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Chapitre I
Aux origines de l’anthropologie sociale
Introduction du propos
Je dis bien aux origines au pluriel car les « origines », les « histoires » de l’anthropologie sont
plurielles et nous constaterons l’existence plusieurs foyers et époques de développement de ce
qui deviendra au XIXème une discipline à part entière. L’anthropologie en tant que savoir et
que science est le fruit d’un long processus qui ne fut ni unilinéaire, si unidirectionnel, ni
uniforme ni né d’un foyer unique – tout ne vient pas et ne va pas vers l’Europe, ce furent aussi
des récits venant des pays d’Asie (Chine, Japon), d’Afrique ou même des récits qui ont pu voir
le jour car des voyageurs européens avaient été accueillis dans des grands empires dans des
périodes d’ouverture de ces derniers (nous verrons l’exemple de Marco Polo) : qu’on se le dise.
On pourrait même faire remonter ce savoir, qui est aussi une posture, à des origines quasi-
mythiques, et aux sagesses anciennes, asiatiques, avec l’épopée de Gilgamesh, ou encore à
l’ancienne sagesse norroise, avec les « Dires du Très Haut » appelés Havamal, qui racontent à
leur manière, que l’homme a toujours été curieux, et plus encore a eu du plaisir à connaître
l’autre. « Madur er manns gaman », pour dire « homme est le plaisir de l’homme ». une dernière
devise : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Nous verrons aussi que chacun de ces jalons, chacune de ces postures nous dira quelque chose
de ce que l’anthropologie est encore aujourd’hui.
Nous verrons dès ce premier cours que l’Occident n’a pas le monopole ni empirique ni même
théorique de ce qui était au départ une posture, un regard, même si c’est en effet en Europe, au
XVIème siècle, après la découverte de l’Amérique et d’une autre humanité, et après tous les
débats que cette découverte va susciter, que le positionnement de l’anthropologie prendra une
tournure plus décisive. Nous verrons aussi que ce qui deviendra une discipline a part entière ne
tire pas son origine d’un XVIIIème siècle de science et de raison, qui a joué certes un rôle
important. Le XVIème siècle a joué un rôle jugé capital dans la constitution d’une anthropologie
en tant que science de l’homme émancipée de la théologie, et le rôle des écrits de Montaigne,
tout notamment, a été réévalué et revalorisé ces dernières années.
L’anthropologie est née des humanités, il ne faut pas oublier cela ; elle est née d’une posture
critique, pour devenir l’une des sciences qui, pour le philosophe Michel Foucault n’était rien de
moins que la quintessence des sciences humaines. En d’autres termes, nous pourrions dire que
l’anthropologie fut aux sciences humaines ce qu’aujourd’hui nous dirions que la climatologie
est aux sciences de la vie et de la terre – ce fut auparavant l’océanographie, qui était la
conjonction de plusieurs sciences.
L’anthropologie oscillera entre quêtes d’unité et quêtes de diversité ; elle oscillera entre
humanités/sciences humaines et sciences de la vie, science appliquée/pratique, ou science
fondamentale…tels sont les enjeux au regard desquels les anthropologues feront
l’anthropologie d’hier et d’aujourd’hui. Au centre du projet anthropologique, une méthode
émergera, guidée par l’observation, qui sera au centre de toutes les attentions.
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Exemple 2
De tous les exemples ethnographiques qu’Hérodote et, à sa suite, d’autres
penseurs/voyageurs retiendront, ce sont les pratiques funéraires. Des pratiques différentes
sont relevées dans l’Enquête : momifier, manger, brûler, enterrer, exposer…mais de toutes
ces pratiques, certaines sont plus unanimement condamnés et font horreur, en dépit d’un désir
d’ouverture et d’un respect non feint : c’est l’anthropophagie, autrement appelé
« cannibalisme », autour desquelles de nombreux peuples, par l’horreur qu’ils partagent à
leur égard, se retrouvent par-delà leurs différences. Pour autant, le fait que ceux qui mangent
leurs défunts aient vivent avec l’horreur et trouvent sacrilèges l’idée de les brûler incite
Darius à penser que la coutume, par sa force, est le « reine du monde ».
Dans les écrits d’Hérodote, l’ethnographie et l’anthropologie sont au rendez-vous, de par le
respect et la reconnaissance des coutumes des autres. Elle est auxiliaire précieuse du pouvoir,
elle est science de gouvernement ; elle est aussi science de la guerre et de la conquête :
Hérodote considère à ce titre que, plus que la conquête, l’exploration accroit la connaissance.
Il reconnait le tribut que le monde grec doit à Darius, qui a repoussé les limites de la
connaissance du monde connu, grâce à qui les sociétés sont mieux renseignées sur l’Asie.
Autres que la conquête ou que la guerre, Hérodote a mis en avant d’autres moyens de produire
et d’accroître les connaissances sur la diversité des sociétés humaines. Les exemples sont
assez nombreux et remarquables pour qu’Hérodote fasse référence à ces autres acteurs qui
ont favorisé l’accroissement des connaissances sur les sociétés. Il fait référence aux
Egyptiens confiés très jeunes à des Grecs pour apprendre le grec et qui ont joué un rôle
d’intermédiaire très important ; il fait aussi référence aux voyageurs scythes, qui seront notre
dernier exemple, pour lesquels Hérodote éprouve une forme d’admiration pour la force de
leur culture, qui est semble-t-il inversement proportionnelle à leur développement technique.
Exemple 3
Les Scythes sont des peuples de traditions guerrière, pastorale et nomade vivant à partir du
nord des rivages de la Mer Noire, au-delà du Pont-Euxin. Hérodote les considère comme des
sauvages, c’est-à-dire comme les moins évolués « des populations qu’il connaisse », pour
autant, il trouvait ce peuple remarquable entre tous par la force de sa culture et par le caractère
irréversible du franchissement des frontières culturelles de Scythes qu’il avait connu et de la
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manière dont ce franchissement était sanctionné. En effet, nomades et éleveurs, les Scythes
devaient leur survie à leurs mœurs et à leurs coutumes, desquels ils ne devaient pas longtemps
s’éloigner au risque de s’acculturer, acculturation qui était à leur risque et périls de retour sur
leurs terres. Pour eux, l’acculturation était assimilée à une perte et à une trahison qui pouvait
avoir des conséquences néfastes sur leurs coutumes et culture, qui pouvait entraîner la perte
de la puissance guerrière qui faisait leur force. Hérodote leur voue une forme d’admiration
car nomades, leur mode de vie les protège et les rend insaisissables. « Ces gens ne
construisent ni ville ni rempart, ils emportent leur maison avec eux, ils sont archers et
cavaliers, ils ne labourent pas et vivent de leurs troupeaux, ils ont leurs chariots pour
demeure : comment ne seraient-ils pas invincibles et insaisissables ? (IV,46). C’est pourquoi
ils peuvent être impitoyables avec les leurs, condamnant sans appel ceux qui ont été
acculturés, comme le prince Anarcharsis, qui a très, voire trop longtemps côtoyé les Grecs
au point de pratiquer un rite grec lors de son retour en pays Scythe, au VIème siècle avant
Jésus-Christ, et en a été tué et renié pour cela.
Face aux cultures qu’il décrit, Hérodote met en œuvre une attitude, comme le dit Florence
Weber, « proche de l’ethos professionnel ou de la morale collective des anthropologues ». Il va
décrire un grand nombre de coutumes dans toute leur diversité, sans jamais les hiérarchiser,
qu’elles soient grecques, barbares ou même sauvages. Cela signifie en d’autres termes qu’il
refuse l’ethnocentrisme, ce qui revient à dire qu’il refuse de croire que sa propre culture est
supérieure à toutes les autres.
Hérodote, pour les raisons qui vont suivre, fut considéré dès l’époque romaine comme le père
de l’histoire au sens moderne du terme. Ce qui est remarquable avec Hérodote, et qui le
singularise par rapport à ses prédécesseurs, sont les éléments suivants :
- Il a un réel intérêt pour le temps présent, et pour les Mèdes en particuliers, qui furent les
principaux alliés des Perses ; cet intérêt pour le présent et le passé récent est remarquable
- Il écrit une histoire universelle et documentée qui comprend l’ensemble du monde alors
connu
- Il rapporte systématiquement ses récits à leur source – peut-être pour, très
stratégiquement, accroître la véracité de ses propos.
Relatant les exploits des Grecs et des Barbares, tout en s’inscrivant dans les épopées d’Homère
dans lesquelles les dieux interviennent, Hérodote s’est ainsi distingué de l’épopée et de son récit
poétique. Il a été critiqué aussi car il était l’ami de ceux qui étaient considérés comme des
Barbares.
Plus encore, Hérodote innove en rompant avec le caractère utilitaire ou la finalité pratique des
connaissances militaires, commerciales, impériales de ces témoins : il entend transmettre ces
connaissances au public grec sous la forme d’un savoir désintéressé sur la diversité des cultures
humaines. Ayant largement circulé, l’Historia a permis au lecteur grec d’avoir la conscience
d’appartenir à un monde pluriel composé de Grecs, de Barbares, plus ou moins civilisés (Perses
et Egyptiens étant plus civilisés Scythes, et Lybiens). C’est aussi à ce titre que l’Enquête
s’inscrit à part entière dans la tradition anthropologique, dans la tradition des humanités car
Hérodote ne cesse de mettre l’accent sur les langues et sur les coutumes des peuples.
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invitations mais n’étaient vraiment inféodés à personne. Ces voyageurs qui menaient grand train
dans la cour des grands de ce monde pouvaient être chrétiens ou musulman. En effet, 50 ans
après Marco Polo, Ibn Battuta, qui a voyagé pendant près de 28 ans, a relaté un périple
extraordinaire pour l’époque : il parcourut le Moyen-Orient, la Russie, l’Asie sous domination
mongole, l’Inde, l’Afrique, la Chine et l’Indonésie. Berbère musulman originaire de l’ouest du
Maghreb, Ibn Battuta s’exprimait en arabe et en persan. Il a profité des transports et liaisons
commerciales dans le monde musulman pour effectuer des voyages. C’est l’instigation du
souverain du Maroc qu’Ibn Battuta a dicté en 1354 le manuscrit de ses Voyages et périples,
dont le titre complet est « Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des cités et les
merveilles des voyages ». Son œuvre fut considérée comme un tournant dans la connaissance
empirique du monde.
Plus encore pour finir, les écrits de Marco Polo et d’Ibn Battuta ont servi conjointement aux
géographes de référence pour établir à partir de 1375 l’Atlas catalan, qui regroupe et rassemble
les découvertes de ces deux grands voyageurs. Leurs récits, littéralement, donnèrent aussi à voir
le monde, à se le représenter dans son entièreté.
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la fondant sur l'idée qu'il se fait du temps de l'histoire, du temps des sciences et de l'histoire
universelle
L’historien Krystof Pomian a identifié trois facteurs pourraient permettre d’expliquer, de
comprendre l’originalité de cette pensée :
- Contrairement aux savants musulmans, les savants chrétiens étaient liés par leur statut
de clercs et pouvaient difficilement s’affranchir de la théologie qui, nous l’avons vu,
limitait la curiosité vis-à-vis de l’histoire empirique de l’humanité, comme nous l’avons
relevé à travers l’exemple de la Cité de Dieu.
- Le monde chrétien était organisé autour de pouvoirs centraux, les cours royales et la
papauté, institutions qui limitaient la capacité d’innovation de savants inféodés et voués
au service des autorités.
- L’Europe chrétienne voyait émerger des sentiments nationaux là où les sociétés
musulmanes se voyaient confrontées à une plus large communauté, la communauté des
croyants, elle, en décomposition. En effet, si l’Islam avait été affaibli par les conquête
mongoles d’abord, il était arrivé à une force d’expansion telle qu’il était arrivé à la limite
de l’explosion, du fait de la diversité des sociétés et des croyances, d fait des guerres
entre les Etats musulmans.
C’est face à ces tiraillements et à ces contradictions qu’Ibn Khaldoun a engagé cette
réflexion sur ce qui est au fondement des groupes humains : cette réflexion,
anthropologiquement, sociologiquement parlant, est inédite.
Par sa faculté d’abstraction et de mise en perspectives philosophique, nous pouvons dire que
l’anthropologie d’Ibn Khaldun fut à l’ethnographie d’Ibn Battuta ce que l’anthropologie de
Montaigne fut à l’ethnographie de Jean de Léry, que nous étudierons dans la partie qui suit.
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sur la pensée européenne ; l’Europe était à cette période plus soumise que conquérante, envahie
de toute part sur ses franges orientales, septentrionales et méridionale.
Au XVème siècle, a lieu la chute de Constantinople (1453). La capitale byzantine du monde
chrétien, est prise par les Ottomans, ce qi aura pour conséquence une fermeture de la route
traditionnelle des Indes -orientales. Cette situation a précipité les explorations d’autres voies
par la mer, qui avaient commencé auparavant, avec l’invention des caravelles, ces navires
portugais qui permirent d’explorer les côtes de l’Afrique pour rallier l’Inde. Vasco de Gama fut
le premier navigateur à rallier l’Inde en 1498. C’est dans ce contexte d’explorations maritimes
pour trouver d’autres itinéraires pour les Indes que la découverte de Christophe Colomb,
navigateur génois, eut lieu en 1492, c’est-à-dire l’année même de sa première expédition. En
1492 avaient lieu deux événements importants pour la couronne espagnole : la reconquête d’une
partie de l’Espagne sur le Musulmans et l’expulsion des Juifs ; ce qui fut une revanche
catholique de taille, mais qui fut de courte durée, avec le schisme entre protestants et catholiques
qui va commencer en 1517.
Soutenu par la couronne d’Espagne, Colomb était parti en quête d’une route maritime vers la
Chine, pour atteindre les contrées rencontrées par Marco Polo deux siècles plus tôt. C’est par
hasard qu’il découvrit à mi-chemin de son périple pour rejoindre l’Extrême-Orient un continent
nouveau, abordant à l’île d’Hispaniola, qui sont les actuelles République dominicaine et Haïti.
Il faut bien avoir en tête deux choses : ces querelles entre Protestants et Catholiques
s’exporteront dans le Nouveau Monde, et la découverte des Cannibales du Nouveau Monde fera
réfléchir aux tueries entre catholiques, qui s’« entre-dévorent » au cœur de l’Europe : les récits
de la Conquête ont été lus au prisme des déchirements sévissant en Europe pendant les guerres
de religion. Il est important de relever aussi que Luther, dans son entreprise de traduction en
Allemand de la Bible, voulait rompre avec un pouvoir des clercs sachant le latin, pouvoir fondé
sur l’ignorance des fidèles. Guerres de religion et invention de l’imprimerie contribueront
largement à mal diffusion des idées et des images du Nouveau Monde, ce qui sera tout à fait
inédit historiquement. En tout cas, la réception en Europe des premiers récits de la Conquête de
l’Amérique fut contemporaine des violences religieuses ayant sévi en Europe. L’année 1521
fut celle de l’excommunication de Luther et celle de la chute de Tenochticlan, capitale aztèque
défendue par le chef Moctezuma, prise par l’Espagnol Hernan Cortez avec ses alliés indiens.
Cortez était passé maître dans l’art d’utiliser des interprètes et d’acquérir des alliés : dans ses
manœuvres, une femme amérindienne a joué un rôle très important. Elle s’appelait la Malinche,
et avait été offerte par les Mayas à Cortez. La Maliche était polyglotte, parlant le nahuatl, sa
langue d’origine, la langue maya et suffisamment d’espagnol.
- Des découvertes à la controverse : dénonciations du génocide des Indiens du
Nouveau monde
A la suite des premiers pillages ayant sévi au cours de la première phase de conquête, Portugais
au Brésil et Espagnols en Amérique centrale obtinrent des concessions foncières et eurent
besoin de main d’œuvre pour cultiver la terre. Une fois les Empires aztèques au Mexique et
incas au Pérou détruit et affaibli, les Européens, Espagnols et Portugais, n’avaient plus de
concurrence.
A des fins économiques et d’évangélisation, les Espagnols ont établi dans tout l’Empire colonial
espagnol le système de l’encomienda. L'encomienda consistait en un regroupement sur un
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sauvagerie. Des récits d’Européens avaient eu un très fort retentissement, dont celui d’Hans
Staden, Nus, féroces et anthropophages, paru en 1557 en langue allemande puis traduit et publié
dans plusieurs langues européennes, qui eut un vif succès. Dans ce récit, Hans Staden, qui fut
marin, aventurier allemand, relate le péril de sa captivité, de sa condamnation par les Indiens
Tupinamba, qui promettaient régulièrement de le dévorer, de ses relations avec eux puis de son
évasion, après qu’il ait néanmoins convaincu les Indiens de le vendre à un navire français. Dans
la dernière partie de l’ouvrage, Staden décrit l’anthropophagie rituelle des Indiens sans
indignation et sans jugement moral. Lors d’une réédition en 2005, Lévi-Strauss dira de cette
œuvre la chose suivante : « « Admirablement présenté, avec toutes les illustrations de l’édition
originale, un des témoignages les plus sensationnels et certainement le plus pittoresque que
nous possédions sur les Indiens du Nouveau Monde à l’époque de la découverte ». Toujours
dans le sens de l’effroi, les sacrifices humains commis à grande échelle par les Incas au Pérou
et par les Aztèques au Mexique avaient choqués de nombreux témoins pour lesquels ces
sacrifices humains d’une part et ce cannibalisme d’autre part, étaient une preuve de
l’inhumanité de ces peuples.
Malgré ces réticences ou réserves vis-à-vis des Indiens, le génocide des Indiens d’Amérique a
été perçu comme un événement unique et sans précédent dans l’histoire ; et les nations
européennes en portaient l’entière responsabilité. Las Casas a quantifié ces forfaits, dénonçant
qu’en quarante ans de domination européenne, 12 à 15 millions d’Indiens étaient morts du fait
des guerres de conquête ou des oppressions subies, ou des maladies. Des démographes ont
alourdi depuis le bilan de Las Casas.
En tout lieu, même chez les grands de ce monde, cette rencontre tumultueuse entre Européens
et Indiens ne laissait personne indifférent. La lecture par Las Casas de la Très brève relation
sur la destruction des Indes à Charles Quint n’a pas laissé ce dernier indifférent, y compris en
plus haut lieu, avec le pape lui-même, auquel il s’est aussi adressé. Las Casas s’est engagé dans
une lutte de cinquante ans durant laquelle il fera plus de quatorze voyages entre les deux
continents, voyages qui pouvaient durer entre soixante et quatre-vingt-dix jours.
La grande interrogation des Européens portait sur l’âme des Indiens : s’ils avaient une âme, on
pouvait sans conteste les convertir, ce en faveur de quoi Las Casas était indéniablement ; mais
on ne pourrait plus les traiter comme moins que des animaux, ce qui convenaient moins aux
Colons. De nombreux missionnaires, Dominicains et Jésuites, ont pris la défense des Indiens
pour les évangéliser et les éduquer, ils leur ont même appris le latin et le grec, pour faire de
certains de jeunes prêtres indigènes : ces initiatives ont inquiété la papauté qui, si elle n’était
pas opposée à cette évangélisation, trouvait qu’elle prenait des tournures préoccupantes. En
effet, pour des missionnaires du Nouveau Monde, il ne fallait pas seulement convertir les
Indiens, il fallait aussi former les meilleurs d’entre eux à devenir des prêtes indigènes, plus
efficaces qu’un prête étranger pour convaincre les leurs. Telle était du moins la pensée du moine
franciscain Bernardino de Sahagun, qui apprit la langue nahuatl et enseigna la grammaire latine
dans un collège destiné à l’élite indigène. Sahagun était un fervent partisan de l’éducation des
Indiens dont il admirait les capacités intellectuelles. L’œuvre de Sahagun, Histoire générale
des choses de la Nouvelle Espagne, parue en 1577 et à laquelle le moine avait consacré plus de
vingt ans, fut censurée par l’Eglise. Il est à noter que cette œuvre est tout à fait exceptionnelle
car il ne s’agit rien de moins qu’un expérience de mise en récit collective à laquelle des Indiens
ont contribués.
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auprès de Indiens. Dans son ouvrage, Thévet s'attarde plutôt sur les bizarreries, les singularités
susceptibles de surprendre ses contemporains. Son ouvrage, richement illustré de 41
illustrations sur bois gravés de la flore, de la faune et des rituels des Tupinamba sera un succès.
Il sera l’un des premiers à donner une description précise du tabac et de ses usages, ainsi que
quelques descriptions botaniques qui retiendront l’attention de ses contemporains.
Vingt ans plus tard, un autre récit paraît, ; celui du cordonnier protestant Jean de Léry, dont le
titre est Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, paru en 1578, soit vingt ans après le
retour de Jean de Léry en France, et dont Lévi-Strauss dira qu’il est un bréviaire de l’ethnologue,
pour en souligner la qualité ethnographique. De Léry décrit dans cet ouvrage la vie des Indiens
avec lesquels il a vécu, leur quotidien, leurs plaisirs simples ; il a un autre objectif : celui de
démontrer et dénoncer l’imposture et les « menteries » d’André Thevet pour qui la France a
perdu sa colonie au Brésil à cause des Protestants. C’est pour De Léry une calomnie. Léry décrit
par ailleurs Villegagnon, qui a fondé cette colonie française, comme un homme méchant et
cruel, responsable de cet échec. Fin octobre 1557, les rapports deviennent si tendus avec
Villegagnon que les protestants sont expulsés du fort et s'installent sur la terre ferme chez les
Tupinambas : c’est de cette brève mais intense cohabitation avec les Indiens que résulte le récit
de Jean de Léry : lui et ses compagnons ont été recueillis par les Indiens. L’ouvrage Histoire
d’un voyage fait en la terre du Brésil comporte plusieurs chapitres, des traversées aller et retour,
très mouvementées, des chapitre de description de géographie et de sciences naturelles, et
surtout, d’autres chapitres traitent des Indiens Tupinamba: leurs physique et ornements (VIII) ;
leur manière de faire la guerre et leur acharnement (XIV) ; les prisonniers de guerre, leur
héroïsme et le rituel anthropophage (XV) ; leurs conceptions métaphysiques, leur ignorance de
la vraie religion (XVI) ; relations familiales, mariage et éducation des enfants (XVII) ; relations
sociales (XVIII) ; médecine et pratiques funéraires (XIX).
De Léry, dans d’autres éditions ultérieures (1580, 1585, 1599 et 1611), retravaillera et allongera
le texte, multipliant les comparaisons entre les Tupis et d'autres peuples et donnant une
dimension plus universelle à son œuvre.
C’est donc un fil d’Ariane qui mènera du récit ethnographique extraordinaire de Jean de Léry
à la philosophie et la littérature européenne du XVIIème siècle et à leurs races dans l’imaginaire
des colonisations et décolonisation quelques siècles plus tard.
- Vers une coupure entre théologie et science de l’homme : Montaigne et Les Essais
Montaigne tirera des enseignements de portée générale à partir de récits riches en anecdotes ; il
en conclura la supériorité de l’enquête empirique sur l’introspection ou la spéculation pure.
Pour Montaigne, le meilleur ethnographe possible est celui qui était bon témoin mais plus
encore, bon observateur qui n’avait pas à être un bon interprète ni même un érudit, un homme
de lettre ou encore un écrivain. De sa naïveté, de son innocence, de son absence de préjugés
naîtrait la fiabilité de son témoignage.
Montaigne, comme il le dit lui-même, préfère que l’homme soit « simple et grossier, ce qui sera
la condition d’un bon témoignage…car les gens d’esprits, s’ils remarquent peut-être plus de
choses, les enrobent aussi souvent de commentaires inutiles. » : ils sont comme corrompus par
leur savoir. Mieux vaut un homme si simple qu’il n’ait pas l’imagination pour bâtir et donner
de la vraisemblance à des inventions fausses…
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Montaigne, jamais, ne cite ni De Léry ni Thévet mais, se méfiant des cosmographes comme il
l’exprimera, aura fait son choix. Pour lui, les voyageurs lettrés ont pour défaut commun
d’affabuler ou de théoriser à l’excès. Montaigne ne demande que des témoignages de ce que les
personnes ont vu, et d’être modestes pour pouvoir être fiables. Chacun ne devrait parler de ce
qu’il sait et non exagérer et enjoliver au prétexte que son interlocuteur en sait moins que lui sur
les lieux. Si nous repensons maintenant aux dérives d’une pensée toute imprégnée de la Cité de
Dieu et ayant délaissé le monde dans sa mouvance, nous pouvons voir qu’avec des propos aussi
élogieux sur l’expérience et l’observation de l’inconnu, Montaigne conjure en quelque sorte la
malédiction de Saint Augustin et revalorise l’expérience du monde.
Plus encore avec Montaigne, les conditions de l’observation empirique sans enjolivures sont
explicitées. Nous pensons aussi à la même époque à un contemporain de Montaigne qui avait
aussi réfléchi aux conditions d’une observation fiable à partir d’une relecture d’Hérodote. Cet
auteur s’appelle Henri Estienne. C’est un érudit protestant fils d’une lignée d’imprimeurs et
dont l’ouvrage Apologie pour Hérodote a connu un large succès lors de sa parution en 1566.
Un peu dans l’esprit d’un Montaigne, Estienne y défendait la vérité contre la vraisemblance, la
capacité d’émerveillement contre la petitesse d’esprit, prenant Hérodote comme prétexte à une
critique vive des catholiques de son temps.
Surtout, son ouvrage va servir de base à l’essai de Montaigne Des Cannibales, qui sera
considéré comme l’une des plus puissantes matrices de la pensée occidentale sur les Sauvages,
perçus comme moins barbares que nous autres civilisés.
Montaigne montrera par ses écrits qu’il n’y a pas de vérité éternelle fixe que l’homme arait pour
mission de découvrir : il nous monte un monde changeant, comme nous-mêmes sommes
changeants : tout est en perpétuel devenir. Il ne veut pas dire par là qu’il ne serait pas de science
possible : pour lui, il faut découvrir dans un premier temps par l’observation et la comparaison
des différences, ce qu’on appellerait des variables, pour en comprendre les raisons et, en un
deuxième temps, en dégager des constantes et des lois. Dans un de ses écrits les plus novateurs,
des Essais (II,12) Apologie de Raymond Sebonde, Montaigne consacre un développement à une
comparaison hommes/animaux, et un développement à faire ressortir la variété des mœurs, des
opinions, des croyances entre les hommes, historiquement et géographiquement. Ces deux
passages dénoncent chacun un préjugé qui entrave la connaissance véritable :
l’anthropocentrisme et l’ethnocentrisme. Il revient à Montaigne d’avoir relié ces deux préjugés
l’un à l’autre. Voilà ce que Montaigne livrera, entre autres, à l’anthropologie. Voilà pourquoi il
lui revient de plein droit d’entrer dans son histoire.
Bernadette Bucher, historienne de l’anthropologie, considère que la coupure entre théologie et
connaissance de l’homme remonte bien à cette époque, en particulier à Montaigne, et qu’il est
exagéré de l’attribuer uniquement aux philosophes du XVIIIème siècle et aux Lumières de la
Raison. Montaigne a, par ses écrits, posé les bases d’une épistémologie nouvelle qui reste à la
base de plusieurs branches de l’anthropologie moderne. Il coupe très nettement la connaissance
de l’homme non seulement de la théologie chrétienne mais aussi de toute forme de dogmatisme.
En se demandant, Que sais-je ? Montaigne a jeté les bases d’une sociologie de la connaissance
tout à fait nouvelle à son époque ; sociologie plus ou moins critique d’ailleurs, qui s’efforce de
dissocier les préjugés des informateurs de ceux des observateurs. Ainsi, le statut social de
l’auteur, son degré de culture, sa plus ou moins grande propension à la naïveté ou a préjugé sont
objet de débat. Le premier stade de l’observation fut celui des « singularités », c’est-à-dire de
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faits uniques en leur genre…on comprend mieux pourquoi des philosophes ne les ont d’abord
pas trouvés dignes d’intérêts et pourquoi, par la suite, des philosophes comme Rousseau par
exemple en 1755, ont suggéré de transformer les philosophes en voyageurs pour recueillir des
descriptions sensées et réfléchies.
- Dans le sillage des découvertes du Nouveau Monde : l’émergence d’une « volonté
de savoir »
Les répercussions de la découverte du Nouveau Monde, avec celle d’une « autre humanité »,
furent extraordinaires d’un point de vue économique, démographique et intellectuel dans une
Europe un peu cernée de toutes part, qui se heurtait à la présence musulmane en Afrique, à
l’Empire ottoman en Orient et aux Empires mongols et chinois en Extrême-Orient.
Cette histoire des répercussions et conséquences de la découverte de l’Amérique, de la manière
dont elle continue encore aujourd’hui à alimenter la réflexion, des publications d’ouvrage, des
éditions ou rééditions de textes d’époque en témoignent, textes d’époques relatant le point de
vue des Européens, mais aussi écrits des Indiens, après la découverte par des historiens du
XXème siècle d’écrits datant du XVIème siècle, donc contemporains des colonisations
espagnoles et portugaises.
Dans le sillage de ces expériences, récits et réflexions, l’ethnographie, cette forme de
connaissance empirique liée à l’expérience du dépaysement, va commencer à s’inscrire dans le
nouveau paysage des sciences européennes. Après les images, auxquelles l’imprimerie
permettra de circuler, les cabinets de curiosités seront la première manifestation d’un souci
encyclopédique de connaissances, dont le philosophe Michel Foucault a souligné la nouveauté
radicale, attribuant son origine à une volonté de savoir typiquement européenne. Ces cabinets
rassemblaient des collections qui alliaient science et art, et ne séparaient pas les sciences de la
nature des sciences de l’homme. « Curiosité », le mot même est intéressant car il a peu à peu
remplacé, entre le XVème et le XVIIème siècle, le mot « merveille » ou mirabilia, qui était en
usage au Moyen-Age.
► Pour conclure
Tous les exemples issus de l’Ancien monde nous ont d’abord montré que les grandes
découvertes et l’ouverture sur le monde ne sont pas l’apanage de l’Europe. Ce qui deviendra
l’anthropologie sociale n’était donc pas d’abord confinée au savoir de l’Europe sur le reste du
monde, mais plutôt caractérisés par de multiples formes de domination impériale et de
communautés religieuses….
Nous avons pu voir à partir de ces exemples d’auteurs qu’un domaine de savoir allait voir le
jour, articulant l’ethnographie comme enquête empirique et l’anthropologie comme synthèse
théorique. Ce savoir est né dans un monde fait de mouvements, de mobilités, de rencontres, de
heurts et de guerres, de commerce, de croisades et de conquêtes.
Chaque époque a eu ses propres connaissances du grand large, et aucune société n’a jamais été
vraiment figée en elle-même, sauf pour certains groupes, et dans un objectif délibéré que la
société toute entière pouvait soutenir, pensons à la Cité de Dieu. Le monde, l’ancien monde a
été mouvement, conquêtes, christianisation, expansion musulmane, invasions barbares à
différentes époques, navigations viking, invasions mongoles : tous ces faits allaient de pair avec
la production et la circulation de connaissances des sociétés les uns sur les autres.
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MARIAT-ROY Emilie – Université de Tours 2019-2020
CM L1 Chapitre I Aux origines et fondements de l’anthropologie sociales
On est peu à peu passé de l’exploration et du voyage au savoir : chaque époque aura eu ces
besoins, qui auront participé d’un développement d’une pensée anthropologique. L’observation
a pu être une nécessité pratique, puis est devenue un savoir spécialisé. Hérodote a eu une volonté
démocratique de diffuser les connaissances, les ambassadeurs des Xè-XIIIème siècles ont obéi
à l’injonction du pouvoir, la naissance d’un marché du livre de voyage a favorisé et accompagné
les écrits des Marco Polo et d’Ibn Battuta…pour Ibn Khaldun, ce fut la nécessité consciente de
fonder une réflexion rigoureuse sur les sociétés humaines. Désormais, avec Montaigne,
l’anthropologie allait devenir la science de l’homme qui s’interrogerait autant sur la pensée de
ceux qui observent que sur les coutumes de ceux qui sont observés.
Enfin, cette première période de développement de ce qui deviendra l’ethnologie, fut
d’exploration et de prise de contact. Elle voyait finalement l’essentiel du travail de réflexion,
d’abord théologique puis philosophique, se faire après le voyage, à la lecture des récits et
comptes-rendus. La seconde, qui naîtra au tournant du XIXème siècle, verra un retournement
de la réflexion qui, dorénavant, programme le voyage et guide l’enquête.
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