Le problème du cerveau est à l'ordre du jour, mais ce problème
est passé du plan scientifique au plan philosophique. Sur le plan scientifique, l'étude du cerveau et de ses fonc- tions a donné lieu à des recherches anciennes et très appro- fondies que nous ne pouvons reprendre ici. Rappelons seulement que ces recherches n'ont jamais donné lieu à des généra- lisations philosophiques, sauf tout récemment. Nous avons connu de près, en France, le Pr Lhermitte, le père du Pr François Lhermitte. grand anatomiste et grand neurologiste avec qui nous avons publié un travail sur une observation anatomoclinique de catatonie. Le Pr Lhermitte père restait un spiritualiste réputé. Nous avons connu Sherrington, qui a créé l'étude de l'intégration du système nerveux central en Grande-Bretagne, nous avons été l'ami d'Ivan Bertrand, le grand anatomiste et histologiste du cerveau, qui dirigeait le laboratoire du Pr Guillain à la Salpêtrière. Nous avons travaillé nous-même à l'Institut du cerveau à Amster- dam, dirigé par le célèbre Kappers, et au Wilhelmina Hospital de cette ville, dont le Pr Brouwer était le chef, nous n'avons jamais entendu de ces maîtres la moindre réflexion réduisant la pensée à une sécrétion du cerveau.
Le mouvement actuel de philosophie matérialiste, réduisant la
pensée à une création du cerveau et visant à effacer la notion de personnalité, daterait, suivant le beau livre du Pr Pierre-Paul Grasse (1), d'un mouvement inauguré par Malthus et par
(1) Pierre-Paul Grasse : l'Homme en accusation. De la biologie à la
politique, Albin Michel, 1981. LE CERVEAU ET LA PENSEE 607
Darwin, mouvement qui aurait, suivant cet auteur, abouti à la
« théorie sociobiologique de Vhomme-singe » et, par ailleurs, à la « sociobiologie américaine » et au nazisme. Le Pr Grasse rappelle que Malthus, bien que faisant partie de l'Eglise angli- cane, a pris violemment le contre-pied du christianisme dans l'idée de l'élimination des faibles et d'une doctrine de l'intérêt purement social et de la puissance. L'image célèbre de Darwin s'inspire, au moins dans sa préface, des mêmes idées.
Nous nous trouvons placé ainsi au carrefour des deux
philosophies sans cesse opposées dans l'histoire de l'humanité. L a première consiste dans la logique de la force, en vertu de laquelle l'avenir de la société est dans le développement des forts et dans l'élimination des faibles. Platon lui-même, à la fin de sa carrière (2), en est arrivé, dans une certaine mesure, à cette orien- tation. L a conception inverse est celle de la pensée hébraïque. L a Bible hébraïque, contrairement à une opinion courante, n'est pas un ouvrage de théories philosophiques, mais constitue un ouvrage de science et d'expérimentation historique mettant en évidence l'action du Dieu unique. Le peuple juif a reçu cette inspiration des Patriarches, puis de Moïse. L'histoire individuelle des Patriarches, notamment celle de Jacob, montre qu'à un examen superficiel et incomplet le plus fort paraît écraser le plus faible, mais qu'à un examen plus approfondi et plus prolongé le plus faible est ultérieurement relevé et glorifié si sa cause est juste et l'orgueil du plus fort brisé. Il en est ainsi de l'histoire de Jacob et d'Esaù. Jacob, malgré des épreuves répétées et terri- bles, a triomphé miraculeusement grâce à sa patience et à sa foi, non seulement à la fin de sa vie, mais encore dans « les siècles des siècles », tandis qu'Esaii, violent et méchant, n'a laissé que des ruines. Sur le plan collectif, on a pu remarquer que le pharaon d'Egypte qui, avec son armée formidable, s'était emparé de la Judée et de la Syrie, a vu ensuite l'échec de son entreprise alors qu'un petit peuple d'esclaves, le peuple juif, a été délivré miraculeusement du pharaon et a conquis, lui, la terre de Canaan pour l'illustrer par une longue suite de prophètes et de rois ayant apporté au monde les lois morales.
(2) Voir Pierre-Maxime Schuhl : Essai sur la formation de la pensée
grecque. Introduction historique à une étude de la philosophie platonicienne, P.U.F., 1949. 608 LE CERVEAU E T LA PENSEE
Tout se passe donc comme si un principe supérieur juste,
après avoir laissé les méchants accomplir leur œuvre malsaine, rétablissait à retardement l'équilibre en relevant les victimes si leur cause est juste et en abaissant les orgueilleux. C'est ce qui a été exprimé dans la révélation à Moïse du N o m divin, objet malheureusement d'une erreur de traduction et traduit en général par « Je suis Celui qui Suis », alors que l'hébreu est un verbe au futur qui signifie : « Je serai ce que je serai », c'est-à-dire : « Je serai avec vous dans cette épreuve à condition qu'ultérieure- ment vous en soyez dignes ». C'est pourquoi, après le veau d'or et les nombreuses révoltes, cette génération est morte dans le désert, et c'est la génération suivante qui est entrée dans la Terre sainte.
L'histoire collective du peuple juif illustre sans cesse les
victoires d'un petit nombre paraissant faible contre des masses puissantes, telle l'histoire de. Debora ou celle des Asmonéens, où une petite poignée de Juifs dirigée par Judas Maccabée a triomphé d'une puissante armée grecque. Il s'agit ici de la glori- fication de l'Esprit et de la F o i qui triomphe de la matière brute ! Et, de fait, le peuple juif, toujours menacé de destruction par des ennemis puissants, a seul survécu à ces ennemis, qu'il s'agisse des anciens Egyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, des Grecs et des Romains !
Pour revenir au cerveau, les partisans du nouveau matérialisme
cérébral donnent comme argument que dans la série animale les animaux les plus puissants sont ceux qui ont le cerveau le plus développé, et que c'est grâce à son cerveau que l'homme domine la planète. Nous avons répondu à cet argument à l'Académie de médecine à propos d'une communication du Pr François Lhermitte (3). L a puissance de l'homme ne tient pas seulement à sa force, mais à son organisation sociale et à l'inspiration morale d'une société dont la vie ne peut être assurée de façon durable que par une justice juste. Nous avons relaté dans notre
(3) Bulletin de l'Académie de médecine, 1982, 166 n° 4-489-508, séance
du 20-4-1982. LE CERVEAU ET LA PENSEE 609
ouvrage de psychiatrie morale (4) comment, seule, une justice
juste peut assurer la paix ( 5 ) et que, faute de cette justice juste, les sociétés modernes sont détruites par les violences, l'impudicité et les débordements de toutes sortes ! Ici, il ne s'agit pas d'une création du cerveau, mais d'un sentiment de justice, et ce n'est pas pour rien qu'aucune société animale ne possède de tribunal. Les sociétés animales, sauf quelques exceptions signalées par Kropotkine, sont, comme l'a souligné Fontaine ( 6 ) , de l'école d'Alfort, soumises à la domination des forts et à l'extermination des faibles. Nous avons, dans notre laboratoire de psycho- pathologie expérimentale chez les animaux, à l'Ecole des hautes études, étudié pendant de longues années la psychologie animale, en particulier celle des singes. Nous avons pu retrouver chez ces derniers l'existence d'une initiative psychomotrice, c'est-à- dire d'une ébauche de volonté. Cette initiative ne peut être loca- lisée dans le cerveau d'après nos recherches avec de Jong et celles de nombreux auteurs, mais, au contraire, elle peut être paralysée par une cause toxique générale, comme la toxine du colibacille intestinal réalisant une catatonie et une véritable schizophrénie expérimentale d'origine toxique et sanguine illus- trant le verset biblique : « L'âme de la chair est dans son sang. » En revanche, il n'existe chez l'animal le plus élevé en orga- nisation aucune manifestation de conscience morale, de juste et d'injuste, mais simplement des réactions de dressage aux sanctions. L a notion de conscience morale, du juste et de l'injuste constitue le caractère spécifique de l'humanité et ce qui distingue l'homme de l'animal, bien que l'homme présente une partie animale importante ; c'est pourquoi, en raison de sa conscience morale, l'homme présente des haines bien différentes de l'agressi- vité animale ! Or le drame actuel de notre civilisation est de vouloir dépouiller l'homme de son humanité et de le ramener à
rimentale. Haines et réactions de culpabilité ; Tsedek et volonté. Psycho- sociologie de la paix et de la guerre. (5) Il est bon de rappeler que la Révélation du Sinaï a été précédée des principes de l'organisation d'un tribunal juste avec des juges « coura- geux, craignant Dieu, désintéressés », et « des hommes de vérité ». Il n'y a, en effet, jamais que deux mondes : celui qui est soumis à la vérité vraie et incorruptible, et celui pour qui la vérité est relative et se confond avec le succès. Hitler a écrit, à ce sujet, qu'un mauvais produit, qui, par la propa- gande, réussit, devient un bon produit. Une telle orientation aboutit à la ruine des sociétés humaines. (6) « Sociologie des volailles », in Annales de thérapeutique psychia- trique (Société Moreau de Tours), tome 3, P.U.F., 1967. 610 LE CERVEAU ET LA PENSEE
l'animalité, d'où le développement des dictatures, de la propa-
gande, des pressions de toutes sortes, du terrorisme, afin de dominer par la force physique ou psychique sans respect pour le principe moral qui détermine l'humanité et lui donne sa significa- tion. Et, pourtant, le jugement du juste et de l'injuste agit dans l'intimité de la psychologie, d'où les accusations de la conscience morale, les hallucinations de la conscience morale étudiées par Baillarger. le refoulement de la conscience morale source de haines et de délires de persécution. Sur le plan neurologique, les travaux récents de Babinski ont révélé les fonctions réelles et les limites du cerveau. Par une vue géniale, Babinski a découvert la loi selon laquelle les atteintes cérébrales ne donnent lieu qu'à des manifestations dissociées inimitables par la volonté, alors que seule la personnalité peut réaliser un acte synthétique. C'est de là qu'est sortie la découverte du signe de Babinski dans lequel l'excitation de la plante du pied peut réaliser l'extension du gros orteil et la contraction isolée d'un muscle de la cuisse, le « tenseur du fascia lata », ce que la volonté ne peut pas faire. Le cerveau apparaît alors comme un organe d'exécution, comme dans une auto le carburateur ou la magnéto, mais l'auto ne peut être mise en marche que par un conducteur. Ainsi la matière est indispensable, cependant elle ne peut être actionnée que par l'esprit. Le matérialisme, ou plutôt l'idolâtrie, consiste dans la divinisation des appareils d'exécution des objets visibles en méconnaissant l'esprit qui, seul, les met en marche. A cela on pourrait objecter les démences organiques avec perte de la mémoire et du langage, mais, même dans ces démences organiques, nous avons mis en évidence la persistance d'une « personnalité profonde » qui sent, qui vibre et qui souffre.
En somme, l'idolâtrie du cerveau méconnaît le fond de la per-
sonnalité et ne s'attache qu'à ce qui est visible sans tenir compte de l'esprit caché qui commande tout et qui représente l'essence de la personnalité et de l'âme humaine. C'est pourquoi cette doctrine matérialiste à courte vue mène droit à l'inhumanité !