Vous êtes sur la page 1sur 117

À lire également en

Que sais-je ?

COLLECTION FONDEE PAR PAUL ANGOULVENT

Philippe Moreau Defarges, La Mondialisation, no 1687.


François-Charles Mougel, Séverine Pacteau, Histoire des relations internationales, de 1815 à nos
jours, no 2423.
Claude Mollard, L’Ingénierie culturelle, no 2905.
Patrick Savidan, Le Multiculturalisme, no 3236.
Pascal Ory, L’Histoire culturelle, no 3713.
Alexandre Defay, La Géopolitique, no 3718.
ISBN 978-2-13-080841-1
ISSN 0768-0066

Dépôt légal – 1re édition : 2013, mars


2e édition : 2018, février

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2018


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


INTRODUCTION

I. – Pourquoi la mondialisation culturelle ?


Aujourd’hui, dans l’actualité quotidienne du travail ou du loisir,
personne ne semble échapper à la mondialisation sous ses diverses facettes.
Ce mot attrape-tout présente en effet le mérite de désigner l’expérience
universelle et protéiforme « d’extension et d’intensification à l’échelle du
monde des relations sociales » (Anthony Giddens). Cependant, la
mondialisation a surtout inspiré les économistes 1, les spécialistes de
géopolitique 2 quand le monde a semblé se réunifier après 1989, voire les
anthropologues conscients, depuis les années 1960 (Lévi-Strauss
notamment et ses préoccupations alors devant l’explosion démographique),
d’une planète en complet mouvement. Or, la mondialisation culturelle aux
e e
XIX et XX siècles, révélée, par exemple, par l’extension planétaire des

échanges scientifiques et des migrations touristiques ou par le déploiement


de grands événements sportifs, reste relativement peu décrite de manière
synthétique. Chaque spécialiste (étude des médias, des religions, des arts,
des sciences, etc.) accomplit légitimement sa part de description et
d’analyse au sein de son domaine propre. Mais une perspective générale
semble nécessaire pour faire converger tous ces traits culturels dispersés et
en tirer un tableau d’ensemble. Non que nous ayons pourtant une
interprétation d’ensemble commode à fournir. L’explication monocausale
de la mondialisation culturelle depuis les années 1980 par le surgissement
d’un « capitalisme flexible » (David Harvey) est séduisante, quoique vague
et incertaine : il n’existe pas de primauté d’un facteur causal économique
sur un autre, mais des relations réciproques entre facteurs et des décalages
perpétuels entre eux. Mondialisation culturelle et expan- sion capitaliste ne
se confondent pas : le marché ne constitue qu’une modalité de l’échange
parmi d’autres. Toutefois, les deux processus peuvent coïncider, voire
parfois se recouper fortement (le capitalisme favorise l’individuation via le
salariat et la consommation au détriment des solidarités de réciprocité ou de
redistribution) ou plus incidemment (la concurrence sur les technologies de
l’information en abaisse les coûts et favorise donc les communications de
masse), mais aussi diverger (les migrations de travail sont souvent freinées
contrairement à la mondialisation financière). La compression du monde
produite par les technologies a débouché en tout état de cause sur
l’intensification de la conscience de vivre dans un monde « unique ». C’est
l’analyse de cette nouvelle unicité culturelle et de son imaginaire qui
structure les comportements que nous placerons au cœur de l’ouvrage. Elle
s’appréhende aussi bien sur les terrains de la haute culture (idéologies
laïques, religions, arts et sciences) que sur ceux de la culture quotidienne
(mœurs alimentaires, consommation des médias, loisirs). Regarder une
chaîne télévisée étrangère, faire ses études à l’étranger (Erasmus
depuis 1987), accomplir régulièrement des voyages lointains, apprécier
localement les talents de grands artistes qui œuvrent et exposent un peu
partout dans le monde, telles sont quelques-unes des pratiques culturelles
qui dessinent aujourd’hui une « modernité de grand large » 3 selon
l’anthropologue Arjun Appadurai.

II. – Une ou plusieurs « mondialisation(s) » ?


Toutefois, la mondialisation, entendue au sens très général de liaisons et
de circulations entre des zones géographiques plus ou moins lointaines, est
un processus historique très ancien et aux visages successifs. Ce livre veut
précisément différencier du phénomène actuel de mondialisation ce qui a
toujours existé dans l’histoire, notamment dans la vie des grands empires
(hellénistique, romain, musulman, chinois, espagnol), portés par des grands
flux d’échanges (économico-culturels, politico-culturels) et par de vastes
circulations de savoirs et de croyances. Ces rencontres se réalisaient à basse
intensité, aux pas du chameau et du cheval ou selon les aléas des courants
marins pour la jonque, la caravelle ou le trois-mâts (l’expédition de
Magellan dura trois ans [1519-1522] au début du XVIe siècle tout comme
celle de James Cook dans la seconde moitié du XVIIIe siècle). L’élément
radicalement nouveau d’intensification des échanges s’est produit d’abord
au début du XIXe siècle (première mondialisation-globalisation), puis à la fin
du XXe siècle (seconde mondialisation-globalisation). Aussi, afin de clarifier
cette distinction de fond, nous recourons au choix d’un vocabulaire
différencié afin d’opposer ce qui est, d’une part, le phénomène ancien de la
« mondialisation » au sein de l’espace eurasiatique, mais qui se trouve
examiné systématiquement depuis seulement vingt à trente ans par une
historiographie désormais moins occidentalo-centrée 4, aiguillonnée
incontestablement par le climat intellectuel créé par l’actuelle globalisation.
Et d’autre part, nous avons le phénomène inédit, depuis presque deux cents
ans, de la « mondialisation-globalisation ». Le terme anglais de
globalization sera donc partiellement repris pour désigner la situation d’un
monde désormais très largement interconnecté sous trois aspects clés :
intensité des liaisons et constitution d’un univers de la mobilité, échelle
unique des pratiques (un événement au Bangladesh comme le microcrédit a
eu son écho immédiat en Norvège dans quelques villages de pêcheurs),
organisation des relations en réseaux denses (réseaux diasporiques,
scientifiques, entrepreneuriaux). Un mot de Paul Valéry au début du
e
XX siècle, banal et définitif, « rien ne se fera plus que le monde entier ne
s’en mêle », désignait déjà la mutation en cours. Là où jadis on avait affaire
à de la diffusion culturelle, on parlera dorénavant d’interconnexion étroite et
de monde réticulé. Cette omniprésence du terme « réseau » dans la vie
contemporaine renvoie à ce que le sociologue Marcel Mauss appelait un
« fait social total » : le terme réseau exprime d’un coup toute la structure
plus ou moins cachée du réel, tant dans l’économie que dans l’univers
socioculturel.
Ainsi, alors que le XVIe siècle européen avait certes conçu l’imaginaire
du monde unique avec le globe terrestre (projection de Mercator en 1569),
il faudra attendre les câbles sous-marins, au milieu du XIXe siècle, pour
permettre de relier véritablement les espaces du monde. En 1871, en trois
minutes, Londres et Calcutta furent mises en contact, et la seconde apprit de
la première les résultats du Derby d’Epsom. Avec les nouvelles
technologies de l’information et de la communication à la fin du XXe siècle,
le sentiment d’appartenir à un même monde a encore gagné en intensité : on
le sait, avec les médias interconnectés, le monde est devenu un « village »
(Mac Luhan) où le soleil ne se couche jamais quand institutions (les
Bourses interconnectées) ou parti- culiers tournent sans cesse sur les gonds
de la technologie électronique.

III. – Les interprétations de la mondialisation-


globalisation
On l’a signalé plus haut, mais évoquer l’univers financier conduit
certains analystes à imputer les traits de l’actuelle mondialisation-
globalisation culturelle aux agissements du capitalisme « flexible ». Ce
monde nouveau est dépeint parfois sous les traits de l’uniformité la plus
achevée, celle de la « cocacolonisation » ou du Mcworld (Benjamin Barber)
qui contracte les deux entités McDonald et de Macintosh (Apple). Pour
d’autres, l’accent est mis, à l’inverse, sur les phénomènes de balkanisation
culturelle, voire de « choc des civilisations » (Samuel Huntington). Nous
avons choisi de mettre l’accent sur toutes les interprétations qui s’efforcent
de proposer une analyse d’ensemble. Analyses en termes de convergence,
de choc des civilisations, d’impérialisme, d’hybridation ou de
« glocalisation » (mélange du global et du local), ces cinq interprétations,
dont chacune apporte des éléments intéressants, nous permettront de
mesurer véritablement effets et impacts de cette vaste interconnexion
culturelle de l’univers afin de cerner les types de pratiques sociales ou de
subjectivités engendrés par la mondialisation-globalisation. Pour ce faire,
l’ensemble des sciences sociales sont convoquées à la table de travail,
l’histoire bien sûr dans toutes ses dimensions, mais aussi la sociologie,
l’anthropologie ou la géographie.
CHAPITRE I

HISTOIRE
DES MONDIALISATIONS
AVANT 1820-1840 :
MONDIALISATION
ARCHAÏQUE
ET PROTOMONDIALISATION

Le processus de la mondialisation existe depuis que l’homme est entré


dans l’histoire, au moment où la construction de systèmes politiques,
économiques, religieux, techniques et culturels supralocaux engendre toute
une série de décloisonnements. On a pu dater l’origine de cette première
dynamique mondiale, dite « mondialisation archaïque », de l’âge du bronze,
à partir de 4000 av. J.-C. jusqu’au début du XVIIe siècle. Bien sûr, au sein
d’une aussi longue période temporelle, guerres et épidémies contribuent
régulièrement à entraver ou freiner les interactions. Cependant, des flux
d’échanges et d’emprunts culturels se généralisent dans ce vaste espace
eurasiatique où l’usage du papier, l’imprimerie ou la fabrication de la soie
passèrent d’est en ouest alors que la fabrication du verre ou l’utilisation de
la perspective en peinture firent le trajet inverse. Vient ensuite la « proto-
mondialisation » jusqu’à la fin XVIIIe siècle caractérisée par une emprise
croissante des États européens sur le monde 1. À chacune de ces grandes
périodisations, on voit donc un phénomène d’expansion géographique des
échanges et une interconnexion plus systématique de l’univers. Ces
processus anciens de mondialisation, à vrai dire, n’ont été redécouverts
qu’assez récemment par les historiens occidentaux (Hodgson, McNeill,
Braudel), à rebours d’une corporation longtemps obnibulée par la seule
histoire européenne et la prétendue supériorité de ses peuples ancrée dans le
« miracle grec ». Au XIXe siècle, le mépris à l’égard de la Chine chez un
Humboldt (la langue chinoise lui apparaissait inférieure) ou un Herder (qui
méprisait le caractère national chinois), le rejet d’un islam perçu comme
« fanatique » chez un Tocqueville ou un Renan 2, l’immense dédain de
Hegel pour l’Afrique reflétaient les préjugés dominants à l’intérieur du
monde des lettrés européens. Notons que la redécouverte de ces continents
géo-historiques disparus, cet intérêt pour les réalisations des grandes
civilisations non européennes (chinoise, moghole, arabo-musulmane,
malienne) et pour leur capacité à inventer du neuf grâce à la mise en œuvre
de vastes connexions politiques, économiques et culturelles, s’inscrivent
eux-mêmes dans le processus actuel de mondialisation qui découronne
l’Europe et l’Occident de leur prétention à fixer les annales du monde. En
fait, jusqu’au début du XVIIIe siècle, l’Europe ne dispose d’aucune
hégémonie véritable sur le reste du monde, tant dans le domaine
économique que sur le terrain militaire.

I. – La mondialisation archaïque
Au cours des rencontres entre mondes culturels distincts 3, ce sont toutes
sortes d’individus, aux identités plus ou moins « métisses » qui incarnent
dans leur aventure personnelle l’histoire des mondialisations. À l’échelle
d’une minorité d’acteurs qui courent le monde, l’apprentissage de la
relativité des croyances se réalise aux XIIIe et XIVe siècles. La liste est longue
de ces hommes du passé qui naviguaient existentiellement entre plusieurs
univers politico-culturels et dont, hélas ! le parcours et les traces ont été
rarement consignés par les chroniqueurs du temps sensibles avant tout à la
grande geste politique et religieuse du monde. On rencontre, parmi ces
hommes porteurs d’idées et de compétences nouvelles, les diplomates (les
califes abbassides au IXe siècle envoient des ambassadeurs en Russie ou à la
cour de Charlemagne), les missionnaires-diplomates (à partir du XIIIe siècle,
on assiste à une succession de moines envoyés vers la Chine pour convertir
les élites mongoles avec l’arrivée en juillet 1246 du franciscain Giovanni di
Piancarpino, puis l’ambassade du dominicain André de Longjumeau
en 1250-1251), les marchands (comme ce Tunisien musulman, installé à
Calicut, qui comprend le castillan et qui, par chance, guide Vasco de Gama
en 1498), les espions (le jeune Juif issu de Pologne qui, finalement, se mit
au service de Vasco de Gama en trahissant son commanditaire indien), les
mercenaires, les captifs (de Cervantès aux 1 000 marins de Plymouth qui
sont capturés en 1625 par les corsaires barbaresques), les renégats (à Alger
en 1568, il y a 10 000 convertis à l’islam). Mais certains de ces individus
sont aussi les agents de logiques plus générales et collectives qui président
aux contacts entre civilisations distinctes durant la mondialisation
archaïque, logique politique de l’empire, logique économique des réseaux
marchands, logique religieuse du prosélytisme. Le plus souvent, c’est à un
emboîtement plus ou moins abouti de ces mouvements de fond auquel on
assiste.
Mais ces circulations empruntent quelques routes privilégiées. Le
meilleur symbole de cette mise en contact d’espaces distants fut la route de
la soie ouverte au IIe siècle av. J.-C. quand plus d’une douzaine de caravanes
quittèrent la Chine et traversèrent chaque année les déserts d’Asie centrale
vers la Mésopotamie et la Syrie. La paix mongole entre 1250 et 1350
favorisa les échanges sur les routes caravanières grâce à l’instauration d’un
système de routes et de relais ; ce dernier fut unifié en Chine où il existait
plus de 14 000 relais à la fin XIIIe siècle, et il prolongeait les caravansérails
de Perse et d’Asie. D’autres routes, océaniques cette fois, par lesquelles
transitent produits de luxe, idées et croyances, jouent également un rôle clé.
Avant la montée de l’espace atlantique à partir du XVIe siècle, l’océan
Indien, véritable lac en vertu de son système de double mousson qui assure
un aller-retour aisé entre l’Afrique orientale ou le golfe Persique et l’Inde,
s’offre ainsi comme la plaque tournante de la « mondialisation archaïque ».

1. Les pouvoirs impériaux : la logique politico-culturelle de


l’agrégation souple. – En dépit de tous leurs efforts d’organisation (les
Romains furent pionniers dans le domaine de relais et de postes), faute de
dispositifs communicationnels puissants en face de l’immensité de l’espace,
le but des empires anciens était d’agréger et d’ordonner souplement des
territoires et des populations et non de chercher à les assimiler en
profondeur. Après l’Empire perse et sa souple organisation en satrapies,
l’Empire romain fut peut-être le chef-d’œuvre de gestion décentralisée
(amorcée depuis les édits de Cyrène en 4 av. J.-C.) alors que la période
républicaine avait beaucoup moins tenu compte des provinciaux. Le
contrôle des populations soumises reposait en général sur le ralliement
d’élites locales urbaines attirées par les possibilités de participation au
nouveau pouvoir ou/et séduites par le dynamisme culturel de conquérant
(parfois, ce fut l’inverse, avec les Romains conquis culturellement par les
Grecs). En effet, en imposant une domination sur de vastes étendues,
l’Empire favorise à la fois les circulations marchandes et intellectuelles : les
Mongols, au XIIIe siècle, réunifient l’espace eurasiatique, en dépit de la
destruction du califat abbasside en 1258, en ouvrant à nouveau la vieille
route de la soie qui assura la diffusion, capitale pour l’Europe, de toutes les
avancées technologiques chinoises. L’Empire provoque, de plus, des formes
d’unification culturelle de type linguistique, religieux (l’empereur, Maurya
e
Asoka, en envahissant l’Inde, au III siècle av. J.-C., embrasse le
bouddhisme et le diffuse dans son royaume) ou savant. En effet, il s’est agi
souvent pour ces grands monarques, afin de conforter leur statut de grande
puissance temporelle, d’essayer tout autant d’établir des formes d’inventaire
du savoir universel que de se glorifier des tributs et des produits (le châle en
cachemire par exemple pour la dynastie moghole) apportés en
reconnaissance de soumission des zones géographiques situées au-delà des
frontières impériales. Les sept grandes expéditions de la marine chinoise au
début du XVe siècle, placées sous le commandement de l’amiral Zheng He et
qui touchèrent jusqu’aux côtes de l’Afrique orientale, n’avaient ainsi pas de
but « impérialiste », mais cherchaient seulement à établir la suzeraineté de
l’empire Ming.
Sur un plan intellectuel, un bon exemple de politique culturelle
impériale avant la lettre est celui de la mise en œuvre d’une politique de
traduction par les pouvoirs politiques musulmans afin d’opérer le transfert
de textes grecs ou d’origine indienne vers la langue du vainqueur. Bagdad,
aux premiers temps du califat abbasside, devint le foyer principal de
rencontres savantes. Sous Al-Ma’mûn (811-833) sont ainsi construits les
ancêtres des observatoires pour confirmer ou rectifier les données
astronomiques livrées par Ptolémée au IIe siècle apr. J.-C. ; au même
moment, le savant originaire de l’actuel Ouzbékistan, Al-Khwârizmî, vient
à Bagdad en apportant, dans ses tables astronomiques et surtout en
arithmétique, des éléments importants venus d’Inde (les neuf chiffres et
le 0) tout en connaissant bien les textes du savoir grec. Cette politique
d’appropriation des savoirs existants pour mieux les dépasser fut l’un des
ressorts clés du développement de la science arabe. Par ailleurs, les cours
s’avéraient des univers en général raffinés, à l’affût des nouveautés. Le
savoir profane étranger y fut souvent accueilli avec faveur dans l’univers
musulman (par exemple la peinture représentative à la cour moghole, en
Perse ou en Égypte, la poésie persane). La culture des fleurs (art des jardins
e
favorisé par les Timourides au XIV siècle et chez les Moghols au
e
XVII siècle) et l’importance accordée à la cuisine en Chine, au Proche-
Orient et en Inde furent des vecteurs importants de la communication
culturelle. Plus prosaïquement, les pouvoirs des grands empires reposaient
sur la circulation des élites administratives/lettrées. Le pouvoir moghol en
Inde au XVIe siècle importait du Moyen-Orient (Iran) et du Cachemire des
livres précieux et des scribes.
Sur un autre plan, la paix impériale s’accompagne aussi du rôle
unificateur dévolu à une langue qui connaît alors une expansion notoire au
sein des élites. L’araméen (langue de communication de l’Empire
achéménide perse au Ve siècle av. J.-C.), le grec (le mot de Plutarque :
« lorsque Alexandre civilisa l’Asie, Homère y fut la lecture »), l’arabe (qui
accompagne l’essor de l’islam), le persan (qui devint aux XVe, XVIe et
e
XVIII siècles la langue de référence dans l’Inde moghole et auprès des
Ottomans) sont quelques-unes des grandes langues de civilisation. Certains
pouvoirs impériaux ont aussi délibérément mené une politique de traduction
susceptible de mieux asseoir leur puissance. La Chine crée son collège de
traducteurs à Nankin en 1407 ; il était divisé en huit collèges linguistiques
dont celui réservé au mongol, au sanskrit, au persan ou à l’ouïgour. Par la
paix qu’elle assure et l’unité qu’elle instaure, une puissance impériale
conditionne de surcroît favorablement les circulations savantes. En
reprenant l’exemple de la science arabe, on peut corréler son essor à la
bonne circulation des hommes et des livres au sein de l’espace musulman ;
lorsque sous l’effet des invasions et des conflits des XIIIe et XIVe siècles les
communications furent moins aisées, la portée de la science arabe en fut
restreinte. De même, la diffusion d’une religion à partir d’un centre impérial
vers l’une de ses périphéries constitue un mode de contrôle indirect de cette
dernière. La circulation des objets et livres sacrés du bouddhisme
représentait une part notable des biens échangés entre la Chine d’une part et
les Coréens et Japonais d’autre part. Le bouddhisme servit également
d’instrument de pacification dans les régions périphériques (Mandchourie,
Sud-Ouest) de l’Empire chinois.

2. Diasporas marchandes, voyageurs et villes. – Les marchands furent


au cœur des premières formes de mondialisation, et l’extension
géographique des circuits marchands en est l’une des grandes données.
Jusqu’au XVe siècle, leur âge d’or coïncide avec l’essor de villes, surtout les
ports, où se nouaient les grandes affaires. Quelques cités furent très tôt des
villes-Babel : Malacca, au début du XVIe siècle, comptait entre 100 000 et
200 000 habitants, et on y entendait 85 langues ! À Tombouctou, au même
moment, on croise Peuls, Bambaras, Touaregs et Maghrébins. Chang’an
(l’actuelle Xi’an), capitale de la dynastie Tang, fut aux VIIe et VIIIe siècles le
terminal de la route de la soie ; elle comptait un million d’habitants et
représentait la plus grande ville du monde ainsi que la plus cosmopolite
avec ses quartiers réservés aux marchands persans et syriens. Les grandes
cités marchandes, Gênes, Venise, Malacca, Samarkand, étaient en partie
capables d’échapper au contrôle étroit des empires dans la mesure où ces
réseaux marchands diasporiques étaient transnationaux. Des réseaux de
marchands indiens se retrouvent à Ispahan, Astrakan, Moscou, Istanbul. Les
réseaux de marchands italiens (Génois et Vénitiens) sont présents au Proche
et Moyen-Orient (Perse et Égypte ; en Mésopotamie, en 1290, 900 Italiens
séjournent à Bagdad pour construire des galères chargées de parcourir
l’océan Indien), en Chine (les Polo au XIIIe siècle, marchands génois dans
les villes soyeuses du Yangzi ou dans les ports du Fujian [Zaitun] au
e
XIV siècle). Dans leur sillage, deux types de développement culturel
peuvent être constatés, artistico-intellectuel d’une part et religieux d’autre
part.
D’abord, les grandes routes marchandes furent le sup- port privilégié
des circulations religieuses. Entre le VIIe siècle et 1498 (l’arrivée des
Portugais à Calicut), les réseaux arabo-persans, accompagnés parfois des
réseaux de marchands juifs (ceux du Caire), chrétiens syriaques (en Inde du
Sud) ou italiens, couvrirent l’espace terrestre, de l’Atlantique jusqu’à la
Chine du Sud grâce aux caravanes de chameaux (32 km en six heures avec
550 livres pour chacun), et l’espace maritime, de la Méditerranée jusqu’à la
mer de Chine via le contrôle de l’océan Indien. Ibn Battuta, originaire du
Maroc, est le symbole au XIVe siècle de cette emprise des réseaux
marchands qui favorisèrent l’implantation de l’islam sur les côtes de
l’Afrique de l’Est au XIIIe siècle (sultanats marchands à Mogadiscio,
Malindi, Mombasa, Zanzibar), dans le Sahel à partir de Tombouctou
(en 1324, l’empereur du Mali accomplit le pèlerinage à La Mecque dans des
conditions particulièrement somptuaires) et dans l’archipel indonésien (à
partir de la fondation du sultanat de Samudra-Pasai au début du XIIIe siècle à
la pointe nord de Sumatra). Une koinè marchande musulmane hégémonique
s’est ainsi constituée entre le VIIe et le XVe siècle entretenue notamment par
la concomitance, en Inde notamment, entre la tenue des foires et les
pèlerinages dans le monde musulman. Mais les voies marchandes devinrent
également le vecteur de circulations artistico-religieuses. Les marchands de
la Hanse (Nord de l’Allemagne) entraînèrent l’essor des villes et du
gothique dans l’actuelle Europe baltique et orientale aux XIIIe et XIVe siècles.
La route de la soie, à partir de 139-126 av. J.-C., vit les Chinois chercher
des chevaux en Asie centrale en échange de la soie. Là circulèrent aussi des
images servant de support aux croyances religieuses, celles du manichéisme
(miniatures persanes, fresques de Samarcande, grottes Tourfan), mais
surtout du bouddhisme (au premier siècle de notre ère dans le Gandhara
[Afghanistan et Pakistan actuels] des Kouchans). Les grottes du désert de
Gobi sont de vastes « BD » sur 45 000 m2 qui racontent les religions,
surtout d’ailleurs la religion bouddhique. Les miniatures persanes chiites
racontent elles aussi les routes de la soie. Et quand les Portugais arrivèrent à
Calicut en 1498, ils avouèrent leurs deux motivations, religieuse et
marchande : « nous cherchons des épices et des chrétiens ».
3. Le prosélytisme religieux par les hommes de religion. – La
diffusion des grandes religions s’appuie d’abord, bien souvent, sur les
conquérants militaires. C’est au périple, long de seize ans, entrepris au pays
de Bouddha par le moine et savant chinois Xuanzang que la Chine doit
l’importation de cette religion. Il revint en Chine en 643 avec une suite
d’hommes et de chevaux chargés de transporter près de 700 textes
bouddhiques ainsi que des images qu’il avait collectés 4.
Le succès de l’islam se marqua dans un premier temps chez les élites
qui virent en lui l’instrument d’une différenciation sociale plus poussée.
Mais son essor dans les secteurs les plus humbles de la population repose
sur d’autres facteurs au sein desquels on relève le rôle des groupes soufis.
Ces derniers traversent aux XIVe et XVe siècles les terres d’islam entre le
Maroc et l’Inde tout comme les ordres mendiants chrétiens (franciscains,
dominicains) avaient essaimé dans toute l’Europe au XIIIe siècle. Cet élan
soufi permit d’achever l’islamisation des campagnes en prenant mieux en
compte la religiosité populaire, et il autorisa l’approfondissement de la foi
dans les villes. Mais l’on trouve aussi les Renonçants hindous qui
parcouraient l’Eurasie et une partie de l’Afrique ; et des hindous vinrent
jusqu’en Hongrie et en Russie. Quant aux jésuites (1540), ils s’enfoncèrent
dès leur fondation au plein cœur de l’Asie avec François Xavier qui atteint
Goa en 1542, puis le Japon en 1549. La Chine fait l’objet en 1582 de la
mission confiée au père Ricci, guidé par la fière parole de Jérôme Nadal,
« notre lieu est le monde ».

II. – « Protomondialisation » fin XVIe siècle-fin


e
XVIII siècle
Cette période correspond à l’ascension rapide de certains États
européens, Espagne et Portugal, mais surtout des Provinces-Unies, de la
France et de l’Angleterre. Leur compétition incessante se trouve au cœur de
la dynamique européenne. Contrairement à la puissance chinoise, ces pays,
forts de leur puissance militaire, notamment maritime, menèrent des
politiques mondiales « impérialistes » avant la lettre. Celles-ci associaient
acteurs privés, dont les compagnies de grand commerce sur le modèle de la
Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC) fondée en 1602, et
acteurs publics. Cette VOC, l’entreprise la plus riche du monde en 1669, fit
la fortune et la gloire artistique d’Amsterdam au XVIIe siècle. Si l’espace
atlantique acquiert une importance accrue, l’Asie ne connaît pas pour autant
une période de déclin. En Inde et en Asie du Sud-Est, des processus de
« modernisation » économique et technologique sont à l’œuvre. Mais,
comme le note l’historien indien Dipesh Chakrabarty, seule l’Europe
entame alors une véritable réflexion critique au sujet de ces transformations
à la lumière des pensées de Spinoza, Grotius, Hobbes ou Locke. Cette
« modernité » réflexive, qui met donc à distance critique le passé, ne se
trouve ni en Inde ni en Chine. Elle aiguise les initiatives et propulse en
avant. C’est sans doute en s’appuyant sur cette base culturelle que l’on a pu
parler de « montée de l’Ouest » (McNeill en 1963), bien que la formule
sonne, aux oreilles de certains historiens de l’histoire globale aujourd’hui,
comme trop occidentalo-centrée. L’historien C. A. Bayly identifie aussi des
éléments plutôt « politico-institutionnels », donc culturels, telles la stabilité
des institutions (et des droits de propriété), la sophistication financière et
militaire, etc., qui permettent de différencier l’Europe du reste du monde.

1. Les premières connexions entre Asie/Europe/Amérique : les


empires portugais et espagnol fin XVIe siècle. – À partir du XVe siècle, un
grand changement dans l’histoire de l’espace eurasiatique se produit avec la
(lente) montée de la puissance maritime portugaise. Celle-ci cherche d’une
part à contourner l’Afrique intérieure contrôlée par les marchands
musulmans afin d’accéder directement à l’or du « Soudan » (Sénégal et
Ghana actuel) et, d’autre part, à contrôler l’accès direct aux épices dont le
négoce principal relevait, pour l’essentiel – il y avait aussi des commerçants
juifs et chrétiens syriaques –, également du monde musulman. Les
Portugais arrivent à Ceuta en 1415 et passent Bonne-Espérance en 1488
avec Bartolomeu Dias. Ils arrivent à Calicut (côte sud-ouest de l’Inde) en
août 1498 avec le premier grand voyage de Vasco de Gama vers l’Inde
(juillet 1497-juillet 1499). Goa est saisie en 1510 et Malacca, le grand
entrepôt de l’Asie du Sud-Est, en 1511, qui permettait de contrôler les voies
de commerce entre Inde, Indonésie et Chine. Ils arrivent au Japon en 1543.
Jusqu’à leur arrivée sur les marchés asiatiques, les circulations marchandes
avaient uni essentiellement la Chine, l’Inde, l’Égypte et la Perse. La fin du
e
XVI siècle, avec l’instauration de la connexion entre Amérique et Pacifique

par les Espagnols, lorsque les galions chargés de 50 t d’argent américain


(Mexique, Andes) arrivent à Manille à partir de 1571, introduit la
« protomondialisation » ou le bouclage du monde. Inversement,
6 000 « Orientaux », des Philippins, entrèrent au début du XVIIe siècle dans
la Nouvelle-Espagne en Amérique. Cet afflux d’argent américain irrigue
alors toute l’Eurasie. Cependant, la Chine reste indifférente à l’Occident et
écarte finalement le message chrétien tendu par les missionnaires jésuites.
Ces derniers jouent néanmoins un rôle d’intermédiaire important avec
l’Europe au XVIIIe siècle ; ils contribuent à y faire connaître à la fois toute
une série de techniques chinoises tels le semoir multiple, le fourneau
Bessemer, le métier à filer ainsi que quelques grandes idées philosophiques
telle celle d’un ordre naturel des choses.

2. Le monde atlantique. – L’histoire de la conquête de l’Amérique par


les Européens, puis celle de la traite négrière qui s’accélère à partir de la
décennie 1670, représentent une énorme aventure humaine avec toutes les
conséquences culturelles nées des multiples contacts entre individus venus
de mondes distincts. Les premiers conquistadors espagnols (600 pour
Cortès, 200 pour Pizarro) vécurent avec des Indiennes, et le métissage
devint en Amérique latine (et non en Amérique du Nord) une réalité
humaine incontournable. Sur le plan culturel, la diffusion du catholicisme
par les Ibériques donne à cette réalité métisse une assise décisive. Même
l’histoire de la traite, avec ses 12 millions d’Africains transplantés, et celle
de l’esclavage offrent un panorama humain complexe. La surreprésentation
des Noirs par rapport aux Européens (jusqu’en 1820, il y avait quatre
Africains pour un Européen arrivé en Amérique et quatre femmes sur cinq
qui avaient traversé l’Atlantique provenaient d’Afrique), eut pour
conséquence d’encourager des contacts et des amours ancillaires. Quelques
parcours, favorisés par l’accession précoce à la liberté, révèlent la part
incoercible d’inventivité humaine, quand bien même le tragique se révèle
puissant. La domination de l’Européen ne fut jamais totale. James
Wedderburn, fils d’une esclave et d’un marchand d’esclaves, arrivé à
Londres en 1778 où il prêcha la révolte des esclaves, illustre le chaos
existentiel, parfois fécond, provoqué par la traite. Certains esclaves libérés
revinrent en Afrique, tel le grand-père de l’intellectuel et explorateur
scientifique (de la vallée du Niger en 1860) noir américain, Richard Delany.
Toussaint L’Ouverture (1744-1803), né esclave à Saint-Domingue
(l’actuelle Haïti), reçut un peu d’éducation auprès des jésuites ; il resta
d’ailleurs catholique toute sa vie en rejetant le culte vaudou. Affranchi
en 1777, il se met à la tête d’une révolte d’esclaves en 1791, et l’emporte
militairement sur les Français jusqu’en 1794 ; il se retourne finalement vers
eux et prône la réconciliation entre Noirs, Blancs et mulâtres.
Pour le reste du monde, l’histoire de l’Atlantique fut aussi celle des
produits américains amenés en Europe et qui révolutionnèrent les
consommations alimentaires et, partant, les modes de vie. Tomate (la
première recette d’une sauce tomate est publiée en 1692) ou patate, sucre et
chocolat (sans son complément, le piment, chez les Aztèques) gagnent les
différentes tables sociales aux XVIe et XVIIe siècles. Le café, boisson
largement consommée au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est au
e
XVII siècle, devint en cent ans une consommation essentielle des

Européens. Les Européens apportent en Afrique et en Asie le piment :


d’épicées, ces cuisines devinrent pimentées.

3. La décennie mondialisée des années 1760- 1770. – Toute une série


d’événements, surtout parties prenantes de l’histoire du système impérial
britannique, confèrent à cette décennie une place importante dans l’histoire
de la mondialisation culturelle 5. Des expéditions scientifiques de grande
ampleur (Cook et Bougainville), l’expansion commerciale en Inde, la
consolidation de certaines situations coloniales façonnèrent de nouveaux
corps de savoir et de nouveaux réseaux culturels. En effet, avant même le
conflit de 1775 avec les insurgés américains, l’Angleterre commence à
opérer sa réorientation, aussi bien culturelle et intellectuelle que
commerciale, vers l’Asie et l’Inde. L’exploration et le commerce menés
conjointement permettent aux Anglais de reformuler leur compréhension
globale du monde : la confection de cartes facilite la pénétration territoriale
militaire et marchande et rend possible la projection idéologique de la
notion d’empire. Alors, les Britanniques (les Écossais jouent un rôle
important au XVIIIe siècle en Inde) accèdent pour la première fois
véritablement à un système mondial d’informations. Signe de cette nouvelle
conscience mondialisée, les intérieurs des foyers aisés en Angleterre à la fin
du XVIIe siècle abritent de plus en plus de cartes exposées sur les murs ou
des globes ; la librairie britannique propose aussi de plus en plus de récits
de voyage pour le grand public ; la première édition du troisième voyage de
Cook se vendit en trois jours. L’un des acteurs pivots de cette mutation
impériale est incarné par la Compagnie des Indes orientales. Au prix d’un
effort cartographique réel et d’une nouvelle expertise intellectuelle procurée
par le double recrutement de panditsh indous et de scribes musulmans shia,
elle acquiert peu à peu un pouvoir territorial hégémonique en Inde, et par
ricochet sur toute l’Asie du Sud-Est. Cette coproduction intellectuelle au
sein de la Compagnie, menée par des Britanniques et par des « locaux »,
donne à comprendre que la connaissance de la péninsule Indienne, loin
d’être l’imposition d’un savoir européen « impérialiste », s’avère un
processus négociés et « dialogique » dont témoigne également la création
en 1784 de l’Asian Society of Bengal. Parallèlement, l’exploration du
Pacifique par Georges Anson, John Byron, Samuel Wallis (qui découvre
Tahiti en 1767), Bougainville (voyage autour du monde entre 1766-1769) et
surtout Cook (1768-1771, puis 1772-1775) prépare son ouverture au
commerce et aux missionnaires. Avant Cook et Bougainville en effet, le
Pacifique restait terra incognita. Lors de son premier voyage, Cook avait
pour mission de nouer des relations diplomatiques et commerciales avec les
indigènes et de rapporter, avec l’aide du botaniste, Joseph Banks, des
spécimens de graines d’arbustes, plantes et fruits. Les publications très
populaires des missions protestantes, The Methodist Magazine and The
Evangical Magazine, participèrent de cette connaissance accrue du monde
pacifique.

III. – Deux mécanismes de la mondialisation


culturelle : la consommation et la circulation
des savoirs
Nous allons revenir sur deux formes exemplaires de circulation, celle
des biens de consommation de luxe ou de semi-luxe (les trois millions
d’objets de la porcelaine chinoise blanc et bleu transportés par la compagnie
hollandaise VOC au XVIIe siècle qui décoraient vitrines, manteaux de
cheminée ou tables) et celle des idées et des savoirs. Leur implication dans
une histoire de la mondialisation culturelle s’avère centrale.

1. Formes de consommation et leurs implications politico-


culturelles. – La consommation d’un certain nombre de produits de luxe ou
de demi-luxe (la porcelaine chinoise) est porteuses de sens, certains plus
directement politiques, d’autres plus liés à l’état de la culture. Ainsi, les
vêtements textiles, reflets du statut social, signes de richesse et de pouvoir,
ont constitué depuis la mondialisation archaïque une arme commerciale et
idéologique essentielle. La Chine, puis l’Inde et la Perse ont rayonné
durablement grâce à l’exportation de leurs soieries ; des rouleaux de soierie
ou de cotonnades ont servi de monnaie dans l’océan Indien durant diverses
époques. Les cours royales, en général, souhaitaient afficher le luxe quoique
le code vestimentaire des mandarins sous les Ming (XIVe-XVIIe siècles),
inspiré par les préceptes confucéens de simplicité, fût à l’opposé des
pratiques fastueuses présentes dans le monde musulman des Safavides
iraniens (1501-1736) et des Moghols (1526-1858). Mais les Chinois,
entre 1600 et 1800, par déférence pour les pratiques vestimentaires
(enregistrées par les peintures) sous les premières dynasties, importaient de
l’actuelle région du Bangladesh des fourrures de loutre. On doit aussi
mettre en relation la consommation avec l’idée de religion cosmique, si
forte dans la mondialisation archaïque. Les idées religieuses influencèrent
les pratiques alimentaires, le sucre se répandit en Chine après avoir d’abord
été un élément du rituel tandis que le bouddhisme stimula la consommation
de thé dans l’espace chinois quand les moines prirent l’habitude d’en
consommer par petites gorgées pour rester éveillés ; les codes brahmaniques
favorisèrent l’importation d’épices. Les savoirs biomédicaux et
astrologiques favorisèrent également l’importation de plantes, d’épices, de
métaux et pierres précieuses. Le thé, le tabac l’opium furent introduits en
Chine comme remèdes. Ces produits étant censés transformer la
constitution humorale du patient. Quant à l’importation de porcelaines
chinoises bleu et blanc en Perse dans les riches familles, elle obéissait au
départ à l’interdiction coranique de manger dans de la vaisselle d’or ou
d’argent. Enfin, à l’époque de la proto-mondialisation, la consommation
d’un certain nombre de produits rares, dans des lieux précis, amorce des
processus socioculturels de longue durée. Vers 1700, le café et l’opium
deviennent l’objet simultané d’une consommation spécifique dans les coffee
houses londoniens et dans les salles d’opium en Chine. Le philosophe
Jürgen Habermas a voulu inscrire au cœur de la démocratisation des mœurs
en Europe au XVIIIe siècle le rôle et la place grandissante des cafés dans
l’espace public. Ceux-ci, lieux égalitaires (quoique purement masculins) de
débats, furent l’un de ces premiers lieux publics indépendants de l’espace
curial même s’il ne faut peut-être pas trop exagérer leur rôle, in fine, dans
l’établissement d’une « sphère publique bourgeoise ».

2. Les circulations lettrées et savantes. – Nous l’avons vu plus haut, la


communication de savoirs et d’idées fut encouragée par les divers pouvoirs
afin de s’appuyer sur des hommes compétents et porteurs de nouveautés.
Les hommes au savoir rare ont donc circulé en tout temps, attirés par les
offres de tel ou tel souverain ou de telle ou telle grande cité. Dans la période
hellénistique (IIIe-Ier siècles av. J.-C.), la circulation des ingénieurs et des
grands philosophes (pour gagner les écoles de Pergame, d’Alexandrie ou
d’Athènes) fut intense. Jusqu’au XVIe siècle, dans l’ensemble, les
circulations intellectuelles s’établirent plutôt sur la base de voyages
individuels de lettrés ou à la suite de péripéties existentielles hors normes, à
l’image du grand traducteur de l’arabe, Diego de Urrea, capturé comme
esclave à l’âge de 5 ans, délivré en 1589 et futur occupant de la première
chaire d’arabe à l’université espagnole d’Alcalá de Henares. Les étudiants
européens circulaient dans toute l’Europe aux XIIe et XIIIe siècles tandis que
les jeunes lettrés musulmans aspiraient à se former au Caire. Cependant,
peu à peu, les grands États organisent plus systématiquement la production
des savoirs et se proposent de fonder des dispositifs institutionnels savants
durables. La mondialisation scientifique acquiert alors une certaine
systématicité.
Ainsi, les lettrés musulmans aux XIIIe et XIVe siècles (qui étaient aussi
souvent des marchands), dont Ibn Battuta (natif de Tanger) reste le plus
connu, voyageaient afin de parfaire leurs connaissances et trouver des
patronages de choix. Ibn Battuta fut employé à Delhi, dans les Maldives et
sur la côte ouest- africaine. Ces hommes furent ainsi sollicités par les
différents pouvoirs dans tout l’espace du Dar al-Islam en vertu du rôle
unificateur de la langue arabe, tout spécialement afin de codifier la charia.
Ils trouvaient aussi l’occasion de diffuser leur savoir dans le réseau des
mosquées, des madrasa ou des lodges soufies. Cette circulation constante
d’une très petite minorité d’hommes savants explique que, dans son Sic et
Non, au début du XIIe siècle, Abélard a fait dialoguer à égalité les trois
savants des trois grandes religions monothéistes. Grâce aux informations
des voyageurs et aux sources arabes et perses, les géographes chinois sont,
au début du XIVe siècle, capables de dresser la première carte du monde
connu où figurent l’Asie et l’Europe 6. Le nombre des voyageurs s’est aussi
régulièrement accru à mesure des progrès des moyens de transport et de la
pacification des relations entre les diverses parties du monde. Ainsi dans le
vieil espace méditerranéen, pourtant théâtre de bien de conflits entre islam
et christianisme, il existait déjà 200 publications occidentales au début
e
XVII siècle sur le thème du « Voyage en Orient ». Ces textes contenaient de

plus en plus d’observations sociales et de moins en moins de propos


strictement religieux. Un siècle plus tard, le Voyage en Syrie et en Égypte de
Volney (1787), qui dresse le constat d’un Orient en crise, sert de pierre de
touche dans l’histoire de l’orientalisme.
L’autre grande modalité des circulations scientifiques relève d’un
processus plus volontariste d’accumulation du capital scientifique. Deux
domaines prioritaires sont en jeu : celui des traductions et celui des sciences
naturelles. Nous avons déjà cité la démarche suivie par le califat abbasside
en matière de traduction. Sa réplique vint quelques siècles plus tard avec la
politique accomplie en Espagne et en Sicile à partir des XIe-XIIe siècles. Les
savoirs arabes (qui étaient eux-mêmes en partie des savoirs grecs) passent
en Occident. Toutes les avancées arabes en médecine (introduction d’outils
chirurgicaux, techniques de dissection, évolution de la pharmacopée, mise
au point de techniques diagnostiques), en optique et physique (réfraction de
la lumière, gravité), en mathématiques (trigonométrie), en chimie
(découverte de substances, tels la potasse, l’acide sulfurique, le nitrate
d’argent) sont rapatriées en Occident. L’avance arabe, incontestable en
l’an 1000 quand la plus grande bibliothèque de Cordoue ne comptait pas
moins de 400 000 volumes alors que le monastère de Saint-Gall n’en
disposait que de 600, cède le pas au rattrapage européen. Le rôle de
quelques traducteurs de l’Europe septentrionale (dont le fameux Constantin
l’Africain au Mont-Cassin qui traduit nombre de traités scientifiques) venus
traduire à Cordoue et surtout à Tolède s’avère fondamental. Dans cette
dernière ville, Gérard de Crémone résida de 1150 à 1187 et mit en place des
équipes afin de traduire 90 ouvrages de l’arabe en latin. La « révolution
de 1200 », quand les livres d’Aristote (et les commentaires d’Averroès) sur
la science et la philosophie de la nature sont traduits de l’arabe, reste l’une
des grandes dates de l’histoire mondialisée des savoirs. Un deuxième
moment d’organisation systématique des connaissances prend date avec le
début du XVIe siècle européen. Le désir de connaître mieux l’Autre (Islam,
Proche-Orient) tient à la fois à un besoin de connaissance désintéressée, aux
nécessités du commerce, aux impératifs politiques d’une meilleure
connaissance de l’Empire ottoman, voire à des préjugés positifs pour une
civilisation étrangère (au XVIe siècle, les protestants ont un préjugé
favorable envers l’islam). Alors, la création d’une chaire d’arabe par
François Ier au Collège de France est décidée, une chaire d’arabe apparaît à
e
Oxford en 1538. Les Français créèrent au XVII siècle l’institution des
« Jeunes de langue » pour former à la connaissance de l’arabe, du persan et
du turc ; on attachait par la suite aux consulats et aux ambassades du
Proche-Orient ces jeunes gens. De ce milieu sortirent au XVIIIe siècle la
majorité des orientalistes dont la masse se regroupe dans le premier
département d’études orientales créé en 1795. À la même époque,
l’enseignement du turc et du persan est favorisé dans les universités russes.
L’autre grand domaine scientifique où opère une politique mondiale des
savoirs est celui des sciences naturelles. Dans ce domaine, à la fin du
e
XVIII siècle, Paris devient un centre d’accumulation scientifique clé avec

des institutions, tels l’Académie des sciences et le Jardin du roi, ancêtre du


Museum d’histoire naturelle, mais aussi la Société royale d’agriculture de
Paris ou la Société royale de médecine. De nouvelles technologies de
conservation permettent de faire venir du monde entier des échantillons que
ramènent diverses expéditions en Afrique, en Amérique latine et Pacifique
(voyage de Bougainville entre 1766 et 1769) ou que procurent les stations
botaniques installées dans les diverses colonies (Antilles françaises,
Guyane, actuelles îles de La Réunion et Maurice).

Durant les presque cinq mille ans que durent les deux premières grandes
phases de mondialisation, on peut opposer le caractère multipolaire de la
mondialisation archaïque au jeu plus restreint d’acteurs à partir du
e
XVII siècle avec la progression agressive des Provinces-Unies et de

l’Angleterre. Quant au XVIe siècle, il marque peut-être un premier grand


tournant dans le domaine des mentalités avec l’imaginaire d’un monde
unique. Un seul espace certes, mais, concrètement, c’est moins du tiers des
terres émergées et moins de la moitié de l’humanité terrestre qui sont reliés
économiquement et culturellement entre la fin du XVe et le début du
e
XIX siècle. Cependant, quelque chose de cette description du monde qui a
été ici proposée demeurera dans la phase suivante : la mondialisation se
présente tramée d’une infinité de flux, globaux et locaux. Certains lieux,
capitales d’empire ou emporium, selon le mot magnifique de Descartes
appliqué à l’Amsterdam de la fin des années 1620 font bien « l’inventaire
du possible ».
CHAPITRE II

LES DEUX MONDIALISATIONS-


e
GLOBALISATION DES XIX
e
ET XX SIÈCLES

Si l’on cherchait à établir la liste des hommes qui illustrèrent l’aventure


humaine des XIXe et XXe siècles, l’attention se porterait sûrement d’abord sur
les grands aventuriers du monde global, tels l’industriel bostonien Francis
Train, qui fit en presque quatre-vingts jours le voyage autour du monde
en 1870 (c’est lui qui inspira Jules Verne), Charles Lindbergh (voyage New
York-Paris en 1927) ou, autre « homme pressé » mythique, l’extravagant
Howard Hughes (voyage aérien autour du monde en trois jours et dix-neuf
heures en juillet 1938). Puis à la fin du XXe siècle, les aventuriers immobiles
deviennent innombrables grâce à la révolution des médias électroniques,
nouveau changement d’échelle dans le temps et l’espace. Dans les deux cas,
le sentiment de vivre une ère nouvelle se caractérise par la sensibilité à
l’événement (« le monde a changé »), son irréversibilité (le monde
« d’avant le chemin de fer » ou « d’avant Internet ») et la cohérence de son
espace politique (alliance du libéralisme et de l’État-nation au XIXe siècle et
de la démocratie et du marché après 1989). L’historien Pierre Chaunu avait
considéré que l’explosion des nouvelles technologies de l’information et de
la communication (NTIC) dans la seconde moitié du XXe siècle représentait
la plus forte révolution humaine depuis le Néolithique : il avait fallu trois
mille ans pour perfectionner l’écriture, et il a suffi de quarante ans pour
lancer la révolution informatique !

I. – Les nouveaux cadres des connexions


Incontestablement, l’histoire matérielle des deux mondialisations-
globalisation est liée à celle du capitalisme durant ces deux derniers siècles.
John Maynard Keynes (après Karl Marx et Max Weber) avait un jour
célébré l’éthique de l’épargne bourgeoise qui avait permis au XIXe siècle le
financement des chemins de fer ; et à la fin du XXe siècle, il s’est agi
d’autres programmes tout aussi grandioses, lancement de satellites ou pose
de fibres optiques. Cette révolution technologique avait été bien perçue par
Marx qui parlait dans les Grundrisse (1857-1858) d’annihilation de l’espace
par le temps. Le sociologue anglais Anthony Giddens, à la fin du XXe siècle,
ajoute que la « modernité déplace les gens » non pas seulement au sens
littéral du terme, mais aussi au sens indirect de présence du lointain dans le
local lorsque les médias nous rendent accessible et sensible tout l’univers.
Ces mutations dans l’ordre des communications ont régulièrement donné
naissance, du comte de Saint-Simon (1760-1825) à Marshall McLuhan
(1911-1980), à de nombreuses utopies politico-sociales fixées sur la
possible instauration d’un monde de l’interdépendance, réconcilié et unifié
par les nouvelles technologies 1.
1. Libre-échangisme et capitalisme. – Au XIXe siècle, avec l’adoption
progressive du libéralisme, d’abord en Angleterre (abolition des droits sur
les blés en 1846) puis en France (traité de libre-échange avec l’Angleterre
signé en 1860), une économie mondiale tend à se mettre en place là où avait
prédominé jusqu’alors ce que Fernand Braudel avait décrit comme des
successions d’« économies-monde » (Anvers au XVIe siècle, Amsterdam au
e
XVII siècle, Londres à la fin XVIIIe siècle), pôles certes dominants, mais qui
n’avaient pas eu la possibilité d’unifier la planète. Le libéralisme, en
revanche, idéologie de la société de marché, cherche donc à déterritorialiser
l’économie et à construire un espace fluide et homogène, structuré par la
seule géographie des prix. L’Angleterre, acteur international dominant
jusqu’en 1914, porte de toute sa puissance le libre-échangisme tandis que
les États-Unis reprennent le flambeau après 1945 en promouvant des
institutions internationales libérales, tels le GATT (1947) puis l’OMC
(depuis 1995). On assiste alors à ces deux phénomènes essentiels que sont
la création d’un marché mondial (notamment dans le domaine agricole
après 1870) assorti de la convergence des biens et services ainsi que ceux
des facteurs de production. Une dissolution partielle des espaces publics
nationaux se produit.
En lui-même, le libéralisme, surtout au XIXe siècle en Angleterre où les
milieux dissidents protestants (les « évangéliques ») le soutenaient
ardemment en l’associant au féminisme, au pacifisme et à la lutte contre la
tempérance, fleurta parfois avec l’utopie sociale d’un monde accordé par les
vertus du « doux commerce ». Le livre de Norman Angell paru en 1908,
The Great Illusion, peut-être le premier best-seller mondial absolu grâce à
sa traduction en 25 langues et ses millions d’exemplaires de vente, est un
révélateur exemplaire de cet état d’esprit optimiste qui régnait au début du
e
XX siècle en Europe et Amérique du Nord. Alors, ce pacifisme mêlé
profondément avec la conviction libre-échangiste fit croire à beaucoup que
l’histoire était bel et bien arrivée à son glorieux terme.
Cette ouverture généralisée des marchés a créé en tout état de cause de
nouvelles dynamiques et débouche sur des mouvements économiques,
sociaux et démographiques complexes. On peut ainsi citer l’ouverture du
marché indien aux cotonnades du Lancashire qui ruine l’industrie locale et
contraint l’Inde à exporter son riz et divers produits agricoles vers la Chine
pour payer l’Angleterre ; ce sont les revenus de la diaspora chinoise, de plus
en plus nombreuse en Amérique (12 millions de Chinois la rejoignent au
e
XIX siècle) qui permettent alors de payer ces importations indiennes. Par
ailleurs, les circulations de capitaux et d’hommes à travers toute la planète
entraînent de nouveaux « modes de subjectivation » (Gilles Deleuze). Ainsi,
les migrations d’expatriés (techniciens, ingénieurs) anglais qui construisent
la plupart des chemins de fer en Amérique latine favorisent la création des
premiers clubs de football, surtout en Argentine. L’installation de centres
d’appel américains grâce à la fibre optique en Inde depuis les années 1990
suscite chez les employés indiens (200 000) un dédoublement de
personnalité (ils doivent prendre l’accent, voire les expressions
idiomatiques de l’Amérique pour cacher leur identité, ils s’imprègnent plus
largement de culture américaine afin de répondre au mieux) 2. Plus
généralement, en matière de vie d’entreprise, on connaît la séduction
exercée par le monde du management américain dans les années 1960 (la
révolution dite des « ressources humaines ») auprès de l’entreprise
européenne et l’apparition de la figure bientôt dominante du « cadre
dynamique ». Plus récemment, le capitalisme de « projet », très inspiré par
le souple modèle entrepreneurial de la Silicon Valley, promeut de nouveaux
comportements quand il exalte le fonctionnement en réseau et la créativité
de ses salariés.
Pourtant, davantage peut-être que la libéralisation des échanges, le
grand facteur de la mondialisation-globalisation est, selon les historiens
K. H. O’Rourke et J. G. Williamsom, l’abaissement des coûts de transport à
partir de 1860. Les révolutions technologiques du transport et des
communications ont été décisives pour reconfigurer la planète de manière
unifiée.
2. Les révolutions technologiques et les utopies de communication
mondiale. – Consacrer un ouvrage à la mondialisation-globalisation
culturelle et indexer partiellement celle-ci sur la révolution des transports
(plus d’un milliard de touristes en 2012), c’est inévitablement croiser
l’ouvrage anticipateur de Jules Verne et de son Tour du monde en quatre-
vingts jours (1873). On venait alors, en quelques années, de réaliser
quelques grandes liaisons ferroviaires et maritimes essentielles, à l’instar du
Trans-indian peninsular, du Transcontinental american ou du canal de Suez.
La journaliste Nellie Bly établit un nouveau record en 1889-1990 avec
soixante-douze jours d’odyssée. Et lors de l’inauguration du canal de Suez
en 1869, Thomas Cook, l’homme qui inventa les voyages organisés,
proposa d’emblée un séjour en Égypte, avant de surenchérir, en 1872, avec
l’offre d’un premier voyage autour du monde. Les progrès des chemins de
fer et de la navigation à vapeur (dix jours de navigation entre l’Europe et
l’Amérique du Nord en 1870 et six jours en 1890) sont au fondement des
grandes migrations transatlantiques (60 millions entre 1815 et 1914) et
transpacifiques au XIXe siècle tout aussi bien que de celles placées sous les
auspices de la colonisation (21 millions de Britanniques s’installent dans les
colonies entre 1815 et 1912). Le prix du passage entre Liverpool et New
York entre 1830 et 1914 est divisé par huit. Aux côtés de tous ces migrants
économiques, il faut ajouter les centaines de militants anarchistes et
socialistes qui strient la planète entre Buenos Aires (l’anarchiste italien
Enrico Malatesta y vécut de 1885-1889), La Havane (entre 1882 et 1894,
224 000 Espagnols issus pour la majorité de Barcelone furent sensibles pour
un grand nombre d’entre eux à la propagande anarchiste qui favorisa
l’insurrection de 1895 à Cuba), New York et le vieux monde.
Mais, la mutation technologique tout aussi fondamentale, au même
moment, fut la pose par des entreprises anglaises des premiers câbles
télégraphiques sous-marins dans la Manche (1851), dans l’Atlantique
(1858, puis à nouveau en 1865-1866) et dans le Pacifique (1902-1903).
En 1858, l’installation du premier câble transatlantique électrifie les
populations comme jamais ; de multiples célébrations (feux d’artifice,
parades, services spéciaux d’Église) sont organisées de part et d’autre de
l’océan, et le Times parle de la fin de la séparation entre les peuples anglais
et américain. En 1880, 156 000 km de câbles sous-marins avaient été posés.
Le télégraphe, cet Internet de l’ère victorienne, devient ainsi l’instrument
clé de la connaissance internationale du monde à la fin du XIXe siècle à
travers le rôle collecteur des trois grandes agences mondiales de presse du
e
XIX siècle (Havas, Reuters, Wolff) et leur vente d’informations auprès des
journaux. L’univers entre dorénavant dans le salon des lecteurs. Le
philosophe Walter Benjamin, pour décrire cet étirement spatial des
existences, parle de « fantasmagorie » afin de relever la présence du lointain
dans le local. Avant que les télévisions et les magazines n’introduisent les
scènes de guerre à domicile (la guerre du Vietnam et la fameuse photo de
juin 1972, diffusée partout dans le monde, de la petite fille, Kim Phuc,
courant nue et le corps brûlé), le nombre des correspondants de guerre au
sein des grands journaux ne cesse de croître vers 1900 pour relater les
conflits de l’heure, guerre entre l’Espagne et les États-Unis en 1898 ou
guerre russo-japonaise de 1904-1905. La force du Times alors repose sur
son réseau de reporters permanents dans les capitales européennes.
En dépit des communications téléphoniques transatlantiques établies
dès les années 1920 (combinaison des lignes téléphoniques et des ondes
courtes radio) et de la célèbre retransmission du premier grand événement
sportif du siècle entre les boxeurs Carpentier et Dempsey en 1921, leurs
coûts élevés et leur mauvaise qualité persistent jusqu’à l’installation des
câbles téléphoniques transatlantiques de haute qualité (1956) qui permettent
de transporter jusqu’à 2 400 communications. En 1988, le premier câble
sous-marin numérique en fibre optique tapisse le fond de l’Atlantique et
garantit 40 000 communications en simultané (trois fois la capacité des
câbles de cuivre). La 12e génération de ces mêmes câbles permet d’en
transporter 1,3 million entre l’Europe et l’Amérique du Nord en 1997. Le
prix des communications est passé de 31 à 3 dollars (en dollars constants)
entre New York et Londres entre 1970 et 1990. Depuis le lancement du
Spoutnik en 1957 par les Russes, la révolution satellitaire est sur orbite avec
le lancement en 1962 de Telstar 1 ; 150 satellites ont été lancés depuis. Ces
satellites ont permis le développement exponentiel des chaînes TV (27 000
aujourd’hui) et le succès des grands événements mondiaux, tels les JO
(l’audience cumulée de ceux d’Athènes fut de 34 milliards en 2002), la
Coupe du monde de football (audience cumulée en 2006 fut de
26 milliards) ainsi que d’autres événements sportifs (un milliard de
spectateurs pour un match Madrid-Barcelone, en 2011). Quant à l’Internet,
depuis 1993, il a quitté le laboratoire pour tisser sa toile sur la planète.
Agora planétaire, la fluidité de ses communications suscite l’accélération
vertigineuse des échanges individuels et économiques quand deux milliards
d’individus se retrouvent connectés dont 500 millions en Chine.
Toutes ces révolutions de communication qui facilitent dès le XIXe siècle
des rassemblements humains d’un cosmopolitisme bon enfant, tel celui des
grandes Expositions universelles avec les 50 millions de visiteurs à Paris
en 1900, ont été grosses d’utopies politiques et sociales dans leur foi en la
constitution d’un monde interdépendant, pacifié et prospère. L’idée de
démocratie grâce au rail (chez les saint-simoniens), ou grâce à des réseaux
électriques décentralisés (chez l’anarchiste Kropotkine), grâce au cinéma ou
Internet, émaille les propos de penseurs, aux XIXe et XXe siècles, bercés par
le souffle caressant de la prospective sociale et politique. L’une des
premières utopies de ce genre, fascinante par sa vigueur et par les
traductions pratiques qu’elle réussit à opérer, est la doctrine du comte de
Saint-Simon. Le saint-simonisme conjugue à la fois la pensée du progrès
économique et social fondé sur le développement systématique de
l’industrie et la projection d’un projet fédéral européen établi grâce à
l’alliance des « industriels » (ouvriers et patrons) et des savants réunis en un
futur Parlement européen. Au cœur de cette dynamique du progrès
s’inscrivent les réseaux modernes de transport (canaux de liaison entre le
Rhin et le Danube, entre le Rhin et la Baltique et la multiplication des
chemins de fer) et des banques. Tous deux réuniront les hommes et
favoriseront l’intercompréhension. Certains disciples du comte sont
devenus d’importants magnats des transports et de la banque (les frères
Pereire), traduisant en actes quelques-uns des grands projets rêvés par
l’auteur du Catéchisme industriel comme le canal de Suez.

II. – Manifestations nouvelles de la mondialisation


culturelle
Avant de décrire les nouveaux aspects culturels nés de la première
mondialisation-globalisation, il faut d’emblée insister sur deux
caractéristiques qui sont large- ment déployées dans le processus, l’aspect
transnational 3 (plusieurs pays sont concernés, avec des acteurs privés et
publics) et le rôle des réseaux qui animent les nouvelles relations permises
par le renforcement des liaisons de toutes sortes. Ces réseaux, scientifiques
notamment, ont souvent des supports techniques (secrétariats scientifiques ;
une direction unifiée à la tête des grandes organisations non
gouvernementales comme Greenpeace en 1979) et géographiques (les
grands congrès ; un quartier général, tel celui de Greenpeace installé à
Amsterdam depuis 1989), qui renforcent leur efficacité et facilitent leur
inscription dans le temps. Par le partage de catégories intellectuelles et de
valeurs (la paix par exemple) et la mise en œuvre de projets communs (par
exemple de l’arbitrage en matière de différend international avec la création
de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye en 1899), les réseaux sont au
cœur des pratiques de cosmopolitisme qui traversent les deux derniers
siècles, même si les États et les préoccupations nationales ne sont pas
absents dans leur mode d’action à l’image de l’organisation scientifique
internationale (voir surtout chap. IV). Lors de la première mondialisation-
globalisation, ces réseaux transnationaux, européens et transatlantiques
essentiellement, sont dominés par des acteurs scientifiques, pacifistes ou
passionnés par la réforme sociale (urbanisme, assurances sociales). Lors de
la seconde mondialisation-globalisation à partir des années 1980, d’autres
acteurs apparaissent en première ligne, aussi bien ceux de l’entreprise
mondialisée avec ses entours (milieux de juristes d’affaires, grands cabinets
de conseil) que les réseaux associatifs mondialisés tels ceux des grandes
ONGI (organisations internationales non gouvernementales) comme
Médecins sans frontières ou Amnesty International.

1. Le rôle des organismes/institutions transnationaux laïcs. – Deux


types principaux d’organisation transnationale institutionnalisée
apparaissent à la fin du XIXe siècle, des organisations de standardisation
technique et les organismes scientifiques. Surgissent également à la même
époque les premières associations transnationales humanitaires (la Croix-
Rouge en 1863) et culturelles (l’Alliance française en 1883).

e
La fin du XIX siècle voit ainsi l’éclosion de toute une série
d’organismes de standardisation, de l’Union télégraphique internationale
en 1865 (lors de son congrès de 1875 à Saint-Pétersbourg, elle s’accorde sur
les tarifs du télégramme ainsi que sur le secret de la correspondance), de
l’Union postale universelle en 1874 (le timbre postal date de la
décennie 1840 en Angleterre), de l’Organisation météorologique en 1878 à
l’Organisation internationale de standardisation en 1946 (30 000 experts
en 2006). Ce sont là des techniciens, des scientifiques qui président et
dirigent ces organismes et non des diplomates, et les États suivent leurs
recommandations. Avantage décisif pour les particuliers, ils
approfondissent leur vie individuelle grâce à leur abandon confiant en la
bonne marche de ces organismes garants de la sûreté (les chemins de fer
sont par exemple correctement organisés) et de la fiabilité de leurs
opérations techniques quotidiennes.
Parallèlement se généralisent à la fin du XIXe siècle les grandes
associations scientifiques. L’âge d’or des grands congrès « internationaux »
scientifiques (170 congrès entre 1905-1914) bat son plein. S’y martèle
constamment la perspective d’un monde uni grâce à la science propagatrice
de normes communes dont celles, sociales, de la sociabilité savante
caractérisée par l’informalité, l’égalité et un ethos cosmopolitique,
intériorisées, précisément, dans le cadre de ces congrès où se « respire le
même air international ». Jamais, avant l’explosion de la Première Guerre
mondiale, les savants n’auront véhiculé avec une telle intensité ce projet
d’unité scientifique via les instruments bibliographiques, les liaisons
interbibliothèques, la rationalisation de l’espace bibliothécaire interne, le
rêve d’une langue universelle (l’ésperanto). Le chimiste allemand, Wilhelm
Ostwald (1853-1932), les Belges, Paul Otlet (1868-1944) et Henri La
Fontaine (1854-1943) développent une réflexion systématique sur les
procédures matérielles qui assureraient la bonne communication
scientifique, préfiguration de l’harmonie communicationnelle généralisée.
Au début du XXIe siècle, cette perspective globale et normalisatrice est
réapparue violemment sous une autre forme, celle de la comparaison et du
classement systématiques des différents établissements universitaires épars
à travers le monde. Le classement élaboré par l’université de Shanghai à
partir de 2003 a instillé dans les systèmes universitaires nationaux le
ferment de la concurrence internationale, là du moins où il n’était pas
encore très présent. Capter une part des trois millions d’étudiants à
l’étranger à l’heure actuelle (100 000 seulement en 1950) devient l’un des
objectifs majeurs des meilleures universités dans le monde, solidement
adossées à ces classements de référence. Parfois, ces grands établissements
prestigieux (qui restent occidentaux) installent des antennes en Asie, là où
les flux d’étudiants demeurent inépuisables ; Harvard, l’INSEAD de
Fontainebleau, l’ESSEC ont un établissement délocalisé à Singapour, la
Sorbonne, l’INSEAD et Harvard en ont un autre à Abu Dhabi. Les
enseignants et les étudiants à l’intérieur de ces structures d’excellence
mondiale sont de plus en plus cosmopolites. L’INSEAD, école de
management célèbre pour son MBA (3e cycle pour des personnes ayant déjà
eu une expérience professionnelle de haut niveau), emploie
145 enseignants, issus de 36 pays ; et son directeur est indien.

2. Émergence d’une société civile globale. – Au XIXe siècle, les ONGI


forment déjà une composante de la société civile mondiale. Autour de 1900,
elles sont près de 180 et en 2000 autour de 5 000. Les premières d’entre
elles sont surtout dédiées à la cause de l’abolition de l’esclavage (premier
congrès antiabolitionniste en 1840 suivi par 250 personnes), de la paix et du
féminisme ; dans le dernier tiers du XXe siècle, ce sont les questions du
développement (Médecins sans frontières naît en 1971 lors de la crise
biafraise) ou de l’environnement (Greenpeace est fondé en 1971) qui
dominent. Pour comprendre la plupart des grandes circulations idéologiques
du XIXe siècle, le grand événement à partir duquel un monde s’ébranle reste
le Printemps des peuples de 1848. Dans son sillage émerge le pacifisme
transnational européen avec ses multiples tendances (religieuse et morale,
libre-échangiste, socialiste). Les premiers congrès de la paix se tiennent
en 1848 et 1849. Un Bureau international se crée à Berne en 1892,
émanation de 500 sociétés pacifistes et de leurs 100 000 membres, tandis
que de nombreuses associations et mouvements se multiplient tout au long
du XIXe et du XXe siècle, de la Ligue internationale des femmes pour la paix
et la liberté à la fondation Carnegie (1910) et jusqu’au Mouvement de la
paix (1950) inspiré par le Kominform. Mais bien d’autres causes adoptent
un mode d’intervention public transnational, du panasianisme au
panafricanisme ou bien sûr du mouvement socialiste ou anarchiste. Le
panasianisme s’organise dans les années 1880 autour de Chinois, Japonais
et Coréens. C’est un Japonais, Okakura Tenshin, qui écrit le premier
manifeste panasiatique, The Awakening of the East, après un voyage en Inde
en 1901. Le panafricanisme organise ses premières rencontres à Londres
avant 1914, puis le Ier congrès panafricain se tient à Paris en 1919 avec
50 délégués qui réclament la formation d’un État africain dans l’une des
anciennes possessions allemandes. Après guerre, les intellectuels
panafricains organisèrent en Sorbonne, en 1956, leur premier congrès.
Quant à l’expansion transnationale des idées socialistes, elle s’inscrit dans
le sillage avorté des révolutions de 1848 quand de nombreux exilés, dont
Marx, prennent le chemin de l’Angleterre et du Nouveau Monde. Les
socialistes exilés, mais aussi de simples ouvriers, transfusent dans la vie
politique américaine des idées démocratiques et antiesclavagistes et créent
des journaux. La création de la Ire Internationale en 1864 à Londres, sa
résurrection en 1889 et, au même moment, la commémoration ouvrière du
1er mai (1890) symbolisent l’essor de l’esprit transnational ouvrier (que l’on
appelle alors « internationalisme »). La IIIe Internationale (1919) connaîtra
une expansion géographique bien plus grande puisque des partis
communistes se forment au XXe siècle en Amérique latine, dans toute l’Asie
et un peu en Afrique. La fin du XXe siècle a vu le rôle croissant d’ONGI
écologistes (World Wild Life Fundation) ou humanitaires (Médecins sans
frontières ou Amnesty International). Créée en 1961, Amnesty International
dispose aujourd’hui de plus d’un million d’adhérents dans 150 pays. Ce que
l’on appelle l’altermondialisme et son organisation en contre-sommet,
initiée à Porto Alegre en 2001, relève également de cette vaste toile tissée
par une société civile mondiale en gestation.

3. Dissémination universelle d’une culture populaire et d’un


imaginaire mondial. – Avant le déploiement globalisé du cinéma dès 1895-
1896 (la projection des films des frères Lumière en France en 1895 gagne
l’Inde et la Chine l’année suivante), il faudrait peut-être remonter à la
période romaine et au prodigieux succès des jeux du cirque exportés dans la
partie grecque de l’Empire pour rencontrer une identique fascination des
publics devant un spectacle populaire global. Mais, en comparaison, le
cinéma fut le premier art à se vouloir universel, et tout d’abord en termes de
diffusion ; le phénomène Charlot durant la Première Guerre mondiale et qui
rejoue en permanence, par exemple lorsqu’en 1961, à Cuba, un projet de
cinéma à la campagne utilise surtout les vieux Chaplin, en est une bonne
illustration. Ensuite, dans la tradition de Louis Lumière, le cinéma est la
fenêtre ouverte sur le monde grâce à la multiplication des films
« ethnographiques » après 1918. Les succès du cinéaste américain, Robert
Flaherty, auprès des spectateurs américains au début des années 1920 à
travers la vie de Nanouk l’Esquimau ou celle des habitants des îles Samoa
sont considérables. Mais c’est aussi le moment où le cinéma hollywoodien,
encouragé par les pouvoirs publics, via le Webb-Pomerene Act en 1918 qui
libère les investissements à l’étranger des contraintes de la loi antitrust,
entame son expansion irrépressible vers l’Europe et détrône la puissance
cinématographique française. En 1929, il occupe 50 % et 70 % du marché
français et anglais ; l’Amérique latine lui réserve entre 70 et 90 % de ses
marchés au même moment. Après un recul en Europe dans les années 1930
et surtout après 1945 avec l’éclosion de fortes cinématographies nationales
en Italie et en France, le cinéma hollywoodien reprend sa marche en avant
dans les années 1970 et 1980 en Italie, Allemagne et Grande-Bretagne. Au
début des années 1980, il recueille la moitié des recettes mondiales pour
seulement 32 % des films importés dans le monde. L’Inde lui reste
cependant malaisément accessible (95 % des entrées aujourd’hui sont
réalisées par des films locaux), et le tournage du premier film parlant en
hindi, en 1931, souleva en ce temps un énorme écho dans toute l’Asie du
Sud-Est et au Moyen-Orient. Et aujourd’hui, à nouveau, de Rabat à Kuala
Lumpur, les films indiens rencontrent un succès croissant. Mais il a manqué
(et manque toujours en partie) à Bollywood, en matière de production,
d’abord la diversité ethnique américaine qui reflète la diversité planétaire ;
puis ont fait défaut les incomparables ingrédients de « l’usine à rêves »
hollywoodienne, les uns purement matériels (qualité des copies, bonne
distribution, prix avantageux), les autres d’ordre esthétique. En effet, la
capacité à proposer des codes visuels et narratifs inventifs, parce que
syncrétiques (alors que le cinéma indien s’est cantonné dans le genre quasi
unique du film dansant et musical), s’avère décisive. À cette touche
universaliste contribuent tout un milieu humain cosmopolite, certains
propriétaires de studios (souvent d’origine juive européenne) et nombre de
réalisateurs venus du monde entier, tels Lubitsch, Hitchcock, Lang ou Milos
Forman. Ainsi, le « film noir » américain inventé vers 1940 avec Le Faucon
maltais (1941) de John Huston, emprunte à la fois ses éclairages au film
expressionniste allemand des années 1920 et au sombre réalisme français
des années 1930 chez un Carné ou un Duvivier. De plus, la création d’un
univers mythologique moderne du bonheur, où les « stars » deviennent de
quasi-déités, fortifie l’adhésion transnationale des publics. Le succès des
films français dans les années 1960 et 1970 dans toute l’Europe doit parfois
beaucoup au rayonnement international d’un Alain Delon (en Russie, en
Chine, au Japon) ou d’un Jean-Paul Belmondo tandis que les films italiens
mettent en avant Sophia Loren.

e
À un moindre titre, la culture populaire universelle au XX siècle s’est
forgée par la diffusion mondiale de la musique rock, de la bande dessinée
ou par la création de grands parcs de loisirs. L’ouverture du rock aux sons
du monde entier, depuis la chanson des Beatles en 1965 (Norvegian Wood)
accompagnée par un sitar jusqu’à la vogue de pop coréenne au début des
années 2010, traduit la plasticité de cet idiome musical protéiforme
(influence également des rythmes caraïbes un peu plus tard) qui a été
associé, de surcroît, à un mode de subjectivation séduisant (la figure du
rebelle adolescent). La bande dessinée au XXe siècle fut également un
medium universel à partir de trois centres de production majeurs, États-
Unis, espace franco-belge, Japon 4. Les premiers diffusèrent leurs comics en
Europe (succès de l’Avventuroso en 1935- 1936 en Italie, Espagne et
France, puis en Europe orientale) ou les productions Disney grâce à la
publication du Journal de Mickey dans l’entre-deux-guerres. La bande
dessinée « franco-belge » qui prend son essor après 1945 s’inspire d’ailleurs
fortement de l’Amérique en s’appuyant parfois sur des personnages issus de
cet univers (Lucky Luke en 1946, Blueberry en 1963). Mais de son côté,
Astérix fut longtemps la BD la plus vendue en Allemagne, et les 24 albums
de Tintin se vendent aujourd’hui encore à plus d’un million d’exemplaires
par an. Enfin, la montée internationale du manga japonais à la fin du
e
XX siècle, sa large diffusion aux États-Unis (moitié de la consommation de

BD), en Europe (plus de la moitié de la consommation en Allemagne) et en


Asie du Sud-Est ont révolutionné l’histoire mondiale de ce medium que
prolonge la formule du dessin animé (Goldorak, Candy, Lady Oscar).
Tezuka Osamu (1928-1989), l’inventeur du manga, a dit s’être inspiré des
comics, des films Disney, voire de Robert Stevenson. La multiplication des
traductions dans les années 1980, mais avec l’adoption du format manga et
de son sens de lecture de droite à gauche, a provoqué aussi l’apparition de
dessinateurs non japonais adeptes du manga (le Français Patrick Sobral ou
l’Américaine Jill Thompson).
Quant aux parcs à thème, lointains héritiers des Expositions
universelles, la firme Disney a pris une avance décisive sur ses concurrents
depuis son premier parc en Californie en 1955 ; aujourd’hui, quelques
localisations clés (Japon en 1983, France en 1992, Hong Kong en 2005,
construction en cours à Shanghai) assurent une fréquentation annuelle de
plus de 30 millions de personnes ; même la Corée du Nord réserve une
place de choix à Mickey (produits importés de Chine) lors de spectacles en
l’honneur de son dirigeant suprême actuel.
III. – Des circulations culturelles anciennes mais
transformées radicalement par les nouveaux
facteurs matériels de la communication
Par définition, l’historien, attentif avant tout aux continuités, se montre
assez volontiers sceptique devant les annonces bruyantes de rupture
historique. Ainsi, en matière d’échanges artistiques/intellectuels, le passé
fournit abondance d’exemples significatifs de larges circulations (l’art
gréco-bouddhique, le baroque) avant la venue de la première
mondialisation-globalisation. Mais, répétons-le, la différence tient dans
l’intensité quantitative des phénomènes et dans leur plus grande complexité
qualitative. Si l’on prend les migrations, le Moyen Âge européen a connu
les grands déplacements de populations germaniques vers l’Est ou ceux
vers la péninsule Ibérique durant la Reconquista. Mais rien de comparable
avec la globalisation humaine du XIXe siècle avec les 65 millions
d’Européens qui traversèrent l’Atlantique entre 1815 et 1914 et selon des
modalités assez complexes, introduites par la fréquence des retours, voire
des allers-retours saisonniers dans le cas de ces migrants italiens appelés
hirondelles, présents en Argentine vers 1900. Cette question du retour
possible s’est posée aussi pour une part des 12 millions de Chinois qui ont
franchi le Pacifique pour accoster en Californie ou en Asie du Sud-Est
durant le XIXe siècle. Vers 1900, les appels au retour des « Chinois d’outre-
mer » (le mot Huaqiao est inventé pour mettre en avant les liens
indestructibles entre tous les Chinois alors que des siècles de condamnation
avaient frappé jusque-là les migrants) commencent à être lancés pour
sauver la Chine de la corruption, de la misère et de la domination étrangère.
Ces cas migratoires offrent donc la possibilité de différencier un phénomène
multiséculaire qui prend de tous nouveaux contours à partir du XIXe siècle.
1. La colonisation et la globalisation culturelle. – La grande
colonisation européenne s’est enclenchée avec les empires hispaniques au
e
XVI siècle. Elle est relayée par les Français, les Anglais et les Hollandais.
e
Mais à partir du XIX siècle, les puissances européennes renforcent leur
emprise coloniale, et le projet impérial en vient à définir peu à peu l’identité
nationale. Et comme l’indiquèrent Anouar Abdel-Malek en 1963, puis le
livre retentissant d’Edward Said en 1978, Orientalisme 5, la colonisation et
le néocolonialisme au Proche-Orient aux XIXe et XXe siècles recouvrent une
dimension culturelle très forte où l’imposition de visions du monde et de
structures mentales (la notion de mentalité « prélogique » accolée aux
Africains, la vision d’un Orient immobile, etc.) devient le principe de
déformation de l’Autrui colonisé ou néocolonisé. L’inculcation du
christianisme (christianisation des Africains subsahariens au XIXe siècle
passe de 7 % à 37 %), de normes (d’hygiène, vestimentaires, d’urbanisme
avec la construction de villes modernes dans le Maroc d’Hubert Lyautey par
l’urbaniste Henri Prost), la diffusion de la peinture, de la musique, des
livres occidentaux relèvent de ce projet de domination. Mais une lecture qui
se contenterait de voir là une simple imposition unilatérale, uniforme quels
que soient les points de l’Empire, manquerait la dimension, pourtant
capitale, de coproduction culturelle différenciée propre à la situation
coloniale. Dans celle-ci, le colonisé n’est pas passif, et un ensemble de
rétroactions opèrent des colonies vers la métropole. Qu’il s’agisse des
modes alimentaires (riz, couscous, fruits tropicaux) ou de boissons
importées (thé), des migrations de travail ou de celles des jeunes
intellectuels venus de l’espace colonial (Kabyles algériens à Paris avant la
Première Guerre mondiale, premiers ethnologues indiens venus se former à
Londres dans l’entre-deux-guerres), la colonisation organise des échanges
croisés que rendent possibles les moyens de communication modernes. De
plus, le colonisateur a instillé, plus ou moins directement, le nationalisme
en favorisant la connaissance historique et ethnologique des régions
colonisées via la construction de musées (musée de South Kensington à
Londres en 1857 et musée de l’Homme en France en 1938), de fouilles
archéologiques (découverte d’Angkor dans la décennie 1860 par les
Français), d’inventaires (La Description de l’Égypte commandée par le
général Kleber en 1799, les Anglais s’attellent à la réalisation d’inventaires
monumentaux en Inde). La puissance coloniale forme également des élites
qui deviendront les cadres de l’Indépendance. En 1919, 65 % des membres
du parti du Congrès en Inde étaient des « hommes de loi » formés à Londres
(comme Gandhi) ou dans la péninsule. La conversion au christianisme,
l’organisation de syndicats ou de partis politiques sont les exemples les plus
manifestes de ce que l’anthropologue Georges Balandier a appelé la reprise
de « l’initiative africaine ».

2. Diffusion mondialisée des arts et des savoirs. – Que l’art vive de


rencontres et d’influences nées de la circulation physique des artistes (les
architectes qui construisirent les grandes cathédrales en Europe) ou tout
simplement de celle des images (les gravures au XVIIe siècle rendirent l’art
italien accessible à un Rembrandt), la donnée est bien connue. Mais
jusqu’au XIXe siècle en Europe, les goûts en peinture conservent une
certaine étroitesse dans la mesure où l’art italien, aux yeux des élites en tout
cas, établit une norme d’excellence. Les XIXe et XXe siècles ont coïncidé
avec une révolution des sensibilités alimentée par la multiplication des
références artistiques à disposition des individus grâce au livre illustré et
aux grandes expositions publiques. Ce décentrement des psychismes, la
première Exposition universelle de 1851 l’avait déjà mis en œuvre avec un
grand succès médiatique en proposant à ses visiteurs des objets en
provenance d’Inde, d’Afrique et d’Amérique ; on pourrait alors voir dans
l’exposition Picasso, ouverte à Abu Dhabi en 2008, une première alors dans
les pays arabes, le tardif pendant de l’Exposition de Londres de 1851.
Mais au moment où la décolonisation s’achève, dans une large mesure,
au début des années 1960, les grandes expositions consacrées aux
civilisations non européennes amorcent véritablement leur montée en
puissance. En 1960, une exposition dédiée aux Trésors d’art de l’Inde est
proposée à Paris, avant l’énorme succès médiatique de Toutankhamon
en 1967 : elle reçoit 1 240 000 visiteurs en quelques mois. Malraux, avec
son Musée imaginaire (1947), a théorisé la confrontation universelle des
arts autorisée par la reproduction photographique (l’un de ces plus fameux
rapprochements confronte L’Ange au sourire de Reims et l’art gréco-
afghan) quand le livre d’art met en scène désormais le « musée universel »
et que l’art moderne devient simultanément l’héritier et le terrain de
métamorphose de tous les arts (notamment non européens) du passé, avec
Picasso (inspiré par l’art africain et primitif espagnol) et Matisse (influencé
par l’art décoratif islamique). L’autre grande modalité de cette circulation
des œuvres et des artistes est révélée par ces plaques mobiles de l’art que
sont les grandes avant-gardes, profondément transnationales dans leur
composition, leur fonctionnement en réseau ainsi que dans leur mode de
diffusion. La première avant-garde – le romantisme – correspond, dans les
années 1830-1840, à une diffusion homogène et à peu près simultanée, en
Europe (dans les Balkans notamment) et dans les Amériques, à la fois de
modes de comportement et de consommation (mode, lectures, théâtres). Les
autres avant-gardes à venir, symbolisme (Scandinaves, Belges), art nouveau
(Belges, Français, Autrichiens), surréalisme (Américains, Espagnols, Alle-
mands, Français, Chiliens), accueillent des artistes de tous les horizons
géographiques happés par quelques grandes villes phares (Paris, Bruxelles,
Vienne, New York) d’Occident mais aussi d’ailleurs. La fonction de
défamiliarisation de l’art propre aux créations de la haute modernité
après 1870 contribue à l’appropriation de celle-ci par de petites minorités
dispersées sur toute la planète. En effet, Calcutta accueille en 1922, à
l’instigation du poète Tagore, prix Nobel de littérature en 1913, une
exposition d’art moderne (dont des œuvres de Klee et de Kandinsky) qui a
droit à l’article du grand journal local, The Statesman ; Bombay, au milieu
des années 1970, abrite de petits groupes d’artistes locaux fascinés par Bob
Dylan et Frank Zappa en musique et Ginsberg en littérature. Les avant-
gardes sont aussi assez vite relayées par les forces marchandes de grands
galeristes engagés dans la défense de l’art moderne, depuis l’exemple de
Paul Durand-Ruel qui ouvre sa galerie à New York en 1886 jusqu’aux
(petites) multinationales galeristes américaines après 1945 (de Léo Castelli
à Larry Gagosian et ses dix galeries dans le monde aujourd’hui dont une à
Hong Kong). L’art moderne se soutient, de cette façon, de la mobilité des
artistes et de la rotation des capitaux internationaux (américains depuis
l’impressionnisme et le postimpressionnisme, allemands dans les
années 1970-2000, chinois ou arabes à l’heure actuelle). Singapour et Hong
Kong disposent à ce titre de deux grandes foires d’art ainsi que de
nombreuses galeries. Cette infrastructure commerciale a permis la rapide
promotion d’artistes chinois (Zeng Fanzhi, Yue Minjun, Chen) qui
atteignent la cote d’un Andy Warhol. Des artistes indiens (Anish Kapoor,
Gupta) sont devenus des célébrités presque aussi valorisées qu’un Damien
Hirst ou un Jeff Koons.
Dans le domaine des savoirs scientifiques, on peut également souligner
que les échanges transnationaux existaient avant le XIXe siècle à travers le
e
jeu de la peregrinatio academica (les goliards au XII siècle, ces jeunes
étudiants qui suivaient Abélard), le rôle des correspondances entre
particuliers (celle de Leibnitz, celles des jésuites qui renseignaient au
e
XVIII siècle les académies des sciences en Europe sur la fabrication de la

porcelaine ou sur les drogues chinoises) ou entre institutions (le réseau


académique international s’étoffe avec la multiplication après 1750 des
académies telles Gottingen [1752], Turin [1757], Munich [1759], Barcelone
[1764] ou Édimbourg [1783]) ou la circulation des journaux savants.
Cependant, ces réseaux longs d’avant le chemin de fer, l’avion ou l’Internet
étaient encore largement fondés sur des liens interpersonnels visibles,
fragiles du fait des lenteurs des circulations physiques. À partir du
e
XX siècle, les réseaux s’étirent considérablement, deviennent largement

« invisibles » de ce fait. Ils s’articulent d’une part tout au long de la chaîne


d’institutions connectées entre elles, grands laboratoires et grands centres
de recherche, grandes bibliothèques, qui seuls permettent d’accumuler et de
comparer ; ils se coordonnent d’autre part autour de programmes de
recherche impulsés par des organismes mondiaux, telles l’OCDE, la
Banque mondiale, les grandes fondations philanthro- piques américaines
(Ford, Rockefeller) ou l’Unesco. En effet, ce sont ces fondations qui ont
sans doute permis au XXe siècle la mise en œuvre de projets scientifiques
transnationaux durables, pilotés souplement en dépit des distances
physiques grâce notamment à des voyages sur place incessants entre les
États-Unis et l’Europe et à une « culture du rapport ». Se sont négociés ainsi
entre la direction américaine et les divers acteurs scientifiques européens
associés de nombreux et complexes projets. La fondation Rockefeller a
ainsi contribué à la structuration de la formation d’infirmières en Europe
dans l’entre-deux-guerres en créant des bourses d’études pour les États-
Unis, en soutenant l’école d’infirmières de Lyon promue au rang
d’institution européenne pilote qui accueillait des infirmières venues
d’Europe du Sud et de l’Est 6.
Dans des domaines intellectuels moins institutionnalisés, comme par
exemple l’extension de la psychanalyse dans le monde, les réseaux
s’allongent de façon informelle et visible, tributaires de quelques individus
pionniers, à l’image du réfugié espagnol, Angel Garma, qui l’introduisit en
Argentine au début des années 1940. Et c’est un exilé argentin, Oscar
Masotta, qui la (ré)introduit en Espagne, dans sa version lacanienne, à la fin
des années 1970.
3. Le tourisme international. – Le tourisme fut, peut-être, au siècle
écoulé, le fait anthropologique marquant, autant et davantage que les
guerres (le fameux et lancinant XXe siècle comme « siècle des guerres »). La
mobilité des voyageurs de tout type s’observe, bien sûr, avant le XIXe siècle.
Il est de coutume de citer deux types de voyage, quasi-préfiguration de
l’expérience moderne du tourisme, celui des pèlerins (le voyage comme
rupture existentielle et quête) et celui des élites fortunées du « voyage en
Italie » entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle (le voyage en partie vécu
comme recherche hédoniste du plaisir). Mais le tourisme international dans
la première et seconde mondialisation-globalisation vit une démocratisation
continue (à la fin du XIXe siècle, une bicyclette luxueuse vaut plus cher
qu’un billet bon marché sur un transatlantique) et une intensification des
circulations sans égale. On compte 12 millions de touristes internationaux
en 1939, 25 en 1950, 625 en 1998 et un peu plus d’un milliard à l’heure
actuelle. L’invention du « tout compris » (système de bons) par Thomas
Cook à la fin des années 1860 permet l’accès au séjour en Suisse pour les
classes moyennes anglaises ; la vente du billet de troisième classe sur les
paquebots atlantiques dans l’entre-deux-guerres pousse 250 000 Américains
à se rendre chaque année en Europe dans les années 1920 ; le vol charter
dans les années 1960-1970, puis le « bas coût » dans les années 1990-2000
(25 % des passagers de l’Union européenne en 2005) ont également
contribué à rendre le lointain proche. Si le tourisme international a
longtemps privilégié l’Europe, depuis les années 1980 l’Asie, la péninsule
Arabique et l’Afrique sont devenues des terrains de plus en plus fréquentés,
par les Asiatiques eux-mêmes (Japonais et Chinois surtout) mais aussi par
les Européens et les Nord-Américains (qui représentent 70 % des touristes
internationaux). Ainsi, depuis les années 1980, le tourisme international
s’est véritablement globalisé, tant dans la diversification géographique des
« visiteurs » qui ne sont plus seulement occidentaux (un peu plus de
50 millions de Chinois se rendent à l’étranger aujourd’hui), que dans celle
des « visités » qui n’appartiennent plus uniquement à l’Europe et aux États-
Unis.
Cette apparente homogénéisation masque pourtant les motifs du voyage
qui demeurent encore assez hétérogènes selon les populations. Les
Européens et les Nord-Américains, confrontés au XIXe siècle à la Révolution
industrielle, ont longtemps privilégié la recherche d’authenticité, la
poursuite d’un Éden agreste. Le culte de la nature véhiculé par le
romantisme s’est incarné dans le tourisme de montagne développé par les
Suisses au XIXe siècle ou dans le tourisme de plage inventé par les
Américains en Floride et transplanté sur la Riviera française au début des
années 1920 par une petite élite mondaine et intellectuelle (dont le couple
Scott et Zelda Fitzgerald). En revanche, les Asiatiques qui parcourent le
monde, surtout depuis les années 1980, privilégient la consommation
hédoniste dans les grandes villes.
Ce tableau peut donner le sentiment de progrès irrésistibles accomplis
durant les deux siècles de la mondialisation-globalisation. Cependant, il faut
introduire quelques bémols. Le processus, pour certains analystes, n’a rien
de linéaire. La période 1914-1950 a semblé constituer un coup d’arrêt dans
l’intensité des échanges, notamment dans l’univers scientifique
international. Cependant, c’est aussi la période où le pèlerinage à La
Mecque atteint un pic de fréquentation à la fin des années 1920, où
Hollywood connaît sa première ascension mondiale et où l’exil des savants
germaniques (1 000 personnes à peu près) entre 1933 et 1942 provoque un
coup de fouet décisif sur la recherche américaine tout en rendant
l’Amérique moins provinciale. Enfin, on pourrait relever les limites et les
disparités géographiques au sein du processus de globalisation. Ces trente
dernières années, pour des raisons économiques (politiques dites
« d’ajustement structurel »), les pays africains connaissent un retour en
arrière en matière de circulation de livres et de films quand bibliothèques et
cinémas disparaissent les uns après les autres dans les grandes villes. Quant
aux pays du Proche-Orient et du Maghreb, une grande part de leurs élites
intellectuelles et universitaires se trouvent victimes de politiques de visas et
de bourses très restrictives de la part de l’Europe depuis le début du
e
XXI siècle. Beaucoup de territoires clos existent dans le monde, totalement

déconnectés de la vie du reste de la planète, en Inde surtout, où Hermès (le


dieu antique des communications) ne s’est pas arrêté. D’ailleurs, tout n’est
pas cependant qu’une simple question de pauvreté économique. Les États-
Unis (voire le monde anglo-saxon) éprouvent un désintérêt croissant à
l’égard de ce qui ne se publie pas (le Journal of World History, par exemple,
a recensé 207 livres sur ces dix premières années dont deux seulement
n’étaient pas en langue anglaise) ou ne se visionne pas en anglais : tout
comme les Grecs antiques qui n’avaient pas l’équivalent du mot « traduire »
dans leur langue, les Américains perdent la notion de la traduction et de la
nécessité de connaître d’autres langues que la leur. La chance d’un Salman
Rushdie ou d’un V. S. Naipaul fut d’écrire précisément dans la langue
dominante mondiale et non en ourdou ou hindi. La mondialisation-
globalisation culturelle offre donc des situations contrastées, non linéaires,
voire parfois régressives.
CHAPITRE III

LES INTERPRÉTATIONS
DE LA MONDIALISATION-
GLOBALISATION

La mondialisation-globalisation se prête depuis trente ans à des


interprétations passionnées 1. Et depuis le 11 septembre 2001, l’opposition
entre visions du monde concurrentes s’est exacerbée. Il ne s’agit pas de se
demander si la mondialisation est bonne ou mauvaise, mais de s’interroger
pour savoir comment elle est comprise, appliquée par les êtres humains.
Deux grandes explications, antithétiques l’une à l’autre, s’opposent, celle en
termes de « racines » et celle en termes de « routes ». La première est
associée avec la thématique du choc des civilisations alors que la seconde
est liée à la vision heureuse, pacifiée, d’un univers en voie de convergence
ou alors engagé dans un processus d’hybridation. Cependant, aucune de ces
deux grandes analyses ne paraît véritablement convenir comme on le verra
ci-dessous ; ni même la théorie de l’impérialisme culturel. Nous adopterons
plutôt une autre approche, celle de la « glocalisation » qui, justement,
imbrique « racines » et « routes ». Il s’agira alors de penser
dialectiquement, encastrement et désencastrement, les retours et détours de
l’identité « glocalisée ».
I. – Convergence
La vision d’un monde de plus en plus homogénéisé s’avère aujourd’hui
l’interprétation la plus fréquente de la mondialisation-globalisation. Sa
force interprétative réside sans doute dans la multiplicité des arguments qui
peuvent être convoqués en sa faveur, quoique ceux-ci soient d’ordre
différent et aient une portée explicative parfois peu commensurable. On
peut en effet enregistrer des diffusions massives d’objets de consommation
(mais sans s’interroger forcément sur leurs usages) devenus des icônes
matérielles et, surtout, symboliques : les marques, Nike ou Hermès, valent
en effet en termes de statut partout où on les arbore, dans les bidonvilles de
Manille ou de Buenos Aires pour les unes et dans les quartiers huppés de
Lagos ou de Shanghai pour les autres. Mais on peut également prendre en
compte des valeurs plus essentielles, intériorisées profondément par les
individus, telles l’égalité et la liberté ou, plus récemment, la conviction
écologique d’une nécessaire défense de la planète.

1. Le rôle de la culture populaire globalisée. – La diffusion massive


de la culture populaire cinématographique ou le déploiement mondial de
marques semblent les symptômes irréfragables d’un monde en voie
d’unification. Ce monde rassurant serait aujourd’hui celui d’univers sans
frontières physiques (Kenichi Ohmae), l’équivalent d’une autoroute sur
laquelle l’humanité glisserait de plus en plus harmonieusement. Trois
aspects majeurs caractériseraient cet univers sans coutures 2. D’abord, il
s’appréhende à partir d’une culture globale du marché où la levée de
beaucoup d’entraves protectionnistes, depuis les années 1960, ainsi que le
ralliement de la Chine et de l’URSS à l’économie de marché à la fin du
e
XX siècle ont favorisé les circulations massives des biens de consommation.
Ainsi que l’avait annoncé Auguste Comte au début du XIXe siècle, les
sociétés n’ayant qu’un objectif et un seul, le nôtre serait donc de se plonger
dans le grand fleuve de la consommation. Ensuite, l’omniprésence d’une
culture hypertechnologique a été le support de ces circulations culturelles,
depuis le journal imprimé (en 1900, le total des journaux dans le monde
était de plus 31 000 dont 600 en Inde et 150 au Japon) à la télévision et au
tourne-disque jusqu’au baladeur ou au téléphone portable. Grâce à ce
dernier, l’Afrique a sauté une génération technologique en allant
directement à l’informatique sans fil, processus qui vient conforter les idées
d’un Claude Lévi-Strauss sur le rôle (égalitaire à l’échelle des civilisations)
du progrès par « mutation » et par bonds non linéaires ; à la fin 2013, 70 %
de l’humanité aura accès aux communications rapides et informations à
faible prix. Enfin, on se trouve devant une culture hédoniste de l’individu.
La culture de la vedette planétaire, dont se sont emparées les industries
culturelles, réunit de manière œcuménique Gandhi, Bob Marley, Einstein ou
Che Guevara. Les effigies globalisées traversent tous les champs sociaux,
politique (Mandela), économique (Steve Jobs), sportif (Michaël Jordan ou
Zinedine Zidane), culturel (Picasso). Même sans doute dans les pays qui
affichent pourtant un antioccidentalisme culturel, l’individualisme
progresse inexorablement ; la baisse de la fécondité dans les pays
maghrébins ou en Iran (Iran et Tunisie sont au niveau de la France) en est
l’un des meilleurs indices.

A) Rôle des industries culturelles dans la construction d’une


hyperculture globale – Avant que la logique du renouvellement permanent
ne soit adoptée par l’ensemble des firmes capitalistes à la fin du
e
XX siècle, le capitalisme culturel des grandes compagnies
cinématographiques, de musique enregistrée ou de programmes TV avait
fonctionné selon une logique du produit éphémère, un film ou un clip
musical de MTV chassant l’autre, une vedette supplantant l’autre, une
grande compétition sportive télévisée succédant à la précédente.
La promotion de spectacles et de produits culturels
globalisés (significativement on parle de « world music »), accentuée
après 1989 par l’ouverture des marchés audiovisuels, a été le fait de grands
groupes de médias, longtemps occidentaux (les majors hollywoodiennes et
la firme Disney en ont été le symbole), mais aujourd’hui de plus en plus
diversifiés géographiquement. La Corée du Sud, Hong Kong, l’Inde
(Bollywood produit plus de 1 000 films par an), le Nigeria (Nollywood et sa
production de 1 000 films pour la vidéo principalement), la Chine, sont
devenus de grands centres de production cinématographique en tablant à
peu près sur les méthodes (division du travail) et recettes (le rôle de la star,
des genres) mises au point jadis à Hollywood. Les groupes brésiliens
(groupe Globo) et mexicains (groupe Televisa) producteurs de téléfilms
(telenovelas) visionnés un peu partout dans le monde depuis la fin des
années 1980 (en Amérique, au Moyen-Orient mais aussi en Europe centrale
et orientale) sont devenus des acteurs médiatiques globaux
incontournables 3. Dans le domaine musical, si le succès récent de la pop
coréenne dans le monde a été assuré dans un premier temps par les réseaux
sociaux et Internet, les grands groupes industriels comme Samsung ou
Hyundai n’en ont pas moins récupéré le phénomène via leurs agences de
publicité. Cette collusion entre création artistique et publicité s’exprime de
manière quintessentielle dans la chaîne musicale MTV née en 1981. Dans le
milieu des années 1990, elle touchait un demi-milliard de spectateurs et
concerne aujourd’hui tous les continents sauf l’Afrique. Elle est diffusée en
langue locale dans la plupart des pays, mais l’anglais est souvent préféré à
l’idiome natal par ceux qui la regardent. Le satellite indien d’Asia
Television Network, conçu afin de promouvoir la première chaîne en hindi
du sous-continent, n’en retransmet pas moins MTV Europe pour contrer sa
rivale Star TV qui diffuse, elle, une version asiatique de MTV. Les ressorts
de toutes ces productions médiatiques, quels que soient leurs passeports,
s’inspirent de ce qui fut, historiquement, la raison du succès planétaire
d’Hollywood : il s’agit de produits commerciaux, réalisés le plus souvent
avec compétence technique et vecteurs d’un certain modèle social, celui de
l’odyssée de la classe moyenne en voie d’ascension sociale. La constitution
sur le plan économico-social d’une vaste couche moyenne dans les pays
émergents autorise par exemple le « nouveau Bollywood » à proposer
désormais des films d’un nouveau genre, proche des canons occidentaux
(les affres des couples, l’individualisme des existences). Cette hyperculture
globalisée, ses répertoires inépuisables et séduisants de récits et d’images
procurent aux individus des éléments d’identification essentiels que
n’assure pas le marché économique et que ne garantissent plus vraiment la
tradition ni même l’adhésion aux pouvoirs politiques.
B) Culture de l’hyperconsommation. – On se trouve en effet dans
l’hyperconsommation dans la mesure où l’on consomme un peu partout (les
bourgades perdues de la Bolivie ont à l’heure actuelle presque toutes une
boutique pour portables), à toute heure (sur Internet) et, globalement, de
mille manières. Le tourisme est l’excellent révélateur de ces tendances.
Depuis les années 1970, la consommation a aimanté une bonne partie des
activités du voyageur 4. La fréquentation des grands centres commerciaux
(malls) nord-américains, devenus un but en soi du voyage, justifie
qu’Edmonton devienne aussi intéressant que les chutes du Niagara pourtant
localisées à proximité. Les centres commerciaux géants de Dubai avec leur
mois du shopping en janvier attirent les Indiens et les Asiatiques du Sud-
Est ; la fréquentation intensive des Galeries Lafayette par les Chinois, le
tourisme asiatique en général (Japonais, Chinois) centré sur la
consommation, dénoteraient aussi l’entrée dans un tourisme postmoderne,
indifférent dorénavant à la recherche d’authenticité (héritage du
romantisme) qui avait, autour de 1830, caractérisé la lente montée du
tourisme moderne occidental. Quant aux parcs à thèmes, inventés par les
Américains et dont le succès se vérifie encore aujourd’hui en Asie, ils
demeurent aussi de grands centres commerciaux. La circulation des
marques et le succès planétaire de certaines d’entre elles (Nike pour les
enfants de favelas au Brésil) traduisent les nouveaux repères forgés par un
monde d’individus contraints, de plus en plus, de s’inventer eux-mêmes, et
ce, dans une plus ou moins grande insécurité psychologique. Ainsi, la
fascination des classes moyennes supérieures chinoises pour le luxe, fondée
sur un complexe mélange d’assurance déboussolée, assure aux boutiques
des grands couturiers/malletiers/producteurs de cosmétiques européens et
américains de confortables chiffres de vente ; leurs logos s’affichent partout
et leurs boutiques se multiplient, tels les 19 établissements d’Hermès ou
les 42 de Cartier en Chine. Là, avec passion, on en discute sur les blogs ; on
collectionne ; les sacs en papier griffés Louis Vuitton ou Chanel se
revendent avec frénésie sur Internet. Mais le luxe et sa diffusion
mondialisée ne se cantonne pas à la seule sphère de la mode. Il concerne
également le marché de l’art contemporain, historiquement très tôt lié à la
spéculation globalisée depuis qu’un Paul Durand-Ruel ouvrit sa galerie à
New York en 1886 pour vendre ses impressionnistes. Cependant, ce marché
était resté transatlantique durant le XXe siècle ; il s’est profondément
transformé ces quinze dernières années sous l’impulsion des nouveaux
acheteurs, essentiellement asiatiques et arabes. Hong kong est devenu le
troisième centre du marché de l’art, et la Chine, en 2011, a supplanté les
États-Unis à la première place du marché des ventes aux enchères. Les
nouvelles fortunes du Qatar (acheteur d’un Cézanne pour 250 millions de
dollars au début 2012), de Russie, voire d’Indonésie, s’imposent aussi dans
le domaine de l’art contemporain. Enfin, s’il est un dernier domaine qui
traduise l’unification des références matérielles symboliques, ce serait le
sport. Innervé par les impératifs économiques, ce dernier s’est largement
mué en « homme-sandwich » des grands groupes d’équipements sportifs.
Le football, sport planétaire par excellence, se trouve au cœur de cet univers
des marques ; les grands clubs européens (Barcelone, Madrid, Manchester)
sont devenus à la fois des références sportives et commerciales à l’échelle
de la planète. Ainsi, Barcelone (le « Barça ») a ouvert 15 écoles pour très
jeunes enfants (dont au Pérou, en Indonésie, en Inde, en Égypte) chargées
concurremment d’inculquer ses valeurs de jeu mais aussi d’étendre sa
« marque ».

2. Le processus de modernisation et de la modernité. – Avec la


société industrielle (ou scientifique) née au XIXe siècle, développée en partie
au départ sur la base d’emprunts auprès des autres civilisations, l’Occident
a développé un type social qui s’est imposé à la planète. D’une certaine
façon, l’Occident disparaît en tant que « culture » isolée à mesure qu’il
devient le foyer d’une société universelle. Celle-ci repose sur la science et
la technique 5 qui rendent possible l’existence de plus de sept milliards
d’humains. Les autres traits qui découlent de cette matrice modernisatrice
identifiée au début du XXe siècle par le sociologue Max Weber sont légion.
Ils combinent le souci de la production, le développement de grandes villes
et de l’urbanisation, le rôle des grandes bureaucraties publiques et privées
(entreprises), la différenciation sociale, la sécularisation et
l’individualisation. On parle souvent d’« américanisation » du monde,
observation vraie en un sens, dans la mesure où cette société est un produit
assez pur de la modernisation et qu’elle est particulièrement adaptée à sa
dynamique. La diffusion mondiale d’une chaîne d’information en continu,
telle CNN, reflète bien, non pas tant un imaginaire américain (même si les
guerres sont typiquement représentées à la façon d’un western) que celui,
plus large, des sociétés du monde développé. L’insistance obsédante mise
sur l’individu en train d’agir (quelle que soit sa position sociale), sur un
individu dont les affects sont puissamment visibles, la croyance dans le
progrès (moral ou technologique), tous ces traits de l’imaginaire occidental
sont devenus peu à peu, au XXe siècle, ceux d’un imaginaire mondialisé.
En effet, cette avance décisive que l’Europe, puis les États-Unis
acquièrent vis-à-vis de l’Inde et de la Chine à partir de 1820-1830 selon
l’historien Kenneth Pomeranz, a déclenché depuis 200 ans un vaste
e
processus d’imitation du modèle occidental. Au XIX siècle, l’Égypte, la
Turquie (le Tanzimat à partir de 1823), le Japon à partir de 1868 (ère Meiji)
se mettent partiellement à l’école de l’Occident. L’Égypte de Méhémet-Ali
(1805-1849) se lance ainsi dans la voie de la modernisation en instaurant la
conscription universelle, puis l’égalité des sujets devant l’impôt et la loi
(rescrit de 1856). Un lettré égyptien qui séjourna plusieurs fois à Paris,
Khayr ed-Din s’écrie : « La civilisation moderne est un torrent impétueux
qui a creusé son lit à travers l’Europe, renversant violemment tout ce qui
s’oppose à son cours ; les peuples musulmans voisins doivent se tenir en
garde contre lui, et ils ne peuvent se garantir de ses débordements qu’en
suivant le courant. » 6 L’exemple de la modernisation japonaise s’avère
encore plus décisif qui voit ce pays se transformer assez radicalement en
copiant l’université et l’armée allemandes, en se dotant d’un système
administratif territorial calqué sur le modèle français ou en créant un
système parlementaire à deux chambres imité des Britanniques. Plus
largement, l’Occident est devenu au XIXe siècle cet utile sémaphore qui
permet aux individus et aux collectifs de se repérer dans le monde en
partant de sa vision d’ensemble et organisée du monde. Ainsi, en Afrique,
le vocabulaire distingue l’étranger (le Blanc surtout) et l’« Occidental »
(vazaha à Madagascar) ; cette dénomination peut s’appliquer aux
Malgaches en position dominante ou à tous ceux qui se mettent à l’écart du
groupe par leur façon de penser. Dans leur usage subtil, les mots opèrent un
tri sélectif dans les valeurs, les techniques, les savoirs entre ce qui peut être
assimilé et ce qui sera laissé de côté. La référence à l’Occident s’avère alors
le moyen de changer d’échelle, d’ouvrir l’appartenance ethnique ou
religieuse sur un monde plus vaste (une part de l’universel), sans forcément
tirer un trait sur les origines. L’individuation des comportements concentre,
peut-être, le trait culturel le plus saillant de la modernisation, sans doute
parce qu’il n’a cessé de se renforcer au fil des décennies. Nulle société ne
semble pouvoir s’y opposer, et même les fondamentalistes islamiques
aujourd’hui y souscrivent, à leur manière certes, quand ils rejettent les
formes de piété traditionnelle au profit d’un modèle religieux épuré mais
individualisé. Au Japon, pays qui avait semblé réussir à contenir
l’individualisme à l’occidentale au XXe siècle, on a assisté ces trente
dernières années à des transformations profondes des comportements chez
les « enfants Nintendo » ; ceux-ci valorisent la créativité, l’audace, la
liberté, loin des comportements traditionnels. Par ailleurs, la réflexion
critique sur la modernisation que l’on appelle « modernité » a également
gagné des horizons de plus en plus globalisés. Les révolutions européennes
de 1848 sont connues dans le monde entier et suscitent des réactions
d’intérêt au Bengale (mouvement dit « Jeune Bengale ») et en Chine au
début des années 1850. L’utilisation par les basses castes indiennes des
valeurs occidentales de droits de l’Homme s’avère l’une de ces
appropriations critiques ; Jotirao Phule (1827-1890) utilisa les idées de
Thomas Paine, puis l’intouchable B. R. Ambedkar, imprégné des idées
d’individualisme égalitaire acquises à Harvard, le relaya. Ces deux auteurs
cependant retranscrivent dans le substrat indien ces idées occidentales, les
notions importées sont « vernacularisées » (Jésus est assimilé à Bali, roi du
monde souterrain par Phule). La diffusion des idées d’un Tolstoï en Inde à
la fin du XIXe siècle (son influence sur Gandhi) n’est qu’un autre des mille
exemples de ces circulations culturelles planétaires.

3. La convergence dans la société-monde du risque. – La grande


vague du tsunami qui submergea la Thaïlande en décembre 2004 (plus de
220 000 morts) engendra un élan de solidarité mondial d’une ampleur
inédite. 13,6 milliards de dollars furent réunis en quelques semaines.
Quelques années plus tard, en 2010, le tremblement de terre à Haïti
déclencha une identique campagne humanitaire. On pourrait rajouter les
nou- velles pandémies (sida, crise de la vache folle) ou les catastrophes
écologiques du fait du nucléaire. L’idée d’une humanité au destin partagé,
quelles que soient les disparités économiques ou culturelles, produit
dorénavant des changements d’échelle dans l’identification à l’autre. Dans
des sociétés de plus en plus complexes, la capacité d’identification à Autrui
augmente ; et plus cette dernière se renforce, plus notre espace de référence
s’élargit. Il en découlerait chez les individus un moindre attachement aux
frontières, une sensibilité accrue aux problèmes extérieurs, notamment aux
grands problèmes planétaires liés à l’écologie. Dans un monde de crises
globales, la distinction entre national et international, entre nous et les
autres perd de sa validité, et la « cosmopolitisation » devient, pour les
individus sur la planète, à la fois une réalité (à constater) et un idéal
intérieur réflexif (à approfondir). Cette conscience « cosmopolitique » qui
anime tous les individus (Ulrich Beck) est supportée tout particulièrement
par la multiplication ces trente dernières années d’ONG écologiques ou
humanitaires. Elles ont renforcé de manière décisive ce maillage solidaire
global autour de grandes associations, telles Amnesty International,
Médecins sans frontières ou Human Rights Watch. D’autres acteurs ont
mené des combats universalistes, tel Jody Williams, engagé contre les
mines antipersonnelles ; lancé en 1992, ce mouvement parvint, en cinq ans,
à convaincre 122 nations de signer un traité qui les interdisait. Par ailleurs,
il convient aussi de citer l’action entreprise par des ONGI occidentales dans
le domaine du journalisme et de l’aide à la formation des journalistes du
Sud. Ainsi, Internews a soutenu 4 800 médias et formé 80 000 journalistes.
Chaque année, ces acteurs versent 6 à 700 millions de dollars pour aider les
médias du Sud.
En deux cents ans, le monde a connu un processus de standardisation
impressionnant, celle du temps quand les riches commerçants hindous
faisaient construire des tours horloges au XIXe siècle, celle (relative) des
langues lorsque les Européens ont simplifié un certain nombre d’éléments
des langues vernaculaires et, bien sûr, celle, plus ou moins approfondie, des
mœurs (de la généralisation du vêtement à l’européenne au XIXe siècle à
e
celle des antennes paraboliques à la fin du XX siècle). Les trois grandes
manifestations culturelles et sociales de la convergence que nous avons
décrites ont saisi une humanité, à la fois mise en mouvement par la
circulation des produits de l’hyperculture globale et par les valeurs de la
modernité (là se fonde la part de vérité de cette première thèse) et conduite,
apparemment, dans les chemins d’une certaine homogénéité matérielle et
morale. Ce second point prête en revanche à critiques. Qui dit similitudes,
envisagées d’assez loin et à grands traits, n’a encore rien dit des identités
qui requièrent plus d’attention et de proximité dans la description efficace.
Ainsi, qui décrit la diffusion planétaire de films ou de séries télévisées
comme Dallas ou de telle ou telle telenovela brésilienne n’a pas abordé le
terrain, capital, des usages et des appropriations différenciées par les
spectateurs. Qui évoque la modernisation et l’individualisation n’a pas
pénétré les pratiques sociales précises qui constituent les sujets et qui
échappent le plus souvent à tout moule uniforme. Quant à observer les
choses à une échelle macro, le Japon de l’ère Meiji a certes imité l’Europe,
mais il ne s’est pas pour autant contenté d’en reproduire passivement les
données.

II. – Le choc des civilisations


L’interprétation de la mondialisation-globalisation en termes de choc
culturel prend à revers l’interprétation en termes de convergence. Ces deux
approches sont les symétriques inversés dont Régis Debray a tenté de livrer,
dans un raccourci lapidaire, la formule adéquate : à la globalisation des
objets (technologiques) correspondrait la tribalisation des sujets. Le
politologue américain Benjamin Barber a, dans son ouvrage Djihad versus
McWorld 7, plutôt essayé de sonder les liens dialectiques qui réunissent,
paradoxalement, ces deux univers culturels a priori si dissemblables.
Barber constate en effet une identité entre ces deux mondes rassemblés, à
ses yeux par une commune hostilité radicale à la notion de citoyenneté.
Après tout, les djihadistes utilisent très bien Internet et les ordinateurs et
s’en servent sans états d’âme. Le 11 septembre 2001 est venu conforter les
discours sur les guerres culturelles dont le professeur américain Samuel
Huntington était devenu le héraut intellectuel quelques années auparavant
avec la publication d’un article en 1993 (« The Clash of Civilizations »)
devenu livre en 1996 8. Tourné principalement contre l’islam, ce type
d’analyse révèle les inquiétudes morales de certains Occidentaux,
conscients, à la fin du XXe siècle, de la fragilité de leurs valeurs libérales
après les massacres en Yougoslavie, la montée des fondamentalistes
musulmans anti-occidentaux ou la répression chinoise de Tian’anmen
en 1989.

1. L’analyse de Samuel Huntington et les peurs civilisationnelles. –


La thèse huntingtonienne part du constat du passage dans la fin du
e
XX siècle de conflits articulés sur des antagonismes politiques et
internationaux fondamentaux (guerre froide) à des conflits étayés sur
l’affrontement de valeurs culturelles. Huntington accomplit un pas
supplémentaire dans l’analyse en faisant un constat plus général, celui de la
fermeture des civilisations sur elles-mêmes (civilisations chinoise,
japonaise, occidentale, musulmane, sud-américaine, hindoue, africaine) et
donc de leur dimension nécessairement conflictuelle. Enfin, troisième
moment de la démonstration, il identifie un axe islamique-chinois dressé
contre l’Occident et pour lequel il est aisé de répertorier les discours
agressivement mobilisateurs. L’ensemble de la démonstration n’est pas
neuve, et il existe des précédents intellectuels chez Spengler (visionnaire de
l’orientalisation inévitable du monde) ou Henri Massis (prophète d’un
Occident sur la défensive en 1927 contre les vertiges d’un Orient émollient)
dans l’entre-deux-guerres. Évidemment, à l’époque d’al-Qaida et du
khomeinisme, de l’École de Singapour qui entend promouvoir les « valeurs
asiatiques », cette analyse différentialiste du monde en termes d’explosion
des revendications identitaires nationalistes (depuis l’affrontement
Flamands-Wallons jusqu’à l’affirmation brutale par le pouvoir chinois de la
Grande Chine) et des intégrismes religieux triomphants (au Nigeria, au
Moyen-Orient, dans la péninsule Indienne) se fonde sur une base matérielle
incontestable. Elle a pour elle de prendre (facilement) en défaut tous les
naïfs prophètes de la fin de l’histoire, comme Francis Fukuyama en 1989
dans son livre, La Fin de l’histoire, qui avaient au début des années 1990
bruyamment conclu à la fin du « théologico-politique ». Or, il semble bien
que depuis la fin des années 1960 (autour de 1967 et de la guerre des Six
Jours), une partie croissante du monde ait tourné son regard vers la scène
politico-religieuse, notamment dans les terres d’islam. Ce retour au
religieux, et surtout dans des formes exacerbées, est souvent présenté
comme lié à la modernisation économique et sociale qui provoquerait chez
les individus (souvent formés « à l’occidentale ») des sentiments de
dislocation et d’aliénation et le besoin d’identités plus riches de sens
jusqu’au rejet ultraviolent, chez certains, du « matérialisme » occidental.
Mais Huntington ne s’arrête pas là pour, par exemple, essayer d’expliquer le
renouveau du fondamentalisme islamique, ses particularités idéologiques
(celles d’un mouvement réactif et donc « moderne »), et percer plus avant la
boîte noire des liens dialectiques entre djihad et McWorld. Il préfère,
suivant ici l’historien Bernard Lewis (dès 1957, lors de la crise de Suez, ce
dernier avait employé cette expression), généraliser à tout-va en embrassant
l’ensemble du monde musulman : « le problème central pour l’Occident
n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’islam, civilisation différente
dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et
obsédés par l’infériorité de leur puissance. Le problème pour l’islam n’est
pas la CIA ou le ministre américain de la Défense. C’est l’Occident,
civilisation différente. » 9 Le spectre de l’islam (songeons au massacre
d’Utoya en Norvège par un illuminé anti-islamique en 2011) est vécu
d’autant plus intensément chez beaucoup d’Occidentaux (dont de grands
intellectuels, tel V. S. Naipaul) que le discours anti-islamique est assez
profondément ancré dans les inconscients, y compris dans les inconscients
savants. Un Fernand Braudel n’en est pas exempt, en dépit de sa façon
apparemment objective de présenter l’Histoire : « les civilisations, c’est
donc la guerre, la haine, un immense pan d’ombre. […] Elles trouvent dans
leurs combats, leurs raisons d’être. […] L’islam vis-à-vis de l’Occident,
c’est le chat vis-à-vis du chien. » 10 À l’instar d’Huntington, Braudel conçoit
les civilisations comme des essences quasi éternelles et closes et ne dit pas
grand-chose de ce que nous avons évoqué dans le premier chapitre de cet
ouvrage, les contacts, les échanges, la fascination pour les riches étoffes
(ces soieries qui servaient notamment à envelopper les précieuses reliques),
les tapis, les parfums, les « danses sarrasines » que l’on pratiquait au bal des
Ardents de 1393. Cette « peur de l’islam » (13 millions d’entrées en anglais
sur Internet !) résonne profondément dans l’histoire de l’Occident.
L’engouement de la Renaissance pour l’Antiquité a pu être présenté par
George Sarton comme une réaction anti-islamique, particulièrement chez un
Pétrarque. On le voit, cette explication « par l’islam » est toujours
unilatérale (on oublie la fascination devant une civilisation longtemps plus
riche et plus raffinée) et intemporelle (il faudrait en avoir une vision
historique circonstanciée).

2. Limites de la pensée en termes de choc des civilisations. – La


principale objection que l’on peut adresser à la pensée d’Huntington repose
sur sa présentation des civilisations comme des ensembles clos et réifiés
bien qu’il préconise le dialogue civilisationnel. L’idée de clôture et
d’incommensurabilité s’avère en effet illusoire. Les historiens se font fort
de recenser toutes les formes de circulations économiques et culturelles qui
trament l’histoire entrelacée des civilisations entre elles tandis que les
anthropologues nous rappellent que les sociétés archaïques, apparemment
les plus repliées sur elles-mêmes, n’en sont pas moins ouvertes sur
l’extérieur. De surcroît, les civilisations ne sont pas de purs blocs
insécables : guerres civiles, guerres sociales, oppositions religieuses entre
catholiques et protestants, entre sunnites et chiites, les nombreux éléments
de fragmentation vont à l’encontre des schémas unificateurs. De plus, de
façon très empirique, peut-on constituer le Japon ou l’Amérique latine en
civilisation ? En effet, la question va au-delà de l’argutie historienne
puisque les civilisations sont présentées comme la pierre de touche des
conflits. Plus généralement, le concept de civilisation souffre aujourd’hui
irrémédiablement de son caractère vague et trop englobant. Les aires
géoculturelles pourraient être décrites selon d’autres catégories, plus fines,
plus souples, afin d’observer les chevauchements culturels, soit en
raisonnant en termes d’aires linguistiques (francophonie, Ibéro-Amérique),
de sphères culturelles (monde arabe, monde hindi), de diasporas, de pays-
culture (Japon, Chine) ou encore d’hyperculture populaire mondialisée 11.
On peut également reprocher à Huntington d’élever au carré la notion
d’affrontement civilisationnel en dessinant un scénario géopolitique où les
divergences culturelles débouchent nécessairement sur des affrontements
politico-militaires (l’opposition entre le modèle chinois confucéen et la
civilisation occidentale). Ce scénario semble écrit par ceux que la chute de
l’URSS a plongés dans une sorte d’horror vacui et prompts à s’inventer de
nouveaux ennemis. Une autre faiblesse de l’analyse serait de penser que
seules les religions offriraient aujourd’hui l’unique terrain salvateur de la
diversité humaine, quitte à ce que celles-ci se fassent violentes en vue de
préserver cette pluralité menacée. Enfin Huntington, dans sa description
d’un monde divisé en six ou sept civilisations, écarte les forces qui tentent
de faire dialoguer l’humanité en mettant soit l’accent sur les intérêts
communs, via les systèmes politiques et économiques régionaux (Union
européenne, Alena), via les institutions mondiales (ONU et organismes liés
dont l’Unesco), soit sur le rôle des valeurs universelles de justice et
d’égalité qui, au moins depuis « l’âge axial » (VIe-IVe siècle avant J.-C.),
surgissement, dans des lieux pourtant non connectés, de Confucius, Socrate
ou Bouddha, relient les hommes. Au XVIe siècle, l’empereur moghol, Akbar,
favorisa l’appel à la raison et à la tolérance, lointain parent de Montaigne et
de Voltaire. Il faudrait citer, bien sûr, les formes de cosmopolitisme
postmoderne que sont la lutte en commun contre les grands fléaux ou bien
la jouissance du monde à travers le tourisme international ou le voyage
immobile sur la toile Internet.
Contrairement aux idées simplificatrices des guerres entre civilisations,
le monde de la mondialisation-globalisation se prête mal à ce grand
paradigme à la clarté trop aveuglante. Cette explication totalisante échoue à
appréhender la diversité interne de toutes les sociétés, leurs formes de
négociation constante avec le reste du monde, la réalité bigarrée des
comportements d’invention de soi dans un monde où les traditions se
renégocient en permanence. Cependant, il demeure une autre grande
explication très générale qui se présente à la mondialisation, celle de
l’impérialisme.

III. – l’impérialisme culturel


L’analyse de la mondialisation-globalisation perçue comme l’imposition
des valeurs culturelles occidentales, et surtout américaines, au reste du
monde, reste l’une des interprétations classiques du phénomène étudié. Le
constat d’une asymétrie dans les échanges culturels dans le passé et au
e
XX siècle s’avère en effet incontestable. Les États les plus puissants ont

tenté d’imposer leurs produits culturels, leurs valeurs, bien que des
organismes culturels internationaux culturels, la Coopération intellectuelle
en 1921 (rattachée à la SDN) et l’Unesco en 1946 (rattachée à l’ONU)
soient venus tempérer un peu cet unilatéralisme culturel étatique et
entrepreneurial des puissances hégémoniques. Mais que le monde arabe
(300 millions de personnes) n’ait traduit que 35 000 livres entre 1985 et
2009, soit de 1 500 à 2 000 livres par an, atteste le retard éditorial eu égard
à la faiblesse matérielle de la chaîne traductrice (absence de grandes
maisons d’édition, peu de librairies, peu de bons traducteurs). Si un pays
comme la Grèce traduit 20 fois plus que l’ensemble arabe, il est évident que
nous nous trouvons en face de logiques d’hégémonie économique que
certains qualifieront d’impérialisme.

1. Impérialisme occidental. – L’opposition entre l’Occident et les


autres sur le plan culturel que proposent un certain nombre d’analystes tient
à la politique, parfois brutale (plutôt dans les premiers moments de la
colonisation), parfois plus sophistiquée, adoptée par les Européens et les
Nord-Américains à partir du XIXe siècle dans leurs relations matérielles et
symboliques vis-à-vis du reste du monde. Que la domination s’appuie sur
un certain nombre de représentations, et pas seulement sur la pure
contrainte physique, remonte à loin en effet. Déjà au XVIe siècle, les
théologiens espagnols avaient justifié la prise de possession de territoires
indiens par le jus communicationnis et le jus commercii. Après les travaux
d’Albert Memmi ou de Franz Fanon (Peaux noires, masques blancs
en 1952) dans les années 1950, Edward Saïd a repris cette thématique de la
violence symbolique occidentale qui pèserait sur les non-occidentaux,
réduits à n’être que de simples catégories du discours occidental.
L’Occidental dénie à l’autre son existence autonome en refusant de penser
son altérité possible. Le propos de Hegel sur l’Afrique (repris par Nicolas
Sarkozy à Dakar en juillet 2007) s’avère topique : « L’Afrique, aussi loin
que remonte l’histoire, est restée fermée, sans lien avec le reste du monde ;
c’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance qui, au-delà
du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la
nuit. » 12 Quant à l’orientalisme (le discours sur l’Orient tenu par les
Occidentaux au XIXe siècle) tel que l’analyse Edward Saïd, il accumule les
idées simples sur le caractère tortueux, aboulique, sensuel, de l’Orient. Sans
aller toujours jusqu’à cette volonté totale de dénégation, l’impérialisme
occidental s’est accompagné d’une volonté de connaissance de l’autre
colonisé qui, sinon, déformait ce dernier (les travaux d’un Lévy-Bruhl, de
l’Allemand Frobenius, de l’Anglais Colin Carothers sur la mentalité
« prélogique » ou marquée par l’émotivité et l’inaptitude à l’abstraction), du
moins servait sa domination de multiples façons. D’une connaissance
appliquée (la géographie coloniale du Maroc français qui cherche à imposer
la notion de « régions naturelles » en face du Maroc « tribal ») à l’invention
de répertoires historiques et politiques (les ethnies et chefferies en Afrique)
ou à l’imposition autoritaire de campagnes de vaccination (au détriment de
savoirs locaux), le colonisateur entend modeler le colonisé. Et pour
beaucoup d’observateurs engagés, la décolonisation n’a pas mis fin au
processus de domination.
Les analyses en termes de néocolonialisme se sont multipliées ainsi au
tournant des années 1970. C’est d’ailleurs pendant ces années 1960-1970
que se tiennent de grands forums culturels tiers-mondistes, à Cuba ou en
Algérie, afin de dénoncer l’impérialisme culturel occidental. Qu’il s’agisse
de la « fuite des cerveaux » (phénomène qui date essentiellement des
années 1960 avec notamment la nouvelle politique migratoire des États-
Unis), du tourisme, mais surtout des médias, la dénonciation de la toute-
puissance de l’Occident est en jeu. L’Unesco est ainsi le théâtre de la remise
en cause de l’hégémonie occidentale dans l’ordre des médias (rapport Mac
Bride en 1972 […] souhaitait promouvoir un Nouvel Ordre de
l’Information). Certains cinéastes sud-américains créent, à la fin des
années 1960, un réseau de réflexion afin de contester l’hégémonie du
cinéma américain alors que deux cinéastes argentins, Fernando Solanas et
Octavio Getino, publient un manifeste en 1968, Pour un troisième cinéma
(Por un tercer cine) ; au même moment, en janvier 1968, Cuba abrite un
congrès sur la culture qui met à l’ordre du jour la lutte culturelle. Quelques
années plus tard, en 1979, une École internationale de cinéma et de
télévision est ouverte afin de favoriser une formation alternative aux
officines occidentales. À Alger, point d’orgue de ces années anti-
impérialistes, se tient en octobre 1977 la Conférence internationale sur
l’impérialisme. Elle réunit, notamment, linguistes, anthropologues,
sociologues, économistes ; on y débat sur les modèles de consommation, les
industries culturelles, la dépendance des catégories conceptuelles des
sciences sociales ou sur l’organisation de l’espace. Ces vingt dernières
années, le courant dit des postcolonial studies, spécialement Gayatri Spivak
et Homi K. Bhabba, a repris cette dénonciation de fond à l’encontre de
l’hégémonie occidentale qui aurait écrasé les « subalternes » du Sud en les
empêchant de surcroît, par des dispositifs sophistiqués de violence
symbolique, d’exprimer leur souffrance. Surtout, ce courant cherche à
identifier ce qui demeure de « colonial » à l’âge postcolonial en traquant les
formes renouvelées, mais bien présentes, de racisme, d’ethnicité et de
domination.
Mais au cœur de la dénonciation de l’impérialisme occidental réside en
permanence l’attaque contre l’impérialisme américain. Le rôle si important
(via son hégémonie par les images) joué par la chaîne d’information en
continu américaine CNN, lors de la première guerre d’Irak en 1991, illustre
le temps d’avance que les médias américains ont toujours eu sur leurs
rivaux au XXe siècle. Cette mainmise sur la narration de ce conflit a d’abord
provoqué la colère des populations du Moyen-Orient, puis engendré une
réaction créatrice quand une chaîne d’information arabe en continu, Al
Jazeera, est apparue en 1996.

2. Impérialisme américain. – Le rôle historique dominant, voire


écrasant, joué par les États-Unis dans la formation d’une hyperculture
populaire globale explique que ce pays ait concentré durant tout le
e
XX siècle, et encore aujourd’hui, le tir nourri de tous ceux attachés à

défendre aussi bien leurs traditions culturelles que leurs industries


culturelles nationales. L’horreur que provoquèrent les États-Unis et sa
civilisation technologique sur l’écrivain Georges Duhamel en 1927
(transcrite dans Scènes de la vie future en 1930) est restée célèbre. Première
société « technotronique », disait en 1969 Zbigniew Brzeziński, les États-
Unis ont donc été la « première société globale de l’histoire » et ont imposé
au monde entier leur modèle d’une façon vérita- blement inédite (pacifique)
en vertu de leur domination longtemps sans partage des médias : « Ce qui
rend l’Amérique unique à notre époque tient au fait qu’elle est la première
société à expérimenter le futur. La confrontation avec le nouveau fait partie
de l’expérience quotidienne américaine. […] Aujourd’hui, l’Amérique est
la société créatrice, les autres, consciemment ou inconsciemment, la
copient. » 13
Dès les années 1930, les États-Unis accaparaient presque totalement le
marché sud-américain du cinéma ; quant à l’Europe, à partir des
années 1970, elle connaît un reflux assez général de ses cinématographies
nationales, pourtant florissantes entre 1950 et 1960. Hollywood (cinéma et
télé), MTV (musique), CNN (information en continu), sans parler de firmes
globales, telles Coca-Cola, Nike ou McDonald, imposent apparemment
leurs codes culturels. Le plus souvent, elles l’emportent grâce à une vision
stratégique et politique globale, fondée sur le principe de libre marché (d’où
l’importance du GATT puis de l’OMC à partir de 1994 pour les Américains
afin d’attaquer tous les « protectionnismes culturels »), appuyée sur une
efficacité technique sans pareille et une organisation commerciale sans
failles. Les nouvelles industries culturelles autour d’Internet s’avèrent, elles
aussi, dominées par des firmes américaines. Les 13 premiers fournisseurs
d’accès à Internet sont américains, les grands data centers 14 (architecture-
réseau) le sont également, ainsi que les acteurs numériques principaux à
l’image de Google, Amazon ou Facebook, capables de maîtriser les
contenants et les contenus. Google en 2006 possédait déjà une capitalisation
boursière supérieure à celle de Renault, Peugeot, L’Oréal, Danone et
Carrefour réunis. Quant à l’université mondiale, les États-Unis demeurent la
plus grande école doctorale du monde.

3. Critiques de la thématique impérialiste et postcoloniale. – On peut


contester dans le discours anti-impérialiste tout comme dans celui du
postcolonialisme une tendance fâcheuse à l’excès de généralité. Le plus
souvent, c’est le voisin proche qui pose problème et non la lointaine
Amérique si l’on considère quelques antagonismes historiques classiques,
celui entre Vietnam et Chine, entre Français et Allemands ou entre Algérie
et Maroc. Les catégories d’analyse (Occident, non- Occident) s’avèrent trop
réifiées ; la notion de postcolonialité, qui vaut dans le temps de 1492 à nos
jours et qui embrasse uniformément tous les espaces, arase la multiplicité
des trajectoires coloniales dans leurs différents contextes économiques,
politiques, sociaux ou culturels. Parler d’impérialisme culturel souffre
également des mêmes limites. Pour dépasser une approche purement
économiste et surtout unilinéaire, il s’agirait plutôt de prendre en compte les
médiations propres à chaque réalité locale et nationale, de voir quels
groupes sociaux locaux se branchent sur l’international, et de quelles
façons. Les bourgeoisies locales sont rarement de simples bourgeoisies
« compradores ». Une autre erreur d’analyse tient à la construction binaire
des raisonnements et au plaisir dangereux des antinomies. Si la colonisation
est présentée comme une réalité profondément négative par essence, on
échoue à examiner et à penser les acculturations créatrices (les colonisés se
sont saisis des armes de la modernité critique occidentale) ou les démarches
de coproduction des savoirs comme dans l’Inde des années 1780-1820. Or,
justement, les postcolonial studies ont tenu à affirmer les liens essentiels et
réversibles entre métropole et colonie. S’enfermer dans un portrait en noir
et blanc va à l’encontre de cet objectif de penser les influences réciproques,
contrastées, et multiples, entre espace métropolitain et espace de la colonie.
L’historien de l’Inde Kapil Raj a ainsi montré que le premier recensement
avec techniques modernes avait été testé d’abord en Inde au début du
e
XIX siècle ; et que celle-ci avait également été le lieu où le premier

programme d’enseignement des lettres anglaises avait été conçu. Quant à


l’évaluation véritable de ce que fut l’américanisation culturelle du monde
au XXe siècle, il faudrait s’interroger sérieusement sur ce que font les
spectateurs des images qu’ils reçoivent. Les spécialistes d’études des
médias le savent bien, un produit médiatique (l’étude a été réalisée sur la
série télévisée Dallas) n’est pas vu uniformément, la réception fluctue selon
les catégories sociales et selon l’appartenance nationale. Le spectateur n’est
pas passif et relit, partiellement, selon ses codes, le message qui lui est
proposé. On peut porter le tchador et regarder un film américain en buvant
du Coca-Cola sans être pour autant un partisan de la société américaine.
L’histoire de la soi-disant « américanisation culturelle du monde » au
e
XX siècle n’a de sens que si l’on examine dans chaque cas les adaptations

réalisées par les sociétés locales.


Enfin, la dernière limite à la thèse de l’impérialisme culturel occidental
tiendrait au constat du surgissement de nouveaux rapports de force dans le
monde des grandes puissances médiatiques. Quelques pays émergents sont
devenus de grands acteurs dans les industries culturelles, le Brésil surtout,
mais aussi la Chine (le seul pays a avoir conçu une industrie du
numérique – Baidu, Tencent – capable de rivaliser avec les acteurs
américains), le Mexique, l’Inde ou encore le Qatar (avec Al Jazeera). Le
succès impressionnant de cette chaîne dans le monde arabe conforte bien sa
stratégie revendiquée de démarcation assez systématique par rapport au
discours médiatique occidental. Servie par un excellent niveau
professionnel (l’équipe fondatrice fut formée de longues années à la BBC),
la chaîne a acquis sa légitimité auprès du public arabe de deux façons. Par
son indépendance rédactionnelle à l’égard des autorités politiques de la
zone moyenne-orientale, Al Jazeera a rendu crédibles les idées de
démocratie arabe avant même les révolutions tunisiennes et égyptiennes
de 2011. Mais en adoptant souvent des formes éditoriales « radicales »
(représentation des morts en Palestine, retransmission de l’exécution de
Saddam Hussein, passage des vidéos d’assassinats commis par le Djihad
islamique), elle a entendu se distinguer des narrations dites « objectives »
propres aux médias occidentaux et dont CNN a fixé les règles. Dans le
domaine scientifique, Singapour, la Chine et l’Inde mènent des politiques
ambitieuses ; ces deux dernières puissances, qui ont 10 % de leurs migrants
au titre d’expatriés scientifiques, ambitionnent de récupérer ces brillants
sujets. Singapour dispose de 86 000 étudiants étrangers et accueille les plus
grandes écoles de management occidentales. La Chine, quant à elle, a un
stock annuel de 500 000 étudiants à l’étranger.
L’identification de ces limites ne remet pas en cause l’idée que les
échanges mettent aux prises des acteurs historiques aux forces inégales et
que la mondialisation opère des dénivellations entre peuples ou entre
groupes. La culture s’avère bien un champ de conflits. À condition de ne
point trop durcir les oppositions et de rester attentif aux mécanismes
concrets des rencontres culturelles qui relèvent davantage des mécanismes
de « pouvoir » (qui unissent des acteurs, à chaque fois remis en jeu dans la
relation) que de la simple « domination » (qui séparent). Le concept de
mondialisation a précisément l’avantage de montrer que l’histoire mondiale
n’est pas seulement une histoire occidentale, d’un Occident dont la
domination serait permanente ; que les notions de « centre » et
« périphérie », assumées traditionnellement par l’historiographie marxisante
ou post-marxisante de l’impérialisme culturel, ne conviennent pas vraiment
dans la mesure où les positions fluctuent en fonction des résistances des
« subalternes » et des changements/contradictions au sein même des
dominants. Concrètement, il n’est pas si facile de dire, dans le passé (l’Inde
e
entre 1780 et 1830 par exemple) et au début du XXI siècle, ce qui est le
centre, et ce qui incarne la périphérie.

IV. – Hybridation
La théorie de l’hybridation (ou du métissage) du monde relève surtout
de théoriciens rattachés à certaines sciences sociales, surtout anglo-
saxonnes (le modèle politique et culturel du multiculturalisme joue un rôle
important), et rassemblées principalement autour des cultural studies. Dans
l’ensemble, il s’agit d’une vision positive de la mondialisation-globalisation
dans laquelle les cultures circulent, les individus franchissent plutôt
allègrement les frontières, et surmontent même, parfois, les pires
contraintes, en s’inventant une identité « métisse », à l’instar de certains des
hommes/femmes pris dans l’histoire de l’esclavage atlantique et de ses
lendemains temporels aux XIXe et XXe siècles. L’anthropologue américain,
James Clifford, parle ainsi de cultures voyageuses (traveling cultures), les
philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari évoquent les identités
« nomades » et l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau célèbre les lieux
comme « paysages mouvants » tandis que le sociologue Ulf Hannerz élit le
terme de « créolisation ». Dans un univers de déplacements constants
permis par les technologies, qu’ils soient physiques ou mentaux (regarder
un programme d’une chaîne par satellite), l’hybridation culturelle
incarnerait le destin d’une part croissante de l’humanité dans un entre-deux
indécidable, des « interstices » où les formes de vie se recombineraient en
permanence au sein de nouvelles pratiques sociales. Des jeunes Marocaines
pratiquant la boxe thaï, des rappeurs coréens, des élèves mexicaines en toge
grecque dansant dans le style d’Isidora Duncan, Shakespeare joué sur le
mode du théâtre japonais Kabuki par le Théâtre du Soleil à Paris : le monde
culturel est celui du mélange et du syncrétisme des références. Pour l’être
hybride, la question clé ne serait plus le classique « d’où êtes-vous ? », mais
plutôt « entre quoi êtes-vous ? ».

1. Médias et migrations dans leur combinaison. – Les « métis »


culturels ont été, dans le passé, des individus au destin un peu singulier et, à
la fin du XXe siècle, des groupes ethniques et sociaux entiers (les migrants
de travail, certains intellectuels et universitaires). Au XIXe siècle nombre de
villes du bassin méditerranéen (Salonique, Beyrouth, Alexandrie, Istanbul)
ou de la mer Noire (Odessa) sont restées célèbres pour leur cosmopolitisme
et le croisement permanent des références culturelles. Aujourd’hui, dans
leur utilisation d’un français mâtiné d’innombrables expressions locales, les
citadins de l’Afrique francophone véhiculent eux aussi des formes de
« créolité ». Pour évoquer les individus dans un plus lointain passé, les cas
de ces métis, parties prenantes de l’espace atlantique à l’ère moderne,
s’avèrent fascinants ; tel ce commerçant lettré, André Álvares de Almada,
fils d’une mulâtresse et d’un portugais, défenseur des négociants de Cap-
Vert à la fin XVIe siècle et auteur d’un traité savant ; ou de ces Luso-
e
Africains entreprenants présents à Lisbonne et à Madrid entre les XV et
e
XVII siècles, membres de l’aristocratie du royaume du Kongo très tôt
engagés dans la société portugaise pour en avoir une connaissance active.
Envoyés pour faire leurs études, les jeunes nobles du Kongo en revinrent
généralement christianisés et porteurs d’une bonne connaissance des
ressorts de la politique portugaise. Pour les XIXe et XXe siècles, l’historien
anglais Paul Gilroy a décrit l’espace politico-culturel hybride engendré par
les circulations noires au sein de l’espace (nord) atlantique 15. Parmi celles-
ci, les plus fécondes se seraient délibérément éloignées de tout modèle
culturel essentialiste, de type « afrocentré » ; et l’auteur évoque bien plutôt
des voyages en Allemagne (Du Bois), en France (de Joséphine Baker à
l’écrivain Richard Wright). Il peut s’agir de l’action politique accomplie par
quelques leaders intellectuels noirs américains (Du Bois, l’un des plus
e
grands promoteurs au tournant du XX siècle d’une modernité noire), de la
créativité artistique alimentée par les voyages de part et d’autre de
l’Atlantique à l’instar de la musique cubaine ou du roman (l’écrivain
américain Richard Wright qui à Paris se lie avec le mouvement intellectuel
incarné par la revue Présence africaine ou, plus récemment, l’écrivaine
anglo-jamaïcaine Zadie Smith). La démarche religieuse (la Vierge de la
Guadeloupe au Mexique comme masque de la Pacha Mama), mais aussi la
logique artistique se soutiennent très souvent par ce croisement de
références, leur montage dynamique, afin de faire émerger un nouvel
écheveau de références ; Salman Rushdie reste l’exemple type de ces
romanciers parfaitement hybrides, lui qui, à partir du terreau de l’Inde
musulmane et de l’usage de la langue anglaise, provoque une alchimie
créatrice et remodèle complètement ces données premières.
Mais, pour aller plus loin dans la généralisation, l’anthropologue indo-
américain Arjun Appadurai a souligné le poids majeur des médias à la fin
du XXe siècle couplé avec le rôle accru des mouvements de population
(diasporas migratoires). Ce couplage donnerait lieu à des phénomènes
d’hybridation culturelle sans pareille. Les individus qui appartiendraient
aux diasporas (de travail, d’exil) seraient par excellence ces individus
postmodernes, « complexes et dissonants » tels que les décrit le sociologue
Bernard Lahire. Le chauffeur de taxi new-yorkais d’origine pakistanaise qui
écoute une cassette d’un prêche musulman de Lahore, l’exilé iranien à Los
Angeles qui regarde une chaîne de son pays mais produite localement,
l’universitaire d’origine indienne ou africaine qui enseigne sur un campus
nord-américain, ces exemples de vie attesteraient une identité mélangée, ni
purement cosmopolite ni simplement localisée. L’exemple, que nous avons
déjà abordé plus haut, du rôle joué par la chaîne Al Jazeera dans le monde
arabe, illustre bien la thèse d’Arjun Appadurai sur les « disjonctions »
fécondes produites par le croisement des flux différenciés, les uns relevant
des circulations migratoires, les autres du déploiement universel des
médias. Cette chaîne opère en effet une disjonction productive entre l’État
qatari (dont elle a réussi à se rendre largement indépendante) et les
populations arabes avides de liberté et fascinés par un journalisme de type
démocratique radical 16. L’hybridation serait donc l’invention d’une
nouvelle humanité, l’occasion de métamorphoses dans l’identité, à la façon
de ces adolescents londoniens d’origine pakistanaise, fascinés par une série
télé australienne (Neighbours) dans laquelle ils puisent des codes
comportementaux. L’écrivain antillais, Patrick Chamoiseau, tout comme
Arjun Appadurai, chante les vertus des médias en exaltant le rôle
d’Internet : « avec l’Internet, des communautés se créent de manière
complètement erratique et sur des modalités qui ne sont pas celles des
familles auparavant, c’est-à-dire le lien de parenté, la langue, la nation.
Nous aurons des communautés de plus en plus imprévisibles qui vont
s’agglutiner en fonction de structures de l’imaginaire particulières. »
L’emprise du monde médiatique du virtuel inspire également à l’urbaniste
François Ascher l’espoir de formation d’une « solidarité commutative »
urbaine 17 (après la solidarité mécanique de la communauté villageoise et la
solidarité organique de la ville industrielle) qui mettrait en contact les
individus via des réseaux interconnectés. Mais, évidemment, on peut douter
de la consistance de cette « solidarité commutative ». Et, est-elle en mesure
de rendre le monde habitable ? À trop insister sur le mouvement, on oublie
l’enracinement.

2. Limites de la pensée en termes d’hybridation. – Plusieurs


objections peuvent donc être proposées à l’encontre de cette pensée.
D’abord, elle nie de façon excessive les formes d’enracinement, au premier
chef les appartenances nationales et étatiques, et ces réalités territoriales que
sont les frontières. Le monde n’est pas vraiment « liquide » selon les
expressions de plusieurs sociologues (Urry, Bauman) et assimiler notre
humanité à une « nomadologie » serait bien excessif. Les liens ne sont pas
inexistants. Les États cherchent de plus en plus à contrôler leurs diasporas
migratoires et, plus largement, continuent de structurer les flux culturels
(voir chap. IV). Dans son étude d’une TV iranienne élaborée à Los Angeles,
Hamid Nacify révèle la fétichisation de la patrie, du passé, de la mémoire,
en dépit d’une narration tout à fait à l’américaine. Aujourd’hui, Internet
permet aussi le renforcement des liens entre diasporas et mère patrie. De
plus, la thèse de l’hybridation accorde aux médias une importance excessive
– une antenne parabolique dans un village indien ne fait pas la modernité –,
tout en ne prêtant pas assez d’attention aux aspects socioéconomiques de la
culture qui restent dominés par des phénomènes d’hégémonie ; tout ce qui
touche aux rapports de force culturels est ainsi évacué. Cette pensée
achoppe aussi sur une vision enchantée de l’hybridation qui se produirait
sans douleur. Or, les diasporas migratoires sont tout à la fois l’expérience du
racisme, de formes multiples de discrimination et aussi d’une possible
libération (pour les femmes notamment issues de sociétés patriarcales).
Cette théorie refléterait alors, en partie sans doute, les caractéristiques
sociologiques de certains migrants, richement dotés en capital social et
culturel (tel Appadurai lui-même qui a brillamment réussi dans le monde
universitaire américain 18), désireux de croire et d’affirmer que leur
(heureux) parcours vaut pour tous les migrants. Enfin, point le plus
controuvé, la pensée de l’hybridation promeut l’idée illusoire d’un
dépassement des polarités contraires dans une nouvelle synthèse inédite.
Cette métamorphose, possible dans des cas assez singuliers d’artistes
durablement éloignés de leur patrie natale (on pourrait citer des dizaines de
noms de ces « étrangers de Paris » selon la formule du sculpteur roumain
Brancusi, de Picasso au jazzman Archie Shepp), ne vaut pas cependant pour
la commune humanité des migrants. Elle nie tout bonnement cette réalité
anthropologique fondamentale qui voit les deux dimensions (le local et le
global) coexister de façon durable, difficile mais constructive, dans ce que
nous appelons la « glocalisation ».
V. – Glocalisation
Cette dernière interprétation, que l’on trouve chez Roland Robertson
en 1992, entend articuler global et local, non comme des polarités
culturelles, mais comme des principes profondément imbriqués l’un dans
l’autre, le local n’étant qu’une dimension incluse dans le global. Ainsi,
déplacement rime avec replacement, désarticulation avec (re)articulation.
Anthropologues qui pensent la différenciation interne permanente de
sociétés toujours confrontées avec l’horizon du lointain (une étude sur les
îles Marquises de Greg Dening est merveilleusement intitulée, Les Îles et
les Plages), géographes qui travaillent sur les lieux, « bien situés », nous dit
Jacques Lévy (les villes touristiques par exemple), et qui sont articulés à des
espaces plus globaux, sociologues qui incluent de façon additive global et
local (les villes dites « globales » étudiées par Saskia Sassen), économistes
qui étudient les « districts marshalliens » exportateurs (l’Italie de la plaine
du Pô) fondés sur la proximité des réseaux entrepreneuriaux, il existe un
constat bien simple à faire du côté des chercheurs en sciences sociales :
pour pouvoir évoquer la mondialisation, il reste nécessaire de partir de sites
et endroits précis où elle se déploie. Le sociologue allemand Ulrich Beck
insiste lui aussi fortement, dans sa thèse sur le « cosmopolitique », sur les
rapports réciproques entre délocalisation et relocalisation, dénationalisation
et renationalisation 19.

1. Situations d’imbrication. – Différentes situations se présentent, soit


le global vient au secours du local, soit le global s’insère dans le local, soit
le local se globalise, soit il se heurte au global mais demeure affecté par ce
dernier.
– Dans le premier cas, on pourrait citer le phénomène du tourisme global
qui vient faire la fortune de quelques lieux précis. Le musée Guggenheim
à Bilbao, inauguré en 1997, a permis de manière miraculeuse de
ressusciter une vieille ville industrielle en mal de transition économique.
Un million de visiteurs se rendent chaque année dans la capitale basque
espagnole pour admirer un bâtiment et une collection reflets du monde
transnational de l’art contemporain. Le label Unesco « patrimoine de
l’humanité », créé en 1972, s’avère également à la fois un précieux
sésame pour attirer des foules plus nombreuses (plus de 30 % de
fréquentation en général comme cela a été constaté à Provins) et un
moyen de conserver, voire sauver un certain nombre de lieux (les vieilles
demeures du Zanzibar afro-musulman) et de traditions (la notion récente
de « patrimoine immatériel »).
– Quand le global s’insère dans le local, on peut assister à une coélaboration
culturelle, à la façon d’agir par exemple des grandes fondations
philanthro- piques américaines dans le domaine de la santé ou de
l’enseignement des sciences sociales. Ces grandes institutions ont
presque toujours eu l’intelligence stratégique de choisir des pays clés (la
France pour la fondation Rockefeller au XXe siècle en matière de santé) et
des acteurs locaux forts (Lyon et Strasbourg dans l’entre-deux-guerres),
capables de porter à bien la dynamique proposée par l’institution
américaine. Grâce à une culture du rapport, les bailleurs de fonds ont pu
aussi contrôler en permanence les réalités locales à distance. De manière
plus banale, si l’on prend la consommation de produits globaux (produits
audiovisuels ou musicaux notamment), il convient d’étudier le filtre local
et la (re)contextualisation opérée. Le jazz en France, par exemple, fut
l’objet dans les années 1930 d’une réception érudite et un peu élitiste (les
hot clubs), puis d’un accueil en partie politisé après 1945 (valoriser la
musique des parias de la société américaine pour les antiaméricains) qui
conféra à ce genre une noblesse critique et une valorisation culturelle
qu’il n’avait jamais connues aux États-Unis. Si l’on prend un autre type
de consommation, celle du Coca-Cola, sa consommation au Mexique par
les Indiens de Chamula leur facilite le rot afin de chasser les mauvais
esprits. Quant à la firme McDonald, elle adapte ses menus et ses
intérieurs aux situations locales. Aujourd’hui, de plus en plus, les firmes
multinationales déclinent localement leurs produits pour pouvoir
s’insérer (ce qui n’était pas vrai de Coca-Cola dans les années 1950
et 1960). Mais c’est surtout dans le domaine de la réception des
productions audiovisuelles globales que réside l’une des articulations
topiques entre local et mondial. Les récepteurs ne sont pas passifs, leurs
corps sont inscrits dans un espace de réception ; les récepteurs peuvent se
détacher de l’image qui leur permet de privilégier le « proche » et de
remettre le lointain à distance. La multiplication de médias s’adressant à
une communauté ethnique particulière débouche sur une redéfinition des
identités. Ainsi, aux États-Unis, la création de TV hispaniques s’est
traduite par le passage d’une vision américaine de l’hispanisme à une
vison hispanique de l’Amérique américaine. Et pour illustrer encore cette
insertion du global dans le local, la pratique d’Internet coïncide
largement avec la persistance du territoire physique, en dépit de
l’expansion du virtuel, fondée en large partie sur l’utilisation d’une
langue. Mais c’est aussi le tourisme qui révèle ces situations de
glocalisation dans lesquelles le local entre dans une (possible) spirale
créatrice au contact du global. Le cas de Bali est révélateur d’une
situation où la culture locale (les danses) a connu un renouveau au
contact du tourisme de masse à la fin des années 1970. De
30 000 touristes en 1970, on est passé en effet à 2 millions en 2000. Mais
la massification a été concomitante de l’invention d’un tourisme culturel
qui a poussé les Balinais à renouveler et améliorer leurs spectacles
culturels, quitte parfois aussi à transformer ceux-ci dans le sens d’une
indonéisation croissante 20. Le contact avec le monde global du tourisme
pousse un peu partout dans le monde à « l’invention de traditions », du
Sud marocain où les guides locaux se présentent devant les touristes
comme porteurs de la culture « touareg » (qu’ils apprennent au contact
des ouvrages écrits par les spécialistes) au tourisme pastoral (jailoo) mis
au point ces dernières années en Kirghizie pour renouer avec la vieille
identité du nomade mongol ou aux Masais qui affichent, au titre de la
tradition, des parures rouges importées.
– Le local peut aussi se globaliser quand certaines coutumes alimentaires
connaissent une expansion planétaire (le beaujolais, le sushi, la pizza, le
cognac) ou lorsqu’un genre musical (le jazz, le rock), une langue
(l’anglais) se mondialisent. Les réseaux en fibres optiques et les systèmes
de communication sont surtout présents dans quelques quartiers de
certaines villes (Nova Faria Lima à São Paulo, Pudong à Shanghai, la
City de Londres, San Andres à Lima) 21 ; ils sont les « nœuds glocaux »
tout comme New York, Tokyo, Londres sont des villes globales, têtes
d’un réseau transterritorial, inscrites néanmoins dans des lieux précis. Le
géographe Jacques Lévy parle de la mondialisation comme « fabrique de
lieux », et certains l’emportent définitivement sur d’autres.
– Mais le global peut se heurter au local (le spectre de la « ville
américaine » ou de la domination de l’anglais dans les colloques et
revues universitaires). Le local, à l’image de la politique de la langue
aujourd’hui promue par un pays comme la France, peut alors essayer de
promouvoir un autre global (plurilinguisme). Mais toutes ces situations
de combinaison du local avec le global sont d’autant plus fortement
ressenties que les individus sont de plus en plus réflexifs, en mesure de
combiner ces éléments différenciés de leur vie, capables de mettre en
œuvre (à l’échelle plus collective on parlera de « modernités multiples »)
cette disjonction née de cette intime confrontation entre deux horizons de
l’existence.

2. La glocalisation comme processus d’unification et de


fragmentation. – L’imbrication du local et du global dont nous avons
donné des exemples précédemment débouche sur un mouvement sans fin de
production des différences dans la mesure où les êtres humains sont insérés
dans leurs communautés socioculturelles (familiales, syndicales,
associatives, ecclésiastiques) et politiques (rôle de l’État, des partis
politiques) qui diffractent en permanence les productions du global. Les
individus ne sont pas des ectoplasmes mais ont une capacité, plus ou moins
grande certes, à mettre en jeu leurs façons d’être et de faire.
Est-on alors dans un monde irrémédiablement fragmenté,
balkanisé comme le soutiennent des personnalités aussi différentes qu’un
Benjamin Barber ou un Samuel Huntington ? Cette vision paraît peut-être
trop pessimiste puisque les cultures opèrent, dans un même mouvement, et
la défense de leur spécificité et leur propre traduction des expériences
culturelles étrangères. La régénération des traditions culturelles balinaises
par le tourisme de masse a permis d’ouvrir celles-là sur la modernité. Nous
l’indiquerons dans le chapitre suivant, « l’invention de la tradition » (le
régionalisme folklorique en France par exemple au XIXe siècle), si
e
caractéristique de l’Europe au XIX siècle, relève précisément de cette
dialectique entre mondialisation globale et réponse locale dont il résulte une
« modernité mélangée ». Un exemple en est le grand débat qui s’est tenu au
Japon concernant les rites funéraires. Dans les années 1870-1880, aux
bouddhistes, partisans de la crémation, s’opposent les antibouddhistes qui
vantent les mérites de la mise en terre, au nom de la modernité de cette
pratique occidentale et obtiennent en 1973 l’interdiction de la crémation.
Celle-ci est levée quelques mois après, au nom également de la modernité,
cette fois en matière d’hygiène. Cet argument est notamment appuyé par le
monde de la finance qui redoute la perte de terrain que constitue
l’implantation de cimetières (Carol Gluck). Aujourd’hui, l’espace européen
est traversé par des mouvements identitaires régionaux puissants
(Catalogne, Flandres) qui, alors qu’ils contestent l’unification nationale
belge ou espagnole, ne s’en réfèrent pas moins à une entité globale (l’Union
européenne) qu’ils appellent de tout leur cœur. La glocalisation reste donc
la double expérience qu’enregistrent ces expressions paradoxales, celle du
« voyager en séjournant » et celle du « demeurer en voyageant ».
De ces cinq principales interprétations, dont chacune comporte des
éléments descriptifs partiellement valables, il demeure que l’analyse de
l’humanité glocale paraît moins abstraite que celle proposée par la théorie
de la convergence, moins simplifiée que celle offerte par l’impérialisme,
moins sommaire que celle du choc des civilisations et plus réaliste que celle
de l’hybridation. Elle n’est ni un vague universalisme qui voudrait faire la
synthèse de l’Orient et de l’Occident, ni un relativisme généralisé, ni un
comparatisme simplificateur et encore moins un universalisme du
surplomb.
CHAPITRE IV

LE RÔLE DES ÉTATS DANS


LA MONDIALISATION-
GLOBALISATION

Si la mondialisation-globalisation n’a pas tué les « lieux » et les


territoires comme on l’entend et le lit souvent, elle n’a donc pas non plus
mis fin à l’État, autre antienne répandue. Dans les catégories de la pensée et
dans les faits, la réalité nationale reste puissante sur les deux siècles de la
mondialisation-globalisation écoulée. L’État-nation, de fait, s’est articulé, le
plus souvent avec succès, sur la dynamique culturelle mondiale. Deux pays,
forts de leur messianisme traditionnel de l’universel, la France et les États-
Unis, ont même prétendu régler le diapason de cette dernière. Des moments
de désarroi ont cependant bien pu se produire devant la mondialisation-
globalisation, à l’image des élites indiennes lorsque le gouvernement, dans
un rapport en 1997, soulignait l’effet négatif de TV satellites sur les valeurs
et la culture indienne.
Mais l’examen de toutes les formes réussies de négociation politico-
culturelle entre les États et la mondialisation reste la piste historique la plus
probante. La seconde moitié du XXe siècle, après tout, restera le moment où
(liste non limitative) le cinéma coréen et taïwanais, le cinéma iranien et
indien, la littérature sud-américaine ou nigériane, la pop coréenne, les
mangas japonais ont touché le cœur vivant de l’humanité. Les États, dans la
plupart des exemples cités, ont joué leur rôle d’auxiliaires actifs dans ces
diffusions.

I. – L’État négocie la mondialisation au XIXe siècle


Au XIXe siècle, l’État en Europe s’est renforcé en même temps que le
processus de mondialisation se déroulait, rythmé par les grandes migrations
transatlantiques, la montée des nouvelles puissances (États-Unis et Russie)
ou la construction des empires coloniaux modernes. Ce poids accru de
l’institution nationale et étatique repose notamment sur deux mécanismes
culturels provoqués dans une large mesure par la mondialisation-
globalisation. L’un, appelé transfert culturel, atteste une ouverture et des
situations d’échanges entre cultures, bien que ces processus soient peu
avoués et donc un peu masqués ; l’autre mécanisme relève de « l’invention
de la tradition » et donne à voir, en apparence, une forme de rétraction
identitaire de type culturaliste mais qui n’en traduit pas moins une opération
subtile de filtrage de la modernité, de paradoxal vecteur de la
modernisation.

1. Cosmopolitisme du national au XIXe siècle. – Loin de se construire


dans un splendide isolement, les États-nations européens ont bâti leurs
fondations en empruntant toute une série de traits politico-culturels aux
autres États-nations rivaux. L’ouverture sur Autrui, mais plus ou moins
cachée dans des temps de nationalisme intense, fut mise au service de la
grandeur nationale. C’est ainsi que l’on peut parler d’un « cosmopolitisme
du national ». La traduction d’œuvres étrangères, par exemple, fut souvent
conçue dans l’esprit d’affirmer un prestige national. Ainsi, les élites
intellectuelles françaises ont cherché de façon constante à la fois à se poser
en intermédiaires culturels généraux entre les grands courants de pensée du
monde entier (quelques Français au XXe siècle ont rendu populaire une
bonne partie de la littérature sud-américaine, une partie de la philosophie
allemande, de Nietzsche à Heidegger, a connu grâce à l’accueil français un
succès décisif) et à étendre plus particulièrement l’influence de la France
sur certains pays par ce biais éditorial. À la fin du XIXe siècle, éditeurs et
traducteurs de l’Hexagone choisissent de se pencher sur le roman russe,
quasiment au moment où s’amorce le rapprochement de 1893 avec la
Russie tsariste ; la même opération s’accomplit quelques années plus tard,
lors de l’Entente cordiale de 1904, avec le roman anglais. De manière plus
large, lors de véritables processus de création politique et culturelle quand il
s’est agi de fonder l’université moderne par exemple en France ou aux
États-Unis vers les années 1870-1900, les États ont effectué des emprunts
culturels, mais qu’ils ont su retraduire dans un langage et des entours
locaux. C’est ce que l’on nomme « transferts culturels », déformations
créatrices opérées par les acteurs placés en position d’importation. Une
grande part des intenses relations culturelles franco-allemandes au
e
XIX siècle relève de cette procédure des transferts entre 1870-1914. Après
la défaite de 1870, la France a intensément emprunté auprès de l’Allemagne
savante quelques-unes de ses institutions pilotes, du modèle de l’université
de recherche (avec ses séminaires, ses enseignants-chercheurs) à la
bibliothèque universitaire. La bibliothèque de l’École normale supérieure
(ENS) fut sans doute la première en France à copier le modèle allemand en
termes de politique systématique d’achats. Mais à chaque fois, l’emprunteur
veille à sauvegarder les traits jugés essentiels de la culture nationale ; le
séminaire de recherche par exemple, tel que Fustel de Coulanges
l’introduisit à l’ENS au début des années 1880, maintient la tradition
française de la culture générale.
2. L’invention de la tradition. – Cette expression forgée par deux
universitaires britanniques (Eric Hobsbawm et Terence Ranger) signifie
qu’au XIXe siècle, au moment où s’inventait la construction historique de
l’État-nation, les élites durent forger un certain nombre de rituels propres ou
de « lieux de mémoire » susceptibles de fournir les bases d’identification, à
la fois savantes (la littérature nationale, l’histoire nationale) et concrètes (la
sélection de costumes/chansons folkloriques, les chants et fêtes
patriotiques) à la nation. Ainsi, le discours historique dominant au
e
XIX siècle en Europe sur ce qu’est l’État donne lieu à toute une
reconstruction harmonieuse dans laquelle les savants s’efforcent de
démonter son ancienneté, la continuité de son action en dépit de tous les
bouleversements traumatisants, son éminente dignité enfin. En France,
après 1870, l’historien Ernest Lavisse, grâce à ses manuels scolaires surtout,
fut au cœur de ce discours en promouvant la thèse d’une réconciliation
nécessaire entre la monarchie capétienne (du moins avec ses « bons » rois)
et la République modérée. En Allemagne, la thèse de la succession des
Reiche prévalut, et l’histoire dite Whig, en Angleterre, prit le même chemin.
Il faut donc replacer toutes ces entreprises politico-intellectuelles dans le
contexte de la mondialisation-globalisation qui s’avère bel et bien un
aiguillon particulièrement efficace pour encourager les États européens à
construire de la mémoire à foison. Le romantisme européen, entre 1780
et 1830, fut par excellence cette corne d’abondance pourvoyeuse de
discours enchantés (l’invention d’un « bon » Moyen Âge communautaire)
alors qu’au même moment l’individualisme moderne trouvait des accents
décisifs. L’idée de fixer dans le marbre un passé culturel bien délimité, à
l’instar du corpus bien défini de ce que doit être la littérature anglaise, naît
au début du XIXe siècle en Inde, dans le contexte du bouleversement général
engendré par la construction d’une nouvelle société impériale britannique.
Mais si l’on voulait dépasser le seul XIXe siècle européen, on aurait à
signaler d’autres cas « d’invention de la tradition », en Inde avec le
communalisme (le durcissement de l’antagonisme entre musulmans et
hindous via notamment les procédures de vote) et la cléricalisation de
l’hindouisme (sur le modèle ecclésial chrétien) afin de lutter contre les
missions protestantes, au Liban avec le confessionnalisme, en Afrique avec
la ritualisation tous azimuts. Dans sa réflexivité, la globalisation retourne
sur un lieu pour le transformer, elle le (re)contextualise au cours d’une
opération de rétroaction du local sur le global qui, véritable creuset, forge
ces notions étranges (car non naturelles) de « Francité » mais aussi
« d’Africanité » ou de « Turcité » (à travers la recherche d’une autochtonie
anatolienne des Turcs rendue possible par de grandes fouilles en 1928-1930
qui exhument des traces paléolithiques). L’invention de la tradition reste
donc au service d’un projet moderne, et on voit dans l’Afrique colonisée de
la fin du XIXe et du début du XXe siècle ce double mouvement, apparemment
contradictoire, d’intensification du changement social et de formalisation de
règles. On assiste à l’invention des chefferies et des ethnies en Afrique par
les Français ; et à la création en Inde par les Britanniques d’une tradition
politique (on élabore une étiquette pour honorer les divers rois locaux après
la disparition de l’Empire moghol en 1858) ou culturelle (travail
archéologique) afin de définir ce qui est ou n’est pas indien 1. Ce type de
culturalisme a eu l’effet paradoxal de contribuer à une nouvelle dialectique
du monde. En filtrant la diffusion de la technologie industrielle en Europe ;
dans les colonies, ce processus tamise l’introduction du modèle scolaire
occidental, de l’organisation étatique européenne ou de l’économie
capitaliste.

II. – L’État exploite la mondialisation :


les politiques culturelles extérieures
et de diplomaties publiques
Une autre façon de permettre aux États de continuer à jouer un rôle clé
dans la mondialisation-globalisation fut leur capacité à proposer des
modèles culturels séduisants (on parle de soft power ou « pouvoir de
persuasion ») au reste du monde afin de l’influencer favorablement. Les
grandes puissances déployèrent à l’étranger des réseaux transnationaux
d’établissements culturels, tels des instituts culturels, des bibliothèques. Ils
ont donc créé leurs « multinationales » culturelles. Aujourd’hui, la première
multinationale culturelle au monde est sans doute française avec l’Alliance
française, fondée en 1883 afin de diffuser la langue et la culture françaises,
et qui dispose de plus de 800 comités qui accueillent presque 500 000
élèves dans le monde. En effet, consciente de ses faiblesses militaires et
économiques après la défaite de 1870, la France inventa ce modèle du
réseau culturel extérieur laïc moderne (fondation de bibliothèques, de
lycées, d’instituts, envoi de conférenciers et de professeurs) à la fin du XIXe
et au début du XXe siècle. L’exemple français fut, au XXe siècle, plus ou
moins copié par quelques grands États, dont l’Allemagne après 1920, les
États-Unis après 1945 ou, aujourd’hui, la Chine et le Japon (Cool Japon) 2.

1. Le modèle français d’action culturelle extérieure moderne. – De


manière constante, par-delà les changements de régime (le régime de Vichy
tenta de soutenir la culture française en Amérique latine) ou de majorité
politique (par exemple, le Front populaire eut une politique culturelle
extérieure très ambitieuse), la France a veillé à favoriser, au XIXe et surtout
e
au XX siècle, l’essor d’un réseau d’institutions culturelles à l’étranger qui
n’a pas eu d’équivalent dans le monde. Ce messianisme de l’universel,
Malraux en a un jour donné la parfaite définition : « Il est des pays qui ne
sont jamais plus grands que lorsqu’ils sont grands pour les autres […] sur
toutes les routes d’Orient, il y a des tombes de chevaliers français ; sur
toutes les tombes de l’Occident, il y a des tombes de soldats de la
Révolution. Il n’y a pas probablement un lieu de civilisation occidentale où
la France ne soit pas présente, non par ce qu’elle voulait prendre, mais par
ce qu’elle voulait donner. » 3 À l’heure actuelle, en dépit de la crise des
budgets, le réseau privé officieux (à Paris, il travaille en association avec
l’État) de l’Alliance française dispose de plus de 1 000 antennes (dont 20 %
à peu près sont soutenues par l’État), de plus de 140 instituts ou centres
culturels, de plus de 250 établissements d’enseignement, de tout un réseau
d’institutions de recherche (de l’École de Rome à la Casa de Velázquez).
La première caractéristique de ce réseau fut son large déploiement
géographique. Centré sur le bassin méditerranéen avant 1914 (80 000 à
100 000 élèves dans les écoles des missionnaires français de l’Empire
ottoman subventionnées par l’État et l’Alliance française), il devint sud-
américain et européen dans l’entre- deux-guerres jusqu’aux années 1990.
Puis, depuis vingt ans, l’Asie devient peu à peu le terrain de nouvelles
implantations avec, notamment, celles de l’Alliance française en Chine
(13 centres et plus de 20 000 étudiants). Le second trait particulier propre à
ce réseau tient à l’insistance mise sur la diffusion de la langue. Les premiers
instituts français avant 1914 (Florence en 1907, Madrid en 1909) devaient
accueillir initialement des chercheurs mais se transformèrent d’emblée, en
partie, en officines d’enseignement du français et d’initiation à la culture
française. L’accent mis sur la langue a dicté quasiment jusqu’à aujourd’hui
la politique des postes diplomatiques : surveillance inquiète des statistiques
d’enseignement du français dans les systèmes locaux (le constat désolé d’un
recul irrémédiable du français aux États-Unis depuis la fin des années 1930
dans les établissements secondaires au profit de l’espagnol), envoi massif
de livres français dans les bibliothèques universitaires locales (en 1937 et
en 1947), soutien aux compagnies théâtrales (Renaud-Barrault) qui dans les
années 1950 et 1960 sillonnaient le monde en faisant voir et entendre
Molière ou Courteline. Mais devant le recul accéléré du français ces trente
dernières années, et ce, en dépit des beaux succès de l’Alliance française et
de ses 450 000 élèves (en 2007) ou du don par la Bibliothèque nationale de
France de 480 000 ouvrages à la bibliothèque d’Alexandrie, ce dispositif
culturel extérieur fait fond de plus en plus sur d’autres ressources, celles du
cinéma (création d’attachés cinématographiques dans quelques ambassades)
ou de l’ingénierie culturelle de haut niveau (le Louvre à Abu Dhabi 4, les
tentatives d’expansion de Beaubourg en Chine, le musée Rodin au Brésil).
Il a également pris une tournure nouvelle avec la mise en place d’une
politique des médias audiovisuels ; la création en 2006 de la chaîne
France 24, qui diffuse aussi en arabe et en anglais, a marqué plus
particulièrement cette réorientation. Ce sont donc ces missionnaires de la
culture française qui se sont attachés à faire connaître à Bogota, San
Francisco, Hong Kong ou Coimbra l’existentialisme et le nouveau roman,
Renoir ou la Nouvelle Vague, le renou- veau de la danse française moderne
des années 1980 et les groupes musicaux (de la Mano Negra à Phoenix ou
Daft Punk). En dépit de toutes les difficultés rencontrées, ce réseau aux
multiples acteurs a réussi à insérer les princi- paux courants culturels
français dans le vaste fleuve de la mondialisation-globalisation. Bien que
l’expression fleure bon le marketing, la notion de « touche française » en
matière de culture persiste dans le monde, troublant alliage de distinction
(la mode, une littérature du scalpel psychologique, un cinéma de la parole)
et d’imagination populaire (la littérature de Dumas ou de Jules Verne, le
comique français de La Grande Vadrouille à Bienvenue chez les Ch’tis).
Elle participe ainsi de ce mouvement de glocalisation qui mêle tendances à
l’homogénéisation et à la différenciation.

2. Autres exemples de dispositif culturel extérieur étatique : États-


Unis et Chine. – Ce réseau culturel extérieur français a suscité, surtout à
partir de l’entre-deux-guerres, des sentiments d’admiration et des désirs
d’imitation. Ces dernières années, le Japon et la Chine tentent, en partie, de
s’inspirer du modèle français d’action culturelle extérieure. Mais l’autre
grand État, attaché passionnément à l’exportation de ses modèles culturels
e
au XX siècle, c’est les États-Unis. Toutefois, son mode d’action s’éloigne
parfois assez nettement des méthodes françaises. La première différence
réside dans le jeu des acteurs privés qui a toujours été central dans la
politique culturelle américaine. Qu’il s’agisse d’Hollywood, des grands
musées ou des fondations philanthropiques, une articulation souple et
efficace préside aux liens entre l’État et ces acteurs privés. Quand l’urgence
le requiert, Hollywood sollicite de façon pressante l’administration pour
s’opposer à toutes menaces protectionnistes à l’encontre de ses
exportations. En 1928 et en 1946 (contre la relative fermeture du marché
français), en 1947 (contre les velléités protectionnistes du gouvernement
travailliste), à la fin du XXe siècle (devant la protection du marché chinois),
Hollywood mobilise les gouvernements américains de l’heure afin de
soutenir son idéologie libre-échangiste. Presque toujours avec succès.
Cependant, lorsqu’une mobilisation exceptionnelle d’acteurs privés
(Hollywood et le cinéaste Martin Scorsese) et publics américains se forma
dans les années 1990 en vue de faire triompher au GATT (puis à l’OMC à
partir de 1994) la notion de libre marché pour les produits culturels,
l’affaire échoua diplomatiquement. Au premier rang de la résistance, la
France parvint à s’opposer à ces démarches. La charte de l’Unesco en 2005
sur la diversité culturelle a ainsi représenté la principale victoire de la
Francophonie à la fois contre la toute-puissance de l’industrie
hollywoodienne (50 % des exportations mondiales audiovisuelles contre
30 % pour l’Europe) et de la domination écrasante de l’anglais. L’autre
grande caractéristique du « pouvoir doux » américain réside dans la part
capitale que joue la diplomatie publique soutenue par les grands médias
audiovisuels. Cette politique culturelle pourrait être d’abord définie comme
une « politique d’information », vantée par Woodrow Wilson en 1918, alors
que la diplomatie culturelle française fut longtemps fondée sur la notion
d’échanges intellectuels (envois de livres, de conférenciers, d’expositions).
Le rôle des grands médias d’information (radio, TV, agences de presse)
s’est avéré crucial dans ce dispositif culturel extérieur, notamment lors de la
guerre froide. L’hégémonie de CNN, la réflexion précoce américaine sur la
« diplomatie numérique » aujourd’hui traduisent cette avance maintenue sur
le reste du monde en termes de politique d’information. En 2008, Barack
Obama lance le volet Internet de la politique publique américaine afin
d’améliorer l’image de l’Amérique dans le monde, et surtout dans le monde
arabe. Le Département d’État finance alors des organismes privés
américains chargés à leur tour de former des blogueurs parmi lesquels on
trouve Slim Amamou, futur acteur majeur de la révolution tunisienne. Les
ambassadeurs américains utilisent de plus en plus leur blog personnel pour
communiquer localement, par-delà les canaux classiques de l’information.
Presque cent ans après le fameux concept wilsonien de « diplomatie
publique », récusation de la diplomatie traditionnelle de « cabinet », les
États-Unis renouent d’une certaine manière avec l’utopie d’un mode
d’action démocratique et transparent en matière de relations internationales.
Quant à la Chine, grande puissance économique, moyenne puissance
militaire, elle reste encore un acteur secondaire sur le plan culturel si on la
compare aux États-Unis ou à la France. Son désir de forger un outil culturel
extérieur est d’autant plus grand (la prise de conscience date de 2007)
qu’elle commence à engendrer dans le monde un sentiment grandissant de
peur (sa croissance lamine bien des pays) et finit par décourager les
démocrates du monde entier. Plus que jamais, elle se doit d’inventer un
« pouvoir doux », de type culturel, qui puisse endiguer un peu le flot
croissant des critiques. La réussite des Jeux olympiques de Pékin en 2008 et
celle de l’Exposition universelle de Shanghai en 2010 ont contribué
incontestablement à améliorer l’image du pays. À la France, la Chine a
emprunté, partiellement, le modèle de l’institut culturel, elle a rapidement
installé depuis 2004 presque 300 instituts Confucius (1 000 sont prévus à
l’horizon 2020). La langue chinoise est à l’heure actuelle la deuxième
langue la plus enseignée aux États-Unis. En copiant le modèle américain et
français, elle a mis en ordre de bataille tout un ensemble de médias
extérieurs appelés à porter la parole de la Chine : chaîne TV en continu
lancée en 2009, agence de presse (Xinhua) au réseau mondial de
140 bureaux à l’étranger et qui diffuse en six langues. Elle copie la Grande-
Bretagne, l’Australie et les États-Unis, en abritant de plus en plus
d’étudiants étrangers (162 000) sur son sol et en visant pour 2020 l’accueil
de 500 000 étudiants non chinois. Mais elle est loin d’offrir le triptyque du
soft power américain, « Jefferson, Chuck Berry et les grandes universités »
selon la pertinente formule de l’universitaire anglais Tony Judt. Demeurée
un pouvoir policier, elle a beaucoup à faire avant de parvenir à imposer de
manière crédible son pouvoir de persuasion.

III. – L’État contrôle la mondialisation :


la politique à l’égard des migrants
à la fin du XXe siècle
Les migrations internationales demeurent un des traits les plus
spectaculaires de la première et de la seconde mondialisation-globalisation
(200 millions de personnes aujourd’hui). Depuis les trente dernières années,
l’une des nouveautés les plus significatives concerne l’orientation
géographique de ces flux qui renvoient de plus en plus à des mouvements
sud-sud (vers les pays du Golfe). L’anthropologue Arjun Appadurai
a beaucoup glosé sur l’apparition d’une nouvelle humanité hybride dont les
migrants et exilés seraient les vecteurs privilégiés. Mais ce type
d’argumentaire oublie le rôle des États et leur action de plus en plus décidée
afin de contrôler cette ressource importante (économiquement, en termes de
savoir-faire). Si on laisse de côté les cas, assez rares, de pays qui se ferment
vraiment aux migrations (États dictatoriaux) ou qui adoptent des filtres
assez précis (en Australie, l’accès aux zones aborigènes, Maurice qui
pendant quinze ans a voulu limiter la desserte aérienne de l’île), les
déplacements de populations sont en effet plutôt la règle que l’exception.
Mais le point nouveau relève désormais de la stratégie migratoire adoptée
par des pays qui sont traditionnellement des pays d’expatriation, Inde et
Chine au premier rang. Pour ces deux pays engagés dans un développement
économique accéléré à la fin du XXe siècle, conserver des liens étroits avec
une main-d’œuvre expatriée, plus ou moins définitivement parfois, s’avère
capital. Il s’agit là, en matière de politique à l’égard des migrants, d’une
« révolution copernicienne » dans la mesure où l’expatriation soit fut
longtemps condamnée par les autorités politiques (Chine), soit leur fut
indifférente (Inde). Dégager des axes d’action n’en reste pas moins délicat
pour les États dans la mesure où ces « diasporas » sont des
réalités humaines sociologiquement et politiquement beaucoup plus
complexes que ne le supposent les théoriciens tel Appadurai. Ladite
diaspora chinoise (30 à 37 millions de personnes) ne présente certes pas un
bloc uniforme. Les Chinois de l’Asie du Sud-Est sont assez bien intégrés à
la vie de l’État-nation dont ils relèvent et donc assez peu sensibles au
nationalisme de la Chine continentale actuelle ; et il en va de même avec les
Chinois installés depuis longtemps aux États-Unis qui, cependant, peuvent,
pour certains d’entre eux, taïwanais d’ailleurs, valoriser les liens culturels 5.
En revanche, la dernière grande migration chinoise des années 1980-1990,
vers les États-Unis surtout, s’avère très réceptive, dans l’ensemble, au
discours politique sur les liens entre mère patrie et migrants. Ce point
constitue un enjeu clé quand on songe à l’expatriation des jeunes étudiants
prometteurs sur les meilleurs campus américains : de leur retour dépend la
possibilité pour la Chine de vraiment devenir une grande puissance
scientifique. Les autorités chinoises facilitent les retours, éphémères ou
durables, des migrants tout en favorisant leur liberté d’action (la devise est
devenue : Servir la patrie depuis l’étranger). Point clé, les migrants peuvent
rapatrier librement leurs fortunes et l’utiliser à leur guise. Des associations
d’émigrés, aidées par les gouverneurs locaux (l’émigration est très
régionalisée), se sont constituées qui sont de bons relais des souhaits
officiels. À un moindre degré, l’Inde suit ce parcours. Elle a instauré un jour
de fête, le 9 janvier, pour célébrer les Indiens à l’étranger et accepte le
principe de la double nationalité. Plus récemment, d’autres pays, la Grèce et
l’Irlande au premier rang, tentent à leur tour de mobiliser leur diaspora afin
de réunir les ressources financières susceptibles de les sauver de la crise de
la dette actuelle. Ils imiteraient en cela Israël qui, depuis les années 1950, a
régulièrement levé des fonds auprès des Juifs diasporiques.
État pas mort ! tel serait le constat à tirer de l’histoire de la
mondialisation-globalisation culturelle sur les deux derniers siècles. À
rebours des idées défendues par Bertrand Badie 6, les territoires, objets du
contrôle classique par l’État, n’ont pas cessé d’exister même s’ils se sont
organisés de plus en plus en réseaux ; et l’essor des organisations
internationales culturelles (Unesco) ou celui de mouvements transnationaux
(ONGI) n’a empêché en rien les États de s’immiscer dans leurs entreprises
et de les utiliser avec souvent une certaine efficacité.
CONCLUSION

Nous terminerons en défendant quelque peu le terme choisi pour le titre


de ce livre, et dont d’excellents auteurs ont pu être tentés de récuser la
pertinence 1.
1/ La mondialisation culturelle signifie dans cet ouvrage d’abord une
chose bien précise, quoiqu’un peu générale : du point de vue de l’histoire de
l’humanité, le brouillage et l’ouverture des frontières et des cultures n’est
pas l’exception, mais la règle. Mobilité humaine et pluralité culturelle (avec
les deux côtés de la culture, lent et épais, nerveux et inventif) mettent à mal
toutes les analyses en termes essentialistes, culturalistes, et donc de
fermeture culturelle. Bien au contraire donc, les circulations politico-
culturelles ont été constantes, elles ont opéré, surtout à partir du XIXe siècle,
par puissante concaténation, au moment même où, à partir de 1830, elles se
sont intensifiées de façon incomparable.
2/ La deuxième chose qu’il faudrait ajouter en faveur de la notion de
mondialisation culturelle, et qui sera plus précise, tient à l’histoire de la
seconde mondialisation-globalisation depuis 1980. Durant cette dernière
période, un double saut a été réalisé, qualitatif (Internet est beaucoup plus
qu’un télégraphe) et quantitatif (les communications humaines se sont
densifiées de façon incomparable en produisant à leur tour des effets
qualitatifs). Au moins un milliard de touristes internationaux ou, en 2017,
3,8 milliards d’internautes éprouvent, de façon très concrète, l’expérience
du franchissement des frontières et du croisement incessant des références
culturelles. Et que celles-ci soient très largement celles nées de
l’hyperculture médiatique ne suffit pas à les renvoyer au pur néant comme
le voudraient certains analystes : Hollywood a créé un imaginaire planétaire
de l’individu méritant qui justifie pleinement son sobriquet d’« usine à
rêves ». C’est à ce rêve de bonheur, jamais oublié, que se sont accrochées
jadis, et auquel se suspendent toujours, les multiples parties de l’humanité
avides de cinéma américain. Dorénavant, l’individu vit en soi et à
l’extérieur de soi, ici et là, opère des tours et détours, dans un entre-deux
plus ou moins confortable certes. Voilà qui renvoie à ce qu’Ulrich Beck
appelle une mondialisation culturelle intériorisée pour la plus grande partie
de l’Humanité, consciente désormais d’appartenir à un monde unique.
Mais, de manière évidente, cette unification sans pareille ne signifie pas
uniformité. Nous l’avons repris ici nous-même : les anthropologues cernent
avec justesse les réalités culturelles de la mondialisation-globalisation
quand ils évoquent un monde fragmenté en même temps qu’unifié,
connecté et déconnecté. En revanche, les rêves de mondialisation sans
identité, de migrations sans langue, de déterritorialisation sans unité
paraissent une douce utopie tandis que les sombres pronostics sur la montée
vertigineuse des barrières culturelles souffrent de leur côté d’une autre
cécité analytique.
3/ Cependant, dans la course-poursuite propre à ce double mouvement,
certains observateurs ont régulièrement dénoncé la prédominance de l’une
de ces tendances au détriment de l’autre. En 1971, dans Race et culture,
Lévi-Strauss dénonçait le risque croissant d’affrontements identitaires du
fait de la surpopulation. Il s’en prenait donc à l’excessive unification de
l’humanité et à ce que certains ont aussi pu appeler, à tort, sa
« disneylandisation ». En 1969, Zbigniew Brzeziński faisait entendre, en
revanche, un discours à la Huntington avant la lettre en s’alarmant de la
balkanisation politico-culturelle croissante du monde. Il dénonçait alors le
climat de lutte radicale entre monde développé et monde sous-développé
fomenté par les idéologues tiers-mondistes. Au vrai, la mondialisation-
globalisation ne ressemble pas à un long fleuve tranquille, elle se présente
le plus souvent comme une épreuve, et l’expérience existentielle des
migrants ou des exilés en donne un bon aperçu : création ou (re)invention
de soi s’accompagnent des souffrances liées à la pauvreté, à la solitude et à
des situations d’oppression. Mais on pourrait aussi noter un autre élément
de cette fragmentation qui touche à l’existence nouvelle d’angles morts
géoculturels : ces trente dernières années, les Proche et Moyen-Orient ont
été, dans l’ensemble, marginalisés, et la tradition des études arabes et
islamiques a régressé dans beaucoup de pays, les anciens pays communistes
en premier lieu.
4/ Cependant, l’expérience de la glocalisation qui caractérise donc le
mieux l’humanité actuelle doit plutôt inspirer un optimisme raisonné : elle
se trouve au fondement d’une invention sociale généralisée qui rend les
individus capables d’agir avec davantage de force et un peu plus de liberté.
Mais au cours de ce frottement, de cette mise en tension deux à deux du
local avec le global, des déplacements ou des déformations créatrices se
produisent ce que les historiens de l’histoire culturelle ont pu appeler
« transferts », des écarts apparaissent que les spécialistes de
l’interculturalité (et notamment les spécialistes de la traduction) ont tenté
d’analyser de façon positive : de ces écarts naît du commun 2. Vivre et
pouvoir tirer parti de ces écarts reste donc la tâche, ardue mais
enthousiasmante, soumise à tous ceux qui, aujourd’hui, réalisent et
participent au quotidien au travail incessant de tissage des relations
culturelles mondiales. L’homme de la glocalisation ne serait-il pas
« l’homme du possible », pour reprendre les mots de l’écrivain Robert
Musil, celui qui affronte le réel comme une « tâche et invention
perpétuelles » ? Cet élargissement des horizons et des perspectives mis en
jeu par le glocal, constructeur d’une altérité qui met en tension créatrice les
identités, confère sans doute aujourd’hui à la mondialisation culturelle son
attrait comme sa fascinante inventivité.
BIBLIOGRAPHIE

Appadurai Arjun, Après le colonialisme, Paris, Payot, 2005.


Bayart Jean-François, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
– Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation,
Paris, Fayard, 2004.
Bayly C. A., La Naissance du monde (1780-1914), Paris, Éditions de
l’Atelier/Le Monde diplomatique, 2007.
e
Boucheron Patrick (dir.), Histoire du monde au XV siècle, Paris, Fayard,
2009.
Chanda Nayan, Au commencement était la mondialisation. La grande saga
des aventuriers, missionnaires et marchands, Paris, CNRS Éditions,
2010.
Chastel-Rousseau Charlotte, Des Cars Laurence, Font-Réaulx Dominique
de (dir) Le Louvre Abu Dhabi, nouveau musée universel ?, Paris, Puf,
2015.
Chaubet François, Martin Laurent, Histoire des relations culturelles dans le
monde contemporain, Paris, A. Colin, 2011.
Featherstone Mike, Lash Scott and Robertson Roland, Global Modernities,
Londres, Sage, 1995.
Gilroy Paul, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris,
Éditions Amsterdam, 2010.
Goody Jack, Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de
son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010.
Hall Stuart, Held David, McGrew Tony, Modernity and its Futures,
Londres, The Open University, 1992.
Hopkins A. G., Globalization in World History, New York-Londres,
W. W. Norton and Co., 2002.
Huntington Samuel P., Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
Iriye Akira, Saunier Pierre-Yves, The Palgrave Dictionary of
Transnational. From the Mid-Century to the Present Day, Londres,
Palmgrave-Macmillan, 2009.
Liauzu Claude, L’Empire du Mal contre le Grand Satan. Treize siècles de
guerre entre l’islam et l’Occident, Paris, A. Colin, 2005.
Lipovetsky Gilles, Serroy Jean, La Culture-monde. Réponse à une société
désorientée, Paris, Odile Jacob, 2008.
Martel Frédéric, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et
des médias, Paris, Flammarion, 2010.
Mattelart Armand, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à
la société globale, Paris, La Découverte, 2009.
Moreau-Defarges Philippe, La Mondialisation, Puf, « Que sais-je », 2010.
Talon Gabrielle, Al Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, Paris,
Puf, 2011.
Revue Le Débat, no 154, mars-avril 2009, « Écrire l’histoire du monde ».
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION

I. – Pourquoi la mondialisation culturelle ?

II. – Une ou plusieurs « mondialisation(s) » ?

III. – Les interprétations de la mondialisation-globalisation

Chapitre I - HISTOIRE DES MONDIALISATIONS AVANT 1820-1840 : MONDIALISATION


ARCHAÏQUE ET PROTOMONDIALISATION
I. – La mondialisation archaïque
e e
II. – « Protomondialisation » fin XVI siècle-fin XVIII siècle

III. – Deux mécanismes de la mondialisation culturelle : la consommation et la circulation


des savoirs

E E
Chapitre II - LES DEUX MONDIALISATIONS-GLOBALISATION DES XIX ET XX SIÈCLES

I. – Les nouveaux cadres des connexions

II. – Manifestations nouvelles de la mondialisation culturelle


III. – Des circulations culturelles anciennes mais transformées radicalement
par les nouveaux facteurs matériels de la communication

Chapitre III - LES INTERPRÉTATIONS DE LA MONDIALISATION-GLOBALISATION

I. – Convergence

II. – Le choc des civilisations

III. – l’impérialisme culturel

IV. – Hybridation

V. – Glocalisation
Chapitre IV - LE RÔLE DES ÉTATS DANS LA MONDIALISATION-GLOBALISATION
e
I. – L’État négocie la mondialisation au XIX siècle

II. – L’État exploite la mondialisation : les politiques culturelles extérieures


et de diplomaties publiques

III. – L’État contrôle la mondialisation : la politique à l’égard des migrants


e
à la fin du XX siècle

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE
www.quesaisje.com
1. GEMDEV, Mondialisation. Les mots et les choses, Paris, Karthala, 1999.
2. Philippe Moreau-Defarges, La Mondialisation, Puf, « Que sais-je », 2012.
3. Traduction partielle du titre évocateur d’Arjun Appadurai, anthropologue indo-américain,
Modernity at Large. Cultural Dimension of Globalization, University of Minnesota Press, 1996,
et traduit fort platement, Après le colonialisme, Paris, Payot-Rivages, 2005.
4. C’est ce que l’on appelle l’histoire « mondiale » (ou world history) et qui a donné lieu,
en 1990, à la création d’un Journal of World History. Sur ce mouvement dont les travaux
fondateurs datent des années 1960 aux États-Unis, voir le dossier de la revue, Le Débat, « Écrire
l’histoire du monde », mars-avril 2009, no 154. Deux courants dominent. Pour l’un, l’histoire du
monde résulte de l’interpénétration des civilisations via des épisodes violents parfois, mais le
plus souvent à travers les moyens pacifiques des migrations et de toutes autres formes
d’échanges ; pour l’autre, le monde se construit forcément par la domination et débouche sur un
« système monde » avec une division du travail entre centre et périphérie. Pour le premier
chapitre, nous suivons surtout la première de ces interprétations.
1. Ces notions de mondialisation archaïque et de protomondialisation sont tirées de l’ouvrage
dirigé par A. G. Hopkins, Globalization in World History, New York-London, W. W. Norton and
Company, 2002.
2. Jack Goody, Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste
du monde, Paris, Gallimard, 2010 [1996], p. 31.
3. Nous nous appuyons notamment sur le beau livre dirigé par Patrick Boucheron, Histoire du
monde au XVe siècle, Paris Fayard, 2009.
4. Nayan Chanda, Au commencement était la mondialisation. La grande saga des aventuriers,
missionnaires et marchands, Paris, CNRS Éditions, 2010 [2007], p. 150-151.
5. Tony Ballantyne, « Empire, Knowledge and Culture: from Proto-Globalisazation to Modern
Globalization », in A. G. Hopkins (ed.), Globalization in World History, op. cit., p. 116-140.
6. Jean-Michel Sallmann, Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Paris, Payot, 2011,
p. 110.
1. Armand Mattelart, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société
globale, Paris, La Découverte, 2009.
2. Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la
globalisation, Paris, Fayard, 2004, chap. V : « Globalisation et subjectivation politique. Le
moment néo-libéral (1980-2004) ».
3. Voir l’ouvrage fondamental d’Akira Iriye et Pierre-Yves Saunier, The Palgrave Dictionary of
Transnational History. From the Mid-19th Century to the Present Day, London, Palgrave-
Macmillan, 2009. L’international, quant à lui, demeure le domaine essentiellement des acteurs
publics et fonctionne, dans l’ensemble, sur le mode du bilatéralisme quoiqu’il existe au
e
XX siècle de plus en plus d’organisations internationales multilatérales (SDN en 1919 et ONU
en 1945).
4. Sylvain Venayre, « le monde de la BD », in Pascal Ory (dir.), L’Art de la bande dessinée,
Paris, Citadelles-Mazenot, 2012.
5. Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 1980 [1978].
6. Ludovic Tournès, Sciences de l’homme et politique. Les fondations philanthropiques
américaines en France au XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque des sciences
sociales », 2011, p. 121-125.
1. Nous renvoyons notamment à notre ouvrage, coécrit avec Laurent Martin, Histoire des
relations culturelles dans le monde contemporain, Paris, A. Colin, 2011.
2. Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La Culure-Monde. Réponse à une société désorientée, Paris,
Odile Jacob, 2008.
3. Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias,
Paris, Flammarion, 2010, p. 369-370.
4. Dean Mac Cannell, The Tourist, a New Theory of the Leisure Class, New York, Schocken
Books, 1989 [1976].
5. Pour C. A. Bayly, dans sa Naissance du monde moderne, op. cit., p. 136-137, l’avance
scientifique européenne sur la Chine ou le monde musulman à partir du XVIIIe siècle tient à des
facteurs organisationnels (la multiplicité des acteurs, universités aussi bien que réseaux
associatifs, telles les académies) et à la liaison de plus en plus étroite entre économie de marché
et science via le dépôt de brevets.
6. Claude Liauzu, L’Empire du Mal contre le Grand Satan. Treize siècles de guerre entre
l’Islam et l’Occident, Paris, A. Colin, 2005, p. 74.
7. Benjamin Barber, Djihad versus McWorld. Mondialisation et intégrisme contre la
démocratie, Paris, Hachette, « Pluriel » [1995], 2001. Le mot « intégrisme » est cependant
appliqué (trop) largement par Barber à toutes formes de revendications communautaires telles,
par exemple, les affirmations régionalistes en Europe.
8. Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob [1996] 2000.
9. Ibid, p. 320.
10. Claude Liauzu, op. cit., p. 119 sq. Cette dimension d’affrontement entre l’Occident et
l’Islam est rythmée par quelques grands événements politico-militaires qui composent une
longue histoire mémorielle dont Lépante (1571), la prise de Kazan au détriment des Tatars
(1552) ou le siège de Vienne (1683) composent les principaux jalons. Sur le terrain savant, les
travaux du grand historien belge, Henri Pirenne [Mahomet et Charlemagne en 1937], ceux d’un
Fernand Braudel ou d’un Pierre Chaunu dans les années 1950-1960 sont pleins de l’idée
(fausse) que l’Islam avait fermé la Méditerranée au Moyen Âge. Récemment, un médiéviste
français a cherché à dénier au monde arabe son rôle d’intermédiaire culturel entre l’Antiquité et
l’Occident médiéval. Voir Sylvain Gouguenheim, Aristote au mont Saint-Michel. Les racines
grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Le Seuil, « L’Univers historique », 2008.
11. Jean Tardif, Joëlle Farchy, Les Enjeux de la mondialisation culturelle, Paris, Éditions Hors
Commerce, 2006, p. 65-66.
12. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de
l’histoire, Paris, UGE, [1840] 1965, p. 247.
13. Zbigniew Brzezinski, America in the technetronic age, Columbia University Occasional
papers, 1967, p. 22.
14. Les data centers accueillent chacun des milliers de serveurs. Google, par exemple, aurait
plus de 900 000 serveurs localisés (officiellement) dans 11 sites, surtout aux États-Unis ; mais,
sans doute, faudrait-il multiplier par deux ou trois ce chiffre. Ces installations coûtent chacune
au moins 300 millions de dollars, sont énergivores et gourmandes en espace (le site de Taïwan
s’étend sur 15 ha).
15. Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris, Éditions Amsterdam,
[1993] 2010.
16. Gabrielle Talon, Al Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, Paris, Puf, 2011.
17. Cité par Olivier Mongin, La Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation,
Paris, Le Seuil, « Points », 2005, p. 146.
18. Arjun Appadurai confondrait sa situation d’acteur social à succès avec l’observation
sociologique qui, elle, conduit à plus de scepticisme ou de prudence.
19. Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Alto-Aubier, 2006 [2004], p. 186.
20. Michel Picard, Tourisme culturel et culture touristique, Paris, L’Harmattan, 1992.
21. Manuel Castells, La Galaxie Internet, Fayard, 2001, p. 292.
1. Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, « L’espace du politique », 1996,
p. 47-50.
2. François Chaubet, Laurent Martin, Histoire des relations culturelles dans le monde
contemporain, op. cit., chap. 4, 5 et 10.
3. André Malraux, « Pour la Ve république », in La politique, la culture, Paris, Folio-essais,
1996, p. 307.
4. Alexandre Kazeroumi, Le Miroir des cheikhs, Paris, Puf, 2017.
5. Aihwa Ong, Flexible Citizenship. The Cultural Logics of Transnationality, Durham/Londres,
Duke University Press, 1999.
6. Bertand Badie, La Fin des territoires, Paris, Fayard, 1995.
1. Voir Jean-Pierre Warnier, La Mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, « Repères »,
2007, p. 107, qui récuse précisément le titre donné à son ouvrage par son éditeur… On peut
noter en particulier l’étrange double sous-estimation analytique de la part de cet auteur, d’une
part de l’impact de la culture-monde produit par les industries culturelles (sous prétexte que la
réception en est fort différenciée), d’autre part de la conscience d’un monde unifié par le risque.
Le mépris affiché par l’auteur à l’égard du tourisme de masse (la « disneylandisation » du
monde) est un bon symptôme de cette difficulté à saisir les nouvelles capacités (psychologiques,
culturelles) produites par la diffusion d’une culture-monde (ou hyperculture) qui donne lieu,
certes, à une réception différenciée, mais qui renvoie alors à des phénomènes de glocalisation.
2. François Jullien, L’Écart et l’entre. Leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité, Paris,
Galilée, 2012.

Vous aimerez peut-être aussi