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ISBN 978-2-7465-2396-8

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Dépôt légal – 1 édition : 2022, janvier
© Éditions Le Pommier / Humensis, 2022
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
AVANT-PROPOS

L a vie d’Augustin Berque ressemble à celle d’un passeur. Ses travaux


recèlent ce pouvoir de faire naître une mise en mouvement, une quête,
l’envie d’une relation. Le passeur est un maître qui dispose de cette capacité
infaillible de permettre à chacun de découvrir l’épique qui sommeille en lui.
Un passeur est un artificier, capable d’émerveiller. Un passeur est un
forgeron qui outille pour regarder, puis décrire le monde. Un passeur est un
mineur qui creuse une galerie vers l’intérieur d’une terre, là où ruisselle et
danse le feu de tout un peuple.
À plus d’un titre, la pensée d’Augustin Berque formule de multiples
passages. Des montagnes de l’Atlas où il est né aux froides rizières de l’île
d’Hokkaidō au Japon où il a écrit sa thèse, Augustin Berque a fait du goût
de l’autre la ligne directrice de ses travaux. Sur les chemins de l’Orient
comme de l’Occident, cette diversité l’a guidé. Elle l’a guidé vers une
interdisciplinarité complète, qui féconde les liens entre les disciplines et qui
les enrichit également d’une dimension sensible. Un territoire n’est-il pas
aussi source d’émotion, de nostalgie, d’envie et d’attaches plurielles ? Elle
l’a guidé vers une compréhension des hybridations entre nature et culture
qui font naître, partout sur Terre, l’esprit d’un lieu, ainsi que les sources
d’émancipation et de résilience de chaque société. Elle l’a également guidé
vers une prise en compte des non-humains dans les arbitrages scientifiques
et politiques. Car penser le monde à travers la mésologie, cette fameuse
approche qu’a renouvelée Augustin Berque au cours de sa carrière, permet
de dynamiter les barrières qui nous empêchent de renouer avec les
interdépendances tissées entre nature et culture, alors même qu’elles
formulent la diversité des paysages, des langues, des manières d’être et de
penser qui caractérisent le monde contemporain. Récompensée par des prix
scientifiques prestigieux et de multiples doctorats honoris causa, l’œuvre
d’Augustin Berque est lue aussi bien en Europe qu’au Japon. Il est devenu,
au fil des années, l’un des géographes les plus influents de son temps. Il est
devenu, au fil des années, le cœur vivant de toute une discipline. Ce livre
d’entretiens cherche à faire connaître sa pensée au plus grand nombre, et
connecte ses aspects théoriques à des manières de transformer concrètement
nos manières d’habiter la Terre. Car à l’heure où partout le monde tremble,
où des pays se brisent, des murs s’édifient, à l’heure où partout le ciel
recule au profit d’un décor incertain, où, à la manière d’une toile griffée,
surgissent de façon aléatoire des lumières autant que des ombres, nous
avons tellement besoin des œuvres qui, par leur densité, sont en mesure de
formuler de nouveau le lien. La crise écologique que nous vivons n’est pas
seulement d’ordre climatique, elle demande de repenser complètement nos
manières d’agir avec l’autre, et, par extension, nos manières d’habiter les
territoires. Face aux enjeux qui traversent le monde contemporain, la
mésologie, et plus particulièrement l’œuvre d’Augustin Berque, formule
une puissante réconciliation entre les peuples d’abord, entre les vivants
ensuite, entre le singulier et l’universel enfin.
Ce livre revient d’abord sur la trajectoire scientifique d’Augustin Berque.
La teneur des propos n’est ici pas seulement d’ordre biographique, ni même
académique. Au contraire, un chercheur habite les disciplines qu’il pratique.
Ces dernières façonnent ses mots et ses regards sur le monde. Comprendre
la manière dont se pratique une discipline permet également de dessiner, à
travers un angle particulier, les contours d’une société. La science a toujours
participé à modeler des horizons nouveaux, au même titre que les grands
événements d’une société et les petits récits entrelacés influent sur les
grandes évolutions scientifiques. À travers les arbitrages de la carrière
académique d’Augustin Berque, s’observe un petit bout de l’histoire des
sciences et de l’histoire universelle. Le Japon est également l’un des
personnages principaux du livre. Le pays est un carrefour de l’œuvre
d’Augustin Berque, à partir duquel dialoguent la plupart de ses écrits. La
culture de l’archipel japonais, son épaisseur historique, ses manières d’être
et de parler, les grands succès de son histoire autant que ses épisodes
fiévreux font de lui un pays qui éclaire les métamorphoses de notre temps,
un pays sentinelle qui pourrait inspirer nombre de nouveaux possibles.
Enfin, nous partageons les enseignements de la mésologie, les manières de
décrire la société à sa loupe, ainsi que les évolutions sociétales qu’elle
propose. De la densité des propos tenus ressort une immense conviction :
retrouver nos liens à la terre, autant à la petite, celle d’un potager, qu’à la
grande, ce sentiment humain d’appartenir à une grande fresque commune,
est le premier navire guidant vers des transitions sociales et écologiques
pertinentes et pérennes.
Lors de l’écriture de ce livre, Augustin Berque traverse le grand âge,
celui de la transmission. Il a exploré des horizons lointains, comme il a
défriché ici des territoires choisis et aimés. Il a vécu des moments clés, qu’il
a traduits dans des pensées qui ont marqué des générations entières
d’étudiants, qui ont influencé nombre d’architectes, de paysagistes, de
décideurs et de militants. Du haut de son grade scientifique, il est toujours
là pour partager ses mémoires et les enseignements qui les meuvent. Puisse
l’œuvre d’Augustin Berque résonner encore, puisse-t-elle continuer à être
un phare qui illumine un jardin de nouveau fertile, un horizon de nouveau
certain.

Damien DEVILLE
CHAPITRE PREMIER

Le goût des autres

Damien DEVILLE. – Dans les imaginaires collectifs, les géographes sont


perçus comme des aventuriers, des chasseurs de trésors, des explorateurs.
Les premiers géographes ont été ainsi de grands voyageurs, ramenant de
magnifiques carnets des contrées rencontrées et explorées. Comme si être
géographe, c’était avoir le goût de la découverte, le goût de l’autre. Qu’est-
ce qui, dans votre parcours, vous a conduit à vouloir explorer le monde ?

Augustin BERQUE. – Je crois que nos vies sont en grande partie les
héritières d’un certain milieu. La culture familiale autant que le milieu
social dans lequel nous grandissons induisent nos premiers regards sur le
monde et influencent sur la durée nos manières d’être et de faire. Je suis
moi-même issu d’une famille de voyageurs où, de génération en génération,
s’est transmise la tradition d’un vivre ailleurs et d’un vivre autrement. Mon
arrière-grand-père Joannès, officier vétérinaire dans l’armée, est enterré au
Tonkin (la région de Hanoï, au Vietnam du Nord). Mon grand-père
Augustin, quant à lui, a été directeur des Affaires indigènes en Algérie.
Mon père Jacques, enfin, fut administrateur au Maroc, sous le protectorat
français. Ma famille a vécu au carrefour des cultures, à cette interface où se
formule l’altérité. Cette histoire familiale a bercé mon enfance, et m’a
inculqué dès le plus jeune âge l’envie d’aller à mon tour au bout du monde.
Et cela a commencé très tôt ! J’ai eu la chance, grâce au métier de mon
père, de grandir au Maroc, sur les contreforts du Haut Atlas, puis en Égypte,
dans la grande ville du Caire, lorsque mon père décida, en 1953, de quitter
le Maroc, dégoûté de la politique française en Afrique du Nord. Même s’il
est difficile d’objectiver son enfance, car elle est gorgée de symboles et
d’émotions qui ont tendance à s’éroder et à se transformer au fil du temps,
je crois pouvoir dire que ces différentes expériences dans les pays arabes
m’ont sûrement mis sur la voie de la diversité. Elles m’ont également infusé
de différents codes et habitudes. La couleur de la terre dans laquelle nous
grandissons résonne en partie dans notre profonde intimité, et lorsque je fus
envoyé en pension en France à 13 ans, pour continuer mes études dans un
lycée parisien, mes premiers moments dans la capitale française furent
vraiment difficiles : je me sentais étranger, exilé. Mon cœur, mon corps,
mes mots, tout ce qui m’avait bercé, se situait sur la rive sud de la
Méditerranée. Très rapidement, j’ai eu envie de repartir. Penser un futur en
dehors de l’Hexagone, c’était également une manière pour moi de renouer
avec les enseignements de mon père. Lors des dîners familiaux, entre deux
phrases, il nous disait souvent : « Je vous entretiens jusqu’à votre majorité,
mais ensuite, je veux vous voir aux quatre coins du monde. » Une parole
devenue prophétique car, effectivement, au début des années 1970, nous
étions dispersés aux quatre coins de la planète : mes trois sœurs résidaient
respectivement à Pékin, Hong Kong et Santiago du Chili ; quant aux petits
derniers, mes deux frères jumeaux, l’un vivait sur une plateforme en mer de
Norvège, où il travaillait comme plongeur pour une compagnie pétrolière,
tandis que l’autre était carreleur de piscines en Arabie. Je vivais pour ma
part au Japon, où je préparais ma thèse, tout en travaillant comme lecteur de
français à l’université de Hokkaidō.
L’éducation offerte par mon père ne s’est pas limitée à une injonction au
voyage. Il se sentait proche des populations locales, tant et si bien qu’il a
fait partie de cette catégorie d’administrateurs coloniaux qui ont étudié
comme anthropologues ou sociologues les sociétés qu’ils avaient à
administrer. Il a donc fait sa thèse, Structures sociales du Haut Atlas, sur le
territoire dont il était « contrôleur civil ». Une anecdote peut-être à son
sujet : quand je suis revenu au Maroc pour la première fois, en 1988, je me
suis rendu à Imintanout, la petite ville au pied de l’Atlas où j’ai grandi. Je
souhaitais renouer avec les paysages de mon enfance, le milieu qui avait été
le mien, et que je revoyais régulièrement en rêve. J’avais avec moi un
appareil photo, et je mitraillais tous les lieux que je reconnaissais si bien. Je
me suis longuement arrêté devant la maison où j’avais passé mon enfance,
mais que je n’ai pu voir que du dehors ce jour-là. Je retrouvai aussi « le
bureau », le petit centre administratif où avait travaillé mon père. Alors que
je le photographiais, un policier m’a appréhendé et, me prenant pour un
espion, m’a traduit séance tenante devant le caïd (le pacha étant absent). Un
caïd est à peu près l’équivalent d’un sous-préfet. Celui-ci occupait le bureau
même où avait travaillé mon père. J’expliquai au caïd les raisons de ma
venue à Imintanout, mon enfance, les travaux de mon père. Ému, il me
montra du doigt une bibliothèque où trônait sur une étagère la thèse de mon
père. Le caïd me dit alors que ce livre était pour lui d’une importance
considérable : il lui permettait de connaître les sociétés qu’il devait alors
administrer. À la différence de bien des administrateurs coloniaux, mon
père a laissé un souvenir impérissable dans la région qu’il avait
administrée ; il y est quasiment devenu légendaire. Quand je suis revenu en
2005, j’ai pu me rendre au foyer religieux de la région, le sanctuaire de
Lalla Aziza. Et dans la salle du tombeau même de la sainte, j’ai entendu
quelqu’un dire : « Jacques Berque a été l’un des fondateurs du Maroc
d’aujourd’hui » – allusion à un rapport qu’il avait eu à faire en 1946, alors
qu’il travaillait à la Résidence, à Rabat, sur « l’ordre au Maroc », et au sein
duquel il avait osé cet imparfait du subjonctif : « L’ordre, au Maroc, serait
que nous n’y fussions pas. » Cela lui avait valu d’être limogé et envoyé
dans le Haut Atlas, dans une zone jusque-là militaire, et qu’on « civilisa »
pour lui. D’où la thèse qu’il a faite sur cette région, et pour laquelle il est
devenu professeur au Collège de France, en 1956.
Depuis 1988, je suis retourné trois fois à Imintanout : en 2005, en 2007 et
en 2014. L’accueil a toujours été formidable, l’administration locale me
reconnaissant comme le fils aîné de Jacques Berque. Si les choix que j’ai pu
faire dans mon parcours appartiennent à d’autres enjeux, à une autre
génération, je crois avoir été grandement influencé par l’héritage de mon
père. À ma manière, j’ai essayé de comprendre de l’intérieur, en m’y
plongeant à fond, les différentes sociétés où j’avais à vivre –
essentiellement donc le Japon.

D. D. – Comment ce goût de l’autre s’est-il transformé en une volonté de


faire de la géographie ?

A. B. – La géographie s’est immiscée dans ma vie à partir du lycée où, à


Louis-le-Grand, j’ai eu comme professeur Lucien Genet, qui enseignait la
discipline comme un magicien. Davantage historien que géographe, et
auteur d’une série de livres d’histoire pour les lycéens, il savait tout de
même parler d’espaces, de villes et de cultures, de manière extrêmement
immersive. Il invoquait dans ses enseignements les couleurs des territoires,
les manières plurielles d’y vivre, les légendes et symboles qui font l’identité
de chaque lieu et de chaque peuple. Par ses mots, je voyageais ; par ses
mots, j’ai pris goût à la géographie. C’est également durant mes années de
lycée que j’ai découvert l’Extrême-Orient. Et ce fut cette fois par la
puissance d’un livre. En effet, je reçus en cadeau de ma grand-mère le livre
de René Grousset, Sur les traces du Bouddha. Il m’a littéralement
transporté.
Sorti en 1929, ce livre relate l’incroyable histoire de Hiuan-tsang
e
(Xuanzang), un moine bouddhiste chinois du VII siècle qui décida, au
mépris des différents décrets impériaux, de se rendre en Inde pour y étudier
les enseignements classiques du bouddhisme. La route était parsemée
d’obstacles : parti en 629 de Chang’an, la capitale de la Chine à l’époque,
Xuanzang dut traverser les déserts de l’Ouest, passer le Pamir et les cols à
plus de 5 000 mètres du Karakoram, où certains villages montagnards
étaient connus pour être des repaires de brigands. Armé de sa seule foi, le
moine réussit à se rendre à destination. Il resta seize ans en Inde, parcourant
les différents temples du pays. Pendant ce long séjour, il amassa une série
de manuscrits qui répertoriaient les paroles des grands noms du
bouddhisme. De retour en Chine en 645, il passa le reste de sa vie à traduire
et à diffuser les manuscrits qu’il avait collectés.
Plonger dans ce livre m’a inondé d’images venues d’Asie, de la
complexité des sociétés qui y résident, de la légendaire route de la soie et de
l’immensité des paysages qu’elle traverse. Le Xinjiang (le Turkestan
chinois) n’a pourtant rien d’un éden. Le climat y est rude, le Taklamakan est
l’un des pires déserts de la planète, et les montagnes (le Tianshan, le
Kunlun…) sont les plus hautes du monde après l’Himalaya. Au fil de
l’histoire, de multiples influences s’y sont croisées et métissées. À l’époque
de Xuanzang, la dynastie Tang régnait sur la Chine. Les oasis des piémonts
du Kunlun et du Tianshan, reliées par les routes de la soie, étaient habitées
par des peuples de langues indo-européennes, et au-delà du Pamir, en
Bactriane, l’influence grecque se faisait encore sentir dans l’art et
l’architecture. La statuaire des grands Bouddhas de Bamiyan, détruits par
les talibans, a été influencée par l’art grec. En refermant le bouquin, j’en
avais la conviction : moi aussi, un jour, j’irais en Asie centrale, où l’Orient
et l’Occident se sont rencontrés, comme dans le poème symphonique
d’Alexandre Borodine, Dans les steppes de l’Asie centrale. Et pour cela, il
fallait que je devienne géographe à mon tour.
Je suis curieusement revenu au voyage de Xuanzang beaucoup plus tard,
lorsque j’ai traduit le livre du philosophe japonais Yamauchi Tokuryū,
Logos et Lemme. Ce classique de la philosophie asiatique ambitionne de
croiser la pensée occidentale, définie comme « logosique », avec la pensée
orientale, définie comme « lemmique ». L’auteur citait à plusieurs reprises
des passages entiers de la pensée bouddhique préalablement traduite en
chinois par Xuanzang. En revenant sur cette pensée qui n’exclut pas le tiers
(c’est ce qu’on appelle le tétralemme), je me suis aperçu à quel point elle
pouvait m’aider à structurer logiquement la mésologie (l’étude des milieux
concrets). La vie réserve parfois des tours : alors que j’étais septuagénaire,
traduire le livre de Yamauchi m’a permis de rencontrer de nouveau le moine
qui, cinquante ans auparavant, m’avait guidé sur les routes de l’Asie
centrale…

D. D. – Avant d’aborder votre thèse, j’aimerais qu’on s’arrête sur ces


moments fondateurs dans les parcours intellectuels que sont les premier et
second cycles universitaires. Au cours de votre licence et de votre master,
vous avez croisé l’apprentissage des langues orientales, le chinois et le
japonais, avec celui de la géographie, avant de passer une année comme
postgraduate à l’université d’Oxford. Comment a évolué votre pensée au
cours de vos années étudiantes ?

A. B. – C’est parce que des rêves d’Asie baignaient quotidiennement mon


imaginaire que j’ai souhaité apprendre le chinois. En entrant en licence, j’ai
donc suivi un double cursus en m’inscrivant en même temps à l’Institut de
géographie de Paris et en chinois aux Langues O’, l’actuel Inalco (Institut
national des langues et civilisations orientales). Je m’étais même inscrit en
russe, pour faire le lien avec la Chine par l’Asie centrale. Mais c’était trop,
j’ai dû abandonner le russe au bout d’un an. J’ai continué ainsi mon
parcours d’étudiant entre géographie et chinois, jusqu’à l’année que j’ai
passée à Oxford, en préparant mon DES (diplôme d’études supérieures,
l’actuel master).
Pour ce dernier, j’ai voulu m’orienter sur un sujet me permettant de
comprendre l’évolution des grands espaces urbains alors en plein boom en
Occident. J’ai alors demandé conseil à Jacqueline Beaujeu-Garnier, une
géographe spécialiste de l’urbain dont j’aimais particulièrement les
enseignements. Elle connaissait également bien les mondes anglo-saxons, et
j’avais l’ambition de faire mon mémoire de recherche en Angleterre. Le
pays vivait à cette époque des vagues d’urbanisation importante,
métamorphosant les espaces et les héritages politiques. Les structures
ouvrières, représentées notamment par le parti des travailleurs, étaient alors
en cours d’érosion, le pays commençant à se désindustrialiser. Ces
mutations économiques et sociales, de l’épopée industrielle à nos jours,
débouchant sur de nouvelles manières d’aménager les territoires, me
semblaient fécondes pour un projet de recherche. Je souhaitais en dégager
des clés de compréhension pour analyser le développement des espaces
pendant les ères postindustrielles – qui allait caractériser, dans les décennies
à venir, la totalité des pays occidentaux. Pour ce faire, il fallait également
commencer par comprendre comment l’urbanisation s’était produite tout au
e
long du XX siècle. Comme j’avais obtenu une bourse Besse pour un an à
me
Oxford, M Beaujeu-Garnier me conseilla comme sujet de DES
« l’industrialisation d’Oxford ». La ville, avec les usines Morris, était l’un
des berceaux de l’automobile anglaise, ce qui l’avait profondément
transformée. De fil en aiguille, elle est devenue l’un des grands bastions du
parti des travailleurs anglais. Comprendre comment l’industrie avait
métamorphosé la ville et comment elle avait participé à la création de
nouvelles structures collectives, à l’image des partis politiques, est
rapidement devenu ma question de recherche. J’ai alors formulé une
problématique autour des différentes phases d’industrialisation d’Oxford
dans les années 1920 et 1930. Sur place, je fus accueilli par un tuteur en
géographie, au Wadham College. Il a accompagné mon travail de terrain. Je
suis resté un an à Oxford pour éplucher les archives. Je souhaitais aussi
continuer le chinois, et j’ai eu la chance de retrouver sur place, au
St Antony’s College, Jacques Pimpaneau, qui avait été mon professeur aux
Langues O’, et qui accepta de me donner des cours particuliers. L’un dans
l’autre, je garde de très bons souvenirs du temps passé en Angleterre : j’ai
pu découvrir la culture anglaise, qui m’a pas mal dépaysé, avec des
manières de travailler ou de manger que je ne connaissais pas.
De retour en France, j’ai dû faire mon service militaire, pour lequel j’ai
choisi le Service géographique de l’armée. Après avoir crapahuté pendant
quatre mois à Joigny, pour les classes, j’ai été envoyé à Baden-Baden pour
le reste, que j’ai passé dans un dépôt de cartes. Là, j’ai vraiment changé de
monde, parce que mes camarades étaient essentiellement des graphistes et
des géomètres, qui produisaient des choses utiles : des cartes, tandis que
j’étais un intello, ce qui à leurs yeux ne servait pas à grand-chose. J’ai donc
eu à justifier mon existence. Heureusement, j’avais un atout respecté :
c’était toujours moi qui gagnais sur le 100 mètres (sauf un certain matin, où
j’avais été de garde pendant la nuit). Bref, cette expérience m’a aidé à
trouver ma place dans le monde.
Après mon service, j’ai tenté l’agrégation de géographie, mais j’ai été
recalé. J’ai eu la chance de trouver juste après mon premier poste, comme
assistant en sciences humaines à l’École des beaux-arts, côté architecture.
En même temps, je me suis lancé dans une thèse de troisième cycle,
me
toujours sous la direction de M Beaujeu-Garnier, mais cette fois sur le
thème des « hiérarchies commerciales du département des Landes ». En
somme, une propédeutique avant la vraie thèse (on en était encore aux
doctorats ès lettres), que je comptais faire au Xinjiang, sur les traces de
Xuanzang ; mais alors que je commençais à prospecter les possibilités d’y
aller, a éclaté la Révolution culturelle, ce qui a rendu la chose impossible.
Le Xinjiang est devenu pour une trentaine d’années une région interdite aux
chercheurs étrangers, a fortiori aux géographes, considérés par définition
comme des espions. J’ai donc dû changer mon fusil d’épaule (une
expression héritée de mon service militaire, sans doute) : au lieu de la
Chine, j’irais faire ma thèse au Japon, où au moins je pourrais utiliser mes
sinogrammes ! En fin de compte, à quelque chose malheur est bon : choisir
le Japon aura été pour moi une chance. J’y ai trouvé une liberté de
recherche que je n’aurais jamais eue en Chine et, avec la mésologie de
Watsuji, une piste qui a déterminé ma vie de chercheur.
Cette mésaventure me rappelle un proverbe populaire chinois : « le vieux
de la frontière ». Ce proverbe raconte l’histoire d’un vieux monsieur qui
habitait près de la frontière entre l’Empire chinois et les steppes mongoles
parcourues par des hordes de nomades barbares. Ces hordes allaient
régulièrement razzier les villages chinois. Afin de se protéger des attaques,
les dynasties chinoises avaient parsemé la frontière de postes de garde, tout
au long de la Grande Muraille de Chine. Notre vieux de la frontière avait un
cheval qui, j’imagine, devait ressembler à un cheval de Przewalski. Un beau
jour, son cheval s’enfuit de l’autre côté de la frontière. « Quel malheur ! »,
le plaignaient les voisins ; mais le vieux répondait : « Comment savez-vous
qu’il ne s’agit pas en fait d’une bonne chose ? » Effectivement, le cheval
revint quelque temps plus tard accompagné d’une magnifique cavale,
j’imagine un pur-sang arabe, car les Arabes sont allés jusqu’au Pamir (ils
ont été arrêtés par les Tang en 751 à Talas, tandis qu’à l’ouest, Charles
Martel les avait arrêtés en 732 à Poitiers). Peu après, le fils du vieux, qui
tentait de chevaucher le pur-sang, tomba et se cassa la jambe. Rebelote :
« Quel malheur ! », dirent les voisins accourus ; et le vieux leur répondit
comme devant : « Comment savez-vous s’il ne s’agit pas en fait d’une
bonne chose ? » À quelque temps de là, les Barbares attaquèrent. Tous les
jeunes hommes du village furent envoyés au combat, et la plupart
trouvèrent la mort ; mais le fils du vieux fut sauf, parce que sa jambe cassée
l’avait dispensé de partir au front…
Les proverbes ne sont pas de simples récits, ils offrent de véritables
enseignements en géographie. À qui sait les écouter, ils permettent de
comprendre la manière avec laquelle une société se met en mots, avec
laquelle elle appréhende un espace, avec laquelle elle transmet son propre
héritage. En Chine, les proverbes sont des « paroles en devenir ». Ce sont
des histoires qui s’étirent et se condensent, à la manière d’un accordéon.
Dans leurs formes les plus succinctes, ils se déploient à partir de quatre
sinogrammes seulement : quelques signes pour traduire la singularité d’un
monde et la multitude des relations qui le composent. C’est dans ce jeu de
synthèse qu’un proverbe prend tout son sens. De manière étonnante
également, les proverbes asiatiques, contrairement aux proverbes
européens, ne convoquent pas nécessairement de moralité dans la chute du
récit. Le conteur fait davantage référence à des images, des paysages et des
modes de vie. Cela nous renseigne sur les évolutions des sociétés et sur les
imaginaires qui structurent au quotidien leurs pensées. Celui préalablement
cité fait référence à la frontière, donc à la séparation entre les cultures, mais
aussi aux liens qui unissent les humains et les chevaux, aux histoires
entrelacées entre une société et les grandes steppes qui l’entourent. Le
cheval de Przewalski, à son tour, fait également référence à la sinueuse
histoire de l’humanité, car c’est un proche cousin de ces chevaux que l’on
retrouve dessinés dans les grottes de Lascaux. Et le vieux de la frontière est
aussi mon cousin : le malheur de n’avoir pu faire ma thèse au Xinjiang,
frontière de la Chine vers l’ouest, m’a donné la chance de la faire à
Hokkaidō, frontière du Japon vers le nord…
D. D. – La fin de vos études a été marquée par une période politique
intense en France. De grandes contestations sociales, débouchant sur
Mai 68, ont bouleversé le pays. Ce contexte social a-t-il influencé votre
parcours académique ?

A. B. – On pourrait penser que cet épisode a été un choc violent dans les
choix intellectuels de chacun, mais je ne l’ai pas vécu comme cela. Lorsque
Mai 68 a éclaté, j’enseignais, en tant qu’assistant en sciences humaines,
dans le département d’architecture de l’École des beaux-arts. Ce travail était
une occasion de me frotter à l’enseignement tout en préparant mon projet de
thèse. À l’époque, il était peu conventionnel qu’un géographe se retrouve
dans les écoles des Beaux-Arts. L’année 1967-1968 fut la première où l’on
introduisit les sciences humaines dans l’enseignement de l’architecture,
sous l’impulsion de l’architecte Michel Écochard. Jusque-là, les architectes
apprenaient à dessiner des habitations et des villes sans rien savoir de ce
qu’on allait mettre dedans : des êtres humains, des sociétés humaines.
Michel Écochard avait donc vu large : un éventail de sciences humaines,
jusqu’à la philosophie. Les écoles d’architecture étaient donc en pleine
ébullition : alors même que l’on commençait à douter de la charte
d’Athènes, comment allait-on organiser ces nouveaux enseignements ? Là-
dessus arrivent le mouvement du 22 mars, puis Mai 68. Tout
l’enseignement s’arrête, et à la place, on fait des AG quotidiennes dans la
cour des Beaux-Arts. Moi qui débutais à peine comme enseignant, et qui
n’avais rien d’une grande gueule, je n’ai pas su trouver ma place, et j’ai
finalement décidé de partir au Japon.

D. D. – Comment s’est passé le départ ? Quid de vos premiers pas de


chercheur au Japon ?

A. B. – Le voyage fut une sacrée aventure. Le jour du départ, début


août 1969, l’avion de MisrAir (la compagnie égyptienne) qui devait nous
emmener directement à Tokyo était indisponible. La compagnie nous a
alors proposé un trajet alternatif. Il a fallu se rendre à Genève en train pour
prendre un vol en direction du Caire, où nous sommes restés deux ou trois
jours. De là, nous avons pris un second vol pour Bombay, où l’escale a
également duré deux ou trois jours. Ce n’est qu’une semaine plus tard que
nous sommes enfin arrivés au Japon. Et notre première image ne pouvait
pas être plus belle : quelques minutes avant d’arriver à Tokyo, le mont Fuji
trouant la mer de nuages…
L’aventure de ce long voyage n’a pas eu que des inconvénients. Cela m’a
permis de sympathiser avec mes compagnons de voyage. Par l’entremise
d’un nouveau copain, Jean Cadou, et des copains japonais qu’il s’était faits
de son côté durant le voyage, je me suis retrouvé logé avec lui gratuitement
dans une petite usine qui fabriquait des casques de coiffure, à Tokyo.
Comme je n’avais pu emporter que très peu d’argent (la France limitait
alors les sorties de devises), économiser sur le logement m’a permis de
rester le temps de trouver à donner des leçons particulières de français.
L’époque était favorable : on était au cœur des « Trente Glorieuses », le
Japon connaissait une forte croissance économique, et le français avait la
cote dans la société japonaise. Puis j’ai trouvé un vrai poste d’enseignant à
l’Athénée Français. Entre-temps, j’avais démissionné des Beaux-Arts sur
les conseils de Jean, qui m’avait dit avant de repartir pour la France, fin
août : « Si tu veux vraiment rester au Japon pour y faire ta thèse, il faut
rompre les amarres avec la France. » Ce conseil a été un déclic. Le sort en
était jeté. Effectivement, à partir de là, la vraie vie au Japon a commencé.
J’étais parti au Japon sans sujet de thèse précis. J’avais davantage envie
de tâter le terrain et de découvrir ce qui faisait problème pour les Japonais
eux-mêmes. C’est l’inverse de la démarche standard, qui consiste à poser
des questions déjà toutes faites et passe-partout. J’ai appris plus tard que ma
méthode, si on peut appeler ça une méthode, pouvait s’intituler
« phénoménologie herméneutique ». Depuis, j’ai gardé la même démarche,
où le chemin (l’élaboration des hypothèses) se fait en marchant, par la
rencontre d’un corps avec un territoire, d’un individu avec une altérité.
Ainsi pensé, le processus de construction de la recherche devient lui-même
une expérience géographique, car il demande au chercheur de se fondre
complètement dans le lieu qu’il est venu découvrir, de se faire petit pour
pouvoir mieux observer ce qui l’entoure. Comme disait mon directeur de
thèse, Jean Delvert : « Un géographe, ça pense avec ses pieds. » Il m’a fallu
du temps pour comprendre qu’il avait raison.

D. D. – Comment avez-vous construit votre thèse depuis le Japon, et


quels étaient les enjeux sociétaux auxquels elle renvoyait ?
A. B. – Un an après mon arrivée au Japon, j’ai trouvé un poste de lecteur
de français à l’université de Hokkaidō, la grande île au nord de l’archipel.
C’est ce qui a décidé du sujet de ma thèse, parce que j’hésitais jusque-là
entre plusieurs sujets possibles. Ce fut donc, en fin de compte, la
colonisation de Hokkaidō. À partir de là, tout s’est accéléré. Car, avec un
pied dans les institutions académiques japonaises, j’ai pu dialoguer avec
différents chercheurs qui m’ont guidé sur mes questionnements de
recherche. L’idée principale qui s’est petit à petit dégagée, c’est qu’en
colonisant l’île du Nord, donc en la transformant, la société japonaise s’est
elle-même transformée. C’était le pressentiment de ce qui, beaucoup plus
tard, allait devenir la thèse centrale de ma mésologie, qui équivaut même à
un principe ontologique : l’être se crée en créant son milieu. Les Japonais
e
étaient présents sur l’île depuis le Moyen Âge mais, jusqu’au XIX siècle,
cette implantation se résumait surtout à quelques villages de pêcheurs sur le
littoral sud. Si le nouveau régime (le gouvernement meijien) a décidé, après
1868, de coloniser véritablement l’intérieur des terres, c’était pour parer à
l’avancée des Russes dans le Nord. Bref, il fallait occuper le terrain. Ce fut
une véritable course au peuplement et au défrichement, dont le fer de lance
fut le colonat militaire (le système des tondenhei). En même temps, les
grands groupes industriels, les zaibatsu, se lançaient dans l’exploitation des
mines de charbon, etc. Du côté des campagnes, le grand problème était que
l’agriculture japonaise, centrée sur une plante tropicale, le riz, n’était pas
adaptée au climat de Hokkaidō, trop froid. En hiver, dans le centre de l’île,
les températures sont de l’ordre de celles de Moscou. Les plaines, avant
d’être défrichées, étaient couvertes par la grande forêt boréale, la taïga de
Sibérie. Le Kaitakushi, le commissariat à la colonisation créé par Meiji,
embaucha donc des conseillers américains pour introduire des techniques
agricoles jugées plus adaptées à un tel climat : celles de la Nouvelle-
Angleterre, centrées sur le blé, la pomme de terre et l’élevage laitier. En
même temps, il interdisait aux soldats-colons de pratiquer la riziculture. Le
problème, c’est que la grande majorité des immigrants étaient des paysans
pauvres, chassés du vieux pays par la misère, et qui devaient subsister par
leurs propres moyens avant qu’on eût le temps de diffuser les nouvelles
techniques. Certes, les cultures sèches traditionnelles comme le sarrasin
étaient tout à fait capables de supporter le climat de Hokkaidō. Ce sont elles
qui, au début et pendant des années, ont rendu la vie possible et permis au
front de colonisation de progresser. L’agronomie à l’occidentale, dont le
foyer était l’école d’agriculture de Sapporo (la future université de
Hokkaidō, où j’ai enseigné le français), était une sorte d’idéal quasi abstrait,
qu’on avait beaucoup de mal à diffuser hors des stations agronomiques.
L’essentiel du défrichement s’est donc fait avec les techniques japonaises,
que les paysans ont petit à petit améliorées. Au bout de quelques années, un
pionnier a obtenu une première récolte de riz dans la plaine de l’Ishikari,
aux environs de Sapporo. Avec le temps, on a découvert des variétés de riz
plus hâtives, permettant de récolter avant les premières neiges. Ce furent en
particulier le fameux « bonze » (bōzu), ainsi nommé parce que son épi sans
barbes évoquait la tête rasée d’un bonze, et plus encore le « bonze
galopant » (hashiri bōzu), très précoce, qui permirent de pousser le front
des rizières vers le nord. En une cinquantaine d’années, la riziculture a fini
par occuper la majeure partie des plaines, hormis tout au nord et tout à l’est,
où l’été, à cause du courant froid Oyashio, il fait moins chaud qu’en Scanie
(le sud de la Suède). Cette épopée a été l’une des grandes questions de ma
thèse, d’où le titre que j’ai donné plus tard à sa version civile, La Rizière et
la Banquise. En effet, j’ai pu voir de mes yeux ce spectacle unique au
monde : des rizières sous la neige sur les côtes de la mer d’Okhotsk, qui à
l’époque étaient bloquées par la banquise pendant trois mois en hiver. Mais
le sous-titre était : Colonisation et changement culturel à Hokkaidō, parce
que la question de fond, c’était bien de montrer la naissance d’un nouveau
milieu : la société japonaise, en transformant Hokkaidō, s’y est elle-même
transformée sur divers plans.
Ce thème général a mis du temps à se définir. Ayant pris mes fonctions à
Hokudai (l’université de Hokkaidō) à l’automne 1970, pendant les quatre
années où j’y suis resté, j’ai surtout fait deux choses : d’une part, lire tout ce
que je pouvais sur Hokkaidō et son histoire, en particulier lire assidûment le
grand journal local, le Hokkaidō shinbun, pour y découvrir quel genre de
questions les habitants de l’île se posaient sur eux-mêmes ; d’autre part,
parcourir Hokkaidō dans tous les sens. En tant qu’enseignant à Hokudai,
j’avais facilement mes entrées dans les administrations locales, qui me
fournissaient aimablement toutes sortes de documents sur les lieux. Mais
cela partait un peu dans tous les sens. La construction de mon véritable
thème de recherche n’a commencé qu’une fois que j’ai eu quitté Sapporo
pour aller passer trois ans à l’Institut de géographie de Tōhokudai, à
l’université du Tōhoku, à Sendai, cette fois comme chercheur à plein temps,
grâce d’abord à une bourse, puis à un poste de pensionnaire de la Maison
franco-japonaise. Ce qui a permis à mon idée centrale de cristalliser, c’est la
lecture de La Production de l’espace, d’Henri Lefebvre, paru en 1974, et
qui est resté pendant plusieurs années mon livre de chevet. C’est cette
lecture qui m’a conduit à chercher l’interrelation de l’espace physique, de
l’espace social et de l’espace mental, comme il disait, non seulement dans
le processus historique de la colonisation de Hokkaidō mais, plus
généralement, dans ce qui se passait à l’époque avec la transformation
accélérée du territoire japonais sous le régime de « haute croissance »
économique. C’est là-dessus qu’a porté mon premier livre, Le Japon.
Gestion de l’espace et changement social, paru en 1976 et rédigé
parallèlement à ma thèse. C’était fondamentalement le même thème : une
société se transforme en transformant son territoire. Quelques années plus
tard, c’est la même idée, mais portée sur un plan plus général et plus
philosophique, qui m’a guidé dans la rédaction de Vivre l’espace au Japon
(1981), où j’ai cherché à définir l’interrelation entre l’organisation mentale,
l’organisation technique et l’organisation sociale de l’espace dans la culture
japonaise.

D. D. – Nous aborderons un peu plus tard les nouvelles approches


géographiques que vous avez forgées. Avant cela, j’avais envie d’évoquer
les outils méthodologiques que la géographie mobilise sur le terrain. Ces
outils, les armes du chercheur, ce sont ses lunettes qui lui permettent de
regarder, ses stylos qui lui permettent de décrire, ses cannes qui lui
permettent de s’appuyer. Si certains de ces outils sont propres à la
discipline, comme les lectures de paysage, la géographie emprunte
également des méthodes à d’autres sciences humaines et sociales. Quelle
méthodologie de recherche avez-vous mobilisée pour comprendre les
différentes phases de colonisation de Hokkaidō ?

A. B. – La langue me fut d’abord indispensable. Ma recherche s’est faite


presque exclusivement en japonais. Dès mon arrivée au Japon, je me suis
plongé dans la lecture des journaux japonais, au lieu de lire le Japan Times,
destiné aux étrangers. Il s’agissait pour moi de m’immerger complètement
dans la société japonaise, pour la comprendre de l’intérieur. Au Japon, les
principaux journaux ont deux éditions par jour, une le matin et une le soir,
plus culturelle. Sans même tout lire, loin de là, cela me prenait des heures.
Ce n’était pas seulement une expérience linguistique, c’était surtout une
expérience humaine, parce que cela relativisait radicalement mon milieu
d’origine. La France, dans le traitement médiatique japonais, a une place
tout à fait secondaire. Elle est loin. La première fois où j’ai vu mon pays
faire les gros titres en première page, c’est à la mort du général de Gaulle,
en novembre 1970. De telles expériences sont un véritable exercice de
décentrement. J’étais encore bien loin d’en avoir pris conscience, mais c’est
ce décentrement qui m’a préparé à concevoir, plus tard, que la réalité n’est
jamais que relative à notre propre existence, aussi bien personnelle que
collective. C’est l’idée centrale de la mésologie, aussi bien quant aux
sociétés humaines que quant au vivant en général.
J’ai bien entendu complété mes lectures par des entretiens directs. Mais
je dois avouer être d’un tempérament réservé, et faire parler les gens de
manière formelle m’était inconfortable. En outre, je n’étais pas formé aux
techniques de l’enquête orale. J’ai donc préféré d’autres méthodes, à
l’image du déplacement. J’ai en effet énormément circulé sur l’île grâce à
mon Sunny Van, un petit break que j’avais acheté à la fin de mon premier
hiver à Sapporo. Je pouvais dormir dedans et partir en enquête des jours
durant, à la belle saison. L’hiver, il me permettait surtout de me trouver en
une vingtaine de minutes sur les champs de neige du mont Moiwa, et d’être
de retour pour déjeuner après deux heures de ski. La belle vie… Au cours
de ces déplacements, je profitais du statut social que me conférait mon
poste à l’université. C’était une belle carte de visite, qui non seulement me
facilitait l’entrée dans les administrations locales, mais me permettait aussi
d’engager la conversation au coin d’un champ avec un paysan, si j’avais
remarqué au passage quelque chose d’intéressant. Dans ces visites directes,
la plupart du temps, j’étais quand même accompagné et introduit par
l’agronome local, qui savait poser les questions pertinentes.
Au fond, ma méthode d’enquête s’est ainsi formée sur le terrain. Je ne
l’ai jamais apprise à proprement parler, je l’ai découverte au fur et à mesure,
en la pratiquant. J’ai, par exemple, dans La Rizière et la Banquise, une
photo que j’ai prise en 1973 dans un champ, à Higashi-Makoto près
d’Abashiri (sur le littoral de la mer d’Okhotsk). On y voit de gauche à
droite, de dos ou de trois quarts, trois personnages en train de scruter
l’avenir, chacun vêtu différemment : un employé de la mairie, en veston-
cravate sombre ; un agronome, en blouson-cravate plus clair, casquette et
bottes ; et un paysan, casquette, grosse chemise et bottes. Ce sont ces trois
types de personnages qui auront été mes interlocuteurs sur le terrain, l’un
me conduisant vers l’autre, dans l’ordre que je viens de dire. Et le reste de
mon temps de recherche, je le passais dans la bibibliothèque du Centre de
documentation nordique (le Hoppō shiryōshitsu) de Hokudai, où je trouvais
tous les classiques pouvant concerner Hokkaidō… et où, by the way, on
peut aussi aujourd’hui consulter ma thèse dans ses deux versions, y compris
celle de ma soutenance en 1977, sous le titre Les Grandes Terres de
Hokkaidō. Étude de géographie culturelle, en deux gros volumes plus un
cahier de cartes et de graphiques, tout cela dessiné à la main. C’était le
temps des doctorats ès lettres… Et je dois dire que pour la version civile, La
Rizière et la Banquise, préparée deux ans plus tard, à l’été 1979, et pour
laquelle l’éditeur me demandait de faire sauter la moitié du texte, ce que j’ai
donc sacrifié, c’est la présentation géographique au sens classique, réduite à
un minimum (première partie). J’ai gardé toute la partie historique, qui
s’imposait de toute façon pour le processus de la colonisation, mais où je
n’apportais strictement rien de neuf du point de vue japonais (deuxième
partie). L’essentiel de ma thèse, c’était ma troisième partie, en trois
chapitres tout à fait lefebvriens : « L’image de l’île », « Techniques et choix
culturels » et « Colonisation et changement social » – quasiment le même
plan que Vivre l’espace au Japon, que j’écrirais l’été suivant. J’étais loin
désormais du précepte légué par Jean Delvert, « penser avec ses pieds »,
même si j’ai toujours gardé la nostalgie de cette définition de la
géographie…

D. D. – Votre thèse ainsi que les lectures qui vous ont inspiré font
ressortir l’importance de l’histoire pour analyser les espaces. Pourtant,
l’histoire et la géographie ont eu tendance à se diviser dans le milieu
universitaire, les géographes ne faisant pas toujours appel à l’histoire pour
comprendre leurs objets de recherche, et vice versa. Quel regard portez-
vous sur le cloisonnement des disciplines ?

A. B. – Il me chagrine profondément. Plus précisément, je crois que la


géographie a connu deux divorces importants qui sont regrettables pour la
discipline. Avec l’histoire d’abord, avec les sciences de la Terre ensuite. Ce
second divorce a été particulièrement présent ces dernières décennies, la
géographie ayant eu tendance à s’affirmer comme une science sociale,
laissant alors la géographie physique aux sciences de la Terre. De pareilles
séparations n’ont jamais eu beaucoup de sens pour moi. De ce point de vue,
j’en suis resté à la géographie humaine classique, celle de Vidal de La
Blache, qui s’appuie nécessairement sur la géographie physique, même si
c’est pour montrer que ce rapport ne relève pas du déterminisme. Comme
l’a écrit Lucien Febvre, il s’agit de « possibilisme » : à environnement
comparable, des sociétés différentes peuvent historiquement développer des
genres de vie très différents. C’est bien ce que j’ai pu observer à Hokkaidō :
alors que le gouvernement meijien, sur le conseil des experts américains,
voulait introduire une agriculture centrée sur le blé, la société japonaise a
finalement su trouver les moyens d’instaurer une agriculture centrée sur la
rizière, mais cela, en se transformant elle-même en même temps qu’elle
inventait de nouvelles techniques. Rien à voir avec l’atavisme ! Belle leçon
de géographie vidalienne, mais au-delà, belle leçon de mésologie : l’être se
crée en créant son milieu. Et c’est ce genre de leçon que nous avons
toujours à méditer, dans un sens comme dans l’autre : dans la création, mais
aussi par la destruction. Aujourd’hui, notre grand problème, c’est en effet
qu’en détruisant notre milieu, nous risquons bien de nous détruire nous-
mêmes.

D. D. – Sept ans après votre arrivée au Japon, vous revenez en France, où


vous soutenez votre thèse et commencez votre carrière de géographe. La
géographie est une science plurielle, entrecoupée de plusieurs courants
ayant chacun leurs spécificités et leurs méthodes d’enquête propres.
Comment vous êtes-vous intégré dans la communauté des géographes ?

A. B. – C’est le courant de la géographie culturelle qui s’est peu à peu


imposé dans mes recherches, d’où le sous-titre que j’ai donné à ma thèse :
Étude de géographie culturelle. À l’époque, à la différence de la géographie
anglophone, on ne parlait pas encore beaucoup de géographie culturelle en
France, parce que la géographie humaine vidalienne était en fait déjà
largement une géographie culturelle. C’est Paul Claval qui, sur l’exemple
anglo-saxon, a fait pour de bon entrer le terme dans l’usage francophone.
Pour ma part, j’y ai été sensibilisé par le fait de m’être plongé dans une
culture aussi différente de la mienne que celle du Japon, et d’avoir pu
mesurer le poids de la culture dans l’aménagement géographique de
Hokkaidō. C’est ce qui m’a poussé à écrire mon troisième livre, Vivre
l’espace au Japon (1982), dans lequel je me suis attaché, d’une manière très
lefebvrienne, à l’interrelation de l’espace mental, de l’espace physique et de
l’espace social. Cette recherche m’a rapproché de la phénoménologie et, de
ce fait, m’a conduit à me poser, dans mon quatrième livre (Le Sauvage et
l’Artifice. Les Japonais devant la nature, 1986), la question centrale de la
mésologie : comment l’environnement naturel existe-t-il pour une certaine
société, laquelle, à partir de cette matière première, élabore historiquement
son milieu (fūdo) ? Cette élaboration suppose toujours ce que j’appellerais
plus tard une cosmophanie, c’est-à-dire la manière dont le monde apparaît
dans une certaine culture. Sans utiliser encore ce terme, c’était bien une
cosmophanie que j’avais cherché à saisir dans ma thèse sur Hokkaidō, et de
plus en plus systématiquement dans les livres qui ont suivi. Toutefois, ce
terme de cosmophanie proprement dit, je n’ai commencé à l’utiliser qu’une
dizaine d’années plus tard, à la faveur de mon enseignement dans le DEA
« Jardins, paysages, territoires », fondé par Bernard Lassus en 1991, et plus
particulièrement grâce aux critiques de mes étudiants, qui avaient du mal à
accepter la distinction entre « civilisations paysagères » (c’est-à-dire où
existe la notion de paysage) et « civilisations non paysagères » (où elle
n’existe ou n’existait pas, et notamment pas dans le vocabulaire). En fait, ce
n’est pas qu’il manque quelque chose aux civilisations non paysagères,
c’est tout simplement que la cosmophanie y est autre, avec les mots qu’il
faut pour la dire, et les façons d’agir en fonction de cette cosmophanie-là.
C’est bien la phénoménologie qui m’a permis de le comprendre, et c’est
mon expérience du Japon qui m’y a prédisposé. Cette approche a fini par
guider la totalité de ma carrière académique.

D. D. – Au-delà de votre pratique de la géographie et plus précisément de


la phénoménologie, vous avez jeté des ponts, tout au long de votre carrière,
entre les écoles d’architecture et la géographie. Quel était l’objectif
scientifique et sociétal d’un tel dialogue ?

A. B. – Juste après ma thèse, je suis entré au CNRS grâce à l’appui de


Jean Delvert, mon directeur de thèse. Lorsqu’on regarde aujourd’hui le
parcours du combattant que les jeunes chercheurs doivent traverser pour
trouver un poste fixe, j’ai eu la chance d’arriver sur le marché de l’emploi à
une époque plus favorable. Au cours de mes différentes pérégrinations, j’ai
rencontré l’économiste Christian Sautter, un homme qui a déployé une
carrière entre science et politique. Il avait fondé en 1973 le Centre de
recherches sur le Japon contemporain (CRJ) à l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS). Je lui avais envoyé mon premier livre, et il m’a
proposé de rejoindre son équipe pour animer un séminaire sur l’espace au
Japon en 1977-1978. Il a soutenu l’année suivante ma candidature à un
poste de directeur d’études. J’ai été élu à ce poste en 1979, et je l’ai gardé
jusqu’à ma retraite ; mais, comme on peut le faire à l’EHESS, j’ai continué
à enseigner jusqu’en 2017, année où j’ai eu 75 ans, un bon âge pour arrêter.
C’est dans ces cours sur l’espace au Japon que je me suis davantage
ouvert à l’architecture. Je retrouvais des questionnements découverts lors de
mes deux années d’enseignement aux Beaux-Arts. L’occasion m’a été
donnée de lancer un véritable projet de recherche en lien avec les deux
disciplines (la géographie culturelle et l’architecture) lorsque je suis
retourné en 1984 au Japon, en tant que directeur de la Maison franco-
japonaise à Tokyo, où je suis resté quatre ans – mon deuxième plus long
séjour. Je venais de terminer Le Sauvage et l’Artifice, et désormais, je
voulais m’intéresser directement au phénomène urbain qui, sans que je l’aie
jamais complètement négligé, était resté le parent pauvre dans mes
recherches. C’était pourtant là-dessus que j’avais commencé, avec mon
DES sur Oxford… J’ai donc réuni une équipe de jeunes architectes, alors
boursiers au Japon, et lancé avec eux un programme de recherche sur la
« qualité de l’environnement urbain au Japon ». Le contexte était très
favorable pour élargir la réflexion sur le sujet. L’archipel connaissait alors
une urbanisation rapide, entraînant la dégradation du cadre de vie dans de
nombreux territoires : pollution des airs et des eaux, bétonisation des terres
arables, érosion de la biodiversité… Je réunissais ces jeunes chercheurs
chaque semaine dans un séminaire à la Maison franco-japonaise. Grâce au
financement acquis pour ce programme, j’ai pu organiser un grand colloque
franco-japonais en 1987, réparti en trois journées : architecture, sciences
sociales, littérature. Pour la journée architecture, nous avions des vedettes
comme Andō Tadao, Maki Fumihiko ou Kurokawa Kishō côté japonais, et
Christian de Portzamparc, Henri Gaudin et Henri Ciriani côté français. Pour
la journée sciences sociales, Paul Claval et Marcel Roncayolo, et pour la
journée littérature, Michel Butor, entre autres invités. Des vedettes ! Mais
tous les jeunes du programme participèrent aussi, et c’est tout cela que j’ai
repris dans le volume d’actes publié un peu plus tard par la Maison franco-
japonaise, La Qualité de la ville. Urbanité française, urbanité nippone. De
retour en France, j’ai repris la suite du programme au nom de l’EHESS, et
tout cela s’est conclu en 1989 par un second grand colloque franco-
japonais, cette fois-ci à Royaumont, dont j’ai publié les actes sous le titre La
Maîtrise de la ville. Urbanité française, urbanité nippone II, aux éditions de
l’EHESS.
Dans le cadre des échanges que me permettait ce programme, j’ai fait la
connaissance du paysagiste Bernard Lassus, qui souhaitait introduire en
France un enseignement doctoral en paysage. Les écoles d’architecture ne
pouvant pas, à elles seules, délivrer de doctorat, c’est donc, après mon
retour en France, dans une association entre l’École d’architecture de Paris-
La Villette (où enseignait Lassus) et l’EHESS qu’a été créé, en 1991, le
DEA « JPT » (« Jardins, paysages, territoires »). Lassus l’a dirigé jusqu’à sa
retraite, mais c’est l’EHESS qui délivrait les doctorats. Pour ma part, j’ai
centré mon enseignement d’un point de vue décidément mésologique, dans
la foulée de mon premier essai théorique (c’est-à-dire non pas une
monographie sur le Japon, mais traitant d’un thème général) : Médiance, de
milieux en paysages (1990). Quant aux autres enseignants du tronc commun
du DEA « JPT », au nombre desquels le philosophe Alain Roger, ils
couvraient un large éventail de sciences humaines.

D. D. – Vos approches plurielles sur la diversité des cultures et des


territoires déboucheront, en 2000, sur l’un de vos livres maîtres, qui a eu un
écho important dans le milieu intellectuel : Écoumène. Introduction à
l’étude des milieux humains. Que représente pour vous le terme
« écoumène » ?

A. B. – Le concept d’écoumène, qui prend racine dans la géographie


grecque, apparaissait particulièrement pertinent pour ma problématique. Il
était déjà utilisé dans la géographie moderne, au masculin, pour désigner
l’ensemble des espaces terrestres habités par l’humanité, mais dans un sens
strictement positiviste, qu’on retrouve bien (dans l’orthographe
« œcoumène », qui est celle adoptée par Vidal de La Blache) dans le
Dictionnaire de la géographie de Pierre George (1970) : c’est la partie de la
Terre physiquement habitée par des humains. Dans l’acception mésologique
que je lui donne, au féminin (qui est du reste son genre d’origine en grec),
cela devient la relation humaine à l’étendue terrestre. Cette relation n’étant
pas seulement physique mais éco-techno-symbolique, elle dépasse les
limites physiques de la Terre, et comprend tout ce qui est pour nous la
réalité. C’est l’ensemble de ce qui fait un milieu humain, y compris nos
représentations de l’univers, justement parce que nos représentations, même
les plus abstraites, conditionnent tous nos rapports, même les plus
physiques, à l’étendue terrestre. Comme l’indique son sous-titre,
Introduction à l’étude des milieux humains, avec le livre Écoumène, j’ai
voulu théoriser une approche proprement mésologique de notre relation à la
Terre : une approche onto-géographique des milieux humains. Cela
comprend la somme des relations qu’entretient une société avec l’espace
qu’elle anime. Ainsi déployée, l’écoumène devient un processus de création
de l’espace par le biais de l’appropriation quotidienne des individus qui
l’habitent. Elle devient aussi une expérience philosophique du monde, une
expérience de l’être. De bien des manières, cela rejoint les approches de
l’un des pères de la géographie contemporaine : Vidal de La Blache (1845-
1918). Je suis profondément d’accord avec son « possibilisme », comme l’a
qualifié Lucien Febvre – à savoir que dans des environnements
comparables, des sociétés différentes peuvent historiquement développer
des « genres de vie » différents. Il s’opposait là directement au
déterminisme, qui dominait alors les écoles géographiques, notamment en
Allemagne et dans les pays anglo-saxons. On ne peut néanmoins pas parler
de phénoménologie dans son cas ; son approche restait positiviste, et la
géographie humaine telle qu’il l’a fondée, celle qui a dominé en France
jusque dans les années 1960, lorsque j’étais étudiant, n’était pas encore
ouverte à la phénoménologie ; à preuve, le peu d’écho qu’a initialement eu
dans notre pays L’Homme et la Terre, d’Éric Dardel (1952). Toutefois, avec
son possibilisme, Vidal de La Blache a bien été à sa manière l’un des
précurseurs de la mésologie telle que je l’entends, à la suite d’Uexküll et de
Watsuji.

D. D. – L’ouvrage Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains


marque un carrefour dans votre œuvre où dialoguent tous vos écrits. Sous
votre direction ou sous votre seule plume, votre parcours a été ponctué par
plus de 45 livres. C’est comme s’il ressortait de votre vie une rage d’écrire.
Quelle place prend l’écriture dans votre quotidien ?

A. B. – J’écris toujours à des heures très matinales, lorsque l’esprit est


reposé et qu’il n’y a pas de bruit. Je n’ai pas de technique particulière
d’écriture ; chacun de mes principaux livres a été un cas particulier.
Toutefois, comme beaucoup de collègues universitaires, durant ma vie
active, j’ai généralement profité des vacances d’été pour les écrire. J’en ai
donc écrit plusieurs dans la vieille maison familiale de Saint-Julien-en-
Born, dans les Landes. J’écrivais le matin, et l’après-midi, j’allais dévaguer
(je n’ose pas dire surfer) dans les rouleaux de la côte landaise. Une fois, à
l’été 1981, je me suis même lancé un défi. Je disposais de sept semaines.
J’ai donc écrit un livre (c’était Vivre l’espace au Japon) composé de sept
chapitres, chacun avec un titre de sept pieds, et comptant sept sous-
chapitres, un par jour. On fait ça quand on est jeune. Je n’ai jamais
recommencé, c’est trop contraignant. Mon dernier livre, Recouvrance.
Retour à la terre et cosmicité en Asie orientale, je l’ai écrit comme il venait,
en le laissant se faire tout seul. Comme dit Machado, « al andar se hace
camino », en marchant, on se fait chemin. C’est ambivalent : le chemin se
fait, et on devient chemin. Le livre se fait, et on devient le livre. Mais dans
d’autres cas, le livre est déjà fait, on n’a plus qu’à le transcrire. Par
exemple, en 2007, revenant de La Plata, où j’avais donné pendant une
semaine un cours sur le paysage, en espagnol, donc en ayant déjà tout noté
par écrit pour savoir comment bien dire les choses, j’ai trouvé en revenant
une proposition de Martine Bouchier : écrire un livre pour une collection
qu’elle était en train de lancer, et qui concernait entre autres le paysage. Je
n’ai eu qu’à retraduire mes notes de l’espagnol au français pour produire La
Pensée paysagère, ce qui ne m’a pris qu’une dizaine de jours.
Néanmoins, si mon œuvre peut paraître dense, je dois avouer que tous
ces livres sont loin d’avoir la même importance, ne serait-ce que par leur
volume. Il y en a une dizaine que je peux considérer comme les principaux.
En un demi-siècle d’écriture, ça fait environ un tous les cinq ans, ce qui n’a
rien de stakhanoviste. Certains autres sont de simples recueils d’articles, un
peu aménagés. Deux ou trois sont même de simples conférences un peu
allongées. Ce qui me permet de le faire, c’est que j’ai toujours tenu à écrire
mes conférences, non pas pour les lire (une conférence, ça doit être parlé),
mais pour en avoir une trace écrite, à la fois pour la garder et pour pouvoir
la diffuser. C’est aussi qu’on peut y mettre des précisions et des références
qu’on n’a pas le temps de dire au moment de la conférence, mais que les
auditeurs pourront au besoin trouver dans la version écrite.
Depuis une douzaine d’années, je fais aussi régulièrement de la
traduction, environ deux heures tous les matins avant le petit déjeuner. Cela
m’a permis de rendre accessibles en France des œuvres japonaises que je
trouve importantes, et aussi de garder un contact quotidien avec la langue,
maintenant que j’ai moins souvent l’occasion de séjourner au Japon. Ce
n’est pas seulement que, quand j’y suis invité et que je dois du jour au
lendemain donner une conférence en japonais, j’ai intérêt à ne pas avoir
oublié cette langue ; c’est aussi qu’elle est devenue une part de moi-même,
et que j’aime la pratiquer. Je m’endors ainsi tous les soirs en lisant quelques
pages de manga, ça m’aide à garder contact avec le japonais parlé. Last but
not least, les livres que j’ai choisi de traduire m’ont toujours permis
d’approfondir ma propre pensée. Ils avaient toujours pour moi un rapport
direct avec la mésologie. Les traduire faisait partie de ma propre recherche.

D. D. – À l’heure où les espaces vécus se font de plus en plus flous, où


des frontières disparaissent et où d’autres apparaissent, à l’heure où on a de
plus en plus de mal à se rencontrer et à vivre ensemble, à l’heure où
certaines crises confinent tandis que d’autres demandent de prendre la route
et de s’exiler, quelle invitation lancez-vous aux géographes qui feront la
science de demain ?

A. B. – De garder les pieds à la fois sur la Terre (la planète : l’universel)


et sur une terre (un territoire, un terroir : le singulier). De cultiver l’échelle
entre les deux, et de comprendre ainsi que l’universel n’existe concrètement
que dans le singulier, tandis que le singulier doit se fonder sur les lois
abstraites de l’universel. En somme, poursuivre la maxime de Delvert, « un
géographe, ça pense avec ses pieds » : un pied dans l’universel, un pied
dans le singulier, ainsi de suite, et c’est ainsi qu’en marchant, le chemin se
fait ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Que la réalité ne relève ni seulement du
hasard (n’importe quoi n’importe quand n’importe où : le singulier pur), ni
seulement de la nécessité (toujours et partout la même chose : l’universel
pur), mais de la contingence : les choses auraient toujours pu être autrement
(c’est le possibilisme vidalien), mais elles sont ce qu’elles sont en vertu
d’une certaine histoire dans un certain milieu. Ce que je conseillerais donc
aux jeunes géographes, c’est de cultiver avec leurs pieds une pensée de la
contingence, ce qui n’est autre qu’une pensée de la « concrétude », où
croissent ensemble et se cosuscitent, dans une certaine histoire, espace
physique, espace social et espace mental. Garder toujours la contingence à
l’esprit, cela permet de ne pas tomber dans cette caricature de l’universel
qu’est le déterminisme, sans pour autant tomber dans cette caricature du
singulier qu’est la proscription de l’universel au nom du politically correct.
La géographie, science du concret au même titre que l’histoire (comme l’a
écrit Dardel), est la science qui par excellence doit faire coexister, croître
ensemble la Terre de Galilée (celle qui tourne : l’universel) et la Terre de
Husserl (celle qui ne tourne pas : le singulier). Et pourquoi le doit-elle ?
Parce que, du moment que nous existons et pour que nous existions, les
deux Terres sont vraies bien que contradictoires, et que leur coexistence
paradoxale définit la réalité même.
CHAPITRE II

Ce que le Japon m’a appris

Damien DEVILLE. – Retournons sur ces terres qui ont marqué votre thèse,
et plus généralement votre vie : le Japon. Un terrain de recherche n’est
jamais qu’un objet scientifique. Il peut aussi nourrir l’intimité de chaque
chercheur, au point que le pays d’accueil se confond avec tous les arbitrages
de sa propre vie. Vous êtes revenu du Japon marié et papa. C’est comme si
le terrain de recherche avait dépassé le chercheur…

Augustin BERQUE. – Ma démarche n’a jamais séparé ma vie au sens


général et ma vie de chercheur. Tout allait ensemble. Être chercheur au
Japon signifiait pour moi y vivre, au même titre qu’y vivre me permettait
d’en explorer les profondeurs, de comprendre plus en détail ce que je
vivais, ce que je ressentais, les relations qui me composaient. Si bien que,
très rapidement, j’ai eu du mal à séparer ce qui était de l’ordre du travail et
de l’ordre de ma vie personnelle. Mon mariage a été l’étape décisive de
cette hybridation entre ma personne et mes recherches. Ma première
épouse, japonaise, m’a aidé à entrer dans le cœur de la culture japonaise.
Aujourd’hui, je ne vis plus au Japon, mais le pays continue à habiter en
moi, notamment à travers la pratique de la langue. Comme je le disais plus
haut, tous les matins, depuis maintenant une douzaine d’années, je
commence mes journées par environ deux heures de traduction. Cela me
permet non seulement de garder la langue vivante à l’intérieur de moi, mais
de me forcer à penser, parce que traduire, c’est à chaque instant remettre en
cause nos automatismes de pensée. Et la vie que j’ai menée dans des pays
aux langues différentes m’y a prédisposé. Cela a commencé très tôt,
puisque je suis né au Maroc. L’arabe a des sonorités particulièrement
difficiles à imiter par un francophone, mais nous avons eu la chance, avec
mes frères et sœurs, de les avoir dans l’oreille dès le plus jeune âge. À
l’école d’Imintanout, au pied du Haut Atlas, créée par mon père en 1947,
j’ai psalmodié les premières sourates du Coran, que je n’ai jamais oubliées.
J’ai toujours aussi en tête un chant berbère, que nous entendions à la fête
annuelle du sanctuaire de Lalla Aziza, le cœur spirituel de la région, en
pleine montagne. Mais à part quelques expressions, je serais bien incapable
aujourd’hui de parler arabe, et encore moins berbère. Je n’ai rien d’un
polyglotte. Les polyglottes passent d’un outil à un autre, ce n’est pas du tout
ma perspective.

D. D. – La manière de parler d’une société reflète en partie son rapport à


l’autre et à son milieu. Cela rejoint une idée développée par Claude Lévi-
Strauss : pour l’anthropologue, chaque région du monde serait douée d’une
personnalité, qui s’incarne concrètement dans les traits culturels de chaque
société. Si le Japon avait une personnalité, quelle serait-elle ?

A. B. – La personnalité japonaise, les Japonais n’arrêtent pas d’en parler !


Et dans les années 1970, lorsque je suis arrivé au Japon, c’était peut-être
l’apogée de ces débats sur l’identité de la société japonaise. C’étaient les
grandes années de ce qu’on appelle les « nippologies » (nihonjinron), toute
une série d’écrits, d’essais et de prises de position sur ce qui définit
l’identité japonaise. Les nippologies répondent au besoin de recoller les
morceaux dans un pays qui, à plusieurs reprises au cours de son histoire, a
introduit à haute dose une culture étrangère. Dans l’Antiquité, ce fut la
civilisation chinoise et la pensée indienne, par le bouddhisme. Sous Meiji,
le gouvernement introduisit de force la civilisation occidentale, des
techniques jusqu’à la philosophie, aux institutions et au droit. Puis,
après 1945, ce fut l’occupation américaine, le Japon ayant perdu une guerre
où il avait osé défier de front l’impérialisme occidental et même, sur le plan
philosophique, prétendu « vaincre la modernité » – la modernité
occidentale, s’entend. Bref, le Japon avait tenté de renverser le monde que
dominait l’Occident. Après deux décennies d’américanisation à tous crins,
dans les années 1970, dans un pays qui était désormais la deuxième
puissance économique de la planète et qui rattrapait à grands pas la
première, la vogue des nippologies a exprimé une reprise de confiance dans
les fondamentaux de la culture japonaise. Elles sont aujourd’hui un peu
passées de mode, d’autant qu’avec la « décennie perdue » (les
années 1990), le rattrapage des États-Unis a manifestement échoué, et que
c’est au contraire le Japon qui s’est fait rattraper et dépasser par la Chine,
voire, dans certains secteurs techniques, par la Corée, son ancienne
colonie ! C’est comme si la France se faisait technologiquement dépasser
par l’Algérie… Et si, dans les années 1930, le Japon avait entrepris de
coloniser la Chine en commençant par la Mandchourie, aujourd’hui, c’est la
Chine qui remet en cause l’ordre mondial, et qui non seulement prétend
supplanter l’hégémonie américaine, mais conteste les valeurs les plus
fondamentales de la civilisation occidentale !
La conjoncture actuelle n’est donc plus du tout celle de
l’occidentalisation à marche forcée de la restauration de Meiji, ni celle de
l’après-guerre. Il n’y a plus de modèle à rattraper et à dépasser. C’est le
modèle de la civilisation occidentale lui-même qui a atteint ses limites et
manifesté ses vices profonds, son insoutenabilité au sens que la poursuite de
cette civilisation-là met aujourd’hui en danger l’existence même de
l’humanité sur la Terre. Nous avons donc à en opérer une révision radicale
et, dans cette perspective, l’exemple japonais prend une nouvelle
importance. Voilà en effet un pays qui pendant les deux siècles de sa
e
« fermeture » (sakoku) sous les Tokugawa, du début du XVII siècle à la
restauration meijienne (1868), a réussi à vivre en paix dans une autarcie très
écologique. Un vrai modèle de recyclage, dont le riche déploiement culturel
a entraîné la vogue du japonisme lorsque l’Occident l’a découvert après
l’ouverture forcée du pays ! Les nippologies ont encore bien des choses à
nous dire, et le Japon lui-même a beaucoup à en réapprendre…

D. D. – Le Japon semble aujourd’hui dans une situation différente, dans


le sens où le pays a l’air de rayonner par sa singularité culturelle sur la
scène internationale : production littéraire et cinématographique, attractivité
de ses traditions et de ses paysages séculaires, développement d’un
tourisme ancré dans le patrimoine culturel et bâti du pays. Comment
expliquer ce retournement de situation ?

A. B. – La modernisation et l’occidentalisation du Japon sont allées bon


train jusque dans les années 1970. Le Japon était même en train de rattraper
économiquement les États-Unis. Certains auteurs japonais parlaient de
« bigémonie » pour évoquer son influence croissante sur la scène
internationale. Cela voulait dire que le monde allait désormais connaître une
double hégémonie, avec une tête occidentale, les États-Unis, et une tête
orientale, le Japon. À la fin des années 1980, l’économie japonaise pesait
autant que celles de la Chine et de l’Inde réunies. Mais cela ne serait que de
courte durée. Les années 1990 ont constitué ce qui a été nommé la
« décennie perdue », à la suite de l’éclatement de la « bulle » spéculative
des années 1985-1991. La crise a commencé en 1989 avec la mort de
l’empereur Shōwa (Hirohito), qui régnait depuis 1925. Le tremblement de
terre de Kobe (17 janvier 1995) a marqué un vrai tournant : il a rendu
manifeste l’incapacité du régime à prendre en main une crise grave, en
même temps que la fragilité de certaines infrastructures qui faisaient sa
fierté : les voies sur pilotis du Shinkansen (le premier TGV au monde) se
sont affaissées. Le séisme a eu lieu à 5 h 45. S’il s’était produit un peu plus
tard dans la journée, des rames entières auraient pu être précipitées dans le
vide. Dans l’immédiat, ce sont largement les habitants qui ont dû
s’organiser eux-mêmes et s’entraider. Le nom de règne du nouvel empereur,
Heisei, signifiait « accomplissement de la paix ». La mémoire de son père
restait entachée par sa compromission avec le militarisme des années 1930.
Lui s’en est stricte-ment tenu à son rôle de symbole de la nation, et il a
même défrayé la chronique en abdiquant en 2019 en raison de son âge. Son
fils a pris pour nom de règne Reiwa (« belle harmonie »). Les temps ont
vraiment changé. Plus question de « bigémonie ». Aujourd’hui, l’économie
de la Chine pèse trois fois plus lourd que celle du Japon, alors que c’était
l’inverse une génération auparavant ; et surtout, la puissance chinoise défie
l’hégémonie américaine, y compris sur le plan militaire, alors que le Japon
ne peut faire autre chose que de rester un allié subordonné aux forces
américaines dans la région pacifique.
Tout cela a profondément ébranlé l’image que le Japon se faisait de lui-
même. Autrement dit, le pays en a pris pour son ego ; mais paradoxalement,
alors que sa puissance relative était en baisse, la culture japonaise, en
revanche, est entrée dans une période faste sur le plan international, et en
particulier en France. En témoigne notamment la place que prennent
aujourd’hui les mangas dans nos librairies, et les animés nippons dans nos
cinémas. Miyazaki Hayao, entre autres réalisateurs, est devenu chez nous
une vedette de la filmographie, avec des chefs-d’œuvre comme Princesse
Mononoké. Ce dessin animé est tout à fait représentatif de la conjoncture
actuelle, parce que la culture japonaise traditionnelle (la scène se passe à
e
l’époque des guerres civiles, au XVI siècle) y est mariée à un problème très
contemporain (la crise environnementale), rappelant au monde entier que
cette culture a su porter une attention particulièrement délicate à la nature.

D. D. – Comment cette attention particulière apportée à la nature se


traduit-elle concrètement dans les façons d’être et de vivre au Japon ?

A. B. – Dès que nous abordons la langue japonaise, nous nous


confrontons immédiatement à un problème désarçonnant : le sujet, d’un
point de vue grammatical, est souvent absent. C’est une différence majeure
par rapport à la langue française qui utilise systématiquement la structure
sujet-verbe-complément. En outre, dans la langue parlée, le locuteur se
mentionne rarement. Il y a certes des mots qui équivalent plus ou moins à
notre pronom « je », mais ils fonctionnent de manière très différente au
regard de notre usage des pronoms, à commencer par le fait que le langage
parlé s’en passe le plus souvent. Essayez voir de parler de vous sans dire
« je »… Dans L’Empire des signes (1970), Roland Barthes faisait le lien
entre cette absence apparente de sujet et la structure spatiale de Tokyo, avec
son « centre-ville, centre vide ». En effet, au cœur de la plus grande ville du
monde, qu’est-ce qu’on voit ? Une forêt, derrière laquelle rien ne dépasse
les frondaisons. Foyer symbolique du pouvoir, l’empereur est là-derrière,
mais son château est invisible. C’est justement ce genre de question qui m’a
poussé à écrire Vivre l’espace au Japon (1982), pour montrer l’interrelation
entre organisation mentale, organisation technique et organisation sociale de
l’espace. L’absence fréquente de sujet dans la langue japonaise n’est
nullement un manque de point de vue ; cela indique que le locuteur
s’identifie au milieu et aux circonstances dans lesquelles il énonce sa
phrase, alors que, au contraire, notre « je » les transcende : en français, où
que l’on soit, et n’importe quand, on est toujours « je ». « Je » est universel
et ubiquiste. Au contraire, en japonais, le sujet est toujours situationnel et
circonstanciel. Il y a cependant des cas où le français fonctionne à la
manière du japonais, quand on parle de soi-même à la troisième personne
devant un petit enfant, et qu’on dit « maman est fatiguée » ou « papa n’est
pas content » par exemple. Dans la langue japonaise, ce fonctionnement est
systématique et vaut pour l’intégralité des situations. En somme, alors que
la langue française abstrait en quelque sorte le locuteur de la situation, la
langue japonaise l’y plonge concrètement. C’est une langue de l’être-là, une
langue de la présence. Et il en va de même de la spatialité japonaise en
général. Par exemple, quand on examine la disposition des rues à Tokyo, on
s’aperçoit que lorsque la ville a été construite (elle s’appelait alors Edo),
elles ont été orientées selon les repères paysagers visibles de tel ou tel
endroit, et non pas selon des principes abstraits, à l’instar du plan
orthogonal d’Hippodamos à Milet, qui était indifférent au relief comme au
découpage de la côte. Edo, c’était une ville de l’y-présence, tandis que
Milet, c’était une ville de la transcendance de la raison… Idem à
San Francisco, où Simone de Beauvoir, dans L’Amérique au jour le jour
(1948), a vu « un scandale d’abstraction têtue, un délire géométrique ».
Cette prévalence du concret sur l’abstrait, cette présence aux situations
n’est pas seulement une question de spatialité, mais aussi de temporalité. Il
m’est arrivé de traduire, il y a quelques années, un livre écrit par un
ostréiculteur, Hatakeyama Shigeatsu, La Forêt amante de la mer (la
traduction a paru en 2019 chez Wildproject). Dans un certain passage, un
bateau approche du port. On peut lire, page 41, ces trois lignes : « C’est
comme cela aussi que la forêt et la mer étaient liées. La lumière du phare
d’Osaki en vue à tribord, le Hisaemaru longea l’île de Karashima. Le port
de Mône approche. » En trois lignes, le lecteur est immergé dans trois
niveaux de lecture, trois temps différents. Le premier renvoie à un passé
général, que l’on pourrait qualifier d’objectif. Le deuxième, que l’on peut
également qualifier d’objectif, renvoie à une scène qui se déroule à un
moment précis dans le passé, avec des repères chronologiques permettant
de le situer. Enfin, le troisième temps caractérise un vécu personnel, dans sa
situation présente. Ces trois temps coexistent dans une scène unique. Une
telle composition est impossible à faire en français, car elle est interdite par
la concordance des temps, autrement dit par l’ordre du langage lui-
même. En japonais, le langage s’adapte beaucoup plus souplement à la
diversité des cas.
Cet exemple démontre à quel point nos onto-logies dictent nos manières
de parler. En Occident, nous nous sommes affranchis du milieu et des
circonstances qui nous entourent, ce qu’illustre notre « je » déraciné, un
« je » qui fonctionne sans prendre en compte les relations de l’existence
concrète. Cette déterrestration que révèlent nos manières de parler se traduit
également par une absence de prise en compte du milieu dans nombre de
nos façons de penser et d’agir. Elle nous a également conduits à surestimer
l’universalité de la logique sous-jacente à nos langues. Cette dérive est
manifeste dans la philosophie analytique qui, sous des dehors universalistes,
est largement devenue une philosophie de la langue anglaise. Cette
présomption est du même ordre que celle du Discours de l’universalité de
la langue française de Rivarol, qui a du reste remporté le prix de
l’Académie de Berlin en 1784. C’est l’ethnocentrisme du logocentrisme…
Les particularités de la langue japonaise sont fort utiles pour en constater
les limites, et pour nous suggérer des pistes afin de surmonter la crise
profonde de la civilisation moderne. Nous avons à nous reterrestrer, à
réancrer notre existence dans le concret, et c’est cela justement que suggère
la langue japonaise.

D. D. – Pour continuer sur l’ancrage relationnel de la société japonaise,


l’aménagement du territoire dans l’archipel semble également vouloir tisser
du lien : entre nature et culture, entre humains et non-humains, entre
visibles et invisibles. Cela se matérialise notamment au niveau des temples
où la présence du sacré semble dicter la manière de construire l’espace et
d’aménager les jardins. Quelle place occupe la spiritualité dans
l’aménagement du territoire au Japon ?

A. B. – Il existe plusieurs religions au Japon, et chacune a matérialisé des


spatialités différentes. Le shintoïsme est la religion la plus proprement
japonaise. Il est autochtone, mais il coexiste avec le bouddhisme, qui a été
e
importé dans l’archipel à partir de la Chine et de la Corée vers le VI siècle
apr. J.-C. Ces deux religions sont très différentes, mais elles ont en commun
de valoriser la relation, tandis que les monothéismes valorisent la
substance : Dieu est la substance absolue, qui proclame « Je suis celui qui
suis » (c’est ce que j’appelle « le principe du mont Horeb »).
Corrélativement, dans ces deux religions, la distinction entre humains et
autres qu’humains est atténuée. Dans la Bible, l’humain seul est à l’image
de Dieu. Dans le bouddhisme, tous les êtres, même les plus méprisables
a priori, peuvent atteindre la bouddhéité. On peut dire, grosso modo, qu’il y
a continuité entre les divers êtres, comme entre la nature et la culture. On
est très loin du dualisme qu’a entraîné en Occident le principe du mont
Horeb, en particulier depuis que le sujet moderne s’est lui-même absolutisé
avec le cogito cartésien (« je pense, donc je suis »), jusqu’à concevoir, avec
Feuerbach, que ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme à son image, mais
l’homme qui a inventé Dieu à la sienne…
Ici encore, l’aménagement physique de l’espace traduit une disposition
mentale. Les perspectives géométriques du parc de Versailles, convergeant
vers un foyer qui est le regard du roi, sont une magnifique métaphore de la
transcendance du sujet moderne à l’égard de la nature, qui n’est plus là
qu’un objet soumis à la raison. Dans les jardins japonais, au contraire, la
culture vise au naturel. C’est le cas, très curieux, des trois jardins du
Tōkaian (une partie du monastère du Myōshin-ji, à Kyoto). Le premier est
un simple jardin de pierre, avec des gravières ratissées. Dans le deuxième
jardin, on retrouve ces mêmes gravières ratissées mais cette fois en cercles
concentriques à partir d’un rocher, dans une suite de sept rochers de taille
inégale, qui évoquent des îles. Le troisième jardin est une composition
complexe de rochers et de végétaux. Le premier et le troisième jardins sont
extérieurs au bâtiment ; le deuxième, de taille beaucoup plus réduite, y est
compris à l’intérieur, et entouré de quatre corridors. Pour aller du premier
au troisième jardin, on est obligé de passer par le second. Ces trois jardins
n’ont pas reçu de nom à l’origine, mais l’usage en est venu à les appeler,
dans le même ordre, mu no niwa, yū no niwa et tai no niwa. On pourrait
dire que le premier jardin symbolise la vacance de l’être avant toute
manifestation, que le troisième est justement cette manifestation dans le
monde sensible, et que le deuxième, c’est le passage de l’un à l’autre état.
Ce passage, j’y verrais volontiers un pressentiment de ce que j’appelle la
trajection, c’est-à-dire la venue à l’existence de ce qui jusque-là n’était
qu’en puissance.
Les trois jardins du Tōkaian sont du type devant lequel on médite sans
pouvoir y pénétrer. Il existe bien entendu d’autres types de jardins, comme
les jardins-promenades (kaiyūshiki teien) où, au fur et à mesure de la
marche, on découvre des scènes paysagères les unes après les autres. Ce
sont souvent des mitate, des « voir-comme », qui évoquent des paysages
réels. Ces jardins cristallisent le milieu nippon dans son ensemble. Ils
symbolisent son unité, de la grande nature aux élaborations les plus
raffinées de la culture. Pas question ici de dualisme entre nature et culture !

D. D. – Ces différentes manières de vivre le lien à la japonaise ne sont-


elles pas mises à mal par la modernité et par son corollaire, la concentration
des populations dans les grandes villes ? Dans certains de vos écrits, vous
énoncez à quel point le Japon a pu violenter ses propres territoires.
Comment se sont développées les grandes villes japonaises, et comment
cela a-t-il pu traduire des violences envers la diversité des lieux de vie de
l’archipel ?

A. B. – Quand je parle, comme dans mon premier livre, Le Japon.


Gestion de l’espace et changement social (1976), du ravage de
l’environnement sous la « haute croissance » (1955-1973), il faut distinguer
les époques. Après la défaite de 1945, le Japon a été occupé durant
plusieurs années par les États-Unis, et il s’est imprégné de modèles
américains dans de nombreux domaines, y compris dans l’aménagement du
territoire et l’urbanisme. Or, le territoire japonais n’a rien à voir avec celui
des États-Unis. Les deux tiers sont des montagnes. L’immense majorité de
la population vit sur d’étroites plaines très densément peuplées et de plus en
plus urbanisées. En revanche, les États-Unis sont un État-continent, avec
des plaines immenses, bien moins densément peuplées. Dans des contextes
géographiques diamétralement opposés, appliquer le modèle américain ne
pouvait qu’entraîner une destruction des milieux japonais.
Il existe malgré tout une spatialité proprement japonaise, qui s’est
élaborée tout au long de l’histoire, et qui a résisté à l’influence occidentale.
Cette différence se ressent lorsqu’on compare Tokyo, anciennement Edo, et
e
Kyoto. Kyoto, la capitale traditionnelle du Japon, a été tracée au VIII siècle
à l’imitation des capitales impériales chinoises, une ville d’une part d’une
orthogonalité parfaite, avec un axe nord-sud, et d’autre part caractérisée par
les règles du feng shui, comme celle d’avoir une montagne protectrice au
nord. Malgré certains réaménagements ultérieurs, c’est cette cosmicité
orthogonale qui domine toujours à Kyoto.
Plus tard, la ville d’Edo s’est développée comme capitale administrative
du shogunat des Tokugawa, dans un site complètement différent. Ici, les
hauteurs sont à l’ouest, au lieu d’être au nord, et contrairement à Kyoto, il
s’agit non pas d’un bassin intra-montagneux, mais d’un rebord de terrasses
qui vont s’effilochant vers la baie d’Edo. Lorsque le shogun, chef militaire
et administratif du pays, s’est installé à Edo, tandis que son chef religieux,
l’empereur, demeurait à Kyoto, il a voulu donner à sa capitale des lettres de
noblesse et des signes de pouvoir. Pour des raisons symboliques néanmoins,
il ne pouvait pas copier tel quel le tracé de la capitale impériale : ç’aurait été
un sacrilège. Le shogun ne pouvait pas non plus faire quelque chose de
complètement différent : cela aurait privé la ville des signes du pouvoir. Il a
donc choisi de faire tourner le modèle du feng shui d’un quart de tour en
sens inverse des aiguilles d’une montre, l’axe nord-sud devenant ouest-est,
des terrasses de Musashino vers la baie d’Edo, en outre en transformant le
modèle orthogonal en une spirale symbolique centrée sur le donjon de son
château, et également développée en sens inverse des aiguilles d’une
montre.
Cette spirale a déterminé la hiérarchie socio-spatiale de la ville. Au
centre, le shogun. Puis, juste à côté, se déployaient les quartiers des trois
familles alliées. Ensuite, continuant la spirale, les quartiers des daïmios, les
seigneurs régionaux, en allant des alliés les plus anciens de la famille du
shogun aux plus récents. La spirale continuait par les quartiers des
guerriers, des samouraïs subordonnés au shogunat et aux divers daïmios,
pour se terminer par la ville marchande. Enfin, cette spirale se couplait au
relief de la ville, les quartiers marchands étaient en bas des terrasses,
formant la « ville basse » (Shitamachi), tandis que les quartiers des
guerriers et des daïmios, sur les rebords des terrasses, au relief très
diversifié, formaient « l’amont » (Yamanote).
Dans la ville basse, construite en grande partie par remblayage des
marais et des lagunes du fond de la baie, le shogun a appliqué un
développement urbanistique en damiers, mais en suivant le pourtour de la
baie au lieu des repères cosmologiques des quatre points cardinaux. En
outre, les voies principales ont été orientées en fonction du paysage : elles
pointaient vers les collines avoisinantes, ou bien vers le donjon du château
du shogun. Les géographes ne s’en sont rendu compte que beaucoup plus
tard, dans les années 1960, parce que ces repères avaient pour la plupart
disparu dans la ville moderne. Le donjon du château du shogun avait été
détruit dans le grand feu de 1653, et il n’a jamais été reconstruit, tandis que
beaucoup des autres repères étaient désormais cachés par de hauts
immeubles. Avant Meiji, Edo était une ville basse : les bâtiments n’avaient
qu’un étage, hormis les tours d’alerte à l’incendie et les pagodes. La ville
entière était dominée par le principe jardinier de l’« emprunt de paysage »,
c’est-à-dire une manière de mettre en continuité la grande nature
avoisinante avec la petite nature symbolisée par le jardin, en cachant autant
que possible, par des arbres, les constructions situées entre les deux. C’est
en suivant le même principe que les damiers de la ville s’orientaient vers les
monts les plus proches, et en particulier vers le mont Fuji chaque fois que
possible. C’est pourquoi plusieurs quartiers de Tokyo ont pour toponyme
Fujimi, ce qui signifie « mire-Fuji ». C’est au Japon que le procédé de
l’emprunt de paysage a été le plus systématiquement appliqué. Il est peu
connu ailleurs.
Cette présence systématique des grands repères paysagers dans la ville
permet de parler non seule-ment d’un urbanisme paysager, mais également
d’y-présence. En effet, pour que l’emprunt de paysage fonctionne, il faut
être là, pas ailleurs. Si on est ailleurs, on ne peut pas voir le paysage qu’il
faut. C’est un principe de concrétude : être vraiment là, sur place, en lien
sensible avec ce qui nous entoure. Nous connaissons aujourd’hui le
contraire de l’y-présence : l’e-presence, une présence en ligne, numérique,
abstraite de tout rapport sensible aux corps, aux espaces, aux paysages, à la
nature vivante. Au contraire de cet « e » électro-mécanique,
universellement reproductible, l’« y » est singulier. Il est non seulement
vivant, il est unique : quand on y est, on n’est pas ailleurs, ni à un autre
moment. Il suppose et exige une présence concrète. La déterrestration
moderne, lointaine descendante du principe du mont Horeb, aura tendu à
l’inverse ; et à bien des égards, la modernisation du Japon à l’occidentale a
bafoué le principe qui avait historiquement guidé sa spatialité et sa
temporalité : l’y-présence, autrement dit l’exaltation du lieu et du moment.

D. D. – La manière dont vous décrivez l’évolution des grandes villes


japonaises percute nos propres façons de faire espace : en Occident, la ville
orthogonale, avec ses rues parallèles, ses perpendiculaires, s’est imposée
dans tout type de territoire. Cette manière de faire ville n’est-elle pas le
miroir de la dualité entre nature et culture qui nous est propre ?

A. B. – Il y a un rapport effectivement, car la géométrie s’impose à partir


du moment où l’humain s’est abstrait de son milieu. Lorsqu’une société est
ancrée, elle pense son territoire par ses montagnes et ses sommets, par ses
lacs et ses rivières, bien davantage que par des lois mathématiques. Le
Japon a maintenant retrouvé ce chemin. Ces mêmes repères sont redevenus
centraux dans la manière de se représenter l’espace et de fabriquer les villes
et les villages, en dialogue permanent avec ces repères. Cela me fait penser
à l’une de mes premières impressions à Tokyo : comme je le rapporte dans
l’introduction de Le Sauvage et l’Artifice. Les Japonais devant la nature, en
me promenant dans cette ville, pourtant la plus grande du monde, j’avais
l’impression dans certains quartiers de me trouver en pleine nature. Cette
impression était particulièrement forte dans les endroits pentus de Yamanote
où, la construction étant difficile, subsistait une végétation sauvage. Au-delà
de ces premières impressions, j’ai peu à peu compris que cela traduisait la
capacité de la société japonaise à respecter la singularité des lieux et à
mettre en valeur le naturel dans l’expression même de la plus haute culture.

D. D. – Comme dans de nombreux pays industriels, le Japon donne


l’impression aujourd’hui d’avoir instauré une forme d’hégémonie urbaine,
les opportunités ayant tendance à se concentrer dans les grandes villes. Cela
entraîne, dans d’autres types de territoires, une concentration des précarités
et une fuite de la population. Le Japon connaît aujourd’hui des villes en
déclin. Comment expliquer la centralité des grandes villes japonaises, et
comment cela crée-t-il des fractures territoriales ?

A. B. – Comme je l’évoquais précédemment, les plaines du Japon sont


exiguës et sont aujourd’hui très majoritairement phagocytées par
l’urbanisation. Le TGV qui sépare Kyoto de Tokyo est une expérience qui
bouleverse : comme Paris et Lyon, les deux villes sont pourtant espacées de
plus de 500 kilomètres, mais sur presque tout le parcours, on reste en ville
ou dans la banlieue. C’est la fameuse mégalopole du Tōkaidō. À cela
s’ajoute l’histoire. Sous les Tokugawa, le Japon a réalisé cet oxymore : une
e
féodalité centralisée. Partie d’un village de pêcheurs à la fin du XVI siècle,
e
Edo a dépassé le million d’habitants dès le milieu du XVIII , loin devant
Londres et Paris. Le shogunat avait instauré un système où les daïmios
étaient astreints à résider un an sur deux à Edo, et à y laisser leurs familles
en otage pendant qu’ils retournaient administrer leurs provinces pendant
l’autre année. Ce système a entraîné une double dynamique : une
centralisation accrue et un gonflement de la population d’Edo, car la
présence obligatoire des daïmios, avec leurs administrations respectives et
leurs besoins princiers, entraînait aussi la présence de nombreux services.
C’est pourquoi Edo est rapidement devenue une ville géante pour son
époque. Là-dessus s’est greffée la centralisation accrue du régime meijien,
très autoritaire. Aujourd’hui, l’agglomération dépasse les 30 millions
d’habitants, mais cela ne veut plus dire grand-chose, puisqu’il n’y a pas de
solution de continuité avec le reste de la mégalopole dont elle est la tête.
Enfin, avec la « haute croissance », une politique de localisation
systématique des industries à proximité des centres de consommation s’est
mise en place, pour profiter au maximum des économies d’échelle. Cette
politique a déclenché dès les années 1950 le couplage dynamique
désertion/congestion (kaso/kamitsu), vidant les périphéries et gonflant les
centres, de plus en plus au bénéfice du seul Tokyo. On n’a pas encore réussi
à renverser cette dynamique, qui fonctionne en cercle vicieux.

D. D. – Cette centralité semble être le propre de nombreux pays


anciennement industriels. La rapide désindustrialisation de ces mêmes pays
et la métropolisation du monde semblent avoir fait naître une nouvelle
catégorie d’espace : des villes et des campagnes en déclin, entendues
comme des espaces actuellement en crise économique et qui subissent une
forte décroissance démographique. Comment ces espaces sont-ils perçus au
Japon ?

A. B. – Avant l’industrialisation moderne, les campagnes restaient très


densément peuplées. Le véritable exode a commencé avec la politique de
« haute croissance », qui s’est caractérisée géographiquement par la
constitution de combinats d’industrie lourde et chimique sur les côtes, à
proximité immédiate des plus grandes villes, entraînant par économies
d’échelle la concentration de l’activité économique dans ces mêmes villes.
C’est ce processus que j’ai analysé dans mon premier livre, Le Japon.
Gestion de l’espace et changement social (1976). À cause de ses effets
désastreux sur l’environnement, cette politique a dû être abandonnée après
les grands procès de pollution du début des années 1970, mais la dynamique
enclenchée n’a pas pu être inversée.
Il faut dire que la vie est rude dans certains coins du Japon. Les zones
excentrées sont souvent des territoires de haute montagne, qui sont très
enneigés pendant l’hiver. Le Japon est un pays vieillissant, et la vie est
souvent impossible pour les personnes âgées dans de pareilles conditions.
Pourtant, dans le contexte du shintoïsme, le principe même de la localité est
sacré. Les lieux sont inséparables de leurs kami, c’est-à-dire de leurs génies
respectifs, auxquels sont dédiés des sanctuaires grands (des jinja) ou petits
(des hokora). Il est également fréquent, quand la vie locale devient vraiment
impossible et que les derniers habitants s’en vont, que l’on démonte un
jinja, parce que le laisser à l’abandon serait impie. On en emporte quelque
symbole avec soi, pour éventuellement le reconstruire ailleurs. En
urbanisme, il est fréquent de voir reconstruire un hokora au sommet d’un
immeuble dont la construction a délogé le kami local. Toutefois, le maintien
de ces liens symboliques ne change rien au fait que les régions
périphériques se vident.

D. D. – Les différents visages territoriaux qui composent le Japon ne


peuvent, par effet de miroir, que rappeler la situation que traverse
actuellement la France. La désindustrialisation a laissé nombre de villes
dans la précarité, les grandes métropoles concentrent la plupart des
opportunités, les campagnes de l’Est sont en déclin, tandis que, dans
nombre de villages, les résidences secondaires ont remplacé une vie animée
tous les mois de l’année. Au-delà des recompositions spatiales que cela
entraîne, cette évolution des territoires fait naître de nombreuses inégalités
entre les espaces, et par extension entre les populations, comme si les
inégalités territoriales étaient une condition de l’entrée dans la modernité
des pays…

A. B. – Le système dominant notre planète reste le capitalisme. Ce


capitalisme a des versions maniables et adaptables. Il peut prendre des
formes libérales comme en Occident, ou autoritaires comme en Chine, mais
son principe reste le même : celui de la compétition et de l’accumulation.
Suivant le simple principe physique des vases communicants, les
entreprises, et notamment les industries, suivent les intimations du marché
et s’implantent là où la main-d’œuvre ne coûte pas cher. Avec la
mondialisation, ce système de vases communicants fonctionne aujourd’hui
à l’échelle de la planète, d’où la tendance à la désindustrialisation des pays
riches. Il aura fallu la pandémie du Covid et la pénurie de masques pour que
l’on commence à s’en préoccuper sérieusement. Pour les mêmes raisons de
marché, les services prospèrent là où la population se concentre, et quittent
les lieux qu’elle déserte, en cercle vicieux. La supposée « main invisible du
marché », comme disait Smith, est très visible, mais on ne veut pas la voir :
c’est la prépondérance de la mécanique des fluides (le fric) sur l’entrelien
humain et l’attachement aux lieux, qui sont inséparables. Normal, vu le
mécanicisme qu’entraîne le dualisme, engendré par le principe du mont
Horeb et celui du tiers exclu (incapable, entre autres, de prendre en compte
la symbolicité, où A est non-A, alors que l’entrelien humain est fondé sur
des systèmes symboliques – au premier chef, le langage). D’où la
déterrestration que dénonce la mésologie…
D. D. – L’architecture japonaise a eu un rayonnement important en
France. Est-ce qu’on peut souligner les singularités de l’architecture
japonaise et ce qui explique son attractivité ?

A. B. – C’est la manière dont les Japonais savent dialoguer avec la nature


qui a charmé les Occidentaux. Les maisons, les temples, les bâtiments
collectifs sont traditionnellement ouverts sur les jardins grâce à un principe
fondamental : ils ont non pas des murs porteurs mais des piliers porteurs
permettant d’ouvrir complètement les cloisons sur l’extérieur. C’est ce
principe de la structure portante qu’a adopté l’architecture moderne, dans le
monde entier.
L’ouverture des cloisons permet d’établir des « zones médianes », qui ne
sont ni l’intérieur ni l’extérieur mais bien les deux à la fois. Les Japonais
peuvent être à la fois dedans et dehors. Cela relève de cette « logique
lemmique » (comme l’a qualifiée Yamauchi Tokuryū dans Logos et Lemme)
qui a dominé la pensée orientale à partir du bouddhisme, et non de cette
« logique logosique » qui a dominé la pensée occidentale. Cette dernière,
fondée sur le principe d’identité, est une logique du tiers exclu : quelque
chose est soit A soit non-A, mais on exclut que cela puisse être à la fois A
et non-A, ou ni A ni non-A. Au contraire, la logique lemmique, dite aussi
« tétralemme », est une logique du tiers inclus. La première est une logique
abstraite, absolutisant le logos ; la seconde accepte l’infinie diversité des
situations concrètes. Concrètement donc, dans les maisons traditionnelles
japonaises, le dedans est surélevé, les planchers étant soutenus par les
pilotis de la structure portante à environ 50 centimètres du sol. On accède à
cette zone surélevée par un vestibule où il faut se déchausser avant de
monter les marches qui mènent vers le véritable intérieur. C’est pourquoi,
en japonais, « entrer » se dit « monter » (agaru). En haut, l’espace est
codifié : il y a les circulations, qui sont planchéiées, et les pièces
proprement dites, qui sont recouvertes de tatamis (à l’exception,
évidemment, des toilettes et de la salle de bains). Entre pièces et
circulations, des cadres coulissants tendus de papier translucide, les shōji.
Entre les pièces, des cloisons coulissantes tendues de carton opaque, les
fusuma, qui sont aussi amovibles, permettant ainsi de doubler au besoin la
superficie d’une pièce. La maison traditionnelle, à la campagne, avait aussi
des espaces à terre, dits doma, spécialement la cuisine. La thèse de Jacques
Pezeu-Massabuau, La Maison japonaise (1981), a minutieusement décrit
cette architecture et ses usages. La literie (les futons), par exemple, est
déroulée le soir sur les tatamis et enroulée le matin dans les placards
doublant le mur du fond. Une pièce est donc polyvalente : on peut y
travailler ou y manger pendant la journée, et y dormir la nuit. Côté jardin, la
circulation planchéiée extérieure, dite engawa (« côté liant »), ni vraiment
dedans, ni vraiment dehors, fait le lien entre l’espace domestique et la
nature symbolisée par le jardin. La nuit, ou par temps de typhon, elle est
close par de lourds panneaux en bois, qu’on enlève le matin.
S’affranchir ainsi des frontières entre le dedans et le dehors prend en
grande partie sa source dans la pensée bouddhique, dominée par le concept
d’engi, la cosuscitation entre toutes les choses, ou « coproduction
conditionnée », traduction du sanskrit pratītyasamutpāda. Tout est relation
et interdépendance des phénomènes. Là aussi, on voit bien
l’interdépendance entre espace physique, espace social et espace mental,
qui est une idée centrale de la mésologie.

D. D. – Vos expériences au Japon vous ont petit à petit conduit à


renouveler les sciences du milieu, dont vous êtes aujourd’hui devenu l’une
des références mondiales. Est-ce la singularité de la société japonaise qui
vous a mis sur la voie de la science du milieu ?

A. B. – Effectivement, il y a un lien direct. La culture japonaise, à


commencer par sa langue, a une forte tendance à la phénoménologie. Cela
entraîne une spatialité sensible avant d’être logique. Au Japon, tout se sent
avant de se dire. Cette sensibilité a été enrichie au fil du temps par la culture
japonaise elle-même, se créant au fil de l’histoire. Cette culture a privilégié
la relation à l’autre et à l’environnement. Une telle manière de penser est
finalement très proche des approches par le milieu que j’appelle mésologie.
Cette notion n’est pas à entendre réellement comme une science ou une
discipline ; c’est une perspective générale qui étudie la relation entre les
choses, entre les humains et les non-humains, entre l’esprit et la vie comme
entre la vie et son substrat physique. Elle peut s’appliquer à toutes les
sciences, humaines comme naturelles. Et lorsqu’il y a relation entre un objet
et un autre, un individu et un autre, il y a forcément un milieu qui met en
relation ces divers actants ou agents. Autrement dit, une relation nécessite
forcément un contexte, donc la contingence du cas par cas – sono ba sono
ba, « au lieu le lieu », comme dit le japonais. La mésologie, étude des
milieux, c’est bien cela : l’étude de relations concrètes et vécues,
irréductibles à la mécanique abstraite du déterminisme, mais irréductibles
aussi au simple hasard, parce que toujours dans le fil d’une certaine histoire
et dans la lemmique (la logique sensible) d’un certain milieu. Or,
effectivement, la société japonaise est un terreau exceptionnel pour opérer
de telles approches.
CHAPITRE III

Mésologie

Damien DEVILLE. – Cette fameuse science du milieu, la mésologie, que


vous avez vous-même réactualisée et participé à théoriser, est une approche
qui a marqué la totalité de votre œuvre. La mésologie est souvent
considérée comme l’une des propositions contemporaines les plus
originales de la géographie. Vous expliquiez plus tôt que la mésologie offre
une compréhension du monde par la relation. Elle s’oppose ainsi aux
dualités modernes entre objet et sujet, nature et culture. Quel est l’intérêt
scientifique de décaler ainsi le regard en concentrant les recherches sur les
relations qui unissent les vivants à leurs milieux ? Autrement dit, comment
la mésologie renouvelle-t-elle le regard des sciences humaines et sociales ?

Augustin BERQUE. – La mésologie n’est pas à proprement parler une


discipline, qui s’inter-calerait par exemple entre géographie culturelle et
écologie, ou entre géographie et ontologie. C’est plutôt une perspective
générale, mobilisable dans toutes les sciences, aussi bien celles de la nature
que les sciences humaines. Elle déplace notre regard sur les choses à la fois
ontologiquement (dans ce qu’est leur manière d’exister) et logiquement
(dans ce qu’est notre regard, la manière de les considérer). En un mot :
onto/logiquement. Ce déplacement onto/logique est un changement de
paradigme. C’est une rupture avec le POMC – le paradigme occidental
moderne classique –, qui est fondé ontologiquement sur le dualisme sujet-
objet, et logiquement sur le principe d’identité, avec son corollaire, le
principe du tiers exclu. Au POMC, la mésologie oppose onto/logiquement
la médiance et la trajection, qui incluent le tiers. La médiance, c’est le
couplage dynamique entre ce que nous sommes et ce qu’est notre milieu ; et
la trajection, c’est le processus onto/logique par lequel l’être (humain ou
autre qu’humain) se crée lui-même en créant son milieu, à partir de la
matière première qu’est l’environnement. Entre autres conséquences, cela
remplace la double scission entre nature et culture, ainsi qu’entre humains
et non-humains, par des chaînes trajectives qui vont du vivant le plus
primitif à l’humain le plus cultivé. Nous allons pouvoir détailler un peu ces
conséquences, mais celles que je viens de mentionner sont primordiales.
Last but not least, ce changement de paradigme est indispensable pour que
nous puissions vraiment réformer une civilisation qui, c’est aujourd’hui
évident, met en danger l’existence même de l’humanité sur la planète Terre.
Sauf à nous supprimer nous-mêmes, nous devons absolument recouvrer nos
liens avec la Terre, dont la modernité, fille du POMC, n’a eu de cesse de
nous abstraire.

D. D. – La trajection, ce concept que vous avez également forgé, sous-


tend le milieu. En essayant de comprendre les relations qui influencent les
individus, ce concept permet de comprendre le rôle des humains et des non-
humains qui nous entourent dans la construction de nos propres choix, de
nos arbitrages, de nos parcours de vie. Cette dynamique questionne les
notions d’individu et de libre arbitre. Sommes-nous en grande partie la
somme des relations qui nous composent ?

A. B. – Comme je l’ai posé précédemment, la trajection est un concept


onto/logique : à la fois ontologique et logique. Ontologiquement, c’est le
va-et-vient de la réalité entre les deux pôles théoriques du subjectif et de
l’objectif. Ontologiquement, nous n’avons jamais affaire à de purs objets,
mais à des choses, avec lesquelles nous sommes aux prises dans l’existence
concrète. Par exemple, la neige, qui en soi (comme pur objet) est H O à
2
l’état solide, existe en tant que ressource pour un hôtelier dans une station
de sports d’hiver, en tant que contrainte pour un éleveur qui doit faire
stabuler ses vaches, en tant qu’agrément pour des skieurs, et en tant que
risque pour un automobiliste. Ressources, contraintes, agréments et risques
sont les quatre prises différentes que nous avons sur une même réalité.
Ainsi, la réalité n’est ni seulement objective ni seulement subjective ; elle
relève toujours de la rencontre entre ces deux dimensions, c’est-à-dire
qu’elle est trajective. Logiquement, la trajection est la saisie de quelque
objet (qui est, en soi, un certain sujet logique S) selon un certain prédicat P,
c’est-à-dire en tant que quelque chose. La réalité, c’est donc S en tant que
P, ce qui est noté S/P. À la différence des objets abstraits, où seul le sujet S
est considéré, les choses concrètes, qui sont trajectives, sont toujours à la
fois S et P, c’est-à-dire S/P. Les milieux, qui sont un ensemble de choses
concrètes, sont également S/P, autrement dit trajectifs.
Or, cette trajection du sujet en tant que prédicat n’est pas binaire ; elle est
ternaire, car elle suppose nécessairement un tiers terme : l’interprète I, qui
peut être humain ou autre qu’humain. C’est en fonction de manières
d’exister de l’interprète I que le sujet existe en tant que prédicat. S n’est pas
P comme ça, dans l’abstrait ; concrètement, S est P pour I. Et comme les
interprètes sont divers (I, I’, I’’, etc.), un même objet (S) peut exister en tant
que différentes choses (S/P, S/P’, S/P’’, etc.).
Ce n’est pas là un postulat ; c’est un fait, qui a été prouvé
expérimentalement par le naturaliste germano-balte Jakob von Uexküll
(1864-1944), qui parlait à cet égard de ton (Ton) et de tonation (Tönung).
Par exemple, une même touffe d’herbe, qui en soi est S, va exister en tant
qu’aliment pour une vache, en tant qu’obstacle pour une fourmi, en tant
qu’abri pour un scarabée, et ainsi de suite. Les animaux sont ici des
interprètes différents (I, I’, I’’, etc.), pour lesquels le même objet S, la touffe
d’herbe, existe en tant que des choses différentes.
Il ne s’agit pas là d’une simple différence de points de vue sur une même
chose, comme le voudrait le dualisme, mais bien d’autres choses (S/P, S/P’,
S/P’’, etc.) et d’autres êtres (I, I’, I’’, etc.), alors que l’objet S garde son
identité de touffe d’herbe. En effet, comme Uexküll l’a prouvé
expérimentalement, entre l’interprète et la réalité concrète de son milieu, il
y a contre-assemblage (Gegengefüge), c’est-à-dire interdépendance. L’un
est fonction de l’autre, et réciproquement. Dans le même sens, le
philosophe japonais Watsuji Tetsurō (1889-1960), à propos des milieux
humains (fūdo, ), parle en l’occurrence de fūdosei ( ), concept
que j’ai traduit par médiance. La trajection entraîne la médiance, autrement
dit le couplage dynamique de l’être et de son milieu. La médiance, c’est
l’interdépendance : l’être se crée en créant son milieu à partir du donné brut
qu’est l’environnement.
La trajection est ainsi le principe fondamental du fonctionnement de la
biosphère, de son évolution et de ses effets sur la planète. Ces effets
comprennent, entre autres, une bonne partie des roches sédimentaires, par
exemple les falaises du Vercors, qui sont nées d’interdépendances entre les
différents êtres (I) et les différents milieux (S/P) d’un environnement récifal
(S), dans les mers chaudes du crétacé inférieur : principalement des
rudistes, bivalves à coquille épaisse fixée (comme les moules ou les
huîtres), et des orbitolines, petits protozoaires à squelette minéral perforé.
De la vie de ces milieux, de leur médiance et de leurs chaînes trajectives, il
nous reste aujourd’hui ces milliards de tonnes de calcaire urgonien,
surgissant de la terre en falaises gigantesques. Voilà autre chose qu’une
simple différence de points de vue !
La médiance résulte onto/logiquement de la trajection, ce qui implique
son historicité. C’est un état qui résulte d’un processus (la trajection),
lequel, tant qu’il y a de la vie, donc de l’interprétation de S en tant que P, ne
s’arrête jamais. Au fur et à mesure apparaissent de nouveaux interprètes (I’,
I’’, I’’’, etc.) et de nouveaux prédicats (P’, P’’, P’’’), qui ne cessent
d’interpréter la réalité de leur milieu par les sens et par l’action (cela
concerne tout le vivant), par la pensée (cela concerne les animaux
supérieurs) et par la parole (cela concerne les seuls humains). Indéfiniment,
la réalité ne cesse donc d’évoluer en chaînes trajectives.
Les chaînes trajectives sont un processus analogue aux « chaînes
sémiologiques » mises en lumière par Roland Barthes dans ses Mythologies
(1957). Dans la sémiologie barthésienne, un signe se compose toujours d’un
ã é ã é
signifiant (S ) et d’un signifié (S ), soit S en tant que S , ce que l’on peut
ã é
donc représenter par S /S . On voit l’analogie avec S/P (S en tant que P).
Or, montre Barthes, au fil du temps, les signes prennent de nouvelles
significations, c’est-à-dire qu’ils acquièrent de nouveaux signifiés. Ainsi, un
signe (Sã/Sé) devient le signifiant (Sã’) d’un nouveau signifié (Sé’), et ainsi
de suite, en une chaîne sémiologique. Au cours de ce processus, selon
Barthes, l’histoire (ce qui s’est passé) se transforme en mythe (ce que l’on
dit s’être passé). Autrement dit, un « on-dit » est pris pour ce qui se serait
réellement passé. Le trajectif (S/P) est pris pour l’objectif (S). C’est cela
même qui se passe dans les chaînes trajectives, mais cette fois
onto/logiquement. Or, onto/logiquement, le sujet logique (S) est analogue à
la substance métaphysique (l’être), tandis que le prédicat logique (P) est
analogue à l’accident métaphysique (ce qui arrive à l’être, par exemple à la
neige d’être prise pour une ressource, ou pour une contrainte, ou pour un
agrément, ou pour un risque). Dans cet exemple, les différents interprètes
(l’hôtelier I, l’éleveur I’, le skieur I’’, l’automobiliste I’’’) sont
contemporains ; mais historiquement, ils se succèdent en une chaîne
trajective, comme dans une chaîne sémiologique : la fille de l’éleveur (I)
peut devenir hôtelière (I’), et ainsi de suite. Plus généralement, les réalités
d’hier (S/P) deviennent le sujet des réalités d’aujourd’hui, soit (S/P)/P’,
lesquelles deviendront le sujet des réalités de demain, soit ((S/P)/P’)/P’’, et
ainsi de suite. Et comme « devenir le sujet » (S, S’, S’’, etc.), c’est devenir
la substance (l’être), ces chaînes trajectives sont le fil concret de l’histoire,
et à une autre échelle de temps, le fil concret de l’évolution.
On voit donc que ce principe ne vaut pas seulement pour les sciences
humaines ; il vaut aussi pour les sciences de la vie, et il vaut même pour les
sciences de la matière. En physique, la trajectivité des choses correspond à
ce que Bernard d’Espagnat (1921-2015) a appelé le « réel voilé ». La réalité
empirique, celle qu’on peut concrètement atteindre, ce n’est jamais le Réel
pur (c’est-à-dire l’être-en-soi, S), et cela parce que, comme l’a montré
Werner Heisenberg (1901-1976), la méthode transforme son objet
(autrement dit, S devient S/P), et l’objet ne peut donc pas être séparé de la
méthode (autrement dit, l’objet S ne peut exister qu’en fonction d’un certain
en-tant-que, c’est-à-dire en tant qu’une certaine chose).
L’illusion du POMC, pour y revenir, c’est de croire qu’on peut atteindre
le réel, c’est-à-dire dans sa substance propre. C’est cette illusion qui fonde
le dualisme, et de là le mécanicisme. Car, si ontologiquement le sujet et
l’objet sont radicalement distincts, cela entraîne nécessairement que les
individus humains accaparent toute subjectité (le fait d’être
ontologiquement un sujet, pas un objet), tandis que le reste se réduit à une
mécanique d’objets totalement dépourvus de subjectité. Cela ne tient pas
debout du point de vue mésologique. L’interprétation de S en tant que P
fonctionne autant pour les humains que pour les non-humains. C’est bien
cette subjectité des autres qu’humains qu’a posée la mésologie d’Uexküll,
et que, depuis, l’éthologie n’a cessé de documenter. Il y a autant de modes
et de degrés de subjectité qu’il y a d’êtres vivants, et même si le régime de
subjectité change d’un être vivant à l’autre, cela ne change rien à ce
principe commun : contrairement à ce que postule le POMC, le vivant n’est
pas de la mécanique.

D. D. – Au cœur de ce chantier motivant, n’y a-t-il pas également le vœu


d’accorder plus de place à la sensibilité de chaque être ? Il me semble en
effet que l’idée de trajection invite aussi à un nouveau rapport sensible au
milieu. Comment les sciences et la géographie plus particulièrement, qui
ont eu tendance à rationaliser le comportement des individus et le rapport à
l’espace, peuvent ainsi appréhender les sensations que procurent un
territoire, un paysage, un quartier ou un village ?

A. B. – C’est une très vieille question. Pour Platon, le monde sensible


n’est pas l’être véritable, qui ne peut être atteint que par l’intelligible. Cela
rejoindra plus tard la pensée de Descartes, pour qui la science pure suppose
que l’on s’abstraie du sentiment. Et c’est ce principe, inséparable du
dualisme, qui domine toujours la science moderne.
Pour la mésologie en revanche, croire que l’on peut véritablement
s’abstraire du sentiment est une illusion puisque, du moment que nous
existons et l’interprétons, la réalité sera toujours trajective, la réalité sera
toujours un phénomène, et un phénomène mène toujours à des sensations et
des sentiments. C’est bien ce que la phénoménologie a mis en évidence, et
que les sciences cognitives décortiquent depuis des décennies. Il existe un
livre que je mentionne souvent, de George Lakoff et Mark Johnson, un
linguiste et un cogniticien, Philosophy in the Flesh (Philosophie dans la
chair). Paru en 1999, il montre que nos concepts les plus élaborés n’ont de
sens que parce que notre corps a la capacité de les ressentir. Autrement dit,
nos émotions et notre sensibilité, interprétant ces concepts, les font exister
en tant que quelque chose qui fait sens pour nous. C’est toujours par notre
corps que les concepts les plus abstraits prennent sens, et à partir de là
peuvent se matérialiser dans nos vies et dans notre milieu. Les deux auteurs
montrent en effet que nous ne pourrions penser sans cet inconscient
cognitif, qui relève de la chair. Ainsi, « la plus grande partie de notre pensée
est au-dessous du niveau de la conscience ». Nos concepts les plus abstraits
ne prennent sens que par des « métaphores primaires », qui les prédiquent
en catégories corporelles. Lakoff et Johnson en donnent une liste dans leur
livre, par exemple affection is warmth (l’affection, c’est de la chaleur),
important is big (l’importance, c’est de la grosseur), happy is up (le
bonheur, c’est vers le haut), categories are containers (les catégories sont
des contenants), understanding is grasping (comprendre, c’est saisir), etc.
Ces thèses vont tout à fait dans le sens de la mésologie. Toutefois, les
deux auteurs les poussent trop loin. Ils en oublient que la conscience, elle
aussi, ne cesse d’interpréter les données corporelles en tant que certains
prédicats, dans l’enchaînement indéfini des chaînes trajectives de la vie.
Pour la mésologie, l’advenance de la réalité ne se borne pas à cette
réduction de l’intelligible au sensible : au contraire, les deux se cosuscitent
indéfiniment.
Cette cosuscitation s’effectue aux trois niveaux de définition du mot
« sens » dans la langue française. Le premier est seulement physique : c’est
la direction que prend un certain phénomène, dans l’espace et dans le
temps. C’est le cas par exemple d’un sens unique dans une rue. Le
deuxième est lié à notre sensibilité. Nous sentons les choses, notre corps
réagit à toutes sortes de stimuli. C’est l’une des manifestations essentielles
du fait d’être vivant. Enfin, la troisième acception renvoie à notre esprit,
c’est-à-dire à notre manière de coder les phénomènes de notre
environnement, de les mettre en mots et de les interpréter. C’est le sens que
nous donnons généralement à nos choix, à nos arbitrages, à nos manières
d’être et de penser. Le parti de la mésologie, c’est montrer l’interrelation de
ces trois niveaux. Ce n’est pas simple, c’est complexe. Les trois sens vont
ensemble, ils se métissent en permanence, et ces métissages conditionnent
aussi bien l’histoire des sociétés que l’évolution du vivant, comme j’ai
essayé de le montrer dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire
humaine, essai de mésologie (2014).

D. D. – J’aimerais insister sur l’importance que vous accordez à la notion


de sensibilité, car c’est un fait assez rare dans les manières de pratiquer la
science moderne. Vous faisiez référence, plus tôt dans notre échange, aux
sensations que vous avez ressenties au Japon, et à la nécessité de pratiquer
une géographie qui se laisse porter, qui se construit en marchant dans le
territoire étudié. Telle manière de faire invite aussi les émotions dans la vie
des chercheurs. En pratiquant la mésologie, le chercheur n’a-t-il pas
également besoin d’agencer le sensible et la production de savoir
scientifique ?

A. B. – Un géographe doit sentir les lieux, les espaces dont il parle. Avant
d’écrire sur les territoires, il doit les éprouver. La mésologie procède du
même principe. Question de sens, encore une fois : on ne peut pas abstraire
les significations des sensations ni les sensations des directions. Gravir une
montagne, cela ouvre à une réflexion propre, conditionnée par le fait qu’un
corps endure le relief. J’ai à ce titre une anecdote personnelle et tout à fait
concrète : au début des années 1970, je vivais à Sendai en tant que
chercheur invité à l’université du Tōhoku, au département de géographie.
J’étais logé non loin de là. De ma maison à l’université, il me fallait tout de
même passer une vallée. J’y allais à bicyclette. Je commençais par dévaler
la pente à toute vitesse, m’en donnant à cœur joie. Et puis, la descente
terminée, il me fallait remonter avec endurance l’autre versant. Dans le
mouvement répété du pédalage, je ressassais certaines idées, et cela
m’aidait à les mettre en forme. C’est ainsi que j’ai forgé les idées directrices
de ma thèse, que j’étais en train d’écrire. Et à une autre échelle, qu’aurait
écrit Darwin, s’il n’y avait pas eu le voyage du Beagle ?

D. D. – La mésologie n’est-elle pas au fond une invitation à une


« interdisciplinarité radicale » en croisant les regards propres aux
différentes sciences humaines et sociales, mais aussi ceux propres aux arts,
à la compréhension des émotions, de la spiritualité et du sensible ?

A. B. – C’est en tout cas une invitation à les mettre en relation. La


perspective onto/logique (à la fois logique et ontologique) est générale. Elle
vaut pour toutes les disciplines et tous les domaines de l’activité humaine.
Son principe de base, on l’a vu, c’est que la réalité est trajective. Ce
principe de base est sous-jacent au possibilisme de la géographie vidalienne
(selon la société concernée, un environnement comparable peut donner lieu
à des genres de vie différents), et ce qu’il y a à la base de cette relation
d’une société à son milieu, ce sont bien les sens. Descartes disait que, pour
la science pure, il faut faire abstraction de « sentiment », de la faculté à
sentir. Certes, puisque le but idéal de la science, c’est de saisir l’en-soi de
l’objet pur (S). Mais cette abstraction interdit par définition de saisir la
réalité des milieux concrets (S/P). Elle réduit le monde à une mécanique
binaire, alors que les réalités concrètes sont toujours ternaires. S, l’objet pur,
n’est jamais qu’une virtualité, un idéal ; ce n’est pas la réalité empirique,
celle que nous vivons, et que vivent tous les êtres vivants. Autrement dit, la
binarité du dualisme ne permet pas de saisir le monde tel qu’il est vécu,
c’est-à-dire tel qu’il existe concrètement. Elle réduit notre milieu et toutes
ces interfaces écologiques, techniques et symboliques à une simple donnée
biologique. Comme l’évolution est au contraire allée du simple au
complexe, en rajoutant sans cesse de la technique et du symbolique, en
principe, c’est bafouer le sens de la vie (ça, c’est le mécanicisme), et en
pratique, c’est en arriver à la civilisation qui a déclenché la sixième
extinction.

D. D. – Ces différentes approches vous ont permis de formuler « une


logique du lieu » indispensable à toute compréhension des processus
humains. Vous pratiquez d’ailleurs ce lien au lieu dans vos conférences :
vous vous placez au bord d’un ruisseau ou d’une montagne pour convoquer
vos enseignements. Je pense ainsi à vos formats vidéo où vous êtes en
conversation sur l’Yvette, en conférence au pied de la montagne corse…
Pouvez-vous expliquer les fondements de cette logique du lieu ?

A. B. – Précisons tout de suite : « logique du lieu (basho no ronri) », c’est


une expression du philosophe japonais Nishida Kitarō (1870-1945), qu’il ne
faut pas confondre avec la logique de base de la mésologie. J’y reviens dans
un instant. Le mot « lieu » est tout à fait basique en géo-graphie. Vidal de
La Blache l’invoquait déjà dans l’une de ses phrases célèbres : « la
géographie est une science des lieux, non des hommes ». Cette sentence
risque de faire croire que Vidal ne s’intéressait qu’aux lieux physiques,
alors que l’essence de sa géographie humaine, c’est justement de montrer
que le physique d’un lieu à lui seul n’est pas déterminant. La mésologie va
dans le même sens. Pour elle, les lieux et par extension les milieux sont des
réalités concrètes. C’est autrement plus complexe que de la géodésie. C’est
pourquoi, au Japon, j’ai tout de suite été intéressé lorsque j’ai entendu
parler de la logique du lieu nishidienne par un collègue géographe ; mais il
me disait que c’était une philosophie difficile à comprendre. Pendant
plusieurs années, donc, je n’ai même pas essayé de lire Basho (Le Lieu,
1926). J’en ai néanmoins pris connaissance de manière indirecte à travers
d’autres auteurs. La pensée de Nishida s’est invitée de nouveau dans ma vie
en 1974, alors que je revenais au Japon pour un séjour de six mois au
Centre de recherche sur la culture japonaise (le Nichibunken), à Kyoto. Un
beau matin, dans une librairie proche de la gare de Katsura, le quartier où
j’avais loué un studio, je trouvai un livre intitulé Le Dépassement de la
modernité (Kindai no chōkoku). Cela faisait référence à un colloque
fameux, qui eut lieu en 1942 à Tokyo. Nishida lui-même n’y a pas participé,
mais sa pensée, et en particulier sa logique du lieu, était au centre de la
problématique du colloque. Cela m’a inspiré l’idée de lancer le programme
de recherche international et interdisciplinaire « Logique du lieu et
dépassement de la modernité » qui, de 1994 à 2000, a donné lieu à trois
colloques internationaux et trois volumes d’actes.
Qu’est-ce donc que la logique du lieu ? Chez Nishida, la formule est
interchangeable avec celle de « logique du prédicat ». Comme l’a montré
Nakamura Yūjirō (1925-2017), cela l’oppose à la logique d’Aristote, qui est
une logique de l’identité du sujet (autrement dit, une logique de l’identité de
l’être), soit « lgS ». Contrairement à la logique de l’identité du sujet, une
logique de l’identité du prédicat correspond à une logique de
l’identification, une logique de la mimesis (autrement dit, une logique du
devenir). Celle-ci est très répandue dans le monde vivant, y compris dans
les sociétés humaines. C’est, par exemple, le ressort fondamental de la pub :
George Clooney boit du Nespresso, alors en achetant la machine, je
m’identifie à George Clooney. What else ? C’est fondamentalement
illogique, mais ça marche, et c’est même ça qui fonde les sociétés : avoir un
prédicat (P) en commun, bien qu’on soit des sujets (S) différents. Cela
fonde le sentiment commun, qui fonde la symbolicité. Reste que c’est
contraire à la raison, et a fortiori à la science, qui doit donc s’en abstraire
pour s’en tenir à une logique de l’identité du sujet. La mésologie, quant à
elle, fait la synthèse des deux logiques à travers le phénomène de
trajection : elle ne réduit pas la saisie de la réalité au sujet (qui vise
idéalement à l’en-soi de l’objet pur), et elle ne se borne pas non plus à
l’identité du prédicat (ce qui, à la limite, est un pur fantasme). Poser que la
réalité, c’est S en tant que P, soit S/P, revient à combiner lgS et lgP en
lgS/lgP, autrement dit à poser que l’en-soi de l’être, qui est un idéal abstrait
(S pur), est en puissance les divers étants (S/P, S/P’, S/P’’, etc.) qu’il va
devenir dans son interaction avec divers interprètes (I, I’, I’’, etc.). Dans
cette trajection, il va sortir de son en-soi pour exister concrètement. C’est
bien ce qu’exprime l’étymologie de notre verbe « exister » : ek-sistere, c’est
« sortir » (ek-) et se tenir (sistere) au-dehors, au milieu des autres étants et
en concrescence avec eux. C’est de cum-crescere, « croître ensemble », que
vient le mot « concret ». Cette « sortie hors de soi pour se tenir parmi les
autres », cette logique existentielle (ek-sistentielle), ce n’est autre que la
trajection.
Or, l’idéologie du « dépassement de la modernité » ne combinait
nullement les deux logiques. Elle se bornait à substituer l’identité du
prédicat à l’identité du sujet, c’est-à-dire à refuser le rationalisme
occidental, fondé sur la logique aristotélicienne. Celle-ci est une logique de
l’identité du sujet (S), comme dans ce fameux syllogisme : 1. (prémisse
majeure) « Tous les hommes sont mortels » ; 2. (prémisse mineure) « or
Socrate est un homme » ; 3. (conclusion) « donc Socrate est mortel ». Dans
ce syllogisme, le sujet mineur (Socrate) étant compris dans le sujet majeur
(tous les hommes), il a donc le même prédicat (être mortel). En revanche,
dans une logique de l’identité du prédicat, la dynamique se pense
inversement : 1. « L’influenceuse Caroline porte du Chanel » ; 2. « or
j’achète du Chanel » ; 3. « donc je suis Caroline ». Ces deux logiques, à
elles seules, sont absurdes. La première, parce qu’il faut connaître la
conclusion pour pouvoir poser la prémisse majeure ; la seconde, parce que
je ne suis pas Caroline. La réalité nous commande de faire la synthèse des
deux : c’est à l’instar des autres hommes que Socrate est mortel, et c’est
parce que je suis humain(e) que j’ai un peu de Caroline en moi (comme je
ne suis pas une dame, disons plutôt comme Johnny, « On a tous quelque
chose en nous de Tennessee »). Concrètement, l’identité (l’être) suppose
l’identification (le devenir), qui en retour suppose l’identité.

D. D. – Vos propos rejoignent l’invitation récemment lancée par


l’anthropologue Philippe Descola à la communauté citoyenne et
scientifique, celle d’œuvrer à un nouveau siècle des Lumières qui prendrait
pour matrice le dépassement de l’anthropocentrisme. L’anthropologue
appelle cela le « tournant relationnel ». Comment ce tournant pourrait-il se
matérialiser concrètement ?

A. B. – Cette idée de tournant relationnel me parle largement. Je pense


néanmoins qu’il faut rester vigilant afin qu’elle ne devienne pas un
relativisme. Philippe Descola a forgé sa pensée en Amérique latine
essentiellement. Or, ce continent est traversé, depuis quelques décennies
maintenant, par une forte critique de l’hégémonie occidentale. Cela est
motivé par l’oppression qu’ont connue et que connaissent malheureusement
encore les cultures indigènes, les descendants des populations d’esclaves,
ou les femmes de manière générale. Ce mouvement a pour but de réhabiliter
les visions du monde qui ont été oppressées. C’est tout à fait nécessaire et
légitime. Néanmoins, cela peut devenir excessif lorsque certains des acteurs
remettent en cause l’universel en tant que tel, sous prétexte que ce ne serait
qu’un masque de l’impérialisme occidental. Pour eux, cette pensée ne serait
ni plus ni moins relative que d’autres types de nomenclatures, d’autres
manières de penser, relevant des mythes et des symboles des populations
autochtones. L’universalisme serait un impérialisme. Pourtant, la variété des
manières d’être et de penser ne peut se substituer à la science : la Terre
tourne, qu’on le veuille ou non. C’est une réalité physique universelle. La
gravité fonctionne, elle s’applique à tous les êtres vivants et à toutes les
cultures. La biologie régit autant nos forêts tempérées que les coins les plus
humides de l’Amazonie. Même si, comme les cultures, les savoirs sont
variés (on parle en ce cas d’ethnosciences), la démarche scientifique en
elle-même n’a rien à voir avec la culture : qu’on soit Chinois ou Américain,
c’est selon les mêmes lois balistiques qu’on envoie des robots sur Mars, et
si on ne les respecte pas, on n’y arrive pas. La science est universelle, les
cultures sont singulières. Parler de « plurivers », comme c’est la mode
aujourd’hui, c’est confondre l’universel et le mondain. Ce culturalisme ne
mène qu’à l’ethnocentrisme, lequel n’ouvre qu’à la loi du plus fort. C’est
absurde.
La mésologie refuse ce relativisme. La logique du lieu de Nishida, en
absolutisant le prédicat, a cautionné l’ultranationalisme, qui est une forme
aiguë d’ethnocentrisme. Cette pensée a entraîné des conséquences
désastreuses pour le pays. En effet, dans les années 1930,
l’ultranationalisme a conduit le Japon à se lancer dans une guerre perdue
d’avance, à la fois contre ses voisins et contre les pays de tête du monde
occidental. D’autant plus absurde que tout en contestant l’impérialisme
occidental, il se faisait non moins impérialiste. Culbuter la logique du sujet
en logique du prédicat n’est donc nullement la solution. Ce que nous devons
faire, et c’est l’ambition de la mésologie, c’est comprendre comment ces
deux logiques s’embrayent mutuellement. Autrement dit, l’objectif est de
faire dialoguer l’universalité et la singularité. L’universel est en puissance,
le singulier en acte. L’humanité – l’universel – n’est qu’en puissance, mais
elle s’actualise dans la singularité de chaque être humain ; et à son tour,
chaque être humain suppose l’humanité pour exister. C’est cela même qui
nous relie, et l’universalité de la science y a donc sa part tout autant que la
singularité des cultures.

D. D. – Est-ce qu’il n’y a pas finalement dans la mésologie deux formes


de réconciliations : une réconciliation entre les vivants et une réconciliation
entre les peuples ?
A. B. – Fondamentalement. Elle est un universel qui permet d’embarquer
humains et autres qu’humains dans une seule et même pensée, tout en
accordant place et respect à la diversité incarnée dans chaque être. Et je dois
dire que c’est ce qui m’a premièrement parlé dans la mésologie. Cela
rejoignait également ma vocation de jeune chercheur : créer des ponts entre
l’Orient et l’Occident. Ma vie est finalement elle-même une trajection, je
trajecte entre l’Occident et l’Orient, aussi bien physiquement
qu’intellectuellement, et cette expérience a bouleversé mes manières de
penser. Cela n’a pas toujours été facile car, de bien des manières, l’histoire
de la pensée a souvent laissé plus de murs que de ponts entre les cultures.
Kipling a écrit, dans un poème célèbre : « Oh, East is East, and West is
West, and never the twain shall meet » (« L’Orient est l’Orient, l’Occident
l’Occident, et jamais les deux ne se rencontreront »). Je professe au
contraire que les deux peuvent et doivent se rencontrer ! Cela n’est pas une
uniformisation du monde ; au contraire, c’est une ouverture à l’altérité. Et
lorsque deux parties prenantes se rencontrent, cela donne souvent un
résultat supérieur à la somme des parties. Bref, c’est enrichissant. Dans le
cas concret de mon propre parcours, découvrir Watsuji m’a permis de
donner une base ontologique à l’antidéterminisme que je tenais de Vidal de
La Blache, et découvrir Uexküll m’a permis de donner une base biologique
et expérimentale à l’ontologie watsujienne, tandis que combiner logique du
prédicat (Nishida) et logique du sujet (Aristote) m’a permis d’en arriver à
ce que je crois bien être la logique de l’existence : la trajection, qui est un
principe universel, et universel justement parce qu’il fait le lien entre
l’universel (abstrait : S) et le singulier (concret : S/P).
Or, le propre de l’universalité, c’est que tout le monde peut se
l’approprier. Que l’on soit Indien, Chinois, Ouest-Africain ou Français,
chacun est en mesure de faire de la science, de faire sienne la démarche
scientifique, sans pour autant renier ses attaches culturelles et son propre
héritage. Au contraire, c’est par l’ouverture à l’autre que l’un s’enrichit, et
vice versa. Je pourrais résumer cette philosophie en paraphrasant Voltaire.
À la fin de Candide ou l’Optimisme, Voltaire nous invite à cultiver notre
jardin. J’aime interpréter cette phrase comme une volonté de créer des ponts
entre son propre lieu de vie et l’horizon qui s’étend au-delà, entre sa petite
terre (le singulier) et la grande Terre (l’universel). L’une suppose l’autre,
l’une entraîne l’autre. C’est en habitant vraiment un lieu qu’on habite
vraiment la Terre. C’est ce qu’avait bien senti le géographe Maurice Le
Lannou (1906-1992) lorsqu’il parlait de « l’homme habitant » et déplorait
« le déménagement du territoire ». En somme, il nous faut aujourd’hui
penser planétairement (l’universel), et agir localement (le singulier) ; et la
mésologie nous offre justement l’échelle onto/logique entre les deux. Il
faudra que nous revenions sur cette question…
CHAPITRE IV

Le retour à la terre

Damien DEVILLE. – J’aimerais vous interroger sur un constat qui traverse


nos sociétés depuis plusieurs décennies déjà : l’uniformisation des
territoires. Vous avez déjà décrit ces processus d’uniformisation au Japon.
Cette dynamique traverse également la France. Partout, les mêmes ronds-
points, les mêmes zones industrielles, les mêmes quartiers, les mêmes
dynamiques périurbaines, les mêmes processus de simplification du
paysage. La mésologie, comme nous l’avons évoqué, aide à mieux
comprendre ce processus : en perdant le lien au milieu, nous perdons notre
capacité à coconstruire avec les éléments qui nous entourent, au bénéfice
d’un urbanisme prépensé. Or, l’uniformisation des territoires crée
également de la précarité : oubli des diversités, érosion du vivant,
monocultures agricoles, perte de l’architecture vernaculaire… Comment en
sommes-nous arrivés là ?

Augustin BERQUE. – Les territoires manifestent le problème fondamental


de la modernité : son paradigme dualiste a coupé la culture de la nature.
Cette même scission a brisé les liens pourtant essentiels qui font des êtres
humains des êtres situés : des habitants. C’est ce que dénonçait Maurice
Le Lannou en parlant de « fin de l’homme habitant ». Ce paradigme
déterritorialisant, plus même : déterrestrant, c’est ce que j’appelle le
POMC : le paradigme occidental moderne classique. L’analyser nous
confronte à l’histoire longue de l’Occident, et notamment à trois de ses
moments fondateurs. Le premier, très ancien, est, comme on l’a vu,
l’épisode du mont Horeb, cette montagne située dans le désert du Sinaï, sur
le sommet de laquelle Dieu se manifeste à Moïse en lui disant : « Je suis
celui qui suis. » C’est la première fois au monde qu’est pensé l’être absolu,
la substance absolue, à la fois sujet et prédicat d’elle-même, sans autre
référent qu’elle-même. Cet être absolu, d’ordre théophanique, se métissera
plus tard avec l’être absolu du platonisme, qui est d’ordre ontologique. Telle
est la première étape de la déterrestration : penser un être qui transcende et
le temps et l’espace, donc abstrait de tout lien terrestre. C’est cela que
e
j’appelle « le principe du mont Horeb ». Deuxième étape : au XVII siècle,
quand Descartes pose que le cogito (le sujet moderne) n’a « besoin d’aucun
lieu pour être ». C’est le même principe du mont Horeb, mais appliqué cette
fois à l’être humain lui-même. Désormais, le sujet moderne prétend lui-
même transcender tout lien terrestre. Il lui suffit de se penser pour être : « Je
pense, donc je suis. » Troisième étape de la déterrestration : l’étape
technique, qu’a symbolisée Manfred Clynes (1925-2020) en inventant le
concept de cyborg dans un article de la revue Astronautics, en 1960. Selon
ce dernier, un être humain se libère de sa prison terrestre pour voyager dans
l’univers, affranchi des contraintes corporelles que fait peser sur lui le fait
d’avoir évolué sur Terre. C’est l’étape finale de l’abstraction de l’être
humain, qui se libère de sa condition terrestre non plus seulement par
l’esprit, mais par son corps même. Tel est l’idéal de ce que l’on appelle
aujourd’hui le transhumanisme. Entre les trois étapes de cette
déterrestration, il y a un fil rouge : l’affirmation d’un être transcendantal.
Dans la Bible, c’est le dieu unique et éternel. Dans la pensée de Descartes,
c’est le sujet moderne, qui s’affranchit de son milieu. Le transhumanisme
prolonge la pensée de Descartes en s’appuyant cette fois sur la technique et
sur la robotique. Telles furent l’origine, l’affirmation puis la réalisation de
la modernité : le postulat d’un être qui s’affranchit de tout ce qui l’entoure.
Ce postulat – le principe du mont Horeb – a conditionné la philosophie,
les sciences, les manières d’aménager le territoire, la technique, les
symboles, l’économie et, bien sûr, la politique. L’instauration du sujet
moderne avec Descartes va donner naissance au siècle suivant à
l’individualisme, qui aujourd’hui dicte non seulement le comportement des
Occidentaux, mais sous-tend l’économie mondiale, tirée par la
consommation individuelle de masse. C’est le même principe de
déterrestration qui a guidé le mouvement moderne en architecture, avec son
concept d’« espace universel ». L’espace universel, cela n’existe pas sur
Terre, où tous les lieux sont singuliers. Ce n’est qu’une métaphore, celle de
l’espace absolu de Newton, homogène, isotrope et infini, qui se trouve
plaquée arbitrairement sur la Terre où, au contraire, l’espace est toujours
hétérogène, anisotrope (le haut n’est pas le bas, l’avant n’est pas l’arrière, la
droite n’est pas la gauche) et délimité par un horizon. Cette idéologie
déterrestrante et déterritorialisante a guidé non seulement l’architecture
(d’où ce que l’on a appelé le « style international ») mais aussi l’urbanisme
et l’aménagement du territoire. Elle a justifié la répétition mécanique des
mêmes formes aux quatre coins de la planète, faisant fi des singularités du
milieu comme de la condition mésologique de l’être humain, sans parler du
ravage des écosystèmes. En effet, quand l’être humain est pensé comme un
sujet absolu, le reste du monde devient ipso facto un objet absolu, une pure
mécanique utilisable et exploitable à merci. D’où ce que l’on appelle
aujourd’hui l’Anthropo-cène, le réchauffement planétaire et le
déclenchement de la sixième extinction. Or, n’allons pas croire que nous
pourrions survivre dans une bio-sphère en ruine, sur une planète à
l’homéostasie déréglée. À force de nous déterrestrer, le POMC risque bien
de nous supprimer de la surface de la Terre. L’urgence nous impose donc de
dépasser ce paradigme, jusque dans son tréfonds logique et ontologique.
C’est cela que propose la mésologie : un changement de paradigme
onto/logique, car la transition écologique, même si elle est nécessaire, n’y
suffira pas. Il nous faut changer la conception même de notre être.

D. D. – Changer la conception des individus amène également à changer


nos manières d’habiter la Terre. Cela passe notamment par une attention
véritable accordée aux émotions que nous ressentons auprès de chaque lieu.
À ce titre, la destruction de la diversité des territoires peut faire naître de la
colère, de la tristesse ou de la nostalgie. Le chercheur australien Glenn
Albrecht utilise le néologisme « solastalgie » pour évoquer ces sentiments
négatifs : dans un livre intitulé Les Émotions de la Terre, il montre que
l’érosion du vivant entraîne de l’éco-anxiété, une somme de souffrances et
de détresses psychiques, provoquant des dépressions et des difficultés à se
projeter dans l’avenir. La docteur Alice Desbiolles, commentant les travaux
d’Albrecht, utilise cette phrase très belle pour décrire la solastalgie : « Le
mal du pays, c’est le pays que l’on quitte. La solastalgie, c’est le pays qui
nous quitte. » Finalement, l’uniformité des territoires ne crée-t-elle pas
également une crise de l’attachement, et par extension peut-être une crise de
l’autre ?
A. B. – Nous retournons là au cœur de la mésologie, au cœur des milieux
habités humainement. Notre être ne se limite pas aux contours de notre
corps individuel ! Il s’étend au-delà dans notre corps médial, c’est-à-dire
dans notre milieu, innervé et animé par nos systèmes techniques et
symboliques. C’est le complément toujours plus nécessaire de notre corps
animal. Dans cette complémentarité, qui est la médiance produite par la
trajection, il y a à la fois cosmisation de notre corps animal par la technique
et somatisation de notre milieu par le symbole. Par exemple, par le
truchement d’un robot (la technique), nous pouvons aujourd’hui tendre la
main jusqu’à saisir un morceau d’une comète orbitant à plusieurs millions
de kilomètres, et le rapporter sur Terre pour l’examiner de plus près.
Inversement, par le symbole, toute cette opération est physiologiquement
présente et active dans nos connexions neuronales. La trajectivité de
l’écoumène, c’est cette cosmosomatisation incessante de notre existence,
qui est notre vie même. Or, le dualisme du POMC a forclos cette réalité,
donnant ainsi naissance à ce que j’appelle le TOM, le topos ontologique
moderne. Ses racines sont anciennes, parce qu’elles remontent à la
définition aristotélicienne du lieu (topos) comme un contenant immobile
limitant exactement le contour des choses. Pas question donc que l’être ek-
siste au-delà de cette limite, ce qui est au contraire le principe même de la
trajectivité. Lointain descendant de cette conception du lieu, le TOM, par le
dualisme, a donc forclos son corps médial. Il s’en est abstrait, autrement dit
coupé (l’acronyme « TOM » a l’avantage d’évoquer cette coupure : c’est du
grec temnein, « couper », que dérivent tome, atome, lobotomie, etc.) ; et
c’est de cela même, la forclusion de son corps médial, que résulte son
manque-à-être inextinguible, qui fait de lui, par compensation, un
consommateur insatiable.

D. D. – Accompagnant l’uniformité des territoires, une seconde forme


d’oppression spatiale émerge dans les pays occidentaux. Elle s’est fait
ressentir en France pendant la rapide désindustrialisation du pays, la
métropolisation des régions, et puis, plus récemment, la crise des Gilets
jaunes : la concentration des richesses et des opportunités dans les grands
centres urbains. Concentrer les populations dans de petits espaces ne
participe-t-il pas, de façon contre-instinctive, à éroder des liens de qualité
que nous entretenons entre nous, et par extension que nous entretenons avec
le vivant ? Autrement dit : est-ce que concentrations et relations sont
synonymes ?

A. B. – C’est quelque chose que les sociologues ont très bien étudié.
Rapprocher les gens physiquement n’engendre nullement des liens plus
vivants. Ce qui crée de la relation, c’est la concrétude générale, la
concrescence, le croître-ensemble des gens et des choses dans l’existence
concrète. L’abstraction dualiste, la déterrestration moderne sont à l’opposé.
L’habitat n’est qu’une modalité parmi d’autres de cette concrescence : la
physionomie des lieux, les points d’horizons qui se dressent par-delà le
quartier habité, les espaces de rencontres bien sûr, les tissus de commerces
et de services, les espaces d’agora, au sens grec du terme, où s’échangent
les idées, les innovations, un apprentissage d’hier et un projet futur, tout
cela en fait partie. L’important, c’est plus un projet d’habiter qu’une
production de logements. Or, ce qu’on a fait, dans les années 1960 en
particulier, c’est essentiellement de la production industrielle de logements.
Du quantitatif plutôt que du qualitatif, du mètre carré universel plutôt que
des lieux d’habitation qualitativement situés. C’est le paradigme du « grand
ensemble », reproduisant à l’envi les mêmes parallélépipèdes où que ce soit,
sans rapport avec le milieu, à Sarcelles dans l’agglomération parisienne tout
comme à Takashimadaira dans l’agglomération de Tokyo. On en a bientôt
vu les conséquences psychosociales : problèmes en tous genres, du
caillassage des bus ou des pompiers jusqu’au terrorisme et à l’émeute. Ces
non-lieux, comme les a qualifiés l’anthropologue Marc Augé, ces simples
emplacements négateurs de médiance, inappropriables, sont
fondamentalement inhabitables, et cela parce qu’un être humain est non pas
un TOM quantitativement casable n’importe où, mais un être qui a besoin
d’exister qualitativement dans un certain milieu. L’espace universel du
mouvement moderne en architecture a été la parfaite illustration de cette
abstraction quantitativiste ; et l’espace déqualifié qu’il a engendré est
devenu l’espace foutoir, le junkspace comme l’a si bien nommé
Rem Koolhaas : n’importe quoi n’importe où. Finie la composition urbaine,
où les constructions tenaient compte les unes des autres comme d’un certain
ensemble urbain, parce qu’une certaine médiance animait cet ensemble. Le
TOM n’a que faire de ces liens qui font un ensemble habité. Il les a forclos,
en proclamant, avec Descartes, qu’il n’a besoin d’aucun lieu pour être.
D. D. – Dans un livre phare, Mesure et démesure des villes, le philosophe
et urbaniste Thierry Paquot plaide pour un rééquilibrage des territoires,
entre métropoles et petites villes, entre urbanité et ruralité. Deux chantiers
peuvent naître de cette conviction : remettre vie et initiatives dans des
territoires aujourd’hui en déclin. Ce type de territoire est maintenant présent
dans l’intégralité des pays industriels, dont la France et le Japon. Mais
également repenser la vie dans les grandes villes pour permettre une
meilleure qualité de vie. Cela rejoint notamment les travaux d’Henri
Lefebvre et son fameux droit à la ville : permettre à chacun de s’approprier
les espaces, d’en faire une œuvre collective, et de participer aux prises de
décisions publiques. Les territoires semblent ainsi au carrefour des
nouvelles démocraties…

A. B. – D’un point de vue mésologique, la démocratie ne concerne pas


seulement des personnes, elle concerne aussi les milieux nécessaires à la vie
de ces personnes. Dans un système où règne le quantitatif au détriment du
qualitatif, toute l’organisation territoriale devient un simple jeu de vases
communicants. Les populations se concentrent là où il y a du profit, elles
quittent les endroits où la quantité n’est pas motrice. Cela a entraîné une
désertification des espaces périphériques, phénomène qui s’accroît au fil du
temps. Il ne faudrait pas croire que ce réensauvagement, ce retour à la
nature serait écologiquement bénéfique. En fait, et surtout dans les régions
montagneuses, l’abandon des terroirs autrefois entretenus les fragilise :
l’embroussaillement favorise les incendies, l’abandon des terrasses
provoque des glissements de terrain, etc. La biodiversité n’en profite pas
nécessairement ; elle est moindre dans un peuplement forestier uniforme
que dans une campagne traditionnelle, où alternent les champs, les prairies,
les haies et les bois. La pire formule écologiquement, c’est celle à laquelle
aboutit le modèle agro-industriel moderne : d’un côté, les vastes espaces
nus nés du remembrement exigé par la mécanique ; de l’autre, le boisement
uniforme en résineux. Sans parler de la qualité des paysages. L’abandon des
terroirs de moyenne montagne, remplacés par la monoculture du résineux
(qui rapporte plus vite), a tué le paysage : il n’y a littéralement plus rien à
voir. Bref, si l’espace foutoir est moins sensible à la campagne qu’en ville et
dans les périphéries urbaines, puisqu’on y construit moins, c’est la même
ruine du lien au lieu et au milieu qui se manifeste. Et c’est même pire à
certains égards, car du point de vue mésologique, il n’y a rien de pire que la
désertification : par définition, c’est la fin des milieux humains, l’extinction
de la médiance, et l’abolition du lien social comme de la démocratie,
puisqu’il n’y a plus personne.
Dans cette perversion de la territorialité, le TOM est à l’aise. Je vois dans
les Landes les acheteurs de résidences secondaires préférer les maisons
isolées dans les pins à celles qui se vident dans les villages, parce que ce
qu’ils veulent, c’est d’abord de la nature, surtout pas des voisins. C’est un
cercle vicieux. Habiter au fond des bois, c’est s’imposer deux voitures par
ménage. Cette motorisation entraîne qu’on va préférer l’hypermarché à des
dizaines de kilomètres, aux petits commerces du village voisin, qui
disparaissent donc les uns après les autres. Alors, tout le monde se met à la
voiture, les locaux comme les vacanciers, et vive le réchauffement
climatique ! C’est ce que j’ai appelé l’habitat insoutenable. Insoutenable à
plusieurs titres : parce qu’il est contraire non seulement à l’homéostasie
climatique de la planète, mais aussi au lien social, et en plus absurde : c’est
par amour de « la nature » (en tant que paysage) qu’on fuit la ville et même
le village, et c’est cela même qui détruit la nature (en tant qu’écosystème) !

D. D. – Au-delà des résidences secondaires, il y a aussi un autre


phénomène qui se répand : vouloir quitter la ville pour vivre ailleurs.
Néanmoins, il arrive que la trajectoire de développement de l’Occident
empêche le mouvement. Des chaînes invisibles relient les individus aux
grandes villes, même lorsque ces derniers projettent une vie ailleurs. Ces
chaînes, c’est la concentration des opportunités, des emplois, des services et
des récits dans les grandes villes. N’y a-t-il pas un enjeu, propre aux
mondes contemporains, de permettre à chacun de vivre dans un territoire
aimé et choisi ?

A. B. – C’est un problème qui ne date pas d’hier, même si chaque époque


a été traversée par des perspectives différentes. Sous le gouvernement de
Vichy, par exemple, les politiques publiques encensaient le retour à la terre
qui, « elle, ne ment pas » (discours du maréchal Pétain, 25 juin 1940). Dans
la foulée, on remplaçait sur les pièces de monnaie la devise républicaine
« liberté, égalité, fraternité » par la devise réactionnaire « travail, famille,
patrie ». C’est dans un tout autre contexte que s’est répandue, après Mai 68,
l’idéologie néoruraliste. Pas mal de jeunes sont alors allés s’installer dans le
Larzac et ailleurs, mais beaucoup ont dû déchanter devant les réalités de la
vie rurale. Enfin, depuis quelque temps, il y a de nouveau un mouvement
ruraliste qui se développe dans de nombreux pays et qui n’en est sans doute
qu’à ses débuts : des personnes qui avaient des métiers spécifiquement
urbains quittent la ville pour s’établir à la campagne tout en renouant avec
des métiers qui caractérisaient auparavant la vie rurale. Ce qui est
particulièrement stimulant dans ce dernier mouvement, c’est qu’il coïncide
avec un changement des connotations du mot « paysan ». Pendant
longtemps, ce terme a été dépréciatif. Il s’élargit maintenant, au point d’être
fortement revendiqué, pour définir quelqu’un qui prend soin de la terre,
mais aussi plus généralement quelqu’un qui contribue, d’une manière ou
d’une autre, à faire vivre le territoire. Ces néoruraux témoignent ainsi d’un
changement de mentalité qui se ressent également dans les sciences
humaines et sociales. Des publications valorisant la vie à la campagne, en
France comme au Japon, abondent et renouvellent ainsi le débat public. Ces
mouvements ne sont pas directement politiques à mon sens, comme pouvait
l’être Mai 68, mais ils le restent fondamentalement. Peut-être même
renouvellent-ils les manières de militer. Ces gens-là, davantage que de
manifester, construisent des espaces, construisent du lien par-delà l’humain,
établissent des coopérations, innovent dans l’habitat. Ils rejoignent ainsi au
plus près ce qui fait l’engagement dans la cité, au sens grec du terme. La
désertification des espaces n’a pas pris fin pour autant, elle est même
d’ailleurs toujours la dynamique majoritaire à l’échelle de la planète, mais
ces néoruraux sont sûrement en train de construire les premières pierres
d’une autre société, une société qui aura pour matrice nos liens avec une
terre/avec la Terre. Par extension, ils sont en train de construire un nouveau
paradigme, qui s’appuie sur les avancées de la modernité, tout en la
dépassant dans la mesure où ils s’affranchissent du dualisme entre nature et
culture qui la caractérise. Ils prennent peut-être le meilleur des deux
mondes, pour en inventer un nouveau qui ne demande qu’à advenir.
L’enjeu, pour les gouvernements, est maintenant de retranscrire ces
nouvelles aspirations dans les institutions en reconnaissant le droit à la vie
de chaque être vivant, en légiférant sur le lien. C’est ainsi que ces
mouvements pourront aussi concerner tout un chacun. Certains pays ont
déjà commencé à expérimenter dans ce sens. La Nouvelle-Zélande a donné
des droits à un fleuve. En Amérique du Sud, la Pachamama a obtenu une
personnalité juridique et donc une existence politique en tant que telle dans
la constitution équatorienne. Je place beaucoup d’espoir dans ces nouvelles
formes de gouvernance, car par ces projets, la question politique se pose
enfin dans une démarche liée au milieu.

D. D. – Une bataille politique semble toujours précédée par une bataille


culturelle. Une image que vous utilisez dans vos travaux me semble
féconde pour réfléchir à la transition des territoires : la cabane tressée du
poète Tao Yuanming. Située dans la nature chinoise, elle se définit comme
un espace de négociation et de dialogue entre un soi intérieur et le monde
qui s’étend au-delà. La cabane reflète l’étroitesse d’esprit des humains, la
nature autour l’immensité d’une vérité qui reste à acquérir. Elle est
également une invitation à cultiver des liens d’équilibre avec le milieu qui
les entoure. Cette image fait aussi référence aux mythes fondateurs des
sociétés, et aux imaginaires qui nous permettent de nous mettre en
mouvement. La bataille des territoires, du milieu, est-elle aussi une bataille
des symboles et des récits ?

A. B. – Forcément. Tout ce qui se passe autour de nous donne lieu à des


discours et à des récits. Pour en revenir au poète Tao Yuanming (365-427),
il a laissé dans l’histoire des images et des formules très fortes qui, à partir
de la Chine, ont influencé l’évolution de l’habitat humain à l’échelle de la
planète entière, comme je l’ai montré dans Histoire de l’habitat idéal
(2010). Son œuvre se situe au moment où la notion de paysage prend corps
en Chine du Sud. Et l’art du paysage chinois s’inspirera a beaucoup des
travaux du poète, notamment de sa cabane tressée idéalisant le retour à la
terre, le retour à la nature. Ce n’est bien sûr qu’une image, celle de l’ermite
qui, rejetant les poussières mondaines, s’isole en pleine nature, mais cette
image a lancé la mode de l’érémitisme mandarinal dans tout l’Empire
chinois. S’agissant de la classe dirigeante, l’ermitage n’est là qu’une
métaphore. En réalité, ces soi-disant ermitages sont plutôt de somptueuses
résidences secondaires, mais c’est l’image qui compte. Elle sera reproduite
plus tard en pleine ville dans les fabriques des jardins paysagers, en
particulier ceux de l’empereur. Cette esthétique se diffusera dans les pays
voisins de la Chine, en particulier au Japon, où elle donnera naissance au
style sukiya (pseudo-érémitique) de la cabane à thé et, au-delà, influencera
l’architecture de la maison japonaise traditionnelle. Cette idéalisation de la
e
fuite dans la nature orientale rencontrera au XVIII siècle la pensée
occidentale lorsque les jésuites, travaillant comme hydrauliciens ou peintres
aux nouveaux jardins de l’empereur chinois, diffuseront ces images et ces
formules en Occident, faisant ainsi naître la mode des jardins anglo-chinois.
C’est en particulier le père Attiret, peintre officiel à la cour de Chine, qui
propagera l’image de la « maison délicieuse » par une lettre publiée en
France en 1743. Il s’agissait en fait d’une fabrique de jardin, un pseudo-
ermitage, en somme l’équivalent du Petit Trianon, mais qui fut prise pour
une vraie maison, suscitant un engouement qui influença nombre de folies
(maisons de plaisance) aux environs des grandes villes, folies qui, à leur
tour, au siècle suivant, influencèrent l’architecture des banlieues
envahissantes. C’était toujours, lointainement, l’idéal de l’ermitage en
pleine nature, mais désormais démocratisé à l’échelle du pavillon avec
jardinet. Puis ce fut la mode des résidences secondaires au style néo-
vernaculaire, et pour finir, depuis quelques décennies, l’urbain ruraliforme,
diffus sur tout le territoire, au mode de vie proprement insoutenable, qui
détruit non seulement la nature mais aussi la société. Nous devons
impérativement inventer de nouvelles manières de vivre. Au fond, à l’image
de Tao Yuanming, dont le pinceau changea le monde, nous avons besoin de
poètes pour imaginer l’avenir…

D. D. – Dans la création de ces nouveaux récits, un risque existe : celui


d’opposer petites et grandes villes, ruralité et urbanité. Les territoires sont
également le miroir de notre temps, celui où nous construisons davantage
des murs que des ponts. Comment porter ces idées dans le débat
scientifique et public tout en évitant de créer des fossés, déjà importants
entre les territoires ? Comment, au fond, construire une France qui puisse
abriter plusieurs « Frances » ?

A. B. – Je crois que cette question renvoie à la notion d’échelle, qui est


d’une immense portée et qui est profondément géographique. L’échelle, qui
est concrète, ne doit pas être confondue avec la proportion qui, elle, est
abstraite. L’échelle renvoie une chose à un milieu concret ; la proportion,
elle, relève d’une géométrie abstraite. Prenons l’exemple d’une poutre.
Géométriquement, c’est un parallélépipède. On peut indéfiniment doubler
la longueur de cette figure en gardant strictement les mêmes proportions.
Concrètement, en revanche, si on double la longueur d’une poutre, on doit
plus que doubler son épaisseur, sinon elle casse, pour des raisons de
résistance des matériaux. Changer l’échelle change donc les proportions.
Philippe Boudon a fondé sur ce principe une architecturologie qui
s’apparente à la mésologie. L’architecture, en effet, c’est un aspect essentiel
de l’aménagement d’un milieu humain. Elle s’apparente même à une
trajection, comme j’ai essayé de le montrer dans Descendre des étoiles,
monter de la Terre. La trajection de l’architecture. Or, les techniques dont
nous disposons aujourd’hui nous ont largement fait oublier la nécessité de
l’échelle, nous faisant tomber dans la démesure et donc dans
l’insoutenabilité de notre genre de vie. Cet oubli de l’échelle est en même
temps une confusion avec la proportion. Pour illustrer cela, j’aime faire
référence à Alfred Korzybski, qui a laissé dans l’histoire cet adage célèbre :
« la carte n’est pas le territoire ». Cette phrase est puissante, car elle
exprime une évidence tangible : dans le territoire, les ordres de grandeur ne
sont pas ceux de la carte. Une carte Michelin au 1/200 000 signifie qu’un
centimètre sur la carte représente 2 kilomètres dans la vraie vie. Mais pour
que cette échelle prenne sens, il faut un tiers terme. Ce tiers terme, c’est
l’être vivant qui interprète l’un en tant que l’autre, et réciproquement. En
l’occurrence, c’est l’être humain qui donne vie à ce rapport. L’essence de
l’échelle est dans cette mise en rapport ternaire. Korzybski, lui, raisonne
seulement en termes de proportion, en oubliant ce lien fondamental qu’est
l’échelle, laquelle est non pas binaire (le territoire/la carte) mais ternaire (le
territoire/l’interprète/la carte). Binairement, c’est-à-dire dans l’abstrait, la
carte n’est effectivement pas le territoire ; mais ternairement, c’est-à-dire
concrètement, la carte est bien le territoire, et c’est bien pour ça qu’on s’en
sert dans la vraie vie. La binarité est étrangère au monde vivant, elle relève
de la mécanique. Les machines n’interprètent pas, elles exécutent.
L’exemple type, c’est l’ordinateur, avec son langage binaire. Plus
généralement, notre modernité, avec son dualisme, a été guidée par la
binarité du mécanicisme. Descartes parlait d’animaux machines, niant ainsi
le principe même de la vie : celui d’interpréter le même donné physico-
chimique (la planète) de mille et une manières différentes. La binarité du
dualisme mène nécessairement à détruire la vie sur Terre, car cela revient à
forclore la notion même d’existence en faisant abstraction de l’interprète,
qu’il soit humain ou autre qu’humain. Nous devons, au contraire, cultiver le
principe de l’échelle, qui réintroduit l’existence des divers êtres dans le
débat public. Cela débouche sur une dimension politique très concrète :
partir des réalités des gens qui vivent sur place pour penser l’évolution des
territoires. C’est en tenant compte de l’existence concrète des habitants, à
leur échelle, que l’architecte ou l’aménageur peut penser les problèmes
vécus et les espoirs projetés des premiers concernés. Respecter l’échelle, au
fond, c’est respecter les gens, et en même temps, c’est respecter la vie sur
Terre. C’est cela que nous devons réapprendre, par-delà le mécanicisme.

D. D. – Réapprendre à habiter la Terre, comme vous nous y invitez,


demande aussi de travailler les formes de l’habitat. Ces dernières
conditionnent souvent une manière de prendre soin de l’autre ainsi que des
espaces dans lesquels nous vivons. La poétique des lieux que nous
retrouvons dans vos travaux fait directement penser à la maison onirique de
Bachelard, qui la caractérisait comme « notre coin du monde […] notre
premier univers et un véritable cosmos ». Retrouver notre lien au vivant et
aux territoires inviterait donc à diversifier nos manières de faire habitat, à
reconquérir les paysages en somme… Comment imaginez-vous le village
ou la ville du futur ?

A. B. – Un habitat idéal, ce serait un habitat durable écologiquement et


satisfaisant humainement. Ce serait donc un habitat situé, c’est-à-dire
adapté au milieu qui l’accueille et qu’il contribue à créer. Cela demande
également de renouer avec le vernaculaire, ce que l’espace universel et le
fonctionnalisme mécaniste du mouvement moderne en architecture ont
complètement négligé. La maison de Le Corbusier est l’exact contraire de
la maison de Bachelard. Le Corbusier rêvait à des « machines à habiter »,
mais les machines n’ont jamais eu la capacité de rêver ! Penser l’habitat à
partir de sa situation nous permet de sortir également de la dictature du prêt-
à-penser, des automatismes doctrinaires. Aucune règle n’est écrite à
l’avance, si ce n’est que les villes et les villages composent et s’équilibrent
avec ce qu’il y a autour. C’est toujours du cas par cas, du lieu par lieu ! Le
contraire de la mécanique. Comprendre alors la spécificité propre à chaque
lieu, à chaque milieu, devient la première condition pour penser une
manière pertinente d’habiter la Terre. Cultiver le singulier, c’est prendre
soin de l’universel. C’est bien ce qu’a signifié, en architecture,
l’ébranlement du fonctionnalisme de la charte d’Athènes par le livre
fameux de Bernard Rudofsky, Architecture with-out Architects (1964). On
s’est rendu compte que l’essence de l’habitat humain, c’était autre chose
que de la mécanique ; autrement dit, que le vernaculaire (le singulier),
c’était l’habitabilité même (l’universel).
D. D. – Ces nouvelles manières de faire habitat sont déjà à l’œuvre.
Lorsque nous sillonnons les territoires français, urbains comme ruraux, des
petites lumières permettent d’entrevoir des possibles. Partout, de nouveaux
possibles émergent : de nouvelles manières d’être en lien, des petits
commerçants qui résistent malgré tout, des entreprises qui s’ancrent de
nouveau, des jardins au sens propre comme métaphorique du terme. Si ces
initiatives font des territoires des espaces de quête et y renouvellent les
possibles, elles ont tout de même du mal à se relier, à dessiner un projet de
société. À quel horizon, selon vous, font référence cette pluralité
d’initiatives ? Peuvent-elles se suffire à elles-mêmes pour penser un projet
de société inclusif ?

A. B. – Oui, je crois beaucoup aux initiatives dans les territoires, car elles
répondent à un nouvel universel : celui de reconnecter l’économie et les
sociabilités aux lieux, et plus particulièrement à la singularité de chaque
lieu. La question qui se pose néanmoins, c’est de savoir comment ces
initiatives locales peuvent dessiner un projet national commun. Et là encore,
c’est la notion d’échelle qui intervient. Les circuits courts, par exemple,
s’expriment sur de petits territoires avec un idéal qui rejoint la durabilité en
général. Par leur situation à l’échelle du lieu, ils ont également la capacité
de protéger les équilibres à l’échelle planétaire. Je dirais même que les
circuits courts n’ont de sens que par l’horizon planétaire qu’ils savent
montrer du doigt. Ce sont exactement ces types de projets que les sociétés
doivent maintenant chercher, des projets qui, par leur aspect situé, savent
également prendre soin du grand, des projets qui, d’une échelle à l’autre,
réconcilient les possibles.

D. D. – Travailler ce lien entre les échelles invite également à


questionner la condition humaine, et notamment le sentiment de liberté, un
questionnement qui a marqué mon propre doctorat. Dans les jardins
familiaux d’Alès, des personnes pauvres, oubliées de l’économie-monde,
jardinent. Par les potagers, elles arrondissent les fins de mois autant qu’elles
réussissent à s’émanciper et à se réapproprier leur ville. L’un dans l’autre,
les jardins préfigurent un projet de développement alternatif pour la ville et
les montagnes qui l’entourent, les Cévennes. Cette émancipation est
caractérisée par un nouveau sentiment de liberté, mot très utilisé dans la
bouche des jardiniers. La liberté de travailler pour soi, en opposition avec
les conditions de travail à l’usine qu’ont connues beaucoup d’entre eux, la
liberté d’être dans un espace ouvert, en opposition avec les quartiers HLM
dans lesquels la plupart des jardiniers habitent, la liberté de créer des liens
avec les autres, humains comme non-humains, qui caractérise au quotidien
les jardins. Je me suis interrogé sur cette notion de liberté en essayant de
comprendre à quel imaginaire elle faisait référence. Il me semble que c’est
une liberté qui renvoie à une définition différente de celle des premiers
penseurs des droits humains, Dewey ou Tocqueville au premier chef. Car
leur liberté est une abstraction, relativement désancrée d’un territoire, là où,
dans un jardin, tout est ancrage. C’est une liberté qui a également peu de
similitudes avec le néolibéralisme, car celui-ci n’a pour limite que sa propre
capacité à créer des valeurs de marché ; il s’affranchit des conditions
environnementales du milieu. Or, dans les jardins, tout est limite, tout est
injonction, à commencer par les barrières qui entourent la parcelle de
chaque jardinier. Et puis, le sol dicte une danse, le climat une autre, le
regard des autres jardiniers enfin caractérise les ajustements de chacun. Au
fond, j’ai l’impression que la liberté à laquelle les jardiniers font référence
est fondamentalement relationnelle. Pensez-vous que ces nouveaux liens
aux territoires et par extension aux êtres vivants, humains comme non-
humains, redéfinissent la notion même de liberté ?

A. B. – Cet exemple des jardiniers témoigne de la complexité qu’il s’agit


maintenant de saisir pour opérer les métamorphoses nécessaires aux
sociétés contemporaines. La liberté au sens des Lumières, qui est un
principe universel, et la liberté revendiquée par un ouvrier dans son jardin,
qui est effectivement une liberté relationnelle, sont très différentes. Et
pourtant, toutes deux n’ont de sens que dans les rapports réciproques
qu’elles entretiennent. La première est un principe fondateur, la seconde est
une manière située de le vivre au quotidien. Ainsi, la liberté située des
jardiniers prend sens parce qu’elle répond à un idéal commun.
Réciproquement, la liberté des Lumières, qui est une abstraction, se
concrétise dans le soin de soi et des autres à l’échelle de l’espace vécu.
L’une et l’autre ne peuvent prendre corps que dans le dialogue de l’une avec
l’autre, entre le petit et le grand, le commun et le divers, l’universel et le
singulier. C’est lorsque nous saurons travailler les deux ensemble, dans une
seule et même chorégraphie, que nous pourrons construire des sociétés
réellement soutenables.
CHAPITRE V

Vieillir et transmettre

Damien DEVILLE. – L’un de vos derniers livres, Là, sur les bords de
l’Yvette. Dialogues méso-logiques, met en scène un vieux monsieur, le
r
D No, qui enseigne les fondamentaux de la mésologie à sa petite-fille
Mélissa. Ce livre évoque une figure, celle du vieillard qui partage son
savoir durement accumulé. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec
votre propre vie. Qu’incarne pour vous la figure du vieillard ?

Augustin BERQUE. – C’est une figure complexe, aux côtés positifs et aux
côtés négatifs, mais qui reste inspirante. Les vieillards ont tendance à être
plus sages, car ils ont fait l’expérience des choses. Ils ont toutefois moins de
capacités. Cela rejoint le proverbe : « si jeunesse savait, si vieillesse
pouvait ». Les jeunes peuvent faire plein de choses, mais il leur reste à
acquérir le savoir, tandis que, pour les personnes âgées, c’est l’inverse. Au
fond, c’est un encouragement au dialogue des générations signifiant que
tous les humains sont complémentaires. Personnellement, j’arrive à l’âge où
penser la vieillesse amène à se penser soi-même. Et effectivement, à
quelques mois de devenir octogénaire, je crois savoir davantage de choses
qu’autrefois, et être capable de peser avec plus de pondération l’information
que je reçois. Mais j’éprouve également la déchéance physique. Dès lors,
transmettre devient une tâche importante à cette étape de la vie. Le livre Là,
sur les bords de l’Yvette a été justement un exercice de ce genre. Un éditeur
m’avait demandé de faire un petit livre pour la jeunesse, rendant les
principes de la mésologie accessibles aux élèves de collège. Dans le
processus d’écriture, l’idée m’est venue d’incarner cela à travers un
dialogue avec ma petite-fille, qui avait à l’époque 15 ans et habitait non loin
de chez moi, dans la même vallée de l’Yvette, en aval de Chevreuse. Et
pour que ce livre incarne également la nécessité de recouvrer nos liens avec
une terre/avec la Terre, comme y vise la mésologie, j’ai souhaité que ce
dialogue prenne la forme d’une promenade sur les bords de l’Yvette.
Comme ma petite-fille a relu le texte et m’a fait corriger ce qui ne lui
convenait pas, ce livre a donc bien été un exercice de transmission d’une
génération à l’autre.

D. D. – Cette nécessité de faire lien entre les générations me fait penser


aux travaux de Laure Adler qui formule, dans La Voyageuse de nuit, une
puissante critique de la manière dont sont traitées les populations âgées en
Occident, mises dans des maisons de retraite, en recul de la vie de la cité.
Nous cachons, selon elle, la vieillesse, limitons la transmission, et par
extension, refusons le fait d’être malgré tout mortels. Peut-être que la
situation des personnes âgées, en France, témoigne plus généralement d’une
époque où des murs se dressent bien davantage que des ponts, où les
différents bords politiques perdent souvent la quête de l’altérité et l’envie de
la différence. Nous ne faisons plus tellement lien entre générations, entre
expériences de vie, entre corps sociaux. La crise sanitaire qu’a connue
l’humanité semble avoir accentué ces processus de désociabilisation.
Comment faire en sorte que les générations actuelles, comme celles à venir,
retrouvent ce goût de l’autre qui a tellement marqué votre vie ?

A. B. – La manière de traiter les personnes âgées est un problème


sociologique : dans une société très urbanisée, les conditions de vie et de
travail rendent difficile voire impossible que plusieurs générations vivent
sous le même toit. Tout ou presque l’empêche : les prix de l’immobilier
dans de nombreuses villes, le rythme et l’abnégation demandés par le
travail, et plus généralement la technicisation des choses, la
surspécialisation de la société, donc par extension la ségrégation. Et puis, il
y a également les limites physiques propres aux personnes âgées, qui font
que beaucoup d’entre elles ont besoin d’une aide médicale permanente, que
ne peuvent pas assurer les familles. Cependant, le problème n’est peut-être
pas tellement dans la professionnalisation d’un corps médical pour le
troisième âge, mais plutôt dans la mise en lien de ce secteur d’activité avec
le reste de la société. Des initiatives existent dans ce sens. Par exemple,
certaines maisons de retraite proposent à des écoles des activités où se
rencontrent les personnes âgées et les enfants, afin de permettre le lien et la
transmission. Nous pouvons regretter que cela reste minoritaire, mais je
crois pourtant que c’est dans ce sens-là qu’il faudrait construire la société
de demain. Au-delà du lien intergénérationnel, le goût de l’autre est une
question de contact au sens culturel du terme. Cela demande de fréquenter
des gens qui ne sont pas comme nous, et d’essayer de comprendre leurs
propres manières de vivre. Cela nécessite également un changement de
paradigme, en refusant d’imposer un modèle culturel, prétendument
universel. Accepter l’altérité, c’est nier l’impérialisme et tout ce qui peut
produire des impérialismes, à commencer par notre modèle économique, le
capitalisme et son universalisme de marché. La question de l’altérité est
foncièrement politique.

D. D. – Tout au long de ce livre, nous avons cheminé sur les sentiers que
défriche la mésologie : source d’espoir face aux crises contemporaines, elle
déploie des clés de lecture incluant humains et non-humains, techniques et
symboles, sciences et sensibilités. Au-delà des approches scientifiques dont
elle est la gardienne, comment la mésologie peut-elle se déployer en
société, que ce soit dans l’éducation, dans les combats militants ou plus
généralement dans différents corps de métier ?

A. B. – La mésologie propose un paradigme, une perspective trop


générale pour constituer un recueil de recettes (il en faudrait une
encyclopédie !), mais les recettes existent déjà, et la méso-logie nous offre
les moyens conceptuels de les relier concrètement aux réalités qui nous
entourent. Notre système de pensée actuel est dominé par l’abstraction, par
la déterrestration, et il nous conduit donc, ipso facto, vers un mode de vie
insoutenable. Cette abstraction préalable a été surtout le fait des élites
savantes : les philosophes, les mathématiciens, les intellectuels des
Lumières. Les gens ordinaires ne vivent pas de manière si abstraite ; ils
vivent concrètement les choses, ils ont souvent un contact matériel avec
leurs activités, des relations quotidiennes avec leurs voisins et un rapport
direct à la nature. Et ce sont justement ces manières de vivre que notre
paradigme a eu tendance à ostraciser. Ces modes de vie ont été méprisés,
non reconnus pour leurs qualités propres. L’exemple le plus marquant est
sûrement l’évolution du métier de paysan, le métier dominant depuis des
millénaires, mais qui aujourd’hui ne concerne que 1,5 % de la population
active française. Les paysans savaient presque tout faire : construire leur
maison, réparer leur tracteur, élever des animaux… C’était par excellence
un métier qui contribuait à cultiver le lien, à vivre de manière concrète son
milieu. Ce qui a été perdu doit être maintenant réparé. Ce constat ouvre un
nouveau chemin éducatif, déjà reconnu par les pédagogues : éduquer
réellement les enfants, c’est leur faire sentir concrètement les choses au lieu
de les gaver de concepts abstraits, qu’ils pourraient réciter comme des
perroquets en croyant que c’est ça, la réalité. L’idée d’un enseignement
mésologique, ce n’est pas faire en sorte que les arts de faire remplacent les
disciplines existantes, mais c’est œuvrer pour qu’ils complètent
nécessairement ces approches abstraites par une manière de retrouver
réellement les milieux de vie, en enseignant les corps, les sensations, l’art
ou encore l’artisanat… Autrement dit, l’éducation doit concrétiser nos
manières de vivre et de se projeter dans l’avenir.
Sur d’autres plans que l’éducation, il y a bien sûr les courants associés à
l’écologie et au convivialisme, qui proposent les moyens concrets de mettre
en œuvre les perspectives plus générales de la mésologie. Ces deux
mouvements ont en commun de reconnaître l’altérité. C’est là au fond
l’idéal de la démocratie, qui revient fondamentalement à penser le vivre-
ensemble dans la différence. Enfin, au terme du processus, ces nouvelles
manières de vivre la démocratie peuvent nous permettre de construire de
nouveaux systèmes de gouvernance, plus territorialisés, susceptibles de
nous permettre de recouvrer nos liens avec une terre/avec la Terre, à toutes
les échelles du terme, celles qui nous lient à la grande Terre comme celles
qui nous lient à une petite terre, un terroir vécu au quotidien, comme ces
petits « pays » qui subsistent dans notre toponymie, quatorze par exemple
pour le seul département des Landes : Born, Marensin, Grande-Lande (ou
Haute-Lande), etc.

D. D. – Nous arrivons à la fin de ces entretiens. Au fil de nos discussions,


je me suis rendu compte à quel point vous étiez un passeur. Un passeur de
culture : votre goût de l’altérité ne vous a jamais quitté, malgré les
injonctions de la société ; un passeur de langues : vous parlez vous-même
plusieurs langues que vous pratiquez au quotidien ; un passeur de
territoires : votre œuvre entière forme un arc entre l’Orient et l’Occident ;
un passeur de concepts, enfin, lorsque la mésologie offre un nouveau
vocabulaire pour penser le monde et agir en son sein. S’agit-il finalement
d’un statut à valoriser, d’une valeur normative à défendre auprès des autres,
pour que bien d’autres personnes deviennent à leur tour des ambassadrices
de la relation ?

A. B. – Pour répondre à cette question, je crois que revenir à mon


expérience personnelle peut être instructif. J’ai ressenti très vite, alors que
j’étais déjà étudiant, un inconfort à entrer dans des cases disciplinaires. Cela
m’a amené à essayer de contourner la surspécialisation des enseignements.
Autant je comprends la nécessité de bien posséder un certain domaine,
autant j’étais attiré par la nécessité de trouver des liens entre les disciplines,
par exemple entre la géographie et la sinologie que j’apprenais en même
temps. Cela n’est pas sans rapport avec le vieil adage rabelaisien : « science
sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Être très savant dans un
domaine n’équivaut pas à être intelligent dans son rapport aux autres. Plutôt
que de cultiver des spécialités, j’ai préféré cultiver des principes, comme
celui du passage, qui est même au cœur de ma problématique sous le nom
de trajection. Et c’est vrai que toute ma vie, j’ai dû m’ouvrir à d’autres
façons de voir que les miennes, en grandissant dans un pays étranger
d’abord, puis en vivant dans des pays étrangers tout au long de ma carrière
professionnelle. Et ce que j’ai appris revient au vieux proverbe : « à Rome,
fais comme les Romains ». Où que nous allions, nous devons, pour
commencer, respecter les mœurs qui ne sont pas les nôtres. Il ne s’agit pas
de les singer, il s’agit de les comprendre. Au Japon, il faut essayer de
comprendre les Japonais, et pour commencer, il faut apprendre leur langue.
Cela vaut pour tous les pays, tous les peuples, et pour tous les individus, y
compris les autres qu’humains (c’est ce dont témoignent les progrès
extraordinaires de l’éthologie). Voilà ce que l’universalisme impérial de la
modernité a négligé, et voilà ce que, au-delà de la modernité, nous devrions
apprendre à concevoir et pratiquer : respecter l’altérité, parce que c’est le
principe universel du vivre-ensemble.
BIBLIOGRAPHIE

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POSTFACE
L’ONTOLOGIE LES PIEDS SUR TERRE
VINCIANE DESPRET

S’il devait être… ? (Puisqu’il s’agit d’une ontologie les pieds sur terre,
allons au plus concret, cherchons dans les milieux, les choses, les êtres qui
nous entourent)

Si Augustin Berque devait être un instrument de musique ?

Je crois que l’accordéon s’impose. Parce que nous avons tous connu, un
jour ou l’autre, les effets mélodiques d’un accordéon qui s’est immiscé dans
une rame de métro, une rue en soirée, une place publique, et que nous y
avons goûté sa puissance à transformer son ambiance, à lui donner une
tonalité inattendue. Et, tout autant, parce qu’il émane d’Augustin Berque,
quand on l’écoute, une sorte de joie tranquille qui accompagne le rythme de
sa respiration, une présence tranquillement joyeuse – ne dit-il pas, avec
humour, pour se présenter et parler de son âge : « Vous avez devant vous la
1
joyeuse longévité » ?
Ensuite, parce que lui-même, à propos des proverbes de l’Asie, en
propose la métaphore : « En Chine, les proverbes sont des “paroles en
devenir”. Ce sont des histoires qui s’étirent et se condensent à la manière
2
d’un accordéon . » Il raconte alors l’histoire du vieux de la frontière, dont le
cheval s’était enfui. Les proverbes ne sont pas de simples récits, dit-il alors,
« à qui sait les écouter ». Toute une société s’y évoque, et avec elle, son
espace, son héritage, les mots qu’elle utilise pour se penser. Il ajoute : les
proverbes asiatiques déploient des paysages, des manières d’être, des modes
de vie. Et Berque de prolonger le proverbe, lui-même devenant accordéon-
interprète, le voilà à connecter les signes qui dessinent la singularité d’un
monde à la multitude des liens qui le composent. Le paysage se peuple, et
chacun des êtres qui l’habitent s’inscrit dans une histoire-milieu en
mouvement, qui s’étire et se replie, et qui touche à l’histoire des chevaux, à
celle de leurs ancêtres et des humains qui les ont adoptés, à celle des
steppes où on les a vus galoper, puis à celle de leurs cousins des grottes de
Lascaux, et enfin à sa propre histoire, l’histoire d’une frontière chinoise
fermée qui le décidera à se rendre au Japon. Les proverbes, avec Berque,
sont géographiques, ils dessinent des milieux. Et l’accordéon suit les
mouvements qu’il imprime à ses descriptions : elles forment des plis, des
plis qui connectent sur des modes improbables et contingents, qui
rapprochent les très éloignés – les chevaux de Przewalski, la sinueuse
histoire de l’humanité, leurs lointains cousins de Lascaux – et parfois
s’étirent au loin, pour d’autres connexions.

Et s’il était un proverbe, serait-il justement celui-là ?

Il le serait sans conteste – il le dit lui-même, le vieux de la frontière


pourrait être son cousin –, mais je lui en proposerais un autre, qui
m’accompagne depuis des années, et qui me revient à chaque fois que
j’essaie de penser la question de l’héritage. Je lui proposerais d’autant plus
ce proverbe qu’il lui fera faire un retour au pays de son enfance, peut-être
au pied de l’Atlas ou encore en Égypte. Ce proverbe, c’est la parabole, ou la
fable, du douzième chameau. Il raconte qu’un vieux Bédouin, sentant sa fin
prochaine, appela à lui ses trois fils, pour partager avec eux ce qu’il lui
restait de biens. Il avait en tout et pour tout onze chameaux. La coutume, en
ce lieu et à cette époque, voulait que chacun des enfants héritât en fonction
de son rang dans la fratrie. Aussi le vieux partagea-t-il en leur disant : « À
toi mon aîné, je lègue la moitié de mes biens, à toi, le cadet, le quart, et à
toi, mon dernier, reviendra le sixième du troupeau. » À la mort du père, les
fils se trouvèrent bien perplexes. Comment départager les onze chameaux
en 2, en 4 ou en 6 ? La guerre entre les frères semblait inévitable. Sans
solution, ils se rendirent au village voisin, quérir les conseils d’un vieux
sage. Celui-ci réfléchit, puis hocha la tête : « Je ne peux pas résoudre ce
problème. Tout ce que je peux faire pour vous, c’est vous donner mon vieux
chameau. Il est vieux, il est maigre et plus très vaillant, mais il vous aidera à
départager votre héritage. » Les fils ramenèrent le vieux chameau et
partagèrent : le premier reçut alors six chameaux, le second trois et le
dernier deux. Restait le vieux chameau malingre qu’ils purent rendre à son
propriétaire.
Passé la surprise pleine d’humour du piège arithmétique, on comprend ce
que ce proverbe veut nous apprendre. Le douzième chameau n’est pas la
solution du problème, mais il le transforme, et il le fait sur un mode qui
exhibe la possibilité de construire cette solution. Il donne à l’énigme une
forme qui n’était pas prévue dans la formulation initiale : la mobilisation de
cette forme relève d’un acte créateur. Ce proverbe nous rappelle qu’un
héritage se construit, et tout ce qui participe de sa construction offre un
devenir possible de cet héritage ; les fils n’ont pas seulement hérité de onze
chameaux, l’héritage les a créés héritiers d’un problème. Ce proverbe me
revient en mémoire en lisant le long parcours qui a mené Augustin Berque
depuis le pied de l’Atlas jusqu’à l’Égypte, depuis la France jusqu’en Chine
et de là au Japon, parce qu’il est justement allé chercher ailleurs, dans
d’autres langues, dans d’autres ontologies, ce qui lui permettrait de
repenser, ou plutôt même de rejouer et de reconstruire, ce qui constitue
notre encombrant et difficile héritage – ce fameux paradigme POMC, pour
« paradigme occidental moderne classique ». Plus exactement dans son
histoire, le douzième chameau de Berque était au village-pas-vraiment-à-
côté qu’est le Japon. Mais ce douzième chameau a également conduit
Berque dans d’autres mondes, celui des animaux notamment, avec
von Uexküll, et dans bien d’autres contrées encore, au-delà des frontières
disciplinaires – un géographe, un infatigable voyageur. Ou, plus
précisément, un passeur, ce qui veut dire à nouveau : un héritier. À le lire,
d’abord (et également à l’écouter), on ne cesse de retrouver ce geste même :
« Voici ce qui m’a été donné à penser. » L’entendre raconter son histoire,
c’est l’écouter sans cesse rappeler : « Voici avec quel penseur j’ai pu faire la
route », et le terme « faire » doit prendre son sens le plus créateur. Au
demeurant, la métaphore de la route, du chemin, de l’arpentage s’avère ici
tout sauf innocente, puisque Berque hérite également de cette belle
injonction : un géographe, ça pense avec les pieds. Voilà donc cette marque
de fabrique si singulière de son histoire, celle que je ne cesse de retrouver
lorsqu’il évoque tous ceux dont il hérite avec gratitude, ceux dont il affirme
qu’ils lui ont appris à rejouer, avec et contre sa tradition, les problèmes de
sa discipline. De la même manière, comme il le propose, que « l’être se crée
en créant son milieu » (ce qui est la formulation la plus formidablement
antidéterministe que l’on peut offrir à l’habiter, j’y reviendrai), Berque a pu
transformer notre pensée en proposant de transformer le milieu de pensée
dans lequel cette pensée avait une chance de se métamorphoser – devenir
plus intéressante, moins déterministe, plus ouverte aux contingences et aux
possibles, plus attachée aux singularités et, dès lors, surtout plus curieuse.
Mais, au moment où j’écris cela, je me rends compte que ce proverbe
devrait alors être raconté autrement. En fait, aussi intéressant soit-il, il
m’apparaît soudain bien indigent. Si Berque lui-même devait le reprendre,
il demanderait sans aucun doute que l’on décrive, ou plus précisément que
l’on fasse sentir, le milieu dans lequel les chameaux importent – et qui
importe aux chameaux. Il raconterait les pâtures et l’obligation de se
déplacer, les relations au village d’à côté, celui où vivait le vieux sage,
l’histoire des formes d’héritage elles-mêmes, sans doute liées à certains
rapports avec la terre, son climat, ses sols, et avec ceux qui la peuplent, et la
longue histoire des chameaux et des humains avec qui ils voyagent. Il
narrerait alors le proverbe par le milieu, à la fois au sens où c’est le milieu
qui guiderait la narration – un milieu où les bêtes et les gens se sont créés
en le créant – et à la fois au sens deleuzien, en partant des liens qui les ont
entrelacés et par lesquels se sont cosuscités ces modes d’existence si
singuliers.

Et si c’était un lieu, alors, quel est celui qui devrait le définir ?

Si c’était un lieu, il me faudrait probablement chercher celui dont la


description rend possible le fait d’appréhender « les sensations que
procurent un territoire, un paysage, un quartier ou un village ». Peut-être un
jardin japonais ? Mais ma réponse serait trop attendue. Les berges de
l’Yvette, sans doute ? Mais il faudrait alors y convoquer sa petite-fille, afin
que reprenne le dialogue qui donnerait son sens au choix de ce lieu, afin que
ce dialogue puisse en faire un lieu situé, c’est-à-dire habité. Je chercherais
donc un lieu de sensations. Et pourquoi pas alors cette vallée de Sendai,
dont il dévalait quotidiennement à bicyclette un des versants pour rejoindre
l’université, au début des années 1970, et dont la remontée lui apprenait,
parce que le corps endure le relief, ce que peut être une montagne ? « Un
géographe doit sentir les lieux, les espaces dont il parle. Avant d’écrire sur
les territoires, il doit les éprouver. La mésologie procède du même principe.
Question de sens encore une fois : on ne peut abstraire les significations des
3
sensations ni les sensations des directions . » « C’est toujours par notre
corps que les concepts les plus abstraits prennent sens, et à partir de là
4
peuvent se matérialiser dans nos vies et nos milieux . » Voilà donc ce qui
définirait pleinement un lieu habité, un lieu dont le corps s’approprie et lui
devenant approprié – il me faudra y revenir. Mais peut-être choisirais-je en
dernier ressort les falaises du Vercors. Car, avec elles, on retrouvera ce que
j’appellerais, à sa suite, des chaînes interprétatives (ou « trajectives », dans
ses mots), qui ont fait, font et racontent l’histoire longue des lieux. Un lieu
précis où les rudistes et les orbitolines ont créé un milieu qui leur a donné
leur existence – comment, en quelque sorte, ces rudistes et ces orbitolines
ont « fait société » avec ce milieu, et comment cette société s’est
transformée en transformant son milieu, et puis, comment ils ont créé ces
roches sédimentaires qui aujourd’hui nous donnent ces gigantesques
falaises de calcaire que nos histoires interprètent à leur tour.

Et s’il était un objet ?

Sans hésiter, je lui proposerais d’être une cloison, légère, amovible, qui
laisse passer la lumière et, surtout, qui permet d’établir des zones médianes,
5
« qui ne sont ni l’intérieur ni l’extérieur mais les deux à la fois ». La
cloison (du moins dans les demeures japonaises) réactive de ce fait la
possibilité de penser autrement les limites – non plus comme étant soit ce
qui ouvre soit ce qui ferme, le « ou bien ou bien » de la logique
aristotélicienne, mais comme un lieu de passage et de médiation. Une
cloison comme dispositif laissant libre cours à la cosuscitation des choses et
aux mouvements des lieux :la seule chose qu’une cloison ne laisserait pas
passer, c’est l’idée que les substances seraient toujours identiques à elles-
mêmes. Bref, la cloison comme chose rendant possible et perceptible une
« infinie diversité des situations concrètes ».

Et s’il devait être une langue ?

Augustin Berque serait une langue à traduire et qui n’existerait que dans
la traduction. C’est le mouvement même qui importe, qui relie des mondes,
qui offre des prises, qui crée des interprétations. Traduire, c’est bien sûr
faire passer des significations d’un univers référentiel à un autre. Mais si
l’on s’attache aux pratiques des traducteurs plutôt qu’à leurs résultats,
traduire n’est pas créer un dictionnaire de correspondances – cela ne peut se
faire comme cela, les mondes sont souvent trop éloignés, les langages trop
hétérogènes. Traduire, c’est chercher à faire passer des effets, voire à faire
cosusciter des effets. Traduire suppose non seulement de sentir ce que la
langue fait passer, mais cela oblige surtout à explorer les limites de sa
propre langue ou, plus exactement, de conduire sa propre langue à ses
limites. Traduire, proposait l’écrivain japonais traducteur de Rimbaud,
Kobayashi, c’est « comprendre », c’est-à-dire, « éprouver » et « faire
6
éprouver » . Ce qui implique qu’il ne peut y avoir de véritable traduction
sans un geste d’entre-traduction – qui requiert de revisiter ses propres
concepts, de faire vaciller certaines évidences, de se défamiliariser de ce qui
7
allait de soi, de ce qui « va sans dire » – pensons au terme « cloison », par
exemple.

Et si c’était un animal ? Je peux être sûre qu’il accueillerait la


proposition : les animaux importent et l’ont toujours intéressé. « La théorie
de l’animal machine, dit-il, jamais les Japonais ne l’aurait imaginée8. »

Je ne sais lequel lui-même se choisirait, mais je lui proposerais d’être un


oiseau territorial (ou de revenir sous cette forme, selon la tradition qu’il
connaît si bien). D’abord, parce que les oiseaux m’apparaissent, à présent
que je l’ai entendu se raconter, comme de grands géographes : ils ne cessent
d’arpenter (par les ailes, certes, mais rien de plus terrestre que cet
arpentage). Car c’est ainsi qu’ils créent leur territoire : ils le parcourent en
tous sens, ils s’en imprègnent et ils l’imprègnent de leur présence. Et c’est
de l’ordre du sentir : le territoire, comme l’acte territorial, « fait sensation ».
Ensuite, parce que les oiseaux territorialisent également en chantant, chaque
chant est une interprétation, au double sens musical et sensoriel, du
territoire – le territoire est matière d’expression, écrivaient Gilles Deleuze et
9
Félix Guattari . Ensuite encore, parce que, selon certains ornithologues, les
limites territoriales, ce qu’on appelle parfois frontières du territoire – mais
le terme périphérie est bien plus pertinent –, ne sont pas soit ce qui ouvre
soit ce qui ferme le territoire. Ce sont des lieux-limites, des tracés, qui à la
fois protègent un lieu et l’ouvrent à l’extérieur. Aux périphéries, les oiseaux
se rencontrent, maintiennent une vie sociale active (et souvent agitée, voire
conflictuelle), paradent, se mesurent, bref, continuent le grand jeu de la
10
socialisation . Les oiseaux territoriaux sont, en tous cas pour certains
d’entre eux, résolument opposés à la logique aristotélicienne.
Enfin, parce que, de tout ce qui vient d’être dit, on pourra affirmer que le
territoire est le milieu par excellence où la manière de faire société se
transforme en transformant le territoire, voire en le constituant. En somme,
parce que le territoire est le lieu où l’être se crée en créant son milieu, il ne
peut plus être question d’« adaptation », mais bien de cocréation,
cosuscitation – coconstitution du sujet par son milieu et réciproquement.
C’est ce qu’on pourrait appeler « appropriation » réciproque : l’oiseau
s’approprie tout autant au territoire qu’il se l’approprie. Bref, en se
territorialisant, les oiseaux nous offrent la plus formidable insurrection
contre le déterminisme. Et, comme pourrait alors le dire Augustin Berque,
s’il veut bien me suivre dans cette dernière proposition, ce que l’oiseau
chante et ce qui le fait chanter sont, à chaque fois, irrévocablement, autant
d’inter-prétations mésologiques d’une mélodie du devenir.
NOTES

1. C’est le titre du premier des treize chapitres de la série audiovisuelle Les Possédés et leurs
mondes qui ont été consacrés à Augustin Berque en 2019, moment où il venait d’atteindre l’âge de
77 ans (https://www.youtube.com/watch?v=PuIe7tPRWGg). « L’année 77 au Japon s’écrit avec deux
sinogrammes dont le premier veut dire la joie et le second la longévité. »
2. Supra, p. 27.
3. Supra, p. 101.
4. Supra, p. 99.
5. Supra, p. 84.
6. Kenta Ohji et Mikhaïl Xifaras, Éprouver l’universel. Essai de géophilosophie, Paris, Kimé,
1999, p. 139.
7. Voir par exemple, à ce sujet, l’anthropologue Catherine Lutz, Unnatural Emotions. Everyday
Sentiments on a Micronesian Atoll and their Challenge to Western Theory, Chicago, Chicago
University Press, 1988, et La dépression est-elle universelle ?, Paris, Les Empêcheurs de penser en
rond, 2004. Voir également Eduardo Viveiros de Castro : « Une bonne traduction, écrit-il, est celle
qui autorise les concepts autres à déformer et à subvertir les boîtes à outils du traducteur, en sorte que
le langage d’origine puisse être traduit dans le nouveau. » Eduardo Viveiros de Castro, « Perspectival
anthropology and the method of controlled equivocation », in Tipiti : Journal of the Society for the
o
Anthropology of Lowland South America, 2004, vol. 2, n 1, p. 3-22.
8. Voir le « livre 9 » de la série Les Possédés et leurs mondes déjà mentionnée, épisode intitulé
« La capacité de se mettre à la place de, ou le shintoïsme comme animisme et la logique du
prédicat ».
9. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, chapitre XI, « 1837. De la
ritournelle ».
10. Cette théorie des périphéries a été proposée dans les années 1950 respectivement par les
ornithologues Frank Fraser Darling et James Fisher. Voir Frank Fraser Darling, « Social behavior and
survival », Auk, 1952, vol. 69, p. 183-191, et James Fisher, « Evolution and bird sociality » in
J. Huxley, A. C. Hardy et E. B. Ford (dir.), Evolution as a Process, Londres, Allen & Unwin, 1954,
p. 71-83. J’ai moi-même analysé les promesses de ces théories beaucoup moins déterministes dans
Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, 2019.
Table des matière

Copyright

Page de titre

AVANT-PROPOS

CHAPITRE PREMIER . Le goût des autres

CHAPITRE II . Ce que le Japon m’a appris

CHAPITRE III. Mésologie

CHAPITRE IV. Le retour à la terre

CHAPITRE V. Vieillir et transmettre

BIBLIOGRAPHIE

POSTFACE

NOTES
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