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Gabrielle Houbre
Université Paris Diderot-Paris 7

Version française de l’article paru en portugais dans Espaço Plural,


Universidad Estadual Oeste do Paraná, n° 21, 2009.

Un sexe impensable :
l’identification des hermaphrodites dans la France du XIXe siècle*.

La figure hermaphrodite est à la fois porteuse et révélatrice éloquente des


problématiques de genre : elle incarne littéralement la question de l’identité de sexe et pose
celle de la pertinence et de la légitimité des catégories de sexualité. Elle permet également
d’interroger les modalités d’identification de l’individu par une société et, plus généralement,
les tensions dans l’État moderne entre libertés individuelles et contrôle social. Celles-ci sont
perceptibles dès le XVIIIe siècle qui élabore à la fois une réflexion sur l’identification des
individus et les techniques la mettant en œuvre comme l’état civil ou le passeport1. C’est aussi
à partir des dernières décennies du siècle des Lumières que les médecins conceptualisent et
promeuvent la différenciation des sexes, pérennisée par l’État dès l’inscription civile du
nouveau-né qui se décline exclusivement en sexe masculin ou féminin. Le code napoléonien
de 1804, qui entérine les règles de l’état civil d’un individu comme les principes de l’inégalité
des sexes, témoigne de ces évolutions et inaugure le siècle de la systématisation du
dimorphisme sexuel biologique et culturel.
Le milieu médical, qui prend alors toute sa puissance sociale, impose une stricte
économie normative pour tout ce qui relève du corps, du sexe et de la sexualité. Ce bel
échafaudage normatif s’écroule pourtant par la seule existence de l’individu hermaphrodite : il
représente en effet pour les médecins un impossible sexe, un corps dissident, singularisé par
un enchevêtrement du masculin et du féminin qu’ils s’essaient à démêler en désignant lequel
l’emporte sur l’autre. Plus on progresse dans le XIXe siècle, plus on sent les médecins
désireux de contrer la charge subversive d’une identité sexuelle composite et iconoclaste qui
défie et menace l’édifice social. Découvrant avec un mélange de fascination et de répulsion
des individus vivre en femmes quand ils sont biologiquement hommes et vice versa, ils
dénoncent ces « erreurs de sexe » commises le plus souvent à la naissance mais qui peuvent
aussi se révéler plus tardivement. S’appuyant sur la photographie scientifique, ils pointent
sans relâche l’imposture d’un sexe qui en dissimule un autre, surtout dans le cadre de
mariages contractés en toute légalité et qui aboutissent, à leurs yeux, à des unions entre
personnes de même sexe. Pareilles « monstruosités » sont de fait exposées à la publicité des
tribunaux par des époux qui s’estiment lésés sinon dupés par le sexe de l’autre. Il revient alors
à l’État, par l’exercice de sa justice, de trancher sur l’identité de sexe de l’époux incriminé et
de décider de la nullité ou de la validité de ce contrat, fondateur de la société.

L’imbroglio hermaphrodite
La mesure du féminin et du masculin

* Je remercie Anne Richardot qui a bien voulu relire ce texte.


1
Parmi les travaux les plus récents, voir notamment Agnès FINE (dir.), États civils en questions. Papiers,
identités, sentiment de soi, Paris, Éditions du comité des travaux historiques, 2008 et Vincent DENIS, Une
histoire de l’identité, France, 1715-1815, Paris, Champ Vallon, 2008.
2

On connaît peu de choses sur l’existence des hermaphrodites durant le Moyen Âge.
L’opinion commune semble alors les tenir pour des monstres mi-hommes mi-femmes, des
créatures ayant eu des relations sexuelles avec le diable et qui, à ce titre, peuvent être
condamnées, exécutées, brûlées, leurs cendres jetées au vent. Encore en 1599, une nommée
Antide Collas est inculpée en raison de son hermaphrodisme. Les médecins chargés de
l’examiner rapportent qu’elle doit l’hétérodoxie de son anatomie génitale au « commerce
infâme » entretenu avec les démons, ce que, soumise à la question, Antide Collas avoue avant
d’être brûlée vive sur la place publique de Dole, dans le Jura2. C’est à compter surtout des
dernières décennies du XVIe siècle, avec notamment Ambroise Paré, que les médecins forgent
un véritable discours scientifique sur les monstres en général et les hermaphrodites en
particulier, en les détachant de toute référence à Dieu et au Diable. On assiste dès lors à un
changement de perception par la société : l’hermaphrodite n’est plus condamnable en tant que
tel, mais la justice et les médecins lui demandent de choisir le sexe qui domine en lui et
d’adopter les vêtements qui vont avec3. Il ne peut donc plus être condamné que s’il fait usage
de son sexe mineur, comme le rapporte d’Héricourt à propos d’un hermaphrodite masculin
accusé de sodomie : « Par arrêt du Parlement de Paris, de l’an 1603, un hermaphrodite, qui
avait choisi le sexe viril qui dominait en lui, et qui fut convaincu d’avoir usé de l’autre, fut
condamné à être pendu et brûlé »4.
Au XVIIIe siècle, ce n’est plus tant le mélange des sexes qui est mis en avant dans
l’hermaphrodisme que la conformation vicieuse de l’appareil génital. En 1765, écrivant dans
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le chevalier de Jaucourt insiste sur les complexités
anatomiques présentées par les hermaphrodites et les sources d’erreurs d’identités de sexe
qu’elles engendrent : « La nature exerce des jeux fort étranges sur les parties naturelles, et
qu'il a paru quelquefois des sujets d'une conformation extérieure si bizarre, que ceux qui n'ont
pu en développer le véritable génie, sont en quelque façon excusables »5. Une telle approche
amorce celle des médecins du siècle suivant. En 1836, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, fils du
célèbre naturaliste, qui prétend décrire, expliquer et même prévoir toutes les formes
anatomiques normales et anormales dans son volumineux traité de tératologie, consacre
environ cent cinquante pages aux hermaphrodites6. À cette époque, il est courant de
rechercher les causes de l’hermaphrodisme dans l’embryologie des organes génitaux,
l’hermaphrodite étant regardé en quelque sorte comme un mâle ou une femelle en devenir qui
aurait mal tourné dans l’utérus maternel7. Geoffroy Saint-Hilaire, s’en tenant exclusivement à
l’observation des organes génitaux pour capter l’identité de sexe, produit un classement
catégoriel sophistiqué qui divise les appareils génitaux en trois zones anatomiques : la « partie
profonde » avec essentiellement les ovaires ou les testicules, la « partie intermédiaire » avec
principalement l’utérus ou la prostate et la « partie externe », avec le clitoris, les grandes et
petites lèvres ou le pénis et le scrotum. À chaque fois, il cherche à déterminer, une fois du

2
Ernest MARTIN, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Reinwald, 1880, p. 106 ;
rééditée en 2002 avec une préface de Jean-Jacques Courtine.
3
Ambroise PARÉ, « Hermaphrodites mâles et femelle, ce sont ceux qui ont les deux sexes bien formés et s’en
peuvent aider et servir à la génération : et à ceux-ci, les lois anciennes et modernes ont fait et font encore élire de
quel sexe ils veulent user, avec défense, sous peine de perdre la vie, de ne servir que de celui duquel ils auront
fait élection », Des monstres et prodiges, éd. Jean Céard, Genève, Droz, 1971 (1573), p. 24 (l’écriture est
modernisée).
4
Louis d’HÉRICOURT, Les Lois ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel, Paris, Les libraires
associés, 1771 (1719), G., V, art. II, note du n° 67.
5
« Hermaphrodite », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchastel,
Faulche, vol. 8, 1765.
6
Isidore GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez
l’homme et les animaux…ou traité de tératologie, Paris, Baillière, 1832-1837, 4 vol.
7
Sur le discours médical, voir le livre de référence d’Alice DREGER, Hermaphrodites and the Médical
Invention of Sex, Harvard University Press, 1998.
3

côté gauche, une fois du côté droit, si ce sont les caractères masculins ou féminins qui
l’emportent. Dans un siècle qui cherche à domestiquer ce qui échappe à son entendement en
usant frénétiquement de la taxinomie, celle de Geoffroy Saint-Hilaire fera date.
De l’examen de l’appareil génital envisagé dans sa globalité pour déterminer le sexe, les
médecins vont, au cours du XIXe siècle, s’arrêter aux seules gonades comme marqueuses du
sexe : à partir des années 1880, un consensus émerge pour distribuer le sexe en fonction des
glandes trouvées, même atrophiées, le testicule faisant l’homme, l’ovaire la femme.
L’allemand Edwin Klebs met d’ailleurs au point, dès 1876, un nouveau classement qui les
privilégie, lorsqu’il distingue les « vrais » hermaphrodites des « faux », les premiers
présentant à la fois une gonade mâle et une gonade femelle, conjoncture excessivement rare et
toujours âprement discutée par les médecins. Bien plus fréquents sont en revanche les cas de
pseudohermaphrodisme, dits masculins lorsqu’ils conjuguent la présence de testicules et le
développement important d’une partie de l’appareil génital féminin, et féminins quand les
ovaires se remarquent à côté d’un appareil génital masculin prédominant8. En 1888, Gabriel
Tourdes, dans sa contribution au Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, fait le
point entre les définitions produites par l’histoire naturelle, la tératologie et la médecine
légale9. Pour cette dernière, il livre une définition pathologisée et suspicieuse, essentiellement
axée sur les vices de conformation génitale et insistant sur la complexité des combinaisons
possibles entre éléments masculins et féminins. La recherche de l’identité de sexe, de plus en
plus minutieuse, doit alors prendre en considération non seulement l’examen de signes locaux
génitaux et gonadiques, mais aussi les signes généraux physiques (stature, voix, musculature,
pilosité, etc.), physiologiques (hérédité, instinct sexuel), moraux et culturels (éducation,
modes de vie, penchants, etc.) des hermaphrodites.
À travers l’Europe et les États-Unis, ce champ d’investigation se développe, se
structure, se densifie, se diversifie, pour mieux s’approprier non pas seulement le corps
hermaphrodite mais aussi sa personnalité sociale comme le met en avant le docteur Émile
Laurent : « J’ai envisagé l’hermaphrodite, non pas comme une pièce anatomique, mais
comme un individu vivant de la vie psychique et sociale »10. Dans cette façon de faire qui se
systématise dès les années 1880, on perçoit l’influence du professeur de médecine légale
Ambroise Tardieu, lorsqu’il publie en 1874 le manuscrit autobiographique laissé par
Alexina B, alias Herculine Barbin. Cette hermaphrodite, déclarée fille à sa naissance en 1838,
avait été élevée comme femme avant d’endosser les habits d’homme après qu’un examen
médical ait diagnostiqué un sexe masculin et que le tribunal civil de Saint-Jean d’Angely ait
ordonné en 1860 la rectification du sexe et du prénom en Abel sur l’acte de naissance.
Incapable de s’adapter à son nouveau sexe social, ses souffrances l’ont conduite au suicide en
1868. Avec la publicisation de cette histoire, Tardieu a largement contribué à infléchir le
regard porté sur l’individu hermaphrodite, en attirant l’attention de ses collègues sur les
contrecoups sociaux funestes des « erreurs de sexe »11 commises à la naissance. De fait, le cas

8
Alice DREGER, Hermaphrodites…, op. cit., p. 145.
9
Paris, Masson, 1888, art. « Hermaphrodisme », p. 635-663.
10
Les Bisexués, gynécomastes et hermaphrodites, Paris, Carré, 1894, p. 5.
11
Cette expression est souvent utilisée par les médecins pour qualifier tout sexe social qui ne coïncide pas avec
le sexe biologique, par exemple par le docteur François GUERMONPREZ, « Une erreur de sexe avec ses
conséquences », Annales d’hygiène publique, sept-oct. 1892, p. 242-275 et 296-306 ; il s’agit du cas de Louise-
Julia-Anna [doc. 3]. Voir aussi un des plus grands spécialistes européens de l’hermaphrodisme, le médecin
polonais Franz NEUGEBAUER, « Cinquante cas de mariages conclus entre des personnes du même sexe avec
plusieurs procès de divorces par suite d’erreurs de sexe », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, 10
avril 1899, p. 195-210 et « Une nouvelle série de vingt-neuf observations d’erreurs de sexe », Revue de
gynécologie et de chirurgie abdominale, 10 février 1900, p. 133-174.
4

d’Alexina B. devient bientôt, et pour longtemps, la référence première en matière


d’hermaphrodisme12.
Des années 1880 à la première guerre mondiale, le milieu médical, en province comme
à Paris, est littéralement en ébullition sur le sujet, comme en témoigne l’inflation des
publications qu’il lui consacre : études de cas dans les revues scientifiques, mais aussi études
plus générales13. Cet engouement est bien sûr à resituer dans une époque où toutes les
disciplines, sexologie et psychanalyse comprises, semblent converger vers le sexe et la
sexualité. Dorénavant, les hermaphrodites intéressent au-delà de la médecine légale ou de
l’anatomie pour toucher de nouvelles spécialités comme la psychiatrie, la psychologie, la
neurologie ou la gynécologie, dont la première chaire à l’École de médecine sera dévolue, en
1901, au docteur Samuel Pozzi, grand spécialiste de l’hermaphrodisme. Si tout ce petit monde
pétille ainsi autour de l’hermaphrodite, c’est que ce dernier représente un autre versant d’une
question fort débattue au même moment, notamment sous l’influence des féministes, celle des
identités sexuelles et des rôles sociaux qui leur sont attachées. En effet, à considérer les
femmes qui revendiquent des droits jusque-là réservés aux hommes, celles qui se lancent dans
les activités physiques et sportives, ou celles qui, préfigurant les garçonnes des années 1920,
affichent désormais une silhouette aux allures androgynes, il y a, aux yeux des médecins,
danger de virilisation du sexe dit faible. Et de cette hantise globale d’une redoutable confusion
des sexes, les hermaphrodites représentent le point ultime. L’histoire de l’hermaphrodisme
devient donc celle des difficultés à saisir les réalités du sexe, la nature du « vrai » sexe, le
partage des rôles sociaux14. Le corps, le sexe et l’individu hermaphrodite, qui transgressent les
frontières entre masculin et féminin, entre normal et anormal, entre réalité et apparence,
s’imposent à la Belle Époque comme un enjeu crucial parce qu’ils défient toute l’organisation
sociale. Certes, en cette fin-de-siècle, la plupart des médecins comme Charles Debierre
accordent à l’hermaphrodite qu’il n’est pas, à considérer son anatomie, une « monstruosité »,
une « erreur de la nature », plutôt « un être seulement dévoyé du développement ordinaire ».
Mais c’est pour immédiatement ajouter que, dans sa physiologie, c’« est un être dégénéré, un
impuissant et un infécond, un être dévoyé jusque dans ses penchants et sa psychose, en raison
même de sa sexualité mal établie et pervertie »15. On trouve dans ce portrait peu flatteur la
marque des débats bien connus sur la dégénérescence et l’hérédité, récurrents dans le discours
médical développé sur les hermaphrodites au XIXe siècle ; on y remarque également la trace
de travaux plus récents des sexologues sur les perversions sexuelles, auxquelles les
hermaphrodites, en raison même de l’ambigüité de leur sexe, ne peuvent échapper, à
commencer par l’homosexualité16.
Le principe de l’identité sexuelle biologique ayant été théoriquement réaffirmé avec la
distribution du sexe en fonction de la présence de testicules ou d’ovaires, le problème se
déplace pour les médecins sur l’antagonisme qui peut exister entre le sexe biologique, pour

12
Michel Foucault, qui s’était déjà intéressé aux hermaphrodites dans son cours au Collège de France sur les
anormaux, en 1975, publie à son tour le manuscrit d’Alexina B., assorti d’un dossier documentaire, trois ans plus
tard (Herculine Barbin dite Alexina B., Paris, Gallimard, 1978, 160 p.). Les éditions La Cause des Livres ont
sorti en 2008 une nouvelle édition d’Herculine Barbin, Mes souvenirs. Histoire d’Alexina/Abel B., comportant
quelques documents supplémentaires.
13
Parmi elles, Pierre GARNIER, La Stérilité humaine et l’hermaphrodisme, Paris, Garnier, 1883 ; Charles
DEBIERRE, L’Hermaphrodisme, structure, fonctions, état psychologique et mental, état civil et mariage,
dangers et remèdes, Paris, Baillière, 1891 ; Émile LAURENT, Les Bisexués, gynécomastes et hermaphrodites,
Paris, Carré, 1894 ; René GUÉRICOLAS, De l’hermaphrodisme vrai chez l’homme et les animaux supérieurs,
1899, auxquels il faut ajouter la somme de Franz NEUGEBAUER, qui recense près de 2000 cas dans
Hermaphroditismus beim Menschen, Leipzig, 1908.
14
Alice DREGER, Hermaphrodites…, op. cit., p. 15.
15
Dr Charles DEBIERRE, L’Hermaphrodisme…, op. cit., p. 5.
16
On peut se reporter à l’ouvrage de Sylvie CHAPERON, Les Origines de la sexologie 1850-1900, Paris,
Audibert, 2007, chap. 5, bien qu’il omette curieusement la question des hermaphrodites.
5

peu qu’il ait été mal interprété à la naissance, et le sexe social. Certains d’entre eux, médusés,
voient apparaître dans leur cabinet, généralement pour un problème de santé comme une
tumeur inguinale gênante, des femmes ou des hommes qui pensent être ce qu’ils ne sont pas
— si l’on conserve la logique des médecins — et se comportent donc selon les normes
attachées à leur sexe social et non selon celles qui découlent de leur sexe biologique. En un
mot, les médecins sont en prise avec des garçons qui, élevés en filles, réagissent globalement
comme des filles — et vice versa. Ceci met sérieusement à mal la fameuse théorie de la
différenciation des sexes qu’ils ont eux-mêmes conceptualisée depuis le second XVIIIe siècle,
et qui lie étroitement les deux sexes biologiques radicalement distincts à deux rôles sociaux
tout aussi distincts. Ainsi conduits à dissocier sexe biologique et sexe culturel, les médecins
s’éveillent en précurseurs à la problématique du « genre » ; mais plutôt que de s’interroger sur
la pertinence du modèle sexuel binaire, ils s’ingénient à faire rentrer tant bien que mal tous les
hermaphrodites dans le sexe masculin ou féminin. Leur déniant toute capacité à exercer leurs
libertés individuelles, les médecins s’arrogent l’exclusivité d’une tutelle qui dépasse le strict
champ médical, comme l’exprime très clairement le Dr Xavier Delore en 1899 :
« Aujourd’hui [l’hermaphrodite] est considéré comme un fait scientifique et un organisme
dégradé. À ce double titre, il fait partie du domaine des médecins. C’est à eux qu’incombe le
devoir de concilier ses intérêts, avec ceux de la société, au milieu de laquelle ils lui
marqueront sa véritable place. »17

La mise à nu de l’hermaphrodite.
Pour montrer l’antagonisme entre sexe biologique et sexe social dans un même
individu, les médecins vont s’appuyer sur une arme nouvelle : la photographie scientifique,
qui prend son essor dans les dernières décennies du XIXe siècle, force l’intimité des individus
et fixe les discordances de leur identité biologique et sociale. Parce qu’elle reproduit tout ce
que l’œil voit, et que de surcroît elle fait voir tout ce que l’œil ne voit pas, pense-t-on alors18,
elle devient l’outil absolu des médecins dans leur quête de connaissances et dans leur
appropriation du sujet hermaphrodite. C’est bien la recherche scientifique qui légitime le nu
photographique : après un recueil d’échantillons de maladies de peau publié en 1868 par
Hardy et Montméja, ce dernier lance l’année suivante la Revue photographique des hôpitaux
de Paris, qui comprendra sept volumes entre 1869 et 1876 avec de nombreux nus intégraux.
On y trouve aussi, en 1875-1876, le premier cas hermaphrodite, avec trois clichés dont deux
montrent les organes génitaux du patient. Il faut rappeler qu’à cette époque la censure frappe
encore la reproduction de la nudité et interdit « d’exposition à l’étalage » la plupart des nus
artistiques ou académiques. Depuis la loi du 17 mai 1819, qui définit comme crime et délit
l’outrage aux bonnes mœurs, toute fabrication, diffusion ou exposition d’une œuvre à
caractère licencieux est susceptible de poursuites et de condamnations19. C’est au nom de
cette loi que la photographie pornographique sera traquée par la police des mœurs 20. En
revanche, la pathologie autorise les prises de vue les plus audacieuses et les plus indiscrètes à

17
« Des étapes de l’hermaphrodisme », L’Écho médical de Lyon, n° 7 et 8, 15 juillet et 15 août 1899, p. 231.
18
Georges DIDI-HUBERMAN, « La photographie scientifique et pseudo-scientifique », Histoire de la
photographie, dir. Jean-Claude Lemagny et André Rouillé, Paris, Larousse, 1998 (1986), p. 71.
19
Art. 8 : « Tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs (…) sera puni d’un
emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de seize francs à cinq cents francs », ceci par les écrits,
imprimés, dessins, gravures, peintures ou emblèmes vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des
lieux et réunions publics. Le « délit d’outrage aux bonnes mœurs » ne sera supprimé qu’en 1994.
20
Un registre « pornographie », conservé aux archives de la préfecture de police de Paris permet d’évaluer
l’ampleur de cette traque : durant presque tout le Second Empire, de 1855 à 1868 exactement, plusieurs centaines
d’interpellations sont faites par la police des mœurs, dont beaucoup concernent des photographes pour des
œuvres jugées « licencieuses » ou « obscènes » ; le registre contient de nombreuses photographies saisies par les
agents des mœurs.
6

travers les gros plans des parties les plus intimes du corps. En témoignent les premières
photographies scientifiques, justement consacrées à un hermaphrodite, avec la série de neuf
clichés exécutés par le déjà très célèbre Félix Nadar, à la demande du docteur Trousseau.
Nadar, qui redoute de tomber sous le coup de la loi, a d’ailleurs pris de soin de faire
accompagner le dépôt légal des épreuves, en 1861, par la mention « À la condition expresse
que ces planches destinées à un usage purement scientifique ne seront pas mises en
étalage »21. Le photographe n’a pas pris la jeune femme tout habillée mais lui a fait conserver
ses bas et ses chaussures, derniers indices, avec sa coiffure, de sa féminité [doc. 1]. Dans le
second cliché pris debout, la pose, choisie sans doute par le photographe, l’attitude virile,
traduit déjà le diagnostic : il s’agit d’une fausse femme et d’un véritable homme [doc. 2].

doc. 1 doc. 2

À partir de 1870, débute timidement la circulation de photographies


d’hermaphrodites : le docteur Delacroix semble être l’un des tout premiers à en présenter lors
d’une communication à la société médicale de Reims22. Mais, à la Belle Époque, elles se
banalisent jusqu’à concurrencer le traditionnel dessin, sans toutefois le supplanter [doc. 3],

21
Sylvie AUBENAS, « Au-delà du portrait, au-delà de l’artiste », Nadar. Les années créatrices : 1854-1860 »,
Paris, Réunion des musées nationaux, 1994, p. 152-167.
22
Bulletin de la société médicale de Reims, séance du 5 avril 1870, t. 9, 1869-70, p. 53-59 ; les clichés ne sont
alors pas reproduits dans l’article mais il est stipulé que des exemplaires payants sont à la disposition des
membres associés.
7

doc. 3 : Louise-Julia-Anna, in Guermonprez, 1892

soit en raison des contraintes techniques, matérielles et financières, soit parce que l’illusion du
réel est si forte que les médecins redoutent de maltraiter par trop le sens des convenances,
surtout quand il s’agit de la reproduction réaliste des organes génitaux. Parmi ces clichés
d’hermaphrodites, on trouve la contribution des esthètes de l’anatomie, cherchant à établir des
filiations entre les statues grecques ou les peintures de Pompéi et les cas qu’ils sont amenés à
observer : ainsi Paul Richer, médecin mais aussi sculpteur et professeur d’anatomie comparée
aux Beaux-Arts, dans la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, en 189223 ou, trois ans plus
tard, le neurologue Henry Meige qui publie, clichés à l’appui, une étude sur L’Infantilisme, le
féminisme et les hermaphrodites antiques24.
Ces admirateurs de la statuaire antique sont toutefois loin de contrebalancer le bataillon
des redresseurs de normes sexuelles aussi bien que sociales. Car si les médecins souhaitent
faire progresser les connaissances sur les défauts de conformation génitale, ils veulent aussi
définitivement fixer, par des plans resserrés sur les sexes ou des cadrages de plein pied,
l’aberration d’une identité sexuelle. Les gros plans sur les organes génitaux, comme autant de
signatures spectaculaires de l’anormalité, sont d’ailleurs les plus nombreux. Dans une crudité
totale, ils révèlent les pratiques d’investigation abusives et intrusives du praticien,
matérialisées par les pinces ou les anneaux qui servent à dégager un élément jugé baroque du
sexe25, quand ce ne sont pas les propres mains du médecin qui stigmatisent l’extra-ordinaire,
au besoin en stimulant une érection sur une verge de quelques centimètres [doc. 4]. Les
patients paraissent se prêter à l’examen — les réticences ou refus d’examens ou de
réexamens sont rarement mentionnés par les médecins —, quelques-uns dégageant même tel
élément précis de leur sexe26 [doc. 5]. On peut toutefois s’interroger sur la valeur de cette
acceptation dans une telle relation de domination, comme le montre ici la gestuelle de la jeune
femme photographiée par Nadar qui, honteuse de l’examen subi, dissimule son visage à
l’objectif. Lorsqu’ils posent en pied, ils sont nus ou habillés, parfois les deux. Nus, il

23
« Les hermaphrodites dans l’art », Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, n° 6, 1892, p. 385-388.
24
Paris, Masson, 1895, 58 p.
25
Voir, par exemple, le cliché accompagnant le cas de Aline C., dans Dr CHEROT et Dr SOREL, « Un cas de
pseudo-hermaphrodisme », Archives Provinciales de chirurgie, n° 6, juin 1898, 4 p.
26
Dr Charles-Lucien BEURMANN et Dr Jacques ROUBINOVITCH, « Pseudo-hermaphrodisme masculin »,
Bulletin de la société médicale des hôpitaux de Paris, 3e série, t. 23, 1906, p. 51.
8

doc. 4 : hermaphrodite, par Nadar, 1861 doc. 5 : G.M., in Beurmann et Roubinovitch, 1906

s’agit de montrer le jeu complexe des contradictions du masculin-féminin dans un corps et


dans un sexe : par exemple, un hermaphrodite mâle présentant un extérieur féminin, une
poitrine, des hanches, peu de pilosité, une cavité vaginale, mais aussi une verge atrophiée et,
découverts in fine par le médecin dans ce qui apparaissait comme une tumeur inguinale, des
testicules. Habillés, il s’agit de donner à voir la supercherie sociale d’un sexe qui en dissimule
un autre.
Certains médecins s’emparent sans vergogne de la photographie à une époque où le
respect de la vie privée est une notion qui semble pour eux ne revêtir de sens que lorsqu’elle
s’attache à leurs semblables bourgeois : les multiples cas, exposés dans les articles ou dans les
réunions de sociétés savantes, concernent ainsi presque uniquement des personnes issues des
milieux populaires, les autres sont préservées de toute fâcheuse publicité27. Si, à l’écrit,
l’anonymat est généralement respecté, les clichés sont paradoxalement reproduits sans la
moindre précaution : ainsi les docteurs Tuffier et Lapointe se contentent-ils dans un article
d’évoquer une « Melle L.S. », par ses initiales, mais en donnant quatre photographies d’elle
parfaitement reconnaissable aussi bien habillée que nue [doc. 6]. Cette mademoiselle L.S., à

27
Henriette Williams D., étudiée par le docteur Auguste Lutaud, semble ainsi appartenir à la petite ou moyenne
bourgeoisie (« De l’hermaphrodisme au point de vue médico-légal. Nouvelle observation. Henriette Williams »,
Journal de médecine de Paris, 1885, p. 387-396).
9

doc. 6 : L.S., in Tuffier et Lapointe, 1911

qui les médecins ont trouvé des testicules, serait donc en fait un monsieur L.S. comme cela ne
s’imagine guère d’après les clichés ; se trouvant très bien en femme, L.S. refuse d’ailleurs de
changer d’identité sexuelle : « Notre sujet fut stupéfait quand on l’informa de son sexe
glandulaire masculin et déclara que nous perdions la raison. Il n’a rien changé à ses habitudes
et se considère simplement comme une femme difforme, impropre au coït normal »28. Rares
sont les patients à porter un masque et à n’être photographiés qu’en tenue de ville, comme
celui présenté par le docteur Victor Pauchet [doc. 7]29. Il est vrai que cette personne paraît

doc. 7 : Louis G., in Pauchet, 1911

appartenir à la petite bourgeoisie et il est en outre photographié en 1911. À cette date, la


question du secret professionnel, que sont tenues de respecter les professions médicales par
l’article 378 du code pénal, a été posée devant les tribunaux par des patients mécontents de

28
Théodore TUFFIER et André LAPOINTE, « L’hermaphrodisme, ses variétés et ses conséquences pour la
pratique médicale », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, t. 16, 1911, p. 260.
29
L’Hermaphrodisme humain existe-t-il ?, communication à la Société de chirurgie de Paris, le 17 mai 1911,
15 p. ; l’article comporte également un cliché nu, mais le visage n’est pas identifiable.
10

voir leur médecin utiliser sans leur accord leurs photographies dans des publications variées 30.
À cet égard, la jurisprudence marque un tournant lorsque par un arrêt du 18 décembre 1885
concernant la violation du secret professionnel, la Cour de cassation décide que « le délit
existe dès que la révélation a été faite avec connaissance, indépendamment de toute intention
de nuire », alors que jusque-là, la juridiction suprême admettait que « la révélation n’est
délictueuse que si elle a été faite avec l’intention de nuire ». C’est dire que les médecins
doivent davantage composer avec leurs patients et respecter, le cas échéant, l’anonymat dans
leurs publications. Ainsi en 1939, dans son ouvrage sur Les Hermaphrodites et la chirurgie,
Louis Ombrédanne place un rectangle noir sur le visage des individus photographiés, à
l’exception de Carmel X, indigène colombien, dont on ne sait s’il a eu à exprimer un avis.

Les « erreurs de sexe ».


Un sexe peut en cacher un autre
Aux « erreurs de sexe », correspondent aussi, parfois, des erreurs de diagnostic. Ainsi
en 1911, Pauchet évoque le cas d’un de ses patients, Louis G. [doc. 7], considéré comme fille
jusqu’à 9 ans ; à cet âge, une visite à l’hôpital le découvre garçon et il est alors envoyé dans
une école de garçons. Réformé du service militaire en raison de sa petite taille (1m34), il vit
en homme jusqu’à 50 ans, âge auquel il subit une opération pour un fibrome utérin qui révèle
des ovaires et donc le sexe biologique féminin qui était le sien à la naissance31. Tuffier et
Lapointe évoquent également des opérations chirurgicales hasardeuses : « C’est ainsi qu’on a
souvent enlevé des testicules parce qu’on les avait pris pour des ovaires herniés, chez des
individus à morphologie féminine plus ou moins prononcée, et nous pourrions citer une
vingtaine d’observations d’hermaphrodites masculins qui subirent par erreur la castration
double ! »32. On devine les traumatismes physiques et psychiques post-opératoires subis par
des patients si mal éclairés au moment où se prenait la décision d’intervenir chirurgicalement.
Dans son ouvrage sur Les Hermaphrodites et la chirurgie, publié en 1939, le docteur Louis
Ombrédanne rappelle que le code pénal français punit l’ablation des organes génitaux et
s’inquiète : « La jurisprudence est muette sur le cas où un sujet possède des organes génitaux
des deux sexes. Une telle jurisprudence fait frémir en songeant à l’instabilité psychique des
hermaphrodites capables de devenir revendicateurs » 33. Fort du recul qui est le sien par
rapport à certaines pratiques chirurgicales du XIXe siècle, expéditives sinon catastrophiques
pour le patient, il préconise la plus grande prudence et surtout insiste sur la prise en compte de
l’avis du principal intéressé : « On doit attendre, pour pratiquer l’intervention définitive, l’âge
où le sujet peut choisir le sexe qui lui paraît préférable ; la fonction doit avoir le pas sur la
forme. Il faut savoir résister aux suggestions familiales. Un sacrifice, qui sera peut-être
regretté à l’âge adulte, ne doit jamais être trop précocement décidé chez l’enfant. »34

30
Emmanuel-Napoléon SANTINI DE RIOLS, La Photographie devant les tribunaux, recueil des jugements et
arrêts rendus par les tribunaux de 1re instance, Cours d'appel, Cour de cassation, et intéressant les
photographes amateurs et professionnels, Paris, Mendel, 1901, p. 137 ; l’article 378 du code pénal (1810) est
ainsi libellé : « Les médecins, chirurgiens et autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens, les sages-
femmes, et toutes autres personnes dépositaires, par état ou profession, des secrets qu'on leur confie, qui, hors le
cas où la loi les oblige à se porter dénonciateurs, auront révélé ces secrets, seront punis d'un emprisonnement
d'un mois à six mois, et d'une amende de cent francs à cinq cents francs. »
31
L’Hermaphrodisme humain existe-t-il ?, op. cit.
32
« L’hermaphrodisme… », op. cit., p. 264.
33
Paris, Masson, 1939, p. 184. Art. 316 du code pénal de 1810 : « Toute personne coupable du crime de
castration, subira la peine des travaux forcés à perpétuité. Si la mort en est résultée avant l'expiration des 40 jours
qui auront suivi le crime, le coupable subira la peine de mort. »
34
Cité par Jacques MIALARET, Louis Ombrédanne, Paris, Masson, 1969, p. 15.
11

Si les médecins réaffirment clairement le fondement biologique de la sexuation de la


personne, la vie de ces êtres discordants les intrigue assez pour qu’ils se livrent à de véritables
enquêtes sur eux, y compris post-mortem. Ainsi le 7 avril 1832 quand, en pleine épidémie du
choléra, meurt des suites de la maladie un chapelier du nom de Valmont, transporté la veille
dans le service du docteur Bouillaud à l’hôpital parisien de la Pitié. L’autopsie révèle, à la
grande surprise de tous, l’absence de testicules mais la présence inopinée d’ovaires, d’un
utérus et d’un vagin qui métamorphosent, aux yeux des médecins, le mort en femme. Saisi de
curiosité par ce cas exceptionnel d’hermaphrodisme, Bouillaud prend la peine de se
transporter au domicile du défunt. À son grand dam, les informations recueillies sur ce veuf
de 62 ans, de petite taille, sont bien maigres : « on a su que ce malheureux logeait dans un
grabat, où il n’avait pour se reposer qu’une botte de paille. Du reste, il était sans parents, sans
amis, et on n’a pu obtenir aucune espèce de données sur son genre de vie habituel, sur ses
goûts, ses penchants, ses mœurs, ses aptitudes intellectuelles », rapporte-t-il déçu35. La
singularité des individus hermaphrodites conduit les médecins, empreints de forts préjugés, à
s’enquérir de leur parcours de vie avec une méthode qui s’apparente davantage à un
interrogatoire de police qu’à un questionnement de praticien à patient, comme le montre cette
description du docteur Guermonprez : « La biographie de cet être bizarre [Louis-Julia-Anna,
doc. 3] est très difficile à établir, à cause de la lenteur, de l’indécision, de l’ambiguïté de ses
réponses, toujours embarrassées, évasives et souvent contradictoires. Lorsque les questions
sont serrées de près, le sujet trouve toujours quelque moyen de se dérober : il répond avec
impatience, par exemple qu’il ne peut pas se souvenir. »36 L’accent est délibérément mis sur
la confession de leurs « aventures génitales », pour reprendre l’expression utilisée par le
docteur Jarricot en 190337, qui se demande bien avec ses collègues quel type de sexualité peut
s’attacher à un sexe aussi mal conformé. Cette cristallisation nous renvoie à l’analyse de
Michel Foucault selon laquelle l’aveu fait par l’individu de sa sexualité, avec l’aide d’experts,
est l’une des composantes essentielles des technologies développées pour contrôler et
discipliner les corps, les individus et la société elle-même38.
En même temps qu’elle est sollicitée par les médecins, la parole des hermaphrodites est
pourtant mise en doute, voire discréditée, surtout quand elle dit le plaisir de la sexualité,
perspective que les docteurs Tuffier et Lapointe ont peine à concevoir : « Quelques
hermaphrodites, tel le nôtre [L.S., doc. 6], ont affirmé qu’ils avaient du goût pour ces relations
homosexuelles et qu’ils en avaient obtenu toutes les satisfactions compatibles avec la
conformation de leurs organes. Mais les confidences d’individus qui sont parfois aussi
déséquilibrés dans leur mentalité que dans leur anatomie ne sont pas toujours dignes de
foi. »39 De plus, les médecins, qui ont une foi quasi illimitée dans l’écriture et gardent en
mémoire l’exemple d’Herculine Barbin alias Alexina B. révélé par Ambroise Tardieu, ne
semblent pas avoir pris la peine d’inviter leurs patients à rédiger l’expérience de leur sexe :
c’est pourtant une pratique courante, dans le second XIXe siècle, que de confier aux aliénés

35
Dr Jean-Baptiste BOUILLAUD, « Exposition raisonnée d’un cas de nouvelle et singulière variété
d’hermaphrodisme observée chez l’homme », Journal universel et hebdomadaire de médecine et de chirurgie
pratiques, janvier-mars 1833, t. 10, p. 475. Les registres d’entrée et de décès de La Pitié mentionnent bien un
Jean-Marie Valmont ou plutôt Velmont, veuf de Marie Garnier (Archives des hôpitaux de Paris, 1Q2/30 et
3Q2/15).
36
Dr François GUERMONPREZ, « Une erreur de sexe…», op. cit., p. 266.
37
Dr Jean JARRICOT, « Note sur un cas de pseudo-hermaphrodisme avec autopsie », Société d’anthropologie
de Lyon, t. 22, 1903, p. 63.
38
La Volonté de savoir, tome 1 de Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976.
39
« L’hermaphrodisme… », op. cit., p. 248.
12

ou aux criminels le soin d’écrire le journal de leur pathologie ou leur autobiographie40. Peut-
être agissent-ils différemment entre, d’une part, deux catégories qui sont exclues de la société
et, de l’autre, une qui ne l’est pas et qui n’est pas, en tant que telle, pénalisée par la loi. Il
demeure tout de même étonnant que le cas des hermaphrodites n’ait pas non plus été examiné
à la loupe de la graphologie, qui gagne pourtant en influence dans les milieux médicaux au
tournant du siècle41. Les travaux d’Alfred Binet sont pourtant précisément consacrés à ce que
l’écriture peut révéler du sexe du scripteur42 : « l’écriture est soit masculine, soit féminine, si
elle ne l’est pas, elle est soit un faux, soit le produit d’un individu inverti », assure-t-il en 1906
dans son livre Les Révélations de l’écriture d’après un contrôle scientifique.
Quoi qu’il en soit, les enjeux sociaux prennent le pas presque systématiquement sur les
histoires de vie. Les médecins s’inquiètent de la présence virtuelle d’un hermaphrodite
masculin (sexe biologique masculin, mais identité culturelle féminine) dans un univers de
femmes comme une école de filles ou un atelier de couture : la perspective de laisser libre
cours à une sexualité hermaphrodite coupable, y compris dans les salles unisexuées de leur
propre service à l’hôpital, suscite ainsi les affres du docteur Lucas-Champonnière : « Au
moins trois fois les sujets que j’ai observés étaient (…) d’une paillardise remarquable. Ils
profitaient des doutes sur leur sexe pour s’y livrer en double. Cependant toutes ces prétendues
femmes avaient surtout du penchant pour les femmes, s’y livraient avec une grande
préférence, et représentaient absolument dans les hôpitaux ou dans les ateliers le loup dans la
bergerie. »43. Plus rares, mais dotés d’un même potentiel perturbateur, les hermaphrodites
féminins indûment appelés au service militaire44 ou à voter, alors que leur sexe biologique
leur interdit ces pratiques de la citoyenneté qui sont des prérogatives jalousement réservées
aux hommes45. Pris entre la tentation de rendre public ce qu’ils considèrent comme une
contrevérité funeste aux intérêts de la société, et une déontologie du secret professionnel
héritée d’Hippocrate46 et régulée par le code pénal, beaucoup de médecins s’interrogent sur la
conduite à avoir face à des patients qui présentent un sexe social antinomique avec leur sexe
biologique. Il leur faut d’abord évaluer le degré de pertinence qu’il y a à révéler à un individu
qu’il a été élevé à tort en homme ou en femme. Ainsi les docteurs Tuffier et Lapointe doutent
qu’il faille systématiser pareille divulgation et nuancent en fonction de ceux qui assument

40
Philippe ARTIÈRES, Clinique de l’écriture. Une histoire du regard médical sur l’écriture, Le Plessis-
Robinson, Institut Synthélabo, 1998 et Le Livre des vies coupables. Autobiographies de criminels (1896-1909),
Paris, Albin Michel, 2000.
41
Voir, dans la foulée des travaux de Gabriel de TARDE (« La graphologie », Revue philosophique, oct. 1897,
t. 44, p. 337-363), la thèse en médecine de Pierre BOUCARD, La Graphologie et la médecine, Paris, Rousset,
1905.
42
Alfred BINET, « La graphologie et ses révélations sur le sexe, l’âge et l’intelligence », L’Année
psychologique, 1903 ; Les Révélations de l’écriture d’après un contrôle scientifique, Paris, Alcan, 1906.
43
In Dr GAFFÉ, « Un cas d’hermaphrodisme », Journal de médecine et de chirurgie pratiques, 56, 1885, p. 67.
44
Concernant le service militaire, marqueur essentiel de la construction de la masculinité, il est intéressant de
constater que dans l’instruction militaire du 27 février 1877, recensant les maladies, infirmités ou vices de
constitution rendant impropres au service militaire, on trouve tous les « vices de conformation (hermaphrodisme,
absence ou perte totale de pénis) » : toute atteinte à l’intégrité de l’appareil génital masculin, comme l’atrophie
du pénis, compliquée ou accompagnée d’atrophie testiculaire, motive donc l’exemption et la réforme. Soit
volonté de diminuer le cas des exemptés, soit conception moins rigoriste de la virilité, le texte est adouci en 1890
et stipule désormais que « la perte d’un seul testicule ne suffit plus pour légitimer l’exemption » (Dr
DUPONCHEL, Traité de médecine légale militaire, Paris, Doin, 1890, p. 116).
45
Voir Dr Xavier DELORE, « Des étapes de l’hermaphrodisme », L’Écho médical de Lyon, n° 7 et 8, 15 juillet
et 15 août 1899, p. 227 ; Dr Samuel POZZI, « Neuf cas personnels de pseudo-hermaphrodisme », Revue de
gynécologie et de chirurgie abdominale, t. 16, 1911, p. 313 ; Petre GATCHEFF, Pseudo-hermaphrodisme et
erreur de personne, thèse de médecine, Toulouse, 1901, p. 67
46
Rappelons cette obligation faite par le serment d’Hippocrate : « Quoi que je voie ou entende dans la société
pendant, ou même hors de l'exercice de ma profession, je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué,
regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas. »
13

pour le pire leur hermaphrodisme et ceux qui le subissent sans savoir ce qu’il dissimule :
« Les uns sont parfaitement satisfaits de leur anomalie, parce qu’ils l’exploitent dans des
exhibitions aussi lucratives qu’immorales47, en cherchant à convaincre les curieux d’une
bisexualité dont ils sont parfois convaincus eux-mêmes (…). La mentalité de ces
hermaphrodites ne court assurément aucun risque si on leur déclare que leur bisexualité est
imaginaire et qu’ils sont en réalité des hommes ou des femmes. (…) La question ‘doit-on le
dire ?’ ne peut être envisagée de la même façon quand nous découvrons par hasard une erreur
chez un hermaphrodite qui ne s’est jamais douté que le sexe dont il a reçu l’état civil n’était
pas réellement le sien ». Poussant leur raisonnement plus loin, les deux médecins en arrivent à
formuler que la puissance du sexe social peut l’emporter sur celle du sexe biologique :
« Pouvons-nous supposer qu’un individu qui a conscience d’être une femme et nul désir de se
conduire en homme va renoncer délibérément à son passé et accepter de bonne grâce un
changement de sexe ? (…) En fait, pour lui et les tiers, son sexe est bien plus dans sa
morphologie générale, dans ses habitudes acquises depuis l’enfance, dans sa conscience d’être
femme, que dans ses testicules sans spermatogenèse »48. Le docteur Guermonprez, malgré
toutes ses préventions à l’égard de Louise-Julia-Anna, se contente de lui révéler son « vrai »
sexe en lui laissant le choix de son sexe social au nom du libre arbitre de sa patiente et du
respect du secret professionnel : « On peut s’étonner qu’il n’ait pas été insisté davantage sur le
changement des vêtements; mais il y a un certain principe de liberté qu’il faut savoir laisser et
même sauvegarder pour le sujet en cause. Sans doute, le port des vêtements de femme est,
pour lui, un mensonge en acte ; mais cela devient une affaire de conscience, qui semble
dépasser la compétence chirurgicale (…). En droit, c’est vrai, il n’est pas permis de prendre
les vêtements d’un autre sexe en dehors des licences de Carnaval. Mais le chirurgien n’est
aucunement tenu d’assurer l’exécution des mesures de police ; il n’y peut même pas
contribuer, lorsqu’il est retenu par la loi formelle du secret professionnel. »49
Si les médecins prennent conscience de l’importance des habitus sociaux et de leur
capacité à dominer le sexe biologique, c’est sans en tirer aucune conséquence théorique ou
pratique sur l’organisation sociale qui veut qu’aux deux sexes biologiques correspondent deux
rôles sociaux strictement délimités. Aussi tentent-ils, dans leur grande majorité, de convaincre
leur patient ou son entourage de faire rectifier le sexe dans l’état civil, particulièrement dans
le cas des enfants pour qui le changement de sexe social est moins contraignant que pour un
adulte50. Il est très exceptionnel qu’un praticien tel Valentin Magnan, touché par l’harmonie
conjugale d’une femme et d’un hermaphrodite femme se pensant homme, ait assez de
scrupules pour adopter une approche compréhensive, en choisissant de ne pas révéler son
« vrai » sexe au mari : « Dans la situation spéciale du jeune ménage, le rôle du médecin était
tout tracé : le silence. Il n’avait pas à se préoccuper d’une question qui n’avait jamais été
posée et qui, du reste, ne pouvait être soulevée que par les deux seuls intéressés, le mari et la
femme. En toutes circonstances, il eût été d’ailleurs cruel et inutile de jeter le trouble dans un
milieu où les faits accomplis étaient pour tous une situation acquise, régulière et normale »51.
C’est l’un des rares à en rabattre sur la toute puissance médicale et à privilégier les intérêts
individuels sur ceux de la société.

47
Des hermaphrodites, parfois femmes à barbe, s’exposaient en effet dans des foires ou dans des expositions ;
certains se prostituaient, cf. Gabrielle HOUBRE, Le Livre des courtisanes. Archives secrètes de la police des
mœurs, Paris, Tallandier, 2006, p. 513.
48
Théodore TUFFIER et André LAPOINTE, « L’hermaphrodisme… », op. cit., p. 260.
49
Dr François GUERMONPREZ, « Une erreur de sexe…», op. cit., note 1 p. 304.
50
« Le médecin remplira donc son devoir en éclairant les parents sur la confusion qu’ils ont commise en les
engageant à réclamer au plus tôt la rectification d’état civil. », Théodore TUFFIER et André LAPOINTE,
« L’hermaphrodisme… », op. cit., p. 260.
51
Dr Valentin MAGNAN et Dr Samuel POZZI, Inversion du sens génital chez un pseudo-hermaphrodite
féminin, Paris, Masson, 1911, p. 7.
14

État civil et rectification de sexe


Ces erreurs de sexe, commises à la naissance, sont enregistrées par un état civil dont les
modalités identificatoires se veulent absolues quant à la détermination masculine ou féminine
du sexe de l’enfant. Ce n’est qui n’est pas le cas de la législation prussienne, par exemple, qui
prévoit le cas des bébés au sexe non identifiable et laisse alors les parents en décider tout en
réservant le droit à l’enfant parvenu à dix-huit ans de changer de sexe s’il le désire52. En
France, s’il n’est pas rare de rencontrer dans les marges des registres d’état civil des
rectifications de sexe — soit déclaration volontairement ou involontairement erronée du père,
soit faute du scripteur de l’acte53—, il est en revanche exceptionnel d’y lire que le sexe d’un
enfant « n’a pu être déterminé ». Cette mention se trouve pourtant dans l’acte de naissance de
Camille Duvau, le 13 octobre 1885, à Versailles : si le prénom de Camille, neutre, a été
conservé, celui de « Henri » a été barré ainsi que la mention « sexe masculin ». L’acte de
décès indique que le bébé est mort à deux mois sous l’identité de « Camille Henri, fils de… »,
sans que l’on sache vraiment si le sexe ait été alors plus facilement identifiable ou si la réalité
du sexe n’avait en fait plus autant d’importance dans la mort.
Les médecins sont d’ailleurs conscients de la difficulté qu’il peut y avoir, à l’occasion, à
déterminer si le sexe d’un nouveau-né est masculin ou féminin et, devant la probabilité de
rencontrer des conformations génitales incertaines, certains pensent préférable de déclarer
l’enfant à l’état civil de « sexe neutre » ou de « sexe douteux ». Partisan de cette précaution, le
célèbre professeur de médecine légale Alexandre Lacassagne veut porter cette mention en
marge de l’extrait de naissance, quitte à l’annuler au moment où, à partir de la puberté, les
signes distinctifs du sexe auront pu se développer54. Mais cette tentative pour peser sur l’état
civil et la loi est vaine, tout comme l’est celle qui conduit Charles Debierre à réclamer un
aménagement du code civil susceptible de casser sans difficultés les unions mettant en cause
un hermaphrodite55. Ces mariages de dupes qui permettent, selon Samuel Pozzi, de pratiquer
« légalement et légitimement la sodomie » au sein de l’institution clef de la société, leur
semblent intolérables56. Les médecins, comme l’opinion publique, sont sensibilisés à ce
problème par les procès à répétition qui scandent le XIXe siècle, lorsqu’un des deux époux
demande l’annulation de l’union au tribunal. Par ailleurs, Franz Neugebauer publie en 1899
un article qui contribue à alimenter les peurs et les fantasmes : il y déclare notamment que sur
610 observations de pseudo-hermaphrodisme, 50 cas de mariages conclus à la suite d’erreur
de sexe ont été trouvés, soit 8%57. On voit refleurir à cette occasion un champ lexical jamais
abandonné : « mariage monstrueux » pour Garnier, « alliances monstrueuses » pour Delore,

52
Code général pour les États prussiens, Paris, Imprimerie de la République, an IX, art. 19 et 20. Jules de
LAUGARDIÈRE, dans son Guide de l’officier de l’état civil, Colmar, imp. Hoffmann, 1866 (1854), p. 161,
signale que le ministre de la justice, consulté sur un cas de rectification d’un acte de naissance d’un
hermaphrodite, « a répondu que les erreurs de la nature, rares heureusement, ne doivent pas être trop
approfondies lorsqu’elles se présentent, et que c’est aux individus qu’elles concernent ou à leurs parents à choisir
le sexe qui leur paraît convenir » ; le texte original de cette appréciation libérale n’a pas été retrouvé.
53
À ce sujet, voir Dr Joseph-Napoléon LOIR, De l’état civil des nouveau-nés, Paris, Cotillon, 1854.
54
Dr Alexandre LACASSAGNE, Précis de médecine légale, Paris, Masson, 1906, p. 130.
55
Le docteur Charles Debierre propose ainsi un paragraphe additionnel à l’art. 180 du Code civil, en renvoyant à
la proposition de loi que les sénateurs Allou et Denormandie ont déposée au Sénat au moment des discussions
sur le rétablissement du divorce en France, en 1884 (Journal officiel, documents Sénat, session extraordinaire de
1884) : « Les vices de conformation des organes génitaux qui constituent manifestement une impossibilité
absolue dans l’accomplissement fructueux de l’acte sexuel et créent l’erreur de la personne physique, sont une
cause formelle de nullité de mariage », L’Hermaphrodisme, op. cit., p. 342.
56
Dr Samuel POZZI, « Neuf cas personnels de pseudo-hermaphrodisme », Revue de gynécologie et de chirurgie
abdominale, t. 16, 1911, p. 334.
57
Dr Franz NEUGEBAUER, « Cinquante cas de mariages… », op. cit., p. 195.
15

« union monstrueuse » pour Leblond58, bref le monstre social est enfanté par l’anormal et le
biologiquement dégénéré.
Mais, lors de ces procès en annulation de mariage intentés par l’un des deux époux qui
se proclame dupé par le sexe de l’autre, tout le problème réside dans l’appréciation de l’erreur
de sexe. En effet, dans le code civil de 1804, les annulations de mariage ne peuvent être
obtenues simplement en raison de l’impuissance du mari ou de la femme, ou pour mauvaise
conformation génitale d’un des deux époux (encore que cela soit arrivé), mais seulement en
raison d’une « erreur dans la personne » épousée59. Aucune précision n’étant par ailleurs
fournie pour apprécier qualitativement l’ « erreur » en question, la plupart des plaignants ont
mis en avant l’absence des organes constitutifs du sexe opposé chez leur épouse ou époux qui
rendrait in fine nul un mariage conclu entre deux personnes de sexe identique, ce qui bien
évidemment ne se peut pas. À y regarder de près, les jugements prononçant la nullité du
mariage sont exceptionnels durant le siècle en France60 : trois seulement, sur les dix-huit cas
pour lesquels nous possédons des archives détaillées, de 1808 à 1903, auxquels il faut ajouter
une annulation par bref papal — le tribunal civil de Paris s’étant déclaré incompétent pour une
affaire mettant en cause, au début des années 1880, deux Espagnols, descendants de surcroît
d’illustres familles61.
Certains cas ont vu les époux batailler à coup d’expertises médicales, comme lors de
l’affaire Darbousse-Jumas, une des plus célèbres au XIXe siècle. Antoine Darbousse, 23 ans,
sériciculteur aisé en pays cévenol, se marie en 1866 avec Justine Jumas, 25 ans, qu’il connaît
depuis l’enfance. Plus de deux après la cérémonie, il demande l’annulation des noces devant
le tribunal d’Alès parce que, prétend-il, son épouse n’a aucun des organes distinctifs de la
femme62. Celle-ci fait appel du jugement interlocutoire prononcé le 29 avril 1869 et produit

58
Dr Pierre GARNIER, La Stérilité humaine…, op. cit., p. 495 ; Dr Xavier DELORE, « Des étapes de… », op.
cit., p. 229 ; Dr Albert LEBLOND, Du pseudo-hermaphrodisme comme impédient médico-légal à la déclaration
du sexe dans l’acte de naissance, Paris, Steinheil, 1885, p. 6.
59
L’art. 180 du code civil stipule dans son alinéa 2 : « Lorsqu’il y a eu erreur dans la personne, le mariage ne
peut être attaqué que par celui des deux époux qui a été induit en erreur ».
60
En 1765, le Parlement de Paris confirme la nullité d’un mariage contracté en 1761, entre une femme et un
hermaphrodite du nom de Grandjean, mariage défait par la Sénéchaussée de Lyon en 1764 ; sur cette célèbre
affaire, voir Serge BOARINI, « Mémoire pour Anne Grandjean. Casuistique de l’hermaphrodite », Journal de
Médecine légale, 2003, vol. 46, n° 1, p. 59-80.
61
Outre le cas Darbousse/Jumas, ceux de Trêves et d’Orléans. La Cour d’appel de Trêves, alors sous juridiction
française, saisie d’une demande de nullité de mariage par un mari se plaignant de l’incapacité de sa femme à
avoir des relations sexuelles, décide, par un arrêt du 27 janvier 1808, que l’impuissance ou les causes physiques
de conformation qui s’opposent au but naturel et légal du mariage peuvent donner lieu à annulation et ordonne
en conséquence l’examen médical de l’épouse ; les rapports des experts confirmant que l’état physique de
l’épouse et sa conformation « s’opposent au but naturel et légal du mariage », la nullité est prononcée le 30 juin
1808 (Jassuda BÉDARRIDE, Traité du dol et de la fraude en matière civile et commerciale, Bruxelles, Méline,
1854, p. 108 du t. 1). Le 11 avril 1894, un cas similaire est jugé dans des termes proches par le tribunal civil
d’Orléans : « attendu que si [l’épouse] a les apparences d’une femme, elle est dépourvue des organes génitaux
internes permettant l’union des sexes et la fécondation (…) ; attendu qu’il y a un intérêt de haute moralité à ne
point laisser unis deux époux qui se trouvent dans l’impossibilité de remplir le devoir conjugal (…) déclare
inexistant et de nul effet le mariage » (La Gazette des tribunaux, 18 mai 1894). Une analyse de tous les procès
pour nullité de mariage sera détaillée dans un ouvrage à paraître en 2010 sur les hermaphrodites dans l’histoire.
62
La demande de nullité est déposée le 8 mars 1869, alors que le 12 décembre 1868, un acte de séparation de
corps volontaire de Justine Jumas a été rendu et qu’à cette occasion Antoine Darbousse a reconnu par acte public
que son épouse est simplement atteinte d’un vice de conformation. Sur ce cas, voir Ambroise TARDIEU,
Consultation médico-légale à l’appui de la demande en nullité de mariage de M. Darbousse, Paris, imp. Goupy,
1870 et Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes
sexuels, Paris, Baillière, 1874. Les actes du procès sont consultables aux archives départementales du Gard et de
l’Hérault.
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pour sa défense un certificat médical qui la déclare femme63. Le mari n’en reste pas là et se
pourvoit en cassation64, armé d’un avis d’Ambroise Tardieu, autorité éminente sur les
hermaphrodites. Dans ce rapport, rédigé sans que le médecin ait examiné Justine, qui refuse
toute nouvelle expertise médicale, il déclare ne pas voir « de femme dans l’épouse de M.
Darbousse » et la croit homme. La Cour de Nîmes casse le précédent jugement et l’affaire
revient devant le tribunal d’Alès65, fort embarrassé par la teneur des rapports des experts
consultés. En effet, pour le professeur Courty, « la personne en question doit être rangée dans
la catégorie de ces sujets tératologiques qui n’ont, à proprement parler, pas de sexe, et qui ne
peuvent par conséquent être unis par le mariage à aucun individu normalement organisé, quel
que soit le sexe de ce dernier », tandis que pour le docteur Legrand du Saulle, « la personne
n’est pas une femme ; elle n’est vraisemblablement point un homme ; elle ne possède très
probablement aucun sexe » 66. Le jugement définitif rendu par ce tribunal le 23 janvier 1873,
près de sept années après le début de la procédure, trahit la perplexité des magistrats à la
lecture de ces rapports divergents qui concluent à l’homme (Tardieu), au monstre (Courty) ou
à l’asexué (Legrand du Saulle). La Cour se contente donc de relever que Justine Jumas n’est
pas pourvu des organes naturels essentiels constitutifs de son sexe, ovaires et vagin étant
absents ; en conséquence, elle prononce la nullité du mariage mais se garde bien de dire quel
est son sexe : « attendu que, enfin, que le tribunal n’a pas à rechercher si ladite partie
défenderesse, à cause de sa conformation et de sa constitution générale appartient au sexe
masculin ou au sexe neutre, s’il en existe ; qu’il lui suffit d’avoir argué, (…) qu’elle manque
réellement (…) des organes naturels essentiels constitutifs du sexe, (…) auquel elle prétend
appartenir… ». L’acte et le contrat de mariage ont donc été annulés comme le stipule une
mention marginale, mais aucune rectification d’état civil n’a été ordonnée, ce dont témoigne
l’acte de naissance de Justine. C’est-à-dire qu’entrée femme au tribunal, Justine en ressort
sans plus aucun sexe social, ce qui la place dans une situation absurde. Après le procès, elle
continue de fait à vivre en femme. Privée de toute possibilité d’autonomie, sans profession et
condamnée au célibat, elle ne quitte pas son village et sa famille jusqu’à son décès en 1920, à
près de 80 ans. Quant à Darbousse, aussitôt le mariage annulé, il se remarie, a trois enfants de
sa nouvelle épouse et entame une carrière politique67.
L’État, par l’intermédiaire de sa justice, intervient donc directement dans la régulation
identitaire des individus. À côté de la possibilité de prononcer la nullité d’un mariage, si
d’aventure l’opposition des deux sexes entre les deux époux ne paraissait pas assez marquée,

63
L’appel de Justine Jumas est déposé le 16 août 1869, mais elle ne se fait pas représenter à l’audience : la Cour
de Nîmes rejette donc l’appel et ordonne l’exécution du jugement du 29 avril 1869, qui nomme deux experts —
une sage-femme et un médecin — pour examiner Justine Jumas. Elle refuse la visite des experts, mais produit le
certificat du Dr Carcassonne daté du 5 novembre 1869 : « Madame Justine Jumas a toutes les apparences d’une
personne du sexe féminin, les parties externes de la génération, mont de Vénus, grandes et petites lèvres, clitoris
et ouverture du méat urinaire. Tout est conformé comme chez la femme, mais il n’y a pas de vagin, ou, du
moins, ce conduit, s’il existe, est imperforé. Il suit de là que l’acte de la copulation est impossible et, par suite, la
fécondation. Les seins sont peu développés, le bassin peu large, mais rien, du reste, ne rappelle le sexe masculin
ni aucun de ses attributs », cité par Ambroise Tardieu, Consultation médico-légale…, op. cit., p. 5.
64
Auparavant, le 29 novembre 1869, Justine Jumas s’oppose à l’arrêt de démis d’appel du 16 août 1869 ; un
arrêt de la Cour impériale de Nîmes infirme le jugement du tribunal d’Alès du 29 avril 1869 et rejette la
demande de nullité. Le 15 janvier 1872, l’arrêt de la Cour de Nîmes est cassé pur vice de forme et le 8 mai, la
Cour d’appel de Montpellier, saisie par le renvoi de la Cour de Cassation confirme le jugement du 29 avril 1869.
65
Le 15 janvier 1872, l’arrêt de la Cour de Nîmes est cassé pour vice de forme et le 8 mai, la Cour d’appel de
Montpellier, saisie par le renvoi de la Cour de Cassation, confirme le jugement du 29 avril 1869. Le 28 janvier,
la cause revient devant le tribunal de Première instance d’Alès qui rend le jugement définitif.
66
Dr Amédée COURTY, Montpellier médical, t. XXVIII, n° 6, juin 1871, p. 487 ; le rapport du Dr Legrand du
Saulle, antérieurement consulté, est cité par Tardieu, Question médico-légale de l’identité…, op. cit., p. 22.
67
Sériciculteur réputé, il reçoit Louis Pasteur à Alès en 1865, alors que ce dernier cherche les causes de la
maladie des vers à soie ; républicain Darbousse est conseiller général de 1883 à 1905, et maire de Cruviers-
Lascours à partir de 1900 jusqu’à sa mort en 1905.
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les tribunaux civils ont également à charge les jugements de rectification de sexe. L’initiative
en revient avant tout au principal intéressé, à l’exclusion de toute autre personne y compris
appartenant à sa famille. Le procureur peut toutefois entreprendre la démarche lorsqu’il la
juge dans l’intérêt de l’ordre public, ou quand il représente un-e indigent-e. C’est par exemple
le cas à Dreux, en 1829, où le représentant du roi expose ainsi les faits : « Depuis sa naissance
Rose Vivien a toujours été considéré comme fille et a continuellement porté les vêtements de
ce sexe. Il paraît cependant que les organes de la virilité longtemps douteux chez Rose Vivien
ont depuis une maladie récente pris un tel développement qu’il n’est plus permis de lui
attribuer un autre sexe. Un tel état de choses qui blesse toutes les convenances sociales et la
morale publique ne peut durer plus longtemps, aussi Rose Vivien sollicite la rectification de
son acte de naissance en ce qu’il lui confère un sexe qui n’est pas le sien. ». C’est ainsi que le
tribunal accorde à Rose-Victoire Vivien, vingt-six ans, « que son état de vieille fille rendait
morose et mélancolique » selon La Gazette des tribunaux du 1er juin 1829, la permission de
changer de sexe après l’expertise de trois médecins. Devenu légalement homme, Rose-Victor
Vivien se marie aussitôt et même se remarie après le décès de sa première femme. Son
ascension sociale montre qu’un hermaphrodite, s’il doit s’affranchir du regard railleur ou
malveillant d’autrui, n’est pas forcément condamné à l’opprobre et à la misère. Rose-Victor
Vivien, née fille d’un simple journalier, est devenu ouvrier imprimeur puis propriétaire et
rentier aisé avant de s’éteindre, à 72 ans, en digne notable de sa commune68.

Tout au long du XIXe siècle, les médecins œuvrent donc à la banalisation de la figure
hermaphrodite en lui conférant le statut rationalisé d’anormal, victime d’une tare biologique,
tout en trahissant dans leur approche praticienne des préjugés tenaces inspirés par la figure du
monstre. Attentifs à la singularité de l’individu hermaphrodite, ils ne l’évaluent pourtant qu’à
l’aune d’une sexualité jugée vicieuse, avec un intérêt d’ailleurs équivoque. Peut-être pourra-t-
on lire cette ambivalence comme le reflet d’un rapport troublé et perplexe à l’altérité, le
sentiment, oscillant entre répulsion et fascination, d’un autre qui demeure quoi qu’ils fassent
et quoi qu’ils disent pour le mettre à distance, un peu d’eux-mêmes.
Depuis, le regard porté sur les hermaphrodites ou intersexuels, selon la terminologie
actuelle, évolue lentement, en fonction d’abord des nouvelles définitions juridico-médicales
du sexe. Un rapport de la Haute Autorité de Santé (organisme dépendant du ministère de la
Santé français) daté d’avril 2009 sur la question de la transsexualité — une autre façon
d’interroger les discordances entre sexe biologique et sexe social — estime que « la fréquence
d’une telle indifférenciation sexuelle (sujets se trouvant en dehors de la normalité
dimorphique mâle ou femelle aux niveaux chromosomique, gonadique, génital ou hormonal)
pourrait atteindre les 2% des naissances ; parmi elles, de 0,1 à 0,2% reçoivent une chirurgie
génitale ‘correctrice’ ». Il précise que « l’approche thérapeutique de ces cas d’intersexualité a
été modifiée et que l’on attend désormais que l’identité sexuelle de l’enfant se développe
avant de recourir à une chirurgie arbitraire irréversible », assertion qui paraît optimiste si l’on
en croit les associations d’intersexué-es qui demandent que l’on reconnaisse l’intersexuation
comme une variante du sexe et non comme une pathologie génitale69
Quoi qu’il en soit, intersexuation et transsexualisme, qui remettent en cause
l’organisation sociale actuelle fondée sur les deux doubles binômes sexe/genre masculin et
sexe/genre féminin, fondamentalement distincts, dérangent beaucoup en Occident ; c’est

68
Née le 23 sept. 1802, Rose-Victoire Vivien est déclarée garçon le 1er juin 1829 ; il épouse en 1830 Marie
Madeleine Vacquelin, journalière, puis Désirée Félicitée Régnier, jardinière, en 1862. Il meurt en 1874 à Dreux.
Son état civil et ses archives notariales, dont son testament et l’inventaire après décès de ses biens sont
consultables aux archives départementales d’Eure-et-Loir.
69
Voir par exemple le site web de l’Organisation Internationale des Intersexués (OII :
http://www.intersexualite.org).
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moins le cas dans d’autres sociétés où, hier et aujourd’hui, les anthropologues ont été
confrontés à l’existence de rapports entre le sexe et le genre différents : des berdaches
amérindiens aux Inuits, en passant par les Mahu de Polynésie ou les Hijras de l’Inde.70

70
Marie-Elisabeth HANDMAN, L’Anthropologue et le système sexe/genre, Connexions, 2008/2, n° 90, p. 77-85.

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