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MARIAT-ROY Emilie – Université de Tours 2019-2020

CM L1 Chapitre I Aux origines et fondements de l’anthropologie sociales

Chapitre I
Aux origines de l’anthropologie sociale

Introduction du propos
Je dis bien aux origines au pluriel car les « origines », les « histoires » de l’anthropologie sont
plurielles et nous constaterons l’existence plusieurs foyers et époques de développement de ce
qui deviendra au XIXème une discipline à part entière. L’anthropologie en tant que savoir et
que science est le fruit d’un long processus qui ne fut ni unilinéaire, si unidirectionnel, ni
uniforme ni né d’un foyer unique – tout ne vient pas et ne va pas vers l’Europe, ce furent aussi
des récits venant des pays d’Asie (Chine, Japon), d’Afrique ou même des récits qui ont pu voir
le jour car des voyageurs européens avaient été accueillis dans des grands empires dans des
périodes d’ouverture de ces derniers (nous verrons l’exemple de Marco Polo) : qu’on se le dise.
On pourrait même faire remonter ce savoir, qui est aussi une posture, à des origines quasi-
mythiques, et aux sagesses anciennes, asiatiques, avec l’épopée de Gilgamesh, ou encore à
l’ancienne sagesse norroise, avec les « Dires du Très Haut » appelés Havamal, qui racontent à
leur manière, que l’homme a toujours été curieux, et plus encore a eu du plaisir à connaître
l’autre. « Madur er manns gaman », pour dire « homme est le plaisir de l’homme ». une dernière
devise : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Nous verrons aussi que chacun de ces jalons, chacune de ces postures nous dira quelque chose
de ce que l’anthropologie est encore aujourd’hui.
Nous verrons dès ce premier cours que l’Occident n’a pas le monopole ni empirique ni même
théorique de ce qui était au départ une posture, un regard, même si c’est en effet en Europe, au
XVIème siècle, après la découverte de l’Amérique et d’une autre humanité, et après tous les
débats que cette découverte va susciter, que le positionnement de l’anthropologie prendra une
tournure plus décisive. Nous verrons aussi que ce qui deviendra une discipline a part entière ne
tire pas son origine d’un XVIIIème siècle de science et de raison, qui a joué certes un rôle
important. Le XVIème siècle a joué un rôle jugé capital dans la constitution d’une anthropologie
en tant que science de l’homme émancipée de la théologie, et le rôle des écrits de Montaigne,
tout notamment, a été réévalué et revalorisé ces dernières années.
L’anthropologie est née des humanités, il ne faut pas oublier cela ; elle est née d’une posture
critique, pour devenir l’une des sciences qui, pour le philosophe Michel Foucault n’était rien de
moins que la quintessence des sciences humaines. En d’autres termes, nous pourrions dire que
l’anthropologie fut aux sciences humaines ce qu’aujourd’hui nous dirions que la climatologie
est aux sciences de la vie et de la terre – ce fut auparavant l’océanographie, qui était la
conjonction de plusieurs sciences.
L’anthropologie oscillera entre quêtes d’unité et quêtes de diversité ; elle oscillera entre
humanités/sciences humaines et sciences de la vie, science appliquée/pratique, ou science
fondamentale…tels sont les enjeux au regard desquels les anthropologues feront
l’anthropologie d’hier et d’aujourd’hui. Au centre du projet anthropologique, une méthode
émergera, guidée par l’observation, qui sera au centre de toutes les attentions.

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I- L’Enquête d’Hérodote (Vème siècle avant JC)


Les premiers voyageurs en terre inconnue ont souvent, à leurs risques et périls, fait l’expérience
de leur ignorance et ont appris à connaître et comprendre les manières de faire, les bonnes
manières propres à telle ou telle société, pour constituer un savoir pratique à vocation utilitaire
et diplomatique qui put être de la plus grande importance.
De tous temps, les intermédiaires, interprètes, appelés diversement truchements ou drogmans
ont été sollicités : plus qu’interprètes, ils connaissaient les codes culturels qui permettaient aux
étrangers d’éviter des impairs dont certains pouvaient être lourds de conséquence. Ils ont été
des pionniers de l’ethnographie car ils ont participé, directement ou indirectement, aux
descriptions des sociétés.
L’Enquête d’Hérodote, appelée en grec et même plus connue sous le nom d’Historia, en est
l’un des plus illustres exemples connus. Hérodote, qui est considéré comme l’ancêtre des
historiens, est de ces personnages historiques qui ont fait la grandeur de la Grèce classique, au
même titre que le médecin Hippocrate, ou que le philosophe Socrate, pour ne citer qu’eux.
Hérodote est né en 485 avant notre ère à Halicarnasse, cité grecque sous domination perse et
située sur les rives méditerranéennes de l’actuelle Turquie, cité d’Asie mineure et porte grecque
ouvrant sur la Perse et l’Inde. Hérodote offrit aux Grecs le savoir perse sur les peuples lointains,
un savoir au service de la démocratie athénienne : il a écrit son Historia peu après la victoire
grecque contre les Perses et l’alliance d’Halicarnasse avec Athènes. A cette époque, l’empire
perse, invaincu, semblait invincible mais a commencé à vaciller lors de l’écrasement de l’armée
perse par une coalition de cité grecques, lors de la victoire de Salamine en 480. A cette époque,
Halicarnasse était dirigée par une reine, Artémise. Du vivant d’Hérodote, Halicarnasse est
devenue une cité libre et alliée d’Athènes, où Hérodote a résidé et où il fut récompensé pour
son long récit Historia, qui compile de manière critique des récits recueillis en partie par
Hérodote lui-même au cours de vingt années de voyage et d’exil. Hérodote a cherché à évaluer
la qualité des informations transmises par les intermédiaires qu’il a rencontré et a aussi évalué
les difficultés propres de leurs positions : explorateurs et espions grecs au service des Perses,
interprètes scythes, perses et égyptiens, marchands carthaginois. Cette cité grecque
d’Halicarnasse a longtemps fourni au pouvoir perse de nombreux collaborateurs.
Il existe une traduction et édition de l’Enquête, parue en 1964 sous la direction d’Andrée
Barguet, chez Gallimard.
Hérodote souhaitait, par ce récit, relater la guerre qui avait opposé les Grecs aux Perses, ce,
pour transmettre « les grands exploits soit accomplis par les Grecs, soit accomplis par les
Barbares » (autrement dit tous les peuples qui ne parlaient pas le grec). Il est d’ailleurs
intéressant de relever que, s’agissant d’Hérodote, l’altérité ne relevait ni de la culture ni de la
race, mais de la connaissance et de la maîtrise de la langue. Hérodote a connu le luxe de pouvoir
voyager en une époque de relative accalmie, et d’avoir vécu une émancipation du joug du
pouvoir perse.
Exemple 1
Hérodote va mettre en évidence le mode de gouvernement perse tel qu’il a pu être déployé
par deux souverains, Cambyse, caractérisé par sa folie, et dont le règne a duré près de 7 ans

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seulement et Darius, successeur de Cambyse, caractérisé lui par sa « sagesse ». Le premier


avait mis l’empire en danger par sa folie car en effet il avait systématiquement profané
temples et statue de dieux égyptiens, tourant en dérision les coutumes des peuples qu’il
voulait soumettre ; au contraire, Darius, dont le règne a duré 36 années, estimait, selon les
termes même d’Hérodote, que « chacun juge ses propres coutumes supérieures à toutes les
autres » (éditions Barguet, III, 38).
Hérodote estimait que l’empire perse avait soumis plusieurs peuples différents et cherché à
s’assurer leur loyauté par sa tolérance. Tolérance qui, pour Hérodote, est une vertu,
l’expression d’un pouvoir juste et efficace ; tolérance qui est à ses yeux un principe de
gouvernement avant d’être une vertu scientifique. Nous voyons qu’ici, comme cela sera le
cas dans d’autres contexte, cette pensée de nature anthropologique se développe dans le giron
d’une conquête impériale/impérialiste. Le mode de gouvernement de Darius lui semble
remarquable dans la mesure où Darius, toujours entouré d’interprètes, oblige ses vassaux à
prendre conscience de la différence qu’il y a entre leurs coutumes respectives et de leur égale
légitimité. Ses vassaux sont aussi sur un pied d’égalité.

Exemple 2
De tous les exemples ethnographiques qu’Hérodote et, à sa suite, d’autres
penseurs/voyageurs retiendront, ce sont les pratiques funéraires. Des pratiques différentes
sont relevées dans l’Enquête : momifier, manger, brûler, enterrer, exposer…mais de toutes
ces pratiques, certaines sont plus unanimement condamnés et font horreur, en dépit d’un désir
d’ouverture et d’un respect non feint : c’est l’anthropophagie, autrement appelé
« cannibalisme », autour desquelles de nombreux peuples, par l’horreur qu’ils partagent à
leur égard, se retrouvent par-delà leurs différences. Pour autant, le fait que ceux qui mangent
leurs défunts aient vivent avec l’horreur et trouvent sacrilèges l’idée de les brûler incite
Darius à penser que la coutume, par sa force, est le « reine du monde ».
Dans les écrits d’Hérodote, l’ethnographie et l’anthropologie sont au rendez-vous, de par le
respect et la reconnaissance des coutumes des autres. Elle est auxiliaire précieuse du pouvoir,
elle est science de gouvernement ; elle est aussi science de la guerre et de la conquête :
Hérodote considère à ce titre que, plus que la conquête, l’exploration accroit la connaissance.
Il reconnait le tribut que le monde grec doit à Darius, qui a repoussé les limites de la
connaissance du monde connu, grâce à qui les sociétés sont mieux renseignées sur l’Asie.
Autres que la conquête ou que la guerre, Hérodote a mis en avant d’autres moyens de produire
et d’accroître les connaissances sur la diversité des sociétés humaines. Les exemples sont
assez nombreux et remarquables pour qu’Hérodote fasse référence à ces autres acteurs qui
ont favorisé l’accroissement des connaissances sur les sociétés. Il fait référence aux
Egyptiens confiés très jeunes à des Grecs pour apprendre le grec et qui ont joué un rôle
d’intermédiaire très important ; il fait aussi référence aux voyageurs scythes, qui seront notre
dernier exemple, pour lesquels Hérodote éprouve une forme d’admiration pour la force de
leur culture, qui est semble-t-il inversement proportionnelle à leur développement technique.

Exemple 3
Les Scythes sont des peuples de traditions guerrière, pastorale et nomade vivant à partir du
nord des rivages de la Mer Noire, au-delà du Pont-Euxin. Hérodote les considère comme des
sauvages, c’est-à-dire comme les moins évolués « des populations qu’il connaisse », pour
autant, il trouvait ce peuple remarquable entre tous par la force de sa culture et par le caractère
irréversible du franchissement des frontières culturelles de Scythes qu’il avait connu et de la

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manière dont ce franchissement était sanctionné. En effet, nomades et éleveurs, les Scythes
devaient leur survie à leurs mœurs et à leurs coutumes, desquels ils ne devaient pas longtemps
s’éloigner au risque de s’acculturer, acculturation qui était à leur risque et périls de retour sur
leurs terres. Pour eux, l’acculturation était assimilée à une perte et à une trahison qui pouvait
avoir des conséquences néfastes sur leurs coutumes et culture, qui pouvait entraîner la perte
de la puissance guerrière qui faisait leur force. Hérodote leur voue une forme d’admiration
car nomades, leur mode de vie les protège et les rend insaisissables. « Ces gens ne
construisent ni ville ni rempart, ils emportent leur maison avec eux, ils sont archers et
cavaliers, ils ne labourent pas et vivent de leurs troupeaux, ils ont leurs chariots pour
demeure : comment ne seraient-ils pas invincibles et insaisissables ? (IV,46). C’est pourquoi
ils peuvent être impitoyables avec les leurs, condamnant sans appel ceux qui ont été
acculturés, comme le prince Anarcharsis, qui a très, voire trop longtemps côtoyé les Grecs
au point de pratiquer un rite grec lors de son retour en pays Scythe, au VIème siècle avant
Jésus-Christ, et en a été tué et renié pour cela.

Face aux cultures qu’il décrit, Hérodote met en œuvre une attitude, comme le dit Florence
Weber, « proche de l’ethos professionnel ou de la morale collective des anthropologues ». Il va
décrire un grand nombre de coutumes dans toute leur diversité, sans jamais les hiérarchiser,
qu’elles soient grecques, barbares ou même sauvages. Cela signifie en d’autres termes qu’il
refuse l’ethnocentrisme, ce qui revient à dire qu’il refuse de croire que sa propre culture est
supérieure à toutes les autres.
Hérodote, pour les raisons qui vont suivre, fut considéré dès l’époque romaine comme le père
de l’histoire au sens moderne du terme. Ce qui est remarquable avec Hérodote, et qui le
singularise par rapport à ses prédécesseurs, sont les éléments suivants :
- Il a un réel intérêt pour le temps présent, et pour les Mèdes en particuliers, qui furent les
principaux alliés des Perses ; cet intérêt pour le présent et le passé récent est remarquable
- Il écrit une histoire universelle et documentée qui comprend l’ensemble du monde alors
connu
- Il rapporte systématiquement ses récits à leur source – peut-être pour, très
stratégiquement, accroître la véracité de ses propos.
Relatant les exploits des Grecs et des Barbares, tout en s’inscrivant dans les épopées d’Homère
dans lesquelles les dieux interviennent, Hérodote s’est ainsi distingué de l’épopée et de son récit
poétique. Il a été critiqué aussi car il était l’ami de ceux qui étaient considérés comme des
Barbares.
Plus encore, Hérodote innove en rompant avec le caractère utilitaire ou la finalité pratique des
connaissances militaires, commerciales, impériales de ces témoins : il entend transmettre ces
connaissances au public grec sous la forme d’un savoir désintéressé sur la diversité des cultures
humaines. Ayant largement circulé, l’Historia a permis au lecteur grec d’avoir la conscience
d’appartenir à un monde pluriel composé de Grecs, de Barbares, plus ou moins civilisés (Perses
et Egyptiens étant plus civilisés Scythes, et Lybiens). C’est aussi à ce titre que l’Enquête
s’inscrit à part entière dans la tradition anthropologique, dans la tradition des humanités car
Hérodote ne cesse de mettre l’accent sur les langues et sur les coutumes des peuples.

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II- Des « récits d’ambassades » aux récits de voyage de Marco Polo et


d’Ibn Battuta : deux déterminations à transmettre la culture des
autres
Cette partie mettra en exergue indirectement pour finir, à travers les exemples de Marco Polo
et Ibn Battuta, la relation entre littérature/création littéraire et anthropologie, qui est resté
d’actualité, les liens ayant été très fort entre ces eux domaines.
- L’Europe : un monde qui se ferme par la pensée, par le dogme, à l’expérience
Entre les Vème et VIIème siècles, l’Europe chrétienne maintient une culture lettrée et une
culture de l’écrit grâce aux universités, mais cette culture n’est paradoxalement pas faite
d’ouverture, d’expérience empirique et de mouvement. La culture appartient aux érudits, qui
recopient, qui vivent de lettres et font notablement moins d’observations et d’enquêtes que leurs
prédécesseurs, et qui ne valorisent en rien ce mode de savoir empirique nourri d’observation :
même les dessins que l’on fait d’espèces animales, ce sont des dessins réalisés à partir de textes
écrits, et pour peu qu’il y ait une traduction un peu fantaisiste, on arrive des réalisations tout
aussi fantaisistes.
Les érudits recopient ces histoires tirées d’Hérodote ou d’autres auteurs anciens (tels que Pline,
Tacite) pour insister davantage sur leur caractère étrange, fabuleux. De traduction en traduction,
ils en arrivent même à créer de nouvelles histoires ahurissantes qui favoriseront le discrédit de
leurs auteurs de références, jusqu’à ce que l’on s’aperçoive qu’il s’agit d’erreur de traduction,
et non de récits d’observation. Les lecteurs médiévaux se replieront sur l’Europe, repli qui devra
beaucoup aux invasions barbares du Vème siècle après Jésus-Christ, après une période de
diffusion du christianisme jusqu’en Afrique, en Chine et en Perse dès les 1ers siècles après
Jésus-Christ. Des hordes barbares détruisirent la Rome chrétienne, cette même Rome qui, avec
l’empereur Constantin, devenait chrétienne au IVème siècle. Saint Augustin, qui a rédigé La
Cité chrétienne, était évêque d’Hippone, nom de l’actuelle Annaba, en Algérie, fut un des
témoins de la mise à sac de Rome par Alaric, roi des Wisigoths en 410. Il a rédigé La Cité de
Dieu en réaction à la chute de Rome, à cette mise à sac du centre de la chrétienté : cette œuvre
aura une influence très importante sur la pensée chrétienne et, au-delà, sur la pensée de
l’Europe, avec une lecture métaphysique et théologique de l’histoire humaine. Ce qui nous
intéresse particulièrement pour comprendre le contexte du début du Moyen-âge, c’est que Saint
Augustin plaide pour un salut hors du monde, pour un renoncement à la recherche des plaisirs
ici-bas. Dans le sillage des écrits et de la pensée de Saint Augustin, l’Eglise chrétienne va
poursuivre et consolider cette séparation entre le spirituel et le temporel, entre la « cité de Dieu »
et le monde « d’ici-bas ». Cette séparation aura une incidence défavorable au désir de savoir,
lié à l’observation et au travail empirique. Ce désir de savoir devra être tout entier circonscrit à
la théologie et la Cité de Dieu opposera la cité céleste aux vissicitudes de la cité terrestre. La
pensée de Saint Augustin opérera une partition durable du monde entre celui d’une cité céleste,
faite d’une vie hors du monde, à la cité terrestre, lié à la vie dans le monde, avec tout ce que
cela comporte de vanités : les lettrés du Moyen Age auront tendance à enfermer la connaissance
anthropologique et historique dans le cadre strict des commentaires de la Bible.

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La lecture et compréhension du monde seraient contenues dans l’Ancien testament, qui


indiquaient les trois temps forts du passé de l’humanité :
- La création divine du premier couple humain, Adam et Eve
- Le salut de l’humanité et de la vie animale grâce l’arche de Noé
- La naissance de la diversité linguistique humaine pendant la construction de la tour de
Babel
Cette lecture biblique de l’humanité rendait compte d’une anthropologie à deux visages, entre
unité et diversité, unité de l’espèce humaine et diversité de la langue. La curiosité
anthropologique sur les origines de l’homme et sur celle des langues avait trouvé une réponse ;
plus remarquable encore, le Déluge fixait une généalogie des populations humaines que la
découverte du Nouveau Monde mettra à mal quelques siècles plus tard. En effet, Noé aurait eu
trois fils : Sem, ancêtre des Juifs et des Orientaux, Cham, ancêtre des Africains et Japhet,
ancêtre des Européens.
Si la découverte du Nouveau Monde mettra à mal ces représentations, ces récits qui vaudront
aussi explication limiteront durablement la curiosité de l’homme sur les langues, sur les origines
de l’homme et fera que tout ce qui sortira de cadre sera considéré comme impensable,
impossible, ou monstrueux.
- Pendant ce temps, une ouverture des Grands Empires : Ottomans, Mongols et
l’émergence des « récits d’ambassades »
Si cette pensée a imprégné les esprits, le Moyen-Âge n’a pas pour autant été que repli, peur et
frustration, loin de là. Le Moyen Âge a été une période de commerces, de pèlerinages, de
guerres religieuses aussi ; autant d’éléments qui vont plutôt dans le sens d’une rencontre des
groupes humains. Il faut bien dire que jusqu’au XIème siècle, l’Europe occidentale fut plus
prise d’assaut que conquérante : elle vivait dans la peur des barbares, venus du nord, de
l’est…tandis que pendant cette période, de grands empires déployaient leurs conquêtes en étant
ouverts sur le monde : par exemple la Chine, l’Islam et l’empire mongol, qui fit si intensément
communiquer Orient et Occident à partir du XIIIème siècle.
C’est à partir du Xième siècle que les croisades ont vu le jour, croisades qui sont devenues des
expéditions guerrières dans l’objectif de reconquérir la Terre sainte sur les Musulmans ou
encore sur les chrétiens d’Orient avec lesquels la rupture décisive avait été consommée en 1054.
Les premiers récits de voyageurs ne furent pas ceux nés de plumes européennes ; parmi ces
premiers récits, nous trouvons un document rédigé en arabe, publié en 851 et intitulé Documents
sur la Chine et sur l’Inde.
Les premiers écrits parus en Occident, dans le contexte des croisades, avaient plutôt une
vocation pratique et comportaient très rarement des analyses ou descriptions des peuples
rencontrés le long de ces routes de croisades, qui finirent par avoir un tracé bien défini. Dans
les grands empires, ce qui a été appelé des récits d’ambassades sont des écrits intéressants du
point de vue ethnographique. Le commanditaire de ces documents, qui était un grand dignitaire,
cherchait à recueillir des informations et envoyait pour ce faire un missionnaire, c’est-à-dire un
envoyé chargé de recueillir un ensemble d’informations dans un objectif de conquête –
militaire, commerciale ou autre.

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Nous disposons du récit d’ambassade ou récit de mission particulièrement intéressant d’Ibn


Fadlan qui a été envoyé par le Calife de Bagdad auprès des Bulgares de la Volga vers 921-922.
Cette mission avait pour objectif officiel d’instruire les Bulgares sur la religion musulmane ;
elle avait aussi pour objectif de contribuer à rendre plus sûres les routes commerciales
empruntées par les Irakiens en étudiant les mœurs des populations riveraines : Bulgares,
Russes…Ce récit, appelé aussi dépêche, est connu sous le nom de Risãla. Ce texte qui a une
authentique dimension ethnographique, décrit la diversité des coutumes des populations
rencontrées.
D’autres récits ont cette dimension très ethnographique, tel le récit du moine franciscain
Guillaume de Rubrouk appelé Voyage dans l’Empire mongol. Comme son titre l’indique,
Rubrouck a été envoyé en Chine par le roi Saint Louis qui voulait mieux connaître les Mongols.
Rubrouck a été à la rencontre du petit-fils du Gengis Khan, dans l’objectif de convertir le Grand
Khan au christianisme, Mongols dont les conquêtes avaient transformé les sociétés chinoises,
russes et musulmanes. Le pape et le roi de France voulait connaître ce chef mongol dans l’espoir
de le convertir au christianisme et en faire un allié contre les Musulmans. Tel était le dessein de
ce voyage de Rubrouck.
A cette époque, l’enjeu des relations à l’échelle de l’Ancien monde était la concurrence entre
les religions et la comparaison entre les cultures, et non la connaissance des langues ou encore
la curiosité pour d’autres « races », terme qui n’existait pas. Toujours est-il que pendant cette
période, de nombreuses missions ou ambassades mongoles ou européennes eurent lieu mais
elles ne débouchèrent pas sur des traités.
A partir de la fin du XIIIème siècle, ces récits d’ambassades étaient de plus en plus prisés, pour
devenir un genre littéraire apprécié.
- Du « récit d’ambassade » au récit désintéressé pour le pur plaisir de la
connaissance : « Le Devisement du monde » de Marco Polo et les « Voyages et
périples » d’Ibn Battuta
Pour finir, les écrits de Marco Polo et d’Ibn Battuta ont particulièrement marqué les esprits car
leurs auteurs ont tenu, avec l’aide d’un écrivain, à rendre compte de voyages qu’ils ont fait toute
leur vie durant. Ces récits hissés au rang de chef d’œuvre littéraire, sont parus à 50 ans
d’intervalle. Marco Polo a écrit La description du Monde (appelée aussi dans une autre
traduction Le devisement du monde), paru en 1298 ; Ibn Battuta a écrit les Voyages et Périples,
parus en 1355. Ces deux écrits témoignent d’un monde ouvert sur l’Europe, l’Afrique et l’Asie ;
et de l’existence de ville-monde telle que Venise le fut. Issue d’une grande famille de marchands
vénitiens, Marco Polo part jeune en voyage avec son père et son oncle, polyglotte, il a appris à
lire et à parler, le persan et un peu de chinois. Marco Polo a vécu à la cour du Khan, qui
appréciait d’avoir la compagnie et les conseils d’Européens cultivés. Le récit de Marco Polo,
qui oscille entre roman de chevalerie et description géographique, a fasciné nombre de ses
contemporains et au-delà de sa génération. Même Christophe Colomb en aurait emporté un
exemplaire lors de son voyage. Il a même été longtemps dit que la découverte terrestre de l’Asie
avait en quelque sorte montré la voie ou préfiguré la découverte maritime de l’Amérique.
Marco Polo était cependant un voyageur parmi d’autres, dans le contexte d’une ouverture
volontaire des empires de l’Orient à l’Europe. Ce qui fut nouveau avec les deux auteurs, c’était
leur existence de voyageurs sans véritable mission, qui répondaient à des sollicitations et

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invitations mais n’étaient vraiment inféodés à personne. Ces voyageurs qui menaient grand train
dans la cour des grands de ce monde pouvaient être chrétiens ou musulman. En effet, 50 ans
après Marco Polo, Ibn Battuta, qui a voyagé pendant près de 28 ans, a relaté un périple
extraordinaire pour l’époque : il parcourut le Moyen-Orient, la Russie, l’Asie sous domination
mongole, l’Inde, l’Afrique, la Chine et l’Indonésie. Berbère musulman originaire de l’ouest du
Maghreb, Ibn Battuta s’exprimait en arabe et en persan. Il a profité des transports et liaisons
commerciales dans le monde musulman pour effectuer des voyages. C’est l’instigation du
souverain du Maroc qu’Ibn Battuta a dicté en 1354 le manuscrit de ses Voyages et périples,
dont le titre complet est « Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des cités et les
merveilles des voyages ». Son œuvre fut considérée comme un tournant dans la connaissance
empirique du monde.
Plus encore pour finir, les écrits de Marco Polo et d’Ibn Battuta ont servi conjointement aux
géographes de référence pour établir à partir de 1375 l’Atlas catalan, qui regroupe et rassemble
les découvertes de ces deux grands voyageurs. Leurs récits, littéralement, donnèrent aussi à voir
le monde, à se le représenter dans son entièreté.

III- Les recherches et écrits d’Ibn Khaldoun : un tournant


« théorique », une œuvre originale
Qualifié de « gloire du Maghreb » ou encore d’une « des plus grandes personnalités de tous les
temps », Ibn Khaldoun était un Berbère, diplomate et homme d’affaire né en Tunisie et mort en
Egypte. Voyageur, il a rencontré le grand conquérant turco-mongol Tamerlan.
Il a écrit à partir de 1378 Le livre des exemples, ouvrage qui est surtout connu pour sa préface,
la Muqaddima. L’ensemble de son œuvre, encyclopédique, est une somme d’histoire
universelle dont il a exposé les principes dans son introduction. Cet écrit a été considéré comme
pionnier dans le domaine des sciences humaines, et est tout fait à part.
L’ouvrage de Khaldoun s’interroge sur les Arabes, et en particulier sur le divorce croissant entre
la communauté des Musulmans et les Etats. Car en effet, la société musulmane reconnaissait
des chefs religieux dépourvus d’autorité politique, à moins qu’ils n’en disposent par ailleurs.
Avec la conversion à l’islam, par exemple en Indonésie, de chefs politiques traditionnels, le
décalage entre l’autorité politique et l’autorité religieuse, et aussi entre des communautés
religieuses de plus en plus hétérogènes et une communauté supposée universelle ; ce décalage
a conduit Ibn Khaldoun à analyser les forces qui mènent les groupes humains sans que leurs
chefs en aient confiance. L’analyse d’Ibn Khaldoun était proprement sociologique, au point où
des intellectuels du champ académique ont parlé à un moment donné de pensée sociologique
ou de sociologie d’Ibn Khaldoun. Cette œuvre est écrite aussi à l’heure du Grand Schisme
d’Occident.
Le souci d’Ibn Khaldoun est d’établir une connaissance scientifique qui soit compatible avec la
foi musulmane. Il ne s’en cache pas. Cette pensée est d’autant plus audacieuse et novatrice que
près de deux siècles plus tard, en 1633 avec le procès de Galilée, on considérera que le science
ne peut s’édifier que contre la foi. Ce qui est intéressant, sociologiquement parlant, est de
réfléchir à la raison pour laquelle une pensée telle que celle d’Ibn Khaldoun a pu s’épanouir
dans le monde arabe. Cette réflexion n’en est pas moins importante car elle libère
l’anthropologie de son giron et de ses racines occidentales. Ibn Khaldûn procède à une «
entreprise entièrement neuve » : construire une science et la situer parmi les autres sciences, en

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la fondant sur l'idée qu'il se fait du temps de l'histoire, du temps des sciences et de l'histoire
universelle
L’historien Krystof Pomian a identifié trois facteurs pourraient permettre d’expliquer, de
comprendre l’originalité de cette pensée :
- Contrairement aux savants musulmans, les savants chrétiens étaient liés par leur statut
de clercs et pouvaient difficilement s’affranchir de la théologie qui, nous l’avons vu,
limitait la curiosité vis-à-vis de l’histoire empirique de l’humanité, comme nous l’avons
relevé à travers l’exemple de la Cité de Dieu.
- Le monde chrétien était organisé autour de pouvoirs centraux, les cours royales et la
papauté, institutions qui limitaient la capacité d’innovation de savants inféodés et voués
au service des autorités.
- L’Europe chrétienne voyait émerger des sentiments nationaux là où les sociétés
musulmanes se voyaient confrontées à une plus large communauté, la communauté des
croyants, elle, en décomposition. En effet, si l’Islam avait été affaibli par les conquête
mongoles d’abord, il était arrivé à une force d’expansion telle qu’il était arrivé à la limite
de l’explosion, du fait de la diversité des sociétés et des croyances, d fait des guerres
entre les Etats musulmans.
C’est face à ces tiraillements et à ces contradictions qu’Ibn Khaldoun a engagé cette
réflexion sur ce qui est au fondement des groupes humains : cette réflexion,
anthropologiquement, sociologiquement parlant, est inédite.
Par sa faculté d’abstraction et de mise en perspectives philosophique, nous pouvons dire que
l’anthropologie d’Ibn Khaldun fut à l’ethnographie d’Ibn Battuta ce que l’anthropologie de
Montaigne fut à l’ethnographie de Jean de Léry, que nous étudierons dans la partie qui suit.

IV- La découverte du Nouveau Monde : un événement extraordinaire


et d’une portée immense
Je dis d’une portée immense car la découverte de l’Amérique, appelées aussi Indes
Occidentales, a très profondément renouvelé la réflexion sur la diversité des sociétés humaines,
au profit d’un projet anthropologique de plus en plus nourri, à la fois sur des bases
méthodologiques et théoriques affirmées. De cette découverte sortiront des courants de pensée
antagoniques. Les premiers, qui prônent un relativisme et une diversité irréductible des sociétés
humaines, qui sont des intellectuels engagés dans la défense des Indiens d’Amérique ou dans
la critique de la civilisation européenne.
L’un est Bartolomé de Las Casas, prête dominicain engagé et historien de la découverte des
Amériques ; l’autre est le philosophe Montaigne. Les seconds sont les partisans de la
colonisation du Nouveau Monde, ils vont mettre l’accent sur l’idée que les Amérindiens sont
des êtres inférieurs pour justifier cette entreprise d’un point de vue économique et politique.
Ceux-là voulaient légitimer et pérenniser la colonisation.
- Mise en contexte historique
Revenons au contexte historique de ces découvertes…Rappelons que même si le Moyen Âge
ne fut pas un contexte de fermeture et de stagnation, nous avons vu que l’écrit de Saint Augustin,
la Cité de Dieu, de Saint Augustin, avait eu une très grande influence sur l’Eglise chrétienne et

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sur la pensée européenne ; l’Europe était à cette période plus soumise que conquérante, envahie
de toute part sur ses franges orientales, septentrionales et méridionale.
Au XVème siècle, a lieu la chute de Constantinople (1453). La capitale byzantine du monde
chrétien, est prise par les Ottomans, ce qi aura pour conséquence une fermeture de la route
traditionnelle des Indes -orientales. Cette situation a précipité les explorations d’autres voies
par la mer, qui avaient commencé auparavant, avec l’invention des caravelles, ces navires
portugais qui permirent d’explorer les côtes de l’Afrique pour rallier l’Inde. Vasco de Gama fut
le premier navigateur à rallier l’Inde en 1498. C’est dans ce contexte d’explorations maritimes
pour trouver d’autres itinéraires pour les Indes que la découverte de Christophe Colomb,
navigateur génois, eut lieu en 1492, c’est-à-dire l’année même de sa première expédition. En
1492 avaient lieu deux événements importants pour la couronne espagnole : la reconquête d’une
partie de l’Espagne sur le Musulmans et l’expulsion des Juifs ; ce qui fut une revanche
catholique de taille, mais qui fut de courte durée, avec le schisme entre protestants et catholiques
qui va commencer en 1517.
Soutenu par la couronne d’Espagne, Colomb était parti en quête d’une route maritime vers la
Chine, pour atteindre les contrées rencontrées par Marco Polo deux siècles plus tôt. C’est par
hasard qu’il découvrit à mi-chemin de son périple pour rejoindre l’Extrême-Orient un continent
nouveau, abordant à l’île d’Hispaniola, qui sont les actuelles République dominicaine et Haïti.
Il faut bien avoir en tête deux choses : ces querelles entre Protestants et Catholiques
s’exporteront dans le Nouveau Monde, et la découverte des Cannibales du Nouveau Monde fera
réfléchir aux tueries entre catholiques, qui s’« entre-dévorent » au cœur de l’Europe : les récits
de la Conquête ont été lus au prisme des déchirements sévissant en Europe pendant les guerres
de religion. Il est important de relever aussi que Luther, dans son entreprise de traduction en
Allemand de la Bible, voulait rompre avec un pouvoir des clercs sachant le latin, pouvoir fondé
sur l’ignorance des fidèles. Guerres de religion et invention de l’imprimerie contribueront
largement à mal diffusion des idées et des images du Nouveau Monde, ce qui sera tout à fait
inédit historiquement. En tout cas, la réception en Europe des premiers récits de la Conquête de
l’Amérique fut contemporaine des violences religieuses ayant sévi en Europe. L’année 1521
fut celle de l’excommunication de Luther et celle de la chute de Tenochticlan, capitale aztèque
défendue par le chef Moctezuma, prise par l’Espagnol Hernan Cortez avec ses alliés indiens.
Cortez était passé maître dans l’art d’utiliser des interprètes et d’acquérir des alliés : dans ses
manœuvres, une femme amérindienne a joué un rôle très important. Elle s’appelait la Malinche,
et avait été offerte par les Mayas à Cortez. La Maliche était polyglotte, parlant le nahuatl, sa
langue d’origine, la langue maya et suffisamment d’espagnol.
- Des découvertes à la controverse : dénonciations du génocide des Indiens du
Nouveau monde
A la suite des premiers pillages ayant sévi au cours de la première phase de conquête, Portugais
au Brésil et Espagnols en Amérique centrale obtinrent des concessions foncières et eurent
besoin de main d’œuvre pour cultiver la terre. Une fois les Empires aztèques au Mexique et
incas au Pérou détruit et affaibli, les Européens, Espagnols et Portugais, n’avaient plus de
concurrence.
A des fins économiques et d’évangélisation, les Espagnols ont établi dans tout l’Empire colonial
espagnol le système de l’encomienda. L'encomienda consistait en un regroupement sur un

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territoire appartenant à la Couronne espagnoles de centaines d’indigènes que l’on obligeait à


travailler sans rétribution dans des mines, dans des champs ou dans d’autres activité
d’aménagement des espaces. Ces indigènes étaient confiés et placés placés sous les ordres d’un
« Encomendero », colon espagnol.
Les réactions des Amérindiens ont été caractérisées de trois manières : une résistance farouche,
une collaboration immédiate, une acculturation qui déboucha sur une quête d’identité perdue.
Du côté des Européens, nous allons voir que trois grands courants de pensée vont se développer
à partir des années 1550, qui marqueront les esprits et les discussions sur la nature, la diversité
humaine et la colonisation durablement. Ces courants de pensée seront mobilisés à nouveau au
XVIIIème siècle, pendant la période d’exploration et de colonisation du Pacifique par les
Européens, puis pendant la colonisation de l’Afrique. Nous en verrons deux dans cette partie,
et le troisième dans la partie suivante :
- L’affirmation de la supériorité de l’homme européen sur les Amérindiens, ou Naturels.
Ce courant sera relayé par les milieux directement intéressés par les conquêtes. Juan
Gines de Sepulveda est l’une des figures de ce courant : pour lui, les Indiens n’étaient
tout simplement pas des hommes.
- Un courant critique de la conquête, qui sera porté très haut et fort notamment par
Bartolomé de Las Casas, qui a dénoncé le génocide des Amérindiens et s’est opposé
vigoureusement à Sépulveda. Plus tard, les propos et surtout ordres de grandeurs
avancés par Las Casas pour dénoncer ce génocide seront attestés, avec une population
amérindienne dont le nombre a été divisé par huit en soixante ans de conquête et
colonisation, du fait des mauvais traitements et des maladies des populations, avec des
sociétés très largement déstructurées du fait de cette décimation.
- Cette découverte d’une autre humanité a suscité l’émergence d’un courant critique de
la société européenne. Ce courant critique est né au XVIème siècle avec le philosophe
Michel de Montaigne. Ce dernier s’est appuyé très largement sur les récits et
descriptions des Amérindiens pour engager sa critique. Montaigne s’est basé sur les
descriptions de ces populations amérindiennes cannibales pour dénoncer les guerres de
religion en Europe, où les populations se sont dévorées les unes les autres.
Les premiers observateurs Européens de la Conquête sont partagés entre deux camps : les uns
soutenant cette organisation, les autres dénonçant les massacres commis par les Européens,
parfois avec l’aide d’Amérindiens, ce qui rendait la situation complexe.
L’un des premiers à dénoncer ces méfaits fut Bartolomé de Las Casas, fils d’un compagnon de
Christophe Colomb. Las casas séjournera pendant de longues périodes dans le Nouveau monde,
il sera ordonné prête à Saint Domingue, puis deviendra en 1544 évêque de San Cristobal, dans
la région mexicaine du Chiapas. Las Casas s’est très tôt indigné du sort fait aux « Indiens » et,
pour leur défense, il a rédigé une Très brève relation sur la destruction des Indes qu'il a lu à
l'empereur Charles Quint, à Burgos, en 1540, pour le convaincre de mettre un terme aux
exactions des colons et de corriger le système des encomiendas qu'il connaît bien pour avoir
lui-même reçu une encomienda en 1510.
Les Européens avaient néanmoins des impressions très contrastées des Amérindiens ; Las casas
lui-même avait vu des Européens horrifiés par les pratiques cannibales des Indiens, qui
renvoyaient à un imaginaire d’une humanité des premiers âges, à une forme absolue de

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sauvagerie. Des récits d’Européens avaient eu un très fort retentissement, dont celui d’Hans
Staden, Nus, féroces et anthropophages, paru en 1557 en langue allemande puis traduit et publié
dans plusieurs langues européennes, qui eut un vif succès. Dans ce récit, Hans Staden, qui fut
marin, aventurier allemand, relate le péril de sa captivité, de sa condamnation par les Indiens
Tupinamba, qui promettaient régulièrement de le dévorer, de ses relations avec eux puis de son
évasion, après qu’il ait néanmoins convaincu les Indiens de le vendre à un navire français. Dans
la dernière partie de l’ouvrage, Staden décrit l’anthropophagie rituelle des Indiens sans
indignation et sans jugement moral. Lors d’une réédition en 2005, Lévi-Strauss dira de cette
œuvre la chose suivante : « « Admirablement présenté, avec toutes les illustrations de l’édition
originale, un des témoignages les plus sensationnels et certainement le plus pittoresque que
nous possédions sur les Indiens du Nouveau Monde à l’époque de la découverte ». Toujours
dans le sens de l’effroi, les sacrifices humains commis à grande échelle par les Incas au Pérou
et par les Aztèques au Mexique avaient choqués de nombreux témoins pour lesquels ces
sacrifices humains d’une part et ce cannibalisme d’autre part, étaient une preuve de
l’inhumanité de ces peuples.
Malgré ces réticences ou réserves vis-à-vis des Indiens, le génocide des Indiens d’Amérique a
été perçu comme un événement unique et sans précédent dans l’histoire ; et les nations
européennes en portaient l’entière responsabilité. Las Casas a quantifié ces forfaits, dénonçant
qu’en quarante ans de domination européenne, 12 à 15 millions d’Indiens étaient morts du fait
des guerres de conquête ou des oppressions subies, ou des maladies. Des démographes ont
alourdi depuis le bilan de Las Casas.
En tout lieu, même chez les grands de ce monde, cette rencontre tumultueuse entre Européens
et Indiens ne laissait personne indifférent. La lecture par Las Casas de la Très brève relation
sur la destruction des Indes à Charles Quint n’a pas laissé ce dernier indifférent, y compris en
plus haut lieu, avec le pape lui-même, auquel il s’est aussi adressé. Las Casas s’est engagé dans
une lutte de cinquante ans durant laquelle il fera plus de quatorze voyages entre les deux
continents, voyages qui pouvaient durer entre soixante et quatre-vingt-dix jours.
La grande interrogation des Européens portait sur l’âme des Indiens : s’ils avaient une âme, on
pouvait sans conteste les convertir, ce en faveur de quoi Las Casas était indéniablement ; mais
on ne pourrait plus les traiter comme moins que des animaux, ce qui convenaient moins aux
Colons. De nombreux missionnaires, Dominicains et Jésuites, ont pris la défense des Indiens
pour les évangéliser et les éduquer, ils leur ont même appris le latin et le grec, pour faire de
certains de jeunes prêtres indigènes : ces initiatives ont inquiété la papauté qui, si elle n’était
pas opposée à cette évangélisation, trouvait qu’elle prenait des tournures préoccupantes. En
effet, pour des missionnaires du Nouveau Monde, il ne fallait pas seulement convertir les
Indiens, il fallait aussi former les meilleurs d’entre eux à devenir des prêtes indigènes, plus
efficaces qu’un prête étranger pour convaincre les leurs. Telle était du moins la pensée du moine
franciscain Bernardino de Sahagun, qui apprit la langue nahuatl et enseigna la grammaire latine
dans un collège destiné à l’élite indigène. Sahagun était un fervent partisan de l’éducation des
Indiens dont il admirait les capacités intellectuelles. L’œuvre de Sahagun, Histoire générale
des choses de la Nouvelle Espagne, parue en 1577 et à laquelle le moine avait consacré plus de
vingt ans, fut censurée par l’Eglise. Il est à noter que cette œuvre est tout à fait exceptionnelle
car il ne s’agit rien de moins qu’un expérience de mise en récit collective à laquelle des Indiens
ont contribués.

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Ce conflit de représentations quant à la nature des Indiens pris sa dimension théorique et


théologique en Espagne où, pendant plusieurs années, le théologien Juan Gines de Sépulveda,
qui n’a jamais mis un pied dans le Nouveau Monde, qui était conseiller de l’Empereur Charles
Quint, s’est opposé à Las Casas. Ce dernier était quant à lui soutenu par le pape car il voulait
engager une politique d’évangélisation massive. Ce débat a commencé en 1550 et est connu
sous le nom de « controverse de Valladolid ». Cette controverse a fait l’objet de deux séances,
l’une en 1550 et l’autre en 1551, réunissant théologiens, juristes et administrateurs du royaume ;
ainsi que de nombreux échanges épistolaires. Pour le roi Charles Quint, sous l’égide de pape,
l’objectif de ce débat était qu’il « traite et parle de la manière dont devaient se faire les
conquêtes dans le Nouveau Monde, suspendues par lui, pour qu'elles se fassent avec justice et
en sécurité de conscience ». Dès 1537, un décret papal avait cherché, en vain, à obliger les
colons à mieux traiter les Indiens. L’empereur soutenait Sepulveda.
En sus de la question de l’âme et de l’humanité des Indiens, la controverse portait aussi sur le
cannibalisme des Indiens. Pour Sepulveda, le cannibalisme attestait de l’infériorité ontologique
des Indiens ; Las Casas passait plutôt sous silence la question du cannibalisme pour dénoncer
le génocide dont les Indiens étaient les victimes. Cette mise sous silence du cannibalisme de la
part de Las Casas a porté préjudice à son combat et a entravé son réquisitoire contre le génocide,
peu à peu discrédité pour être qualifié de « légende noire » de la conquête espagnole. Ce
discrédit a alimenté les critiques des Protestants envers le pouvoir catholique et avait contribué
à alimenter la popularité de la Très brève histoire de la destruction de Indes, qui avait été traduit
et diffusé dans les réseaux d’imprimeurs protestants dans le nord de l’Europe. Las casas, de son
vivant n’a jamais été désavoué par le pape mais, en 1659 l’Inquisition a interdit son œuvre, qui
ne fut plus publiée à nouveau qu’au XIXème siècle.
- « L’Amérique comme miroir de l’Europe » : vers une approche critique de
l‘hégémonie européenne
Si les récits de Las Casas peuvent être très précieux et éclairants quant à la situation des Indiens
dans le Nouveau Monde, ils contiennent assez peu de descriptions et d’ethnographie car les
observations y sont assez limitées. C’est dans d’autres sources, qui ne sont pas espagnoles, que
se trouvent des récits ethnographiques authentiques qui ont alimenté une réflexion d’une grande
portée philosophique : celle de Michel de Montaigne, notamment dans les Cannibales.
Montaigne va se reposer sur deux écrits très contradictoires et dont les auteurs se sont
ouvertement opposés l’un à l’autre, mais récits relatant tout deux l’échec d’une tentative
française d’établissement d’une colonie au Brésil, dans la baie de Rio. Cette terre a été appelé
« France antarctique ». En 1555, quelques colons français, parmi lesquels des Calvinistes se
sont installés dans la baie sous le commandement du vice-amiral de Villegagnon. Cette
entreprise coloniale s’est finalement soldée par un échec à la suite d’une guerre de religion
ayant opposé les membres de la colonie dont le capitaine protestant s’était converti au
catholicisme.
Le premier témoignage est celui d’André Thevet, cosmographe du roi, qui a connu un franc
succès, et intitulé Les singularités de la France antarctique. Il se rend en 1555-1556 au Brésil
comme aumônier de Villegagnon dont l’expédition a pour objectif de créer une colonie
française au Brésil. Il rentrera au bout de dix semaines sur place, pour cause de maladie, puis
rédigera son ouvrage qui sera publié en 1557, sur la base de ses propres observations des
peuples, et des récits de truchements ou interprètes qu’il aura entendus, d’ancien marins vivant

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auprès de Indiens. Dans son ouvrage, Thévet s'attarde plutôt sur les bizarreries, les singularités
susceptibles de surprendre ses contemporains. Son ouvrage, richement illustré de 41
illustrations sur bois gravés de la flore, de la faune et des rituels des Tupinamba sera un succès.
Il sera l’un des premiers à donner une description précise du tabac et de ses usages, ainsi que
quelques descriptions botaniques qui retiendront l’attention de ses contemporains.
Vingt ans plus tard, un autre récit paraît, ; celui du cordonnier protestant Jean de Léry, dont le
titre est Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, paru en 1578, soit vingt ans après le
retour de Jean de Léry en France, et dont Lévi-Strauss dira qu’il est un bréviaire de l’ethnologue,
pour en souligner la qualité ethnographique. De Léry décrit dans cet ouvrage la vie des Indiens
avec lesquels il a vécu, leur quotidien, leurs plaisirs simples ; il a un autre objectif : celui de
démontrer et dénoncer l’imposture et les « menteries » d’André Thevet pour qui la France a
perdu sa colonie au Brésil à cause des Protestants. C’est pour De Léry une calomnie. Léry décrit
par ailleurs Villegagnon, qui a fondé cette colonie française, comme un homme méchant et
cruel, responsable de cet échec. Fin octobre 1557, les rapports deviennent si tendus avec
Villegagnon que les protestants sont expulsés du fort et s'installent sur la terre ferme chez les
Tupinambas : c’est de cette brève mais intense cohabitation avec les Indiens que résulte le récit
de Jean de Léry : lui et ses compagnons ont été recueillis par les Indiens. L’ouvrage Histoire
d’un voyage fait en la terre du Brésil comporte plusieurs chapitres, des traversées aller et retour,
très mouvementées, des chapitre de description de géographie et de sciences naturelles, et
surtout, d’autres chapitres traitent des Indiens Tupinamba: leurs physique et ornements (VIII) ;
leur manière de faire la guerre et leur acharnement (XIV) ; les prisonniers de guerre, leur
héroïsme et le rituel anthropophage (XV) ; leurs conceptions métaphysiques, leur ignorance de
la vraie religion (XVI) ; relations familiales, mariage et éducation des enfants (XVII) ; relations
sociales (XVIII) ; médecine et pratiques funéraires (XIX).
De Léry, dans d’autres éditions ultérieures (1580, 1585, 1599 et 1611), retravaillera et allongera
le texte, multipliant les comparaisons entre les Tupis et d'autres peuples et donnant une
dimension plus universelle à son œuvre.
C’est donc un fil d’Ariane qui mènera du récit ethnographique extraordinaire de Jean de Léry
à la philosophie et la littérature européenne du XVIIème siècle et à leurs races dans l’imaginaire
des colonisations et décolonisation quelques siècles plus tard.
- Vers une coupure entre théologie et science de l’homme : Montaigne et Les Essais
Montaigne tirera des enseignements de portée générale à partir de récits riches en anecdotes ; il
en conclura la supériorité de l’enquête empirique sur l’introspection ou la spéculation pure.
Pour Montaigne, le meilleur ethnographe possible est celui qui était bon témoin mais plus
encore, bon observateur qui n’avait pas à être un bon interprète ni même un érudit, un homme
de lettre ou encore un écrivain. De sa naïveté, de son innocence, de son absence de préjugés
naîtrait la fiabilité de son témoignage.
Montaigne, comme il le dit lui-même, préfère que l’homme soit « simple et grossier, ce qui sera
la condition d’un bon témoignage…car les gens d’esprits, s’ils remarquent peut-être plus de
choses, les enrobent aussi souvent de commentaires inutiles. » : ils sont comme corrompus par
leur savoir. Mieux vaut un homme si simple qu’il n’ait pas l’imagination pour bâtir et donner
de la vraisemblance à des inventions fausses…

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Montaigne, jamais, ne cite ni De Léry ni Thévet mais, se méfiant des cosmographes comme il
l’exprimera, aura fait son choix. Pour lui, les voyageurs lettrés ont pour défaut commun
d’affabuler ou de théoriser à l’excès. Montaigne ne demande que des témoignages de ce que les
personnes ont vu, et d’être modestes pour pouvoir être fiables. Chacun ne devrait parler de ce
qu’il sait et non exagérer et enjoliver au prétexte que son interlocuteur en sait moins que lui sur
les lieux. Si nous repensons maintenant aux dérives d’une pensée toute imprégnée de la Cité de
Dieu et ayant délaissé le monde dans sa mouvance, nous pouvons voir qu’avec des propos aussi
élogieux sur l’expérience et l’observation de l’inconnu, Montaigne conjure en quelque sorte la
malédiction de Saint Augustin et revalorise l’expérience du monde.
Plus encore avec Montaigne, les conditions de l’observation empirique sans enjolivures sont
explicitées. Nous pensons aussi à la même époque à un contemporain de Montaigne qui avait
aussi réfléchi aux conditions d’une observation fiable à partir d’une relecture d’Hérodote. Cet
auteur s’appelle Henri Estienne. C’est un érudit protestant fils d’une lignée d’imprimeurs et
dont l’ouvrage Apologie pour Hérodote a connu un large succès lors de sa parution en 1566.
Un peu dans l’esprit d’un Montaigne, Estienne y défendait la vérité contre la vraisemblance, la
capacité d’émerveillement contre la petitesse d’esprit, prenant Hérodote comme prétexte à une
critique vive des catholiques de son temps.
Surtout, son ouvrage va servir de base à l’essai de Montaigne Des Cannibales, qui sera
considéré comme l’une des plus puissantes matrices de la pensée occidentale sur les Sauvages,
perçus comme moins barbares que nous autres civilisés.
Montaigne montrera par ses écrits qu’il n’y a pas de vérité éternelle fixe que l’homme arait pour
mission de découvrir : il nous monte un monde changeant, comme nous-mêmes sommes
changeants : tout est en perpétuel devenir. Il ne veut pas dire par là qu’il ne serait pas de science
possible : pour lui, il faut découvrir dans un premier temps par l’observation et la comparaison
des différences, ce qu’on appellerait des variables, pour en comprendre les raisons et, en un
deuxième temps, en dégager des constantes et des lois. Dans un de ses écrits les plus novateurs,
des Essais (II,12) Apologie de Raymond Sebonde, Montaigne consacre un développement à une
comparaison hommes/animaux, et un développement à faire ressortir la variété des mœurs, des
opinions, des croyances entre les hommes, historiquement et géographiquement. Ces deux
passages dénoncent chacun un préjugé qui entrave la connaissance véritable :
l’anthropocentrisme et l’ethnocentrisme. Il revient à Montaigne d’avoir relié ces deux préjugés
l’un à l’autre. Voilà ce que Montaigne livrera, entre autres, à l’anthropologie. Voilà pourquoi il
lui revient de plein droit d’entrer dans son histoire.
Bernadette Bucher, historienne de l’anthropologie, considère que la coupure entre théologie et
connaissance de l’homme remonte bien à cette époque, en particulier à Montaigne, et qu’il est
exagéré de l’attribuer uniquement aux philosophes du XVIIIème siècle et aux Lumières de la
Raison. Montaigne a, par ses écrits, posé les bases d’une épistémologie nouvelle qui reste à la
base de plusieurs branches de l’anthropologie moderne. Il coupe très nettement la connaissance
de l’homme non seulement de la théologie chrétienne mais aussi de toute forme de dogmatisme.
En se demandant, Que sais-je ? Montaigne a jeté les bases d’une sociologie de la connaissance
tout à fait nouvelle à son époque ; sociologie plus ou moins critique d’ailleurs, qui s’efforce de
dissocier les préjugés des informateurs de ceux des observateurs. Ainsi, le statut social de
l’auteur, son degré de culture, sa plus ou moins grande propension à la naïveté ou a préjugé sont
objet de débat. Le premier stade de l’observation fut celui des « singularités », c’est-à-dire de

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faits uniques en leur genre…on comprend mieux pourquoi des philosophes ne les ont d’abord
pas trouvés dignes d’intérêts et pourquoi, par la suite, des philosophes comme Rousseau par
exemple en 1755, ont suggéré de transformer les philosophes en voyageurs pour recueillir des
descriptions sensées et réfléchies.
- Dans le sillage des découvertes du Nouveau Monde : l’émergence d’une « volonté
de savoir »
Les répercussions de la découverte du Nouveau Monde, avec celle d’une « autre humanité »,
furent extraordinaires d’un point de vue économique, démographique et intellectuel dans une
Europe un peu cernée de toutes part, qui se heurtait à la présence musulmane en Afrique, à
l’Empire ottoman en Orient et aux Empires mongols et chinois en Extrême-Orient.
Cette histoire des répercussions et conséquences de la découverte de l’Amérique, de la manière
dont elle continue encore aujourd’hui à alimenter la réflexion, des publications d’ouvrage, des
éditions ou rééditions de textes d’époque en témoignent, textes d’époques relatant le point de
vue des Européens, mais aussi écrits des Indiens, après la découverte par des historiens du
XXème siècle d’écrits datant du XVIème siècle, donc contemporains des colonisations
espagnoles et portugaises.
Dans le sillage de ces expériences, récits et réflexions, l’ethnographie, cette forme de
connaissance empirique liée à l’expérience du dépaysement, va commencer à s’inscrire dans le
nouveau paysage des sciences européennes. Après les images, auxquelles l’imprimerie
permettra de circuler, les cabinets de curiosités seront la première manifestation d’un souci
encyclopédique de connaissances, dont le philosophe Michel Foucault a souligné la nouveauté
radicale, attribuant son origine à une volonté de savoir typiquement européenne. Ces cabinets
rassemblaient des collections qui alliaient science et art, et ne séparaient pas les sciences de la
nature des sciences de l’homme. « Curiosité », le mot même est intéressant car il a peu à peu
remplacé, entre le XVème et le XVIIème siècle, le mot « merveille » ou mirabilia, qui était en
usage au Moyen-Age.

► Pour conclure
Tous les exemples issus de l’Ancien monde nous ont d’abord montré que les grandes
découvertes et l’ouverture sur le monde ne sont pas l’apanage de l’Europe. Ce qui deviendra
l’anthropologie sociale n’était donc pas d’abord confinée au savoir de l’Europe sur le reste du
monde, mais plutôt caractérisés par de multiples formes de domination impériale et de
communautés religieuses….
Nous avons pu voir à partir de ces exemples d’auteurs qu’un domaine de savoir allait voir le
jour, articulant l’ethnographie comme enquête empirique et l’anthropologie comme synthèse
théorique. Ce savoir est né dans un monde fait de mouvements, de mobilités, de rencontres, de
heurts et de guerres, de commerce, de croisades et de conquêtes.
Chaque époque a eu ses propres connaissances du grand large, et aucune société n’a jamais été
vraiment figée en elle-même, sauf pour certains groupes, et dans un objectif délibéré que la
société toute entière pouvait soutenir, pensons à la Cité de Dieu. Le monde, l’ancien monde a
été mouvement, conquêtes, christianisation, expansion musulmane, invasions barbares à
différentes époques, navigations viking, invasions mongoles : tous ces faits allaient de pair avec
la production et la circulation de connaissances des sociétés les uns sur les autres.

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On est peu à peu passé de l’exploration et du voyage au savoir : chaque époque aura eu ces
besoins, qui auront participé d’un développement d’une pensée anthropologique. L’observation
a pu être une nécessité pratique, puis est devenue un savoir spécialisé. Hérodote a eu une volonté
démocratique de diffuser les connaissances, les ambassadeurs des Xè-XIIIème siècles ont obéi
à l’injonction du pouvoir, la naissance d’un marché du livre de voyage a favorisé et accompagné
les écrits des Marco Polo et d’Ibn Battuta…pour Ibn Khaldun, ce fut la nécessité consciente de
fonder une réflexion rigoureuse sur les sociétés humaines. Désormais, avec Montaigne,
l’anthropologie allait devenir la science de l’homme qui s’interrogerait autant sur la pensée de
ceux qui observent que sur les coutumes de ceux qui sont observés.
Enfin, cette première période de développement de ce qui deviendra l’ethnologie, fut
d’exploration et de prise de contact. Elle voyait finalement l’essentiel du travail de réflexion,
d’abord théologique puis philosophique, se faire après le voyage, à la lecture des récits et
comptes-rendus. La seconde, qui naîtra au tournant du XIXème siècle, verra un retournement
de la réflexion qui, dorénavant, programme le voyage et guide l’enquête.

Quelques références complémentaires :


DUVIOLS Jean-Paul, BOUYER Marc (direction), 1992, Le Théâtre du Nouveau Monde.
Theodor de Bry Les grands voyages de Théodore de Bry, Paris, Gallimard, Découvertes/Album

DUVIOLS Jean-Paul, 2013, La destruction des Indes de Bartolomé de Las Casas (1552),
[traduction de Jacques de Miggrode, gravures de Théodore de Bry], Paris, Chandeigne
DE LERY Jean, 1994, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Paris, Livre de Poche,
« Classique » [1ère édition 1578]
HARTOG François, 2001, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris,
Gallimard
COPANS Jean, JAMIN Jean (textes réunis et présentés par), 1978, Aux origines de
l’anthropologie française, Paris, J.-M. Place
LESTRINGANT Franck (dir), 2005, Le Brésil de Montaigne. Le Nouveau Monde des
« Essais » (1580-1592), Paris, Chandeigne
MEGHERBI Abdelghani, 1971, La pensée sociologique d’Ibn Khaldoun, Alger, Entreprise
nationale du Livre
POMYAN Kristof, 2006, Ibn Khaldûn au prisme de l’Occident, Paris, NRF Gallimard
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