plus qu'un
cadre physique sans droits ni sentiments.
Certes, il importe, à la suite de F. K ~ d l i e n ?de
~ tempérer cet argu-
ment - dans lequel L. Edelstein voyait un facteur essentiel rendant la
P dissection humaine enfin possible à Alexandrie -, en arguant d'une
part du fait que des traces d'une telle conception rationalisée, «désa-
nimée» du cadavre humain se trouvent fort t6t dans l'histoire grecque,
et n'empêchent pourtant pas de voir en lui un tremendum, un objet de
craintes irrationnelles, et d'autre part que, bien longtemps apres
Alexandrie et même au sein de la corporation médicale, il subsistera
une attitude certes moins paralysante, mais qui ne favorise a priori pas
une attitude détachée envers le cadavre humain: celui-ci demeure
quelque chose de méprisable, u s pudendum. Toutefois, expliquer
l'évolution tortueuse de la dissection à l'époque antique soit par la
-
peur - qu'il se serait agi de surmonter peu à peu envers le cadavre
humain, soit par la volonté d'ignorer celui-ci, devenu objet indigne
d'intérêt et d'attention, c'est à nos yeux manquer un élément essentiel
de la problématique : il faut se placer du point de vue de la méthode
elle-même, et non seulement de celui des attitudes envers l'objet au-
quel elle s'applique.
Un autre facteur -lui aussi extérieur à la méthode anatomique-
auquel on reconnaft habituellement un rôle certain dans l'histoire du
développementde cette dernière, est celui du cadre dans lequel les dis-
sections humaines se sont développées. La tradition ne nous rapporte
pas d'autres lieux que l'Alexandrie du IIIe siècle avant J.Cn Les analy-
ses qu'en ont proposé les historiens se limitent nécessairement à ce ca-
dre alexandrin: le veto populaire qu'on imagine bien pouvoir inter-
venir et s'opposer 21 de telles pratiques en d'autres circonstances et en
d'autres lieux n'a certainement pas eu l'occasion de s'exercer ici. En ef-
I
fet, les Ptolémée, installés en Egypte depuis les guerres d'Alexandre le
Grand, se comportkrent en mécènes puissants et généreux, important
pour ainsi dire de toutes pièces une communauté scientifique étran-
gère dans un lieu privilégié, le Musée, sans contact direcf avec la popu-
lation et la culture locale. Cet établissement offrait toutes les facilités
aux médecins, astronomes, botanistes, mathématicienset autres géolo-
gues pour mener à bien de façon indépendante leurs recherches. 11
offre un exemple unique de «liberté académique»-que bien des cher-
cheurs d'aujourd'hui envieraient - mais quasi autarcique, coupée de la
vie et de la culture 10cale.'~Si l'on prend ce fait en considération,
l'opinion souvent citée selon laquelle la pratique égyptienne de la
momification aurait joué un rôle important pour la naissance de l'au-
210 JEAN-MARIE ANNONI et VINCENT BARRAS

topsie ne semble guère devoir être retenue.79Si1 est vrai que l'em-
baumement nécessite une proximité, et donc une familiarité avec le ca-
davre, il est tout aussi vrai que des différences radicales existent entre
cette pratique et celle de la dissection anatomique, et rendent difficile-
ment concevable qu'il y ait eu dérivation directe d'une méthode vers
l'autre. Diodore de Sicile lui même en témoigne :
Lorsque tout a été convenu, on amène le cadavre aux ministres institués pour
cette fonction. Le premier, appelé grammateus, trace sur le côté gauche du corps
déposé sur le sol la longueur qu'il faudra donner à l'incision. Puis celui qu'on
appelle le «paraschiste»tenant une pierre d'Ethiopie, découpe la chair ainsi
que la loi le commande, et prend la fuite aussi vite qu'il peut. Tous ceux qui
sont présents le poursuivent de jets de pierre et d1impr6cations,et détournent
la profanation sur lui. Pour eux en effet, tous ceux qui violentent, blessent de
quelque manière le corps d'un homme de même race ou lui font quelque mal
sont haïssables. Ceux que l'on appelle les «taricheutes»sont dignes de tout
honneur et de culte. En effet, ils sont 18s serviteurs des prêtres, et entrent libre-
ment, comme ceux qui sont purs, dans les sanctuaires. Aussitôt qu'il convient
de procéder aux soins du cadavre incisé, l'un plonge la main par l'ouverture
vers la poitrine et enlève tout, sauf les reins et le coeur. Un autre nettoie chacun
des viscères se trouvant dans le ventre en les lavant avec du vin de palmier et
des parfums.80

Le cadavre à embaumer est approché selon les règles que déter-


minent à la fois la tradition rituelle et les modalités pratiques. L'ins-
cription par le grammateus, l'ouverture du côté gauche par le «paras-
chiste» ou découpeur (parfois, l'éviscération ayant lieu par l'anus, le
corps ne montre pas de trace d'incision), l'extraction de certaines par-
ties internes à l'exclusion des reins et du coeur, centre sacré, par le
«taricheute»ou embaumeur sont toutes des manoeuvres spécialisées
liées aux nécessités du rite funéraire; l'ouverture, située à peu près à la
hauteur du diaphragme, afin de permettre au taricheute, tournant le
dos aux jambes du cadavre, d'atteindre d'un seul coup de son bras
I
gauche l'ensemble des parties internes, y compris celles de la cavité
thoracique, estaimposée par la situation topographique. Malgré les
ressemblances superficielles, cette pratique n'a rien à voir, sur le plan
de la conception morphologique, avec celle, comparative et systéma-
tique, qu'instaurent Aristote et à sa suite les médecins alexandrins.
L'analogie serait plut& à chercher du côté de la découpe de la victime
sacrificielle, rituellement déterminée, telle que l'effectue le mageiros. De
plus, comme l'avait déjà souligné P. M. Fraser, il est certain que les par-
ticularités qui accompagnent l'embaumement, telle la fuite du «paras-
chisten et sa lapidation témoignent d'une attitude envers le cadavre qui
ne semble pas en faciliter son approche rationali~ée.~~
La découpe du corps humain et ses just$%ations dans l'antiquité 211
5, APORIES DE LA MÉTHODE

On est donc forcé d'en rester à ce stade conjectural pour ce qui con-
cerne le lieu ail s'est pratiquée l'anatomie, en l'absence de tout témoi-
gnage établissant l'existence d'une dissection humaine ailleurs qu'à
Alexandrie : à vrai dire, peut-être la question du lieu n'est-elle pas si
importante, dans la mesure où tout dans l'anatomie, du fait d'une sorte
de «dynamiqueinterne» à la méthode, convergeait A la fin du IVe sikle
avant J.-C. pour qu'elle s'accomplisse sur l'homme, après avoir été ap-
pliquée sur les animaux. Quoi qu'il en soit, les grands progrès dont elle
était porteuse se réalisent de façon exceptionnelle à Alexandrie au
moins, à en croire la tradition ~ l t é r i e u r eMais
. ~ ~ de telles victoires de la
science ne seront pas obtenues sans en payer le prix. Tertullien, auteur
chrétien du IIIe siècle, n'hésite pas A placer très haut le nombre des
hommes victimes du couteau dlHérophile :
Ce médecin ou boucher qui exécuta des centaines de personnes afin d'en
connaître la nature, qui a haï les hommes, je ne sais pas s'il pouvait explorer
avec certitude tout ce qui se trouve à l'intérieur du corps, la mort elle-même
altérant ce qui était vivant, et non une mort naturelle, mais falsifieepar l'artifice
de l'exéc~tion.~~
Il serait vain aujourd'hui de vouloir évaluer l'ampleur du nombre de
victimes attribuées à Hérophile; si vies humaines sacrifiées il y eut - ce
qu'il ne nous sera bien sOr jamais possible de vérifier-, notre attention
doit être avant tout attirée sur les raisons ayant poussé le médecin
alexandrin à un tel sacrifice. Aristote, dans le moment m&meoù il don-
nait l'impulsion à la méthode, avait déjà pressenti les possibles im-
passes sur lesquelles lui-mêmebouses successeursbuteraient :
Un cadavre a aussi la même forme extérieure, et pourtant ce n'est pas un
homme. [ . . . ] Il n'est pas une partie du cadavre qui conserve encore le
caractère d'une partie véritable du corps, par exemple l'oeil ou la main.
I
Soutenir le contraire est donc par trop simpliste et ressemble au propos d'un
menuisier qui parlerait d'une main de bois.84
La dissection est en effet porteuse d'un probleme, qui a toutes les ap-
parences d'un truisme :«le mort n'est pas le vivant», mais dont les im-
plications sont ici clairement dégagées. Est-il légitime, lorsqu'on a pour
modele de connaissance le cadavre, de prétendre savoir quoi que ce
soit sur l'animal vivant? Comment réduire la distance qui sépare le
modèle de l'objet réel que l'on souhaite connaître? Une des astuces
méthodologiques d'Aristote fut, nous l'avons vu, de sacrifier l'animal
selon des modalités spécifiquement prévues pour son examen ana-
tomique.* Mais il avait aussi prévu et pratiqué - comme sans doute
avant lui certains philosophes naturalistes -l'artifice apparemment le
plus apte à combler cette différenceessentielle et à déjouer ainsi l'insuf-
212 JEAN-MARIEANNONI et VINCENT BARRAS

fisance reconnue de l'observation cadavérique : la vivisection, en l'oc-


currence celle du caméléon: «Ouvert de bout en bout, sa respiration
fonctionne encore longtemps, pendant qu'un très léger mouvement
subsiste autour du coeur, et une contraction s'opère particulièrement
dans la région des côtes, mais aussi dans les parties du corps».86
Aussi ne devons-nous pas prendre comme relevant de la seule
légende les graves accusations lancées par le très chrétien Tertullien
contre Hérophile, ce «boucher» meurtrier de plusieurs centaines de
personnes. Considérée sous cet angle, la polémique désigne un pro-
blème éthique capital dès l'Antiquité: la pratique effective, ou du
moins la possibilité conceptuelle de la vivisection humaine comme
volonté de supprimer le hiatus que la méthode contient en son prin-
cipe; pourquoi ne pas se comporter face au corps humain comme Aris-
tote face au caméléon?87Vers le Iw siècle, Celse, pourtant moins polé-
mique et moraliste que l'auteur chrétien, affirme lui aussi que la vivi-
section aurait eu cours à Alexandrie :
Comme, [ . . .] des douleurs et diverses sortes de maladies naissent dans les
parties internes, [les dogmatiques] pensent que personne ne peut porter
remède à ces maux s'il ne sait rien de celles-ci. Pour eux, il est donc nécessaire
d'inciser le corps des morts et d'examiner leurs viscéres et leurs entrailles.
Hérophile et Erasistrate, disent-ils, ont obtenu de loin les meilleurs résultats en
dissequant à vif des criminels emprisonnés que les souverains leurs livraient,
et en étudiant, alors qu'ils respiraient encore, ce que jusque-là la nature avait
tenu caché : la place des organes, leur couleur, leur forme, leur taille, leur dis-
position, leur fermeté, leur mollesse, leur poli, leurs points de contact, puis
aussi leurs saillies respectives et leurs creux, leurs imbrications Cventuelles. En
effet, lorsque survient une douleur 1 l'intérieur du corps, celui qui n'a pas
appris à connaître la situation de chaque organe interne ne peut savoir ce qui
fait mal, et l'organe malade ne peut être soigné par celui qui ignore où il est. De
même, lorsqu'une blessure a mis 1nu des organes internes, celui qui ignore la
couleur de chacun d'eux lorsqu'il est sain ignore ce qui est indemne et ce qui
est atteint.88
l

La vivisection se présente donc comme l'aboutissement logique de la


dissection, telle qu'elle a été conçue dès l'époque aristotélicienne, et de
ce point de vue, nous n'avons guère de raisons de douter qu'elle ait ef-
fectivement été p r a t i q ~ é esi
, ~ce
~ n'est régulièrement et en grand nom-
bre, du moins dans certaines circonstances permettant aux anatomistes
d'accorder leur pratique aux conditions éthiques posées par leur
temps : «Ce n'est point être cruel, comme l'affirment la plupart, que de
chercher les remèdes pour les gens innocents de tous les siècles à venir
par le supplice d'homme nuisibles, et encore en petit nombre»?O
Si la problématique soulevée par Aristote ne bouleverse pas fon- ,
damentalement le système morphologique que celui-ci met en place,
elle devient centrale à partir de l'Alexandrie du IIIe siècle avant J-C.,
La découpe du corps humain et ses just@ations dans l'antiquité 213

c'e~t-à-direà partir du moment oh la médecine lie pour longtemps son


sort à l'anatomie. Ce n'est rien moins que le statut épistémologique et
l"6volution ultérieure de toute la m4decine occidentale qui seront en
jeu à partir du moment oh l'on se pose la question: la dissection
humaine est-elle profitable à la médecine des hommes vivants? Héro-
phile, Erasistrate et sans doute, quelques-uns de leur disciples, en
P
Ouvrant les corps morts ou vifs, répondent p r l'affirmative; Mais c'est
alors admettre que les organes, dans leur «place, leur couleur, leur
forme, leur taille, leur disposition,leur fermeté, leur mollesse, leur poli,
leurs points de contact, leurs imbrications éventuelrles,» équivalent
exactement, une fois le corps ouvert, à ce qu'ils étaient à l'intérieur du
corps fermé. VoilB selon Celse le présupposé nécessaire à l'exercice de
la médecine pour ceux qui <<professentlamédecine théorique», ceux
que l'histoire nommera dogmatiques et qui soulignent l'importance
des causes cachées et des causes évidentes des maladies, des fonctions
naturelles ainsi que des parties internes. Hippocrate était resté en de@
de ce corps, qu'il voyait au contraire opaque, mystérieux, inaccessible à
toute investigation directe : *Rien [de ces cavités] ne peut être vu par
les yeux; aussi là i& malatdies sont occultes; telles je les nomme et telles
l'art les estime»P1 C'est bien cette absence - conceptuelle plus que
matérielle -de visibz'lité qui avait incité les médecins hippocratiques à
développer un systeme sémiologique palliant la déficience de la vision
immediate, un outil instaurant une lisibilité possible de la nature des
maladies. D'oh le rôle primordial assigné ,8 la sémiologie dans un
grand nombre de leurs Wtés :
De son c6té, la médecine, emp&hée, ici dans les empyèmes, là dans les affec-
tions du foie ou des reins, en un mot dans toutes celles des cavités, de rien voir
de cette vue desyeux gui permet à chacun d'examiner suffisammentles objets,
s'est créé des resmurces auxiliaires, observant la netteté ou la raucité de la voix,
la rapidité ou la lenteur de la cepiration,et, pour chacun des flux ordinaires,
t
les v~iesqui leur livrent issue. Elle juge de ces flux par leur odeur, par leur
couleur, par leur tenuité et leur consistance, et en induit de quel état ces
phénomènes sont signes, quels indiquent un lieu déj8 affecté, quels un lieu
pouvant affecter.^^
L'originalité des médecins alexandrins, l'effectif moment de progrès
entraîné par leur pensée morphologique, est de passer superbement
outre cette «impossibilitéde no rien voir», de faire comme si le hiatus
entre le mort et le vivant, entre l'intérieur opaque et ce qui est mis à nu
par la section, n'existait pas. Il y a identification entre le hiodele «artifi-
ciel», c'est-à-dire le cadavre ou le criminel disséqué, et la réalité que ce
modhle pprétend représenter. C'est en d4finitive gr&e à une telle identi- /

fication que se constitue un corpus d'observations obtenues par la dis-


section humaine. Ce corpus une fais constitué fera office de paradigme
214 JEAN-MARIE ANNONI et VINCENT BARRAS

de la conception morphologique humaine jusqu'à la Renaissance au


moiris. Il sera vérifié, amélioré souvent - en particulier par Galien -,
mais sur des questions particulières, grâce notamment à l'observation
comparative obtenue sur d'autres modèles, comme le singe par exem-
ple; ces modifications ne le remettront jamais radicalement en ques-
tion. En tant que tel, ce corpus n'est guére réfutable, à la différence de
son présupposé théorique fondamental. On débattra ardemment, dès
le IIe siècle avant J.-C., le point que les dogmatistes décident de
négliger, l'aporie intrinsèque de la méthode, savoir la possibilité de
connaître l'intérieur de l'homme - et plus profondément encore, sa na-
ture- à travers un modele artificiel, qu'il soit cadavre disséqué ou
criminel vif. Dans le texte de Celse, les dogmatiques, fondant leur
médecine sur l'observation~& nos yeux tout ce qu'il y a de plus concrète,
sont paradoxalement accusés par leurs adversaires de se livrer à la
pure ~péculation?~ En effet, les médecins «qui, tirant leur nom de
l'expérience, s'appellent empiriques», et qui prétendent que «la re-
cherche des causes obscures et des fonctions naturelles est inutile parce
que la nature n'est pas compr6hensible,» se targuent d'avoir recoprs à
«ce qui est sfir et vérifié», à savoir l'expérience médicale clinique, d'or-
dre pratique-technique, et non à l'observation anatomique, qui tient
pour eux du domaine de l'indbmontrable. C'est mot pour mot qu'ils
s'appliquent à contrer les dogmatiques :
1
Ce qui reste à dire, en revanche, le fait qu'on ouvre le ventre et la poitrine à des
personnes vivantes, et qu'un art dont la mission est de veiller sur la vie '
humaine puisse infliger non seulement la mort, mais encore la mort la plus
atroce quisoit, ajoutela cruauté à l'inutilité, du moment surtout que, parmi les
choses qu'on cherche au p~ixde tant de férocité, certaines ne peuvent absolu-
ment pas être connues, tandis que d'autres peuvent l'être même sans qu'on
recoure au crime. C'est que la couleur, le poli, la mollesse, la fermeté et toutes
les caractéristiques de cet ordre ne sont pas, une fois le corps ouvert, telles
qu'elles étaient daris le corps intact: étant dont&,en effet, que sans qu'on ait
I touché au corps, celui-ci subit pourtant des altérationsfréquentes qui sont dues
à la crainte, à la douleur, à la privation ou 4 l'excb de nourriture, à la fatigue, à
mille autres atteintes légères, il paraît bien plus vraisemblable que les organes
internes, qui sont plus tendres et pour lesquels la lumière même est nouvelle,
puissent s'altérer par le fait de l'extrême gravité des blessures et de la mort
qu'on inflige. [ . . . ] La dissection des morts non plus qui, si elle n'est pas
cruelle, n'en est pas moins rdpugnante, n'est pas nécessaire, du moment que
sur des morts presque tout a subi des alteiration~.~
La sensibilité antique heurth par une telle cruauté, la répugnance
face à l'objet de recherche, la stérilité thérapeutique, tou; facteurs
avancés par les empiriques, ont pu jouer leur r6le dans le déclin de la
dissection humaine qui a sans aucun doute eu lieu plus tard dans l'An-
tiquité. Les historie& modernes ont eux aussi tenté d'expliquer pour-
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 215

quoi, après de telles conquêtes si hardies dans le domaine du savoir, ce


déclin s'est produit. On a surtout invoqué la montée de l'irrationnel,
contemporaine de l'extinction de l'esprit scientifique, ainsi que le re-
tour des superstitions liées au cadavre humain, qui auraient désormais
empêché la poursuite de l'investigation directe et invasive du corps
humain.95Un point central, toutefois, n'a selon notre perspective pas
été suffisamment mis en lumière jusqu'ici : si l'on peut supposer que la
pratique de la dissection s'arrête effectivement, ou du moins marque
un net ralentissement, quelques décennies dqà après son commence-
ment, cela est tout autant une conséquence de la méthode elle-même et
des apories qu'elle contient que le résultat de contraintes extérieures,
sociales ou culturelles, empêchant l'accès matériel au cadavre. La dis-
section cadavérique ainsi que la tentative de son propre dépassement
qu'elle a pour ainsi dire d'elle meme engendrée, la vivisection, ne peu-
vent résoudre que de faqon dérivée le problème de la connaissance des
organes interne^?^ Une fois instaurées et accomplies par les médecins
d'Alexandrie, ces deux techniques tendent à constituer un corpus de
co~aissancesmorphologiques qui détermine au sein de la médecine
une anatomie ustatique», une vision du corps humain enclose désor-
mais dans un syst&me,certes susceptible d'enrichissements et de cor-
rections, mais autonome et stable pendant un millénaire au moins.

6. EPILOGUE

Quoiqu'il en soit de la pratique effective de la dissection humaine


après le IIIe siècle avant J.-C.,l'esprit anatomique en médecine persiste,
qu'il soit défendu ou combattu, selon l'école ou le courant de pensée
auquel on se rattache. A cet égard, Rufus dlEphèse, médecin et bota-
niste du Ier si&cle,est un digne continuateur des médecins alexandrins :
Quand aux arts les plus nobles, le premier enseignement ne consiste-t-il pas
I également dans la nomenclature? [ .. .] Si vous regardez cet esclave et si vous
écoutez ce que je vais dire, vous mettez d'abord en mémoire le nom des parties
apparentes; ensuite, disséquant l'un des animaux qui ressemble le plus à
l'homme, je tacherai de fixer dans votre esprit la nomenclature des parties in-
ternes; car rien n'empêche, bien que tout ne paraisse pas absolumentsemblable
chez l'homme et chez cet animal, de vous. faire connaître chaque partie, au
moins sommairement.Dans les temps anciens c'est sur l'homme même qu'on
enseignait hardiment l'anatomie et avec plus de s ~ c c & s ? ~
Rufus ne conçoit pas la médecine sans anatomie, mais une anatomie
statique, quasi parfaite en soi, pratiquée à des fins essentiellement di-
dactiques. Elle consiste à énumérer les parties du corps tout en les
désignant sur le modèle :esclave vivant pour celles qui sont apparentes
et animal ouvert pour celles qui sont internes. Dans ce cadre, la com-
216 JEAN-MARIE ANNQNI et VINCENT BARRAS

paraison entre ce qui est vu et désigné sur le modele animal et ce qu'on


sait de l'homme est suffisante. Les regrets exprimés à la fin du texte
paraissent rhétoriques plus que réels : ce n'est pas l'absence de corps
humains vivants ou morts sur lesquels pratiquer L'anatomie qui en
empêche les succt3s et les améliorations au sein du corpus de savoir mis
en place à Alexandrie. Galien nous en fournit la preuve la plus
évidente, pratiquant avec le plus grand succès sur l'animal une ana-
tomie d'inspiration et à visée humaine. Les animaux, tant mQrtsque
vivants, qu'il disseque larga manu tout au long de son parcours lui per-
mettent de parfaire l'oeuvre anatomique de ses prédécesseurs.
En effet chez les plus exercés en anatomie parmi les médecins, qui ont examiné
avec beaucoup de tranquillité les parties du corps, on a constaté plusieurs
erreurs. C'est pourquoi même ceux qui voulaient sectionner le corps d'un en-
nemi germain mort dans la guekre de Marc-Antoine rie purent apprendre rien
de plus que constater la disposition des viscères. Par contre, celui qui s'est
précédemment exercé sur les animaux, et surtout sur le singe, met A découvert
très rapidement chaque partie inci*; et il est plus facile pour un homme tra-
vailleur et auparavant exercé dans la dissection, d'apprendre immédiatement
sur le corps d'un homme m ~ r tque, pour d'autres non exercés de trouver avec
exactitudeet en toute tranquillité.Plusieurs ont vu rapidement, sur les corps de
persornes condamnées mort et livrées aux fauves, ce qu'ils voulaient; et de
même chez les brigands qui gisent sans sépulture sur la montagne. De grandes
blessures et ulcères putrides qui vont en profondeur mettent en lumière des
parties que ceux qui se sont auparavant exercés reconnaissent comme sembla-
bles aux structures des corps de singes; mais ceux qui ne sont pas exercés n'en
tirent aucun profit. Ceux qui à coup sar sectionnent frequemment plusieurs en-
fants morts se persuadent que la structure des corps de l'h
~emblable.~~
La situation de la pratique anatomique A l'époqueromaine est pour
ainsi dire résumée dans ces quelques lignes : le modele animal, le A4a-
Cacus inuus surtout, qui semble avoir été la victime favorite de Galien,99
constitue la base de vdrification et &amélioration des connaissances
anatomiquesconstituées plusieurs siècles auparavant A la faveur d'une
nouvelle conception tant du corps humain que des possibilités de sa
connaissance. Les observations ocçasionnelles existent, tout comme à
l'époque hippdcratique': Galien y fait abondamment référence, recom-
mandant, par exemfile dans un extrait fameux du traité De anutomicis
administrationibus,à qui ne peut se rendre à Alexandrie pour étudier les
squelettes humains qui là-bas sont disponibles, d'utiliser ce que le
hasard mettra sur sa route : squelettes provenant de sépultures dbvas-
tées ou cadavres de brigands abandonnés le long des grands chemins
et dévores par les oiseaux, prbparés soigneusement par la nature à l'in-
tention du médecin c u r i e ~Mais ~ . ~le~cadre
~ dans lequel ces observa-
tions fortuites s'inserent est fondamentalement différent :
La découpe du corps humain et ses jusfijïcationç dans l'antiquité 217
Ainsi, si dans les singes tu vois vraiment la position et la taille de chaque ten-
' don et nerf, tu pourras te souvenir exactement, même si tu as l'occasion une
fois de dissequer un corps humain, comment trouver chacun ainsi que tu l'as
vu; mais si tu n'est pas exercé, tu n'aura aucun bénéfice de cela; de même que
les médecins, lors de la guerre contre les Germains, ayant la possibilit6 de
disséquer les corps des Germains, n'apprirent rien de plus que ce que savent
les mageiroi.lol
''>

Reprenant l'anecdote de la guerre contre les Germains, Galien


souligne avec insistance combien ces observations, si elles ne sont pas
comprises dans un modèle d'apprentissage préalable, restent inutiles
pour l'exercice de l'art médical; elles ne dépassent pas, dit-il avec une
nuance de mépris, le niveau de l'art culinaire : celui qui, précisément,
caractérisait l'anatomie hippocratique. La dissection humaine, à sup-
poser qu'elle perde de son importance «quantitative»dès le IIe siècle
avant J.-C., reste en tous les cas vivace grâce au recours (qui est aussi
un retour) au modèle animal, suffisant désormais pour les besoins de
l'anatomie: l'étude de la nature de l'homme réalisée sur le singe est
acientifiquementu acceptable pour la médecine antique, du moins la
médecine dite «dogmatique»,'02 depuis qu'il fut possible, à la suite des
travaux menés à Alexandrie, d'établir les regles de comparaison entre
les deux espèces. Les successeurs dlHQophile et diErasistrate prati- '
queront avec bonheur la dissection animale, méthode de remplace-
ment adéquate pour l'enseignement aux élèves, pour la vérification des
données établies, pour la consolidation du corpus de connaissances.
L'ensemble des historiens de la medecine s'accorde à dire qu'il y a
stagnation dans les connaissances anatomiquesjusqu'à la Renaissance,
notamment du fait que la dissection humaine n'aurait plus été pra-
tiquée jusque tard dans le Moyen ~ g e . l OPourtant,
~ un certain nombre
de témoignages récemment redbcouverts permettent de penser que la
dissection humaine n'aurait pas été abandonnée, à l'époque romaine
déjà : Galien dans le passage cité plus haut n'en mentionne-t-il pas la
1
possibilité? De la même époque date aussi une discussion juqidique
portant sur l'opportunité de pratiquer la vivisection sur un enfant afin
de tenter de sauver son frère jumeau porteur de la même maladie.lo4
Même si le cas est théorique, rapporté dans le contexte d'un exercice
juridique, il témoigne que la dissection humaine reste concevable, qu'il
est possible d'en faire un usage au moins abstrait.lo5D'autres témoi-
gnages de dissections humaines jalonnent à intervailes réguliers le
millénaire séparant Galien de la «reprise» supposée de la dissection
humaine à la fin du Moyen Age. Ils laissent penser que la pratique s'est
probablement continuée' à Byzance du moins, solidement liée à la con-
ception médicale-anatomiquedu corps humain qu'avaient inaugurée à
Alexandrie Hérophile et Erasistrate et qui perdurera jusqu'à la Renais-
sance.lo6Si alors cette conception prend un essor nouveau, la question
218 JEAN-MARIE ANNONI et VINCENT BARRAS +

fondamentalesoulevée dès la naissance de l'anatomie de l'homme per-


siste quant I elle jusque dans les éprouvettes des laboratoires les plus
sophistiquésd'aujourd'hui : comment est-il possible de connaître la na-
ture de I'homme?lo7

* NOTES
1 C'est du moins la definition qu'en donne le Petit Robert. Dictionnaire de la langue
française dans son édition de 1990.
2 Aristote, Histoire des animaux, III, 3,513 b 26-28, trad. P. Louis (Paris : Les Belles Let-
tres, 1964).
3 Homère, L'Iliade, XUI, 545-48, trad. P. Mazm (Paris :Les Belles Lettres, 1938).
4 Pour le détail d'une argumentation dans ce sens,voir F. Kudlien, «ZumThema 'Ho-
mer und die Medizin'w, Rheinisches Museumfür Philologie, 108 (1965):293-99.
5 Pour un commentaire des blessures de la guerre de Troie, voir M. D. Grmek, Les
maladies b l'aube de la Oivilisation occidentale (Paris :Payot, 1983),p. 50-60.
6 Homère, L'Iliade, XIV,465-68.
7 0. Korner, «Wie entstanden die anatomischen Kenntnisse in Ilias und Odyssee'l*,
Milnchener Medizinische Wochenschrift,42 (1922) :1484-87.
8 Homère, L'lliade, XXI, 204-5.
9 E. Puld, «Prëhomerische Sektionen?~,Miinchener Medizinische Wochenschrift, 50
(1922):1731.
10 L. Edelstein, «Die Geschiohte der Sektion in der Antike», Quellen und Studien zur
Geschichte der Natunuissenschaften und der Medizin, 3 (1933): 50-106. Cet essai est
' repris en traduction anglaise d a L. Edelstein, Ancient Medicine (Baltimore: The
'
Johns Hopkins University Press, 1967): 247-302. Voir aussi son article plus bref)
«The Development of Greek Anatomy*, Bulletin of the Histb~yof Medicine, 3 (1935):
235-48.
11 La question de la téalité du sacrifice humain en Grèce antique reste débattue. Une
mW au point récente, et relativement sceptique, se trouve chez D. D. Hughes, Hu-
man Sam$& in Ancient Greece (London :Routledge, 1991). (Cet ouvrage est tiré d'une
th&, qui contient les principaux textes relatifs au sacrifice humain en Grèce an-
cienne : «Human Sacrifice in Ancient Greece: The Literary and Archeological Evi-
dence*, PhD Thesis, Ohio State University, 1986.)Nous nous proposons d'examiner
dans une étude ulterieure ce qui ne peut @treévoqué ici qu'en passant : le probIème
des connaissances anatomiques - ou plus exactement du niveau de ces connais-
sances - au sein de certaines cultures voisinee, telles qu'elles se manifestent dans ces
I étonnants «ex-votos*.ou «mannequins* anatomiques étrusques ou gaulois. Pour
une première approche, vdir M. ï'abanelli, Gli *ex-votor poliviscerali etruschi e romani
(Firenze : Olschki, 1958); P. Decouflé, «Introduction B l'étude des mannequins an-
torniques: l'incision du corps humain dans 18 plastique archaïque»; Semaine des
HBpitaux de Paris (20.12.1961) :3608-20; S. Deyts et R. Martin, Ex-voto de bois, de pierre
et de bronze du sanctuaire de@Sources de la Seine. Catalogue d'exposition (Dijon: Musée
archéolo&ue de Dijon, 1966); et C. Masaet et J. Scheid, «Une Rencontre sur la
découpe dè9 cadavres», L'Homme, 108 (1988): 156-39. (Nous remercions Daniel
Paunier, Philip~eBorgeaud et Youri Volokhine du Département des Sciences de
l'tlntiquitk, Université de Genève, pour les réferences qu'ils nous ont fournies à ce -
sujet.)
12 B. Snell, Die Entdeckung des Geistes, 3ème éd. (Hamburg: Claassen Verlag, 1955),en
particulier le chapitre 1 :«Die Auffassungdes Menschen bei Homerw, p. 17-43.
13 Snell, Die Entedeckung, p. 25.
14 Dont on trouve un recensement détaillé dans O. Korner, Die btztlichen Kenntnisse in
Ilias und Odyssee (München:Bergrnann, 1929).
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 219
Hérodote, au Ve siècle av. J.-C., nous offre un bel exemple de ce qu'étaient suscepti-
bles d'offrir à un oeil curieux de telles occasions: «Après que les cadavres furent
dépouillés de leurs chairs, on découvrit,- ce fut quand les Platéens transportaient
les ossements en un même lieu, - un crane qui ne présentait: aucune suture, mais
était fait d'un seul os; apparurent aussi une machoire dont les dents se tenaient
toutes, étant formées d'un seul os, dents de devant et molaire, et les ossements d'un
homme de cinq coudées* (IX, 83, trad. Ph.E. Legrand [Paris: Les Belles-Lettres,
19541).
Hippocrate, De la nature de l'hommef 4, éd. et trad. E. Littré, Oeuvres compl2tes d'Hippo-
crate, 10 tomes (Paris :Baillière, 1839-61),t. 6 = L VI, 42; éd. et trad. récente J. Jouanna,
Corpus Medicorum Graecorum I,1,3 (Berlin :Akademie Verlag, 1975).
Voir Hippocrate, Des lieux dans l'homme, 1-2, L VI, 276-280; éd. et trad. récente R. Joly
(Paris: Les Belles Lettres, 1978).
Ancienne médecine, 22, L 1, 626-630; éd. et trad. récente J. Jouanna (Paris : Les Belles
Lettres, 1990).
Voir par exemple De lagénération, 8, L VII, 480; éd. et trad. récente R. Joly (Paris : Les
Belles Lettres, 1970). Une analyse similaire est proposée par H. Ioannidi, «Les no-
tions de partie et d'organe*, in F. Lasserre et Ph. Mudry, Formes de pensée dans la col-
lection hippocratique (Genève:Droz, 1983):327-30.
Hippocrate, Des chairs, 3-4, L VIII, 586-90; 6d. et trad. récente R. Joly (Paris: Les
Belles Lettres, 1978).
Selon l'expression de B. Snell, p. 272.
M. Vegetti, Il coltello e 10 stilo, 2e éd. (Milano: Mondadori, 1987), développe longue-
ment ce point, ainsi que l'affinité entre technitai et médecins. Voir notamment son
premier chapitre :«Animale,vivo O morto. Classificazionee razionalitàscientifka».
Aristote, Histoire des animaux, I,17,496 b 21-29.
G. Berthiaume, Les rbles du Mdgeiros (Leiden: Brill, 1982); J.-L. Durand, «Bêtes '
grecques. Propositions pour une topologique des corps à mangem, dans M. De-
tienne et J.-P. Vernant, La nrisine du s a c f i e en pays grec (Paris: Gallimard, 1979),
p. 133-65.
Ce vase a été publié pour la première fois par G. Ricci, «Una hydria ionica da Caere»,
Annuario della Scuola Archeblogica di Atene e delle misswni ifalinne in Oriente, 24-26 (n.s.
8-10) (1946-48) : 47-57 et planches hors texte III-VI. On en trouve également des re-
productions dans Durand.
Cette phase de la boucherie sacrificielletrouve d'ailleurs un écho dans l'Electre d'Eu-
ripide, où le messager rapporte à l'héroïne les propos d'Egisthe sur le sacrifice du
boeuf: «Allons! afin que nous puissions nous regaler de la fressure, qu'on m'ap-
porte, au lieu de la lame dorienne, un couperet de Phthie; je fendrai le thorax. Il saisit
l'arme et coupe. Egisthe prend le8 viscères et les observe, chacun séparément»(trad.
L. Parmentier [Paris : Les Belles Lettres, 19251, p. 835-39). Le traducteur a préféré,
pour chelus -qui dbigne la partie bombée de la poitrine, le sternum - le terme de
thorax.
On retrouve un geste identique dans le texte d'Euripide précédemment cité:
~Egistheprend dans ses mains les parties sacréeset les observe. Un lobe manque au
foie; la veine porte et les vaisseaux voisins de la vésicule biliaire montrent à ses re-
gards des saillies funestes* (p. 826-29).
Répertoriés et représentés dans Durand,
Cette techniquen'est pas utile qu'aux seuls professionnels de la découpe. Socrate en
fait usage lorsqu'il s'agit d'expliquer la méthode dialectique: «[Le procédé] consiste
a diviser à nouveau l'idée en ses éléments, suivant ses articulations naturelles, en
tâchant de n'y rien tronquer, comme le ferait un boucher maladroit» (Platon, Phèdre,
266a, trad. E. Chambry [Paris :Garnier Flammarion, 19641).
Cf, Vegetti, Il coltello, p. 2lsqq. Ainsi Platon utilise-t-il une taxinomie directement
empruntée au savoir pratique des chasseurs et des pêcheurs : «Dans cette chasse aux
êtres vivants, n'est-il pas juste de distinguer deux espèces, celle des animaux qui
220 JEAN-MARIE ANNONI et VINCENT BARRAS

vont à pied, qui se subdivise en plusieurs classes avec des noms particuliers et qui
s'appelle la chasse aux animaux marcheurs, et celle qui embrasse tous les animaux
nageurs, la chasse au gibier d'eau?» (Sophiste, 220 a, trad. E. Chambry [Paris: Gar-
nier-Flammarion, 19691).
31 Hippocrate, Des articulations, 1, L IV, 78-80.
32 Hippocrate, Des articulations,46, L IV, 196-98.
33 Sur la base de tels traités et des connaissances anatomiques qui s'y trouvent con-
tenus, V. Di Benedetto, soucieux de ponderer le r8le d'Aristote dans l'histoire de
*.
l'anatomie, postule l'existence h.es probable d'une dissection menée alors par des
hommes du métier, chirurgiens ou médecins, sur dm cadavres humains. Voir V. Di
Benedetto, Il medico e la rnalattia. La scienza di Ippocrate (Torino : Einaudi, 1986), en
particulier le chapitre 9, «La nascita dell'anatomian, p. 225-47.
34 Galien, De naturalibusfacultatibus, 1, 13, éd. C. G. K t i h , Claudii Galeni Opera Omnia,
20 tomes (Leipzig.: Cnobloch, 1821.30), t. 2 0 K II, 30-31; trad. francaise dans Ch.
Daremberg, ÔeuGes anatomiques, physihogi4ueset médicales de Galien, i tomes (Paris :
BailliPre, 1854-56).Une telle situation, dui passait encore pour convenable à l'évoaue
de Galien, sera considérée comme toit à fait insuffisante par les rénovate;rsade
l'anatomie humaine la Renaissance. Pour bien montrer jusqu'où est tombée l'ana-
tomie de son temps, où l'on pratique «ce détestable usage de confier aux uns la dis-
section du corps humain pendant que les autres commentent les particularités des
organes,» Vésale affirme que, «dans tout ce tumulte, on présente aux assistants
moins de choses qu'un boucher à l'abattoir ne pourrait en enseigner B un médecin»
(De humani corporis fabrica [Oporinus: BAle, 15431, f0 2r). Le grand rénovateur de
l'anatomie médicale n'est évidemment pas en mesure d'imaginer un instant que la
période glorieuse de l'anatomie antique qu'il regrette tant et qu'il souhaite réins-
taurer était de fait tributaire de corps de métier aussi humbles.
35 J. Irigoin a constaté que, sur une centaine de mots relevés dans le traités des Lieux
dans l'homme, deux tiers sont déjà connus chez Hombre; du tiers restant, prbs de la
moitié se retrouve dans la paésie lyrique archaiique et chez Herodote. Voir J. Irigoin,
.La formation du vocabulaire de l'anatomie en grec: du mycénien aux principaux
traités de la Collection hippocratique», dans M. D. Grmek, Hlppocratica (Paris: Edi-
tions du CNRS, 1980),p. 247-57.
36 Plutarque, Vie de Périclès, 6, trad. J.-P. Dumont, dans Les présocratiques (Paris: Gal-
limqrd - Bibliothèquede la Pléïade, 1988).
37 Vegetti, II coltello, p. 28sqq.
38 Chalcidius, Commentaire sur le Timée de Platon, 246, 256-57, ed. J. H. Waszink, Plato
Latinus, Vol. 4: Tirneus a Calcidio translatus cvmmentmioque instructus (London: Inst.
Warburg & Brill, 1962).Sauf indication contraire, les traductions des textes grecs et
latins sont des auteurs.
I 39 Pour un relevé des différentesopinions, parfois très extravagantes,des historiens au
sujet de cet auteur et &ce passage, voir G. E. R Lloyd, «Alcrneonand the History of
Dissection*, Sudhofi Archiv, 59 (1975): 113-47, dont nous suivons pour l'essentiel
l'analyse.
40 La question du nombre des membranes de l'oeil fait l'objet de nombreuses discus-
sions dans les textes médicaux antiques, Voir par exemple les traités hippocratiques
Des lieux dans l'homme, 2, L VI, 280, ainsi que Des chairs, 17, L VII, 604-6; ou encore,
pour une théorie plus tardive, le traité Du nom des parties du corps de Rufus, dans
Oeuvres, éd. Ch. Daremberg et Ch. E.Ruelle (Paris:Bailli&re,1879),p. 169sq.
41 Theophraste,Du sens,25-26, trad. D. Delattre, dans Les présocratiques.
42 Voici ce qu'en dit le doxographe Aetius : «Pour Alcméon, l'hégémonique a son siège
dans le cerveau, et c'est par lui que nous sentons les odeurs, au'il attire à soi à
chaque inspiration»( ~ ~ i n ~ oIV, n sî4,
, trad. D. Delattre, dans Les pr&ocratiques).
43 Voir aussi, pour des théories de la vision contemporaines dlAlcméon, Diogène
d ' ~ ~ o l l o n i e19),
- ( ~et Empedocle(B 84).
-
44 Voir Lloyd, «Alcmeon»,p. 116et n. 12.
La découpe d u corps humain et ses justifications dans l'antiquité
45 Vegetti, Il coltello, p. 29.
46 De la maladie sacrke, 11, L VI, 380-82; cf. également 4d. et trad. all. récente H LGren-
semann (Berlin:de Gruyter, 1968).
47 Aristote, Histoire des animaux, III, 2,511 b 11-23.
48 Aristote, Histoire des animaux, III, 3,513 a 8-15.
49 Aristote, De anima, 2,1,412 b 5.
50 Voir par exemple le passage de Aristote, Histoire des animaux, I,17,496 b 21-29, cité
plus haut.
51 Aristote, Histoire des animaux, I,17,496 b 1-6.
52 Les parties des animaux, IV, 676 b-677 a 34-3, trad. P. Louis (Paris: Les Belles Lettres,
1956).
53 Les parties des animaux, IV, 665 a 27-28.
54 Durand, «B&tesgrecques*, p. 149,
55 Galien, De uteri dissectwne, 5, K Il, 894-5; cf. également éd. et trad. all. récente
D. Nickel, Corpus MedicorurnGraecohlmV,2,1 (Berlin: Ahdemie-Verlag, 1971).
n approfondie toutefois depuis p u , grace a la monumentale somme de
56 De f a ~ o très
H. von Staden, Herophilus :The Art of Medicine in Early Alexandria (Cambridge :Cam-
bridge University Press, 19891. Cet ouvrage contient l'&iition des fragments, leur
traduction anglaise et d'important9 commdntaires. Il supplante définitivement la
collection de fragments de J. F. Dobson, «Herophilus of Alexandrian, Proceedings of
the Royal Society of Medicine, 18 (1925): 19-32. D'autres mises au point demeurent
utiles: F. Kudlien, «Herophilos und der ûeginn der medizinischen Skepsis»,
Gesnerus, 21 (1964) :1-13; P. M. Fraser, PfofemaicAlexandria, 2 vols. (Oxford : Claren-
don Press, 1972), Vol. 1, en particulier p. 348-57; P. Potter, aHerophl&usof Chal-
cedoti : An Assessment of His Place in the History of Anatomy*, Bulletin of the His-
t o y of Medicine, 50 (1976): 45-60; J. Longrigg, ~Anatomyin Alexandria in the Third
Century B.C.», British Journalof Historical Sciences, 21 (1988): 455-88.
57 Galien, De anatoWlicis administrationibus, IX, 1, K II, 712; cf. 4galement éd. et trad. ital.
1. Garofalo (Milano: Rizzoli, 1991), comprenant la partie grecque, soit les neuf pre-
miers livres, ainsi que la partie arabe des sept livres restants (le texte grec y est
reproduit sane appareil critique). Une Bdition critique d'une partie du texte grec
existe par les soins du m&meérudit, mais nous n'avons pas pu la consulter :Anatom-
icis Administrationnibus libri qui supersunt novem, t. 1, lib. 1-W(Napoli, 1986).
58 Galien, De anatomicis administrationibus, IX, 5, K II, 731. A ce point précis finit d'ail-
leurs le texte qec. La suite ne nous est cornue que dans une traduction arabe.
59 Selon P. M. Fcaser, «The Career of Erasistratus of Ceos*, Rendiconti del lstituto Lom-
bardo (Classe di Letkre e Scienze Morali et Storiche), 103 (1969): 518-37, et Ptolemaic
Alexandda, Vol. 1, p, 347-48, Erasistrate n'aurait pas pratiqué a Alexandrie, mais a
Antioche; cetfe opinionest réfutée notamment par G. E. R. Lloyd, «A Note on Erasis-
trateos of Ceosn, The Journal of Hellenic Studks, 95 (1975) : 172-75, et par J. Longrigg,
*Sup@iativeAchievementa d Compara~veNeglect : Alexandrian Medical Science
and Modern Historical Research*, Histoy of S W e , 19 (1981): 155-200, notamment
p. 158sq.
60 On trouve un aperçu géneral de sa carrihre et de son oeuvre dans les articles cités a
la note précedente, ainsi que dans, J. F. Dobson, ~Erasistiiatus*,Proceedings of the
Royal Society of Medicine, 20 (1927) : 825-32; J. Scarborough, ~Erasistratus:Student of
Theophrastusb, Bulletin of the Histoy of Medicine, 54 (1985): 515-17; V. Nutton,
*Erasistratus»,dans R.Porter, Dizbnario Bibliografica della Storia delle Medicina e delle
Scienze Natural, t. 1 (Milano: Franco Maria Ricci, 1985): 280-81; J. Longrigg, «Anat-
omy in Alexandria in the Third Century B.C.», BritishJoumalfor Histoy of Science, 21
(1988): 455-88, notamment p. 472sqq. Un recueil critique de ses fuagments existe
desormais : Erasistrati Fragmenta, éd. 1. Garofalo (Pisa :Giardini, 1988) (voir en parti-
cdier, pour ses activités anatomiques, et particulibrement aanatomo-patholo-
giques* ou eanatomo-chinirgicales», les fragments 17a, 184b, 188, 251, 280, pro-
venant de Celse, Caelius Aurelianus et Paul d'Egine), Le rapport entre l'anatomie et
222 JEAN-MARIE ANNONI et VINCENT BARRAS

la chirurgie érasistratéenne est étudié par M. Michler, Die Alexandrinischen Chirur-


gen. Eine Sammlung und Auswertung ihrer Fragmente (Wiesbaden: Steiner, 1968), no-
tamment p. 93-94.
61 Galien, De placitis Hippocratis et Platonis, 7,3, K V, 602-604; cf. également éd. et trad.
angl. Ph. de Lacy, Corpus Medicorum Graecorum V, 4,1,2 (Berlin : Akademie Ver-
lag, 1978-80).
62 De ces découvertes, les Anciens furent eux aussi conscients: Alexandrie marque
bien à leurs yeux une étape importante dans l'avancement de la connaissance, médi-
-. cale en particulier. La notion de progrés scientifique n'est pas absente de l'Antiquité.
Voir L. Edelstein, The Idea of Progress m Classical Antiquity (Baltimore: The Johns
Hopkins University Press, 1967), et les nuances apportées par E. R. Dodds, The An-
cient Concept of Progress (Oxford :Oxford University Press, 1973).
63 Pour une discussion sur l'évolution de la relation entre anatomie et médecine, voir
C. A. Viano, «Lo scetticismo antico e la medicina*, dans G. Giannantoni, Lo scetti-
cismo e la medicina (Napoli:Bibliopoiis, 1981), p. 563-656.
64 Galien, Deanatomicis administrationibus, II, 1, K II, 280sq.
65 Galien, De anatomicis adminsitratwnibus, II, 1, K II, 286sq.
66 Cela ne signifie évidemment pas qu'avant cela, et en particulier chez Hippocrate, le
médecin n'ait Bté qu'un technitès. Chez lui existent bien entendu de nombreux as-
pects spéculatifs, par ailleurs fondamentaux pour son systéme de médecine, mais
qui ne concernent pas de facon directe le probléme qui nous préoccupe ici, la vision
morphologiquedu corps humain.
67 L. Garcia Ballester voit en Galien, plut8t que dans les médecins alexandrins, le
canonishteur de cette conception d'une anatomie comme «ancilla medicime*, dont
il situe la fin avec l'oeuvre du biologiste-anatomiste Car1 Gegenbaur (1826-1907).
Voir L. Garcia Ballester, Galeno en la sociedad y en la ciencia de su tiempo (Madrid :Edi-
ciones Guadarrama, 1972),en particulier le chapitre 3 :«Anatomia»,p. 72-114.
68 Athénée, IX, 399 b, dans F. Wehrli, Die Schule des Aristoteles. Texte und Kommentar.
Heft 3 :Klearchos, 2e éd. (Basel: Schwabe, 1969),p. 39 (fr. 106a).
69 Voir les fragments 106b à 110, reproduits dans F. Wehrli, Die Schule. F. Kudlien
souléve à ce propos l'hypothése que le terme skeletos contenu dans le titre des livres
écrits par Klearchos doit être compris comme signifiant «momie», plut& que
«squelette»,étant donné le fait que les fragments qui nous restent de cet auteur par-
lent effectivement aussi des muscles. Cela l'amène à penser que Klearchos aurait
décrit dans leur forme, leur position et leur dénomination les parties du corps qu'il
est possible d'étudier sur une momie. Selon lui, la momie aurait donc été utilisée
comme obiet de démonstration dans le cadre d'une recherche scientifiaue. ce aui
1 .

l'améne à concevoir aisément qu'un péripatéticien de la premiere génération ait été


invité var Ptolémée 1 à Alexandrie dans le but de mener de telies recherches. Cf.
« ~ n t i k Anatomie
e und menschlicher Leichnamw, Hermes, 97 (1969) : 88-89, et «Ana-
tomie~.dans A. Paulv. G. Wissowa et W. Kroll, RealencvclcmIIdie der classischen Al-
~erumswissenschft,suipl. 11 (Stuttgart: ~rucke&iller, i968), cols. 38-48. Bien que
séduisante, cette interprétation demeure incertainesi l'on se référe en varticulier à la
scission quasi compl&e qui semblait prbvaloir au temps du Mu& enGe les scientifi-
ques grecs d'Alexandrie et la population locale, y compris les médecins. Nous abor-
derons ce sujet plus en détail ci-après.
70 Galien, De anatomici8 administratwnibus, I,2, K II, 220. Le traité dont parle Galien est
sans doute le De ossibus ad tirones (K II, 732-78; cf. également éd. et trad. angl. M. G.
Moore, PhD Thesis, University of Michigan, 1969), écrit durant le premier séjour à
Rome, et qui mentionne lui aussi l'existence d'écrits anciens sur l'ostéologie (voir
par exemple p. 734).
71 La question délicate de la datation de ce médecin lié d'une maniére ou d'une autre à
Aristote n'est pas entiérement reglée. Cf. W. Jaeger, Diokles von Kaystos. Die
griechische Medizin und die Schule des Aristoteles (Berlin: de Gruyter, 1938), et, pour
une révision critique, L. Edelstein, «Review of W. Jaeger's Diokles von Kaystos»,
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 223
American Journal of Philology, 61 (1940): 483-89, reproduit dans L. Edelstein, Ancient
Medicine, p. 145-52, ainsi que P. Kudlien, ~Problemeum Diokles von Karystos»,
Sudhofi Archivfiir die Geschichte der Medizin und der Naturwissenschafien, 47 (1963):
456-63.
72 Galien, De anatomicis administratwnibus, II, 1,K II, 282. Le terme ekcheirèds, que nous
avons traduit par «procédé», est d'interprétation délicate. 13 désigne ici l'acte de
«régler», d'«administrer* l'anatomie : il est en effet dans la logique de l'uanatomo-
centrisme* inédical de concevoir que les médecins pionniers, ceux qui précédaient
Diocles, avaient une connaissance pour ainsi dire naturefle de l'anatomie, et
n'avaient donc pas besoin de traités, ni même d'une méthodologie extérieure, d'un
whglement* de leur pratique anatomique. Celle-ci ne pouvait alors - selon un tel
point de vue - qu'être exercée spontanément.
73 Cf. P. Steckerl, The Fragments of Praxagoras of Cos and His School (Leiden: Brill, 1958),
notamment les fragments anatomiques 6-15. Voir en outre à son sujet L. Garcia Bal-
lester, «El saber anatornico de Praxagoras de Cos», Boletfn de la Sociedad Espandla de
Historia de la Medicina, 6 (1966): 43-49; P. M. Praser, Ptolemaic Alexandria, Vol. 1,
p. 345-46; et 1. C. Capriglione, Prassagora di Cos (Napoli: Il Tripode, 1983), qui con-
tient une traduction italienne des fragments.
74 Edelstein *Die Geschichteder Sektion*, en particulier p. 78-90. Cf. Kudlien, «Antike
Anatomie»; cf. aussi l'article récent de H. von Staden, «The Diwovery of the Body:
Human Dissection in Its Cultural Contexts in Ancient Greecen, The Yale Journal of Bi-
ology and Medicine, 65 (1992): 223-41, qui adopte une ligne d'argumentation iden-
tique.
75 Les parties des animaux, 1,641a 20-1.
76 Cf. Kudlien, «AntikeAnatomie».
77 Notons l'allusion de Pline, qui ne précise ni le lieu, ni l'époque, mais qui, à la
lumiere des autres témoignages, se réfère tres certainement à l'Alexandrie des
Ptolémée :*Onrapporte encore que le suc [du raifort] est nécessaire au diaphragme,
car il a été reconnu en Egypte, quand tes rois faisaient disséquer les cadavres pour
étudier les maladies, que la phthiriase, qui s'attaque au coeur, à l'intMeur du corps,
ne peut être chassée autrement* (XI% 86,éd. et trad. J. André [Paris: Les Belles Let-
tres, 19641, lequel signale une allusion pratiquement identique chez Gargilius Mar-
tialis, Med. 1).
78 L'ouvrage indispensable sur cette époque demeure le livre impressionnant de P. M.
Fraser, Ptokmaic Alexandria, qui contient une longue discussion très documen-
tée - mais parfois contestée : cf. les articles contradicteurs cités à la note 59 -sur la
médecinealexandrine.
79 Le r61e de la pratique de l'embaumement sur le développement de la dissection ne
fait effectivement pas l'una~mité:reflet sans doute de la difficulté des historiens de
l'anatomie a l'en;isager. Ainsi, F. Kudlien lui attribue un r8le non négligeable:
«Hier scheint also diemehr oder werniger skelettierteMumie als natunvis&schaft-
lichanatomisches Demonstrationsobjekt gedient zu haben* (.«Anatomie»,col. 43).
C. R. S. Harris souligne que la possibilité de disséquer Alexandrie est peut-être «an
indirect result of closer acquaintance with the traditional ancient Egyptian pradice
of embalming and mummificationn (The Heart and the Vascular System in Ancient
Greek Medicinefrom A l m o n to Galen [Oxford:-Clarendon Press, 19731, p. 177). Pour
P. M. Fraser, une teUe influence peut simplement être présumée, vu le fossé existant
entre savants grecs et population autochtone: Ptolemaic Alexandria, Vol. 1, p. 351.
J. Longngg enfin pense que l'~fluenceest d'ordre beaucoup plus ghnéral que celle
que ses prédécesseurs ont envisagée:le peuple égyptien, familier avec le rite de ma-
nipulation des organes internes; pouvait selon lui tolérer beaucoup plus facilement
l'idée que des médecins &rangers manipulent eux aussi de tels organes: «An&-
omy», p. 161,
80 Diodore de Sicile, 1, 91, bd. ,L. Dindorf, Diodori Sicdi Bibliothecae Historicae (Paris:
Firmin-Didot, 1878). C'est, avec Hérodote, II, 85-88 -qu'il reprend d'ailleurs large-
224 JEAN-MARIE ANNONI et VINCENT BARRAS

ment -, l'auteur antique le mieux renseigné sur les rites funéraires de l'Egypte an-
cienne. Pour un recensement complet des textes grecs et latins sur cette pratique,
voir W. R. Dawson, ~Referencesto Murnrnification by Greek and Latin Authors*,
Aegyptus, 9 (1928): 106-12, ainsi que M. Mercier et A. Seguin, «Texteslatins et grecs
relatifs à l'embaumement», dans Thal2s. Recueil annuel des travaux de i'lnstitut d'his-
toire des sciences et des techniques de 1'Universitd de Paris, tome 4 (1937-39) (Paris:
Presses Universitaires de F~ance,1940), p. 121-31. Pour les détails de la technique
elle-même, voir J. C. Goyon, Rituelsfunt'raires de l'ancienne Egypte (Paris: Cerf, 1972),
0 .
et J. C. Goyon et P. Josset, Un corps pour l'tternitt. Autopsie d'une momie (Paris: Le
léopard d'or, 1988).
81 Cf. Fraser, Ptolemaic Alexandria, Vol. 1, p. 350-51.
82 Fraser («The Careem), plaçant l'activité d'Erasistrate à Antioche, suggere en
conséquence que la dissection humaine a été pratiquée ailleurs qu'à Alexandrie.
Faute de preuves plus tangibles- il n'existe en effet aucun témoignage de dissec-
tions humaines ayant eu lieu ailleurs qu'à Alexandrie -,une telle hypotheise reste à
vérifier. Mais, de notre point de vue, il n'y a pas de raison d'en exclure la possibilité.
83 Tertullien, De anima 10,4, Bd. J . H, Waszink (Amteidam : Meulenhof, 1949). Augus-
tin, deux siecles plus tard, reprend B peu près la même diatribe : «Sans doute, des
medecins, appeiés anatomistes,avec un file parfois cruel, ont disséqué des cadavres
ou meme des malades mourairt entre leurs mains, tandis qu'ils tranchaient, scru-
taient avec soin, et fouillaient inhumainement tous les secrets des chairs humaines,
avides de découvrir la nature, la cause, le siège de la maladien (De Civitak Dei, XXII,
24, trad. G. Combes [Paris:Desclée de Brouwer, 19601).
84 Les parties des animaux, I,1,640 b-641 a 31-6.
85 Cf. le passage de Aristote, Histoire des animaux, III, 3,513 a 8sqq., cité plue haut.
86 Aristote, Histoire des animam, II, 11,503b 23-28.
87 L'historiographie médicale, d&sl'Antiquité, est jalomée de prises de position sou-
vent passiomées quant 9. llexi&Bnce &entuelle d'une vivisection men& sur
l'homme. ~ujourd'hui, l a Bwdits tendent à admettre qu'elle ait été effetivement
pratiquée, malgré les réticences de certains portant sur l'interprétation des textes,
notamment du thmoignage de Celse. (Cf. J. Scarborough, &elsus on Human Vivi-
section at Ptolemaic Alexandria», Clio Medica, 11 [1976]: 25-38.) A. Viarro a analysé
les raisons pour lesquelles les médecins alexandrins n'avaient pas découvert la
présence de sang dans les artères :selon lui, c'est leur «cécité6pist~mologique*, bien
plus que l'impassibilite éventuelle de pratiquer la vivisection, qui les aurait
empechés de constater ce qui, pour noue, «crève les yeux,. Cf. A. Viano, «Perche
non c'era sangue nelle arterie: la cedtii epistemologica degli mtomisti antichi»,
dans C.Giannantoni et M. Vegetti, La sc&nza ellenistica (Napoli : Bibliopolis, 1984),
p. 299-352.
I 88 Celse, De medicina Praejâtzb, 23-25, trad. et ed. Ph, Mudry, La Préfnce du De Medicina
de Celse. Texte, traduction et commentaire (=Bibliothm Helvetica Romana, XIX)
(Genève: Droz, 1982). Ph. Mudry traduit par «organe»ce qui dans le texte latin est
pars.
89 Outre les témoignages de Celse et de Tertullien évoqu6s plus haut, or\ peut men-
tionner dans le traité des Maladies chroniques de Caelius Aurelianus (Ve siècle?) la
description d'un acte chirurgical d'Erasistrate évoquant une sorte de vivisection
théraieutique: ~Erasistrate,dans les maladies du fÔie, coupe la peau et la mem-
brane situées au-dessus du foie, et utilise des remèdes qui recouvrent largement le
foie lui-même. Puis il étire le ventre, laiswnt audacieusement nu la souf-
frante* (Tardarum Passionum, III, 65,ed.et trad. anglaise 1. E. Drabkin, Caelius Aureli-
anus :O n Acute Diseuses and on Chronic Diseases [Chicago:The University of Chicago
Press, 19501). Un procédé semblable d'Erasisttate est également décrit dans Tard.
pass., V, 126, ainsi qu'une ouverture de la cavité abdominalerecommandée par Prax-
agoras pour certains cas de maladie intestinale dans Cel. Pass., III, 17 (cf. K. Sudhoff,
«Zur operativen Ileusbehandlung des Praxagorasn, Quellen und Studien zur Ge-
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité
schichte der Naturwissenschaften und der Medizin, 3 [1933]: 151-54). Dans son édition
des fragments dlErasistrate (cf. note 60), 1. Garofalo remarque très justement que
l'audace de telles pratiques constitue un indice suggérant très fortementla possiblité
de vivisections sur des &es humains de la part du médecin alexandrin. Notons
aussi chez Caelius Aurelianus, outre les allusions aux «vérifications post-mortem.
d'Erasistrate (cf. note 60),la description d'un examen semblable - non attribué- de
la membrane pleurale en cas de «pleurésie»(Celerum Passionum, II, 100).
90 De medicina Praefâtio, 26. Ainsi s'ouvre, dans l'histoire de la médecine, le long récit de
' . l'utilisation de prisonniers et autres nuisances sociales à des fins d'expérimentation
médicale. Cf. V. Barras et M. Ummel, «Histoirede l'6tMquede l'exp6rimentation sur
l'homme*, à paraîtle.
91 De l'art, 11, L VI, 18, éd. et trad. récente J.Jouanna (Paris: Les Belles Letttes, 1988).
92 De l'art, 12, L VI, 22-24. L'observation attentive et minutieuse de traces permettant
d'accéder indirectementà la réalité qu'on souhaite cerner n'est certes pas propre à la
médecine hippocratique.Selon C. Ginzburg, elle caractérise, des les Mésopotamiens,
puis en Gr&e ancienne, un systeme de connaissances, .un paradigme indiciairen,
propre A la fois aux arts divinatoire et à de nombreuses catégories opérant dans le
vaste territoire du savoir conjectural, gouverné par une déesse comme Métis : méde-
cins, historiens, politiques, potiers, menuisiers, marins, chasseurs, p&cheurs,
femmes.. . Cf. C. Ginzburg, &pie. Ràdici di un paradigma scientifico*, dans A. Gar-
gani, Crisi della ragione. Nuovf modelli ne1 rapport0 tra sapere e attivita umane (Torino :
Einaudi, 1979),p. 57-106; trad. francaisedans C. Ginzburg, Mythes, Emblhnes, Traces.
Morphologie et histoire (Paris:Flammarion, 1989),p. 139-80.
93 Cf. De medicina Praefntio, 27-31.
94 De medicina Fraefatio, 4 - 4 4 , Voir aussi la definition 34 des Definitiones Medicae
pseudo-galéniques( K XiX, 359, qui oppose l'anatomie «de recherche* (kat'epit 2 deu-
sin) que pratiquent les dogmatiques, et l'anatomie «fortuite»(kata periptosin) des em-
piriques.
95 L. Edelstein, sur la base de tels arguments, situe la fin de la pratique de la dissection
vers le premier siecle de notre ere (cf. «Die Geschichten et «The Development*).
F. Kudlien, qui ne conçoit pas que la dissection humaine ait pu dépasser le contexte
particulier et limité dans le temps &l'espace de l'Alexandrie des Ptolémée, corrige
son prédécesseur, soulignant que le respect du cadavre n'aurait jamais disparu, et
que seules des circonstances tout B fait exceptionnelles (la conjonctiond'une époque,
un endroit et un esprit particulier) pouvaient permettre de surmonter les inhibitions
face à un tel objet. C'est pourquoi il situe le d&lin.de cette pratique beaucoup plus
t&t que L. Edelstein, soit quelques dkennies au maximum après les premieres au-
topsies, avançant l'argument,suivant le concept développé par E. R. Dodds, d'une
sorte de «craintede la libertb survenue awit6t après, etcomme en réaction contre,
I
les avanc6es extraordinaires des chercheurs du Mu&. (Cf. Kudlien, «AntikeAna-
tomie*, et le chapitre «La crainte de la liberté», du livre de E. R. Dodds, Lm grecs et
l'irrationnel [Paris:Flammarion, 19771, p. 233-64; titre original : The Greek and the Irra-
tional [Berkeley:University of California Press, 19591.)
96 Ce débat reste vivace pendant l'Antiquité. Portant en dernihre analyse sur le statut
de la connaissance de la nature, il servira de paradigme chez les philosophes. «Tous
les secrets, 6 Lucallus, sont caches et enveloppés dans d'épaisses ténebres. L'esprit
humain n'a point de vue qui puisse percer la votîte céleste, pénétrer dans le sein de
la terre. Nous ne connaissonspas notre corps :quelle est la disposition, quelle est la
nature des ses parties? nous l'ignorons. Voilà pourquoi les médecins, à qui il im-
porte de savoir, ont ouvert le corps pour mettre au jour ce qu'il contient. Et cepen-
dant, disent les empiriques, ces mystères ne sont pas mieux connus, parce qu'il peut
arriver que les parties découverteset mises à nu éprouvent de l'altération» (Cicéron,
Académiques, 1, II, 39, &ad.M. Delcaseo [Paris :Panckoucke, 18331).
97 Du nom des parties du corps, dans Oeuvres, p. 133-34.
98 Galien, De anatomicis adtninistrationibus, III, 5, K II, 385sq.
226 JEAN-MARIE ANNONI et VINCENT BARRAS

99 Cf. Garcia Ballester, Galeno, p. 86, et Garofalo, Procedimentianatomici, p. 52.


100 Cf. De anatomicis administrationibus, I,2, K II, 220-22.
101 De compositione medicamentorum per genera, In, 2, K XIII, 604.
102 Avec toutes les nuances qui s'imposent lorsqu'on utilise ce terme. Cf. pour une mise
au point F. Kudlien «DogmatischeAerzten, dans A. Pauly, G. Wissowa et W. Kroll,
Realencyclopadie der klassischen Alterumswissenschaft, suppl. 10 (Stuttgart: Druck-
enmüller, 1965),cols. 179-80.
103 La question du pourquoi et du comment de la reprise de la dissection dès le XIP siecle
est abordée chez W. Artelt, «Die altesten Nachrichten Éiber die Sektion menschlicher
Leichen im mittelalterlichen Abendland*, Abhandlungen zur Geschichte der Medizin
und der Natunuissenschaften, 34 (1940) :3-25; Y. V. O'Neill, «InnocentIll and the Evo-
lution of Anatomy», Medical Histmy, 20 (1976): 429-33; «An Unfinished Scientific
Revolution :Medieval Anatomical Studies*,New ]ers y Medicine, 84 (1987):331-36; et
A. Paravicini Bagliani, «L'Eglise medievale et la renaissance de l'anatomie», Revue
Medicale de la Suisse Romande, 109 (1989) :987-93.
104 Le cas est celui des «gemini languentes*, dans Declamationes XIX maiores Quintiiiam
falso ascriptae, 6d. L. Hakenson (Stuttgart:Teubner, 1982),p. 151-74;nous remercions
M. D. Grmek de l'École Pratique des Hautes Études de Paris, pour avoir attiré notre
attention sur ce passage. Sur ce cas et l'interessant probleme juridico-éthique qu'il
souléve, voir G. B. Femgren, «A Roman Declamation on Vivisection», Transactions
and Studies of the College of Physicians of Philadélphia, 4 (5s.) (1982), p. 272-90, et
«Roman Lay Attitudes Towards Medical Experimentation*, Bulletin of the Histoy of
Medicine, 59 (1985) : 495-505, qui insiste sur la fascination des romains, de Celse à
Augustin, à I'egard de la vivisection.
105 La fameuse fresque de la catacombe de la Via Latina, découverte en 1955 et datant
du IVe siecle, a fait l'objet de nombreuses discussions: l'assemblée des personnages
masculins reunis autour d'un corps nu, etendu au premier plan, dont le ventre sem-
ble presenter une large ouverture et vers lequel l'un des personnages pointe une
mince baguette, pressente une frappante similitude avec une leçon d'anatomie à la
Rembrandt ou avec certaines représentations medievales d'anatomies. La question
de savoir si cette fresque reprdsente effectivement une dissection humaine n'a
jusqu'ici pas et6 resolue de façon satisfaisante.Cf. C. Proskauer, «TheSignificance to
Medical History of the Newly Discovered Fourth Century Roman Fresco*, Bulletin of
the New York Academy of Medicine, 34 (1958):672-86, et, plus recemment, J. Fink, «Die
romische Katakombe and der Via Latina, Antike W d t , 7 (1976) : 3-14, pour uiie des-
cription archdologique, ainsi que A. Hillert, Antike Aerztedarstellungen (Frankfurt:
Lang, 1990), p. 232-37, pour une interprétation et des indications bibliographiques.
106 0.Temkin envisage la pratique de la dissection, au moins animale, Byzance,
«plut& pour la demonstration de données anatomiques que pour trouver de quel-
conques faits nouveaux* : «Byzantine Medicine:Tradition and Empiricism*, Dum-
barton Oak Papers, 16 (1962) : 97-115 (en particulier p. 107), repris in O. Temkin, The
Double Face ofJanus and Other Essays in the Histoy of Medicine (Baltimore: The Johns
Hopkins University Press, 1977), Mentionnons quant à nous six auteurs, presque
tous byzantins, qui font état de dissedions humaines: Pseudo-Eustache (debut du
IVe siècle), Theophane (début du IXe siécle, kgalement evoqué par 0. Temkin),
Syméon (debut du XIC siècle), Georges Tornikès, Michel Italikos, Guillaume de
Malmesbury (debut du XIP siècle). Leurs textes sont rapportes et commentes par
A. Blanchet, «Contribution à I'hiatoire de l'anatomie*, dans Comptes-rendus du 2e
Congrès d'histoire de la m4decine (Evreux: Herissey, 1922), p. 233-36; P. Gron, «Lot
Sigurd Jorsalfaren av sine menne obdusers i Bysans?~,Norsk Magasinfor Laegeviden-
skapen, 95 (1934): 1405-18; Artelt, «Die altesten Nachrichten*; G. Wolf-Heideser,
d u r Geschichte der anatomischen Zergliederung des menschlichen K&pers», in G.
Wolf-Heidegger et A. M. Cetto, Die anatomische Sektion in bildlicher Darstellung
(Base1:Karger, 1967), p. 1-99, en particulier p. 7-8; L. J. Bliquez et A. Kazhdan, «Four
Testimonia to Human Dissection in the Byzantine World*, Bulletin of the History of
La découpe du corps humain et ses justifications dans l'antiquité 227
Medicine, 58 (1984): 554-61;R. Browning, UAFurther Testimony to Human Dissec-
tion in Byzantine Worldn, Bulletin of the Histoy of Medicine, 59 (1985): 518-21;
R. Hiestand, ~SkandinavischeKreuzfahrer, griechischer Wein une eine Leichen-
offnung im Jahre 1110»,WUrzburger medizinhistorische Mitteilungen, 7 (1989):143-53.
107 Quelques parties de cet article ont fait l'objet de présentations au séminaire d'his-
toire de la medecine de M. D. Grmek h i'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris,
ainsi qu'au séminaire interdisciplinairedu Departement des Sciences de l'Antiquité,
Faculté des Lettres, Université de Genève, en 1988.Nous tenons h remercier Othmar
Keel, de l'université de Montreal, pour la lecture attentive et judicieuse qu'il a faite
de ce texte.

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