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1. Temps antiques
Patrick Berche, Stanis Perez
Dans Pandémies (2021), pages 35 à 72
Chapitre
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faire la part entre pneumonies, bronchites et angines. Les trois grands types de
maladies décrites se résument aux troubles respiratoires, aux fièvres et aux ennuis
intestinaux. Tout le reste concerne les problèmes situés au niveau des membres
inférieurs, de l’épiderme ou de n’importe quelle autre partie du corps, sans
fréquence spécifique. Les cancers semblent d’autant plus rares que l’espérance de vie
est faible et l’on ne retrouve qu’une seule mention dans Aphorismes, puis quelques-
unes au sujet des seins et de la bouche dans Épidémies, ainsi que de la matrice dans
Nature de la femme. En réalité, les affections mentales semblent inquiéter et intriguer
davantage les praticiens. À ce titre, les malédictions inscrites sur des bornes
protégeant bâtiments et terrains sont révélatrices de ce qui terrorisait le plus les
Anciens : « Que Dieu le frappe d’indigence, de fièvre, de frisson, d’éréthisme
[excitation des organes], de vent destructeur, de démence, de cécité, d’égarement de
l’esprit [4]. » Une autre inscription, située sur l’Acropole, promettait au contrevenant
la fièvre quarte, les frissons et la lèpre [5]… Voilà à quoi s’exposaient les profanateurs.
De fait, le tableau clinique légué par Hippocrate et ses disciples n’a pas vocation à 3
remplacer des statistiques impossibles à établir avec certitude. Au demeurant, le
père fondateur de la médecine occidentale ne semble pas avoir considéré ses
contemporains comme plus malades, ou plus fragiles, que les autres peuples de son
temps. Il considérait au contraire que le régime alimentaire s’était amélioré à son
époque et que les problèmes digestifs, pourtant récurrents dans le Corpus qu’il a
inspiré, étaient moins graves que par le passé [6]. Au sujet des personnes âgées, il
notait qu’elles étaient souvent en meilleure santé que les plus jeunes [7]. Pline l’Ancien
affirmait la même chose [8]. Certaines épitaphes allaient également dans ce sens, y
compris quand il s’agissait de médecins :
S’il y avait, pour le médecin, un moyen d’échapper à la mort, jamais le vieux Philon, 4
qui connaissait tous les remèdes, ne serait descendu sous terre. Pourtant, il a
atteint les limites de la vieillesse sans avoir été emporté par le poids des maladies ;
on pourrait donc, pour cela, dire qu’il a atteint une situation enviable, jouissant
[9]
d’une vieillesse bienheureuse, en honnête homme .
Cependant, on savait aussi que les vieillards pouvaient mourir d’attaques cérébrales 5
ou souffrir de gâtisme ou de diabète…
À l’exception de certaines épidémies, rien n’est dit de l’état de santé « général » dans 6
les cités grecques, tout simplement parce que cette notion n’avait pas de sens.
Individuelle ou collective, la maladie demeurait un état passager, lié à l’âge, au sexe
ou aux saisons, mais n’était jamais considérée comme un phénomène quantifiable.
Qui se serait préoccupé, par exemple, de la santé des métèques ou des esclaves, voire
de celle des Barbares ? Inutile, en somme, de dénombrer les sujets malades et
d’espérer en tirer telle ou telle conclusion, le savoir médical n’en attendait aucune
source de guérison. Lorsque Hippocrate décrivit l’étrange épidémie de toux affectant
les habitants de Périnthe, il remarqua que les femmes étaient moins touchées que les
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hommes car elles sortaient moins, mais il indiqua aussi que les individus ayant de
grands yeux étaient plus frappés que les autres [10]. On pense aujourd’hui qu’il
s’agissait d’une épidémie de grippe.
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D’un certain point de vue, toute épidémie est une métaphore des pires fléaux 12
susceptibles de frapper la cité :
La mort la frappe dans les germes où se forment les fruits de son sol, la mort la 13
frappe dans ses troupeaux de bœufs, dans ses femmes, qui n’enfantent plus la vie.
Une déesse porte-torche, déesse affreuse entre toutes, la Peste, s’est abattue sur
nous, fouaillant notre ville et vidant peu à peu la maison de Cadmos, cependant
[20]
que le noir Enfer va s’enrichissant de nos plaintes, de nos sanglots .
Le prêtre de Zeus qui s’exprime au début d’Œdipe roi résume tout, et la proximité 14
entre loimos (la peste) et limos (la famine), voire polemos (la guerre) [21], suffit à éclairer
le champ sémantique d’un terme propice à tous les emplois. La peste tue autant que
la famine car elle est une famine ; elle porte la mort parce qu’elle est la mort en
puissance, celle que prédisent les maigres récoltes, celle que provoque
l’affaiblissement des corps et surtout la prolifération des miasmes. Dans Les Perses,
Darius pense tout d’abord que la défaite que lui annonce son épouse est due à une
épidémie parmi ses troupes. Ce fléau caractérise également les Euménides et leur «
souffle empoisonné d’une peste éternelle » (Eschyle) [22], énième métaphore du mal,
même si, à la vérité, les auteurs grecs ont rechigné à trop décrire les maladies
s’abattant sur la cité dans leurs pièces. Paradoxe étrange si l’on considère que les
métaphores médicales étaient, quant à elles, fort nombreuses [23]. Mais les vases eux-
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Aussi, à côté des invocations aux dieux, les médecins tentaient de comprendre 15
pourquoi, ici ou là, de temps en temps, les populations et leurs troupeaux périssaient
en masse. Il convenait donc de distinguer différentes catégories de maladies :
Le médecin […] instruit sur la plupart de ces points [Hippocrate a énuméré ce que 16
le bon praticien doit observer], sur tous s’il est possible, arrivant dans une ville à lui
inconnue, n’ignorera ni les maladies locales, ni la nature des maladies générales,
de sorte qu’il n’hésitera pas dans le traitement, ni ne commettra les erreurs dans
lesquelles tomberait celui qui n’aurait pas approfondi d’avance ces données
essentielles. Ainsi préparé, il prédira, à mesure que la saison et l’année s’avancent,
tant les maladies générales qui affligeront la ville l’été ou l’hiver, que celles dont
[24]
chacun en particulier est menacé par le changement du genre de vie .
Les maladies proviennent les unes du régime, les autres de l’air, dont l’inspiration 18
nous fait vivre. On distinguera ainsi ces deux séries : quand un grand nombre
d’hommes sont saisis en même temps d’une même maladie, la cause en doit être
attribuée à ce qui est le plus commun, à ce qui sert le plus à tous ; or, cela, c’est l’air
que nous respirons. […] Au temps où une maladie règne épidémiquement, il est
clair que la cause en est non dans le régime, mais dans l’air que nous respirons et
[25]
qui laisse échapper quelque exhalaison morbifique contenue en lui .
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transiteraient pas d’un malade à l’autre ; ce seraient des causes communes qui
expliqueraient la diffusion de telle ou telle pathologie jusqu’à atteindre les
proportions d’une épidémie.
Mais est-ce aussi simple ? L’expression « exhalaison morbifique » passe souvent pour 20
une preuve de la dérive « scolastique » de l’ancienne médecine, incapable qu’elle était
de décrire les agents infectieux responsables des grandes maladies. En réalité, la
situation est autrement plus complexe, et derrière l’idée selon laquelle l’air peut
menacer la santé (en raison d’une altération quelconque), on constate que, dans le
détail, cette interprétation laisse la place nécessaire à d’autres analyses. Non
seulement cela signifie que ce qui provoque les maladies est manifestement invisible
à l’œil nu, poisons ou morsures vénéneuses exclus, mais que le souffle expiré par une
personne souffrante peut, à son tour, déclencher la même pathologie chez celle qui
l’inspire à son tour. Tel est le cas, par exemple, du « grand mal » ou du morbus
comitialis qui imposait d’arrêter les comices, à Rome, par peur de la transmission de
l’épilepsie par l’haleine des patients [26].
Cette ambiguïté se retrouve, pour ne pas dire se confirme, dans la célèbre relation 21
que Thucydide a livrée de la « peste » d’Athènes. Une formule ne passe pas
inaperçue : « Les médecins étaient impuissants, car ils ignoraient au début la nature
de la maladie ; de plus, en contact plus étroit avec les malades, ils étaient plus
particulièrement atteints [27]. » Et, plus loin :
Ce qui était le plus terrible, c’était le découragement qui s’emparait de chacun aux 22
premières attaques : immédiatement les malades perdaient tout espoir et, loin de
résister, s’abandonnaient entièrement. Ils se contaminaient en se soignant
réciproquement et mouraient comme des troupeaux (καὶ ὅτι ἕτερος ἀφ’ ἑτέρου
θεραπείας ἀναπιμπλάμενοι ὥσπερ τὰ πρόβατα ἔθνῃσκον). C’est ce qui fit le plus de
victimes. Ceux qui par crainte évitaient tout contact avec les malades périssaient
dans l’abandon : plusieurs maisons se vidèrent ainsi faute de secours. Ceux qui
approchaient les malades périssaient également, surtout ceux qui se piquaient de
courage : mus par le sentiment de l’honneur, ils négligeaient toute précaution,
allaient soigner leurs amis ; car, à la fin, les gens de la maison eux-mêmes se
lassaient, vaincus par l’excès du mal, d’entendre les gémissements des moribonds.
C’étaient ceux qui avaient échappé à la maladie qui se montraient les plus
compatissants pour les mourants et les malades, car connaissant déjà le mal, ils
[28]
étaient en sécurité. En effet les rechutes n’étaient pas mortelles .
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Ce qui suit fera voir, avec plus d’évidence encore et de certitude, quel a été mon 24
dévouement pour lui. Lorsqu’il se fut retiré à Égine dans l’intention d’y habiter, et
qu’il y eut contracté la maladie dont il est mort, je lui prodiguai mes soins avec une
telle abnégation que je ne sais pas si jamais un homme en a montré une semblable
pour un autre homme. Il resta dans son lit pendant six mois entiers sans qu’aucun
de ses parents le visitât, excepté sa mère et sa sœur qui, malades elles-mêmes,
vinrent de Trézène pour le voir, et, durant cette longue période, je le soignai, aidé
[32]
des secours d’un seul esclave .
Mais qui nous dit qu’il n’a pas exagéré ? La mention d’une période de « six mois » 25
indique plutôt une maladie chronique… Après tout, en 396 av. J.-C., devant Syracuse,
les troupes de Denys, frappées par ce qui ressemble à la variole, éprouvèrent une
angoisse telle que les malades furent abandonnés par crainte de la contamination, et
Diodore explique, mais en s’inspirant peut-être de Thucydide, que « dans le
commencement, ils [les Carthaginois] ensevelissaient leurs cadavres ; mais bientôt,
en raison de la quantité des morts, et les gardes-malades étant eux-mêmes attaqués
de la maladie, personne n’osa plus approcher des souffrants [33] ».
27
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Toutes ces maladies se contractent d’autant plus vite qu’elles viennent de quelque
corruption, comme cela se voit dans les cas de peste. En s’approchant du malade,
on respire cet air pernicieux. On prend la maladie, parce qu’il y a dans cet air
quelque chose de morbide ; et on ne souffre absolument qu’à cause de l’haleine qui
a été expirée.
Les gens ne sont pas atteints lorsqu’ils respirent un autre air. On contracte la
même maladie, parce qu’on respire près du malade le même air qu’on expirerait
soi-même, si l’on était malade. La gale, ainsi que la lèpre et les affections analogues,
se contracte parce qu’elle est superficielle ; et que la matière qui sort alors de la
peau est visqueuse. Ces espèces de maladies causent des démangeaisons. On les
prend par le toucher précisément, parce qu’elles sont à la surface de la peau et
qu’elles sont visqueuses. Quant aux autres maladies, tantôt on ne les contracte pas,
parce que justement elles ne sont pas superficielles. Tantôt d’autres affections, qui
sont aussi à la surface, ne sont pas non plus contagieuses, à cause de la sécheresse
[34]
qu’elles conservent toujours .
Êtes-vous forcé de bâtir au bord d’un fleuve ? Ouvrez vos jours de l’autre côté, sans 30
quoi les habitations seraient froides pendant l’hiver et peu saines pendant l’été. Il
faut éviter avec un soin égal le voisinage des lieux marécageux : d’abord, parce que
les mêmes inconvénients s’y trouvent ; et puis, parce que les marais venant à se
dessécher engendrent une multitude d’insectes imperceptibles [« animalia quaedam
minuta »] qui s’introduisent par la bouche et les narines avec l’air que l’on respire,
[35]
et occasionnent ainsi des maladies graves .
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Mais, peut-on objecter, il s’agit là de petits animaux bien visibles et que l’on sent sur 33
soi. D’ailleurs, le fait qu’ils proviennent de nous-mêmes les rendrait inoffensifs :
comment des créatures nées de notre corps pourraient-elles nous nuire au-delà de
quelques démangeaisons ? Rien de comparable, en théorie, avec les insectes
nuisibles : les Éléens, selon Pline, invoquaient le dieu chasse-mouche Myagros
lorsque des pestilences éclataient [38]. Quant à Columelle, il semble avoir fait preuve
d’une grande perspicacité quand il a voulu dissuader ses lecteurs de bâtir leur ferme
près d’un marais car, prévenait-il, « les eaux stagnantes laissent échapper, par l’effet
des chaleurs, des miasmes empoisonnés, et engendrent des insectes armés
d’aiguillons offensifs [“et infestis aculeis armata gignit animalia”], lesquels fondent sur
nous en d’épais essaims ; on y est aussi infesté par des reptiles et des serpents qui,
privés de l’humidité des hivers, recueillent leur venin dans la fange et l’ordure de la
fermentation [39] ».
À partir de l’époque romaine, les différents témoins se rendent compte que les 35
épidémies proviennent à la fois de l’air, de l’eau et, d’une façon plus générale, de ce
qui se corrompt en provoquant de mauvaises odeurs. Le récit que Diodore de Sicile a
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Dans cette année, après quelque temps de répit, la population d’Athènes fut de 36
nouveau ravagée par le fléau de la peste. Cette maladie était si violente qu’elle fit
mourir plus de quatre mille hommes d’infanterie et quatre cents cavaliers, sans
compter plus de dix mille habitants tant libres qu’esclaves. Comme l’histoire a
recherché les causes de cette grave maladie, il faut en faire ici l’exposé. De grandes
pluies étaient tombées dans l’hiver précédent : la terre en était détrempée ; les eaux
s’étaient amassées dans les lieux bas et creux et avaient formé des étangs et des
flaques d’eau stagnante, semblables à des marécages. Sous l’influence de la chaleur
de l’été, ces eaux croupissantes se putréfiaient et produisaient des exhalaisons
épaisses et fétides qui s’élevaient, corrompaient l’air environnant, ainsi que cela se
voit dans les endroits marécageux où se manifestent les caractères pestilentiels. À
cette cause se joignit une mauvaise nourriture ; car dans cette même année les
fruits étaient entièrement gâtés par l’humidité et de mauvaise qualité. Une
troisième cause de maladie fut l’absence des vents étésiens dont le souffle frais
tempère considérablement la chaleur de l’été. Cette chaleur devint alors si intense
et l’air si embrasé, que le corps de l’homme, n’étant rafraîchi par aucun vent,
[41]
contracta des germes de décomposition (« γενομένης λυμαίνεσθαι συνέβαινε ») .
Ensuite, il est vrai qu’aucun traité spécifique aux épisodes de pestilence ne nous est 42
parvenu, y compris au sein de l’abondante production de Galien, un auteur sur
lequel il faut revenir. Le lointain disciple d’Hippocrate aurait pu utiliser ses propres
observations pour composer un discours sur un problème aussi important, en
contredisant éventuellement son maître, sinon les autres écoles médicales
stigmatisées dans Des sectes. D’ailleurs, un passage de Méthode thérapeutique peut
laisser perplexe [49]. Alors qu’il soigne au cours de la peste antonine un jeune patient
présentant des ulcères à la trachée et dans les bronches, Galien teste les effets du
vinaigre et de la moutarde sur son patient avant de lui prescrire du lait…
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Les victimes, c’est sans aucun précédent, tout à coup, en pleine santé, étaient 47
prises en premier lieu de fortes chaleurs de tête, d’un érythème et d’une
inflammation des yeux ; les parties internes, pharynx et langue, devenaient
aussitôt sanguinolentes, la respiration sortait bizarre et fétide ; plus tard, à la suite
de ces phénomènes, survenaient de l’éternuement et de l’enrouement, et sans
tarder la douleur descendait sur la poitrine, accompagnée d’une forte toux […]. La
peau n’était ni trop chaude au toucher ni pâle, mais rougeâtre, plombée, couverte
de petites phlyctènes et de plaies. L’intérieur du corps était si brûlant que l’on ne
pouvait supporter le contact du plus léger vêtement ni de la toile et rien d’autre que
la nudité, et le plus grand plaisir eût été de se plonger dans l’eau froide […]. La
plupart mouraient le neuvième jour ou le septième jour du fait de la brûlure
interne, gardant encore de la vigueur […]. La maladie se répandait à travers le corps
tout entier en commençant par le haut après s’être fixée d’abord dans la tête, et si
l’on évitait les accidents les plus graves, le mal ne s’en révélait pas moins en
attaquant les extrémités […]. La maladie ne prenait pas deux fois la même
personne au point de la tuer […]. L’hiver suivant, la peste fondit une deuxième fois
sur les Athéniens : sans qu’elle eût jamais entièrement cessé, elle avait eu
cependant quelque intermittence. Elle ne dura pas, cette deuxième fois, moins
[56]
d’une année, mais précédemment elle avait duré deux années .
En résumé, la maladie est d’apparition brutale, avec une forte fièvre, une éruption 48
vésiculaire et ulcéreuse ; elle est accompagnée de diarrhées, de vomissements
sanglants et parfois de convulsions ; elle est très contagieuse et saisonnière ; elle
aurait entraîné 25 % de mortalité dans la population d’Athènes. La nature de cette
épidémie régionale en Grèce demeure une énigme. S’agissait-il du typhus
exanthématique, d’une variole ou d’une fièvre hémorragique [57] ? Longtemps on n’a
connu que des épidémies circonscrites à une ville ou une région, qui résultaient
souvent d’exacerbations d’endémies locales. On accusait les miasmes, l’air pollué ou
encore quelque divinité courroucée pour des raisons obscures.
Quelques siècles plus tard, l’Empire romain fut frappé au cœur par plusieurs 49
pandémies qui pourraient avoir contribué à sa chute. Comment un empire très
peuplé, intégré, prospère à l’époque de Marc Aurèle (161-180), a-t-il pu devenir
méconnaissable cinq siècles plus tard ? Pourquoi la ville de Rome, peuplée d’un
million d’habitants au début de l’ère chrétienne, ne compte-t-elle plus que 20
000 habitants au viie siècle ? Que s’est-il passé ? D’innombrables hypothèses ont été
avancées pour expliquer cet effondrement en quelques siècles. On a parlé de
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saturnisme, des multiples invasions des Barbares venant de l’Est, d’un naufrage
administratif puis militaire de l’Empire… L’émergence de pandémies qui ont frappé
le monde romain à de multiples reprises pourrait faire partie des causes favorisant
ce déclin, en synergie avec des changements climatiques qui ont amorcé de grandes
difficultés économiques.
L’Empire romain atteignit alors son apogée avec une population qui est passée de 51
60 millions d’habitants à la mort d’Auguste, en l’an 14, à environ 75 millions sous le
règne de Marc Aurèle. Environ 80 % des gens vivaient à la campagne et 20 %
s’entassaient dans de nombreuses villes peuplées de plusieurs dizaines de milliers
d’habitants, à Rome, Alexandrie, Antioche, Pergame, Éphèse, Carthage, Séleucie,
Ctésiphon…
Contrastant avec les classes aisées jouissant de la prospérité, la population des villes 52
vivait dans des conditions souvent misérables. Témoin de leur mauvaise santé, la
malnutrition est attestée par la petite taille relevée par l’étude des squelettes.
Environ 30 % des enfants mouraient au cours de la périlleuse première année.
L’espérance de vie à la naissance était estimée à environ vingt-sept ans dans l’Égypte
romaine. On mourait souvent de diarrhées et de fièvres, notamment du paludisme.
Cette mortalité précoce était compensée par une forte fécondité. Les femmes
mettaient au monde en moyenne six enfants et la population de la Rome impériale
présentait un taux de croissance de 0,15 % par an entre les règnes d’Auguste et de
Marc Aurèle [58].
À partir de la fin du iie siècle, les données recueillies par les climatologues attestent 53
de changements climatiques marqués par de nombreuses intempéries alternant
sécheresse et inondations perturbant un empire au faîte de sa puissance. Pis, du
ve au viiie siècle, l’Europe connut un coup de froid avec le « petit âge glaciaire » de
l’Antiquité tardive, période de fort refroidissement avec des hivers glaciaux et des
étés humides à fortes pluies, engendrant de très mauvaises moissons et des famines.
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L’Empire s’effondra sous les coups des invasions barbares venant de l’Est et se
morcela en d’innombrables « féodalités » rivales. Cette période correspond au
déclenchement d’épidémies exceptionnelles par leur ampleur et leur mortalité. Ce
sont sans doute les premières pandémies de l’histoire de l’humanité.
La peste antonine
Un tout jeune homme avait alors le corps entier couvert de pustules, exactement 55
comme presque tous ceux des autres qui furent sauvés. À ce moment-là, il avait
une toux brève. Le lendemain, après un bain, il se mit aussitôt à tousser plus fort et
avec la toux remonta ce qui porte le nom de pellicule. Et notre homme avait
clairement la sensation que le long de la trachée-artère, à la hauteur du cou, la
partie voisine de la gorge était ulcérée. Et bien sûr en lui faisant ouvrir la bouche
toute grande, nous avons aussi examiné son pharynx, pour voir si par hasard la
plaie ne s’y tenait pas. Lors de notre examen, il ne nous est pas apparu que
l’affection était celle-là […]. Après le neuvième jour, le patient resta trois autres
jours à Rome, où précisément il avait été touché par la pestilence, après quoi il
embarqua sur un navire pour descendre le fleuve jusqu’à la mer et, trois jours plus
tard, sa navigation le conduisit à Tabies, et il a consommé un lait doté d’un pouvoir
[59]
réellement étonnant et qui n’a pas été loué en vain .
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jamais. Dans son traité Sur la bile noire, Galien pense que la maladie est due à un
excès de bile noire, un facteur expliquant les symptômes des victimes (fièvre,
éruption vésiculaire puis pustuleuse, conjonctivite, ulcérations profondes de la
gorge, selles sanglantes noirâtres…). Une température corporelle élevée
contribuerait, selon lui, à putréfier le sang des victimes. Galien qualifie cette
épidémie de « grande pestilence ».
La légende rapporte qu’en 166 les troupes romaines assiégeaient Séleucie, sur le 57
Tigre, une ville hellénistique, en Babylonie, située au croisement de nombreuses
routes commerciales. La ville fut mise à sac après sa capitulation. Pendant le pillage,
les soldats auraient renversé un trône dans le temple d’Apollon à la longue chevelure.
S’échappa alors une vapeur pestilentielle accusée d’être à l’origine de la terrible
épidémie qui allait semer la mort dans tout l’Empire romain, jusqu’en Gaule et aux
rives du Rhin. Depuis le règne d’Auguste, Apollon, qu’Homère décrivait en archer
muni de flèches porteuses de la « peste », est devenu l’un des dieux syncrétiques les
plus importants de l’Empire. En réalité, les historiens ont montré que, dès l’an 165, la
pestilence avait atteint l’Égypte, le Moyen-Orient et l’Asie Mineure en provenance de
la mer Rouge. On rapporte qu’une autre peste aurait éclaté en Arabie, en 156, sous le
règne d’Antonin le Pieux.
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D’après les symptômes décrits par Galien, il fait peu de doute que la peste antonine 60
soit, en réalité, la variole, une maladie très contagieuse qui a sévi jusqu’au xxe siècle.
Après une incubation silencieuse de douze jours en moyenne, la variole débute par
une fièvre très brutale, à 40 °C, et qui va durer trois à quatre jours, période où le
patient devient contagieux. Les malades sont sujets à des vomissements, à une
diarrhée et à des douleurs dorsales. Une éruption vésiculaire apparaît, après
quelques jours, sur la peau et les muqueuses buccales. Elle est particulièrement
dense sur le visage et aux extrémités, gagnant ensuite l’ensemble du revêtement
cutané, tandis que la fièvre disparaît momentanément. En s’ouvrant, les vésicules
forment des pustules évoluant vers des croûtes, en cinq jours. La mort peut survenir
à la période critique, vers le dixième jour de la maladie. Si elles survivent, les
victimes sont défigurées par des cicatrices indélébiles.
Cette peste est rapportée, au iiie siècle, par les sermons du Berbère Cyprien, évêque 61
martyr de Carthage [61]. Les inscriptions, les papyrus, les vestiges archéologiques
insistent unanimement sur les conséquences considérables de cette pandémie qui
frappa Alexandrie en 249. Rapidement mortelle, elle se caractérise par un début
brutal avec fièvre, une soif inextinguible, une fatigue intense, des vomissements et
des selles sanglantes, des hémorragies des conjonctives, des brûlures
œsophagiennes, des atteintes graves aux extrémités. En deux à trois ans, l’épidémie
se répandit dans toutes les grandes villes côtières du pourtour méditerranéen,
progressant vers le nord et l’ouest. Rome fut touchée en 251, puis l’ensemble de
l’Empire romain. Elle frappa les cités grecques et des villes plus éloignées, comme
Néocésarée, au Pont-Euxin, ou Oxyrhynchos, sur la rive ouest du Nil, en Égypte. Les
grandes cités comme Alexandrie, Antioche, Rome et Carthage furent ravagées.
L’épidémie pénétra profondément à l’intérieur de l’Empire, n’épargnant pas les
campagnes. Les chroniques rapportent une seconde vague qui aurait duré de 249 à
262, avec des prolongements jusqu’en 270 [62].
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On ignore aujourd’hui quelle fut la cause de la peste de saint Cyprien, car les 63
descriptions sont trop vagues. On a décrit une maladie d’apparition soudaine, avec
des fièvres ardentes, des troubles gastro-intestinaux graves, des saignements
digestifs, conjonctivaux, des lésions œsophagiennes et une nécrose des extrémités
accompagnée d’une mortalité élevée. On a aussi rapporté son caractère saisonnier,
débutant à l’automne et durant l’hiver, puis régressant fortement jusqu’à l’année
suivante. Sa forte contagiosité associée à une rapide propagation évoque une
transmission aérienne. Cela est attesté par l’atteinte de la majorité des personnes
vivant au contact du patient dans une demeure, incluant les soignants. Certains
pensaient qu’elle se transmettait par les vêtements ou même simplement par le
regard. S’agissait-il d’une variole hémorragique ? L’hypothèse est retenue par
certains historiens, toutefois aucune des rares sources ne décrit d’éruption cutanée.
La grippe ? On pourrait l’évoquer en songeant à son caractère saisonnier, mais on ne
rapporte pas de signes respiratoires. Une fièvre hémorragique virale ? Autre
hypothèse envisageable. Le mystère demeure, mais ce qui est certain, c’est que la
peste de Cyprien a porté un second coup fatal à l’Empire romain.
La peste de Justinien
L’Empire romain avait survécu, en Orient, avec l’Empire byzantin. Pendant l’été 541 64
de notre ère, une épidémie mortelle de peste bubonique éclata dans le port égyptien
de Péluse, une ville située sur le bord oriental du delta du Nil ; le mal provenait
d’Éthiopie. De là, le fléau frappa Alexandrie, le grenier à blé de l’Empire romain, d’où
il se répandit par voie maritime sur tout le pourtour méditerranéen, atteignant
d’abord les littoraux avant de pénétrer à l’intérieur des pays. À l’époque, on rapporta
l’existence de vaisseaux fantômes dont tout l’équipage était décimé [65]. La maladie
gagna par voie terrestre la Palestine, la Syrie, la Mésopotamie et l’Asie Mineure. Dès
février de l’an 542, Constantinople fut frappée par un épisode qui dura quatre mois.
Dans la capitale de l’Empire byzantin, les premières victimes furent des mendiants
sans domicile, mais la peste n’épargna personne, pas même l’empereur Justinien qui
survécut miraculeusement. On dénombra quotidiennement 5 000, puis 10 000 et
jusqu’à 16 000 décès. Sur une population de 500 000 habitants, il y aurait eu entre
250 000 et 300 000 morts, soit une mortalité d’environ 50 à 60 %. Puis la maladie
disparut mystérieusement de la capitale à l’automne. La peste se répandit partout,
surtout par voie maritime, infiltrant ensuite les régions rurales où vivaient 85 % de la
population. Cette première vague dura jusqu’en 544, laissant exsangue un Empire
byzantin qui semble avoir été totalement dépassé. Sa population, estimée à
30 millions d’habitants, aurait chuté à environ 15 millions après le premier assaut.
Une première résurgence se manifesta seize ans plus tard. Par la suite,
Constantinople fut frappée en moyenne tous les quinze ans entre 542 et 619 [66].
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Aux vie et viie siècles, la peste de Justinien fut surtout véhiculée par voie maritime, 66
du fait des nombreux échanges commerciaux entre Constantinople, Alexandrie,
Carthage et les ports de Ravenne, Rome, Gênes, Marseille et Narbonne. Partant de
ces cités, l’épidémie suit les grandes voies fluviales, le Rhône, la Saône et le Pô. Elle
gagne ainsi Arles, Lyon, Bourges, Chalon-sur-Saône, Clermont, Dijon et Reims. Au
sud, elle frappe Narbonne et Albi, à l’ouest, Nantes, d’où elle atteint l’Irlande et la
Cornouaille. Cependant, elle demeure confinée aux bassins fluviaux et pénètre peu à
l’intérieur des terres.
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Pendant deux siècles, environ tous les quinze ans, la peste a connu une vingtaine de 68
grandes vagues, chacune durant plusieurs années. Dix-huit ont frappé l’Orient et
onze l’Occident. Les derniers soubresauts ont eu lieu en 750 dans la vallée du
Jourdain et à Naples en 767. La peste disparut ensuite de façon énigmatique.
L’épisode de Justinien a entraîné des millions de victimes, décimant la moitié ou le
tiers de la population urbaine. Elle a sans doute amorcé l’inéluctable déclin de
l’Empire byzantin qui survivra avec peine jusqu’en 1453.
De la santé au salut
Les Pères de l’Église ont en réalité joué sur deux tableaux. Tout d’abord, ils se sont 71
approprié un vocabulaire spécifique à la médecine en le transposant dans la
dimension de la religion. En clair, ils ont considéré que leur foi devait servir
d’antidote aux malheurs du temps. Elle devait aussi aider à guérir les faibles contre
certaines hérésies alternatives. C’est ce qui explique la récurrence des métaphores
pathologiques dans les textes des penseurs chrétiens des premiers siècles. Saint
Prosper n’innovait pas beaucoup quand il comparait l’hérésie donatiste à une
maladie contagieuse [75]. D’autres parlaient également d’« infection spirituelle »,
toutes les divergences doctrinales passant pour de véritables maladies mentales. Or,
ce recours à des métaphores choisies au sein du lexique médical constitue une
véritable innovation par rapport aux Anciens. Jadis, ce qui souillait les cités, c’étaient
les comportements ou les actes impies, le refus des rituels, et non les croyances pour
elles-mêmes. Ce qui souillait l’Empire, c’était le refus de certaines pratiques, à la fois
en tant que gages de conformisme et que témoignage de fidélité à l’empereur. Les
Romains pouvaient martyriser les fidèles de Jésus sans les associer à une épidémie
puisque ceux qui sacrifiaient au Pater Patriae étaient laissés libres. Toutefois, avant
Constantin, on ne badinait pas avec le culte d’Esculape. L’un des meilleurs exemples
est sans nul doute celui des « Quatre Couronnés » (saints Claudius, Nicostratus,
Simpronianus, Castorius) – et d’un cinquième ( !), saint Simplicius. La légende
raconte que quatre tailleurs de pierre employés par Dioclétien pour sculpter des
statues à la gloire de l’empereur furent martyrisés en raison de leur refus
catégorique de participer à l’élaboration d’une figure du dieu de la Santé. En plus de
désobéir à leur impérial commanditaire, ils refusaient d’adhérer à un culte
manifestement très populaire et qui devait constituer un marqueur social et culturel
très fort [76]. Mais l’obstination était très sévèrement réprimée.
Ensuite, les Pères se saisirent du contexte pour associer, de façon étroite et peut-être 72
inédite sous cette forme, le salut et la santé. Non seulement il fallait croire au
pouvoir thaumaturgique du Christ et des saints, mais, en parallèle, il s’agissait
d’opter pour un positionnement spécifique à l’égard des épreuves envoyées par Dieu,
y compris en acceptant la déchéance physique. C’est là où, sur le plan des idées et des
discours, les choses se compliquent un peu : d’un côté, le christianisme représentait
une espérance nouvelle en matière de guérison, d’un autre côté, il enseignait la
résignation face à la souffrance en soulignant la gloire obtenue par le martyre. Le
tableau de la fin des temps, parfaitement illustré par les conséquences de « pestes »
qu’il serait vain de vouloir identifier, servait de parabole aux théologiens.
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En somme, les chrétiens devaient faire mieux que les païens et ne pas abandonner 73
leurs proches malgré le danger. Ammien Marcellin avait bien insisté sur la hantise
de la contagion, peut-être le signe que le contexte épidémiologique de l’époque
s’était dégradé : « Un valet est-il dépêché pour s’enquérir de la santé du patient ? à
son retour le logis lui est fermé, jusqu’à ce qu’il ait fait aux bains l’ablution complète.
On craint la vue d’un malade même par intermédiaire […] [77]. » Mieux, ces
circonstances devaient leur permettre d’apparaître tels des héros de la foi, tels des
athlètes capables de relever tous les défis sans craindre ni la maladie ni la mort.
Citant Cyprien, le diacre Ponce écrit :
La peur de la contagion enflamme les tièdes [une allusion aux fièvres ?], imprime 74
aux courages abattus une sainte énergie, donne aux plus lâches une noble audace
[…], elle ouvre le champ du repos à ceux qui ont blanchi dans les combats du
Seigneur ; l’arène aux jeunes athlètes nouvellement enrôlés dans sa milice, et
[78]
aguerris, pour le jour de la persécution, par le fléau dont nous avons à gémir .
Ce point est d’autant plus essentiel que Julien l’Apostat reconnaissait lui-même que 75
les siens se comportaient mal en cas d’épidémie et qu’ils étaient loin de manifester la
charité dont les chrétiens faisaient preuve [79]. Il est fort possible que cette attitude ait
profondément marqué les esprits et que des conversions se soient produites dans un
contexte de crise sanitaire prolongée. En aidant les plus faibles, et notamment les
malades abandonnés, les chrétiens pouvaient mettre en pratique leurs conceptions
et dénigrer l’inefficacité d’Esculape et de ses prêtres [80].
Pourtant, il demeurait une difficulté de taille : si Dieu était à l’origine de toute chose, 76
pourquoi envoyait-il les épidémies, y compris contre les chrétiens ? Alors que les
dieux païens protégeaient les humains contre les maladies naturelles – sauf lorsqu’ils
se mettaient en colère –, le dieu des chrétiens pouvait les provoquer afin de punir les
hommes. Irait-on jusqu’à opposer le miracle inattendu et la volonté calculée du ciel
en matière de santé ou, pour le formuler différemment, un saint pouvait-il aller
contre la sentence de Dieu si ce dernier avait décidé d’envoyer une « peste » sur la
Terre ? En clair, il devenait urgent de préciser l’origine des fléaux, car les
contradictions s’accumulaient. Aussi, en contrepoint du discours apocalyptique sur
le châtiment des pécheurs, les Pères optèrent pour une interprétation quelque peu
matérialiste. Aussi étonnant que cela puisse paraître, nombre de théologiens des
premiers siècles ont affirmé que les épidémies ne provenaient pas du ciel mais
qu’elles émanaient de facteurs naturels utilisés ensuite par Dieu comme moyens de
sanction, sinon d’élévation. Lactance ajoute :
77
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En combinant les approches, les Pères qui rechignaient à rendre Dieu responsable 79
de tous les malheurs de l’homme opéraient un syncrétisme théologico-médical
somme toute efficace et dont la critique ne semble pas avoir été très virulente [86].
Ainsi, saint Augustin a pu jouer sur les deux tableaux lorsqu’il rappelle les ravages
causés, en Afrique du Nord, vers 125 avant J.-C., par une épidémie à l’origine très
facile à déterminer : des nuées de sauterelles mortes en mer auraient souillé l’air de
la côte en atteignant le rivage [87]. La putréfaction de ces milliers d’insectes
s’échouant sur les plages aurait commencé, ajoute Orose, par rendre malades les
animaux puis les hommes [88]. Mais, l’intérêt de l’anecdote tient aussi aux
conséquences sur le plan démographique et spirituel :
80
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[…] Dans le seul royaume de Massinissa [ce souverain contrôlait une zone située
entre l’Algérie et la Libye actuelles], il périt, dit-on, huit cent mille hommes, et bien
davantage sur le littoral. De trente mille soldats renfermés dans Utique, on assure
qu’il n’en resta que dix. Est-il une seule de ces calamités qu’une démence semblable
à celle qui nous persécute et provoque nos réponses n’attribuerait au
christianisme, si l’ère chrétienne eût rien vu de tel ? Et cependant ils ne les
imputent point à leurs dieux ; et, pour détourner des infortunes, légères au prix de
ces anciens désastres, ils revendiquent ce culte impuissant à protéger leurs
[89]
ancêtres !
une rupture avec ce qui se pratiquait déjà dans l’ancienne Égypte. On recourait
volontiers au puissant sceau de Salomon contre les fièvres quartes, indique Pseudo-
Pline [94]. Cette habitude a même pu servir de marque de reconnaissance aux
premiers chrétiens persécutés si l’on se réfère au témoignage très significatif
d’Ammien Marcellin : « Vous aviez porté au cou quelque amulette, comme
préservatif contre la fièvre quarte ou toute autre maladie […] ; c’en était assez pour
être dénoncé et condamné à mort […] [95]. » Est-ce à dire que les Romains n’en
portaient pas ? Cela semble étrange car nombre de pendentifs et de pierres gravées
témoignent d’un usage très répandu. Au demeurant, la nature des inscriptions
portées par les chrétiens a pu faire la différence, et l’on peut appuyer cette hypothèse
sur un exemple, certes tardif, mais très évocateur. Il s’agit d’un texte grec inscrit sur
un papyrus ayant servi d’amulette aux alentours du vie siècle :
Notes
[1] J.-N. Corvisier, Santé et société en Grèce ancienne, Paris, Economica, 1985 ; idem, La
Démographie historique antique, Paris, A. Colin, 1999 ; idem, « L’état présent de la
démographie historique antique : tentative de bilan », Annales de démographie
historique, 102, 2, 2001, p. 101-140.
[2] J. L. Angel, « The length of life in Ancient Greece », Journal of Gerontology, 2, 1, 1947,
p. 18-24.
[3] J. P. Griffin, « Changing life expectancy throughout history », Journal of the Royal
Society of Medicine, 101, 12, 2008, p. 577.
[5] C. Wordsworth, Athens and Attica. Journal of a Residence There, Londres, J. Murray,
2e éd., 1837, p. 146. Voir B. Puech, Orateurs et sophistes grecs dans les inscriptions
d’époque impériale, Paris, Vrin, 2002, p. 77-78.
[9] Épitaphe de Philon de Sicyone : E. Samama, Les Médecins dans le monde grec : sources
épigraphiques sur la naissance d’un corps médical, Genève, Droz, 2003, p. 79 et 121.
[11] T. G. Parkin, Demography and Roman Society, Baltimore, Johns Hopkins University
Press, 1992.
[15] B. D. Shaw, « Seasons of death : aspects of mortality in Imperial Rome », Journal of
Roman Studies, 86, 1996, p. 100-138.
[21] Selon Pausanias (1, 3, 4), Apollon Alexicacos contribua à faire cesser la « peste »
d’Athènes et la guerre du Péloponnèse.
[22] Eschyle, Les Euménides, édition Halévy, p. 54. Voir aussi, J. Dumortier, Le Vocabulaire
médical d’Eschyle et les écrits hippocratiques, Paris, Les Belles Lettres, 1935.
[23] R. Mitchell-Boyask, Plague and the Athenian Imagination : Drama, History, and the Cult
of Asclepius, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 24 sqq.
[26] Voir P. Berche, Les Sortilèges du cerveau. L’histoire inédite de ce qui se passe dans nos têtes,
Paris, Flammarion, 2015, p. 91-94.
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[30] E. Coughanowr, « The plague in Livy and Thucydides », L’Antiquité classique, 54,
1985, p. 152-158.
[33] Diodore de Sicile, Histoires, 17, 71. Voir R. J. Littman, « The plague of Syracuse : 396
B.C. », Mnemosyne, 37, 1-2, 1984, p. 110-116.
[40] Aristote, De la génération des animaux, 3, 11, et Métaphysique, Z, 7 ; P. Louis, « La
génération spontanée chez Aristote », Revue de synthèse, 49-52, 1968, p. 291-305.
[42] A. Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, 1935, p. 1208b, s.v. λυμαίνω. Le latin donne
un résultat plus neutre : « vitium contrahebant ». Diodori Siculi Bibliothecae […],
édition Müller, Paris, Didot, 1842, p. 448b.
[43] [Celse], Traité de médecine de A. C. Celse, trad. A. Védrènes, Paris, Masson, 1876, p. 61
(1, 10).
[44] J. Jouanna, « L’historien Thucydide vu par le médecin Galien », Comptes rendus des
séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 155, 3, 2011, p. 1443-1465.
[47] La transition entre la pensée présocratique et celle d’Hippocrate n’est pas facile à
décrire malgré les tentatives déjà opérées : J. Longrigg, Greek Rational Medicine.
Philosophy and Medicine from Alcmeon to the Alexandrians, Londres, New York,
Routledge, 1993, p. 82 sqq.
[50] A. G. Merlich, B. Schraut et al., « Plasmodium falciparum in Ancien Egypt », Emerging
Infectious Diseases, 14, 8, 2008, p. 1317-1318.
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[51] « On voit en Égypte une quantité prodigieuse de moucherons. Les Égyptiens ont
trouvé des moyens pour s’en garantir. Ceux qui habitent au-dessus des marais se
mettent à couvert de ces insectes en dormant sur le haut d’une tour : le vent
empêche les moucherons de voler si haut. Ceux qui demeurent dans la partie
marécageuse ont imaginé un autre moyen : il n’y a personne qui n’ait un filet »
(Hérodote, Histoire, 2, 95).
[54] R. R. Paine et al., « A health assessment for Imperial Roman burials recovered from
the necropolis of San Donato and Bivio CH, Urbino, Italy », Journal of Anthropology
Sciences, 87, 2009, p. 193-210.
[55] « Λοιμικῆς καταστάσεως » : Diodore, 13, 12 (les marais bordant le fleuve Anape sont
mis en cause) ; M. D. Grmek, Les Maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Paris,
Payot, 1983, p. 463-476.
[57] R. J. Littman, « The plague of Athens : epidemiology and paleopathology », Mount
Sinai Journal of Medicine, 76, 2009, p. 456-467.
[58] K. Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de
Rome [2017], trad. française, Paris, La Découverte, 2019.
[60] J. F. Gilliam, « The plague under Marcus Aurelius », American Journal of Philology, 82,
1961, p. 225-251 ; R. J. Littman et M. L. Littman, « Galen and the antonine plague »,
American Journal of Philology, 94, 1973, p. 243-255 ; B. Rossignol, « La peste antonine
(166 ap. J.-C.) », Hypothèses, 3, 1, 2000, p. 31-37.
[61] Cyprien, De la mortalité, dans Œuvres complètes de saint Cyprien, édition Guillon,
Paris, J. Angé, 1837, I, p. 153-173.
[62] K. Harper, « Pandemics and passages to Late Antiquity : rethinking the plague of
c. 249-70 described by Cyprian », Journal of Roman Archaeology, 28, 2015, p. 223-260.
[63] Histoire Auguste, Gallien, 5, cité par K. Harper, Comment l’Empire romain s’est
effondré…, op.cit., p. 213.
[66] L. K. Little, Plague and the End of Antiquity. The Pandemic of 541-750, New York,
Cambridge University Press, 2007.
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[69] A. Portefield, Healing in the History of Christianity, New York, Oxford University
Press, 2005.
[71] Sancti Diadochi Episcopi […], Florence, B. Sermatelli, 1573, chap. 53, p. 36.
[76] P. Colombier, « Les Quatre Couronnés, patrons des tailleurs de pierre », Comptes
rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 96, 3, 1952, p. 512-515.
[79] The Works of the Emperor Julian, édition Wright, Londres, W. Heinemann, 1913, II,
p. 337.
[86] Signalons tout de même les réserves de l’auteur des Miracles de saint Démétrios
(édition Lemerle, 3, 33).
[91] Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie, II, Vie de Marôn, 16, 2, édition Canivet
et Leroy-Molinghen, Paris, Le Cerf, 1979.
[94] Plinii Secundi […] Medicina, édition Rose, Leipzig, Teubner, 1875, p. 89 : De Medicina,
3, 15.
Plan
Qu’est-ce qu’une « peste » dans l’Antiquité ?
La peste antonine
La peste de Justinien
De la santé au salut
Auteurs
Patrick Berche
Stanis Perez
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