Vous êtes sur la page 1sur 767

Philippe Descola

Les Form es du visible

La figuration n ’est pas tout entière livrée à la fantaisie expressive de ceux


qui font des images. O n ne figure que ce que l’on perçoit ou imagine,
et l’on n ’imagine et ne perçoit que ce que l’habitude nous a enseigné
à discerner. Le c h em in visuel que nous traçons sp o n ta n é m en t
dans les plis du m onde dépend de notre appartenance à l’une des quatre
régions de l’archipel ontologique: animisme, naturalisme, totémisme
ou analogisme. C hacune de ces régions correspond à une façon de
concevoir l’ossature et le m obilier du m onde, d’en percevoir les conti­
nuités et les discontinuités, notam m ent les diverses lignes de partage
entre humains et non-hum ains.
M asque y u p ’ik d’Alaska, peinture sur écorce aborigène, paysage
m iniature de la dynastie des Song, tableau d’intérieur hollandais du
xviie siècle : par ce qu’elle montre ou om et de montrer, une image révèle
un schème figuratif particulier, repérable par les moyens formels dont
elle use, et par le dispositif grâce auquel elle pourra libérer sa puissance
d ’agir. Elle nous perm et d’accéder, parfois m ieux que par des mots, à ce
qui distingue les manières contrastées de vivre la condition humaine.
En comparant avec rigueur des images d’une étourdissante diversité,
Philippe Descola pose magistralement les bases théoriques d’une anthro­
pologie de la figuration.

Médaille d’or du C N R S, professeur ém érite au Collège de France,


Philippe Descola développe une anthropologie comparative des rapports
entre humains et non-hum ains qui a révolutionné à la fois le paysage
des sciences hum aines et la réflexion sur les enjeux écologiques de
notre temps.

www. seuil.corn
■ CEN
|{ H NAT

ISBN : 978.2.02.147698.9
Seuil, 57, rue Gaston-Tessier, Paris X IX e
782021 476989 Im prim é en Espagne 09.21 35 €
LES LIVRES
DU NOUVEAU
MONDE

P hilippe
Descola
P h ilip p e Descola
L es F o rm e s
d u v isib le Les Formes
du visible

Seuil Seuil
.' Les formes du visible
PHILIPPE D ESCO LA

Les formes du visible


U ne anthropologie de la figuration

O U V R A G E PUBLIÉ AVEC LE C O N C O U R S
D U C E N T R E N A T IO N A L D U LIVRE

É D ITIO N S D U SEUIL
5 7 , nie Gaston-Tessier, Paris X I X e
Ce livre est publié dans la collection
«Les livres du nouveau monde »
dirigée par Pierre Rosanvallon

Avec le soutien du C ollège de France

COLLÈGE
DE F R A N C E
-------------1530------------

is b n 978-2 -0 2 -1 4 7 6 9 8 -9

© Éditions du Seuil, septem bre 2021

Le C ode de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à u ne utilisation collective.Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentem ent
de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue u ne contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et
suivants du C ode de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com
A la mémoire de mes parents et de mes grands-parents
qui m ’ont appris à poser des questions a u x images
Avant-propos

«Le p ro p re d u visible est d ’a v o ir u n e d o u b lu re d ’in v i­


sible au sens strict q u ’il re n d p ré se n t c o m m e u n e certain e
absence. »
M a u ric e M e rle a u -P o n ty , L ’Œ il et l’Esprit1

C e livre est l’aboutissement d ’une succession d ’expériences dont


l'enchaînem ent est le fruit des circonstances. Expérience de vie,
d’abord, qui m ’a m ené au m ilieu des années 1970 parm i les Achuar
de la haute Amazonie po u r enquêter sur les rapports q u ’ils entrete­
naient avec leur environnem ent, une étude au ternie de laquelle il
m ’a fallu conclure q u ’aucune des catégories descriptives que j ’avais
apportées dans m a m usette d ’ethnologue ne se révélait adéquate
à ce que mes hôtes faisaient et disaient. C hez eux, j ’avais cherché
en vain quelque chose qui ressemblât à la nature ou à la culture,
à l’histoire ou à la religion, à des savoirs écologiques n ettem ent
dissociables des pratiques m agiques ou à des systèmes d ’exploi­
tation des ressources gouvernés par la seule efficacité technique.
Le co n ce p t m êm e de société, cette hypostase p ar référence à
laquelle nos sciences si singulières s’identifient, décrivait bien mal
un assemblage d ’humains, d ’animaux, de plantes et d ’esprits dont
le com m erce quotidien faisait fi de la barrière des espèces et des
différences de capacités entre les êtres. Tous les niveaux analytiques
LES F O R M E S D U VI SI BLE

que l’on m ’avait enseigné à distinguer étaient ici mélangés —les


activités économ iques étaient religieuses de part en part, l’organi­
sation politique ne transparaissait que dans les rites et la vendetta,
l ’id en tité eth n iq u e évanescente reposait p o u r l’essentiel sur la
m ém oire des conflits —de sorte q u ’il m e fallut im aginer un m ode
de description qui rendît justice et donnât cohérence à ce to h u -
b o h u ethnographique sans em prunter les voies habituelles2.
C ette prem ière expérience, inductive et réflexive, en a suscité
une deuxièm e, de nature plus théorique, qui m ’a longtem ps tenu
occupé. Les A chuar m ’avaient fait p ren d re conscience que les
outils intellectuels des sciences sociales reconduisaient u n type
très particulier de configuration cosm ologique et épistém olo-
gique engendrée par la philosophie des Lum ières —u n e nature
universelle d o n t des m yriades de cultures d o n n e n t au tan t de
versions lim itées —, configuration qui ne correspondait guère à
ce que j ’avais observé sur le terrain et à ce que d ’autres eth n o ­
graphes avaient rapporté d ’autres régions du m o n d e, pas plus
q u ’à ce que des historiens décrivaient p o u r d ’autres périodes de
l’histoire hum aine. Je m e suis donc lancé dans l’étude com pa­
rative des diverses façons de détecter et de stabiliser des co n ti­
nuités et des discontinuités entre hum ains et non-hum ains dont
les docum ents ethnographiques et historiques offrent des tém o i­
gnages, avec l’intention de m ettre en lum ière ce que l’on pourrait
appeler des formes de «m ondiation».
A u rebours de l’idée classique en anthropologie et en histoire
q u ’il n ’y a q u ’un seul m onde, sorte de totalité autosuffisante en
attente de représentation selon différents points de vue, j ’ai pensé
q u ’il était plus pertinent, et plus respectueux p o u r ceux d o n t on
s’efforce de décrire les façons de faire et les façons d’être, de consi­
dérer cette diversité des usages com m e une diversité des processus
de com position des m ondes3. Il faut entendre par là les m anières
d ’actualiser la m yriade de qualités, de phénom ènes, d ’êtres et de
relations qui peu v en t être objectivées par des hum ains au m oyen
des filtres ontologiques qui leu r servent à discrim iner entre to u t
ce que leu r env iro n n em en t offre à leur appréhension. D e ce fait,
u ne fois que le m o u v em en t de m o ndiation est engagé p o u r un
hum ain, c’est-à-dire dès la naissance, il ne produit pas une “vision

10
AVANT-PROPOS

du m o n d e ” , c’est-à-dire u n e version parm i d ’autres d ’une réalité


transcendante à laquelle seule la Science, ou D ieu, pourrait avoir
un accès intégral ; il p ro d u it u n m o n d e au sens propre, saturé de
sens et fourm illant de causalités multiples, qui chevauche sur ses
marges d ’autres m ondes du m êm e genre qui o n t été actualisés
par d ’autres hum ains dans des circonstances analogues. E t c ’est
la relative coïncid en ce de certains de ces m ondes, les repères
com m uns e t les expériences partagées d o n t ils tém oignent, qui
d o n n en t lieu à ce que l’o n appelle d ’ordinaire une culture.
R ep ren a n t l’idée de M arcel Mauss que «l’h o m m e s’identifie
aux choses et identifie les choses à lu i-m êm e en ayant à la fois le
sens des différences et des ressemblances q u ’il établit4», j ’ai appelé
“m odes d ’identification” ces filtres ontologiques qui structurent
la m ondiation. O n p eu t les v o ir com m e des schèmes cognitifs
et sensori-m oteurs, incorporés lors de la socialisation dans u n
milieu physique et social particulier, qui fonctionnent com m e des
dispositifs de cadrage de nos pratiques, de nos intuitions et de nos
perceptions sans m obiliser u n savoir propositionnel. A utrem ent
dit, c ’est ce genre de m écanism e qui nous perm et de reconnaître
certaines choses co m m e significatives et d ’en ig n o rer d ’autres,
d’enchaîner des séquences d ’actions sans avoir à y réfléchir, d’inter­
préter d ’une certaine m anière des événem ents et des énoncés, de
canaliser nos inférences quant aux propriétés des objets présents
dans notre en v iro n n em en t; bref, c’est to u t ce qui va sans dire et
to u t ce qui se dit sans que l’o n y pense.
O r, malgré la grande diversité des qualités que l’on peut détecter
dans les êtres et les choses, o u que l ’o n p e u t in férer à p artir
d ’indices offerts par leu r apparence et leu r co m p o rtem e n t, il
est plausible de penser que les façons d o n t ces qualités s’orga­
nisent ne sont pas très nom breuses. N os ju g em en ts d ’identité,
c’est-à-dire la reconnaissance de similitudes entre des objets ou
des événem ents singuliers, ne p eu v en t dépendre d ’une série de
comparaisons analytiques m enées term e à term e. P o u r des raisons
d ’économ ie cognitive, ils do iv en t p o u v o ir s’o pérer rapidem ent
et de façon n o n consciente, par in d u ctio n à partir de schèmes
partagés qui sont autant de dispositifs perm ettant de structurer les
qualités perçues et d ’organiser les com portem ents. A partir d ’une

11
LES F O R M E S D U VI SI BLE

expérience de pensée assez simple, j ’ai donc fait l’hypothèse q u ’il


n ’y avait pas plus de quatre m odes d ’identification, c ’est-à-dire
de m anières de systématiser les inférences ontologiques, chacune
étant fondée sur les genres de ressemblance et de différence que
les hum ains décèlent entre eux et les non-hum ains sur un double
plan, physique et m oral. R ep ren a n t en partie u n e term inologie
conventionnelle, j ’ai appelé animisme, totém ism e, analogisme et
naturalism e ces quatre façons contrastées de détecter des co n ti­
nuités et des discontinuités dans les plis du m o n d e5.
L ’animisme, que j ’avais découvert au d éto u r de mes conver­
sations avec les A chuar, c’est l’im p u tatio n à des n o n -h u m ain s
d ’une intériorité de type hum ain —la plupart des êtres o n t une
“ âm e” — co m b in ée au constat que chaque classe d ’existants,
chaque genre de chose, est po u rv u e d ’un corps p ropre qui lui
donn e accès à u n m o n d e particulier q u ’elle habite à sa façon. Le
m on d e d ’u n papillon n ’est pas celui d ’un poisson-chat, qui n ’est
pas n o n plus celui d ’u n hum ain, d ’un palm ier, d ’une sarbacane
ou de la race d ’esprits qui protège les singes, car chacun de ces
m ondes est à la fois la condition et le résultat de l’actualisation
de fonctions physiques singulières que les autres formes d ’exis­
tence ne possèdent pas. E n ébranlant mes certitudes paresseuses,
en m ’apportant la révélation que d ’autres m ondes pouvaient se
déployer en m arge de celui dans lequel j ’avais pris mes aises,
l’anim ism e a déclenché l’en q u ête d o n t ce livre est u n e étape.
Par contre, c’est dans les textes, dans les grandes m onographies
du d éb u t du siècle dernier sur les A borigènes australiens, que
j ’ai co m m en cé à en tre v o ir ce q u ’était le to tém ism e, et avec
beaucoup d ’étonnem ent. Car, à l’encontre de l’intuition ordinaire,
l’identification to tém ique consiste à asseoir la ressemblance des
hum ains, des anim aux et des plantes appartenant à une m êm e
classe totém ique, n o n sur la sim ilitude de leurs apparences, mais
sur le partage d ’u n ensem ble de qualités physiques et morales
que le pro to ty p e totém iq u e —généralem ent désigné par u n n o m
d ’animal — transm et génération après génération aux individus
hum ains et n o n hum ains com posant le g roupe qui p o rte son
nom . Ainsi, les m em bres hum ains et n o n hum ains de la classe
de l’aigle ne ressem blent pas à l’aigle et ne descendent pas de lui

12
AVANT-PROPOS

com m e d ’u n ancêtre, ils partagent avec cet oiseau des propriétés


—la vitesse, l’esprit de décision, la h au teu r de vue, la com ba­
tivité, l ’endurance —qui sont plus manifestes chez lui que chez
to u t autre, mais d o n t la source effective p rovient d ’u n des êtres
totém iques qui d o n n èren t jadis ordre et sens au m onde.
U n troisièm e m ode d ’identification avait surgi dans l’espace de
mes lectures, de l’intersection fortuite entre la pensée chinoise
vue par M arcel G ranet, de la pensée de la Renaissance vue par
M ichel Foucault et de la pensée aztèque vue par Alfredo Lôpez
A ustin : m algré l’abîm e culturel qui semblait séparer ces civili­
sations, elles étaient toutes trois obsédées par l’analogie com m e
un m oyen de réduire le foisonnem ent des différences entre les
objets du m onde, leurs élém ents constitutifs, les états, situations
et qualités qui les décrivent et les propriétés d o n t o n les dote en
les connectant dans des réseaux élargis de correspondances6. Dans
les ontologies “ analogistes” to u t fait sens, to u t renvoie à tout,
aucune singularité ne dem eure à l’écart des chem inem ents in ter­
prétatifs perm ettant de greffer une couleur sur une qualité morale,
un jo u r de l’année sur une constellation ou u n type d ’hu m eu r sur
une fonction sociale. Q u an t à la dernière form e de m ondiation,
celle dans laquelle je fus élevé, je l’ai qualifiée, sans grand effort
d ’im agination, de “ naturaliste” . Elle a ceci de particulier q u ’elle
inverse la formule de l’animisme, à l’insu de ceux qui la pratiquent,
bien sûr, puisqu’ils n ’im aginent pas q u ’il y en ait d ’autres : c ’est
par leur esprit, n o n par leur corps, que les hum ains se différen­
cient des non-hum ains, com m e c’est aussi par cette disposition
invisible q u ’ils se différencient entre eux, par paquets, grâce à la
diversité des réalisations que leur intériorité collective autorise
en s’exprim ant dans des langues et des cultures distinctes. Q u an t
aux corps, ils sont tous soumis aux m êm es décrets de la nature et
ne perm ettent pas de singulariser par des genres de vie, com m e
c’était le cas dans l’animisme, la diversité interne aux humains étant
to u t entière fonction de leurs m anières de penser. Bien q u ’elle ait
rendu possible u n développem ent sans précédent des sciences et
des techniques, cette ontologie a égalem ent eu p o u r effet, n o n
seulem ent de “ désenchanter” le m onde, mais aussi et surtout de
rendre difficilem ent com préhensibles des formes de m ondiation

13
1

LES F O R M E S D U VI SI BLE

qui n ’étaient pas fondées sur les m êm es principes. C ar b ien des


concepts au m oyen desquels nous pensons la cosmologie m oderne
—nature, culture, société, histoire, art, économ ie, progrès —sont
en réalité aussi récents que les réalités q u ’ils désignent, forgés
q u ’ils furent il y a quelques siècles à peine p o u r rendre com pte
des bouleversements subis par les sociétés européennes ou pour les
faire advenir; ils n ’o n t guère de p ertinence p o u r rendre com pte
de civilisations qui, n ’ayant pas co n n u la m êm e trajectoire histo­
rique, n e d é te c te n t pas les fro n tières en tre h u m ain s et n o n -
hum ains là où nous les avons nous-m êm es établies.
T el fut l’u n des résultats de la deuxièm e expérience que j ’ai
m enée. A la différence de la prem ière, dans laquelle j ’éprouvais
en quelque sorte sur m o i-m êm e le b ien-fondé de mes in terp ré­
tations, cette expérience-là a pris l’allure d ’une enquête visant à
vérifier des hypothèses. Son aboutissem ent est un m odèle général
des systèmes de qualités repérables dans les objets du m onde,
lequel se décline en com binaisons d o n t chacune p eu t s’incarner
çà ou là dans u n e ontologie qui en synthétise de façon osten­
sible les principes élémentaires : soit u n e co n tinuité m orale entre
hum ains et n o n-hum ains et une discontinuité de leurs dim en­
sions physiques (animisme) ; soit une discontinuité m orale et une
contin u ité physique (naturalisme) ; soit u n e double con tin u ité
m orale et physique, mais répartie en blocs discontinus d ’hum ains
et de non-hum ains (totémism e) ; soit enfin une double disconti­
nuité, physique et m orale, que des réseaux de correspondance
s’efforcent en vain de rendre continue (analogisme). D e ce p o in t
de vue, par exem ple, on p eu t dire que l’animisme est bien repré­
senté par l ’ontologie des A chuar d ’A m azonie, le totém ism e par
l’ontologie des A borigènes australiens, le naturalism e par l’épis—
tém ologie n é o -k a n tie n n e ou l’analogism e p ar l ’o n to lo g ie des
A m érindiens de M ésoam érique. Assez souvent, toutefois, ces
systèmes de qualités n ’ex isten t q u ’à l ’état de te n d an ce o u se
recouvrent partiellem ent ; p lu tô t que de les considérer com m e
des cosm ologies closes et com partim entées ou des cultures au
sens classique, il vaut m ieux les appréhender com m e les consé­
quences phénom énales de quatre types distincts d ’inférence au
sujet de l’identité des existants qui nous en to u ren t ou que nous

14
AVANT-PROPOS

nous plaisons à im aginer. N ’im p o rte quel hu m ain est capable


de m obiliser l’u n ou l’autre de ces types d ’inférence selon les
circonstances, mais les ju g em en ts d ’identité récurrents q u ’il aura
tendance à prod u ire (tel existant appartient à telle catégorie et
p eu t être rangé avec tel ou tel autre existant) suivront la plupart
du tem ps le genre d ’inférence privilégié par la com m unauté au
sein de laquelle il a été socialisé.
O r cette,deuxièm e expérience avait été conduite avec les instru­
m ents habituels de l’anthropologie com parative, c’est-à-dire en
p ren an t p o u r m atériau x des discours écrits o u rapportés : des
études ethnographiques sur les représentations de la personne,
sur les rituels ou sur la classification des plantes et des anim aux,
des traités philosophiques ou m édicaux, des analyses p h ilo lo ­
giques, des recueils de m ythes et de récits étiologiques, et bien
d ’autres genres de texte encore, qui n ’attendaient p o u r être mis
en rapport q u ’u n peu de tém érité. D ’où l’idée d ’une troisièm e
expérience d o n t le présent livre est l’aboutissem ent. Si les m odes
d’identification dont j ’avais postulé l’existence possèdent vraim ent
le rô le stru ctu ra n t que je le u r p rête, s’ils sont à la source de
formes de m ond iatio n originales partagées par des collectivités
hum aines, alors on d oit p o u v o ir les déceler aussi dans les images
que ces collectivités o n t produites. C ar l’on n e figure que ce
que l’o n perçoit ou im agine, et l’on n ’im agine et perçoit que ce
que l’habitude nous a enseigné à découper dans la tram e de nos
rêveries et à discerner dans le flux des impressions sensibles. O n
sait depuis longtem ps que, com m e l ’écrivait L éonard de Vinci,
la peinture est u n e «chose m entale», littéralem ent une vue de
l’esprit. E t bien des artistes et des philosophes o n t depuis répété
à l’envi que la figuration n ’est pas une im itatio n du réel, u n e
copie de ce qui est, u n e rep ro d u ctio n du visible ; elle est p lu tô t
u n e évocation de ce qui d oit être, u n m o y en de rendre percep­
tibles des qualités, des situations, des êtres qui nous im p o rten t
ou d o n t nous pressentons l’existence, mais que nos sens et nos
m ots ne saisissent q u ’im parfaitem ent7.
U n e im age p e u t ainsi être v u e c o m m e u n e o sten sio n de
propriétés ontologiques que le regard de son auteur aura repérées
dans la texture des choses ou dans les détours de son for intérieur,

15
LES F O R M E S D U VI SI BLE

soit parce que l’usage l’aura façonné à cet exercice —cas le plus
com m u n —, soit parce que la figuration, en libérant l’im agier des
contraintes séqLientielles de la parole, perm et à ces «frères voyants »
qui d o n n en t corps au visible de rendre sensible ce que personne
n ’aura vu avant ; ils y parv ien n en t au m o y en d ’u n pro d ig ieu x
tour de passe-passe : im poser l’évidence d ’une parfaite adéquation
entre ce q u ’ils actualisent et le réfèrent entrevu que l’on aurait
aim é faire so i-m êm e advenir si l’o n en avait eu le talent. D e
fait, l’im age est le seul m o y en d o n t nous disposons p o u r v o ir
ce que les autres voient, p o u r éprouver sur nous-m êm es la plus
ou m oins grande coïncidence entre le chem in visuel que notre
éducation, n o tre sensibilité et n o tre biographie nous h abituent à
tracer le long de certains plis du m onde, et celui que d ’autres —en
d ’autres lieux, en d ’autres tem ps, selon d ’autres codes figuratifs —
o n t eux-m êm es appris à suivre le lo n g d ’autres plis to u t aussi
vraisemblables.
U n talent m odeste p o u r le dessin, une lignée de peintres dans
m o n ascendance paternelle et u n go û t d ’am ateur p o u r l ’histoire
de l’art ne m ’épargnèrent pas quelques naïvetés initiales. C om m e
il était prévisible, et probablem ent inévitable, j ’avais com m encé
cette ex périence en com pilant u n catalogue d ’im ages corres­
p o n d an t aux ontologies concrètes m ’ayant servi à spécifier les
caractéristiques de chaque m o d e d ’identification. Des masques
amazoniens, des effigies inuits en ivoire de morse ou des tambours
sibériens p o u r l ’animisme, des peintures aborigènes sur écorce et
sur toile p o u r le totém ism e, des tableaux européens et des p h o to ­
graphies p o u r le naturalism e et, dans le cas de l’analogisme, une
foule disparate de figurations en provenance d ’A frique, d ’Asie,
des A m ériques, depuis les tableaux de fils colorés des H uichols
du M exique ju sq u ’aux rouleaux de paysage chinois en passant par
des tabliers d ’am ulettes de C ô te d ’ivoire. J ’étais ainsi tom bé dans
ce travers auquel les historiens de l ’art eux-m êm es n ’échappent
pas toujours : traiter les représentations imagées com m e des illus­
trations de systèmes symboliques et discursifs qui les justifient et
les ren d en t com préhensibles. Certes, je n ’allais pas chercher la
clé des images dans des traités d ’esthétique ou de m orale, dans
des correspondances de p eintre ou dans des com ptes d ’atelier,

16
AVANT-PROPOS

ainsi que le fo n t les spécialistes de la p ein tu re eu ro p ée n n e; je


les interprétais en anthropologue selon ce q u ’elles exprim aient
des armatures ontologiques que j ’avais p récédem m ent mises en
évidence à partir de la considération de représentations verbales.
Dans un cas com m e dans l ’autre, pou rtan t, l’iconologie en vient
à dépendre de ce que l’on a dit et écrit à propos des figurations
p lu tô t que de la simple considération de l’aspect des choses que
les images révèlent ou, au contraire, q u ’elles négligent de figurer.
C ependant, l’exercice ne fut pas inutile. Il m ’apprit peu à p eu à
regarder les images p o u r ce q u ’elles m ontraient, n o n p o u r ce que
j ’attendais q u ’elles rendissent visible. E n les constituant en séries
indexées sur u n genre d ’ontologie, c’est-à-dire indépendam m ent
de leur époque et de leur provenance, et en exam inant les choix
visuels qui rendaient certaines séries hom ogènes, je com m ençais
à distinguer les m écanism es récurrents de figuration révélant «la
doublure d ’invisible » p ropre à chaque m ode d ’identification.
Le désir de voir s’incarner dans les images les schèmes o n to lo ­
giques d o n t j ’avais fait la théorie à partir de textes m e conduisit
aussi dans u n p rem ier tem ps à envisager la figuration com m e
une opération trop étro item en t m im étique. O r les images ne se
co n ten ten t pas de d o n n er à v o ir des continuités et des disconti­
nuités entre les existants, des lignes de partage le long desquelles
le m obilier com posant u n m o n d e p eu t être reconstitué, elles o n t
aussi la capacité dérangeante de faire signe en u n autre sens, par
la causalité agissante d o n t certaines d ’entre elles sont investies.
A l’instar d ’une icône de la V ierge réfléchissant ses ors à la lueur
des cierges ou de ces divinités hindoues que l’on prom ène devant
des foules im m enses, ce genre d ’im age a beau figurer de façon
reconnaissable ce q u ’elle représente, elle est m oins significative
par le symbolism e d o n t elle est grevée que par le p o u v o ir d o n t
on la crédite. La mise en im age est indissociable de la mise en
scène des images, c ’est-à-dire des conditions pragm atiques de
leur efficacité com m e des agents de la vie sociale qui paraissent
partager bien des propriétés d ’u n hum ain ordinaire. Là encore,
il fallait faire un pas de côté par rapport à la tradition de l’his­
toire de l’art et d em eu rer fidèle aux images, souvent frustes mais
ô com bien puissantes, d o n t les anthropologues s’occupent.
LES F O R M E S D U VI SI BLE

J ’avais aussi sous-estim é la possibilité p o u r des images d ’exister


dans u n m o d e d ’id e n tificatio n in d é p e n d a n t de celui d o n t la
docum entation historique et ethnographique p erm et de brosser
le tableau, ne prêtant pas une attention suffisante de ce fait à leur
capacité de préfigurer des basculem ents ontologiques et cosm o­
logiques que la transformation de la culture visuelle rend évidents,
mais d o n t l’expression réflexive n ’apparaît dans les textes que
bien plus tard. Faute, la plupart du tem ps, de tém oignages p o u r
l’avérer, ce décalage entre régim e figuratif et régim e discursif
n ’est pas toujours facile à établir, mais il se dessine n ettem ent dans
quelques exem ples bien docum entés sur lesquels o n reviendra
dans le cours de ce livre. C ’est n o ta m m e n t le cas en E u ro p e
avec l’ém ergence d ’une représentation de l’ontologie naturaliste
dans la pein tu re bien avant q u ’elle ne com m ence à être thém a-
tisée dans les écrits des savants et des philosophes. C e n ’est pas
seulem ent la géom étrie projective du x v n e siècle qui est, com m e
l’écrit Panofsky, «un p ro d u it de l’atelier d ’artiste8», c ’est plus
probablem ent la totalité de la reconfiguration épistém ique dont
tém oig n en t les œuvres de Galilée, de B acon ou de Descartes qui
p eu t être envisagée com m e le résultat d ’une nouvelle façon de
regarder et de dépeindre les hom m es et les choses apparue deux
siècles plus tôt.
L ’expérience que j ’évoquais au début de cet avant-propos n ’est
donc pas u n vain m o t. M ’av en tu ran t sur u n terrain n o u v eau
p o u r m oi et fort p eu frayé par d ’autres, l’anthropologie com pa­
rative de la figuration, j ’ai beaucoup tâtonné, b u té sur des culs-
de-sac et m ultiplié les expérim entations. U n e exposition que j ’ai
organisée sur ce thèm e au m usée du quai Branly en 2010-2011
s’est m êm e révélée une expérience dans l’expérience p u isq u ’elle
m ’a fo u rn i l’occasion d ’ép ro u v er sur les visiteurs la v raisem ­
blance des schèm es visuels que je discernais dans les im ages,
u n test d ’autant plus p récieux que le public co n cern é était en
général ignorant des traditions figuratives des civilisations do n t
j ’exposais les objets, et in d e m n e des préjugés savants sur les
façons de regrouper des œuvres dans u n m usée9. C e lo n g bague-
naudage dans le labyrinthe des images m e fut sans doute indis­
pensable. O u tre q u ’il reproduisait dans l’enquête sur la figuration

18
AVANT-PROPOS

l’attitude expérim entale q u ’ad optent souvent ceux qui figurent,


il tém oignait du fait q u ’une im age, plus encore q u ’un texte ou
une situation, excède to u jo u rs de b eau co u p ce que l’on p eu t
en dire car elle ren d présent et vivace le condensé synthétique
d ’u n objet que la linéarité de nos m ots peine à enserrer dans un
discours analytique10.
1.

Les plis du monde

« N ’im p o rte q u elle re p ré se n ta tio n de l’u n iv ers est basée


su r u n e sélectio n d ’élém en ts significatifs. »
P ie rre Francastel, Médiéval Painting1

D e la m yriade d ’images p ro d u ite par des hum ains depuis au


moins quatre-vingt mille ans q u ’ils figurent, seule une m inuscule
fraction relève de l’art et de son histoire2. Les historiens de l’art
eux-m êm es n ’o n t pas hésité à très tô t le reconnaître ; certains
d ’en tre eux à to u t le m oins qui, de G o ttfried S em per à C ari
Schuster en passant par Aloïs R iegl ou Aby W arburg, ont su traiter
sur u n pied d ’égalité toutes les images, tant celles qui relèvent de
l’art ornem ental, des m otifs décoratifs et des objets cultuels des
populations tribales que les chefs-d’œ uvre consacrés de l’A nti­
quité et de la civilisation occidentale. Q u ’elles p ren n en t la form e
d ’effigies, de m asques, de gravures rupestres, de peintures sur
peau ou sur écorce, de motifs de vannerie, de poteries an th ro p o ­
m orphes ou zoom orphes, de m arques corporelles ou de dessins
sur le sable, la plu p art des images « d ’avant l’ép o q u e de l’art»3
n ’o n t pas p o u r dessein d ’im iter fidèlem ent u n objet, de satis­
faire à l’idéal du B eau, de transm ettre u n message édifiant ou de
dépeindre u n év én em en t saillant. L eur fonction est de rendre
visible et vivace une divinité, u n esprit, u n site, u n animal, un

21
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m o rt; bref, de faire advenir la présence d ’u n absent. Toutefois,


com m e l’écrivait déjà A lberti, il faut aussi que cet absent soit
identifiable par quelque signe transparaissant dans l’im age :

N e possède-t-elle pas en elle comme Line force divine, cette peinture


qui, entre amis, rend pour ainsi dire présent l’absent lui-m êm e,
et, qui plus est, peut, après bien des siècles, m ontrer les morts aux
vivants, de telle façon qu’ils sont reconnus4.

C e n ’est donc pas d ’au jo u rd ’hui que date chez les théoriciens
de l’art ce sentim ent que la puissance évocatrice des images, leur
aptitude à incarner des êtres com m e s’ils étaient vivants, procède
d ’une “force divine” , un talent m ystérieux capable d ’engager nos
affects et que l’intellect peine à élucider.
P o u rta n t, si l ’o n tro u v e b ie n çà et là dans des textes de la
tradition européenne des allusions à cette dim ension dérangeante
de la peinture, c’est tardivem ent q u ’elle a été prise au sérieux.
La raison en est p eu t-ê tre q u ’adm ettre to u t de go la puissance
d ’agir des images aurait déclassé les connaisseurs et les érudits dont
le m arché de l’art a m ultiplié le n o m b re à partir de la R enais­
sance : tous ces gens cultivés et de b o n goût, aptes à déchiffrer les
symboles des tableaux et à reconnaître les scènes historiques q u ’ils
dépeignent ne sauraient en rien ressembler aux primitifs adorateurs
de fétiches ou aux paysans crédules guettant le message adressé par
une statue de la Vierge. D ans son courant m ajoritaire, l’histoire
de l’art depuis W in ckelm ann est donc devenue u n e science des
circonstances et des signes : son am bition est d ’analyser la signi­
fication des œuvres d ’art, de repérer les symboles ostensibles ou
cachés d o n t elles sont parsemées, d ’identifier les personnages et
les scènes représentées, de retracer l’influence des idées p h ilo ­
sophiques, politiques, littéraires et esthétiques sur le dévelop­
pem en t des motifs, des styles et des com positions, de détecter
les généalogies, les em prunts et ruptures entre les écoles, les pays
et les genres, d ’évaluer le poids du m arché, des m écènes et des
goûts dom inants sur la p ro d u ctio n des artistes. Les œuvres d ’art
y sont traitées com m e des signes iconiques et des assemblages de

22
LES PLIS D U M O N D E

symboles : elles représentent u n objet p o u r u n spectateur capable


de le reconnaître et de lui d o n n er u n sens.
R o m p a n t avec cette a p p ro ch e p rin c ip a le m e n t sém io tiq u e
des œuvres d ’art, une poignée d ’historiens et d ’anthropologues
a entrepris depuis la fin du X X e siècle d ’ex am in er les im ages
autrem ent, en les traitant com m e des agents de plein droit exerçant
u n effet sur la vie sociale et affective de ceux qui les regardent,
plutôt que com m e des assemblages de signes, de codes et de récits
q u ’u ne étude contextuelle perm ettrait de déchiffrer5. D e D avid
Freedberg et H ans B elting à Alfred Gell et H o rst B redekam p,
ces pionniers sont parvenus en une trentaine d ’années à rendre
m oins extravagante l’idée que les images existent dans u n e form e
d ’autonom ie par rapport aux hum ains, q u ’elles jouissent d ’une
disposition à exercer des effets intentionnels que les auteurs anglais
depuis le x v m e siècle appellent agency et que l’o n conviendra de
traduire dans ces pages par “ agence”6. Le présent livre s’inscrit
dans ce sillage, mais il ne renonce pas p o u r autant à l’idée que les
images sont aussi des signes d ’u n genre particulier qui d o n n en t
à voir quelque chose du m o n d e en le transfigurant. Car, si les
œuvres d ’art sont m aintenant sorties de leurs cadres et descendues
de leurs socles p o u r m en er u n e existence au tonom e ; si elles se
sont en partie affranchies des rets du symbolism e dans lesquels
l ’histoire de l ’art avait v o u lu les c o n fin e r; si elles o n t rejo in t
l ’im m ense cohorte des figurations que les hum ains n ’o n t cessé
d ’intégrer dans toutes les dim ensions de leur vie sociale com m e
des partenaires quotidiens et des agents intentionnels ; si, grâce
à quelques pionniers, il est m aintenant loisible d ’adm ettre cette
nouvelle qualité des images, la m ajorité d ’entre elles n ’a pas p o u r
autant cessé de représenter, d ’im iter, de figurer, b re f de ten ir lieu
de quelque chose p o u r q u elq u ’un. Faudrait-il dès lors les consi­
dérer com m e de pures présences im m anentes à elles-mêm es, des
sortes d ’ectoplasmes que l’o n devrait p ren d re au p rem ier ch ef
com m e des forces agissantes d o n t seuls co m p teraien t les effets
q u ’elles exercent et les m oyens em ployés p o u r y parvenir? C e
serait absurde. E t p o urtant, p eu t-ê tre par souci de convaincre,
la révolution praxéologique a eu tendance à reléguer au second
plan les effets produits par la dim ension iconique des images, et

23
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m êm e dans les cas extrêm es à nier que celles-ci fussent aussi des
représentations. E n dressant une opposition spécieuse entre l’expé­
rience directe du m onde à laquelle les prém odernes auraient un
accès privilégié et les m édiations sém antiques que les M odernes
auraient m ultipliées, o n a voulu faire de la représentation une
espèce de repoussoir, la négation de la possibilité de percevoir
une im age co m m e m anifestation parm i d ’autres de ce q u ’elle
rend visible7.
O n trouve certes sous la plum e des avocats de l’agence des images
des références à leur figuralité. Ainsi Gell adm et-il sans réserve
que les œuvres d ’art d o n t il analyse la puissance d ’agir o n t aussi
une dim ension iconique fondée sur la ressemblance, m êm e si les
traits sur lesquels celle-ci s’appuie sont parfois à p eine esquissés :
« on p e u t parler de rep résen tatio n dans l’art visuel seulem ent
là où il y a une ressemblance déclenchant la reconnaissance8».
T outefois, ce n ’est pas cet aspect des images qui l’intéresse, mais
leu r caractère indiciel, c ’est-à-d ire la capacité q u ’elles o n t de
poin ter vers l’intentionnalité des agents q u ’elles dépeignent, qui
les o n t faites ou qui les utilisent. P o u r B elting aussi, «une image
im plique à la fois l’apparence et la présence9». Dans son étude
sur le p o u v o ir des icônes chrétiennes, B elting n o te en outre que
la présence im m édiate de la Vierge, du C hrist ou du saint dans
l’im age —chaque icône est u n e incarnation authentique de l’être
représenté, n o n une copie de son apparence —n ’em pêche pas cette
dernière d ’être aussi u n signe iconique p uisqu’elle représente un
personnage historique qui d oit être reconnu com m e tel par des
conventions figuratives. M êm e les reliques, qui, avant les icônes,
tém oignaient de la présence effective des saints dans le sanctuaire,
le faisaient par m étonym ie, c’est-à-dire par u n dispositif figuratif
au m oyen duquel u n fragm ent tenait lieu de la totalité de l’être
absent q u ’il représentait10. Il est vrai que le M o y en Age fut une
période de rupture par rapport à la m inutie m im étique de l’A nti­
quité classique dans la m esure où les formes et les couleurs des
images étaient interprétées à cette époque com m e des indices
de la natu re invisible de la divinité, u n éq u iv alen t figurai du
m ystère de l’Incarnation, n o n com m e des im itations aspirant à la
ressemblance avec ce q u ’elles représentaient. Il n ’en dem eure pas
LES PLIS D U M O N D E

m oins que l ’iconicité au sens large dem eurait u n im pératif p o u r


identifier les personnages d o n t o n instaurait la présence dans des
artefacts et p o u r restituer leur place dans l’histoire sainte, co n d i­
tions indispensables p o u r une théophanie efficace11.
Q u ’u n e im age q u elc o n q u e soit to u jo u rs à la fois u n signe
iconique de ce q u ’elle représente et u n agent dont les dispositions
à agir synthétisent les intentions des personnes qui l’ont fabriquée
et utilisée,-cela devient manifeste dans les cas où c’est surtout la
deuxièm e fonction qui paraît l’em porter. Dans son m aître livre
A rt and Agency, Alfred Gell a b ien m o n tré que traiter u n e image
com m e u n indice p lu tô t que com m e u n sym bole —c’est-à-dire
com m e l’em preinte encore vivace d ’une action ou d ’une intention
p lutôt que com m e un m o t du langage —perm et d ’élucider le rôle
q u ’elle jo u e dans la vie sociale de façon incom parablem ent plus
économ ique et convaincante que si on la cantonne à une fonction
sémantique ; l’image n ’est plus alors un signe conventionnel dont la
signification est com préhensible en vertu d ’une gramm aire inter­
prétative préalablem ent maîtrisée, elle est devenue une partie de
ce q u ’elle représente, u n p ro lo n g em en t visible dans l’espace et
dans le temps du réfèrent d o n t elle est com m e u n e ém anation12.
C ’est ce qui p erm et n o tam m en t d ’expliquer l’efficacité prêtée
aux effigies dans la m agie d ’en voûtem ent, laquelle dem eurerait
mystérieuse si l’o n envisageait leur p o u v o ir du simple p o in t de
vue d ’une h erm én eu tiq u e de ce q u ’elles symbolisent. P o u rq u o i
m o n ennem i devrait-il souffrir u n dom m age du fait que je vais
larder d ’épingles u n e statuette le figurant si le rapport entre lui et
son effigie dem eure du m êm e ordre que la relation arbitraire entre
un signifiant linguistique et son signifié ? C e que Jam es Frazer a
appelé la magie sym pathique, à savoir que les propriétés partagées
entre un objet A et un objet B p erm etten t au p rem ier d ’influer
sur le second, devient donc explicable si l’o n accepte de suivre
Gell et que l’o n envisage la figurine de la victim e com m e une
partie substantive de celle-ci, n o n com m e u n signe saussurien la
d én o tan t13. Cela dit, p o u r n ’être pas u n sym bole ou u n e confi­
guration de symboles, l’im age sorcellaire n ’en est pas m oins aussi
une représentation, en l’occurrence un signe iconique dans lequel
certaines qualités de la personne figurée —son sexe, sa silhouette,

25
LES F O R M E S D U VI SI BLE

parfois seulem ent son n o m - sont dépeintes de façon reconnais­


sable p our l’individu qui veut lui nuire. Le fétiche d’envoûtem ent
est donc u n agent (réputé) efficace dans les relations interperson­
nelles, à la fois parce q u ’il est u n élém ent de la victim e délocalisé
dans u n artefact - souvent littéralem ent en ce q u ’il con tien t des
fragments amovibles de celle-ci —et q u ’il est identifiable, à to u t
le m oins par celui qui le m anipule, com m e sa figuration.

Doublures d’invisible

L ’enquête sur la figuration d o n t ce livre retrace le déroulem ent


vise à m o n trer en quoi les objets et les relations que les images
iconiques dépeignent, les formes picturales sous lesquelles elles
se présentent et les types d ’agence q u ’elles exercent sont in ter­
dépendants et exprim ent à grands traits les propriétés de l’un ou
l’autre des quatre grands régim es de m o n d iatio n évoqués dans
l’avant-propos. Mais une question se pose d ’em blée : p o u rq u o i
prendre la figuration p o u r objet p lu tô t que l’art ou l’im age ? Au
prem ier chef parce que la figuration est universelle tandis que l’art,
dans son acception ordinaire, ne l’est pas. M ieux, la figuration
est définissable sans grande difficulté par l’adéquation des moyens
q u ’elle em ploie aux buts q u ’elle vise à atteindre —l’instauration
d ’agents iconiques —et de telle façon que ses expressions variées
peuvent être vues com m e autant de modalités d’une m êm e activité
cognitive et pratique. E n ce sens, elle offre u n objet exem plaire
au com paratism e an th ro p o lo g iq u e, cette o p ératio n tém éraire
consistant à m ettre en évidence, n o n pas des traits de l’activité
culturelle et sociale partagés par tous les hum ains, mais une systé­
m atique de leurs différences qui se rép èten t en divers points du
globe. Le savoir des historiens sur l’art flam and du x v e siècle ou
des ethnologues sur la p ein tu re des A borigènes de l ’Australie
sep ten trio n ale est irrem plaçable — et l ’o n y aura am p lem en t
recours dans ce livre ; mais il ne perm et pas de m ontrer, ainsi que
l’on am bitionne de le faire, en quoi les œuvres sur lesquelles les
prem iers se p en ch en t p euvent être vues com m e des transform a­
tions possibles de celles que les seconds étudient. Q ue la figuration,

26
LES PLIS D U M O N D E

effective ou proscrite, soit u n e pulsion universelle ne fait pas de


ses produits une catégorie unifiée et c’est pourquoi les philosophes
de l’esthétique com m e les historiens de l’art se sont évertués sans
succès à spécifier une classe transhistorique des objets d ’art sur
la seule base de propriétés perceptives ou symboliques qui leur
seraient inhérentes. O n y reviendra dans u n instant. A joutons
que la figuration est u n procès d o n t les images sont le produit,
en sorte qué la com préhension de ce qui caractérise les secondes
dans toute leur diversité ne p eu t p ro v en ir que de l’intelligibilité
des actions qui les instituent. E n outre, l’autonom ie in ten tio n ­
nelle dont on crédite les images ne leur est pas intrinsèque, elle
est le résultat d ’u n ensem ble d ’interactions qui procède de toutes
les opérations par l’interm édiaire desquelles elles deviennent po u r
quelqu’un une présence active et reconnaissable, soit précisém ent
ce qui, depuis leu r fabrication ju s q u ’aux circonstances de leur
exposition, constitue la longue chaîne de ce grâce à quoi elles
figurent. C hacun de ces points m érite d ’être précisé.
Il va de soi, d ’abord, que l ’ico n o g rap hie m obilisée par une
anthropologie de la figuration est incom parablem ent plus vaste
et diverse que les œuvres auxquelles les historiens de l’art s’in té­
ressent. Gell est ainsi tom bé dans u n curieux paradoxe lorsqu’il
a ju g é b o n de qualifier d ’« objets d ’art» les images d o n t il faisait
la théorie, alors que l ’im m ense m ajorité d ’entre elles sont des
artefacts utilitaires et rituels —bouchers, fétiches ou casse-tête -
em ployés com m e substituts de personnes et agents déclencheurs
d’ém otions —la peur, l’adm iration craintive, le désir, la séduction,
la répugnance; ces images n ’o n t donc pas au p rem ier ch ef p o u r
am bition de satisfaire chez ceux qui les regardent une jouissance
esthétique ou de leur co m m u n iq u er u n message interprétable à
la m anière d ’u n langage sym bolique. M ain ten ir une référence
à l’art à propos d ’objets qui ne sont devenus “ artistiques” q u ’en
entrant dans les circuits du m arché de l’art in tro d u it dans le livre
de Gell une équivoque, qui tien t p o u r l’essentiel à u n fait plus
général : il est douteux que l’on puisse distinguer, dans n ’im porte
quelle circonstance h isto riq u e, u n e classe d ’objets artistiques
ou esthétiques qui seraient spécifiables par des propriétés sans
équivoque au regard d ’autres types d ’objet. C ’est un p o in t qui a

27
LES F O R M E S D U VI SI BLE

été clairem ent établi par Jean-M arie Schaeffer, aussi m e co n ten -
terai-je de rappeler son arg u m en t14.
D epuis que M arcel D ucham p a transform é u n e pelle à neige
en œ uvre d ’art, il est devenu impossible de définir le statut esthé­
tiqu e d ’u n e catégorie d ’objets sur la seule base de caractéris­
tiques perceptives qui leur seraient propres —des formes o u des
couleurs visuellem ent attirantes, par exem ple —et qui viendraient
en quelque sorte s’ajouter à celles des objets ordinaires et spécifier
les prem iers par rapport aux seconds. Si l’on adm et, en effet, que
les œuvres d ’art constituent une fraction des objets esthétiques,
alors rien ne perm et plus de distinguer u n n o m b re croissant de
ces œuvres devenues célèbres dans l’histoire de l’art —urinoir,
égou tto ir à bouteilles ou boîte de tam pons à récu rer —d ’u n objet
dépourvu de qualités esthétiques si ce n ’est que des institutions
qualifiantes — musées, galeries, critiques — en o n t décidé ainsi.
A ucune des façons d ’esquiver cette difficulté n ’est vraim ent satis­
faisante. O n p eu t d ’abord restreindre la n o tio n d ’œ uvre d ’art de
m anière à en exclure les œ uvres qui sont indiscernables sur le
plan p ercep tif de simples artefacts utilitaires, mais cela reviendrait
à expulser des musées d ’art contem porain u n grand n o m b re des
pièces q u ’ils exposent. O u b ien l’o n p eu t au contraire étendre
la n o tio n d ’œ u v re d ’art ju s q u ’à y in clu re à p e u près tous les
artefacts, ce qui vide cette n o tio n de to u te signification et rend
caduque une distinction catégorielle d o n t l’existence sociale est
p o u rtan t bien attestée.
C ’est la te n tatio n à laquelle Gell a cédé et elle em p êch e de
discrim iner entre u n objet d ’art et u n banal artefact dans maintes
cultures où des outils, des armes et des ustensiles sont réputés
être des agents autonom es dotés d ’une agence efficace et socia­
lem ent reconnue. Selon la définition que Gell propose des œuvres
d ’art, en effet, une sarbacane chez les A chuar d ’A m azonie, un
traîneau chez les K oyukon de l’Alaska pourraient être classés dans
cette catégorie, c’est-à-dire com m e des objets «qui o p èren t une
m éd iatio n d ’agence sociale15» en ce q u ’ils servent d ’in term é­
diaires entre les intentionnalités hum aines q u ’ils in co rp o ren t et
redistribuent : la sarbacane com m e le traîneau sont crédités par
ceux qui les fabriquent et les utilisent d ’une capacité à agir par

28
LES PLIS D U M O N D E

leurs propres m oyens, en l’occurrence négativem ent, lorsque, se


sentant offensés par u n e action de leur propriétaire, ils refusent
de lui rendre les services attendus d ’eu x 16. C e ne sont p o u rtan t
pas des objets d ’art, ni m êm e des objets dans lesquels p eu t être
décelée une intention de figurer quelque chose ; on pourra p eu t-
être dire q u ’ils sont beaux, parce q u ’ils o n t une ligne épurée et
que leur form e est parfaitem ent adaptée à leur fonction, mais leur
finalité reste instrum entale et ils ne sont l’im age de rien.
U n e dernière échappatoire consiste à soutenir que la n o tio n
d ’œ uvre d ’art correspond à u n e catégorie ontologique irréduc­
tible d o n t les propriétés d istinguent en bloc les objets q u ’elle
subsum e de tous les autres artefacts, y com pris des objets esthé­
tiques qui ne sont pas des œ uvres d ’art (par exem ple — p o u r
certains —u n co u ch er de soleil ou le plum age d ’u n oiseau). Cela
revient à reconduire u n e distinction entre les faits esthétiques,
qui relèv eraien t de p ro p riétés p erceptives enracinées dans la
nature (du sujet percevant et des objets perçus), et les faits artis­
tiques, qui seraient, qu an t à eux, to u t entier du côté du sym bo­
lique, c ’est-à-dire de la culture et des conventions au m o y en
desquelles elle s’exprim e. O r les propriétés symboliques réputées
distinguer les œuvres d ’art des objets esthétiques risquent d ’être
to u t aussi difficiles à isoler que les propriétés perceptives censées
caractériser les objets esthétiques, du m oins si l’on souhaite leur
d o n n er le degré d ’universalité q u ’u n e dém arche norm ative de
ce type requiert. Bref, l’incapacité de l’anthropologie de l’art à
définir son objet n ’est pas le simple effet de la difficulté q u ’elle
rencontre en ten tan t de généraliser aux m ondes n o n européens
une no tio n qui s’est développée en O ccident, elle est intrinsèque
à l’entreprise m êm e de qualification d ’u n artefact quelconque
com m e objet d ’art.
A ucun de ces inconvénients n ’entache la notion de figuration. En
première approximation, celle-ci peut être définie com m e une mise
en im age, c’est-à-dire com m e cette opération co m m u n e à tous
les hum ains au m oyen de laquelle u n objet m atériel quelconque
est institué en u n signe ico n iq u e d ’u n être ou d ’u n processus
à la suite d ’une action de représentation plastique, de mise en
situation ou d ’o rn em entation, laquelle perm et à cet objet to u t

29
LES F O R M E S D U VI SI BLE

à la fois d ’évoquer de façon reconnaissable des qualités de ce à


quoi il se réfère et d ’acquérir, dans certaines circonstances et
p o u r certaines personnes, une form e d ’indépendance d ’action.
Figurer, c’est donc faire apparaître une représentation doublem ent
signifiante : com m e u n e icône rendant visible de façon ostensive
quelque chose de ce d o n t elle tien t lieu —parfois sim plem ent sa
p ropriété d ’exister — et com m e u n indice qui ren d présente et
active p o u r des spectateurs l’agence du p ro to ty p e et des in ten -
tionnalités de to u te nature d o n t ce signe est l’effet. T outefois,
ce processus n ’est pas livré à la seule fantaisie expressive de celui
qui figure, pas plus q u ’il n ’est réductible à la rencontre acciden­
telle entre des caractéristiques de l’objet figuré et des contraintes
techniques d ’exécution ; il procède d ’une co n v en tio n figurative,
u n schèm e à la fois sensible et intelligible au m o y en duquel une
m atière et u n e form e p eu v en t être com binées selon des règles
qui dem eurent souvent tacites afin de produire u n agent iconique
répon d an t aux attentes de tous ceux par qui et p o u r qui il est
instauré17. C ’est à m ettre en évidence ce genre de schèm e que
le présent livre est consacré.
Figurer, c’est faire advenir une figure. O r, com m e l’étude philo­
logique d ’E rich A uerbach l’a bien m ontré, la sém antique m êm e
du term e “figure” p o in te vers sa fonction m édiatrice entre une
idée et une forme, u n m odèle abstrait et une expression sensible18.
C h ez V arron, L ucrèce et C ic éro n , le term e figura désigne la
form e plastique, ce qui est im posé par l’artisan à la m atière q u ’il
m odèle, et il est distingué en général déform a, le “m o u le” , ce à
partir de quoi une form e est produite. D ’où l’affinité entre les
deux term es '.forma se rapporte à figura de la m êm e façon que la
cavité d ’u n m oule se rapporte to u t à la fois à l’objet m odelé qui
en provient et au prototype à partir duquel le m oule a été produit.
E n ce sens ,figura est non seulem ent l’apparence extérieure, l’aspect
visible, mais aussi l’incarnation du gabarit abstrait, l’em preinte
de l ’objet m oulé qui subsiste en creux et s’in co rp o re dans des
images conform es à son apparence initiale.
D u reste, cette idée que la figure est l’actualisation dynam ique
d ’u ne form e p o ten tielle se retro u v e dans les usages ultérieurs
défigura com m e concept spécialisé p o u r traduire le vocabulaire

30
LES PLIS D U M O N D E

philosophique grec : form a est em ployé co m m e équivalent de


morphê et de eidos, c ’est-à-d ire le m o d èle idéal, la d im en sio n
ontologique de l’objet, tandis q u e figura traduit schéma, à savoir
la form e telle q u ’elle est perçue, la structure visible en tant que
catégorie qualitative de l’objet. A uerbach consacre en outre u n
lo n g d év elo p p em e n t à u n usage u ltérieu r de figura qui v ie n t
enrichir le cham p sém antique de la n o tion. D ans la patrologie
latine, e n effet , figura désigne la préfiguration de l’action chris-
tique par l’action des prophètes. O r les événem ents annoncia­
teurs dans l’A ncien T estam ent et leur accom plissem ent dans le
N ouveau sont vus com m e plein em en t historiques, donc réels,
de sorte que, com m e l’indique saint A ugustin, l’actualisation de
ce qui a été figuré n o n seulem ent confirm e rétrospectivem ent la
véracité de la figure annonciatrice, mais constitue aussi l’archétype
réel de ce dont elle était l’image par anticipation19. Dans la genèse
de l’idée de figuration, on trouve donc heureusem ent sédim enté
cet en ch a în em en t de com binaisons en tre la fig u re-im ag e (le
tracé, l’enveloppe) et la figure-form e (le schème), entre l’indice
iconique visible et le p rototype invisible qui lui confère sa singu­
larité, entre le m odèle idéel et son actualisation authentique. Bref,
les images sont la trace active n o n seulem ent des objets q u ’elles
figurent et avec qui elles partagent des propriétés reconnaissables,
mais encore des m odes d ’être de ces objets.

Le signe in c a rn é

D eux questions se posent à présent. En prem ier lieu, des images


échapperaient-elles à cette en q u ête parce q u ’elles n e figurent
rien, ou d o it-o n adm ettre avec D avid Freedberg que «la n o tio n
d ’aniconism e est to talem en t in ten ab le20»? E nsuite, p ar quels
m écanism es les im ages p arviennent-elles à ren d re visibles des
existants d o n t c ’est parfois la seule m odalité d ’existence, mais
aussi des processus et des états souvent indicibles autrem ent et des
relations entre les existants qui acquièrent force d ’évidence d ’être
représentées. P o u r in tro d u ire à la prem ière question, o n notera
que la frontière entre le figuratif et le n o n -fig u ratif est difficile à

31
LES F O R M E S D U VI SI BLE

tracer et q u ’elle p rend p lu tô t l’aspect d ’une gradation continue


entre un pôle réservé à des représentations iconiques m arquées
par une obsession de la mimêsis — l’art dit “ réaliste” —et un autre
pôle où p ren n en t place des représentations délibérém ent anico-
niques qui, à l’instar de certaines formes de décoration et d ’art non
figuratif, récusent l’idée m êm e de représentation. D ans les états
intermédiaires, on trouve soit des genres d ’ornem entation stylisée
dans lesquels les motifs ou com binaisons de motifs renvoient à un
réfèrent, soit des œuvres de l’art dit “ abstrait” exprim ant u n état
ou une in ten tio n d o n t leur auteur anticipe q u ’elle sera reconnue
par le spectateur. P o u r d o n n er de la substance à ce co n tin u u m
de l’iconicité, u n peu de typologie se révèle nécessaire.
Il y a d’abord des images qui ne sont rien d ’autre que la figuration
d ’elles-m êm es parce q u ’elles in co rp o ren t la présence d ’un être
o rd in a ire m e n t invisible o u susceptible de re v ê tir des form es
multiples, à l’instar de ces pierres plus ou m oins am orphes qui
jo u e n t u n rôle dans les cultes de m aintes civilisations. Ainsi en
va-t-il des bétyles, des pierres, parfois tom bées du ciel, brutes
ou grossièrem ent taillées en form e conique ou quadrangulaire,
vénérées dans de nom breuses cultures antiques de la M éd iter­
ranée orientale et d ’Arabie, et qui p o u vaient soit coexister avec
des statues de divinités de facture réaliste (en G rèce ou à R o m e ,
par exem ple), soit constituer au contraire les seules expressions
visibles d ’une divinité (dans le m o n d e sém itique). Dans les sites
de la civilisation nabatéenne, n o tam m en t à Pétra où ces bétyles
sont com m uns, ils sont parfois ornés d ’u n visage som m airem ent
sculpté en bas-relief; mais la plupart du tem ps ils n ’étaient pas
travaillés et rien dans leur aspect extérieur n ’indiquait im m édia­
tem en t ce à quoi ils se rapportaient. Et il y a u n e b o n n e raison
à cela : dans de n o m b reu x cas, et com m e l’indique l’étym ologie
du term e - qui, par le grec, vient de l’h ébreu beth-el, “ dem eure
d iv in e” —, les bétyles n ’étaient pas des im ages au sens le plus
im m édiat, mais le réceptacle de la divinité, le lieu où elle résidait,
de sorte que le culte qui lui était rendu ne s’adressait pas direc­
tem ent à la pierre, mais à la présence sacrée q u ’elle rendait visible
et que l’on pouvait atteindre à travers elle. C o m m e Gell le note
ju stem en t à propos de la form e grecque des bétyles, la pierre est

32
LES PLIS D U M O N D E

ici une figuration d ’un dieu qui n ’a pas nécessairem ent de form e
propre et qui, p lu tô t que de le représenter de façon m im étique,
rend tangibles certaines propriétés spatio-tem porelles qui lui sont
im putées par ceux qui le v én èren t21. La pierre “représente” donc
la divinité, n o n pas au sens où elle dépeint de façon réaliste u n
prototype d o n t o n ne sait guère quelle form e originaire il p eu t
revêtir, mais au sens où u n diplom ate est dit représenter son pays :
il n ’est pas' une figuration m im étiq u e de la nation q u ’il repré­
sente, mais l ’im age visible q u ’elle offre dans certaines circons­
tances aux yeux d ’u n e autre natio n qui l’accueille.
O n p eu t en dire autant des huacas dans l’ancien P éro u et de
leurs équivalents dans les A ndes contem poraines. E n quechua,
le term e désignait des objets, des sites, des personnes ou des
anim aux nim bés d ’une présence sacrée et auxquels un culte était
rendu, n o tam m en t des m ontagnes, des grottes, des sources, des
m om ies, des sanctuaires et des m onolithes, ces derniers en étant
sans doute la m anifestation la plus com m une, encore visible à
l’heure actuelle là où le zèle des extirpateurs d ’idolâtrie n ’a pas
su les repérer. O n faisait des sacrifices à ces rochers-huacas, on
les parait à l’occasion de tissus som ptueux, ce qui a con d u it les
Espagnols à les considérer très tô t com m e des idoles, c’est-à-dire
au sens prem ier — eidôlon — com m e l’im age d ’u n e réalité spiri­
tuelle, tém oignant par là q u ’ils avaient une appréhension fine de
leur statut. D e quoi ces rochers étaient-ils le signe iconique, en
effet? D ’une puissance sacrée durable et localisée, mais irreprésen­
table car sans form e définie : le m o n o lith e figurait la perm anence
inaltérable de cette puissance en m êm e tem ps q u ’il l’enferm ait
dans des limites bien définies, à l’instar des montagnes-huacas dont
il constituait une sorte d ’écho m étonym ique. Sous cette triple
fonction im ageante —fixation, expression, circonscription —, le
rocher-huaca ressemble aux pokara des Chipayas contem porains
de la province de Carangas, en B olivie22. Ces petits m onum ents
coniques en adobe qui parsèm ent le territoire de la com m unauté
sont vus com m e la dem eure des mallku, des divinités chthoniennes
mâles et individualisées qui h abitent là en com pagnie de leurs
épouses. Les mallku des Chipayas sont analogues aux divinités-
m ontagnes de leurs voisins aymaras et l’on p eu t v oir les pokara qui

33
LES F O R M E S D U VI SI BLE

servent de réceptacles à ces divinités com m e des substituts m inia­


tures de m ontagnes, façonnés jadis dans u n haut plateau d’altitude
dépourvu d’élévations naturelles afin de pourvoir d ’une représen­
tation physique des êtres qui ne pouvaient s’in co rp o rer ailleurs.
D eu x brefs exem ples p erm ettro n t de clore ces rem arques sur
la n atu re singulière de l ’ico n icité de certaines im ages qui ne
ressem blent p o u rtan t à rien. Le p rem ier renvoie à la description
par Alain Babadzan des pierres de fertilité polynésiennes connues
sous le n o m de mauri et qui, to u t com m e les bétyles, les huacas ou
les pokara, sont des figurations n o n m im étiques d ’u n e puissance
qui n ’a d ’autre fo rm e que celle de l ’im age que l ’o b jet qui la
représente en d o n n e23. E n usage chez les M aoris de N o uvelle-
Zélande, les mauri sont des pierres à peine dégrossies, souvent
percées d ’u n trou, qui recueillent et condensent une dynam ique
génésique afin de la déployer, au m oyen de rites appropriés, dans
toutes les activités hum aines dépendant de l’abondance et de la
fécondité continue des non-hum ains, soit l’agriculture, la chasse
et la pêche. O r la pierre est ici à la fois u n attracteur et un récep­
tacle d ’une force im personnelle qui p eu t être mise en branle en
agissant sur l’objet qui l’incarne ; com m e l’écrit Babadzan, «l’objec-
tivation du mauri perm et aux m anipulations rituelles de s’exercer
au travers d ’une chose sur le principe lu i-m êm e24». P o u rq u o i
p e u t-o n parler ici d ’images? Parce q u ’en dépit de l’aniconism e
apparent du mauri celui-ci figure la fertilité. Il do n n e à la fertilité
n o n pas une expression ressemblante - puisque celle-ci ne p eu t
exister que sous la form e d ’instanciations distribuées dans les êtres
sur lesquels elle agit ; il incarne p lu tô t u n e existence unitaire et
concentrée sous une form e maîtrisable. La pierre est l’hypostase
sous laquelle la fertilité est co n n u e et au m o y en de laquelle on
p eu t la représenter.
Il en va de m êm e avec les boli, des objets en glaise affectant
vaguem ent la form e d ’u n quadrupède et couverts d ’une patine
brunâtre form ée d ’u n m élange d ’urine, de sang sacrificiel et de
bouses de vache. Les boli étaien t la pièce centrale d ’un culte
masculin jadis co m m u n dans la vallée du N iger, où ils figuraient
une “puissance” , le nyama, n o n pas à la m anière d ’une im age
ressemblante puisque cette puissance n ’a pas elle-m êm e de forme

34
LES PLIS D U M O N D E

stable, mais en ce q u ’ils rendaient précisém ent tangible la propriété


q u ’a le nyam a de ch an g er sans cesse de fig u re25. C o m m e les
autres images n o n im m éd iatem en t m im étiques que l ’o n vien t
de passer en revue, et qui ren d en t présent ou actif u n être ou u n
principe, le boli ne “représente” donc pas en ce q u ’il dépeindrait
de façon réaliste u n pro to ty p e irreprésentable, il ne “sym bolise”
pas n o n plus le nyama com m e u n signifiant signifie u n signifié
- pas plus.,que le bétyle ne symbolise u n e divinité ou le mauri la
fertilité ; il représente au sens où u n m andataire est dit représenter
un m andant, c ’est-à-dire en incarnant la figure sous laquelle il
p eu t être reconn u et avec laquelle des transactions peu v en t être
m enées. Ainsi, ces images de présence à p rem ière v u e an ico -
niques sont en réalité des signes com plexes qui fo n ctio n n en t à
la fois com m e des indices —elles sont des réceptacles, des parties
d ’u n tout, la trace d ’u n e action, donc des quasi-personnes — et
com m e des icônes — elles ren d en t visible une propriété fonda­
m entale de l’objet d o n t elles tien n en t lieu : son existence.
O n a parfois v o u lu opposer de façon tran ch ée deux m odes
de la figuration que la G rèce antique aurait thématisés dans son
vocabulaire et do n t on pourrait conjecturer q u ’ils o n t une portée
plus large : Veidôlon, un simple décalque de l’apparence sensible,
un simulacre fondé sur une relation de ressemblance physique, et
1 ’eikôn, une transposition de l’essence de l’être représenté, la mise
en évidence dans u n sym bole de l'affinité de nature, de qualité
ou de valeur que l’esprit appréhende entre l’objet figuré et son
m odèle26. L’idole serait u n leurre car elle captive le regard et rend
oublieux du réfèrent auquel elle se substitue —c’est la justification
des iconoclasm es ; tandis que l ’icône sollicite l’en ten d em en t en
donnant à voir u n e relation intelligible p lu tô t que sensible, une
sim ilitude n o n ostensive entre l’im age et ce quelle représente.
Par-delà le contexte grec, ce contraste perm ettrait de distinguer
deux types d ’im ages: celles qui ren d en t u n objet présent sans
prétendre à la ressemblance et celles qui im itent ce qu’elles figurent,
au prem ier c h e f les œ uvres d ’art dans la trad itio n occidentale
m oderne. Jean-P ierre V ernant a pu paraître p rêter son autorité
à cette généralisation simplificatrice que beaucoup d ’an th ro p o ­
logues ont adoptée et d o n t H ans B elting a mis en lum ière q u ’elle

35
LES F O R M E S D U VI SI BLE

servait depuis longtem ps à contraster les images des “prim itifs”


à celles des “ civilisés”27. Il est vrai q u ’en analysant le passage de
«la présentification de l ’invisible à l’im itatio n de l’apparence»
dans le m o n d e grec à la charnière des Ve et IV e siècles, V ernant
a m o n tré q u ’au culte d ’em blèm es du divin sans form e reco n ­
naissable ni visée figurative avait succédé la p ro d u ctio n d ’images
ressemblantes et une réflexion sur la mimêsis chez X én o p h o n et
surtout chez Platon. O r, com m e il l’a lu i-m êm e précisé après,
s’il y a b ien différence entre eidôlon et eikôn, elle réside dans la
succession tem porelle de l’em ploi de ces termes, n o n dans l’oppo­
sition de leurs champs sém antiques28. Eidôlon se trouve dans les
textes les plus anciens, où il désigne u n double d ’être hum ain
—songe ou fantôm e ; à p ro p rem en t parler, c’est une apparition
qui est « à la fois présence de celui d o n t on reconnaît l’identité
en le voyant planté devant soi et com plète absence d ’u n être qui
a quitté la lum ière du jo u r ou qui d ’origine lui est étranger29».
E n revanche, Yeikôn n ’apparaît q u ’au V e siècle, com m e pro d u it
d ’une activité m im étique. Cela dit, la “sem blance” que recouvre
Veidôlon s’exprim e dès l’origine par les term es m êm es do n t eikôn
est dérivé30.
E n G rèce an tique, idole et icô n e ne sont pas an tithétiques
com m e elles ont pu le devenir plus tard à Byzance, où la prem ière
fin it p ar s’ap p liq u er à des d ieu x qui n ’existen t que par leurs
im ages, tandis q u e la seco n d e était réservée aux rep résen ta­
tions de D ieu. Il est donc vain de s’appuyer sur l’au to rité des
A nciens afin d ’opposer com m e deux catégories irréductibles les
images qui ren d en t présent l’invisible et celles qui ressem blent
par m im étism e puisque les unes com m e les autres o n t recours
à l’iconicité to u t en exploitant des champs de sim ilitude diffé­
ren ts: les prem ières ex p rim en t u n e relation de co n v en an ce à
u n m o d èle et d o iv en t donc, ne serait-ce que dans leu r n om ,
m anifester certaines des qualités sensibles et intelligibles q u ’on
lui prête, tandis que les secondes se co n ten ten t d ’im iter l’appa­
rence extérieure. Dans les d eu x cas, il y a b ien u n e form e de
congruence avec ce qui est représenté, une adéquation entre une
manifestation concrète de l’im age et l’identité, soit physique, soit
norm ative, de l’objet figuré.
LES PLIS D U M O N D E

À côté des images qui ne figurent q u ’elles-m êm es se situent


celles qui, to u t en paraissant to u t à fait aniconiques, renvoient de
façon oblique à des référents identifiables. O n a coutum e de dire
que l’une des raisons ren d an t malaisée l’articulation entre l’his­
toire de l’art et l ’ethnologie de l’art vient de ce que la réflexion
sur l’art occidental s’est attachée aux œuvres figuratives ju sq u ’au
d éb u t du x x e siècle, tandis que les im ages ordinaires les plus
com m unes dans les sociétés traditionnelles d ’A frique, d ’A m é­
rique, d ’Asie et d ’O céanie paraissent à prem ière vue n o n figura­
tives31. D ’où l’im portance dém esurée accordée dans les musées
ethnographiques aux sculptures et aux masques, cooptés par les
am ateurs d ’art p rim itif co m m e des œ uvres analogues à celles
que l’o n trouv e dans les m usées des beaux-arts, au d étrim en t
des objets ornés, des tissus, des vanneries ou des parures, qui se
voient ravalés au m êm e rang que les artefacts occidentaux exposés
dans les musées d ’art décoratif. Il suffit p o u r s’en convaincre de
regarder les couvertures des revues d ’art p rim itif où trô n en t de
façon à peu près exclusive les élégants masques d ’Afrique centrale,
les visages grimaçants des gnomes du Sepik, en N ouvelle-G uinée,
o u les effigies d ’anim aux hiératiques de la côte n o rd -o u est de
l’A m érique du N o rd . C e dédain est en outre accentué par l’idée,
développée dès la fin du x ix e siècle par des auteurs com m e Alfred
H addon, K nut Stolpe ou, un peu plus tard, Karl von den Steinen,
que les motifs décoratifs dans les sociétés sans écriture seraient le
résultat d ’une sim plification et d ’u n e schém atisation de figura­
tions réalistes d ’anim aux peu à peu réduites à des formes géom é­
triques32. Certains ont p u voir dans cette évolution hypothétique
le tém oignage d ’une dégénérescence de l’élan créateur et d ’u n
appauvrissem ent des significations sym boliques attachées aux
images, com m e si la conventionnalisation et le développem ent de
l’ornem entation étaient allés de pair dans l’histoire de l’hum anité
avec la perte de sens.
O r une telle séparation entre le figuratif et le décoratif est loin
d ’être aussi tranchée. E n effet, l’usage de m otifs orn em en tau x
sur des objets de la vie quotidienne a souvent p o u r résultat de
stim uler l’im agination visuelle, donc de déclencher la production
d ’images mentales qui sont souvent to u t à fait figuratives sans être
LES F O R M E S D U VI SI BLE

po u r autant figurées sur un support m atériel. C ette fonction, que


l’on pourrait appeler “iconogène” , est d’abord caractéristique des
décorations stylisées, c’est-à-dire des motifs schématisés et non
directem ent m im étiques qui évoquent néanm oins p o u r ceux qui
les regardent u n réfèrent identifiable sans difficulté : l’iconicité
est ici l’effet d ’une m otivation d o n t le co n ten u sém antique p eu t
être d ’une grande pauvreté, mais qui est cependant activée par la
figuration d ’au m oins une p ropriété de ce que le m o tif dénote.
Ainsi en va-t-il de la ligne brisée chez les A chuar de l’A m azonie
équatorienne, u n m o tif décoratif très courant do n t le n o m verna­
culaire, utunim , désigne O rio n et renvoie au zigzag reliant les
étoiles de cette constellation (illustration t).

AA
Amazonie équatorienne
1. Le motif d'Orion, Achi

Le m o tif utunim est utilisé sur différents supports o ù il est


possible que le term e par lequel il est désigné ne jo u e aucun rôle
(peintures sur le visage, carquois p o u r les dards de sarbacane,
bracelets et chevillères tissés), mais il en est deux au m oins où il
fonctionne com m e un signe iconique : sur le flanc des pirogues
m onoxyles où il est gravé au feu et sur la b o rd u re interne des
bols en terre cuite (pinm kia ) destinés à boire la bière de m anioc.
Dans ces deux cas, la présence d ’u n e figuration d ’O rio n fait sens
p o u r des raisons q u ’u n m ythe rend explicites. Il relate com m ent
u n g ro u p e d ’o rphelins, les musach, s’en fu y an t sur u n radeau
p o u r échapper aux mauvais traitem ents que leur infligeait leur
parâtre, fin iren t par arriver à l’en d ro it o ù la rivière rejo in t la
voûte céleste, au p o u rto u r du m onde, et p u ren t ainsi grim per
au ciel. Les musach sont devenus les Pléiades, et leur radeau, qui

38
LES PLI S D U M O N D E

les a suivis, s’est transform é en utunim, la constellation d ’O rio n ,


d o n t la form e presque rectangulaire est devenue, avec le zigzag,
l’u n des deux aspects saillants p o u r les A chuar de cet assemblage
d ’étoiles33. C eu x -ci disent que le périple aquatique des musach
recom m ence chaque année lorsque, vers la m i-avril, les Pléiades
puis O rio n disparaissent du ciel vers l’ouest au début de la n u it
p o u r s’abîm er dans l’am o n t des rivières et réapparaître à l’est peu
avant le lever du soleil au cours du mois de ju in , au term e de leur
descente vers l’aval. D u ran t leur voyage, on dit que les Pléiades et
O rio n font bou illo n n er les cours d ’eau, ce qui explique les crues
qui les affectent d urant ces trois mois, un b o u illo n n em en t qui
est vu com m e u n e sorte de ferm entation cosm ique analogue à la
ferm entation de la bière de m anioc dans les grandes jarres où le
processus est enclenché par les enzymes de la salive des femm es
qui m astiquent et recrachent le tubercule bouilli.
La ligne brisée reliant plusieurs points du radeau O rio n possède
ainsi une dim ension iconique do n t jo u e n t les A chuar lorsqu’ils la
gravent sur une pirogue ou la dessinent sur un récipient : dans le
prem ier cas utunim évoque des propriétés de son réfèrent trans­
mises à l’em barcation, à savoir la puissance et la régularité du flux
aquatique auquel O rio n s’incorpore une partie de l’année, tandis
que le m êm e m o tif apparaissant en lisière de la nappe de bière de
m anioc dans un bol y rappelle de façon m étonym ique le processus
de la ferm entation auquel O rio n est associé. C e m o tif très simple
n ’est donc décoratif qu’en apparence car sa fonction, du moins pour
les deux supports m entionnés, n ’est pas sim plem ent ornem entale :
il est à la fois iconique, en rendant visible sans équivoque ce dont il
tient lieu, et doté d’une agence propre, en l’occurrence la délégation
intentionnelle d ’une propriété cosmique à un artefact. D e ce fait,
il entre de plein droit dans le registre figux'atif.
Des exem ples de ce type sont courants en A m azonie, o ù ils
prennent parfois des formes complexes dans lesquelles une m êm e
structure de motifs p eu t renvoyer à des référents multiples qui se
signifient en écho les uns des autres. Ainsi en va-t-il du m o tif de la
“raie astronom ique” , do n t D im itri Karadimas a suivi les transfor­
mations sur de multiples supports le long d ’un transect structural
allant du pied des Andes aux Guyanes, p o u r m ontrer finalem ent

39
LES F O R M E S D U VISTBLE

que l’invariant qui organise ce schèm e icon o g rap h iq u e est, là


encore, la constellation d ’O rio n 34. Le p o in t de départ est l’inter­
prétation d ’u n masque rituel co m m u n aux populations mirana,
m akuna, yukuna et m atapi du m oyen C aqueta et de l’Apaporis en
A m azonie colom bienne, masque qui porte sur sa face antérieure
des motifs difficiles à identifier. Il est utilisé lors d ’une fête célébrée
à l’équinoxe de mars, au m om ent de la fructification du palmier
Bactris gasipaes, fête au cours de laquelle les esprits animaux, repré­
sentés par des danseurs portant des masques, sont reçus en grande
pom pe dans la maison com m une et abreuvés de bière de Bactris en
échange de la nourriture q u ’ils fournissent aux hum ains le reste de
l’année. Le palm ier Bactris appartenait jadis au peuple des poissons
dans le m onde souterrain, de sorte que le rituel com m ém ore aussi
u n épisode m ythique : le vol par le héros culturel Soleil du M ilieu
du prem ier noyau de Bactris rapporté sur la terre ferme, puis le
conflit avec les poissons qui s’ensuivit et le triom phe du héros sur
son rival R aie, q u ’il tue d ’un coup de lance.
A u nom bre d ’une quinzaine, et distingués par des motifs diffé­
rents, les masques sont polyvalents et chacun sert à incarner plusieurs
espèces dont l’identité est révélée à chaque fois par l’expression du
visage du danseur lorsqu’il se dévoile po u r boire la bière qui lui
est offerte. Les masques ne sont donc pas iconiques dans un sens
réaliste ordinaire puisque chacun d’entre eux sert à dénoter plusieurs
espèces dont il synthétise les attributs —le masque qui représente
les anim aux terrestres et aériens porte ainsi plumes et poils ; il va
to u r à to u r donner vie à des espèces différentes grâce à l’hum ain
qui rendra présent l’esprit de chacune d ’entre elles. Toutefois, le
masque du m aître des poissons, dit masque de R aie, possède des
caractéristiques singulières. C ’est une plaque elliptique fixée sur la
cagoule du danseur où sont dépeints des cercles et des lignes qui,
de prim e abord, n ’évoquent en rien une raie. O r, selon l’inter­
prétation de Karadimas, ces cercles renvoient aux yeux de la raie
ainsi q u ’aux ocelles q u ’elle porte sur ses deux ailes : les deux plus
grandes de ces ocelles occupent le som m et d ’un trapèze dont les
yeux form ent la base la plus courte, analogue donc à la constel­
lation d ’O rio n (illustration 2-1). Mais la raie p eu t être vue d ’une
autre façon com m e une espèce “ à quatre y eu x ” si l’on dispose sur
LES PLIS D U M O N D E

un m êm e plan sa face dorsale (qui porte les yeux) et la face ventrale,


où se situent la bouche et les narines, chacune des faces form ant
com m e un visage doté d ’yeux qui peut dès lors être superposée à
l’autre dans le masque (illustrations 2-2 et 3).

2.2
2 .Masques de la raie, Yukuna, Amazonie colombienne

Anlhropom orphisalion de la bouche et d es narines d'une raie!

3. Le dédoublement des orifices de la raie dans un masque yukuna

L’association entre la raie et O rio n s’explique par des raisons


m ythologiques. R a ie -O rio n est le dem i-frère utérin de Soleil du
M ilieu et il occupe dans le ciel n o ctu rn e une position équiva­
lente à celle que ce dernier occupe dans le ciel diurne. C ’est cette
cond en satio n d ’associations m ythiques, de positions astro n o ­
m iques et de caractéristiques anatom iques que figurent les motifs
apparem m ent aniconiques du masque de la raie.
M ais il y a plus. P oursuivant son en q u ête sur le m o tif de la
raie astronom ique, Karadimas le débusque lo in de là, dans les
Guyanes, figuré par les W ayana sur leurs ciels de case, des disques

41
LES F O R M E S D U VI SI BLE

peints qui o rn e n t le centre du to it des m aisons circulaires, et


gravé sur des massues en bois dur provenant de la côte, proba­
blem ent attribuables aux Kali’na35. D ans les deux cas, les motifs
évo q u en t la raie et O rio n , soit en figurant u n e étoile centrale
q u ’encadrent deux dessins symétriques form ant u n trapèze sur un
disque assimilé à une raie —le ciel de case —, soit en dédoublant
les deux faces des raies sur les deux faces de la massue de façon
à faire apparaître quatre yeux p o u r figurer les étoiles encadrant
le baudrier d ’O rion. Bref, la raie et la constellation d ’O rio n , du
fait des caractéristiques anatom iques singulières de la prem ière et
du rôle de m arqueur saisonnier de la seconde, se sont trouvées
com binées à plusieurs reprises en A m azonie dans des graphèmes
hybrides p o u r figurer des relations de coïncidence spatiales et
temporelles, d ’antagonisme et de correspondance de formes q u ’un
m ythe avait souvent mises en scène de façon parallèle.
Certes, tous les motifs décoratifs amazoniens ne sont pas figuratifs.
O n p eu t m êm e accorder crédit à la conjecture de Pierre Déléage
selon laquelle les term es en apparence m otivés qui désignent
par des référents analogues les motifs décoratifs très semblables
que l’on trouve dans to u te l’A m azonie résultent en réalité d ’une
m otivation a posteriori, laquelle sert à fixer par des nom s issus de
l’observation du m o n d e phénom énal des répertoires graphiques
formés indépendam m ent de celui-ci, par com binaison de figures
géom étriques simples —chevron, croix, carré ou triangle36. Ainsi
s’expliquerait que des motifs en zigzag ou constitués de losanges
accolés seraient à p eu près p arto u t —sauf chez les A chuar, on l’a
vu —désignés par des term es d énotant le serpent ou l’anaconda,
tandis que des m otifs constitués de carrés enchâssés les uns dans
les autres seraient nom m és par référence aux écailles de tortue.
La proposition est intéressante, mais difficile à p ro u v er dans la
mesure où rien ne perm et de trancher entre cette hypothèse d ’une
m otiv atio n p u rem en t term inologique et l’idée plus com m une
que des formes saillantes sur le plan p ercep tif et observables dans
l’env iro n n em en t — écailles de serpent, m ouvem ents de reptile,
arêtes de poisson — auraient fourni des gabarits analogiques, et
donc figuratifs, aux motifs décoratifs les plus courants dans cette
région du m onde.

42
LES PLI S D U M O N D E

C ’est égal au fond. C ar ce qui im porte vraim ent ici, c’est m oins
d ’avérer ou n o n la source ic o n iq u e év en tu elle du rép erto ire
graphique que d ’évaluer les effets d ’iconicité que la combinaison
des motifs p eut engendrer. E n A m azonie toujours, entre les motifs
décoratifs qui renvoient à u n réfèrent parce q u ’ils rendent visible
l’une de ses propriétés et ceux qui sont to u t à fait aniconiques, il
existe des cas d ’ornem entation iconogène dans lesquels les motifs
ne sont pas iconiques pris séparém ent, mais d o n t l’assemblage
figure néanm oins u n objet du m onde. C ’est le cas des peintures
faciales des Shuar de l’A m azonie équatorienne auxquelles A n n e-
C hristine T aylor a consacré u n e étude37.
Les motifs do n t les hom m es shuar se peignent le visage presque
chaque jo u r avec une tein tu re rouge à base de ro u co u sont des
figures géom étriques —lignes, points, triangles, bandes incluant
une ligne brisée, des rayures verticales ou des losanges —qui sont
parfois désignées par le n o m d ’une espèce animale, n o n parce
q u ’elles sym boliseraient cette espèce, mais parce que l ’animal en
question — serpent, papillon, ou félin - en est lui-m êm e orné.
Ces motifs relèvent ainsi de ce que D éléage appelle des réper­
toires graphiques : ils co n stitu en t un stock co m m u n d o n t tant
les anim aux que les hum ains sont ornés et ces derniers ne les
arborent pas p o u r ressem bler à l’espèce do n t ils p o rten t le nom .
E n revanche, chaque com binaison de motifs do n t u n h o m m e se
peint renvoie à u n prototype qui n ’est toutefois connu lui-m êm e
q u ’à travers une autre im age. C e pro to ty p e est u n esprit indivi­
dualisé appelé arütam q u ’u n h o m m e ren co n tre sous la form e
d ’u n spectre au cours d ’u n e expérience visionnaire, u n défunt
qui s’identifie n o m m ém en t et qui va devenir Yalter ego de celui à
qui il est apparu, v enant l’habiter à la m anière d ’une conscience
de soi dédoublée im p liq u an t u n e p o ten tialité d ’o b jectiv atio n
réciproque. La p einture faciale est ainsi l’indice q u ’u n ho m m e
a été visité par u n arütam et q u ’il a reçu de lui, outre ardeur au
combat, longévité et talent oratoire, certaines dispositions qui sont
particulières à cet arütam et que ce dernier avait lui-m êm e reçues
de son vivant d ’u n autre arütam. C ependant, les motifs ne repré­
sentent pas sym boliquem ent la classe de dispositions que Y arütam
a transmises au visionnaire, mais sim plem ent la peinture faciale

43
LES F O R M E S D U VI SI BLE

q u ’il portait au m o m en t où il est apparu, une figure que seul le


p o rteu r a eu le privilège de vo ir et do n t il doit taire le n o m et
les caractéristiques. La p einture faciale est donc bien une im age
iconique, puisqu’elle désigne de façon m im étique une individualité
singulière —com m e C hariot est représenté par sa m oustache, sa
dém arche et son accoutrem ent ou Pallas A thénée par ses attributs
guerriers; mais c’est u n e im age que le p o rteu r ne pouvait jadis
voir lui-m êm e lorsqu’il la dessinait sur son visage, faute de miroir,
et d o n t le p rototype dem eure in co n n u à tous ceux qui, quant à
eux, peu v en t v oir les motifs d o n t il est constitué. O n a donc là
une sorte de m ém oire peinte qui renvoie bien à un réfèrent sur
le m o d e de la ressemblance, mais d o n t les spectateurs ignorent
to u t et que l’auteur de la p ein tu re ne p eu t se figurer q u ’en se
rem ém orant l’im age d o n t elle est la trace.
Ces m anières subtiles d ’em ployer des motifs “ o rn em en tau x ”
p o u r figurer des référents schématisés, encastrés les uns dans les
autres ou h au tem en t individualisés, ne sont pas propres à l’A m a­
zonie. Le travail m o n u m en tal de Karl v o n den Steinen sur l’art
décoratif des îles M arquises en fournit maints autres exemples que
le com m entaire virtuose d ’Alfred Gell convertit en une véritable
théorie autochtone de la transform ation structurale des images38.
Il n ’en dem eure pas m oins q u ’une très grande partie de l’ico n o ­
graphie n o n européenne to u rn e le dos à la figuration, m êm e s’il
arrive q u ’elle soit com binée localem ent à des images m im étiques,
le plus souvent en trois dim ensions. D ’où vien t cette très grande
généralité des décors géom étriques, n o ta m m en t sur les objets
d ’usage q uotidien? P ou rq u o i tant de collectifs hum ains ont-ils
choisi au fil du temps d ’o rn er leurs artefacts, leurs corps, leurs
dem eures, leurs costum es, leurs lieux de culte avec des décora­
tions aniconiques plutôt q u ’avec des images figuratives? Le défaut
de com pétence technique est à exclure : la perfection de certains
motifs décoratifs com plexes exécutés par des potières am érin­
diennes à m ain levée, en con tin u et sur des surfaces convexes
ren d u n e telle explication p eu probable. La réponse suggérée
par A lfred Gell paraît plus convaincante39. D ans les différents
genres de représentation figurative, l’agence prêtée à l’im age est
fondée sur un je u com plexe de délégations d ’intentionnalité au
LES PLIS D U M O N D E

sein du réseau qui connecte cette im age à celui qui l’a produite,
au réfèrent q u ’elle dépeint et à celui qui la regarde. Dans l’art
décoratif, par contraste, le po u v o ir d ’action autonom e de l’image
n ’est plus subrogé, dépendant en partie de ce q u ’elle représente,
il est p u rem e n t in tern e à la com position et résulte du fait que
les motifs et leurs com binaisons paraissent interagir les uns avec
les autres, d o n n a n t l ’im pression d ’être anim és du seul fait de
leurs caractéristiques de form e et de position. Par rapport aux
images iconiques, les m otifs décoratifs o n t ceci de particulier,
en effet, q u ’ils jo u e n t sur les propriétés visuelles intrinsèques de
la répétition et de la sym étrie, lesquelles produisent une illusion
cognitive d ’anim ation très éco n o m e en m oyens car fondée sur
seulem ent quatre m ouvem ents de déplacem ent dans le plan : le
reflet sym étrique, le reflet inversé, la translation et la rotation.
M êm e les plus élémentaires des décorations —com m e la grecque,
soit la translation répétée d ’u n m o tif très simple le lo n g d ’une
ligne continue —paraissent m ues par un dynam ism e propre car
on ne p eu t m anquer de les regarder en transposant m entalem ent
le m o tif vers la droite ou vers la gauche, de façon à avérer leur
congruence par superposition, engendrant l’illusion que les motifs
eux-m êm es sont à la source du m o u v em en t. C ette illusion n ’est
en rien u ne erreu r de p erce p tio n puisque c ’est l’attrib u tio n à
la chose perçue de l’action intentionnelle à l’œ uvre dans l’acte
p ercep tif qui est le véritable fo n d em en t cognitif de l’anim ation
des motifs. A vec les im ages aniconiques, de fait, c ’est l’agen­
cem ent qui fait l’agence.
C ’est pourquoi, ainsi que Gell le suggère, les motifs ornem entaux
fo nctionnent com m e des pièges à pensée, des mécanismes qui
captent et fixent l ’attention, capables de susciter u n attachem ent
aux objets q u ’ils o rn en t, n o n seulem ent parce que ces objets,
et le p ro je t c o llectif d o n t ils ém an en t, d ev ie n n e n t ainsi plus
saillants que d ’autres dépourvus de décoration, mais aussi parce
que l’effet de fascination que les m otifs suscitent con d u it à un
détachem ent vis-à-vis de l’env iro n n em en t élargi et des préoccu­
pations m ondaines de celui qui les regarde ; grâce à cette p ro p é-
deutique de l’attention, le spectateur sera ainsi m ieux en situation
de se concentrer sur une pensée, sur u n état intérieur, voire sur un

45
LES F O R M E S D U VI SI BLE

objet irreprésentable : D ieu ou l’infini. S’abîm er dans la co n tem ­


plation de motifs décoratifs perm et de se déprendre de soi-m êm e
et p eu t constituer u n exercice spirituel canalisant la piété ; leur
usage dans la décoration de lieux voués à la prière exploite ce rôle
de fixateur d’une attention non ciblée, car sans distraction référen­
tielle, rendant ainsi particulièrem ent vivace l’expérience d ’une
agence d o n t la source est d ’autant plus difficile à assigner q u ’elle
paraît tout entière inhérente aux rapports autonom es d ’interaction
q u ’entretiennent des motifs dépourvus par ailleurs de signification
intrinsèque. L’une des voies possibles vers l’accès à la transcen­
dance passe ainsi par l’expression au to m atiq u e et p lein em en t
im m anente d ’effets optiques indem nes de to u t sym bolism e40.
L ’art dit “ abstrait” repose sur les m êm es principes. D ans un
tableau de R o th k o , de Pollock ou de Soulages, une tâche, un
trait, u n aplat p eu v en t aussi d o n n er l’im pression d ’exercer une
action sur u n élém ent voisin, soit par u n contraste de tracé, soit
par u n contraste de couleur. A la différence de ce qui se passe
avec Fart décoratif, ce ne sont pas la répétition et la sym étrie qui
donnent l’illusion du m ouvem ent à travers u n piège cognitif quasi
m écanique, c ’est l’ingéniosité, le talent ou le génie de l’artiste
qui en est la source, lorsque le peintre a su discerner les rapports
de form e et de tonalité les plus adéquats à l’im pression d ’ani­
m ation que la toile exerce sur le spectateur. Il en résulte que l’effet
d ’agence n ’est plus in tern e à l’im age, com m e c ’est le cas avec
les motifs ornem entaux, mais directem ent im putable à l’in ten -
tionnalité de l’artiste, do n t le tableau, m êm e s’il est dépourvu de
signification com m e de référence à u n prototype, présente une
trace, une sorte de graphe vibrant et épuré de la m anière do n t
son auteur p o urrait figurer des objets s’il lui en prenait l’envie.
D u reste, le spectre de l’iconicité déroule aussi ses nuances au
sein m êm e de Fart abstrait, depuis u n pôle assez proche de Fart
d éco ra tif du p o in t de vue de la source de ses effets oculaires,
ju s q u ’à u n autre plus fran ch em en t ic o n o g èn e o ù l ’in te n tio n
figurative n ’a pas disparu, au m oins sous les espèces d ’u n état de
l’artiste ou d ’une circonstance où il se trouve, sur lesquels l’œ uvre
est rép u tée livrer des indices et que son titre s’efforce parfois
d ’évoquer d ’autre m anière. Le p rem ier pôle est bien illustré par

46
LES PLIS D U M O N D E

Yop art et par le parti que des artistes refusant toute référence au
m onde et à eux-m êm es, com m e V ictor Vasarely ou Frank Stella,
o n t su tirer des illusions de la p erception visuelle, tandis que le
second p eu t renv o y er à des m em bres de ce que l’o n a appelé
l’expressionnisme abstrait, tel Pollock, do n t l ’actionpainting figure
le processus m êm e de création, ou R o b e rt M otherw ell, do n t les
toiles, po u rtan t to u t à fait “ abstraites” , aspirent à rendre visibles
sa vie intinle, ses ém otions et ses réactions vis-à-vis des événe­
m ents qui l’affectent (tableau i).

F IG U R A T IF N O N F IG U R A T IF
Ico n icité
Ic o n ic ité “ic o n o g è n e ” A n ic o n iq u e
m im é tiq u e
L’im age M o tif C om binaison L’im ag e figure A rt d é c o ra tif A rt n o n
re p ro d u it stylisé de m otifs u n état, u n e (m o tiv atio n référentiel
u n n o m b re (m o tiv atio n fig u ra n t u n situ atio n , u n absente o u (op art, p a r
plus ou active réfè ren t o u processus inactive) exem ple)
m oins par au s’ajo u ta n t (expressionnism e
g ran d de m o in s u n e à une abstrait o u
p ro p riétés p ro p riété fig u ratio n bétyles)
du réfèren t du m im é tiq u e
réfèrent)

Tableau 1 - Le sp ectre iconique

E n se déployant to u t au lo n g d ’u n e gam m e continue qui va de


l’art “réaliste” le plus m im étique à l’art abstrait le m oins figuratif,
les degrés d ’iconicité se m o d u len t aussi dans u n rapport p ro p o r­
tionnel au degré d ’autonom ie prêté à l’image. Plus celle-ci est
“ressem blante” , c’est-à-dire plus grand est le nom bre des qualités
de ce q u ’elle figure d o n t elle p arvient à restituer l ’im pression
visuelle, plus l’effet d ’agence qui semble l’anim er sera attribuable
aux caractéristiques et aux circonstances des objets et des situa­
tions q u ’elle dépeint, m êm e si ces référents sont ostensiblem ent
désertés par la vie. Ainsi en va-t-il des saisissantes natures m ortes
de l’école hollandaise; dans leurs détails en apparence les plus
triviaux - la m ousse qui pétille en débordant d ’u n e chope, l’œil
frais du poisson que l’o n vien t de pêcher, la tache de sang qui
com m ence à s’étaler sous la perdrix encore tiède —, elles ren d en t

47
LES F O R M E S D U VI SI BLE

manifestes les intentions de ceux qui se sont procuré ces victuailles


et les o n t disposées sur une nappe fleurie, mais aussi une sorte
de téléologie générale des organism es qui lie particulièrem ent
la m o u ch e à la pelure de citron, le papillon à la rose, la souris à
l’écuelle de lait. A l’inverse, plus l’iconicité est ténue, a fortiori
si elle est récusée, plus l’agence de l’im age paraît inh éren te à sa
structure form elle et renvoyer ainsi à l’ingéniosité de celui qui l’a
produite, de sorte que l ’intentionnalité de ce dernier, son talent,
son habileté, son imagination deviendront plus manifestes que dans
une œ uvre figurative du fait que nulle référence à u n m odèle ne
viendra faire divaguer l’attention du spectateur. C o m m e Pollock
l’avait bien com pris, l’im age la plus figurative est celle qui figure
son propre accom plissem ent.
C ’est p o u rq u o i la bande la m oins iconique du spectre de l’ico-
nicité est peu propice à la présentification visuelle des traits carac­
téristiques de telle ou telle ontologie : on s’y trouve distrait par la
virtuosité pure d ’une création se prenant elle-m êm e p o u r objet,
fasciné ju s q u ’à la suspension du ju g e m e n t par les entrelacs, les
contrastes et les sym étries, incapable d ’objectiv er ce que l ’on
regarde, donc em pêché de faire jo u e r à la p ercep tio n son rôle de
détecteur et de distributeur des qualités du m onde. À l’instar de
ces dém ons que l’on cherche à m éduser au seuil des maisons de
l’Inde du Sud par les kolam, des motifs apotropaïques si complexes
que ceux qui les regardent en o u blient leurs mauvaises in ten ­
tions, le spectateur contem plant une orn em en tatio n aniconique
séduisante par sa com position ten d à se désister de son discer­
nem ent et abandonne la tâche toujours recom m encée de m ettre en
coïncidence l’objet perçu dans u n e im age avec le type au m oyen
duquel celui-ci p ren d sens dans u n réseau de relations. Q u an t
aux figures sans form e ni visage, du type huaca, bétyle ou boli,
qui attestent de l’existence d ’une divinité ou d ’u n principe actif
sans aller ju sq u ’à m o n trer à quoi il ressemblerait, elles dem andent
p o u r être activées ou adorées de savoir déjà ce q u ’elles sont ou
ce q u ’elles font puisque rien dans leur apparence ne l’annonce,
ni m êm e parfois le suggère. Les images figuratives, par contraste,
quel que soit leur degré de m imétisme ou de puissance iconogène,
offrent toutes u n accès, au m oyen de leurs seules ressources, aux

48
LES PLIS D U M O N D E

schèm es que les hum ains em p lo ien t afin de discrim iner et de


m odeler leurs perceptions selon les ontologies au sein desquelles
ils ont reçu leur éducation visuelle. O n en fera donc la m atière
principale des analyses qui v o n t suivre.
R evenons m aintenant à la question des mécanismes de l’ico-
nicité lorsque celle-ci n ’est pas une simple im itation reproduisant
un nom bre suffisant de propriétés d ’un objet p o u r q u ’il devienne
identifiable; mais q u ’elle est em ployée p o u r figurer des processus,
des états, des relations. Si l’o n adm et avec les sém iologues que le
signe iconique diffère du signe linguistique par sa m otivation, en
quoi au juste consiste-t-elle? E st-ce une simple ressem blance?
Ju sq u ’à quel p o in t perm et-elle de substituer le signe au réfèrent?
Est-elle néanm oins conventionnelle par certains aspects, et fondée
sur des schèmes de perception culturels qui guident la reconnais­
sance d ’un objet figuré à raison de l’apprentissage auquel le regard
a été soum is p o u r le discerner? Serait-elle m êm e inexistante,
com m e le prétend N elson G oodm an, pour qui les signes iconiques
sont analogues aux signes linguistiques, des sortes d ’étiquettes de
ce q u ’ils dénoten t d o n t il est indispensable d ’apprendre l’usage et
les règles syntaxiques41 ? Sans entrer ici dans le dédale des co n tro ­
verses philosophiques sur l’iconicité, u n thèm e développé plus à
loisir dans le post-scriptum de cet ouvrage, on dira quand m êm e
quelques m ots sur l’approche sém iologique qui paraît coïncider
le m ieux avec l’idée des schèmes figuratifs développée dans ces
pages, celle d ’u n collectif de sém ioticiens liégeois répondant au
n o m assez chestertonien de “ G roupe p ” .
R appelons d ’ab o rd cette évidence que la p erce p tio n d ’u n e
ressemblance entre u n e im age et ce q u ’elle figure est certes en
partie le résultat de l’expérience et du co n d itio n n em en t, mais
que cette p ercep tio n devient “n atu relle” rapidem ent, dès lors
que l’o n parvient à distinguer quels aspects de l’im age corres­
p o n d en t à des qualités sélectionnées parm i celles du réfèrent et
quels autres sont l ’effet d ’une convention figurable donnant à ces
qualités une apparence particulière. U n visage dépeint de profil
ne figure q u ’une partie des traits de la personne q u ’il représente
et dem eure néanm oins identifiable p o u r autant que, com m e dans
la perception directe, o n a appris à le com pléter m entalem ent.

49
LES F O R M E S D U VI SI BLE

Les images iconiques en deux dim ensions enchevêtrent ainsi des


élém ents correspondant aux objets d o n t elles sont le signe —des
aspects de leu r form e, de leurs couleurs, de leurs textures, de
leurs orientations —et des élém ents que chaque tradition ico n o ­
graphique ajoute com m e une sorte d ’échafaudage visible afin de
faire “ten ir ensem ble” les traits ressemblants —le choix de telle
ou telle géom étrie projective, l’échelle, un rapport entre figure
et fo n d ... C ’est cette com binaison entre des m orceaux de réalité
plus ou m oins fidèlem ent transposés et des codes iconiques sui
generis qui explique que nous p ouvons traiter u n e im age dans
certaines circonstances com m e étant l’objet m êm e q u ’elle figure,
to u t en sachant au fond q u ’il n ’en est rien.
O r, en p ro p o san t de com p lex ifier les élém ents constitutifs
de la structure générale des signes, les théoriciens du G roupe p
o n t apporté une solution élégante à cette h ybridité originelle
des signes iconiques, qui co m b in en t des codes visuels co nven­
tionnels et des indices de ressem blance42. L ’u n de ces éléments
nou veaux est propre au seul signe iconique, le “ ty p e” , l’autre
est partagé avec le signe linguistique, le “stim ulus” . C e dernier
est le m oyen concret, acoustique ou visuel, exprim ant le signi­
fiant (l’im age m en tale de la form e du signe) sous les espèces
d ’u n son, d ’une lettre ou d ’u n dessin ; tandis que le type, propre
au signe iconique, fonctionne com m e u n schèm e visuel garan­
tissant une correspondance entre le réfèrent (l’objet de la repré­
sentation) et le stim ulus par la m édiation duquel il reçoit une
expression m atérielle. Le signifié saussurien (la représentation
m entale que le signe dénote) s’éclipse ainsi du signe iconique
(mais dem eure dans le signe linguistique) p o u r se voir rem placé
par le type, u n p rototype conceptuel synthétisant les propriétés
visuelles du réfèrent. Supposons que le stimulus soit le dessin d ’un
palm ier rehaussé d ’aquarelle ; il en tretien t avec le réfèrent (un
palm ier-dattier aperçu dans une oasis tunisienne) une relation de
transform ation: le palm ier figuré n ’est pas identique au Phoenix
dactylifera que l’artiste a pris p o u r m odèle. Mais je reconnais un
palm ier dans ce dessin —m êm e si je n ’arrive pas à reconnaître
l’espèce —parce que le stim ulus (le dessin) est conform e à une
représentation figurative (le signifiant) équivalente à un type (un

50
LES PLI S D U M O N D E

ensem ble de traits visuels) qui condense ce que je sais du réfèrent


(la classe des plantes form ées d ’une longue tige ligneuse p o rtan t
une couronne de palmes à leur som m et). Le processus de signifi­
cation —ou, si l’o n veut, la “ressem blance” —découle du fait que
le stimulus (le dessin) et le réfèrent (la chose représentée) « entre­
tiennent des rapports de conform ité avec un m êm e “ty p e” , qui
ren d com pte des transform ations qui sont intervenues entre le
stimulus e fle réfèrent43».
U n grand m érite de la théorie du signe iconique proposée par le
G roupe ju est q u ’elle ne préjuge en rien de la nature du réfèrent : ce
p eu t être u n objet, une qualité, u n processus, réel ou im aginaire,
concret ou abstrait, bref, ce que j ’ai appelé ailleurs u n “ existant” ,
entendu com m e n ’im porte quelle entité, propriété ou phénom ène
dont une ontologie locale stipule q u ’elle fait partie du m obilier
de son m onde. E t il est vrai q u ’une image p eu t représenter une
divinité que personne n ’a jam ais vue, ou bien u n état d ’esprit,
une disposition, une ém o tio n —ainsi la série des Improvisations de
K andinsky —voire, com m e dans le cas des bétyles, le simple fait
d ’exister. Mais si le type d ’u n palm ier, d ’u n lion ou m êm e d ’une
m aison n ’est pas difficile à im aginer par analogie avec ce que la
psychologue Eleanor R o sch a appelé u n prototype —u n m em bre
d ’u ne catégorie d ’objets à l’apparence plus saillante qui devient
en conséquence le m eilleur exem plaire de cette catégorie44 —, le
type au m oyen duquel l’esprit auxiliaire d ’u n cham ane, l ’exis­
tence de propriétés partagées entre hum ains et n o n-hum ains ou
l’idée de hiérarchie statutaire p eu t être figuré dans u n e im age
est m oins intuitif. C ’est que, au-delà des types d ’objets, corres­
pondant à des synthèses imagées d ’entités d o n t une description
préalable est disponible —objets qui, de ce fait, sont déjà des signes
dont le type vient incarner l ’expression —, il faut envisager l’exis­
tence de types de relation figurables, c’est-à-dire des prototypes des
rapports que les signes des objets du m onde entretien n en t entre
eux. C ’est très exactem en t ce à qu o i corresp o n d en t les filtres
ontologiques d o n t ce livre am bitionne de m ettre en évidence le
rôle dans l’organisation des images.
LES F O R M E S D U VI SI BLE

Ontologies des images

Si figurer, c ’est faire apparaître de m anière reconnaissable des


objets, des états et certaines des relations qui les unissent, c’est aussi
rendre visible le m ode d ’existence singulier de ces êtres que l’on
instaure dans et par les images, c ’est m o n trer ce qui les distingue
par p rétéritio n de ceux que l’on a ignorés ou m éconnus, c’est
parfois dévoiler la raison m êm e p o u r laquelle ils acquièrent une
présence sensible p lu tô t que de dem eurer à la lisière du devenir.
Figurer, c’est ainsi d o n n er à vo ir l’ossature ontologique du réel
à laquelle chacun de nous se sera accom m odé en fonction des
habitudes que notre regard a prises de suivre p lu tô t tel ou tel pli
du m o n d e —u n p h én o m èn e, une qualité, u n objet se détachant
dans le flux de n o tre expérience sensible —to u t en dem eurant
indifférent à d ’autres sollicitations discrètes que d ’autres sujets
hum ains, ailleurs ou jadis, auront au contraire actualisées et qui
seront devenues p o u r eux chargées d ’u n e signification qui, p o u r
l ’essentiel, nous échappe. Dans le lacis des saillances où chacun
d ’entre nous trace sa ro u te d ’interprète des signes, il y a po u rtan t
des chem ins m ieux frayés que d ’autres parce q u ’ils se creusent en
suivant ces systèmes d ’indices que j ’ai appelés des m odes d ’iden­
tification, à savoir ces façons contrastées de discerner des conti­
nuités et des discontinuités entre un hum ain et ce qui l’environne.
Il faut revenir u n m o m en t sur ces m odes d ’identification —l’ani­
m ism e, le totém ism e, l’analogism e et le naturalism e — afin de
m ieu x spécifier co m m en t chacun d ’entre eux se manifeste dans
u n m o d e de figuration singulier, lequel, sur le plan iconique qui
nous intéresse ici, est décelable à la fois dans le choix des objets
que l’o n représente et par les m oyens grâce auxquels ils sont mis
en relation les uns avec les autres.
Le je u des contrastes entre les quatre formules porte sur la recon­
naissance ou n o n dans un objet indéterm iné en attente d ’identifi­
cation —u n aliud, en term es philosophiques45 —d ’u n e physicalité
et d ’une intériorité semblable ou dissemblable à celles d o n t to u t
h u m ain fait l’ex p érien ce: cet oiseau qui m e toise, ce banc de
bru m e qui m ’enveloppe peu à peu, cette m arm ite qui déborde,
ont-ils des intentions, des aspirations, des désirs du m êm e genre

52
LES PLIS D U M O N D E

que les miens ? S’adressent-ils à m oi ? A vons-nous des qualités de


form e ou de tem p éram en t en co m m u n ? Partageons-nous une
m êm e essence ou u n e m êm e origine? Som m es-nous faits des
m êm es com posantes? R é p o n d o n s-n o u s aux m êm es principes
d ’action? E xiste-t-il des correspondances entre nos propriétés et
m anières d ’être? T outes ces questions qui alim entent les in ter­
rogations m étaphysiques ordinaires de l’hum anité reviennent à
se dem ander si je détecte ou n o n dans l’objet en question des
dispositions intérieures de m êm e n atu re que celles que je m e
reconnais à m oi-m êm e, s’il semble constitué des mêmes éléments
que m oi et développer les m êm es fonctions. L’hypothèse de ce
livre est que ces critères de discrim ination ontologique fournis
par la gam m e des ressemblances et des différences entre l’in té­
riorité et la physicalité d o iv en t se retro u v er dans la figuration
des jointures articulant les élém ents des m ondes; on p eu t donc
escom pter que ce sera d ’abord en exploitant ce contraste et en
ren d an t ses com binaisons perceptibles par la form e, le trait et
la couleur que les m odes de figuration se distin g u ero n t entre
eux. C ’est p o u rq u o i il faut revenir sur le je u des contrastes dans
chacun des cas.
Loin d ’être une simple curiosité exotique, l’anim ism e surgit
de la propension de l’h um anité à détecter des intentions dans le
com portem ent des êtres les plus divers, m êm e ceux qui furent faits
de m ain d ’hom m e. A u vu des indices q u ’elle m e livre et de ce
que j ’entends dire à son propos, je peux avoir l’in tu itio n q u ’une
entité présente dans m o n en v iro n n em en t est anim ée de l’in té­
rieur par des dispositions analogues aux m iennes : animal, plante,
sim ple “présence” percep tib le par ses effets, voire artefact ou
image, elle semble m ue par une volonté propre, capable d ’actions
autonom es, dotée de discernem ent et en m esure d ’effectuer des
choix. Par contre, l’apparence physique sous laquelle elle s’offre
à m a perception diffère grandem ent de la m ien n e : couverte de
fourrure, de plum es ou d ’écorce, m unie d ’ailes, de nageoires ou
de branches, incapable de survivre hors de l’eau ou de se déplacer
en plein jo u r, cette entité est prédéterm inée par son enveloppe
m atérielle à o ccu p er u n e n iche écologique particulière et à y
m ener une existence distinctive. Bref, je peux inférer de beaucoup

53
LES F O R M E S D U VI SI BLE

des êtres qui m ’en to u ren t q u ’ils rép o n d en t à ces caractéristiques :


leu r intériorité n ’est guère différente de la m ienne, mais ils se
distinguent de m oi par leurs propensions physiques, par le type
d ’opération q u ’elles leur p erm etten t d ’accom plir et par les points
de vue contrastés que, de ce fait, elles leur offrent sur le m onde.
C ’est quand une telle attitude se généralise et se systématise parmi
u n groupe d ’hum ains que l’o n p eu t parler d ’animisme, u n m ode
d ’identification co m m u n parm i les A m érindiens d ’A m azonie et
du no rd de l’A m érique du N ord, dans l’aire arctique et en Sibérie
septentrionale, parm i des populations d ’Asie du Sud-E st et de
M élanésie. Les anim aux, les plantes, les esprits, certains objets y
sont vus et traités com m e des personnes, des agents intentionnels
dont on dit qu’ils ont une “âm e” , c’est-à-dire une faculté de raison­
nem ent, de com m unication et de ju g e m en t m oral qui en fait des
sujets de plein droit avec lesquels les hum ains p eu v en t entretenir
des relations de toutes sortes. D u fait de cette position d ’agent qui
leur est reconnue, la plupart des existants sont réputés s’organiser
selon des modalités analogues à celles des hum ains : ils o n t leurs
maisons, leurs chefs et leurs chamanes, se m arient selon les règles
en vigueur et pratiquent les arts de la civilisation. E t si, malgré la
différence des formes physiques, la com m unication est possible
entre les collectifs d ’hum ains et de non-hum ains —généralem ent
dans les rêves et lors de certains rituels —, c’est que les corps des
uns et des autres sont vus com m e de simples vêtem ents reco u ­
vrant des intériorités similaires, lesquelles les ren d en t capables
d ’échanger des messages significatifs avec d ’autres entités dotées
des m êm es facultés. Bref, là où l’O ccid en t m o d ern e identifie la
frontière entre hum ains et n o n-hum ains dans une discontinuité
m orale, l’anim ism e la v oit dans une discontinuité physique.
P o u r figurer une ontologie de ce type, il faut po u v o ir rendre
visible l’intériorité des diverses sortes d’existant —non pas dépeindre
les subtilités psychologiques de leur m oi, mais in d iq u er q u ’ils
o n t u n e subjectivité —et m o n trer que cette intériorité com m une
se loge dans des corps aux apparences forts diverses — corps de
proies, corps de prédateurs ou corps d ’étoiles —, lesquels doivent
pou v o ir être identifiés sans équivoque par des indices d ’espèce.
C ette double exigence stipule déjà des co n d itio n s figuratives
LES PLIS D U M O N D E

minimales p o u r l’animisme : par exem ple, u n certain degré d ’ico-


nicité afin que les enveloppes physiques soient reconnaissables
par leur form e générale, par u n attribut ou une attitude typique,
voire par un m ouvem ent ; ou encore que chaque être figuré le soit
p o u r son com pte, dans sa singularité de sujet - parfois en rapport
à u n autre qui se trouve avec lui dans u n e relation d ’interaction
com plém entaire — et jam ais dans une com position d ’ensem ble
où son agence p ro p re serait diluée dans celle d ’autres agents. C e
dernier point est intrinsèque à l’animisme : chaque sorte d ’existant
intentionnel possède u n p o in t de vue légitim e sur le m onde, de
sorte q u ’il n ’existe p o u r la figuration animiste aucune position
privilégiée à partir de laquelle u n assemblage réunissant u n grand
nom bre d ’êtres différents p o urrait être dépeint.
Le totém ism e, ce m o d e d ’identification d o n t les A borigènes
australiens offrent u n saisissant tém oignage, présente u n contraste
avec le précédent en ce q u ’il conduit à tenir p o u r négligeables les
différences entre les humains et les autres existants du p o in t de vue
de l’intériorité com m e de la physicalité et m et au contraire l’accent
sur le partage, au sein d ’une classe hybride com posée de certains
humains et de certains non-hum ains, d ’u n ensemble de qualités
que les uns et les autres possèdent également. Transmises à chaque
génération par les semences d ’u n prototype originel, ces qualités
ne renvoient pas tant à la form e des corps q u ’aux substances dont
ils sont faits, aux dispositions qui les habitent, au “tem péram ent”
q u ’ils manifestent, rendant ainsi plus vraisemblable l’idée d ’une
relation d ’identité entre des êtres d’apparences très différentes. Les
qualités com m unes aux m em bres de la classe —des humains, des
plantes, des anim aux —les rendent différents en bloc des m em bres
d ’autres classes qui contiennent n o n seulem ent d ’autres humains,
mais aussi d’autres plantes et d ’autres animaux. C haque classe est
ainsi autonom e sur le plan ontologique en ce q u ’elle incarne une
essence particulière localisée dans u n site précis, q u oiqu’elle soit
dépendante des autres classes sur le plan fonctionnel — à to u t le
moins pour les humains qui trouvent dans celles-ci leurs conjoints
et l’accès aux territoires de chasse et aux services rituels. Enfin,
chaque classe s’identifie en prem ier heu par le no m de son totem ,
un être qui vécut jadis sur la terre, au “temps du R ê v e ” , et dont

55
LES F O R M E S D U VI SI BLE

sont physiquem ent issus les membres hum ains et n o n humains du


groupe q u ’il incame. Bien que cet être soit très souvent désigné par
le n o m d ’u n animal, c ’est plutôt l’inverse qui est vrai : le to tem est
nom m é d ’après la qualité qui est sa m arque distinctive et l’animal
auquel il est identifié porte en réalité le nom de celle-ci. Cela signifie
q u ’u n totem n ’est pas un animal que des humains tiendraient pour
u n “ancêtre” , ni m êm e une espèce do n t les propriétés auraient
pu servir à caractériser la classe hybride qui en procède ; c’est un
ensemble d ’attributs hypostasiés dans un no m de qualité qui sert
aussi à désigner une espèce animale.
O n le voit, le totémisme est beaucoup plus qu’un dispositif classi-
ficatoire utilisant des contrastes entre espèces p o u r signifier des
contrastes entre groupes sociaux, c ’est une ontologie qui détecte
et distribue de façon originale les qualités perçues dans les êtres et
les lieux. C o m m en t figurer ces classes totém iques qui réunissent
des existants hum ains et n o n hum ains aux apparences très diffé­
rentes et p o u rtan t tous apparentés par une origine com m une et
des dispositions partagées ? E n d o nnant à voir l ’identité profonde
de leurs membres telle q u ’elle dérive des propriétés du totem dont
ils sont issus. Identité interne, du fait q u ’ils incorporent une m êm e
“essence” d o n t le n o m synthétise le cham p de prédicats q u ’ils
possèdent en com m un ; identité physique, car ils sont constitués
des m êm es substances, sont organisés selon une m êm e structure
et possèdent en conséquence le m êm e genre de tem péram ent.
H om o lo g ies de structures, id en tité des parcours de genèse et
références partagées à u n proto ty p e co m m u n sont ici les traits
que la figuration totém ique s’attachera à rendre présents.
La form ule de l’analogisme inverse celle du totém ism e. A u heu
que des hum ains et des n o n -h u m ain s soient fusionnés au sein
d ’une classe du fait q u ’ils partagent une essence et des substances
com m unes, c ’est au contraire toutes les com posantes du m onde,
tous les états et les qualités q u ’il contient, toutes les parties do n t
les existants sont faits qui se v o ien t distingués les uns des autres
et différenciés en autant d ’élém ents singuliers. À la m anière des
wan wou, les “ dix m ille essences” de la cosm ologie chinoise46,
ou de la m u ltitu d e d ’entités com posant la “ grande chaîne de
l’être” dans la cosm ologie m édiévale, ce m o d e d ’identification
LES PLIS D U M O N D E

repose sur le fractio n n em en t et l ’in d iv id u atio n des propriétés


des êtres et des choses. P o u r q u ’u n m o n d e form é d ’u n aussi
grand nom bre d ’élém ents singuliers puisse être pensable par les
hum ains qui l’occupent, p o u r q u ’il soit m êm e habitable de façon
pratique sans que l’o n s’y sente trop prisonnier du hasard, il faut
pou v o ir relier dans u n réseau de correspondances systématiques
les m ultiples parties d o n t il est constitué. O r, dans leurs formes
les plus visibles, ces mises en correspondance reposent toutes sur
la figure de l’analogie ; c ’est le cas, par exem ple, des corrélations
entre m icrocosm e et m acrocosm e q u ’établissent certains systèmes
divinatoires, des géomancies chinoise et africaine ou de l’idée que
des désordres sociaux —inceste, hom icide, parjure, abandon des
rites —entraînent des catastrophes climatiques. C ’est pourquoi j ’ai
proposé que l’o n appelle “ analogism e” cette ontologie de l’ato-
m isation et de la recom position qui fut dom inante en E u ro p e de
l’A ntiquité à la R enaissance et d o n t on trouve encore maintes
illustrations contem poraines parm i les civilisations d ’O rien t, en
A frique de l’O uest ou dans les com m unautés am érindiennes des
A ndes et du M exique. Face au constat que le m o n d e est peuplé
d ’u ne m yriade de singularités, il s’agit d ’organiser celles-ci en
chaînes signifiantes et en tableaux d ’attributs po u r tenter de donner
ordre et sens aux destinées tant individuelles que collectives.
Par rapport aux autres ontologies visuelles, la figuration analogiste
présente des caractéristiques inhabituelles. L’analogisme repose en
effet sur la reconnaissance d ’une discontinuité générale des intério­
rités et des physicalités aboutissant à un m onde peuplé d’atomes
uniques, u n m o n d e profus et m orcelé dans lequel les hum ains
s’efforcent de réduire le foisonnem ent des différences en détectant
entre les existants, com m e entre les parties dont ils sont faits, des
réseaux de correspondance perm ettant de donner un sens à leur
com portem ent. O r, dans une ontologie de ce type, où l’ensemble
des existants est fragmenté en une pluralité d ’instances et de déter­
minations, il existe nécessairement bien des manières de représenter
l’association de ces singularités, de sorte que l’objectivation de l’ana-
logisme dans des images prendra des figures plus diverses que dans
les autres m odes d ’identification. Par exemple, et dans la mesure
où l’analogisme m et l’accent sur l’ém iettem ent des intériorités et
LES F O R M E S D U VI SI BLE

sur leur dispersion dans une m ultiplicité de supports physiques,


l’on p eu t s’attendre à ce q u ’u n effort soit fait p o u r désubjectiver
l’intériorité des hum ains et des non-hum ains, de façon q u ’elle soit
disséminée et couplée à une physicaüté elle aussi distribuée. Afin
de figurer cela, il faut donner à voir u n ensemble de discontinuités
faibles et cohérentes, soit directem ent dans u n seul objet de nature
ostensiblement composite, une chimère, soit indirectem ent par des
effets d ’enchâssem ent m étonym ique de l’image et de ce q u ’elle
figure. A utrem ent dit, l’o bjectif figuratif de l’analogisme, c’est,
au prem ier chef, de rendre présents des réseaux de correspon­
dance entre des éléments discontinus, ce qui suppose notam m ent
de m ultiplier les composantes de l’image afin de m ieux désindi-
vidualiser son sujet.
Le d ern ie r m o d e d ’id en tificatio n , le plus fam ilier p o u r les
Européens, inverse term e à term e les prémisses de l’anim ism e:
les hum ains sont les seuls à posséder une intériorité —u n esprit,
une intentionnalité, une capacité de raisonnem ent —, mais ils se
rattachent au grand co n tin u u m des non-hum ains par leurs carac­
téristiques physiques ; com m e les marées, les réverbères ou les
coquelicots, leur existence m atérielle est régie par des lois dont
aucun existant ne saurait s’exem pter. J ’ai appelé naturalisme cette
façon d ’inférer des qualités dans les choses car elle a d ’abord p o u r
effet de n ettem en t dissocier dans l’architecture du m onde entre
ce qui relève de la nature, u n dom aine de régularités physiques
prévisibles p u isq u e g o u v ern ées p ar des p rin cip es universels,
et ce qui relève de la société et de la culture, soit les co n v en ­
tions hum aines dans to u te leur diversité instituée. Il en résulte
une dissociation entre la sphère des hum ains, seuls capables de
discernem ent rationnel, d ’activité sym bolique et de vie sociale,
et la foule im m ense des n o n -h u m ain s voués à u n e existence
m achinale et n o n réflexive, dissociation inouïe q u ’aucune autre
civilisation n ’avait envisagé de systématiser de la sorte. N ée en
E urope, cette form e de m ondiation s’est répandue dans bien des
parties du m onde au fil des deux derniers siècles, se superposant
ou se m êlant chem in faisant à d ’autres ontologies, en sorte que,
sous le n o m de m odernité, elle en est venue à incarner un futur
désirable que le progrès des sciences et des techniques ne pouvait

58
LES ELIS D U M O N D E

que rendre inéluctable p o u r tous les hum ains. À Singapour, à


Johannesburg ou à B uenos Aires, les M odernes sont ceux qui
croient que la natu re existe co m m e une totalité à laquelle les
hum ains appartiennent par leu r constitution physique, mais do n t
ils se distinguent fo rtem en t par leu r intério rité (ou, au choix,
leu r esprit, leur âme, leurs facultés cognitives et langagières), une
clause d’extériorité suffisante p o u r que ceux-ci soient en situation
de la traiter com m e u n gisem ent de ressources, d ’en dévoiler les
principes de fo n ctio n n em en t et, depuis peu, de la protéger des
usages excessifs auxquels elle est soum ise47.
Là encore, et de façon sans do u te encore plus nette que dans
d ’autres m odes d ’identification, le contraste entre la vie intim e
des sujets et les contraintes matérielles qui les enserrent oriente
les lignes de force du figurable. C ar les deux traits q u ’une mise
en image de l’ontologie naturaliste doit au p rem ier ch ef objec­
tiver sont l’intériorité distinctive des hum ains en général et de
chacun d ’entre eux en particulier —le génie de l’espèce et l’esprit
de ses m em bres —et la continuité physique des êtres et des choses
représentée de façon h o m o g èn e dans u n espace hom ogène, un
théâtre de la n atu re o ù le rôle de chacun, anim al, p lan te ou
artefact, est écrit dans cette langue unique dont l’esprit scientifique
a accouché. Q u e cette entreprise figurative soit celle sur laquelle
on dispose de la plus grande quantité d ’inform ation, q u ’elle soit
aussi p eu t-être la plus réflexive de toutes celles sur lesquelles on
se penchera, et q u ’elle ait en ou tre, depuis A lberti au m oins,
une foule de com m entateurs attitrés, ne sont pas les m oindres
des difficultés q u ’il faudra affronter p o u r en rendre com pte. O n
y répondra, com m e on l’aura fait auparavant avec l’animisme, le
totém ism e et l’analogisme, en puisant sans com pter dans l’éru ­
dition des spécialistes to u t en faisant violence à l’occasion aux
habitudes de pensée dans lesquelles ce savoir est couché.

Les schèmes figuratifs auxquels ce livre s’intéresse sont repérables


dans les im ages p ar des façons de disposer leurs com posantes
qui reflètent les continuités et discontinuités entre les existants
LES F O R M E S D U VI SI BLE

q u ’u n collectif hum ain perçoit et systématise dans une ontologie.


C ertain es de ces o n to lo g ies p résen te n t des airs de fam ille et
p eu v en t être regroupées par grands m odes d ’identification qui
se déploient en archipels sur tous les continents et sont parfois
com binés au sein d ’u n m êm e collectif, en sorte que les images
figurant l’u n ou l’autre de ces m odes sont elles aussi distribuées
to u t au to u r de la T erre. C o m m en t s’assurer que les indices au
m oyen desquels on détecte ces schèmes figuratifs relèvent bien de
différences dans les options ontologiques structurant les cultures
visuelles? Par quels m oyens avérer que la récurrence en divers
lieux de procédés iconographiques semblables n ’est pas l’effet de
la diffusion d ’u n m o tif ou de la généralité d ’un dispositif form el
qui p eu t servir à des fins différentes dans des ensembles culturels
différents ou être au contraire em ployé à u n e m êm e fin à peu
près p arto u t ? E n élim inant les universaux indus et ceux qui ne
paraissent pas entretenir de lien avec une ontologie figurative parti­
culière. O n n ’en donnera ici q u ’une brève indication, réservant
leu r exam en atten tif aux chapitres qui suivent.
Parm i les travers de l’explication des images, il en est u n fort
constant qui consiste à postuler p o u r celles-ci u n e fonction si
générale q u ’elle n ’explique plus rien puisqu’elle dissout les parti­
cularités des traditions iconographiques, des codes figuratifs et des
cultures visuelles dans un o b jectif réputé co m m u n d o n t on peut
m o n trer le plus souvent q u ’il n ’a pas l’universalité q u ’on lui prête.
Ainsi en va-t-il, par exem ple, de l’idée avancée par H ans B elting
—mais qui plonge ses racines dans le récit d ’origine de la peinture
rapporté par Pline — que la finalité prem ière des images serait
de conserver la m ém oire des m orts, une affirm ation étonnante
sous la plum e d ’un des rares historiens de l’art qui possède une
véritable culture anthropologique, et qui en fait généralem ent
b o n usage48. C ar s’il illustre sa thèse en exam inant avec beaucoup
de finesse et d ’érudition le statut de l’im age des m orts, c ’est en
se cantonnant au seul p o u rto u r m éditerranéen, et com m e si le
P ro ch e-O rien t, l’Egypte et la G rèce étaient la seule patrie des
représentations figuratives, et en to u t cas le foyer de leur naissance.
O n ne p eu t m anquer d ’interpréter ainsi sa rem arque à propos des
crânes de Jéricho, surm odelés à la chaux et peints, suppose-t-on,

60
LES PLI S D U M O N D E

à la sem blance du défunt auxquels ils appartenaient : « l’hum anité


ne possède guère d ’images qui soient plus anciennes [environ
n e u f mille ans] que les crânes de Jérich o 49». Sans doute s’agit-il
d ’une facilité d ’expression et B elting v eut-il dire par là que l’on
ne connaît pas ailleurs de représentations aussi anciennes d ’u n
individu particulier, p ar contraste avec des im ages an th ro p o ­
m orphes en général qui d ev ien n en t com m unes au m oins vingt
mille ans plus tôt. Mais ce raccourci im plique que l’archétype
de l’im age légitim e est la figuration m im étique d ’une personne
hum aine et il est sy m p to m atiq u e d ’u n e ten d an ce des th é o ri­
ciens de l’im age à généraliser à partir de ce q u ’ils connaissent le
m ieux, le m o n d e m éditerranéen ancien et l ’O ccident, vers des
périphéries qui leu r sont m oins familières. B elting n ’y échappe
pas lorsqu’il assigne la source dynam ique des images à un désir
de com penser l’absence des m orts, une aspiration que l’on serait
bien en peine de déceler dans m aintes régions de la planète et
que no m b re de peuples, s’ils en avaient connaissance, accueille­
raient sans aucun d oute avec une incrédulité horrifiée50.
E n revanche, des motifs iconiques à la distribution très générale
—les caricatures, les graffitis obscènes, les figures des je u x de ficelle,
les dessins apotropaïques —, ou bien des techniques de représentation
visuelle fort répandues - la pictographie, l’héraldique —, ne laissent
pas transparaître dans leur contenu ou dans leur form e des genres
particuliers de m ondiation ; on doit p lutôt les envisager com m e
des m anifestations de pulsions universelles, p o u r les prem iers,
ou, p o u r les secondes, com m e des solutions formelles apportées
un p eu partout de façon indépendante à des contraintes spéci­
fiques d’expression. U n b o n exem ple du dernier cas, sur lequel
on reviendra dans le post-scriptum , est la figuration séquentielle
typique des pictographies. U n pictogram m e est u n signe iconique
évoquant de façon simplifiée ce à quoi il réfère et dont la form e
s’est stabilisée de telle façon que son interprétation est toujours
identique au sein d ’une m êm e tradition culturelle. La m ondiali­
sation a rendu certains pictogram m es universels, mais un picto­
gramm e n ’est pas une pictographie. P o u r q u ’il y ait pictographie,
il faut un ensemble de pictogramm es form ant système et au m oyen
desquels on peut représenter des séquences d ’actions. O r il est rare

61
LES F O R M E S D U VI SI BLE

que ces séquences soient déchiffrables sur la seule base des images
qui les dépeignent. L’étude com parative des pictographies encore
en usage a m ontré que celles-ci sont toujours des illustrations d ’un
discours q u ’elles viennent scander et structurer; en outre, dans de
très n o m b reu x cas, elles constituent u n aide-m ém oire facilitant
la rem ém o ratio n et l’én o n ciation correcte de discours n o rm a­
lisés longs et complexes, souvent de nature rituelle51. La fonction
m nésique dévolue aux pictographies explique pourquoi l’on en
trouve dans de nombreuses régions de la planète, y compris dans
des grottes ornées, et cela indépendam m ent des régimes figuratifs
et des styles iconographiques localem ent dom inants, ce genre de
script narratif étant im m édiatem ent reconnaissable par certaines de
ses propriétés formelles, com m e la linéarité de l’enchaînem ent des
motifs correspondant à la succession des épisodes et la répétition
de certains pictogramm es dans une structure paralléliste.
Les m odes de figuration d o n t ce livre am bitio n n e d ’attester
l’existence ne doivent donc pas être vus à la m anière d ’une grille
iconologique que l’on pourrait appliquer à n ’im porte quel genre
d ’image p o u r q u ’elle trouve sa place dans une typologie formelle.
C ar u n schèm e figuratif au sens où nous l’entendons, c ’est, au
prem ier chef, un ensem ble de m oyens au service d ’un objectif
qui est de rendre présent de façon reconnaissable tel ou tel trait
caractérisant une ontologie particulière en l’individuant dans une
image, laquelle, en sa qualité d ’agent iconique, va se com porter
vis-à-vis des autres existants com m e l’une des entités reconnues
dans le répertoire des êtres parm i lesquels elle prend place. Afin
de m ener à bien une opération de ce genre, il faut des moyens,
c’est-à-dire tant des techniques que des codes figuratifs, dont certains
seront plus adéquats que d ’autres à l’am bition de rendre manifeste
telle ou telle dim ension de telle ou telle ontologie. Cela signifie
q u ’u n e m êm e tech n iq u e ou u n m êm e code figuratif p eu v en t
être employés à des fins différentes dans des cadres ontologiques
distincts, la discrimination entre les types de schèmes figuratifs ne
portant pas seulem ent sur les moyens q u ’ils em ploient, mais aussi
et surtout sur les dimensions iconiques et indicielles des images,
c’est-à-dire sur la nature du réfèrent auquel elles renvoient et sur
le genre de causalité intentionnelle q u ’on leur im pute.

62
LES PLIS D U M O N D E

G é o m é trie s de la fig u ra tio n

F igurer, ce n ’est pas seu lem en t re te n ir dans u n e n to u ra g e


familier ce qui m érite de devenir visible, c’est aussi privilégier une
technique p o u r d o n n er corps à cette visibilité, c ’est opérer des
choix quant aux genres d ’espace au sein desquels se déploient les
objets que l’on fait advenir en fonction des m édium s iconiques
im itant leur apparence —image sur une surface plane ou tridim en­
sionnelle, volum e en ronde-bosse ou en relief, parures, costumes
et décorations surdéterm inant u n co rp s... A u-delà du contenu
des images, au-delà de l’ostension du type de relation qui les
structure, la form e m êm e q u ’elles revêtent, c’est-à-dire la distance
et l’angle à partir desquels les objets dépeints sont offerts à la vue,
leur disposition dans l’espace les uns par rapport aux autres, l ’écart
plus ou m oins grand que leur configuration présente par rapport
à celle que restitue la vision hum aine, toutes ces options géom é­
triques sont autant de variantes formelles reflétant la manière dont
un collectif com pose son m onde.
L ’idée n ’est sans do u te pas nouvelle que les valeurs cardinales
d ’une civilisation s’ex prim ent autant, et p eu t-ê tre m êm e plus,
dans les form es q u ’elle d o n n e à ses réalisations plastiques que
dans les objets q u ’elle représente. A u to u rn an t du x x e siècle,
Aloïs R ie g l avait défen d u ce p rin cip e avec v ig u e u r lorsque,
inspiré par la m éth o d e d ’analyse form elle d ’A d o lf H ildebrand, il
proposait de voir tous les produits des arts décoratifs et figuratifs
de l’Em pire rom ain ta rd if- les meubles, la peinture, l’architecture,
la sculpture, les o rn em e n ts m étalliques — co m m e caractéris­
tiques d ’un style unitaire définissable no tam m en t par la désagré­
gation de la form e figurale et par la fusion du prem ier plan et du
fond32. Selon R iegl, l’un ité des arts plastiques dans u n e form e
visuelle générale —le style «optique», qui com m encerait alors à
succéder au style « tactile » —refléterait des traits constitutifs de la
culture rom aine de l’époque, un processus inconscient de mise en
ordre du m onde d o n t les traces seraient visibles dans la structure
d ’u n bas-relief com m e dans la théologie de saint A ugustin, dans
les incrustations de grenat d ’une b roche com m e dans l’organi­
sation de l’ordre ju rid iq u e. Simplificatrice dans sa form ulation,
LES F O R M E S D U VI SI BLE

puisque la «volonté artistique» (Kunstwoïlen ) de l’hum anité n ’aurait


finalem ent abouti q u ’à deux styles successifs englobant la totalité
de la p ro d u ctio n plastique connue, la dém arche évolutionniste
de R ieg l invitait néanm oins à s’interroger sur les rapports entre
géom étries formelles, techniques figuratives et choix culturels
q u ’une histoire de l’art trop attachée à l’étude des doctrines esthé­
tiques avait eu tendance à négliger.
Dans les décennies qui suivent, c’est surtout la m étaphysique
incorporée dans les différents types de perspective qui retiendra
l’attention des auteurs concernés par les rapports entre vision du
m onde et formes de la figuration. L’essai qu’Erw in Panofsky publie
en 1927 sur la question a connu un tel retentissement qu’il est à peine
besoin de s’attarder sur lui53. Rappelons simplement q u ’il y m ontre
com m ent l’em ploi de la géom étrie projective po u r construire la
perspective linéaire dans l’Italie de la prem ière m oitié du x v c siècle
avait eu p o u r effet de rendre visible u n rapport nouveau entre le
sujet et le m onde, entre le p o in t de vue de l’hum ain qui toise et
un espace m athém atiquem ent construit dans lequel la form e, la
disposition et la dim ension données aux objets sont entièrem ent
fonction de leur distance et de leur orientation vis-à-vis de celui qui
les regarde. C ette nouvelle «forme symbolique» de la m ondiation
présente ainsi le paradoxe que l’espace infini et hom ogène q u ’elle
engendre se tro u v e néanm oins construit et axé à partir d ’une
position arbitraire : elle crée une distance entre l’h o m m e et le
m onde tout en renvoyant au prem ier la condition de l’autonom i­
sation du second. «O bjectivation du subjectif» selon Panofsky, la
perspective linéaire institue ainsi le face-à-face entre l’individu et
la nature dont l’ontologie m oderne est porteuse et que la peinture
de paysage incarne au m ieux dans le champ artistique54.
C ’est dans les contrastes en tre différentes géom étries de la
représentation que ressort le plus n ettem en t l’incidence q u ’elles
exercent sur la façon d o n t les qualités du m o n d e sont perçues et
systématisées ; aussi, les débats qui o n t opposé les tenants de la
perspective albertienne à ceux qui l’ignoraient o u la rejetaient
sont riches d ’enseignem ent. L ’u n des m ieux argum entés est celui
que le théologien russe Paul Florensky a m ené en 1919 en faveur
de la «perspective inversée» et contre la perspective albertienne,

64
LES PLIS D U M O N D E

accusée de m e ttre en fuite le sacré car trop d ép endante de la


sphère subjective créée par et p o u r le spectateur55. Philosophe,
m athém aticien, physicien et p rêtre orthodoxe, adm iré de Lénine
et Trotsky, com pagnon de route des bolcheviques avant d ’être
exécuté en 1937 dans les purges staliniennes, le père Florensky était
un fervent apologue de la richesse spirituelle de la foi orthodoxe ;
son texte sur la perspective inversée, à l’origine une conférence
préparée p p u r le m onastère de la laure de la T rinité-S aint-S erge,
visait à réhabiliter la m éthode de construction projective employée
dans les icônes byzantines et russes ju s q u ’au x v ie siècle, q u ’il
opposait au naturalism e désenchanté de la perspective linéaire
adoptée par les artistes d ’E u ro p e de l’O uest. D ans la perspective
inversée, le p o in t de fuite est h o m ologue au p o in t d ’observation
en sorte que les lignes ne con v erg en t pas depuis le spectateur
vers u n p o in t situé derrière l’image, elles convergent au contraire
depuis l ’im age vers le spectateur, u n effet notam m en t o btenu en
figurant les objets éloignés plus grands que les objets proches (illus­
tration 4a). Florensky est lui aussi d ’avis que le b u t de la peinture
n ’est pas d ’im iter le m ieu x possible ce que nos yeux voient, une
tâche de to u te façon hors de p o rté e p u isq u ’il n ’existe pas de
m éth o d e m athém atique p erm e tta n t de transposer u n objet en
trois dim ensions sur u n e surface plane en conservant à la fois la
totalité de ses points et sa structure formelle. T outes les formes
de perspective sont donc sym boliques et celle em ployée dans
les icônes est de beaucoup préférable à la géom étrie albertienne
car, loin de se co n ten ter d ’ém uler le regard hum ain, elle donne
accès à des réalités que nos sens ne p eu v en t capter à l’ordinaire.
Au dem eurant, com m e le n o te Florensky, les peintres d ’icônes
ne sont pas les seuls à avoir utilisé ce procédé : dans la fresque du
Ju g em en t dernier de la chapelle Sixtine, M ichel-A nge a aussi
dépeint les figures les plus éloignées du spectateur —le C hrist, la
V ierge et les saints —plus grandes que celles qui lui font face à
h auteur du regard —les m orts, dam nés et ressuscités. Il en résulte
u ne « com plète in co m m en su rab ilité» avec l’espace norm al, la
fresque n ’invitant pas le fidèle à p én étrer dans la scène q u ’elle
décrit, ainsi q u ’il pourrait y être induit par une perspective linéaire,
mais le repoussant au contraire hors du cham p com m e par « une

65
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m er de m ercure », m oyen d ’assurer, to u t com m e le font les icônes,


l’extériorité ostensible de la transcendance vis-à-vis du m onde
im parfait où résident les p éch eu rs56. C ’est l ’effet exactem en t
inverse que p ro d u it le respect strict de la perspective florentine,
particulièrem ent net dans certaines représentations religieuses:
elle pro m eu t une intim ité partagée avec le personnage contem plé
en projetant celui-ci au visage du dévot qui, oublieux de ce q u ’il
est le foyer ordonnateur de l’image, s’en voit au contraire com m e
le destinataire q u ’elle aurait élu (illustration 4b).
L ’autre avantage de la perspective inversée, selon Florensky,
serait q u ’elle com bat la tendance au solipsisme à travers l’usage
du polycentrisme. Placer le point de fuite à la place du spectateur
perm et de dissocier les éléments de l’image et de contem pler ses
différentes parties com m e si l’on adoptait à chaque fois un point de

4a. Icône byzantine anonyme représentant la Vierge et l'Enfant Jésus assis sur un trône, 1250-1275
4b. Domenico Veneziano, Vierge à l'Enfant, dit "Tabernacle Carnesecchi", vers 1435

66
LES PLI S D U M O N D E

vue particulier, m ultipliant de fait les horizons propres. La consé­


quence paradoxale de cette vision en apparence contre-intuitive
est que, au lieu de cadenasser le spectateur dans sa subjectivité
créatrice de m onde, l’icône m énage au contraire un accueil à une
m ultiplicité potentielle de fidèles puisque «l’expérience partagée
de la peinture est contenue dans la peinture elle-m êm e57». A ce
titre, la perspective inversée rend disponible po u r la vision humaine
une objectivité religieuse découplée de la subjectivité du démiurge
albertien, elle ouvre les conditions d ’une « métaphysique supraper-
sonnelle», un espace polyperspectiviste animé par la com m union
sensible présum ée des adorateurs de l’icône. La subjectivité du
point de vue ordonnateur propre à la perspective linéaire, ou la
mise en évidence d ’une autonom ie m étaphysique proposée par la
perspective inversée, sont des conséquences des m odes d ’organi­
sation de l’espace pictural que des traditions iconographiques ont
adoptés, parfois p en d an t de très longues périodes, et qui stabi­
lisent visuellem ent des façons contrastées de détecter continuités
et discontinuités dans le tissu des choses perçues. Il faut donc dire
ici quelques mots sur ces m éthodes de spatialisation avant d’exa­
m iner plus en détail dans les chapitres qui suivent les correspon­
dances q u ’elles présentent avec chacun des régimes figuratifs dont
on se propose de m ontrer la cohérence.
Transposer sur une surface plane des objets en trois dimensions
exige de faire des choix au sein d’une gamme de solutions optiques
souvent interdépendantes qui com porte beaucoup plus que les
seules options de perspective58. Le p rem ier critère concerne le
p o in t de vue, c ’est-à-dire l’alternative de construire l ’im age à
p a rtir d ’u n e p o sitio n d ’o b serv atio n u n iq u e , co m m e dans la
perspective linéaire, ou à partir de points de vue multiples, com m e
c’est le cas, par exem ple, dans la représentation dédoublée de la
côte n o rd -o u e st de l ’A m ériq u e du N o rd , u n e tech n iq u e sur
laquelle Franz Boas avait déjà attiré l’attention il y a plus d ’u n
siècle. R ap p elo n s son p rin cip e : p ro d u ire une im age en d eu x
dim ensions qui d o n n e à v o ir les aspects d ’un être — h u m ain,
animal, esprit —d ’ordinaire escamotés par une vision frontale, en
dépliant les deux côtés de son corps, et parfois sa partie posté­
rieure, de part et d ’autre d ’u n e ligne m édiane im aginaire tracée

67
LES F O R M E S D U VI SI BLE

depuis le h au t de sa face ju s q u ’au bas du bassin. L ’une des illus­


trations que Boas donne de ce procédé est la pein tu re d ’u n ours
(illustration 5) do n t les flancs, vus de face, sont accolés de chaque
côté d ’un pli central invisible prenant naissance au bas d ’une fente
sur le fro n t de l ’anim al, p o in t de départ de l ’axe de sym étrie
sagittal59. L ’alignem ent sur u n m êm e plan dans le masque yukuna
des quatre orifices de la raie (les yeux sur la face supérieure, les
narines sur la face inférieure) résulte aussi d ’une ju x tap o sitio n
contre-intuitive de points de vue. P our bizarre q u ’il puisse paraître
à u n œil form é à la perspective linéaire, ce genre de disposition
p e rm e t en réalité de fig u rer u n plus g ran d n o m b re de traits
physiques du m odèle, y com pris ceux que ne saurait v oir sim ul­
taném ent un œil hum ain ; elle contraste ainsi avec la vue illusion­
niste de la p einture européenne qui rep ro d u it celle du regard en
o m e ttan t de dépeindre ce qui ne se p erço it pas, par exem ple
l’autre face d’un visage aperçu de profil. Son réalisme est conceptuel,
c ’est-à-dire fidèle à u n e conception des propriétés des êtres, n o n
pas im itatif des apparences.
O n l’aura com pris par cet exem ple, la variable du p o in t de vue
est fondam entale car elle révèle im m édiatem ent les différences
fo rm elles dans les o p tio n s fig u ra­
tives. D epuis le x v e siècle ju sq u ’à la
ré v o lu tio n cubiste, q u i réhabilitera
avec éclat les points de vue multiples,
la p lu p a rt des im ages eu ro p éen n es
sont construites à partir d ’une position
d ’observation unique, u n choix peu
com m un dans l’histoire de la figuration
et qui devient exceptionnel lorsque,
co m m e en E u ro p e, il est co m b in é
à u n e au tre p a rtic u la rité , à savoir
l ’ad o p tio n d ’u n e distance m o d érée
au centre de la projection. C ’est cette
préférence q u ’illustre le précepte de
5. Peinture sur un fronton de maison tsimshian L éonard de V inci recom m andant au
représentant un ours (les deux profils sont
dépliés de part et d'autre d'une ligne médiane
peintre de situer son p o in t d ’obser­
imaginaire) vation à une distance d ’au m oins dix
LES PLIS D U M O N D E

fois la dim ension de l’objet à dépeindre, voire plus si l’image doit


être regardée sim ultaném ent par plusieurs personnes et q u ’il lui
faut donc accom m oder sans trop de déform ations la vue par des
spectateurs situés à des angles différents par rapport au plan du
tableau60. U n e position d ’observation proche, c ’est-à-dire située
à u n e distance in férieu re à celle p réco n isée par V inci, paraît
inconnue dans d ’autres traditions figuratives et elle se rencontre
rarem ent dafis l’iconographie européenne postérieure à la R enais­
sance du fait de la bizarrerie visuelle de l ’ex trêm e racco u rci
engendré par la perspective linéaire —avec des objets du prem ier
plan d ’une taille disproportionnée par rapport au reste —, do n t
la figuration devient alors p lu tô t u n prétexte à une exhibition
de virtuosité q u ’u n m oyen de décrire une scène, à l’instar de la
célèbre Lamentation sur le Christ mort (vers 1480), de M antegna61.
P our l’essentiel, la perspective linéaire telle q u ’Alberti en a énoncé
les principes de construction correspond ainsi aux caractéristiques
découlant du p o in t de vue u n iq u e situé à une distance m odérée.
Le schèm e géom étrique typique de la figuration naturaliste est
en effet la transform ation projective, cette transposition im pli­
quant une convergence des lignes de projection entre le sujet de
la com position et le p o in t d ’observation en m êm e temps q u ’u n
angle oblique entre le plan de l ’im age et le plan du sujet. O r les
lignes de projection convergentes sont u n effet nécessaire d ’une
position d ’observation située à une distance m odérée du sujet à
dépeindre, sans q u ’il soit du reste indispensable que cette position
unique soit centrée —elle p eu t être déportée vers la droite ou la
gauche —ni que l ’im age com porte u n seul p o in t de fuite.
Il est vrai que d ’autres traditions iconographiques ont également
adopté u n p o in t d ’observation unique ; elles sont rares et ce p oint
est situé dans la m ajorité des cas à l’infini optique et n o n à une
distance m odérée, les objets dépeints étant de ce fait dépourvus
de relief, com m e s’ils étaient vus du ciel à haute altitude, et ne
présentant pas de variations de leurs dim ensions en fonction de
la distance ni d ’in fo rm atio n sur leurs tailles respectives relati­
vem ent les uns aux autres. C ’est le cas des m iniatures persanes,
par exem ple, d o n t la géom étrie est affine et n o n projective (les
lignes dem eurent parallèles), la p ro fo n d eu r étant rendue par une

69
LES F O R M E S D U VI SI BLE

stratification rigoureuse des plans à défaut de convergence vers


u n p o in t de fuite, et la taille des figures ne dim inuant pas à mesure
q u ’elles sont plus éloignées. Il n ’est p o u rtan t nul besoin d ’une
perspective linéaire p o u r centrer le regard, ainsi q u ’une m iniature
réalisée à H érat à la fin du x v e siècle en offre l’illustration (illus­
tration 6). Elle dépeint une visite au ham m am du calife H ârün
al-Rashïd et figure deux pièces contiguës dont on aurait supprimé
les cloisons faisant face au sp ecta teu r: dans celle de gauche,
réservée aux ablutions, le calife se fait couper les cheveux par un
barbier, tandis que celle de droite, une sorte de vestiaire, m ontre
des baigneurs en train de s’habiller, u n em ployé accrochant des
serviettes à sécher avec une perche et un vieillard assis à droite,
o n n e sait tro p sur q u o i, absorbé dans la co n te m p la tio n des
serviettes. O r, com m e le suggère une exégèse de la m iniature,
le personnage central de l ’histoire, H ârü n al-Rashîd, n ’est pas du
to u t le foyer de l’im age, laquelle attire p lu tô t l ’attention sur la

6. Hârün al-Rashïd au hammam,


école de Kamâl al-dln Bihzâd,
Hérat, fin du xve siècle,
miniature extraite du poème
Khamsa par Nizâm l Ganjavt
LES PLIS D U M O N D E

scène du vestiaire, et plus p articu lièrem en t sur le lien entre le


vieillard et les serviettes62. E n désignant du regard le linge pendu,
une indication directionnelle accentuée par la perche en oblique
zébrant la partie droite de la miniature, ce personnage en apparence
m arginal focalise l’im age : elle p erm et au spectateur de vo ir la
scène à travers ses yeux, établissant ainsi une relation entre le
vieillard, v êtu co m m e u n sage soufi, et les serviettes, souvent
interprétées 'à. l ’époque com m e des symboles de pureté. E n dépit
de la banalité des événem ents q u ’elle dépeint, cette m iniature
n ’est en rien la copie d ’un m orceau du m onde réel dans lequel
les nécessités de l’hygiène co m m an d en t de faire sa toilette et de
laver les serviettes : le p o in t de vue unique, qui place d ’ordinaire
le spectateur en situation de jo u ir d ’une scène com m e si elle avait
été exécutée to u t exprès p o u r lui, se trouve ici contrebalancé par
les effets de la géom étrie affine et de l’infini optique qui d o n n en t
aux personnages du ham m am u n e singulière autonom ie vis-à-vis
de qui les regarde, les v o u an t à indiquer ce qui doit être p lu tô t
que ce qui est.
La vision des M odernes fut si longtemps déformée par l’habitude
de la perspective linéaire q u ’elle a peiné à identifier com m e un
choix dans d ’autres traditions picturales —de loin les plus communes
dans l’histoire de l ’hum anité —le fait de construire des images à
partir de positions multiples d ’observation. Pouvaient à l’occasion
être reconnus com m e de l’art d ’autres styles iconographiques qui,
sans vraim ent parvenir à restituer la perspective “ naturelle” , se
conform aient néanm oins à u n p o in t de vue unique, depuis les
paysages chinois ju s q u ’aux m iniatures persanes en passant par la
peinture japonaise dans le genre yamato-e. Q u a n t au reste des
images peintes et gravées, parfois appréciées p o u r la séduction
“m agique” q u ’elles dégageaient, p o u r leur fraîcheur naïve, p o u r
la puissance de leur expression ou sim plem ent po u r leur antiquité,
elles ne m éritaient pas d ’être classées dans la m êm e catégorie en
raison de ce qui était perçu com me une bizaiTerie ou une maladresse
de leur com position. O n co m prend alors le scandale provoqué
par les prem ières toiles cubistes qui désintégraient les illusions de
la perspective linéaire et détrônaient le sujet u nique de son p o in t
de vue im périal p o u r le rem placer par des corps et des objets

71
LES F O R M E S D U VI SI BLE

morcelés, disloqués, envisagés sous divers angles, et réduits à des


plans g éo m étriq u es et enchevêtrés. D es p o in ts d ’observation
m ultiples n ’avaient plus été mis en œ uvre de façon aussi nette
dans les im ages eu ro p éen n es depuis les en lum inures rom anes
(illustration 7). M ais au lieu de distribuer les points de vue en
dissociant figures et fond —les éléments du décor vus en surplomb,
des figures vues de face ou de profil —, à l’instar de ce que faisaient
les peintres de m iniature h uit siècles auparavant, les cubistes m ulti­
pliaient les points d ’observation sur une m êm e figure. Ainsi que
l’o n t lu m in eu sem en t défini A lbert Gleizes et Jean M etzinger,
d eu x des fondateurs du m o u v e m en t, la n o u v elle m anière de
figurer consistait à «se m o u v o ir autour de l’objet p o u r en saisir
plusieurs apparences successives qui, fondues en une seule image,
le reconstituent dans sa durée63». O n le voit, la m ultiplication
des points de vue sur un m êm e objet visait m oins à déconstruire
la perspective albertienne q u ’à restituer sur la toile l’expérience
d ’u n e succession rapide de percep tio n s de cet objet, u n effet
ciném atographique passant par la décom position ostensible des

7. Illustration par Simon d'Orléans du traité de chasse de Frédéric II, De arte venandi cum avibus,
France du nord-est, vers 1300
LES PLIS D U M O N D E

figures dépeintes, fragm entées en autant de vues simultanées que


la vraisem blance de leu r apparence pouvait tolérer. E t com m e le
génie de Picasso en a fait la preuve dans son Portrait d ’Ambroise
Vollard (1910), cette tolérance pouvait atteindre une rem arquable
vigueur m im étique.
T o u rn o n s-n o u s m ain ten an t vers l’effet des différentes trans­
form ations géom étriques sur l’organisation de l’espace pictural
(illustration 8)- Caractéristique de la géom étrie euclidienne, la trans­
form ation m étrique est fondée sur le principe que les propriétés
m étriques de la figure —la dim ension, la distance et les angles —
sont préservées lors de la transposition sur un plan. Dans la mesure
où seules la position et l’o rientation de la figure p eu v en t varier,
toutes les autres propriétés de l’objet figuré dem eurent invariantes :
dim ension, form e, o uverture des angles, caractère rectiligne des
droites et parallélisme. La figuration des artefacts dans les fresques
des tom beaux égyptiens est un b o n exem ple de transform ation
m étrique, le plan de l’im age étant rigoureusem ent parallèle au
plan de l’objet: q u ’il s’agisse d ’u n vase, d ’u n tabouret ou d ’u n
plat, il est toujours représenté de façon frontale sous sa form e la
plus im m édiatem ent reconnaissable, com m e si celle-ci était u n
décalque ou une om bre portée du prototype. La projection o rtho­
gonale perm et ainsi u n e grande n etteté dans l’identification des
objets dépeints, elle p o urrait être vue com m e l’exact contraire
de l’anam orphose p uisqu’elle assure la perm anence de la form e
en élim inant to u te possibilité d ’illusion perceptive.
La transform ation par similitude inclut les trois transformations
précédentes, à quoi s’ajoute la transform ation radiale, autrem ent
dit u ne am plification ou u n e d im in u tio n p ro p o rtio n n elle de
la figure, toutes ses dim ensions v ariant sim u ltan ém en t. D ans
les transform ations de ce type, les invariants de lon g u eu r et de
surface sont élim inés, mais la form e et l ’o u v ertu re des angles
dem eurent, en m êm e tem ps que toutes les propriétés qui leur
sont associées, n o tam m en t le parallélisme et la perpendicularité.
Bref, l’invariant fondam ental est ici la form e. C ’est une transfor­
m ation cruciale dans la p ercep tio n visuelle. E n effet, chaque fois
que l’o n s’approche ou que l’on s’éloigne d ’un objet vu fronta-
lem ent, u ne transposition par sim ilitude s’opère, p o u rv u que

73
4.

8. Transformations d'un objet (a) transposé sur le plan (6) d'une image : 1) orthogonale, 2) par
similitude, 3) affine, 4) projective
LES PLIS D U M O N D E

l’objet soit toujours situé à la m êm e hauteur par rapport au champ


visuel de l’observateur: il paraît grossir ou dim inuer sans changer
de form e, une propriété qui fournit des inform ations sur la taille
des objets lorsqu ’ils se détach en t sur l’h o rizo n puisque, quelle
que soit la distance d ’observation, la partie de l’objet située sous
l’horizon est toujours équivalente à la hauteur de la ligne de vision
de l’observateur. D ans le dom aine des images, ce genre de trans­
form ation c'orrespond, par exem ple, aux dessins architecturaux
représentant une façade en élévation à condition q u ’aucun effet
de perspective ne soit in tro d u it p o u r d o n n er de la pro fo n d eu r
à des parties du bâtim ent com m e les perrons ou les embrasures.
U n e transform atio n affine ne conserve ni la dim ension des
segments ni les surfaces ni l’ouverture des angles, mais elle transpose
le parallélisme, raison p o u r laquelle on parle souvent à ce propos
de transform ation parallèle. P ar rap p o rt aux d eu x transform a­
tions précédentes, dans lesquelles le plan des objets figurés est le
m êm e que celui des objets que l’o n figure, la projection affine
leur d o n n e u ne inclinaison différente, avec le résultat que les
angles varient et que les lignes parallèles d em eu ren t telles. Les
m iniatures persanes en constituent une b o n n e illustration (illus­
tration 6), ou enco re les édifices dans la p ein tu re chinoise ou
japonaise, avec le u r défaut de co n v erg ence des m urs dans le
lointain, si surpren an t p o u r des y eu x européens habitués à la
projection centrale. Par rapport à la transform ation orthogonale
dans les fresques égyptiennes, qui figure les propriétés m étriques
des choses com m e si elles étaient indépendantes du p o in t de vue
d’un sujet percevant, la transform ation affme perm et d ’envisager
le m onde à partir d ’une situation d ’observation particulière to u t
en conservant une n ette distinction entre ce qui est vu par u n
hum ain en situation normale et ce q u ’il choisit de restituer de cette
vision dans une im age. C ette distinction disparaît dans la trans­
form ation projective, au fo n d em en t de la perspective linéaire, le
parallélisme étant remplacé par la convergence des droites vers u n
point de fuite. A la différence de la transform ation affine, la trans­
form ation projective autorise sans doute une m eilleure figuration
de ce qui est perçu par u n hum ain, mais avec le résultat paradoxal
que cette technique réputée plus fidèle à la réalité phénom énale

75
LES F O R M E S D U VI SI BLE

est en fait la plus infidèle aux propriétés géom étriques des objets
transposés puisque c ’est celle qui en élim ine le plus : le réalisme
“visualiste” des illusionnistes européens s’oppose ainsi au réalisme
ontologique q u ’ont poursuivi d ’autres traditions iconographiques.
D ’u n e p o rtée m oins o sten sib lem en t co sm o lo g iq u e que les
options de transform ations géom étriques, la façon de disposer
les figures dépeintes sur la surface qui les accueille n ’en est pas
moins riche d ’enseignements quant à la priorité accordée par une
tradition iconographique à ce qui est visuellem ent signifiant dans
leur apparence. C ar les images bidimensionnelles ne se contentent
pas de représenter des objets selon u n plan d o m in an t au m oyen
d ’u n type de transposition géom étrique, beaucoup d ’entre elles
s’attachent à le faire en choisissant de leur d onner une orientation
systém atique par rapport au plan de l ’im age et relativem ent les
uns aux autres. Les images à visée iconique s’efforcent en général
de transm ettre des inform ations p erm ettant d ’identifier les objets
q u ’elles figurent, à to u t le m oins d ’identifier les élém ents do n t
ils sont com posés — dans le cas des chim ères o u des illusions
d ’o p tiq u e, par exem ple —, o u m êm e la stru ctu re générale de
l’effet que leur assemblage cherche à produire. C ’est p o u rq u o i il
n ’est pas inattendu que l’on représente certains types d ’objets au
sein d ’une m êm e culture visuelle sous la form e stéréotypée où ils
sont réputés p o u r elle exhiber le plus de qualités reconnaissables.
Cela dépend aussi des objets représentés. La plupart des tradi­
tions figuratives o n t choisi de dépeindre les hum ains selon une
section frontale —le plan qui sépare le devant du derrière (une
vue “ de face” ou, beaucoup plus rarem ent, “ de dos”) - ou selon
une section sagittale —le plan qui sépare le côté droit du côté
gauche (une vue “ de profil”) —et à peu près jamais une section
transverse - le plan qui sépare le haut du bas (une vue “ du dessus”
ou “ du dessous”). R ie n de surprenant donc à ce q u ’A lphonse
B ertillon ait inventé la p h o to d ’identité judiciaire en com binant
vue frontale et vue sagittale. Tandis que, p o u r les oiseaux, c’est
la vue sagittale qui p réd o m in e — dans les tom bes de l ’Egypte
ancienne, sur les paravents japonais ou dans les manuels d ’o rni­
thologie européens —parce que c ’est celle sous laquelle ils sont
le plus aisém ent identifiables. Sans avoir besoin d ’in v o q u er ici

76
LES PLIS D U M O N D E

d ’hypothétiques universaux, il est hors de d oute q u ’in d é p en ­


dam m ent des particularism es iconographiques locaux il existe
des formes préférentielles de représenter certains êtres du fait de
leur conform ation. O n le v o it dans u n e p ein tu re faite par u n
A borigène australien anonym e dans le style dit “rayon X ” figurant
un échidné en coupe sagittale, reconnaissable à ses piquants et à
son fin m useau tubulaire, et u n e to rtu e en coupe transverse, seul
m oyen de révéler les détails de son intérieur (illustration 9). L’une
des modalités de la figuration aborigène, dont on verra au chapitre 5
q u ’elle déploie l’ordre to tém iq u e en dévoilant l’anatom ie d ’un
p rototype originaire, rejo in t ici les contraintes représentation-
nelles engendrées par la m orphologie de l’anim al sous les traits
duquel il est dépeint.

9. Peinture sur écorce représentant un échidné (plan


sagittal) et une tortue (plan transverse), anonyme,
Kunwinjku, Croker Island, Territoires du Nord, Australie

77
LES F O R M E S D U VI SI BLE

Force est p o u rtan t d ’adm ettre q u ’u n e fois satisfaite l’exigence


d ’une reconnaissance m inim ale de l’objet représenté, les choix
concernant les aspects les plus représentatifs de cet objet varient
selon les présupposés figuratifs des im agiers et de leu r public.
Ainsi en va-t-il, o n l’a vu, de la “représentation dédoublée” de
la côte N o rd -O u e s t qui rev ien t à ju x tap o ser d eu x vues sagit­
tales do n n an t l’illusion d ’une vue frontale (illustration 5) ou de la
torsion étrange d o n t sont affectés les hum ains dans les fresques
égyptiennes, résultat de la com binaison d ’un plan frontal (pour
le torse et les bras) et d ’u n plan sagittal (pour les jam bes, le bassin
et la tête). Bref, parm i les critères formels à considérer, il n ’y a
pas seulem ent le choix d ’u n p o in t de vue u n iq u e o u m ultiple et
celui de la distance aux objets figurés, il y a aussi l’orientation
uniform e ou com posite de ces objets.
U n e dernière alternative figurative devra être envisagée, celle
résultant de l ’in térêt, ou au co n traire de l ’indifférence, d o n t
tém oignent les traditions iconographiques à l’égard d ’une resti­
tu tio n du volum e des objets physiques. A u-delà des problèm es
spécifiques liés à la conversion géom étrique d ’u n volum e en une
figure plane prenant place sur u n e surface circonscrite se pose la
question de savoir si l’imitation fidèle de l’extension spatiale occupée
par ce volum e est recherchée ou non. Le choix est évident dans la
peinture européenne à partir de la Renaissance, qui rom pt avec la
bidim ensionnalité du M oyen Âge en développant des techniques
p o u r ém uler l’impression de tridim ensionnalité. C ’est le cas du
rendu contrasté de l’om bre et de la lum ière, une particularité du
visualisme naturaliste do n t o n n ’a pas l’équivalent ailleurs et grâce
auquel peut être donné du m odelé à l’arrondi d’un visage, du relief
aux plis d ’u n tissu ou de la granularité à un bloc de pierre64. C ’est
le cas encore de l’étagem ent stratifié des plans d ’u n paysage qui
contribue à accentuer sa profondeur, u n effet renforcé par l’usage
de la perspective atm osphérique, consistant à adoucir les contours
des plans les plus lointains et à dégrader progressivem ent leurs
tons p o u r rejoindre celui du ciel, deux procédés do n t la peinture
chinoise de paysage a égalem ent su tirer parti.
Il est possible aussi de d o n n er l’illusion du volum e à une image
en deux dim ensions en la peignant d irectem ent sur u i e surface

78
LES PLIS D U M O N D E

dont le relief ou la m ultiplicité des plans va lui im prim er de la


profondeur. A la différence d ’u n e statue polychrom e, d o n t la
form e est d ’abord ex écu tée à la sem blance de l’o b je t q u ’elle
représente avant d ’être co m p létée par des couleurs, cet autre
procédé exploite les caractéristiques d ’u n e form e préexistante
afin de donner plus de vraisemblance à une peinture qui dem eure
en deux dim ensions. C ertaines images virtuoses de l’art rupestre
en sont up'e illustration exem plaire. D ans la gro tte C h au v et,
par exem ple, com m e à A ltam ira ou à Lascaux, les imagiers o n t
utilisé les inégalités de la surface rocheuse p o u r d o n n er volum e
et dynam ism e à leurs figurations d ’anim aux selon une technique
d ’acc en tu atio n plastique des détails an ato m iq u es qui s’appa­
ren te presque au bas-relief. P ar ailleurs, le désordre ap parent
avec lequel ils o n t éparpillé les figures, allant parfois ju sq u ’à les
superposer, indique assez leur intention : représenter des anim aux
chacun p o u r son co m p te et in d ép en d am m en t de leu r m ilieu,
en sim ulant le m ieu x possible leu r volum e et leu r m ouvem ent,
p lutôt que de les disposer les uns par rapport aux autres com m e
au tan t d ’élém en ts co m p o san t u n e scène organisée selon des
principes d ’économ ie interne. Le m im étism e cinétique, et donc
l’effet tridim ensionnel, prim ait ici sur to u te autre considération.
C e t effet est aussi m anifeste dans les élégants chapeaux tressés
des H aida habitant les îles de la R ein e-C h arlo tte, au large de la
côte n o rd -o u est du Canada. Ils les o rn en t de peintures en n o ir
et rouge représentant des anim aux-blasons — grenouille, loup,
co rb ea u ... — d o n t la form e épouse celle de leur support. C elui
de l’illustration 10, co n fe c tio n n é avec des racines refendues
d ’épicéa, figure un corbeau d o n t la tête est com m e m oulée sur
la calotte, le bec débordant sur le large bord, encadré par les ailes
\

avec leurs rém iges caractéristiques. A l’instar de la plupart des


chapeaux haida, et com m e l’indique la fente entre les yeux, il
s’agit d ’une représentation dédoublée —en in ten tio n du m oins,
le bec n ’étant pas form ellem ent séparé en deux —à laquelle c’est
justem ent le bec qui donne une unité visuelle puisque, superposé
au visage du p o rteu r de chapeau, il em prunte à celui-ci l’effet de
volum e dû à la vue frontale, to u t en tolérant d ’être vu de profil
selon une coupe sagittale65.

79
10. Chapeau en racine d'épicéa et écorce de cèdre rouge représentant un corbeau,
réalisé par Isabella Edenshaw (vannerie) et Charles Edenshaw (peinture), Haida de l'île
de la Reine-Charlotte, vers 1900

M algré des expressions très diverses, le désir de sim uler des


volum es et l’espace où ceux-ci s’inscrivent d em eu re toutefois
p eu co m m u n . La p lu p art des traditions figuratives s’attachent
p lu tô t à traiter le plan de l’im age com m e u n espace à rem plir
de formes définies au p rem ier ch ef en fonction de principes de
com position internes : axes de sym étrie, saturation de la surface
disponible, réd u ctio n des contours à des figures géom étriques
sim ples... L ’art funéraire de l’Egypte ancienne en est u n parfait
exem ple : sur les parois des to m b eau x com m e à la surface des
cercueils de cèdre, le souci d ’articuler form ellem ent des figures
sur u n plan l’em p o rte sur la v o lo n té de décrire u n e situation
réelle. Il en résulte une accum ulation d ’objets (pour l’essentiel,
des anim aux et des artefacts accom pagnant le défunt dans l’au-
delà) décrits avec m in u tie sous l’angle où ils sont le plus reco n ­
naissables, la peinture obéissant à une économ ie de leur répartition
qui privilégie les effets de sym étrie, de répétition, de renvoi et
de ju x tap o sitio n contrastive. Sans surprise, les options figura­
tives —transform ation m étrique, m ultiplicité des points d ’obser­
vation, encastrement des objets les uns dans les autres, indifférence
au ren d u de le u r v o lu m e — co n trib u e n t à d o n n e r aux scènes

80
LES PLIS D U M O N D E

funéraires l’allure d ’u n inventaire pictural qui vient faire écho


aux objets réels —souvent les m êm es —que l’on déposait dans la
sépulture. O n verra au fil des pages que ces m êm es critères de
géom étrie représentationnelle sont systém atiquem ent adoptés
par les régim es figuratifs d o n t les im ages o n t p o u r finalité de
répertorier des attributs, de m ettre en évidence des connexions
p lu tô t que les élém ents q u ’elles relient ou de figurer des êtres
et des situations qui doivent d em eurer dans u n plan d ’existence
indépendant de celui du spectateur.

Form es d’ostension et puissances d’agir

Dans un texte de 1947, surtout co n n u p o u r son com m entaire


par Gaston Bachelard, H erm ann Hesse m et en scène un prisonnier
condam né à finir sa vie en prison qui, p o u r tro m p er son ennui et
se soustraire u n m o m en t à sa condition, pein t sur une paroi de sa
cellule u n train p én étran t dans u n tunnel. U n jo u r d ’interroga­
toire, il dem ande à ses geôliers d ’attendre u n m o m en t car il lui
faut entrer dans le p etit train afin d ’y vérifier quelque chose, ce
à quoi ils acquiescent en riant, le condam né ayant auprès d’eux
une réputation de simplet. Le narrateur de co n tin u er :

Je m e fis tout petit. J ’entrai dans m on tableau, m ontai dans le petit


train qui se m it en m arche et disparut dans le noir du petit tunnel.
Pendant quelques instants, l’on aperçut encore un peu de fumée
floconneuse qui sortait du trou rond. Puis cette fumée se dissipa
et avec elle le tableau et avec le tableau ma personne66.

B achelard v o it dans cette h isto ire l ’ex em p le d ’u n e im ag i­


nation «m iniaturante » grâce à laquelle le rêveur s’évade dans u n
m onde en petit, p einture, m odèle réduit, voire lézarde du m ur,
m oyen de se libérer d ’u n e incarcération intérieure ou physique,
parfois grâce à la simple absurdité67. C o m b ien de fois, en to u t
cas, les am ateurs de paysages figurés, en E urope, en E x trêm e-
O rient, en A m érique du N o rd , n ’ont-ils pas fait l’expérience de
traverser la pellicule invisible qui les sépare des lieux représentés

81
LES F O R M E S D U VI SIBLE

afin d ’y évoluer à leur aise, l’oreille attentive à l’am ple ru m eu r


du fleuve Jaune ou le cœ ur épanoui par la lum ière dorée de la
cam pagne rom aine? N o n seulem ent les images paraissent avoir
une vie propre, mais c ’est une vie que l’on p eu t partager.
C ’est p o u rq u o i u n régim e figuratif ne se laisse pas seulem ent
définir par les types d ’objet et de relation q u ’il choisit de rendre
visible ni par les seuls outils formels q u ’il em ploie p o u r ce faire ;
il est aussi particularisé par les circonstances et les lieux où les
images sont m ontrées, par le rôle q u ’on leur fait jo u e r, ou non,
dans un collectif, par les réseaux qui les accueillent, et surtout par
les m oyens retenus p o u r déclencher le genre de puissance d ’agir
d o n t on les crédite. Il a p o u rtan t fallu du tem ps p o u r que les
experts de l’art —une poignée seulem ent —finissent par adm ettre
ce dernier point, cette insistance des images à se frayer dans les
m ondes que nous habitons u n chem in qui leur est propre, à nous
y envoyer des messages, à s’y co m p o rter en agent, parfois direc­
te m en t (le fétiche d ’en v o û tem en t ou le bétyle), le plus souvent
par délégation de l’inten tio n n alité des hum ains qui les o n t fait
advenir, les utilisent, voire les réprouvent. Parm i toutes les raisons
expliquant cette frilosité —le m agistère des signes linguistiques,
le prim at de l’exégèse des m otifs sur l’étude des m odalités de la
récep tio n , l’indifférence à l ’iconographie n o n eu ro p éen n e, la
m éfiance de la plupart des historiens à l’en co n tre des ressorts
psychiques de la dilection esthétique —, il y a aussi que co n ti­
n u e n t à d e m e u re r m al co n n u es les dispositions affectives et
m entales qui p o rten t à faire d ’une im age u n e entité autonom e
sem blant m anifester une agence. P o u r éviter de substituer à la
visée com parative de l’anthropologue l’approche expérim entale
des psychologues, et p ren ant acte du faible consensus chez ces
derniers quant à la nature des m écanism es cognitifs qui co n d u i­
raient à im p u ter une puissance d ’agir aux artefacts iconiques,
on a choisi d ’envisager cette im p u tatio n com m e résultant des
diverses m anières de présenter des images, des divers genres de
conduite qui sont attendus d ’elles dans les activités sociales et de
la diversité des réseaux locaux co o rd o n n an t les activités d ’agents
hum ains et n o n hum ains d o n t elles réalisent la m édiation ou la
synthèse68.

82
LES PLIS D U M O N D E

Selon q u ’elle adresse son sourire énigm atique à u n e cohorte


de touristes chinois visitant le L ouvre, selon q u ’elle présente son
visage baigné de larm es à u n e âm e pieuse agenouillée dans la
chapelle latérale d ’une église toscane, selon q u ’elle se dirige en
bondissant vers un enfant terrorisé sur la place centrale d’u n village
am azonien ou selon q u ’elle salue l’une de ses consœurs lors d ’une
prom enade en palanquin dans les m ontagnes de l’Himalaya, une
im age n ’interpelle pas de la m êm e façon ceux qui la regardent et
se laissent regarder par elle. Affirmer que les impressions produites
sur la personne qui interagit avec une image seraient à chaque
fois causées par le m êm e m écanism e p ro jectif suppose que ces
effets sont identiq u es dans chacune des occurrences ; à l ’évi­
dence, ce n ’est pas le cas. Si l’on adm et le genre de pluralisme
ontologique que je défends ici, alors la variabilité dans les types
d ’agence d o n t les images sont créditées ne saurait surprendre :
en fonction du m o d e d ’identification qui va prévaloir dans le
m onde singulier d o n t chaque collectif fait l’expérience, les êtres
dont ce m onde est com posé, et les qualités q u ’on leur reconnaît,
v o n t différer grandem ent de ceux que d ’autres collectifs auront
détectés p o u r leu r com pte dans la tram e des phénom ènes offerts
à leur observation — en sorte que le degré d ’autonom ie de ces
êtres, les conduites attendues d ’eux, leu r capacité à interv en ir
dans la vie des hum ains, les situations dans lesquelles ils p euvent
m anifester leurs propriétés v o n t aussi fluctuer au gré des filtres
ontologiques em ployés çà et là dans l’entreprise de m ondiation
que chacun d ’entre nous m ène en co n tin u 69.

Le temps est v en u de m ettre u n term e à cette déjà trop longue


m arche de reconnaissance dans la forêt des images, le lo n g de
sentiers tantôt bien fréquentés, mais d o n t on constate vite q u ’ils
se développent en boucle, ta n tô t à p ein e frayés, mais suscep­
tibles de p ro cu rer des points de vue inattendus sur des façons
alternatives de faire m onde. C o m m e toutes les expéditions de
cette nature, celle-ci devait être m enée p o u r se faire u n e idée du
territoire à parcourir, des ressources q u ’il abrite et des impasses

83
LES F O R M E S D U VI SI BLE

à éviter, c’est-à-dire p o u r préciser de quoi l’o n allait parler dans


les pages qui suivent. Il devrait m aintenant être clair que cet essai
sur la figuration ne traitera pas les images com m e des paquets
de symboles porteurs d ’un sens analogue à celui transmis par le
langage ni com m e des reflets de circonstances historiques ou de
particularismes culturels ; il les traitera com m e des agents iconiques,
sim ultaném ent figuratifs et disposés à l’action, révélateurs de la
strate d ’invisible q u ’ils actualisent, en m êm e tem ps q u ’investis
de l’autonom ie causale de tous ceux, hum ains et non-hum ains,
qui o n t contribué à les instaurer. Mais il devrait être clair aussi
que le régim e d ’existence de ces agents d ’u n genre particulier,
la form e q u ’ils revêtent et l’anim ation d o n t o n les crédite seront
envisagés ici co m m e tributaires de l ’u n o u l’autre des grands
régimes ontologiques par lesquels l’hum anité a su m anifester son
aptitude à décliner en son sein des différences contrastives. O n
pourrait v oir ce parti pris de m éth o d e com m e l’effet d ’u n esprit
de système poussé au-delà du raisonnable. Ainsi q u ’on l’écrivait
dans l’avant-propos, il faut plutôt le considérer com m e la poursuite
d ’une expérience aiguillonnée par le goût de l’enquête d o n t on
jugera, au fil des analyses et surtout au m o m en t de conclure, si
elle m éritait d ’être entreprise.
O n se rappellera en effet que m o n intérêt initial p o u r les images
est né du pressentim ent q u ’elles pouvaient jo u e r le rôle d ’indi­
cateurs ontologiques, c’est-à-dire figurer avec p eu t-ê tre plus de
force et de clarté que ne le fait u n registre discursif les co n ti­
nuités et les discontinuités en tre les objets du m o n d e que les
hum ains choisissent de reconnaître ou d ’ignorer et q u ’ils systéma­
tisent dans des configurations d o n t je m e suis efforcé de recons­
truire les variations. C ’est donc dem eurer fidèle à cette in tuition
que de choisir d ’étudier la figuration en p ren an t p o u r gabarit
les quatre régimes de m o n d iatio n d o n t j ’ai tracé les linéam ents,
depuis le moins connu, l’animisme, ju sq u ’au plus visité, le natura­
lisme, dans l’espoir que ce dernier, sous l’effet des images peu
ordinaires contem plées auparavant, regagne un peu de l’étrangeté
q u ’une familiarité trop étroite avec l’histoire de l’art lui avait fait
perdre. O n aura com pris, enfin, que ce parcours n ’est pas une
déam bulation dans u n m usée im aginaire édifié à partir des seules

84
LES PLIS D U M O N D E

dilections personnelles ; il p ren d p o u r boussole u n regard q u ’ai­


guise l’approche contrastive, c’est-à-dire le fait de considérer tel
ou tel des m odes de figuration, n o n com m e une étape dans une
série évolutive ou com m e u n gabarit p o u r concevoir leur m ode
d’existence, mais b ien co m m e u n e transform ation structurelle
des trois autres, de sorte q u ’aucune des form ules iconiques ne
pourra être traitée com m e p réém in en te ou fondatrice.
La transformation affecte les images n o n seulem ent sous l’aspect
des sortes d ’objets q u ’elles figurent, mais aussi sous celui de la
façon dont elles figurent et des effets q u ’elles p ro v o q u en t chez
ceux qui les regardent. Soit trois angles distincts, ontologique,
m orphologique et pragmatique, qui caractérisent toute figuration.
O n to lo g iq u e, d ’abord, car c ’est là l ’indice m ajeu r qui p o in te
vers ce q ue je p e u x co n n aître du travail im ag in an t d ’au trui,
ce qui capte son attention et ce q u ’il se plaît à concevoir dans
son for in térieu r; et c ’est p o u rq u o i chacune des parties du livre
com m ence par l’étude de ce q u ’un régim e figuratif révèle des
qualités détectées dans les existants selon les m odes d ’identifi­
cation au sein desquels ces derniers se déploient, n o tam m en t les
analogies et les contrastes perçus entre les types d ’intériorité et
de physicalité sous les espèces desquels les hum ains se perçoivent
et d o n t ils induisent ou n o n la présence chez un autrui hum ain
ou n o n hum ain. C e n ’est q u ’u n e fois établie l’assise ontologique
d’u n régim e de figuration —à la fois les objets q u ’il privilégie et
les relations structurant leu r m o d e de visibilité — que p o u rro n t
être abordés, dans la continuité, d ’abord le répertoire des formes
auxquelles il a recours p o u r réaliser ses fins, puis les mécanismes
d ’anim ation des images, en particulier les types d ’inférence qui
perm ettent de leur im puter une agence et les divers cadres perfor-
matifs au sein desquels elles d eviennent des actants d ’u n genre
particulier p o u r d ’autres actants prédisposés par ces mécanismes
à être affectés par elles. E t p o u r rassurer, s’il en était besoin, ceux
qui ju g e ra ie n t u n tel p ro je t tro p am b itieu x , il faut co n céd er
clairem ent ses lim ites : l’infinie variété des images, leur h ybri­
dation croissante, l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons
dans bien des cas de ce qui a m otivé leur genèse et de la façon dont
elles furent reçues ren d en t illusoire l’application autom atique de

85
LES F O R M E S D U VI SI BLE

critères discriminants qui fonctionneraient com m e des universaux.


O n p eu t to u t au plus ten ter de discerner des tendances figura­
tives propres à chacun des quatre grands m odes d ’identification
que j ’ai distingués, n o n pas en exam inant l’ensem ble de l’ico n o ­
graphie des aires culturelles ou des périodes historiques qui leur
correspondrait, opération évidem m ent impossible m êm e là où les
tém oins matériels sont peu nom breux, mais en s’appuyant dans
cette tâche sur une double garantie de vérification : d ’une part,
avérer que ces tendances sont détectables p arto u t où j ’ai décelé
auparavant la présence de l’u n de ces m odes d ’identification et,
d ’autre part, s’assurer que là o ù plusieurs tendances sem blent
coexister au sein d ’un m êm e collectif, cas sans doute fréquent, il
p eu t être établi que cela résulte de com binaisons historiques ou
structurelles d o n t la logique est élucidable.
C ’est p o u r d onner une idée de com m ent s’organisent ces sortes
de com binaisons que des “variations” sont interpolées entre les
parties, la prem ière sur la façon d o n t les Tsim shian de la côte
nord -o u est du Canada o n t su faire coexister des images animistes
et des images totém iques, la seconde sur l’imaginaire ontologique
de l’art contem porain. A u m oins autant que com m e des illus­
trations de cas particuliers d ’h y b ridation, ces développem ents
sont à vo ir com m e des invites adressées à tous ceux q u ’u n e telle
approche aurait séduits à m ultiplier les enquêtes afin de d onner
une assise plus solide à l’anthropologie comparative des images que
j ’appelle de mes vœ ux. Enfin, et p o u r le lecteur que les discussions
d ’école ne reb u ten t pas, j ’ai inséré après la conclusion un post-
scriptum où j ’explicite plus lo n g u em en t les positions théoriques
que j ’ai adoptées dans ce livre au regard de celles avancées par les
courants dom inants de l’étude des images, en anthropologie, en
esthétique et en histoire. T o u t com m e celle des “variations” , sa
lecture n ’est pas indispensable à l’intelligence du propos général.
Prem ière partie

PRÉSENCES

« R e g a rd e r les choses e n o u b lia n t ce q u ’o n e n sait, c ’est


a p p ren d re d ’elles q u ’elles n o u s o u b liero n t. »
J o ë B o u sq u e t, Le Meneur de lune1
2.

Esprits de corps

L ’anim ism e p eu t être vu co m m e une façon de systém atiser


l’expérience de l’inopiné. U n bruit inattendu dont on ne distingue
pas la source, u n anim al au contraire silencieux et d ’habitude
farouche qui m ’observe, un coup de vent im prévu, un tourbillon
soudain dans la rivière, tous ces événem ents qui tranchent sur
l’ordinaire de façon minuscule invitent notre imagination à exercer
un “ droit de suite” en inférant u n e présence là où l’on devrait
être seul, en détectant une in ten tio n qui nous semble adressée
dans le m ou v em en t d ’une ram ure ou l’attitude d ’u n oiseau, en
attribuant à des objets inanim és une résistance délibérée à nos
actions, bref, en im putant, lorsque les circonstances s’y prêtent,
à des non-hum ains visibles ou invisibles des com portem ents, des
états intérieurs et des desseins analogues aux nôtres1. Lorsque cette
disposition universelle à l’abduction d’agence devient stabilisée
dans des discours et des images, elle se transform e en u n m ode
d’identification que l’on p eu t appeler “ anim ism e” , un m oyen de
com poser des m ondes d o n t la vraisem blance sera renforcée jo u r
après jo u r par des récits étiologiques, des interprétations stéréo­
typées d’événements et des opérations rituelles qui rendront normal
et légitime de prêter une intériorité à la plupart des non-hum ains.
E t com m e on ne m anquera pas aussi de rem arquer —p o u r ceux
qui sont attentifs à ces choses-là —que tous ces êtres dont la subjec­
tivité paraît analogue à la n ô tre ne sont pas équipés des m êm es

89
LES F O R M E S D U VI SI BLE

dispositions physiques, que diffèrent grandem ent les m ilieux où


ils vivent et se déplacent, les choses q u ’ils m angent, leur m anière
de se propager, au p o in t que chaque genre de corps doit néces­
sairem ent ouvrir à u n m onde qui lui corresponde et en constitue
com m e son prolongem ent, alors la généralisation des intériorités
ne p e u t q u ’aller de pair avec la particularisation de leur incar­
nation physique. L’animisme est ainsi le m eilleur antidote qui soit
au solipsisme puisque le m o n d e clos dans lequel chaque form e
d ’existence est confinée du fait de ses caractères physiques cède
la place à un gigantesque espace d ’échange transpécifique lorsque
les intériorités habitant des types de corps distincts se m etten t à
com m u n iq u er dans u n langage co m m u n 2.
Dans l’archipel ontologique de l’animisme, dans les forêts d’Ama­
zonie et d ’Insulinde, dans la taïga et la toundra qui s’étendent de
part et d ’autre du d étroit de B éring, dans des vallées d ’altitude
de N o uvelle-G uinée com m e dans les fjords glacés de la T erre de
Feu vit u n e m ultitude d ’êtres d o n t u n habit anim al ou végétal,
parfois une apparence suigeneris que seuls les locaux connaissent,
dissimulent une intentionnalité et des affects analogues à ceux des
hum ains. C haque classe de ces êtres d o n t on dit q u ’ils o n t une
“ âm e” et q u ’ils m èn en t une existence sociale dans des villages
sous la terre, dans les cieux ou au plus haut des m ontagnes p eu t
ainsi se v oir reconnue par une form e qui lui est propre, depuis
les différentes tribus d ’hum ains avec leurs parures, leurs armes,
leurs outils et leurs vêtem ents distinctifs, ju s q u ’aux nom breuses
races d ’esprits, chacune identifiée par u n e m orphologie et des
caractéristiques spécifiques, en passant par la grande variété des
corps de plantes et surtout d ’anim aux. Figurer cela, c’est donc
rendre visible dans des images l’intériorité des différentes sortes
d ’existants et m ontrer com m ent elle s’incarne dans des enveloppes
physiques fort diverses, bien que reconnaissables à coup sûr. C ar
l’anim ism e est une ontologie d ’autant plus visuelle que le term e
m êm e au m oyen duquel on désigne les esprits —dans les langues
am azoniennes, mais aussi, probablem ent, bien au-delà — est le
m êm e que celui qui signifie “ o m b re” , “reflet” et “im age”3. Les
esprits o n t beau être invisibles la plupart du tem ps, c ’est la possi­
bilité de les rendre présents dans une im age coïncidant avec leur
E S P R I T S DE C O R P S

description verbale qui atteste paradoxalem ent leur existence.


U n e façon com m u n e de parvenir à cette fin est de com biner des
éléments anthropom orphes évoquant l’intentionnalité hum aine,
généralem ent un visage, avec des attributs spécifiques évoquant
la physicalité d ’u n e espèce. B ien q u ’elles sem blent com posites,
les images qui en résultent ne le sont pas vraim ent : on ne doit
pas y voir des chim ères faites de pièces anatom iques em pruntées
à plusieurs- familles zoologiques, tels Pégase ou le griffon, mais
des espèces d ’anim aux, de plantes et d ’esprits d o n t o n signale
au m oyen de prédicats anthropom orphes q u ’ils possèdent bien,
to u t com m e les hum ains, u n e in tério rité les ren d an t capables
d ’u ne vie sociale et culturelle. Bref, le défi de la mise en image
animiste, c’est de rendre perceptible et active la subjectivité des
non-hum ains.

Les personnes animales

L ’u n des m oyens les plus sobres p o u r figurer l ’intériorité d ’un


esprit animal est le masque, un artifice grâce auquel une personne
hum aine peut prendre l’apparence d ’une personne n o n hum aine
tout en rendant manifeste q u ’elle n ’a pas p o u r autant cessé d ’être
ce q u ’elle était avant de revêtir les attributs de ce q u ’elle incarne.
Le m asque p e rm e t en o u tre de faire v o ir très sim p lem en t la
m étam orphose, l’expérience épistém ique par excellence de l’ani­
misme qui consiste à osciller entre deux points de vue en percevant
u n être tantôt sous l’angle de son corps —celui de telle ou telle
espèce particulière —, tan tô t sous l’angle de son intériorité, en
général figurée par u n e apparence hum aine. Le m asque à trans­
form ation, qui perm et de révéler ou de cacher des traits grâce
à des parties mobiles, constitue l’outil le plus efficace et le plus
spectaculaire p o u r réaliser cette com m utation, mais il en existe
d’autres qui jo u e n t sur une simple dissymétrie dans l’axe vertical
ou horizontal, ou encore sur des contrastes entre la forme plastique
et l’ornem entation.
T outes ces possibilités o n t été exploitées de façon rem arquable
par une civilisation célèbre dès la fin du x ix e en E urope et en
LES F O R M E S D U VI SIBLE

A m érique du N o rd p o u r l’originalité de ses masques, les Y upiit


(pluriel de Y u p ’ik) de l’Alaska occidental, les seuls m em bres de
la fam ille linguistique eskim o à utiliser ce genre de dispositif
rituel. O ccu p an t les cours inférieurs et les deltas du Y u k o n et du
K uskokw im , les Y upiit se réunissaient l’hiver dans de gros villages
où ils s’adonnaient à une vie cérém onielle intense dans laquelle
les masques jo u a ien t u n rôle de prem ier plan, n o tam m en t lors
de la “fête de la vessie” (nakaciuryaraq), qui m arquait le déb u t de
la saison cérémonielle, et au cours du dernier rite du cycle d ’hiver
(agayuyaraq), où l’on chantait des suppliques aux personnes animales
incarnées par des masques4. Les cérém onies se déroulaient dans
la “m aiso n -co m m u n e” des hom m es (quasgiq) et visaient à rendre
présentes les “ âm es-p erso n n es” (yua) des anim aux, lesquelles
étaient fêtées p o u r q u ’elles co n tin u en t de b o n gré à se faire tuer
afin de servir de n o u rriture. Parm i la grande variété de masques
sculptés dans du bois flotté, ch acu n illustrant u n év én e m en t
singulier, u n m ythe ou le récit d ’une relation particulière avec
u n esprit animal, deux grandes catégories étaient plus particuliè­
rem e n t distinguées: les m asques des esprits anim aux que l’on
accueillait dans la quasgiq p o u r les h o n o rer, et les masques de
cham anes figurant leurs esprits auxiliaires tunraq — des êtres de
toutes sortes, invisibles d ’ordinaire sauf p o u r celui qui requiert
le u r assistance. Les cham anes (angalkuq) av aien t u n rô le de
m édiateur ontologique et leur fonction était notam m ent, en se
déplaçant dans les quasgiq aquatiques et célestes où les espèces se
réunissaient p o u r délibérer sur la m anière do n t elles avaient été
accueillies par les hum ains, de prier les anim aux de bien vouloir
livrer leu r corps aux chasseurs5.
U n e constante des masques y u p ’ik d ’esprits anim aux est q u ’ils
figurent la qualité de personne de l’espèce représentée, son yua,
soit par l’insertion d ’u n visage hum ain dans u n e face ou u n corps
anim al (illustrations i l et 12), soit plus rarem en t par l’ajout de
m em bres hum ains à un corps animal, voire par une com binaison
des deux (illustration 13). C onfectionnés p o u r l’occasion par des
spécialistes, les masques venaient le plus souvent par paires, se
distinguant l’un de l’autre par u n détail —symétrie inversée, diffé­
rences dans la couleur, les ornem ents ou l’em placem ent du visage

92
11. Paire de masques yup'ik, grizzly (à gauche) et ours noir (à droite), Alaska

hum ain inséré —de façon à m ettre en évidence une relation de


com plém entarité, soit entre deux espèces do n t un m ythe ou une
anecdote narre les péripéties, soit entre les vers de la chanson de
danse que les masques illustrent. H u m ain com m e n o n hum ain,
un sujet in ten tio n n el n ’est jam ais seul dans le m o n d e de l’ani­
misme, mais le rapport que cette personne entretient avec d’autres
personnes ne saurait être figuré par leur ju x taposition dans une
m êm e image, laquelle supposerait u n impossible p o in t de vue en
surplomb, extérieur à la vie intentionnelle de chacune d ’entre elles.
Selon A nn F ien u p -R io rd an , le yua sculpté dans les masques
n ’est pas tant u n e d isposition in té rie u re q u ’u n état, celui de
personne, état partagé par tous les existants, m êm e inanim és, et
qui s’exprim e de la façon la plus ostensible dans le visage des
humains6. Par dérivation, pourtant, on peut supposer que le choix
du visage hum ain p o u r figurer cet état renvoie à des attributs de
l’intériorité hum aine tels q u ’ils p eu v en t être appréciés de façon
réflexive : de l’in ten tio n n alité au discernem ent en passant par
l’anticipation et l ’in teractio n langagière ; par intro sp ectio n , le
sujet hum ain devient le p ro to ty p e figurai de toute subjectivité.

93
LES F O R M E S D U VI SI BLE

T outefois, le yua p e u t aussi se p résen ter sous d ’autres avatars,


m atériels com m e im matériels. Ainsi, le festival de la vessie tire
son n o m des vessies de p h o q u e gonflées com m e des ballons que
l’on accrochait dans la m aison-com m une et qui étaient réputées
contenir le yua en suspension de ces anim aux que l’on fêtait avant
de les rem e ttre à la m e r afin q u ’ils puissent rap p o rte r à leurs
congénères la considération avec laquelle ils avaient été traités
p ar les hu m ain s. Q u a n t aux im ages de m ains h u m ain es qui
s’ajoutent parfois aux masques, elles évo q u en t égalem ent le yua
de l’espèce figurée, mais d ’une autre façon : c ’est par elles que la

12. Masque yup'ik d'oiseau huîtrier, Alaska


E S P R I T S DE C O R P S

com posante spirituelle de l’anim al est


v u e c o m m e e x e rç a n t u n e ag en ce,
com m e se manifestant activem ent dans
le m onde des hum ains. Inversem ent,
les mains des porteurs de masque étaient
dissimulées, soit par des gants, soit par
des parures ad hoc, car leu r exhibition
aurait manifesté une puissance intrusive
des hum ains qui aurait pu effaroucher
le yua de l ’anim al et le c o n d u ire à
quitter la scène rituelle.
Knud Rasmussen écrit que les peuples
eskim os à l ’est des Y u p iit d écriv en t
une com posante d ’un hum ain ou d ’un
anim al ap p aren tée au yua, le tarniq,
com m e un m odèle réduit de l’être q u ’il
qualifie com me personne, logé dans une
bulle d ’air située dans son aine7. C ’est
donc l’apparence corporelle générale,
mais en m iniatu re, qui d én o te ici la
subjectivité, la différence d’échelle étant
suffisante p o u r que le rapport m éto n y ­
m ique entre la totalité de la personne
hum aine ou anim ale et son im age m inuscule p révienne to u te
confusion catégorielle entre ce qui relève de l’intériorité — u n
foyer interne de dispositions à agir figuré par une effigie —et ce
qui relève de la physicalité —l’actualisation de ces dispositions
dans un corps fonctionnel. Par-delà la m anifestation im agée dans
un visage hum ain, la plus im m édiatem ent ostensive, l’intériorité
peut donc s’incarner de diverses manières p ourvu q u ’u n effet de
contraste soit ren d u visible : contraste entre une form e co rp o ­
relle animale et une fonction corporelle hum aine, contraste entre
un contenant physique et u n co n ten u spirituel, contraste entre
deux formes corporelles identiques d o n t l’une englobe l’autre.
Les m asques y u p ’ik é taien t so u v en t en to u rés d ’u n e b an d e
de pelage de caribou à la m anière d ’u n halo, une évocation de
la b o rd u re de fo u rru re du cap u ch o n des parkas portés par les
LES F O R M E S D U VI SI BLE

hum ains8. Le rapport m éto n y m iq u e entre le corps et son im age


in térieu re m in iatu re p ren ait ici u n e autre form e : u n m asque
ren d an t p résente la qualité de p erso n n e (yua) d ’u n anim al au
m oyen d ’attributs dénotant l’hum anité sur le plan tant “physique”
(le visage, les mains) que “ culturel” (le vêtem ent) se voyait activé
par une personne dissimulant son visage sans déguiser p our autant
son hum anité. L’im age du m asque b ordé de fourrure renvoie
en o u tre à la pratique consistant à relever le capuchon du parka
p o u r cham aniser et rece v o ir les esprits ou p o u r p ro férer des
irinaliutiit, des form ules perform atives em ployées n o ta m m en t
p o u r dem an d er du gibier aux esprits. S’encap u ch o n n er, p o u r
u n Inuit, c ’est donc, dans certaines circonstances, favoriser la
c o m m u n ic a tio n avec les esprits des an im au x et signaler que
l ’on est a tte n tif à leurs messages, de sorte que l’évo catio n de
la bo rd u re d ’u n capuchon sur u n m asque suggère que l’animal
q u ’il représente se trouve dans les m êm es dispositions vis-à-vis
des hum ains9. U n m asque d ’anim al est donc littéralem ent une
personne “ en cap u ch o n n ée” , c ’est-à-dire réceptive à la co m m u ­
nication entre espèces.
La m a is o n -c o m m u n e o ù se d é ro u la ie n t les c é ré m o n ie s
fonctionnait u n peu com m e un théâtre, voire u n m usic-hall, où
les Y upiit m ettaient en scène le m onde des esprits anim aux grâce
à toutes sortes d ’accessoires ingénieux : des m obiles suspendus
formés de cerceaux que l’on pouvait agiter à distance, décorés
de plum es et de fourrure et p o rtan t des figurines, ou encore des
sculptures articulées égalem ent accrochées au plafond et repré­
sentant des oiseaux, des poissons o u des hum ains en vol d o n t on
faisait battre les ailes, rem uer les nageoires et b o u g er les m em bres
grâce à des fils. Il faut im aginer cette vie grouillante dans la semi-
p én o m b re d ’u n espace léché par les lueurs vacillantes des lampes
à huile et servant de décor anim é au spectacle des danses et des
pantom im es offert par les porteurs de masques qui racontaient
des anecdotes concernant leurs rencontres avec les anim aux q u ’ils
figuraient, chantaient des vers en leur h onneur et im itaient parfois
avec beaucoup de réalisme leurs messages sonores. D e temps à
autre, des personnages surgissaient du tro u à fum ée ou de l’entrée
souterraine, suscitant la surprise et causant u n rebondissem ent de

96
ESPRITS DE CO R P S

l’action. C ’est cette com binaison d ’artifices, de décors imagés et


de talents individuels qui, com m e dans n ’im porte quel spectacle
réussi, contribuait à rendre présent le yua des anim aux dans la
quasgiq.
Sans do u te les masques affichaient-ils de façon reconnaissable
certains traits caractéristiques de l’anim al q u ’ils représentaient,
mais leu r iconicité, et donc le u r qualité d ’agent apte à incarner
une présence, étaient assurées au p rem ier ch ef par le dispositif
scénique au sein d u quel ils étaient insérés. C ’est p o u rq u o i les
m arques de l’in tério rité figurées sur les masques étaient presque
superflues : quel q u ’ait p u être le talent avec lequel le p o rteu r de
masque im itait l’animal q u ’il représentait, il ne pouvait m anquer
de révéler à tous son h um anité par son corps, jadis partiellem ent
dénudé lors des danses, de sorte q u ’il était évident p our les specta­
teurs que la présentification des anim aux s’opérait à travers la
m édiation d ’u n e in ten tio n n alité h u m ain e adoptant le p o in t de
vue de l ’animal, c ’est-à-dire in co rp o ran t de façon m im étiq u e
l ’in ten tio n n alité de l ’anim al sans être p o u r autant possédée par
elle. Les danseurs n ’étaient pas aliénés par l’esprit de l’anim al
q u ’ils représentaient com m e des m andataires, à la différence, par
exem ple, de ce qui se passe lorsque les participants à u n rituel
de candom blé sont chevauchés par les esprits oris ha ; ils gardaient
la pleine m aîtrise de leu r in tério rité et servaient seulem ent de
filtre au p o in t de v u e anim al grâce à l’agence objectivante du
m asque. A u dem eu ran t, certains m asques figurant des esprits
gardiens, c ’est-à-d ire attachés à u n chasseur en p articu lier et
qui lui p ro d ig u a ie n t u n e assistance, en général des oiseaux,
étaient constitués d ’u n sim ple bandeau frontal p o rtan t u n bec
et d ’autres attributs d ’espèce (illustration 14); le b u t de l ’o p é­
ration était de se faire reco n n aître et apprécier par les phoques,
do n t o n disait q u ’ils v o ien t les hum ains co m m e des oiseaux10.
Le visage de l ’h o m m e, o n ne p e u t plus visible, n ’em p êch ait
n u llem en t cette reconnaissance car il figurait l ’in té rio rité de
l’esprit de façon encore plus directe que par les m édaillons de
visage sculptés dans les autres masques, le p o rte u r du bandeau
étant en quelque sorte d evenu lu i-m êm e, à l ’instar du bec, un
signe indiciel dans u n e im age.

97
14. Bandeau frontal yup'ik d'esprit gardien (un oiseau
prédateur tenant un poisson dans le bec), Alaska

Le masque est u n dispositif très efficace p o u r m ettre en évidence


des propriétés ontologiques qui ne sont pas toujours visibles de
prim e abord, une aptitude qui ne devrait guère surprendre si
l’on se souvient de son n o m latin, persona, le m asque de théâtre.
E n effet, u n m asque p eu t représenter l’identité publique d ’une
personne en révélant ce que cache le visage de chair et d ’os - à
savoir sa dim ension sociale, l’allure et le statut par lesquels elle
aspire à être considérée - et il p eu t cacher ce que le visage révèle,
parfois en contradiction avec le m oi idéal projeté dans l’appa­
rence, de sorte que la physionom ie n u e p eu t aussi fonctionner
à la m anière d ’u n m asque dissimulant une autre identité. Cela
vient des propriétés de la face dans nom bre d ’espèces, d o n t les
hum ains : m o n expérience du m o n d e se fait en grande partie
grâce au visage, siège de la presque totalité des organes de la
sensibilité, mais je ne vois pas cette partie de m oi qui m e perm et
de percevoir autrui et q u ’autrui perçoit com m e em blém atique

98
E S P R I T S DE C O R P S

de m o n identité ; en d ’autres term es, m o n visage est la manifes­


tation perceptible p o u r autrui de m a qualité de personne en tant
que sujet percevant singulier11. Lorsqu’elle reçoit une expression
im agée dans u n m asque de n o n -h u m ain , cette propriété aboutit
donc à convertir le m asque en u n e incarnation répétable à l’envi
de la subjectivité de to u t existant que l’on se plaît à figurer, m êm e
ceux qui, à l ’instar des clams, n ’o n t pas de face (illustration 13).
C ’est cette'faculté q u ’exploitent les masques y u p ’ik, d o n t on dit
q u ’ils transm ettent à ceux qui les activent l’acuité de vision de
l’animal figuré, de façon que les porteurs doivent garder les yeux
baissés afin de laisser le passage ouvert à ce p o u v o ir p ercep tif12.
O n com prend dès lors to u t le parti qui p eu t être tiré des masques
dans une ontologie anim iste caractérisée par la séparabilité des
intériorités et des physicalités, dans laquelle, par conséquent, on
n ’est jamais sûr de l’identité réelle de la personne qui se dissimule
à l’intérieur du v êtem en t corporel que l’on perçoit.
C ar l’un des mérites du masque y u p ’ik est q u ’il perm et de lever
en grande partie l’indécision quant à l’identité des existants. Loin
d ’induire une construction en abym e au sein de laquelle le visage
hum ain —réel dans le cas des bandeaux frontaux, figuré dans le cas
des masques —introduirait une pro fo n d eu r référentielle supplé­
m entaire en ren v o y an t à l’âm e-p erso n n e du p o rte u r derrière
celle de l’animal, le m asque perm et au contraire de b lo q u er le
processus récursif en rendant visible une com m utation opérée par
un actant hum ain qui n ’est jamais confondu avec ce q u ’il objec-
tifie. Le danseur, on l’a vu, est une personne ostensible qui ren d
ostensive une autre personne, animale, en signalant par des images
- d o n t lui-m êm e transform é en agent iconique —que cette autre
personne q u ’il présentifie est b ien une personne com m e lui, et
q u ’elle appartient par son corps et son co m p o rtem en t à telle ou
telle espèce. L ’ours, le plongeon ou le m orse que le danseur fait
advenir est identifiable par tel o u tel trait physique reconnais­
sable par tous, souvent am plifié par l’im itation d ’u n e posture,
d ’un m ouvem ent ou d ’u n message sonore, sa qualité de personne
étant en outre attestée n o n seulem ent par des images de visage ou
de mains, mais aussi par le p o rteu r qui fait fonction, en quelque
sorte, d ’âme visible. C e dernier est à la fois un facilitateur, parm i
LES F O R M E S D U VI SI BLE

d ’autres, de la venue de l’animal parm i les hum ains assemblés et le


truchem ent anim é de l’intentionnalité de celui-ci s’exprim ant au
m oyen des images q u ’il active, le b u t de l’activité rituelle étant,
com m e l ’écrit A nn F ien u p -R io rd an , de «déblayer des chem ins
p o u r que les anim aux et les esprits accèdent au m o n d e hum ain
et en so rten t13». Dans tous les cas on a affaire, n o n à l’évocation
d ’identités m ultiples s’em b o îtan t en cascade, mais b ie n à des
agents iconiques rendant présente, im agée et efficace l’identité,
ta n tô t physique, ta n tô t m orale, d ’u n anim al au m o y en d ’une
grande diversité de contrastes visuels —m asque et corps hum ain,
visage hum ain et attribut animal, capuchon o uvert et capuchon
ferm é ; bref, une form e spectaculaire et h au tem en t contrôlée de
figuration de la thém atique animiste par excellence, la différence
des plans entre l’âm e et le corps.

P e n se-b ête s

Selon les Y upiit, les hum ains com m e les anim aux possèdent
u ne faculté, ella, définissable com m e la conscience intim e des
m anifestations sensibles et des êtres qui vous en v iro n n en t, les
anim aux l’ayant à un degré beaucoup plus aigu que les hom m es14.
C ette faculté se cultive par la pratique et elle revêt une im por­
tance cruciale p o u r le succès à la chasse, qui exige d ’avoir les sens
éveillés à tous les indices qui se présentent et l’esprit tendu vers le
b u t à atteindre. C ’est p o u rq u o i les vieux chasseurs ne cessent de
rappeler aux jeunes gens q u ’ils doivent constam m ent garder les
anim aux à l’esprit, quelle que soit l’activité dans laquelle ils sont
engagés, com m e u n exercice prop éd eu tiq u e de l’attention. C et
im p ératif paraît caractéristique de l’anim ism e circum polaire et
l’échec des jeunes chasseurs est souvent im puté à leur indolence
en la m atière. O n ne sera donc pas surpris de ce que des images
viennent, ou bien illustrer cette nécessité de se concentrer sur le
gibier, ou bien aider à fixer son attention sur lui.
U n e catégorie de m asque y u p ’ik semble rem plir la prem ière
fonction en figurant avec une grande économ ie de m oyens les
relations intriquées entre le p o in t de vue du chasseur et le p o in t

100
E S P R I T S DE C O R P S

de vue de sa proie. C e sont des masques asymétriques, co m m u n


aussi chez les A lutiiq de l’île Kodiak, dont on sait seulem ent q u ’ils
av aien t u n lie n avec la chasse ; ils re p ré s e n te n t des visages
hum anoïdes légèrem ent incurvés, avec u n œil m i-clos et l’autre
écarquillé, ce dernier généralem ent entouré d ’anim aux, et do n t
la bouche aux dents proém inentes et acérées signale une attitude
prédatrice (illustration 15). D ans la paire présentée ici, l’u n des
yeux grands ouverts est en to u ré de trois phoques, tandis que
l’autre l ’est par des pointes de flèches arrondies destinées à la
chasse aux oiseaux; les bandes de peau chevillées au to u r des
visages in diquen t q u ’ils étaient à l’origine bordés de fourrure.
O n a avancé plusieurs interprétations de ces masques asymé­
triques, mais la plus plausible est sans doute celle de Jarich O osten,
qui propose de les considérer com m e des figurations de l’im p o r­
tance que revêt u n e vue perçante à la chasse : le chasseur doit
pouvoir apercevoir le gibier avant que celui-ci ne le détecte15. Bien

15. Masques asymétriques yup'ik, Alaska

101
LES F O R M E S D U VI SI BLE

des masques y u p ’ik tém oignent du rôle prép o n d éran t donné à la


vision : soit ils perm ettaient de v oir au loin et entre les m ondes,
une faculté autonom e à laquelle le p o rteu r du m asque ne devait
pas faire obstacle, soit ils objectivaient les visions que les chamanes
avaient eues à travers leurs esprits auxiliaires, les masques servant
parfois aussi d ’am plificateur de vue p o u r identifier leurs confrères
qui se servaient de leurs talents à des fins m aléfiques16. Dans le
cas des masques asymétriques, toutefois, il est possible de pousser
plus lo in l’in te rp ré ta tio n et de c o n jectu rer que l ’œ il m i-clos
figure celui de l’animal —qui est vu par le chasseur sans q u ’il le
voie lu i-m êm e —tandis que l’œil grand o uvert représente celui
du yua de l ’animal, son âm e-personne, qui a déjà vu l’hom m e
sur le p o in t de le tu er et qui regarde dans le yua de celui-ci p o u r
vérifier q u ’il a bien “l’animal à l’esprit” —son b u t ou les m oyens
de l’atteindre — et donc s’assurer q u ’il est digne q u ’on lui fasse
don de son corps. Si l’hypothèse est juste, on aurait alors dans ce
type de m asque une figuration à la fois dense et dépouillée d ’un
réseau d ’interactions et d’échanges de perspectives très complexes
entre des personnes hum aines et des personnes animales.
U n e autre m anière p o u r le chasseur des hautes latitudes de
garder les anim aux à l’esprit est d ’avoir sans cesse sur lui une
scène de chasse animale. C ’est sans doute la fonction d ’une petite
sculpture en ivoire de m orse conservée au m usée P itt-R iv ers
d ’O x fo rd (illustration 16) qui fut collectée parm i les Eskim os du
littoral n o rd de l’Alaska, soit chez les Y upiit, soit chez les Inupiat,
probablem ent dans la prem ière m oitié du x ix e siècle17. C e type
d ’objet, très co m m u n dans la région, est un b o u to n dans lequel
est passée u n e lanière de cuir p erm ettan t de n o u e r à la ham pe
du h arp o n u n e ligne où est attaché u n flotteur fait d ’une peau
de phoque gonflée com m e un ballon ; grâce au flotteur, le phoque
harp o n n é depuis le kayak pouvait être rem o n té à la surface et
rem orqué. Il n ’est donc pas surprenant que le b o u to n d ’ivoire
figure avec u n e grande exactitude, sur une face, u n p h o q u e et,
sur l’autre, u n e tête d ’ours blanc, le principal préd ateu r de cet
animal avec l’épaulard et l’h om m e. L ’im age atteint une grande
force expressive en faisant entrer à l’intérieur d ’u n m êm e contour
général des formes qui diffèrent du to u t au to u t selon que l’on
ESPRITS DE CO R P S

regarde l’u n ou l’autre côté, l ’in v en tiv ité du sculpteur s’étant


exprim ée dans le fait que, com m e l’écrivait déjà H en ry Balfour,
« [sa] form e, qui est celle de la tête de l’ours, a été en partie
utilisée p o u r ex p rim er le c o n to u r du p h o q u e 18». T o u t p o rte
donc à croire que cette im age figure, n o n pas tant deux êtres
juxtaposés com m e l’avers et le revers d ’une m édaille, mais une
relation d’enveloppem ent à la m ode animiste, à savoir la dévoration
d ’u n p h o q u e p a r u n ours blanc rep résen té la gu eu le grande
ouverte, tous crocs dehors. Là en co re, co m m e dans d ’autres
exem ples exam inés auparavant, la relation entre les deux êtres
est suggérée, n o n par leu r figuration sim ultanée dans u n m êm e
espace visuel, mais par le m o u v em en t de com m u tatio n néces­
saire p o u r passer de l’u n à l’autre, ici par un basculem ent entre
les deux faces du b o u to n . Le chasseur de phoques p o rtan t sur
son harpon la figure d ’u n autre chasseur de phoques en co n cu r­
rence avec lui se trouve donc bien équipé po u r garder les animaux
à l ’esprit, et su rto u t p o u r revivifier à to u t m o m en t la relation
prédatrice qui le lie à eux.
P o u r e x ce p tio n n e lle q u e soit l ’im ag in atio n p lastique avec
laquelle la sculpture que l’on vient de décrire rend l’englobem ent,
elle n ’est pourtant pas unique ; d ’autres boutons d’ivoire de m êm e
provenance et servant la m êm e fonction figurent égalem ent un
ours blanc en opposition contrastée à un phoque. Edw ard N elson
en a présenté plusieurs dans sa m onographie sur les Eskimos du
détroit de Béring, do n t l’un, en provenance de Paim ut, figure,
sur une face, un ours polaire do n t les pattes antérieures déployées
vers l’avant form ent, sur l ’autre face, les pattes arrière, tandis que
ses pattes postérieures déployées vers l’arrière form ent, toujours

16. Bouton en ivoire de morse, probablem ent Inupiat, littoral nord de l'Alaska
LES F O R M E S D U VI SIBLE

sur l’autre face, ses pattes avant. Inséré entre les pattes de l ’ours
sur u n e face, u n p h o q u e est sculpté en relief, autre façon de
figurer un englobem ent, p eu t-être plus com plet que le précédent
puisque la proie est en quelque sorte enveloppée de toutes parts
par les deux profils de l’ours19. Dans son atlas d ’art ornem ental
a m érin d ie n , K n u t S to lp e p u b lie ég alem en t, o u tre la fig u re
prov en an t de l’ouvrage de Balfour, to u te une série de boutons
d ’ivoire collectés à P o rt Clarence, en Alaska, par l’expédition de
la Vega m enée entre 1878 et 1879 par A d o lf E rik N ordenskiôld
le long des côtes de l’océan glacial A rctique et qui sont très proba­
blem en t d ’origine inupiat. Sur plusieurs d ’entre eux, le corps du
p h o q u e est représenté en to u ran t la tête de l’ours, n o n pas dans
ce qui serait une im probable dévoration inversée, mais com m e
l’expression plausible de ce que l ’ours conserve, lui aussi, son
gibier à l’esprit20.
Les figurines miniatures sculptées dans de l’ivoire de m orse sont
fort com m unes chez les peuples de l’A rctique de part et d ’autre
du détroit de B ering; elles représentent en général des anim aux
en action, chaque espèce étant reconnaissable en dépit de sa petite
taille par une posture typique p lu tô t que par les détails de son
apparence. C ette tradition figurative ne date pas d ’au jo u rd ’hui.
Dès avant l’aube du p rem ier millénaire, les Paléo-Eskim os de la
culture de D orset (de 800 av. J .-C . à 1500 apr. J.-C .) o n t laissé
dans divers sites de l’A rctique canadien des figurines animales,
souvent interprétées com m e des accessoires cham aniques repré­
sentant des esprits auxiliaires, qui sont en to u t cas caractéristiques
déjà de l’art consom m é avec lequel les sculpteurs du G rand N o rd
o n t su figurer des anim aux en m ouvem ent. U n des exem ples à
juste titre les plus connus en est l’effigie d ’u n ours blanc trouvée
dans la région d ’Igloulik, que l’on a parfois décrit com m e “volant”
par inférence paresseuse à partir du cliché du vol cham anique,
mais qui est plus probablem ent figuré en train de nager dans une
posture distinctive, les pattes en extension arrière et le m useau à
fleur d ’eau (illustration 11).
La culture de T hulé, qui a coexisté au cours du p rem ier m illé­
naire avec celle de D o rset et l’a rem placée au x v e siècle dans
toute l’aire eskimo, est réputée aussi p o u r ses figurines animales

104
17. Ours blanc en ivoire de morse, culture de Dorset, région d'Igloulik, Canada

m iniatures exprim ant u n m o u v em en t suspendu (illustration 18).


Celles-ci à leu r to u r ressem blent à s’y m ép ren d re à celles que
façonnaient encore à la fin du X I X e siècle les populations arctiques
de part et d’autre du détroit de Béring. Les plus abouties du p oint
de vue de la m inutie des détails figurés sont sans doute celles que
W aldem ar Jochelson a collectées chez les K oryak du littoral no rd
du K am tchatka en 1900. O n y voit, par exem ple, u n corm oran
en train de nager, u n ours b ru n qui vient de saisir un poisson dans
sa gueule ou u n lièvre arctique dérangé qui s’apprête à détaler,
aucun de ces anim aux ne dépassant la taille d ’un cadran de m ontre
et chacun étant sculpté de telle façon que l’o n s’attend à le voir
co m p léter l’actio n dans laquelle il est engagé (illustration 19).
D ’après Jochelson, ces petites images d ’anim aux n ’avaient pas de
fonction rituelle et elles étaient faites par des hom m es à l’expertise
reconnue p o u r l’usage de tous et, sem ble-t-il, à seule fin de satis­
faire le plaisir de retro u v er l’évocation de l’animal dans sa repré­
sentation car, com m e il l’écrit, «la position et le m o u v em en t de
l’animal sont rendus avec u n réalisme tel q u ’ils déclenchent son
image avec vivacité dans l’esprit du spectateur21 ». C e genre de
figurines animales était aussi co m m u n à la m êm e époque chez les
T ch o u k tch e et les K erek du côté asiatique du d étroit de B éring
LES F O R M E S D U VI SI BLE

18. Oiseau aquatique en ivoire


de morse, culture de Thulé,
Canada et Groenland

19. Figurines animales en ivoire de morse, Koryakdu littoral du Kamtchatka, Russie


Légende : a) un cormoran ; b) un ours brun ; c) un lièvre.

et parm i les peuples eskim os du C anada. Jo ch elso n fait d ’ail­


leurs référence à celles qui furent décrites un peu avant lui par
Lucien T u rn e r chez les Inuits du district d ’U ngava, dans le n o rd
du Q u éb ec, sans p o u v o ir s’em pêcher, par u n e sorte de fierté
d ’em p ru n t habituelle chez les ethnographes, de les tro u v er bien
inférieures à celles des K oryak22.
Plus simples sans doute, et en cela comparables aux figurines de
la culture de D orset, les images des Inuits d ’U ngava n ’en sont pas
moins saisissantes parce que, dépourvues de tout détail ou ornem en­
tation qui viendrait distraire l’attention, elles exprim ent avec une
vigueur plastique peu ordinaire le seul dynamisme du m ouvem ent
dans lequel l’animal est engagé (illustration 20). O r figurer une
action en la capturant com m e u n instantané, c’est faire surgir à
l’im agination les circonstances qui la causent ou l’accom pagnent:
ce plongeon qui, le cou tendu vers l’avant, s’éloigne en nageant

106
E S P R I T S DE C O R P S

vivem ent p o u r échapper à ce qui l’a alarmé (illustration 20, sujet c),
ce lièvre figé au m o m en t où il s’apprête à bondir, cet ours prêt à
assom m er u n saum on im p ru d en t d ’u n coup de patte, tous ces
animaux que l’on voit entreprendre une action à l’évidence in ten ­
tionnelle ou répondre com m e il se doit à u n événem ent im prévu
ne peuvent m anquer d ’im poser à qui observe leur image l’idée
qu’ils sont animés par des buts, q u ’ils savent ce q u ’ils font, q u ’ils
réagissent, de façon astucieuse aux sollicitations de leur environ­
nem ent, bref, q u ’ils o n t une intériorité, to u t com m e les humains.
C ’est par la figuration du m ouvem ent suspendu que la subjectivité
animale, caractéristique de l’animisme, se donne ici à voir.
Les figurines anim ales des Inuits d ’U n g av a étaien t su rto u t
destinées aux enfants, tandis que celles des K oryak étaient très
appréciées des femmes, lesquelles, nous dit Jochelson, les sortaient
à to u t m o m en t p o u r les contem pler u n instant ; les hom m es les
p o rtaien t p lu tô t sur eux, attachés aux v êtem ents, parfois aux
armes de chasse. T o u tefo is, et co m m e Jo ch elso n le suggère,
partout où on les trouve dans l’A rctique, ces anim aux m iniatures
perm ettaient à tous, hom m es et femmes, petits et grands, de faire
advenir l’im age m entale de l’animal, de se le rem ém o rer dans le
dynamisme de son m ouvem ent, en som m e de ne jamais le perdre
de v u e ; ces sculptures m inuscules que l’on p eu t reto u rn er dans
la m ain com m e on m anipule des souvenirs sont ainsi des pensées
figurées, des représentations incarnées23. P o u r les chasseurs, en
outre, p o rter sur soi des figurines animales, c’est n o n seulem ent
avoir en perm anence des anim aux “ à
l’esprit” , c’est aussi s’en servir com m e
des relais m atériels dans la relatio n
continue qu’ils doivent m aintenir avec
les esprits du gibier do n t la générosité
assure aux hum ains u n approvision­
n em en t régulier en viande. D e fait,
la pratique est générale à to u te l’aire
circum polaire ; se m u n ir de figura­
tions d ’anim aux revient à s’attirer les
bonnes grâces de l’animal et des esprits r. . ..t .
& r 20. Figurines miniatures d oiseaux aquatiques
qui le protègent. O n en tro u v e des en ivoire de morse, Inuits d'üngava, Québec

107
1

LES F O R M E S D U VI SI BLE

tém oignages chez les Inuits de N o rto n Sound, chez les Sugpiak
de la p éninsule d ’Alaska et chez les A léoutes, autres groupes
eskimos apparentés aux Y upiit, d o n t les visières et casquettes en
bois cintré étaient peintes de scènes de chasse ou de prédation
animale et arboraient des ornements en ivoire figurant des museaux
de m orse, des oiseaux aquatiques et des anim aux marins (illus­
tration 21); une partie de ce bestiaire était parfois accrochée à des
vibrisses d ’otarie qui dodelinaient à la périphérie du champ visuel,
stim ulant par leur présence la vue que les hom m es prenaient de
l’anim al lorsque, assis dans leurs kayaks, ils le guettaient sous la
lum ière aveuglante.
P o rter sur soi ou sur ses armes des images d ’anim aux afin de
tém oigner q u ’ils peuplent votre for intérieur, et se concilier ainsi
les esprits gardiens du gibier, n ’est pas une pratique p ropre aux
peuples eskim os. Elle est cruciale aussi p o u r les A m érindiens
C ree, autre fleuron de l ’archipel animiste, qui b o rd en t au sud
les Inuits du Labrador. Les C ree endossaient p o u r la chasse, et
seulem ent dans cette circonstance, u n plastron rituel orné de la

21. Casquette en bois cintré, décorée avec des figurines en ivoire de morse (mouette, morse,
phoque) et flanquée d'ailes d'oiseau en ivoire, Inuits de Norton Sound, Alaska

108
ESPRITS DE C O R P S

figure d ’une oie, d ’u n ours ou d ’u n castor selon le type de gibier


recherché, ou se coiffaient d ’une casquette blanche revêtue de
motifs anim aux p o u r la chasse au caribou24. Ces images ne surgis­
saient pas de la fantaisie décorative individuelle car chaque m o tif
était révélé en songe à l ’h o m m e qui les p ortait par l’u n de ses
esprits gardiens personnels, potawakan, lesquels fréquentaient ses
rêves dès l’adolescence afin de l ’inform er de la localisation des
anim aux à chasser et de to u t ce qui pouvait co n trib u er à leur
plaire. C haque potawakan était spécialisé dans le contrôle d ’une
classe de gibier —les anim aux à griffes, ceux qui volent, ceux qui
vont dans l’eau, les caribous, les castors —, de sorte q u ’u n hom m e
devait im pérativem ent s’attacher l’assistance de plusieurs visiteurs
des songes s’il voulait devenir u n chasseur com plet, aussi à l’aise
dans la trappe des castors que dans le face-à-face avec un ours.
E n outre, et dans la m esure où, com m e le disent les C ree, « to u t
ce q u ’u n hom m e utilise à la chasse, il doit le rêver d ’abord25 », les
figures animales n ’étaient pas les seules images que l’on em portait
avec soi p o u r plaire au gibier. La laisse destinée à haler ou p o rter
les anim aux tués (nimapan ) devait en effet, selon les indications
données par u n esprit gardien, figurer u n anim al particulier.
A la différence toutefois des boutons p erm ettan t d’attacher les
lignes de rem orquage des Eskim os d ’Alaska, c’était la totalité du
nimapan qui représentait de façon stylisée un animal. D o tée d ’une
“tê te ” et d ’u ne “ q u eu e” , ornée de plum es, de perles de verre et
de brins de laine qui indiquaient la nature du gibier p o u r lequel
on devait l’em ployer, la laisse était u n e incarnation de l’esprit
de l’animal q u ’elle représentait et, à ce titre, elle possédait une
âme en propre. Les C ree affirm ent que les figurations d ’anim aux
employées par les chasseurs sont un atout p o u r se rendre attrayant
auprès de leurs proies, celles-ci, une fois tuées, devant être mises
au contact de leu r im age, u n e façon p eu t-ê tre de d em ander à
l’âm e de l’anim al désormais désincarnée q u ’elle acquiesce ainsi
a posteriori, et par coïncidence m im étique, à la relation établie
avec le chasseur. C ’est du reste lors de la prem ière chasse de la
saison p o u r chaque type de gibier que les C ree devaient exhiber
le plus grand no m b re de figurations animales, com m e si, dans ce
recom m encem en t annuel des relations avec u n e espèce, il était
LES F O R M E S D U VI SIBLE

im pératif que les hom m es m etten t toutes les chances de leur côté
en m o n tran t sans équivoque q u ’ils gardaient le gibier à l’esprit.
C hez les Inuits du m oins, la petite taille des figurines animales
n ’était pas q u ’une com m odité po u r les porter sur soi. O n a vu que,
p o u r les gens d ’Igloulik, l’âm e tamiq est l’im age m inuscule d ’une
personne hum aine ou animale logée dans son corps. C om m e l’écrit
K nud Rasm ussen, «dans le cas des êtres hum ains, c’est en réalité
un to u t petit être hum ain, dans le cas du caribou, u n to u t petit
caribou ; [c’est de l’âme que] p rocèdent l’apparence, les pensées,
la force et la vie, c ’est ce qui fait de l’h o m m e u n hom m e, du
caribou un caribou, du m orse u n m orse26. .. ». P eu t-o n tracer une
relation entre cette im age de l’âm e sous form e d ’u n hom oncule
(ou d ’u n animalcule) et les images matérielles d ’anim aux m inia­
tures? Parm i celles-ci, b o n n o m b re sont sans aucun do u te des
jouets, tous les ethnographes des Inuits canadiens ayant rem arqué
depuis la fin du x ix e siècle com bien la pratique est répandue chez
eux de fabriquer p o u r leurs enfants des m odèles réduits d ’usten­
siles et d ’armes, des poupées et de petites sculptures d ’oiseaux et
de mammifères en bois flotté ou en ivoire. Les garçons sont parti­
culièrem ent friands d ’arcs, de harpons, de traîneaux et d’animaux
m iniatures, avec lesquels ils jo u e n t p endant des heures à im iter
les chasseurs adultes, une m anière d ’entraînem ent aux techniques
q u ’il leur faudra maîtriser, et l’occasion aussi d ’acquérir l’habitude
d ’observer les anim aux et de m anipuler par la pensée les relations
q u ’il convient d ’en tretenir avec eux27.
Mais il y a plus. C om m e Frédéric Laugrand et Jarich O osten l’ont
suggéré, les images m iniatures étaient p o u r beaucoup d ’entre elles
bien plus que des jouets, plu tô t des opérateurs rituels perm ettant,
du fait du dynamisme ontologique prêté aux changements d’échelle
par les Inuits, d ’opérer des m étam orphoses et des amplifications28.
O n crédite, par exem ple, les maîtres du gibier, s’ils sont satisfaits
des offrandes et des cérém onies que les hum ains leur consacrent,
de la capacité de faire croître ju s q u ’à leur taille adulte des images
d ’anim aux en réduction q u ’ils conservent dans leur m aison, puis
d ’envoyer sur terre l’un de ces prototypes figuratifs où il est cause
que l’espèce q u ’il représente devienne à nouveau abondante. Les
artefacts eux-m êm es o n t u n e âm e tamiq, u n e sorte de m odèle

110
E S P R I T S DE C O R P S

platonicien à échelle réd u ite que les Inuits co n fectio n n en t et


q u ’ils conservent avec soin : tant que la bouilloire ou la lam pe à
huile lilliputienne ne s’abîm e pas, l’objet do n t elle est l’essence
parfaite d em eurera intact. Le p o ten tiel de grossissem ent de la
m iniature était patent dans les coutum es funéraires. A T hulé, au
G roenland, on plaçait ainsi à côté du cadavre des m odèles réduits
d’objets d ’usage courant —kayak, harpon, traîneau ou provision
de b o uche —afin que l’âm e tamiq du m o rt puisse les am plifier à
la b o n n e dim ension et que le défunt ainsi équipé soit en m esure
de co n tin u er à vaquer à ses occupations29. Les m orts n ’étaient
pas les seuls à p o u v o ir jo u e r sur les échelles en utilisant des objets
m inuscules co n n ec tan t le plan de l ’âm e-im age à celui où les
hum ains opèren t d ’ordinaire ; c ’était aussi l’une des prérogatives
des chamanes, assistés par des esprits auxiliaires minuscules résidant
dans leur b o u ch e q u ’ils éq u ip aien t avec des armes m iniatures
suspendues à leurs ceintures. L ’im age en réduction de l’essence
physique donnan t form e à une espèce ou à un être fonctionne
ainsi com m e u n agent iconique que sa taille réduite perm et de
m anipuler, de faire grandir ou de préserver sans dom m age.
O n le voit, le p o u v o ir des images m iniatures, n o tam m ent des
figurines anim ales, n ’est pas in trin sèq u e à l’objet, mais l’effet
du cham p de relations q u ’elles p erm e tte n t de condenser. Des
relations de m édiation en p rem ier heu, car l’effigie n ’acquiert
une agence que lo rsq u ’elle est activée dans le cadre d ’u n rapport
bien défini : avec u n défunt, où elle est le substitut de l’u n des
objets qui constituaient le prolongem ent de sa personne ; avec un
m aître des anim aux, com m e potentialité d ’un animal à chasser;
avec un esprit auxiliaire figuré de façon m étonym ique com m e
l’effet q u ’il p eu t m obiliser au service du cham ane qui l’em ploie ;
avec u n esprit gardien ou fam ilier d o n t la figuration m inuscule
représente l’âm e-image. Le pouvoir des images résulte aussi d ’une
relation com plexe découlant to u t à la fois du rapport d ’échelle
propre à n ’im porte quelle représentation iconique, ici accentué
par la m iniaturisation, et de la ressemblance troublante, soulignée
à l’envi par les observateurs, en tre les im ages et ce d o n t elles
tien n en t lieu, u n e ressem blance qui s’explique par l’inversion
de polarité entre le signe et le réfèrent. C ar p o u r les Inuits, et

111
LES F O R M E S D U VI SI BLE

c ’est là u n e caractéristique com m une dans la figuration animiste,


une im age m iniature n ’est pas tant la copie m im étique de l’objet
q u ’elle représente que l’inverse, à savoir son prototype, l’essence
d ’u n anim al, d ’u n esprit o u d ’u n artefact in c o rp o ré e dans de
l’ivoire et d o n t la matérialisation grandeur nature n ’est q u ’une
am plification des qualités déjà contenues dans la figurine. C ’est
pourquoi la ressemblance, le réalisme du m ouvem ent revêtent une
si grande im portance ; il est d ’autant plus crucial que les qualités
essentielles du réfèrent soient identifiables dans la sculpture que
c ’est en fait celle-ci qui, à rebours de l’opération figurative telle
q u ’elle fut conçue dans l’O ccid en t m oderne, possède les qualités
que l’être q u ’elle incarne devra manifester. C ’est ici l’image qui
est le p rototype de l’objet figuré, celui-ci n ’étant au fond q u ’une
projectio n à u n e autre échelle de ce que l’on pourrait prendre
po u r sa copie. Dans cet usage inversé de l’iconicité, la m iniature
perm et de jo u e r sur deux élém ents : elle m aintient à des échelles
différentes la constance de la form e ou la constance de la matière.
Dans le p rem ier cas, l’effigie d ’un animal sculpté est la figuration
de son essence intérieure, de son âm e-im age, incorporée dans
sa form e d ’espèce ; dans le second, ce sont, par exem ple, de to u t
petits m orceaux de viande laissés à côté du corps d ’u n défunt
p o u r que son âm e puisse les am plifier et s’en nourrir. L ’image
fait plus ici que d ’aider à garder l’animal à l’esprit, elle est l’esprit
m êm e de l’animal en attente de sa réalisation physique.
Les figurines miniatures en ivoire sont m aintenant une chose
du passé, notam m ent du fait des restrictions pesant sur la chasse
au morse. Par contre, “l’art in u it” a connu une expansion rem ar­
quable depuis les années 1950, au p o in t que l’on estime à plus
d ’un m illion le nom bre d ’œuvres d ’art - sculptures, peintures et
dessins —créées pour le marché mondial par quelques milliers d’Inuits
canadiens au cours de la seconde m oitié du x x e siècle30. Le début
de cette m utation dans la nature et la fonction des images date de
la fin du x ix e siècle, lorsque les missionnaires, les baleiniers et les
commerçants com m encent à entretenir des relations régulières avec
les Inuits et que, séduits par les qualités formelles et esthétiques
des artefacts et des figurines, ils se m ettent à les acquérir com m e
“souvenirs” , stim ulant ainsi une p roduction adaptée au goût de
E S P R I T S DE C O R P S

ces amateurs, en général des scènes de la vie quotidienne sculptées


en ivoire et composées de personnages et d ’anim aux miniatures
sur des socles. Le souvenir ne devient une œ uvre d ’art q u ’à la fin
des années 1940, avec l’organisation, par la branche de M ontréal
de la Guilde canadienne de l’artisanat, d’une exposition de pièces
collectées parm i les Inuits du Labrador. Le succès est tel q u ’un
véritable m arché se m et en place, débouchant sur une standardi­
sation relative des sculptures en raison, d ’abord, de l’incitation du
gouvernem ent canadien à se conform er à un catalogue de modèles,
mais aussi de la substitution de l’ivoire par de la pierre tendre, en
général de la stéatite, et enfin de l’augm entation de la taille des
figurines, désormais destinées à être exposées. P o u r autant, les
thèmes dem eurent ceux des sculptures miniatures d ’an tan, avec
une prédom inance des motifs animaliers.
La m ercantilisation et la norm alisation des images ont-elles fait
disparaître les dim ensions ontologiques de la figuration in u it?
Pas to u t à fait, sem ble-t-il. E n p rem ier lieu, le fait que les sculp­
tures soient dorénavant confectionnées p o u r devenir des valeurs
d ’échange n ’affecte en rien le u r statut dans la m esure o ù les
figurines miniatures de jadis n ’avaient rien de sacré. O n l’a vu, ces
petites images fonctionnaient au prem ier chef com m e des relations
matérialisées et des am plificateurs d ’essence, elles étaient donc
des opérateurs ou des relais dans les rapports avec les anim aux et
les esprits, n o n des objets inaliénables m édiatisant u n rapport de
fondation à l ’origine des choses. Si, com m e le propose M aurice
Godelier, la m arque des objets sacrés est de ne pas circuler afin
de garantir que d ’autres objets puissent être échangés31, alors ces
figurines que les inventaires des musées persistent à appeler des
“am ulettes” n ’avaient rien de religieux au sens conventionnel.
Il est donc abusif de parler de “ sécularisation” à propos de la
réorientation de la sculpture in u it vers le m arché32. C e que la
p roduction de masse a apporté, c’est le changem ent d ’échelle :
confectionnées p o u r être exhibées com m e des signes de distinction
dans des intérieurs bourgeois, les figurines o n t perdu, avec leur
taille et leur changem ent de destination, l’aptitude à figurer des
souvenirs manipulables et transportables de rapports intim es avec
les anim aux et les esprits qui les protègent.

113
LES F O R M E S D U VI SI BLE

Il n ’en dem eure pas moins que l’inspiration qui guide les artistes
inuits contemporains semble très proche de celle qui poussait leurs
aïeux à figurer des animaux. Le dessinateur et poète Alootook Ipellie
le dit sans ambages: «[...] une raison p o u r laquelle tant d ’Inuits
sont devenus de si bons artistes ou sculpteurs est q u ’ils viennent
d’une culture très visuelle ; [les Inuits] étaient constam m ent en train
de visualiser des animaux par la pensée33». Il s’agit toujours pour
l’imagier de garder l’animal à l’esprit, mais dans le processus m êm e de
la figuration et p our le bénéfice d ’un autrui que l’on espère sensible
à cette évocation. D écrivant u n sculpteur inuit au travail dans les
années 1960, E dm und C arpenter exprime cela d ’une autre façon:

Tandis que le scLilpteur tient l’ivoire brut légèrem ent dans la main,
la tournant de-ci de-là, il m urm ure : « Q ui es-tu ? Q ui se cache
là?» Et soudain: «Ah! Phoque!» Et alors il le fait surgir: caché,
le phoque émerge. Il avait toujours été là34.

S culpter u n anim al p o u r u n Inuit, ce n ’est pas im poser une


form e préconçue à une substance inform e, c’est relâcher la forme
enferm ée dans le matériau, l’aider à venir au prem ier plan, littéra­
lem ent la faire advenir, n o n pas au sens où le m atériau com m ande
la form e - idée com m une dans l’art européen —, mais parce que
c ’est l’actualisation m êm e de cette form e, p lu tô t que le résultat
con cret q u ’elle dégage, qui est en vérité ce qui im p o rte: elle
oblige à discerner l’anim al en puissance tapi dans u n devenir
encore inaccom pli. Le travail du sculpteur in u it contem porain
n ’est donc pas assimilable à la p ro d u ctio n -créatio n d ’une chose
nouvelle à partir d ’u n e m atière inanim ée q u ’inform ent l’art et
le pro jet d ’u n agent au tonom e ; il faut p lu tô t le v oir com m e une
relation de facilitation rendant possible une véritable m étam o r­
phose, c ’est-à-dire le ch an g em en t d ’état d ’une entité existant
déjà com m e u n sujet et qui conserve u n e grande partie de ses
attributs dans l’opération.
T outefois, ce n ’est pas seulem ent dans le geste du sculpteur
accom pagnant d ’une m ain com plice l’ém ergence d ’une form e
animale que les artistes inuits m o n tren t à quel p o in t le m orse ou
le carib o u h a n te n t to u jo u rs leurs p e n sé e s; c ’est aussi dans

114
E S P R I T S DE C O R P S

l’expression to u t à fait explicite de ce que la vue claire dirigée


sur u n animal est l’effet d ’u n e vision intérieure entretenue par la
pratique. C ’est précisém ent ce que figure le dessin de Sim on
T o o k o o m e , u n In u it de la rive o u est de la baie d ’H u d so n ,
sobrem ent intitulé Une vision d ’anim aux (illustration 22). O n y
voit quatre personnages d ’apparence hum aine mais qui laissent
p ointer des extrém ités animales, environnés de chiens aboyant
et d o n t les 'visages p o rten t, à la b o rd u re inférieure du cham p
visuel, deux loups face à face, babines retroussées. Le co m m en ­
taire de l’artiste ne laisse planer aucun d oute sur le fait q u ’il s’agit
bien de garder les anim aux à l ’esprit: «Les Inuits [...] avaient
l’habitude de penser et de visualiser —d’avoir des visions de chasse,
de chasse au loup en particulier35. » O r ce dessin reprend presque
exactem ent l’organisation form elle et la thém atique d ’u n masque
y u p ’ik du K uskokw im (illustration 23) relevé par E dw ard N elson
à la fin du x ix e siècle, à plus de trois mille kilom ètres de la baie
d’H udson36. Il s’agit d ’un masque à volets représentant un tunghak,
un esprit maître des anim aux, et l’on distingue, sur la face interne

22. Simon Tookoome, A Vision ofAnimais, crayons de couleur, 1972

115
LES F O R M E S D U VI SIBLE

des volets, des phoques à gauche, des caribous à droite, semble-t-il


en train d ’u rin er et de déféquer, une posture souvent associée à
une réaction d ’alarme face à u n danger soudain et qui serait le
signe dans ce cas que les anim aux aussi sont sensibles à la présence
du chasseur37. Le tunghak p eu t ainsi garder à l’esprit les anim aux
d o n t il a la charge puisque, m êm e lorsque les volets sont fermés,
les phoques et les caribous se déploient devant ses yeux dans leurs
interactions potentielles avec les humains. Dans le masque com m e
dans le dessin, les anim aux sont figurés à la périphérie du cham p
de vision, co m m e u n e an ticip atio n im agée d ’actions à v en ir
flottant à la lim ite de la conscience des sujets.

23. Masque yup'ik d'esprit maître des animaux, Alaska


E S P R I T S DE C O R P S

Q u i va là?

U ne grande partie des sculptures inuits contemporaines sont dites


“à transform ation” , c ’est-à-dire q u ’elles figurent des m étam o r­
phoses, en général des cham anes reconnaissables à u n visage
hum ain, qui laissent n éan m o in s transparaître des attributs du
corps de l’anim al leu r servant d ’esprit auxiliaire — des défenses
de m orse,, des ailes de co rm o ran , u n corps de b œ u f m usqué.
Ainsi, malgré le changem ent d ’échelle et en dépit de la no rm a­
lisation des thèm es induite par les interm édiaires du m arché de
l’art, les schèmes généraux de la figuration animiste o n t perduré
et sont m êm e devenus plus explicites, p eu t-être du fait que l’ani­
misme —sous le n o m de “ cham anism e” le plus souvent —s’est
converti dans l’aire circum polaire en une sorte de savoir réflexif,
objectivé dans les livres des ethnologues, revendiqué par les Inuits
com m e u n trait de leur id en tité culturelle et apprécié com m e
tel par les non -In u its. L ’abondance des sculptures “ à transfor­
m ation” vient ainsi de ce q u ’elles sont prisées par les amateurs d ’art
prim itif, qui les v o ien t com m e plus au th en tiq u em en t inuits, cet
engouem ent incitant les artistes à les vendre beaucoup plus cher
que les pièces norm ales38. P ar-delà les raisons conjoncturelles,
toutefois, la figuration de la m étam orphose est une constante
de l ’iconographie inuit, m êm e si elle se fait à présent de façon
m oins subtile que jadis.
O m niprésente dans les m ythes, mais aussi réputée com m une
dans la vie ordinaire, la m étam orphose est l’épreuve par excel­
lence de l’animisme puisqu’elle révèle avec une grande clarté la clé
de voûte qui assure solidité et cohérence à cette ontologie : n o n
seulement les sujets, humains com m e non humains, jouissent d’une
intériorité com parable, mais celle-ci, m obile, p eu t venir habiter
des enveloppes corporelles très diverses39. C e vagabondage des
âmes est rendu possible par le fait que les dispositions subjectives
dont la plupart des existants sont en m esure de fournir u n indice
s’exprim ent de façons différentes selon le genre de corps où elles
se m anifestent, car chacun de ceux-ci, du fait de ses caractéris­
tiques physiques et des formes de vie q u ’elles autorisent, devient
le foyer d ’un p oint de vue et d ’une gam me d ’actions sur le m onde

117
LES F O R M E S D U VI SI BLE

qui lui sont propres40. C ertes, et dans la m esure où la plupart


des peuples de l’archipel animiste sont des chasseurs, les relations
entre personnes humaines et animales se déroulent le plus souvent
sous les espèces de la physicalité : il s’agit de repérer u n gibier et
de le tu er p o u r s’en nourrir. C ependant, com m e les intériorités
des prédateurs et des proies sont en principe semblables du p o in t
de vue des aptitudes q u ’elles m obilisent, il faut b ien q u ’existent
des situations où cette co m m u n au té des destins ontologiques
puisse s’accom plir dans des com m unications transpécifiques qui
m etten t entre parenthèses les limites im posées par la différence
des corps. Cela se produit dans diverses circonstances, recherchées
ou fortuites, exceptionnelles ou quotidiennes. D ’abord, lorsque
les plantes, les anim aux, ou les esprits qui sont leurs hypostases,
re n d e n t visite aux hum ains sous le m êm e aspect q u ’eux —le
plus souvent dans les songes et lors des transes induites par des
psychotropes. E n général, ils s’identifient p o u r ce q u ’ils sont et
porten t parfois une m arque révélant leur véritable nature de sorte
que, derrière l’abord hum ain, o n sait à qui l’o n a affaire. Il arrive
aussi q u ’une rencontre inopinée to u rn e mal : cet anim al qui m e
fixe alors q u ’il devrait fuir, ce m u rm u re insistant s’élevant d ’un
arbre dans u n lieu désert, cet h o m m e in co n n u qui laisse derrière
lui des em preintes animales, tous les événem ents qui conduisent
à voir dans u n être autre chose que ce do n t il a la m ine et qui
signalent, parce que l’on a déjà basculé dans le p o in t de vue q u ’il
vous im pose, q u ’il a soudain changé de form e et d ’allure, tous
ces face-à-face m étaphysiques sont les m atériaux qui fabriquent
l’expérience intim e de la m étam orphose.
Se glisser dans l’intériorité d ’u n autre co n d u it à le v oir avec
le corps sous l ’ap p aren ce d u q u e l lu i-m ê m e se p e rç o it, u n e
confusion partagée qui entraîne parfois dans la folie, cet état où
l’o n se retrouve coincé dans la perspective de l’être vous ayant
attiré dans son for intérieur et où, seul hum ain parm i des bêtes
paraissant hum aines, l ’on est de fait devenu soi-m êm e une bête.
C ’est p o u rq u o i l’expérience contrôlée de la m étam orphose est
la condition d ’u n anim ism e en quelque sorte apaisé. Elle perm et
au cham ane d ’abandonner sa physicalité hum aine p o u r se faire
reconnaître com m e u n congénère par les anim aux et les esprits,

118
E S P R I T S DE C O R P S

un citoyen d ’h o n n eu r qui vient leur dem ander d ’être généreux


avec les hum ains et de ne pas tirer vengeance en envoyant des
maladies de la pro p en sio n de ces derniers à m anger du gibier.
Dans l’autre sens, elle perm et aussi de convoquer les âmes animales
à des cérém onies collectives afin que, n o ta m m en t au m o y en
des masques, elles puissent être vues à la fois com m e ce q u ’elles
croient elles-m êm es q u ’elles sont, des hum ains, et ainsi que les
hum ains le's v oien t, co m m e telle ou telle espèce d ’anim al ou
d’esprit. A la différence de la ren co n tre fortuite dans les rêves ou
loin des sites d ’habitat, dans laquelle c’est le vis-à-vis qui im pose
l’image q u ’il souhaite d o n n er de lu i-m êm e et que l’o n ne p eu t
pas partager avec d ’autres hum ains, l ’invitation des non-hum ains
dans les maisons et leur présentification rituelle perm et de rendre
publique leur image à l’intérieur d ’un dispositif scénique contrôlé,
em pêchant ainsi to u t danger de som brer dans leu r p o in t de vue.
D e sorte que les images d ’anim aux et d ’esprits em ployées dans
ces occasions, loin d ’être des faux-sem blants destinés à tro m p er
les sens, sont au contraire des instrum ents indispensables p o u r
éviter que les hum ains accueillant les anim aux en viennent à leur
insu à entrer dans le m o n d e illusoire où leurs hôtes auraient pu
les attirer. F igurerla m étam orphose dans l’action rituelle, ce n ’est
donc pas s’efforcer de rendre vraisemblable le passage d’une forme
à une autre par étapes successives —à la m anière de l’ontogenèse
des insectes ; c ’est d o n n er une expression concrète à u n e relation
d’intersubjectivité transpécifique en modifiant, grâce à des induc­
teurs d ’im agination, la position d ’observation que leu r physi-
calité originelle im pose aux hum ains afin q u ’elle coïncide avec
la perspective sous laquelle l’être figuré s’envisage lui-m êm e. U n
tel processus ne p eu t s’opérer que par une com m utation franche :
tantôt je vois l’intériorité hum anoïde d’u n être qui se voit com m e
un hum ain, tantô t je vois son vêtem en t physique distinctif.
Les images de m étam orphose animiste réalisent ce basculem ent
des points de vue par toutes sortes de procédés. P o u r revenir à
l’iconographie in u it récente, les sculptures “ à transform ation”
adoptent la solution visuelle la plus simple en com binant un corps
anim al à u ne tête hum ain e, ou l’inverse. C ’est cette dernière
formule qu’illustre la fem m e-renarde sculptée par G eorge Tataniq

119
LES F O R M E S D U VI SI BLE

(illustration 24). L ’œ uvre fait référence à l’histoire de Kiviuk, un


héros de la m y th o lo g ie des Inuits N etsilik ayant épousé une
renarde, histoire do n t le thèm e général
est connu sous diverses variantes parmi
les Inuits canadiens et m êm e au-delà,
dans l ’aire p é ria rc tiq u e et en Asie
o r ie n ta le . La v e r s io n des In u its
d’Igloulik rapportée par Bernard Saladin
d ’A nglure raconte q u ’u n hom m e, de
reto u r de la chasse, constate que l’on
a fait réchauffer sa m arm ite de viande
en son ab sen ce; ap erc ev an t le jo u r
suivant u n ren ard blanc sortir de sa
tente, il décide de se cacher p o u r tirer
cela au clair et v o it alors le ren ard
s’approcher, ôter sa peau et la suspendre
à u n ten d eu r de la tente, révélant une
fe m m e q u i e n tre p r e n d de faire la
cuisine ; l ’h o m m e co u rt alors vers la
tente, s’empare de la peau de la fem m e-
renarde et ne consent à la lui rendre
que si elle accepte de l’épouser; après
avoir v ivem ent refusé, elle acquiesce
24. Femme-renarde, sculpture
de George Tataniq, 1970 de g u e rre lasse. Ils v é c u r e n t ainsi
quelque temps com m e m ari et fem m e
ju sq u ’à ce q u ’elle décide de reprendre son corps de renarde et
de q uitter son m ari41.
L ’histoire de la fem m e-renarde est u n excellent exem ple de
cette idée, caractéristique de l’ontologie animiste en général, selon
laquelle le corps est le v êtem en t am ovible de l ’intério rité, les
deux enveloppes physiques étant souvent désignées par le m êm e
term e. La m étam orphose consiste alors à dévoiler son intériorité
sous la form e d ’une figure hum aine, ou à endosser à nouveau
son costum e d ’espèce p o u r redevenir de façon ostensible ce dont
on a l ’apparence, ce v a-et-v ien t des points de vue constituant
u n terreau fertile p o u r les histoires de mariage entre hum ains et
anim aux, très com m unes dans l ’archipel animiste et qui résultent
ESPRITS DE C O R P S

souvent d ’u n chantage à la peau analogue à celui auquel se livre


le héros du m y th e inuit. D ans de telles rencontres, l ’id en tité
véritable d ’u n “ déshabillé” n ’est visible que p o u r l’h o m m e qui
aura déjà épousé le point de vue de l’animal, lequel se voit com m e
un hum ain vêtu en animal. E n entrant à son insu dans le faux-
sem blant que l’animal le co n d u it à adopter, l’ho m m e illusionné
aura, ce faisant, p erdu son hum anité.
Dans l’içônographie eskimo, les anim aux révèlent souvent leur
intériorité par la tête ; il en va de m êm e dans l’autre sens, lorsque
leur corps d ’espèce reprend le dessus et que leur intériorité s’eftace,
à la m anière du chat de C hester do n t ne subsiste plus que l’énig­
matique sourire. C ’est cette dernière situation que figure le dessin
de Paulusi Sivuak illustrant l’épisode où la fem m e-renarde, fuyant
son mari d ’u n tro t leste, reprend peu à peu son apparence vulpine
(illustration 25). Sous le capuchon de son parka, elle a conservé
son visage hum ain, sur lequel des lignes pointillées partant des
ailes et de la racine du nez dessinent po u rtan t à la base du museau
l’am orce des contrastes de couleur du pelage d ’été, tandis q u ’elle
se déplace en m archant sur ses quatre pattes, d o n t deux sont déjà
des pattes de renard. Le sculpteur de la fem m e-renarde a pris un
autre parti ; plu tô t que de lui d onner une posture animale en lui
gardant une tête hum aine, il lui a fait une tête animale surm ontant
une attitude et u n costum e humains. P eu t-être G eorge Tataniq
a-t-il voulu m o n trer par là ce qui se passe lorsqu’u n hum ain voit
un animal qui s’est dévoilé en quelque sorte à rebours. C ’est en
effet u n thèm e com m un d ’anecdotes parm i les peuples circum ­
polaires que celui de l’ho m m e qui s’est égaré à son insu dans le
m onde d ’une espèce animale et qui découvre, à de petites in co n ­
gruités, que ceux q u ’il prenait p o u r des hum ains sont en réalité
des loups, des caribous ou des élans42. O r c’est là une situation
dangereuse car l’hom m e, qui voit désormais les choses à travers la
perspective d’un animal, n ’est pas assuré de pouvoir faire le chem in
inverse et de redevenir pleinem ent hum ain en voyant les animaux
po u r ce q u ’ils sont - de sorte que la vraie face des anim aux en
apparence hum ains n ’est visible com m e une face animale que si
notre vagabond ontologique parvient à sortir de son illusion et
de l’animalité dans laquelle son erreur de p oint de vue l’a plongé.

121
LES F O R M E S D U VI SI BLE

O n p eu t donc considérer la statuette de Tataniq com m e l’image


d ’une renarde, n o n pas telle q u ’elle serait perçue par u n obser­
vateur à qui elle découvrirait son intériorité p o u r la prem ière fois
— avec une tête hum aine et u n corps-vêtem ent animal —, mais
telle que vue par le héros du m ythe do n t les yeux brouillés par le
désir se sont enfin dessillés et qui voit soudain la nature vulpine de
son épouse se m anifester dans sa face p lutôt que dans son corps.

25. La femme-renarde, dessin de Paulusi Sivuak

L ’iconographie eskim o figure ainsi l’ontologie animiste, soit


de m anière to u t à fait littérale dans les masques y u p ’ik —avec la
représentation d ’un visage h u m ain com m e indice d ’intériorité
insérée dans u n corps d ’anim al o u d ’esprit —, soit de m anière
plus subtile dans la sculpture paléo-eskim o et in u it traditionnelle
qui ren d visible la subjectivité animale en figurant u n co m p o r­
tem ent intentionnel ou, au contraire, de façon si ostensible q u ’elle
en devient presque ironique dans la sculpture in uit co n tem p o ­
raine, avec les pièces “ à transform ation” . C e constat am ène à
se dem ander p o u rq u o i les masques y u p ’ik o n t besoin d ’être si
littéraux puisque le m êm e résultat p eu t être obtenu de façon plus
économ ique. T o u t indique que l’usage de masques et d ’acces­
soires de scène spectaculaires répondait au moins à deux finalités :

122
E S P R I T S DE C O R P S

faire partager à d ’autres des images mentales d ’entités anim iques


à la m o rp h o lo g ie instable et issues d ’u n e ex p érien ce privée,
d’une part; s’assurer que l’expérience dem eure sous le contrôle
des hum ains, d ’autre part. C ar u n trait notable de la figuration
animiste en général est que les images matérielles y sont souvent
l’objectivation d ’im ages m entales très précises et issues d ’une
expérience individuelle, parfois onirique ou visionnaire, do n t le
détail doit .dem eurer secret —de sorte que les images qui objec­
tivent cette expérience n ’en révèlent pas grand-chose à autrui.
Par contraste, les rituels m asqués y u p ’ik font revivre collecti­
v em en t cette expérience in d iv id u elle ju s q u ’à ren d re présents
les esprits anim aux dans la m aison-com m une, étendant ainsi à
to u t le collectif u n lien de con n iv en ce avec les n o n -h u m ain s
que quelques individus o n t réussi à établir au hasard de leurs
rencontres. Q u an t à l ’usage d ’u n grand nom bre de m édiations
m atérielles afin de ren d re présents les esprits, rappelons q u ’il
perm ettait de m ieu x co n trô ler les conditions de cette objecti­
vation qui n ’est pas sans risque lo rsq u ’elle se déroule dans u n
face-à-face inopiné. T an t les sculptures m iniatures inuits que les
masques y u p ’ik sont à la fois des incorporations matérielles et des
déclencheurs de pensées sur les anim aux et les non-hum ains en
général. Toutefois, les images sont m oins em ployées ici com m e
aide-m ém oire que com m e des m oyens de renouveler à volonté
l’expérience de la présence d ’anim aux et d ’esprits, des souvenirs
portables et m anipulables po u v an t être réactualisés, rafraîchis et
renouvelés à to u t m o m en t. Si elles o n t à voir avec la m ém oire,
ces figurations n ’o n t p o u rtan t pas du to u t le m êm e statut que
les images pictographiques, lesquelles sont aussi très com m unes
dans l’ensemble eskim o : les pictogram m es sont des balises struc­
turant u n récit, généralem ent de chasse ou de voyage, des traces
mnésiques organisées de façon linéaire et séquentielle qui n ’o n t
pas de sens prises séparém ent, tandis que les sculptures inuits et
les masques y u p ’ik sont des indices de l’expérience d ’une relation
singulière avec u n anim al ou u n esprit en m êm e tem ps que le
m oyen de la renouveler à volonté.
L ’esthétique eskimo révèle aussi avec beaucoup de netteté un
autre trait caractéristique de ranim ism e : la capacité de chaque classe

123
LES F O R M E S D U VI SI BLE

d ’existants d ’avoir u n p o in t de vue spécifique sur le m onde du fait


des caractéristiques de sa physicalité, à quoi s’ajoute la possibilité
pour u n être de verser dans le point de vue d’un autre. Les masques
y u p ’ik perm ettent cette conversion, à la com m ande si l’on peut
dire. O n a vu que les animaux qui révèlent leur véritable nature ne
le font q u ’aux hum ains ayant déjà basculé dans leur perspective et
qui, de ce fait, sont en quelque sorte devenus des congénères. Les
masques autorisent l’opération inverse en perm ettant aux humains
d’objectiver en leur sein la présence de personnes animales. Par ce
biais, l’animal figuré est réputé adopter le p o in t de vue hum ain,
c’est-à-dire la position occupée par le po rteu r de masque ; som m é
d ’être présent en personne dans la m aison-com m une, il est en
quelque sorte contraint de partager les aspirations des humains.
Le m asque à transform ation est le pro céd é le plus spectacu­
laire, et sans doute le plus explicite, p o u r figurer des com m uta­
tions com plexes de points de vue : une tête d ’animal, de m onstre
ou d ’esprit s’ouvre grâce à des volets m obiles, en général p o u r
révéler un visage hum ain. Les exem plaires les plus aboutis sur
le plan form el ne sont pas dus aux Y upiit, mais p ro v ien n en t des
cultures am érindiennes plus au sud sur le httoral du Pacifique,
notam m ent des K w akw aka’w akw , jadis appelés Kwakiutl, de l’île
de V ancouver. Les masques à transform ation étaient utilisés dans
les rituels d ’hiver et les potlatchs, en con jo n ctio n avec d ’autres
accessoires de scène, p o u r rendre visible de façon ostensive une
m étam o rp h o se, c ’est-à-d ire la tran sfo rm atio n d ’u n être d o n t
le p o rte u r du m asque narrait les avatars. P rofitant de la sem i-
p én o m b re qui régnait dans la grande m aison de bois, le danseur,
vêtu d ’une cape ornée de motifs en appliqué ou d ’u n costum e
fait de lamelles de cèdre, se détournait un instant du public p o u r
actio n n er les volets et présenter à tous u n e nouvelle face. C e
pouvait être u n ancêtre que la ren co n tre avec u n esprit animal
avait durablem ent transformé, ou bien un personnage de la m ytho­
logie, ou encore un animal s’étant révélé com m e un esprit gardien.
D ans tous les cas, l ’effet de surprise était recherché avec cette
transition soudaine de la dim ension physique de l’être évoqué
à son intériorité distinctive, lorsque, par une m u e soudaine, le
visage hu m ain ém ergeait sous le m asque animal. C o m m e A ndré

124
E S P R I T S DE C O R P S

B reton l’avait bien vu, «la v ertu [du m asque à transform ation]
réside avant to u t dans u n e possibilité de passage brusque d ’u n e
apparence à une autre43».
Certains masques présentaient des configurations plus complexes,
en do n n an t à voir, lorsque les volets étaient ouverts, plusieurs
autres personnages sous la form e de faces ou de corps dépeints
sur l’envers des panneaux m obiles, parfois au m oyen d ’u n autre
masque intérieur qui pouvait s’ouvrir afin de dévoiler un troisième
niveau de profondeur ontologique, en général u n visage hum ain.
Ces masques d o n t les m ultiples transform ations accom pagnaient
les péripéties d ’un récit n ’invalident pas le principe de la co m m u ­
tation, ils en m ultip lien t sim plem ent les occurrences au fur et
à m esure que le danseur les relate, et p o u r se te rm in er à p eu
près toujours par l’exhibition ultim e de la petite face d ’ho m m e
em busquée dans le dernier cercle des m étam orphoses.
Attardons-nous u n m o m en t sur l’u n de ces masques p o u r m ieux
com prendre le mécanisme de leurs révélations en cascade. C ’est
G eorge H unt, u n collaborateur autochtone de Franz Boas, qui l’a
collecté chez les K w akw aka’w akw au début du x x e siècle et il
représente une tête de chabot, un poisson com m un dans ces eaux,
reconnaissable à son nez camus et à ses yeux reculés sur le haut de
la tête (illustration 26). E n ouvrant grand la bouche, le masque de
chabot fait apparaître une tête de corbeau, laquelle se fend en deux
p o u r découvrir u n visage d ’h o m m e au nez rouge et à la m o u e
dédaigneuse. Boas donne une illustration du masque sous ses trois
états dans sa m onographie sur les Kwakiutl, et il fait référence dans
la légende l’accompagnant à un épisode d’un m ythe dont le masque
est censé accom pagner le récit, seule clé que nous possédions po u r
l’interpréter44. Il s’agit d ’une histoire longue et com pliquée dans
laquelle un hum ain balourd et paresseux appelé Pagayé-à (Paddled-to)
va visiter sous les eaux d ’u n lac u n grand ch ef qui le prend sous sa
protection et lui donne des pouvoirs magiques ainsi que de nouveaux
noms, dont le principal est N é-p o u r-être-la-tête-du-m onde (Bom -
to-be-head-of-the-world). Il revient parmi les siens où on le reconnaît
com m e u n grand chef. L’un des avatars q u ’il adopte, notam m ent
pour aller sous l’eau, mais aussi p o u r s’identifier auprès de son frère
cadet, est un grand chabot avec un visage d ’hom m e, soit l’une des

125
]
LES F O R M E S D U VI SIBLE

transformations du masque45. Sa maison au bord du rivage contient


de nom breux objets rituels, en particulier des masques de baleine,
de loutre, de “grizzli de la m er” (une espèce m ythologique) et de
corbeau. O n p eu t donc considérer le m asque à transform ation
com m e le support narratif d’un épisode de l’histoire de N é-p o u r-
être-la-tête-d u -m o n d e, le m o m en t où celui-ci, dans son avatar
chabot, porte un masque de corbeau, lequel est to u t naturellem ent
intercalé entre le visage hum ain et la tête du poisson. Il n ’est nul
besoin ici de supposer une régression à l’infini dans des identités
emboîtées puisque la com m utation entre le corps du chabot, néces­
saire à notre héros p o u r voyager sous les eaux com m e s’il était
revêtu d ’un scaphandre, et l’intériorité hum aine q u ’il n ’a jamais
cessé de posséder est médiatisée par u n filtre supplémentaire, soit
l’un des masques qu’il revêt à l’occasion lors des rituels qu’il organise
dans sa maison. T o u t com m e les humains ordinaires, en effet, les
êtres métamorphiques de la mythologie se servent aussi de masques
afin de m ultiplier les possibilités de m odifier leur apparence et,
grâce à cet artifice, de se transformer en autant d ’images de corps
qu ’ils aspirent à rendre visibles à autrui.

26. Masque à transformation kwakwaka'wakw (kwakiutl), figurant un chabot, un corbeau et un


visage humanoïde, île de Vancouver

126
E S P R I T S DE C O R P S

Les masques à transform ation offrent u n m oyen radicalem ent


simple de figurer une m étam orphose ; trop simple p eu t-être, car
ils guident l’im agination paresseuse sans lui d o n n er l’occasion
d ’exercer par elle-m êm e l’effort visuel nécessaire p o u r basculer
d ’une form e dans u n e autre. C ’est p o u rq u o i, chez les Y upiit,
la grande m ajorité des masques dépeignant une m étam orphose
présente sim ultaném ent les deux états de la transform ation de
façon que ce soit le spectateur lui-m êm e qui procède à la com m u­
tation de points de vue en fixant son atten tio n ta n tô t sur u n
aspect de l’im age, tantôt sur l’autre. C e m écanism e d ’oscillation
de l’attention qui jo u e en général sur u n englobem ent partiel ou
sur une dissymétrie dans le plan vertical est m êm e probablem ent
plus efficace que celui mis en œ uvre dans les masques à volets dans
la m esure où il sollicite le concours actif du regard à l’illusion de
l’alternance, rendant celle-ci plus vraisemblable. Les formes les
plus élémentaires sont celles dans lesquelles un visage hum ain fait
une apparition saugrenue dans la gueule ou le bec grand ouvert
d ’u n anim al, u n e im age q u i re p re n d u n e disposition en co re
plus simple, et jadis com m une, dans laquelle c ’était le visage du
p o rteur du m asque qui apparaissait dans l’orifice46. L ’u n de ces
masques, proven an t de G oodnew s Bay, représente u n pho q u e
barbu à la dentitio n généreuse —c ’est u n prédateur m arin - dans
la gueule duquel paraît u n p etit visage hum ain animé d ’u n sourire
un peu contraint (illustration 27). O n ne sait m alheureusem ent
pas grand-chose de cet objet, com m e de la plupart des masques
y u p ’ik collectés à la fin du X I X e siècle, mais on p eu t inférer q u ’il
figure une m étam orphose, une opération dont les phoques barbus
étaient coutum iers. Paul Johnson, u n interlocuteur y u p ’ik d’A nn
F ienup-R iordan, en a sans doute donné la clé :

A cette époque, on pouvait voir un hum ain assis sur la glace sans
kayak. Il se tenait les jam bes repliées sous lui, avec son parka en
intestin de phoque. Le phoque barbu devenu hum ain s’appelle
un qununiq [...] et, quand on le harponnait à travers son parka, il
tom bait à l’eau. O n dit que, quand il rem ontait à la surface pour
la prem ière fois, il avait une tête de phoque barbu. La deuxièm e

127
LES F O R M E S D U VI SI BLE

fois qu’il rem ontait [...] il était devenu phoque un peu plus [...],
à la cinquièm e fois il était tout à fait phoque47.

Le «phoque devenu hum ain» se manifeste donc dans le masque


par son visage qui semble dem ander tim idem ent une reconnais­
sance, sans d o u te figé ici dans l’une
des étapes de la transform ation.
La m é ta m o r p h o s e n e r é v è le
pas n é c e ssa ire m e n t u n e p e rs o n n e
g é n é riq u e sous u n asp ect ta n tô t
hum ain, tantôt animal ; elle p eu t aussi
servir à dévoiler l’identité cachée d ’un
animal en apparence inoffensif, identité
qui se manifeste le plus souvent sous
les traits d ’u n esprit incarné dans une
autre espèce, p réd atrice celle-là, et
dont l’attitude tranche sur la bienveil­
lance attrib u ée au gibier dans l’aire
circumpolaire, où l’on dit q u ’il se livre
au chasseur de son plein gré48. Bien
q u ’elle soit rare en régim e animiste, la
m étam orphose d ’une espèce animale en une autre signale en effet
p lu tô t une bizarrerie de co m p o rtem en t attribuable au fait que
l’anim al paisible devenu soudain agressif est en réalité u n esprit
malfaisant qui se manifeste à l’occasion sous les apparences d ’une
espèce carnivore. Dans leur form e la plus simple, les masques à
transform ation pouvaient rendre visible ce basculem ent du banal
au périlleux. Ainsi les masques que les Y upiit appellent patulget
perm ettaient-ils aux chamanes, en m anipulant u n volet, de faire
soudain surgir, sous la face de l’animal qui leur servait d ’esprit
auxiliaire, un visage aux crocs m enaçants qui tém oignait de la
puissance offensive de celui-ci49.
Toutefois, il est un m oyen plus simple, et peut-être plus efficace,
de figurer une m étam orphose de ce genre : il consiste à accoler
dans u n m asque les deux profils des anim aux concernés, l’inof-
fensif et le prédateur, de façon que la com m utation des points de
vue s’opère sim plem ent par la ro tatio n d ’u n côté ou de l ’autre
E S P R I T S DE C O R P S

de la tête du danseur. U n m asque y u p ’ik du N ational M uséum


o f the A m erican Indian de N e w Y o rk en d o n n e u n exem ple
saisissant (illustration 28). Il figure d ’u n côté u n profil de caribou
que l’on p eu t identifier sans peine à sa ram ure et à ses narines
allongées et, de l’autre, u n profil de m orse, reconnaissable à sa
m oustache drue sur u n m useau épaté d ’où surgit u n e lo ngue
défense. O r le sculpteur a eu le trait de génie de figurer sur chaque
dem i-face u h attribut rappelant l’autre —une ram ure m iniature
sur le profil du m orse et des canines dém esurées sur le profil du
caribou. D e sorte que chacun de ces traits représente com m e
un écho affaibli dans l’u n et l’autre avatar de la m étam orphose
qui vient de s’accom plir et d o n t on com prend q u ’elle ne saurait
être parfaite, pas plus que la com m u tatio n des points de vue qui
la rend possible : les dents de carnivore sortant de la bo u ch e du
paisible b ro u teu r de lichen et le m oig n o n de ram ure se détachant
de façon cocasse sur la tête du m orse dessinent en surim pression
des fragments de leurs identités respectives qui n ’ont pas eu le
temps de se dissiper. Ces tém oignages ténus d ’u n état antérieur
m ontrent que la jux tap o sitio n des faces est bien ici l’indice d ’une
m étam orphose, d ’u n véritable basculem ent de perspective, n o n
d ’un rapport de prédation entre deux espèces du type de l’englo-
b em en t d ’u n p h o q u e p ar u n ours blanc figuré sur le b o u to n
d ’ivoire du m usée P itt-R iv ers —sans com pter, bien sûr, que le
m orse ne chasse pas le caribou. Ces masques m étam orphiques
perm ettaient d ’apprivoiser les esprits sur u n m o d e ludique : en
faisant de la m étam orphose u n simulacre activé par une im age à
la fois saisissante et conceptuellem ent com plexe, ils contribuaient
à rendre publique l’objectivation contrôlée des esprits anim aux
dans une situation rituelle qui m ettait entre parenthèses, et p eu t-
être conjurait, le danger auquel le chasseur pouvait être confronté
lorsqu’il s’apercevait que l’animal inoffensif qu’il avait tué ou pisté
était en réalité u n esprit nuisible. A u cours des cérém onies, ce
n ’était pas l’anim al dans la solitude de la taïga qui prenait l’in i­
tiative de dévoiler sa véritable nature, mais un hom m e reconnais­
sable dans u n m ilieu to u t à fait hum ain, inséré en outre dans une
chaîne d ’interactions collectives, et n o n plus lim ité au face-à-face
entre deux personnes à l’identité fluctuante.
28. Masque yup'ik, transformation morse-caribou, Alaska
E S P R I T S DE C O R P S

La juxtaposition des faces p eu t égalem ent fonctio n n er com m e


un artifice iconique de la m étam orphose sur des masques to u t à
fait plats, dans lesquels donc, par contraste avec les masques du
genre précédent, les deux états sont visibles sim ultaném ent en
totalité. E n tém oig n en t les masques y u p ’ik qui représentent des
ircenrrat (illustration 29), u n e race d ’esprits qui apparaît to u r à to u r
com me un hum ain et com m e un animal prédateur, ici un renard50.
O n constate aisém ent que cette mise côte à côte dans u n m êm e
plan ne constitue en aucune façon u n obstacle p o u r que le regard
oscille entre les d eu x avatars : la n ette séparation m édiane, le
contraste tranché des couleurs, l’inversion de l ’inclinaison de la
bouche, la disparité dans la form e des yeux et de l’arcade sourci­
lière sont suffisants p o u r que, m êm e offertes en totalité à la vue,
les deux demi-faces apparaissent com m e des transformations l’une
de l’autre, n o n com m e u n être com posite.

29. Masque yup'ik du type ircenrrat (un esprit renard), Alaska


LES F O R M E S D U VI SI BLE

C ’est parce que cette disposition parvient à figurer la m étam or­


phose avec une grande économ ie de m oyens q u ’elle se retrouve
à plus de dix mille kilom ètres de là dans un autre bastion de l’ani­
m ism e, chez les M a’Bétisek des m angroves de Selangor, sur la
côte occidentale de Malaisie. Avec les autres peuples aborigènes
que les Malais appellent génériquem ent O ran g Asli, les M a’B é­
tisek partagent en effet l’idée que les plantes et les anim aux do n t
ils se nourrissent sont com m e des hum ains et q u ’ils se vengent
du to rt qui leur est causé en envoyant blessures et maladies. Le
traitem ent cham anique de ces afflictions exige ainsi le concours
des esprits animaux, dont le plus puissant, moyang melur, est crédité
de la capacité d ’ad o p ter la form e d ’u n h u m ain o u d ’u n tigre.
L orsqu’u n cham ane m a’bétisek requiert l’assistance de ses esprits
a u x ilia ire s a n im a u x , c e u x - c i v ie n n e n t l ’u n après l ’a u tre
s’in co rp o rer en lui sans vraim ent le posséder, de sorte que ses

30. Masque ma'bétisek figurant l'esprit tigre moyang


melur, sculpté par le chamane Ahmad Kassim, Malaisie
E S P R I T S DE C O R P S

actions sont guidées et rendues plus efficaces par la présence de


chacun d ’entre eux qui se manifeste aux yeux du public par le
com portem ent du praticien et sa m anière de parler: de fait, il
prête sa voix et son corps à l’esprit venu l’aider. Le masque confec­
tionné par A hm ad Kassim figure cette m étam orphose te m p o ­
raire (illustration 30); il s’agit d ’u n accessoire d ’usage exceptionnel
chez les M a ’Bétisek, mais qui d o n n e à v oir de façon spectacu­
laire une dqüble dualité - la qualité de personne de l’esprit tigre
et la qualité tigre du cham ane qui reçoit son concours —, une
dualité obtenue en accolant u n visage hum ain à un e face de tigre
avec u ne telle ingéniosité q u ’u n léger déplacem ent du regard
vers la droite ou vers la gauche suffit à faire basculer dans l’u n
ou l’autre avatar51. A l ’instar du m asque du ty p e ircenrrat, les
contrastes sont suffisamm ent m arqués entre les deux côtés - et
en outre accentués ici par la technique de la dem i-bosse —p o u r
que chaque partie du masque soit perçue sans équivoque com m e
une transform ation de l’autre et que, du fait de l’égalité de surface
introduite par l’axe m édian, aucun des deux états de la co m m u ­
tation n ’apparaisse com m e plus stable ou fondam ental que l’autre.

D is tin g u e r les re sse m b la n ce s

L ’em ploi d ’u n m êm e code form el p o u r figurer la m étam o r­


phose par des peuples aussi distants que les Y upiit et les M a ’B é­
tisek est rich e d ’en seig n em en ts. C e tte circo n stan ce p e rm e t
d ’ab o rd de p récise r le b o n n iv eau au q u el u n e ressem blance
des techniques im ageantes devient pertin en te dans u n e en tre­
prise com parative du type de celle que je m ène. C ar n o m b re
de ces techniques, p o u r spectaculaires que soient parfois leurs
résultats, ne sont rien d ’autre que des solutions apportées à des
problèm es figuratifs com m u n ém en t rencontrés, n o n l’expression
des m êm es schèmes formels renvoyant aux propriétés o n to lo ­
giques de ce qui est donné à voir. Ainsi en va-t-il, par exem ple,
des m oyens graphiques et plastiques très divers em ployés p our
figurer l’intérieur d ’u n con ten an t organique. U n b re f inventaire
retiendrait les plus connus, com m e ces troublants m annequins
LES F O R M E S D U VI SI BLE

anatom iques confectionnés au x v m e siècle par des céroplastes


italiens —C lem ente Susini, E rcole Lelli ou Felice Fontana —sous
les espèces de jeunes femm es à la peau diaphane d o n t on pouvait
détacher le torse afin d ’enseigner la m édecine interne et l’obsté­
trique. Familières aussi sont les “vierges ouvrantes” du M oyen Age,
des sculptures de la m ère du C hrist d o n t to u t le corps sous le
visage p eu t s'ouvrir grâce à deux vantaux afin de révéler le fruit
de sa chair ayant accom pli son destin avec l’assistance du Saint-
Esprit —son fils en croix. A ppartiennent à ce m êm e ensemble,
outre les radiographies m odernes qui dévoilent le squelette sous
les contours reconnaissables du corps, cette variété de peinture
australienne sur laquelle j ’aurai l ’occasion de revenir, justem en t
appelée “ en rayons X ” , et qui représente sur une plaque d ’écorce
la silhouette d ’u n animal totém ique à l’in térieu r de laquelle sont
dépeints les organes et la charpente osseuse. R elèv en t aussi du
m êm e registre, parm i bien d ’autres images, les masques articulés
de la côte no rd -o u est du Pacifique, m oyens d ’accéder à l’in té­
riorité cachée d ’u n animal ou d ’u n esprit.
Q u ’y a-t-il de co m m u n entre la “V énus des m édecins” , cette
figure de cire « n u e ju s q u ’aux viscères» d o n t G eorges D id i-
H u b erm an a suivi la filiation érotique et sanglante de B otticelli
ju s q u ’à Bataille52, et l’im age du k an g o u ro u ou de l ’ém eu des
A borigènes de la terre d ’A rnhem , d o n t les organes et la viande
sont com m e prédécoupés p o u r leu r allocation aux différentes
catégories de parent? E t que partagent cette charte sociale incor­
porée dans l’anatom ie d ’u n anim al et le m ystère de l’incarnation
que la chaste m ère indique à tous en dévoilant dans ses entrailles
son fils supplicié ? R ie n b ien sûr, car chacu n e de ces im ages
ouvrantes est une réponse singulière au problèm e de la repré­
sentation d ’une structure interne dans une enveloppe extérieure,
no n l’expression d ’un schèm e iconique partagé qui révélerait des
propriétés ontologiques com m unes aux objets figurés.
Il faut ainsi prendre garde que des solutions imageantes destinées
à résoudre des questions de figuration qui p eu v en t se poser en
droit à to u te l’hum anité - dévoiler le contenu caché d ’u n objet
com m e le font les images ouvrantes ou rendre visibles des aspects
d ’u n o b jet qui se d é ro b en t à la v u e lorsque l ’o n passe d ’u n e

134
E S P R I T S DE C O R P S

représentation en volum e à une représentation en deux dim en­


sions ainsi que le fait l’iconographie de l’Egypte pharaonique ou
celle de la côte N o rd -O u est —, ces solutions ne sont pas suffisantes
en soi p o u r qualifier des m odes de figuration d o nnant accès aux
choix ontologiques par le m o y en desquels des m ondes diversifiés
sont composés. M oins pertinents encore p o u r un tel projet sont
les critères issus des catégories d ’im age telles q u ’elles sont classées
par convention —les masques, les photographies, les bas-reliefs —
ou procédant des supports figuratifs singuliers dans lesquels elles
adviennent —les peintures corporelles, les gravures rupestres ou
les je u x de ficelle. Il suffit p o u r s’en convaincre de regarder la
luxueuse et inépuisable p ro d u ctio n de livres d ’art sur le tatouage,
plus notables par la beauté, et parfois la séduction érotique, des
photos qui les illustrent que par la subtilité ou l’érudition des inter­
prétations anthropologiques sur lesquelles elle s’appuie. H orm is les
sempiternels lieux com m uns sur l’im pératif supposé universel de
m arquer des corps humains perçus com m e trop naturels au m oyen
des signes symboliques de la culture, on s’abstient en général de
se dem ander quels objectifs com m uns p o u rraien t poursuivre,
lorsqu’ils se tatouent, u n M aori de N ouvelle-Z élande, u n p u n k
de H am bourg, u n poète japonais ou un Indien d ’Amazonie.
C e qui devrait p lutôt im porter quand on am bitionne de m ettre
en lu m ière des schèm es figuratifs ren v o y an t à des ontologies
contrastées, c ’est à la fois le co n ten u em pirique de ce que les
images d o n n en t à voir, ce q u ’il révèle des choix opérés quant à
ce qui est saillant ou pas dans le m obilier du m o n d e et dans la
m anière dont il est agencé, et les effets visuels au m oyen desquels
sont rendus les contrastes élém entaires correspondant à chaque
ontologie. D e ce p o in t de vue, o n p eu t considérer com m e une
preuve d ’appartenance au m êm e régim e figuratif l’em ploi par des
cultures dont rien ne perm et de penser q u ’elles o n t été en contact
d ’un m écanism e visuel identique et rare —la ju x taposition d ’une
dem i-face anim ale et d ’u n e dem i-face hum aine —p o u r repré­
senter u n basculem ent entre le p o in t de vue de la physicalité et
celui de l’intériorité.
C ar la question de l ’em p ru n t est év id em m en t centrale dans
l’évaluation des causes de la récu rren ce de form es et de m otifs
LES F O R M E S D U VI SI BLE

semblables dans des endroits très éloignés de la planète. Sous


l ’in flu en ce des théories diffusionnistes en co re vivaces ju sq u e
dans le prem ier tiers du x x e siècle, on a longtem ps interprété les
ressem blances stylistiques entre des images p ro v en an t de zones
distantes les unes des autres com m e une sûre indication de ce
que ces traits, ou com plexes de traits, résultaient de contacts
culturels, aussi im probables ou difficiles à établir q u ’ils fussent.
O r, en la m atière, plusieurs situations p eu v en t se présenter. E n
p rem ier lieu, com m e c ’est le cas avec les images ouvrantes ou
la représentation des parties cachées d ’u n v o lum e, les analogies
détectées n ’en sont pas v raim en t car elles ne p o rte n t pas tant
sur des codes stylistiques que sur les solutions techniques, au
d e m e u ra n t très diverses, em p lo y ées in d é p e n d a m m e n t p o u r
résoudre u n problèm e figuratif particulier. Il est ainsi h autem ent
im p ro b ab le q u ’u n co n tact cu ltu rel puisse être à l ’o rigine de
l ’a m b itio n de re n d re visible l ’in té rio rité d ’u n être q u i s’est
m anifestée dans le n o rd de l’A ustralie, sur la côte n o rd -o u est
de l’A m érique du N o rd et au sein des ateliers de sculpteurs de
l ’E u ro p e gothique.
L’hypothèse de la diffusion est encore m oins fondée lorsque
l’analogie porte sur u n simple m otif, p o u r surprenante que puisse
être par ailleurs la coïncidence des formes. Ainsi en v a-t-il des
entrelacs en bois sculpté p o u r lesquels les peuples dits “m arrons”
du Surinam e sont réputés. C o m m e le rappellent deux spécialistes
de l’iconographie de ces populations, Sally et R ich ard Price, la
ressemblance de certains motifs orn em en tau x des Saamaka (ou
Saramaka) avec ceux de l’art populaire alsacien (illustration 31)
n e d oit pas faire croire à u n em p ru n t des prem iers au second53.
S’il n ’est pas to u t à fait impossible q u ’u n Saamaka ait pu u n jo u r
rem a rq u er chez u n p la n teu r o u u n fo n ctio n n aire français de
G uyane l’une de ces chaises à dossier sculpté que l’o n appelle en
Alsace du n o m suggestif de Bredschdelstuehl (“ chaise-bretzel”), il
est d ’autant m oins probable que cette observation ait pu d onner
naissance à u n e in n o v a tio n stylistique dans la fabrication des
m ortiers à arachides saamaka que les entrelacs d o n t ces derniers
so n t ornés se re tro u v e n t depuis près d ’u n siècle sur d ’autres
artefacts : les tabourets, les peignes, les encadrem ents de porte,

136
E S P R I T S DE C O R P S

ou gravés sur les calebasses. V u que le répertoire des formes n ’est


pas illimité, il est plus raisonnable de penser que certaines d ’entre
elles o n t pu germ er çà et là de m anière indépendante.

31. Dossier d'une chaise alsacienne (à gauche) ; bordure ornementale d'une planche à écraser les
arachides saamaka, Suriname (à droite)

U ne autre situation est celle où il existe au contraire des analogies


réelles entre les iconographies de sociétés peu distantes et entre­
tenant, ou ayant en treten u , des liens histo riq u em en t prouvés.
C ’est le cas de certains des masques que l’on vient d ’exam iner:
ils p ro v ie n n e n t p o u r l’essentiel de d eu x ensem bles qui, p o u r
se jo u x te r dans l’espace, n ’en sont pas m oins b ien différenciés
sur les plans linguistique et culturel : d ’u n e part, les populations
am érindiennes du littoral pacifique du Canada et d ’Alaska, appar­
tenant elles-m êm es à plusieurs familles linguistiques, et, d ’autre
part, plus au nord, les Eskim os Y upiit et Inupiat. C o m m e on l’a
vu, certains de ces masques o n t ceci de particulier par rapport à
ceux d ’autres sociétés à mascarade, y compris dans les Amériques,
qu ’ils com binent de façon ostensible et im m édiatem ent reco n ­
naissable u n visage hum ain à une tête ou u n corps animal, soit par
une division frontale ou u n englobem ent concentrique dans u n
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m êm e plan, soit par une superposition54. O n p eu t supputer que


ces similitudes sont l’effet d ’influences passant par des échanges
com m erciaux, sans que l’on sache encore très bien dans quel sens
les diffusions se sont exercées et la part que les négociants russes,
présents dans la région depuis la seconde m oitié du x v m e siècle, ont
pu y jo u e r. C e qui est certain en to u t cas, c’est que ces em prunts
probables pouvaient se produire d ’autant plus facilem ent q u ’ils
in terv en aien t dans u n terreau favorable, c ’est-à-d ire dans un
m ilieu culturel où certaines images étaient dotées de caractéris­
tiques figuratives interprétables sur-le-cham p com m e des indices
de propriétés ontologiques reconnues dans to u te cette aire, au
prem ier ch ef l’idée que les non-hum ains sont des personnes dotées
d ’une intériorité de type hum ain. Si elle a eu lieu, la diffusion
n ’aura donc rien fait d ’autre q u ’ap p o rter u n e form e ico nique
supplém entaire à la gam m e existant localem ent, p erm ettant ainsi
de rendre visible d ’une façon peu t-être encore plus expressive un
trait de l’anim ism e que d ’autres schèmes figuratifs exprim aient
déjà à leur m anière.
E n rev an ch e, lorsque des analogies form elles p e u v e n t être
détectées dans les images de cultures éloignées les unes des autres
et entre lesquelles il est p eu vraisemblable que des échanges aient
p u se dérouler, et si ces analogies ne résultent pas de solutions
techniques apportées à des problèm es universels de figuration,
alors il faut les prendre p o u r des sym ptôm es de la présence de
schèmes iconiques ayant des finalités identiques, à savoir figurer
avec le m êm e répertoire de m oyens les traits contrastifs d ’une
façon de construire des m ondes d o n t les principes se font écho
dans des régions très diverses de la planète. C ’est cette voie que
Lévi-Strauss indiquait lorsqu’à propos de ressemblances stylistiques
entre des images pro v en an t de la C h in e ancienne, des M aoris et
de la côte am éricaine du Pacifique il écrivait :

Si l’histoire, sollicitée sans trêve (et qu’il faut solliciter d ’abord),


répond non, alors toumons-nous vers la psychologie ou vers l’analyse
structurale des form es, et dem andons-nous si des connexions
internes, de nature psychologique ou logique, ne perm ettent pas
de com prendre des récurrences simultanées55.

138
E S P R I T S DE C O R P S

Le détour par le m asque m a’bétisek apporte une autre m anière


d ’adm inistrer ce genre de p reuve qui se rapproche à b ien des
égards d ’une vérification expérim entale. Avec les C h ew o n g et
les Batek, les M a’Bétisek faisaient en effet partie des collectifs que
j ’avais identifiés en Malaisie sur la seule base de la docum entation
ethnographique com m e relevant de to u te évidence d ’u n régim e
animiste56. J ’ignorais to u t de leur iconographie, sur laquelle j ’avais
tenté de m e ï'enseigner sans succès, et c’est to u t à fait par hasard
que j ’ai découvert chez u n am i le m asque de l’esprit tigre qui
non seulem ent venait confirm er dans une im age le bien-fondé
de cette identification, mais d o n t je m e suis aperçu ensuite q u ’il
rendait visible le m écan ism e de la m é tam o rp h o se — Yexperi-
mentum crucis de l’anim ism e —au m oyen de la m êm e disposition
formelle que celle em ployée par d ’autres masques à des milliers
de kilom ètres. O u tre que l’opération procure le délicat plaisir de
la trouvaille, discerner u n e corrélation significative entre deux
traits culturels d o n t rien ne p erm et de dire que l’u n a été inspiré
par l’autre —la com binaison des faces —constitue une dém ons­
tration plus vraisem blable de ce que l’hom ologie structurelle de
ces traits renvoie à une raison com m une que ne l’est l’accum u­
lation d ’illustrations disparates d ’u n e ressemblance mal définie.
C ’est en ce sens que le com paratism e pratiqué dans le présent
ouvrage doit être entendu.

Camouflages ontologiques

D ans to u t l’archipel anim iste, les anim aux et les esprits o n t


des corps am ovibles q u ’ils re tire n t parfois, lo in du regard des
hom m es, p o u r p arta g er e n tre eu x l’illusion q u ’ils so n t b ie n
com m e ces derniers, c’est-à-dire avec cette apparence hum aine
qui est la form e subjective sous laquelle, à l ’instar de tous les
autres sujets q u ’u n e intériorité anim e, ils se perçoivent à l’o rdi­
naire. R en ard e se dépouillant de son corps-parka chez les Inuits,
épaulards abandonnant leurs “ coquilles” p o u r jo u e r sur la plage
selon les N ivkhs du bassin de l ’A m our, tapirs prim esautiers qui
se débarrassent de leur cuir p o u r s’o rn er de peintures au roucou

139
1

LES F O R M E S D U VI SI BLE

et danser com m e les M akuna de l’A m azonie colom bienne, ou


gibbons de M alaisie qui revêtent leu r intériorité d ’u n e “ cape”
afin de paraître aux y eu x des C h ew o n g tels q u ’ils ne sont pas
vraim ent, tous ces êtres o n t la faculté d ’enlever u n corps qui est
le m oyen p o u r eux de m en er l’existence la plus com m ode dans
un m ilieu d o n n é57. R écip ro q u em en t, et parce que chacun de ces
types de corps représente le m eilleur com prom is p o u r vivre sous
les eaux, grim per agilem ent aux arbres ou voler au-dessus de la
canopée, les humains peuvent être tentés de les em prunter, moins
p o u r se réchauffer ou s’em bellir que p o u r s’adjoindre la m ultitude
des dispositions q u ’ils recèlent et d o n t ils sont eux-m êm es fort
dépourvus.
O n a ainsi rem arqué que les costum es de peau des peuples de
Sibérie orientale et de l’A m érique nord-occidentale récapitulaient
l’anatomie des animaux dont ils étaient faits, chaque pièce destinée
à u n e partie du corps hum ain pro v en an t de la partie équivalente
de l’animal58. Par exemple, la khonba des Koryak, des T chouktche
et des Eskim os d ’Asie, u n e com binaison en fourrure de renne
propre aux femmes, était confectionnée de façon à être portée
com m e elle l’était par l’animal d o n t elle procédait, le pelage du
dos couvrant le dos, les pattes antérieures servant aux m anches
et les postérieures aux jam bes59. D e l’autre côté du détro it de
B éring, les hom m es sugpiak portaient parfois une com binaison
faite de la fourrure d ’u n ours n o ir d o n t la peau de la tête form ait
une capuche tandis que la peau des pattes avant servait à faire les
m anches et des moufles, celle des pattes arrière le pantalon et des
bottes60. Très com m un en Sibérie et en Alaska était aussi l’em ploi
p o u r faire des capuches de la dépouille de la tête d ’u n caribou,
d ’u n renard ou d ’u n loup d o n t les oreilles étaient préservées61.
C ette idée que le co rps-vêtem ent de l’anim al retien t certaines
des qualités q u ’il possédait au profit des hum ains qui le revêtent
n ’est pas lim itée à la zone périarctique. O n la retrouve en bordure
de l’autre pôle chez les peuples de la T erre de Feu, qui, lors des
prem iers contacts avec les E uropéens aux x v m e et x ix e siècles,
p o rtaien t drapées en cape sur leurs corps nus enduits de graisse
de p h o q u e et de baleine des peaux de guanaco, de loutre ou de
phoque, parfois de renard ou de corm oran, le pelage et les plumes

140
E S P R I T S DE C O R P S

étant toujours laissés à l’extérieur62. E n endossant ces guenilles


animales, il ne s’agissait pas tant de se cam oufler en telle ou telle
espèce p o u r m ieu x la chasser que d ’em p ru n ter à des corps n o n
hum ains, o u tre u n e m o d iq u e p ro te c tio n co n tre le fro id et le
vent, les dispositions physiques do n t ces espèces jouissent, et donc
l’efficacité avec laquelle elles tiren t parti de leur environnem ent.
La p ratiq u e ty p iq u e m e n t anim iste de capter des puissances
d’agir animales en devenant u n e im age vivante de leur corps est
loin d ’avoir disparu. N o m b re d ’ethnographies contem poraines
en p o rten t tém oignage. Ainsi les Y oukagir de Sibérie confec-
tionnent-ils encore m aintenant les fourreaux q u ’ils enfilent sur
leurs skis avec la peau de pattes d ’élan afin que, lors de l’approche
d ’u n de ces grands cervidés très appréciés co m m e gibier, le
crissement fait par les skis du chasseur ressemble à celui d ’un élan
m archant dans la neige63. O n dit de m êm e du chasseur naskapi
du Labrador q u ’il «revêt sa cape de peau de caribou, devenant
ainsi u n caribou qui va attirer m agiquem ent ses congénères64».
Q u an t à C larence, u n G w ich ’in du n o rd de l’Alaska, il dit plus
sim plem ent et avec u n e p o in te de regret: « Q u an d j ’étais petit,
j ’étais habillé co m m e u n caribou et je n ’avais jam ais froid65.»
Dans tous les cas, lorsqu’u n chasseur p o rte le v êtem en t animal
de l’espèce q u ’il poursuit, il copie les m ouvem ents et le co m p o r­
tem ent de sa proie, certes en partie p o u r lui d o n n er le change,
mais aussi p o u r se faire reconnaître com m e u n congénère dans le
collectif animal avec lequel il aspire à ren o u er des liens de bo n n e
intelligence. Bref, de m êm e que p o rte r u n m asque d ’anim al,
c’est accéder à son intériorité et la contrôler, enfiler u n costum e
d’animal, se couler dans sa peau et adopter ses gestes, c’est accéder
à sa physicalité et la d éto u rn er à son usage.
Il n ’est pas to u jo u rs nécessaire d ’en d o sser la to talité de la
dépouille d ’u n anim al p o u r lui em p ru n ter des qualités. Il suffit
parfois de faire d ’u n corps hum ain en m o u v em en t une évocation
plausible d ’une espèce grâce à des parures ou des m otifs peints
sur la peau qui viennent ajouter une sorte de signature iconique à
un effet de m im étism e ob ten u au prem ier ch ef par une im itation
des postures de l’anim al. E t co m m e le corps hu m ain dans ce
cas n ’est pas dissimulé, l’alternance entre une attitude hum aine

141
LES F O R M E S D U VI SI BLE

et u n e attitude anim ale rapproche ce m écanism e im ageant de


ceux qui d o n n e n t à v o ir des m étam orphoses, sauf q u ’il s’agit
ici d ’u n e tran sfo rm atio n d ’u n corps dans u n autre, n o n d ’un
basculem ent entre deux points de vue. C ’est ce que m o n tren t
bien les m otifs relevés par Boas de deux m odèles de peintures
co rp o relles d o n t so n t ornés des garçons k w a k iu tl lors de la
danse de l’ours et de la danse de la grenouille (illustration 32).
Boas analyse ces motifs com m e des illustrations exem plaires de
la “représentation déd o u b lée” typique de l ’iconographie de la
côte n o rd -o u est du Canada, c ’est-à-dire la décom position et la
reconfiguration dans u n e im age en deux dim ensions des diffé­
rentes parties de l’objet représenté, généralem ent u n animal, soit
en étalant à plat ses deux profils accolés de part et d ’autre d ’une
ligne m édiane, soit, co m m e c ’est le cas dans les tissus chilkat
— des couvertures tissées de m otifs héraldiques que p o rten t les
personnes de haute lignée —, par un véritable dém em brem ent qui
distribue les différentes vues que l’on p eu t p ren d re du m odèle
—le devant, le derrière, les profils, le dessus, le dessous - sur un
m êm e plan co n tin u et en liant entre elles ces parties sans souci
apparent de vraisem blance66. O r, ainsi q u ’H u b e rt D am isch l’a
fait rem arq u er dans u n article aussi b re f q u ’incisif, la n o tio n de
représentation dédoublée appliquée à ce cas pèche par e th n o ­
centrism e p u isq u ’elle suppose u n éclatem ent im posé après coup
dans la fig u ratio n d ’u n sujet au dép art u n itaire et q u ’elle ne
p ren d guère en com pte l’effet recherché par la recom position
des m otifs sur les garçons, à savoir l’oscillation entre u n corps
h u m ain et u n corps anim al67. E n prem ière approxim ation, en
effet, l’ours et la grenouille sont découpés en plusieurs pièces
distribuées sur le corps du danseur sans considération apparente
p o u r la fidélité anatom ique. Il s’agit donc p lutôt d ’une figuration
éclatée que d ’u n déd o u b lem en t au sens d ’u n e im age spéculaire,
m êm e si les images reproduites ici o n t été obtenues par Boas en
interrogeant un in form ateur sur la liste des élém ents com posant
les deux peintures corporelles, élém ents reproduits ensuite sur
u n m o d èle en carton de silhouette h u m ain e à d eu x faces qui
im pose donc un déd o u b lem en t —u n recto et u n verso — do n t
on va p o u rtan t v o ir q u ’il n ’en est pas un.

142
32. Peintures pour les danses kwakiutl de l'ours (à gauche) et de la grenouille (à droite)

E n effet, si le devant et le derrière de l’ours sont b ien situés


respectivem ent sur le devant et le derrière du corps du danseur, il
n ’en va pas de m êm e p o u r la grenouille, do n t l’image ne p eu t être
recomposée que par u n constant m ouvem ent de va-et-vient entre
le recto et le verso de la figurine. La description que propose Boas
part de la tête de l’animal d o n t le som m et apparaît dans le dos du
danseur, avec les y eu x situés sur la chute des reins, leur caractère
globulaire indiqué par les sortes de sourcils qui les su rm o n ten t ;
la b ouche est dessinée plus bas, sur les fesses, incurvée com m e
dans u n sourire. A ce p o in t, la description passe au travers du
m odèle p o u r m o n trer, de face, la m âchoire peinte sur le pubis et
curieusem ent garnie de dents. D ev an t cette incongruité anato­
m ique, Boas précise que les dents « n ’appartiennent pas vraim ent
à la grenouille» sans préciser à qui il faut les attribuer68. O n p eu t
penser par analogie avec d ’autres cas semblables dans l’archipel
animiste que cette d en titio n exhibée signale que la grenouille est
dotée d ’une agence prédatrice : o n n ’est pas ici devant l’image
d’un batracien ordinaire, mais face à l’incarnation dans u n corps
de grenouille d ’une intériorité agissante d o n t les dents in q u ié­
tantes in diquent u n e aptitude à se saisir du m o n d e com m e u n
sujet. Il faut ensuite revenir au dos du garçon sur le haut duquel
LES F O R M E S D U VI SI BLE

est figuré le dos de la grenouille, mais en quelque sorte renversé


puisque les pattes arrière vues de dessus sont dessinées sur la face
postérieure des bras du danseur, tandis que la v u e du dessous
de ces m êm es pattes est dessinée sur la partie avant de ses bras ;
l’absence de la partie inférieure de la patte sur le bras gauche du
m odèle en carton résulte, sem ble-t-il, d ’u n oubli du copiste. Le
torse du danseur se confond avec celui de la grenouille au prix du
renversem ent q u ’im pose la position co n tre-in tu itiv e q u ’occupe
la tête de l ’animal. Q u an t à la figuration du train antérieur de la
grenouille, elle exige une gym nastique visuelle plus com plexe
encore entre le recto et le verso du garçon : la jo in tu re des épaules
est m arquée sur le pli de l’aine, tandis que les pattes s’inscrivent
au revers des cuisses, les poignets de l’anim al étant m arqués à
nouveau devant, sur les genoux, alors que ses doigts sont figurés
derrière, sur les mollets.
O n v o it b ien q u ’une im age com plète et vraisem blable de la
grenouille ne p eu t être obtenue à partir de l’efïigie recto verso en
carton, mais bien plutôt en im aginant le danseur à croupetons, dos
au public, et effectuant des sauts p our révéler son torse en rotation
rapide au to u r de son axe, ainsi q u ’il en va dans la danse q u ’il
exécute. M êm e si son visage noirci dem eure indistinct et tend à
oblitérer son hum anité, celle-ci ne disparaît pas p o u r autant car il
est impossible d’oublier que ce qui confère la vie à cette grenouille
bondissante est un corps hum ain. C e que l’image anim ée du jeu n e
garçon do n n e à voir dans le halo trem blant des lum ignons, c ’est
une silhouette qui tan tô t se décom pose en grenouille, tan tô t se
reconstitue en hum ain, u n effet délibéré puisque, dans les term es
m êm es de Boas, «la grenouille est m ontrée de telle façon q u ’il
sem ble que le corps de la p erso n n e soit la g ren o u ille69». Les
figurines n ’illustrent donc pas une représentation dédoublée, mais
le m o u v em en t suspendu d ’u n hum ain en train d ’em p ru n ter sa
form e, sa posture et ses dispositions à u n animal afin de l’incarner
tem porairem ent. C om m e l’a fort bien vu Damisch, «le danseur n ’a
pas à feindre d ’être ours ou grenouille [...], il lui suffit, une fois
p ein t com m e il convient, de danser p o u r que se recom pose [...]
une figure née de la ren co n tre entre le corps, ou la “perso n n e” ,
de chair, et le corps, ou l’animal, de p ein tu re70».
E S P R I T S DE C O R P S

D ans u n e to u t a u tre p a rtie d u m o n d e , su r les p e n te s du


m ont Bosavi, dans les hautes terres de N ouvelle-G uinée, les Kaluli
produisent aussi au m o y en d ’u n corps transfiguré p ar la danse
et les parures u n effet im agé de transform ation d ’u n hum ain en
animal. Avec d’autres peuples voisins de cette région —notam m ent
les Kasua, les E to ro et les B ed am u n i —, les Kaluli fo rm en t un
ensemble typiqu em en t anim iste au sein d ’une aire culturelle, la
Papouasie,,ôù les inflexions ontologiques sont sans do u te m oins
aisées q u ’ailleurs à définir sim plem ent. L ’isolat biogéographique
du m o n t Bosavi, l’u n des plus riches en biodiversité de la grande
île, est peuplé de collectifs d ’hum ains, d ’anim aux et d ’esprits
qui perçoivent leurs congénères com m e des hum ains, mais qui
voient les m em bres des autres collectifs com m e des anim aux ou
des esprits : les K aluli chassent donc des cochons sauvages où
s’incarnent les esprits, tandis que les esprits chassent des cochons
sauvages où s’incarnent les doubles des hum ains71. Les oiseaux
occupent une place centrale dans ces échanges de perspectives car
ils sont réputés être les vêtem ents q u ’endosse l’esprit des hum ains
après leur trépas. D e leur vivant, les Kaluli o n t u n double animal
- casoar p o u r les fem m es et co ch o n sauvage p o u r les hom m es —
appelé “reflet” , mamma, qui v it au cœ ur de la forêt et se trans­
forme à la m ort de celui ou celle à qui il est associé en ane mamma,
“reflet disparu” , le plus so u v en t sous les espèces d ’u n oiseau.
D e façon générale, on dit des oiseaux q u ’ils se v o ien t les uns les
autres com m e des hum ains et, lorsque les Kaluli les entendent,
ils in terp rèten t leurs chants com m e des messages qui leur sont
adressés par leurs défunts devenus jbe mise, “ en form e d ’oiseau” .
Prendre “la form e des oiseaux” est aussi une am bition à laquelle
les hom m es kaluli aspirent durant leurs cérém onies, en chantant
et en dansant à leur im itation, revêtus de spectaculaires ornem ents
de plum es. C ar devenir u n oiseau est u n e façon de se rapprocher
des m orts et de s’en souvenir, u n e m étam orphose qui constitue
le cœ ur de l’expérience esthétique de ce peuple en ce q u ’elle
donne corps à u n état ém otionnel puissant où se m arient les senti­
m ents de la perte, de la nostalgie et de l’abandon. Faire advenir
un oiseau par le m ouvem ent du corps et l’oscillation des ornements
p erm e t de ré u n ir à n o u v eau p o u r u n m o m e n t les intériorités

145
1
LES F O R M E S D U VI SIBLE

séparées des vivants et des m orts par-delà la discontinuité des


barrières physiques. T o u t com m e c’était le cas avec les peintures
corporelles de l ’ours et de la grenouille chez les K w akiutl, la
présentification rituelle d ’u n oiseau jo u e chez les Kaluli sur le
contraste entre le caractère quasi allégorique des parures et l’ico-
nicité des m ouvem ents. V u de m anière statique, en effet, le grand
costum e de cérém onie koluba (illustration 33, photo de gauche) est
u n ré p e rto ire de sym boles co m p o sé d ’u n am ple d iad èm e et
d ’éventails de plum es blanches de cacatoès et de calao portés
attachés à des brassards et des jam bières, com binés à des peintures
faciales et corporelles rouge et noir, et à un harnachem ent cerclant
le cou, le torse et les m em bres — collier, baudriers, ceinture —,
de sorte que chaque pièce, chaque couleur, chaque em placem ent
sur le corps renvoie à une évocation m ythique, fait référence à
l’u n ou l’autre sexe, indique u n stade dans le cycle de vie et une
fonction sociale72. Mais le m êm e costum e p eu t être mis en branle
p ar la danse au cours d ’u n ritu el n o ctu rn e , le diadèm e et les
éventails battan t ry th m iq u em en t co m m e de grandes ailes que
rosit la lum ière des feux ; l’h o m m e em plum é devient alors par
interm itten ce u n oiseau, fragile passerelle vers le m o n d e où les
m orts se survivent sous un autre avatar (illustration 33, photo de
droite). E t com m e le dit un Kaluli, «au m ilieu de la nuit, tandis
que les danseurs continuent, et dansent encore et e n co re ... tu

33. À gauche : Gaso, un Kaluli de B om en costume bluba ;


à droite : un danseur kaluli vu comme un "homme en forme
d'oiseau"
E S P R I T S DE C O R P S

ressens la fatigue et tu t ’allonges... et alors, to u t à coup, quelque


chose te fait sursauter, u n b ru it ou autre ch o se... tu ouvres les
yeux, tu regardes le d a n seu r... et c ’est u n h o m m e en form e
d ’oiseau73 ».
S’il est une région de l’archipel animiste où l’on s’est efforcé de
transform er les corps hum ains en images d ’anim aux, c ’est bien
l’A m azonie : m asques-costum es, parures spectaculaires, peintures
rouge et nôir épousant la sinuosité des muscles et des traits du
visage, to u t est fait p o u r que la nudité souvent presque com plète
des hom m es et des femmes s’efface derrière des indices d ’attributs
em pruntés aux non-hum ains. Elevé à la hau teu r d ’u n art, ce que
Mauss appelait l’o rn em en tiq u e dom ine ici la fonction im ageante
au détrim ent du souci de ressemblance m im étique. Il y a certes
des exceptions à cette indifférence affichée p o u r l’im itation de
la nature, exceptions sur lesquelles on possède d ’ailleurs m oins
d ’inform ations contextuelles que sur les m otifs géom étriques
d ’usage b ie n plus co u ran t en A m azonie et à p ropos desquels
existe u n véritable savoir co n stitué. M ais ces cas de réalism e
ico n iq u e sont p e u n o m b re u x 74. L ’u n e des rares traditions de
p o terie fran ch em en t m im étiq u e qui re m o n te u n p e u dans le
temps est celle des W auja du h au t X in g u ; elle est constituée de
plats creux et de bols que l’ad jo n ctio n de pattes et d ’une tête
transform e en anim aux sur-le-cham p reconnaissables du fait du
soin avec lequel sont reproduites les particularités anatom iques
de chaque espèce — chauve-souris, grenouille, tato u , canard,
épervier ou chouette. B ien q u ’elles soient en partie destinées à
présent au m arché touristique, ces pièces sont identiques à celles
que les W auja faisaient déjà à l’époque des prem iers contacts à
la fin du x ix e siècle et que Karl v o n den Steinen a illustrées dans
son ouvrage sur le Brésil central75.
Les figurines anthropom orphes sont to u t aussi inhabituelles en
A m azonie. Les plus connues sont celles en argile crue des Karajâ
de l’Araguaia, des représentations symboliques d ’hom m es et de
femm es d o n t la finalité originelle est mal co n n u e et la facture
p lu tô t rudim entaire : les m em bres inférieurs sont réduits à des
boudins, les bras absents ou représentés par des m oignons, seuls
les caractères sexuels et les tatouages tribaux étant n ette m e n t
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m arqués. Karl v o n d en S teinen a égalem ent rap p o rté l’usage


de poupées en argile dans le h au t X ingu, ainsi que de figurines
animales en cire d o n t il ne précise pas l’em ploi76. O n sait enfin
que les K adiw éu du M ato Grosso do Sul sculptaient de petites
figurines anthropom orphes en bois, appelées santos en portugais ;
les indications fournies à leur propos par G uido Boggiani puis par
Claude Lévi-Strauss sont peu concluantes puisqu’ils les décrivent
tantôt com m e des poupées, tan tô t com m e des effigies de héros
m ythiques quasi divinisés77. A ces images figuratives s’ajoutent les
tabourets sculptés dans u n bloc de bois d o n t l’assise est prolongée
de part et d ’autre par la tête et la queue d ’u n animal —tortue,
oiseau, singe, ja g u ar o u caïm an ; présent, là en co re, chez les
A m érindiens du haut X ingu, com m e dans le p iém o n t andin et
les G uyanes, ce type de siège animalisé est sans d o u te l’im age
m im étique la m oins rare en A m azonie.
Il est vrai aussi que les masques sont assez répandus dans cette
région, surtout dans sa partie occidentale et au Brésil central, mais à
quelques exceptions près, com m e celles des Katukina ou des Matis,
il s’agit m oins de plaques couvrant le seul visage et figurant la face
d ’u n être, généralem ent u n esprit, que de costum es enveloppant
to u t le corps. Ils sont com posés de cagoules en écorce battue ou
de structures en vannerie parfois dotées de manches et prolongées
par des jupes de fibres qui dissim ulent l’hum anité de celui qui les
porte. À la différence des masques y u p ’ik ou kw akiutl, le visage
est figuré de façon très schém atique, parfois pas du tout, ce qui
n ’em pêche nullem ent les spectateurs d ’identifier le type d ’être
que le m asque représente grâce à des indices con v en tio n n els
signalant l’u n ou l’autre de ses attributs : une tache q u ’il a sur le
dos, la nature de sa den titio n ou m êm e, ainsi q u ’on l’a vu avec
le masque yukuna de la raie, une association m ythique entre la
livrée d ’u n animal et la form e d ’une constellation. C o m m e le
m o n tren t les exem ples issus du Brésil central que l’on exam inera
b ientôt, la reconnaissance de ce d o n t u n m asque est la figuration
ne se fonde pas en A m azonie sur une correspondance m im étique
ordinaire entre une im age et son réfèrent, mais sur la connais­
sance des divers avatars sous lesquels les n o n-hum ains se plaisent
à apparaître aux humains.
E S P R I T S DE C O R P S

Dans to u te l ’A m azonie, o n constate ainsi un désintérêt affiché


pour l’iconicité directe au profit d ’u n goût p o u r l’abstraction et le
dépouillem ent qui fait préférer aux A m érindiens l’usage de motifs
géom étriques décorant indifférem m ent divers types de surface,
depuis les poteries ju s q u ’aux corps hum ains en passant par les
tissus ou les vanneries. Il n ’est pas impossible que ce choix ait été
en partie dicté par les circonstances historiques : l’effroyable catas­
trophe dém ôgraphique engendrée par la C o n q u ête, la nécessité
r[ans laquelle les survivants se sont trouvés de se déplacer sans
cesse p o u r échapper aux raids esclavagistes, au travail forcé dans
les plantations, à l ’en ferm em en t dans l ’univers totalitaire des
réductions missionnaires, à l’élim ination aux mains des milices
des barons du caoutchouc, to u t cela n ’a sans doute pas beaucoup
co n trib u é au m a in tien et au d év elo p p em e n t de cette ic o n o ­
graphie raffinée et d ’u n grand réalisme iconique do n t des vestiges
archéologiques p o rten t le tém oignage, tels les urnes funéraires de
M arajô ou les vases et statues de la culture de Santarém. O n p eu t
toutefois penser que la raison principale de cette indifférence à
l’im itation est m oins conjoncturelle que structurelle: p lu tô t que
de produire des images de corps à la ressemblance de m odèles
“naturels” , les A m azoniens se sont attachés à faire de leurs corps
mêmes des images, em pruntant po u r ce faire des motifs, des signes
et des dispositions aux êtres q u ’ils am b itio n n en t de représenter,
les anim aux et les esprits au p rem ier chef.
P o u r com prendre les raisons de cette mise en image des corps
au m oyen de fragm ents réels ou iconiques de non-hum ains, il
faut se pencher u n m o m en t sur ce que les m ythes am azoniens
disent de la genèse des plantes et des animaux. R appelons d ’abord
q u ’en régim e animiste to u t collectif, quels que soient les êtres qui
le com posent, est conçu à la m anière d ’u n e espèce, c’est-à-dire
com m e une classe d ’individus qui se différencient des autres par
des dispositions physiques particulières, donc par les m ilieux de
vie q u ’elles perm ettent d ’habiter et par les com portem ents q u ’elles
suscitent. C e que nous appelons l’espèce hum aine n ’a guère de
sens dans une ontologie de ce type puisque chaque groupe hum ain
- chaque tribu, si l’on veut —se distingue par des attributs qui sont
envisagés à l’instar des caractéristiques biologiques des anim aux ou

149
LES F O R M E S D U VI SI BLE

des plantes : le costum e, les ornem ents, les peintures corporelles,


les outils, les armes, la form e de l’habitat, les m odes de subsistance,
la langue m êm e, sont autant de traits physiques intrinsèques à un
collectif hum ain et qui le définissent aussi sûrem ent que le font
les ailes, les nageoires, les cocons ou les racines tabulaires p o u r
des collectifs n o n hum ains. Mais il n ’en a pas toujours été ainsi
et c ’est le rôle essentiel des m ythes am azoniens que de relater les
événem ents catastrophiques qui o n t engendré des discontinuités
dans le m onde et p ro d u it la diversité présente des espèces, dont
les diverses sortes d ’hom m es.
C o m m en t se présentait la situation initiale, lorsque les existants
ne s’étaient pas encore divisés en une m ultitude de tribus-espèces ?
Loin d ’être u n âge d ’or ou u n état de nature, cette ère doit plutôt
être vue com m e u n état de culture intégral, antérieur à l’ém er­
gence des différences “naturelles” , dans lequel les hum ains, les
plantes, les anim aux, les esprits, les m étéores, voire les artefacts,
exhibaient une intériorité analogue, com m uniquaient sans peine
dans une langue universelle et m enaient une vie sociale com pa­
rable à celle des hum ains d ’au jo u rd ’h u i: ils résidaient dans des
maisons, pratiquaient les arts de la civilisation, s’appelaient par
des term es de parenté et faisaient l’am our com m e la guerre avec
l’im pétuosité que ces choses-là m éritent. Bref, tous les existants se
déployaient dans u n m onde uniform e com m e autant de sujets qui
n ’étaient pas distingués les uns des autres en nature, c’est-à-dire par
leurs corps, mais au m oyen du n o m sous lequel ils étaient connus,
des nom s d ’espèces qui contenaient déjà en puissance ce en quoi
ils allaient se transform er. E t m êm e si les m ythes ne sont pas très
diserts sur la question, o n p eu t néanm oins en inférer que toutes
ces personnes o n to lo g iq u em en t équivalentes avaient u n m êm e
genre de corps, conçu par analogie avec celui des hum ains, mais
com binant l’ensem ble des aptitudes m aintenant réparties entre
les diverses espèces : ces êtres avaient sans d o u te des doigts et
une b o u ch e puisqu’ils jo u a ien t de la flûte traversière ; ils avaient
probablem ent quatre membres puisqu’ils grimpaient aux arbres ; ils
pouvaient aussi faire l’ascension de la v o û te céleste, voyager sous
les eaux et se glisser à l’intérieur des bam bous78. Bref, ils pouvaient
to u t faire. C ’est à cet état de fait que la spéciation m ythique a mis

150
E S P R I T S DE C O R P S

fin, chaque forme d ’existence héritant d’une variante appauvrie du


corps originaire, d ’une p o rtio n seulem ent des capacités et dispo­
sitions d o n t elle jouissait auparavant, d ’u n seul p o in t de vue sur
les choses et donc d ’u n m o n d e qui lui est propre, mais atrophié
par retranchem ent. L ’intério rité a subsisté com m e u n e qualité
subjective reco n n u e à la plupart des existants, mais la physicalité
polyvalente des origines est m aintenant distribuée entre toutes
les espèces,,êt donc particularisée p o u r chacune d ’elles. Bref, sur
le fond d ’u ne con tin u ité culturelle initiale, l’infini chatoiem ent
des discontinuités a désormais établi son em prise. S’explique dès
lors que, po u r tenter de com penser cette am putation, les A m azo­
niens aient cherché à retro u v er la plénitude physique d ’avant la
spéciation en em p ru n tan t aux autres espèces ce que chacune a
conservé du corps infinim ent puissant des origines. Faites p o u r
l’essentiel de fragm ents d ’anim aux, les parures rem plissent en
partie cette fonction79.
C e rte s, e n A m a z o n ie c o m m e e n N o u v e lle - G u in é e , les
ornem ents servent aussi à m arq u er des statuts, à souligner les
différences en tre hom m es et fem m es, à signaler des étapes de
l’existence, à séduire les partenaires du sexe opposé, à im pres­
sionner les adversaires et à plaire aux esprits. Certains d ’entre eux
sont de véritables répertoires de symboles qui d én o ten t avec une
grande précision les positions sociales tant de ceux qui arborent la
parure que de leurs proches parents. Ainsi en v a-t-il du fastueux
diadèm e de plum es pariko des B o ro ro 80. H au t d ’une cinquan­
taine de centim ètres, confectionné et p o rté par les hom m es lors
des cérém onies, il est com posé de trois rangées de plum es en
partie superposées d o n t la disposition diffère selon l’affiliation
de ceux autorisés à le revêtir. E n effet, chacun des seize sous-
clans bo ro ro est propriétaire de plusieurs m odèles de pariko, le
stock total de m odèles dépassant la centaine et chaque type se
distinguant des autres p ar la com binaison des tonalités au sein
d ’u ne palette de dix couleurs et par l’origine des plum es, qui
p ro v ien n en t d ’u n e trentaine d ’espèces d ’oiseaux. Les diadèm es
pariko sont do n c des blasons qui, sur le fo n d d ’u n e stru ctu re
com m une, iden tifien t chaque u n ité sociale par des assemblages
sém antiques d ’u n e grande com plexité.

151
LES F O R M E S D U VI SI BLE

Toutefois, les parures amazoniennes ne sont pas que des registres


de symboles, ce sont aussi des signes indiciels qui renvoient à la
diversité des corps dans lesquels ils o n t été prélevés. D ’où cette
prolifération baroque de dents, de serres, de plum es, de duvet,
de becs, d ’élytres, de pelages, d ’os, d ’écailles, portés en couronne,
en collier, en sautoir, en baudrier ou autour de la taille, accrochés
aux oreilles et au nez ou cerclant les bras et les mollets, indices
au sens littéral des qualités m aintenant dispersées dans un nom bre
quasi infini d ’anim aux, qualités d o n t les hum ains cherch en t à
récupérer l ’usage afin de retro u v er u n e parcelle de l’expérience
du m o n d e que les autres espèces p o rte n t, ch acu n e p o u r son
com pte, inscrites dans leurs physicalités particulières. E n outre,
les coiffes les plus spectaculaires, com m e celles des B aniw a ou
des R ikbaktsa, p eu v en t em p lo y er les plum es d ’au m oins une
quinzaine d ’espèces différentes; il s’agit certes de jo u e r sur une
am ple palette chrom atique, mais aussi et su rto u t de m ultiplier
dans u n e com position à la grâce fragile et surprenante les êtres
sur qui l’on prélève des propriétés physiques (illustration 34). Loin
d ’être u n façonnage p ar les arts de la culture d ’u n corps trop
naturel, l’ornem en tatio n procède au contraire d ’une volonté de
sur-naturaliser un corps à la physicalité trop spécialisée afin q u ’il
retrouve la to tipotence que la spéciation lui avait fait perdre. A
la différence du costum e des peuples circum polaires, qui vise à
s’app ro p rier les dispositions d ’u n e seule espèce en revêtant sa
dépouille telle q u ’elle était portée in vivo, em p ru n ter des attributs
anim aux revient ici à reconstituer dans une im age en m osaïque
u n corps originaire disparu au m oyen des traces qui en subsistent
dans d ’autres corps.
Les Indiens d ’A m azonie ne se co n ten ten t pas de prélever sur
les anim aux des appendices, ils leur em p ru n ten t aussi des images,
à savoir les motifs d o n t les diverses espèces p eig n en t leurs corps
et d o n t les hum ains se servent p o u r inscrire sur leurs propres
corps des inform ations lisibles par tous. Sans do u te les peintures
corporelles, to u t com m e les parures de plum es, possèdent-elles
po u r l’essentiel une fonction héraldique : elles signalent au m oyen
d ’u n code accessible à tous une position sociale ou u n état rituel
—l ’appartenance à u n e classe d ’âge, le veuvage ou le fait d ’avoir

152
34. Parure de plumes baniwa, Amazonie brésilienne

tué un hom m e. C hez les Kayapô-Xikrin, par exemple, à l’occasion


de la naissance d ’u n enfant, le bébé, la m ère, le père, les quatre
grands-parents, les frères et sœurs des parents sont tous peints de
motifs aniconiques rouges ou noirs spécifiques à chacun et qui
changent à intervalles réguliers pen d an t au m oins deux m ois81.
C hacun porte ainsi sur soi à to u t m o m en t le registre exact de la
situation dans laquelle il se trouve, des événements qu’il a traversés
et des relations qui le constituent. C ependant, les humains ne sont
pas les seuls à se distinguer ainsi les uns des autres par des motifs,
car tous les existants qui occupent une position de sujets, soit une
grande partie des non-hum ains, arborent des peintures corporelles
servant à m arquer leur appartenance à u n collectif et, à l’intérieur
de celui-ci, des statuts et des états particuliers. Il en résulte que
les m otifs habituellem ent perçus par les hum ains sur le corps des
anim aux — tâches, ocelles, rayures, écailles, rosettes —sont vus

153
LES F O R M E S D U VI SI BLE

par les congénères de ces anim aux com m e des peintures corpo­
relles sur u n corps hum ain puisque, rappelons-le, les anim aux se
voient en général com m e des hum ains ; ces dessins géom étriques
différenciant des corps qui seraient autrem ent trop uniform es o n t
ainsi une fonction héraldique analogue à celles q u ’ils o n t chez les
A m érindiens. Cela explique des bizarreries apparentes dans les
nom enclatures locales des anim aux. Ainsi les A chuar ont-ils un
term e générique, yawâ, qui englobe des m am m ifères carnivores
d ’allure “félinesque” , sans être tous p o u r autant des félidés : cela
va du jag u ar (juünt yawâ) au chien dom estique (tanku yawâ) en
passant par la lo u tre géante, deux espèces de chiens des buissons,
le p u m a et des m ustélidés. O r, d ’après les descriptions q u ’en
d o n n en t les A chuar, plusieurs espèces nom m ées yawâ sem blent
inconnues des sciences naturelles ; semblables à des jaguars, ces
animaux s’en distinguent par des robes inhabituelles : par exemple,
leurs ocelles sont très larges (shiâ shiâ yawâ), ou b ien ils sont noirs
avec des raies et des points blancs sur le fro n t (kâyuk yawâ), ou
encore ils o n t u n pelage ro u g e et v iv en t prin cip alem en t dans
les arbres (tsenku tsenkû yawâ). C e ne sont pas des sous-espèces
inconnues de jag u ar (Panthera onca), mais to u t sim plem ent des
yawâ avec u n statut spécial, n o tam m en t les anim aux familiers de
divers types de cham ane, qui se signalent donc par des peintures
qui leur sont propres82.
P o u r un hum ain, connaître les peintures corporelles propres
aux collectifs n o n hum ains, c ’est savoir sous quelle apparence
spécifique les anim aux et les esprits se présentent à leurs congé­
nères, c ’est connaître leur face cachée. Aussi les Indiens d ’A m a­
zonie qui souhaitent être vus par des animaux com m e des membres
de leur collectif ne se peignent-ils pas tels que des hum ains voient
ces motifs, mais tels q u ’ils pensent que les anim aux eux-m êm es
les perçoivent, c’est-à-dire com m e des dessins aniconiques ayant
une fonction héraldique. C e sont généralem ent les chamanes qui
endossent ces déguisem ents ontologiques de façon à o btenir une
sorte d ’affiliation tem poraire dans un collectif n o n hum ain, car
c ’est le u r m ission d ’aller n é g o c ie r avec les esprits an im au x
— p rin cip au x dispensateurs des m aladies dans to u t l’archipel
animiste —le soulagem ent et la guérison des affligés qui font appel

154
E S P R I T S DE C O R P S

à leurs services (illustration 35). Mais ils ne sont pas les seuls, car
en s’appropriant le blason d ’u n e espèce, u n hum ain ne fait pas
q u ’em prunter l’apparence q u ’u n m em bre d ’un collectif animal
revêt aux yeux de ses congénères, il em prunte aussi les disposi­
tions physiques spécifiques qui le feront reconnaître par ces mêmes
co n g én è res c o m m e p a rtie in té g ra n te d ’u n corps co llectif,
détournant ainsi les aptitudes de l’espèce à son profit. Certaines
peintures corporelles am azoniennes constituent ainsi u n exem ple
de figuration to u t à fait paradoxal : l’iconicité de l’im age n ’y est
pas fondée sur l’im itation d ’u n m odèle “n aturel” —p o u r autant
q u ’u n tel qualificatif ait ici u n sens —, mais sur l ’im itatio n de

35. Un Yanomami du village de Mishimishimabôwei-teri, Venezuela


LES F O R M E S D U VI SI BLE

l’o rn em en tatio n des anim aux et des esprits, c ’est-à-dire sur la


façon “ culturelle” que ces derniers ad optent p o u r présenter leur
véritable nature à leurs congénères. C ’est une façon différente
d ’établir u n rapport entre image m atérielle et image m entale que
celle qui a cours dans l’ensem ble eskim o : n o n pas au m oyen de
m asques et de figurines réalistes p e rm e tta n t d ’objectiv er u n e
relation avec des anim aux et de la revivre par la pensée ou en
public, mais sous la fo rm e d ’u n d éclen ch eu r de visualisation
m entale n o n directem ent m im étique p erm ettant de passer auprès
d ’autres tribus-espèces p o u r ce que l’o n n ’est pas v raim ent; bref,
un cam ouflage ontologique.
O n p eu t en dire autant des masques-costumes amazoniens qui
sont très com m uném ent vus com m e les vêtem ents des esprits : en
revêtant u n tel habit, u n hum ain se fait reconnaître com m e un
congénère par une classe d’être do n t il devient p o u r un temps un
m em bre d ’ho n n eu r. C ette dernière p ropriété est b ien mise en
lum ière par les masques des W auja du X ingu. C e sont de grands
masques-costumes en vannerie, confectionnés à l’instigation des
chamanes com m e u n dispositif thérapeutique, et qui figurent des
entités ordinairem ent invisibles appelées apapaatai, les maîtres des
motifs décoratifs et des maladies, telles q u ’elles sont vues par les
cham anes en rêve. Après avoir identifié la cause de l’afïliction
en discernant son im age m iniature dans le corps du patient, le
cham ane entreprend de la guérir en faisant fabriquer u n vêtem ent
—autrem ent dit, un masque —p o u r Y apapaatai q u ’il aura vu com m e
responsable, lequel figurera sous cet avatar au cœ ur d’une fête visant
à l’apaiser. Il existe de très nom breuses catégories de masques,
mais les genres d ’esprits q u ’ils actualisent sont plus n o m b reu x
encore - plus nom breux, de fait, que les W auja eux-m êm es —,
com m e en attestent les centaines de dessins d ’apapaatai que l’eth­
nologue brésilien Aristôteles Barcelos N eto a fait réaliser par des
W auja afin de d o n n er corps à ce qui n ’était ju sq u e-là que des
images mentales83. Les apapaatai sont les “vêtem ents” (nai) d ’êtres
vaguem ent anthropom orphes, les Y erupoho, et leur expression
phénom énale recouvre toutes les espèces animales connues, des
objets rituels com m e usuels et des êtres m onstrueux, invisibles en
général sauf dans les rêves des chamanes.

156
E S P R I T S DE C O R P S

La d istributio n actuelle des Y eru p o h o , des apapaatai et des


hum ains est le p ro d u it d ’u n e ontogenèse au cours de laquelle les
premiers, ayant eu v en t de ce que les héros culturels des W auja
allaient faire surgir le soleil p o u r éclairer u n m onde plongé dans
l’obscurité, entrep riren t en to u te hâte de se confectionner des
vêtements et des masques afin de se protéger de ses rayons destruc­
teurs. E n rev êtan t ces enveloppes p rotectrices, les Y eru p o h o
devinrent,des apapaatai, mais différenciés en u n grand n o m b re
d ’espèces selon ce que représentait le v êtem en t q u ’ils s’étaient
confectionné. C ’est pourquoi la classe ontologique des apapaatai est
très diverse dans les apparences q u ’adoptent ses membres. Certains
sont les Y erupoh o qui parvinrent à endosser u n costum e avant
l’apparition du soleil, les apapaatai-1v êtem en t” , c’est-à-dire tous
les anim aux visibles —les mammifères, les poissons, les oiseaux, les
insectes —en m êm e temps que les doubles invisibles de ces animaux
qui peu v en t devenir visibles en revêtant u n v êtem ent inspiré de
celui d ’une espèce animale, lequel ne correspond pas toujours à
celui de l’espèce d o n t ils sont le double. D ’autres Y erupoho ne
réussirent pas à revêtir une p ro tectio n et furent transformés par
les rayons du soleil en apapaatai “véritables” , des m onstres canni­
bales qui vivent en général sous la surface des eaux (tableau 2).
U n “v êtem en t” est ainsi u n e sorte d ’enveloppe physique en
form e d ’oiseau, de poisson, de m arm ite, d ’arbre ou d ’instrum ent
de m usique recouvrant un Y erupoho, dont la véritable apparence
n ’est connue que par ce q u ’en disent les m ythes ; ce n ’est donc
pas u n corps à strictem ent parler puisque seuls les hum ains et les
Y erupoho ont u n véritable corps ; toutes les autres entités visibles
au jo u r le jo u r sont des vêtem ents qui ne s’anim ent que lorsqu’ils
sont endossés par u n Y eru p o h o , ou par u n hum ain p o u r ce qui
est de ces vêtem ents particuliers que sont les m asques-costum es.
M êm e s’il choisit une enveloppe stable, chaque Y eru p o h o p eu t
prendre à to u t m o m e n t le v êtem en t q u ’il lui plaît de confec­
tio n n er; autrem en t dit, u n Y eru p o h o qui s’habille d ’habitude
en caïman p eu t revêtir le costum e d ’un insecte, d ’un poisson ou
d’u n oiseau, de sorte que le cosmos w auja est peuplé d ’êtres à
l’identité impossible à déceler au vu de leur apparence, u n trait
caractéristique de l’animisme, mais porté ici à ses lim.tes extrêmes.

157
LES F O R M E S D U VI SI BLE

OBSCURITÉ LUMIÈRE
Les h u m a in s co ex iste n t d ifficilem ent A p p a ritio n d u soleil et
avec des êtres h y b rid es (Y erupoho) m u ta tio n s o n to lo g iq u e s

Yerupoho — > —> —> —> — > apapaatai


(tran sfo rm atio n ) N o m g é n é riq u e des Y eru p o h o
q u i se fa b riq u è re n t des
v êtem en ts (naï) p o u r se
p ro té g e r d u soleil et qui
c o n tin u e n t à les utiliser ; ces
v ête m e n ts c o rre sp o n d e n t à
to u tes les espèces anim ales
e t à des fo rm es q u i en so n t
dérivées ; ils n e so n t pas
fixes ; e n ch a n g er p e rm e t
a u x Y e ru p o h o d ’a d o p te r des
id en tités variées.

Y erupoho » —> —> apapaatai iyajo


(tran sfo rm atio n ) Tous les Y e ru p o h o qui
fu re n t transform és de façon
irréversible car ils n e p u re n t
se p ro té g e r d u soleil ; ce so n t
des “ m o n stre s” géants et sans
v êtem en ts, d év o rateu rs des
co rp s et des âm es, d o n t la
m o rp h o lo g ie e m p ru n te à des
artefacts (m arm ite, piro g u e,
etc.) et à des an im au x (serpent,
caïm an, etc.).

Y e r u p o h o —> —> —> —> —> —> —» —> —> A u tres avatars définitifs, tels q u e
(transform ation) des arbres “ su rn atu rels” , des
in stru m e n ts de m u siq u e, des
m étéo res, q u e l ’o n p e u t aussi
ap p eler apapaatai.

Tableau 2 - O n to g e n èse w auja

Cela dit, une corrélation existe entre le Y eru p o h o (l’être plus


o u m o in s a n th ro p o m o rp h e q u i se tran sfo rm e en apapaatai),
Yapapaatai lui-m êm e (à savoir le vêtem ent revêtu par le Y erupoho
dans sa transform ation initiale) et l’animal, la plante, le m étéore
ou l’artefact d ’où est dérivée la form e corporelle de Vapapaatai.
E S P R I T S DE C O R P S

C ette relation est conçue com m e u n contrôle ou une possession


exercée par le Y eru p o h o et Vapapaatai sur l’animal ou la plante.
Par exem ple, la grenouille eyusi com m e animal telle q u ’elle est
perçue et dessinée par u n cham ane (illustration 36) est dans la
dépendance de la g ren o u ille-Y eru p o h o (illustration 37), de la
grenouille apapaatai “no rm ale” (illustration 38) et de la grenouille
apapaatai “m onstre” (illustration 39), toutes ces formes d ’existence
étant coextensives p u isq u ’elles partagent u n m êm e type d ’in té­
riorité (paapitsi). Q uant au masque de la grenouille que le chamane
a fait réaliser p o u r u n e séance de guérison (illustration 40), il
correspond à ce q u ’il a vu en rêve de son apapaatai.
O n aura com pris que les masques ne sont pas des parures, mais
des “vêtem ents” d ’espèce com m e les autres; ils couvrent d ’ail­
leurs la totalité du corps. La pièce principale, qui cache la tête,
les épaules et parfois le torse, est une structure en vannerie sur
laquelle est parfois fixé u n visage, à quoi s’ajoutent des m anches,
des jam bières et u n e ju p e en fibre tressée. L’identité du m asque-
costum e est don n ée par la form e du “v êtem en t de tê te ” (circu­
laire, ovale, conique, etc.), par les motifs d o n t il est orné et par
ceux qui sont peints sur la plaque servant de visage, motifs tirés
d ’u n ré p e rto ire d ’u n e q u aran tain e de g rap h èm es de base84.
L’ensem ble de ces indices perm et une large gam m e de variations

36. Dessin wauja : 37. Dessin wauja : 38. Dessin wauja : 39. Dessin wauja : l'avatar
l'avatar grenouille l'avatar grenouille- l'avatar grenouille grenouille apapaatai
"normale" (eyusi), Yerupoho (Yerupoho apapaatai (apapaatai "monstre" (apapaatai
par Kamo eyusi), par Kamo eyusi), par Kamo iyajo eyusi), par Kamo

159
LES F O R M E S D U VI SI BLE
1
à l’in térieu r d ’un groupe de v in g t-d eu x types de m asque, dont
certains ont un réfèrent variable tandis que d ’autres correspondent
à u n être ou à u n objet singulier, généralem ent reconnaissable
(tableau 3). Ainsi, de m êm e q u ’u n Y erupoho p eu t endosser l’habit
qui lui plaît, de m êm e u n h u m a in p e u t-il s’habiller avec un
m asque afin de rendre présent u n n o n -h u m ain , incorporant de
façon effective le p rototype réel ou im aginaire d o n t le masque
est u n avatar : telle espèce animale ou telle race d ’esprits que l’on
pourra reconnaître à un détail caractéristique. T outefois, dans la
mesure où certaines catégories de masques renvoient à de multiples
référents, c ’est seulem ent par les variations de leur ornem entation
que l’o n p o u rra déceler l’id en tité de l’être d o n t le m asque est
devenu tem porairem ent le vêtem ent. O r ces ornem entations ne
sont pas fixes p o u r une espèce —puisque les existants ne cessent
de changer d ’habits et de se parer le corps de peintures toujours

40. Masques wauja du type eyusi


(grenouille), mâle et femelle, faits
par Itsautaku

160
ESPRITS DE C O R P S

différentes ; elles sont spécifiées par le cham ane en fonction de


l’apparence des ornem ents de Yapapaatai q u ’il a vu en rêve et
d o n t le m asque devra re p ro d u ire des détails afin que l’esprit
l’adopte com m e v êtem en t de rechange.

TYPES RÉFÉRENTS FORM ES


D E M A SQ U E D E S M A SQ U ES G É O M É T R IQ U E S
1. A tu ju w a Très variable 1. C irculaire
2. A tu ju w â tâ i V ariable à l ’in té rie u r de d e u x
ordres (oiseaux et poissons)
3. A w a ja h u H o m m e -m o n s tre em p lu m é 2. S em i-circulaire
4. Y a kui V ariable à l’in té rie u r de d e u x 3. R e c ta n g u la ire
ordres (oiseaux et poissons)
5. N u k iita P itsu ïy â u -k u m â arch er
Rm t R un Run
6. Y u tsip iku “ B estio le” (le “ v ê te m e n t” 4. C o n iq u e
n e ren v o ie à a u c u n e espèce
anim ale définie)
7. A w a n lu C h ie n sylvestre
(Dusicyon velutus)
8. K ejn T o u can
9. Y u ku kii A rb re n o n iden tifié 5. C y lin d riq u e
10. Y um a P oisson yuma (Pirarara,
Phractocephalus sp.)
11. Tuapi F lû te kawokâ
12. W atana-m ona F lû te watana
13. A p a sa Iy â u -k u m â cannibale 6. S p h é riq u e

14. K u w a h â h a lu V ariable à l’in té rie u r 7. O vale


d e l ’o rd re des poissons
15. E wejo L o u tre géan te
(Pteronura brasiliensis)
16. Palio S inge ca p u c in (Cebus apella)
17. K apulii S inge araignée (Ateles sp.)
18. Iyâ C a m é lé o n
19. Sapukuyaw â Très variable 8. S em i-ovale
20. E iusi G ren o u ille
21. K a jiitu ka lu C rap a u d
22. K yakyâ C h o u e tte (Bubo virginianus)

Tableau 3 -Typologie des masques wauja85


LES F O R M E S D U VI SI BLE

Les conséquences de cette cosm ologie originale sont fort éclai­


rantes du p oint de vue de la théorie de la figuration animiste. Il est
d ’abord manifeste que la m atrice du visible est dans le cas présent
constituée par des images mentales dont les entités n o n humaines,
potentielles ou actuelles, ne sont que des instanciations. C haque
corps ou vêtem ent d ’esprit ou d ’animal est en effet l’actualisation
d’un prototype extrêm em ent précis issu d ’un gigantesque répertoire
m ental de p h y si cal ités potentielles au sein duquel les esprits et les
chamanes puisent les éléments de leurs réalisations. Figurer n ’est
donc pas ici im iter le plus fidèlem ent possible un objet déjà là, mais
objectiver une image suspendue dans la m ém oire d ’un hom m e en
la rendant concrète dans un corps-vêtem ent ou dans un m asque-
costum e. La physicalité n ’est pas u n donné de la nature, mais une
présentification de l’invisible dans des images qui préexistent aux
corps q u ’elles figurent. A la limite, on pourrait dire que le m onde
w auja n ’est q u ’une forêt d ’images que les esprits et les chamanes
font advenir de façon à en tretenir la diversité des existants. E n
outre, l’intériorité, au sens de l’essence invisible d ’une personne,
et la physicalité, au sens de l’enveloppe matérielle q u ’elle présente
au regard d’autrui, sont ici extrêm em ent dissociées, amplifiant ainsi
au m axim um l’indépendance de ces deux plans, qui est l’une des
caractéristiques majeures de l’animisme. E n effet, à une intériorité
stable de n o n -h u m ain correspondent plusieurs formes possibles
de physicalité : un corps-Y erupoho fixe mais invisible, une form e
apapaatai animale correspondant à un vêtem ent d ’espèce stabilisé tel
que vu par les hum ains ordinaires, u n nom bre illimité de formes
apapaatai telles que vues par les congénères de l’animal et par les
chamanes, do n t certaines correspondant aux vêtem ents d ’autres
espèces, enfin une form e apapaatai-m asque telle q u ’interprétée
par les chamanes en fonction de leurs visions.
O n com prend pourquoi les masques et les animaux sont des trans­
form ations et des variations les uns des autres : la différence entre
organism e et artefact, toujours ténue dans l’animisme, disparaît
aussi co m p lètem en t ici que la différence entre l’im age et son
réfèrent. D e ce fait, le principe d ’iconicité qui est au cœ ur m êm e
de l’opération de figuration subit une torsion paradoxale. Car, si
certains types de masque visent sans ambiguïté une ressemblance de
E S P R I T S DE C O R P S

forme, de couleur et d ’ornem entation avec ce q u ’ils représentent,


beaucoup d ’autres ne sont reconnaissables que par l’identification
qu ’en donne celui qui a com m andité leur confection selon des
spécifications particulières, à savoir le chamane. Ces derniers types
de masque ne sont pas po u r autant aniconiques car ils figurent, non
pas une peinture corporelle à fonction héraldique qui serait recon­
naissable par les congénères de l’animal représenté, com m e cela
peut être le'cas dans d ’autres sociétés am azoniennes, mais l’image
m entale que le cham ane se fait de l’incorporation de cet animal
dans u n vêtem ent particulier, image to u t à fait précise et caracté­
risée par l’ornem entation que le cham ane a vue com m e idiosyn-
crasique de l’avatar que cet animal a adopté. Il y a donc bien un
prototype, à savoir une vision très précise du cham ane, construite
par ailleurs selon des principes de com position reconnus par tous,
et une iconicité réelle mais n o n partagée, puisque le masque est
réputé correspondre à ce que le cham ane voit, mais q u ’il est le
seul à avoir vu. Le paradoxe de cette iconicité minimale est qu’elle
est obtenue p o u r l’essentiel au m oyen de m arqueurs graphiques
aniconiques appliqués sur des formes qui ne sont pas n o n plus
motivées, les structures de vannerie circulaires, rectangulaires ou
ovales coiffant le haut du corps du danseur. Ces motifs graphiques
sont en effet presque tous aniconiques car, si leur nom renvoie bien
à des référents anim aux évoquant, p e u t-o n supposer, des décora­
tions (“tête d ’anaconda” , “aile de papillon” , etc.), ce n o m est pris
ici dans une acception p u rem en t conventionnelle, n o n com m e
indice d ’une m otivation sémantique fondée sur une ressemblance.
D éfinir l’identité d ’u n existant - animal, esprit ou hum ain -
m oins par une form e d ’ensem ble que par des m otifs couvrant
une surface, ainsi que le font les W auja et, de façon plus générale,
les A m érindiens d ’A m azonie, présente l ’avantage, sur un plan
formel, de pou v o ir figurer l’enveloppe physique et sa transfor­
m ation de façon très économ e, ce que rend to u t à fait explicite
le m ythe wauja de l’origine des motifs graphiques. Ils sont attribués
à A rakuni, u n je u n e h o m m e qui a com m is l’inceste avec sa sœ ur
et qui fut en conséquence chassé du village par sa m ère. Inconso­
lable, A rakuni se fabrique u n habit de serpent m onstrueux q u ’il
va endosser p o u r d ev en ir reptile ; il le tresse avec de la fibre
LES F O R M E S D U VI SI BLE

végétale to u t en chantant son désespoir, chacun de ses couplets


faisant surgir u n m o tif de vannerie différent, de sorte q u ’à la fin
du chant l’habit présente sur sa surface tous les motifs du système
graphique w auja disposés n o n pas en succession, mais com m e
une transform ation co ntinue les uns des autres86. U n dessin de
l’habit d ’A rakuni que Barcelos N e to a dem andé à u n cham ane
de réaliser ne figure q u ’u n e douzaine de m otifs au lieu de la
quarantaine constituant le répertoire complet, mais il n ’en constitue
pas m oins u n to u r de force si l’on songe q u ’avant d ’avoir été
objectivés p o u r la prem ière fois sur du papier à cette occasion
l ’ordre des m otifs et la façon d o n t ils se transform ent l’u n en
l’autre sans solution apparente de continuité n ’existaient que sous
la form e d ’une image m entale (illustration 41). D u reste, il im porte
peu que l’échantillon soit limité puisque le corps-serpent d’Arakuni
est extensible et que les dessins po u rraien t se p rolonger ; com m e
le dit un autre cham ane wauja, «le dessin ne se term ine jamais87».
E n ce sens, le corps-vêtem ent d ’A rakuni constitue la m atrice à
partir de laquelle p eu v en t être imaginés tous les habits que des
existants sont susceptibles d ’endosser dans le cosmos w auja; il
contien t en puissance l’index com plet de tous les corps conce­
vables car sur sa surface se déploie l’ensem ble des indices qui
p erm etten t la différenciation entre les êtres et toutes les occur­
rences envisageables de transform ation de l’u n en l ’autre.

41. Dessin wauja : le costume-serpent d'Arakuni, par Aulahu


E S P R I T S DE C O R P S

C e n ’est d ’ailleurs pas u n hasard n o n plus si ce rép erto ire


graphique est inscrit sur la peau d ’u n serpent puisque, com m e
le rappelle Barcelos N eto , dans une grande partie de l’A m érique
du Sud des basses terres, les reptiles sont les êtres par excellence
de l’in vention et de la transform ation des motifs graphiques. Les
femm es cashinahua du P éro u et du Brésil opèrent co ncrètem ent
cette transform ation en tissant le co to n de façon que les motifs
se fondent les uns dans les autres en continu, à l’instar de ce que
fait A rakuni en tressant son corps-vêtem ent. C ’est une fem m e
boa, Y ube, qui a enseigné aux fem m es les motifs que les C ashi­
nahua reproduisent sur leur corps en se peignant avec du genipa,
en tissant leurs hamacs, en tressant leurs paniers et en décorant
leurs poteries88. E t là aussi, la peau du serpent sert de répertoire
p o u r toutes les identités graphiques car, com m e le dit u n C ashi­
nahua, «sur la peau de Y ube on a tous les motifs possibles89». E t
si les W auja, les C ashinahua et bien des cultures am azoniennes
disent que la peau des serpents a partie liée avec le tressage et le
tissage, m oyens par excellence de la fabrication des corps dans
toute cette région, c’est que ces deux techniques font surgir les
motifs de la m atière m êm e q u ’elles façonnent, sans dissocier le
support et l’o rn em en t contrairem ent aux dessins appliqués après
coup sur une surface. Les motifs des tissus et des vanneries ne sont
donc pas des décorations, des enjolivures rajoutées à une form e
qui serait déjà plein em en t constituée, ils représentent des parties
constitutives de l’être d o n t ils co n trib u en t à la fabrication. C ’est
pourquoi tressage et tissage peu v en t être vus com m e des transpo­
sitions du corps-habit des serpents dans d ’autres corps-habits, soit
sous la form e de vêtem ents ou de m asques-costum es, soit sous la
form e de paniers que les A m érindiens des Guyanes conçoivent
com m e de véritables m étam orphoses du corps d ’esprits animaux,
des «corps transform és» p o u r rep ren d re l’expression de Lucia
H ussak van V elth em à propos des paniers w ayana90.
Les motifs ont ici une agence propre qui facilite ou rend possibles
l’animation et la m étamorphose. Beaucoup plus que des marqueurs
d’identité héraldique perm ettant de reconnaître telle ou telle espèce
par son ornem entation corporelle, les motifs sont des déclencheurs
créatifs de cette identité. D u reste, les W auja m anifestent cela très

165
LES F O R M E S D U VI SIBLE

clairem ent lorsqu’ils disent que des objets décorés —peints, ornés
de motifs, tressés —p eu v en t “ devenir anim al” et p artir dans la
brousse. O n com prend dès lors que les m otifs w auja ne sont pas
u ne copie o u u n e interprétation du graphism e animal, mais un
outil em prunté par les hum ains aux esprits apapaatai p o u r tenter
de les égaler dans la p ro d u ctio n co n tin u e de nouvelles formes
d ’existence avec lesquelles n o u er u n com m erce. C ’est po u rq u o i
la puissance d ’agir réside dans des m otifs qui transform ent en
animal ou en esprit les artefacts q u ’ils ornent, n o n dans des images
com plètes et m im étiq u em en t réalistes com m e c ’est le cas dans le
m onde eskim o. E t ainsi s’éclaire la différence entre la co m m u ­
tation de perspectives propre aux masques des Y upiit ou de ceux
de la côte N o rd -O u est, d ’une part, et la variation co ntinue des
motifs dans les tissus cashinahua ou sur le corps reptile d ’A rakuni,
d ’autre part. Le p rem ier genre d ’im age, en trois dim ensions,
jo u e sur u n basculem ent brusque et théâtral entre le p o in t de
vue de l’intériorité et celui de la physicalité, il tire son efficacité
perform ative d ’u n e narration; tandis que l’entrelacs des motifs
est p lu tô t de l ’ordre de la m étarelation, il ren d visible la trans­
form ation com m e un processus sans fin, un com m entaire m uet,
mais disponible en perm anence, sur le p o ten tiel m étaphysique
offert p ar le flux des identités. C o m m u tatio n des points de vue
et variation continue des motifs ren d en t p o u rtan t visible par des
moyens contrastés un seul et m êm e trouble, propre à l’animisme :
quelle subjectivité se cache derrière l’apparence de l’être qui se
présente à m a vue, de quel corps im agé est-il originellem ent la
transposition ?
3.

M ultiplier les points de vue

Q u ’elles p re n n e n t la form e m atérielle de masques, de corps


camouflés ou de figurines m iniatures, les images animistes sont le
plus souvent en trois dim ensions et visent à activer une présence,
à révéler u n changem ent de perspective ou à actualiser une image
m entale plu tô t q u ’à décrire des états, des lieux ou des situations.
Les dessins représentant des esprits ou des m étam orphoses sont
des innovations récentes dans l’archipel anim iste, suscités par
les ethnologues et le m arché de l’art. Les plus anciens, tels ceux
recueillis par les pionniers allemands de l’ethnographie am azo­
nienne, de Karl v o n den S teinen à H erb ert Baldus en passant
par M ax Schm idt et T h e o d o r K o ch-G rünberg, rem o n ten t aux
dernières années du x ix e siècle et aux prem ières décennies du
siècle suivant1. A utant les A m érindiens savaient reproduire sur le
papier avec une grande exactitude les motifs o rnem entaux d o n t
ils décoraient leurs corps et leurs artefacts, autant leurs dessins
d ’hum ains, d ’esprits et d ’anim aux étaient si sommaires que l’on
peine à reconnaître ce q u ’ils figurent. R ep résen tan t les esprits et
les hum ains (dont les ethnologues) en vue frontale et les anim aux
en vue sagittale, ils sont réduits à u n sim ple c o n to u r p o u r les
seconds et à une silhouette du type “b o n h o m m e en fil de fer”
p o u r les prem iers, parfois agrém entés d ’un détail p o u r identifier
le personnage —une barbe p o u r l’ethnographe, une ceinture po u r
une fem m e bororo. C ’est p o u rq u o i l’on a d ’em blée com paré ces

167
LE S F O R M E S D U V I S I B L E

images à des dessins d ’enfants, u n dom aine qui com m ençait à


susciter en E urope l’intérêt des psychologues et des théoriciens
de l’art. Sous la plum e d ’u n ethnologue com m e Karl v o n den
Steinen, adm iratifpar ailleurs de la qualité esthétique des masques
et des parures de plum es des B o ro ro , il ne s’agissait p o u rtan t
au cu n e m en t d ’u n e com paraison dépréciative, mais p lu tô t du
constat que, faute d ’apprentissage spécialisé, les jeu n es enfants et
les autochtones du Brésil étaient to u t aussi novices en m atière
d ’expérience figurative2. T ren te ans après lui, et instruit par de
n om breux exemples de dessins similaires collectés par des eth n o ­
logues en Am érique du N o rd et du Sud, Franz Boas interprétait lui
aussi la ressemblance entre dessins amérindiens et dessins d’enfants
com m e entièrem ent due à l’absence de form ation des uns et des
autres dans u n m édium que personne ne maîtrise spontaném ent3.
Les dessins plus récents ne sont guère différents. C ertes, les
images d ’esprits apapaatai produites à la fin des années 1990 à
l’in ten tio n d ’Aristôteles Barcelos N eto par K am o, u n cham ane
w auja du X ingu, se révèlent plus com plexes et précises que celles
obtenues dans la m êm e région un siècle auparavant (illustrations 3 6
à 39). E n vue frontale, les corps p ren n en t de la consistance, sinon
de l’épaisseur, par un remplissage en aplat de n o ir ou de couleur,
les attributs pertinents de chaque esprit étant n ettem en t figurés.
Il n ’en dem eure pas moins que cette collection de fiches d’identité
relève plus de Yeikonismos —u n portrait en m ots —que de l’expé­
rience animiste d ’une présence inattendue ; c ’est la transcription
en d eu x dim ensions des centaines d ’apapaatai qui p eu p len t la
cosm ologie wauja, un bestiaire de m onstres qui aurait p u to u t
aussi b ien se can to n n er dans l’im aginaire d ’u n cham ane talen­
tueux, si u n ethnologue to u t aussi talentueux ne l’avait persuadé
de d év o iler ses im ages m entales sur du papier. O n l’a vu, la
destinée figurative des esprits apapaatai n ’est pas de se faire repré­
senter en deux dim ensions p o u r satisfaire la curiosité des savants,
mais de s’incarner dans des masques-costumes, avatars sous lesquels
ils p eu v en t interagir avec les W auja de façon spectaculaire — et
parfois un peu inquiétante (illustration 42). Sur le plan form el, du
reste, la transposition faite par K am o dans ses dessins n ’a rien de
surprenant p o u r une im age qui d oit synthétiser sans équivoque

168
LES F O R M E S D U V I S I B L E

les attributs essentiels de l’objet dépeint : à l’instar des figurations


pharao n iq u es d ’artefacts, elle co m b in e co u p e frontale, p o in t
d’observation unique, distance infinie et transformation m étrique.
P eu t-être plus révélateurs d ’u n schèm e o ntologique animiste
sont les dessins de T aniki, u n cham ane yanom am i, que B ruce
A lbert a rendu possibles à la fin des années 1970 dans le n o rd de
l’A m azonie brésilienne. E n effet, à la différence du catalogue
d ’esprits dressé par K am o à l’in ten tio n de Barcelos N eto , T aniki
s’est librem ent exprim é une fois q u ’A lbert lui a fourni les instru­
m ents nécessaires - papier C anson, feutres et pastels — et dans
divers styles q u ’il allait inv en tan t à m esure que se révélaient à lui
les possibilités de ce nouveau médium. Faute de modèles préalables,
puisque les Y anom am i dédaignaient la représentation m im étique
et que les im ages naturalistes n ’étaien t pas en co re à l ’ép o q u e
parvenues ju sq u ’à eux, T aniki s’était tro u v é livré à lu i-m êm e;
aussi ses œ uvres peuvent-elles être vues co m m e illustrant une
tra d itio n figurative in statu nascendi. L ’u n des genres q u ’il a
développés retient particulièrem ent l’attention : A lbert l’a qualifié
de «sténographies chamaniques » —clin d ’œil à la toile Sténographie
Figure (1942), de Jackson Pollock —et il en a exposé des exemples
en 2012 à la Fondation Cartier4. S’y com binent des motifs abstraits,
des espaces délim ités (par des cercles, des lignes et des cadres)
renvoyant à des sites ou à des étages cosm iques, et u n e profusion
d ’entités individuelles, anim aux, hum ains et esprits, tan tô t isolés,
tantôt regroupés (illustration 43).
A vant de ten ter de com prendre ce que ces dessins d o n n en t à
voir, et com m ent ils le font, quelques mots s’im posent sur le statut
des images chez les Y anom am i. Là, com m e dans b ien d ’autres
populations de l’archipel animiste, le term e que l’on p eu t traduire
par “im age” , utupë, désigne l’essence des existants, leu r principe
de vie, u n e extériorisation de leur for in térieu r visible au cours
des rêves et des transes hallucinées des cham anes. Ces derniers
o n t des auxiliaires, les esprits xapiripë, qui sont les “im ages” des
anim aux de la forêt avant q u ’ils n ’aient acquis jadis l’apparence
q u ’on leur connaît m aintenant à la suite de la grande spéciation
m ythique, et c’est sous cette form e originelle q u ’ils ren d en t visite
à ceux q u ’ils assistent. A vant que T aniki n ’en trep ren n e de les

170
43. Taniki, Vision chamanique, feutre sur papier, 1978-1981

objectiver sur u n support physique, ces êtres-images étaient hors


de portée des profanes, qui ne connaissaient d ’eux que ce que les
chamanes voulaient bien en dire : ils ressem blent à des hum ains,
mais guère plus gros que les grains de poussière flottant dans un
rai de lum ière, et ils descendent par milliers en dansant sur des
m iroirs le lo n g de chem ins cosmiques qui ressem blent à des fils
d ’araignée luisant sous l’éclat de la lune, leurs corps resplendis­
sants ornés de peintures rouge et noire, et de parures de plum es
m ulticolores5. P o u r transcrire ce genre de vision stroboscopique,
les mots sont peu t-être plus faciles à m anier que les images, et l’on
com prend que T aniki ait été fasciné, et absorbé durant plusieurs
années, par le défi de leur d o n n er une transposition figurative.
C a r ces dessins o n t ceci de parad o x al q u ’ils ne so n t pas à
p ro p re m e n t p arler des “ im ages” (utupë ), à savoir l ’in tério rité
figurale des existants telle que les chamanes la perçoivent, mais

1 71
LES F O R M E S D U V I S I B L E

des “traces” (ono) de ces images, des m arques analogues à celles


que les Y anom am i dessinent sur leurs corps et peintes à présent
sur des «peaux de papier»; bref, des indices inventés au service
d ’une fonction sans précédent, «la transduction graphique d ’un
univers u n iq u em en t accessible au titre des “ im ages” (utupë ) de la
transe cham anique6». Ces im ages-traces, transcriptions d ’images
mentales hautem ent personnelles que l’am orce d ’un intérêt didac­
tique, ou expérim ental, a co n d u it T aniki à actualiser, agissent
ainsi co m m e des émissaires graphiques du m o n d e des esprits
et n o n com m e des com positions décrivant une scène. C haque
groupe de figures, chaque figure m êm e, vien t p ren d re place à
côté des autres sans souci d ’u n effet d ’ensem ble au gré de ce qui
est presque u n e écritu re au to m atiq u e, en sorte que le papier
offre u n espace o uvert à autant de subjectivités figurées q u ’il y
a d ’actants m étaphysiques accouchés par la vision du cham ane
—certains représentés de profil, d ’autres de face, d ’autres encore
du dessus —et sans jam ais que puisse prévaloir u n seul p o in t de
vue, m êm e pas celui du dessinateur, qui n ’est que l’instrum ent
m éd iateu r de leu r apparition chaotique. Il est ainsi te n tan t de
rapprocher ce que B ruce A lbert appelle une «m ultiplication non
euclidienne des points de vue » du polyperspectivisme q u ’Eduardo
V iveiros de Castro considère com m e l’u n des traits caractéris­
tiques des ontologies animistes7. C e jo y eu x désordre polychrom e
se situe en to u t cas à l’exact opposé du p etit théâtre pictural que
le pein tre-su jet tout-puissant o rd o n n e sous son seul regard au
m oyen de la perspective linéaire car, aux caractéristiques géom é­
triques du dessin de K am o — distance infinie et transform ation
m étriq u e —, s’ajoute ici une luxuriance de points d ’observation.
D e cette p ro lifératio n des perspectives, S im o n T o o k o o m e
offre une autre variante, en partie apprivoisée par les canons de
l’art européen. C e sculpteur et dessinateur in uit du N u n av u t que
l’on a déjà évoqué au chapitre précéd en t n ’est certes pas passé
par une école des beaux-arts ; mais la trentaine venue, et après
une vie de chasseur dans une bande sem i-nom ade, il s’est installé
dans la bourgade de Q am an i’tuak (Baker Lake) au m o m en t où
venait de s’y établir u n couple de conseillers artistiques envoyé
par le g o u v ern em en t canadien avec la m ission d ’y encourager
M U L T I P L I E R LES P O I N T S D E V U E

l’émergence d’une com m unauté d’artistes autochtones, notam m ent


en leur fournissant du matériel et en leur achetant leur production.
C ontrairem ent à K am o et à Tanild, T o o k o o m e fut ainsi exposé à
des procédés et des modèles figuratifs étrangers, ce dont tém oigne
le souci m im étique de ses dessins, qui paraissent s’attacher à saisir
u n instantané du q u o tid ien (illustrations 2 2 et 151). R ie n n ’est
plus trom peur, p o urtant, que cette affinité apparente avec l’art
européen.. D u fait, d ’abord, de ce que les images ren d en t osten­
sible : des visions intérieures de gibier, le basculement dans le point
de vue anim al ou l’in tériorité subjective des chiens d ’attelage;
trom peur, surtout, du fait, là encore, de leur construction formelle.
Les figures hum aines ou animales o n t beau être identifiables sans
peine, leurs m ouvem ents plausibles et leurs mimiques suggestives,
le simple choix de les représenter selon u n e géom étrie m étrique
et à l’infini optique les distribue toutes sur le m êm e plan - qui
devient m ental, et n o n plus visuel. C et effet est puissam m ent
renforcé par la diversification des points d ’observation: o n est
dans la tête d ’u n personnage en m êm e tem ps que devant lui, on
le voit sim ultaném ent com m e s’il nous présentait à chaque fois sa
face à m esure que l’o n to u rn e au to u r de lui, o n oscille sans cesse
entre la perspective de l’anim al et celle de l’hum ain.
C e to u r de force invite à n u an cer l’idée que l’on se fait des
talents exceptionnels du cham ane com m e m édiateur cosm ique
entre des êtres tous différents car définis chacun par le p o in t
de vue au m oyen duquel il actualise sa p o rtio n du m onde. E n
régim e animiste, le cham ane n ’est pas l’o pérateur totalisant de
cette pléthore de perspectives chiasmatiques et diffractées —auquel
cas, il ne serait guère différent du D ieu analogiste des religions
du L iv re; il a seu lem en t la capacité, et c ’est déjà b eau co u p ,
de les occuper to u r à to u r p o u r en exploiter les disponibilités.
Surtout, il n ’est pas le seul à p o u v o ir dém ultiplier dans sa salle
de projection intérieure les diverses positions d ’observation q u ’il
choisit d ’adopter, ju s q u ’à se v oir lu i-m êm e altérisé avec les yeux
d ’u n autre ou à p ro v o q u er chez u n autre l’illusion q u ’il n ’est pas
ce que cet autre perçoit. A l’instar de Simon T ookoom e, quelques
rem arquables imagiers o n t su figurer cette aptitude singulière sur
des surfaces planes en d o n n an t à voir, avec les m oyens formels

173
LES F O R M E S D U V I S I B L E

que l’o n a passés en revue, la ronde des points de vue et cette


com m u tatio n entre l’in térieu r et l’extérieur d o n t la m ondiation
animiste a suscité l’habitude et le goût chez les hum ains q u ’elle
concerne.
Mais p o u rq u o i les représentations figuratives en deux dim en­
sions sont-elles si exceptionnelles et si tardives en régim e animiste
alors q u ’y est par ailleurs si com m une, notam m en t en A m azonie,
la pratique de couvrir de motifs abstraits toutes sortes de volum es
depuis la poterie ju sq u ’aux corps hum ains? P robablem ent parce
que le m ouvem ent, effectif ou suspendu, p o rté en o utre par les
sons qui l’accom pagnent lors des rites, offre u n m o y en supérieur
à to u t autre d ’incarner une présence, de faire pressentir que des
intentionnalités à l’ordinaire invisibles sont à l’œuvre. Les person­
nages m asqués, les danseurs m étam o rp h o sés dans leurs corps
flamboyants, la transe titubante du cham ane, les images mentales
suscitées ou en tretenues par le tabac et les hallucinogènes en
A m azonie, ou celles qui sont déclenchées dans la région périarc-
tique par la m anipulation de figurines animales figées dans une
action, et m êm e la densité frémissante des artefacts où s’incor­
po ren t des esprits —les vanneries dans les Guyanes, les poupées
ongon en Sibérie - , toutes ces expressions d ’un cinétisme manifeste
ou suggéré p erm etten t sans doute, m ieux que de plates images
im itant l’apparence d ’êtres et de phénom ènes d o n t il n ’existe du
reste quasiment aucun réfèrent visuel partagé, de figurer avec éclat
et vraisem blance, aux yeux des hum ains de l’archipel animiste,
la vie grouillante des subjectivités n o n hum aines avec lesquelles
ils partagent leurs m ondes. Après tout, pen d an t des centaines de
millénaires, et encore à présent dans certains endroits, l’hum anité
n ’a pas ju g é nécessaire de sto ck er les univers virtuels q u ’elle
créait dans des signes physiques stabilisés —images, pictographies
ou écritures —, préférant la visualisation m entale et les analogies
suggérées par les conduites, les postures, la m usique et les onom a­
topées au guidage de l’im aginaire et à la pérennisation de certains
de ses états par des objets ayant valeur de signes.
Par son indifférence à l’illusion m im étique déployée sur une
surface plane, l’animisme hérite en partie de cette situation, mais
de façon différenciée. O n le voit dans le cham anisme boréal, dont
M U L T I P L I E R LES P O I N T S D E V U E

Charles Stépanoff a m ontré q u ’il se présentait sous deux variantes


contrastées par les rapports distincts q u ’elles entretiennent vis-à-vis
de la dom estication de l’im aginaire8. Dans certaines parties de la
Sibérie, com m e parm i les A m érindiens du n ord de l’A m érique
du N o rd , les séances cham aniques se déroulent dans l’obscurité
d ’édicules o u de tentes d ’o ù p ro v ien n e n t, co m m u n iq u és p ar
la voix souvent m éconnaissable du cham ane, des messages des
esprits aniijtaux dem eurant invisibles aux spectateurs; l’officiant
rituel jo u e ici le rôle d ’u n facilitateur des relations dyadiques
entre hum ains et no n -h u m ain s. M êm e attitude en A m azonie,
où le cham ane n ’est souvent q u ’un personnage m obilisant une
expérience plus affirm ée q u e d ’autres dans l ’in teractio n avec
les esprits, sans m o n o p o liser p o u r au tant l’exclusivité de leu r
co m m erce ; chacun, n o ta m m e n t dans les rêves et les voyages
visionnaires induits par des plantes psychotropes, est en m esure
de les ren co n trer sans la m édiation d ’u n spécialiste. Plus répandu
en Sibérie que le précéd en t, et plus p roche déjà de la hiérar­
chisation m étaphysique des existants que l’o n tro u v e en Asie
centrale, le dispositif de la “ ten te claire” offre à la vue de tous
l’action du cham ane qui fait venir les esprits dans son corps et leur
donne voix de façon théâtrale, avant d ’entreprendre avec eux un
voyage au long cours d o n t il décrit m inutieusem ent les étapes
aux spectateurs. C eu x -ci sont alors dans u n e situation co n tem ­
plative, exerçant une im agination guidée par le praticien, tandis
que la scénographie de l’autre dispositif, la “ tente obscure” , induit
au contraire chez les auditeurs une im agination active librem ent
engagée. E t p o u rtan t, m êm e là o ù le travail de l’im agination
est confié à des spécialistes m aîtrisant des techniques singulières
p o u r la rendre visible et accum uler les fruits de cette quête dans
des significations durables, les images en deux dim ensions o n t
m oins une fonction strictem ent figurative que de structuration
de l’espace rituel.
Ainsi en va-t-il avec l’un des rares exemples d’images mimétiques
dépeintes de façon traditionnelle sur des surfaces planes que l’ico­
nographie cham anique p eu t offrir. Les tam bours des cham anes
sibériens sont en effet souvent ornés sur leur m em brane extérieure,
celle qui fait face au public, de figures peintes - des personnages,

175
1
L ES F O R M E S D U V I S I B L E

des anim aux, des arbres, séparés par u n e bande centrale — qui
sem blent form er u n cosm ogram m e. O r les analyses que StépanofF
a consacrées à la façon d o n t les cham anes khakasses du h au t
Ienisseï se servent de leur instrum ent établissent que ces images
fon ctionnent m oins com m e des symboles descriptifs que com m e
une interface visuelle avec le m o n d e et la y o u rte où la cure se
déroule9. L’interprétation prend le contre-pied de l’analyse sém io-
logiqLie habituelle, qui s’attache à déchiffrer des motifs détachés de
leur support ; elle propose au contraire d ’appréhender le tam bour
d ’un p o in t de vue sensorim oteur, com m e u n objet vivant et actif,
intégré à u n réseau de gestes, de chants, d ’effets visuels et sonores.
La yo u rte et le tam bour, deux surfaces circulaires, se font écho
l’un e à l’autre, opérant com m e des cham ps vectoriels au m oyen
desquels l’espace habité où se tien t le rituel est co o rd o n n é avec
les vastes espaces que le cham ane p arc o u rt dans son voyage,
m anière d ’enchâsser le cosm ique dans le quotidien, les paysages
réels dans les paysages virtuels. Les motifs qui décorent le tam bour
sont ainsi des indices d ’u n itinéraire et des points d ’accroche de
corrélations spatiales, n o n des représentations iconiques d ’êtres et
d ’événem ents. A u dem eurant, là où elle est la plus manifeste dans
l’archipel animiste, cette percée tim ide des images iconiques en
deux dim ensions est p eu t-ê tre u n sym ptôm e de ce que certaines
form es du cham anism e sibérien o n t çà et là basculé dans une
com binaison hybride, plus p roche des im pératifs de la figuration
analogiste ; face à la m ultiplication des singularités existentielles
et de leurs relations de correspondance, celle-ci est contrainte
d ’affermir les réseaux où elles se déploient en les consignant dans
des inscriptions.
R eten o n s en to u t cas que jo u e ici aussi la distinction yanom am i
entre “trace” (ono) et “image” (utupë), si prégnante dans la figuration
animiste : l’image en tant que telle n ’est pas figurable, elle ne p eu t
être indiquée que par des traces. U n e différence du m êm e ordre
existe chez les W ayana du Brésil qui p erm ettra de préciser la
nature et le rôle de ces traces. À l’instar d ’autres peuples du plateau
des G uyanes, tels les W aiw ai, les Y ekw ana ou les W ayâpi, les
W ayana sont de rem arquables vanniers qui décrivent les paniers,
hottes, corbeilles et plateaux que les hom m es co n fectio n n en t

176
M U L T I P L I E R LES P O I N T S D E V U E

com m e “vivants” , des incarnations d ’êtres m ythiques aux in ten ­


tions agressives et q u ’il faut m anipuler avec p récau tio n 10. Ils o n t
une anatom ie —u n e tête, des m em bres, u n e poitrine, u n tronc,
des côtes, des fesses, des organes g én itau x — et les m otifs qui
les o rn en t figurent de façon stylisée ceux que porte l’être do n t
ils sont la transm utation, voire, dans le cas des dessins décorant
l’intérieur des paniers, ceux de leurs organes internes. Le corps
de fibre diffère toutefois du corps m enaçant du p rototype d o n t il
actualise la présence en ce q u ’il n ’est pas recom posé to u t à fait à
l’identique, le privant par là de sa subjectivité prédatrice originelle.
E videm m ent indispensable afin d ’inactiver la vannerie d ’usage
dom estique, cette p etite im perfection n ’est pas de mise dans le
cas des objets tressés p o u r u n e fonction cérém onielle d o n t on dit
qu ’ils m atérialisent co m plètem ent le corps des esprits animaux.
Mis à profit dans les rites de guérison, u n tel m im étism e o n to lo ­
gique vient de ce que les vanneries sont dites posséder les m êm es
propriétés que celles de l’entité d o n t elles constituent u n e trans­
form ation, n o ta m m en t des “p eau x ” identiques car p o rtan t les
m êm es motifs que ceux que cette entité arbore.
Le répertoire des motifs, formés en entrecroisant des lattes claires
et des lattes teintées, est constitué de figures géom étriques simples
et com binables entre elles — carrés, losanges, croix, grecques -
qui reproduisent les peintures corporelles des prédateurs d ’avant
la spéciation m y thique ; en b o n n e logique animiste, leu r corps
est d o n c re n d u p résen t en tressant le v ê te m e n t im agé q u ’ils
endossent, humains, anim aux et artefacts n ’acquérant une identité
visuelle, c’est-à-dire u n corps qui leur est propre, que grâce aux
dessins d o n t ils sont recouverts. P o u r les W ayana, en effet, une
peau peinte avec u n certain type de m otifs représente, com m e
l’écrit Lucia van V elthem , «l’élém ent principal perm ettant l’iden­
tification d ’u n ê tre 11». La trace, un graphèm e abstrait et visible
par tous, est ainsi l’indice p erm ettan t de rem o n ter à l’image de
l’être qui en est orné, laquelle varie selon le p o in t de vue où on
l’observe, une distinction exprim ée dans la langue wayana par
le contraste entre l ’im age p erceptuelle que laisse sur la rétine
hu m aine la vision d ’u n anim al ordinaire (ukuktop) et le m o tif
graphique (mirikut) d o n t est orné le corps de cet animal qui se

177
LES F O R M E S D U V I S I B L E

p erço it lu i-m êm e avec u n e co n form ation hum aine, m o tif qui


sert donc à représenter son apparence véritable dans les objets
en vannerie figurant son image. O n com prendra alors que ne se
pose pas ici la question de la transposition d ’u n volum e sur un
plan puisque c’est au contraire des motifs n o n figuratifs en deux
dim ensions qui fo n t d ’u n co n ten an t à plusieurs plans l’im age
figurative d ’u n être que personne n ’a jam ais vu autrem ent que
sous cette form e m étam orphosée. Q u an t au problèm e de faire
varier les points de vue en m ultipliant les positions d ’observation,
ainsi que T aniki et T o o k o o m e s’efforcent de le faire, il devient
sans objet dans le cas présent puisque, à l’instar des figurations
en trois dim ensions typiques d u régim e anim iste — m asques,
corps ornés, figurines —, les vanneries “vivantes” sont visibles
sous différents aspects à m esure que se déplace l’observateur ou
ce q u ’il observe.
Le dessin a ceci de bizarre, en effet, d ’o ù sa rareté et son
apparition tardive en régim e animiste, q u ’il lui faut rendre visibles
de façon sim ultanée sur un m êm e plan des perspectives multiples
qui ne peuvent être que séquentielles. O n l’a dit, m êm e le chamane
ne saurait o ccu p er en m êm e tem ps d eu x positions. Il est par
contre capable de les enchâsser, de les alterner rapidem ent, de
m ettre en scène le v a-et-v ien t entre sa subjectivité et celle des
esprits auxiliaires q u ’il convoque. E t cette pyrotechnique com m u-
tative, impossible à représenter dans to u te sa com plexité et son
m o u v em en t par des variations de points de vue dans une image
en d eu x dim ensions, c ’est dans les im ages sonores q u ’elle se
com m u n iq u e le m ieu x à la sensibilité. E n A m azonie, s’élevant
dans la pén o m b re d ’une m aison, ou ém ergeant la n u it d ’u n abri
en A m érique du N o rd et dans certaines régions de Sibérie, la
voix du cham ane, parfois impossible à reconnaître et réduite à
des onom atopées, donne corps aux esprits, à ceux qui l’assistent
com m e à ceux q u ’il d oit com battre ou convaincre de se retirer.
C ’est cette aptitude qui fait dire de lui q u ’il est u n “ énonciateur
m ultiple” : com m e un acteur consom m é interprétant tous les rôles,
se d o n n an t la réplique à lu i-m êm e et fournissant en o utre des
indications didascaliques, il incarne dans ses chants, ses dialogues
et ses émissions sonores to u r à to u r lu i-m êm e et le com m entaire
M U L T I P L I E R LES P O I N T S D E V U E

de ce q u ’il est en train de faire, tel ou tel esprit à qui il s’adresse en


sa langue ou qui lui répond, jonglant avec les perspectives dans u n
em boîtem ent d o n t le caractère vertigineux est souvent tem péré
par l’usage de m arqueurs déictiques, m oyens de spécifier le je u
des alternances de rôle grâce à des précisions spatio-tem porelles
et d ’identification des lo cu teu rs12.
E tu d ia n t les chants des cham anes q u ech u a de l ’A m azo n ie
p é ru v ie n n è , A n d ré a -L u z G u tie rre z -C h o q u e v ilc a a m o n tré
com m ent leur em ploi systém atique d ’idéophones - le sifflement
de l’anaconda, le rem ous du dauphin surgissant à la surface, le
rugissem ent du ja g u a r - , u n p h é n o m è n e caractéristique des
cures dans bien des populations am azoniennes, perm et de faire
entendre le «visage acoustique» des esprits et s’assimile à l’usage
des masques : com m e ces derniers, les icônes sonores offrent la
possibilité to u t à la fois d ’exhiber une subjectivité autre et d ’en
dissimuler la source13. C et effet ostensif de la voix des esprits, plus
spectaculaire sans doute q u ’u n e im age picturale, contribue à la
polyphonie énonciative par laquelle le cham ane rend présentes
to u r à to u r dans une construction en abym e les perspectives des
entités q u ’il mobilise dans son entreprise. Portée à un haut degré de
virtuosité par les spécialistes rituels, cette m anipulation des points
de vue n ’est pas leu r apanage. T an t les Q u ech u a du R io Pastaza
que leurs voisins achuar p ro cèd en t de façon analogue lorsqu’ils
adressent des chants (kayachina en quechua, anent en achuar) aux
esprits maîtres du gibier afin de les convaincre de relâcher au profit
des hum ains quelques-uns des anim aux do n t ils o n t la garde14.
Les chasseurs m aîtrisent parfaitem ent le carrousel énonciatif qui,
dans u n chant analysé par G utierrez-C hoquevilca, entrem êle la
position du chanteur interpellant le m aître des pécaris, celle du
m aître lui-m êm e cajolant ses anim aux familiers, celle des pécaris
répondant au m aître et celle de l’auteur ancestral du chant à qui
l’interprète donne la parole, ces différentes voix étant ponctuées
par les onom atopées que les uns et les autres ém ettent. C o m m e
en attestent les chrom os appliqués de l’école de peinture “végéta-
liste” qui prétendent évoquer les visions sous ayahuasca des curan-
deros de l’A m azonie p éru v ien n e, aucune im age m im étiq u e ne
paraît en m esure de faire ainsi varier le kaléidoscope des points de

179
LES F O R M E S D U VI SI BL E

vue, d ’ém uler l’expérience hallucinée de la transe ou de traduire


l’intensité d ’u n e ren co n tre rituelle avec des esprits m asqués15.
R ie n de b ien étonnant dès lors à ce que les praticiens de l’im a­
ginaire animiste aient dédaigné ce m édium .
4.

Identités relationnelles

Si l ’on a p u dire en p rem ière approxim ation que les images


animistes figurent des n o n -h u m ain s m anifestant des dispositions
humaines, il est peut-être plus juste encore de voir les humains qui
en font usage com m e étant eux-m êm es des images d ’esprits tant
ils contribuent à l’avènem ent de ces derniers par les mascarades,
les pantom im es, les danses, la m usique, grâce auxquelles ils actua­
lisent à l’occasion le grouillem ent des êtres visibles et invisibles
dont ils partagent l’existence. Q u ’u n esprit puisse présenter des
traits humains, quelle que soit la form e q u ’il adopte, et que l’esprit
d ’u n hum ain puisse se m atérialiser en autre chose que lui, n ’est
donc guère surprenant. D u reste, m êm e dans l’E urope chrétienne
et encore extirpatrice d ’idolâtries, les deux sens du m o t “ esprit”
- le principe vital im m atériel et son incarnation occasionnelle —
A

coexistent déjà au M o y en Age central dans la plupart des langues


vulgaires. Aussi est-ce le plus souvent au m oyen de ce que Gell
appelle une «abduction d ’agence» que les images animistes se
voient investies d ’une puissance d ’agir. L ’esprit actualisé par le
danseur qui endosse son corps-costum e en Amazonie, la com m u­
tation de points de vue entre la configuration physique et l’in té­
riorité d’un animal que l’on active dans un masque à volets, l’action
de l’ours ou du m orse congelée dans une figurine d ’ivoire que
l’on m anipule, la mosaïque de qualités animales démultipliées dans
des parures dont u n guerrier a augm enté son propre corps, toutes

181
LES F O R M E S D U V I S I B L E

ces expressions m étonym iques d ’une altérité d o n t les hum ains


te n ten t de s’assurer la connivence ou la coopération sont autant
d ’indices incorporés dans des artefacts, des postures et des m ouve­
m ents, n o n pas d ’une intentionnalité pensée par analogie avec
celle des hum ains, mais de la simple aptitude à form er u n dessein
don t maints existants au to u r de nous paraissent offrir le tém o i­
gnage. L ’abd u ctio n d ’agence, trop so u v en t présentée com m e
l’attribution à des non-hum ains de facultés m entales hum aines
— la capacité de viser u n objet par la pensée, d ’im p u ter à autrui
des états m entaux, d ’en tretenir des croyances —, doit p lu tô t être
vue com m e u n droit de suite découlant d ’u n constat élém en­
taire : dans maintes circonstances, des anim aux, des plantes, des
objets inorganiques et m anufacturés, des p h én o m èn es perçus,
se co m p o rten t com m e des agents parce q u ’ils interv ien n en t de
façon tangible dans le m o n d e, par exem ple en favorisant nos
entreprises ou en leur opposant résistance ou inertie, voire en
sem blant poursuivre des objectifs qui leur sont propres. D e là à
leur im p u ter une individualité agissante, il n ’y a q u ’u n pas, facile
à sauter. L’anim ism e n ’est q u ’une systématisation circonstanciée
de ce type d ’inférence o u v ert à chaque h u m a in ; les collectifs
que l’o n p eu t ranger sous ce régim e exploitent la qualité q u ’elle
révèle occasionnellem ent afin d ’en parer la plupart des êtres de
le u r en to u rag e et d ’en tre ten ir avec eu x les relations spéciales
q u ’elle autorise.
Les images animistes n ’en sont pas p o u r autant désincarnées,
b ien au contraire. Face à u ne p ro lifératio n d ’agents de to u te
nature, face aux nombreuses promesses d ’interaction q u ’ils offrent
à chaque instant, il faut bien savoir à qui l’on a affaire, au m aître
du gibier qui se venge du chasseur trop avide, aux gens-caribous
qui ressem blent à des hum ains ou aux gens-poissons qui voient
les hum ains com m e des esprits. E t c ’est p o u r cela que les images
figurant ces êtres doivent être m im étiques, au m oins de façon
m inim ale. Lorsque les hum ains les font advenir, il faut p o u v o ir
les id en tifier: ainsi, l’esprit du p h o q u e barbu d o n t le danseur
y u p ’ik arbore le m asque et m im e les m o u v em en ts p résente à
tous sa face camuse où se loge le p etit visage de son intériorité
(illustration 27), le costum e de Vapapaatai grenouille que revêt

182
IDENTITÉS RELATIONNELLES

le danseur w auja p orte clairem ent dessinés les motifs do n t cette


race d ’esprits s’orne la peau (illustration 40), et m êm e le je u n e
garçon kw akiutl do n t le corps nu figure une grenouille disloquée
parvient en dansant à la reconstituer de m anière reconnaissable
(illustration 32). Ces agents m im étiques o n t la propriété d ’être à la
fois des signes iconiques de ce q u ’ils représentent —des in tério ­
rités revêtues d ’u n e apparence physique qui d o it p o u v o ir être
renvoyée à'un m odèle —et des signes indiciels d ’une disposition à
agir que les hum ains enclenchent lorsqu’ils souhaitent m anipuler
l’agence d o n t les images sont im bues.
R ie n n ’illustre m ieu x cette double caractéristique des images
animistes que la tsantsa, la fameuse tête réduite des A m érindiens
jadis appelés Jivaros, u n ensem ble d ’environ cent quarante mille
personnes parlant l’aénts chicham , u n e langue isolée de la haute
Amazonie de l’Equateur et du Pérou. L’ethnie est divisée en quatre
“tribus” principales — les Shuar (en É quateur), les A chuar (en
E quateur et au P érou), les A w ajun et les W am pis (au Pérou) —,
qui se différencient entre elles par de faibles variations dialec­
tales to u t en p résen ta n t u n e rem arquable h o m o g é n é ité de la
culture m atérielle, des valeurs et des institutions. A ux yeux des
locuteurs de l’aénts chicham , toutefois, le principal critère ayant
longtem ps distingué les groupes tribaux est le fait q u ’ils consti­
tuaient les uns p o u r les autres des réservoirs de têtes à réduire,
la pratique n ’ayant disparu q u ’au cours des années 1960 sous la
pression des missionnaires. P o u r m ieux com prendre les raisons
de cette prédation réciproque entre des gens que beaucoup de
traits rapprochent par ailleurs, il faut dire u n m o t des motifs de
leu r hostilité. C eu x -ci p erm e tte n t de séparer n ettem e n t deux
formes de conflit, la guerre intratribale et la guerre intertribale,
qui contrastent par leurs causes, leurs objectifs, leurs p ro tag o ­
nistes et la logique de leur d éro u lem en t1.
La g u erre in tratrib a le o p p o se des gens d o n t la p aren té est
re c o n n u e et q u i p a rtic ip e n t d ’u n e m ê m e c o m m u n a u té de
langage et d ’interco m m u n icatio n : ils parlent le m êm e dialecte,
se connaissent personnellem ent et, en temps ordinaire, se visitent
à l’occasion. Elle a donc toutes les apparences d ’u n e vendetta en
ce q u ’elle est m otivée par des griefs spécifiques —généralem ent,
LES F O R M E S D U V I S I B L E

des accusations d ’adultère ou des agressions cham aniques —et que


des mécanismes socialem ent reconnus p erm etten t de la conclure
provisoirem ent ou d ’em pêcher son extension. La guerre entre
tribus, quant à elle, consiste en une alternance de raids réciproques
p o u r aller capturer des têtes destinées au rituel de tsantsa, ce qui
la distingue de la vendetta où les cadavres des ennem is ne sont
jam ais décapités. L ’adversaire y est anonym e et générique, son
altérité relative se m esurant au fait q u ’il doit être suffisamment
proche p our partager une m êm e identité culturelle —c’est toujours
un lo cu teu r de l’aénts chicham —et suffisamm ent lointain p o u r
être néanm oins perçu com m e différent : il parle u n autre dialecte
et dem eure hors du cham p de la parenté. La com m unauté des
individus à l’intérieur de laquelle il est im possible de se p ro cu rer
des tsantsa constitue ainsi un critère d ’identification des frontières
“tribales” plus pertinent que les variations linguistiques. C o n trai­
rem en t à la guerre intratribale, enfin, il n ’existait pas de solutions
négociées p o u r interrom pre la guerre intertribale ou p o u r indem ­
niser les parents d ’une victim e. Tandis que la vendetta repose
sur u n e réciprocité vétilleuse qui com m ande de ne jam ais laisser
des gens que l’on connaît dérober une vie —par le m eu rtre d ’un
h om m e ou le rapt d ’une fem m e —sans rendre la pareille dans les
m eilleurs délais, la chasse aux têtes affirme son caractère asymé­
triq u e p u isq u ’elle vise à cap tu rer dans u n e trib u voisine u n e
identité incarnée dans la tsantsa afin de la recycler dans le groupe
local du p ren eu r de tête, lequel prendra toutes mesures p o u r se
protég er contre d ’éventuels raids de représailles. La guerre in ter­
tribale p eu t ainsi être vue com m e une prédation m étaphysique,
sans do u te pas indem ne d ’u n désir de vengeance puisque c ’est
toujours chez les m êm es ennem is que l’on allait chercher des
tsantsa, mais d o n t le p rincipe repose su rto u t sur la co n v ictio n
partagée par tous les locuteurs de l’aénts chicham que les p o te n ­
tialités d ’existence hum aine do n t ils disposent sont finies ; il leur
faut p o u v o ir braconner dans ce stock lim ité afin de com penser la
soustraction d ’un principe de vie quand un décès, quelle q u ’en soit
la cause, frappe une parentèle. La réd u ctio n de la tête, et surtout
l’ensem ble des épisodes rituels où elle tient le prem ier rôle, o n t
p o u r seul o bjectif cette captation d ’identité chez un autrui assez

184
IDENTITÉS RELATIONNELLES

proche p o u r p o u v o ir fo u rn ir des virtualités de personnes utili­


sables et assez lointain p o u r ne pas venir am puter le stock local.
Loin de tém oigner d’un désir macabre d’avilissement de l’ennem i
que l’on dim inuerait physiquem ent et m oralem ent par la réduction
de sa tête, la tsantsa fait fonction d ’image de l’hom m e à qui elle
a été soustraite et tire de cette dim ension figurative une partie
de son efficacité com m e agent d ’une m étam orphose. E n effet,
à la différence des têtes-trophées “ ordinaires” d ’A m azonie, de
M élanésie ou d ’Asie du Sud-Est qui, en se décharnant, p erd en t
rapidement toute référence à une physionomie spécifique, la tsantsa
perpétue —pendant quelque tem ps du m oins —la représentation
unique d ’u n visage. Le traitem en t auquel on soum et la tête n ’a
d’autre b u t que de conserver les traits de celui à qui elle appar­
tenait. Il n ’a du reste rien de m ystérieux: aussitôt tué, l’ennem i
est décapité et les attaquants se replient vers un endroit convenu ;
la tête est alors incisée depuis la n u q u e ju sq u ’au sinciput et l’on
en extrait les parties dures et le gros des muscles, avant de la faire
bouillir p o u r la débarrasser de sa graisse ; la dépouille est alors
rem plie de sable brûlant et com m ence à se contracter et à durcir
à m esure que l’eau s’évapore des tissus ; cette phase préhm inaire
achevée, les guerriers regagnent leu r territo ire et se confinent
dans u ne stricte réclusion au cours de laquelle ils poursuivent la
dessiccation de la tête en p ren an t soin de rem odeler les traits de
la victim e à chaque fois que la peau rétrécit ; l’incision postérieure
est ensuite recousue, les y eu x et la b o u ch e suturés et l ’in térieu r
de la tête bourré de kapok.
Lors de sa confectio n , la tsantsa jo u e le rôle d ’u n condensé
d ’identité, une sorte de portrait aisém ent transportable. O r cette
fonction iconique paraît paradoxale si l’on songe que les ennem is
pourvoyeurs de têtes sont en principe anonym es. C ’est que la
tsantsa n ’est pas l’effigie m iniature de tel o u tel, mais l’expression
d’une singularité existentielle pure, une «forme-personne» com m e
la définit A nne-C h ristin e Taylor, signifiable par n ’im porte quel
faciès distinctif du m o m en t q u ’il provient d ’un locuteur de l’aénts
chicham non parent2. P o u r tous les membres du groupe ethnique,
en effet, l’identité individuelle est m oins contenue dans les carac­
téristiques de la figure que dans certains attributs sociaux de la

185
LES F O R M E S D U V I S I B L E

persona : le nom , la façon de parler, la m ém oire des expériences


partagées et surtout les peintures faciales associées à la rencontre
lors d ’une transe visionnaire d ’u n arütam, la m anifestation sous
divers avatars terrifiants de l’esprit d ’u n guerrier disparu qui va
conférer force, bravoure et p ro tectio n à qui quête son assistance.
Pour figurer dans le rituel dont elle est la cheville ouvrière, la tsantsa
doit donc être débarrassée des derniers résidus référentiels qui
l’em pêchent encore d ’incarner l’identité d ’u n locuteur générique
de l’aénts c h ich am : o n ne l’appelle jam ais p ar le p atro n y m e
—s’il était co n n u —de celui à qui elle a été soustraite ; sa face est
soigneusem ent noircie p o u r oblitérer la m ém oire des motifs qui
s’y inscrivaient; enfin, ses orifices sont scellés, condam nant les
organes des sens à une éternelle amnésie phénom énale. La tsantsa
est alors devenue p lein em en t opératoire co m m e im age d ’une
individualité abstraite, c’est-à-dire trace visible d ’u n individu dont
on a effacé tous les attributs individuels horm is le souvenir de sa
physionom ie, celle-ci indiquant la source à partir de laquelle on
l’a façonnée et garantissant la persistance de son efficacité.
A u term e de ce processus physique de dépersonnalisation, la
tsantsa est soumise à un apprentissage de son nouvel espace social :
on la prom ène dans et autour de la maison de celui qui l’a capturée,
on lui enseigne les points cardinaux, o n la familiarise, selon la
formule des chants d ’accom pagnem ent, avec sa «terre d ’adoption»
(illustration 44). C ’est le début du d étournem ent d ’identité q u ’elle
va subir lors des diverses séquences de ce que les Shuar appellent
“la g rande fê te ” ( uunt namper), le ritu el qui va d u rab le m en t
m obiliser au to u r d ’elle la parentèle du m eu rtrier3. C elu i-ci se
déroule en deux épisodes de plusieurs jo u rs chacun séparés par
un intervalle d ’à peu près u n an, respectivem ent appelés “son
sang m ê m e ” , num penk, et “l ’acco m p lissem en t” , amiamu. Les
cérém onies consistent en un enchaînem ent de figures chorégra­
p h iq u es et chorales ré g u liè re m e n t rép étées, d ’ab o rd dans la
dem eure du grand-hom m e qui dirigea le raid, puis dans celle du
m eurtrier: les principales en sont le i vaimianch, une ronde chantée
au crépuscule au to u r de la tsantsa, suivie par les chants en canon
ujaj, exécutés par les femm es du coucher du soleil ju sq u ’à l’aube,
et Y ijianma, une procession accompagnant la tsantsa lors de chacune
44. Shuar du Rio Chiguaza, Amazonie équatorienne, 1918 (première entrée du preneur de tête
portant la tsantsa en sautoir)

de ses entrées cérém onielles dans la m aison entre u n e haie de


rondaches frappées en staccato par les hom m es p o u r sim uler le
tonnerre. O u tre ces m anifestations p ro p rem e n t liturgiques, et
durant les réjouissances profanes et fortem ent arrosées de bière
de m anioc qui se d éro u len t les après-m idi où aucun rite n ’est
prévu, hom m es et fem m es aim ent aussi à danser et à chanter des
nampet, des chansons à boire où se glissent des allusions érotiques.
R ie n de sinistre dans ce cérém onial souvent jo y e u x , toujours
intense, et im b u de cette ferv eu r si spéciale q u ’u n ensem ble
d ’hum ains réserve aux expériences qui le transform ent en tant
que collectif.
Les principaux protagonistes de “la grande fête” sont la tsantsa
elle-m êm e, successivem ent désignée par les expressions “profil”
et “ chose m olle” ; u n trio com prenant le m eurtrier, u n e proche
consanguine — sa m ère ou sa sœ ur — et une alliée, son épouse
en général, qui rép o n d collectivem ent au n o m de “ tabagisés” ,
tsaankram, en raison de la grande quantité de ju s de tabac vert

187


LE S F O R M E S D U V I S I B L E

q u ’ils ingurgitent tout au long du rituel ; un maître des cérémonies,


le wea, term e o rd in airem en t em ployé com m e une m arque de
respect p o u r s’adresser au beau-père, et qui a p o u r fonction de
transm ettre certains “pouvoirs” aux tsaankram, en m êm e temps
q u ’il leur insuffle du ju s de tabac afin de “ clarifier la vision de la
pensée” —notons que seul le wea accom pagne le m eurtrier to u t
au lo n g du cycle rituel, mais dans des rôles qui varient : tantôt il
double le preneur de tête, d o n t il guide les gestes en lui tenant les
mains, tan tô t il est disjoint de lui, soit en position com plém en­
taire, soit en position antagonique ; le wea est secondé par une
fem m e d ’expérience, idéalem ent son épouse, chargée de conduire
le ch œ u r n o ctu rn e des ujaj fém inins, et c ’est par ce term e q u ’on
la désigne. A ces officiants de p rem ier plan s’ajoutent le “p o rteu r
d ’ujaj”, ujajan-ju, u n h o m m e faisant fo n ctio n d ’interm édiaire
entre Y ujaj, d ’u n e part, et le wea et les “ tabagisés” , d ’autre part,
ces derniers ne pouvant en aucun cas com m uniquer directem ent
avec le reste des participants; vient enfin u n e série de groupes
cérém oniels secondaires, d ’où se détachent les “initiés” , amikiu,
c ’est-à-dire l’ensem ble de ceux qui o n t déjà participé à un cycle
com plet de “la grande fête” , et les yaku, guerriers chargés d ’im iter
sur leurs rondaches le gro n d em en t du tonnerre.
E n tre les chants et les danses, des officiants rituels acco m ­
plissent u n e m u ltitu d e d ’actions : o n enseigne à n o u v eau à la
tsantsa les caractéristiques sociales et spatiales du territo ire où
elle a été transportée ; elle est orn ée et recu ite dans u n bo u illo n
génésique p o étiq u em e n t appelé “l ’eau des étoiles” ; les fem m es
lui p rê te n t leu r vo ix dans les chants et l’aspergent de gouttes
d ’eau blanchies au m anioc, u n e m anière de sperm e m étap h o ­
riqu e ; le m e u rtrier est d ’abord isolé co m m e u n e b ête dange­
reuse et fétide, puis purifié et décoré de nouvelles p ein tu res
après q u ’il est allé en fo rêt q u érir u n e vision d ’arutam ; le wea
et lui se rép an d en t m u tu ellem en t du sang de coq à l ’in térieu r
des cuisses p o u r figurer u n e m e n stru atio n m asculine, décrite
iro n iq u e m e n t dans les chants fém inins ; il est soum is aux rites
habituels du deuil —co u p e des ch ev eu x et p ein tu res noires au
genipa sur le visage ; il rô tit - activité m asculine — des tu b e r­
cules de m an io c puis, après que les fem m es les o n t bouillies
IDENTITÉS RELATIONNELLES

et avant q u ’elles les aien t m astiqués p o u r en faire de la bière


ferm entée, il les en d u it de moisissures, se m e ttan t ainsi dans la
position des femmes, do n t la salive rem plit la m êm e fonction ; des
porcs sont capturés com m e du gibier, mis à m o rt et consom m és
com m e “ substituts” des ennem is ; sans co m p ter b ien d ’autres
o p ératio n s én ig m atiq u es q u i m o b ilise n t ch aq u e p artic ip a n t
dans cette extravagante célébration d ’u n e u n io n m organatique
entre u n ejlnem i g én ériq u e et u n e c o m m u n au té victorieuse,
parsem ée d ’évocations ésotériques à la plasticité des genres, des
catégories ontologiques et des positions de p arenté, à la m o rt
et à la renaissance, à l ’in im itié et à la vengeance, à la fécondité
et à l’enfantem ent, à la férocité jo y eu se du cannibalism e et aux
devoirs entre parents.
De ce rite grandiose dont les missionnaires catholiques eux-mêmes
ont admiré en connaisseurs la subtilité du cérémonial et l’intrication
sym bolique, que p e u t-o n tirer com m e enseignem ent? D ’abord,
com m e l’avait déjà dit il y a u n siècle R afaël Karsten, le p rem ier
ethnographe à avoir assisté à la totalité d ’une “ grande fête” , que
la tsantsa « n ’est pas u n tro p h ée au sens ordinaire du term e» ; elle
est to u t sauf u n e «m arq u e de distinction», p o u rsu it-il, car le
guerrier à travers elle « cherche avant to u t à s’assurer le contrôle
de l’âme de son ennem i »4. A la différence de ce qui se passe chez
d’autres peuples chasseurs de têtes, la tsantsa n ’est au cu n em en t
une dépouille attestant d ’u n exploit, et l’o n s’en débarrasse d ’ail­
leurs sans façons à la fin du rituel u n e fois rem plie sa fonction ;
elle n ’est pas n o n plus u n e sorte d ’am ulette, source d ’énergie et
de puissance qui perm ettrait de se concilier les esprits, d ’attirer le
gibier ou d ’accroître la fertilité des jardins. E t m êm e si les Shuar
prétendent que l’esprit de revanche du guerrier tué (emesak) se
retrouve prisonnier dans la tête, ce n ’est pas tant p o u r l’em pêcher
de nuire q u ’on l’y enferm e que, com m e l’écrit Karsten, p o u r
m ieux le contrôler, canaliser sa rage vindicative et la com m uer
en dynam isme transform ationnel. Image animiste par excellence,
la tsantsa diffère en to u t du vitalisme fu rtif des fétiches à qui l’on
prête des intentions hum aines en ce q u ’elle est certes un agent,
mais u n agent d o n t o n aurait dévoyé la puissance d ’agir afin
d’en faire u n opérateur logique, une m arque abstraite d ’identité

189
LES F O R M E S D U VI SI B LE

capable de servir, du fait m êm e de son abstraction, à la fabri­


cation d ’identités nouvelles.
D e fait, la dépersonnalisation à laquelle o n soum et la tsantsa
s’assimile au d éto u rn e m en t d ’u n d o cu m en t d ’état civil par u n
faussaire : l’authenticité du docum ent est ici attestée par la perm a­
n en ce du visage, signe de la p ro v en an ce légitim e du support
d ’identité et équivalent physique du nu m éro de code affecté à
chacun par la Sécurité sociale. Le travail du rituel consiste alors à
m aquiller progressivement ce support sans m odifier son apparence
originale —ce qui le rendrait invalide —en construisant à partir de
lui la genèse progressive d ’u n e nouvelle identité. T o u t au long
de “la grande fête” , en effet, la tsantsa, le wea et les “tabagisés”
p erm u ten t leurs situations originelles, en changeant to u r à to u r
de sexe et de position de parenté les uns par rapport aux autres
dans une série de relations à sens unique ou réciproques, antago­
niques o u co m plém entaires, dédoublées ou sy m étriq u em en t
opposées, expressions figurées d ’une généalogie fictive élaborée
par épisodes. Au term e de ce ballet topologique, la tsantsa a assumé
tous les rôles sociaux d ’une procréation : n on-parent, d onneur de
fem m e, p ren eu r de fem m e, concubine du m eurtrier, am ant de
ses épouses, et finalem ent em bryon, «m useau collé dans le ventre
de la fem m e» selon les chants q u ’on lui adresse à la fin du rituel.
Le fruit très réel de ce simulacre d ’alliance —u n enfant à naître
dans la parentèle du m eu rtrier au cours de l’année qui vient —
présente ainsi ce paradoxe d ’être parfaitem ent consanguin sans
être incestueux. V irtualité d ’existence soustraite à des inconnus
pas to u t à fait étrangers, l’enfant devra son identité au d éto u r­
n e m e n t m éth o d iq u e et spectaculaire de l’agence d ’u n e im age
par une foule de protagonistes qui auront coopté celle-ci en leur
sein com m e le déclencheur à la fois p réém in en t et totalem ent
dépourvu de libre arbitre d ’une épiphanie collective.
O n retrouve sans surprise plusieurs des propriétés praxéolo-
giques de la mise en œ uvre de la tsantsa dans l’activation d ’autres
images de l’archipel animiste, au p rem ier ch ef dans les masca­
rades am azoniennes et n ord-am éricaines. C h ez les W au ja du
X ingu, les Y upiit d ’Alaska, les peuples de la côte N o rd -O u est,
les m asques et les costum es sont p le in em e n t iconiques en ce
IDENTITÉS RELATIONNELLES

qu’ils figurent sans équivoque l’identité de l’être que les hum ains
qui les p o rten t o n t p o u r m ission de rendre présent en public. A
l’instar de la tsantsa dans le rituel où elle opère, ces incarnations
masquées deviennent aussi des agents de plein exercice grâce à la
totalité de l’arrangem ent scénique au sein duquel elles p ren n en t
place, grâce aux accessoires qui les accom pagnent et aux rôles
qu’o n leur fait jo u e r, grâce aux relations établies avec tel ou tel
officiant e t aux in terv en tio n s des participants, grâce su rto u t à
l’anim ation de ces images, visible ou présum ée, par des hum ains
vivants ou m orts. Si les danseurs représentent les non-hum ains
q u ’ils personnifient, c’est à la m anière d ’u n m andataire ou d ’un
fondé de pouvoir, en recevant de façon ostensible de l’être dont
ils sont l’im age u n e délégation d ’agir en son nom , m oyen subtil
d’inverser le transfert d ’agence de l’actant réel à l’agent supposé.
Enfin, les masques ne sont effectifs que durant la perform ance
où ils sont mobilisés, les Y u p iit com m e les W auja s’en défaisant
aussitôt celle-ci achevée. L’abduction par le m oyen de laquelle les
spectateurs leur im p u ten t une agence n ’est donc sollicitée q u ’au
coup par coup, dans u n contexte exceptionnel où les masques,
com m e la tsantsa, agissent parm i d ’autres catalyseurs d ’u n e trans­
form ation brusque ou graduelle : u n basculem ent entre points de
vue, la p roduction par étapes d ’une identité nouvelle, la guérison
d’une maladie, le surgissement des esprits parmi les humains. Cette
efficacité à éclipses correspond bien à la fonction com m utative
de la plupart des images animistes. P o u r q u ’elles fassent passer
d’u n état à un autre, il faut leu r d o n n er corps de façon tangible
et délibérée ; aussi, par contraste avec les idoles, toujours prêtes à
reprendre du service po u r obliger leurs adorateurs, elles requièrent
d’autant m oins q u ’on leur accorde un crédit p erm anent q u ’on
les fait disparaître dès leur m ission accom plie.
U ne question insidieuse pourrait néanmoins surgir, charriant son
lim on de préjugés prim itivistes et de condescendance séculière.
M êm e au coup par coup, m êm e dans la frénésie du rituel et l’équi­
voque entretenue sur ce qui s’y passe, co m m en t p e u t-o n croire
que l’im age d ’u n esprit visiblem ent personnifié par u n hum ain
suffit à activer la puissance attribuée à cette entité m ystérieuse ?
S’agit-il d ’une confusion entre l’image et ce q u ’elle dépeint, dont

191
LES F O R M E S D U VI SI BL E

les psychologues nous affirment po u rtan t q u ’elle est dissipée avant


l’âge de 2 ans5, ou bien d o it-o n y v oir au contraire une crédulité
assumée dans certaines circonstances seulement, lorsque l’efferves­
cence d ’actions com m unes conduit à suspendre le discernem ent?
R ie n de to u t cela. Inférer dans u n artefact une disposition à agir
n ’est guère surprenant, on l’a déjà vu, surtout si cet artefact tient
lieu, p ar u n m im étism e plus o u m oins ab o u ti, d ’au tre chose
que lui. Les psychologues — encore — o n t p u m o n trer que les
très jeu n es enfants, et probablem ent les adultes, p ein en t à faire
coïncider deux aspects d ’u n e im age en trois dim ensions, à savoir
ses caractéristiques plastiques et sa fonction de signe iconique.
D u fait de son v o lu m e, év en tu ellem en t de son m o u v e m en t,
et de l’effort q u ’exige son exploration, l’artefact devient objet
d ’in térêt en soi, de sorte q u ’il semble acquérir une autonom ie,
n o n seulem ent com m e artefact singulier digne d ’attention, mais
aussi parce q u ’il se dissocie en partie de ce q u ’il figure6. Tel le
m asque, il n ’est déjà plus vraim ent une im age —dérivée, infidèle,
auxiliaire - mais u n succédané en quête d ’indépendance.
D euxièm e partie

INDICES

«Je m ’avançais le n te m e n t, sû re m e n t, avec la c e rtitu d e


d ’être le p erso n n ag e h é ra ld iq u e p o u r q u i s’est fo rm é u n
blason n atu rel : azur, ch am p d ’or, soleil, forêts. »
J e a n G e n e t, Journal du voleur1
5.

Genres d’êtres et parcours de vie

L ’u n e des raiso n s de la fa s c in a tio n p o u r le to té m is m e


q u ’é p ro u v e n t de grands p enseurs eu ro p éen s au to u rn a n t du
x x c siècle est le fait énigm atique que les classifications des A bori­
gènes ne paraissent pas fondées sur des ressemblances de fo rm e1.
S’appuyant sur les riches inform ations que les prem iers e th n o ­
graphes recueillent à ce sujet en A ustralie, F reud, D u rk h eim ,
Frazer, R ô h e im , R iv ers, S m ith, R e in a c h , B ergson et L évy-
B ruhl rivalisent alors d ’ingéniosité p o u r te n te r d ’expliquer u n
système religieux et social dans lequel des hum ains, des plantes
et des anim aux descendant d ’u n m êm e ancêtre to tém iq u e sont
réputés posséder u n e m êm e n atu re. P o u r les héritiers d ’u n e
civilisation qui, d ’A ristote à L inné, avait co u tu m e de ranger les
organism es en fo n ctio n de leurs sim ilitudes m o rp h o lo g iq u es,
les classifications australiennes, m ê la n t au sein d ’u n e m êm e
catégorie to té m iq u e des hu m ain s, des carottes sauvages, des
varans et des cacatoès, ne p o u v aien t que co nstituer un scandale
logique délicieusem ent provocant. C ’est que ces savants n ’avaient
pas su discerner que les systèmes totém iques classent aussi par
ressemblances, n o n en tre les apparences générales des corps et
de leurs élém ents, mais en tre des tem péram ents, des co m p o rte­
m ents et des dispositions m orales autant inférées q u ’im m éd ia­
te m en t visibles2. P o u r les A borigènes, co m m e A dolphus E lkin
l ’écrit en 1933, il y a « u n ité de la vie partagée p ar l’h o m m e et

195
LES F O R M E S D U V I S I B L E

les espèces naturelles3». E t cette u n ité est à p ren d re dans un


sens littéral et n o n m étap h o riq u e ou classificatoire ; co m m e le
d it en co re E lkin, l ’in clu sio n d ’espèces naturelles ou d ’objets
dans les groupes to tém iq u es n ’est pas u n e façon de catég o ­
riser des parties de la natu re par analogie ou de lui faire jo u e r
u n rôle dans la sphère sociale, mais u n e expression de « l’idée
que l’h o m m e et la nature fo rm en t une totalité intég rée4». Poul­
ies A borigènes, l’id en tificatio n to tém iq u e ne résulte d o n c pas
d ’une filiation extravagante ou d ’u n e p ro jectio n ta x in o m iq u e;
elle se caractérise p ar le partage au sein d ’u n e classe d ’existants
in tég ran t des hum ains et diverses sortes de n o n -h u m ain s d ’un
p aq u et de qualités sensibles définies avec p récisio n et q u ’un
être —longtem ps appelé to te m p ar les ethnologues —incarne de
m anière exem plaire, qualités qui diffèrent en bloc et de façon
contrastive d ’autres ensem bles de qualités définissant d ’autres
classes ontologiques regroupant d ’autres hum ains et non-hum ains
relevant d ’autres totem s.
E n Australie, que l’on prendra ici com m e référence car l ’o n to ­
logie to tém iq u e s’y exprim e de façon particu lièrem en t nette,
le noyau de qualités caractérisant la classe to tém iq u e p ro v ien t
d ’u n p ro to ty p e p rim o rd ial que les eth n o g rap h es c o n te m p o ­
rains, réticents à p e rp é tu e r les éq uivoques en treten u es p ar le
term e “ to te m ” , appellent u n “ être du R ê v e ” . Des récits étiolo-
giques raco n ten t que, lors de la genèse du m o n d e, au “ tem ps
du R ê v e ” , des êtres dotés d ’aptitudes hum aines, mais p o rtan t
souvent des nom s d ’anim aux et de plantes, sortirent du sol en
des sites précis, co n n u ren t maintes aventures, puis s’enfoncèrent
dans les entrailles de la terre ; les actions q u ’ils accom plirent, les
relations pacifiques ou violentes q u ’ils n o u è re n t avec d ’autres
êtres du m êm e genre, eu ren t p o u r résultat de façonner le m ilieu
physique, soit parce q u ’ils se m étam orphosèrent en u n élém ent
du relief, soit parce q u ’une trace de leur présence dem eura visible,
de sorte que les traits caractéristiques des lieux de vie aborigènes
—les chaos rocheux et les gisem ents d ’ocre, les lits de ruisseau
et les cordons litto rau x , les bosquets et les collines — p o rte n t
tém oignage ju s q u ’à p résent de ces péripéties. A vant de dispa­
raître, ces êtres prodigieux laissèrent aussi en dép ô t des semences

196
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

d’individuation, appelées “âmes-enfants” dans la littérature ethno­


graphique, lesquelles s’in co rp o ren t depuis lors dans les hum ains
et les n o n -h u m ain s co m p o san t chaque classe to tém iq u e issue
d ’un être du R ê v e et p o rtan t son nom . D e ce fait, les propriétés
héritées du proto ty p e s’actualisent à chaque génération dans des
humains, des anim aux et des plantes, qui constituent, en dépit de
leurs différences d ’apparence, autant de manifestations identiques
du groupe dfe qualités fondam entales au m oyen duquel s’affirme
leur identité com m une.
Les qualités partagées par les m em bres de la classe to tém ique
sont suffisamm ent générales p o u r que leu r expression dans des
êtres d o n t la m o rp h o lo g ie est dissem blable n ’apparaisse pas,
aux yeux des A borigènes du m oins, com m e trop contraire aux
évidences de l’in tu itio n sensible. Elles co n cern en t le co m p o r­
tem ent (vif ou lent), la conform ation (plat ou arrondi, élancé ou
corpulent), la lum in osité (clair ou foncé), la texture (rugueux ou
soyeux), la consistance (dur ou souple) et toutes les dispositions
morales qui peu v en t être inférées de ces qualités : nonchalant ou
diligent, sagace ou balourd, b o n h o m m e ou cauteleux, colérique
ou flegm atique5. E n outre, les nom s de to tem qui paraissent se
référer à des anim aux —la m ajorité d ’entre eux sont dans ce cas —
signifient en fait des qualités, par exem ple “l’attrapeur” ou “le
m oelleux” , lesquelles servent aussi à dénoter des espèces animales6.
U n totem n ’est donc pas un animal dont des humains descendraient
en filiation directe, ainsi q u ’on le conjecturait dans les anciens
débats sur le totém ism e, c’est u n pro to ty p e ni vraim ent hum ain
ni vraim ent anim al qui p o rte u n n o m de qualité dom inante au
m oyen duquel on désigne aussi u n animal, qualité qui en englobe
d’autres associées à celle-ci dans la sém antique locale. Ainsi, chez
les N ungar, le n o m de to tem ivaardar, que l’on p eu t traduire par
“le vigilant” , fait référence à u n e espèce de corbeau et englobe
d ’autres qualités réputées propres aux m em bres hum ains et n o n
hum ains de la classe to té m iq u e , telles la patience, la tonalité
som bre o u l ’acuité m e n tale7. Sous sa form e la plus générale,
l’identité d ’une classe to tém iq u e est ainsi fondée sur le partage
entre toutes ses com posantes hum aines et n o n hum aines d ’u n
noyau d ’attributs physiques et m oraux subsumés sous u n term e

197
LE S F O R M E S D U V I S I B L E

renvoyant à une qualité distinctive; issus à l’origine d ’u n prototype


p ortan t ce n o m de qualité, ces attributs se transm ettent depuis
lors continûm ent dans des sites où ils existent de façon potentielle
avant de s’actualiser dans les m em bres de la classe totém iq u e qui
trouve dans ce processus le principe de sa pérennité. Ces lieux
d ’incarnation furent jadis le théâtre d ’exploits d ’êtres du R êv e et
conservent de la sorte ju sq u ’à présent la trace frémissante de la
puissance d ’agir que ces derniers leur o n t instillée sous la form e
des âm es-enfants, tapies dans des crevasses ou des trous d ’eau, et
prêtes à s’incorporer au fil du temps dans tous les m em bres de la
classe totém ique. B ien que des rituels im portants s’y déroulent,
ces endroits sont p o urtant moins des sites sacrés au sens européen
du term e que des incubateurs ontologiques d o n t la p éren n ité
garantit la survie effective, et de la classe dans son ensemble, et
de chacun des êtres qui la com pose.
C o m m e n t fig u rer cela ? E n m o n tra n t sans am b ig u ïté que
les m em bres hum ains et n o n hum ains d ’u n e classe to tém iq u e
p arta g e n t u n e m ê m e id e n tité essentielle et m atérielle. U n e
id e n tité essentielle car ils o n t en c o m m u n de p ro v e n ir du
m êm e p ro to ty p e originaire, d o n c d ’être issus du m êm e stock
de principes d ’ind iv id u atio n localisé dans u n site ; u n e identité
physique car ils sont faits de la m êm e substance, sont organisés
selon u n e structure id en tiq u e et possèdent ainsi le m êm e genre
de tem p éram en t et de disposition à agir. T outefois, il est rare
que cette identité des élém ents hum ains et n o n hum ains au sein
d ’u n groupe totém ique soit donnée à v oir en représentant direc­
te m en t des hum ains, que ce soit en A ustralie ou dans d ’autres
rég io n s de l ’arch ip el to té m iq u e : la c o n n e x io n des h u m ain s
aux p ro to ty p es originaires, le fait q u ’ils en sont des in carn a­
tions répétées sont dans u n e large m esure so u s-en ten d u s par
des codes figuratifs rem arq u ab lem en t indem nes de la dilection
a n th ro p o c e n triq u e d o n t té m o ig n e l ’art o ccid en ta l depuis la
R enaissance. D e fait, to u te l’ico n o g rap h ie australienne a p o u r
objet les êtres du R ê v e et leu r action instituante puisque to u t
dans le m o n d e, à co m m en cer par la segm entation des existants
en classes nom m ées, d o it sa genèse et son d év elo p p em en t à ce
m o m e n t prim ordial.
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

Afin d ’objectiver la perm anence dans le tem ps des prototypes


totém iques, le caractère im m uable de leurs traits structuraux et
les effets de leurs actes créateurs sur des particularités géogra­
phiques, les A borigènes e m p lo ien t trois stratégies figuratives
qui sont autant de transform ations les unes des autres. La plus
littérale com bine des figurations de prototypes totém iques en
train d ’accom plir une action instituante, des figurations de sites
qui sont à la fois le cadre et la résultante de cette action, et des
figurations d ’em blèm es associés aux groupes totém iques issus de
ces événem ents ; cette représentation d ’un ordre spatio-tem porel
et classificatoire en train de s’actualiser dans u n événem ent est
bien illustrée par la tradition figurative des Y olngu du nord-est
de la terre d ’A rn h em . D e u x transform ations sont possibles à
partir de ce schèm e figuratif de l’ordre totém ique en cours d ’avè­
n em ent : soit figurer cet ordre au m oyen de l’im age de ceux qui
l’on t engendré sans m o n trer le résultat de leurs actions, soit au
contraire ne figurer que ce résultat, en o m ettan t ceux qui en
sont la cause. La p rem ière form ule correspond aux peintures
dites “ en rayons X ” des peuples de la partie nord-occidentale
de la terre d ’A rnhem , n o tam m en t les K unw injku, tandis que la
seconde form ule correspond aux peintures des A borigènes du
désert central, au p rem ier ch ef les W arlpiri et les Pintupi.

Figurer la mise en ordre

A n cien n em en t connus sous le n o m de M u rn g in , et réputés


parmi les anthropologues p o u r la com plexité de leur système de
classes m atrim oniales à h u it sous-sections, les Y olngu o n t acquis
depuis les années 1980 u n e n o to riété plus vaste du fait du succès
rencontré sur le marché de l’art international par leurs peintures sur
écorce8. Ils form ent un ensemble linguistique situé dans le nord-est
de la terre d ’A rnhem , en Australie septentrionale, com posé d ’une
quarantaine de clans parlant des dialectes apparentés et d o n t les
m em bres se m arient entre eux. Les habitants du pays yolngu se
répartissent en deux m oitiés patrilinéaires exogam es, D h u w a et
Yirritja, une division inclusive régissant l’ensem ble du cosmos et
LES F O R M E S D U V I S I B L E

de ses habitants : rien dans le m o n d e ne saurait exister en dehors


des deux m oitiés et chacune inclut ses propres êtres du R êv e,
appelés wangarr en yolngu, dont les activités façonnèrent son terri­
toire exclusivem ent — on dit ainsi que les wangarr de la m oitié
D h u w a se déplaçaient sous terre lorsqu’ils devaient traverser le
territoire de la m oitié Y irritja, et vice versa. C ’est cependant le
clan patrilinéaire qui constitue le collectif d éten teu r du patri­
m oine totém ique, dit mardayin, jadis donné à ses m em bres par un
ou plusieurs êtres du R êv e, patrim oine constitué par des droits
d ’usage sur des sites et des territoires, par des chants, des danses,
des objets rituels et, bien sûr, par des images. Ces dernières sont
appelées mardayin m in y ’tji, le term e m in y ’tji faisant référence à
n ’im porte quel m otif, q u ’il soit visible dans l’en v iro n n em en t ou
tracé par les humains, du m om ent q u ’il résulte d ’une action inten­
tionnelle accomplie autrefois par u n être du R ê v e 9. Par exem ple,
les motifs formés par les écailles d ’une tortue lui appartiennent en
pro p re puisqu’ils résultent de l’action d ’un wangarr, de la m êm e
façon q u ’un m o tif de peinture corporelle est considéré com m e
étant la propriété d ’un clan et représentatif de son identité, de
sorte q u ’u n e distinction entre des m otifs “naturels” et des motifs
“ culturels” n ’a guère de sens10. O n p eu t traduire l’expression
mardayin m in y’tji par “les motifs des êtres du R ê v e ” , motifs qui
ren v o ie n t de façon directe aux actes o rd o n n ateu rs accom plis
par les prototypes totém iques et qui p erm e tte n t aux hum ains,
lorsqu’ils les reproduisent et les m anipulent, de se relier à ces êtres
et de les rendre présents dans des supports très divers : dessins
sur le sable, figures de je u de ficelle, peintures corporelles ou sur
écorce, motifs tracés sur les objets rituels.
Les im ages yolngu sont l’expression la plus visible de l’ordre
to tém iq u e dans des artefacts confectionnés par les hum ains en
ce que leurs form es, leurs couleurs et leu r disposition p ro cèd en t
d irec tem en t de ceux qui l ’o n t in stitu é et q u ’elles reflèten t la
seg m en tatio n du m o n d e q u ’ils o n t opérée. E n p re m ie r lieu,
parce que ces im ages so n t apparues sur le corps de l ’être du
R ê v e q u ’elles rep résen ten t et q u ’elles fu ren t assignées par lui
au p a trim o in e ic o n o lo g iq u e d u g ro u p e h u m a in q u i lu i est
associé, en général u n clan ; ensuite, parce que les images sont

200
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

l’expression ico n iq u e des événem ents qui les o n t engendrées


et d o n t elles con stitu en t, au m êm e titre que certains élém ents
du m ilieu physique, u n e trace du rab le; enfin, parce que leu r
forme com m e leur m atière in co rp o ren t les qualités et la causalité
agissante des êtres du R ê v e , les pigm ents étant réputés p ro v en ir
des substances — graisse, u rin e , ex cré m en ts — q u e ces êtres
o n t laissées derrière e u x 11. Les p ein tu res co n d en sen t ainsi les
propriétés d'e chaque classe to tém iq u e issue des événem ents du
tem ps du R ê v e , ce qui les qualifie p o u r u n usage rituel. C ar les
images font beau co u p plus que rep résen ter au sens ico n iq u e ;
on les d it dotées d ’u n e agence p ro p re ém an an t de l’être du
R ê v e q u ’elles év o q u en t, n o ta m m en t lo rsq u ’elles sont fin em en t
hachurées de blanc afin de p ro d u ire u n effet de scintillem ent
signalant que la puissance d ’agir du wangarr s’est incorporée dans
sa figuration. A ppelée maar, cette puissance est la m êm e que
celle qui ém ane des objets sacrés et elle p e u t être dangereuse,
raison p o u r laquelle il faut éviter le co n tact avec les peintures
q u an d o n est affaibli, lors d ’u n d eu il o u d ’u n e m aladie p ar
exem ple. O n aura com pris que, co m m e la très grande m ajorité
des im ages dans le m o n d e avant la R enaissance, les peintures
yolngu sont des instrum ents rituels. L eur efficacité est à la fois
intrinsèque — grâce au maar de l ’être du R ê v e d o n t elles sont
porteuses et qui se déploie in d é p en d am m en t de le u r signifi­
cation —et le résultat de ce q u ’elles figurent dans la cérém onie
où o n les em ploie. A vec les chants et les danses qui fo rm en t le
patrim oine de chaque clan, les peintures sont associées à des sites
nom m és dans les territoires claniques o ù se d éro u lè ren t jadis
les actions instituantes d ’êtres du R ê v e et elles co n trib u en t à
retracer les événem ents ayant ab o u ti à l’ém ergence de ces sites,
chaque dessin sur écorce détaillant u n épisode de cette genèse.
Bref, com m e l ’écrit H o w a rd M o rp h y , u n e p e in tu re y olngu,
c’est «du co m p o rtem e n t ancestral em m agasiné12».
La p ein tu re sur écorce y o ln g u co m b in e de m anière originale
une narration, u n e h éraldique et u n e topographie, mais traitées
de façon dynam ique, com m e une genèse en train de s’accomplir.
C ’est u ne narratio n car chaque p ein tu re retrace une séquence
d ’un récit étiologique co n cern an t les aventures en u n en d ro it

201
LES F O R M E S D U V I S I B L E

précis d ’u n ou de plusieurs êtres du R ê v e p récisém en t rep ré­


sentés. S ouvent figurés co m m e des anim aux ou des plantes, ces
êtres d o iv en t être reconnaissables d ’em blée et il n ’est pas rare
q u ’u n e p ein tu re soit critiquée au m o tif que l’anim al q u ’elle est
censée d épeindre n ’est pas assez ressem blant. L ’identification
est to u tefo is facilitée p ar l’usage d ’attrib u ts co n v en tio n n els :
u n opossum est toujours représenté avec la q u eu e en roulée ou
un varan avec u n e raie le lo n g du dos. Q u a n t à l ’aspect héral­
diq u e, il v ie n t de ce q u e les p ein tu res c o m p o rte n t aussi des
m otifs géom étriques possédés par le clan ou le groupe de clan
auquel sont associés l’événem ent du tem ps du R ê v e que l’image
év o q u e et le site où il s’est déroulé, o u qui en a résulté. C réées
par les pro to ty p es wangarr et données aux ancêtres des Y olngu,
ces sortes de blasons co n stitu en t des variations propres à chaque
clan, parfois à u n g roupe local au sein d ’u n clan, d ’u n m o tif
plus général de type géom étrique, mais renvoyant toujours à un
réfèrent. Ainsi, les blasons des clans de la m oitié Y irritja associés
au m iel sauvage, au feu et au com plexe du crocodile sont tous
fondés sur le m o d èle du losange, par analogie avec l ’alvéole du
nid d ’abeilles, mais déclinés selon des com binaisons de form es
m ultiples et enrichies par l’usage de la co u leu r déposée en fines
hachures selon une technique appelée rarrk13 ; le hachurage blanc
dénote les larves, le hachurage rouge le miel, le hachurage jau n e
le po llen . E n o u tre, d ’autres genres de losange em ployés en
blasons p eu v en t d én o ter le feu ou l’eau, là encore différenciés
par les hachures internes : le blanc év o q u an t la cendre ou les
petites vagues des rivières à la saison des pluies.
Enfin, le tableau est la plupart du temps découpé en blocs, chaque
bloc étant consacré à une péripétie au sein de la séquence, dans
le lieu précis où elle s’est déroulée —ou d o n t elle est à l’origine
—et com portant, sous la form e d ’anim aux et de plantes, les êtres
totém iques qui fu ren t les protagonistes de cet événem ent. La
position des blocs reflète de façon schématique la situation des lieux
les uns par rapport aux autres dans la disposition spatiale dépeinte
et c’est la raison po u r laquelle il s’agit d ’une topographie plutôt que
d ’u n paysage ; l’endroit est vu du ciel, com m e une série de points
de repère dans u n itinéraire, n o n com m e u n to u t appréhendé par

202
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

un spectateur à ras de terre. E n outre, les élém ents du r e lie f - ou


les composantes organiques des êtres du R êv e qui se transform ent
en éléments du r e lie f - sont très stylisés : u n cercle représente un
trou d ’eau, u n feu, u n œuf, u n cam pem ent ou une noix, tandis
que des lignes en pointillé représentent u n nuage, un bosquet ou
une source ; de m êm e, le corps d ’u n oiseau représentera alternati­
vem ent u n tronc d ’arbre ou u n objet rituel. Selon la signification
accordée à ces motifs polysém iques, le m êm e bloc dans la m êm e
peinture p eu t donc servir de support à plusieurs événem ents à
l’intérieur d ’une séquence, à co ndition que les événem ents en
question se soient tous déroulés dans le m êm e secteur topogra­
phique. C ette disposition p erm et de retracer u n trajet autrefois
suivi par des êtres du R ê v e autant q u ’un trajet accom pli à présent
dans cet endroit par u n m em bre du clan. L ’organisation en blocs
reflète ainsi un schèm e spatial réel, un gabarit qui rend possible
l’insertion de toutes les histoires qui se sont déroulées en un lieu,
au temps du R êv e com m e au jo u rd ’h u i14.
U n e illustration e m p ru n tée à H o w a rd M o rp h y rendra plus
explicite ce m o d e de co m p o sitio n com plexe15. Il s’agit d ’une
peinture sur écorce réalisée par B anapana M aym uru, u n hom m e
du clan Manggalili, qui représente une étape d’un voyage entrepris
au temps du R ê v e par des G uw ak —n o m do n n é à u n e espèce
de coucou, Eudynam ys scolopacea —en u n lieu à l’apparence très
prosaïque appelé D jarrakpi, u n lac d ’eau saum âtre en to u ré de
dunes de sable sur la côte du golfe de C arpentarie (illustration 45).
Le récit rapporte que deux G uw ak, deux opossums, deux émeus
et quelques autres êtres du R êv e entreprennent u n voyage depuis
un lieu appelé B urrw anydy ; chaque n u it ils biv o u aq u en t dans
un nouveau site et les G uw ak (4 dans l’illustration) s’installent en
haut d ’u n anacardier (4a) dont ils m angent les fruits. Les opossums
(figurés dans les parties latérales de la peinture) grim pent alors sur
l’anacardier, représenté ici par le corps longiligne des G uw ak,
tout en filant leur fourrure p o u r en faire des cordons, lesquels
sont donnés au clan dans le territo ire d u quel ils cam pent. Les
émeus (7) voyagent avec eux, perforant le sol avec leurs pattes
p o u r créer des trous d ’eau. C ’est la version p u b lique de l’his­
toire, connue de tous les adultes du clan M anggalili.

203
45. Le lac de Djarrakpi, peinture sur écorce de Banapana Maymuru, du clan Manggalili
(lettres et chiffres ne font pas partie de la peinture)

U n hom m e âgé de ce clan, N arritjin, qui est aussi le père du


peintre, a livré à M oiphy des détails supplémentaires qui perm ettent
une interprétation plus com plète de la peinture. Il rapporte que les
G uw ak et les opossums visitent au cours de leur voyage u n Heu
appelé Gaamgarn, dans le pays du clan Dharlwangu ; ils y conversent
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

avec un être du R êv e du n o m de Barrama à qui ils déclarent q u ’ils


cherchent un endroit p o u r s’établir. Barrama leur dit de continuer à
m archer vers le sud-est ju sq u ’à parvenir à un pays près de la m er où
le sable est brûlant et où la m er est prodigue en aliments. En arrivant
à ce Heu appelé Djarrakpi (c’est le site dépeint par la peinture), ils
verront un arbre-M arrawili et devront bivouaquer à son pied. Ils
trouvent en effet l’arbre en question et y dressent leur cam pement,
M arraw ili étant le n o m d o n n é à u n être du R ê v e d o n t o n dit
qu’il ressemble tantôt à une anacardiacée, tantôt à u n casuarina. La
peinture dépeint alors les événements qui s’ensuivent en com binant
les indices d’un itinéraire et les traits saillants d’une topographie. E n
effet, lorsque les protagonistes de l’histoire se rendent au lieu-dit
Djarrakpi, ils trouvent un site inform e, hormis quelques arbres, sa
configuration présente étant le résultat des actions q u ’ils y entre­
prennent. E n arrivant à Djarrakpi, donc, les G uw ak s’établissent
dans u n bosquet d ’anacardiacées que la peinture représente vu du
ciel (6 dans l’illustration), tandis que les opossums filent leur cordon
de pelage. Après quoi se déroule la prem ière cérém onie ngaara
du clan Manggalili : les opossums utilisent la distance entre deux
groupes d ’arbres (5 et 6) p o u r étalonner les longueurs de cordon
qu’ils donnent ensuite à d ’autres clans réunis à Djarrakpi, ceux-ci
ayant en com m un le fait q u ’ils partagent avec le clan Manggalili les
êtres du R êv e G uw ak et q u ’ils sont liés au “cordon d’opossum ” ;
les tronçons de cordon deviennent les petits ravins toujours obser­
vables au nord du lac, chacun associé à un clan. Les êtres du R êv e
dansent ensuite ju sq u ’à l’arbre-M arrawili (4) et débitent encore du
cordon; le plus long m orceau, destiné au clan Manggalili, devient
le banc de sable qui borde la rive ouest du lac de Djarrakpi, repré­
senté dans la peinture par le corps du G uw ak de droite. N yapi-
lilngu, un être du R êv e de sexe féminin, vivait déjà à Djarrakpi,
dans les arbres situés de l’autre côté du lac (2 et 3) ; en observant les
opossums, elle apprend à filer du cordon q u ’elle dépose en allant et
venant au bord du lac, créant ainsi les dunes côtières de la rive est.
Pendant ce temps, les émeus perforent le lit du lac p o u r trouver
de l’eau fraîche, mais sans succès, l’eau dem eurant saumâtre (7) ;
de dépit, ils jetten t leurs lances dans la m er et, là où elles tom bent,
des sources d ’eau fraîches surgissent que l’on peut observer à marée

205
LES F O R M E S D U V I S I B L E

basse —rendues dans la peinture par les colonnes ondulées à gauche


de la tête du G uw ak de gauche.
La p ein tu re figure donc les étapes d ’u n e m o rp h o g en èse en
m êm e tem ps q u ’elle dépeint une topographie, chaque endroit
significatif du lie u -d it D jarrak p i étan t rep résen té par rap p o rt
aux autres dans la m êm e situation q u ’il l’est dans la réalité. D e
ce fait, l’im age p eu t aussi être vue com m e u n e carte p erm ettant
de retracer un itinéraire, ainsi que l’a fait N arritjin, le père du
peintre, en poin tan t sur la p einture les endroits où il s’était arrêté
lors d ’u n voyage récen t à D jarrakpi : « [...] nous sommes arrivés
ici [1, dans la partie dro ite de la peinture] [...] et nous avons
progressé dans les dunes ju sq u ’à u n bosquet [6] où nous avons
cam pé p en d an t deux nuits [...] avant d ’aller ju s q u ’à u n autre
bosquet [5] [...]. J ’ai ensuite été prier à l’arbre-M arraw ili [4a],
Puis nous avons construit nos maisons sous les dunes, à la fin du
cord o n d ’opossum [à droite de la tête du G uw ak de d roite]16».
La superposition des différents usages de la pein tu re est rendue
possible par une structure form elle stable égalem ent repérable
dans d ’autres représentations du lieu -d it D jarrakpi dépeignant
d ’autres épisodes de la geste des êtres du R êv e ayant donné au site
sa physionom ie actuelle. L’im age est en effet toujours découpée
en trois blocs verticaux (notés A, B et C dans l’illustration) qui
figurent le lac au centre, bordé de part et d ’autre par des dunes.
Le bloc à gauche représente le côté du lac vers la m er, c’est-à-dire
tel q u ’on l’approche à pied depuis le n ord et n o n tel q u ’il serait
représenté dans une carte co n v en tio n n elle, et celui de droite
le côté vers la terre, u n e division qui recoupe par ailleurs celle
entre les chants de l’eau douce et les chants de l’eau salée dans le
cycle rituel D jarrakpi. C hacun des trois ensembles est lui-m êm e
segm enté en autant de lieux caractéristiques des événem ents qui
s’y sont déroulés, le schèm e général constituant u n gabarit p o u r
l’organisation narrative qui p erm et toutes les insertions possibles
de séquences nouvelles (tableau 4). A p rem ière vue, il semble
que le schèm e figuratif soit la simple traduction form elle de la
topographie du site avec sa nette division entre les deux côtés du
lac ; mais c’est oublier que la topographie elle-m êm e est le produit
d ’actions que le schèm e organise, celui-ci ne visant aucunem ent

206
SUD A B C

4 4

3 5

2 6

1 1

NORD

B locs figuratifs
A Plage, fé m in in , N y ap ililn g u , d u n es, c o rd o n d ’o p o ssu m
B Lac, arb re -M arra w ili
C B rousse, m ascu lin , G u w ak , banc de sable, co rd o n
d ’opossum

F igurations associées
1 P artie n o rd d u lac, ravins dans les du n es, co rd o n
d ’o p o ssu m
2 N y ap ililn g u , c o rd o n d ’o p o ssu m
3 N y ap ililn g u , c o rd o n d ’o p o ssu m
4 A rb re -M a rra w ili, nuage, G u w ak
5 B o sq u e t de p ru n ie rs sauvages, c o rd o n d ’op o ssu m
6 B o sq u e t d ’anacardiers, aire cérém o n ie lle ngaara, co rd o n
d ’o p o ssu m
7 Lac, ém eu s, lances
8 L it d u lac à sec, ém eus, lances

Tableau 4 - S tru cture d e com position d e s p e in tu re s d e D jarrakpi 17

à l’exactitude cartographique. E n ce sens, le gabarit structure le


milieu physique autant q u ’il est structuré par lui ; loin d ’être un
m odèle conceptuel s’im posant à u n en v iro n n em en t am orphe et
dépourvu de sens, il ém erge peu à peu com m e une structure issue
de l’observation des lieux, de l’écoute des récits étiologiques et

207
LES F O R M E S D U V I S I B L E

de la pratique de leur figuration sous la direction des anciens du


clan. Le fait que des schèmes formels du m êm e genre existent
p o u r tous les groupes de peintures dépeignant les aventures des
wangarr et les sites qui en résultent tém oigne avec force que, p o u r
les Y olngu, «les formes de surface sont engendrées par des formes
sous-jacentes18», les subdivisions actuelles des êtres et des lieux
sous lesquelles le m o n d e se présente affleurant p arto u t com m e
des résurgences discrètes du tem ps du R êv e.
C haque peinture sur écorce yolngu figure ainsi en m êm e temps
u n récit ordonnateur du temps du R êv e, la genèse d ’u n environ­
nem ent, une carte schém atisant des traits topographiques et une
sorte d ’écu armorial, l’ensemble attestant d ’un lien profond entre
u n groupe de filiation, u n site et une genèse ontologique. E n ce
sens, cette tradition iconique illustre avec une grande économ ie
de m oyens les objectifs figuratifs de l’o n tologie to tém iq u e en
d o n n an t à v o ir la p éren n ité des p ro to ty p es to tém iq u es et des
subdivisions q u ’ils instituent, chaque peinture représentant une
facette particulière du grand ordre segmentaire que personne, pas
m êm e les êtres du R êv e, n ’est en m esure d ’actualiser com m e u n
schèm e général. C ar c’est là une des particularités du totém ism e :
chaq u e classe m êlan t hum ains et n o n -h u m a in s est o n to lo g i­
q uem en t autonom e, chacune constitue une totalité intégrale et
autosuffisante puisqu’elle fournit le cadre de l’identification de
ses com posants hum ains —c ’est ainsi que se définissent les clans
et les m oitiés chez les Y olngu. A ucune totalisation n ’est possible
de l’in térieu r et c’est ce que m o n tren t bien les images : chacune
de celles-ci n o n seulem ent ne figure q u ’u n e p etite partie des
déterm inations ontologiques d ’u n e classe to tém iq u e, mais est
en o u tre divisée en blocs clairem ent différenciés qui v ien n en t
renforcer l’im pression de segments autonom es. D e fait, la totali­
sation n e serait concevable q u ’en co m b in a n t l ’ensem ble des
images possibles de l’ensem ble des événem ents du R êv e s’étant
déroulés dans l’ensem ble des sites qui leur sont associés dans les
territoires de chaque clan ; mais u n e telle totalisation supposerait
que chaque clan renonce au secret concernant les déterm inants
ontologiques qui lui sont propres. O r cela paraît difficile car c’est
le secret —plus ou m oins b ien gardé dans les faits, mais essentiel

208
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

dans son principe —qui assure à chaque clan le caractère distinctif


du lien q u ’il entretien t avec son patrim oine d ’images.

Figurer l’ordonnateur

La tradition iconique des peuples de la partie nord-occidentale


de la terre d’A rnhem se présente com m e une simplification logique
de l’imagerie yolngu puisqu’elle condense en un personnage l’évé­
n em ent faisant advenir l’ordre totém ique. A u lieu de d o n n er à
v oir cet événem en t dans toutes ses circonstances et avec toutes
les particularités q u ’il engendre, les K u n w injku et leurs voisins
ne représentent que le seul agent de la génération, en supprim ant
to u t contexte. Il s’agit de m o n tre r sans équivoque que l’orga­
nisation to tém iq u e s’est déployée à p artir du corps m êm e de
l’être du R êv e : l’ordre social, l’ordre cosm ique, la classification
exhaustive des êtres et des lieux, to u t se déploie à p artir de la
structure anatom ique des prototypes totém iques19. C e résultat est
obtenu par u n procédé original, dit “ en rayons X ” dans la litté­
rature ethnographique, consistant à représenter sur des plaques
d ’écorce des contours anim aux ou hum anoïdes d o n t les organes
internes, et parfois le squelette, sont dépeints avec une grande
exactitude (illustration 46). La technique figurative est à l’évidence
très ancienne puisque des images similaires, certaines datant de
plusieurs milliers d’années, se rencontrent sur les parois de grottes et
d’abris-sous-roche de la région. Dans les années 1980, une enquête
systématique a ainsi révélé près de trois m ille peintures rupestres
de ce type dans le parc national de Kakadu, qui borde à l’ouest
le territoire kunw in jk u , certaines rem o n tan t au p rem ier m illé­
naire avant notre ère, toutes caractérisées par les m êm es co n v en ­
tions stylistiques que les peintures sur écorce contem poraines et
utilisant p o u r l’essentiel, com m e c ’est encore le cas à présent, les
mêmes pigm ents rouges, blancs et jaunes (illustration 4 7 /° . Jusque
dans les années 1950, les K unw injku habitaient des abris-sous-
roche ou des huttes formées de plaques d ’écorce d ’eucalyptus, de
sorte q u ’ils peignaient indifférem m ent sur l’u n ou l’autre support
des images qui avaient p o u r fo nction prem ière d ’enseigner aux

209
46. Peinture d'un kangourou, Kunwinjku, Alligator River, terre d'Arnhem,
Australie, vers 1915
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

enfants et aux je u n es initiés les caractéristiques physiques des


anim aux et des êtres du R ê v e d o n t o n retraçait les aventures21.
Frappés par la singularité de ces peintures, les premiers Européens
à parcourir la région dans les années 1920, n o tam m en t le grand
eth n o g rap h e W a lte r B ald w in S pencer, p rire n t l ’h ab itu d e de
collecter des plaques d ’écorce peintes pro v en an t des huttes, puis
de com m and er d irectem en t des peintures sur écorce au m êm e
format. A unfe époque où les A borigènes étaient encore méprisés
dans leur pays, Spencer sut reconnaître les qualités esthétiques
des peintures des peuples de la terre d ’A rnhem , q u ’il en trep rit
de faire apprécier aux artistes avant-gardistes de M elbourne do n t
il était l’ami, co n trib u a n t ainsi à u n e diffusion in tern atio n ale
de cette iconographie q u ’il considérait p o u rtan t, en év o lu tio n ­
niste convaincu, co m m e ty p iq u e des form es les plus prim itives
de l’art22.

47. Peinture rupestre d'un poisson barramundi, Bala-Uru, Deaf Adder Gorge, Territoire
du Nord, Australie, début du xxe siècle

P o u r les K unw injku, la qualité principale d ’une p einture tient


à la ressemblance q u ’elle présente avec l’objet figuré. Lors de leur
apprentissage, les peintres s’en traîn en t à m aîtriser de n o m b reu x
schèmes m orphologiques correspondant à une grande diversité
LE S F O R M E S D U V I S I B L E

d ’espèces animales, u n long processus durant lequel ils s’exposent


à des rem arques critiques d o n t leur am o u r-p ro p re ne sort pas
indem ne. Par contraste avec les peintures yolngu, très com par­
tim en tées et d o n t to u te la surface est co u v erte de m otifs, les
peintures traditionnelles kunw injku sont constituées d ’un ou deux
sujets d o n t les silhouettes, d ’abord peintes d ’u n blanc éclatant, se
d étachent sur u n fond d ’ocre rouge uniform e. C haque espèce
doit être reconnaissable par u n profil canonique ; en effet, l’in té­
rieu r de la silhouette étant ensuite rem pli p ar le dessin de ses
organes et de son squelette, c ’est le seul rendu de son co n to u r
qui perm et de l ’identifier, u n e contrainte de m im étism e parfois
ardue à satisfaire lorsqu’il s’agit d ’individualiser des espèces dont
la m orphologie ne se distingue que par de m enus détails - ainsi
les sept espèces locales de kan g o u ro u sont-elles différenciées par
des oreilles plus ou m oins pointues ou une queue plus ou m oins
touffue. U n e fois maîtrisées les formes et leurs variations, il faut
apprendre à com poser les tableaux de façon équilibrée et d onner
fluidité et dynam ism e aux attitudes, u n talent qui fit le succès
des prem iers grands artistes k unw injku, tel Yiraw ala ou B obby
Barrdjaray N ganjm irra.
Le systèm e de p aren té k u n w in jk u est analogue à celui des
Y olngu, avec une division fondamentale entre deux moitiés patri-
linéaires, égalem ent appelées D uw a et Yirridjdja, l’accès à la terre
se faisant à travers l’affiliation patrilinéaire à des clans distribués
dans l ’une et l ’autre m oitiés et possédant des droits d ’usufruit
sur des territoires grâce aux sites totém iques q u ’ils contiennent.
C o m m e ailleurs en Australie, ces sites furent fréquentés jadis par
des êtres du R êv e qui y accom plirent des actions instituantes et
y déposèrent les “ âm es-enfants” qui s’in c o rp o re n t depuis lors
dans les m em bres du clan qui en sont issus. C haque clan dispose
ainsi d ’u n patrim oine de chants, de danses, de récits étiologiques
et de motifs iconographiques qui concerne ses propres êtres du
R ê v e —localem ent appelés djang —, mais d o n t l’usage est m oins
exclusif que chez les Y olngu. Car, outre les droits d ’accès à des
sites totém iques reçus en ligne paternelle, les K unw injku jouissent
aussi de la perm ission de gérer certains élém ents du patrim oine
totém ique maternel : ils peuvent, par exemple, fabriquer des objets
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

rituels p o u r des cérém onies du clan de leur m ère ou peindre des


motifs sur le corps de m em bres de ce clan qui ne sont pas autorisés
à le faire eux-m êm es. Ils p eu v en t visiter les sites totém iques les
plus im portants d u clan m aternel, app ren d re les récits qui les
concernent et reproduire les m otifs qui leur sont associés. C ette
flexibilité autorise l’accès individuel à u n patrim oine iconogra­
phique beaucoup plus vaste, d ’autant que la peinture sur écorce
est ici plus ouverte dans ses genres et ses contenus q u ’elle ne l’est
chez les Y olngu, où elle ne concerne que la figuration de récits
étiologiques propres aux m em bres du clan paternel.
O n suivra Luke Taylor, qui distingue deux genres de figuration
en rayons X chez les K u n w in jk u : l’un, de nature profane, se
présente com m e u n e sorte de m o d èle de déco u p e du gibier,
tandis que l’autre figure des êtres du R êv e dans leur avatar animal
et se rattache au com plexe cérém oniel mardayin —le m êm e term e
que celui em ployé dans l’est de la terre d ’A rn h em p o u r désigner
le patrim oine to tém iq u e23. Le prem ier type d ’im age représente
un animal inerte, le plus souvent vu de profil, se détachant sur
le fond ocre rouge du rectangle d ’écorce. L’intérieur, délim ité
par une ligne d’u n blanc éclatant, dépeint les articulations princi­
pales du squelette et quelques organes, g én éralem en t le n e rf
optique, le tube digestif, le cœur, les poum ons, le foie et l’estomac ;
des zones hachurées in d iq u en t des parties de l’animal riches en
graisse ou d o n t la viande est rép u tée plus succulente. Il s’agit
toujours d ’anim aux “ ordinaires” , ceux que l’on rencontre tous
les jours dans la brousse et qui p o u rv o ien t à l’alim entation. Selon
les K unw injku, ce genre de pein tu re se réfère prosaïquem ent à
la viande et rappelle la nécessité de distribuer le gibier parm i les
parents : le corps de l ’anim al découpé en pointillé est u n e im age
du corps social segm enté et de l’interdépendance fonctionnelle
de ses parties, entre lesquelles la circulation de n o u rritu re ne doit
pas s’interrom pre. Ces peintures de “viande” (mayh ) co m portent
souvent de petites figures hum anoïdes très stylisées, filiformes et
dégingandées, gesticulant sans retenue à côté des anim aux morts,
ou représentées en train de les chasser; ce sont des mimih, une
race d ’esprits habitant les crevasses des falaises, et qui m èn en t une
vie en to u t p o in t sem blable à celle des hum ains : ils chassent,

213
LES F O R M E S D U VI SI BL E

dansent, copulent, font la cuisine, et c’est d ’eux que les hum ains
apprirent autrefois à découper et à partager le gibier com m e il
convient (illustration 48). Les mimih enseignèrent aussi aux homm es
à peindre et les peintures rupestres les plus anciennes leur sont
attribuées. Les images de ce genre, qui ornaient anciennem ent
les abris en plaques d ’éco rc e, n ’o n t d ’autres fo n ctio n s q u e
d éco rativ e et p éd ag o g iq u e ; elles m e tte n t en scène de façon
plaisante des esprits qui o n t beaucoup à voir avec les A borigènes ;
elles co n stitu e n t des gabarits de d éco u p e de la viande ; elles
rappellent la nécessité de partager le gibier entre parents et les
conditions dans lesquelles cet usage fut transmis aux hum ains ;
elles fo n t co n n aître aux enfants l ’an ato m ie de ce d o n t ils se
nourrissent ; enfin, elles peu v en t être réalisées par n ’im porte quel
peintre de n ’im porte quel clan.
L ’autre genre de p einture est presque
e x a c te m e n t sem blable au p re m ie r, y
com pris dans la présence occasionnelle
de mimih, sauf que les anim aux y sont
figurés avec, en sus des organes et se
s u b s titu a n t p arfo is à e u x , de fines
hachures, généralem ent contrastées en
blanc, ja u n e et rouge. Appelées rarrk, le
m êm e term e q u ’en yolngu, ces hachures
signalent q u ’il ne s’agit pas d ’un gibier
ordinaire, mais d ’u n djang, u n être du
R ê v e (illustration 49). D ifférents selon
les djang et propres aux clans issus de
ceux-ci, les motifs rarrk des peintures sur
écorce sont identiques à ceux portés sur
le corps par les hom m es lors des rituels
mardayin ; ils étaient arborés par les djang
aux temps de la genèse et possèdent une
puissance d ’agir p ro p re qui fait d ’eux
des expressions métonymiques des proto­
types to tém iq u es24. U tiliser ces motifs
48. Un mimih chassant dans u n contexte cérém oniel transfère
un kangourou, peinture de Dick
Nguleingulei Murrumurru, vers 1980 la puissance des êtres du R ê v e à ceux

214
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

qui les p o rten t com m e à ceux qui les regardent, contribuant ainsi
à augm enter la fertilité des humains et des non-hum ains, à faciliter
la circulation de la sève, à rendre le gibier plus gras. Les motifs
claniques rarrk figurent en outre de façon schém atique les parti­
cularités des sites créés par l ’être du R ê v e à l’origine de chaque
clan et les organes internes de celui-ci, p erm ettant ainsi que soit
transposée sur la p erso n n e des danseurs u n e d o u b le relatio n
iconique d ’équivalence : en tre leurs organes et ceux du djang
q u ’ils in c a rn e n t, e n tre le m ilie u q u e son actio n p h y siq u e a
occasionné et leurs propres corps dérivés du sien. O n p eu t donc
voir les peintures corporelles com m e une partie intrinsèque du
registre général des peintures en rayons X,
dont elles constituent une variation à l’inté­
rieur d ’u n groupe de transform ation plus
général des manifestations phénom énales
d ’u n être d u R ê v e : c e lu i-c i p e u t être
figuré, et donc actualisé, par ses seuls motifs
de surface portés par l’h o m m e de son clan
qui s’identifie à lui, ou par la révélation
de sa structure in tern e et de la segm en­
tation totém ique q u ’elle ren d manifeste.
D eux traits de l’iconographie kunw injku
caractérisent toutes les représentations des
êtres du R ê v e sous leu r form e animale.
En prem ier lieu, leur parfaite im m obilité :
ils ne sont jamais figurés en train d ’agir ni
en interaction les uns avec les autres. C e
n ’est pas q u ’ils soient m orts, à l’instar des
im ages de “ v ia n d e ” , p u is q u ’ils s o n t
im m o rte ls — d ’a u ta n t q u e les m o tifs
hachurés dont ils sont ornés scintillent et
vibrent dans la lum ière, m anifestant ainsi
la puissance, le rarrk, qui continue à émaner
d’eux. Mais les dépeindre en m o u v em en t
irait à l’encontre de ce q u ’ils représentent,
à savoir la charte in te m p o re lle de l ’o rg a- 49. Peinture de "Namanjwarre,
r . ° le crocodile destuaire par Bobby
nisation to tém iq u e, ce par q u o i to u t ce Barrdjaray Nganjmirra, vers 1985

215
LES F O R M E S D U VI SI B L E

qui existe dans le m onde est com m e il se doit, à la b o n n e place.


Par contraste, les mimih sont toujours dépeints en train de s’activer,
à la m anière des hum ains, d o n t ils co n stituent une m étaphore
iconique fondée sur la connivence fonctionnelle, mais non ontolo­
gique, entre les inventeurs des arts de la civilisation et ceux qui
les im itent. E n second lieu, chaque être du R ê v e est représenté
com m e une silhouette se détachant sur u n fo n d uni, sans décor
externe ou évocation du m ilieu ambiant. A u-delà de ce prototype
totém ique, il n ’y a rien d ’autre, pas de contexte, d’environnem ent
ou de tem poralité —si ce n ’est p eu t-être ailleurs un autre être du
m êm e genre, contenant d ’autres qualités du m onde, mais jamais
représenté de façon contiguë. Là aussi, et plus encore que chez
les Y olngu, aucune représentation de l’organisation totém ique
dans son ensem ble n ’est possible de l ’in térieu r, chaque classe
to té m iq u e s’ap p u y an t p o u r affirm er son id e n tité sur son seul
gabarit ontologique, dépeint immobile, éternel et sans compagnon.
Il arrive toutefois de façon ex cep tio n ­
nelle q u ’un hum ain soit dépeint à côté d’un
être du R êv e, mais avec une convention
iconographique to u t à fait singulière : leurs
deux squelettes sont figurés côte à côte,
sans organes o u lignes de d éco u p e, afin
de m ieux m ettre en évidence le caractère
im m o rte l des q u alités q u ’ils p a rta g e n t
puisque l’essence étemelle des prototypes est
co n ten u e dans leurs os. O n en trouve une
spectaculaire illustration dans une œ uvre de
Yirawala relative à la cérémonie de secondes
funérailles in stitu ée p ar l’être d u R ê v e
K andakidj, le k a n g o u ro u -an tilo p e (illus­
tration 50). A u cours de ce rite mortuaire, les
K unw injku jo u e n t une saynète retraçant un
épisode du récit étiologique de Kandakidj
dans lequel la m ère de celui-ci, après q u ’il
a été tu é par u n esprit mimih, réu n it ses os
50. Un humain et Kandakidj, l'être et en to n n e des chants afin que son fils se
du Rêve Kangourou-Antilope, dessin
à partir d'une peinture de Yirawala réincarne. C ’est cet acte de piété maternelle

216
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

qui justifie l ’h ab itu d e q u ’o n t les K u n w in jk u de placer les os


du défunt dans u n tro n c évidé une fois les chairs détachées, et
d’œ uvrer par des chants et des danses à ce que son “ âme de clan”
soit libérée des os p o u r rejo in d re son site to tém iq u e, où elle
pourra se réin co rp o rer dans u n enfant du clan. A u trem en t dit,
l’image évoque u n processus typique de perpétuation totém ique :
l’être du R êv e K an g ourou-A ntilope se survit par ses os, porteurs
des semences d ’individuation totém ique des m em bres du clan et
déposés dans u n site où ils perm ettent la continuité de ces derniers
par la réincorporation périodique dans de nouveaux hum ains des
âm es-enfants qui en p ro cèd en t. P ar-delà les ostensibles diffé­
rences de form e, la co m m u n au té ontologique de l’être du R ê v e
K andakidj et de l’h o m m e qui en est issu devient visible grâce à
l’analogie de leur charpente osseuse, ici renforcée par l’artifice
consistant à représenter le kan g o u ro u en station d eb o u t avec les
pattes arrière dressées, com m e u n hum ain. O u tre la sim ilitude
des positions qui jo u e sur l’anthropom orphism e visuel, l ’absence
de chair et d ’organes fixe l’atten tio n sur les os, siège de l’essence
prototypique que les deux êtres o n t en com m un, et m anière de
souligner l’identité de leurs identités.
U n e dernière façon de figurer les attributs des êtres du R ê v e
consiste à rendre visible leu r nature autopoïétique. C ertes, les
objets rituels et les sites totém iques étant considérés com m e des
parties transformées des djang, l’usage de ces objets et l’entretien
de ces sites offren t au x h u m ain s l ’occasion de m a in te n ir u n
contact avec les substances corporelles et les pouvoirs fécondants
de ces êtres. M ais l’o n p e u t aussi rep résen ter le m o u v e m e n t
d ’actualisation m êm e au cours d u q u el les organes d ’u n djang
deviennent des objets rituels. C ’est ce que m ontre bien une série
de quatre peintures, encore dues à Yirawala (illustration 51), qui
figurent Lumaluma, l’être du R êv e géant à l’origine du com plexe
rituel mardayin, lors de divers stades de son dém em brem ent, au
cours duquel sont advenus les objets rituels en usage dans ces
cérém onies25. La prem ière peinture, en haut à gauche, figure ces
objets —des m usettes, des bâtons, des pierres plates ou rondes —
com m e des organes de Lumaluma, ses poum ons, sa colonne verté­
brale, ses testicules; dans la pein tu re suivante, les jam bes et le

217
51. Peintures sur écorce réalisées par Yirawaia, représentant Lumaluma à divers stades de son
démembrement
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

pénis o n t été coupés et les os de ses m em bres supérieurs se sont


déjà transformés en substances porteuses d ’identité to tém iq u e;
la troisièm e peinture m o n tre des gens s’em parant des m em bres
de Lum alum a, ses mains et ses pieds ayant déjà disparu; dans la
quatrièm e peinture, enfin, le corps tro n ço n n é de l’être du R ê v e
gît en désordre, transform é en autant d ’objets sacrés26. L’engen-
d rem en t to tém iq u e relève b ien de la scissiparité: les existants
hum ains et n o n hum ains, les lieux q u ’ils fréquentent, les objets
rituels que les prem iers m anipulent, les fruits d o n t les seconds se
nourrissent, to u t cela résulte du m orcellem ent des êtres p ro to ­
typiques et de la dissém ination de leurs parties, ce qui explique
la relation d ’identité consubstantielle que les m em bres des clans
continuent d ’en treten ir avec les djang d o n t ils proviennent. D u
reste, et b ien que L um alum a soit d ép ein t sous une apparence
v ag u em en t a n th ro p o ïd e, la to talité q u ’il rep résen te est avant
tout de nature conceptuelle. E nglobant dans son corps tous les
objets rituels et tous les ancêtres d o n t les clans actuels procèdent,
il figure l’u n ité des différents groupes totém iques k u n w in jk u
dans le langage expressif de l ’anatom ie : to u t com m e les parties
constitutives d ’u n corps, les classes to tém iques sont on to lo g i­
quem ent distinctes quoique fonctionnellem ent interdépendantes.
U n e rem arque de T im Ingold à propos des images de la terre
d’A rnhem en général s’applique o p p o rtu n ém en t à cette rep ré­
sentation de Lum alum a : o n ne doit pas v oir en lui un être parti­
culier situé dans le m onde, mais u n condensé de certaines qualités
du m onde enveloppées dans un être particulier27.
A quelques centaines de kilomètres à l’ouest de la terre d ’Amhem ,
dans la partie occidentale du K im berley, on trouve égalem ent
des êtres du R ê v e dépeints sous form e de silhouettes sur des
parois rocheuses. Par contraste avec l’iconographie kunw injku,
toutefois, ces im ages fig u ren t des êtres v ag u em en t an th ro p o ­
m orphes et n o n des anim aux; ce sont des personnages u n peu
clownesques, dépourvus de b o uche et d ’oreilles, avec de grands
yeux ronds et vides, le cou ceint d ’une sorte de collerette et la
tête entourée d ’un halo (illustration 52). O n les appelle des wandjina
et ils sont associés à la pluie et aux nuages, ce que confirm ent les
lignes verticales ou les points blancs alignés d o n t leur corps est

219
LES F O R M E S D U V I S I B L E

couvert28. Q u o iq u e les groupes tribaux de la région parlent trois


langues distinctes (w orora, w unam bal, ngarinyin), ils partagent
un m êm e com plexe totém ique, organisé au to u r d ’u n e trentaine
de clans do n t chacun dépend d ’u n territoire, des sites totém iques
qui lui d o n n en t sa substance et de l’être du R ê v e wandjina do n t
il procède. Les wandjina sont dépeints dans
des abris-sous-roche, parfois en com pagnie
des images de certains anim aux ou plantes
q u ’ils o n t en g en d rés, et il in c o m b e aux
m em bres du clan issus de chaque wandjina
de célébrer dans ces sites des “rites de m ulti­
plication” destinés à favoriser la fécondité
et l ’accroissem ent des espèces qui appar­
tiennent à la m êm e classe totém ique q u ’eux ;
chacun des clans est ainsi responsable vis-à-vis
des autres de l ’ab o n d an ce et d u b o n état
physique d ’u n segm ent de la faune et de la
flore locales. L’aspect hiératique des wandjina,
leur face de P ierrot lunaire p ro v ien n en t de
de'iwl^oUne peinture rupestre ce que, sans bo u ch e ni oreilles et les orbites
vides, ils sont dépourvus d ’organes sensibles :
rentrés en eux-m êm es, ayant accom pli leu r action ordonnatrice,
ils existent à côté des êtres q u ’ils o n t fait advenir, sans jam ais
interagir avec eux29.
U n élém ent fondam ental des rites de m ultiplication consiste à
rafraîchir les peintures rupestres en repassant des pigm ents, une
action qui vise à reco n stitu er la p lén itu d e des wandjina et des
non-hum ains qui dépendent d ’eux en inversant le m o u v em en t
de m ultiplication scissipare de la genèse initiale : issus à l’origine
d ’u n prototype qui a choisi de s’esquiver de la scène du m onde, les
hum ains sont m aintenant tenus de célébrer leur identité ontolo­
gique avec lui en consolidant son objectivation dans une image.
C ar l’im m obilité hiératique des wandjina est due au fait q u ’ils se
sont peints eux-m êm es sur les parois rocheuses une fois q u ’ils ont
donné forme aux lieux et fait exister ceux qui les occupent à présent;
ils se sont littéralem ent incarnés dans des peintures. R ed o n n er de
l’éclat à ces peintures, raffermir leur dessin, c’est donc s’assurer que

220
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

les êtres du R êv e continuent à exister sous la modalité particulière


d’incorporation q u ’ils ont choisie ; ce n ’est pas retoucher une repré­
sentation pour q u ’elle dem eure visible dans toute sa fraîcheur, c ’est
entretenir u n m odèle et u n principe générateur d o n t l’effacement
signifierait la disparition de ce q u ’il a engendré. U n wandjina peint
ne figure rien puisqu’il est l’être du R ê v e qui s’est projeté sur une
surface, q u ’il a donc aboli la distance entre le signe iconique et
ce dont il .tient Heu p o u r m ieux assumer le régim e de fécondité
éternelle, mais déléguée, dans lequel il s’est coulé30.
Figés p o u r l’éternité dans la représentation anatom ique de leur
avatar animal ou im parfaitem ent incorporés dans une projection
visuelle toujours au b o rd de l’évanouissem ent, les djang et les
wandjina se perpétuent dans les images com m e des échos p ério­
diquem ent ravivés de la genèse dont ils sont responsables. Peints
sur des écorces et sur des parois rocheuses, massivement solitaires
m êm e lorsqu’ils sont environnés d ’une sarabande de mimih, les
gabarits du m onde kunw injku actualisent, dans leur corps et ses
parties solidaires, dans leur squelette où réside la substance de
l’identité clanique, dans leurs organes devenus les objets au m oyen
desquels on les com m ém ore, dans les motifs hachurés dont ils sont
couverts, la structure m êm e de l’ordre totém ique, de l’organisation
des clans et des devoirs entre parents, de la subdivision de tous
les existants dans des classes. R ie n n ’existe vraim ent hors de ces
silhouettes scintillantes puisqu’elles contiennent en elles les p o ten ­
tialités de to u t ce qui a pu surgir alentour: les sites qui résultent
de leur em preinte, la faune et la flore qui les peuplent, les prairies
inondées, le b o u rd o n n em en t des abeilles et le feu se propageant
dans la brousse. Les seules véritables relations dont elles tém oignent
sont d’inhérence et d ’enveloppem ent. Leur im age est donc une
forme d’involution : le m onde ordonné qui s’est déployé à partir des
êtres du R êv e n ’est pas représenté dans sa phase instituante, com m e
c’est le cas dans l’iconographie yolngu, mais dans les circonvolu­
tions organiques de ceux qui l’on fait surgir. Q u an t aux wandjina,
ces ectoplasmes qui se sont peints sur des parois rocheuses, ils sont
peut-être, plus encore que les images de djang, la manifestation de
ce que l’ordre totém ique dont ils sont l’incarnation nécessite des
hum ains p o u r continuer à prospérer. C ar la perm anence to u t à
LES F O R M E S D U V I S I B L E

la fois ontologique et figurative de ces générateurs jadis om nipo­


tents, com m e la continuité et l’accroissement des êtres qui leur sont
associés, dépendent m aintenant de la diligence de ceux-là mêmes
qu’ils firent advenir. C ’est pourquoi leur m ode d ’existence figuratif
relève d ’un genre singulier; étant ce q u ’ils représentent, ils sont à
la fois l’icône exacte de l’apparence q u ’ils o n t voulu laisser d ’eux
et la trace indicielle de leur puissance d ’agir, trace que les A bori­
gènes ne cessent de rafraîchir p o u r la m aintenir effective.

Figurer les traces de l’ordonnancement

Si les K unw injku et les peuples du Kim berley ont transformé la


form ule iconographique yolngu en ne laissant plus subsister de la
geste totém ique que la figuration de ses acteurs, les Aborigènes du
désert central l’ont transformée dans le sens inverse p o u r n ’en plus
figurer que le résultat sans jamais m ontrer ceux qui en sont la cause.
À la représentation d’un ordre incorporé dans l’anatom ie des êtres
qui l’actualisent répond la représentation d ’u n ordre inscrit dans
l’état des lieux laissé par des êtres devenus invisibles, c’est-à-dire
une topographie. Les deux formules sont certes des transforma­
tions alternatives du schème iconographique yolngu, mais il existe
aussi une voie qui perm et de passer de l’une à l’autre, de l’image
du corps à l’image du territoire. C ’est ainsi en to u t cas que Luke
T aylor interp rète les décorations d ’u n objet rituel k u n w in jk u
collecté et décrit par Charles M o untford dans le volum e rendant
com pte de l’expédition à la terre d ’A rn h em q u ’il a dirigée en
194831. Sur une face de l’objet est dépeint en m ode rayons X l’être
du R êv e Barram undi —u n poisson - tandis que l’autre face porte
une com position en apparence purem ent géom étrique de hachures
en diagonales qui figure en réalité de façon très stylisée à la fois
des parties du corps du Barram undi et les traits caractéristiques du
relief do n t il a causé l’avènem ent (illustration 53). E n passant du
recto au verso, on ne bascule pas de la perspective d ’u n sujet dans
celle d’u n autre, com m e dans les figurations animistes, on oscille
entre l’anatom ie qui porte en filigrane une topographie à venir
et la topographie accomplie dans laquelle on p eu t déchiffrer une

222
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

anatom ie ; bref, on transforme le p oint de vue de la m orphologie


structurale en celui de la m orphologie structurée.

53. Figuration en mode dit "rayons X" (recto) et en mode topographique (verso) de l'être du Rêve
Barramundi sur un objet sacré kunwinjku de la cérémonie mardayin

Il est vrai q u ’il est parfois malaisé de reconnaître une m o rp h o ­


logie des lieux pro d u ite par des actions dans les tableaux peints à
l’acrylique des peuples du désert central australien. Le goût p o u r
ces œuvres s’est propagé à la vitesse d ’u n feu de brousse auprès
des am ateurs qui en apprécient la vigueur dans l ’abstraction, les
couleurs franches et contrastées, et une technique pointilliste insuf­
flant aux motifs une délicate pulsation, des qualités esthétiques
qui font souvent passer au second plan p o u r u n regard n o n averti
les péripéties traversées par des êtres du R ê v e d o n t ces peintures
se v eu len t la trace (illustration 54). C e m o y en d ’expression ne
date que des années 1970 et il s’est développé à l’incitation de
fonctionnaires en poste dans les territoires aborigènes du désert
central, une rég io n gigantesque et aride d o n t la partie la plus
sèche, im propre au pâturage extensifintroduit en Australie parles
colons, est dem eurée à l ’écart du front p io n n ier ju sq u ’au m ilieu
du x x c siècle. A u fil du tem ps, les missionnaires et les agences de
l’E tat ont établi u n réseau de bourgades p o u r fixer et regrouper
des populations nom ades —p o u r l’essentiel des Pintupi, W arlpiri,

223
LES F O R M E S D U V I S I B L E

Aranda et Pitjantjatjara —qui parlaient des langues différentes tout


en partageant de nom breux traits culturels, n o tam m ent des itiné­
raires d ’êtres du R ê v e segmentés entre leurs territoires. Trois de
ces bourgades o n t acquis une certaine n o to riété du fait q u ’elles
abritent de véritables écoles de peinture, Balgo, Y u en d u m u et
Papunya, la dernière étant le centre historique où la p einture à
l’acrylique est née au début des années 1970 grâce à l’initiative
d ’u n m aître d ’école, Geoffrey Bardon, qui encouragea u n groupe
d ’hom m es à peindre des motifs traditionnels en leur fournissant
des couleurs32. Le succès fut fulgurant, tant chez les A borigènes,
qui ad o p tèren t avec beaucoup d ’aisance ce nouveau m édium ,
que du cô té du m arch é in te rn a tio n a l de l ’art, qui plébiscita
rapidem ent leurs tableaux.

54. Rêve des larves witchetty, peinture sur toiie de Paddy Japaljarri Sims, Warlpiri, Yuendumu,
Territoire du Nord, Australie
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

À l ’instar des p ein tu res sur éco rce y o ln g u , les tableaux du


désert central rep résen ten t des tronçons d ’itinéraires des êtres
du R ê v e et les traces que leurs aventures o n t laissées dans le
m onde présent; c’est u n e façon de figurer des événem ents qui
se déroulèrent à l’aurore des tem ps et leurs effets sur la genèse du
relief et des principales caractéristiques de l’environnem ent. Les
tableaux contem porains prolongent une riche tradition iconogra­
phique qui's’exprim ait auparavant sur d ’autres supports, certains
éphém ères com m e les dessins sur le sable ou les p ein tu res et
ornem ents corporels portés lors des cérém onies, d ’autres plus
durables com m e les motifs peints et incisés sur des objets rituels.
Toutefois, à la différence de ce qui se passe en terre d ’A rnhem ,
les prototypes totém iques n ’apparaissent jamais directem ent dans
les images, m êm e si le u r puissance d ’agir n ’en est pas absente.
C hez les W arlpiri, par exem ple, les motifs des êtres du R êv e,
dits guruwari, sont investis d ’u n e force générative p ro p re qui,
com m e l’a m ontré N ancy M unn, les prédispose à un usage rituel33.
C ar les guruwari sont les signes visibles laissés par les prototypes
totém iques —leurs traces sur le sol, les éléments de la topographie
résultant de leur m étam orphose, les objets cérémoniels dont ils ont
prescrit l’usage et, bien sûr, les motifs spécifiques associés à chacun
d ’eux —en m êm e tem ps q u ’ils co n tin u en t à irradier le p o u v o ir
fertilisant que ces êtres o n t déposé dans des sites totém iques afin
q u ’il s’incorpore, génération après génération, dans les hum ains
et les non-hum ains com posant les classes totém iques que chacun
d’eux a instituées. Dans les rites, les guruwari peuvent être peints sur
les corps ou appliqués sur diverses sortes d ’ornem ents éphém ères
arborés par des danseurs —des coiffes, des panneaux, des croisillons
m ulticolores —afin d ’am plifier leur puissance en m ultipliant leur
nom bre et leur capacité d ’expression au-delà de la surface des
corps, m anière spectaculaire de personnifier u n être du R ê v e
en dissim ulant la p erso n n e qui l’in carn e sous la p rofusion de
ses manifestations graphiques34. Les guruwari peu v en t aussi être
dessinés ou figurés avec du duvet sur le sol, ainsi que peints et
incisés sur divers types d ’objet rituel, notam m en t les churingas et
les boucliers cérém oniels. T o u t com m e dans la terre d ’A rnhem ,
l’idée est bien que les motifs graphiques sont investis d’une agence

225
LES F O R M E S D U V I S I B L E

propre du fait de leur conn ex io n avec les êtres du R êv e, et c ’est


cette force générative qui fait q u ’o n les em ploie au p rem ier ch ef
dans des opérations orientées vers la rep ro d u ctio n de la vie : la
croissance des enfants, le m aintien de la fertilité du m onde, les
rites de m ultiplication des espèces et m êm e la séduction érotique.
A u niveau le plus im m édiat, cependant, les m otifs servent à
illustrer des histoires du tem ps du R ê v e — o n les dessine alors
sur le sable p o u r accom pagner u n récit —en p o n ctu an t les divers
épisodes par la figuration des em preintes que laissèrent sur le sol
les protagonistes de ces événem ents. U n cercle représente un
cam pem ent; des lignes en étoile à partir d ’un cercle, les m o u v e­
m ents par rapport à u n site central; cinq cercles en quinconce
reliés par des lignes, la déam bulation dans une région ; u n dem i-
cercle figure une personne im m o b ile; tandis que divers signes
stéréotypés représentent de façon schém atique mais m im étique
les em preintes de pas laissées par tel ou tel être du R ê v e dans
son avatar animal (illustrations 5 5 et 56). C e langage graphique se
rapproche d ’une pictographie dans la m esure où il est com posé
de graphèmes de base, combinables entre eux de m anière séquen­
tielle et affectés d ’un ou de plusieurs référents constants. Il s’agit
bien d’une figuration iconique, mais paradoxale puisque la ressem­
blance est ici de nature indicielle : en effet, la qualité reconnais­
sable du p ro to ty p e figurée dans l’im age est la trace q u ’il laisse
d ’une partie de son anatom ie im prim ée en négatif sur le sol - les
pieds, la queue, le ventre, le postérieur ; il y a donc continuité
physique entre le signe et le réfèrent, com m e dans u n indice, et
aussi, co m m e dans u n signe iconique, ressem blance m inim ale
entre l’im age —l’em preinte inscrite en creux — et son réfèrent
- ce d o n t elle est la trace.
C ette iconographie s’apparente égalem ent à u n e cartographie,
plus exactem ent aux routes tracées par les navigateurs sur des
cartes marines. A u lieu de figurer l’ensem ble des éléments signi­
ficatifs d ’une p o rtio n d ’espace, com m e c’est le cas dans une carte
ordinaire, les motifs figurent u n itinéraire suivi par u n être du
R êve dont les étapes successives ne sont pas définies par la présence
préalable d ’u n élém ent rem arquable du relief, mais deviennent au
contraire, en raison d ’une péripétie de la vie de cet être, le lieu

226
J ILU LLLi

OU

0 1/ ^ V ou
3 traces de kangourou (selon l'allure)

UU \ UU

OU / IUJ

Opo Serpent

\1 /

Em eu Humain Dindon
sauvage

55. Quelques motifs guruwori d'empreintes, Warlpiri

1 2 3 4

1. Li gne de campements reliés par un trajet.


2. Campements annexes le long d'un trajet principal.
3. Mouvements en étoile par rapport à un site principal (p. ex. émergence et
dispersion d'êtres du Rêve).
4. Pérambulation dans une région.

56. Quelques motifs guruwari de déplacements, Warlpiri

de surgissement de cet élément. À chacun des motifs standardisés


figurant l’em preinte d ’u n prototype totém ique correspond un trait
caractéristique de l’environnem ent : la trace laissée par le kangourou
en s’asseyant est devenue un point d ’eau, la ligne sinueuse tracée

227
L ES F O R M E S D U V I S I B L E

par la progression du serpent a form é le lit d ’un ruisseau, les œufs


déposés par le python sont m aintenant un amas de rochers arrondis.
Les motifs figurent donc sim ultaném ent des traces, les événements
que ces traces évoquent, les sites que ces traces sont devenues, les
itinéraires qui relient ces sites et enfin, par m étonym ie, la présence
toujours active des êtres qui sont à l’origine de to u t cela. Bien q u ’il
soit co u tu m ier dans la littérature eth n o graphique de parler de
paysage po u r qualifier l’iconographie du désert central, l’on voit
bien que c’est une facilité de langage : en effet, il ne s’agit aucunement
ici de la figuration d ’une portion de pays q u ’u n sujet embrasse par
la vue à partir d ’un point fixe en quoi consiste habituellem ent la
rep résen tatio n paysagère, mais de la fig u ratio n de trajets de
morphogenèse éventuellement interconnectés sans être po u r autant
jamais intégrés dans un espace hom ogène.
A v an t la v o g u e des tab leau x p eints à l’acrylique, la fo rm e
à la fois la plus stable et la m oins co u ram m en t observable de
figuration totém ique dans le désert central était les dessins ornant
les churingas, des objets rituels dissimulés d ’ordinaire à la vue.
Les churingas sont en général de grandes lames de pierre ou des
planchettes de bois de form e elliptique souvent gravées de signes
et figurant le corps d ’u n être du R ê v e que les m em bres hum ains
du groupe qui en procède gardent dissimulé dans le site où il est
célébré. C haque churinga dépeint u n segm ent différent du récit
étiologique du prototype totém ique du site où il est déposé, donc
un événem ent singulier dans l’histoire de ses aventures à la surface
de la terre, et il est assigné à un hum ain de la classe totém ique
q u ’il a engendrée, lequel se v o it ainsi individualisé au sein de
cette classe très englobante par quelques-unes des péripéties de
l’être du R ê v e qui lui donne son identité. C ’est u n docum ent
u n peu analogue à u n acte de naissance qui certifierait l’identité
ontologique d ’u n individu, puisqu’il spécifie ce dernier par u n
lieu d ’origine, par u n e ap partenance à u n g ro u p e n o m m é et
par le partage de qualités avec u n pro to ty p e éternel —sauf q u ’il
devient réutilisable p o u r u n autre m em bre du groupe lors de la
disparition de celui q u ’il caractérisait, l’âme totém ique du défunt
rejoignant alors le dépôt de la classe p o u r se réincarner dans un
nouveau-né. Les churingas ne sont sortis que dans les occasions

228
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

cérémonielles p o u r être polis, enduits de graisse,


de cendre ou d ’ocre et célébrés par des chants;
seuls les hom m es âgés qui en p ren n en t soin sont
en m esure d ’en in terp réter les motifs, ceux-ci
étant en nom bre très réd u it —des cercles et des
lignes droites, courbes et pointillées —et pouvant
renvoyer à plusieurs référents. A l’instar de ce qui
se passe avec les peintures à l’acrylique, chaque
section d ’u n trajet de m orphogenèse représenté
sur u n churinga lui est donc spécifique, com m e
sont spécifiques les objets dépeints sur ses deux
faces au m oyen de la m êm e gam m e lim itée de
pictogram m es polyvalents. Par exem ple, dans
le churinga p ro v en an t des A randa illustré ici,
les motifs décrivent les actions de la plus âgée
d’une des deux fem m es qui o n t accom pagné au
temps du R êv e les gens du to tem U kakia —une
espèce de santal p ro d u isan t des fruits com es­ 57. Churinga figurant l'aînée d'une des
femmes accompagnant les hommes
tibles (illustration 57). Les trois séries de cercles
de l'être du Rêve Ukakia, Aranda
concentriques (a) figurent des grenouilles tandis
que les rangées de points qui les b o rd en t sont les traces laissées
par les femm es ; les lignes transversales (b) représentent l’écorce
de l’eucalyptus; et les lignes arrondies en haut du churinga (c),
une vieille fem m e ramassant des grenouilles.
C om m entant u n autre churinga aranda, Lévi-Strauss notait que
ces objets sont analogues à nos docum ents d ’archives, que l’on
soustrait à la vue dans des dépôts protecteurs p o u r les exhum er à
l’occasion afin de revivifier par une attestation probante les liens
dont ils sont la trace35. C ’est ce qui explique, selon Lévi-Strauss,
que les churingas aient une aura sacrée, q u ’ils soient environnés
de m ystère et ne puissent être révélés aux n o n -in itiés. C ar la
vénération que nous portons à nos archives est de m êm e nature :
dans u n cas com m e dans l’autre, la v érité que ces docum ents
incarnent, les événements fondateurs dont ils gardent la trace —que
ce soit u n titre de propriété ou la filiation avec u n être du R ê v e —
peuvent être attestés de mille autres manières. P o u r peu q u ’elles
aient été publiées ou que l’o n en ait gardé des copies, les pièces

229
LES F O R M E S D U V I S I B L E

authentiques constituant nos archives pourraient toutes disparaître


sans que cela affecte en profondeur n otre connaissance des faits
auxquels ces pièces font référence ou bouleverse outre m esure
les situations présentes qui résultent de ces faits. Il en va de m êm e
d ’u n churinga : expression concrète de ce q u ’u n principe d ’indi-
viduation issu d ’un être du R êv e s’est manifesté dans u n hum ain
à qui il a do n n é form e, substance et identité, il n ’est pas p o u r
autant plus que cela: un simple principe probatoire. E n effet, les
événem ents q u ’il évoque, le tronçon de m orphogenèse dont il est
le symbole, vivent aussi dans la m ém oire des A borigènes, et avec
autant de netteté que vivent dans nos tableaux, dans nos livres,
dans nos m onum ents, les situations historiques do n t nos archives
recueillent le pieux souvenir. D u reste, de m êm e que l’on peut
faire une “ copie au th en tiq u e” d ’une pièce d ’archives, on peut,
si l’on a endom m agé ou égaré u n churinga, en confectionner un
nouveau qui aura la m êm e valeur d ’attestation que l’ancien. La
sacralité des pièces d ’archives et des churingas ne tient donc pas
au fait que ces docum ents seraient uniques et conditionneraient
la véracité de ce do n t ils p o rten t tém oignage, elle résulte, selon
Lévi-Strauss, de ce que les uns com m e les autres rendent ceux qui
s’en servent physiquement contemporains d’événements autrement
dispersés dans les em preintes indirectes q u ’ils o n t laissées ailleurs,
dans des institutions, dans des mémoires ou dans des sites. C om m e
les archives, les churingas abolissent le tem ps, ils ram èn en t au
temps du R êv e, ils sont «l’être incarné de l’événem entialité36».
C ette in terp rétatio n séduisante de la sacralité des churingas,
proposée à une époque où le m o u v e m en t artistique du désert
central n ’avait pas encore pris son essor, n ’explique pas pou rq u o i
les tableaux contemporains —lesquels dépeignent les mêmes événe­
m ents du temps du R ê v e que ceux qui figurent sur les churingas,
et avec les m êm es conventions figuratives — ne sont pas p o u r
autant sacrés et cachés, mais au contraire p u b liquem ent exposés
dans le m onde entier. Les A borigènes eux-m êm es o n t d ’ailleurs
entreten u à ce propos des interprétations divergentes au début
du développem ent de la p einture à l’acrylique. Ainsi, en 1975,
des hom m es pitjantjatjara, venus voir une exposition de peintures
réalisées par des P intupi dans u n m usée de Perth, exigèrent, et
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

obtinrent, que quarante-quatre des quarante-six tableaux soient


retournés face contre le m u r car ils dépeignaient des motifs do n t
ces hom m es étaient aussi propriétaires, ayant en com m un avec les
peintres pintupi un m êm e trajet d ’être du R ê v e 37. Des conflits de
cette nature sont m aintenant beaucoup plus rares. La raison en
est p eu t-être que, à la différence des peintures, les churingas sont
activés dans u n contexte rituel par des gens qui, issus d ’u n m êm e
site totém ique, connaissent la signification de chacun des motifs
se référant à leu r genèse com m une ; entretenue par les anciens
qui en ont la charge, la fonction d ’archive de ces objets est donc
toujours opérante, par contraste avec les tableaux destinés à des
non-A borigènes réputés ne rien savoir du lien indiciel qui relie
tel ou tel être du R ê v e à tel ou tel A borigène. La circulation des
peintures à l’acrylique sur le m arché m ondial n ’affecte donc pas
la dim ension probatoire des churingas, de m êm e que la circu­
lation de plus en plus com m une sur la T oile des fac-similés de
nos archives ne rem et au cu n em en t en cause la valeur d ’attes­
tation des actes authentiques do n t ces docum ents électroniques
sont la re p ro d u c tio n transitoire. P o u r aliéner ce q u ’A n n ette
W ein er appelle des «possessions inaliénables38», c’est-à-dire ces
objets qui ne doivent pas circuler parce que, tels les churingas, les
C onstitutions, les ancêtres, les traités ou les actes de propriété, ils
attestent de l’authenticité d ’une condition présente par le recours
à u n événem ent passé, il faut n o n seulem ent en être dépossédé
de façon irrém édiable et sans que rien de m atériel ne subsiste de
ce q u ’ils o n t signifié ; il faut encore que leur capacité à fonder
une légitim ité ou une identité soit d étournée et m anipulée en
connaissance de cause par d ’autres que ceux à qui ces disposi­
tions profitaient auparavant. Il est im probable que les tableaux
aborigènes contem porains p erm etten t ce résultat.
E t pourtant, les conventions figuratives de ces peintures sont
rem arquablem ent identiques à celles des churingas. Il suffit p o u r
s’en convaincre de regarderie cycle d ’œuvres dépeignant le rêve de
Vieil H o m m e réalisées par l’artiste pintupi W u ta W u ta Tjangala,
dont Fred M yers a d o n n é u n com m entaire p én étran t39. O n n ’en
prendra com m e exem ple q u ’une seule étape, celle où Yina, l’être
du R êve Vieil H om m e, arrive en un lieu appelé Ngurrapalangunya

231
LES F O R M E S D U VISI BLE

qui com porte trois sites rem arquables : une grotte, une colline
et des cuvettes d ’argile (illustration 58). La grotte est au centre
(1) et p o rte le n o m T juntam urtunya, d ’après u n être du R êv e
appelé T ju n tam u rtu ; T ju n tam u rtu est effrayé par Vieil H o m m e
car ce dernier est chargé d ’objets de sorcellerie ; il se réfugie donc
dans la grotte et en expulse les objets sacrés qui s’y tro u v en t; ces
objets d eviennent la colline W intalynga (4), située au sud des
grandes cuvettes d ’argile (3), lesquelles résultent de la danse de
deux fem m es du R êv e, K ungka et Kutjarra. Après la pluie, des
plantes appelées mungilpa éclosent dans les cuvettes d ’argile dont
les graines am algamées en boulettes (2) servent d ’alim ent aux
P in tu p i; c’est en m angeant ces boulettes que la m ère du peintre
fut pénétrée par les semences totém iques de Tjuntam urtu. C e heu
est donc crucial p o u r W u ta W u ta Tjangala car de là procède son
affiliation totém ique, là se situe l’incubateur ontologique qui l’a
pourvu d ’une identité. C ’est po u rq u o i il est autorisé à représenter
les événem ents qui s’y sont déroulés au temps du R êv e et dont les
conséquences co n tin u en t à l’affecter. C ’est p o u rq u o i aussi il peut
figurer d ’autres segments de l’itinéraire de Vieil H om m e, l’un des
protagonistes des interactions qui ont façonné son “pays” (ngurra),
depuis le départ de cet être prodigieux de K am purarrnga, dans
les H en ty Hills, ju sq u ’à son arrivée au chaos ro ch eu x de T iliran-
garanya, en passant par le tro u d ’eau de Y um ari, u n e série de
haltes déclinée en une dem i-douzaine de tableaux et de peintures
sur des plats de bois qui dépeignent de façon stylisée, quoique
reconnaissable, des lieux - une colline au som m et arrondi, une
m are en form e de croix de Saint-A ndré, u n amas de pierres - ,
des personnages et les motifs totém iques q u ’ils arborent, voire des
effets matériels engendrés par une action, tel le déplacem ent d ’air
p rod u it par le pénis de Vieil H o m m e après q u ’il a copulé avec
sa belle-m ère. La différence avec ce que figurent les churingas
est ténue puisqu’il s’agit b ien dans l’un et l’autre cas de d o n n er
à voir le lien ontologique entre u n hum ain, u n être du R ê v e et
ce qui fut le théâtre de ses exploits, des lieux em preints d ’affects
d ’où sourd depuis lors par capillarité le réseau vital des identités
totém iques. Ces deux types d ’im age se distinguent plus par les
circonstances de leur em ploi que par ce q u ’elles offrent à la vue,

232
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

l’usage rituel des churingas les enserrant dans u n filet de précau­


tions, de savoirs et de référents qui p rend seulem ent sens p o u r des
tém oins sachant activer et in terp réter ces docum ents par rapport
à d ’autres de m êm e nature. C o m m e on p eu t s’y attendre, l’attes­
tation provient donc autant de la position de ceux qui l’authenti­
fient et des conditions dans lesquelles ils o p èren t que des pièces,
aussi im bibées soient-elles de significations iconiques, à qui l’on
a donné fonctio n d ’en faire état.

58. Wuta Wuta Tjangala, Ngurrapalangunya, 1974 (les chiffres renvoient au commentaire
de Fred Myers)

Les codes iconographiques du désert central sont en outre carac­


térisés par une grande stabilité. Il arrive certes que des techniques
figuratives européennes soient intégrées dans des tableaux contem ­
porains, mais de façon presque imperceptible et sans jamais remettre
en question l’équilibre général du langage pictographique propre
à la trad itio n locale. C e tte h y b rid atio n à p ein e esquissée est

233
LES F O R M E S D U V I S I B L E

caractéristique des œuvres produites à Papunya40. Certaines tendent


vers une stylisation confinant à l’abstraction qui efface presque
les motifs en les noyant dans la sym étrie répétitive des formes ou
dans u n cham p pointilliste de couleurs appliquées en variation
c o n tin u e; tandis que d ’autres, de facture plus classique, in tro ­
duisent néanmoins avec beaucoup de discrétion des effets projectifs
auparavant inconnus. Ainsi en v a-t-il du tableau d ’O ld M ick
T jak am arra (illustration 59) qui d ép ein t avec les co n v en tio n s
habituelles le lit d ’u n oued vu du ciel, p o n ctu é par quatre bassins
entre lesquels s’écoulent des filets d ’eau (partie centrale du tableau)
que b o rd e n t sur la gauche les em preintes de pas d ’u n garçon
chem inant le long de la rive et, plus à gauche encore, celles laissées
par u n opossum se déplaçant parallèlem ent à lui dans les arbres ;
c o m m e à l’h ab itu d e, ce u x -c i so n t figurés p ar des cercles, à
l’exception de cinq d ’entre eux do n t les troncs sont représentés
sur les côtés dans u n e ébauche de perspective en plongée sous
l’apparence de petits tubes m arron aux extrémités arrondies. L’art
de la condensation sém antique qui caractérise l ’iconographie du
désert central n o n seulem ent tolère, mais prédispose m êm e à ce
genre d ’innovation, p o u r peu que soit conservé le trait essentiel
q u ’elle a p o u r mission de rendre visible : la connexion rém anente
d ’un groupe d ’hum ains avec u n p rototype ontologique à travers
la trace indicielle q u ’il a laissée dans un m o n d e segm enté.
L’im agerie tant traditionnelle que contem poraine des A bori­
gènes du centre de l’Australie révèle ainsi u n m o u v e m en t sur
une surface analogue à celui accom pli par u n être du R êv e, un
m o u v e m en t qui restitue les conditions originaires de mise en
o rdre du m o n d e sans influer p o u r au tan t sur ce m o n d e d o n t
la form e est achevée depuis longtem ps. Il s’agit, en som m e, de
rendre présente une structure accom plie mais d o n t les effets sont
toujours vivaces, n o n pas, com m e dans le n o rd -o u est de la terre
d ’A rnhem , en figurant l’arrangem ent in tern e de ceux qui o n t
engendré cette structure et qui offrent depuis lors leur anatom ie
en m odèle de l’organisation totém ique, mais en reproduisant de
façon schém atique les m om ents clés de sa genèse et les événe­
m ents qui ont permis q u ’elle s’inscrive à la surface de la terre. Les
peuples du désert central o n t choisi p o u r ce faire de représenter

234
G E N R E S D ’Ê T R E S E T P A R C O U R S D E V I E

u n fo n d sans figure, des traces d ’actions d o n t les actants o n t


disparu ; les K u n w in jk u , q u an t à eux, o n t préféré des figures
sans fond, des actants représentés à l’époque où ils englobaient
en eux ce qui fait la diversité des existants. A ces deux stratégies,
l’ordre incorporé dans des êtres qui sont vus com m e les récep­
tacles contenant chacun en puissance une partie des arrangements
d’u n m on d e subdivisé, ou l’ordre in corporé dans des lieux qui
ne gardent plus des êtres qui les o n t façonnés que les em preintes
de leur geste, fait écho la synthèse yolngu qui donne à v oir à la
fois les prototypes du tem ps du R ê v e et les traces de leur action,
bref, l’ordre to tém ique en train de s’actualiser dans l’événem ent.

59. Old MickTjakamarra,


Le Rêve de l'eau des enfants avec des opossums, 1973
6.

'U ne héraldique des qualités

Les hum ains, la plupart anonym es, qui o n t p ein t sur des parois
ou des plaques d’écorce les figures totém iques d ’où sont issues les
propriétés d ’une classe d ’existants ontologiquem ent solidaires ont
eu à cœ ur de ne rien dissimuler des qualités d o n t sont porteuses
ces entités fondatrices — êtres du R ê v e en Australie ou esprits
anim aux sur la côte N o rd -O u est. Q u e veulent-ils m ontrer, ces
imagiers (car ils le font encore), et com m ent? A u prem ier chef,
que les m em bres d ’u n clan, d ’une m oitié, d ’une m aison —et dans
certains cas les non -h u m ain s qui leur sont associés —partagent la
m êm e identité distinctive car ils o n t reçu de personnages origi­
naires les m êm es aptitudes et dispositions qui se transm ettent de
génération en génération. E t com m e rien n ’est plus malaisé que de
figurer des typologies de traits physiques et m oraux englobant des
êtres à l’apparence dissemblable, c’est tantôt en dévoilant l’organi­
sation interne de ces dispensateurs de qualités, tantôt en révélant
les effets structurants de leur corps sur les particularités des lieux,
tantôt en déployant le répertoire de leurs attributs, que p euvent
être rendues visibles les abstractions do n t ils sont l’expression. E n
Australie, gigantesque creuset où les formes sociales, ontologiques
et rituelles du totém ism e constituent autant de variantes les unes
des autres, la mise en im age s’est déroulée selon trois modalités
principales : représenter de façon narrative l’o rd onnancem ent du
m onde en associant les êtres qui l’o n t causé et le paysage qui en

237
LES F O R M E S D U V I S I B L E

a résulté, représenter ces figures génératives dans leur puissance


irradiante sans rien m o n trer du fond do n t elles sont responsables,
ou encore représenter le seul p ro d u it de leurs actions à la surface
de la terre sans jamais les figurer elles-mêmes. V oyons les options
formelles retenues par chacune.
La prem ière form ule, celle d o n t les Y olngu du no rd -est de la
terre d ’A rn h em o n t développé la tradition, consiste à figurer sur
une plaque d ’écorce u n épisode des actions instituantes que les
êtres du R êv e de chaque clan ont jadis réalisées. Elle mêle sur une
m êm e surface et avec les m êm es m oyens trois ordres de réalité :
un récit étiologique propre à la m orphogenèse d ’un site m ettant
en scène les êtres du R ê v e qui en sont les agents (le plus souvent
identifiables sous une form e animale) à quoi s’ajoutent une héral­
dique exposant com m e sur u n écu arm orié les m otifs géom é­
triques dont le groupe local associé à ce site réclame l’apanage et les
éléments topographiques encore visibles à présent qui résultent de
cet enchaînem ent d ’événem ents. Sur le plan formel, la figuration
du processus d ’en gendrem ent est organisée en blocs juxtaposés
correspondant aux étapes du récit, un schème spatial flexible en ce
q u ’il offre u n support à la narration des épisodes et à l’évocation
des endroits où elle se déroule, en utilisant to u r à to u r p o u r ce
faire les mêmes blocs à des m om ents différents. L’image fonctionne
com m e u n e sorte de gabarit m odulaire et séquentiel organisant
la représentation de la succession des actions ; elle com bine de ce
fait les vues sagittales et frontales (des agents) à des vues transverses
(du m ilieu physique), selon des positions d ’observation d ’autant
plus diverses que la m êm e figure p eu t valoir to u r à to u r p o u r
une plante, un animal, un trait du paysage ou la m esure d ’une
action (illustration 45). B ien que l’im age soit descriptive, elle ne
dépeint pas u n événem ent saisi par u n hum ain dans l’instantané,
mais l’itinéraire narratif et visuel form é d ’une série d ’événem ents
stabilisés dans et par des lieux: c ’est l’économ ie im personnelle
de la figuration de cet itinéraire qui régit tant la disposition des
figures les unes par rapport aux autres que le rapport au fond dont
elles sont le principe créatif, n o n l’illusion d ’u n spectacle aperçu
com m e par inadvertance à travers une fenêtre. Sans surprise, et
parce que ces options sont celles qui p erm e tte n t to u t à la fois

238
U N E H É R A L D IQ U E DES Q UALITÉS

l’identification la plus nette des figures et la m eilleure schém ati­


sation de la série des péripéties q u ’elles traversent, la p ro jectio n
est m étrique, la distance d ’observation située à l’infini optique
et le parti bidim ensionnel clairem ent affiché.
T oujours peintes sur écorce, mais par les K unw injku du n o rd -
ouest de la terre d ’A rn h em , les im ages des êtres du R ê v e en
rayons X co n stitu en t u n e tran sfo rm atio n — e n ten d u e au sens
structural et n o n h istorique — de la form ule p récéd en te : seul
l’agent de la génération est représenté, im m obile et sans décor,
laissant ap ercev o ir p ar tran sp aren ce les organes, et parfois le
squelette, de son corps animal ou hum anoïde (illustrations 4 6 à
49). C ’est sans do u te l’im age idéaltypique du totém ism e, celle
qui révèle le m ieux et avec la plus grande économ ie de m oyens
les fondem ents de ce régim e ontologique. A partir de l’organi­
sation interne d ’un p rototype figuré en général sous une form e
anim ale se déplo ien t l’ordre social et cosm ique, la rép artitio n
des êtres et des lieux dans des classifications com partim entées
selon les sites et les groupes totém iques, et les règles de distri­
b u tio n de la viande, d o n c la solidarité m écan iq u e fondée sur
les obligations du partage. Est ainsi rendue patente l’hom ologie
entre les parties com plém entaires du corps physique à l’origine
d ’u n segm ent du m o n d e et celles, interdépendantes, du corps
social subdivisé. Les options formelles retenues par les imagiers
k u n w in jk u sont semblables à celles de leurs voisins y o lngu et
m otivées par les m êm es raisons. Les points d ’observation sont
évidem m ent m ultiples p u isq u ’il s’agit de rendre sim ultaném ent
visibles l’intérieu r et l’extérieur des corps, m oyen de figurer un
être to u t à la fois reconnaissable sans équivoque par son apparence
—l’exigence d ’exactitude m im étique est u n leitm otiv de l’appren­
tissage des peintres — et investi d ’u n e fonction structurante par
l’exhibition de sa constitution interne. La vue est le plus souvent
en coupe sagittale, parfois transverse lorsque la m orphologie de
l’animal ne perm et pas de dévoiler clairem ent ses organes dans
une vue de face ou de profil (la to rtu e de l’illustration 9 ou le
crocodile de l’illustration 49) ; elle est toujours choisie en to u t
cas de façon à présenter le plus grand n o m b re de caractéristiques
perm ettant d ’identifier le réfèrent. La distance est évidem m ent

239
LES F O R M E S D U V I S I B L E

infinie et la géom étrie m étrique, m eilleures façons d ’assurer la


stabilité de la figure, d ’im poser l’évidence de sa présence et d ’éli­
m in er to u te tentation de dynam ism e. Loin d ’être l’exem plaire
accidentel d ’u n être capté sur le v if dans son en v ironnem ent —Le
Chardonneret de C arel Fabritius, par exem ple —ou d o n t la venue
est activem ent suscitée —l’apparition m asquée d ’un esprit animal
ou sa vision dans u n rêve —, le gabarit im m ortel dépeint sur une
écorce affirme ainsi que des aspects du m o n d e sont englobés par
un être essentiel.
La troisièm e transform ation figurative, celle do n t les images des
A borigènes du désert central offrent une illustration exem plaire,
dépeint le résultat de la geste totém iq u e inscrit dans des lieux,
sans que soient m ontrés les êtres prodigieux qui en sont la cause
autrem en t que par les traces q u ’y o n t laissées leurs actions. Ces
traces — u n chaos rocheux, u n p o in t d ’eau, le lit d ’u n o u ed -
s’exprim ent de façon stylisée dans un répertoire de graphèmes dont
la signification à la fois indicielle et iconique se trouve partagée
par des peuples parlant des langues différentes, to u t com m e ces
peuples partagent, tronçon par tronçon et parfois sur des distances
considérables, les itinéraires que les êtres du R ê v e o n t autrefois
suivis, dissém inant chem in faisant les em preintes d o n t le m ilieu
physique p o rte encore tém oignage. Les assemblages de m otifs
servant à décrire les étapes de ces trajets figurent donc à la fois
des m arques évocatrices des événem ents qui les o n t provoqués,
les lieux façonnés par ces événem ents, les parcours qui relient ces
lieux et l’im prégnation m éto n y m iq u e des territoires par ceux à
qui l’o n doit cette topogenèse déam bulatoire (illustrations 5 4 et
58). Peints à présent sur des toiles avec des couleurs acryliques,
ces assemblages n ’o n t p o u rtan t rien d ’une ru p tu re avec le passé ;
ils p ro lo n g e n t dans u n n o u v eau m é d iu m u n e fig u ratio n des
motifs des êtres du R ê v e sur les corps hum ains, sur les objets et
ornem ents rituels, parfois sur le sol où ils sont tracés com m e une
pictographie éphém ère p o n ctu an t le récit de la m orphogenèse
d ’u n site. Q u an t aux conventions projectives, elles ne sont guère
différentes de celles em ployées dans les deux autres form ules : la
coupe est évidem m ent transverse, les cartes itératives peintes par
les artistes du désert central étant faites de traces q u ’ils représentent
U N E H É R A L D I Q U E DES Q U A LIT ÉS

du dessus, à l’infini op tiq u e et selon une géom étrie m étrique.


Q u an t aux points d ’observation, ils sont nécessairem ent pluriels
dans la durée, puisque, à l’instar des peintures yolngu, chaque
m o tif p eu t à l’occasion être réem ployé afin de figurer u n épisode
différent : le m êm e cercle sera vu tantôt com m e u n rocher, tantôt
com m e u n p o in t d ’eau, tan tô t com m e u n cam pem ent.
O n a vu que des artistes originaires de la région de Papunya
em ploient parfois des techniques figuratives nouvelles, notam m ent
en insérant de façon presque im perceptible des effets projectifs dans
leurs toiles (illustration 59). L ’u n des plus inventifs en la m atière,
Clifford Possum Tjapaltjarri, est co n n u p o u r avoir in tro d u it des
figures com plètes sur des fonds pictographiques ordinaires, un
peu à la m anière des peintures yolngu. E n tém oigne une œ uvre
juxtaposant cinq trajets d ’êtres du R ê v e qui se rejoignent en u n
site, figurés selon les codes habituels (illustration 60).

60. Clifford Possum Tjapaltjarri, Five Dreamings, 1976


LES F O R M E S D U V I S I B L E

La d o u b le ligne verticale traversant la to ile de h au t en bas


est la piste du R ê v e de F o u rm i-M iel, divisée en quatre haltes
(dont, to u t en bas, celle co rresp o n d an t à la localité actuelle de
Y u e n d u m u ); les em preintes animales qui re m o n te n t à droite
de bas en h au t sont celles de la piste de l’H o m m e -D in g o ; les
traces de pas traversant le tableau au m ilieu de d roite à gauche
fu re n t laissées p ar d e u x h o m m es v e n a n t d ’A ralukaja tandis
q ue les em p rein tes parallèles ju ste en dessous so n t celles de
la piste du R ê v e de W allab y ; les traces de pas allant vers la
gauche encore en dessous sont celles de la F em m e-N ungarrayi,
u n être du R ê v e ; q u an t au squelette, il figure les restes d ’un
h o m m e qui fut tué là après q u ’o n l’a pourchassé1. Le caractère
singulier de la scène v ie n t de ce que, co m m e dans d ’autres de
ses toiles, C liffo rd P o ssu m T jap altjarri a d é p e in t u n e figure
sous sa fo rm e co rp o relle, o u ce q u ’il en reste, n o n selon la
co n v en tio n v o u lan t que les êtres anim és, ou jadis anim és, ne
soient représentés que déjà objectivés co m m e u n indice dans
u n trait to p o graphique. C e tte in n o v a tio n ne déroge p o u rtan t
pas à la g éo m étrie h ab itu elle, avec u n e p ro je c tio n m é triq u e
à l’infini, u n fort accent bid im en sio n n el et des points de vue
d ’autant plus divers que, là encore, se m ê len t sur le palim pseste
de la toile des événem ents qui se sont déroulés à des m om ents
différents. E n associant une icône faisant fonction d ’indice d ’un
év én e m en t (le squelette) à des indices servant d ’icônes p o u r
des êtres (les traces de pas), l’artiste p arvient à une rem arquable
con d en satio n sém antique et reto u rn e à une sim plicité visuelle
in d em n e de la rech erch e esthétique p ro p re à beau co u p de ses
co n tem p o rain s; il se rap p ro ch e ainsi de l’expressivité robuste
des anciennes pictographies tracées sur le sable.
Des figures sans fond, des fonds sans figure, des figures trans­
form ées en fo n d et des fonds d ’o ù ém erg en t u n e figure, nul
doute que la peinture totém ique a jo u é en Australie sur u n grand
nom b re de formules do n n an t à v oir la situation d ’êtres qui ont
m arqué autrefois la surface de la terre de leurs corps p o u r y faire
advenir la particularité des lieux, la répartition des catégories et
les sources rituelles de le u r régénération. Il n ’en dem eure pas
m oins que, quel que soit le co n ten u de ce qui est m ontré, c ’est

242
U N E H É R A L D I Q U E DES Q UALITÉS

toujours avec les m êm es dispositifs form els : les points de vue


sont p artout m ultiples et la géom étrie de la représentation stric­
tem ent m étrique, caractérisée par le souci de disposer les motifs
dans des com positions schématiques qui signalent une préférence
manifeste p o u r le bidim ensionnel —cartes, em preintes, transpa­
rence des corps, conversions topologiques, to u t est fait p o u r trans­
form er les volum es en traces sans épaisseur. La com binaison de
points de vue m ultiples situés à l’infini optique avec des lignes
de projection parallèles engendre u n double effet. D ’une part,
les entités totém iques sont dépeintes dans leur autonom ie, n o n
com m e si elles étaien t dépendantes d ’u n p o in t de vue spéci­
fique lié à une distance d ’observation m oyenne ou rapprochée ;
d’autre part, les points de vue m ultiples p erm etten t de déployer
toutes les qualités du pro to ty p e totém ique, m êm e celles qui ne
sont pas perçues en vision ordinaire. G râce à la transform ation
géom étrique qui autorise l ’identification la plus sûre du réfèrent,
sans illusion de p ro fo n d eu r ni tro m p e-l’œil, c’est u n paquet de
propriétés que l’o n représente : u n e charte in co rp o rée et n o n
un anim al aperçu dans l’outback, u n e topographie rituelle, n o n
un paysage.
C o m m e o n le v e rra en d étail u n p e u plus lo in , ch ez les
Tsim shian du littoral pacifique de l’A m ériq u e septentrionale,
et probablem ent aussi chez leurs voisins haida et tlingit, certaines
images p eu v en t être qualifiées de totém iques, m oins en raison
de la nature des objets représentés que de la form e qui leur est
donnée, des propriétés q u ’on leur prête et des conditions de leur
obtention, de leur ostension et de leu r usage. C e sont des blasons
(iayuks ) figurant u n groupe de qualités contrastives incarnées dans
un to tem n o m m é (ptE x ), d o n t l ’im age stylisée, en m êm e tem ps
que les attributs qui lui sont attachés, fut jadis acquise par u n
ancêtre au cours d ’une in teractio n avec u n esprit et s’est depuis
lors transm ise com m e u n p atrim o in e parm i les descendants de
sa lignée o u de sa m aison. A la différence des images animistes
tsim shian (halait), prin cip alem en t des m asques et des artefacts
sculptés, les blasons totém iques sont soit des représentations en
deux dim ensions, tels les tatouages, les peintures sur les frontons,
les capes chilkat o u les m otifs cousus, peints ou incisés décorant

243
LES F O R M E S D U V I S I B L E

les vêtem ents, les plats de fête et les bijoux, soit quasim ent en
deux dim ensions com m e les bas-reliefs o rn an t les fronteaux et
les écrans, v o ire les mâts héraldiques — d o n t seul u n côté est
ouvré et qui s’assimilent plus de ce fait à des images b id im en -
sionnelles q u ’à des sculptures en ro n d e-b o sse. O r, m algré la
grande diversité de leurs styles et de leurs supports, ces images
q ui n e p e u v e n t être regardées que fro n ta le m e n t so n t to u tes
construites selon des points de vue m ultiples. O n n ’en prendra
que quelques exemples choisis parm i les groupes les plus septen­
trio n au x (Tsim shian, H aida, Tlingit), exam inés ici en prenant
appui sur la typologie de Bill H olm , qui distingue trois styles
p rin cip au x dans l ’art de la côte N o rd -O u e s t: “ c o n fig u ra tif’,
“ e x p an sif’ et “ d istrib u tif’2.
D ans le m o d e configuratif, l’objet représenté conserve une
apparence reconnaissable —c’est généralem ent u n animal —et il
rem plit une grande partie du cham p sans l’occuper to u t à fait.
Q u e lq u e s traits distinctifs du m o d è le d o iv e n t p o u v o ir être
identifiés, m êm e si les points de vue juxtaposés sous lesquels il
est d ép ein t tran sfo rm en t p ro fo n d é m e n t sa m o rp h o lo g ie telle
q u ’elle est perçue en vision norm ale. Ainsi Boas n o te -t-il que le
requ in est toujours figuré dans l’iconographie haida avec la tête
en vue “frontale” car elle fournit sur l’animal plus d ’inform ations
q u ’une vue de profil3. En réalité, il s’agit d ’une section transverse
(vue du dessous) qui révèle de façon nette la gueule dentée, les
narines et les petits plis entre celles-ci, les fentes branchiales et
les yeux, légèrem ent décalés par com m odité vers le dessous de
la tête. E n revanche, le corps est m orcelé de diverses façons selon
les points d ’observation adoptés. Dans u n e p einture haida d ’u n
re q u in aiguillat, le corps est fen d u sous la tê te dans to u te sa
lo n g u e u r et les deux m oitiés rabattues dans le plan de part et
d ’autre de celle-ci, surm ontées p ar les nageoires dorsales avec
leurs épines caractéristiques ; la nageoire caudale hétéro cerq u e
est aussi fendue dans le plan et prolonge, to u rn ée vers le bas,
chaque extrém ité du corps, tandis que les deux nageoires p ecto ­
rales p ren n en t place sous la tête (illustration 61). U n req u in gravé
sur un plat présente u n e configuration plus simple : la tête est
figurée avec les m êm es conventions, alors que les deux profils

244
61. Peinture représentant un requin aiguillat, Haida

du corps, au lieu d’être franchem ent séparés, se retrouvent accolés


au niveau de la poitrine et déployés dans le plan de telle façon
que les nageoires dorsales et pectorales v ien n en t les b o rd er de
part et d ’autre (illustration 62). Dans l’un et l’autre cas, le corps
est m o n tré sous q u a tre aspects différents et la tê te sous u n
cinquièm e. Les chapeaux tressés haida sont aussi souvent décorés
dans le style configuratif, les deux profils de l’animal étant peints
chacun sur u n b o rd de la coiffe, com m e enroulés au to u r de la
calotte et joints l’un à l’autre par la pointe du museau et l’extrémité
de l ’arrière-train4. Q u e l’anim al soit figuré sous deux aspects ou
sous cinq, le résultat est identique : il est p leinem ent reconnais­
sable p o u r ce q u ’il est, au tonom e car dissocié de to u t environ­
nem ent et, grâce à la m ultiplicité des plans sous lesquels il apparaît,
détaché d ’un quelconque p o in t de vue particulier p o rté sur lui
par u n sujet.
Le deuxièm e m ode, que H o lm appelle «expansif», est celui
que l’on associe le plus spontaném ent à l’art de la côte N o rd -
O u e st: c ’est le typ iq u e “ d éd o u b lem en t de la rep résen tatio n ”
(split-representation), dans leq u el l ’anim al est fen d u de part et

245
LES F O R M E S D U V I S I B L E

62. Plat en ardoise gravée représentant un


requin, Haida, fin du xixe siècle

d ’autre d ’u n axe vertical et déplié systém atiquem ent de façon à


figurer sur u n m êm e plan ses deux profils, to u t en m aintenant
dans ses grandes lignes la vraisem blance anatom ique de la liaison
entre les parties. O n le reconnaît n o tam m en t à la présence d ’une
encoche en haut du front qui signale le début de l’axe vertical
séparant les deux flancs de l’animal (illustration 5). Le style expansif
exprim e un souci quasi obsessionnel d ’exactitude et de fidélité
au m odèle p u isq u ’il co n d u it à représenter ce qui n ’est pas vu
— mais sim plem ent présum é, com m e en vision norm ale — to u t
en reconstituant de façon plus vraisem blable q u ’avec le m ode
con fig u ratif l ’intégrité physique de l’anim al; condensé dans la
juxtaposition de ses seules vues sagittales, en effet, celui-ci donne
presque l’illusion de se présenter de face, n ’était-ce, p o u r l’obser­
vateur attentif, le front entaillé au m ilieu et la largeur exception­
nelle de la gueule, incurvée vers le haut ou vers le bas à ses deux
commissures.
Q u e l rapport p e u t-o n tracer entre les deux m odes, entre le
dédoublem ent com plet de l’animal (incluant la tête) et sa dislo­
catio n en plusieurs p o in ts de v u e p arm i lesquels la tête to u t
entière ne représente q u ’u n aspect à côté d ’autres ? Boas suggère
q u e le d é d o u b le m e n t sy m étriq u e p ro p re m e n t d it (le m o d e
expansif de H olm ) procède d ’une contrainte technique p lu tô t
que d ’u n e in ten tio n figurative distincte ; il serait le simple effet
d ’u n e extension à des surfaces continues, planes et curvilignes,
U N E H É R A L D I Q U E DES Q UALITÉS

d’u n procédé représentationnel qui s’im pose naturellem ent avec


des objets à plans m ultiples5. Q u a n d les im agiers am érindiens
peignent u n anim al sur u n e boîte rectangulaire (en bois plié),
ils décom posent en effet ses divers plans sur les faces de la boîte,
disposant sa tête sur u n p etit côté et son arrière-train sur l’autre,
ses flancs sur les grands côtés et son dos sur le couvercle. C ette
dissociation des parties d ev ien t plus difficile à réaliser sur u n e
surface continue, com m e un bracelet, où n ’existent pas de divisions
naturelles des positions d ’observation, ce qui conduit à dédoubler
l’anim al à partir du m ilieu de l’arrondi et à déployer ses deux
profils autour du poignet. Le dédoublem ent résulterait ainsi de
la transposition de volum es anguleux à des surfaces planes de
la figuration d ’objets que l’o n souhaite représenter sous toutes
leurs faces. La suggestion est ingénieuse et l’o n p eu t la pousser
plus loin sans faire in terv en ir des spéculations sur l’antériorité
éventuelle de la tridim ensionnalité sur la bidim ensionnalité. C ar
à supposer cette antériorité acquise p o u r la côte N o rd -O u est, ce
qui est loin d ’être le cas, aucune nécessité n ’im pose aux imagiers
de restituer à des surfaces qui ne la proposent pas spontaném ent la
pluralité des points d ’observation offerte par des volum es ; après
tout, depuis les peintres de la grotte C hauvet, u n e grande partie
de l ’hum anité n ’a pas n o n plus suivi cette voie. Si les sociétés
de la côte N o rd -O u e st, et u n e poignée d ’autres, o n t inventé de
figurer sur u n m êm e plan les aspects autant visibles q u ’ordinai­
rem ent invisibles d ’u n objet, c’est que cette m ultiplication de ses
dim ensions physiques était p o u r elles indispensable à la représen­
tation de la vérité de cet objet et à l’affirm ation de la plénitude
de son être. T o u t saisissant q u ’il soit par son élégante simplicité,
le dédoublem ent sym étrique ne constitue q u ’u n cas particulier,
rendu saillant par sa rareté, au sein d ’une gam m e de techniques
perm ettant de d o n n er à voir dans une figure unitaire u n élém ent
du m o n d e envisagé sim ultaném ent à partir d ’u n e diversité de
points de v ue6.
O n en veut p o u r preuve le m ode “ distrib u tif’ dans lequel cette
diversité, en co re v isu ellem en t vraisem blable dans les m odes
“ co n fig u ratif’ et “ ex p an sif’, se transform e en u n e accum ulation
débridée de pièces anatom iques raboutées les unes aux autres

247
LES F O R M E S D U V I S I B L E

sans logique organique apparente. Dans les couvertures de danse


chilkat, les parties de l’animal sont ainsi figurées de façon à rem plir
com plètem ent l’espace dépeint au prix d ’une dislocation de sa
silhouette générale, qui se v oit recom posée dans u n p atchw ork
d’organes stylisés ne tenant aucun com pte de leurs liaisons naturelles
(illustration 63). C e genre d ’im age est l’inverse d ’u n e chim ère
puisque, là où celle-ci agrège des éléments em pruntés à diverses
espèces do n t la com binaison plausible sur les plans anatom ique
et fonctionnel engendre u n être nouveau, les figures typiques du
m od e distributif sont réputées représenter une espèce com m une,
mais tellem ent désarticulée et reconfigurée en fonction des seules
exigences graphiques q u ’elle en devient méconnaissable. L’obli­
gation de saturer l’espace de l’im age, c ’est-à-dire d ’adapter à un
cadre prédéfini la form e de l’objet représenté, entre en conflit
avec l’im pératif d ’iconicité, à tel p o in t que l’animal n ’est souvent

63. Couverture de danse chilkat, Tlingit, mode "distributif", dernier tiers du xixe siècle
U N E H É R A L D I Q U E DES Q U A L I T É S

identifiable que par ceux qui l’o n t figuré. Les couvertures chilkat
en sont le meilleur exemple. Probablem ent nés chez les Tsimshian,
ces em blèm es aristocratiques sont devenus une spécialité de leurs
voisins tlingit, au p o in t d ’être désignés génériquem ent par le n o m
d ’u n e de leurs tribus cô tières7. O r m êm e les m em b res de la
com m unauté o ù la co uverture a été confectionnée se révèlent
le plus souvent incapables de reconnaître l’animal figuré s’ils n ’ont
pas été inform és des intentions du couple à l’origine de l’objet8.
La couverture chilkat de l’illustration 63 a ainsi été décrite à George
T h o rn to n E m m ons, qui l’a collectée, com m e représentant u n
“o u rs-d e-m er” (sea-bear), tandis que des inform ateurs assuraient
à Franz Boas q u ’il s’agit d ’un “ aigle-dressé” {standing-eagle)9. A u
dem eurant, peu im p o rte ici la ressemblance puisque ce n ’est pas
cela qui est e n je u . Les couvertures de cérém onie étaient le plus
souvent cachées à la vue, gardées précieusem ent dans des coffres
d’où elles ne sortaient que p o u r être drapées sur les épaules des
chefs à l’occasion d ’un potlatch. Ainsi enveloppés dans leur blason,
ces derniers dansaient et narraient les circonstances dans lesquelles
un ancêtre avait acquis les pouvoirs attachés à ce signe de distinction
héraldique. Il faut donc v oir les couvertures chilkat com m e une
sorte de co rp s-v ête m en t reco u v ran t la figure du danseur, les
franges virevoltant au gré de ses pas et les plans com posites de
l’animal totém ique épousant com m e des écailles sa figure mobile,
no n com m e u n tableau exposé sur u n m u r —ou dans une vitrine
de m usée —dont on p eu t à loisir interpréter la com position (illus­
tration 64). E n englobant u n hu m ain avec l’im age de ses qualités
physiques diffractées, l’être qui les dispense en amplifie l’expression
de façon ostensible sur la personne qui l’arbore.
Q u ’elles soient dans u n style configuratif, expansif ou distributif,
toutes ces images à points de vue m ultiples sont figurées à l’infini
optique, une situation dans laquelle l’observateur n ’appréhende
pas l’objet dépeint com m e u n e extension de son cham p visuel
figée dans le temps, mais com m e la représentation d ’un ensemble
de traits caractéristiques de cet objet, généralem ent u n animal.
Les conventions iconographiques co n trib u en t à ce que ces traits
puissent être identifiés sans am biguïté. L ’ours est ainsi reconnais­
sable à ses larges pattes, à sa grande gueule aux dents acérées avec

249
64. Tony Hunt, artiste kwakwaka'wakw (kwakiutl), exécutant la "danse de la coiffe" revêtu d'une
couverture chilkat dont il a hérité le droit d'usage de son arrière-arrière-grand-mère tlingit
U N E H É R A L D I Q U E DES Q UALITÉS

une langue qui dépasse surm ontée par u n gros nez ro n d et à u n


angle n ettem en t m arqué entre le m useau et le front, tandis que
le castor exhibe de grandes incisives, une queue écaillée, et tient
un b o u t de bois dans ses pattes antérieures10. C e dernier détail
indique que les qualités figurées sont aussi com portem entales que
physiques, le castor étant indissociable de son activité com pulsive
de constructeur de barrage. E n outre, tant dans le m ode expansif
que dans le m ode configuratif, l’intégrité anatom ique de l’animal
est grosso modo m aintenue, m anière de m o n trer sans ambages que
l’image représente des vues multiples d ’un objet unique et non une
pluralité d ’éléments corporels disjoints. O r les lignes de projection
sont toujours parallèles, com m e l’indique le fait que les corps ne
sont jamais raccourcis —par exem ple, avec les pattes arrière plus
petites que les pattes avant. Juxtaposer plusieurs points d ’obser­
vation d ’u n objet dans u n e im age exige sans doute d ’adopter une
vue située à l’in fin i optique si l’on v eu t que la figure dem eure
identifiable, ce qui ne serait pas le cas en com binant géom étrie
projective et distance m odérée. C om m e dans les peintures austra­
liennes, l’animal est représenté en lu i-m êm e et p o u r lu i-m êm e;
com m e dans celles-ci égalem ent, la projection est très généra­
lem ent m étrique, à l’ex ception toutefois du style expansif. E n
effet, et p eut-être afin de rendre le dédoublem ent plus manifeste,
il est très com m u n que les profils d ’anim aux juxtaposés de part
et d ’autre d ’un axe central p artent en oblique de chaque côté,
soit vers le haut, soit vers le bas, et de façon notable p o u r la tête
(illustration 5)n . Il s’agit donc d ’une transform ation affine trans­
posant en deux dim ensions l’effet de p ro fo n d eu r de certaines
faces animales peintes sur des boîtes de façon que leur axe de
symétrie coïncide avec une arête12. C e ren o n cem en t à la trans­
form ation m étrique, elle-m êm e si caractéristique par ailleurs des
styles configuratif et distributif, offre p eu t-être u n nouvel indice
du caractère exceptionnel du dédoublem ent de la représentation
parm i les procédés figurant des points d ’observation diversifiés.
Si des images en m ode expansif exprim ent parfois, sinon un désir
de tridim ensionnalité, du m oins la légère illusion de décalage des
plans qu’autorise la géométrie affine, il n ’en va pas de m êm e pour le
reste de l’iconographie en deux dimensions de la côte N ord-O uest,

251
LE S F O R M E S D U V I S I B L E

qui dem eure indifférent à la représentation des volum es. Le plan


de l ’im age y est traité co m m e u n espace à saturer de form es
organisées principalem ent à partir de principes de com position
internes à la représentation p lu tô t q u ’avec l’o b jectif de rep ro ­
duire des volum es et l’espace extérieur où ils sont disposés. M êm e
dans la représentation dédoublée, du reste, c’est la volonté d ’arti­
culer des motifs sur une surface plane qui prim e sur l’am bition
de reproduire des scènes en trois dim ensions ou d ’im prim er un
dynamisme suigeneris à l’image. C e formalisme est particulièrement
net dans le style distributif, notam m ent dans les couvertures chilkat.
Les imagiers s’attachent à em plir la totalité du cadre découpé au
préalable p o u r recevoir la figure de l’animal, sans tenir com pte de
son apparence originelle, mais en tirant parti des caractéristiques
ornem entales propres au m o tif bidim ensionnel. Ils ex p lo iten t
souvent p o u r ce faire les principes de construction visuelle que
la psychologie de la Gestalt a mis en évidence —n o tam m en t la
loi de proxim ité (les élém ents les plus proches sont vus com m e
form ant une seule figure), la loi de sym étrie (un élém ent figuré
avec des axes de sym étrie apparaît com m e u n e form e autonom e)
et la loi de destin co m m u n (les élém ents d o n t la position ou le
m o u v em en t apparent sont unifo rm ém en t orientés seront perçus
com m e appartenant à la m êm e figure). Ces deux préoccupations
— saturation et équilibre form el —l’em p o rten t sur la volonté de
reproduire avec vraisem blance le volum e du sujet représenté et
sa situation dans u n m ilieu. L’intérêt d éco ratif et la fascination
p o u r la virtuosité de la com position prévalent ici sur les exigences
de l’iconicité, à tel p o in t que certaines images de la côte N o rd -
O uest p ourraient entrer dans la catégorie de l’art ornem ental, à
l ’instar des feuilles d ’acanthe ou des palm ettes dans l’A ntiquité.
O n ne s’étonnera guère que, voulant m ontrer la m êm e chose, les
imagiers de l’Australie aborigène et ceux de la côte N o rd -O u e st
spécialisés dans les blasons aient fait les m êm es choix formels :
figurer u n être qui est à la fois un concept incarné, un des gabarits
du m o n d e et un rép erto ire de qualités exige d ’offrir la vue la
plus com plète de sa m atérialité corporelle en m êm e temps que
la représentation la plus nette de son arm ature structurelle, que
ce soit m étaphoriquem ent —par la restitution de ses agencem ents
U N E H É R A L D I Q U E DES Q U A L IT É S

physiques —ou m éto n y m iq u em en t —par l’exhibition des traces


de sa présence13. D ép ein d re cet être en dém ultipliant ses aspects
préserve ainsi la com plétude et la constance de sa form e, donc
des propriétés d o n t il est p o rteu r, beaucoup plus efficacem ent
que ne le ferait une vue illusionniste en perspective linéaire. P o u r
être conform e à l’idée q u ’il exprim e, il d oit être regardé avec les
yeux de l’esprit co m m e une totalité sans défaut, im perm éable
aux altérations du tem ps et aux déform ations im posées par u n
sujet percevant, n o n avec les y eu x de la p ercep tio n ordinaire
dont la convergence des lignes de fuite s’est efforcée de rep ro ­
duire le caractère fugace et contingent. C e n ’est pas u n ours ou
un varan qui sont représentés dans ces images, mais u n paquet
d’attributs sans âge, et au m o y en de la transform ation géom é­
trique, qui autorise l’identification la plus sûre à la distance qui
assure l’atem poralité la plus manifeste. C o m m e o n l’a vu avec le
m ode distributif de la côte N o rd -O u est, la diversification plétho­
rique des points de vue et la recherche d ’effets esthétiques dans
l’invention et l’arrangem ent des motifs p eu t sans doute faire glisser
la figuration totém iq u e vers u n art héraldique dans lequel l’élé­
gance et la subtilité de la com position l’em p o rten t sur l’am bition
de rendre présente la figure d ’u n prototype originaire. C ’est p eu t-
être le risque du totém ism e, et l’une des raisons de sa remarquable
stabilité, que de perdre de vue sa raison d ’être en devenant un
simple réservoir de référents dém otivés, prétexte à se parer d ’une
distinction ostensible tant p o u r ceux qui s’en réclam ent que p o u r
ceux qui les figurent.
7.

Le pouvoir de la trace

R arem en t u n régim e figuratif aura-t-il été aussi constant que


celui des A borigènes australiens dans sa façon de p rê te r u n e
puissance d ’agir aux images : p arto u t sur le continent, et quelle
que soit leur form e, celles-ci sont des indices encore frémissants
de ce q u ’accom plirent jadis les êtres du R êve, des empreintes dont
les hum ains affiliés à chacune de ces entités totém iques revivifient
l’effet génésique chaque fois q u ’ils célèbrent l’ardeur des com m en­
cements. R ie n n ’illustre m ieux ce lien entre les prototypes du
m onde, la trace physique qu’ils ont laissée et le devoir des humains
d’en réactiver la fécondité originelle par des figurations que les
silhouettes fantom atiques des wandjina d o n t sont constellés les
abris-sous-roche du K im berley (illustration 52). O n se souviendra
q u ’après avoir façonné la géographie des lieux par leurs actions
ces êtres du R ê v e au visage de clow n triste se sont m étam o r­
phosés en peinture d ’eux-m êm es. Il revient aux groupes tribaux
de la région d ’entretenir ces incarnations imagées, c ’est-à-dire de
veiller à ce que ne s’efface pas sous l’usure des siècles l’être qui
s’était déposé à travers elles sur une paroi afin que, coagulé dans
un hors-tem ps, il continue à assurer la régénération des plantes
et des anim aux dont il est responsable. Par-delà cette illustration
exemplaire de l’image indicielle, l’Australie tout entière tém oigne
du principe que les signes graphiques tracés par les A borigènes
sont les échos des transform ations causées au tem ps d u R ê v e

255
LES F O R M E S D U V I S I B L E

par les agissements d ’êtres prodigieux. R ep ro d u ire visuellem ent


une trace, c ’est red o n n er vie à la cause im m édiate de ce qui l’a
produite, réveiller son agence dans l ’espoir d ’en o rienter l’effet.
Par le tru ch em en t d ’H o w ard M orphy, les Y olngu de la terre
d ’A rn h em o n t parfaitem ent défini la nature de l’indicialité des
images en régim e to tém iq u e1. O n a vu que chaque clan patrili—
néaire yolngu détient u n patrim oine en partie im matériel autrefois
laissé à ses m em bres par des êtres du R êv e. Y figurent de façon
ém inente des motifs graphiques que les hum ains dessinent sur le
sol, sur leurs corps ou sur une plaque d ’écorce, en sus de l’ensemble
des images que la terre des Y olngu offre à l’observation —q u ’ils
o rn en t la peau d ’u n serpent, les ailes d ’u n papillon ou la carapace
d’une tortue —puisque tous procèdent de l’action prim ordiale des
prototypes totém iques. E n figurant ces motifs qui renvoient à la
partition prim itive des êtres et des lieux en segments totém iques,
en les m anipulant dans les rituels, les Y olngu ren o u en t le fil avec
ceux qui instituèrent cet ordre au m atin du m onde. La puissance
perform ative des images tien t au fait q u ’elles sont physiquem ent
inhérentes à l’être du R êv e dont elles proviennent, n o n seulement
parce q u ’elles apparaissaient sur son corps ou q u ’elles résultent
de ses activités, mais aussi parce q u ’on les “recharge” en utilisant
des pigm ents décrits co m m e les substances corporelles q u ’il a
laissées derrière lui. D u fait de ces connexions directes, les motifs
s’infusent de la puissance d ’agir du p ro to ty p e totém iq u e q u ’ils
représentent par m étonym ie et contiguïté, notam m en t lorsqu’ils
sont finem ent hachurés de blanc, un effet de chatoiem ent signalant
q u ’est activée l’agence do n t cette source est im bue. Les peintures
de chaque clan tirent sens et puissance de leur association à des
sites totém iques où se d éroulèrent jadis les actions instituantes
des êtres du R êv e do n t ces groupes dépendent, les images servant
dans des cérém onies à red o n n er corps à ces êtres en déclenchant à
nouveau le dynamisme do n t ils étaient initialem ent dispensateurs.
P o u r préciser la façon d o n t les images totém iques deviennent
o p érato ires dans les rituels, o n se d éplacera d ’u n m illier de
kilom ètres plus au sud, vers u n e autre p opulation australienne
déjà évoquée au chapitre 5, les W arlpiri du désert central, dont
l’iconographie a été m agistralem ent décrite par N an cy M u n n 2.

256
LE P O U V O I R D E LA T R A C E

T o u t com m e c’est le cas avec les Y olngu, les motifs graphiques


w arlpiri fo n t partie du p atrim o in e des groupes totém iques et
com prennent, par-d elà les graphèm es codifiés, tous les signes
visibles qui subsistent du passage sur le u r territo ire de divers
êtres du R êv e, depuis les em preintes laissées par leurs m o u v e­
m ents ju sq u ’aux objets rituels d o n t ils enseignèrent l’usage aux
humains, en passant par les accidents du relief résultant de leurs
m étam orphoses. R appelons que ces graphèm es —dessinés sur le
sol p o u r illustrer u n récit ou appliqués sur les corps et les objets
rituels dans les cérém onies — sont la re p ro d u ctio n exacte des
traces im prim ées dans le m o n d e par les actions des prototypes
totém iques et les effets de leurs déam bulations, le plus souvent
une partie de leur anatom ie se dessinant en négatif sur le sol : les
pieds, le ventre, la queue, le p én is... La cartographie indicielle
de ces itinéraires prim ordiaux oscille entre les deux m om ents clés
de la vie nom ade qui fut celle des ordonnateurs du m o n d e et
que leurs descendants o n t longtem ps p erpétuée : le camp, espace
dom estique du nourrissem ent et de la sexualité familiale, figuré
par des motifs à base de cercles, et la piste, lieu des rencontres
inopinées, figurée par des lignes droites ou sinueuses (illustra­
tions 5 5 et 56). E n outre, du fait de la continuité physique entre
l’image et ce qui lui a d o n n é form e, les motifs qui schém atisent
les em preintes des êtres du R êv e sont réputés investis de l’agence
de ceux qui les o n t p ro d u its à l’origine, fournissant ainsi aux
W arlpiri une occasion de les em ployer dans des rites destinés à
amplifier la fécondité des hum ains, des plantes et des anim aux.
La dim ension générative des motifs est d ’ailleurs contenue dans le
term e m êm e par lequel on les n om m e, guruwari, lequel sert aussi
à désigner la force vitale insufflée par les êtres du R ê v e dans le
corps des hum ains et des non-hum ains de la classe totém ique qui
leur est subordonnée3 ; les motifs visibles q u ’ils o n t légués aux
hum ains sont ainsi littéralem ent des foyers de puissance d ’agir.
Regardons de plus près la manière dont cette puissance se trouve
mise en branle dans les cérém onies totém iques appelées banba.
Elles sont organisées par des groupes cultuels d ’u n e quinzaine
d’hom m es issus de lignages patrilinéaires sans grande profondeur
généalogique, groupes que les spécialistes des W arlpiri appellent
LE S F O R M E S D U V I S I B L E

des “loges” et qui o n t p o u r m ission de célébrer les êtres du R êv e


d o n t se réclam e le lignage dans les sites où ils fu ren t autrefois
actifs4. A u nom bre de cent cinquante p o u r to u t le pays yolngu
selon M ervyn M eggitt, ces prototypes totém iques appelés djugurba
(“rêv e”) sont décrits com m e des aspects anthropom orphes d ’élé­
m ents saillants du m ilieu de vie —pluie, feu, ignam e, fourm i
volante, opossum —ou parfois com m e des hum ains nom m és, les
uns com m e les autres ayant déam bulé jadis dans le territoire du
groupe de filiation qui les revendique. C haque loge exerce ses
prérogatives rituelles sur quelques-unes seulem ent de ces entités,
généralem ent les plus im portantes de son segm ent totém ique, en
général dans les sites m êm es où elles furent les plus actives. Les
cérém onies se déroulent régulièrem ent l’après-m idi et réunissent
les m em bres d ’une loge cultuelle et leurs “assistants” , des membres
de la patrim oitié alterne à qui est confiée la tâche de décorer les
officiants et de fabriquer les ornem ents et l’attirail q u ’ils v o n t
utiliser. L ’essentiel du tem ps est consacré aux préparatifs, la
perform ance rituelle elle-m êm e ne durant que quelques minutes.
C elle-ci consiste en une mise en scène des êtres du R ê v e dans
l’une ou l’autre des situations de leur existence, vaquant à leurs
occupations au cam pem ent ou en déplacem ent sur la piste, soit
la m êm e division spatio-tem porelle que celle do n t attestent déjà
les répertoires graphiques les représentant. Dans le prem ier cas,
u n ou plusieurs danseurs se déplacent à pas glissés et en position
ramassée au m ilieu du cercle des spectateurs; dans l’autre, les
danseurs avancent de front à la rencontre de leurs com pagnons.
L’action rituelle pro p rem en t dite se term ine lorsque les m em bres
de l’autre patrim oitié retirent coiffes et ornem ents aux danseurs.
D ’après les com m entaires des officiants, l ’attirail rituel et la
décoration des corps perm ettent d ’incarner le prototype totém ique
au sens littéral — “faire viande” — et de le rendre présent en le
réactivant — “ il se réveille” , “il arrive” , “il se d étach e” (de la
topographie du pays)5. C ette dernière expression est particuliè­
rem en t révélatrice de la nature du lien indiciel entre la cause et
l’effet : résultats tangibles de l’action des êtres du R êve, le relief et
la disposition des lieux hébergent encore dans leur conform ation
physique la puissance d ’agir de ceux qui les o n t engendrés et il

258
LE P O U V O I R D E LA T R A C E

revient aux hum ains de la raviver par leurs cérém onies. Certes,
les rites animistes o n t aussi p o u r b u t de matérialiser des présences
efficaces en inco rp o ran t dans des danseurs masqués des entités
reconnaissables sur lesquelles o n p réten d influer, ou en faisant
jo u e r à des figurations de personnes hum aines et n o n hum aines
le rôle d é c le n c h e u r d ’u n c h an g e m en t d ’état, c ’est-à-d ire en
m anipulant des relations p ar des im ages. M ais les cérém onies
totém iques 'banba, com m e b ien d ’autres en Australie, ne visent
pas à représenter ico n iq u em en t l’u n ou l’autre des êtres du R êv e
à l’origine de la topographie d ’u n pays, de la fécondité de ses
habitants et de leu r m ise en o rdre seg m en tée; elles o n t p o u r
fonction de “réveiller” p ério d iq u em en t l’agence do n t ces entités
ont fait m o n tre par le biais du m aniem ent des traces q u ’elles o n t
laissées. E t c ’est p o u rq u o i les décorations corporelles et l’attirail
rituel ne figurent pas les traits physiques ou le costum e graphique
de l’entité que les hum ains incarnent, à l’instar de ce qui se fait
en A m azonie ou en A m érique du N o rd , mais b ien les m arques
de son passage à la surface de la terre, toutes im bues encore de
son énergie causative.
U n b r e f exam en des costum es m e t b ie n en évidence cette
indicialité rituelle. Les m otifs guruivari renvoyant aux effets matériels
des déplacem ents de tel ou tel être du R ê v e sont tracés sur les
corps des m em bres de la loge cultuelle qui o n t p o u r charge de le
personnifier au m oyen de touffes de duvet blanc ou rouge (teinté
avec du sang) et figurés, avec des plum es et du duvet, dans les
coiffes en ram eaux d ’acacia q u ’ils arborent. Les motifs et l’attirail
rituel figurent soit l’itinéraire, soit la station au cam p du ou des
totem s personnifiés, parfois les deux. Ainsi, afin d ’incarner l’être
du R ê v e Souris-M arsupiale, le danseur sera décoré sur le visage,
les bras et le torse d ’u n e ligne sinueuse, im pression laissée sur
le sol par la queue et le pénis du p ro to ty p e q u ’il incarne, et il
portera une coiffe faite de deux couronnes superposées corres­
p ondant au cam p circulaire et au tro u dans le sable que celui-ci
a m énagé p o u r y passer la n u it —ainsi que les W arlpiri avaient
coutum e de le faire. Les saynètes jouées par les danseurs p euvent
aussi figurer une ren co n tre entre êtres du R êv e. Ainsi en va-t-il
de la cérém onie im pliquant N u it (M unga ) et B aie-C om estible

259
LES F O R M E S D U V I S I B L E

('Yagadjiri) qui com porte trois officiants. D eu x hom m es figurent


N u it par le m oyen d ’une silhouette anthropoïde dépeinte sur le
visage, les bras et les cuisses, laquelle retrace en réalité u n circuit
to rtu eu x , et p o rten t dans leu r dos une longue perche d ’acacia
décorée de duvet et de plum es représentant le chem in de N u it
dans le ciel en m êm e tem ps que la trace de son corps allongé
dans le cam pem ent (illustrations 65a et b). L’autre officiant person­
nifie la fem m e-baie Yagadjiri, d o n t la coiffe évoque l’écuelle de
bois lui servant à collecter les baies ; assise au camp et occupée à
préparer de la nourriture, elle est rejointe par les deux officiants
qui rep résen ten t N u it, lesquels lui d em an d en t à m an g er puis
copulent avec elle.
D ans to u te s les c é ré m o n ie s o b serv ées p a r N a n c y M u n n ,
les m otifs guruwari dessinés sur les corps ou sur l’attirail rituel
figu ren t ainsi la m arque occasionnée p ar des activités passées,
en sorte que les officiants s’id en tifien t aux êtres q u ’ils rep ré­
sentent, n o n pas en tâch an t d ’im iter le u r apparence supposée,
mais bien par le contact physique q u ’ils en tretiennent, grâce aux
m otifs d o n t ils sont recouverts, avec l’écho toujours vivace de
ce que ces êtres accom plirent au tem ps du R ê v e 6. Le lien entre
le m o tif com m e trace d ’u n e action et la puissance génésique
qui l ’anim e n ’est pas seulem ent m anifeste dans les dénotations
du te rm e guruwari ; il apparaît aussi avec n e tte té lo rsq u e les
officiants, anim és p ar la force irrépressible q u i s’est em parée
d ’eux, se m e tte n t à frissonner de tous leurs m em bres, causant
la ch u te du d u v et q u i figurait l ’em p re in te du to te m sur leu r
corps, et irrig u an t dans u n m ê m e m o u v e m e n t la te rre sous
leurs pas de la fertilité d o n t ils o n t été u n m o m en t dépositaires7.
L oin de p ro céd er d ’u n e q u elco n q u e “pensée m ag iq u e” , le fait
d ’attribuer à des traces imagées une partie de la puissance causale
de l’agent réputé les avoir produites paraît relever du psychisme
ordinaire, su rto u t quand la trace ren d visible u n trait physique
de cet agent. Il s’agit, là encore, d ’u n e ab duction, qui autorise
u ne inférence à rebours : le résultat d ’u n e cause m anifeste qui
s’est absentée in cite à im aginer q u ’elle puisse être à n o u v eau
activée si l’on ressuscite l’effet q u ’elle a engendré. D ans u n autre
dom aine sensible que celui des im ages, on sait que la m ém o ire

260
65a. Représentation rituelle de l'être totémique Nuit (Munga)
par des Warlpiri lors d'une cérémonie banba
LES F O R M E S D U VI SI BL E

olfactive, aiguillonnée par u n parfum , p erm e t de recréer sans


effort c o n scie n t les circo n stan ces associées en u n e occasion
antérieu re à ce stim ulus, p ar exem ple d ’ép ro u v er avec acuité
la présence d ’u n e perso n n e fam ilière qui n ’est p o u rta n t là q u ’à
travers l’indice o d o ran t q u ’elle nous a laissé.
Variation 1
Image-répertoire et image-personne

Par souci pédagogique sans doute, p ar rage de convaincre


p e u t-ê tre , j ’ai fait ju s q u ’à m a in ten a n t co m m e si les d eu x
régim es figuratifs que nous avons passés en revue form aient,
où q u ’ils se d o n n en t à voir, des ensembles m onolithiques. Il
n ’en est rien b ien sûr. Il est m êm e probable que l’hybridité
des répertoires iconiques est chose co m m u n e, à l’instar de
l ’hybridité des assemblages ontologiques que ces répertoires
signalent de façon ostensible et d o n t ils sont sans d o u te les
m eilleurs indices. C ertes, les m odes de figuration anim iste
et totém ique se caractérisent par des opérations qui leur sont
propres —par exem ple, la com m utation des perspectives p o u r
le prem ier ou l’incorporation d ’une structure dans une entité
autoréférentielle p o u r le second - autant que par les dispo­
sitifs formels choisis p o u r les m o n trer et les situations au sein
desquelles le u r puissance d ’agir se m anifeste. Mais, s’il est
exceptionnel de v o ir plusieurs de ces opérations com binées
en une seule im age, il n ’y a rien d ’inusité à ce q u ’u n m êm e
co llectif h u m ain in v e n te des figurations qui em p ru n ten t,
selon les circonstances, ta n tô t à un m o d e d ’identification,
tan tô t à u n autre, avec systém aticité et en conform ité avec
les com binaisons ontologiques qui s’exprim ent dans d ’autres
cham ps de sa vie sociale. L ’h y b rid ité des im ages résulte
dans ce cas de la coexistence historique au sein d ’u n m êm e
LES F O R M E S D U V I S I B L E

collectif de deux régim es ontologiques distincts qui o n t su


s’acco m m o d er l’u n à l’au tre au fil du tem ps. Les expres­
sions les plus com m unes de ce genre d ’association sont le
p ro d u it d ’échanges très anciens entre des “nappes o n to lo ­
giques” d o n t les frontières se ch evauchent dans des zones
d ’in terface, p ar ex em p le les m élanges co sm o lo g iq u es et
figuratifs entre anim ism e et analogism e q u ’o n t réalisés des
populations amazoniennes du piém o n t no rd-ouest des Andes
o u les m in o rité s “ m o n ta g n a rd e s” des hauts p lateau x du
V ietnam et du Laos. Plus originaux sont les cas d ’hybridité
qui présentent, dans une vaste région uniform ém ent m arquée
par u n type o ntologique, des com binaisons avec u n e autre
onto lo g ie d o n t on ne tro u v e nulle trace à pro x im ité sous
u n e form e “p u re ” . Il faut alors supposer que l’hybridation
est structurelle, en ce q u ’elle n e résulte pas d ’u n co n tact
avéré, mais d ’u n d éveloppem ent endogène diversifiant des
possibilités co n ten u es en germ e dans l’o n to lo g ie initiale.
C ’est le cas des peuples autochtones les plus septentrionaux
de la cô te o u est du C an ad a - les T lin g it, les H aid a, les
T sim shian — d o n t le systèm e cosm ologique et les in stitu ­
tions juxtaposent sans discordances perceptibles des éléments
totém iques et des éléments animistes. L’exam en atten tif de la
m anière d o n t s’opère cette com binaison nous en apprendra
plus sur l’hybridation o n to lo g iq u e des images q u ’u n e foule
d ’exem ples disparates et c ’est p o u rq u o i il m érite que l’on
s’y attarde u n m o m en t. Après to u t, com m e le n o tait Mauss,
« c’est u n e erreu r de croire que le crédit auquel a dro it une
p ro p o sitio n scien tifiq u e d é p en d e du n o m b re des cas où
l’on croit p o u v o ir le vérifier». E n la m atière, la réalité d ’un
rapport « établi dans u n cas unique, mais m éth o d iq u em en t et
m in u tieu sem en t étu d ié» 1, est plus certaine que les preuves
apportées par u n fatras de faits em pruntés de façon confuse
aux cultures les plus diverses.
D e fait, l’eth n o g rap h ie du n o rd de la côte N o rd -O u e s t
présente u n aspect paradoxal. C ertes, il est aisé d ’y déceler
les traits typiques d ’un m ode d ’identification animiste dont
b ie n des aspects sont d ’ailleurs co m m u n s à la p lu p art des

264
IM A G E -R É P E R T O IR E ET IM AGE-PERSONNE

A m érin d ien s du n o rd d u c o n tin e n t. O n y d it des n o n -


humains, notam m ent des animaux, qu’ils se voient eux-mêmes
com m e des hum ains et q u ’ils possèdent une subjectivité, une
culture et des institutions analogues à celles des hom m es avec
lesquels ils entretiennent des relations de personne à personne.
E n revanche, quand on se tourne vers la production figurative
de ces peuples, la dim ension animiste paraît en partie effacée,
sauf p o ü r quelques objets co m m e les m asques à transfor­
m ation ou les hochets cham aniques. C o m m e o n l’a vu au
chapitre 6, la plupart des spécialistes de la région insistent
au contraire sur le fait q u e les im ages les plus com m unes
sont p o u r l’essentiel des blasons, à savoir des assemblages de
signes iconiques exprim ant une classification totém ique au
sens que Boas avait esquissé et que Lévi-Strauss a développé
quelques décennies plus tard, c’est-à-dire u n système dans
lequel des écarts différentiels entre objets naturels servent
de gabarits m en tau x afin de conceptualiser les écarts entre
groupes sociaux2.
Les Tsimshian offrent une bonne illustration de ce paradoxe.
T andis que les rech erch es récentes, n o ta m m e n t celles de
M arie-Françoise G uédon, conduisent à les ranger sans conteste
dans u n régim e anim iste, les travaux plus anciens, particu­
liè re m e n t ceu x de M arius B arbeau et de V iola G arfield,
soulignent p lu tô t leur dim ension to tém iq u e3. F ort h eu reu ­
sem ent, la thèse de doctorat de la regrettée M aijorie H alpin
a perm is d ’éclaircir de façon lum ineuse cette contradiction
apparente4. F ondée sur l’étude des copieuses notes de terrain
recueillies de 1914 à 1957 par M arius Barbeau et son colla­
borateur auto ch to n e W illiam B eynon, sa m onographie m et
en évidence la différence que les Tsim shian opèrent entre le
système des blasons, riche de plusieurs centaines d ’armoiries
n o m m ées fig u ran t des an im au x héraldiques, et u n autre
système iconographique figurant des esprits et illustrant les
p ouvoirs q u ’ils tran sm ette n t aux hum ains. O n p e u t tirer
de cette opposition une typologie qui distingue n ettem en t
deux sortes d ’images : les prem ières représentent u n groupe
de qualités contrastives incarnées dans u n to tem (ptE x ) ayant
LES F O R M E S D U V I S I B L E 7
u n e fo rm e anim ale o u h u m ain e, tandis que les secondes
relèvent sans conteste d ’u n régim e animiste et o n t p o u r b u t
de rendre visibles et actifs des esprits (n a xm ’x), généralem ent
anim aux. Q uelques précisions sur le système social tsimshian
sont indispensables p o u r com prendre la façon do n t ces deux
registres s’articulent.
Les T sim sh ian v iv e n t au n o rd -o u e s t de la C o lo m b ie -
Britannique, sur le littoral du Pacifique et sur les rives des fleuves
Nass et Skeena, des régions boisées riches en ressources halieu­
tiques grâce auxquelles, jusque dans les premières décennies du
X X e siècle, ils pouvaient subsister exclusivem ent de la pêche,
de la cueillette et de la chasse, notam m en t des mammifères
marins. Ils étaient répartis en trois grands ensembles géogra­
phiques, les Tsim shian de la côte, les N iska et les Gitksan,
chacun parlant u n e variante dialectale de leur langue qui n ’est
reliée à aucune autre dans la région. Le saum on, principale
ressource alimentaire, était capturé et fum é durant les mois
d ’été, que les familles passaient dispersées dans leurs camps de
pêche, tandis que le poisson-chandelle, ramassé en quantités
phénom énales dans la Nass au printemps, fournissait de l’huile
d o n t les T sim shian faisaient co m m erce avec leurs voisins
tlingit et haida. E n hiver, les familles restaient p o u r l’essentiel
confinées dans les villages, occupant de spacieuses maisons
en planches de cèdre rouge où elles vivaient des provisions
accumulées durant la belle saison; c ’était l’époque des fêtes
et des cérém onies, le m o m en t où les esprits venaient rôder
près des habitations, le m o m e n t aussi où les m em bres des
sociétés secrètes initiaient les novices et où les grands chefs
organisaient des potlatchs fastueux au cours desquels étaient
rituellem ent transmis titres et privilèges d ’une génération à
une autre5.
Les Tsim shian étaient organisés en maisons, sous certains
aspects com parables aux maisons aristocratiques d ’A ncien
R é g im e , des u n ités sociales au to n o m e s p o rta n t le n o m
de leu r c h e f de rang le plus élevé, exerçant des droits sur
les ressources d ’u n te rrito ire et d é te n a n t u n p atrim o in e
cérém oniel exclusif com posé de blasons, de noms, de mythes

266
I M A G E - R É P E R T O I R E ET IM A G E -P E R S O N N E

d ’origine, de chants et du dro it d ’organiser certaines fêtes6.


C haque maison relevait de l’u n des quatre clans matrilinéaires
exogam es et de l ’u n des vingt-six groupes locaux nom m és,
habituellem en t appelés tribus, correspondant en général à
un village d ’hiver. La structure sociale tsim shian reposait en
outre sur une segm entation en quatre ordres très hiérarchisés :
les lignées de plus h au t rang — qualifiées de “royal houses”
par les Tsim shian —étaient subdivisées entre les maisons des
héritiers directs (les “p rinces” et “princesses”) et celles des
héritiers présom ptifs ; les m aisons du deuxièm e ordre, dit
“ des conseillers” , représentaient l’essentiel de la population,
tandis q u ’un troisièm e ordre, celui des wahayin, agrégeait des
individus déclassés et m arginaux issus de l’ordre p récédent,
et parfois de celui des chefs, relégués dans l’ostracism e et la
déchéance du fait de leur conduite, de leur tem péram ent ou
de leur naissance illégitim e. Enfin, les Tsim shian possédaient
des esclaves, en général des captifs de guerre. Les m em bres
des deux dernières catégories v ivaient à la p érip h érie du
systèm e, sans blasons, sans m y th es d ’o rig in e, sans nom s
cérém oniels, privés de recours à u n passé ancestral qui aurait
p u leu r conférer droits et privilèges. Les distinctions entre
princes et “ conseillers” , co m m e entre maisons de haute et
de basse lignée, étaient entretenues, et en partie créées, par
le système des échanges agonistiques du potlatch, d o n t l’une
des finalités était la m anipulation des blasons, le sym bole de
prestige par excellence.
Les blasons représentaient u n to tem d ’apparence animale
ou hum anoïde appartenant à une maison et com m ém oraient
la rencontre entre des hum ains fondateurs de la m aison et
des esprits qui leur avaient cédé des pouvoirs. Bien que les
blasons fussent une partie essentielle du patrim oine collectif
d ’une m aison, leur co ntrôle effectif dem eurait le privilège
des lignages princiers, chaque blason étant associé à des noms
transmis en ligne matrilinéaire de telle façon que le chef portait
toujours le n o m revêtu de la dignité la plus élevée. C ’est au
cours d ’u n potlatch convoqué p o u r l’occasion que les chefs
réclam aient le droit d ’arborer u n n o m tom bé en déshérence
LES F O R M E S D U V I S I B L E

et d ’exhiber les armoiries correspondantes. Il leur fallait p our


cela ériger u n m ât héraldique po rtan t les principaux blasons
de la m aison en célébration de la m ém oire du ch ef décédé
d o n t ils revendiquaient le n o m et raconter par le m en u les
événem ents ayant conduit jadis à l’adoption de cet em blèm e
par u n ancêtre d o n t le lien généalogique avec le prétendant
au blason devait être spécifié. Le blason pouvait parfois être
p ein t sur le fro n to n d ’une maison, et les circonstances de son
acquisition figurées dans une saynète, voire dans une représen­
tation théâtrale plus élaborée, m oyen spectaculaire de réclamer
publiquem ent le droit de le porter. Le récit de validation d ’un
blason, c’est-à-dire l’histoire détaillée des pérégrinations d ’un
ancêtre dans des lieux précisém ent identifiés, servait en outre
à exprim er les prétentions d ’une maison sur un territoire ou
à réaffirm er son droit d ’en faire usage, une connexion entre
des sites et des événem ents passés qui n ’est pas sans rappeler
la façon d o n t le totém ism e australien légitim e l’accès à des
lieux p o u r des groupes issus d ’êtres prodigieux qui les o n t
autrefois fréquentés. Les prérogatives rituelles des chefs les
plaçaient ainsi dans u n e fonction d ’interm édiaire entre les
m em bres de leur collectivité, les anim aux-em blèm es do n t ils
détenaient les blasons et les esprits anim aux d o n t ils tiraient
des pouvoirs spéciaux.
Dans la stricte hiérarchie qui gouvernait la société tsimshian,
le c h e f de la m aison de rang le plus élevé dans u n e trib u
occupait la fo n ctio n de c h e f de la tribu, toutes les maisons
des quatre clans dans chacune des tribus étant ordonnées
au-dessous dans u n e série d escen d an te. Si certains chefs
jo u issaien t d ’u n plus g rand p restig e que d ’autres, au cu n
n ’exerçait p o u rtan t u n réel p o u v o ir supra-tribal ; le rapport
en tre les chefs de trib u à l ’in té rie u r de chaque ensem ble
géographique se voyait au contraire fondé sur u n e intense
rivalité s’exprim ant en prem ier lieu dans les potlatchs. Appelé
“perso n n e réelle”7, le c h e f tribal était d ép o u rv u d ’autorité
co ercitiv e, ses devoirs et responsabilités étan t avant to u t
rituels : lui et sa famille devaient à to u t m o m en t m anifester
une co nduite exem plaire et il avait l’obligation d ’organiser

268
I M A G E - R É P E R T O I R E ET IM A G E -P E R S O N N E

des potlatchs co n tre les chefs des autres tribus, n o ta m m en t


grâce aux contributions des m em bres de sa tribu. C ependant,
son rôle principal était plus com plexe à définir et com binait
les fonctions d ’u n m é d iate u r cosm ique avec celles d ’u n e
m ém o ire incarnée des attributs de la m aison d o n t il était
à la tête. O n disait en effet du c h e f q u ’il était u n wihalait,
u n “ gran d halait”, le te rm e halait d ésig n an t à la fois u n
état, un'e qualité et u n statut8. Le m o t est in différem m ent
traduit par “ danse” , “ danseur” , “ cham ane” ou “ in itié ” et,
de fait, n ’im p o rte quel h u m ain p eu t être qualifié de halait
lo rsq u ’il est considéré co m m e d éten teu r d ’un p o u v o ir issu
du m onde des esprits et en situation d ’en faire usage, le ch ef
n ’en étant q u ’u n e m anifestation exacerbée. Le term e p e u t
égalem ent être appliqué à des artefacts qui o n t un lien avec
les esprits, tels les coiffes et hochets cérém oniels ou les capes
chilkat. E nfin, halait est étro item en t couplé à la n o tio n de
n a x m ’x : u n h u m ain rép u té halait est q u elq u ’un qui a été
en contact avec u n n a x m ’x , à savoir u n être, u n év én em en t
o u u n e circ o n stan ce so rta n t de l ’o rd in a ire et in d iq u a n t
une présence ou u n e action d ’u n e en tité extrahum aine. A
ce titre, n a x m ’x est le n o m générique d o n n é aux p erso n ­
nages d o n t les m ythes retracen t les aventures, n o ta m m en t
les esprits à form e anim ale ; le term e dén o te égalem ent les
êtres et les p érip éties auxquels se réfèren t certains nom s
possédés par les chefs, des nom s q u ’ils n ’o n t pas acquis par
filiation, à l ’instar de ceux liés à des blasons, mais à la suite
d ’u ne expérience visionnaire personnelle qui les a mis en
contact avec u n esprit.
Les term es halait et n a x m ’x ren v o ien t ainsi à la dim ension
anim iste des T sim shian. C o m m e c’est le cas dans de très
no m b reu x collectifs autochtones d’A m érique du N o rd , les
pouvoirs cham aniques et certains types de com pétences, telle
l’aptitude à être u n b o n chasseur, u n b o n guerrier ou un b o n
orateur, résultent d ’une quête visionnaire au term e de laquelle
u n hum ain acquiert un assistant extrahum ain, généralem ent
u n esprit animal, qui lui servira de guide et de protecteur. D u
reste, on trouve chez les Tsimshian des cas de “perspectivisme” ,

269
LES F O R M E S D U V I S I B L E

ce régim e d ’identification qui, selon E duardo V iveiros de


Castro, désigne la qualité positionnelle de certaines cosm o-
logies animistes dans lesquelles chaque form e de vie v o it les
autres d ’u n e façon distincte de celle d o n t elle s’appréhende
elle-m ê m e : les h u m ain s v o ie n t les an im au x c o m m e des
anim aux et les esprits com m e des esprits ; les anim aux préda­
teurs et les esprits se v o ien t eux-m êm es com m e des hum ains
et v o ie n t les h um ains co m m e des an im au x (des proies) ;
quant aux anim aux chassés, qui se v o ien t aussi com m e des
humains, ils voient les hum ains com m e des esprits ou com m e
des anim aux (prédateurs)9. C ’est en fonction de cette logique
du chiasme p ercep tif que les Tsim shian disent, par exem ple,
que les saumons se v o ien t com m e des hum ains et v o ien t les
hum ains com m e des êtres n a x m ’x , autrem ent dit des esprits,
tandis q u ’ils voient com m e des saumons les feuilles du peuplier
baum ier qui to m b en t dans la rivière10. C haque tribu-espèce
se déploie ainsi à l’intérieur de son m onde, où elle m ène une
existence collective de m êm e nature que celle des Tsimshian,
pratique la chasse et la pêche, réside dans des villages sous la
conduite de ses chefs, s’engage dans des guerres, se livre à
des fêtes et consulte ses chamanes.
La différence entre ce régim e anim iste classique et celui
des peuples parlant des langues athapascanes plus à l’est vient
de ce que, chez les Tsim shian, l’acquisition et la transmission
d ’esprits personnels n ’est plus une affaire individuelle, com m e
elle l’est dans une grande partie du no rd de l’A m érique du
N o rd , mais q u ’elle to m b e sous le contrôle des clans et des
maisons. C o m m e l’écrit M arie-Françoise G uédon, «la quête
de l’esprit-gardien (guardian-spirit) , en tant que nécessité ou
privilège p o u r tous les hom m es et les fem m es libres, a été
presque com plètem ent absorbée et redéfinie par le système
des blasons et, ensuite, par les sociétés secrètes [...], qui sont
elles-mêm es contrôlées par les chefs de m aison et de clan11 ».
M ieux, par contraste avec l’habitude en vigueur dans d ’autres
collectifs animistes de garder secrètes l ’identité de l’esprit qui
vous assiste et les circonstances où l’on est entré en contact
avec lui, les Tsim shian diffusaient ces inform ations sous la
IM A G E -R É P E R T O IR E ET IM A G E-PERSO N N E

form e d ’u n m asque, d ’u n chant ou d ’une danse évoquant la


rencontre. La mise en scène rituelle de l’événem ent perm ettait
de le recréer en public, de lui d o n n er épaisseur sém antique
et effectivité p ratique, bref, de reco n stitu er les conditions
d ’activation des capacités extrahum aines ainsi dévolues à u n
hum ain par un esprit.
P o u r m ieux saisir en quoi les images figurant sur les blasons
diffèrent des images représentant des esprits anim aux, il n ’est
pas inutile de revenir sur la question de la hiérarchie. O n aura
com pris que les Tsim shian sont une société à rangs, obsédée
par le respect de l ’étiq u ette, la distinction des statuts et la
distribution inégale des prérogatives, évocatrice sous certains
aspects de la co u r de France décrite par Saint-Sim on : n o n
seulem ent les m aisons étaient rangées par o rdre d ’im p o r­
tance à l’intérieu r d ’u n e tribu, mais les clans l’étaient aussi,
chez les Gitksan, les sous-clans à l’intérieur d ’u n clan et les
clans à l’intérieur d ’une tribu chez les Niska, enfin les nom s
l ’étaient égalem ent à l’in térieu r d ’u n e maison. T outefois,
cette obsession du classement, manifeste dans la dextérité avec
laquelle les inform ateurs sont capables d ’o rd o n n er dans une
échelle de préséances les maisons ou les clans, n ’im pliquait
pas p o u r autant une absolue fixité des positions. Les potlatchs
perm ettaient en effet aux hom m es am bitieux de m o n ter dans
la hiérarchie et d ’acquérir de nouveaux nom s, de nouveaux
titres, de nouveaux privilèges. La tension entre les positions
transmises par la filiation - d ’oncle à neveu - et celles q u ’un
potlatch perm ettait de gagner est très nette dans le cas des
blasons puisque, co m m e o n l’a vu, le dro it de les arborer
était hérité, mais devait d ’abord être validé par u n potlatch
p o u r devenir effectif Sans doute l’im portance respective de
la filiation et de la richesse dans la constitution du prestige
personnel fait-elle débat parm i les spécialistes des Tsim shian;
P hilip D ru ck er affirme que les statuts étaient fondés sur la
parenté, mais exprim és en term es de richesse, tandis que
M arjorie H alpin soutient l’inverse12. Pourtant, l’idée q u ’ils
exprim ent l’u n et l’autre est identique : o n n ’atteignait une
situation d ’ém inence q u ’en m anipulant des positions héritées

271
LES F O R M E S D U V I S I B L E

grâce à des positions acquises. La mobilité, tant ascendante que


descendante, était donc plus ample que ce que le système de
rangs perm et d ’escom pter, et les blasons, signes de distinction
sociale en m êm e temps que figurations de qualités transmis-
sibles, jo u a ien t u n rôle im p o rtan t dans cette flexibilité des
conditions de la grandeur.
C om m ent un objet iconique peut-il être à la fois un emblème
conventionnel exprim ant une position statutaire et un support
incarné de dispositions héritables? C ’est le paradoxe apparent
des blasons tsimshian sur lequel il faut s’attarder un m om ent.
C e que l ’o n trad u it par “blason” - les T sim shian disaient
“crest” en anglais — renvoie de fait à trois term es distincts :
p tE x , ayuks et d zep k13. B ien que p tE x soit souvent traduit
p ar “ clan” , le term e désigne aussi et su rto u t les anim aux
totémiques principaux associés aux quatre clans, à savoir quatre
paires de prototypes prim aires (C orbeau-G renouille, L oup-
O urs, E paulard-G rizzly et A igle-C astor) à p artir desquels
p eu v en t être déclinées de nom breuses variantes de blasons,
chacune caractérisée par u n attribut particulier. À ces p ro to ­
types totém iques s’ajo u ten t des esprits hum anoïdes et des
êtres en apparence com posites qui représentent en réalité le
p roduit d ’une fusion de qualités narrée dans u n m ythe et que
l’on figurait dans une image. Le term e ayuks réfère quant à
lui aux armoiries, c’est-à-dire à l’im age com m e com position
sym bolique, fixée dans u n m o d èle ico n iq u e représentant
l’une des variantes d ’u n prototype totém ique p tE x - il peut
y en avoir ju sq u ’à une dizaine. Enfin, dzepk est la réalisation
m atérielle d ’une arm oirie, sa figuration dans une sculpture
ou une peinture.
Le système des blasons tsim shian se distingue de celui des
autres populations de la côte N ord-O uest, notam m ent de leurs
voisins tlingit et haida, par le fait que chaque espèce animale
héraldique est elle-m êm e subdivisée en u n grand n o m b re de
variétés, c’est-à-dire de figurations différentes, chacune de ces
figurations étant la possession exclusive d ’une m aison. Ainsi
les H aida n ’avaient-ils q u ’u n seul blason du C orbeau, tandis
que les Tsim shian en déclinaient une douzaine, chacun avec
I M A G E - R É P E R T O I R E ET IM A G E -P E R S O N N E

son n o m : C o rb eau -P rin ce, C o rb eau -P en d u -p ar-u n e-P atte,


C orbeau-B lanc, C orbeau-A ssis-T ranquillem ent, C o rb eau -
M an g eu r-d e-F o ie-d e-S au m o n , C o rb eau -F en d u , etc. C ette
diversité tien t à ce que, à la différence de leurs voisins, les
Tsim shian connaissaient u n e hiérarchie segm entaire interne
aux lignées ; au tre m en t dit, les sous-blasons représentaient
autant de positions rangées par o rdre de préséance à l’in té ­
rie u r dû g ro u p e de filiatio n p rin cip al titulaire du blason
en g lo b an t. Le p rin cip e de p a rtitio n rep o sait sur l’appli­
cation aux h u it anim aux com posant les blasons totém iques
prim aires d ’u n noyau d ’opérateurs fondé sur des attributs de
localisation, de form e, de co u leu r et d ’âge14. Par exem ple,
le descripteur “ du ciel” (la x E ’) définit des variétés héral­
diques du C o rb eau et du Grizzly, tandis que le qualificatif
“ P rin ce” (Ik u w E ’ksok) spécifie u n type de blason p o u r sept
des huit anim aux totém iques15. Le système des qualités carac­
térisant u n blason fo n ctio n n e de m anière contrastive : selon
que sa co u leu r est stipulée o u n o n ; selon q u ’il est fendu ou
e n tier; selon q u ’il est o u n o n décoré de nacre d ’orm eau ou
de cuivre ; selon son h abitat (eau, terre, m o n tag n e, ciel) ;
selon q u ’il est je u n e o u ad u lte ; selon q u ’il se réfère à la
tête ou au corps ; selon q u ’il est d eb o u t ou assis ; selon q u ’il
existe sous un e form e u n iq u e ou m ultiple ; selon q u ’il a une
face hum aine ou n o n , etc. C h aq u e blason p e u t ainsi être
identifié par u n trait ico n o g rap h iq u e d én o tan t l’opérateu r
qui le caractérise: p ar exem ple, une im age d ’ours avec des
incrustations de nacre d ’o rm eau sera “ P rin c e -d e s-O u rs” ,
une im age de grenouille avec un visage hum ain représentera
“ G ren o u ille-E sp rit” .
E n outre, b ien des blasons figurent des êtres hum anoïdes
— . A
(H o m m e-à-D eu x -T êtes, E tre-E n tier, C ape-des-S calps...) ;
si certains renvoient à des ancêtres ayant réellem ent existé, la
m ajorité d ’entre eux représentent plutôt des esprits anthropo­
m orphes qui se m anifestèrent jadis aux ancêtres des clans avec
suffisamment d ’éclat p o u r q u ’ils les ad optent com m e blason.
Enfin, n o m b re de blasons figurent des chim ères, entendues
com m e la com binaison en tre deux êtres d o n t les attributs

273
LES F O R M E S D U V I S I B L E 7
sont réunis ; ainsi le blason G rizzly -d e-la-M er, représenté
co m m e u n grizzly affublé d ’u n e nageoire. G rizzly était le
blason d ’une tribu tsim shian de l’in térieu r condam née à fuir
son village à la suite d ’u n e m alédiction des esprits et qui dut
s’agréger à u n groupe tsim shian de la côte appartenant au
A /
m em e clan, mais qui avait Epaulard com m e blason principal.
L’u n io n des deux groupes ab outit à u n échange de blasons :
ceux de l’intérieur adoptèrent Epaulard, renom m é “Epaulard-
des-C ollines” , tandis que ceux de la côte p ren aien t Grizzly,
désormais “ G rizzly-de-la-M er” , chacun ajoutant une partie
des qualités de l’autre par le biais de cette conversion croisée.
Les d eu x blasons fu sio n n en t ainsi des qualités auparavant
disjointes dans u n e im age p ro to ty p iq u e afin de requalifier
l ’o n to lo g ie d ’u n g ro u p e h u m a in d o n t les caractéristiques
d ép en d en t en partie de ses relations passées avec des esprits
anim aux.
La m u ltip licatio n des référents sém antiques des blasons
p erm et de m ettre en évidence que le totém ism e tsimshian
n ’est pas u n sim ple d isp o sitif classificatoire utilisan t des
discontinuités naturelles en tre plantes et anim aux afin de
qualifier des discontinuités entre groupes sociaux, au sens de
la thèse défendue par C laude Lévi-Strauss dans Le Totémisme
aujourd’hui. E n effet, o n n e p e u t g u ère p arler dans cette
form e de totém ism e d ’une hom ologie entre deux systèmes
de différences, l’un qui relèverait de la nature —l’écart entre
l’espèce x et l’espèce y —et l’autre de la culture —l’écart entre
le clan a et le clan b — puisque les subdivisions des blasons ne
reflètent pas des disparités entre espèces, ni m êm e à l’in té­
rieur d ’une espèce, mais des agrégats de qualités diversem ent
agencées16. La différence entre C orbeau-P rince, C o rb eau -
A ssis-Tranquillem ent et C o rb eau -F en d u n ’est pas indexée
sur la “n atu re” , mais plutôt, dans la term inologie de Lévi-
Strauss, sur la “ cu ltu re” , c ’est-à-d ire sur les constructions
sym boliques au m o y en desquelles les T sim shian co n cep ­
tualisent les hiérarchies statutaires. C ar les subdivisions de
chaque blason, et donc la particularisation de la m ultitude de
positions sociales que le totém ism e tsimshian rend possible,

274
I M A G E - R É P E R T O I R E ET IM A G E -P E R S O N N E

renvoient aux circonstances initiales de l ’association entre u n


individu hum ain et u n représentant de l’espèce totém iq u e
singularisée par cette rencontre, circonstances que le blason
incarne et d o n t il p erp étu e la m ém oire.
Les récits m ythiques apportent des inform ations précieuses
sur la nature de ces ren co n tres entre u n être extrahum ain et
l’ancêtre qui o b tien t à cette occasion des pouvoirs transm is-
sibles à.s'a lignée. La m yth o lo g ie tsim shian est ty p iq u em en t
anim iste dans son prin cip e et le régim e onto lo g iq u e q u ’elle
dépeint ressemble beaucoup à celui d o n t les mythes am azo­
niens ren d en t com pte. A u x tem ps q u ’elle décrit, hum ains
et n o n -h u m ain s avaient b ien des points com m uns : vivant
dans des collectifs analogues à ceux des hum ains, les anim aux
portaient des vêtem ents corporels propres à leu r espèce do n t
ils p o u v aien t se d ép o u iller à loisir p o u r se faire v o ir sous
une apparence h um aine. M ais ils surpassaient grandem ent
les hum ains car ils d éten aie n t des pou v o irs e t des savoirs
d o n t les hum ains étaient privés et q u ’ils em ployaient p o u r
chasser leu r âm e et leu r corps. R éd u its à l’état de gibier,
les hum ains n ’avaient p o u r to u te défense que d ’acquérir
auprès de ceu x -là m êm es qui les harcelaient des disposi­
tions particulières à leurs espèces ; ce faisant, ils devenaient
un p eu com m e les prédateurs q u ’ils cherchaient à ém uler en
captant, par ruse de le u r part ou com passion de la part des
anim aux, parfois par simple contact, certaines des qualités
qui rendaient ces derniers supérieurs, toutes opérations que
les m ythes relaten t en détail. U n e fois co n tractée par un
hum ain, cette sorte de co n tam in atio n o n tiq u e pouvait être
transm ise de g én ératio n en g énération en m êm e tem ps que
les aptitudes d o n t elle était l ’expression ostensible, in co r­
porées q u ’elles étaien t dans les blasons et ré g u lièrem en t
réactivées par u n descendant du personnage les ayant obtenues
au m o y en du récit public des circonstances de le u r entrée
dans le patrim oine dispositionnel de la m aison. B ien q u ’ob-
tenues à l’orig in e p ar des individus e t transm ises dans les
seules lignées des chefs en m êm e tem ps que les nom s et les
blasons associés, ces aptitudes bénéficiaient ainsi à tous les

275
LES F O R M E S D U VI SI BL E

m em bres de la m aison en dépit des disparités hiérarchiques


internes, puisque tous particip aien t de la m êm e co m m u ­
nauté physique et m orale.
Le m ythe de Loup-B lanc, que l’o n donnera ici en résum é
dans la version recueillie par W illiam B eynon, illustre bien
la façon d o n t les Tsim shian co n ço iv en t les acquisitions de
qualités auprès des anim aux17.

Il y avait chez les Niska un grand chasseur du nom de Gadaswaw


qui était un chef éminent du clan du Loup. Il chassait si bien que
les animaux décidèrent de s’en débarrasser et ils chargèrent les loups
de cette tâche puisque Gadaswaw était de leur clan. Le chef de
tous les loups était un grand kmp blanc qui avait toujours réussi à
échapper aux chasseurs les plus habiles et c’est pourquoi Gadaswaw
était désireux de le tuer et d’en faire son blason. Gadaswaw partit
un jo u r avec son grand-père en quête d’un beau cèdre rouge
pour faire une pirogue. Après l’avoir quitté un moment, il dut se
rendre à l’évidence vers le soir que son grand-père avait disparu. En
suivant sa trace, il tomba sur une petite maison où vivait la femme-
souris qui l’informa que les loups avaient pris son grand-père pour
l’engraisser et le manger au cours d’une grande fête. La femme-
souris lui conféra une protection magique et lui indiqua où était
le village des loups. Gadaswaw s’y rendit et vit des loups de toutes
sortes : certains portaient des capes noires, d’autres des capes rouge
et gris, tandis que l’un d’entre eux, un homme gigantesque, portait
une cape blanche. Il chercha son grand-père de maison en maison
et aboutit à la plus grande où le grand loup blanc allait prendre
son bain de purification. C ’est dans cette maison aussi que son
grand-père était retenu prisonnier. La femme-souris avait accom­
pagné Gadaswaw et le prévint que le chef Loup-Blanc allait se
purifier quatre jours durant, avant de prendre un dernier bain dans
un torrent. Là, il enlèverait sa cape blanche et s’immergerait nu
dans le torrent. Il fallait saisir l’occasion, lui dit-elle, pour s’emparer
de sa cape et s’échapper avec son grand-père.
Gadaswaw suivit son conseil et profita du bain de Loup-Blanc
pour lui dérober son immense cape blanche et s’enfuir. Lorsque
Loup-Blanc sortit de l’eau et s’aperçut que sa cape avait disparu,
il cria : «Je sens l’odeur de Gadaswaw. Poursuivons-le ! » Et tous
les loups se mirent à suivre sa piste. Au mom ent où ils étaient
I M A G E - R É P E R T O I R E ET IM A G E -P E R S O N N E

près de le rejoindre, Gadaswaw grimpa dans un grand épicéa. Les


loups attaquèrent les racines de l’arbre, mais, fatigués, finirent par
s’endormir pour la nuit. Gadaswaw en profita pour poursuivre sa
route. 11 répéta cette opération à plusieurs reprises et réussit grâce à
d’habiles subterfuges à se débarrasser de tous les loups. Pendant ce
temps-là, le grand-père de Gadaswaw était parvenu à s’enfuir du
village des loups, déserté par ses habitants. En partant, il entendit
Loup-Blanc se lamenter de n ’avoir plus sa cape à porter ; il chantait
«Gadaswaw a pris ma peau». Le grand-père et son petit-fils se
retrouvèrent et regagnèrent leur village. Là, Gadaswaw convoqua
une grande fête au cours de laquelle il prit Loup-Blanc comme
blason et comme nom de chef.

Le m ythe de Loup-B lanc est typique des récits animistes


décrivant le voyage d ’u n héros chez des êtres qui se v o ien t
et se co m p o rten t com m e des hum ains, mais sont en réalité
des anim aux d o n t le vêtem ent-corps
révèle leur identité véritable. Le vol
de ce vêtem en t par un hu m ain afin
de s’assurer une em prise sur l ’animal
dépouillé est égalem ent u n épisode
cara ctéristiq u e de ces récits (voir
l ’h isto ire de la fe m m e -re n a rd e au
chapitre 2), à cette nuance près que
l’ex p lo it d u chasseur tsim shian, et
l’aptitude surhum aine à chasser des
loups q u ’il rend possible, s’incarnent
ici dans un blason et se convertissent
en u n e d isp o sitio n h éritab le. Sans
com pter q u ’il est possible aussi p o u r
u n descendant du chasseur de revêtir
le vêtem ent-loup et de jo u ir ainsi des
com pétences qui lui sont attachées,
à l’instar d ’u n c h e f du clan du Loup
photographié à la fin du x ix c siècle
dans un village tsim shian de la Nass
66. Skateen, un chef Loup tsimshian
(illustration 6 6 ) ; il jo u e alors sur
du village de Gitlaxdamks, Colombie-
les d eu x tableaux o n to lo g iq u es : la Britannique, vers 1890

277
LE S F O R M E S D U V I S I B L E

capacité animiste à endosser les dispositions d ’u n anim al en


lui em p ru n tan t son corps, et la capacité totém iq u e à in co r­
p o rer dans un blason ces dispositions devenues collectives.
U n autre m y th e recueilli par W illiam B ey n o n je tte un
éclairage différent sur les blasons puisqu’il rapporte les circons­
tances qui o n t perm is aux Tsim shian d ’app ren d re que les
anim aux en possèdent égalem ent18. O n le d o n n e ici encore
dans une form e abrégée.

Il y a longtemps, quatre chasseurs tsimshian prirent la mer pour


chasser des phoques et firent halte dans une île pour se reposer. Ils
savaient que c’était là que résidait le calmar géant qui avait entraîné
bien des pirogues au fond de la mer. Ils virent bientôt un grand
épaulard, avec un trou distinctif dans la nageoire dorsale, plonger
vers l’antre sous-marin du calmar, rester longtemps sous l’eau, puis
refaire surface dans un nuage de sang. Cet épaulard était Prince-des-
Epaulards. Voyant son cadavre, l’un de ses compagnons avertit tous
les épaulards du monde de ce qui était arrivé. Ils se réunirent dans
la maison du chef des épaulards qui leur dit : «Il faut nous venger
du grand calmar; il a tué mon neveu qui devait me succéder, il a
entraîné bien des pirogues au fond de la mer; il faut le tuer ou il
va tous nous tuer. »
Peu après, les quatre chasseurs tsimshian aperçurent un très grand
nombre d’épaulards s’approcher de la tanière du calmar géant. Ils se
divisèrent en quatre groupes et les chasseurs comprirent immédia­
tement que cette division était semblable à celle des quatre clans
tsimshian, d’autant que chaque groupe avait son propre chef et son
propre blason, des marques distinctives sur la nageoire dorsale. Le
récit décrit comment les épaulards de chaque clan livrèrent bataille
au calmar géant. Les premiers à attaquer furent ceux du clan de
l’Aigle, dont la nageoire portait en blason des cercles blancs repré­
sentant le bâton rongé par le castor. Les épaulards-Aigle périrent les
uns après les autres, mais le dernier rapporta un tentacule du calmar.
Puis les épaulards du clan de l’Épaulard se lancèrent à l’attaque, leur
chef arborant comme blason un trou dans sa nageoire dorsale ; la
plupart périrent, mais les survivants remontèrent avec deux autres
tentacules du calmar. Ce fut alors au tour des épaulards du clan du
Loup de livrer bataille, leur chef ayant une nageoire dorsale en forme
de queue de loup ; ils combattirent longtemps le grand calmar et

278
IM A G E -R É P E R T O IR E ET IM A G E-PERSO N N E

tous furent tués, non sans avoir rapporté trois de ses tentacules. Il ne
restait plus que les épaulards-Corbeau. Le chef de tous les épaulards
dit au chef des épaulards-Corbeau, dont la nageoire dorsale avait
la forme d’un bec de corbeau, qu’ils étaient les derniers à pouvoir
vaincre le calmar. Le chef des épaulards-Corbeau dit: «J’irai seul»,
et il plongea. Trois fois il partit au combat et chaque fois rapporta
un tentacule ; la dernière fois il revint presque mort de son combat
et dut se reposer toute la nuit. A l’aube, les chasseurs tsimshian
virent que le chef des épaulards-Corbeau se préparait à plonger de
nouveau. Il resta sous l’eau presque toute la journée et la mer était
rouge de sang. Vers le soir, une énorme masse visqueuse remonta
à la surface : c’était le calmar géant, enfin mort. Quant au chef des
épaulards-Corbeau, il revint peu après, avec le dernier tentacule
du calmar en bandoulière, alors que tous le croyaient mort ; mais il
survécut. C ’est ainsi que le calmar géant fut tué par les quatre groupes
totémiques des épaulards et c’est comme cela que les Tsimshian
savent que les animaux ont aussi des blasons.

Le m ythe de la guerre des épaulards contre le calmar géant


m et bien en évidence le caractère composite de la m ythologie
tsimshian. Sa structure générale est classiquem ent anim iste
puisque l’on y voit une tribu-espèce, les épaulards, m ener une
existence semblable à celle des hum ains ; ils vivent dans des
maisons, se déplacent en pirogue et sont organisés com m e les
Tsim shian, avec une chefferie dans laquelle le neveu u térin
succède à son oncle m aternel. La seule différence notable
réside dans l’enveloppe corporelle qui perm et aux épaulards
d ’accomplir des actions impossibles po u r les humains, com m e
de p lo n g e r to u te u n e jo u rn é e au fo n d de la m e r p o u r y
batailler avec un m onstre des abysses. O n se trouve bien ici
dans le p érim ètre de l’anim ism e: généralisation aux n o n -
hum ains d ’une in tériorité hum aine —faisant d ’eux des sujets
sociaux —et discontinuité des natures corporelles —qui ouvre
à chaque espèce un m o n d e en propre, prolongeant ses atouts
physiques et dispositionnels.
E n sus de ces caractéristiques habituelles, toutefois, la tribu-
espèce des épaulards est divisée en quatre groupes, analogues
aux quatre clans tsimshian, d o n t les chefs arborent u n signe
LES F O R M E S D U V I S I B L E

distinctif qui annonce leu r affiliation to tém ique, en l’occur­


rence une configuration particulière de la nageoire dorsale.
Les blasons des épaulards —afortiori ceux des Tsim shian —ne
sont donc pas de simples images qui figurent une co m p o ­
sition de symboles dénotant une position sociale, à la manière
des armoiries conventionnelles. Ils représentent des traces,
des marques, des indices de qualités substantielles propres à
chacun des quatre clans et que le n o m d ’u n animal totém ique
p erm et de synthétiser. C ’est p o u rq u o i des épaulards peuvent
appartenir au groupe totém ique Epaulard sans que ce redou­
blem ent, inutile d ’un strict p o in t de vue classificatoire, pose
un problèm e de cohérence logique. Ils sont d ’abord épaulards
en régim e animiste, c’est-à-dire en tant que m em bres d ’une
tribu-espèce particulière ayant u n corps particulier; ils sont
en o u tre épaulards en rég im e to té m iq u e , c ’est-à-d ire en
tan t q u ’ils possèdent des qualités contrastives différenciées
au sein du groupe des épaulards, qualités qui les distinguent,
com m e épaulards-Épaulard, des épaulards-C orbeau ou des
épaulards-Loup.
D e u x sim ilitudes avec le totém ism e australien m ériten t
d ’être soulignées. D ’abord le fait que, p o u r les Tsim shian
com m e p o u r les A borigènes, les motifs constituant le patri­
m o in e iconique des groupes sont des attributs intrinsèques
des êtres totém iques do n t ils m anifestent de façon visible les
propriétés, n o n des parures, des décorations, ou des assem­
blages conventionnels de signes ren v o y an t à u n rang ou à
u n e filiation; ils sont une partie du corps m êm e des êtres
faisant fonction de totem , ou im itent l’em preinte laissée par
eux, raison p o u r laquelle ils peu v en t seulem ent être exhibés
par ceux qui sont en m esure d ’attester un lien avec ces êtres.
E t c ’est parce que ces motifs, en Australie com m e chez les
Tsimshian, incorporent les aptitudes et les pouvoirs des person­
nages à l’origine des particularités physiques et co m p o rte­
mentales des groupes s’identifiant à u n to tem que ces motifs
p eu v en t être em ployés dans des rites où leu r force génésique
et cohésive sera m obilisée au profit des hum ains com posant
chacune de ces unités. L ’autre trait co m m u n est l’idée que

280
IM A G E - R É P E R T O I R E ET I M A G E -P E R S O N N E

l’ordre totém ique, sinon ses manifestations concrètes, existe


depuis tou jo u rs, en to u t cas depuis cette p ério d e d ’an té ­
riorité indéterm in ée servant de cadre aux m ythes am érin ­
diens ou lors de cette aurore du m o n d e que les A borigènes
appellent le “ tem ps du R ê v e ” . E n ces temps très anciens, les
existants étaient déjà divisés en classes, chacune dotée d ’une
identité ontologique singulière, chacune se conform ant au
gabarit général qui o rdonne l’ensem ble du cosmos. À cela les
Tsim shian ajoutent une possibilité de subdivisions ultérieures
fondées sur des ren co n tres en tre u n ancêtre et u n esprit,
expériences à chaque fois singulières et qui aboutissent à diver­
sifier les pouvoirs et les attributs d o n t les hum ains de chaque
groupe peuven t disposer, ce qui contribue à en faire autant
d ’espèces distinctes à l’intérieur du m êm e ensemble ethnique.
Voyons m aintenant ce q u ’il en est des images animistes. O n
se rappellera q u ’à côté du système des blasons les Tsim shian
utilisaient u ne catégorie d ’images dites halait, associées aux
esprits naxno’x q u ’ils fréq u en taien t au q u o tid ien , lesquels
étaient également pourvoyeurs de noms, mais dans des condi­
tions très différentes de celles perm ettant aux lignages princiers
d ’actualiser les pouvoirs d ’esprits jadis rencontrés par leurs
ancêtres et devenus la p ro p riété de leur m aison. D u reste,
les nom s naxno’x étaient mis en scène dans des cérém onies
distinctes des potlatchs, ces occasions solennelles pour les chefs
de revendiquer le droit de relever u n n o m et d ’arborer u n
blason. Les cérém onies naxno’x prenaient le plus souvent la
form e d ’une pan to m im e burlesque au cours de laquelle un
acteur masqué et costum é invitait les spectateurs assemblés à
identifier l’esprit q u ’il personnifiait et dont u n ch ef avait reçu
l’assistance à la suite d ’une vision. Les esprits qui épaulaient les
m em bres des lignages princiers faisaient l’objet, to u t com m e
les blasons, d ’une transm ission héréditaire à l’intérieur de la
maison, généralem ent par le biais des sociétés secrètes d o n t
une grande partie de la population était m em bre, quoique
sous le co n trô le des chefs. Les intéressés d éclaraient leu r
expérience visionnaire, la saynète jo u é e par l’acteur servant
à fixer p u b liq u e m e n t l ’id en tité de l’esprit, à le rem ercier

281
L ES F O R M E S D U V I S I B L E

p o u r le p o u v o ir accordé, à faire reconnaître ce p o u v o ir par


la com m unauté et à intégrer l’événem ent dans le patrim oine
de la maison. La mise en scène rituelle de cette adjonction
d ’u n esprit auxiliaire perm ettait de recréer les circonstances
de la ren co n tre et de rem ettre ainsi en branle les pouvoirs
qui en étaient dérivés au p ro fit des m em bres des sociétés
secrètes et de la maison en général. Par contraste avec le m ode
d ’exposition narratif et plus statique m arquant la réappro­
priation d ’un blason, les esprits n a x m ’x étaient incarnés et
rendus effectifs com m e des personnes actuelles, leur voix se
faisant entendre grâce aux sifflets cérém oniels. Tandis que
l’exhibition de blasons lors des potlatchs com m ém orait les
circonstances d ’une in teraction passée entre u n hum ain et
u n n o n -h u m ain , les cérém onies n a x m ’x constituaient une
présentification dans les lieux habités d ’êtres extrahum ains
vivant d ’ordinaire à l’extérieur des villages.
A joutons q u ’u n e caste d ’artisans prestigieux, les gitsonk,
secondait les chefs dans ces opérations. Chargés de sculpter les
masques n a x m ’x et les objets halait, de com poser les chansons
et les scénographies où ils étaient déployés, ces personnages
influents, à l’instar de leurs équivalents dans les maisons royales
et princières de la Renaissance, com binaient les com pétences
du conseiller, de l’artiste et du maître des divertissements. Les
gitsonk s’opposaient en cela aux artisans ukgihla, d ’un statut
inférieur et qui avaient pour fonction, quant à eux, de fabriquer
les images associées aux blasons, n o ta m m en t les coiffes et
les m âts héraldiques, u n contraste qui paraîtra sans d o u te
surprenant aux am ateurs contem porains des “arts prem iers”
tant les productions des seconds sont m aintenant tenues par
eux dans une estime supérieure à celles des prem iers19.
Les noms d ’esprits naxm ’x référaient tantôt à des êtres d’appa­
rence h u m ain e — “ F ier” , “E sclav e-d e-B asse-E x tractio n ” ,
“ Q u e r e l l e u r ” , “ S o u r d ” , “ P le u r n i c h a r d ” , “ F e m m e -
H om m asse” , “ P erso n n e-A v id e” , “ N iais” , etc. —, tan tô t à
des esprits anim aux qui p o u v aien t aussi être des nom s de
blason —“ Grizzly-Envahisseur” , “ G rizzly-G rande-B ouche” ,
“ G riz z ly -d u -G ro s -R a t” , “ G riz z ly -M a n g e u r-d e -M û re s” ,
IM A G E -R É P E R T O IR E ET IM A G E-PERSO N N E

“Loup-M araudeur”, ou “Grenouille-Volante”20. Selon Marius


Barbeau, la coïncidence partielle entre n o m d ’esprit et n o m de
blason s’expliquerait par le fait que des entités extrahum aines
rencontrées com m e des esprits n a x m ’x par des chefs au cours
de leurs quêtes visionnaires seraient devenues des blasons sans
cesser d ’être des esprits; c’est le cas, par exem ple de “L oup-
M araudeur”21. Les Tsim shian offrent ainsi le cas exem plaire
d ’u n régim e hybride co m b in an t toutes les caractéristiques
d ’une ontologie animiste avec quelques traits saillants d ’une
ontologie to tém iq u e de type australien. T ypique de l’ani­
mism e est l’idée que l’âm e des non-hum ains siège dans des
enveloppes corporelles amovibles, lesquelles recèlent des dispo­
sitions dont les hum ains sont dépourvus et q u ’ils doivent se
procurer auprès des animaux. Q uant à la dimension totémique,
il est aisé de v o ir q u ’elle va b ien au-delà d ’u n système classi-
ficatoire dans lequel des discontinuités naturelles serviraient à
penser et no m m er des discontinuités sociales. D ’abord, parce
que le système des blasons ne form e pas une série naturelle en
ce q u ’il com prend toutes sortes d ’éléments disparates qui ne
diffèrent pas entre eux com m e pourraient le faire des espèces.
Ensuite, parce que chaque blason renvoie à des pouvoirs et
dispositions obtenus par u n hum ain auprès des esprits et que
ce contenu substantiel en fait beaucoup plus q u ’u n simple
signe contrastif. Ces qualités s’ajo u ten t à d ’autres dans u n
patrim oine collectif transmissible de nom s et de blasons qui
devient com m e la “nature” d ’une maison, son identité propre
constituée du cum ul des attributs que les ancêtres du groupe
ont réussi à se pro cu rer auprès des non-hum ains.
Il est vrai que la transmission des caractéristiques physiques
et m orales en tre g én ératio n s d o it être réactivée dans les
potlatchs, ce qui d o n n e aux qualités totém iques tsimshian
un caractère m oins intrinsèque q u ’à celles qui se p erp étu en t
au sein des groupes totém iques australiens. Il est vrai aussi
que les dispositions acquises auprès des n o n -h u m ain s ne
concernent que le groupe hum ain qui en bénéficie, en sus du
groupe de non-hum ains auprès de qui elles o n t été obtenues,
par contraste avec l’Australie, où ces dispositions affectent

283
LES F O R M E S D U VI SI B LE

l ’en sem b le d u c o lle c tif m ix te d ’h u m ain s et de n o n - h u -


m ains ayant u n e m êm e origine. C o m m e chez les A bori­
gènes, toutefois, les non-hum ains auxquels les hum ains sont
associés ne sont en aucune façon des anim aux “ ordinaires”
avec lesquels l’identification se ferait sur la base, par exemple,
de ressem blances supposées. D e m ê m e q u e les êtres du
R ê v e à l ’o rigine des groupes to tém iq u es australiens sont
des prototypes génériques qui, horm is le n o m les désignant,
o n t p eu à v o ir avec la faune et la flore locales, de m êm e les
sources des dispositions que les ancêtres des Tsim shian o n t
reçues ne sont pas l’ours ou le loup des manuels de zoologie,
mais des esprits an im au x m e n a n t u n e vie sem blable aux
hum ains et avec lesquels ces ancêtres o n t n o u é u n e relation
de personne à personne. O n n ’observe ni en Australie ni sur
la côte N o rd -O u e s t u n e attitude de respect sacré vis-à-vis
d ’u n anim al vu com m e u n ancêtre, selon l’im age véhiculée
par les anciennes théories du totém ism e, p lu tô t la reco n ­
naissance que des groupes d ’hum ains se tran sm etten t des
qualités et des aptitudes qui p ro cèd en t d ’une origine n o n
hum aine spécifique.
C o m m en t cette com binaison originale entre anim ism e et
totém ism e s’exprim e-t-elle dans le registre figuratif? C ’est le
grand mérite du travail de M aijorie Halpin que d ’avoir apporté
u n éclairage sur cette question en m o n tran t que les figura­
tions n a x m ’x se distinguent des figurations de blason m oins
par le contenu apparent de l’im age —l’objet représenté —que
par le type de m édium choisi p o u r son actualisation et par les
conditions de son exhibition22. Ainsi les blasons totém iques
étaient-ils toujours figurés sur les m êm es supports, à savoir
les mâts héraldiques, les po teau x et frontons de m aison, les
peintures murales, les coiffes et fronteaux cérém oniels, les
robes, les tam bours, les chapeaux, les louches et les plats de
fête. Par contre, les blasons n ’étaient jam ais représentés sur
les ham eçons à flétan, les hochets cérém oniels, les plaques
de cuivre, les coffres ou les capes chilkat. Parm i ces objets,
les ham eçons sculptés, les hochets et les masques sont des
im ages n a x m ’x dotées d ’u n e puissance d ’agir, c ’est-à-dire

284
I M A G E - R É P E R T O I R E ET I M A G E -P E R S O N N E

fran ch em en t anim istes, m êm e lo rsq u ’elles rep résen ten t le


m êm e esprit anim al q u ’u n blason23.
Prenons le cas de l’aigle, qui est en m êm e tem ps l’un des
h u it anim aux to tém iq u es, donc p o u rv o y e u r de m otifs et
de nom s p o u r les blasons, et u n esprit n a x m ’x couram m ent
in c arn é dans certain es céré m o n ies p ar u n ac te u r re v ê tu
d ’u n m asque, tel celui qui appartenait au c h e f S am sd i.’k du
village, de K itw anga (illustration 67). Le p o rteu r du m asque
se déplaçait dans l’assistance en im ita n t le c o m p o rtem e n t
agressif de l’aigle et il do n n ait des coups de serres au passage,
chaque personne griffée recevant ensuite u n cadeau p o u r
sa p ein e24. M ais le c h e f S s m s d i.’k était aussi un m em b re
ém inen t du clan de l’Aigle (la x s k 'i.’k ) et, à ce titre, il avait
le d ro it d ’ex h ib er un blason sous la form e, par exem ple,
d ’une coiffe d ’apparat dans le genre de celle q u ’il arbore dans
l’illustration 68 ; il s’agit, selon to u te vraisem blance, d ’u n e
tête d ’aigle naturalisée, u n c o u v re-ch e f héraldique en usage
chez les chefs et les personnages de haute lignée. E n consé­
quence, et co m m e le m o n tre on ne p e u t plus clairem ent
la ju x tap o sitio n des d eu x photos du c h e f S sm ad i.’k (illus­
tration 68), quand u n Tsim shian porte u n masque d ’aigle dans
une cérém onie n a x m ’x , il personnifie u n esprit qui lui est
contem porain, quand il p o rte dans u n potlatch u n e coiffe
cérém onielle co m p o rtan t l’im age d ’u n aigle, il arbore u n
blason tém o ig n an t d ’u n e qualité to tém iq u e héritée25. Plus
gén éralem en t, lorsque le visage du p o rte u r d ’u n e im age
dem eure visible, celle-ci est u n blason, lorsqu’elle dissimule
son visage, elle devient la m anifestation d ’u n esprit n a x m ’x.
C o m m e c ’était le cas aussi avec la fourrure endossée par le
ch ef Skateen (illustration 66), u n corps animal d o n t on p eu t
tirer des dispositions selon une logique anim iste se convertit
ainsi en blason lorsque les Tsim shian de haut rang le revêtent
p o u r le co m p te de leur m aison; car les chefs sont réputés
seuls capables d ’incarner l’animal to tém iq u e en revêtant sa
dépouille, p ro b a b le m e n t parce q u e leu r “ n a tu re ” p ro p re
se rapproche le plus du noyau de qualités définissant l’être
p rototyp iq u e auquel le clan doit son caractère distinctif.

285
67. Masque n a m j'x d ’aigle-personne, Tsimshian

68. Le chef Samadi.'k, de Kitwanga, Colombie-Britannique ; à gauche, il porte un m asq u e. laxnj'x d'aigle-
personne (celui de l'illustration 67) ; à droite, il porte une coiffe cérémonielle du blason de l'Aigle (de fait,
une tête d'aigle naturalisée)

i
IM A G E - R É P E R T O I R E ET IM A G E -P E R S O N N E

Les fronteaux représentent u n autre genre de blason : ce


sont des pièces de bois sculptées et peintes portées en bandeau
sur le front qui ressem blent à des écus européens en raison
de la gram m aire com plexe de leu r com position. C elui de
l’illustration 69 figure encore u n blason du clan de l’Aigle,
la tête de l’oiseau occupant la partie supérieure tandis que
ses ailes stylisées sont ramenées sur le ventre et laissent dépasser
des pattes. U n e petite tête hum aine figure l’articulation des
ailes, caractéristique d o n t L eonhard A dam a m o n tré q u ’elle
était com m une à l’iconographie de la côte N o rd -O u e st et à
celle de la C h in e du p rem ier m illénaire avant J .-C ., et q u ’il
définit com m e «le principe de la transform ation illogique de
détails en une représentation nouvelle qui n ’était pas origi­
nellem ent prévue (com m e le fait [...] q u ’u n m o tif d ’œil, qui
n ’est pas u n œ il au sens p ro p re et indique sim plem ent une
articulation, devient u n œil à p ro p rem en t parler)26». C ette
disposition fait partie de l’arsenal form el que les im agiers
amérindiens de la côte pacifique ont employé afin de disloquer
les corps q u ’ils figurent en autant d’élém ents que l ’on p eu t
prendre sur eux de points de vue. 11 s’agit p eu t-être par là
d ’indiquer une intentionnalité distribuée de l’Aigle, do n t le
m o d e de lo c o m o tio n acq u iert ainsi
com m e une au to n o m ie séparable de
la totalité de l’oiseau. U n e grenouille,
référence à l’u n des autres anim aux
totémiques, est aussi posée sur le ventre
de l ’aigle, o ù elle v ie n t m o d u le r le
blason principal par u n e variation27.
Enfin, le bandeau d ’incrustations en
nacre d ’orm eau encadrant le fronteau
correspond à l’opérateur “P rin ce-d e” ,
em ployé p o u r définir des subdivisions
de blasons caractérisées p ar l’irides-
cence du saum on.
U n e cape de c h e f en laine ro u g e
bordée de fourrure d’herm ine introduit 69. Coiffe cérémonielle représentant le
blason de l'Aigle, Tsimshian, seconde moitié
u ne autre variante de la figuration du du xixe siècle

287
LES F O R M E S D U V I S I B L E

blason de l’Aigle : deux figures d ’aigle tenant des flèches dans


leurs serres sont en effet représentées sur la partie supérieure
du vêtem ent au m oyen d ’un tissu cousu en appliqué, rehaussé
de petits b o u to n s de nacre d ’o rm eau (illustration 70). O r
chacun de ces motifs — qui ressem blent fort au pygargue à
tête blanche du grand sceau des Etats-U nis et pourraient s’en
être inspirés —présente néanm oins la caractéristique, lorsque
la cape est portée avec chaque pan rabattu sur u n côté de la
poitrine, non seulement de com biner une vue frontale du corps
et une vue latérale de la tête, mais aussi de se retrouver face à
l’autre, sym étriquem ent inversé le long d ’u n axe vertical qui
passe par la pointe du bec. O n ne p eu t m anquer de v oir dans
cette juxtaposition de perspectives multiples une autre figure
classique dans l’art de la côte N o rd -O u est, le dédoublem ent
de la rep résen tatio n , d o n t l ’exem ple le plus co n n u , déjà
évoqué au chapitre 1, est discuté par Boas dans Primitive A rt ;
il l’illustre ju stem en t avec le fro n to n d ’u n e m aison tsimshian
q u ’il a relevé, et sur lequel est dépeint le blason du clan de
l’O urs sous la form e de deux profils d ’ours déployés de part
et d ’autre d ’une ligne m édiane im aginaire (illustration 5)28.

70. Cape de chef, en laine bordée d'hermine, portant deux blasons d'aigle tenant des
flèches dans leurs serres, en boutons de nacre d'ormeau, Tsimshian, dernier tiers du
xixe siècle

288
IM A G E -R É P E R T O IR E ET IM AGE-PERSONNE

Le seul fronton peint d ’une maison tsimshian encore parfai­


tem ent conservé (à la Smithsonian Institution de W ashington)
té m o ig n e aussi très p ro b a b le m e n t d ’u n e re p ré se n ta tio n
dédoublée, m oins m anifeste p o u rta n t que dans l’exem ple
de l’ours (illustration 71). Il figure le blason d ’une m aison du
clan g ’ispdwudw’dd (Epaulard) du village de Lax K w ’alaams
(Fort Simpson) d o n t la partie centrale représente N agunaks,
le chef'des esprits sous-m arins, chevauchant la porte d’entrée
et encadré par d eu x profils sym étriques d ’épaulards d o n t
on p eu t penser q u ’ils sont les deux côtés du m êm e animal,
m êm e si leurs m useaux ne se to u chent pas. Les épaulards sont
les assistants personnels de N agunaks et le blason dépeint le
séjour dans sa m aison sous la m er de quatre ancêtres du clan
qui y furent accueillis d urant u n an avant de rem o n ter à la
surface chargés de cadeaux, d o n t le présent blason retraçant
leurs tribulations29.
U n e autre image du blason de l’Aigle, cette fois sur la peau
d ’u n tam bour, p erm et d ’enrichir le schèm e de la représen­
tation des perspectives multiples (illustration 72). Il ne s’agit
pas ici d ’une représentation dédoublée ordinaire, c’est-à-dire
bilatérale, puisque l’aigle est figuré au centre en com binant une
vue frontale du corps et une vue latérale de la tête, à l’instar des
aigles de la cape. C ependant, les motifs dépeints sur le cercle
extérieur ajoutent plusieurs points de vue supplém entaires:
frontal pour la queue de l’aigle en bas et la face hum aine bordée
par des mains en haut, tandis que les figures de profil sur les
deux côtés représentent probablem ent le dos du personnage
dont le visage apparaît en haut, u n dos vu en représentation
dédoublée, mais inversée par rapport à un axe de symétrie q u ’il
faudrait im aginer sur l’autre face du tam bour30. C e dernier cas
est loin d ’être unique. D e fait, et sous réserve d’une confir­
m ation par u n inventaire aussi systématique que celui m ené
par M aijorie Halpin, on peut avancer que les objets sur lesquels
des imagiers tsimshian o n t figuré des êtres selon des perspec­
tives multiples sont en règle générale des supports de blason :
frontons de maison, mâts héraldiques, plats de fête, chapeaux,
bracelets, capes, tabliers de danse, tambours, coiffes et fronteaux.

289
71. Blason peint sur le fronton d'une maison
tsimshian du village de Lax Kw'alaams, Fort Simpson,
Colombie-Britannique
I M A G E - R É P E R T O I R E ET I M A G E -P E R S O N N E

72. Tambour décoré d'un aigle, Tsimshian, dernier tiers du xixe siècle

La façon do n t les Tsim shian organisent les différences entre


les images animistes et les images totém iques p eu t m aintenant
être synthétisée (tableau 5).

IM A G E S A N I M I S T E S IM A G E S T O T E M I Q U E S
O b je ts h a la it B la s o n s ayitks
R e p ré se n ta n t u n g ro u p e
R e p ré se n ta n t u n esprit n o m m é (n a x m ’x). d e qualités contrastives synthétisées
dans u n to te m n o m m é (ptE x)
M o tif acquis à p résen t p ar u n e in te ra c tio n M o tif acquis jadis p a r u n e in te ra c tio n
d ’u n contemporain avec u n esp rit d ’u n ancêtre avec u n esprit
P a trim o in e d ’u n in d iv id u (chef, cham ane) P a trim o in e d ’u n e m aiso n o u
ou d ’u n g ro u p e (société initiatiq u e) d ’u n e lignée, m ais c o n trô lé p ar les chefs
R e n d possible l ’accès In c a rn e u n a ttrib u t e t lég itim e
à u n sav o ir-p o u v o ir l ’accès à u n te rrito ire
Im age faite par les spécialistes Im age faite p a r les spécialistes ukgihla
gitsonk ayant u n statu t élevé ayant u n statu t in fé rie u r
Im ages actualisées p ar des rituels Im ages validées p a r u n potlatch,
o ù les esprits so n t présents, à la suite d ’u n récit étiologique
in carn és par des acteurs c o m m é m o ra n t le u r o b te n tio n
M é d iu m s : fro n to n s d e m aison,
M éd iu m s : m asques, h o ch ets, m âts hérald iq u es, plats de fête,
têtes de h a rp o n e t h am e ç o n s sculptés ch ap eau x , bracelets, capes, tabliers de
danse, tam b o u rs, coiffes e t fro n tea u x
Im ages autorisant des p o in ts Im ages contraignant à des p o in ts
de v u e m ultiples à p a rtir de p o in ts de v u e m ultip les à p a rtir d ’u n p o in t
d ’ob serv atio n multiples d ’o b serv atio n unique

Tableau 5 - C o n trastes e n tre im ag es an im istes e t im ag es to té m iq u e s (T sim shian)


LES F O R M E S D U V I S I B L E

O n v oit que les deux sortes d ’images s’opposent m oins par


les objets physiques q u ’elles représentent —c’est toujours un
répertoire d ’êtres plus ou m oins puissants d o n t le rôle dans
la vie des hum ains doit être attesté —que par les propriétés
im putées à ces images, par les m odes d ’accès à ce d o n t elles
tien n en t lieu, par les m éthodes p o u r les activer, par le statut
de ceux qui les fabriquent, par le type d ’usage auquel elles
servent, par la scénographie de leur exhibition, par le genre
de ressources auquel elles ouvrent, par la nature du support
sur lequel elles sont figurées et par les conventions techniques
et stylistiques qui g o u v ern en t leu r ex écution. E n d ’autres
termes, ce sont d ’abord les conditions de leur obtention et de
leur em ploi qui, plus que la nature des choses q u ’elles rendent
visibles, caractérisent la distinctivité des im ages tsim shian
pu isq u e la figure d ’u n anim al p e u t rep résen ter ta n tô t u n
ancêtre totém ique, tantôt u n esprit auxiliaire. C ontrairem ent
aux systèmes figuratifs examinés dans les chapitres précédents,
dans lesquels le contenu de la représentation et l’organisation
de l’im age suffisaient p o u r identifier le régim e ontologique
q u ’elle rendait visible, les images tsimshian reflètent ainsi avec
une admirable fertilité l’hybridité intrinsèque du collectif qui
les im agine. C ette hybridité se traduit par des basculements
perpétuels en fonction des m om ents et des distributions hiérar­
chiques entre la co n tinuité m étam o rp h iq u e des puissances
d ’agir animistes et la discontinuité im périeuse des segm en­
tations totém iques, oscillation que les images exprim ent et
stabilisent au gré de leur origine et de leur m ode d ’ostension.
F o rt h eu reu sem en t p o u r qui s’intéresse à la gram m aire
des formes, la pragm atique des images n ’est pas seule ici à
perm ettre de distinguer dans quel pôle de l’oscillation l’ico-
n icité p ro p re à l’u n o u l ’autre régim e s’est réfugiée. C ar,
m êm e si elles sont peu manifestes, des différences structurelles
existent entre les images animistes et les images totémistes.
Sur le plan de la technique d ’abord. Les premières sont exclu­
sivem ent des sculptures en ronde-bosse, c’est-à-dire rep ro ­
duisant dans son volum e com plet to u t ou partie de l’esprit
animal ou hum anoïde d o n t la présence active doit pouvoir

292
I M A G E - R É P E R T O I R E ET I M A G E -P E R S O N N E

être objectivée de façon convaincante : d ’où la tridim ension-


nalité des masques, renforçant aux yeux du spectateur l’effet
de réel que les m ouvem ents du p o rteu r lui im prim ent. Par
contraste, les images totém iques sont soit en deux d im en ­
sions com m e les peintures, les capes chilkat ou les images sur
les vêtem ents, soit quasim ent en deux dimensions com m e les
sculptures en bas-relief ornant les fronteaux et les écrans. Les
mâts héraldiques, p ro b ab lem en t u n e in n o v atio n récen te31,
ne sont une exception q u ’en apparence puisque seule la face
avant est sculptée, ce qui les range p lutôt, malgré leur aspect
spectaculaire et leurs dim ensions, du côté des décorations
en bas-relief. D ans tous les cas, ces im ages to tém iq u es se
déployant dans un plan ou u n quasi-plan ren d en t possibles
les com binaisons com plexes d’attributs que les blasons et leur
étiologie exigent, soit sous la form e séquentielle que les mâts
sculptés réalisent dans la succession ascendante des p ro tag o ­
nistes de leu r récit d ’origine —l’histoire q u ’ils relatent part
généralem ent du bas32 —, soit dans la sim ultanéité baroque
d ’une profusion de m otifs sur les frontons des maisons.
Le contraste entre images animistes et images totém iques
est notable aussi dans les principes de leur com position. D u
fait q u ’ils sont figurés en ronde-bosse, les masques animistes
représentent de façon plausible des singularités inconnues du
public, des esprits anim aux le plus souvent, mais d o n t il p eu t
im aginer la form e et le com portem ent par analogie avec ceux
de l’espèce do n t elles p o rten t le nom . La technique em ployée
perm et une accroche de l’attention par le mimétisme et adm et
des perspectives m ultiples sur le m êm e ob jet en fo n ctio n
de la situation du spectateur, ce qui est co n g ru en t avec la
variabilité subjective des points de vue, sym ptom atique de
l’animisme. Les images totém iques, quant à elles, résultent
d ’u n agencem ent com plexe d o n n an t à voir un assemblage
d ’attributs liés aux caractéristiques du personnage figuré en
pièce principale du blason et aux péripéties qui l ’o n t investi
d ’un rehaut particulier. A dm ettons l’hypothèse que les blasons
sont les seules images tsimshian figurées avec des perspectives
m ultiples —en “représentation éclatée” si l’on veut, do n t la

293
LES F O R M E S D U VI SI B L E

“représentation déd o u b lée” ne serait q u ’u n cas p articu lier—,


mais d o n t la perception n ’est possible q u ’à partir d ’un p o in t
d ’observation frontal, puisque ce sont des images en deux
dim ensions ou des bas-reliefs ; alors il devient clair q u ’une
telle disposition perm et de décupler la quantité d’inform ation
sur l’objet représenté, chaque élém ent figuré constituant un
aperçu sur une partie de cet objet qui p eu t être im percep­
tible en vision naturelle. A utrem ent dit, en décom posant, en
dépliant et en juxtaposant dans u n e im age disposée sur une
seule face tous les plans d ’un p rototype to tém ique et de ses
acolytes, on parvient à afficher l’ensemble de leurs qualités et
des circonstances de leurs manifestations dans ce qui devient,
de fait, l’équivalent figuratif d ’une liste. Le blason tsimshian
se présente ainsi com m e une chose en soi, u n conglom érat
au tonom e d ’attributs, indépendant du p o in t de vue subjectif
q u ’u n observateur p eu t p o rter sur lui, ce qui correspond bien
à ce caractère autoréférentiel du régim e général de la struc­
turatio n totém iq u e d o n t les images aborigènes du nord-est
de l’A ustralie offrent u n puissant tém oignage. L oin de se
contrarier ou d ’em piéter sur les dom aines respectifs q u ’elles
o n t po u r mission de rendre visibles, l’image en tant que réper­
toire de qualités et l’image en tant que personne se com plètent
ici dans la différence de leurs expressions formelles et de leurs
modes d ’activation po u r faire m ontre des liens de dépendance
entre deux régimes ontologiques q u ’un peuple de pêcheurs
du b o u t du m o n d e a su avec maestria faire s’accom m oder
l’u n à l’autre.
Troisième partie

C O R R E SPO N D A N C E S

« T o u te c ré a tu re d u m o n d e
E st p o u r n o u s c o m m e u n livre,
U n e p e in tu re et u n m iro ir,
D e n o tre vie, d e n o tre m o rt,
D e n o tre c o n d itio n , d e n o tr e sort
La sû re in d ica tio n . »
H y m n e O mnis m undi creatura
a ttrib u é à A lain de Lille (x n e siècle)1
8.

Exercices de composition

Q u i regarde le m o n d e d ’u n œil in n o cen t ne p eu t m anquer de


v o ir q u ’il se présente sans cesse à nous sous u n jo u r nouveau,
que l’on ne baigne jam ais deux fois dans la m êm e atm osphère,
q u ’aucun des êtres, des choses, des situations, des états, des qualités,
des processus qui s’offrent à n o tre appétit n ’est en to u t p o in t
semblable aux autres. S’appuyant sur cette expérience répétée de
la singularité des m om ents et des objets, l’ontologie analogiste
tente d ’apaiser le sentim ent de désordre qui résulte de la proli­
fération du divers au m oyen d ’u n usage obsessif des correspon­
dances1. Sans do u te chaque chose est-elle particulière, chaque
situation nous apparaît-elle sous u n jo u r différent, chaque lieu
présente-t-il une configuration et une saveur qui lui sont propres,
mais l’on p eu t tro u v er en chaque chose une qualité qui la reliera
à une autre, en chaque situation u n e circonstance déjà connue,
en chaque lieu u n e conn ex io n à d ’autres lieux. E t chaque chose
pourra elle-m êm e être reliée à u n e situation où elle est présente,
crainte ou espérée, de m êm e q u ’à u n lieu qui l’héberge ou avec
lequel elle manifeste une ressemblance de forme ou de tonalité, de
façon que, dans la m yriade des fragments do n t n o tre expérience
du m onde est com posée, la plupart sont rattachables à d’autres
par la grande chaîne des analogies. U n alim ent, une partie du
corps, une saison, une couleur, u n animal, une fonction sociale,
tous distincts et tous singuliers, seront néanm oins unis parce q u ’il

297
LES F O R M E S D U VI SI B L E

est loisible de les associer au jo u r ou à la nuit, au masculin ou


au fém inin, à l’est ou à l’ouest, au p u r ou au souillé, à tous ces
m om ents et qualités contrastés qui p eu v en t être alignés dans des
enfilades d ’appariem ents.
U n e telle façon de voiries choses est des plus communes. Certes,
la mise en relation des différences dans des tableaux d ’attributs
est caractéristique des classifications cosm ologiques qui épuisent
de m anière obsessive la diversité du réel en alignant des séries de
qualités contrastives. Ainsi en va-t-il de la classification des Z u n i
de l’Arizona et du N ouveau-M exique, qui, de D urkheim et Mauss
à G o o d y et Lévi-Strauss, a fait couler b eaucoup d ’encre2. Les
anim aux et les élém ents sont classés par orients —il y en a sept —
en m êm e temps que les couleurs, les clans, les saisons et d ’autres
rubriques, de sorte que si le pum a est au nord, le blaireau au sud,
l’ours à l’ouest et le loup blanc à l’est, et si, de façon parallèle,
le ja u n e est au nord, le rouge au sud, le bleu à l’ouest, le blanc
à l’est, alors il est loisible de dire que le p u m a est au blaireau
com m e le ja u n e est au rouge, et aussi com m e l’hiver est à l’été,
com m e l’air est au fe u ...
L ’usage généralisé des correspondances n e se lim ite pas aux
longues chaînes transitives des classifications cosm ologiques.
O n en tro u v e m aintes illustrations ailleurs : dans les traditions
astrologiques de n om breuses civilisations o ù des co n n ex io n s
sont établies entre destinées hum aines et m ouvem ents des corps
célestes ; dans la théorie m édicale des signatures, qui, de l’E urope
p rém oderne à l’E x trêm e-O rien t, prescrit des m édicam ents issus
d ’objets naturels ayant la m êm e apparence que le mal à soigner;
ou encore dans l’idée, là aussi fort répandue (bien q u ’absente
dans l’archipel animiste ou en Australie), que tous les existants,
animés ou inanimés, ressortissent selon les traits com m uns postulés
que présentent leurs com posantes à un petit n om bre d ’éléments
—terre, air, feu, eau, fer ou bois —ou que l’on p eu t les distribuer
en deux classes opposées selon q u ’ils sont dits chauds ou froids,
ou b ien secs ou hum ides. T ous ces mécanismes d ’interprétation
fondés sur des gammes de similitudes observables ou supputées
entre qualités sensibles ne sont q u ’un reflet, ou un sym ptôm e,
d ’une ontologie plus englobante dans laquelle le m onde est perçu

298
E X E R C IC E S DE C O M P O S I T I O N

com m e fait d ’u n e foule d ’élém en ts singuliers q u ’il co n v ien t


d ’o rd o n n e r par affinités p o u r ren d re ces individualités m ieu x
maîtrisables par la pensée et plus prévisibles dans leu r co m p o r­
tem ent, u n e façon de détecter continuités et discontinuités dans
le tissu des choses qui nous est plus fam ilière que d ’autres en
E urope car elle a structuré n o tre cosm ologie ju sq u ’à la R enais­
sance et subsiste çà et là par lam beaux dans nos pratiques.
Figurer une ontologie analogiste, c’est m ontrer to u t à la fois que
les êtres, les états, les circonstances sont m orcelés en u n e myriade
d’instances et de causes occasionnelles, to u t en pointant q u ’il existe
pourtant toujours une voie grâce à laquelle o n pourra associer
certaines de ces particularités. S’efforçant de rendre visible le lacis
des correspondances qui se déploie entre des éléments discrets, ce
régim e de figuration exige ainsi de faire proliférer les composantes
disparates d ’une im age afin d ’éloigner la tentation de la prendre
p o u r la rep résen tatio n d ’u n sujet individualisé; par là s’efface
to u te possibilité que l’o n puisse y appréhender, com m e dans la
figuration anim iste ou naturaliste, la puissance hypnotique d ’une
subjectivité unique. E n ce sens, et quelle que soit l’exactitude
de la représentation des détails à laquelle la figuration analogiste
parvient, celle-ci ne visera pas tant à im iter avec vraisem blance
u n ré fèren t o b je c tiv e m e n t d o n n é q u ’à restitu er la tram e des
affinités au sein de laquelle ce réfèrent acquiert une signification
et exerce u n e agence d ’u n certain type. Il est toutefois malaisé
d’identifier à coup sûr u n e im age analogiste en ce que le schèm e
ontologique qui lui sert d ’arm ature se révèle plus abstrait que les
configurations relationnelles d o n t les m odes de figuration déjà
exam inés sont l’expression : ni une interaction entre des sujets à
l’identité indécise, com m e dans l’animisme, ni u n rapport partagé,
quasi classificatoire, d ’inhérence à u n ensemble distinctif, com m e
dans le totém ism e, mais une m étarelation, à savoir u n e relation
englobante structurant des relations hétérogènes. C e genre de
figuration est donc m oins repérable par le co n ten u ostensible
de l’im age, par ce q u ’elle restitue de m an ière reconnaissable
de tel ou tel aspect du m onde, que par les mécanismes visuels
grâce auxquels p eu v en t être représentés divers types d ’assem­
blage : des êtres com posites, des réseaux spatiaux et tem porels,

299
LES F O R M E S D U V I S I BL E

des correspondances de niveaux et d ’échelles, bref, des couplages


bien assortis d ’entités dissemblables.
A vant d ’exam iner ces mécanismes, on s’attardera un m o m en t
sur quelques images analogistes prises à dessein dans des époques
et des parties du m onde très éloignées afin de rendre tangible ce
q u ’elles o n t en com m un. Sans doute parce q u ’il est né à Bombay,
l’anthropologue A rjun Appadurai peut-il se perm ettre de proférer
sur l’Inde des jugem ents généraux que des étrangers avanceraient
avec plus de cautèle. Son opinion rejoint en to u t cas le sentim ent
de maints visiteurs : n o n seulem ent l ’Inde fourm ille d ’hum ains
de façon pro p rem en t ahurissante, elle regorge aussi d ’objets de
toutes sortes, une profusion enchevêtrée dans laquelle les premiers
et les seconds sont com m e des aspects les uns des autres3. Appadurai
v oit u n e b o n n e illustration de cela dans l’œ uvre de R ag h u b ir
Singh (illustration 73). Les compositions du photographe mélangent
en effet les corps aux artefacts dans u n e chaîne incroyablem ent

73. Raghubir Singh, Pavement Mirror Shop, Howrah, Bengale-Occidental, 1991


EX ERC IC ES DE C O M P O S IT I O N

dense d ’effets m atériels où se croisent et se réfractent la m ain et


le tissu, la b o u e et le m étal, les m orceaux d ’édifices et les visages,
chacun saisi dans sa singularité, chacun se reflétant dans les autres.
Les hum ains, d o n t le regard et les traits sont parfois extraordi­
naires d ’intensité, ne so n t p o u rta n t pas plus expressifs que le
b ric-à -b ra c q u i les e n to u re , les p h o to s de S ingh m e tta n t en
évidence que les choses fo n t partie d ’u n co n tin u u m anim é dans
lequel les objets courants et les corps des gens ordinaires sont des
élém en ts éq u iv alen ts dans l ’e n c o m b re m e n t g én éral. S elo n
A ppadurai, ce sens de la luxuriance des objets et de leur insertion
spontanée dans u n ordre englobant est p arto u t visible en Inde
dont la société est

un panorama de tas, de piles, de m onceaux, de paquets, de paniers,


de sacs entre lesquels des gens apparaissent [...] traçant leur chemin
à travers un paysage infini de choses, qui vont de la plus précieuse
à la plus laide et répugnante4.

D e ce constat, dont les photos de Singh offrent une remarquable


expression iconique, p eu t être tirée une conclusion qui s’étend
à bien des images analogistes ailleurs dans le m onde : ce qui est
recherché avant tout, c’est la chaleur de la profusion et l’enchan­
tem ent de la m ultiplicité, la m osaïque des formes et des couleurs,
la m ultiplication et le ch ato iem en t des facettes ; bref, to u t sauf
le m inim alism e. C e pu llu lem en t inextinguible ne discrim ine pas
entre hum ains et non-hum ains, entre œuvres d ’art et ustensiles
du quotidien, car la surabondance des formes, des m atériaux, des
couleurs et des styles dans la vie sociale indienne ren d à peu près
impossible la ségrégation entre différents genres d ’objet selon des
critères esthétiques. D ’où ce brassage m aintes fois n o té de l’art
savant et de l’artisanat populaire, du raffinem ent plastique et du
kitsch, de la sobriété et du “mauvais g o û t” , qui est la condition
p eut-être nécessaire à l’existence conjointe de cette prolifération
d ’existants de to u te nature. C o m m e le n o te Freud, dans u n autre
contexte il est vrai, « l’accum ulation m et fin à l’im pression de
hasard5». Dans la vie com m e dans les images, l’am oncellem ent
d ’éléments de provenances multiples et la répétition de situations

301
LES F O R M E S D U V I S I B L E

exceptionnelles, loin de p ro v o q u er Lin sentim ent de confusion


ou d ’impuissance, incite au contraire à chercher dans le désordre
manifeste u n agencem ent caché.
Q u o iq u e plus austère en apparence, l’iconographie m édiévale
ne crain t p o u rta n t pas elle n o n plus l ’ex u b éran ce lo rsq u ’elle
figure l’entrem êlem ent des créatures terrestres sur les chapiteaux,
colonnes et tympans des églises. C om m entant cette prodigalité de
motifs, n o tam m en t végétaux, Jean -C lau d e B o n n e la rapporte à
une conception de l’ornem ent ecclésial réunissant dans une m êm e
im age des entités o n to lo g iq u em en t distinctes —hum ain, plante,
animal —d o n t le théologien T h éo p h ile a proposé une définition
au x iie siècle dans u n passage de son D e diversis artibus6. L ’ornatus,
traduction latine du grec cosmos, c ’est à la fois la décoration de
la m aison du S eigneur et la beau té o rd o n n ée conférée à une
chose de façon à parachever sa nature ; son exécution exige trois
A

qualités cardinales au M oyen Age : l’ordre, la variété et la mesure.


L ’ordre (ordo) im plique l’idée d ’agencem ent régulier faisant appel
à la sym étrie ou à la hiérarchie ; la variété (varietas) dem ande que
la répétition soit p o n ctu ée de différences formelles ou chrom a­
tiques et p orte en outre les idées d ’opulence, de chatoiem ent, de
virtuosité et de subtilité. La m esure (mensura) s’ajoute à la variété
et l’englobe en lui im posant des contraintes de dim ension et de
proportion de types rythm ique, num érologique ou géom étrique.
L ’ornatus végétal d’une église réalisé dans cet esprit rend visible aux
fidèles l’aspect m êm e du paradis, son bariolage profus de fleurs,
de feuilles et d ’herbes, n o n pas sous les espèces d ’une im itation
im parfaite à des fins seu lem en t édifiantes, mais en in carn an t
m atériellem ent dans les images des dimensions du m onde céleste.
À la m êm e époque, dans une invocation à D ieu qui conclut le
récit de la consécration de la basilique Saint-D enis, l’abbé Suger
a em ployé des form ules qui synthétisent à m erveille to u t à la
fois l’esprit de l’ontologie analogiste m édiévale et le rôle que la
prodigalité som ptueuse des images y jo u e :

T oi qui [...] conjoins par un lien unique les être matériels aux
immatériels, les corporels aux spirituels [...], tu transformes merveil­
leusem ent l’église présente en royaum e céleste7.

302
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

L’attention m inutieuse que Suger a po rtée à Yornatus de Saint-


Denis m ontre bien que cette transform ation de la basilique n ’est
pas q u ’u ne vaine m é tap h o re, elle co n v ertit les fidèles en des
participants à la grâce divine, elle fait d ’eux des élém ents reliés à
d’autres pourtant ontologiquem ent dissemblables grâce au pouvoir
cohésif de celui qui «conjoint» hum ains et non-hum ains au sein
d ’u n m êm e ensem ble. Les images ren d en t sensible cette mise
en ordre dè la varietas, le foisonnem ent des êtres singuliers, par
le biais de dispositifs de mensura régissant la disposition de leurs
parties au m oyen de transform ations réglées.

Hybrides et chimères

La figure classique de l’ontologie analogiste, celle qui perm et


avec la meilleure probabilité d’identifier une image com m e relevant
de ce registre, c ’est la chim ère, un être com posé d ’attributs appar­
ten an t à des espèces différentes, mais présen tan t u n e certaine
cohérence sur le plan anatom ique8. La chimère est un hybride dont
les éléments constitutifs sont em pruntés à des sources hétérogènes
—des espèces animales relevant de classes ou d ’ordres différents,
des hum ains dans toutes leurs variétés, voire des plantes ou des
artefacts —, mais qui sont exceptionnellem ent réunis dans u n être
suigeneris, lequel est rarem ent conçu d ’emblée com m e imaginaire.
C elui-ci peut être une entité singulière —l’hydre de Lerne, par
exem ple, ou la C him ère antique faite d ’u n lion, d ’une chèvre et
d’u n serpent; c ’est parfois u n e divinité ou u n esprit, ou encore,
com m e la licorne ou le catoblépas, un spécim en d ’une espèce
peu com m une, quoique réputée réelle. Les chimères figurent des
assemblages de qualités, parfois contradictoires, chacune dénotée
par un élém ent anatom ique renvoyant à l’espèce animale qui en
est le parangon et d o n t le symbolism e varie évidem m ent selon
les contextes culturels. P o u r q u e cet agrégat de qualités soit
plausible, il faut en outre que la com binaison des élém ents qui
les d én o ten t parvienne à d onner l’illusion de la vie sous la form e
d ’u n organism e capable d ’agir et de p ercev o ir par lu i-m êm e.
C om m e l’avait bien vu Léonard de Vinci, dépeindre u n animal

303
LES F O R M E S D U V I S I B L E

im aginaire exige de lui d o n n er u n e apparence naturelle, donc


de le p o u rv o ir de m em bres et d ’organes qui ressem blent à ceux
d ’espèces connues, la co m p o sitio n d ’u n dragon, n o tam m en t,
pou v an t com p o rter « la tête du m âtin ou du braque, les yeux du
chat, les oreilles du porc-épic, le m useau du lévrier, les sourcils
du lion, les tem pes d ’un vieux coq et le cou de la to rtu e9».
Ainsi, la chim ère possède toujours une unité de com position
et u n schém a co rp o rel vraisem blables en d é p it du caractère
disparate des pièces d o n t elle est faite et de la bizarrerie de leur
assemblage. Les ailes des chim ères volantes - Pégase, Garuda, le
griffon, certains dragons —sont disposées sur le dos p o u r perm ettre
le vol, n o n sur le ventre ou sur les oreilles; d ’autres organes de
la lo co m o tio n sont figurés de façon à rendre possible le dépla­
cem ent, que ce soit dans l’eau p o u r les sirènes ou sur terre poul­
ies centaures ; les têtes animales sont posées sur des torses humains
et vice versa... M êm e la face inform e et repoussante du masque
K o m a B a de C ô te d ’iv o ire, avec son g ro u illem en t de tubes
organiques, d ’orifices et de tentacules, p eu t être vue com m e le
visage d ’un être plausible car évoquant vaguem ent un hum ain
(illustration 74). E t de fait, les cornes dressées et le bec d ’oiseau
qui prolonge le m en to n , com m uns à ce genre de figure anti-
sorcellaire dans le pays D an, sont là p o u r indiquer que, p orté par
u n initié, le m asque incarne l ’esprit du K om a et q u ’il aura la
puissance nécessaire p o u r attirer et fixer les sorts maléfiques qui
vagabondent dans le village.
Il y a sans doute une contrainte cognitive à l’exigence de relative
vraisemblance anatom ique des chimères, du moins si l’on souhaite
prêter une existence réelle au p ro d u it de la com position. C ’est
en cela que la chim ère analogiste se distingue des anim aux de
l’héraldique européenne ou nord-am érindienne. Le plus souvent,
en effet, ces derniers sont de purs symboles accolés au sein d ’une
structure complexe (écu, mât sculpté, panneau peint), chacun d’eux
représentant u n attribut, u n n o m ou une filiation spécifique ; et
lorsque les anim aux armoriés sont bien des hybrides, com m e c’est
le cas avec le p hénix ou le griffon, c’est parce q u ’ils procèdent
d ’u n répertoire analogiste plus ancien et q u ’ils sont réem ployés
pou r leur puissance évocatrice par l’iconographie héraldique. Il en

304
74. Masque contre-sorcellaire de type Koma Ba, ethnie Maou, Côte d'ivoire
LES F O R M E S D U VI SI BL E

va de m êm e avec les attributs symboliques attachés aux divinités


du p an th éo n antique : à la différence du griffon, généralem ent
figuré avec l’envergure nécessaire p o u r entraîner dans les airs le
char d ’Artémis, personne n ’im agine que ce sont les petites ailes
fixées sur les sandales et le casque d ’H erm ès qui lui p erm ettent de
se déplacer aussi vite ; les ailes du griffon sont réputées fonction­
nelles car c’est une chim ère authentique, celles du messager des
dieux ne sont que des épithètes de nature.
P ourtant, la frontière entre chim ère et animal héraldique n ’est
pas to u jo u rs aussi n ette dans la m esure o ù des im ages d ’êtres
com posites p eu v en t parfois illustrer une devise associée à une
personne. Il en va ainsi, par exem ple, de la spectaculaire statue
d ’h o m m e-req u in sculptée vers 1890 par Sossa D ede représentant
Béhanzin, dernier roi du D ahom ey (illustration 75). R eproduites
sur maints supports, les armoiries de B éhanzin com portaient un

75. Homme-requin identifié à Béhanzin, sculpture de


Sossa Dede, Abomey, Bénin
EXERCICES DE C O M PO SITIO N

requin en souvenir des paroles q u ’il p rononça p o u r in diquer à


son peuple son in ten tio n de faire la guerre aux Français, lesquels
traversaient chaque jo u r la barre de la rade de C o to n o u p o u r
faire incursion en son royaum e : « Le requin en furie a troublé la
barre10». Par contraste avec u n blason européen, toutefois, qui
est u n tableau d ’attributs sym boliques associés à un individu, un
Heu o u une lignée, la chim ère personnelle m êle étroitem ent les
qualités de l’individu q u ’elle représente et les qualités de l’animal
lui servant d ’em blèm e. C e lien entre la devise et sa figuration
souligne un trait typique des images d ’êtres composites : elles sont
le plus souvent des illustrations de récits décrivant les qualités de
ces êtres, les circonstances de leur genèse ou les actions do n t ils
sont les héros. M êm e, et p eu t-ê tre surtout, quand on les crédite
d’une existence réelle, il faut que la bizarrerie de leur apparence
s’accom pagne d’u n e étiologie et d ’un m o d e d ’em ploi, l’u n et
l’autre étan t vus co m m e des justificatifs de le u r actualisation
figurative. Bref, les chim ères so n t indissociables du dispositif
narratif par lequel elles sont instituées. C ’est m êm e probablem ent
une caractéristique des images analogistes en général que d ’illustrer,
de condenser o u de ponctuer des énoncés, com m e si la complexité
de la tâche q u ’on leur confie —o rd o n n er des choses disparates —
ne pouvait se faire avec le seul secours d ’une organisation spatiale
et exigeait en sus la succession tem porelle et le contrepoint séman­
tique que le récit apporte.

P o urquoi les êtres com posites sont-ils particulièrem ent bons


à p en ser et à fig u rer en rég im e analogiste? N o to n s d ’ab o rd
a contrario q u e ce genre d ’im age n ’est gu ère p résen t à toutes
les époques et sous toutes les latitudes. L ’exam en des masques
y u p ’ik, k w ak iu tl ou m a ’b étisek a m o n tré que to u te co m b i­
naison entre u n hu m ain et u n anim al n ’est pas à coup sûr une
chim ère, pas plus que ne se qualifient com m e telle les représen­
tations com m utatives de m étam orphose entre espèces d o n t l’ani­
misme offre maints exemples. Les hybrides sont to u t aussi absents
dans l’im agerie to tém ique des A borigènes australiens et ils sont
LES F O R M E S D U V I S I B L E

rarissimes dans les grottes ornées du Paléolithique eu ro p ée n 11.


Dans tous ces cas où l’aptitude à représenter des anim aux avec
une grande exactitude est patente, le m anque d ’intérêt p o u r la
figuration d ’êtres composites ne saurait s’expliquer par des raisons
techniques. Il est donc d o u teu x que l’o n puisse rendre com pte
des particularités du schém a de com position des chim ères par
un m écanism e cog n itif universel du genre de celui in v o q u é par
Pascal B o y er p o u r expliquer la fo rm atio n des représentations
religieuses12. S elon lui, en effet, les êtres surnaturels seraient
partout caractérisés par des bizarreries d ’apparence et de conduite
qui v o n t à l’encontre des attentes intuitives concernant la form e
et les propriétés ordinaires des choses —des anim aux qui parlent
ou des hum ains qui volent ; cet état de fait offrirait une stim u­
lation inférentielle quant aux actions que ces êtres sont capables
de m en er et renforcerait la croyance en leurs pouvoirs réputés.
Le caractère c o n tre -in tu itif des représentations religieuses les
rendrait ém inem m ent saillantes, favorisant ainsi leur m ém orisation
et leur circulation dans une perspective darw inienne inspirée de
“l’épidém iologie des représentations” , à l’origine développée par
D an S perber; celle-ci propose que les idées religieuses ayant les
meilleures chances d ’être retenues, de se stabiliser et de se diffuser
sont celles qui transgressent de façon systém atique nos attentes
intuitives co ncernant le co m p o rtem en t physique et psychique
de nos congénères, des autres organismes et des artefacts13. O r,
du fait de leur dim ension co n tre-in tu itiv e évidente, les chim ères
et leurs images seraient particulièrem ent prédisposées à acquérir
p arto u t u n statut distinctif grâce à ce m écanism e de sélection.
E t pourtant, on ne les trouve figurées que dans les civilisations
m ésoam éricaines et andines, en A frique de l’O uest, dans une
partie de l’Asie qui va de l’Iran à la C h in e, dans l’A frique du
N o rd et le P ro ch e-O rien t anciens, dans la G rèce archaïque, en
E trurie et plus à l’est, parm i les peuples cavaliers de l ’âge du fer.
C ’est sans doute déjà beaucoup, mais c’est loin d ’être universel.
P ren an t acte de cette lim itation, D avid W e n g ro w a avancé
l’idée que les chim ères seraient le p ro d u it de l’ém ergence il y a
six mille ans en M ésopotam ie et en Egypte des sociétés strati­
fiées, des prem iers Etats et de la standardisation des norm es, des
E X E R C IC E S DE C O M P O S I T I O N

procédures et des objets par les élites administratives14. Selon lui,


une société crée ou adopte des figures com posites parce q u ’elle
atteint u n niveau de com plexité qui établit u n nouveau rapport
entre la partie et le to u t, la chim ère exprim ant au m ieux l’im pé­
ratif bureaucratique de traiter le m o n d e à la m anière d ’un Etat,
c’est-à-dire com m e «un royaum e im aginaire constitué de sujets
divisibles, chacun com prenant une m ultitude de parties séparables,
com m ensufables et recom binables15 ». O n aura reco n n u là une
excellente définition d ’u n aspect de l’identification analogiste,
W engrow reconnaissant d ’ailleurs volontiers sa dette vis-à-vis de la
proposition que j ’avais faite en 2010 de v oir les chim ères com m e
typiques du répertoire iconographique de cette o n to lo g ie16.
E t il est hors de doute, en effet, q u ’avec la fabrication systé­
m atiq u e de rep résen tatio n s “ officielles” grâce à des m oyens
m écaniques — estam page, m oulage, im pression par sceau —les
prem iers Etats de l’âge du bronze o n t eu les m oyens de m ulti­
plier dans des images stables et faciles à dissém in er une expression
iconique de la diversité ontologique structurée par un principe de
com position interprétable sans peine. La centralisation bureaucra­
tique, l’apparition d ’u n clergé et d ’une religion d ’Etat, le schème
m odulaire propre à l’espace urbain n ’o n t pu que jo u e r u n rôle de
prem ier plan dans ce processus de standardisation. Mais, ce que
les prem iers empires et les proto-E tats ren d iren t surtout possible,
ce fu t p récisém en t la p ro d u c tio n de figures, de norm es et de
sujets standard, c ’est-à-dire u n m o u v em en t to u t à fait nouveau
de totalisation des com posantes hum aines et n o n hum aines au
sein d ’u n collectif analogiste désormais structuré par la centralité
- du souverain, de sa capitale, de son armée - p lu tô t que par des
logiques centrifuges d ’oppositions segmentaires. E n assignant des
raisons socio-économ iques à l’ém ergence des chimères, W engrow
a donc pris l’effet p o u r la cause. C ar c’est dans des collectifs qui
étaient déjà analogistes que l’É tat est né, en général sous la form e
de royautés divines et afin de ramasser dans u n être et un heu
uniques la m ultiphcité des perspectives auparavant diffractées dans
les com posantes disparates de l’assemblage sociocosm ique. Il était
donc logique que les im ages de chim ères s’y soient stabilisées
sous une form e norm alisée et q u ’elles aient co n n u une diffusion
LES F O R M E S D U VI SI B L E

plus am ple là où leur p ro d u ctio n de masse était devenue politi­


quem en t utile et m atériellem ent plus aisée, c ’est-à-dire dans ces
développem ents inédits des collectifs analogistes que l’on associe
à l’ém ergence des cités-Etats et des royaum es de l’âge du bronze.
Si l’o n adm et que la chim ère rend visible de la façon la plus
condensée le prin cip e de base de to u te o n to lo g ie analogiste,
à savoir l ’h étéro g én éité des élém ents et la co h éren ce de leurs
liaisons, alors il est aisé de v oir que les prem iers Etats apportent
p o u r l ’essentiel aux anim aux im aginaires u n e codification de
l’apparence et une distribution plus vaste, n o n la cause im m édiate
de leur naissance, laquelle préexiste probablem ent à l’apparition
des conditions favorables à leu r circulation. O n en v eu t p o u r
preuve que l’o n trouve des images d ’êtres com posites dans des
collectifs typiquem ent analogistes, mais qui se sont développés
hors de l’E tat ou dans ses interstices, parfois co n tre lui. N ous
n ’en prendrons que trois exem ples parm i bien d ’autres possibles.
Le p rem ier exem ple nous ram ène dans l ’aire m andé-voltaïque
d ’où est issu le masque com posite em ployé par l’une des branches
de la société secrète du K om a p o u r la chasse n o ctu rn e des esprits
malfaisants (illustration 74). O r une autre association initiatique
répandue dans cette région de l’Afrique de l’O uest, le Ciw ara,
em ploie également des chimères dans ses danses cérémonielles, en
l’occurrence des sculptures de bois portées en cimier et représentant
des parties d ’anim aux enchevêtrées que surm ontent toujours les
cornes de l’antilope chevaline (Hippotragus equinus). Toutefois, par
contraste avec le m onstre terrifiant au visage indéfinissable que le
m asque du K om a figure, les cimiers du C iw ara sont exhibés en
plein jo u r et dans une atm osphère festive, au cours de danses et
de processions que tous peu v en t suivre dans le village et alentour
(illustration 76). L’association initiatique du C iw ara est ouverte,
sans hiérarchie de statut ou de classe d ’âge, n ’exclut pas les femmes
—horm is p o u r le p o rt du cim ier —et sa mission est de célébrer
u n culte agraire qui exalte l’u n io n entre le soleil (principe mâle)
et la terre (principe femelle). Les cimiers du Ciw ara p euvent être
vus de façon légitim e com m e des «chim ères africaines», p o u r
reprendre l’expression de Jean-P aul C olleyn à leur endroit, des
hybrides d ’anim aux que des sculpteurs talentueux o n t com binés

310
EX E RC IC E S DE C O M P O S IT I O N

avec beaucoup d ’im agination, mais selon u n registre de formes


lim ité à quelques styles rég io n a u x ; ces pièces d o n t l’élégance
épurée a fasciné les E uropéens dès leur découverte se sont d ’ail­
leurs très tô t frayé un chem in dans les ateliers d ’artiste, de D erain
et Brancusi à B raque ou L éger17.
Selon D o m in iq u e Z ah an , l ’eth n o lo g u e qui leu r a consacré
l ’étude la plus systém atique, la stru ctu re de chaque genre de
cim ier du C iw ara renvoie à l’architecture d ’u n genre de plante
cultivé localem ent : la coiffure élancée dans laquelle l’antilope
chevaline figure de façon p ro ém in en te correspond aux plantes à
enracinem ent faible (fonio, mil, oseille), le heaum e horizontal est
associé aux plantes à p o rt ram pant (arachide, haricot), tandis que
le cim ier vertical stratifié, u n type que Z ahan appelle «crypto-
phane», vaut p o u r les plantes à enracinem ent p rofond et à forts
rendem ents com m e le maïs ou le sorgho18. C e dernier cas, carac­
téristique du style de la région de B ougouni, au M ali, illustre les
formes les plus com posites où sont mêlées ju sq u ’à trois espèces
animales, avec parfois u n e p etite figurine hum aine. Le cim ier
reproduit ici (illustration 11) relève de ce m odèle et com porte
trois niveaux: le plus bas est fait d ’u n corps d ’oryctérope - un
mammifère fouisseur à grandes oreilles qui se nourrit de termites —
hom ologue au système radiculaire ; sur l’oryctérope se greffe un
pangolin, animal tant fouisseur que grim peur et donc p ropre à
évoquer la partie aérienne du végétal résistant au vent ; tandis que
les cornes d ’antilope qui coiffent le cim ier représentent le soleil.
Le C iw ara est u n e classique so ciété in itia tiq u e d ’A friq u e
de l’O uest, c ’est-à-d ire fo n d ée sur des liens de solidarité qui
c o n to u rn e n t les o b lig atio n s de la p a re n té et les co n train tes
éventuelles imposées par des Etats, une institution égalitaire très
vivace chez les B am ana (ou Bambaras) de la vallée du N iger,
mais qui s’est aussi d év eloppée, in d é p en d am m en t des appar­
tenances linguistiques et des étiquettes ethniques, sur u n terri­
toire allant de la G u in ée au B urkina Faso et du fleuve N ig er
à la C ô te d ’ivoire. C ’est donc un culte cosm opolite avec des
variantes régionales, qui a sans doute coexisté avec quelques-uns
des royaum es et em pires précoloniaux qui se sont succédé en
Afrique de l’O uest, mais d o n t il est impossible de prétendre q u ’il

311
76. Danseurs de la société initiatique Ciwara, village
de Dyélé, Mali, 1986

77. Cimier de la société initiatique Ciwara, région de


Bougouni, Mali
EX E RC IC E S DE C O M P O S IT I O N

représente une ém anation d ’u n État centralisé. La nature m êm e


des relations électives qui se tissent entre les m em bres de la société
C iw ara, com m e entre ceux des autres associations initiatiques
ayant proliféré dans cette région, font p lu tô t d ’elle u n co n tre­
poids aux obligations lignagères e t aux soumissions formelles à
des chefferies et des royaum es qui n ’o n t jamais vraim ent eu la
capacité, ni le désir, de transform er les villageois dans leu r orbite
en des sujçts politiques normalisés et coupés de leurs affiliations
segmentaires. Bref, les chim ères du C iw ara sont b ien des expres­
sions spectaculaires d ’u n e o n to lo g ie analogiste africaine d o n t
le philosophe m alien A m adou H am paté Ba do n n e u n e b o n n e
définition lorsqu’il écrit que les Bambaras pensent le corps hum ain
à la m anière « d ’u n sanctuaire où tous les êtres se retro u v en t en
interrelation » ; mais ces chim ères ne sont en aucune façon des
m anifestations de l’im p ératif bureaucratique de traiter le m onde
com m e u n E tat19.
Le deuxièm e exem ple de chim ère n o n étatique nous trans­
p orte dans une civilisation préco lo m b ien n e qui s’est épanouie
au début du deuxièm e m illénaire de n o tre ère dans le sud du
N ouveau-M exique et que les archéologues ont appelée la culture
de M im bres, du n o m de la rivière qui traverse la région20. Il s’agit
d ’u n e b ran ch e d ’u n co m p lex e arch éo lo g iq u e b eau co u p plus
vaste, dit “M ogollon ” , qui a fleuri au nord du M exique et au sud
des E tats-U nis du deuxièm e siècle de n otre ère ju sq u ’à l’arrivée
des Espagnols. La p ério d e de la culture de M im bres qui nous
intéresse présente deux traits notables. D ’abord, de gros villages
intriqués semblables à ceux des Pueblos contem porains, avec un
enchevêtrem ent de petits bâtim ents accolés les uns aux autres et
des pièces sem i-enterrées accessibles par une trappe dans le to it
que les archéologues, y v o y an t u n e analogie avec les édifices
cérém oniels des H op i, d én o m m en t “ kivas” . Ces villages furent
désertés vers la fin du x m e siècle p o u r des raisons inexpliquées,
des Apaches venus du n o rd s’installant alors dans cette zone que
certains d ’entre eux habitent encore aujourd’hui. M algré cela, les
Pueblos contem porains affirm ent que leu r culture est héritière
de celle de M ogollon et les archéologues opinent aussi que les
villages hopi et zuni actuels en sont dérivés.

313
LES F O R M E S D U VI SI B L E

La cu ltu re de M im b res est su rto u t célèb re p o u r u n genre


distinctif de poterie, le style III, caractérisé par de grands bols à
fond blanc décorés en n o ir de motifs géom étriques com plexes,
so u v en t accom pagnés de figures d ’u n e g ran d e diversité : de
nom breuses espèces de mam m ifères, d ’oiseaux, d ’insectes et de
reptiles, soit seuls, soit bo rd an t des scènes d ’interactions difficiles
à in terp réter entre différents types d ’êtres arborant des costumes,
des ornem ents, des objets en bois décoré et des textiles à m otifs21.
Les effets visuels sont remarquables, avec notam m ent des com po­
sitions qui jo u e n t sur l’inversion entre figure et fond ou qui se
servent avec ingéniosité de la surface concave p o u r d o n n er du
dynam ism e aux figures ou p o u r distribuer les personnages dans
des ensembles contrastés22. Mais, ce qui frappe surtout dans cette
iconographie, c ’est la quantité de chim ères et l’in ventivité de
leurs com positions, lesquelles figurent soit des hybrides anim aux
(illustration 78), soit des hum ains affublés d ’attributs anim aux, ou
l’inverse. Là encore, au v u de la probable co n tin u ité avec les
sociétés segm entaires p e u hiérarch isées des P u eb lo s actuels
—lesquels com m entent d ’ailleurs volontiers les motifs des poteries
M im bres que leur soum ettent les archéologues —, il est im p ro ­
bable que cette civilisation ait été organisée sur le m odèle d ’un

78. Poterie Mimbres (1000-1200 apr.J.-C.) figurant un


hybride de crotale du Texas et de dindon
EX ERC IC ES DE C O M P O S IT IO N

État centralisé, et hautem ent plausible q u ’elle ait relevé du registre


ontologique de l’analogisme, to u t com m e les Z u n i et les H o p i
qui en sont des parangons et qui offrent du reste dans certaines
de leurs images actuelles com m e u n écho lointain des chim ères
M im bres23.
Le dernier exem ple se situe encore dans les A m ériques, mais
plus au sud, dans les Andes boliviennes. Là, dans la ville d ’O ruro,
un très ancien centre m inier, on exécute depuis plusieurs siècles à
l’occasion du carnaval une sorte de pantom im e appelée Diablada au
cours de laquelle des danseurs, en général des mineurs, revêtent des
masques de “diable” figurant des têtes grotesques et monstrueuses
d o n t les élém ents très divers et sans cesse enrichis em p ru n ten t à
la fois au passé précolom bien, à la culture chrétienne des coloni­
sateurs et, depuis peu, aux symboles transnationaux diffusés par
la m ondialisation des échanges. Le thèm e général de la Diablada
découle de deux récits, l’u n de nature m ythique se référant aux
divinités précolom biennes des Amérindiens U ru -U ru - origine du
nom O ru ro - qui habitaient la région au m om ent de la C onquête,
l’autre, de type légendaire, renvoyant aux traditions créoles du
christianisme local, des récits en apparence opposés au to u r d ’un
conflit de légitim ité, mais qui sont en réalité des transform ations
structurales l’u n de l’autre24.
La variante n o n chrétienne m et en scène une divinité ch th o -
n ie n n e, W ari, v iv an t dans les m o n tag n es a u to u r d ’O ru ro et
cause principale des trem blem ents de terre. D épité de voir que
les U ru -U ru se m etten t à adorer Inti, le dieu Soleil, W ari leur
envoie des calamités, n o tam m en t des lézards, des crapauds et des
serpents, ou, dans u n e autre version, il les transform e en sorciers
qui tuent leurs victimes en leur faisant ingérer ces reptiles, lesquels
se retro u v en t à présent dans les ornem ents du masque du diable.
Inti dépêche alors l’une de ses filles, une N usta - n o m donné dans
l’E m pire inca aux jeu n es vierges issues de l’Inca —p o u r que, sous
les espèces d ’u n condor, elle protège les U ru -U ru (ou les fasse
ren o n cer à la sorcellerie) ; elle affronte les gigantesques créatures
maléfiques envoyées par W ari en les pétrifiant aux quatre coins
cardinaux : le crapaud au nord, le serpent au sud, le lézard à l’ouest,
les fourm is à l’est. O n d it que cette N usta p ro tectrice était la

315
LES F O R M E S D U V I S I B L E

Pacham am a, la divinité bienfaisante de la terre, ou une manifes­


tation anticipée de la Virgen del Socavôn (“V ierge du G ouffre”),
protectrice des m ineurs et particulièrem ent révérée à O ru ro , où
son sanctuaire est le foyer des cérém onies de la Diablada. Q u an t
à W ari, il reto u rn a sous terre où, après l’arrivée des Espagnols,
il devint el Diablo (“le D iable”) ou el Tîo (“l’O n c le ”), le m aître
des m ines et du m inerai, responsable de la b o n n e fo rtu n e des
m ineurs com m e des m alheurs q u ’ils encourent, et raison p o u r
laquelle il faut en treten ir avec lui des rapports de b o n n e intelli­
gence médiatisés par des offrandes d ’alcool, de coca et de tabac.
A cette fin, les m ineurs disposent des effigies de W ari dans les
galeries, figurées avec u n phallus dressé, des yeux énorm es, deux
cornes et une bouche dém esurée d ’où sortent quatre crocs étince­
lants25. Tous les ans à carnaval, W ari ém erge du m onde souterrain
p o u r s’identifier aux danseurs de la Diablada.
La légende créole relève plutôt du mélodrame édifiant. Le samedi
du carnaval de 1789, u n Indien du n o m d ’A nselm o Belarm ino,
bandit au grand cœ u r qui volait les riches au profit des pauvres,
est poignardé par le père d ’une je u n e fille dont il était am oureux.
A gonisant, il est transporté dans les bras de la Virgen del Socavôn
ju sq u ’à la grotte q u ’il habite au cœ ur du m o n t Pie de Gallo, où
l’on trouve son cadavre gisant à côté d’une image de la Vierge qui
serait la m êm e que celle conservée aujourd’hui dans son sanctuaire
d ’O ru ro . C ’est une histoire de rédem ption. T o u t voleur q u ’il ait
été, mais anim é par une foi chrétienne et une dévotion mariale
cachées de tous, B elarm ino reçoit la grâce de la V ierge qui a su
discerner en lui une âme pure. Sa confession au prêtre qui relatera
l’histoire et la découverte de l’im age q u ’il vénérait lui vaudra de
reposer en terre consacrée, lui évitant le sort de bien des m orts
am érindiens de l’époque coloniale, do n t les corps n ’étaient pas
enterrés dans les cimetières entourant les églises, ce qui, aux yeux
des catholiques, les convertissait en “diables” . L’u n des sobriquets
de Belarmino, C h iru -C h iru , désigne localem ent le troglodyte, un
oiseau d o n t le n o m français indique assez q u ’il fait son nid dans
les failles et les anfractuosités. A utrem ent dit, voilà un h o m m e de
l’om bre, tapi dans les profondeurs de la terre, vo leu r et volage,
d o n t le destin post mortem était de devenir u n diable, et qui se
EX E RC IC E S DE C O M P O S IT IO N

voit p o u rtan t racheté par sa piété. C ’est cet aspect de l’eschato­


logie chrétienne trio m p h an t des superstitions autochtones que
la fête m asquée d ’O ru ro est censée célébrer.
N o u rrie de ces récits discordants, la D iablada est u n je u de
dupes consentantes dans lequel chaque partie feint d ’ignorer que
l’autre détourne ses valeurs et ses symboles : les m ineurs déguisés
en “ diables” acceptent d ’être m enés par l’archange saint M ichel,
qui tue le u r ch ef Lucifer sous leurs yeux, et ils v o n t h o n o rer de
façon solennelle la V ierge qui éten d sa p ro tectio n sur les mines,
tandis que l’Église catholique consent à vo ir sortir des p ro fo n ­
deurs de la terre le W ari des païens incarné dans les porteurs de
m asque afin q u ’ils ren d en t hom m age à la Pacham am a sous les
espèces de la V ierge d u G ouffre. Les pratiques religieuses des
Indiens des Andes n ’o n t cessé depuis l’époque coloniale de jo u e r
ainsi sur les deux tableaux, les images et les personnages de l’his­
toire sacrée chrétienne servant de support form el et de véhicule à
la survie sous d ’autres avatars des anciennes divinités, u n e form e
de résistance à la colonisation de l’im aginaire do n t les mascarades
publiques —n otam m ent lors de ce grand m ouvem ent d ’inversion
q u ’est le carnaval — o n t constitué l ’expression la plus notable.
C ette duplicité syncrétique se reflète dans la com position des
masques de “ diable” (illustration 79). Par-delà la fantaisie indivi­
duelle des artisans spécialisés qui les confectionnent, certains traits
dem eurent constants et, sem ble-t-il, depuis longtem ps26.
E n prem ier lieu, o n n o tera que les signes associés de façon
ostensible à l’iconographie eu ro p éen n e du diable sous sa form e
de bouc, à savoir les cornes enroulées e t les larges oreilles échan-
crées, p eu v en t aussi fo rt b ien évoquer, p o u r les prem ières, les
rayons torsadés en couronne sur la tête d ’Illapa, la divinité andine
de la foudre27 et, p o u r les secondes, des oreilles de chauve-souris,
créature des cavités et des souterrains associée à l’infram onde.
C ’est égalem ent à l’étrange m useau retroussé en form e de feuille,
typique de nombreuses espèces de chauve-souris américaines, que
renvoie le nez lancéolé, parfois dédoublé, figurant sur les masques
de la Diablada, com m e c ’est à leurs incisives apparentes que font
référence les crocs du diable. Le typique dragon tricéphale fixé
en cim ier évoque très probablem ent la figure de saint Georges

317
79. Grand masque de la Diablada d'Oruro, Bolivie

à cheval terrassant le diable sous les espèces d ’u n dragon, une


association explicite chez les m ineurs de Potosi, qui appellent Jorge
(Georges) le T(o des m ines28. Le dragon est parfois rem placé par
des serpents, des lézards ou des crapauds qui se réfèrent sans nul
do u te aux reptiles envoyés par W ari p o u r p u n ir les U ru -U ru .
Q u a n t aux gros y eu x globuleux, u n e in n o v atio n plus tardive,
ils tém oignent p eu t-être d ’u n symbolism e iconographique assez
co m m u n qui fait de l’ouverture des yeux la m anifestation d ’une
pro jectio n de l’intériorité sur le m o n d e et qui indiquerait dans
ce cas u n e revendication de puissance29.
M algré la folklorisation patrim oniale d o n t ils sont m aintenant
l’objet de la part du g o u vernem ent bolivien, les masques chim é­
riques de la D iab lad a n e p e u v e n t en au cu n e faço n être vus
co m m e des expressions d ’u n désir étatiq u e de norm alisation
des sujets ; o n d o it p lu tô t les considérer com m e des expressions
subtiles de la résistance opiniâtre des populations autochtones
andines à l’exploitation coloniale puis à la dom ination du capita­
lism e m archand. L’hy b rid ité m êm e de ces images est caracté­
ristique de la capacité des ontologies analogistes confrontées

318
EX E RC IC E S DE C O M P O S IT I O N

aux bouleversem ents de la co n q u ête eu ro p éen n e à survivre au


dém antèlem en t de b ie n des principes assurant le u r co h éren ce
en réorganisant dans des assemblages inédits les résidus dispa­
rates des élém ents anciens et des m orceaux choisis parm i ce que
les n o u v eau x m aîtres o n t apporté.
Q u ’il débouche sur des figurations d ’êtres composites ou sur des
associations plus spéculatives d ’éléments hétéroclites, ce genre de
m osaïque cognitive est à la source de la fascination q u ’exercent
les m onstres. P o u rv u que l’on reconnaisse l’origine d’au m oins
certains des m orceaux d o n t ils sont formés et que l’on perçoive
le schèm e général qui ren d vraisem blable leu r association, les
êtres hybrides stim ulent l’im agination et in citen t par ém ulation
à réfléchir aux façons de d o n n er ordre et sens aux singularités
dont le m ond e est fait. Plus que le caractère co n tre -in tu itif de
l’association que constituent leurs com posantes, ce qui rend les
chimères saillantes et bonnes à penser, c’est leur capacité à reconfi­
gurer sous des form es neuves des objets que l ’o n croyait bien
connaître. E v o q u an t cette p ro p riété des m onstres, l’an th ro p o ­
logue V ictor T u rn e r propose d ’en chercher l’origine dans la loi
de dissociation par les variations concom itantes proposée au début
du x x e siècle par W illiam Jam es30. Lorsque l’on a pris l’habitude
de voir u n élém ent a et u n élém ent b com m e des parties in trin ­
sèques d ’u n m ê m e o b je t et q u e l’o n d éco u v re u n e n o uvelle
com binaison dans laquelle a n ’est plus associé à b mais à x, alors
il devient plus aisé de discrim iner chacun des élém ents dans sa
particularité. C o m m e l ’écrit James, «ce qui est associé tantôt à
une chose et tan tô t à u n e autre ten d à être dissocié de l’u n e et
de l’autre et à devenir u n objet de contem plation abstraite p o u r
l’esprit31 ». C ette opération de déconstruction et reconstruction
des puzzles que l ’observation du m o n d e offre à n o tre sagacité
— ouverte à tous les hum ains mais que les collectifs analogistes
o nt cultivée de m anière systém atique dans leurs exercices in tel­
lectuels et dans leurs images —n ’est sans doute pas p o u r peu dans
l’attrait que les chim ères exercent sur notre im agination.


LES F O R M E S D U VI SI BL E

U n exam en succinct des images d ’êtres hybrides p erm et d ’en


distinguer à grands traits au m oins trois m odalités que l’on pourra
appeler la recom position, la lexicalisation et l’agglom ération. La
recom position est la form e la plus com m une, celle do n t relèvent
la plupart des images que l’on vient d ’exam iner. C ’est la chim ère
au sens littéral, u n être à p eu près co hérent sur les plans anato­
m iques et fonctionnels, bien q u ’il soit constitué de m orceaux
d ’autres êtres que l’on a décom posés en pièces élém entaires po u r
les recom biner en lui. O n n ’y reviendra donc pas.
La deuxièm e form e, l’hybride lexical, est l’illustration im agée
d ’u n taxon animal d o n t le n o m est com posé de deux lexèmes
re n v o y an t ch acu n à des organism es o u des artefacts issus de
domaines sémantiques non apparentés : ainsi, en français, “ oiseau-
m ou ch e” , “poisson-chat” ou “requin-m arteau” . L’image typique
de l’hybride lexical tend vers le rébus ou le calem bour puisqu’elle
m arie la figuration des deux objets qui com posent le nom , un
p ro céd é que des dessinateurs contem porains co m m e Siné ou
T o p o r o n t su exploiter de façon ludique. O n en tro u v e aussi
quelques exem ples plaisants dans u n m anuscrit m exicain rédigé
au x v ie siècle en nahuatl et en espagnol, le Codex florentin (illus­
tration 80). A u livre X I, folio 63, sont dépeintes diverses espèces
de poisson form ant autant d ’hybrides sém antiques: totomichin,
“ oiseau-poisson” (de tototl, “ oiseau” , et michin, “poisson”), p eu t-
être u n e espèce d ’alcidé en d ém iq u e sur la côte pacifique du
M ex iq u e co m m e le g u illem o t de C raveri, certes u n oiseau,
mais excellent plo n g eu r et nageur sous-m arin ; huitzitzilm ichin,
“ colibri-poisson” (de h uitzitzilin, “ colibri”), p robablem ent une
orphie (Belone belone) au bec effilé, parfois appelée “bécassine de
m e r” en français p o u r la m êm e raison; papalomichin, “papillon-
poisson” (de papâlotl, “papillon”), p eu t-être un chaetodontidé,
égalem ent appelé “ p o isso n -p ap illo n ” en français ; enfin ocelo-
michin, “ja g u a r-p o isso n ” (de ôcëldtl, “ja g u a r”), p e u t-ê tre u n e
espèce tachetée de serranidé, des poissons carnivores et trapus
chassant à l’affût.
E n figurant des m ots com posés, les lettrés m exica n ’avaient pas
p o u r am bition de représenter des chimères analogistes du genre de
Q uetzalcôatl, le Serpent à plumes, ou Mazacôatl, le Serpent à tête

320
L ibro V /id tc m o
J/amtt fyfr/M/ofa, ÿueyx/cic d&f/r h’mjffii». vdtnjrtii, aéim
iWcpg: cûs<zJ< axe:jvzç&Ç Ae/te. tfapalMlar. hi/c m/itaim
Li caJccjX corw au*- <yClAà» cama
auc, yp/ca &/M acûl ■yfc&te /<*$ mjtài:hijtio/ifean vWi
a /a i U n a i a m a pm • y /a c t/ a 1 cjujnfotCfi i/vjnfccon jcra^
kj2Vifstir* 'fe)nm/mjfàc‘fi
JfÛ/J/CW/
a//mJ ~
4 y V/jjmj e/t/a/ttat' <pucx m qyifii/irfi»,
/fia Ht******^y / m jfo a V /4 i/ti f m j l f i ï ' a f^ '
j'orfu'/zcfic clf/ft/#0 «** ,tr ujpafbtii
gas/àj w » c c /it/tc d '/fa ,ftc St/fa ni]//a)zc/ôoatci ■
tfia psqo/i, awûi
JaS /forci.
ycfai/itiq, Minr. i>ai"h 1
Mifyi/hilton>nj6in:ktiV\
ymatic, àwtàma/ûjfcw,
y/fima/folf-- S^^Sjty
Ç, îyâfajfi’J ê»/a»iarÿ/M se/4* ([ P.lfht/j/zy, I?/•VlUilJMI! t/l
mi JMMÂM/cfti qUt<JU/(UXi&4*1 « , ùitanicm jiïi:
p cj ïm a MarS/Wa, fro tte z cl r& C<t>ffljc fôuffridtlfo: i*à
/a Ace//tua dé w ar/)vSa ■
fdfMoif, prftfîl$fcc ' u'm'
m . Inju/iyu/ papttârf'^
MyhJc; inja/fajvtfvelùà
paya/àf(yMU^tpal: in ij/I
ific iaum /, à /ifi/n ftttk
Cfûrj-
y i v 0/tâpci e/i6 »'<ir COccfomjfUi'. r.o w nfSA

80. Codexflorentin, livre XI, folio 63, illustrations


de quatre espèces d'hybrides lexicaux nahuatl :
totomichin ("oiseau-poisson”), huitzitzilmichin
("colibri-poisson"), papalomichin ("papillon-poisson")
et ocelomichin ("jaguar-poisson")

de cervidé, ces divinités hybrides d o n t les civilisations m ésoam é­


ricaines ne sont pas avares et qui relèvent de plein droit, quant
à elles, du prem ier type de form e distingué ici, les êtres reco m ­
posés32. H abitants des hauts plateaux du centre du M exique, les
membres de la noblesse aztèque réunis par Bernardino de Sahagun
p o u r rédiger le Codex florentin o n t figuré des anim aux m arins
q u ’ils n ’avaient p e u t-ê tre jam ais vus, raccordant p o u r ce faire
des bribes d ’inform ation encyclopédique acquises par ou ï-d ire à
la m otivation m o rphologique intuitive à laquelle incitaient des
nom s composés de deux espèces d o n t chacune était par ailleurs
connue d ’eux. Il n ’est pas impossible, bien sûr, q u ’ait jo u é dans
leur inspiration la disposition ty p iq u em en t analogiste à penser
par dissociation et recom position, mais le résultat n ’est pas l’une
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de ces chim ères qui leur étaient si familières par l’iconographie


religieuse, mais b ien u n je u de m o t imagé.
Plus rare que les deux précédentes est la dernière m odalité de
construction des chim ères, à savoir une agglom ération d ’êtres
complets, en général aisém ent identifiables, dans le volum e d ’une
figure u n ique représentant u n être différent de ceux do n t il est
com posé. L’expression la plus co n n u e dans l’art occidental est
fournie par les teste composte d ’A rcim boldo, ces portraits grotesques
faits de plantes, d ’anim aux ou d ’artefacts amalgamés que l’artiste
milanais a surtout peints lorsqu’il résidait auprès de l ’em pereur
M axim ilien II, puis auprès de son fils R o d o lp h e II à Prague. C e
dernier s’était entouré là d ’une cour d ’astrologues, d ’astronomes,
de magiciens, d ’alchimistes — d o n t Johannes K epler, G iordano
B ru n o , T y ch o B rahe ou le m ath ém aticien et occultiste J o h n
D ee —, transform ant ainsi la capitale de la B ohêm e en u n creuset
de ce que l’on p o urrait appeler l’analogisme de la Renaissance.
P eintre favori du souverain et m e tteu r en scène de ses fetes et
cérém onies, A rcim boldo était au cœ u r de ce cénacle et donnait
vie dans ses peintures aux subtils systèmes de correspondances que
la science et la rhétorique de l’époque avaient portés à un haut
degré d ’accomplissem ent : le je u des affinités entre les “ élém ents”
de la cosm ologie antique (par exem ple, sa série des Saisons et
les Quatre Eléments), les liens entre m acrocosm e et m icrocosm e
(ainsi son portrait de Rodolphe I I en Vertumne) ou le symbolism e
caché que dévoile la perm u tatio n d ’u n e figure, à l’instar de ses
fameuses natures m ortes réversibles.
R o lan d Barthes a bien dit po u rq u o i les com positions d ’A rcim ­
boldo suscitent le trouble ; de façon plus nette encore q u ’avec les
hybrides recom posés, dans les êtres amalgamés q u ’il dépeint «la
som m e est d ’un autre effet que l’addition des parties33». C ontrai­
rem ent aux phonèm es du langage articulé et aux m orceaux anato­
m iques des chim ères habituelles, les unités constitutives de la
com position o n t déjà ici un sens plein et entier avant que d ’être
réunis; les fruits, les fleurs, les poissons, les livres qui form ent
l’assemblage sont chacun autonom es dans leu r existence, leur
fonctio n et leur m ode d ’agir, beaucoup plus en to u t cas q u ’une
paire d ’ailes, u n bec recourbé ou une queue de serpent. D e ce
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

fait, le sens second qui ém erge en com binant ces éléments dans
tel ou tel visage célèbre ou anonym e s’enrichit du sens prem ier
propre à leur nature, la résonance entre ces deux niveaux séman­
tiques en suscitant un troisièm e, source de la vertu allégorique
de l’im age; celle-ci résulte de l’agglom ération d’objets ju d icieu ­
sem ent choisis, tous différents et néanm oins tous unis par leur
com m une appartenance à u n cham p n o tio n n el q u i renvoie par
m étonym iç 'à u n lieu, u n état, une atm osphère, u n e pratique —la
mer, l’érotisme, l’autom ne, la connaissance —fournissant le thèm e
du tableau. Bref, ces têtes composites sont des «m athém atiques de
l’analogie34» qui p erm etten t de faire de l’inhabituel avec du très
com m un, en rendant ostensible le principe de construction d’une
correspondance entre des éléments iconiques to u t en m aintenant
allusive la source de l’effet q u ’elle exerce sur n o tre sensibilité.
Bien que l’on ait pris l’habitude de rattacher les têtes composées
d ’A rcim boldo à une tradition de caricatures et d ’êtres imaginaires
rem o n tan t à l’A n tiq u ité, ses chim ères agglom érées brillent de
l’éclat particulier d ’une form ule obsessive rarem ent rencontrée
auparavant dans les façons de d épeindre des hybrides35. Aussi
est-ce plu tô t hors d ’E u ro p e que cette variété-là d ’êtres co m p o ­
sites est devenue un genre pictural à part entière, en to u t prem ier
lieu et de façon éclatante dans l’iconographie m oghole des x v ie et
x v iie siècles. B ien avant cette époque, la culture persane islamisée
et son im agerie m azdéenne et soufie o n t com m encé à étendre
leur influence au-delà du plateau iranien, au n o rd vers l’Asie
centrale et l’Afghanistan actuel, à l’est vers le sultanat de D elhi,
où le persan transcrit en caractères arabes s’im pose aux côtés de
l’arabe liturgique com m e la langue de chancellerie et de la poésie
savante. L’invasion des pays iraniens par les M ongols aux x m e et
x iv e siècles, puis leur co n q u ête du trô n e de D elhi en 1526, ne
font que consolider cette influence culturelle perse. Les M oghols,
com m e l’o n dit en persan, en co u rag en t à D elh i l’ém ergence
d ’u ne culture de co u r brillante dans laquelle l’art fig u ratif de
tradition perse jo u e un rôle im portant, to u t particulièrem ent sous
le troisièm e em pereur, Akbar, à la tête d ’u n em pire qui, depuis
K aboul ju sq u ’au Bengale, rassemble à sa m o rt en 1605 plus d ’un
cinquièm e de la population m ondiale d ’alors. N é sunnite, A kbar

323
LES F O R M E S D U VI SI BLE

abolit to u te discrim ination légale entre ses sujets m usulm ans et


hindous, et p rom eut le persan com m e langue com m une de l’élite
m o g h o le sans distin ctio n de croyance religieuse. M usulm ans
com m e hindous, les peintres de la co u r d ’A kbar illustrent ainsi
p o u r lui les manuscrits des classiques persans dans le style iranien,
mais en y apportant des innovations propres à l’école m oghole.
C ’est dans ce creuset cosm opolite que se développe le m o tif des
créatures com posites form ées d ’u n amalgame d ’êtres entiers36.
Il s’agit en général d ’une m o n tu re — drom adaire, cheval ou
éléphant - composée d’une m ultitude entrem êlée d ’êtres de toutes
sortes, l’ensemble représentant le corps physique de l’hom m e guidé
soit par son âm e vertueuse, soit par des dém ons (illustration 81).
R em plie de son tohu -b o h u de vie grouillante, l’enveloppe animale
figure le corps com m e u n m icrocosme où se m êlent et s’affrontent
des pulsions sensuelles, ém otives, bestiales, symbolisées par les
créatures sauvages et rétives que l’âme doit chevaucher en maîtresse
car elle a besoin dans son existence terrestre de cette cavale difficile
à conduire. T raditionnelle dans le m o n d e islamique, cette image
du corps com m e m o n tu re (dabba) rem onte à l ’im age que Platon
développe dans le Phèdre de l’âm e com m e u n attelage ailé do n t
l ’aurige est la raison et qui est tiré dans des sens contraires par
ses chevaux, l’un recherchant l’élévation vers le bien tandis que
l’autre est g ouverné par les passions. Le m o tif se stabilise lors
du règne d ’A kbar et le souverain est habituellem ent dépeint en
cornac d ’u n éléphant form é de toutes les créatures du m onde.
Dans l’art indo-m usulm an des x v n e et x v m e siècles, la m onture
com posite de l’âm e p eu t aussi se présenter sous la form e d ’une
sphinge, la Borâq ou “éclair” , représentée avec une tête de fée, une
queue de vipère et u n corps de ju m e n t ou de lionne, lui-m êm e
fait de m ultiples espèces animales (illustration 82). C ’est la bête
m iraculeuse que le P ro p h ète enfourcha dans son envol vision­
naire à travers les cieux ju s q u ’au trône de D ieu, une m étaphore
de l’ap titude que possède le corps de s’élever ju s q u ’aux idées
les plus abstraites à co ndition d ’être discipliné par l ’âme. E t de
m êm e que M ah o m et réu n it en lui tous les aspects spirituels de la
succession des prophètes, de m êm e l’animal qui le p orte réunit
tous les êtres du cosmos que le P ro p h ète dom ine.

324
81. Les démons enfourchent et mènent la monture de l'âme, cet éléphant composite, anonyme, école moghole,
début du xvie siècle
82. Borôq losphinge composite du Prophète, anonyme, école du Deccan, Inde du Sud musulmane,
milieu du xvme siècle

O n a suggéré que le th è m e ic o n o g ra p h iq u e des m o n tu res


com posites m o g h o les avait p u être repris des “ d rô leries” de
l’E urope chrétienne, ces images d ’anim aux ou de monstres ornant
les marges des manuscrits gothiques et qui se répandirent à partir
du x v e siècle par l’interm édiaire de la gravure allem ande37. Le
célèbre alphabet figuré de M aître E. S., u n artiste rhénan dont
on ne connaît que l’abondante p roduction, présente ainsi p o u r
chaque lettre une com position originale m êlant des personnages
reconnaissables par leurs attributs - l’hom m e sauvage, le chevalier,
le m usicien, le m oine, l’erm ite, saint Georges, saint C hristophe —
à u n bestiaire représenté avec une grande précision m im étique38.
Inspiré de l’alphabet produit à la fin du x iv e siècle dans l’atelier de
G iovannino d e’Grassi et conservé à la bibliothèque de Bergam e,
l’alphabet de M aître E. S. est à la fois plus imaginatif, plus ironique

326
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

et plus inquiétant que celui de l’enlu m in eu r italien, notam m en t


lorsqu’il to u rn e en dérision les m œ urs débauchées des m oines,
représente des affrontem ents sanglants entre des bêtes et figure la
foi chrétienne trio m p h an t des œuvres du dém on ou indiquant la
voie de la rédem ption. La vigueur et la crudité de certaines images
rappellent la virulente critique sociale d o n t étaient im prégnés des
ouvrages contem porains com m e La N e f des fous (vers 1500) et le
déchaînem ent d ’images satiriques q u ’ils o n t entraînées dans leur
sillage, celles de Jérô m e B osch au prem ier chef.
L’influence des alphabets figurés gothiques sur les m ontures
com posites m ogholes n ’est certes pas impossible, d ’autant que
les contacts entre le m o n d e m usulm an et les Francs, surtout les
Vénitiens, étaient constants au X V e siècle, que des œuvres circu­
laient dans les deu x sens et q u ’elles étaient sans d o u te vues et
com m entées par les artistes, les lettrés et les courtisans. Mais, si
l’artifice de com position consiste bien dans les deux cas à assembler
des êtres dans un contour autonom e, les résultats en sont bien diffé­
rents : les alphabets com posites européens résultent d ’un mélange
de virtuosité ironique et de préoccupations morales qui n ’offre
aucun rapport de sens avec la form e de la lettre où il s’inscrit,
tandis que les chim ères m ogholes sont au contraire fondées to u t
entier sur l’idée d ’une relation d ’englobem ent entre la diversité
des êtres q u ’elles contiennent et l’effet de totalisation que produit
l’unité fonctionnelle de la m o n tu re au sein de laquelle ces singu­
larités sont rassemblées. L ’im pression qui en résulte est celle d ’u n
englobem ent de la pluralité du m o n d e par l’âme réputée apte à
s’en saisir et à la maîtriser, bref, une image typique de correspon­
dance entre le m acrocosm e et le m icrocosm e, sans do u te carac­
téristique de ce procédé iconographique.
C ’est pourquoi la circulation du schème musulman de la m onture
com posite se produisit avec u n e grande facilité vers le reste de
l’Inde dom iné par l’hindouism e, u n régim e ontologique analo-
giste p eu t-être plus classique que l’islam soufi car dépourvu de
ce principe de totalisation rem arquablem ent efficace, mais fort
rare, q u ’est le D ieu unique. Le syncrétism e culturel m ilitant des
souverains m oghols eu t p o u r conséquence que de n o m b reu x
peintres hindouistes acq u iren t dans les ateliers im p ériau x les

327
LES F O R M E S D U VI SI BLE

techniques et le style iranisant q u ’ils diffusèrent ensuite auprès


de princes hindous. O r le th èm e du sage d o m in an t sa cavale
com posite y était d’autant plus acceptable que la tradition sanskrite
a égalem ent développé le symbolisme du cheval com m e m onture
des âmes. A u dem eurant, ce schème iconique s’est perpétué tardi­
vem en t puisque l’o n en retrouve des exemples en Iran ju sq u ’au
x x e siècle, co m m e dans le tapis illustré ici (illustration 83). Il
re p ro d u it p ro b ab le m en t u n e m in iatu re d o n t l ’in sp iratio n est
fournie par les vers du grand p o ète Saadi calligraphiés dans le
cartouche supérieur:

L’arbre a bourgeonné, les rossignols sont enivrés


Le monde entier est baigné de plaisir, les amis sont assis ensemble
dans la joie.

Les “ am is” en question sont deux div, des génies préislamiques


cornus et dotés d ’une queue, d o n t l’u n con d u it u n drom adaire
form é d ’anim aux que l’autre chevauche ; la m o n tu re com posite
symbolise le po u v o ir m agique prêté aux génies de faire surgir des
illusions qu’illustrent aussi les “bourgeons” faits de têtes d’animaux,
de démons et d ’hommes. La m onture mystique n ’est plus ici qu’un
cliché, em ployé de façon narquoise afin de célébrer les plaisirs
profanes et la séduction envoûtante des fantaisies que fait surgir
l’im agination du poète. D e l ’obsession analogiste, seule dem eure
la m ultiplicité bigarrée d ’un m onde com posé d ’une prolifération
d ’êtres o rdonnée par des règles de répartition et d ’englobem ent
visibles im m édiatem ent dans la simplicité de leurs arrangem ents :
le co ntenant et le co n ten u (pour le drom adaire), la distribution
ram ifiée (pour l’arbre).
P o u r rare q u ’elle soit, la figure de la chim ère agglom érée n ’est
pas in co n n u e dans d ’autres régions de l’archipel analogiste. O n
en trouve u n exem ple saisissant dans une p o terie de la culture
m ochica (ou m oche) qui s’épanouit au cours du prem ier m illé­
naire de n otre ère sur la côte n o rd du P érou (illustration 84a). Il
s’agit d ’un vase-portrait figurant la tête d ’Aia Apaec, la principale
divinité m ochica, u n dieu créateur et cosm ocrate identifiable à
ses crocs de félin et à son visage ridé39. C o m m e dans d ’autres

328
r

83. Deux "démons" cliv dans un jardin, tapis de laine Mohtashem, Kashan, Iran, début xxe siècle
LES F O R M E S D U VI SI BLE

poteries du m êm e genre représentant ce dieu sacrificateur, sa face


grimaçante et déformée se compose entièrem ent d ’espèces animales
m êlées les unes aux autres p arm i lesquelles o n reco n n a ît des
poissons, une chouette, u n autre oiseau, une otarie, un m ollusque
et des insectes (illustration 84b)40. D ans son étude sur l’ic o n o ­
graphie m ochica, A nne M arie H o cq u en g h em interp rète cette
poterie com m e une illustration d ’un rite visant à ce que M ircea
Eliade appelait «la régénération du temps», c ’est-à-dire la réins­
tauration de l’ordre ayant succédé au chaos prim ordial; la tête
d ’Aia Apaec, grouillante d ’anim aux enchevêtrés, symboliserait
cette p ério d e originelle de d ésordre41. Il paraît p o u rta n t plus
plausible de v oir dans cette image une figuration im bue d ’une
grande force plastique de la synthèse créatrice q u ’une divinité
cosmogonique est à m êm e de produire. C om m e les autres hybrides
fondés sur le p rincipe de l ’am algam e, le p o rtrait d ’Aia Apaec
exprim e l’évidence sensible de ce que tous les habitants d ’un
cosmos profus peuvent être conjoints en une form e unique, celle
de l’être qui fut la cause de leur en g endrem ent et qui perpétue
le principe de leurs liaisons.
T o u t être com posé d ’autres êtres amalgamés n ’est pas néces­
sairem ent u n e chim ère. U n d ern ie r exem ple p erm e ttra d ’en
ju g e r (illustration 85). Il p ro v ien t d ’u n e région, les steppes de
l’Asie centrale, et rem onte à une époque, l’âge du fer, connues
l’une et l’autre p o u r avoir été fertiles en chim ères “ classiques” ,

84a. Tête de la divinité Aia Apaec, poterie mochica, Pérou


84b. Déroulé de la poterie d'Aia Apaec
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

c’est-à-dire faites de fragments anatomiques, notam m ent d ’oiseaux,


pour certaines clairem ent em pruntées à la Perse achém énide42. Il
s’agit d’une image en or trouvée à V erkhné-O udinsk (m aintenant
O u lan -O u d è, capitale de la B ouriatie) et figurant u n cerf d o n t
les andouillers et la queue se term in en t par des têtes de rapace et
dont le corps est fait d’actes de dévoration : doté d ’u n bec d’oiseau,
le cerf m o rd l’échine d ’u n félin, lequel m o rd u n rapace, lequel
m ord u n m puflon43. Sans trop spéculer sur l’interprétation d’une
pièce façonnée dans un style répandu depuis l’Altaï ju sq u ’au fleuve
Jaune, il est perm is d’y v o ir m oins u n être com posite ordinaire
q u ’u ne scène de p réd atio n e n b o u cle, quasim ent u n e chaîne
trophique, en to u t cas une série d ’englobem ents dans laquelle
aucun des anim aux m angeant l’autre n ’est vraim ent privilégié.
Ce ne serait donc pas u n e chim ère analogiste typique, réunissant
dans u n schèm e co rp o rel u n itaire des élém ents disparates du
m onde, mais plutôt une expression visible de la prédation généra­
lisée propre à ranim ism e, en m êm e temps que le sym ptôm e de
la situation interm édiaire des civilisations des steppes, qui repré­
sentent à l’évidence u n e hy b rid atio n entre le régim e anim iste
du no rd de la Sibérie et la grande nappe analogiste du sud et de
l’est de l’Asie centrale44.

85. Cerf à têtes de rapace, art des steppes, Verkhné-Oudinsk, Bouriatie, âge du fer
r
LES F O R M E S D U VI SI BLE

Des liens imagés

E n définitive, toutes les images analogistes figurent des réseaux.


La chim ère en est la form e la plus sim ple, en to u t cas la plus
m an ifeste, p u is q u ’elle re n d visible le fait q u e des élém en ts
faiblem ent hétérogènes mais ap p arten an t à u n m êm e registre
phénom énal —des m orceaux de corps, des légumes, des animaux —
constituent, malgré leurs différences, des parties d ’u n to u t do n t
la cohérence ne résulte pas de leur seule addition. C ar c ’est la
liaiso n des co m p o san tes e n tre lesquelles existe u n e affinité
quelconque qui se trouve objectivée dans l’im age, n o n l’une ou
l’autre d ’entre elles prise séparém ent, u n e évidence intuitive que
l’organisation chim érique exprim e au m ieux grâce au rôle cohésif
assuré par la vraisem blance anatom ique et com portem entale de
l’être imaginaire produit par leur réunion. Souvent faites de pièces
disparates, les images analogistes figurent donc moins un contenu
q u ’u n m ode d ’organisation, m oins des collections d ’objets que
des dispositifs de connexion, à savoir les relations qui structurent
l’ensem ble de ces objets de m anière que le spectateur ne soit pas
trop distrait pas la singularité de chacun d ’entre eux. O n examinera
ici trois façons d ’exercer cet effet: par hypostase, par agrégation
fonctionnelle, par d éterm in atio n expressive. D ans la prem ière
modalité, des singularités apparaissent com m e formant un ensemble
car elles sont hypostasiées dans u n principe de totalisation person­
nifié occupant une position visuelle d o m in an te sans que leurs
caractères distinctifs soient p o u r autant effacés par ce processus.
L ’agrégation fonctionnelle, quant à elle, consiste à réu n ir dans
u n espace n ettem en t circonscrit des élém ents dissemblables dont
il est patent q u ’ils sont tous nécessaires à une fonction com m une.
La déterm ination expressive, enfin, reflète la situation dans laquelle
chaque élém ent de l’assemblage p eu t être vu com m e u n aspect
particulier d ’u n to u t qui lui préexiste.
La figuration d ’un réseau par l’hypostase de l’un de ses éléments
est b ien illustrée par les spectaculaires masques d ’exorcism e de
Kôla Sanniya au Sri Lanka (illustration 86). Kôla Sanniya est une
divinité maléfique, cause des maladies, englobant dans sa personne
d ix -h u it autres dém ons m in eu rs d o n t ch acu n est responsable

332
86. Masque de Kola Sanniya, Sri Lanka, vers 1890
LES F O R M E S D U VI SI BLE

d ’une affliction particulière ; aussi o ccu p e-t-il dans le m asque la


position centrale, dressé de toute sa hauteur, tenant dans sa gueule
un m alade m o rib o n d et brandissant dans chaque m ain des corps
pantelants, tandis que les dém ons m ineurs se rangent de part et
d ’autre, com m e s’ils irradiaient de lui, chacun identifié par sa
seule face qui arbore un indice du mal q u ’il incarne. Le caractère
ém inent du dém on principal, son rôle intégrateur et totalisant se
révèlent dans le fait que l’action q u ’on lui prête est à la fois diffé­
rente et com plém entaire de celles des autres dém ons, ce que le
d éroulem ent de l’exorcism e perm et de m ettre en lum ière.
O n dit au Sri Lanka que l’une des causes de l’infortune vient
des dém ons (yaka) qui furent confinés par le B ouddha dans une
partie du cosmos d ’où ils ne peu v en t sortir, mais d o n t l’essence
ou l’esprit (dislîti) a la faculté de pén étrer le corps d ’u n hum ain
afin d ’y perturber l’équilibre des trois hum eurs —le vent, la bile, le
phlegm e. C ’est cette essence pernicieuse q u ’il faut expulser dans
un exorcisme public m ené une n uit durant en présence du patient
par u n spécialiste rituel accom pagné de ses assistants45. La raison
de la malveillance des dém ons Sanni à l’encontre des hum ains
apparaît dans leur m ythe d ’origine chanté par l’officiant au cours
de la deuxièm e partie de la cérém onie, une histoire pathétique
qui ren d com pte de la nature com posite de leur chef, à la fois un
et m ultiple. Kôla Sanniya a en effet subi une naissance atroce et
c’est la raison de sa détestation de l’hum anité. Son père, le roi de
Visai, soupçonnant son épouse enceinte d ’adultère, la fit tortu rer
puis év en trer; l’enfant q u ’elle p ortait tom ba à terre et grandit
en se nourrissant du cadavre de sa m ère, consum é par une haine
inextinguible de son père et de tous les citadins de Visai. Afin
de se venger, il collecta des poisons dans la forêt, les pila et en fit
des paquets sur lesquels il fit jo u e r sa magie, les transform ant en
dix -h u it puissants dém ons en tièrem en t dévoués à sa personne.
Il leur ordonna d ’entrer dans la ville de Visai et de détruire ses
habitants, tandis que lui-m êm e, «portant le costume de la m o rt46»,
pénétra dans le palais du roi son père, lui brisa le cou, m angea sa
chair et b u t son sang, puis exterm ina tous ceux qui se cachaient
dans le palais. Succom bant peu à p eu aux ravages des dém ons, la
ville se dépeuplait et la p u an teu r des cadavres se faisait sentir au
EX E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

loin. V oyant cela, le b o u d d h a D ipankara envoya ses principaux


disciples avec de l ’eau consacrée afin de repousser les dém ons
tandis que le dieu Sakra faisait to m b er u n e pluie torrentielle p o u r
nettoyer la ville de sa pestilence.
Le b u t de l’exorcism e est de recréer cette confrontation initiale
entre les divinités et les dém ons Sanni, présents les uns com m e les
autres dans l’enceinte rituelle par l’interm édiaire de leur essence
et aussi, p o u r les seconds, à travers les hum ains masqués qui les
font évoluer. Les d ix -h u it dém ons sont figurés par les assistants,
vêtus de costum es royaux p o u r rappeler l ’ascendance noble des
Sanni, et arborant chacun le m asque de l ’un des avatars de Kola
Sanniya, lequel entre en dernier sur la scène, généralem ent incarné
par l’officiant principal p o rta n t le grand m asque qui englobe
tous les dém ons. C haque Sanni est une facette ou une person­
nification partielle de K ôla Sanniya, le chef, le créateur et le
principe d ’unification de la horde maléfique, chacun matérialisant
dans sa personne les sym ptôm es d ’une maladie que ce dernier a
créée, sans du reste que les spécialistes de ce type d ’exorcism e
s’accordent sur u n inventaire uniform e des dém ons et des afflic­
tions q u ’ils causent. La liste recueillie par G ananath O beyesekere
dans le village de H in id u m a com pte aussi bien des troubles de
l’élocution (dus aux dém ons O lm âda Sanniya et Büta Sanniya) ou
du co m p o rtem en t (les dém ons Bita Sanniya et D em ala Sanniya)
que le fait de rêver de choses étranges (les dém ons D ëva Sanniya,
N âga Sanniya et V edi Sanniya) o u de souffrir de pro b lèm es
organiques très divers (les dém ons Kâla Sanniya, Jala Sanniya
ou Kana Sanniya)47. Dans son ouvrage classique sur l’exorcism e
au Sri Lanka, P au l W irz m e n tio n n e d’autres dém ons qui ne
figurent pas dans la liste d ’O beyesekere, com m e celui de la folie
(Kapala Sanniya), de la m utité (G olu Sanniya) ou de la paralysie
(Kora Sanniya)48. Mais p eu im p o rte la com position exacte de
l’équipe des dém ons auxiliaires car, ce qui est rendu manifeste
dans l’exorcism e com m e dans le masque, c ’est que chacun de ces
êtres n ’exprim e q u ’u n aspect de Kôla Sanniya, un sym ptôm e ou
un autre d ’u n mal plus général d o n t ce dernier est la cause origi­
nelle et unique sous les espèces d ’une divinité panthéiste capable
d ’un grand nom b re de m anifestations49.

335
LES F O R M E S D U VI SI BLE

L ’entrée en lice des dénions se déroule à la fin de la n u it et


constitue le p o in t d ’orgue du rituel. O u tre le m asque qui l’id en ­
tifie, ch acu n d ’eux est reconnaissable p ar son co m p o rtem e n t
—l’assistant qui le représente m im ant avec beaucoup de réalisme
les symptômes de la maladie dont il est le vecteur - et par un chant
qui décrit son apparence et son action. Au term e de cette mise en
scène des signes du mal d o n t il est la cause, le dém o n s’approche
du patient et déclare « C ’est fini », confirm ant ainsi que la maladie
extériorisée par sa p antom im e a b ien quitté le patient. Après que
les d ix -h u it dém ons o n t chacun jo u é leur rôle, le m alade leur
fait des offrandes et déclare lui aussi « C ’est fini». C ’est alors, peu
avant le lever du jo u r, que K ôla Sanniya, le d ém o n qui incarne
la coalescence de tous les autres, pén ètre dans l’enceinte rituelle.
Son co m p o rtem en t est to u t à fait différent de celui des dém ons
qui l ’o n t précédé. Il entam e en effet un très long dialogue avec
le tam bourinaire afin de se faire adm ettre dans la cité, d o n t les
portes sont gardées par les principales divinités du p an th éo n ,
placées là par le B ouddha p o u r protéger la ville. Ces divinités sont
symbolisées par deux spectateurs que K ôla Sanniya tente to u r à
to u r d ’apitoyer et de suborner en leur offrant des cadeaux, sans
que ceu x -ci cèdent. Le tam bourinaire explique à chaque fois
les raisons de leu r refus et suggère une autre offrande, ju s q u ’à
ce q u ’il déclare que seul le B ouddha p eu t d o n n er la permission
d ’entrer, à condition que Kôla Sanniya accepte son autorité en
lisant u n e lettre à cet effet. U n e fois sa soum ission faite, Kôla
Sanniya se dirige vers le patient, qui lui rem et des offrandes et
q u ’il bén it en retour. Le jo u r va se lever, l’exorcism e est term iné,
le patient est guéri50.
L ’im age de K ôla Sanniya est u n b o n exem ple de figuration
d ’u n réseau analogiste dans laquelle u n ensem ble de singularités
identifiables se voient fusionnées dans u n principe personnalisé
qui les exprim e com m e une totalité. Le registre discursif souligne
aussi le va-et-vient entre le particularisme des parties et leur unifi­
cation dans u n être englobant puisque l’étiologie des dém ons
chantée lors de l’exorcism e oscille entre la prem ière personne du
singulier, lorsque Kôla Sanniya s’adresse à ses d ix -h u it créatures
com m e à u n collectif d o n t il se distingue — «Je vous d o n n e la

336
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

perm ission d ’en trer dans Visai» — et la prem ière personne du


pluriel lorsque le narrateur l’in clu t dans le collectif —«Allons-y,
dirent les d ix -n e u f dém ons». C o m m e c ’est souvent le cas dans
cette m odalité de la constitution d ’u n ensem ble par hypostase,
le lien qui un it l’élém ent totalisateur aux éléments q u ’il coagule
se présente com m e u n rapport d ’engendreur à engendré; to u t
à fait explicite dans l’histoire de l ’origine des dém ons, ce lien
est aussi rendu apparent dans l’organisation visuelle du masque,
avec la dissymétrie entre l’un ité de co n ten u de l’axe central et la
diversité des motifs périphériques ; il est égalem ent patent dans le
déroulem ent m êm e du rituel, où les actions des dém ons m ineurs
délivrant le patient d ’u n sym ptôm e se distinguent nettem en t de
l’action de leur chef, qui s’engage à son corps défendant dans
une diplom atie cosm ique ; celle-ci se dénoue par sa soum ission
au B ouddha, laquelle vient clore p o u r u n temps une période de
déséquilibre et restaurer u n ordre qui v oit le générateur du mal
réintégrer sa place dans une hiérarchie à laquelle il ne saurait se
soustraire durablem ent.
U n m écanism e visuel dans leq u el u n élém en t en situation
dom inante englobe des individualités qui lui ressemblent se prête
particulièrem ent bien à la figuration d ’une lignée d ’humains issus
d ’u n ancêtre apical, u n thèm e central des collectifs analogistes.
C eux-ci sont en effet obsédés par la transmission génération après
génération de nom s, de terres, de prérogatives ou de titres dans
des groupes de descendance de diverses sortes. Les mondes analo­
gistes sont des assemblages gigantesques dans lesquels cosmos et
société hum aine s’entrem êlent ; et c’est p eu t-être p o u r les rendre
plus aisém ent maîtrisables par la pensée et p o u r l’action q u ’ils se
vo ien t découpés en unités interdépendantes que structure une
log iq u e d ’e m b o îte m e n t segm entaire. C h acu n e de ces unités
constitutives — clan, m oitié, lignage, caste - constitue en outre
u n e association elle-m êm e com posite au sein de laquelle des
humains, des sites, des troupeaux, des ancêtres, des montagnes, des
divinités, des terroirs, des fonctions et mille autres choses encore
participent à leu r place à la diversité du m onde do n t le collectif
est l’expression. E n sorte que ces groupes de descendance mixtes
p erm etten t à leurs élém ents hum ains d ’étirer leurs connexions

337
LES F O R M E S D U VI SIBLE

depuis l’infram onde ju sq u ’aux cieux, projetant par ce m oyen très


loin dans le tem ps et dans l’espace le filet de leurs relations avec
le reste des êtres grâce aux m étapersonnes d o n t ils sont solidaires
par la filiation : héros fondateurs, ancêtres, dém iurges ou dem i-
dieux. R ie n de tel avec les collectifs animistes, qui ig norent le
plus so u v en t les divisions in tern es, p ra tiq u e n t avec m é th o d e
l’am nésie généalogique, détruisent les biens des m orts p o u r que
rien ne subsiste de ce q u ’ils auraient pu transm ettre et préfèrent à
la rem ém oration d’un passé partagé par quelques-uns le com m erce
quotidien avec la foule de leurs contem porains terrestres. Q u an t
au totém ism e australien, contrairem ent aux apparences, il n ’est
pas plus proche de l’idée d ’une descendance à partir d ’u n ancêtre.
C ar les qualités physiques et morales com m unes aux m em bres
hum ains et n o n hum ains d ’u n groupe to tém ique ne découlent
pas à p ro p rem en t parler d ’u n héritage qui serait légué à chaque
génération par celle qui la précède, mais sont le p ro d u it d ’une
objectivation réalisée à chaque naissance par le pro to ty p e qui a
laissé derrière lui ses semences p o u r q u ’elles s’incarnent à in ter­
valles réguliers dans ce groupe. Il s’agit donc m oins d ’une trans­
mission en cascade procédant d ’u n être vis-à-vis duquel on est
capable d ’attester u n lien que de la revivification p ério d iq u e
d ’une identité ontologique.
E n Polynésie, par contraste, la généalogie d ’u n individu est
l’u n de ses biens les plus p récieu x : c’est elle qui atteste de ses
droits sur la terre, de sa position politique, du rang q u ’il occupe,
et m êm e de sa place dans le cosmos puisqu’elle lui perm et parfois
de se rattach er aux acteurs de la créatio n du m o n d e . O n ne
s’étonnera donc point que cette région em blém atique de l’archipel
analogiste ait pu pro d u ire des images rem arquables de lignées de
parents intégrées dans l’image d’u n ancêtre, tels les “ cannes généa­
logiques” des M aoris de N ouvelle-Z élande ou les “ dieu x -b âto n ”
des îles C o o k . Les prem ières fo n ctio n n en t p lu tô t co m m e des
aide-m ém oire employés lors de la récitation de généalogies, tandis
que les seconds sont l’in co rp o ratio n dans u n artefact du mana
d’un groupe de filiation, raison p o u r laquelle ils étaient enveloppés
d ’ordinaire dans plusieurs épaisseurs de tissu d ’écorce qui perm et­
taient de confiner et de co n trô ler le p o u v o ir qui en ém anait. Les
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

dieux-bâton représentent la lignée issue d ’u n ancêtre co m m u n


et le lien de filiation qui les u n it depuis l’origine des tem ps (illus­
tration 87). D e la tête surdim ensionnée de l ’ancêtre descend une
rangée de personnages assis qui figurent les générations succes­
sives51 ; et pour bien m ontrer que chacune d ’entre elles se distingue
de celle qui v ien t avant et de celle qui lui succède, les figures
sont disposées alternativem ent de face et de profil, m oyen simple
et efficace d e rendre visible que les élém ents d ’une série, unis par
leur appartenance à u n ensemble, sont néanm oins tous différents.
Placé à l’horizontale, le d ie u -b âto n p eu t aussi figurer l’em bar­
cation de l’ancêtre fo n d ateu r g u id an t son équipage depuis la
proue lors de la m igration originelle, chaque lignée des prem iers
occupants d ’u n e île étant v u e com m e p rocédant d ’u n e m êm e
pirogue. T o u t com m e le m asque de Kola Sanniya, le d ieu-bâton
m et en évidence que les com posantes singularisées du réseau sont

87. Dieu-bâton, Rarotonga, îles Cook, avant 1830


LES F O R M E S D U VI SI BLE

une expression d ’u n principe de totalisation qui les englobe et


les subordonne, ici la tête de l’ancêtre. C o m m e dans le masque
des dém ons égalem ent, le lien qui coagule l’ensem ble est un
rapp o rt d ’en g en d reu r à engendré, séquentiel en ce cas et n o n
plus déployé dans u n plan.
Il p eu t arriver aussi q u ’un réseau constitué d ’élém ents form ant
une totalité indissociable soit lui-m êm e la figure dom inante d ’un
réseau su b o rd o n n é d o n t il est le p rin cip e et au q u el il d o n n e
sens. Ainsi en v a-t-il de la S ain te-T rin ité co u ro n n an t la Vierge
dans u n célèbre retable pein t par E n guerrand Q u arto n p o u r la
chartreuse de V illeneuve-lès-A vignon (illustration 88). Le réseau
englobé, c ’est le m o n d e chrétien, que le p eintre figure dans une
superposition de trois étages. La strate m ajeure, celle qui occupe
la plus grande partie du tableau, représente le paradis, au centre
duqu el la S ain te-T rin ité c o u ro n n e la V ierge sous les y eu x de
la co u r céleste qui l ’en toure, com posée des anges, des apôtres,
des saints, des prophètes, des élus et, à leurs pieds, des enfants
baptisés ; sous le paradis se déploie le m onde d ’ici-bas, symbolisé
par les deux villes saintes, R o m e à droite et Jérusalem à gauche,
encadrant le C hrist en croix, devant lequel prie u n chartreux ;
to u t en bas, enfin, sont représentés l’enfer et le purgatoire. Bref,
il s’agit d ’une cosm ographie d ’u n e grande richesse descriptive et
narrative, parsem ée de scènes et de personnages que les histo­
riens n ’o n t pas m anqué d ’identifier, un réseau d ’êtres, de lieux
et d ’états que structure la h iérarch ie eschatologique, l’u n des
grands mécanism es totalisateurs du christianism e52. Mais il y a
plus. C ar le principe de la liaison hiérarchique, évocateur de la
grande chaîne de l’être, est lu i-m êm e su b o rd o n n é au principe
d ’un ité de la S ainte-T rinité, qui occupe le cœ u r du retable et
en constitue le thèm e principal. D ans l’iconographie m édiévale,
la S ain te-T rin ité est rep résen tée en général sous la form e du
T rô n e de G râce, qui figure D ie u le P ère assis te n a n t devant
lui le C hrist en croix surm onté par l’Esprit-Saint sous l’aspect
d ’u n e colom be aux ailes déployées. Q u arto n adopte un dispo­
sitif beaucoup plus original, sans équivalent dans l’im agerie de
l’époque, puisqu’il choisit de dépeindre le Père et le Fils à l’iden­
tique en les dépliant en m iro ir de part et d ’autre de l’axe m édian

340
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

form é par la V ierge et la colom be, de façon à m o n trer, selon


ce qui lui avait été dem andé p ar le com m anditaire, q u ’aucune
différence ne les sépare. Visages, gestes, postures et vêtem ents
sont en effet semblables, mais ces derniers ne to m b en t pas de
la m ê m e m an ière. C o m m e le rem arq u e Jé rô m e B aschet, u n
pan du m anteau de D ieu le Père, à droite, recouvre en partie
le corps de la V ierge et son inclinaison anguleuse désigne sur
le v en tre de M arie u n m o tif végétal exubérant situé au centre
m êm e du retable, co m m e si le p eintre avait voulu faire de cette
ornem entation le foyer de l’im age ; d ’autre part, la bordure ornée
du m anteau du C hrist, à gauche, dessine u n e puissante ligne
verticale. A u trem e n t dit, « ces deux différences sem blent b ien
év o q u er le destin d ’in carn atio n du C h rist: l’une p o in te vers la
m atrice de M arie dans laquelle il p ren d chair et l’autre évoque
l’axe de sa descente sur te rre53».

88. Enguerrand Quarton, retable du Couronnement de la Vierge, 1454


LES F O R M E S D U VI SIBLE

O n re tro u v e ici le ra p p o rt de l’e n g e n d re u r à l ’en g e n d ré


caractéristique de la spécification d ’u n ensem ble com posite par
l’hypostase de l ’u n de ses élém ents, mais u n rap p o rt dédoublé et
en quelque sorte rétrospectif Sous les espèces de la Sainte-Trinité,
D ieu est d ép ein t illu m in an t de sa grâce le cosm os in fin im en t
divers q u ’il a créé, en m êm e tem ps que cette in tég ratio n trin i-
taire ad m irab le de sy m étrie se v o it e lle -m ê m e su b tile m e n t
red ép lo y ée afin d ’a n n o n ce r l’in c o rp o ra tio n du P ère dans u n
être de chair avec l’assistance du Saint-Esprit. C o m m e l’indique
sa p o sitio n dans le retable, la V ierge jo u e u n rôle central dans
le bouclage du réseau qui relie tous ces élém ents. C e que le
th è m e du c o u ro n n e m e n t de la V ierge tel q u ’il est apparu au
X I I e siècle apporte de nouveau par rapport aux images tri ni ta ires
plus anciennes, c ’est en effet, par-d elà le défi de rep résen ter
l’absorption du m ultiple dans l’u n ité, l’expression d ’une u n io n
plus étro ite, de n atu re n uptiale, figurée p ar la V ierge-E glise,
certes su b o rd o n n ée aux trois personnes divines, mais recevant
d ’elles par délégation la totalité du p o u v o ir spirituel54. Il n ’est
du reste pas indifférent que l ’illustration de ce processus ait été
destinée à o rn er la chapelle d ’u n e chartreuse. C ar, si l’o n suit
u n e in terp réta tio n récen te, le retable d ’E n g u erran d Q u a rto n
refléterait la réconciliation des Eglises grecques et latines au to u r
de la bulle du co n cile de F lo ren ce p ro cla m an t en 1439 que
le S aint-E sprit pro cèd e égalem ent du Père et du Fils com m e
d ’u n seul prin cip e —d ’où la p o sitio n ostensible de la colom be
com m e u n trait d ’u n io n entre l ’u n et l ’autre. O r ce rêve d ’h ar­
m o n ie ch rétien n e sym bolisé dans le retable par la V ierge u n ie à
la T rin ité fut activem ent p ro m u à l’ép o q u e p ar certains des plus
notables parm i les chartreux, cet o rdre d o n t l ’id ée-fo rce était
l ’u n ité des créatures avec le C réateu r55. S’im pose à n o u v eau un
leitm o tiv obsédant de la pensée analogiste, le désir éperdu, et
jam ais parfaitem ent com blé, de faire se co n jo in d re les élém ents
disparates du m o n d e dans u n e synthèse créatrice réduisant au
m in im u m les écarts qui les séparent.


E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

U n e deu x ièm e façon de rep résen ter des réseaux consiste à


assem bler des pièces d ’apparences h étéro g èn es p o u r les faire
entrer en résonance afin de contrib u er à un b u t com m un — en
général de m édiation avec les divinités, de pro tectio n m agique,
de réparation de l’infortune ou de prédiction de l’avenir. L’unité
de l’im age et sa puissance d ’agir sont m oins redevables ici à l’u n
des objets qui la com posent q u ’à leur réu n io n dans u n espace
nettem ent.délim ité, grand ou petit, qui circonscrit leur iconicité
et concentre leur efficacité, u n p eu à l’instar des installations dans
l’art contem porain. Les exem ples sont n o m b reu x dans l ’archipel
analogiste : ainsi les autels des ancêtres africains ou chinois réunissant
dans une pièce, u n e niche ou u n m euble ad hoc des figurines ou
des symboles des aïeux accompagnés d’offrandes ; ou ces tuniques
que portaient les chasseurs et les guerriers en Afrique de l’O uest,
constellées d ’am ulettes et de talismans, chacun plus particuliè­
rem ent destiné à prévenir u n danger ou à favoriser u n dessein, et
dont l’addition, voire l’accumulation, finit par constituer une sorte
d ’enveloppe protectrice polyvalente p o u r celui qui l’arbore ; ou
encore les “paniers divinatoires” des T shokw é et de leurs voisins
d ’Afrique centrale, qui peu v en t co n ten ir ju sq u ’à une centaine
d ’objets différents constituant autant de réfractions des facettes
du m onde que le devin m anipule afin d ’in terp réter l’étiologie
des m aux p o u r lesquels on le consulte.
L’une des meilleures illustrations de ces dispositifs de maillage
iconique est les mesas, ou tables cérémonielles, si com m unes parmi
les populations am érindiennes des hautes terres du M exique et
des Andes. Les discussions sur l’origine du term e indiquent assez
l’hybridité de ce q u ’il désigne ; il vient probablem ent de l’espagnol
mes a, “table” , et renvoie d ’ailleurs de façon littérale, p o u r des
populations du M exique com m e les Tepehua, à la table autour de
laquelle se réunissent les divinités autochtones p o u r consom m er
les offrandes q u ’o n leu r y dépose. M ais le term e est aussi très
proche de misa, “messe” , et évoque p eu t-être ces autels portatifs
sur lesquels les missionnaires catholiques célébraient le culte dans
les com m unautés indigènes. C oncrètem ent, il s’agit d ’une pièce
de tissu, d ’u ne natte ou d ’une planche, généralem ent rectan ­
gulaire, posée sur un support ou à m êm e le sol, sur laquelle on

343
LES F O R M E S D U VI S I BLE

dispose des offrandes et des objets cultuels employés à des fins très
diverses. R ie n q u ’en M ésoam érique les mesas servent to u t à la fois
à soigner, à pratiquer la divination, à retro u v er des objets perdus,
à p u n ir les voleurs, à causer du to rt à ses ennem is, à récupérer un
conjoint ayant déserté le foyer, à réaliser des magies de séduction,
à se garantir u n voyage sans encom bre, à consacrer une nouvelle
m aison, à surm onter la m alchance, à s’assurer la b o n n e fortune,
à influencer le climat, à éviter ou à supporter sans dom m ages les
punitions infligées par les ancêtres et les divinités, à payer leur dû
aux esprits, enfin à p ro m o u v o ir la santé et la fertilité des récoltes,
des tro u p eau x et des hum ains56. D ans to u te la M ésoam érique
égalem ent, les mesas sont vues com m e des répliques m iniatures
d ’u n cosm os stratifié dans lequel le plan de la terre se situe à
m i-chem in entre un étage céleste et un étage chthonien reliés par
un axis mundi qui p rend l’allure d ’un arbre o u d ’une m ontagne.
C o m m e l’écrit D ouglas Sharon, «c’est u n m o n d e dans lequel
to u t est connecté et in terdépendant à travers le tissu de la vie et
les cycles naturels57». Ces m odèles réduits ne sont pas que des
images de l’univers plus ou m oins stylisées, ils se p rêten t aussi à
des m anipulations des élém ents q u ’ils co n tien n en t afin d ’opérer
avec eux, et sur eux, des liaisons et des mises en correspondance
qui au ro n t u n effet dans le m o n d e q u ’ils figurent. O n a là un
exem ple de ce que l ’an th ro p o lo g u e E v o n V ogt, analysant les
rituels des Tzotzil de Zinacantân, appelle un processus de “mise
à l’échelle” (scaling) grâce auquel il devient possible de m iniatu­
riser des catégories cosmiques et de p ro jeter sur des m acrostruc­
tures des propriétés et des relations mises en œ uvre sur des objets
en réduction, donc maîtrisables58.
D ans les co m m u n au tés am érindiennes des A ndes, les mesas
possèdent aussi cette capacité de réaliser des branchem ents, ou de
fonctionner com m e une “prise m ultiple” entre les hum ains, les
divinités et les différents secteurs du cosmos. P ar contraste avec
les mesas mésoaméricaines, cependant, elles sont presque com plè­
tem en t dépourvues de dim ension iconique et s’appuient p lu tô t
sur une sorte de physique des qualités sensibles p u isq u ’il s’agit
de p résen ter des ingrédients — m inéraux, anim aux, végétaux,
aliments, boissons —dont la nature et la com binaison varient selon
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

le b u t poursuivi afin d ’assurer, grâce à ces substances médiatrices,


des canaux de com m u n icatio n entre les hum ains et les divinités
dont l’assistance est requise59.
Les mesas sont également en usage parmi les populations métissées
hispano-am éricaines, d o n t l’univers sym bolique syncrétique est
très m arqué par l’influence des ontologies analogistes au to ch ­
tones. E t c ’est sans doute dans ces sortes d ’autels thérapeutiques
si répandus dans les villes et les cam pagnes m exicaines et andines
que s’exprim ent le plus nettem ent les particularités d ’une modalité
de la figuration que l ’o n p o u rrait appeler l’im age plurielle. La
com position de ces mesas est en effet plus h étéro g èn e et leurs
élém ents plus ostensiblem ent m im étiques que ceux des mesas
indigènes — o n y tro u v e aussi b ie n des p h o to g rap h ies et des
poupées que des statuettes ou des peintures naïves —, de sorte
que c’est le fourm illem ent des effets figuratifs élémentaires s’enche­
vêtrant dans une impression visuelle globale qui frappe au prem ier
ch ef le regard. D e ce p o in t de vue, les mesas du no rd -o u est du
P érou retien n en t particulièrem ent l’attention p o u r la profusion
de leurs élém ents et la com plexité de leur articulation60. Elles
sont m ontées par des guérisseurs, les curanderos, afin de soigner
un grand nom b re d ’infortunes de l’âm e et du corps provoquées
par des principes pathogènes liés à des sites dangereux ou à des
in te n tio n s m alignes : des ém an atio n s néfastes (aires, vientos)
procédant de lieux chargés de p o u v o ir com m e les grottes, les
sources ou les lacs, des esprits d ’anim aux, de plantes ou d’A m é­
rindiens du tem ps jadis, des âmes incapables de tro u v er le repos
à la suite d ’u n e m alem ort, des sorts jetés par des sorciers, des
pertes de l’âm e dues à une frayeur subite o u les tracas divers issus
du “mauvais œ il” engendré par les envieux. P o u r contrer tous
ces effets négatifs, le curandero active les pouvoirs q u ’il a acquis
au fil du temps auprès d ’entités diverses avec lesquelles il a passé
des pactes magiques, pouvoirs qui se m atérialisent chacun dans
un des nom b reu x objets q u ’il dispose sur sa table de guérison.
Là où les mesas des A m érindiens des Andes et du M exique ne
com p o rten t guère plus d ’u n e trentaine d ’ingrédients, les mesas
des guérisseurs péruviens présentent en effet u n assortiment stupé­
fiant d ’artefacts hétéroclites reflétant to u t à la fois la variété des
LES F O R M E S D U VI SI BLE

traditions historiques et culturelles dans lesquelles p u isen t les


curanderos et les particularités de leur itinéraire personnel : étalée
à la vue de tous, c’est la diversité des rencontres et des contrats
passés avec les esprits par u n individu singulier que l’installation
révèle. O u tre des élém ents anim aux et végétaux, des confiseries,
des mets et des boissons, on trouve un invraisemblable bric-à-brac
d ’im age saintes et profanes, d ’effigies évoquant des personnages
ou des divinités précolom biennes, des varas, ces cannes sculptées
qui authentifient dans les Andes l’autorité politique et religieuse,
des fioles co ntenant des préparations diverses, des livres co n tem ­
porains de magie noire, des bijo u x de fantaisie, des sabres et des
épées, voire des crânes hum ains (illustration 89).
La logique analogiste règne ici sans partage. La ressemblance
d ’u n e plante ou d ’u n animal avec une partie du corps déterm ine
son p o u v o ir curatif tandis que certaines substances possèdent une
efficacité intrinsèque liée à leur nature ; d ’autres éléments, associés

89. Mesa du curandero Marco Mosquera, Cajamarca, Pérou


E XE R CI CE S DE C O M P O S I T I O N

au chaud ou au froid, servent selon les besoins à augm enter ou à


dim inuer la “ chaleur” d ’u n organe; la provenance renvoie à des
qualités propres à un lieu ou à u n in d iv id u ; bref, chaque objet
individualisé par sa form e, sa m atière et son origine in d u it une
correspondance efficace avec le mal ou le sym ptôm e. Le rôle du
curandero est de m ettre en branle au m oyen de formules rituelles
et de chants rythm és p ar u n h o ch et les pouvoirs des objets qui
com p o sen t'la mesa : so u v en t sous l’em prise d ’u n psychotrope,
il parcourt son installation par la pensée de gauche à droite, de
l’espace malfaisant à l’espace de guérison, en passant par le milieu,
où les forces du b ien et du mal s’équilibrent, réveillant par son
regard et par des form ules rituelles la capacité d ’agir propre aux
objets qui co m p o sen t le d isp o sitif c u ra tif et s’efforçant de le
contrôler p o u r le b ien du patient. C haque curandero a sa m anière
d’opérer. C ertains rech erch en t des coactivations d ’objets d o n t
les énergies conjuguées p eu v en t être canalisées et mises à p ro fit;
d ’autres se dép lacen t p ar la p ensée dans la mesa co m m e l ’o n
chem ine dans u n territoire familier, chaque rencontre avec u n
objet stim ulant le p o u v o ir de l’entité à laquelle il est associé. D e
l’aveu des guérisseurs, la grande quantité d ’objets et leur h étéro ­
généité, supports nécessaires à la figuration de toutes les situations
envisageables q u ’ils o n t p o u r mission de traiter, constituent les
conditions mêmes de l’efficacité prophylactique ou thérapeutique.
La mesa est à la fois u n tableau saturé de qualités im agées et
u n agrégat d ’in ten tio n n alités m ultiples in co rp o rées dans des
objets d o n t le thérapeute jo u e com m e sur le clavier d ’u n cosmos
m iniature, activant tel cham p, neutralisant tel autre, induisant
tel objet à se coaliser avec tel autre p o u r une action com m une.
C o m m e le dit u n curandero, des objets se m e tten t à «travailler
ensemble61 ». Plus généralement, toutes les mesas d ’Amérique latine
possèdent cette caractéristique que chacune de leurs composantes
prise isolém ent se retrouve sans doute investie d ’u n symbolisme
et d ’u ne puissance d ’agir propres, mais que cette com posante n ’a
de sens et d ’efficacité q u ’en v ertu des “branchem ents” avec ses
voisines et avec le m o n d e q u ’u n spécialiste rituel est à m êm e de
réaliser. O r, du fait de la surabondance d ’élém ents qui définit
les mesas des guérisseurs péruviens, cette mise en réseau d ’objets
LES F O R M E S D U VI S I BLE

hétéroclites concourant à une fonction co m m u n e devient parti­


culièrem ent m anifeste. Dans la figuration globale q u ’offre une
mesa, l’agent iconique qui im porte, c’est l’assemblage de ce qui
est circonscrit dans un cadre et les relations potentielles que ce
dispositif autorise, n o n chacune des parties le com posant —p o u r
fidèlem ent mimétiques que certaines d ’entre elles puissent paraître.
L’im age n ’a pas ici d ’autre sujet que l’organisation des singula­
rités q u ’elle ren d opératoires.

U n e autre façon encore de figurer des réseaux jo u e sur ce que


l’o n p o urrait appeler, dans u n clin d ’œil à Leibniz, la “ déterm i­
n atio n expressive” : des singularités fo rm en t u n ensem ble car
chacune est u n aspect d ’un to u t qui leur préexiste. Par contraste
avec le m asque des dém ons du Sri Lanka, dans lequel le principe
de totalisation est personnifié, et à la différence de la Sainte-
T rinité, d o n t l’ensem ble n ’est pas indépendant des parties qui le
com posent, le to u t est ici supérieur et, dans une certaine mesure,
transcendant à la som m e des parties. C e p eu t être u n e totalité
très englobante, u n systèm e sociocosm ique, par exem ple, ou
u ne institution agissant en qualité de personne m orale, com m e
une caste, u n lignage ou une natio n ; mais, dans tous les cas, les
élém ents qui la com posent ne p ren n en t ordre et sens vis-à-vis
les uns des autres q u ’en tant q u ’ils sont des parties de la structure
générale qui les déterm ine. U n e m anière efficace de figurer cela
est de d o n n er à l’ensemble des images u n style reconnaissable qui
fait percevoir u n air de famille malgré leurs différences, les objec­
tivant ainsi com m e autant de variations d ’u n m odèle unitaire.
Les poupées représentant des K atsinam confectionnées par les
H o p i de l’A rizona offrent une illustration de ce je u subtil qui
consiste à épuiser toutes les figures de la diversité à l’in térieu r
d ’u n genre néanm oins identifiable. Les Katsinam (forme plurielle
de Katsina) sont des esprits d o n t chacun incarne u n e particu ­
larité, u n e qualité ou une facette du cosmos hopi. C e sont des
messagers des divinités, o u b ien des ancêtres et leurs com pa­
gnons, ou encore les esprits personnifiés d ’anim aux, de plantes,
E XE R CI CE S DE C O M P O S I T I O N

d ’artefacts, de phénom ènes atm osphériques ; au trem en t dit, des


expressions singularisées du p an th éo n et des élém ents physiques
de l’univers. T ous les ans, de la fin décem bre à la fin juillet, les
Katsinam séjournent dans les villages situés sur les trois mesas qui
constituent le territoire hopi, avant de repartir vers les pics de
San Francisco, porte d ’entrée du m onde souterrain où ils résident
en famille le reste de l’année. Les K atsinam sont personnifiés par
des danseurs masqués qui les ren d en t présents parm i les H o p i
dans un cycle cérém oniel lo n g et com plexe au cours duquel ils
sont accueillis et fêtés, chaque Katsina étant identifiable par son
m asque, son costum e et des attributs propres. Il y aurait plus de
quatre cents K atsinam différents mais, com m e le m o n d e ho p i
n ’est pas statique, certains peu v en t disparaître lorsque s’éteignent
les clans auxquels ils sont attachés, tandis que d ’autres sont sans
cesse introduits, n o tam m en t par des voisins am érindiens com m e
les Z u n i ou les Navajos.
Les K atsinam incarnés p ar les danseurs sont aussi trad itio n ­
n ellem en t figurés sous la fo rm e de poupées, appelées tihu, et
sculptées dans u n e racine de cottonwood, le p euplier am éricain
(illustration 90). O n en fait cadeau aux enfants lors des cérém onies
d ’adieux aux K atsinam en ju illet ou en août et, com m e le notait
Jesse W alter Fewkes, «il n ’est pas rare de voir les fillettes après la
distribution p o rter des poupées sur leur dos em m aillotées dans
une couverture de la m êm e façon que leurs mères ou leurs sœurs
p o rten t les bébés62». Suspendues aux poutres ou aux murs, les
poupées perm ettent aux parents et aux grands-parents d’illustrer de
façon concrète les activités et les attributs des K atsinam lorsqu’ils
racontent aux enfants les récits étiologiques qui les concernent. C e
sont donc des aide-m ém oire, des objets qui servent à ce que l’on
pourrait appeler des “leçons de choses” - la transmission du savoir
à propos du m obilier du m o n d e —car, à l’exception de certains
esprits néfastes o u ubiquitaires, toutes les sortes d ’hum ains et de
non-hum ains, tous les élém ents m atériels et im m atériels d o n t le
m onde est com posé, sont susceptibles de recevoir une expression
figurative sous la form e d ’u n Katsina. Il existe ainsi une quaran­
taine de K atsinam d ’anim aux —des m am m ifères et des oiseaux
autant que des reptiles et des insectes ; une quinzaine de Katsinam

349
90. Quelques poupées de Katsinam hopi, Arizona, xxe siècle
Légende (de haut en bas et de gauche à droite) : 1) Hee'e'e ; 2) SioSalakoKatsina, "Katsina-Shalako-Zuni" ; 3) Qoia, ou
Kau-a ; 4) Probablement WupaMoKatsina, "Katsina-Longue-Bouche" ; 5) Probablement Tasap Yeibichai, "Grand-Père-
Parlant-Navajo" ; 6) Hilili; 7) SakwaQa'ôKatsina, "Katsina-du-Maïs-Bleu" ; 8) YooyangwKatsina, "Katsina-de-la-Pluie” ;
9) KokpôlôMana, "Dame-Mouche-de-la-Mort" ; 10) SakwaWakaKatsina, "Katsina-Vache-Bleue" ; 11 ) KokpôloMana ;
U)SioQa'ôKatsina, "Katsina-du-Maïs-Zuni" ; 13) Probablement Talavahi, "Celui-de-l'Aube-qui-Peint" ; 14) Tsoputsi,
"Le-Mohave" ; 15) Hilili, de dos.
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

correspondent à des éléments célestes ou atm osphériques —l’eau,


le feu, la neige, le tonnerre, mais aussi la lune, le soleil, l’aube ou
le vent de sable ; il y a des Katsinam qui renvoient à des plantes
sauvages ou cultivées, à des ustensiles de la vie quotidienne, à des
fonctions sociales —guerriers, sorciers, chefs ou clowns —com m e
à des phénom ènes organiques —vie, m ort, germ ination ; enfin,
nom bre de Katsinam représentent des qualités physiques ou morales,
parfois plaisantes, parfois peu amènes: m oqueur, lubrique, ébouriffé,
compatissant, vorace ou à grandes oreilles. C o m m e il convient
p o u r une image identifiée à u n aspect du m onde, chaque Katsina
possède ses propres attributs à l’intérieur d’une gam me com m une à
tous —form e du corps et du visage, couleurs, motifs et ornem ents,
emblèmes —, de sorte que, si l’on réunissait la collection com plète
de toutes les poupées représentant des Katsinam, l’on disposerait
du système presque exhaustif des propriétés définissant l’univers des
H opi. A la différence des santons, des m arionnettes ou des figures
du théâtre d ’ombres, do n t chacun est également l’expression d ’un
type, les poupées tihu n ’interagissent pas entre elles p o u r raconter
une histoire ; chaque figurine de Katsina, en exhibant u n paquet
de symboles distinctifs puisés dans u n répertoire com m un à toutes,
vaut par elle-m êm e et p o u r elle-m êm e com m e u n échantillon du
grand nuancier des qualités du m onde.
Prenons l’exem ple du Katsina W upaM o afin de m ieux dém êler
les enchevêtrem ents sém antiques et pratiques de cette figuration
en cascade dans laquelle u n e p o u p ée est l’im age d ’u n hum ain
incarnant un esprit qui représente lui-m êm e une m odalité d ’exis­
tence, une configuration de qualité ou l ’essence d’u n être. Le
Katsina W upaM o apparaît sous les espèces d ’u n danseur masqué
avec tous ses attributs dans un dessin que Fewkes fit réaliser par
un inform ateur hopi, probablem ent K utcahonanû, p o u r illustrer
les différents types de K atsinam ; le dessin est consultable dans
la publication de Few kes, mais sa rep ro d u ctio n est désormais
interdite par le H o p i C ultural Préservation O ffice63. W upaM o
est actif lors du P ow am u, la cérém onie d ’initiation aux mystères
des K atsinam qui se déroule en février; c ’est u n Katsina “garde”
(H u ’Katsina) sévère et guindé qui supervise le travail des Katsinam
“fouetteurs” dans les kivas et lors des processions publiques ; le
LES F O R M E S D U VI SI BLE

dessin publié par Fewkes le représente au m o m en t de sa capture :


p o u r m o q u e r sa rig u eu r et le to u rn er en ridicule, en effet, les
Koyemsim (“ T êtes-d e-B o u e”), des K atsinam m alicieux et bien
disposés envers les hum ains, l’attrapent au lasso et le dépouillent
pièce par pièce de son costum e de façon q u ’il se retrouve nu,
com m e les jeu n es initiés. Il arbore u n e c o u ro n n e faite d ’une
tresse de spathes de maïs en trem êlée de p etites plum es d ’où
ém ergent trois rémiges d ’aigle, u n col de fourrure de renard, une
ceintu re cérém onielle et u n bau d rier ro u g e ; il est co u v ert de
peintures corporelles noir, jau n e, vert et rouge, et ses deux gros
yeux protubérants surm ontent un museau denté d ’où pendouille
u ne langue serpentine. Bref, il ne ressemble à rien de co n n u ;
aussi est-ce plutôt l’ensemble des indices éparpillés dans son dégui­
sem ent qui qualifie son identité. Sa tête est liée au soleil; n o n à
la p erso n n e de Soleil, co m m e c ’est le cas d ’autres K atsinam
apparentés à ce dernier, mais aux cérém onies de régénération de
l ’astre après le solstice d ’hiver. D e n o m b re u x M ongK atsinam
(G rands/Chefs Katsinam) arborent en effet cette couronne rayon­
nante au m o m en t du P ow am u. La couleur n oire du bas de son

91. Poupée (tihu) hopi


figurant WupaMoKatsina,
"Katsina-Longue-Bouche"
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

m asque atteste de ses liens avec la violence, la m o rt et la guerre


- les K atsinam “ gardes” , to u t co m m e les H o p i défunts, sont
p eints de n o ir d u co u à la racin e du n ez ; la p artie centrale,
opposant le jaune et le vert, indique son origine : il vit au sud-ouest
de la mesa, p robablem ent à N u v ato k y a’ovi ou à Palatsom o ; le
double trait n o ir avec des points blancs signifie q u ’il aime la pluie
et q u ’il se plaît donc à in tercéd er auprès des âmes afin q u ’elles
s’offrent spUs form e de pluie ; enfin, la co u ro n n e est le hikwisi ou
“souffle” du Katsina, c ’est son âme, sa respiration, son véhicule.
Q u an t à la p o upée tihu de W upaM o , elle reprend en m iniature
tous les attributs du personnage m asqué (illustration 91).
O n le voit, il n ’est pas u n élém ent singulier du m onde, souvent
enserré dans une tram e historique et biographique, connecté par
mille liens à des saisons, à des élém ents, à des groupes sociaux,
à des sites, qui ne soit figuré co m m e u n e essence co n d en sée
dans u n Katsina. O n co n ço it que le m o t lui-m êm e, passé dans
le langage co u ran t en E u ro p e sous la form e “ kachina” , ait pu
défier les tentatives de traduction, à l’instar d ’autres term es qui
o n t co n n u u n e fo rtu n e an th ro p o lo g iq u e plus grande encore,
com m e “m ana” , “ ta b o u ” ou “ to te m ” . Car, si Katsina désigne
bien une entité particulière, avec sa conform ation physique, son
costum e, ses attributs sym boliques, son co m portem ent, ses liens
de parenté et d ’alliance, cette entité constitue aussi u n paquet
relativ em en t abstrait de prédicats s’ap p liq u an t au m o n d e . E n
anim ant leurs villages pen d an t des m ois avec des danses et des
pantom im es peuplées de personnages solennels ou burlesques
qui agissent en émissaires des divinités, en déployant u n e énergie
considérable p o u r p o n ctu er leur vie q uotidienne de ces visites
attendues, en fabriquant masques, costum es, poupées et hochets
afin de d o n n er u n e densité théâtrale à leur présence, les H o p i
font plus que décliner les qualités du m o n d e dans des images ;
ils con trib u en t à les actualiser dans un gigantesque réseau qui est
presque coextensif au cosmos lui-m êm e. E t bien q u ’elles ne soient
chargées d ’aucune dim ension religieuse, les poupées tihu rendent
p o u rtan t ostensible la causalité expressive d o n t les K atsinam sont
investis en ce que, accrochées çà et là dans les maisons hopi, ou
rangées sagem ent dans les vitrines des musées, elles tém o ig n en t

353
LES F O R M E S D U VI SIBLE

sans ambages de ce que les esprits q u ’elles représentent possèdent


en dépit de leur im m ense diversité une connivence de style les
caractérisant com m e des variations d ’u n to u t. L eur taille, leur
couleur, leur style d ’ornem entation, ju sq u ’à la systématicité de
leur bizarrerie, p erm etten t de les identifier sans peine com m e des
m em bres d ’une gigantesque famille, de sorte que la coalescence
de leur foisonnem ent ne p eu t q u ’évoquer u n e totalité d o n t ils
seraient autant de manifestations.

Le grand monde et le petit

U n autre indice visuel révélateur des ontologies analogistes,


sans d o u te aussi typique que la prévalence des chim ères, est la
pro p en sio n à figurer des correspondances entre le m icrocosm e
et le m acrocosm e, entre la perso n n e h u m aine vue co m m e un
m o n d e en m in iatu re et l ’univers au sein d u q u el elle déploie ses
potentialités o u d o n t elle subit les déterm inations. L oin d ’être
u n sy m p tô m e d ’an th ro p o c en trism e d ébridé, le p ro céd é v au t
com m e u n opérateur de confinem ent sém antique : lorsque toute
situatio n , to u t év én em en t, p e u v e n t être com pris co m m e u n
appel, une prom esse ou une condam nation, quand du décodage
correct de ces traces existentielles d ép en d en t le b o n h e u r o u le
m alheur, la santé o u la m aladie, la gloire ou l ’in fo rtu n e, il est
rassurant de se dire q u ’il existe dans le corps et la n atu re de
l’h u m ain , dans ses organes et dispositions, u n m o d èle in te r­
p ré ta tif p erm e tta n t de naviguer avec assurance dans le foison­
n em en t des analogies. A rrim er l’h o m m e au cosm os p ar u n filet
de correspondances dev ien t u n m o y en efficace p o u r lim iter et
cadrer la prolifération des signes en co n cen tran t leu r principe
de d échiffrem ent dans u n être distingué entre tous, investi du
privilège d ’être le gabarit de leu r in terp réta tio n et le garant de
leu r validité64.
Il est vrai que toutes les cultures o n t perçu des ressemblances
entre le corps hum ain, des parties des plantes et des anim aux, et
des élém ents de l’en v iro n n em en t inorganique ; p arto u t l’on a eu
l’intuition que des parcours herm éneutiques pouvaient être frayés
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

entre des cycles clim atiques o u astronom iques et des fonctions


o u des substances physiologiques. Le corps h u m a in présen te
un répertoire si profus et si im m édiat de traits saillants que l’on
voit mal co m m en t il aurait p u être ignoré com m e u n e source
de m étaphores p o u r qualifier d ’autres choses que lui. Mais c ’est
dans les seules ontologies analogistes que ces correspondances
sont systématisées dans des corpus doctrinaux e t mises en œ uvre
dans des procédures d o n t les buts sont surtout pratiques : lecture
du destin, traitem ent des m aux du corps et de l ’âme, orientation
des édifices, décisions individuelles et collectives, to u t se relie,
to u t fait sens dans u n tissu si dense de signes se rép o n d an t les uns
aux autres q u ’il est im possible de dire si c’est le m o n d e qui est
taillé aux mesures de l’h o m m e ou si c’est l’h o m m e qui est une
réverbération du m onde. N u lle part ailleurs que dans l’archipel
analogiste ne tr o u v e -t-o n des chaînes de causalité transitives
aussi étendues et im briquées, en aucun autre en d ro it ne v o it-o n
des images qui s’attachent de façon aussi obsessive à dessiner des
liaisons entre propriétés du cosmos et propriétés de la vie et du
corps hum ains.
C ertaines des im ages analogistes exam inées ju s q u ’à p résen t
évoquaient déjà des formes de relations entre le grand m o n d e et
le petit, soit directem ent, soit de façon allusive. Songeons à la
m in iatu re m o g h o le d ép eig n an t le so uverain en cornac d ’u n
éléphant form é de toutes les créatures existantes, m étaphore de
l’âm e se saisissant de la pluralité des choses ; ou encore aux mesas,
qui sont à la fois des images réduites de l’univers et des opéra­
teurs perm ettant de lier des destinées hum aines à des accidents
du m onde et aux m étapersonnes qui influent sur leur survenue.
Il s’agit bien dans ces deux exem ples de rabouter des hum ains
singuliers à des ensembles très vastes d ’êtres, de sites et d ’événe­
m ents en figurant les réseaux qui les relient, p ar le m o y en de
l’eng lo b em en t dans u n cas, des connexions consécutives dans
l’autre. T outefo is, à la différence des im ages de réseaux déjà
passées en revue, qui font prim er la figuration de la relation sur
celle des éléments reliés, celles qui p ren n en t p o u r thèm e explicite
les rapports entre m acrocosm e et m icrocosm e s’attachent autant
à rep résen ter u n type de c o n te n u q u ’u n p ro céd é visuel. C e

355
LES F O R M E S D U VI SI BLE

conten u est si caractéristique, si facile à reconnaître la plupart du


tem ps, q u ’il finit par acquérir la force d ’évidence d ’u n schème
canonique. D ans sa form e la plus élém entaire, il revient à figurer
sur u n corps hum ain, ou à relier à celui-ci par des lignes visibles
ou imaginaires, les signes cosmiques qui font écho à telle ou telle
de ses parties ou dispositions, des signes qui p eu v en t renvoyer
aux planètes, à la v o û te céleste, aux élém ents, à des accidents
géographiques, à u n axis m undi ou aux symboles du zodiaque.
Aby W arb u rg avait b ien perçu la centralité de ce schèm e visuel
du rapport entre l’ho m m e et le m onde lorsqu’il lui avait consacré
l ’u n des trois p an n ea u x in tro d u ctifs de son atlas des im ages
M ném osyne, y voyant la correspondance fondam entale grâce à
laquelle p ren n en t sens toutes les autres associations figuratives
fondées sur l’analogie65. Les civilisations anciennes de l’E urope
et de la M éditerranée o n t clairem ent exprim é cette topique dans
le m o tif iconographique du “ corps zodiacal”, connu depuis l’Anti­
quité égyptienne, fixé dans sa com position par les manuels d’astro­
logie du début de l’ère chrétienne et encore très co m m u n à l’âge
classique, voire plus tardivem ent, selon u n m o d èle im m uable
associant chacun des douze signes à une partie du corps, depuis
le Bélier p o u r la tête ju s q u ’aux Poissons p o u r les pieds. L ’un des
exem ples les plus originaux en est la m iniature peinte par l’un
des frères de L im bourg au déb u t de la deuxièm e décennie du
x v e siècle p o u r Les Très Riches Heures du duc de Berry, une image
qui figure en b o n n e place dans le panneau initial de l’atlas de
W arb u rg (illustration 92).
La m iniature représente un hom m e dédoublé, de face et de dos,
portant sur son corps les douze signes du zodiaque q u ’entoure une
double m andorle —et n o n u n cercle com m e il est d ’usage dans
ce genre d ’im age — à l’in térieu r de laquelle sont aussi dépeints
les signes du zodiaque. T an t l’iconographie que les inscriptions
situées aux quatre coins — décrivant les p ropriétés de chaque
signe selon les qualités, les tem péram ents et les points cardinaux -
m o n tren t q u ’il s’agit d ’u n diagram m e de m édecine astrologique
dont le m odèle général s’est fixé en E urope à partir du x m c siècle
sous le n o m d ’homo signorum66. E n vertu de ce m odèle, l’image
stipule les correspondances entre les éléments, les tem péram ents et

356
ius. (M. (agitm m ie.fm if am us.im gti.rapuroiiiii6.
E raltO.l frfirr.î roumra >
tttafailim i.«ojim m na. js K !
fiinrfrigiiH (rfirra mcunuo
iirafaim mta.ûrcitm mna.

atirrr.Sfoi
aqtiamwTwSS, ?%^VApms.pi(cfs,
iiliia iin ir f< « i& itr \ g > ^^'fimffagiîttrrtoimi
im iiiiiHitiafm im a ’v ïa flfim n ,m m fourni
fatijiim w .rtw iôioiialiii; i w .é ’ fp m tm o n a iia.

92. Le Corps zodiacal, miniature attribuée à l'un des frères de Limbourg, réalisée entre 1411 et 1416
LES F O R M E S D U VI SI BLE

l’ordre céleste de façon que les traitem ents idoines, notam m ent la
saignée, soient bien appliqués au m om ent opportun, une fonction
calendaire que l’on ne s’étonnera pas de tro u v er dans u n livre
d ’heures. Les principes de cette m édecine fondée sur le calcul
astronom ique sont bien connus. Ils posent que le m icrocosm e
et le m acrocosm e sont égalem ent com posés de quatre éléments
(terre, air, feu, eau) et de quatre qualités (chaleur, froid, hum idité,
sécheresse), en sorte que les quatre tem péram ents des hum ains
(sanguin, colérique, flegm atique, m élancolique) résultent de la
prédom inance d ’u n des quatre fluides vitaux constitutifs (sang,
bile jaune, bile noire, phlegme), eux-m êm es composés des quatre
éléments, tandis que leur constitution physique correspond à une
relation sym pathique de dépendance aux sphères célestes dans
laquelle la ceinture extérieure (le zodiaque) gouverne l’anatom ie
externe, et le m ouvem ent des cercles intérieurs (les planètes) régit
les viscères. T o u t cela est rendu visible de façon synthétique dans
“l’ho m m e zodiacal” illustrant Les Très Riches Heures. La délica­
tesse du trait et des coloris, l’h arm onie de la com position, les
innovations stylistiques —la m andorle en lieu du cercle zodiacal
habituel, le dédoublem ent du personnage central, la figuration de
nuages do n n an t de la densité au ciel atm osphérique —font ainsi
de cette m iniature, en m êm e temps q u ’un chef-d’œ uvre reconnu,
l’une des plus remarquables expressions du schèm e analogiste des
correspondances entre l’h o m m e et le m onde.
U n e im age plus an cien n e m érite aussi que l’o n s’y attarde u n
instant car c ’est pro b ab lem en t, succédant aux représentations
purem en t diagrammatiques, la prem ière figuration dans l’E urope
m édiévale d ’u n réseau de correspondances en tre m acrocosm e
et m icrocosm e dans laquelle apparaît la p erso n n e h u m aine. Il
s’agit d ’u n dessin illustrant le m anuscrit du Glossaire de Salom on
de C onstance, copié en 1165 dans le scriptorium du co u v en t de
Prüfening, près de R atisbonne. O n y voit un ho m m e n u d ’allure
christique, en tièrem en t exposé de face à l ’ex cep tio n du pubis
m asqué p ar u n e inscription, d o n t le corps co n n ecte la terre et
le ciel sur to u te la h au teu r de l ’im age et se tro u v e en o u tre relié
au m o n d e p ar des lignes issues de ses organes des sens (illus­
tration 93). Le p ro céd é consistant à jo in d re des parties de la

358
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

figure hum ain e au cosm os par des lignes se retro u v e p eu après


dans l ’ic o n o g ra p h ie de ce g en re d ’im age, p ar exem ple p o u r
illustrer les célèbres visions d ’H ild e g ard e de B in g en dans le
m anuscrit du Liber divinorum operum conservé à la b ib lio th èq u e
de L ucques ; u n e e n lu m in u re y figure u n h o m m e n u inscrit
dans u n cercle cosm ique form é par l’E sprit-S aint em brassant le
m onde, de la tête d u quel ém erge la tête de D ieu le Père, un
m o tif com b in an t avec u n e grande audace visuelle la th éophanie
trin ita ire — le p erso n n ag e cen tral re p ré se n ta n t l ’in c a rn a tio n
hum aine de D ie u —et le th èm e de la correspondance en tre le
grand m o n d e et le p e tit67.
D ans u ne co n féren c e d o n n é e en 1926 à H am b o u rg , F ritz
Saxl co m m en tait sans faire directem en t référence à leur support
plusieurs images du fam eux panneau de l’atlas M ném osyne, q u ’il

93. L'Homme microcosme, enluminure du Glossaire de Salomon de Constance


LES F O R M E S D U VI SI BLE

co ntrib u ait alors à organiser avec son am i W arb u rg , com parant


ces figurations des rapports de l’ho m m e avec le cosmos au dessin
de l’h o m m e m icrocosm e du m anuscrit de P rü fen in g —absent,
q u a n t à lui, d u p an n ea u — afin d ’en so u lig n e r u n caractère
distinctif : contrairem ent aux personnages inscrits dans un cercle
qui d e v in re n t co m m u n s p a r la suite et d o n t la largeur, bras
étendus, est équivalente à la hauteur, l’h o m m e co n ten u dans un
rectangle occupe to u te la h au teu r de l ’im age, cette dim ension
frontale sans équivalent faisant de celui-ci une sorte d ’axis mundi
entre la terre et le ciel68. La disposition m e t ainsi l ’accent sur le
corps hu m ain au d étrim en t de l’im age cosm ique, ici suggérée
par les inscriptions plus que par des signes iconiques. Inspirées
de YElucidarium d ’H o n o riu s A ugustodunensis, ces inscriptions
spécifient les correspondances en tre la ro to n d ité de la tête et
la sphère céleste, entre les sept ouvertures du visage et les sept
planètes, entre les quatre élém ents et les parties du corps, ainsi
q u ’en tre les q u atre élém en ts et les cin q sens. Les lignes du
to u c h er co n n ec ten t les m ains avec l ’eau, dans le coin inférieur
gauche, et la terre, dans le coin inférieur droit, tandis que les
os sont en relation avec les pierres, les ongles avec les arbres,
les cheveux semblables à l’herbe, et le ven tre co m m e la m er car
to u t y déb o u ch e. C e dense maillage d ’écriture enserre la figure
hum ain e dans u n réseau de lignes à la fois chargées sur le plan
sém antique et efficaces sur le plan plastique qui ren d d ’em blée
ostensible la rév erb ératio n des échos en tre le m icro co sm e et
le m acrocosm e. Les droites, horizontales, verticales et diago­
nales, les courbes et les cercles p ro lo n g en t et am plifient le corps
h um ain et soulignent son h o m o lo g ie à l ’o rdre plus englobant
dont il dépend. Ainsi, le cercle qui entoure la tête n ’est pas q u ’un
bandeau circulaire destiné à recevoir l’énoncé d ’une correspon­
dance avec la sphère céleste, c ’est une façon de d o n n e r à v oir
cette correspondance dans son évidence im m édiate.
Trois caractéristiques de cette enlum inure doivent enfin être
signalées que Jérôm e Baschet a bien mises en évidence69. D ’abord
que les con-espondances ne concernent pas la totalité de la personne
hum aine, mais seulem ent le corps, car «D ieu a form é l’âm e à
l’im age de la divinité, mais son corps à l ’im age de l’univers»,
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

ainsi que l’écrit A dabold d ’U tre c h t dans son A rs Musica; c’est là


un contraste notable avec les conceptions antiques des analogies
entre le grand m o n d e et le p e tit dans lesquelles l ’âm e est en
correspondance avec le m acrocosm e. E nsuite, D ieu a usé des
m êm es nom bres p o u r créer les deux m ondes, de sorte que leur
connexion relève d ’une consonance musicale, les mêmes rapports
d ’harm onie sous-tendant l’u n com m e l’autre et constituant du
reste la seule force capable de conjoindre en u n m êm e corps les
pouvoirs contraires des quatre éléments, une conjonction rendue
sensible dans cette im age avec beaucoup d ’ingéniosité. Enfin, la
ressemblance de l’hom m e microcosme avec la représentation tradi­
tionnelle du C hrist est à l’évidence délibérée et vise à dépeindre
un archétype de l’h o m m e figuré sous les apparences de sa plus
haute dignité, celle que le fils de D ieu a assumée par son Incar­
nation. L ’allusion christique est ici u n réfèrent attendu, dès lors
qu ’u ne im age de type n o rm atif com m e celle-ci entend figurer la
perfection hum aine du m icrocosm e, c ’est-à-dire l’h o m m e dans
son degré le plus élevé d ’accom plissem ent corporel tel que D ieu
fait chair en offre le m odèle.
L’im age d ’u n corps h u m ain constellé de signes ren v o y an t à
une extériorité q u ’il réfracte n ’est pas confinée aux provinces
européennes et m éditerranéennes de l’archipel analogiste. Absentes
dans l’ico n o g rap h ie anim iste o u totém iste, ces figurations du
m icro co sm e co m m e gabarit d u cosm os ou récep tacle de ce
q u ’il co n tie n t sont en rev an ch e connues des grandes civilisa­
tions analogistes d ’Asie, par exem ple dans l’im agerie tantrique
qui représente l’adepte du hatha yoga en m éditation o u dans les
diagrammes des m anuels m édicaux chinois illustrant les canaux
du chi par l ’interm éd iaire desquels l’anatom ie h u m ain e est en
relation avec le m onde. A ttardons-nous u n instant sur les figures
du corps tan triq u e p o u r v o ir les ressem blances et différences
que présente cette variante de l’image du rapport entre m acro­
cosme et m icrocosm e au regard de celle incarnée en O ccident
par l’h o m m e zodiacal.
N ées en Inde durant la seconde m oitié du prem ier m illénaire
de n o tre ère, les pratiques et les théories décrites dans des textes
appelés tantra o n t p o u r b u t d ’incarner le divin com m e m oyen

361
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de l’hon o rer, cette expérience corporelle de la divinité pouvant


se réaliser par le biais de techniques qui exigent u n lo n g appren­
tissage, notam m ent le placem ent des mantras sur le corps (mantra-
nyâsa), la m éditation sur des diagrammes (yantra) et l’exercice du
hatha yoga. C o m m e l’écrit le sanskritiste D avid W h ite, «toutes
les techniques [tantriques] supposent une identité virtuelle entre
le m icrocosm e du corps hum ain et le m acrocosm e de l ’univers,
qui est aussi considéré [...] com m e le corps m ésocosm ique de la
divinité70». Il s’agit p o u r le dévot de fusionner ces trois échelles
cosmiques de façon q u ’il ressente son p ropre corps à la m anière
de la divinité, c’est-à-dire com m e une incarnation de l’univers. Le
yogin, le praticien du yoga tantrique, s’attache ainsi à passer d ’un
état ordinaire d ’être dans le m o n d e à celui d ’u n m o n d e englobé
dans l’être, une apothéose d ’ordre divin fondée sur l’inversion du
contenant et du contenu. C et exercice de cosm isation du corps
est caractéristique du tantrism e, m êm e s’il renvoie par ailleurs à
des conceptions plus anciennes en Inde des rapports de conti­
nuité en tre le corps h u m ain travaillé par l’ascèse et les forces
cosmiques qui l’anim ent71. La transform ation du corps s’opère
par le biais d ’une im age m entale grâce à laquelle le yogin devient
un élém ent du m acrocosm e en se voyant par la pensée com m e
recelant en lui toutes les choses et les qualités que le m o n d e
contient, com m e mis en branle par son m o u v em en t et sujet des
forces qui l’anim ent.
L’habitude dans les langues européennes est d ’appeler “ corps
su b til” le corps cosm isé du yogin, u n e appellation discutable
puisque l’indologie savante em ploie ce m êm e term e po u r traduire
süksmasarïra en opposition à sthüla, le “ corps grossier” . Dans ce
dernier usage, le “ corps grossier” est le corps physique, visible et
m ortel, tandis que le “ corps subtil” au sens p ropre (süksmasarïra)
est u n élém ent invisible de la personne d o n t la présence ne p eu t
être q u ’inférée, la com posante im m ortelle qui transm igre d ’une
existence à l’autre72. Le “ corps subtil” entendu ainsi est donc une
entité irreprésentable. Par contraste, le schème mental grâce auquel
le yogin se représente son corps est to u t à fait figurable. Il est fait
de “ centres” habituellem ent appelés “roues” (cakra) ou “lotus”
(padma ) reliés par des canaux principaux et secondaires au sein
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

desquels circule le souffle vital (prâna), u n e anatom ie p n eu m a­


tique en quelque sorte, d o n t toutes les parties sont susceptibles
d ’être connectées avec, ou d ’abriter, les êtres et les pratiques qui
p eu p len t le m acrocosm e. C ’est p o u rq u o i, co m m e le propose
A ndré Padoux, il est préférable d ’appeler “ corps im aginai” ce
m icrocosm e tantrique puisque le yogin entré en m éditation s’en
construit une représentation précise, laquelle lui sert d ’atlas p o u r
se figurer J'ensem ble des parties de son corps, s’y déplacer et les
lier chacune à u n élém ent du m acrocosm e73.
O n trouve une bo n n e illustration de la m anière dont ce “corps
im aginai” cosmisé p e u t être saisi et p arco u ru p a rla pensée dans
u n texte écrit au x n e siècle dans le n o rd -o u e st de l ’Inde afin
d ’exposer les fo ndem ents du hatha yoga. Le troisièm e chapitre
de la Siddhasiddhântapaddhati d écrit en effet avec m in u tie les
associations entre m acrocosm e et m icrocosm e d o n t le yogin doit
faire l’expérience dans son corps74. Le prem ier type de corres­
p ondance concern e les dieux. La to rtu e kürma, la d euxièm e des
dix incarnations du dieu V isnu, se tro u v e dans la plante du pied,
les sept m ondes souterrains ( tala) se situant au-dessus : soit Pâtala
dans le gros orteil, Talâtala au-dessus du gros orteil, M ahâtala
dans le talon, R asâtala dans la cheville, Sutala dans le m ollet,
Vitala dans les g en o u x et Atala dans les cuisses, tous soum is au
p o u v o ir de R u d ra , le seigneur des dieux. La T erre est située
dans l’anus, l’atm osphère dans l’aire génitale, le ciel dans la zone
du nom bril, ces trois régions étan t sous la ju rid ic tio n du dieu
Indra. M aharloka, le “ G rand M o n d e ” , se trouve à la base de
la co lonne vertébrale, Janaloka, le “M o n d e de la G én ératio n ” ,
dans son canal m édullaire et T apoloka, le “M o n d e des A usté­
rités” , dans la m oelle épinière, tandis que Satyaloka, le “ M o nde
de V érité” , est localisé dans la fleur de lotus du cakra-racine ; le
dieu B rahm â réside dans ce quadruple m o n d e à l’in térieu r du
corps. Le m o n d e de V isnu se situe dans l ’ab d o m en , celui de
R u d ra dans le cœ ur, celui d ’ïsvara dans le thorax, celui de Siva
dans la luette, tandis que le dieu N ïlakantha est dans la gorge.
Le m o n d e du dieu B hairava est à la base de l’épiglotte, celui
d ’A nàdi est au m ilieu du fro n t, sous le m o n d e du C lan (kula)
q ue rég it le S e ig n e u r-d u -C la n , in c a rn a tio n de la b éatitu d e .

363
LES F O R M E S D U VI SI BLE

Suivent encore quatre m ondes-dieux, égalem ent situés dans des


parties de la tête, d o n t Sakti, la divinité de toutes les créatures
fem elles. Q u a n t aux tre n te -tro is m ille dieux, ils h a b ite n t les
pores de la m oitié supérieure, et les dém ons D ânava, dryades,
revenants et fantôm es v iv en t dans les articulations. T o u tes les
subdivisions de la société in d ien n e sont ég alem en t présentes
dans le corps, y com pris les varna, les so ix an te-q u atre castes
professionnelles. Le corps du yogin abrite aussi les sept co n ti­
n en ts —Ja m b u d v ip a dans la m o e lle, S akadvïpa dans les os,
Süksm advïpa dans la tête, K rauncadvipa dans la peau, Sàlm a-
lidvîpa dans les pores, Svetadvïpa dans les ongles et Plaksadvïpa
dans la chair —en m êm e tem ps que les sept m ers —la m e r salée
dans l’urin e, la m e r de lait dans la salive, la m e r de lait caillé
dans le phlegm e, la m er de b eu rre clarifié dans la lym phe, la
m er de m iel dans la graisse, la m e r de ju s de canne dans le sang
et la m e r de nectar dans le sperm e. E n ou tre, les n e u f subdi­
visions du c o n tin en t central, le Jam budvipa, fo rm en t les n e u f
orifices corporels. Les m ontagnes tro u v en t égalem ent leur place
dans le m icrocosm e : le m o n t M eru dans la co lo n n e vertébrale,
Kailâsa dans la fontanelle, H im alaya dans la partie postérieure,
M alaya dans l’épaule gauche, M an d ara dans l ’épaule d ro ite,
V indhya dans l ’oreille d ro ite, M ainâka dans l ’oreille gauche,
Srïparvata dans le front. Il en va de m êm e p o u r les n e u f rivières
m ajeures (Pinasâ, G angà, Y am u n â, C an d rab h âg â, Sarasvatî,
_ / _ / _
Pipâsa, Satarudra, Srïratri et N arm adâ), qui se situ en t dans les
n e u f p rincipaux canaux subtils (les naàî) , les rivières de m o in d re
im portan ce p ren an t place dans les so ix an te-d o u ze m ille autres
canaux. Le ciel et ses astres figurent aussi dans le corps du yogin :
les vin g t-sep t astérismes lunaires, les douze signes du zodiaque,
les n e u f planètes, to u t ce qui est circonscrit par la v o û te céleste
réside dans les so ix an te-d o u ze m ille lignes de la m ain et dans
les viscères. Q u a n t aux nuages d ’orage, ils sont dans les larmes
versées, les sites de pèlerinage dans les points vitaux du corps,
le soleil et la lune dans les deux yeux, la m u ltitu d e des arbres,
feuillages, buissons et herbes dans les poils qui poussent sur les
jam bes. E t la litanie obsessive des correspondances, ici abrégée
p o u r m én ag er le lecteu r, de co n clu re sur ce co n stat: «Ainsi,

364
r E XE R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

le S eigneur S uprêm e, qui p re n d p o u r corps to u t l ’univers, est


présent dans chacun de ses corps75. »
C ’est d o n c b ie n u n m o n d e co m p let q u ’en v elo p p e le frêle
corps du d év o t; u n m o n d e én u m éré dans sa diversité consti­
tutive avec une frénésie m aniaque et d o n t l’abondance ne p eu t
être visualisée com m e u n to u t —ni com m e une im age physique
ni com m e une im age m entale ; u n m o n d e que le yogin parcourt
par la pensée à la m anière d ’u n itinéraire, s’attardant sur telle
articulation, visualisant tel viscère, afin d ’y loger une m ontagne,
un état, une divinité. La cosm isation du corps n ’est pas exclusive
du hatha yoga. D ’autres pratiques tantriques y o n t aussi recours,
notam m ent les nyâsa, à savoir l’im position de mantras sur le corps
d’un officiant p o u r lui insuffler la force cosmique d’une divinité76.
C e genre d ’exercice spirituel n ’est pas in co n n u n o n plus dans la
tradition analogiste eu ro p éen n e des rapports entre m acrocosm e
et m icrocosm e d o n t les figurations sont so u v en t redondantes
par rap p o rt à l’im age que les m ots su g g èren t à l ’esprit. L ’on
p eu t penser, par exem ple, que l’h o m m e m icrocosm e illustrant
le m anuscrit de Prüfening matérialise dans une enlum inure des
liaisons entre l’h o m m e et le m o n d e qui n ’o n t pas besoin d ’une
expression iconique p o u r que l’on puisse sans peine les im aginer
m entalem ent. M ais l’en lu m in u re en question est sim ple dans
son organisation form elle, à peine plus q u ’u n diagram m e; elle
n ’exige pas d ’artifice com pliqué p o u r rendre visibles les liaisons
d ’u n corps hum ain aux quatre élém ents et aux sept planètes. Il
en va to u t autrem en t p o u r la m yriade des êtres, des sites et des
principes d o n t le yogin im agine l’em placem ent dans son corps,
d ’autant plus difficiles à figurer q u ’u n m êm e organe ou partie du
corps abrite souvent plusieurs com posantes du cosmos fort diffé­
rentes les unes des autres. C ’est p o u rq u o i les images tantriques
figurant le “ corps im aginai” du yogin ne sont pas si com m unes :
m êm e p o u r l’im agerie in dienne p o u rtan t experte à représenter
la prolifération des choses, elles défient l’inventivité form elle des
illustrateurs. C o m m e dans l’exem ple présenté ici (illustration 94),
la plupart des images d ’u n yogin cosmisé sont donc simplifiées et
tardives, voire destinées surtout à un usage exotérique. Dans leur
com position, toutefois, elles ne laissent planer aucun doute sur

365
LES F O R M E S D U VI SI BLE

ce q u ’elles représentent puisqu’il n ’y a guère d ’autres façons de


figurer les rapports entre m acrocosm e et m icrocosm e du p o in t
de vue du corps hum ain.

94. Un yogin portant sur son corps les indices des correspondances avec le
macrocosme, image anonyme peinte par un artiste indien à la demande d'un
officier britannique vers 1930

Il existe à l’inverse maintes m anières de représenter ces rapports


en partant d ’une im age du m onde. C ar les figurations du cosmos
sont aussi diverses que les idées que l’on p eu t s’en forger, que
les form es que l’o n se plaît à lui donner, que les habitants qui le
peuplent et d o n t on estime nécessaire de signaler la présence ; et
plus divers encore sont les m oyens employés p o u r rendre visibles
les liens enchevêtrés d ’u n h u m ain à cette totalité variable, les
pérégrinations q u ’il y m ène, les dispositions physiques et morales
qui lui sont propres et dont elle se fait l’écho. L’expérience m ontre

366
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

cependant que deux schèmes figuratifs de l’univers com m e abri


de l’h om m e et son terrain d ’exercice rev ien n en t à satiété dans
to u t l ’archipel an alo g iste: le co sm o g ram m e et le m o n d e en
m iniature. Le prem ier figure les analogies entre m acrocosm e et
m icrocosm e en situant des activités hum aines —rituelles, calen-
daires, eschatologiques, d év o tio n n elles — dans u n e rep résen ­
tation épurée du cosmos, parfois u n e carte ou u n simple schéma,
dans laquelle sont néanm oins reconnaissables des directions, des
niveaux et des trajets possibles. Q u a n t aux images du m o n d e en
petit, elles p ren n en t l’allure de paysages en deux ou trois dim en­
sions ouvrant des aperçus sur la profusion des niveaux et expres­
sions de la vie, des perspectives dans lesquelles se couler afin de
délaisser u n m o m en t la vue partielle à laquelle n o tre condition
nous condam ne.
Les mandalas tantriques et bouddhistes sont les archétypes du
cosm ogram m e : des fresques m urales, des peintures sur co to n
ou sur sable, v o ire des tem ples entiers, qui fig u ren t de façon
stylisée l’univers, ses com partim ents, ses occupants et ses orients,
en sorte que, guidé par l’im age et ses repères iconiques, l’adepte
les em ploie com m e des supports de prière et de m éditation lui
perm ettant de franchir les étapes qui m ènent à une figure centrale,
en général le B ouddha, foyer de l’univers et principe de to u te
réalité. L ’arpentage du m o n d e, la pleine identification entre la
form e et le c o n te n u des espaces p arcourus et les dispositions
du pèlerin qui s’y déplace par une tension de son for intérieur,
p re n n e n t le u r sens p le in et v iv ifian t e n arriv an t au cœ u r du
diagram m e lorsque le voyageur im m obile atteint la correspon­
dance parfaite entre le grand m onde et le p etit en se fondant dans
la divinité vers laquelle il n ’avait cessé de ten d re77.
U n autre genre de voyage se prête à la figuration dans u n cosmo­
gramme des itinéraires individuels em pruntés par les humains dans
les détours du m onde, u n voyage que les villageois sédentaires de
l’archipel analogiste n ’accomplissent q u ’une fois, lorsque leur âme
se rend au pays des ancêtres. Ces cartes de l’au-delà, séjour des
divinités, des esprits et des m orts, sont com m unes en Insulinde,
to u t particulièrem ent à B ornéo où elles servent dans les rituels
de funérailles à guider les défunts vers leu r dernière d em eure78.
LES F O R M E S D U VI SI BLE

C h ez les Dayaks N g aju du sud de K alim antan, les prêtres du


culte des morts em ploient des dessins chorographiques du cosmos
com m e aide-m ém oire durant la récitation des chants décrivant
le long parcours aquatique qui perm et à la pirogue-cercueil où
sont déposés les restes du défunt de voguer sur mers, fleuves et
rivières ju s q u ’à sa destination finale, dans le m o n d e d ’en haut
p o u r l’âme, dans celui du bas p o u r le corps. D e fait, p lu tô t que
d ’entreprendre u n périple en territoire hostile, il s’agit de revenir
en des lieux familiers car le m o n d e d ’en haut, siège de la divinité
M ahatala —l’oiseau calao —et des esprits majeurs, est aussi le lieu
d ’origine des hum ains, en sorte que la m o rt est littéralem ent un
“reto u r à la m aison”79. O n décrit cet étage supérieur du cosmos
com m e semblable à celui occupé par les hum ains, avec to u te la
diversité géographique et ethnique du sud de B ornéo, ses hautes
collines, ses forêts et ses cours d ’eau, ses com m unautés autoch­
tones, hindoues, arabes, chinoises et européennes, mais en plus
grand, plus beau, plus op u len t80. Les cosm ogram m es des prêtres
dayaks dépeignent aussi le m onde du bas, le pays des eaux prim or­
diales, résidence de Jata —le grand serpent aquatique, divinité
jum elle de M ahatala —où il règne sur des sujets “perspectivistes”
qui se voient com m e des hum ains dans leur env iro n n em en t et
sont vus com m e des crocodiles lorsqu’ils se déplacent chez les
hom m es81. C ’est là, dans u n autre village des m orts, que finissent
les humains dont l’inconduite notoire - inceste, adultère avec une
vierge, m oqueries adressées aux anim aux divins —a suffisamment
scandalisé les divinités p o u r que, en bonne logique analogiste, une
catastrophe s’abatte sur leur com m unauté, en général un déluge82.
Les plus anciens cosmogram mes dayaks actuellem ent conservés
sont postérieurs à l’arrivée des Hollandais, et il est probable que
des conventions picturales européennes o n t jo u é u n rôle dans
la figuration de ces m ondes superposés qui co m b in en t une vue
de profil de chaque strate détaillant ses principaux sites et une
vue d ’oiseau de l’itinéraire fluvial et m aritim e reliant les étages
les uns aux autres. Les plus connues de ces images illustrent la
m onographie classique sur la religion dayak de Hans Schàrer, un
m issionnaire protestant qui vécut une dizaine d ’années chez les
N gaju dans les années 1930 et 1940; elles représentent avec un

368
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

luxe d ’ornem entations le m o n d e du haut et le m o n d e du bas, de


m êm e que des lieux particuliers qui y sont situés ou les bateaux
em ployés p o u r le voyage des m orts83. D eu x cosm ogram m es plus
anciens, du m onde du h au t et du m onde du bas, furent collectés
par u n autre m issionnaire, Philipp Z im m erm ann, probablem ent
entre 1903 et 1914, lors de son p rem ier séjour chez les N g aju ;
celui qui figure le trajet de l’âm e des m orts vers le m o n d e d ’en
haut est saisissant par la richesse des détails et la com plexité de la
structure géographique (illustration 95). La terre des hum ains y est
visible à la base, p o rtée par le serpent d ’eau du m o n d e du bas, et
surm ontée par les tren te-d eu x strates du firm am ent que traverse
une route m aritim e, laquelle do n n e accès vers le haut au réseau
hydrographique et aux mers où habitent les esprits supérieurs,
puis à u ne m er de form e carrée et aux deux fleuves qui l’ali­
m en ten t, lesquels b aig n en t le p ied du d o m aine de la divinité
M ahatala, d o n t o n ap erço it dans le coin gauche la splendide
dem eure érigée au som m et d ’une colline84. A nnotée de nom s
de lieux en écriture rom aine, cette im age fut p eu t-être dessinée
à des fins didactiques à l’in ten tio n de Z im m erm an n afin de lui
présenter une synthèse du savoir cosm ologique des prêtres dayaks.
C ’est en to u t cas ce genre de d o cu m en t que les officiants rituels
avaient sous les yeux lorsqu’ils chantaient les étapes du parcours
de l’âm e des m orts, u n e probable in n o v atio n tardive v enant se
substituer à, ou renforcer, des m ném otechniques traditionnelles
et actualiser ainsi dans u n d o cu m en t les cartes mentales com pli­
quées q u ’ils devaient auparavant m ém oriser.
P o u rq u o i ces cosm ogram m es sont-ils plus que des pictogra-
phies ponctuant la description d ’un trajet ou des cartes perm ettant
de se repérer dans les étages du m o n d e ? P o u rq u o i éveillent-ils
des échos dans la vie des h o m m es et servent-ils à co n n e c te r
l ’univers au m icrocosm e du village, de la m aison et de ceux qui
les habitent? Parce que les espaces édifiés par les hum ains sont
autant de copies m iniatures d ’autres sites du cosmos et que les
étapes dans le flux de la vie que les Dayaks traversent sont autant
de rappels des m om ents de la genèse du m o n d e : le pays céleste
et le pays chth o n ien sont com m e le pays du m ilieu où résident
les hom m es, la m aison des hom m es est com m e la m aison des

369
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

dieux, le bateau des dieux est com m e le bateau des hom m es, le
village des vivants est com m e le village des m orts, p arto u t les
analogies entre le cosmos et le m o n d e hum ain étirent le filet de
leurs ressemblances à différentes échelles. Q u an t au cycle rituel
qui, de la naissance à la m ort, fait et défait la personne hum aine,
il est l’exacte récapitulation de la cosm ogonie. Le bain lustral du
bébé à partir d ’une pirogue en form e de serpent d ’eau (la divinité
chthonienne) ; la réclusion “ dans le m o n d e du bas” de la je u n e
fille lors de ses prem ières m enstrues ; le m ariage accom pagné
jadis par la mise à m o rt d ’u n esclave ; et surtout le trépas qui fait
revenir les hum ains au p o in t de départ de la cosm ogenèse, tous
ces rites qui scandent la vie et la réarm ent constituent de façon
explicite autant de morts et de renaissances reproduisant les phases
de la création85. E t c’est p o u rq u o i l’im age m entale du cosmos
que les dessins rapportés par les missionnaires o n t rendu visible
n ’a de sens et d ’efficacité que rapportée aux destins individuels
qui y inscrivent leur trajectoire.
O n a parfois figuré ce genre d ’em boîtem ent de m ondes avec une
grande économ ie de m oyens. C ’est le cas p o u r deux objets d ’une
énigmatique simplicité que l’ethnographe allemand Konrad Theodor
Preuss a collectés dans les prem ières années du x x c siècle au cours
de ses enquêtes parm i les Indiens Coras de l’État du Nayarit, dans
l’ouest du M exique. L ’u n est une calebasse cérém onielle dont la
partie concave est ornée d ’u n m o tif en form e de croix baptismale,
l’autre est une rosace votive faite de fils de laine entrecroisés sur
une structure en étoile de tiges de roseau. D écrivant l’usage rituel
du prem ier objet, la calebasse yâwime (illustration 96a), Preuss écrit
qu’elle est une «image du m o n d e86». Fait de perles de verre collées
à la cire, le m otif qu’elle porte est un cosmogramme (illustration 96b)
figurant un axe qui va de l’est (1-3) à l’ouest (4-6), croisé par un axe
vertical reliant l’infram onde (7-9) aux d e u x (10-12). C ette image
représentant l’intersection de deux plans du m onde com porte en
outre des symboles religieux. E n oblique de part et d ’autre de l’axe
est-ouest apparaissent en effet des “fleurs” , associées à chacune des
divinités vivant dans l’une des quatre directions, et terminées par
des brins, quadripartites à l’est et bipartites à l’ouest. Toutefois,
et com m e p o u r donner au cosm ogram m e plus de com plexité en

371
LES F O R M E S D U VI SI BLE

volum e, les fleurs ne correspondent pas à la divinité directionnelle


la plus proche : celles situées de chaque côté de l’axe de l’ouest et
qui se term inent par deux brins relèvent de la divinité de l’est pour
l’une (13), de la divinité de l’ouest p o u r l’autre (14), tandis que les
fleurs qui encadrent l’axe de l’est et qui se term inent par quatre
brins renvoient à la divinité du m onde souterrain p o u r l’une (15)
et à celle de l’empyrée po u r l’autre (16). Le m o tif est donc organisé
selon une structure en quinconce —un quadrilatère avec un p oint
au centre correspondant à la position de l’observateur - do n t on
trouve maintes expressions dans l’iconographie mésoaméricaine,
depuis la période précolom bienne ju sq u ’à nos jours. D u reste, la
form e en quinconce p eu t se rapporter à des référents très divers,
et m êm e à u n système directionnel qui diffère de celui figuré
par la calebasse cora; c’est celui que D anièle D eh o u v e nom m e
sim plem ent «le cosm ogram m e», le plus com m un en M ésoam é-
rique, et qui figure les levers et couchers solsticiaux87. Les quatre
points du quadrilatère correspondent aux deux extrémités atteintes
par le soleil lors des solstices, au lever sur l’horizon oriental, au
coucher sur l’horizon occidental, le p oint central correspondant,
là encore, à la position de l’observateur. D u fait de la référence
aux solstices, le quinconce p erm et de figurer tant des positions
spatiales —cosmologiques, rituelles, généalogiques ou dynastiques -
que des durées ; ainsi, chez les anciens M exicains, le calendrier de
deux cent soixante jours, le cycle de cinquante-deux ans ou les
ères des “ cinq soleils” .
D iscrètem ent figuré à l’in térieu r d ’une m odeste calebasse, le
quinconce m ésoam éricain est plus q u ’u n e “im age du m o n d e ” ;
il correspond à ce q u ’Ernst Cassirer appelle une «form e sym bo­
lique», à savoir ce dispositif à l’œ uvre dans la philosophie de la
connaissance, dans les images ou dans la pensée m ythique grâce
auquel u n co n ten u signifiant intelligible dev ien t attaché à u n
signe co n cre t sensible ju s q u ’à s’id en tifier p le in e m e n t à lu i88.
Il n ’y a rien de surprenant dans cette correspondance : Preuss
partage en effet avec Cassirer q u ’il a beaucoup inspiré —et avec
une tradition m orphogénétique allemande rem ontant à G oethe -
l’idée que certaines images ne sont pas de simples représentations
m im étiques, mais des configurations symboliques form ellem ent

372
96b. Schéma de la calebasse cora
Légende : 1-3, axe est ; 4-6, axe ouest ; 7-9,
axe du nadir; 10-12, axe du zénith
LES F O R M E S D U VI SI BLE

stables renvoyant à des options cosm ologiques et ontologiques


qui im p règ n en t l’organisation spatiale et sociale d ’u n peuple,
sa co n ception de la durée, la disposition de ses sites rituels et la
structuration de son territo ire89. C ar le cosm ogram m e en perles
de verre est aussi une référence analogique à l’aire cérém onielle
circulaire et à l ’autel sur lequel les calebasses sont disposées lors
des cérém onies agricoles mitotes, lesquels sont h o m o th étiq u es
en ce que le récipient, l’autel et l’enclos rituel rép èten t la m êm e
form e sym bolique à des échelles différentes90. C h aq u e parti­
cipant au mitote pose en o u tre sur u n m o u c h o ir blanc reco u ­
vrant la calebasse u n p etit b rin de fleur d o n t l’assemblage form e
u ne croix, m o tif qui réu n it ainsi l’ensem ble des m em bres de la
c o m m u n au té englobés à l ’in té rie u r du m o n d e en m in iatu re,
avant que le to u t soit recouvert d ’un faisceau d ’épis de maïs, le
téihkame, objet central du culte. C ontenant cosmique des humains
et du maïs, la calebasse est identifiée à la dem eure de H urim ua,
la divinité créatrice de la vie, et form e u n e sorte de m atrice d ’où
naissent co n tin û m en t les Coras et la céréale qui les n o u rrit ; lors
du rituel, elle est à la fois u n e im age du m o n d e et le m o n d e
lui-m êm e en train d ’accoucher des forces vives alim entant l’exis­
tence, u n m acrocosm e m anipulable accueillant les m icrocosm es
essentiels d o n t est fait l’univers des A m érindiens.
Le deuxième objet cora de la collection Preuss, une rosace votive,
est aussi une image du m onde hébergeant des humains, mais des
hum ains plus singularisés que les protagonistes du rituel mitote,
notam m ent parce que des étapes saillantes de leur biographie se
voient évoquées par des signes ténus (illustration 97). Les Coras
appellent cette rosace chânaka, littéralement “m onde”, et elle figure
le territoire extensif sur lequel ils vivent et q u ’ils parcourent lors
de leur existence91. A u centre, u n cercle représente T uâkam u’uta,
une m ontagne considérée com m e le cœ ur du territoire cora et son
axis mundi, au to u r duquel se déploient des triangles en cercles
concentriques, chacun correspondant à une m ontagne ou à un site
particulier, la diversité des couleurs reflétant la variété des paysages
et des sols. C haque Heu figuré sur la rosace renvoie à u n endroit
que les personnes qui l’o n t confectionnée, m em bres du conseil
des anciens, fréquentèrent au cours de leur existence, y compris à

374
EX ER CI CE S DE C O M P O S I T I O N

présent des villes aux États-U nis. U n e fois achevée leur œ uvre
collective, ces officiants rituels la déposent dans une grotte de la
m ontagne T u âk am u ’uta au term e de la fête qui clôture chaque
année le transfert des charges civiques et religieuses : il s’agit d’u n
don à “N o tre Père Tayau” , identifié au soleil, q u ’accom pagnent
d’autres offrandes composées de flèches cérémonielles en l’honneur
des divinités des points cardinaux, tyahkuatye, qui résident dans les
collines et lès m ontagnes entourant la com m unauté cora.
C om m entant les deux images du m onde de la collection Preuss,
M argarita V aldovinos rem arq u e avec justesse que la calebasse
possède une orientation plutôt centripète, alors que le dynamisme
de la rosace est p lu tô t centrifuge92. D ans son em ploi rituel, la

97. Rosace votive (chânaka) cora, Mexique


LES F O R M E S D U VI SI BLE

calebasse fonctionne en effet à la m anière d ’u n condensateur qui


vient agréger et synthétiser des relations entre des hum ains, et
entre ceux-ci et l’univers, par u n je u im m uable d ’em boîtem ents
et de répliques des images cosmiques à diverses échelles. La rosace
chânaka offre égalem ent une synthèse du m onde, mais qui change
périodiquem ent, puisque chaque rosace nouvelle reflète la singu­
larité des usages de l’espace, des itinéraires et des habitudes de vie
de ceux, différents chaque année, qui l’o n t tissée. La calebasse se
transm et, identique à elle-m êm e, de génération en génération,
perpétuant u n m odèle sociocosmique atem porel que chaque rituel
mitote réactive; tandis que la rosace, objet v o tif éphém ère, voué
à être oublié dès q u ’il aura été déposé dans la grotte, figure au
contraire le passage du temps, ce lent et insidieux m o u v em en t
au cours duquel se transform e peu à peu l’aspect du m onde et se
m od u len t les usages que les hum ains en font. C oexistant à l’in té­
rieu r d ’u n e m êm e culture, ces d eu x objets-im ages présentent
ainsi deux façons b ien contrastées de figurer le m acrocosm e et
ses connexions avec les hum ains : soit au m oyen d ’u n m odèle du
m o n d e possédant u n e efficacité p ro p re du fait de la réduction
d ’échelle q u ’il opère, un m odèle qui perm et de consolider à inter­
valles réguliers des branchements analogiques entre les humains, les
non-hum ains et les principes d ’ordre et de vitalité qui les régissent
en co m m u n ; soit au m oyen d ’u n e représentation à m i-chem in
entre la carte et le paysage, laquelle rend possible la greffe subtile
d’expériences humaines, égocentrées par définition, sur un schème
cosm ique en apparence to u t à fait allocentré.
Q u ’il soit figuré dans u n e calebasse avec des perles de verre
o u sur une rosace avec des brins de laine, un cosm ogram m e est
reconnaissable à ce q u ’il réd uit la com plexité du m o n d e à une
disposition sch ém atiq u e des axes qui le stru c tu re n t: orients,
superposition des étages, em p lacem en t et d irectio n des cours
d ’eau, m ouvem ents des astres. C ’est toujours u n m acrocosm e
en raccourci, simplifié dans sa représentation aux traits essen­
tiels qui p erm etten t aux hum ains de situer en lui la trace de leur
présence et la voie possible de leur destinée. D ’autres civilisations
analogistes o n t entendu cela de façon plus littérale, en créant des
paysages m iniatures qui flirtent avec le réalisme et dans lesquels

376
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

une im agination nonchalante p eu t s’abandonner au dépaysem ent


sans avoir à se con fro n ter à l’abstraction austère des diagrammes
cosmiques. L ’u n e des m eilleures illustrations en est sans d o u te
la p ein tu re chinoise de paysage, d o n t l ’idéal fig u ratif est plus
m étaphysique que pro p rem en t artistique puisque, dans les termes
sans équivoques de François C heng, il vise « à réaliser le m icro­
cosme vital en qui le m acrocosm e sera à m êm e de fonctionner93».
D épeindre^la m ontagne et l’eau” (shan-shut), ainsi que l’on désigne
le paysage, c’est d onner à voir le réseau des correspondances entre
l’hom m e et l’univers, à to u t le m oins les deux pôles du m onde
physique autour desquels il se structure et qui correspondent, selon
Confucius, aux deux pôles de la sensibilité h um aine: l’hom m e
de cœ ur s’enchante de la m ontagne, alors que l’h o m m e d’esprit
jo u it de l ’eau94. E n traçant u n paysage sur un rouleau, m êm e
d é p o u rv u de to u t p ersonnage h u m ain , le pein tre-callig rap h e
figure aussi des sentim ents et des dispositions hum aines, il fait
coïncider u n m ilieu extérieur et u n m ilieu intérieur, il m et en
branle un faisceau de résonances entre le grand m onde et le petit.
Bref, et p o u r le dire encore avec les m ots de François C heng,
selon l’esthétique taoïste com m e dans la tradition confucéenne,
«peindre un paysage, c’est faire le portrait de l’h o m m e ; n o n plus
le portrait d ’un paysage isolé, coupé de tout, mais d ’un être relié
aux m ouvem ents fondam entaux de l’univers95».
C e m ouvem en t d ’oscillation entre m acrocosm e et m icrocosm e
ne se donne pas seulem ent à v oir dans la p einture de paysage.
Il a pris dans les civilisations analogistes d ’E x trêm e-O rien t une
im portance religieuse et philosophique considérable que le maître
livre de R o lf Stein sur les “ m ondes en p e tit” p erm et d ’éclairer96.
E n C hine, au V ietnam et au Japon, la form e habituelle en est le
jardin en bassin, u n paysage de plantes et de rocailles édifié dans
u ne pièce d ’eau, agrém enté de figures hum aines et animales et
parsem é de petites constructions, souvent situé dans la co u r d’un
tem ple et accom pagné d ’inscriptions qui en révèlent la signifi­
cation. A u V ietnam , il arrive que ces inscriptions co n cern en t
autant le site général de la pagode et le pays au sein duquel elle
est édifiée que le jard in m iniature lu i-m êm e; ainsi, et selon un
processus d ’enchâssem ent analogique du m êm e ordre que celui

377
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de la calebasse cora, u n e im age du m o n d e in situ — la pagode


dans son site —sert de réceptacle à une im age du m onde in visu
— la représentation de la p récéd en te en m in iatu re —, les deux
ensembles constituant des m odèles réduits à des échelles diffé­
rentes d ’une m êm e réalité m acrocosm ique. D u reste, le jard in
nanifié p eu t prendre une form e plus épurée, u n analogue en trois
dim ensions d ’une peinture de paysage, que les am ateurs éclairés
conservent à l’in térieu r de la m aison. A l’époque des Song et des
M ing, entre les X e et x v n c siècles, la littérature à l’in ten tio n de
ces am ateurs, profuse en conseils et préceptes sur la form e des
bassins et le choix des pierres p o u r form er de petites m ontagnes,
insiste sur le fait que les meilleurs paysages en bassin sont ceux
que l’on p eu t poser sur u n guéridon ou sur u n e table, à portée
constante de la vue97. Certains figurent des sites célèbres, d ’autres
des scènes pittoresques où l’on reconnaît des personnages typiques
du folklore, d ’autres encore sont des m étonym ies plus ou m oins
extensives du m onde dans son ensemble : en Chine, les îles m onta­
gneuses où résident les Im m ortels, au Japon la com binaison des
“ n e u f m ontagnes” et des “h u it m ers” qui décrit l’univers dans
la cosm ologie de l’Inde ancienne.
Sous les Song, des représentations de m ontagnes en trois dim en­
sions deviennent com munes, n o n pas érigées dans des pièces d ’eau,
mais dans la forme m êm e donnée à deux accessoires indispensables
à la chambre d’étude d’un lettré, une retraite qui constitue le m icro­
cosm e par excellence. Ces deux accessoires sont l’encrier et le
brûle-parfum , des représentations de l’univers « dans le m onde le
plus petit réservé à l’activité d ’u n hom m e», com m e l’écrit Stein98.
Les textes ne laissent planer aucun doute sur le fait que ces objets
doivent figurer des montagnes et leurs habitants, la fumée du brûle-
parfum se dégageant parfois d ’orifices ménagés au som m et com m e
si le pic était environné de nuées. L’idée est d ’ailleurs très ancienne
en C hine de figurer un site com plet, avec son relief et ses eaux,
ses plantes et ses nuages, ses constructions et ses habitants humains
et non humains, bref, un m onde familier et maîtrisable. O n trouve
en effet des paysages mystiques en form e de brûle-parfum datant
au moins du 11e siècle avant notre ère (illustration 98), c’est-à-dire
bien plus précoces que les prem iers paysages sur rouleau et les

378
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

premiers paysages miniatures en bassin, qui n ’apparaissent que cinq


ou six siècles plus tard.
A quoi correspond cet engouem ent po u r la représentation fidèle
de paysages en trois dimensions qui affecte la C hine et une partie
de l’E xtrêm e-O rient influencée par la culture chinoise ? A partir du
X V IIe siècle, la jouissance esthétique occupe certes le prem ier plan
des m otivations avancées dans les com m entaires chinois à propos
des jardins,en bassin. C ette appréciation s’enracine pourtant dans
un terreau idéologique plus ancien o ù s’amalgame u n e grande
quantité de thèmes, en général d ’inspiration taoïste. L’axe central
paraît en être la m étam orphose que subit le spectateur du jardin
lorsqu’il s’imagine en train de s’im m erger dans le paysage m iniature
qu’il a sous les yeux afin de le parcourir en tous sens com m e s’il
était lui-m êm e l’u n des personnages représentés. L’image en trois
dimensions d ’u n site plaisant ou chargé de symbolisme religieux
perm et à celui qui la contem ple de changer lui-m êm e d ’échelle,
de fuir le m onde et ses tracas po u r trouver refuge dans u n univers
à part, u n m icrocosm e m inuscule où to u te vie s’écoule dans la
quiétude d ’un huis clos. Le paysage m iniature a ainsi partie liée
avec l’effet m agique de la figuration m im étique: figurer, ce n ’est
pas seulem ent év o q u er u n réfèrent, ou susciter l’illusion de sa
présence, mais bien le faire advenir par des m oyens extraordinaires.

98. Brûle-parfum boshanlu,


bronze incrusté d'or, dynastie
Han de l'Ouest, 11e siècle
av.J.-C., trouvé dans le
tombeau du prince Liu Sheng,
Mancheng, Hebei, Chine
LES F O R M E S D U VI SI BLE

Ainsi, plus le rapport d ’échelle est im p o rtan t entre l’artefact et


ce q u ’il représente, plus grande sera l’efficience m agique de la
m iniature, sa capacité à absorber dans sa sphère d ’attraction ceux
qui sont en mesure de renoncer aux contraintes q u ’im plique leur
taille habituelle. Par-delà la fascination p o u r la virtuosité que la
confection d ’une m iniature exige, le rapport de proportionnalité
lui-m êm e devient u n facteur dynam ique.
Loin d ’être des images réalisées p o u r le simple plaisir des yeux,
de purs objets de contem plation et de délassement, les paysages
en bassin, les encriers et les brûle-parfum en form e de m ontagne
fonctionnent com m e des opérateurs de transformation qui aident le
sage à réaliser ses propensions. Pour devenir ou redevenir immortels,
les taoïstes vont chercher refuge dans la m ontagne qu’ils parcourent
en tous sens po u r cueillir des simples et atteindre une condition
de suspension de la conscience analogue à l’état intra-utérin ou à
l’hibernation. Mais, p o u r accéder à cette plénitude élémentaire,
il n ’est pas indispensable de s’interner au plus profond des forêts
escarpées ; le lettré peut créer dans sa dem eure un site de pérégri­
nation m iniature afin de s’y retirer à sa guise. Ainsi, les petites
m ontagnes q u ’il conserve sous le regard n ’évoquent pas seulem ent
des images des lieux reculés où vivent les Immortels et des prodiges
q u ’ils recèlent, elles sont aussi le m oyen occasionnel p o u r lui de
se transfigurer lentem ent par la m éditation en accomplissant ses
dispositions grâce à des randonnées métaphysiques dans la contrée
m inuscule qui lui est devenue familière. Peu im porte ici que ces
paysages m ontagneux ne figurent pas le cosmos to u t entier, de
toute façon irreprésentable autrem ent que de façon schématique.
Ils constituent u n arrière-pays échappant aux règles com munes, un
m onde à échelle réduite mais im m ensém ent plus grand que celui où
se déploie l’existence ordinaire, en qui certains hum ains p o urront
trouver l’écho enchanté de leurs propres qualités intérieures.

Enchâssement et répétition

U n d ern ier dispositif typique du régim e fig u ratif analogiste


est la réitératio n à différentes échelles et à différents niveaux

380
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

d ’englobem ent d ’u n m êm e m otif, lequel ten d ainsi à se propager


dans l’espace avec une intensité croissante ou décroissante selon le
sens où l’on rem onte ses articulations. O n p eu t concevoir un tel
m écanism e récursif com m e u n e m odulation du principe hiérar­
chique, ce m o y en caractéristique q u ’em p lo ien t les ontologies
analogistes p o u r agencer u n flux de singularités. O r des hiérar­
chies tro p étirées sont difficiles à g érer sur u n plan pratiq u e,
n o ta m m e n t‘lorsqu’il s’agit d ’organiser des collectifs scandés par
un grand nom bre de divisions internes. D ’où le principe classifi-
catoire simple d ’une distribution hiérarchique dém ultipliée dans
laquelle chaque sous-ensem ble englobé reproduit à son échelle
la configuration de la catégorie qui l’englobe. L’exem ple le plus
classique en est le système des castes et des varnas en Inde, dans
lequel la subordination p ren d la m êm e form e à chaque niveau
d ’em boîtem ent, le schèm e hiérarch iq u e des castes se répétant
avec chacune des sous-castes qui les com posent, puis avec les
clans entre lesquels chaque sous-caste est subdivisée, puis avec
les lignées form ant chaque clan ". L’agencem ent du to u t apparaît
ainsi de façon manifeste dans chacune de ses parties.
Cette sorte de structure m étonym ique enchâssée dans une cascade
de répliques se donne souvent à voir dans l’organisation spatiale
d ’activités rituelles. O n l’a vu pour la calebasse cora dont le cosmo­
gramm e réitère la disposition de l’autel sur lequel elle est placée,
laquelle réitère celle de l’aire cérém onielle accueillant cet autel.
U n autre exem ple de réplication em boîtée se révèle d’autant plus
rem arquable q u ’il concerne u n e simple form e d ’habitat et n o n
une topographie rituelle représentable dans un motif. Il provient
d ’Afrique, l’une des régions les plus typiques de l’archipel analo­
giste. Les premiers ethnographes des Ba-Ila, u n peuple d ’éleveurs
du bassin de la Kafue dans ce qui était alors la R hodésie du N ord,
décrivent au début du X X e siècle des villages constitués d ’un grand
enclos circulaire p o u r le bétail do n t l’unique entrée était située à
l’ouest, entouré de maisons rondes sur son pourtour, tandis que sa
circonférence intérieure était bordée de façon continue d ’enclos
circulaires plus petits100. Dedans l’enclos principal et dans sa partie
orientale, on trouvait u n enclos subsidiaire ouvrant vers l’ouest,
ceinturé de maisons spacieuses, occupé par le chef, sa famille et

381
LES F O R M E S D U VI SI BLE

son bétail; com m e l’écrivent E dw in Smith et A ndrew Dale de la


résidence du chef, «c’est un village en lui-m êm e» qui a la m êm e
form e que le village principal101. Sur le plan q u ’ils ont dressé du
village du ch ef Shaloba à Lubw e, u n enclos d ’u n diam ètre de près
de quatre cents mètres, figure en outre u n deuxièm e village subsi­
diaire où vivent des m em bres de la famille du chef, à quoi s’ajoute
une petite enceinte enserrant trois ou quatre huttes abritant les
mizhimo, les mânes des ancêtres (illustration 99).
La structure générale des villages lia ne diffère guère du type
d ’habitat que l’o n appelle u n kraal dans to u te l’Afrique australe,
si ce n ’est par la systématicité de l’exacte répétition à des échelles
différentes de l’agencem ent de la résidence d ’une famille étendue :
les maisons rondes du ch ef de famille et de ses épouses sont situées
dans un enclos circulaire, à l’extrém ité la plus éloignée de l’entrée
réservée aux anim aux, cette disposition reflétant u n gradient de
taille et de statut qui se déploie depuis l’ouverture encadrée par des
palissades, zone associée au bétail et à l’im pureté, progressant avec
les greniers qui ou rlen t la circonférence ju s q u ’aux maisons do n t
la pièce la plus intim e, le chimpetu, se trouve à l’exact opposé de
l’entrée du corral. La topographie du village répète ainsi l’agen­
cem ent de base de l’espace dom estique, la partie la plus éloignée
de l’entrée com m une à tous accueillant les enclos les plus étendus,
les édifices les plus vastes et les personnes de rang le plus élevé.
J e ta n t u n siècle plus tard u n regard de cy b ern éticien sur la
d escrip tio n des villages lia d o n n é e p ar S m ith et D ale, R o n
Eglash y décèle à ju ste titre u n e stru ctu re en fractale q u ’il a
m odélisée (illustration 100)102. Le p o in t de départ en est un simple
schém a circulaire de m aison avec l’autel des ancêtres opposé à
l ’entrée (illustration 100-1)-, l’itération suivante p ro d u it un enclos
familial (illustration 100-2), tandis que la dernière itération (illus­
tration 100-3), agrandie dans la figure de droite, correspond au
plan du village to u t entier, lequel manifeste le m êm e gradient
de taille et de statut que celui de la maison, avec l’enclos du ch ef
situé à part et en plus grand dans le secteur le plus éloigné de
l ’entrée du village. Pourtant, l’ém inence du ch ef de village ne va
pas sans de lourdes responsabilités, puisqu’il consacre le plus clair
de ses jo u rn ées à trancher les différends opposant les villageois

382
(<#f° o ..
/
: o/\ O

>
Æ
\ o
^ !: Q
V.<••9
<«j /s»??», v,"f§

u
t Æ
*006° /•/ÿ*

- „ b A y 'rf
... "-Si )* § /
«?l> m . ....°°

99. Plan du village de Lubwe, pays lia, vers 1905


Légende : a) entrée principale ; b) entrée des enclos ;
c) les huttes du mizhimo ; d) l'endos du chef.

( 'rï)

100. Modèle fractal d'un village lia obtenu par simulation


LES F O R M E S D U VI SI BLE

et à tenter de m aintenir la concorde en leur sein. C om m e le dit le


ch ef Shaloba, «la chefferie est un servage, être un chef, c’est être
un esclave103». C ’est pourquoi le term e qui désigne la relation qu’il
entretient avec ses sujets, kulela, peut être traduit par “chérir” , “être
attentionné avec” , “prendre soin” 104. Selon Eglash, le je u d ’échelle
de l’habitat lia traduit dans l’espace les itérations successives de cette
fonction plus paternelle q u ’autocratique qui se diffuse de l’enclos
des ancêtres vers l’enclos du ch ef et de celui-ci vers l’enclos du
village105. La structure en fractale perm et ainsi de rendre visible la
m odulation hiérarchique dans une topographie to u t en enchâssant
les relations qui la fondent com m e autant d’expressions d ’un m êm e
principe; elle atteint ainsi avec une belle économ ie de moyens
l’une des finalités les plus subtiles des ontologies analogistes : faire
du presque continu avec du parfaitem ent discret.
La m odélisation du village lia réalisée par Eglash s’inscrit dans
l’analyse plus vaste q u ’il propose des m otifs en fractale décelables
dans les form es d ’habitat, les artefacts et les textiles africains,
fractale étant dans ce cas une qualification justifiée p o u r désigner
ces structures enchâssées les unes dans les autres et qui conservent
la m êm e configuration à différentes échelles. M êm e si B enoît
M andelbrot, son inventeur, avait d ’abord illustré ce concept par
la m esure du co n to u r très découpé de la côte de Bretagne, donc
avec la seule similarité statistique des traits com posant le littoral,
son expression la plus co m m u n e dans le dom aine figuratif est
l’autosim ilarité exacte à toutes les échelles, laquelle do n n e des
structures en cristaux de n e ig e 106. Selon Eglash, u n e fractale
possède les caractéristiques suivantes : c ’est d ’abord une transfor­
m ation récursive dans laquelle chaque nouvelle form e p roduite
est le p ro lo n g em en t à u n e autre échelle d ’une form e existante ;
la co n fig u ratio n est d o n c id en tiq u e à toutes les échelles, une
autosim ilarité qui p eu t prendre une dim ension “ déterm iniste”
(le flocon de neige) ou “statistique” (le littoral breton) ; en outre,
cette autosim ilarité est en droit infinie, c ’est-à-dire q u ’elle n ’est
pas b ornée dans ses itérations, m êm e si la surface circonscrite par
la fractale est, quant à elle, nécessairem ent finie107.
D e fait, les formes en fractale identifiables dans l’iconographie
et la disposition spatiale des sociétés traditionnelles co m portent

384
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

rarem ent plus de trois ou quatre itérations successives, en sorte


que le déploiem ent de la récursivité vers l’infini est toujours très
lim ité108. Il n ’em pêche q u ’une série récursive tronquée, m êm e si
elle ne com porte que deux itérations, constitue to u t de m êm e une
fractale puisque c’est l’effort p o u r rendre manifeste une autosi­
milarité à différentes échelles qui vaut dans le cas présent com m e
preuve d ’une “in ten tio n de fractalité” . Les topographies rituelles
et résidentielles autorisent sans d o u te des séries récursives plus
amples que celles permises par des images continues en deux ou
trois dimensions, m êm e si la fractalité de l’organisation de l’espace
peut parfois résulter d ’autres causes, en particulier p o u r ce qui est
des agencem ents spatiaux u n iq u em en t repérables dans des photos
aériennes prises à très haute altitude; c’est le cas des mégapoles
contem poraines, p ar exem ple, qui sont l’effet de l’agrégation
inconsciente de dynam iques de populations liées au réseau de
transport, à la distribution des aménités ou au m arché im mobilier.
Il n ’en va pas de m êm e p o u r les cas d ’autosimilarité observables
dans des structures villageoises et urbaines de petite dim ension ou
dans des édifices religieux et les espaces qui les entourent, do n t
to u t indique q u ’ils résultent d ’une planification délibérée109.
Q u e les civilisations analogistes soient portées à de tels agence­
m ents récursifs n ’a rien de surprenant. Q u e l m eilleur genre de
correspondance, en effet, q u e la rép étitio n sérielle de motifs,
id en tiq u es p ar le u r fo rm e et dissem blables p ar leurs d im e n ­
sions ? Q uelle m eilleure façon aussi de renfo rcer l’ossature d ’u n
m o n d e ren d u friable par la m u ltip licité de ses parties que d ’en
reg ro u p er certaines dans des ensem bles fondés sur la réitératio n
de leu r form e et l’enchâssem ent de leurs positions ? C ertes, l’on
p e u t parfois tro u v e r des m otifs en fractale dans des systèmes
figuratifs qui ne relèv en t pas d ’u n e onto lo g ie analogiste, ainsi
dans certaines im ages au to ch to n es de la côte n o rd -o u e s t du
C anada, p o u rta n t fran ch em en t m arquée par l’anim ism e et ses
codes. D ans ce cas, et p e u t-ê tre dans d ’autres analogues, où
les m em bres d ’u n e caste professionnelle d ’im agiers rivalisaient
dans l’inventivité figurative, o n p e u t penser que les m otifs en
fractale, d ’ailleurs assez rares, rep résen ten t m oins u n schèm e
fig u ra tif re n v o y a n t à u n e v é rité cu ltu re lle p ro fo n d e que le
LES F O R M E S D U VI SI BLE

p ro d u it quasi accidentel d ’une quête d ’originalité virtuose dans


la co m p o sitio n de n o u v eau x m otifs. C ’est ce que R o n Eglash
adm et lo rsq u ’il écrit, à propos des je u x d ’échelle dans des objets
sculptés de cette région —n o tam m en t les m anches de louche en
corne - q u ’ils sem blent être « le résultat de la co m p étitio n entre
artisans conduisant à l’élaboration de sculptures de plus en plus
élaborées110». Bref, qu an d elle est visible à l ’œil nu, m anifes­
te m en t in ten tio n n elle et investie d ’u n e signification par ceux
qui l ’o n t p ro d u ite, une stru ctu re en fractale p résente toutes les
propriétés d ’u n e form e sym bolique ex p rim an t dans le registre
imagé des dispositifs de classement et de consolidation du m onde
à l ’œ uvre dans d ’autres dom aines des collectifs analogistes. C ar
la récursivité traduit dans une figure aisém ent déchiffrable deux
traits typiques des on to lo g ies analogistes : le p rin cip e h iérar­
chique —du fait de l ’étagem ent p ro p o rtio n n e l des m otifs —et la
dynam ique des flux qui l’anim e - par l’im pression de propagation
en form e de vague ou d ’o n d e que suscite l’en ch aîn em en t de la
m êm e form e dans des dim ensions décroissantes.
Si l’u n des résultats de la réitération d ’u n m êm e m o tif à diffé­
rentes échelles est d ’attirer l’attention sur la structure qui organise
l’ensemble, il n ’est nul besoin que cette autosimilarité soit maintes
fois répétée p o u r p ro d u ire l ’effet recherché. O n en v eu t p o u r
p reu v e les tsikuri, des sortes de cro ix tréflées d o n t les e x tré ­
m ités p o rte n t des losanges de fils de cou leu r que les H uichols,
voisins des C oras dans l ’o u est du M e x iq u e , c o n fe c tio n n e n t
co m m e offrandes aux divinités, n o ta m m e n t p o u r la fete des
récoltes et à l ’occasion des rites d ’initiation (illustration tO l). Les
tsikuri, parfois appelés en espagnol ojos de dios (“yeux de d ie u ”),
font partie d ’une catégorie plus vaste d ’objets et d ’états appelés
nierika qui a reten u depuis longtem ps l’atten tio n des spécialistes
des H u ich o ls111. Le substantif nierika est dérivé du verbe “v o ir”
et désigne u n ensem ble en apparence h étéro clite d ’artefacts,
d ’images et de dispositions d o n t le seul p o in t co m m u n est q u ’ils
fo n ctio n n en t p o u r les H uichols com m e des opérateurs visuels.
O n y tro u v e aussi bien des objets rituels percés d ’u n tro u en
leu r centre ou ornés d ’u n cercle —des disques de pierre situés
au-dessus de l’entrée des sanctuaires ou des boucliers cérémoniels

386
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

tissés auxquels sont attachés des faisceaux de flèches — que les


peintures faciales portées par les peyoteros, les H uichols qui o n t
fait le pèlerinage du peyotl dans le désert de San Luis Potosi, ou
encore des lieux de culte considérés co m m e des passages entre
niveaux du cosmos, mais aussi la faculté visionnaire p rêtée aux
cham anes, les masques utilisés par les clow ns rituels, des m otifs
iconographiques —le cerf, l’étoile, le peyotl, la fleur — et des
images votives d o n t les m otifs sont faits de fils de laine m u ltico ­
lores collés à la cire sur des tablettes de bois, la form e à présent la
plus connue de nierika du fait de l’engouem ent q u ’elle suscite sur
le m arché de l’art ethnique. T ous ces référents sont dits nierika car
ils ont en com m un d ’être des instrum ents perm ettant la co m m u ­
nication et l’observation m u tu elle entre les divers habitants des
étages cosm iques — d ’o ù le rôle du tro u ou du cercle central,
équivalent à u n œ illeton ; il p erm e t en particulier aux ancêtres
de déchiffrer les messages ic o n o g ra p h iq u es q u e les hu m ain s
figurent sur leurs offrandes et d ’éco u ter les prières chantées que
ces derniers leu r adressent.

101. Un peyotero huichol en chemin vers le désert de Wirikuta, San Luis Potosi, Mexique, chargeant un tsikuri
dans son panier
LES F O R M E S D U VI SI BLE

E n b o n n e logique analogiste, les objets nierika jo u e n t donc le


rôle de connecteurs, ce sont des outils qui forgent u n rapport de
contiguïté entre des entités initialem ent dissociées. Mais ces objets
possèdent aussi une autre caractéristique : quelle que soit leur
form e effective, ils sont tous structurés par le m odèle cosm ique
du qu in co n ce qui revient de façon obsessive dans les cultures
am érindiennes de M ésoam érique : u n centre en to u ré de quatre
orients ren v o y an t soit aux points cardinaux, soit aux levers et
couchers solsticiaux. Dans la plupart des images huichols, une
com position de type radial ou concentrique rep ro d u it le schèm e
d u q u in c o n c e , leq u el apparaît aussi dans d ’autres dispositifs
im ageants com m e les danses ou la m usique. D e fait, toutes les
formes sont une variation de cette figure : en carré ou en losange
si elle est im m obile, inscrite dans un cercle lorsqu’elle tourne sur
elle-m êm e. E n outre, to u t com m e c’était le cas avec la calebasse
cora, le qu in co n ce structure le cosmos, les espaces rituels et les
lieux de culte selon u n schèm e d ’em boîtem ents répétés : to u t
objet nierika est l’im age globale de l’univers défini par quatre
orients au to u r d ’u n centre, en m êm e tem ps q u ’u n e représen­
tation de lu i-m êm e au m ilieu du m onde, au p o in t de traverse de
Y axis mundi, à la fois u n cosm ogram m e et la figuration du p o in t
à partir duquel il p eu t être appréhendé. O r ce p h én o m èn e de
réplique est général : chaque o rien t est lu i-m êm e le centre d ’u n
nou v eau schèm e en qu in co n ce qui dém ultiplie de la sorte les
images du m o n d e, réverbérées à différentes échelles. Le tsikuri
est l’illustration la plus simple de cette structure fractale, les petits
losanges situés aux bouts des quatre branches de la croix réitérant
chacun en plus p etit la figure centrale du q u in co n ce cosm ique.
C e genre de dém ultiplication du cosm ogram m e n ’est d ’ailleurs
pas confiné au registre ic o n iq u e, ainsi que D anièle D eh o u v e
l’a m o n tré p o u r des m ythes aztèques et des rituels d ’e n c e n ­
se m e n t112. C ertains récits m exica relatent en effet la partitio n
d ’une divinité en quatre entités divines de couleurs différentes,
lesquelles se subdivisent à leur to u r en quatre divinités colorées.
Q u a n t au rituel, il consiste à répandre de la fum ée de copal sur
les quatre coins du m o n d e, le geste d ’élévation de l’encensoir
étant répété quatre fois dans chacun des orients, u n e itération
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

qui pourrait avoir p o u r finalité de renforcer


l’efficacité du geste ritu el en p ro p ag ean t le
quinconce.
Bien qu’elles ne soient pas à proprem ent parler
des fractales, certaines images huichols jo u e n t
aussi sur l’enchâssement de motifs en apparence
géom étriques, quoique pleinem ent iconiques,
qui sont e n 'o u tre articulés les uns aux autres
dans une série de transform ations produisant
une sorte de ch im ère co n cep tu elle. O n en 102. Calebasse huichol faite à Tateikie,
trouve u n b o n exem ple dans u n e figure en San Andrés Cohamiata, Mexique

perles de verre multicolores qui recouvre l’inté­


rieur d ’u ne calebasse hu ich o l confectionnée
p o u r le m arché de l’art ethnique, mais do n t
les motifs sont traditionnels (illustration 102 ) u3.
En allant du centre vers la périphérie, le m o tif
central de l’étoile (en jaune, illustration 103a) se
déploie en une rosace de six boutons de peyotl
de form e rhom boïd e (en vert, illustration 103b)
dont la partie supérieure devient une tête de
ce rf (en marron, illustration 103c). C ’est une
autre m anière de m ettre en évidence par une
image des correspondances structurelles entre
des objets nierika, hétérogènes à prem ière vue
mais qui p eu v en t néanm oins se transform er
les uns dans les autres à la suite d ’une simple
variation ou am pliation de form e : le losange
d evient successivem ent b ran ch e de l’étoile,
partie du b o u to n de peyotl, am orce de la tête
de cerf. E t tandis que chaque em branchem ent
d’une croix tsikuri in tro d u it u n changem ent
d ’échelle effectiv em en t rep résen té, chaque
bifurcation dans le m o tif de la calebasse à partir
des branches de l’étoile p roduit une m étam or­
phose entre des objets représentés à la m êm e 103. Motifs de la calebasse
huichol :g) étoile (jaune);
échelle bien que leurs référents aient des dim en­ b) boutons de peyotl (vert) ;
sions très dissemblables. c) têtes de cerf (marron)

389
LES F O R M E S D U VI SI BLE

A ux y eu x des H uichols, les je u x d ’échelle ne sont pas que des


exercices de virtuosité ludique ; les objets et les images au m oyen
desquels ils opèrent n ’o n t pas p o u r seule fo nction de relier des
singularités dans des chaînes signifiantes afin que le m o n d e soit
u n peu m oins désordonné, u n peu plus prévisible ; les dispositifs
visuels em ployés ne servent pas u n iq u em en t à figurer de façon
ostensible la réverbération des connexions entre les hum ains, le
m o n d e qui les abrite et les divinités qui régissent sa m arche ; ils
ne servent pas q u ’à rendre d ’em blée visible u n schèm e form el
d ’enchâssem ent en abîm e exprim ant u n m odèle d ’organisation
sociocosm ique. Ces objets et ces images sont en effet réputés
posséder une puissance d ’agir propre du fait de l’h o m o th étie de
structure avec ce q u ’ils représentent : to u t sim plem ent, ils font
ce q u ’ils figurent. Ainsi, d ’après Preuss, l’étym ologie des croix
tsikuri renvoie à “ enrouler u n fil” et, selon u n m ythe cora, ces
structures fractales seraient des représentations de la T erre en tant
q u ’elle est le résultat d ’u n tissage114 ; les confectionner revient en
somme à tisser le m onde. Q uant aux calebasses décorées, om nipré­
sentes dans les offrandes et les objets rituels, ce sont des utérus
fournis aux divinités afin q u ’elles les ensem encent p o u r d o n n er
la vie115. Les images des H uichols et des Coras sont bien plus que
des figurations de structures enchâssées, de m odes de correspon­
dance ou de schèmes cosm iques; du fait du dynam ism e induit
par les variations d’échelle et les effets d ’écho q u ’elles perm ettent,
elles sont investies d ’une puissance d ’agir dém ultipliée.
La répétition et l’em b o îtem en t d ’u n m o tif à des échelles diffé­
rentes peu v en t aussi servir à m ettre en évidence q u ’une singu­
larité paraissant autonom e est en réalité constituée par des réseaux
de relations représentables com m e des réverbérations d’elle-même,
u n parti pris souvent exploité dans la figuration des divinités en
Polynésie. L ’u n des exem ples les plus célèbres en est l ’effigie en
bois du dieu A ’a de l’île de R u ru tu , dans l’archipel des Australes
(illustration i 04). Sur le corps de ce personnage u n p eu replet, les
bras collés au corps et les mains posés sur le ventre, bourgeonnent
des figures m iniatures rep résen tan t des divinités m ineures de
R u ru tu do n t chacune est une variation de la form e d ’ensemble
de la sculpture116. E n outre, u n e cavité est m énagée à l’arrière

390
104. Statue du dieu A'a, Rurutu
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de la statue qui contenait, avant leur destruction par des mission­


naires britanniques, d ’autres statuettes des divinités insulaires. Le
personnage est ainsi com posé sur sa surface et en son intérieur
de quasi-répliques de lu i-m êm e à une autre échelle qui figurent
le réseau des dieux d o n t il constitue la totalité expressive. Avec
ce dispositif très simple, la statue d ’A ’a parvient à rendre manifeste
une caractéristique pOLirtant abstraite des ontologies analogistes,
à savoir q u ’une singularité est souvent en réalité u n assemblage
de rapports en tre des h um ains ou des n o n -h u m a in s, ici u n e
hiérarchie divine figurée par u n semis d ’hom oncules à la ressem­
blance approxim ative de la figure qui les p o rte ; autrem ent dit,
elle tire son p o u v o ir totalisant d ’incarner une métarelation. E t cet
objectif est atteint de façon particulièrement subtile, non seulement
en bro u illan t le contraste entre l’un ité et la m ultiplicité, mais
aussi en effaçant la frontière entre l’in térieu r et l ’extérieur, le
réseau des figures englobées étan t à la fois in tern e à l ’effigie
— c ’est-à-d ire u n e p ro je c tio n invisible d ’elle-m ê m e dans ses
avatars —et affleurant à sa surface, com m e si les divinités m ineures
s’étaient frayé un chem in à travers sa chair. Par ce biais, la sculpture
d ’A ’a re n d p ercep tib le cet autre trait ty p iq u e de la personne
analogiste, hum aine ou non, en Polynésie, dans des parties de la
M élanésie et de l’A frique subsaharienne ou au M exique : le fait
q u ’elle est constituée d ’u ne m u ltitu d e d ’instances en équilibre
instable d o n t certaines sont situées hors de ses frontières corpo­
relles — m anière de dire q u ’elle n ’existe que p ar les relations,
internes et externes, qui la font telle.
E n Polynésie toujours, les massues des îles M arquises sont une
façon plus simple encore de rendre visible la m ultidim ension-
nalité d ’une personne en m u ltipliant des im ages d ’elle-m êm e
sur u n seul support, mais à différentes échelles. Les M arquisiens
com battaient avec des massues de bois d o n t la form e était dérivée
de celle des rames de pirogue, celles-ci étant du reste souvent
utilisées co m m e arm e par les gens du co m m u n . Les guerriers
les plus ém inents, quant à eux, se servaient de massues spéciales
appelées u ’u (illustration 105), décorées de motifs de visages selon
u n m o d èle im m u ab le d o n t l ’in te rp ré ta tio n d o it to u t à 1’opus
magnum de K arl v o n d en S tein en sur l ’art des M arq u ises117.
1

105. Massue u'u des îles Marquises

É p au le
Plaques de b ras

M o tif p e c to ra l

Y eu x in fé rie u rs

B an d eau de socle

106. Schéma de la massue u'u


LES F O R M E S D U VI S I BLE

Sur ses deux faces, la partie supérieure de la massue est sculptée à


la ressemblance d ’u n visage et figure u n etua, u n genre de divinité
secondaire qui constitue le sujet favori de l’iconographie m arqui-
sienne. Des deux côtés encore, le m êm e visage à'etua apparaît en
plus petit sur le h au t du front du visage principal, il est répété en
guise de pupilles dans une paire de grands yeux écarquillés et sous
ceux-ci au centre d ’une barre transversale, à l’em placem ent de
ce qui pourrait être un nez mais qui constitue en fait la ligne des
épaules de la massue anth rop o m o rp h e ; enfin u n dernier visage
à'etua com posé de deux yeux et d ’u n nez est visible dans le rétré­
cissem ent de la massue, sous u n m o tif sym étrique en form e de
peigne connecté par un V (illustration 106). Pourquoi est-il néces­
saire de dém ultiplier ce p etit visage narquois sur les deux faces
d ’une arm e par ailleurs redoutable? D ’abord, et ainsi q u ’Alfred
Gell l’a m ontré à propos des tatouages polynésiens, dépeindre un
etua sur la peau ne revient pas à im iter l’apparence d’un personnage
qui existerait quelque part sous cette form e, mais à faire exister
u n etua à la surface d ’u n corps hum ain, généralem ent à des fins
protectrices ou apotropaïques : la figuration était une opération
rituelle qui faisait advenir u n e entité tutélaire au m o y en d ’un
ensem ble de gestes rép o n d an t à u n code stylistique118. Il en va
de m êm e p o u r les massues et p o u r toutes les autres images à'etua
en trois dim ensions. O r, si les figurations d ’etua sont en réalité
les etua eux-m êm es incorporés dans des objets et des surfaces, si
elles ne ressem blent à rien mais sont l’être q u ’elles représentent,
alors il n ’est pas nécessaire que, com m e les hum ains et les autres
organismes, elles aient une face avant et une face arrière distinctes
l ’u n e de l’autre. P ar contraste avec l’art eu ro p ée n longtem ps
obnubilé par la mimêsis et dans lequel les images en deux dim en­
sions sont des versions aplaties d ’objets réels en trois dim ensions,
les images m arquisiennes en trois dimensions sont des projections
de motifs en deux dimensions qui constituent l’objet q u ’ils figurent
po u rv u q u ’ils aient été exécutés en suivant le canon prescrit. C e
sont donc les m êm es motifs qui sont sculptés sur les deux faces de
ce Janus polynésien car c’est le m o tif qui est doté d ’une agence
propre, et n o n une éventuelle entité en trois dim ensions que la
massue s’efforcerait de reproduire avec vraisem blance119.
E X E R C I C E S DE C O M P O S I T I O N

T outefois, l’interp rétatio n de la massue u ’u par Karl v o n den


Steinen en dégage u n e figure plus com plexe encore, n o n pas
deux etua sym étriques et accolés, m oyen com m ode de p rotéger
l’arm e sur ses deu x faces, mais b ien quatre etua se gardant les uns
les autres en m êm e tem ps q u ’ils défendent la massue. Inspirée
d ’autres figurations sculptées d 'etua dans lesquelles ce schéma est
plus explicite, l’hypothèse de Steinen est que la tête qui dépasse
au m ilieu de la barre transversale est celle d ’un etua vu de dos et
agrippé au corps de la massue com m e un petit singe au dos de
sa m ère, mais d o n t le visage est entièrem ent to u rn é vers l’arrière
afin de surveiller ce qui se passe, le V représentant le haut de ses
épaules et les y eu x globuleux du dessous représentant ses fesses
(illustration 107a) ; quant aux deux peignes symétriques, ils figurent
ses mains enserrant l’autre face de la massue telles q u ’elles sont
vues lorsque l’o n regarde ce côté-là (illustration 107b). E t com m e
les deux côtés sont parfaitem ent symétriques, cette figure tutélaire

107. Interprétation de la massue u'u selon Karl von den Steinen


a. Uetua agrippé à l'une des faces de la massue
b. Les mains de l'efuavues depuis l'autre face de la massue
LES F O R M E S D U VI SI BLE

est ainsi présente sur chaque face de la massue. A u trem en t dit, si


l’on adm et la dém onstration de Steinen —et elle est parfaitem ent
convaincante —, la petite figure d ’etua que l’on discerne de part
et d ’autre de la partie inférieure de la massue est u n esprit qui
garde le dos de la grande figure sur l’autre face, en sorte que n o n
seulem ent le dos se v oit ainsi protégé du fait de la sym étrie des
motifs, mais le dos du dos est aussi protégé par la figure agrippée
sur l’autre face120. C ette extraordinaire démultiplication des figures
d ’etua assure la saturation m agique de la massue en l’enserrant
dans un réseau protecteur au sein duquel s’enchâssent des répliques,
et des répliques de répliques, et des répliques de répliques de
répliques, à différentes échelles et appréhendées selon différents
points de vue.
Ainsi, au M exique, en Polynésie, com m e sans doute ailleurs
dans l’archipel analogiste, les dispositifs visuels d ’em b o îtem en t et
d ’itération, q u ’ils p ren n en t ou n o n la form e de fractales au th en ­
tiques, sont plus que des m anifestations de virtuosité plastique
et conceptuelle do n n an t une expression ostensible, de fait quasi
réflexive, à des réseaux com plexes d ’êtres et de relations d o n t les
filets p eu v en t s’étendre à tous les points du m o n d e et à toutes les
étapes de son devenir; ce sont aussi des façons efficaces de m ettre
en branle des effets de type m agique et apotropaïque qui avèrent
et confirm ent le rôle des images dans leu r fonction d ’agents de
la vie sociale.
9.

Espaces conjonctifs

S’il est un trait co m m u n aux nom breuses populations de par


le m onde que j ’ai qualifiées du term e u n peu rébarbatif d ’analo-
giste, c’est q u ’elles s’ingénient sans relâche à tisser des éléments
disjoints dans des réseaux signifiants, le plus souvent au m oyen
des résonances q u ’elles décèlent entre les qualités sensibles des
choses ou des phénom ènes offerts à leur observation. Leurs images,
q u ’elles pren n en t l’allure d ’agencem ents hybrides, de correspon­
dances entre corps et cosmos, de maillages spatio-tem porels ou
d’enchâssements d ’un m o tif à différentes échelles, figurent toujours
des assemblages d o n t il faut rendre manifestes les liaisons. C ’est
pourquoi, par contraste avec les images animistes et totémistes qui
dépeignent le plus souvent des figures isolées et sans décor, celles
qui procèdent de l’archipel analogiste do n n en t à voir des scènes
d ’interactions complexes et situées dans le m onde, des associations
parfois profuses d ’hum ains et de non-hum ains engagés dans des
opérations com m unes, à l ’instar des représentations naturalistes
dont elles sont, dans certains cas, une préfiguration. Q u ’est-ce
qui les distingue alors? C ’est que le spectateur analogiste, to u t
am ateur d ’art q u ’il puisse parfois être, n ’est jamais pris en com pte
dans la structure de l’im age ; lettré chinois, p rieu r angevin ou
peyotero mexicain, il n ’est pas explicitement désigné dans sa com po­
sition com m e u n destinataire. Seule la perspective linéaire est en
m esure d ’entraîner le spectateur dans u n tableau parce q u ’il fait

397
LES F O R M E S D U VI SIBLE

de celui-ci le p ro lo n g em en t de son regard subjectif et com m e


u n m orceau du m onde d o n t il détient la clé. E ntre la frontalité
massive des images totém iques et la trom peuse promesse d ’infini
que l’horizon albertien nous suggère, une gam m e d ’options se
dessine qui p erm e t de ju g e r de la singularité de la figuration
analogiste derrière la diversité apparente de ses manifestations.
R ev en o n s p o u r ce faire dans l’ouest du M exique. L’esthétique
des H uichols, o n l’a vu, s’organise au to u r du concept de nierika,
u n e nébuleuse sém antique centrée sur la vision et qui renvoie à
toutes sortes de référents, depuis des objets rituels décorés d ’u n
cercle ou percés d ’un trou ju sq u ’aux lieux de culte où les habitants
des différents étages du cosm os tro u v en t à s’accom m oder, en
passant par les peintures faciales des initiés et les motifs ornant des
artefacts. T ous les nierika, des plus abstraits aux plus figuratifs, ont
en co m m u n de perm ettre aux hum ains et aux divinités ances­
trales de co m m u n iq u er et de s’observer m u tu ellem en t com m e
à travers un conduit, remplissant ainsi la fonction ém inem m ent
analogiste de connecteurs entre des occupants et des parties du
m onde q u ’un événem ent ancien a rendu discontinus. Ces objets
partagent une autre caractéristique, elle aussi typique des régimes
analogistes : l’em boîtem ent récursif des schèmes cosmiques. Quelle
que soit leur form e en effet, les nierika sont invariablem ent struc­
turés par u n m odèle idéal en quinconce —u n centre entouré de
quatre points cardinaux reproduisant la structure du cosmos - ,
m odèle répliqué en chaque p o in t de la périphérie à échelle plus
réduite. Les m ieu x connus de ces nierika à présent, et les seuls
d o n t on parlera ici, sont des tableaux votifs com posés de fils de
laine de couleur collés à la cire sur un panneau de contreplaqué
afin de form er des motifs et des figures d ’une grande com plexité,
tableaux d o n t le succès ne se d ém en t pas sur le m arché interna­
tional de l’art ethnique. A la différence d ’objets votifs traditionnels
com m e les tsikuri ou les calebasses décorées, qui exprim ent dans
des formes épurées des schèmes de connexion, de réplique ou
de réseau, les tableaux contem porains en fils de laine proposent
des figurations dynam iques de l’univers, de véritables cosm o­
gramm es qui dépeignent de façon littérale l’entrelacs des corres­
pondances et associations symboliques se déployant à partir d ’un

398
ESPACES C O N J O N C T I F S

point central. Ils n ’en d em eu ren t pas m oins fidèles aux principes
figuratifs propres aux nierika en général.
C ’est ce que l’on peut constater avec l’une des plus célèbres de ces
œuvres, et l’une des plus em blém atiques puisqu’elle trône dans la
salle du M usée national d ’anthropologie de M exico consacrée aux
cultures huichols et coras : La Vision de Tatutsi Xuweri Timaiweme,
de José B enîtez Sânchez (illustration 108). Plusieurs c o m m en ­
taires existent de ce tableau et l’on ne m en tio n n era ici que ce
qui est nécessaire à son analyse form elle1. Il figure une vision de
la cosm ogenèse huichol par u n ancêtre divinisé, “ notre arrière-
g rand-père” (tatutsi) X u w eri T im aiw em e, et il s’étage sur trois
niveaux: le m o n d e inférieur de l ’océan prim ordial, le m o n d e
habité par les H uichols, où l’on découvre des ham eaux et des
champs de maïs, et le m o n d e solaire, où se situent la m ontagne
d’où l’astre du jo u r p ren d son envol com m e la source d ’où naît
la prem ière pluie de la saison. A u centre exact surgit le visage de
l’ancêtre encadré par deux disques nierika grâce auxquels ce dernier
acquiert la vision initiatique que le tableau illustre, à savoir une
synthèse de la m ythologie cosm ogonique huichol décrivant les
actions et les m étam orphoses des ancêtres divinisés dans tous les
recoins d ’u n m o n d e tripartite et orienté. L’image figure donc à la
fois u n personnage engagé dans u n e expérience visionnaire et le
contenu de ce qui lui est révélé, soit deux positions d’observation
distinctes. E n outre, to u t ce que Tatutsi voit se retrouve dépeint
sur son visage sous les espèces d ’u n e p einture faciale uxa du type
de celles q u ’arb o ren t les peyoteros après avoir ingéré le peyotl,
peinture conçue com m e étant le reflet de la lum ière du soleil sur
le visage du pérégrin hu ich o l lors de sa quête du cactus hallu­
cinogène. D u fait de ce double réfèrent, com m e l’écrit Johannes
N eurath, «le p o in t de vue de la personne qui observe le tableau
est double : celui du Tatutsi, qui procure une expérience vision­
naire nierika, et celui du soleil, qui envoie cette vision à Tatutsi
et contem ple le nierika de Tatutsi reflété sur le visage du nouvel
initié2». A cela s’ajoute u n artifice de com position qui autorise
l’im agination du spectateur à com biner des éléments autonom es
sur le plan figuratif p o u r en faire des parties d ’une figure plus vaste
ém ergeant au sein du tohu -b o h u de formes encastrées les unes dans
108. José Benitez Sânchez, La Vision de TatutsiXuweri Timaiweme, 1980
ESPACES C O N J O N C T I F S

les autres : ainsi les disques nierika de Tatutsi peuvent-ils être vus
com m e ses yeux —ou com m e ses jo u es, m arquées des peintures
typiques en cercles co n cen triq u es q u ’arb o ren t les peyoteros —,
tandis que sa b o uch e ém erge de la réu n io n d ’un serpent et d ’une
baguette cérém onielle. N o n seulem ent, com m e il est aisé de le
constater, à peu près chaque figure se présente sous u n angle
d’observation différent de celui de ses voisines (frontal, sagittal,
transverse),' mais encore l’im age to u t entière est elle-m êm e un
je u kaléidoscopique sur la juxtaposition, les renvois et l’englo-
bem ent d ’une m ultitude de points de vue.
La disposition dans un tableau, h o m o g èn e quant au thèm e, de
figures qui ne le sont ni par leurs dim ensions ni par leur o rien ­
tation se réalise au m ieux par une transposition m étrique située à
l’infini optique : horm is Y axis m undi figuré par la face de Tatutsi
qui se détache et se recom pose à différentes échelles, toutes les
com posantes de la cosm ogenèse sont ainsi vues com m e appar­
tenant au m êm e plan con tin u et sans pro fo n d eu r dans lequel le
spectateur n ’est pas invité à pénétrer, mais do n t il p eu t suivre au
gré de sa fantaisie les chem ins associatifs suggérés par la profusion
des êtres, des lieux et des événem ents déployés sous ses yeux. D e
ce genre pictural qui a placé l’h o rreu r du vide au pinacle de ses
préoccupations esthétiques, le tableau de José B enitez Sânchez
constitue la m eilleure illustration en ce q u ’il donne l’im pression
qu ’un interstice n o n rempli, un élém ent dem euré isolé des autres,
une liaison inaboutie m ettraien t to u t de go en péril le principe
analogiste qui v eu t que chaque élém ent de l’univers exprim e et
synthétise l’ensem ble des rapports existant entre tous les autres.
O n m esure ainsi en quoi, malgré des ressemblances superficielles,
cette saturation de l’espace p ar u n e su rab o n d an ce de figures
bidim ensionnelles im briquées difïere de celle que m et en œ uvre
le style distributif de la côte N o rd -O u est. L’u n et l’autre procédé
illustrent certes les exigences propres à l’économ ie interne de
l’im age qui com m an d en t d ’em plir la totalité d ’un cadre dispo­
nible dans lequel le fond s’efface derrière la figure; mais, tandis
que l’animal totém ique, seul en scène, déplie toutes ses facettes
corporelles sur un m êm e plan p o u r ne laisser aucun tro u dans un
répertoire d ’attributs visibles, la prolifération dans le nierika de

401
LES F O R M E S D U VI SIBLE

figures toutes différentes produit l’effet inverse : chaque singularité


du tableau, avec le paquet de qualités sensibles qui la distingue, ne
prend u n sens par rapport au to u t que lorsqu’elle est reconfigurée
et m odalisée par l’herm én eu te visionnaire au centre de l’image.
D ans u n autre continent, quelques siècles plus tôt, une autre
cosm ogenèse présente des caractéristiques formelles analogues.
Il s’agit d ’une enlum inure rom ane de la fin du x n e siècle repré­
sentant la Genèse, probablem ent réalisée dans le prieuré clunisien
de Souvigny, dans le B ourbonnais (illustration 109). C o m m e l’a
m ontré M iriam Schild B unim dans son analyse de l’espace pictural
m édiéval, les enlum inures de cette époque sont, à cet égard, le
résultat d’une double évolution par rapport à la peinture de l’A nti­
quité3. L’espace des fresques rom aines était en effet organisé soit
com m e une scène close avec une am orce de perspective linéaire,
prétexte à dépeindre des sujets “ élevés” (telle la m égalographie
dionysiaque de la villa des M ystères à P om péi) soit, dans les
paysages, en rep résen tan t la p ro fo n d e u r p ar u n e d im in u tio n
graduelle des figures en fonction de la distance et par l’em ploi
de la perspective atm osphérique. P endant le haut M oyen Age,
“l’espace scénique” s’écrase en u n e surface plane dorée ou bleue
bordée dans sa partie inférieure par une bande représentant le
sol; en revanche, la stratification de “l’espace paysager” se maintient
sous u n e form e ex trêm em en t atténuée en rem plaçant par des
bandes horizontales le dégradé des couleurs du fond qui indiquaient
la profondeur4. E n se développant à partir du x ie siècle, la tradition
de l’enlum inure rom ane hérite de ce double m ouvem ent. Dans
certaines écoles, en A llem agne n otam m ent, les bandes du fond
se voient remplacées par des panneaux, parfois bordés de rinceaux,
sur lesquels les figures h u m a in es se su p erp o sen t, é v o lu tio n
appauvrie de l’espace stratifié, tandis q u ’en France et en A ngle­
terre les plans du fond sont remplacés par un réseau de cadres
verticaux, de damiers et de rosettes à l’in térieu r duquel p ren n en t
place les personnages. Les illustrations de la bible de Souvigny
sont de ce type.
Q u ’il résulte de l’év olution des fresques rom aines par simplifi­
cation de la construction scénique ou par épuration de la strati­
fication des plans, l’espace des enlum inures rom anes est devenu
c rau ic ds» ccluiiritiram fTcvra autraainiiam©
et luiciw.'iraicbit erantftipfnciê abyffin fps, dï
ftt’d)AtiuTuj!ao|»A6 ;Oix'<l''ds;(:iacU.u';Grfhchic.
lux; Ce iiidir dcufluccin qdeer botiATiduufir [lie?
atmebri6.''ai)cll<uiiui:Uiccdictantïiicbt'Aftioâc;
;c.ueljjcimatie.'di£f.umif; 11,
jl%irquoq‘d&;fiarftrtnarïmmiuimcdto
àquarü .-cpduudar aq uaf,a b aqtiis; Cr
frardsfirtnaiiiciim.'duitfiirj'.aquarqucciuncfiiii
firmamto.abbiê que cwnrfupfirinaiïimin;Ct
fa&miC'.ira;lJocauuq;D 5 ftnnaiïtwcclii.'crfac
’him t. ucfperm tuatic dief fteunims; 11 ),
|jïir uhd dcusÆ onytgoiraqiicqucfub
ctlofunr tn locüurai.-craypai,ear arcda;
fachiinq;ê.ira;l: c uocauic ds, atndain
lrëtTam:cotigi-cgnnoiicrq;aquax-tia{pcIlatuir
maria; Ê t uidir ds qd'eïr boiium.'ccairÿ 6 ei'tm
nctwabcrbmmurctnêa.faomtÉfarinügnuni
p oimftcti fhaens fraftim i uyrm grouf fuü rtul
fan uilcmctipfo fit 1up nam) Cr ft iâ û d t ita; Ê t
^nilirn-ahcrbauuiu'nOTnafe'cnÆfcmuixm
5vmt6lttü.lt5miiiiq;fncimffniâû.'ccbabctirutiû
qdqsfcmmnfcdmfpcttf fuam;€ r m d ir d j quoi)
ccbonü.-faftiw ^frucfuc^'natiedicfm uf : ! " 1

es ix aine ds/piaTirlutnitiam m fiitn a


mcntoccli.urduudatirdifaciiocÎEtti.''
crfmritifitpiAriOTnvœATtdicfnatmof
[îicauir mfiiTnatmo cclt .•ec ttlu tumeur nïmi;
6 rftlckim f.im.fccmpds duomaglia liiiiunaila.
immtuurmaf« r p cêc dictTilununaroitit? u c p
ecrnoch/nW Us.crpolturcardîrm finnamro
ccli ut (ucciïiiu fuji nuui n p eeur dici aciioch/cr
duiâem rê lucraottuebras; e t uid ir dè qdcëc
Iboim ^ftchicfttic^cn itiaiK drcfqiiarf; v
TA'ir caaiti fts.-fi'oducauraquca'pntc
tntTKriuunmennolanlcrujjnmn.-fub j
j g ^ j j firmainn» ccli ; f îtauucpds cctc graudra.
îoriiem anima m u an t anjiiuombrtë.qu^jjdiur
tant aque itifpccics fuas/Totiieiiolaulrfcdnigen'
fuum;(? r utdirds qcï ccr bonum : Ocucduïpcifdi
œnf;Cttf«mmutapIicatiinilri«!pletraquaô
narte.aucfq; mulnplicetirfiipnm i!:&ftâum
'fruefprecmane.cites.quiTituî.; >11.

109. Enluminure de la bible de Souvigny représentant la Genèse dans le style clunisien, anonyme, fin du xne siècle
LES F O R M E S D U VI SI BLE

plat, réduit à u n fond un ifo rm ém en t coloré tan tô t m arqueté de


panneaux carrés ou rectangulaires, tantôt encadré par des bordures
décoratives et des édifices de fantaisie, sur lequel sont plaquées
des figures bidim ensionnelles et, paradoxalem ent, les éléments
de l’env iro n n em en t qui flottent avec elles dans u n p rem ier plan
insubstantiel. Au lieu de s’étager vers les lointains, com m e jadis
dans les opéra topiara des peintres rom ains, les eaux, les arbres,
les anim aux, les collines se tro u v en t rapatriés au m êm e niveau
que les personnages et com m e s’il s’agissait d ’éviter à to u t prix la
m oindre illusion de profondeur. La Genèse de Souvigny illustre
cette obsession bidim ensionnelle qui ren d plus vraisem blable,
il est vrai, la m ultiplication des angles d ’observation au sein de
chaque im age. L ’enlum ineur a en effet figuré D ieu surplom bant
depuis son œ il-d e-b œ u f sym bolique les com posantes du m onde
q u ’il est en train de créer, mais celles-ci sont m oins disposées en
contrebas —sauf dans deux vignettes —q u ’en co u ro n n e autour de
Lui et déployées en élévation, depuis la T erre et les eaux vues de
front à la verticale ju s q u ’à A dam , curieusem ent couché dans une
position inclinée qui ne se prête guère au som m eil dans lequel
il est en principe plongé. P eu t-être ces scènes contre-intuitives
résultent-elles d ’une volonté d ’accentuer le contraste par rapport
à ce que p o urrait être la vision hum aine norm ale de ces étapes
d ’une cosm ogonie d o n t personne ne fut le tém oin, une façon
d ’attirer l’atten tio n sur u n tem ps dans lequel les coordonnées
spatiales étaient encore inchoatives.
E n o u tre, et de m êm e que la diversité des p o ints d ’obser­
vation devient ici plus m anifeste que dans le nierika hu ich o l du
fait q u ’elle est réaffirm ée presque à chaque im age, de m êm e la
frontalité massive engendrée par la géom étrie m étriq u e et la vue
située à l’infini y est plus ostensible en raison de l ’encadrem ent
rigide dans la grille à h u it cases qui, selon les conventions de
lectu re de l ’écriture rom aine, co n train t l’œ il à em p ru n ter u n
seul chem in p o u r suivre le récit dépeint, enlum inures et lettres
ayant par ailleurs à l’ép oque le m êm e statut d ’im age cognitive5.
L’organisation des images en série n ’en devient que plus notable,
renforcée q u ’elle est par l’artifice consistant à d im in u er peu à
peu la taille du D ieu cosm ocrate ju sq u ’à rejoindre celle d ’Adam,

404
ESPACES C O N J O N C T I F S

probable indicatio n que l’h o m m e est fait à Son im age et n o n


m oins probable préfig u ratio n de Sa future incarnation. Il n ’y a
guère de m oyen plus éclatant de signifier que ce qui est figuré
là n e relève pas de n o tre m o n d e sensible ordinaire : au lieu de
m obiliser la ré d u c tio n progressive p o u r stru ctu rer le fo n d en
d o n n a n t l’illusion de la p ro fo n d eu r, co m m e o n l ’a fait avant
et com m e on le fera après, l’en lu m in eu r l’a m ise au service du
sym bolism è de la figure centrale. D ans cette p ério d e de l’his­
to ire e u ro p ée n n e d o n t des historiens o n t signalé le caractère
p ro fo n d ém e n t analogiste, la Genèse de Souvigny, à l ’instar de
b ien d ’autres enlum inures rom anes, décrit u n m o n d e en gésine
d o n t la vraisem blance tien t m oins aux activités m ondaines qui
p o u rra ie n t s’y d ép lo y er q u ’au souffle divin qui l’an im e6. D e
m êm e que le nierika ren d m anifeste au p rem ier ch ef u n principe
de co n n e x io n — la vision unificatrice de T atutsi —, de m êm e
l ’e n lu m in u re de la Genèse sacrifie-t-elle la d escrip tio n de la
p lén itu d e d ’u n m o n d e en train de naître à la représentation à
peine allusive des fondem ents de son accom plissem ent : l’engen-
d rem e n t (co n trairem en t au cosm os des païens, il est créé), la
séquentialité (il a u n e tem p o ralité in d ép en d an te de celle des
ho m m es), la gradualité (il est com posé d ’êtres et de qualités
h iérarch iq u em en t disposés).
F igurer u n récit en ju x tap o san t ses épisodes ne signifie pas
nécessairem ent que chacun d ’entre eux va représenter u n p o in t
d ’observation distinct. C ’est ce d o n t on p eu t se convaincre en
exam inant u ne technique picturale qui présente p o u rtan t bien
des affinités avec les enlum inures rom anes : les rouleaux peints
dans le style yamato-e, en vogue dans l’aristocratie et les temples
bouddhiques du Jap o n entre l ’époque de H eian et le début de
celle de M urom achi (du vm e au x iv e siècle) - sur un m ode m ineur
le genre a perduré bien au-delà. C om binant image peinte et calli­
graphie, les rouleaux (e-maki ) prenaient p o u r thèm e des histoires
rom anesques com m e le D it du Genji, des épopées guerrières, des
légendes religieuses ou des biographies édifiantes, en to u t cas des
récits à m ultiples péripéties propres à ten ir le lecteur en haleine.
O n les lisait en déroulant p eu à peu d ’u n e m ain le rouleau de
papier et en l’enroulant de l’autre (l’écriture se lisant de droite à

405
LES F O R M E S D U VI S I BLE

gauche) de façon à faire à chaque fois défiler l’équivalent d ’une


grande page de codex où se m êlaient selon diverses m odalités le
texte et l’im age, à l’instar des m anuscrits m édiévaux. O r, bien
que le rouleau se com pose d ’u n e série de scènes à regarder en
succession, celles-ci ne représentent pas des points de vue multiples.
Les artistes m o n traien t en effet différents événem ents situés à
différents m om ents, mais tous vus selon un m êm e angle d ’obser­
vation et dans un m êm e espace pictural, usant p o u r ce faire d ’une
gam m e de procédés ayant en co m m u n de segm enter la narration
sans interrom pre po u r autant la continuité visuelle par des sépara­
tions abruptes. Les liaisons entre les épisodes p eu v en t ainsi être
de nature indicielle : u n personnage est m o n tré po in tan t la scène
suivante o u en train de se déplacer d ’u n e scène à l’autre, des
bâtim ents sont orientés vers la gauche p o u r suggérer le départ
ou vers la droite p o u r évoquer l’arrivée. Les plus com m unes sont
signalées par des élém ents du paysage : une rivière, u n m ur, un
bâtim ent, une lande déserte ou un banc de brum e. C ’est cette
dernière solution q u ’a reten u e le p eintre du rouleau retraçant
l’histoire de la fondation du tem ple de H ase-dera dans lequel la
b ru m e est figurée p ar des à-plats de gris d ’o ù u n personnage
ém erge en courant (illustration 110) ; o n la privilégie lorsqu’il faut
exposer sim ultaném ent toutes les scènes à la vue, com m e c’est
le cas avec les grands paravents peints qui sem blent à prem ière
vue figurer des panoram as, mais sont en réalité des assemblages
de dioramas séparés par des nuées.
L’artifice le plus original p o u r dissocier les événem ents dépeints
to u t en m aintenant la con tin u ité picturale est le “ to it soufflé”
(fukinuki yataî). Il consiste à élim iner les toits et les m urs gênant la
vision, ce qui donne ainsi accès aux scènes d’intérieur et perm et en
outre d ’accoler des pièces où se déroulent des épisodes successifs
d ’u n e m êm e histoire co m m e si elles ap p arten aien t au m êm e
bâtim ent. U n tel artifice n ’est évidem m ent possible q u ’en vertu
de ce qui donne à la peinture nippone de l’époque u n caractère
distin ctif en partie h érité de la p ein tu re paysagère chinois : le
p o in t de vue en plongée depuis une position élevée qui place le
spectateur en situation d ’observer à la dérobée la vie intim e des
héros do n t on narre l’histoire. C o m m e l ’indique la ligne de fuite

406
110. Un épisode de la fondation du temple de Hase-dera, peinture sur rouleau de papier, anonyme, xvie siècle

oblique des édifices, on n ’est plus ici face à l’évidence frontale


q u ’im pose la transform ation m étrique, m oyen de distribuer les
figures à la surface d ’un cham p sans profondeur où la variété de
leurs agencem ents ne procède que des contours, des couleurs et,
surtout, de la coexistence de points d ’observation différents. Le
style yamato-e est en effet typique d ’une projection affine avec u n
point de vue situé à l’infini optique, manifeste dans le traitem ent
des personnages. C eu x -ci sont figurés selon la co n vention qui
veut que leur étagem ent vers le haut de l’image soit fonction de
leur distance vis-à-vis du prem ier plan, sans que cela affecte par
ailleurs leur taille, qui dem eure à peu près identique quel que soit
leur em placem ent. C ette disposition découle d ’une congruence
dans la géom étrie de la vision ordinaire ; d im in u er les figures
hum aines sur fond de constructions qui conserveraient leur paral­
lélisme causerait u n paradoxe perceptif entre la constance de la
taille des édifices et la variation de la taille des hum ains qui y
seraient insérés7.
U n autre trait caractéristique de l’infini optique est l’absence de
convergence des bords parallèles dans le lointain, rendu d ’autant

407
LES F O R M E S D U VI SI BLE

plus év id en t p ar la vue en surplom b qui p e rm e t d ’allonger à


loisir les bâtim ents, ou de les faire se succéder dans le p ro lo n ­
gem ent les uns des autres, sans avoir le plus souvent à s’em bar­
rasser de leur position par rapport à une ligne d ’horizon. Dans
certains cas, les bords sont m êm e lég èrem en t divergents, n o n
par volonté de créer une “perspective inversée” à la byzantine,
mais p ar sim ple indifférence au parfait parallélism e des lignes
obliques, com m e le m o n tre aussi l’illustration 110. Les êtres et
les choses dépeints selon de telles conventions sont animés d ’u n
dynam ism e propre grâce à la p ro fo n d eu r induite par la transfor­
m ation affine, qui leur do n n e en o u tre un relief saisissant car,
to u t com m e la géom étrie projective, elle ém ule la perception
en offrant aux y eu x divers plans d’u n m êm e objet vu d ’u n seul
p o in t d ’observation, ce q u ’aucune représentation m étrique n ’est
en m esure de faire. D e ce fait, la m atérialité du support tend à
s’évanouir au profit de la vraisemblance visuelle de ce que l’image
figure, prem ier pas vers l’illusion qui culm ine dans la perspective
linéaire. E t pourtant, tel le héros indiscret épiant les turpitudes de
ses contem porains à travers les toits de M adrid que Lesage décrit
dans Le Diable boiteux, le lecteur du rouleau dem eure extérieur
à l’im age extraordinairem ent vivace q u ’il survole du regard car
il n ’est pas im pliqué dans sa conception. Elle dépeint u n m onde
en soi, n o n u n p ro lo n g em en t de la subjectivité de l’observateur
ord o n n an t u n spectacle.
Q u alifier le statut o n to lo g iq u e d ’u n e civilisation m u ltim il-
lénaire com m e celle du Jap o n est u n e entreprise terrib lem en t
hasardeuse p o u r u n profane et l’on ne s’y risquera donc pas ici.
T o u t au plus p e u t-o n n o m m e r la source de la difficulté: u n e
hy b rid atio n ancienne en tre la tradition b o u d d h iq u e im p o rtée
de C h in e dès le m ilieu du p rem ier m illénaire et u n très vieux
fonds shintoïste ou, p o u r le dire autrem ent, le m élange perfec­
tio n n é au cours du tem ps d ’une cosm ologie ty p iquem ent analo­
giste avec u n rap p o rt fo n cièrem en t anim iste à u n e profusion
d ’esprits locaux. O n p o u rra aussi ajouter que le style yamato-e,
m êm e s’il est d’habitude considéré com m e une réaction nationale
à l’antique d o m ination de l’esthétique chinoise, présente avec
cette dernière de nom breuses continuités tant thém atiques que

408
E S P AC E S C O N J O N C T I F S

formelles. Aussi n ’est-il pas infondé de v o ir dans la construction


de l’espace pictural p ro p re aux rouleaux e-maki certaines carac­
téristiques de l’analogisme plus explicites dans la p einture co n ti­
nentale. Q u an t à l’hypothèse que la C h in e ancienne, et p eu t-être
m êm e m oderne, relève d ’u n régim e analogiste, elle paraît fort
plausible, du m oins si l’on fait confiance au ju g e m en t de M arcel
Granet lorsqu’il écrit de cette civilisation que «la société, l’hom m e,
le m onde, .sont l’objet d ’u n savoir global [qui] se constitue par
le seul usage de l’analogie8 ». C ela est particulièrem ent net dans
son esthétique, q u ’il n ’est pas to u t à fait incongru de rapprocher,
quant aux am bitions q u ’elle poursuit, de celle des H uichols.
L’idéal de la p e in tu re chinoise n ’est pas d ’attein d re le beau
ou de décrire le plus exactem en t possible u n être, u n lieu ou
u n événem ent, mais de ten ter de recréer u n m icrocosm e total
où soit visible l’action unificatrice d o n t on crédite les souffles
vitaux dans le m acrocosm e. A u trem en t dit, il s’agit de figurer
une réplique du cosmos à une autre échelle9. Le V ide jo u e u n
rôle central dans cette opération : de façon littérale, d ’abord, par
la surface im portante dévolue à l’espace n o n peint, qui jo u e le
rôle d ’u n m ilieu interstitiel p arco u ru par les souffles reliant le
m o n d e visible au m o n d e invisible ; mais aussi, à l’in térieu r de
l’espace peint, par la “fo nction V ide” dévolue au nuage com m e
m édiateur entre la m ontagne (dont il em prunte la forme) et l’eau
(dont il est form é), les deux term es accolés (shan-shui) définissant
et dénotant, com m e on le sait, la p einture de paysage. C e genre
pictural m et aussi en lum ière une autre caractéristique de l’analo-
gisme chinois exam inée au chapitre précédent, à savoir l’am bition
de d o n n er à voir le réseau des correspondances entre l’ho m m e
et l’univers : peindre la m o ntagne et l’eau, c’est faire le portrait
des sentim ents et dispositions qui anim ent les hum ains, les traits
p rin cip au x du m ilieu p h y siq u e en tra n t en réso n an ce avec le
m ilieu intérieur. Sans co m p ter que la figuration paysagère en
Asie orientale possède u n e efficacité sym bolique s ni generis du
fait du rap p o rt d ’échelle q u ’elle im pose en tre le m ilieu et sa
représentation ; que l’image prenne l’apparence d ’une peinture
sur rouleau, d ’u n ja rd in m iniature ou d ’u n objet usuel —b rû le-
parfum ou encrier —im itant u n paysage, il s’agit toujours d ’un

409
LES F O R M E S D U VI SI BLE

“m o n d e en p e tit” , c ’est-à-dire d ’u n e réd u ctio n m aîtrisable du


cosmos, u n m onde m inuscule et p o u rtan t total qui reproduit le
grand m o n d e et au sein duquel l’h o m m e p eu t tisser des affinités
com m e tro u v er u n refuge.
Esthétique huichol et esthétique chinoise o n t ainsi en com m un
de fixer com m e o b jectif à l’activité figurative l’ostension de la
m anière d o n t des singularités initialem ent particularisées par leur
nature, leur situation, leur statut, leur apparence, parviennent à
en trer en correspondance, soit term e à term e co m m e dans le
rapport entre m ontagne et eau, soit à l’intérieur d ’un réseau d ’affi­
nités à la tram e plus ample com m e dans le cas huichol, aboutissant
à réduire, dans l’espace de l’image, l’am pleur des discontinuités
qui les singularisent. Est égalem ent co m m u n e aux deux tradi­
tions picturales l’am bition de figurer les liens enchevêtrés entre
m acrocosm e et m icrocosm e, l’image étant perçue n o n seulem ent
com m e un m odèle réduit plus ou m oins iconique de l’univers
d o n t elle réverbère certaines qualités à une autre échelle, mais
aussi com m e l’expression des analogies qui p euvent être décelées
entre les qualités humaines et les propriétés du cosmos. Et pourtant,
les m oyens q u ’elles em ploient l’une et l’autre p o u r parvenir à ces
fins ne sauraient être plus différents. Frontalité com pacte de la
projection m étrique à l’infini optique, saturation du tableau par
des figures bidim ensionnelles im briquées les unes dans les autres,
parti pris de m êler des points d ’observation multiples, distinguent
les nierika contem porains ; tandis que la p ein tu re classique de
paysage, par exem ple celle de la dynastie Song d o n t les connais­
seurs célèbrent les m érites, adopte à l’inverse une construction
projective depuis un point de vue unique à une distance m odérée
ou lointaine, dans ce dernier cas avec un p o in t de fuite décalé
au-dessus de l’horizon, des options formelles qui, à l’exception
de ce dernier trait, sont p lu tô t semblables à celles de la p einture
européenne à partir du x v ie siècle (illustration i l l ) .
Q uelques différences avec Yars nova subsistent néanm oins. La
plus nette est l’usage d ’une géom étrie affine p o u r les édifices qui,
com m e dans l’esthétique japonaise, étirent leurs lignes parallèles
en oblique sans jam ais se rencontrer, contraignant les peintres à
des artifices de com position afin de les disposer dans des paysages
c

111. Automne dans la vallée du fleuve Jaune, attribué à Guo Xi, encre et couleurs sur soie (section d'un rouleau),
XIesiècle

structurés, quant à eux, par une relative convergence des lignes


de fuite. Em ployée ju s q u ’au d éb u t du x x e siècle, une solution
courante consiste à élever la vue en plongée à u n e telle hau teu r
qu’elle fait disparaître, avec la ligne d’horizon, toute nécessité d’une
congruence. U n e autre caractéristique notable de la peinture de
la m ontagne et de l’eau est une franche stratification des plans,
séparés par des vides ou des nuées. D éjà pratiquée au X e siècle par
les peintres des C in q Dynasties, elle est théorisée au siècle suivant
par G uo X i dans son traité sur le paysage, qui recom m ande de
distinguer trois plans, chacun caractérisé par une taille différente
des objets dépeints, depuis les plus petits, au-devant de l’image
et en bas, ju sq u ’aux plus grands, au fond vers le haut, généra­
lem ent des m ontagnes10. D e ce fait, sous ses allures diaphanes,
l’im age acquiert en réalité sa charpente grâce aux espaces in ter­
stitiels manifestes, vides éthérés que parcourent les souffles reliant
le m onde visible au m o n d e invisible, le for in térieu r à l’univers.
C ontrairem ent à l’espace saturé de la figuration naturaliste des
événem ents et des lieux, dans leq u el presque toutes les cases
du dam ier fuyant vers l’infini sont occupées par des figures, le

411
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m o n d e dévoilé par la pein tu re de shan-shui n ’est pas vraim ent


celui du quotidien, il invite à la contem plation de sites parfois
reconnaissables, mais en p e rm e tta n t au le ttré qui les regarde
de s’affranchir de la nécessité de les reconnaître afin de m ieux
é p ro u v er le sen tim en t q u ’ils suscitent en lui d ’u n e p ro fo n d e
connivence avec le cosmos.
Ces différences entre deux m odalités d ’une m êm e géom étrie
représentationnelle —som m e to u te assez m inim es au regard de
celles qui séparent les tableaux huichols des rouleaux de shan-
shui — ont néanm oins frappé d ’emblée les Chinois et les Européens
lorsqu’ils o n t été en situation de com parer leurs traditions icono­
graphiques respectives. C e fut le cas lorsque les jésuites à la fin
du x v ie siècle ten tèren t de convaincre leurs interlocuteurs lettrés
de la supériorité de la costruzione legittima am enée d ’Italie sur les
conventions figuratives en vigueur localement, notam m ent la trans­
form ation parallèle oblique, le p o in t de vue en surplom b et l’éta—
gem ent très m arqué des plans. L ’em pereur à qui M atteo R icci, le
fondateur de la mission, avait fait don de trois toiles “à l’italienne”
semblait partagé entre l’adm iration p o u r la prouesse technique
quasim ent m agique d o n t faisait m o n tre la perspective linéaire
parfaitem ent centrée et le malaise suscité par des droites conver­
geant en un p o in t u n ique où la p einture religieuse européenne
avait situé l’idée et l’image de l’infini divin11. Incarnant lui-m êm e
u n principe de totalisation cosm ique, quoique interne au m onde
d o n t il garantissait l’harm onie, le souverain ne pouvait q u ’être
troublé de rencontrer un autre totalisateur, mais affiché clairement
dans l ’ex tério rité d ’u n e p o sitio n tran scen d an te p o u r laquelle
aucun précédent n ’existait dans l’E m pire du M ilieu. M algré leur
pédagogie courtoise et obstinée, et malgré la traduction en chinois
des Eléments d ’Euclide, les jésuites ne parvinrent jamais à leurs
fins et se résolurent à adopter la transform ation parallèle oblique
de leurs hôtes, notam m en t p o u r figurer des scènes religieuses à
des fins d ’édification, voire p o u r dépeindre des vues profanes,
u n exercice grâce auquel le plus n o tab le d ’en tre ces peintres
acculturés, le p ère G iuseppe C astiglione, a jo u i sa vie durant
d ’une grande considération à la cour des Q ing. Ces ethnographes
avant la lettre avaient eu la sagesse de com prendre au contact de

412
ESPACES C O N J O N C T I F S

la civilisation chinoise que l’idéal de la mimêsis n ’est pas universel,


que l’ém ulation de la vision hum aine ne saurait être le b u t de
toute figuration et que, selon la form ule lapidaire de Su Shi, u n
lettré du X Ie siècle, « discuter de la p einture du p o in t de vue de
la ressemblance form elle (xingsi) n ’est q u ’enfantillage12».
Il est peu probable, au dem eurant, que le m êm e Su Shi, ou un
quelconque autre esthète de la dynastie Song et de celles qui lui
ont succédé, aurait trouvé grand m érite aux nierika huichols ou
aux enluminures romanes si d’aventure il en avait eu connaissance.
Avec le recul, et la hardiesse, que do n n e le regard synoptique du
com paratiste, o n saisit m ieu x toutefois les affinités formelles qui
relient les traditions picturales si diverses de l’archipel analogiste.
L’usage généralisé de la pro jectio n m étrique ou affine à l’infini
o p tiq u e, la stratification des plans, l ’ab on d an ce du vide et la
paucité des objets dans le cas de la pein tu re chinoise de paysage,
s’appliquant toujours à des assemblages d’êtres en situation et n o n
à des figures isolées, d o n n en t à ces associations une autonom ie
presque palpable : ce m onde-là, p o u r reconnaissables que soient
certains de ces élém ents, n ’est pas celui du quotidien. Lorsque,
cas le plus fréquent, l’im age est construite à partir de points de
vue m ultiples, les options form elles que l’on vient de v oir lui
d o n n en t un polycentrism e qui contribue à la constitution d ’une
sorte de m étaobjectivité, chaque objet dépeint devenant un foyer
indépendant qui exige de ce fait d ’être raccordé à ses voisins par
autre chose que le regard u n ificateu r du spectateur. Le grand
contraste interne à la figuration analogiste passe par le m écanism e
em ployé afin de réaliser ce raccord entre les objets : soit o n le fait
apparaître en disposant les motifs les uns par rapport aux autres
dans u ne logique interne à la com position de l’image, soit l’on
rend visibles les liens existants entre les choses dans le m onde réel
qui sert de réfèrent, et il faut alors reproduire de la façon la plus
vraisemblable possible le volum e et la situation des objets les uns
par rapport aux autres. A u trem en t dit, afin de rendre percep­
tibles les correspondances entre les singularités dont le inonde
est com posé, il faut ou b ien injecter de la cohérence formelle
dans l’im age — op tio n bidim ensionnelle adoptée, par exemple,
par l’art égyptien, par les enlum inures rom anes ou persanes, ou

413
LES F O R M E S D U VI SI BLE

par les nierika huichols —, ou b ien s’attacher à restituer fidèlem ent


la cohérence du m onde, mais en se refusant le concours de la
construction projective, c’est-à-dire l’introjection de la subjectivité
du spectateur —op tio n tridim ensionnelle plus rare q u ’illustrent
le style japonais yamato-e, les vases grecs, la pein tu re tibétaine ou
certaines fresques mayas. E n adoptant la construction projective
p o u r “la m ontage et l’eau” , mais en la déniant aux bâtim ents,
la C h in e a poussé u n p eu plus loin ce dernier choix sans céder
p o u r autant à l’illusion que la plénitude des choses pouvait être
décrite en m athém atisant l’espace.
10.

Jeux de rôles

Les images ne s’animent pas seulement parce qu’on leur reconnaît


la m êm e disposition à pro d u ire des effets que les êtres d o n t elles
sont le substitut, à l’instar de la tsantsa ou du m asque wauja, ou
parce que l’on rep ro d u it à travers elles l’écho de l’agent qui les a
causées, ainsi que le fo n t les A borigènes en incarnant des indices
des êtres du R êv e. Par-delà leu r m anifestation com m e u n foyer
p u ta tif d ’in ten tio n s à déchiffrer o u co m m e u n e trace encore
im prégnée de la puissance de ceux qui l’o n t produite, les images
peuvent aussi jo u ir d ’une vie au tonom e parce q u ’elles sem blent
se conform er au rôle social stipulé p o u r elles par analogie avec
ceux que rem plissent les hum ains. C orresp o n d en t to u t à fait à
ce m ode d ’existence les figurations des divinités qui pullulent
dans l’archipel analogiste, à la fois parfaitem ent hum aines dans
les com portem ents attendus d ’elles —elles o n t faim, s’em p o rten t
contre leurs fidèles, se jalousent les unes les autres - et chargées
chacune d ’assurer le b o n fonctionnem ent d ’un secteur du m onde,
de la prospérité d ’u n village à la course du soleil, en coopérant
entre elles et avec les hum ains dans les actions concertées vers
lesquelles ces derniers les guident. Inertes assez souvent, mais
fidèles en général aux caractéristiques de l’être q u ’elles o n t p o u r
mission de représenter, ces idoles sont réputées suivre des règles
de com portem ent déchiffrables car calquées sur celles qui m euvent
les hum ains : en Egypte ancienne ou dans l’Inde contem poraine,

415
LES F O R M E S D U VI SI BLE

on les nourrit, on les lave, on les vêt, on les traite, malgré leur
ém inence et la révérence qui leu r est due, com m e si elles étaient
vivantes et, sous certains aspects, à la façon d ’autres com posantes
du collectif cosm ique d ’hum ains et de non-hum ains auquel elles
appartiennent. C ontrairem ent aux images animistes et totémiques
d o n t la puissance d ’agir est déclenchée au coup par coup, les
idoles analogistes sont actives en p erm anence, en ce sens que
la capacité qui leur est prêtée de se conduire com m e m em bres
d’u n collectif social n ’est pas dépendante des seules circonstances
dans lesquelles les hum ains les tien n en t effectivem ent p o u r des
partenaires aux attentes déchiffrables : m êm e quand on ne leur
do n n e pas à boire ou à m anger, m êm e quand on ne guette pas
u n signe de leur courroux ou de leur assentiment, elles persistent
sans heurts dans leur être de divinités. Toutefois, l’aptitude d ’une
im age à p erp étu er le rôle coactif qui lui est assigné dans la vie
d ’une com m unauté gagne à être renforcée par des manifestations
de son agence qui puissent devenir visibles par tous en certaines
circonstances. P o u r dissiper le soupçon toujours prêt à surgir que
l’autonom ie des divinités figurées n ’est après to u t que l’accomplis-
sem ent du program m e d ’action que leurs dévots leur o n t fixé, il
peu t être opportun de rendre ostensible cette autonom ie dans une
sorte de théâtralisation paroxystique de ce qui les fait ressembler
à des hum ains. Les exem ples en sont si n o m b reu x que le choix
des illustrations s’avère difficile, aussi le lecteur devra-t-il souffrir
l’arbitraire de l’échantillon lim ité que je présente.
O n a évoqué au chapitre 8 les poupées tihu figurant des Katsinam
que les H o p i avaient coutum e d ’offrir aux enfants à l’occasion des
cérém onies du déb u t de l’été lors desquelles ils p ren n en t congé
chaque année de ces esprits. R appelons que les Katsinam form ent
une p opulation de plusieurs centaines d ’êtres m ultiform es dont
chacun incarne une caractéristique du cosmos hopi, distingué par
des qualités qui lui sont propres et que personnifient des danseurs
masqués et costumés au cours des n o m b reu x rites qui scandent le
calendrier liturgique. Tandis que les H o p i décrivent les Katsinam
incarnés par des hum ains com m e la m anifestation physique réelle
de ces esprits, les poupées qui les figurent ne représentent q u ’u n
aid e-m ém o ire p o u r enseigner les attributs de ch acu n d ’entre
J E U X DE R Ô L E S

eux, objets parfois d ’u n attach em en t com m e p eu t l ’être to u te


poupée p o u r u n enfant, mais d o n t l’expression dem eure dans la
sphère intim e des affects et du je u (illustrations 9 0 et 91). B ien
différentes de ces poupées, qui constituent u n peu l’équivalent
d’une collection anthropom étrique appliquée aux esprits, sont les
grandes m arionnettes que les H o p i m anipulent dans de véritables
spectacles rituels et d o n t to u t le m o n d e s’accorde à dire q u ’elles
sont “vivantes” . O n s’attardera u n m o m en t sur celles nom m ées
Sa’lakwmanawyat, “D eux-Jeunes-Filles-Sa’Weo” , do n t les descrip­
tions sont rem a rq u ab lem en t co n co rd an tes depuis le p rem ier
tém oignage extérieur publié en 1881 ju s q u ’au plus récent, celui
d ’A rm in G eertz rapportant une cérém onie observée à H otvela
en 1979 ; c ’est ce dernier, le m ieux d o cu m en té et le plus précis,
qui fournira le fil co n d u cteu r des analyses qui suivent1.
La séance où interviennent les marionnettes S a’lakwmanawyat fait
partie d ’un cycle rituel du m ois de mars, angkwati, qui com porte
m aints épisodes, d o n t la p lu p art o n t à v o ir avec la fertilité, le
succès des semailles de maïs et l’espoir que des pluies de printem ps
et d ’été v ie n n en t arroser cette rég io n p articu lièrem en t aride;
s’enchaînent ainsi jo u r après jo u r des courses cérém onielles, des
déam bulations dans le village de masques m onstrueux, des distri­
butions de cadeaux aux enfants, des processions et des pantomim es
de Katsinam, et la plantation de maïs dans des jardins m iniatures
au cœ ur des kivas, ces cham bres cérém onielles sem i-souterraines
typiques des civilisations pueblos. Le m om ent venu p o u r la séance
de m arionnettes, et après une péram bulation des Katsinam autour
des kivas du village, les parrains de la cérém onie ap p o rten t de
grandes quantités de n o u rritu re à la kiva de la confrérie K w an où
doit se dérouler l’événem ent. Vers la fin de l’après-m idi, to u t le
village se précipite dans la kiva plongée dans l’obscurité, mais où
règne une assourdissante cacophonie de sifflements, d ’appels, de
grognem ents, se m êlant aux m urm ures de l’auditoire, aux rires
étouffés des enfants et aux chants des K atsinam en train d ’ins­
taller le décor. La lum ière se fait soudain au son de la m usique
et des tam bours, découvrant la scène. Le fond est form é d ’une
toile peinte figurant deux portes do n t les cham branles sont aux
couleurs de l’arc-en-ciel, au to u r desquelles sont distribués des
LES F O R M E S D U VI SI BLE

motifs atm osphériques et stellaires : une lune gibbeuse, une étoile


à cinq branches, le bouclier du soleil, des nuages d ’où sortent des
éclairs, deux bécasses... Le long de la bordure supérieure de la toile,
deux autres bécasses, en bois pein t cette fois, font des v a-et-vient
en piaillant; au-dessus d ’elles, et apparaissant à m i-corps derrière
l’écran, le Katsina céleste Sootukumangw (“E toile-C um ulus”) lance
des éclairs avec son bras articulé (illustration 112). U n e dizaine de
Katsinam chantant le “ chant de l’installation” o n t pris position de
part et d ’autre de la scène, devant laquelle on aperçoit les deux
m arionnettes debout, revêtues de costum es colorés et de coiffes
tabletas à l’architecture com pliquée, agitant leur bras au rythm e
de la m usique2. Lorsque les K atsinam e n to n n en t le “ chant de la
m o u tu re ” , les m arionnettes s’agenouillent p o u r m o u d re le maïs
en roulant le pilon d ’avant en arrière sur le m o rtier de pierre,
puis elles l’essuient de la m ain et se passent la farine sur le visage,
ainsi que le font les femm es ho p i en pareilles circonstances. La
céré m o n ie s’achève avec u n e d istrib u tio n de farine à l’assis­
tance. D ans une variante observée par Léo C râne à W alpi dans
les années 1920, où un cham p de maïs m iniature avait été planté
devant les m ortiers, u n serpent en bois articulé circulait à vive
allure entre les petits épis3.
T ous les tém oins co ncordent sur le constat que la perform ance
des S a ’lakwmanawyat captive l’attention des spectateurs, petits et
grands confondus, leur in térêt constam m ent te n u en éveil par
u n e m ise en scène pleine de rebondissem ents. Il n e fait donc
guère de d oute q u ’il s’agit d ’u n véritable spectacle d o n t tous les
ingrédients sont choisis, de la lum ière à la m usique, p o u r divertir
et enchanter. Son sym bolism e est par ailleurs transparent. Les
images, la décoration, les paroles des chants, p o in ten t toutes vers
la célébration de la fertilité des récoltes et des fem m es : les deux
jeu n es filles m oulant le maïs sont pubères, prom ises à l’enfan­
te m e n t; les bécasses (patro), oiseaux fréq u en tan t les bords de
l’eau, présagent un été hum ide ; l’iconographie de la toile de fond
figure le reto u r des saisons, les orages et la pluie ; le “ chant de
la m o u tu re ” évoque par des allégories poétiques le bienfait des
averses torrentielles et la bienveillance des divinités à l’endroit
des H o p i; le maïs, source de vie, est om niprésent; bref, toutes

418
112. Les deux marionnettes hopi Sa'lakwmanawyat sur la scène de la kiva entourées des Katsinam masqués,
Hotveia, troisième mesa, Arizona, 1979

ces référen c es p lus o u m o in s ex p licites p o in te n t vers u n e


c é ré m o n ie de p ro p itia tio n agricole c o m m e il en existe ta n t
dans Faire indigène du maïs. E t p o u rtan t, dans ce divertissem ent
ritualisé et sans piété apparente, les images en peuplier am éricain
de deux jeunes filles «vivent» ; les gens savent « q u ’elles sont faites
de bois», com m e l’écrit A rm in G eertz: «mais com m e on m e l’a
dit [...] ces m arionnettes étaient vivantes [durant le spectacle]
et elles sont tou jo u rs vivantes»4. M ieux, elles relèvent du “Je
sais b ie n ... mais quand m ê m e ” , m oins au sens freudien du déni
d ’u n e réalité p ertu rb an te q u ’O ctav e M an n o n i a exploré, que
com m e cette sem i-illusion consentie qui nous fait croire à ce que
nos sens nous révèlent sans p o u r autant nous inciter à croire que
leur tém oignage est v éridique5.
D ’où vient cette paralysie déductive qui p eu t tous nous affecter
à l ’o ccasio n ? D ans l ’arch ip el analogiste, elle est d u e le plus
souvent à ce que la vérité des d ieux résulte au p rem ier c h e f du
respect des règles, g énéralem ent rituelles, p ar le biais desquelles
on interagit avec eux et qui, en conséquence, les fo n t advenir
LES F O R M E S D U VI SI BLE

pragm atiquem ent à l’existence. R ie n de m oins vitaliste que cette


vie-là : si tous les m ots o n t bien été p rononcés, si tous les gestes
o n t b ien été accomplis, si tous les objets m édiateurs o n t bien été
m obilisés, alors ém ergent de ces opérations des agents sociaux
légitim es d o n t les traits v o n t peu à peu se préciser, à l’instar d ’un
paysage de m o n tag n e se dévoilant par bribes à m esure que se
dissipe la b ru m e. E t c ’est b ien ce qui se passe avec les m ario n ­
nettes S a ’lakwmanawyat. D ans les term es m êm es des H o p i, leur
co n fectio n équivaut à u n e gestation: le sculpteur d oit je û n e r
com m e une p artu rien te et, une fois la m ario n n ette achevée, il
la confie à u n e m ère adoptive qui la place entre ses cuisses en
sim ulant u n a c c o u c h e m e n t; elle lui lave ensuite les cheveux
et lui d o n n e u n n o m ainsi q u ’on le fait avec les nouveau-nés.
Ces deux actions sont répétées après chaque spectacle par une
p a re n te clan iq u e du m a rio n n e ttiste , laq u elle fo rm e avec ce
dern ier u n e sorte de couple adoptif, défini co m m e le « père » et
la «m ère» de la p o u p ée par u n H o p i de H otvela, qui rajoute
à leu r p ro p o s: « [...] parce q u ’ils les o n t faits et o n t accom pli
les rites co m m e s’ils leu r avaient d o n n é naissance, ils croient en
eux [...], ils ren o u v elaien t la vie en faisant cela6». Il faut traiter
les m arionnettes avec soin, ne pas trop les co n trarier à l’instar
des enfants véritables, d ’autant q u ’elles peu v en t être malicieuses :
elles gloussent, elles p èten t et p in cen t le derrière des fem m es en
train de m o u d re le maïs. S u rtout, elles sont des interm édiaires
à qui l’on dem ande des faveurs parce que « bien q u ’elles soient
des im itations, elles savent quelque chose de la vie7». C o n tra i­
re m e n t aux m asques am azoniens ou y u p ’ik, les m arionnettes
ho p i n ’e m p ru n te n t pas u n e in tério rité n o n h u m a in e activée
épisodiquem ent, elles in carn en t en p erm an en ce u n n œ u d du
réseau des relations entre hum ains et de ceu x -ci avec les esprits
et les divinités, n œ u d qui p e u t certes être mis en scène de façon
spectaculaire, mais d o n t la p e rtin e n c e d em eu re in tacte dans
l ’intervalle séparant les exhibitions de ces petits personnages,
tant q u ’on leur reconnaît une dignité existentielle par la m anière
d o n t on s’occupe d ’eux.
P o u r p e u que les m o u v e m en ts an im an t des figurations de
non-hum ains puissent être déchiffrés par analogie avec ceux qui

420
J E U X DE R Ô L E S

caractérisent des interactions ordinaires entre hum ains, il n ’est


m êm e pas nécessaire que ces figurations évoquent de façon très
précise l’apparence supposée des êtres q u ’elles représentent. Plus
que sa ressemblance à u n p rototype, c’est le co m p o rtem en t de
l’im age et les circonstances au cours desquelles elle in terv ien t
dans la vie collective qui v o n t l’identifier et rendre m anifeste
sa puissance d ’agir, u n p h én o m èn e certes très général, mais qui
prend u n ,relief particulier dans l’archipel analogiste du fait de la
propension qui y règne à prêter vie à des artefacts dès lors qu’on les
traite selon les conventions régissant les conduites entre hum ains
en vigueur dans les collectifs où ils interviennent.
D enis V idal en offre u n excellent exem ple lo rsq u ’il analyse la
façon d o n t les divinités locales interagissent entre elles et avec les
villageois dans les régions m ontagneuses de l’H im achal Pradesh,
É tat du n o rd de l’Inde b o rd an t le T ib e t8. C o m m e ailleurs en
Inde, les divinités font l’objet d ’une vénération dans leur tem ple
sous les espèces d ’une im age (mürti) figurant leurs attributs, mais
aussi sous u ne form e m obile transportée par leurs dévots le long
de parcours cérém oniels. Dans cette région, on utilise p o u r ce
faire de petits palanquins d o n t la superstructure, surm ontée d ’u n
dais circulaire rich em en t o rné, est tapissée de tissus brodés sur
lesquels so n t disposés des m asques en m é tau x p récieu x d o n t
l’u n figure la divinité. Les perches so u ten an t le palanquin sont
très flexibles, en sorte que le m o in d re m o u v em en t des porteurs
im prim e à celui-ci des oscillations q u ’ils paraissent avoir le plus
grand m al à m aîtriser, et que les dévots in terp rète n t co m m e des
indices de ce que la divinité est b ien présente dans son véhicule
p u isq u ’elle guide la m arche des hom m es de h aute caste qui se
relayent p o u r la p o rte r en le u r in d iq u an t la d irectio n que son
im age souhaite em prunter. D u reste, les balancem ents suggestifs
du palanquin ne s’adressent pas q u ’aux porteurs. Ils co nstituent
m êm e u n langage des gestes qui p e rm e t à tous de dialoguer
avec la div in ité : si elle reste im m o b ile q u an d o n la sollicite,
elle est indifférente ou indisposée ; si elle s’agite de façon désor­
d onnée, c ’est u n signe de colère, tandis que des m ouvem ents
vifs et rythm és in d iq u en t la satisfaction ; en s’inclinant de façon
vive et répétée vers qui sollicite son approbation, elle manifeste

421
LES F O R M E S D U VI SI BLE

que celle-ci lui est accordée ; s’éloigner du dévot qui l ’interroge


ou se p e n c h e r en sens inverse signifie u n refus alors que des
m ou v em en ts alternés, vers lui et en sens inverse, tém o ig n en t
de sa perplexité. O u tre ce m o d e de co m m u n icatio n par gestes,
les villageois o n t aussi la faculté de reco u rir à des m édium s qui
p a rle n t au n o m de la d iv in ité p o u r ré p o n d re au x questions
q u ’on lui pose.
Q u e les divinités villageoises de l’H im achal Pradesh aient un
co m p o rtem en t an th ro p o m o rp h e n ’est guère surprenant si l’on
songe q u ’elles sont de véritables personnalités locales. Connectées
les unes aux autres p ar u n dense réseau de liens de p aren té
et de vassalité, elles d étien n en t des droits fonciers, ren d en t la
justice, fixent les dates du calendrier agricole et in terv ien n en t
dans la plupart des aspects de la vie des hum ains. U n e anecdote
p erm ettra d ’en ju g e r9. Lors de la fête annuelle consacrée à la
divin ité d ’u n village, et en p résen ce de trois autres divinités
des environs venues avec leurs dévots, u n habitant se plaint à
celle-ci de la m o dicité de la rém u n ératio n qui lui est allouée
p o u r co llecter en h au te altitu d e u n e fleu r indispensable à la
cérém onie. D ’abord sourde à ses récrim inations, la divinité finit
par acquiescer à la proposition faite par son officiant (püjâri) de
dou b ler la som m e. Mais l’h o m m e n ’est toujours pas satisfait et
exige u n e réponse par l ’interm édiaire d ’u n m éd iu m , lequel lui
co m m u n iq u e que la divinité ne reviendra pas sur sa décision.
Le plaignant co n tin u e d ’ergoter, tant et plus q u ’une divinité en
visite lui en joint par l’interm édiaire de son m éd iu m de m ettre
fin à l’incident, ce à quoi il finit par consentir, à contrecœ ur. Sur
ces entrefaites, d ’autres habitants du village saisissent l ’occasion
p o u r se plaindre aussi à leu r divinité, laquelle d o n n e alors tous
les signes d ’u n co u rro u x extrêm e : elle s’agite furieusem ent, puis
regagne son sanctuaire, privant la foule des danses et des festi­
vités qui devaient o ccu p er la nuit, tandis que les divinités en
visite m anifestent leur solidarité avec leu r consœ ur offensée en
regagnant leurs villages respectifs. Les divinités et leurs images
tie n n e n t le p rem ier rôle de cette trag ico m éd ie him alayenne.
N o n q u ’elles écrasent to u t de leu r transcendance altière; elles se
plient au contraire aux usages des hum ains parm i lesquels elles

422
J E U X DE R Ô L E S

résident — en fixant des gages, en ten tan t d ’arbitrer u n conflit


(entre hom m es de hautes et de basses castes), en m anifestant des
sentim ents de dédain, de colère ou d ’esprit de corps, bref, en
réagissant à des conduites com préhensibles dans la sphère sociale
des villageois par des actions que ces derniers n ’auront eux-m êm es
aucun mal à com prendre. Alors que les m arionnettes S a ’lakw­
manawyat se v o ie n t cantonnées au répertoire lim ité de l’enfant
espiègle, les divinités de l’H im achal Pradesh, assujetties à l’im m a­
nence industrieuse du polythéism e hin d ou , doivent assumer le
poids de la polyvalence des fonctions q u ’o n leur assigne. Q u el
que soit le m oyen par lequel elle devient sensible, l’agence des
divinités procède ici de ce que ces dernières, habilitées à exercer
le genre de charges dévolues aux notables dans la vie locale,
doivent faire “b o n n e figure” à travers leurs images, y com pris
lorsque l’on p o rte atteinte à leu r dignité.
Il est du reste habituel en Inde de faire b ouger les images des
divinités, mais p o u r des raisons qui peu v en t différer de celles que
l ’o n vient de voir. C ’est ce que m o n tre b ien l’enquête eth n o ­
graphique d ’E m m an u el G rim au d sur les théâtres d ’autom ates
divins de B om bay10. Il s’agit de plates-form es m obiles créées par
des artisans spécialisés à l’occasion du festival annuel consacré à
G anapati (ou G anesh). Elles associent à une grande statue du
dieu à tête d ’éléphant installée en position centrale u n assem­
blage de m aquettes, d ’effigies animées, de m odèles réduits, de
m achines entre lesquels s’affairent des assistants hum ains au son
d ’u ne m usique assourdissante et de bruitages divers. Ces chars
rituels, équivalents ostentatoires des palanquins de l’Him alaya,
héritent d ’une tradition bien établie de «trucages mythologiques»
développés dans des ateliers o ù l’on rivalise d ’ingéniosité p o u r
sim uler le m o u v em en t des autom ates exposés avec des m oyens
m écaniques très élémentaires. O r, par contraste avec les divinités
m ontagnardes, G anapati est le seul sur la plate-form e à ne pas
se m o u v o ir, cette im m o b ilité étan t u n e c o n d itio n essentielle
p o u r que son darshan, la vue que l’on p rend de son image, soit
bénéfique aux dévots qui le co n tem p len t. L ’idole rich e m en t
ornée, ses quatre bras disposés dans une attitude gracieuse, doit
dem eurer statique afin de transm ettre aux spectateurs le sentim ent

423
1
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de sérénité épanouie et d ’impassibilité maîtrisée qui fait d ’elle le


p iv o t du m icrocosm e s’agitant au to u r d ’elle sur la plate-form e.
O n aura reconnu là une im age typique de l’archipel analogiste : la
puissance d ’agir s’est déplacée depuis un agent ém inent s’activant
dans u n réseau d ’hum ains et de non-hum ains vers u n réseau de
m êm e nature, mais beaucoup plus ample, et d o n t le dynam ism e
pro v ien t d ’u n agent im m obile. C e n ’est plus une divinité locale
qui répond, ou no n , aux attentes de ses dévots, c ’est u n principe
totalisateur plus élevé dans la hiérarchie divine qui ordonne autour
de sa plénitude impassible des élém ents disparates d o n t il rend
m anifeste le tissu des correspondances. C ar chaque char p orte
u n message cosm opolitique en évoquant dans sa scénographie
ce que G rim aud appelle u n « co sm o -p ro b lèm e» , de l’am éna­
gem ent urbain aux politiques publiques de santé. E n accum ulant
auto u r de l’im age de G anapati des choses en apparence h étéro ­
clites qui se m eu v en t len tem en t en lien les unes avec les autres,
les créateurs de la plate-form e fo n t «se connecter le cosmos, la
pollution, la nation, la famille, les bidonvilles, la corru p tio n et
les inondations», autre m oyen, efficace s’il en est, de brancher le
m acrocosm e au m icrocosm e sous la calme autorité d ’une figure
reveree 1 1 .
' ' '

Les images analogistes paraissent souvent très “ressemblantes” :


la tête de Ganesh est bien im m édiatem ent reconnaissable com m e
celle d ’u n éléphant, les m ario n n ettes des je u n es filles S a ’lako
possèdent bien les caractéristiques habituelles du Katsina q u ’elles
représentent, l’im age allégorique de B éhanzin com m e h o m m e-
re q u in n ’év o q u e pas g ra n d -c h o se de l ’ap p aren ce d u ro i du
D ahom ey, mais la tête du squale est b ien identifiable. D o it-o n
voir là u n m oyen d ’im p u ter une puissance d ’agir aux images en
jo u a n t sur l’illusion q u ’elles sont des copies à l’identique de l’être
anim é q u ’elles figurent, im bues en conséquence d ’u n e agence
analogue à la sienne? Il n ’y aurait alors pas de différence réelle
entre le m o d e d ’an im atio n des im ages p ro p re à la figuration
analogiste et celui d o n t on verra q u ’il dom ine le régim e natura­
liste. C ette coïncidence paraît p o u rtan t douteuse. R em arq u o n s
d ’abord que, dans la m esure où les images analogistes figurent
le plus souvent des êtres que personne n ’a jam ais vus sous leur

424
J E U X DE R Ô L E S

form e originelle, p o u r autant que celle-ci existe indépendam m ent


de son instanciation dans u n artefact, il est malaisé d ’apprécier
le degré d ’adéq u atio n m im étiq u e entre l’év en tu el p ro to ty p e,
d o n t o n ne connaît généralem ent que les attributs, et la repré­
sentation qui en est donnée. S urtout, là où il est le plus notable
dans l ’archipel analogiste, l ’idéal m im étiq u e n ’est pas d o n n é
com m e une fin en soi, il n ’est surtout pas considéré com m e le
seul m oyen de conférer u n e puissance d ’agir aux images. Plus
im portant sans do u te p o u r atteindre cet o b jectif est, là encore,
le traitem ent auquel elles sont soumises afin que leur fonction
substitutive se déploie dans u n cadre d ’habitudes prescrites et de
rôles sociaux d o n t le b o n accom plissem ent est indispensable à
leur vraisemblance. D u fait de l’im pression saisissante de présence
q u ’elles dégagent, les statues des saints hom m es du bouddhism e
japonais p rém o d e rn e sont u n e b o n n e illustration de ce faux-
sem blant de l’illusion m im étiq u e12.
D ans le Japon médiéval, les abbés des m onastères bouddhiques
étaient souvent des figures charism atiques d o n t la m o rt pouvait
m e ttre en péril la stru ctu re et la co n tin u ité de la co m m u n au té
m onastique, raison p o u r laquelle o n perpétuait leur présence par
des portraits ju s q u ’à ce q u ’u n successeur soit intronisé. D ’abord
installé dans les quartiers du disparu et traité en to u t point com m e
s’il était la perso n n e en co re en vie q u ’il figurait, le p o rtrait était
transporté dans u n e galerie après l’installation du n ouvel abbé,
où il était h o n o ré et v én éré en com pagnie des images d ’autres
saints hom m es d o n t la v ertu et la sagesse co n tin u aien t d ’irriguer
la piété des m oines. Ces portraits (chinzô ) étaient vus com m e
“vivants” parce que to u t im prégnés de l’esprit de la personne
d o n t ils m atérialisaient l ’énergie spirituelle, une incarnation qui
passait d ’ab o rd p ar u n acte v o lo n taire d ’au to -p ersu asio n des
spectateurs ; co m m e le disait à ses disciples le “ m o in e rêv eu r”
M yôe, l’un des maîtres de l’école K egon au début du x m e siècle,
« quand vous pensez à u n ob jet sculpté en bois ou dessiné dans
une p ein tu re com m e u n être vivant, alors il est v iv an t13». Mais
l’o n tentait aussi de rep ro d u ire le plus fidèlem ent possible les
traits du m odèle et son allure générale, par exem ple en utilisant
du cristal de ro ch e p o u r figurer ses y eu x et ses ongles o u en

425
1
LES F O R M E S D U VI SI BLE

se servant de ses propres ch eveux p o u r l’en coiffer ou confec­


tio n n e r sa barbe et ses sourcils. Il était co m m u n aussi d ’in co r­
p orer dans l’in térieu r des statues des déchets corporels du défunt
— rognures d ’ongle, cheveux, cendres de sa crém atio n — afin
que, p ar m éto n y m ie, sa substance anim e la form e de sa figure.
La recherche de l’id en tité la plus p ro fo n d e entre le corps actuel
et son im age passait aussi p ar la p ratiq u e, attestée en C h in e
dans le b o uddhism e chân dès le p rem ier m illénaire et u n peu
plus tard au Japon, consistant à préserver u n saint h o m m e en
m o m ifia n t son cadavre puis en l ’end u isan t de laque, parfois
en le reco u v ran t de feuilles d ’or, afin de l ’exposer à la vue et
à l ’adoration des dévots14. A u Jap o n , il arrivait m êm e que des
m aîtres se transform ent de leu r vivant en u n e “icô n e de chair”
en se p riv an t ju s q u ’à la m o rt de to u te n o u rritu re , horm is du
cinabre et des pignons de p in p o u r favoriser la déshydratation,
p aisib lem en t assis en p o sitio n m é d itativ e au m ilieu de leurs
disciples. C onservé au sec, le u r corps achevait d ’être m om ifié
après quelques années, puis il était laqué, parfois doré, et placé
dans des galeries de p ortraits (Zen-chen yuan) où cette im age
incarnée, indice de leu r présence et icône de leu r apparence,
faisait l’objet d ’un cu lte15.
P ar-d elà ce fanatism e m im étiq u e, toutefois, ce qui c o n tri­
buait vraim ent à p o u rv o ir les images des maîtres du Z en d ’une
puissance d ’agir physique et spirituelle bénéfique était la m anière
d o n t o n s’occupait d ’elles co m m e si elles étaient vivantes. Les
statues étaient habillées, nourries et portées en procession, mais
aussi emplies de reliques, de textes sacrés et d ’objets liés à la vie
du personnage figuré, ce qui donnait à son effigie une densité
biographique concrète propre à renforcer son autonom ie agentive.
Il était égalem ent d ’usage de placer dans la statue des rep ro d u c­
tions en tissu des cinq viscères (cœur, foie, poum ons, rein, rate),
m anière de lui restituer une partie de sa vie organique, mais aussi
et surtout de la faire entrer en résonance avec les cinq éléments
cosmiques (feu, vent, eau, terre, éther), les cinq couleurs (jaune,
blanc, rouge, noir, bleu), les cinq sagesses, et to u t u n cortège
d ’autres découpes bouddhiques du corps, du cosmos et du savoir
en cinq parties. O n a u n e idée précise de la nature de ces objets

426
J E U X DE R Ô L E S

grâce à l’inventaire fait en 1955 du trésor que renferm ait la statue


du m oine Eizon, le fondateur de l’école Shingon-risshü et sans
do u te la personnalité religieuse la plus illustre de la région de
N ara au x m c siècle. Exposée au tem ple Saidaiji, où E izon avait
officié une grande partie de sa vie, la statue en bois date de 1280
environ et le représente assis en tailleur, le visage à la fois serein
et em preint d ’u n e rem arquable expressivité, p o rtan t u n am ple
vêtem ent dont le drapé fluide a été reproduit avec virtuosité par le
m aître sculpteur Z en sh u n et ses assistants (illustration H 3 ). O u tre
des inform ations sur les raisons de la com m ande de la statue et
les circonstances de sa réalisation, celle-ci contient de n o m b reu x
docum ents, probablem ent calligraphiés de la m ain d ’Eizon, do n t
des mandalas, des préceptes du b o u ddha Sàkyam uni Tathâgata,
principale source d ’inspiration du m oine, mais aussi les cendres de
ses parents dans une po ch ette de brocart, accom pagnée de v œ ux
p o u r que leurs restes insém inent son corps de substitution, ainsi
q u ’un reliquaire m iniature en bronze doré affectant la forme d’une
pagode gorintô (un édifice superposant cinq formes géom étriques
distinctes correspondant aux cinq élém ents), lequel recèle des
fragments sacrés de la dent de Sàkyamuni, m oyen de s’assurer que
l’efficacité indicielle de cette relique se com m uniquera à l’effigie
et augm entera d ’autant le p ouvoir spirituel qui en émane. Last but
not least, l’intérieu r de la tête de la statue abrite derrière le front
une petite bobin e de fil de cuivre et d ’argent représentant Yürnâ
de l’abbé, le signe habituellem ent visible de la sagesse d ’un saint
ho m m e illum inant le m o n d e com m e u n rayon, dissimulé ici aux
regards et fo n ctio n n an t p o u rtan t, selon la form ule de H elm u t
B rinker, com m e «un ém etteur haute-fidélité de son charism e16».
Le “réalisme” de la statue, frappant de nos jours par sa m odernité
apparente, n ’est ainsi qu’un élément parmi bien d’autres concourant
à son activation. Plus im portants sans do u te sont les n o m b reu x
filaments qui la connectent, au m oyen d ’un double m o u v em en t
d ’englobem ent et d ’intériorisation, à une parentèle étendue, au
réseau des correspondances entre m acrocosm e et m icrocosm e,
à u ne tradition religieuse, à ses textes et à ses figures d ’autorité.
L ’e n v iro n n e m en t im m éd iat jo u e sa part dans cette entreprise
de m ultiplication des branchem ents, tel le m o n u m en t funéraire

427
113. Statue d'Eizon par Zenshun et des assistants, bois peint, vers 1280
J E U X DE R Ô L E S

d’E izon en form e d ’u n e pagode gorintô de plus de trois m ètres


de h a u t qui, à p ro x im ité de la statue, fait éch o au reliquaire
m iniature q u ’elle abrite. L’environnem ent social constitué par les
plus proches est n o n m oins im portant. Dans la statue d ’un m aître
du Shingon contem porain d ’Eizon, Shinchi Kakushin, on a ainsi
trouvé un cylindre de b ronze doré co ntenant ses cendres sur la
paroi duquel est gravé le n o m de soixante-huit de ses disciples,
lesquels form en t au to u r de son auguste substance com m e une
phalange pro tectrice to u t en étan t eu x -m êm es nichés à l’abri
de son effigie17. C e dispositif d ’en g lo b em en t m u tu el brouille
la frontière entre l’in térieu r et l’extérieur, entre le m odèle et sa
représentation, en tre la p erso n n e et son en to u rag e; il p erm et
de conserver le caractère u n iq u e d ’u n individu q u ’incarne son
icône, reconnaissable en tre toutes dans la galerie de portraits
des saints hom m es, to u t en diffractant cette singularité dans les
m aillons d ’une chaîne m ultiséculaire de m aîtres et d ’adeptes.
C om m e ailleurs aux quatre coins de l ’archipel analogiste, dans
les autels des ancêtres, les théâtres de divinités ou les séances
d ’exorcism e, le caractère opératoire de l’im age ne procède pas
tant ici de la fidélité parfois troublante à ce q u ’elle dépeint que
de son insertion dans des réseaux de socialisation ritualisée où
elle devient u n relais d ’autres causalités agissantes plus anciennes
ou plus am plem ent distribuées.
T
Q u atrièm e partie

SIMULACRES

« Il n ’y a pas de choses plus o u m o in s p récieuses, la ro b e


c o m m u n e e t la v o ile e n e lle -m ê m e jo l ie s o n t d e u x
m iro irs du m ê m e reflet. T o u t le prix est dans les regards
d u p e in tre . »
M arce l P ro u st, L e Côté de Guermantes II I1
11.

Face au m onde

C onstater que les hum ains parlent, que leurs messages sont plus
divers que les chants des oiseaux ou les hurlem ents des loups,
que leur conscience d ’eux-m êm es est p eu t-être m ieux assurée
que celle d ’une aubépine ou d ’u n nuage ; mais ne pas m anquer
de s’apercevoir égalem ent que, com m e les anim aux, il leur faut
boire et m anger p o u r vivre, et copuler p o u r se survivre, que leur
trajectoire lorsqu’ils ch u ten t est aussi prévisible que celle d ’une
pierre et que leur chair m o rte se change en hum us ; toutes ces
évidences banales qui s’im posent au coup par coup deviennent,
lorsqu’elles sont alignées de façon m éthodique et transformées en
système, l’armature d’une ontologie originale que personne n ’avait
imaginée dans toutes ses ramifications avant que les M odernes n ’en
explicitent les principes. U n p o in t de vue naturaliste com m ence
en effet à po in d re en E u ro p e à p artir du x v n e siècle, dans les
textes des philosophes et des savants, com m e dans les références
do n t les élites agrém entent leur correspondance et leur conver­
sation, p oint de vue qui ne prendra u n e form e achevée que deux
siècles plus tard avec l’invention de la n o tio n de culture et l’appa­
rition des sciences qui en traiten t1. D u ran t cette période, une
perception sélective des qualités du m o n d e acquiert peu à peu
une certaine consistance en s’appuyant sur deux genres d ’infé-
ren ce com plém entaires : les h um ains se dissocient n ette m e n t
du reste des existants du fait des capacités cognitives que leur

433
1
LES F O R M E S D U VI S I BLE

intériorité singulière leur confère, to u t en étant semblables à eux


par leurs déterm inations physiques. La form ule du naturalisme
est donc inverse de celle de l’anim ism e : c’est par leur esprit, n o n
par leur corps, que les hum ains se distinguent des non-hum ains,
notam m ent par cette intelligence réflexive de soi que l’on nom m e
cogito depuis Descartes ; et c’est aussi par leur esprit, hypostasié en
une sorte d ’âm e collective, que les hum ains se distinguent les uns
des autres dans des ensembles unifiés par le partage d ’une langue,
d ’u n e culture, d ’u n système d ’usages, d ’une représentation du
m onde. Q u an t aux corps, vivants ou inertes, ils sont tous régis
par des processus matériels, ils relèvent de l’universel à l’instar
de l’espace, du tem ps et de la substance, en sorte que, malgré la
taille disproportionnée du cerveau des hum ains, ceux-ci n ’ont
pas vraim ent une nature à part.
Il faut toutefois p ren d re garde que la figuration n ’est pas la
sim ple tran scrip tio n dans des im ages d ’u n e o n to lo g ie q u i se
serait développée avant elles et à leur écart, en faisant appel à des
ressources p u rem en t discursives ou aux seuls m oyens du langage
m athém atique. C ar c ’est dans tous les dom aines de la vie que
les m odes d ’identification o p èren t leur travail de discrim ination
en tre les existants au m o y en d ’u n e schém atisation de l ’ex p é­
rience, et c ’est p arto u t q u ’ils sont repérables : dans les énoncés,
certes, mais aussi dans les m odes d ’action sur la m atière, dans les
formes de com portem ent, dans les institutions, dans les attitudes
vis-à-vis des non-hum ains et, b ien sûr, dans la façon de faire des
images. O r, si la naissance du naturalism e eu ro p éen p eu t être
fixée au x v n e siècle sous son aspect n o rm atif et propositionnel
avec l’intense p ro d u ctio n épistém ologique qui accom pagne le
surgissement de la science m oderne, il n ’en a pas nécessairem ent
été de m êm e dans les autres champs, n o tam m en t dans celui des
images. E t to u t indique en effet que les linéam ents du m onde
nouveau o n t com m encé à transparaître dans des représentations
iconiques bien avant d ’être systématisés dans le discours, q u ’ils
o n t été construits p ar le regard et rendus visibles alors m êm e
q u ’ils n ’étaien t pas en co re thém atisables p ar des assemblages
de concepts et de p ropositions. D u reste, les artistes qui o n t
participé à ce m o u v em en t ne s’y sont eux-m êm es pas trom pés ;

434
F AC E AU M O N D E

D ü rer par exem ple, aux avant-postes de la révolution o n to lo ­


gique du naturalisme avec ses portraits, ses figurations de paysages
et d ’anim aux, son traité sur la perspective, lorsqu’il écrit: «La
m esure de la terre, de l’eau et des étoiles est devenue intelligible
grâce à la peintu re2. »
P ourtant, il ne s’agit pas seulem ent d ’une question de m esure,
ou m êm e de commensuratio, ainsi que l’on appelait à la Renaissance
les techniques de figuration de la perspective linéaire. L’emploi de
celle-ci perfectionne sans doute l’am bition de l’ontologie natura­
liste de m o n trer la co n tin u ité physique des êtres et des choses
dans u n espace h o m o g è n e stru ctu ré par l’ap p réh en sio n d ’u n
sujet hum ain3 ; mais p o u r être com plet, p o u r apparaître com m e
l’exact pendant de la com m ensurabilité m atérielle que son regard
objective, ce sujet doit lu i-m êm e être représenté sans équivoque
com m e le foyer d ’une intériorité distinctive dont les autres existants
sont privés. Subjectivité ostensible des humains et agencem ent des
qualités du m onde dans un espace unifié —la res cogitans et la res
extensa de Descartes —sont ainsi les deux indices qui d én o ten t le
m ieux le naturalism e en image. O r il ne fait guère de doute que
ces traits saillants o n t com m encé à devenir perceptibles dans la
p einture du n o rd de l’E u ro p e dès le X V e siècle, c’est-à-dire bien
avant que les bouleversem ents scientifiques et les théories p h ilo ­
sophiques de l’âge classique ne leur do n n en t la form e argum entée
qui signale d ’ordinaire l’accouchem ent de la période m o d ern e
p o u r les historiens des idées. C e qui caractérise la nouvelle façon
de peindre qui naît en B ourgogne et en Flandres à cette époque,
c ’est l’irruption de la figuration de l’individu, d ’abord dans les
enlum inures, où sont représentés des personnages différents les
uns des autres, dépeints dans u n cadre à la configuration reco n ­
naissable, en train de réaliser des tâches décrites avec exactitude ;
puis dans des tableaux que singularisent la cohérence des espaces
mis en scène, la précision avec laquelle sont restituées les carac­
téristiques du m onde m atériel telles q u ’elles sont perçues par les
hum ains, et l’individuation de ces derniers, chacun doté d ’une
p h y sio n o m ie q u i lui est p ro p re et d u caractère q u ’elle laisse
transparaître. La révolution picturale qui se p ro d u it alors installe
durablem ent en E u ro p e u n art de figurer qui choisit de m ettre

435
LES F O R M E S D U VI SI BLE

l’accent sur l ’id en tité reconnaissable to u t à la fois de l’artiste,


de l’œ uvre figurative, de l’objet d ép ein t et du destinataire de
l’im age, u n art qui se traduit par une virtuosité sans cesse crois­
sante dans deux genres inédits : la pein tu re de l’âme, c ’est-à-dire
la représentation de l’intériorité com m e indice de la singularité
des personnes hum aines, et l ’instauration de la nature, à savoir
la représentation des contiguïtés matérielles au sein d ’un m onde
physique qui m érite d ’être observé et décrit p o u r lui-m êm e.
Sans d o u te p e u t-o n s’é to n n e r de tro u v e r le naturalism e au
term e de m a présentation des m odes de figuration, com m e s’il
constituait le couronnem ent d ’u n m ouvem ent de l’hum anité vers
les beaux-arts, le destin enfin accom pli de nom breuses ten ta­
tives avortées de dépeindre les existants dans l’expression la plus
parfaite de leu r véritable nature. M o n dessein est ex actem en t
contraire. Si j ’ai adopté cette disposition, c’est dans l’espoir que,
devenu familier de m anières différentes de rendre visible l’archi­
tecture des m ondes, le lecteur p o rte m aintenant sur des œuvres
qui lui seront probablem ent familières un coup d ’œil dessillé par
l’im m ersion dans le genre d ’image que l’on a exam iné auparavant.
Si ce d éto u r est réussi, alors la luxuriance ou la sauvagerie d ’un
paysage, la profondeur ou la cruauté d ’un regard, la vigueur ou la
délicatesse des ém otions, la m inutie des accessoires ou la lum ière
d ’une scène d ’intérieur, toutes choses qui le bouleversent à ju ste
titre chaque fois q u ’il les v o it représentées par les maîtres de la
peinture européenne, ne lui apparaîtront plus com m e (simplement)
les résultats incom parables de techniques visuelles perfectionnées
au cours des siècles dans u n p etit n o m b re de contrées voisines,
mais com m e une façon p lu tô t exotique, et en to u t cas fort peu
“naturelle” , de d o n n er à v oir certains plis du m onde.
D u reste, et au m o m e n t d ’en trer presque en tapinois sur la
scène opulente de l’art occidental, avec p o u r to u t blanc-seing un
respect em preint d’hum ilité à l’égard du savoir de ceux qui en font
l’histoire, p eu t-être n ’est-il pas inutile de préciser dès m aintenant
en quoi m a dém arche diffère de la leur. Il p e u t d ’abord paraître
tém éraire de qualifier le naturalism e par d eu x caractéristiques
seulem ent —l’intériorité distinctive des hum ains et l’universalité
des principes qui régissent leur dim ension physique - au vu de la

436
FACE AU M O N D E

com plexité du m onde que les M odernes o n t accouché ; mais c ’est


parce que de tels traits contrastifs paraissent les m ieu x capables
de faire ressortir la spécificité de cette ontologie au regard des
autres. Sans d o u te ce biais com paratif oblige-t-il à réduire à des
param ètres d ’u n e relative sim plicité la très riche tradition de l’art
européen, la foisonnante diversité d o n t il a tém oigné depuis la
Renaissance, les em prunts, échos et citations entre artistes qui
font sa sayeur, enfin to u te la sym bolique m orale, religieuse et
politique perm ettant de déchiffrer le sens des œuvres, u n appareil
herm éneutique do n t les racines puisent dans u n terreau constitué
avant la naissance de l’ontologie que ces œuvres devraient rendre
visible. C ette simplification est pourtant un risque assumé car c’est
elle qui procure les outils grâce auxquels p euvent être définies
les spécificités du naturalism e au regard d ’autres m odes d ’identi­
fication, ce q u ’une approche p u rem en t internaliste aurait rendu
impossible.
R egardons, p ar exem ple, u n e natu re m o rte du x v n e siècle.
Je p eu x dégager la signification allégorique des objets qui la
com posent et d o n t chacun renvoie à des codes partagés par le
p ein tre et ceu x de ses co n tem p o rain s auxquels le tableau est
destiné ; je sais donc que chacun de ces fruits et légumes dépeints
avec une m inutie m aniaque, chacun de ces anim aux m orts ou
vifs disposés sur la toile, fait référence à l’histoire sacrée, à une
qualité, à un défaut : la p o m m e au péché originel, le pain et le
raisin à l ’eucharistie, la no ix à Jésus, la pêche au mariage et à la
fertilité, la fraise au paradis, la libellule au diable, le papillon à la
résurrection. Grâce à ce savoir d ’époque, redécouvert et dûm ent
transmis par les historiens, je p eu x déchiffrer le sens m oral que
l’artiste a voulu donner à son œuvre, voire l’ironie qu’il y a insufflée
en conjoignant des symboles opposés. C ette interprétation ne m e
sera pourtant d ’aucun secours si je tente de com prendre en quoi
ce genre d ’image est to u t à fait singulier, p o u rq u o i l’on trouve
des natures m ortes en E u ro p e à partir d ’une certaine époque et
pas dans l’ancien M exique, en M élanésie ou en Asie centrale,
p o urquoi les peintres y o n t investi une telle obsession de l’im i­
tation servile de ce q u ’ils dépeignent, p o u rq u o i jugent-ils néces­
saire de figurer un oiseau to u t entier dont chaque plum e restituera

437
LES F O R M E S D U VI S I BLE

la chatoyance originale au lieu de se co n ten ter de l’évoquer par


quelques rém iges insérées dans u n diadèm e ainsi q u ’o n le fait
en A m azonie, p o u rq u o i l’im age doit-elle figurer dans u n cadre
dom estique et n o n dans un lieu de culte ?
Q uestions naïves, d ira-t-o n ; mais questions nécessaires si l’on
v eu t m o n trer en qu o i u n e natu re m o rte, saturée de couleurs,
de reflets, de symbolisme, présente u n contraste p ertin en t avec
le m asque animal p o rté par u n Y u p ’ik ou avec le cerf stylisé en
perles de verre q u ’un H uichol aura figuré dans une calebasse. Pour
précieux que soit dans chaque cas leur savoir, ni les experts du
Siècle d ’or hollandais ni les ethnologues spécialistes du M exique
ou des Eskim os ne fo u rn iro n t à ce genre d ’in terro g atio n une
réponse, qui peut seulem ent surgir d’u n m odèle transformationnel
dans lequel chaque m o d e de figuration est traité co m m e une
variante des autres. Celle que le naturalisme offre à notre sagacité,
en E u ro p e d ’abord, puis parto u t où les chem ins de la m ondiali­
sation l’o n t m ené, se caractérise par une dynam ique singulière,
sans d o u te p ro p re à son régim e de tem p o ralité o rien té par la
flèche du temps, d o n t il faudra suivre le cours. C elui-ci déroule
son flux par de m ultiples chenaux que l ’on em pruntera sans les
explorer tous, depuis l’éclosion sim ultanée des prem ières repré­
sentations illusionnistes tant de l’intériorité des humains affleurant
dans leurs portraits que du m onde m atériel q u ’ils rendent continu
par leur regard, ju sq u ’aux tentatives les plus récentes de réduire
les images de cette intériorité à leur seul substrat physique, en
passant par tous les bras secondaires le lo n g desquels l’âm e s’est
peu à peu effacée de la surface des choses représentées. Bref, c’est
six siècles q u ’il faudra parcourir, des retables flamands à la n eu ro ­
im agerie, et m êm e beaucoup plus si l ’on com pte quelques raids
dans l’art antique et médiéval rendus nécessaires pour m ieux établir
par com paraison l’originalité de la m anière m o d ern e de figurer.

La conquête du visible

Le nouveau m ode de figuration qui ém erge en E urope dans les


premières décennies du x v e siècle a ceci de paradoxal q u ’il résulte

438
FACE AU M O N D E

de la com binaison entre des m utations de la culture visuelle en


partie contradictoires entre elles : d’u n e part, la mise en évidence
de l’unité spatiale du visible que les artistes flamands et les artistes
florentins on t réalisée par des voies com plètem ent divergentes,
d ’autre part, l’atten tio n sans p récéd en t p o rtée par les prem iers
à la représentation illusionniste du grain des choses. C o m m e l’a
bien vu l’historien de l’architecture G iulio C arlo A rgan, c’est
à travers l’in v e n tio n d ’u n p rocédé en apparence to u t simple, la
pyram ide visuelle de Brunelleschi, que les Florentins o n t aboli
de façon spectaculaire le sentim ent m édiéval d ’u n m o n d e sans
lim ite à l’intérieu r duquel les hum ains ne se dissocient pas des
autres êtres4. G râce à la perspective linéaire o rd o n n an t à partir
de l’axe de vision du spectateur un espace géom étrique centré,
hom ogène et mesurable en tout point, le sujet créateur de l’image
et celui qui la contem ple co n co u ren t à faire advenir u n e totalité
nouvelle qui s’ém ancipe des choses q u ’elle figure. La perspective
perm et une expérience inédite du m o n d e phénom énal, soudain
devenu la nature m o d ern e en tan t que réalité instituée par u n
agent hum ain et désormais traversée par la distinction entre u n
sujet et un objet. D e fait, com m e l’écrit Argan, la nature devient
«la form e de la réalité dans la m esure où elle la révèle et la ren d
tangible dans to u te sa com plexité : les lois de la form e sont donc
aussi les lois de la nature et le processus m ental par lequel on arrive
à la conception de la nature est le m êm e que celui qui co n d u it à
la conception de la form e, c ’est-à-dire à l’art5». O r, ce qui perm et
l’instauration sim ultanée de la nature et de la form e artistique,
c’est la perspective, in stru m en t m édiateur de la relation entre
l’artiste et le m onde, et base de cette identité entre la peinture
et la science que les théoriciens du Q u attro cen to o n t affirmée
avec tant de v ig u eu r6. C a r la perspective n ’est pas u n sim ple
dispositif de représentation de l’espace naturel et des corps q u ’il
contient, elle p ro d u it le schèm e visuel qui rend l’image possible,
elle structure l’espace préalablem ent à l’installation de ce qui le
m euble, elle est antérieure et co n d itionnelle à to u t ce q u ’elle
figure. E n outre, cette construction d ’u n espace géom étrique à
l’intérieur de l’expérience phénom énale du cosmos, synthétisant
l’espace sans lim ite dans la circonscription d ’une form e, ouvre sur

439
1
LES F O R M E S D U VI SI BLE

une co n ception de l’action qui contraste avec l’enchevêtrem ent


des correspondances p ro p re à l’analogisme m édiéval. L ’espace
perspectif construit à partir d ’un sujet central qui lui donne son
unité objective résulte d ’u n e action directe que l’esprit hum ain
m et en branle grâce à la maîtrise de la proportionnalité, afin de
découper dans un env iro nn em en t infini une totalité d o n t il est
responsable.
P o u r rendre ostensibles l’unité du visible et l’infinité de l’espace,
les artistes du N o rd o n t procédé tout autrem ent. C om m e l’a bien
établi l’historien Paul P hilippot, la rév o lu tio n m enée dans les
prem ières décennies du x v e siècle par R o b e rt C am pin et Jan van
Eyck, les deux pionniers de Yars nova flamand, dem eure interne à
la tradition gothique : loin d ’inv en ter une structure sous-jacente
de la rep résen tatio n co m m e le faisaient leurs co n tem p o rain s
en Italie, ils o n t transform é les m odalités de celle-ci au m oyen
d ’u n “ espace-am biance” englobant to u te chose, y com pris le
spectateur lui-m êm e7. O r cette manière de traiter l’espace n ’impose
aucunem ent la perspective m onofocale que les peintres du N o rd
ne co m m en cen t à em ployer que plusieurs décennies plus tard,
avec D ieric B outs et Petrus Christus. L ’im age flam ande ne se
constitue pas à la m anière florentine com m e le plan d ’intersection
d ’une pyram ide visuelle, elle englobe ce plan, ou se situe derrière
lui, un résultat o btenu par des techniques propres à C am pin et
V an Eyck, n o ta m m en t le choix d ’u n h o rizo n h au t qui in d u it
une vue plongeante en partie contrecarrée par les figures et les
verticales dem eurant parallèles au plan du tableau8. E n sorte que
le spectateur ne confronte pas la scène dans le face-à-face de la
perspective linéaire, il est com m e suspendu au m ilieu d ’elle et
presque devenu lui-m êm e une partie du to u t représenté, u n effet
d ’im m édiateté envoûtant tel que l’image com m e artefact finit par
se dissoudre dans la présence physique de ce q u ’elle représente.
Le “détail” jo u e un rôle central dans cette réification furtive. O n
connaît l’en g o u em en t de la peinture du N o rd p o u r le parti pris
des choses, le talent déployé dans le retable de L ’Agneau mystique
par les frères V an Eyck p o u r décrire des dizaines d ’espèces de
plantes reconnaissables, celui de C am pin p o u r faire crépiter des
feux dans l’âtre ou p o u r figurer le filet de fum ée d ’une chandelle

440
F AC E A U M O N D E

qu’u n souffle vien t d ’éteindre, l’art avec lequel les deux peintres
savent faire chatoyer la m o iru re des satins et des velours. T o u t
com m e la création de l’espace-am biance, cette saisie directe des
qualités secondes rép o n d à u n e seule préo ccu p atio n : instaurer
par la représentation u n e présence réelle de l’objet. E n effet, le
détail n ’a de sens que par rapport à la totalité do n t il est l’un des
attributs —la veine par rapport au bois, la diaprure par rapport au
tissu —, ce q‘ui en fait le support d ’u n rapport d ’inhérence, et n o n
de proportion, chaque chose dépeinte devenant l’indice d ’une
réalité qui la dépasse. C ela est très n et chez C am pin, d o n t les
tableaux, com prim ant les figures et les plans com m e un spécim en
entre deux plaques de verre, sont surtout notables par la proxim ité
tactile de tous ces accidents de la m atière qui p ren n en t du relief
dans l’espace étroit m énagé entre le plan-lim ite antérieur et le plan
de pose constitué par le fond9. Prolifèrent alors dans ce volum e
écrasé les clous ry th m an t la surface des portes, les nervures des
lattes d ’osier, les reflets de l’acier poli, to u t ce qui donne vigueur
et saillance au b o n h e u r de v o ir la diversité du m onde (illustra­
tions 122 et 127).
Le détail, c ’est aussi ce qui em p o rte l’illusion de la ressem ­
blance, l’impression à peine consciente que les choses mêmes sont
descendues dans le tableau p o u r s’y ébattre indépendam m ent du
spectateur. Les historiens de l’art n ’ont pas m anqué de débusquer les
“premières fois” où l’on a représenté, avec l’exactitude m im étique
que les E uropéens des siècles suivants o n t tenue com m e allant
de soi, tel ou tel aspect du m ilieu physique des humains. Dans
presque tous les cas, les peintres du N o rd furent les précurseurs
dans ces trouvailles techniques, Jan van Eyck au prem ier chef.
Si l’o n suit N ad eije L an ey rie-D ag en dans l ’inventaire q u ’elle
propose de ces innovations, l’o n ne p eu t q u ’être abasourdi par la
révolution qui s’opère en deux ou trois décennies à p eine10. Ainsi,
et alors q u ’avait disparu au début de l’ère chrétienne la figuration
des ciels m étéorologiques (foncés au zénith, pâles à l’horizon,
piquetés de nuages), rem placés q u ’ils étaient au M oyen Age par
un fond uni, doré ou bleu, u n e Crucifixion attribuée à Jan van
Eyck et datée du déb u t des années 1430 déploie u n ciel diurne
en dégradés de bleu, u n e technique déjà em ployée par quelques

441
LES F O R M E S D U VI SIBLE

enlum inures auparavant (illustrations 114 et 115); mais il est aussi


parcouru de cirrus, de stratus et de cum ulus aux formes vraisem ­
blables —c ’est une nouveauté —et abrite u n e lu n e gibbeuse do n t
les taches sont visibles; il est en outre semé çà et là d ’oiseaux en
vol à l’identité indiscernable car ils n ’o n t pas p o u r fonction de
compléter la vie animale du paysage —au dem eurant bien modeste —
mais d ’indiquer par leur présence la vigueur des courants aériens
qui les p o rte n t11. O n s’accorde à reconnaître que le ciel est une
inven tio n nordique, p eu t-être parce que la nature géom étrique
de B runelleschi était incapable d ’acco m m o d er la fantaisie des
nuages12. Il en va de m êm e p o u r l’eau, p robablem ent p o u r les
m êm es raisons : l’eau courante avec ses reflets et ses transparences
—la fontaine de L ’Agneau mystique des frères V an Eyck —, l’eau
suivant u n cours paresseux dans u n lit aux m éandres si plausibles
qu’on a voulu y reconnaître la M euse —Jan van Eyck encore, dans
La Vierge du chancelier Rolin (illustration 126) —, l’eau s’abattant sur
la grève avec le ressac infini de la m er —Jan van Eyck toujours,
dans u n e en lu m in u re du Livre de prières de T u rin , m ain ten an t
disparue mais conservée en héliogravure. Q u a n t à la terre, le
plus souvent réduite en Italie à u n sol aride et raboteux évoquant
la con d itio n de l’h o m m e après la C hute, elle se peuple sous le
pinceau des frères Van Eyck - dans Les Trois Marie au Sépulcre, dans
La Stigmatisation de saint François, dans les panneaux latéraux du
retable de L ’Agneau mystique - de massifs de grès érodé, de blocs
de calcite, de lames de schiste au feuilletage bien dessiné, grêlés de
cupules et couverts de lichens, certes sans grande vraisem blance
géologique dans leur disposition, mais rem arquables de précision
dans leurs caractéristiques m inéralogiques. Le feu, enfin, adm ira­
blem ent dépeint par R o b e rt C am pin dans ses scènes d ’intérieur à
la chem inée qui deviennent bien tô t u n m odèle p o u r ses contem ­
porains. Bref, une science de l’observation et de la description
em pirique est née dans les ateliers du N o rd , indépendam m ent de
to u t p ro jet grandiose d ’une objectivation du m onde moregeome-
trico, une science du concret qui a puissam m ent contribué à faire
advenir la nature com m e expression visible de l’unité propre dont
tém oigne l’assemblage des êtres et des choses, n o n pas en dépit
de leur diversité, mais grâce à elle.

442
F AC E A U M O N D E

V oici donc le paradoxe. Les Florentins o n t instauré l’objec­


tivité de la nature en découvrant la construction perspective, et
ce sont p o u rtan t les artistes du N o rd qui l’o n t donnée à voir de
la façon la plus éclatante, n o n pas en circonscrivant le m o n d e
phénom énal dans une form e nouvelle, mais en déclinant le plus
précisém ent possible ses qualités dans un espace-ambiance d ’où le
sujet connaissant et percevant ne s’était pas encore retiré. L’o n to ­
logie naturaliste résulte de la ren co n tre de ces deux m ouvem ents
figuratifs divergents. L ’u n des principes qui la fondent, la co n ti­
nuité des existants dans u n m êm e régim e physique, s’éprouve
autant dans la stru ctu ratio n g éo m étriq u e de l’espace inventée
en Italie, m o y en d ’u n ifier tous les élém ents du m o n d e grâce
aux m êm es procédures de com m ensurabilité, que dans l’illusion
visuelle créée par les Flamands de p o u v o ir accéder aux choses
m êm es dans leu r profusion im m édiate, p o u rv u q u ’elles soient
figurées dans le m icrocosm e indépendant que définit strictem ent
le tableau. Q u a n t à l’autre p rin cip e du naturalism e, l’absolue
singularité des hum ains, il ne p ren d pas dans les pays du N o rd la
form e en creux du sujet im périal que la perspective fait advenir,
mais celle plus ostensible, et plus nouvelle, d ’une prolifération
d ’images dépeignant des hom m es et des femm es aussi particula­
risés que les décors où ils évoluent. Svetlana Alpers a form ulé ce
contraste avec concision lorsqu’elle a opposé les peintres du N ord,
portant attention « à une quantité de petites choses », et les artistes
italiens, concernés par « u n très p etit n o m b re de grandes»13. O n
ne p e u t toutefois s’em pêcher de penser que le triom phe de la
perspective au C inquecento, laquelle régnera ensuite sans partage
sur l’E urope ju s q u ’au d ébut du x x e siècle, aurait laissé le natura­
lisme lacunaire si des imagiers talentueux n ’avaient entrepris plus
tôt, entre Paris, D ijon, Bruges et C ourtrai, de faire to u ch er du
regard à leurs contemporains la richesse objectivée de leurs milieux
de vie et l’individuahté têtu e de leurs concitoyens. C ’est donc
cette voie que l’on suivra ici, celle du “ détail” , p o u r m ieux asseoir
l’originalité de la figuration naturaliste dans ses com m encem ents.
114. Octobre, de Paul de Limbourg et divers autres artistes, miniature tirée des Très Riches Heures du duc de Berry,
première moitié du xve siècle
F AC E A U M O N D E

Parmi les nom breuses enlum inures ornant les livres d ’heures du
duc de Berry auxquelles M illard Meiss a consacré une partie de sa
vie d ’historien, Octobre est celle qui lui paraît la plus exem plaire
de la nouvelle m anière de figurer le m o n d e qui surgit au d ébut
du x v e siècle14. T irée des Très Riches Heures et réalisée vers 1415
par Paul de L im b o u rg et ses frères, p ro b ab lem en t com plétée
par u n o u plusieurs autres artistes —B arthélém y d ’Eyck, p e u t-
être R o g ie r'v a n der W ey d en —une trentaine d ’années plus tard,
l’im age d épeint u n e scène paysanne d ’u n e apparente banalité15.
E t c ’est p o u rta n t cette banalité qui est rév o lu tio n n aire, à la fois
par ce qui est m o n tré et p ar la façon de le faire (illustration 1 i 4).
Q u e v o it-o n en effet dans c e tte im ag e? N o n plus, co m m e
c’était le cas encore quelques années auparavant, des êtres et des
objets em ployés co m m e des allégories ren v o y an t à autre chose
q u ’eux, n o n plus des essences investies dans des personnages
stéréotypés ou dans des plantes et des anim aux pourvus d ’une
signification convenue à des fins d ’édification ou de célébration
religieuses, non plus des symboles d ’un ordre transcendant visant
à illustrer le sens que le message divin d o n n e au m o n d e, mais
des personnes ordinaires, bourgeois et paysans, engagés dans les
activités ordinaires corresp o n d an t à leu r statut, et dans le cadre
de vie usuel où elles se d éro u len t o rdinairem ent. C ’est octobre
au b o rd de la Seine, et ch acun vaque aux occupations de ce
m ois, fidèlem en t représentées p o u r elles-m êm es n o n com m e
l’expression d ’u n dessein qui leu r serait extérieur. Le sem eur
répand ses graines qui s’éparpillent sous l ’effet d ’u n léger souffle
car c’est le tem ps de le faire ; le lab o u reu r passe la herse alourdie
d ’u ne pierre car il faut en terrer les sem ences ; les pies p ico ren t,
nullem ent effrayées par la p roxim ité de l’épouvantail, car c’est là
leu r nature de pie ; au p ied du château du L ouvre, ex actem ent
représenté tel q u ’il fut reco n stru it quelques décennies plus tô t
par Charles V, les prom eneurs devisent en regardant le fleuve ou
observent leu r ch ien folâtrer, parce q u ’il fait encore beau dans
cette arrière-saison et q u ’ils s’apprécient m u tu ellem en t. A u cu n
d ’eux n ’est figuré co m m e u n e v o ie d ’accès vers u n intelligible
supérieur; ils sont sim plem ent visibles parce q u ’ils m éritent d’être
observés et dépeints en eux-m êm es, de façon littérale, com m e

445
LES F O R M E S D U VI SI BLE

une p etite p o rtio n d ’un plus grand m o n d e d evenu au tonom e.


P o u r auth en tifier la vraisem blance des actions qui se déroulent,
et su rto u t m anifester q u ’elles fo rm e n t u n to u t indissociable,
aucun détail n ’est épargné : le cro ttin du cheval et sa couverture
déco u p ée en lanières p o u r éloigner les m ouches, les chausses
déchirées du sem eur et ses m ains calleuses, les saules ém ondés
en têtard et la vég étatio n folle qui pousse au p ied des rem parts.
E n outre, et q u ’elles soient dues à Paul de L im bourg ou aux
artistes qui o n t term iné l’enlum inure, des innovations techniques
re n d e n t tangible l ’im p ressio n d ’o b serv er u n é v é n e m e n t réel
com m e par effraction. N o n seulem ent les personnages p o rten t
des habits q u i c o rresp o n d en t à l ’ép o q u e de l ’an n ée et à leu r
condition, mais l’heure de la jo u rn ée est clairem ent indiquée par
la lum ière et les om bres, le bleu du ciel est plus clair à l’horizon
q u ’au zénith, les barques et les personnages se reflètent dans l’eau,
et le m o u v em en t du sem eur, sa tem poralité p ro p re deviennent
perceptibles par les em preintes de pas q u ’il laisse dans la terre
meuble. Bref, l’objet est m ontré tel qu’on le voit en un m om ent et
un lieu particuliers, et son individualité se dégage n o n seulem ent
du luxe de détails qui com posent sa description, mais aussi du fait
des qualités additionnelles que lui d o n n en t les circonstances dans
lesquelles il est placé. D ésorm ais, et p o u r la p rem ière fois p e u t-
être dans les arts visuels d ’O ccident, la peinture sert sim plem ent à
m o n trer ce qui tom be sous le regard, non ce que l’on doit savoir,
craindre, com prendre ou espérer. C ette façon de figurer le m onde
qui com m ence peu à peu à s’im poser dans des enlum inures de la
prem ière m oitié du x v c siècle revient avant to u t à rendre visible
une relation, celle d ’un sujet hum ain au spectacle du m onde q u ’il
institue par le fait de l’observer là où il se trouve. Dans Octobre,
hum ains et n o n -h u m ain s o n t cessé d ’être des essences in tem ­
porelles ou des signes incarnés, ils sont seulem ent fixés p o u r ce
q u ’ils sont dans u n instantané qui a suspendu le cours du temps.
C o m m e T zvetan T o d o ro v l’écrit à propos de l’art de Paul de
Lim bourg, «le réalisme n ’est pas la disparition du sens au-delà de
l’im age, il im plique p lu tô t que les associations par ressemblance
soient progressivem ent évincées par des associations de co n ti­
guïté16». O n ne saurait définir de façon plus heureuse le passage

446
F AC E AU M O N D E

de la physicalité analogiste m édiévale, fondée sur la discontinuité


des essences et la con tin u ité des ressemblances, à une physicalité
naturaliste où prim e u n e double co ntinuité, celle d ’u n espace
hom ogène unifiant les objets q u ’il contient et celle des propriétés
régissant le u r existence m atérielle. Il n ’est du reste pas indif­
férent que, dans cette p ério d e de transition où se co n ju g u en t
le très ancien attrait p o u r les correspondances entre dom aines
discontinu?'et l’in tu itio n ém erg en te que les objets du m o n d e
sublunaire se rangent dans u n espace continu, aient pu coexister
dans u n m êm e ouvrage deux images, chacune aussi em blém a­
tique des deux ontologies q u ’elles rendent respectivem ent visibles
que Le Corps zodiacal (folio 14) et Octobre (folio 10), très pro b a­
blem ent réalisées l’une et l’autre à la m êm e époque par les frères
de L im bourg (illustrations 92 et 114). E ntre la rém anence d ’u n
m o tif m ultim illénaire, traité cependant avec u n souci nouveau
d ’être fidèle au m onde, et l’in v en tio n d ’u n e m anière de figurer
ce qui n ’avait jam ais été dép ein t auparavant, ces deux enlum i­
nures tém o ig n en t d ’u n m o m e n t crucial où, dans la technique
et dans l’im aginaire d ’u n cercle d ’artistes, un basculem ent est
en train de s’accom plir d o n t nous m esurons encore les effets.
N orm ale p o u r les frères de L im bourg et leurs contem porains, la
juxtaposition de ces deux images et des régimes figuratifs q u ’elles
illustrent nous est d ev en u e en partie én ig m atiq u e, nous qui,
avec la décantation du recul historique, nous sommes habitués
à reconnaître dans la seconde une m anière ordinaire de repré­
senter le m o n d e et dans la prem ière le p récieux vestige d ’une
sym bolique désuète.

P e in d re F â m e

La singularité des individus et des situations se donne à voir dans


les enlum inures du déb u t du x v e siècle par la m anière nouvelle
dont des personnages réels sont portraiturés afin que ceux qui les
connaissent —eux-m êm es au prem ier ch ef —puissent les identifier
sans équivoque. C ’est le cas d ’une rem arquable image réalisée vers
1412, d ’abord attribuée au m aître de B oucicaut, plus récem m ent

447
LES F O R M E S D U VI SI BLE

au m aître de la M azarine, p o u r illustrer l ’une des deux versions


du m anuscrit, d it “ de G e n è v e ” , du traité de P ierre Salm on,
Dialogues de Pierre Salm on et Charles VI, u n e co rresp o n d an ce
fictive entre le m onarque et son secrétaire particulier sur l’état du
royau m e17. Plusieurs traits frappent d ’em blée dans cette peinture
(illustration î 15). D ’abord, une construction des plans ém ulant la
vision hum aine, m êm e si elle est encore loin de la perspective
florentine. L ’artifice consiste ici à représenter l’espace à partir d’un
poin t de vue subjectif qui deviendra celui du spectateur, donc à
dépeindre des objets non tels qu’ils sont réputés être en eux-mêmes,
expressions de qualités pérennes déterm inées par une causalité
uniform e, mais tels q u ’ils apparaissent en relation les uns avec les
autres en un m o m en t du temps et sous le regard d ’un observateur
occasionnel. L’im age devient l’équivalent d ’u n e ouverture —ici
un p ortique délim ité par deux pilastres et u n linteau - à travers
laquelle u n individu contem ple le spectacle du m o n d e à l’insu
de ceux q u ’il exam ine. Le dispositif p ren d plus de relief encore
grâce à la présence de la croisée ouverte en arrière-plan, laquelle
perm et au regard de traverser la scène dans une ligne de fuite
co n tin u e q u ’o rien te l’angle d ’o u v ertu re des volets intérieurs,
m oyen d ’unifier l’espace to u t en lui do n n an t de la profondeur.
C e traitem ent original de l’espace se n o te aussi dans la m anière
do n t l ’enlum ineur situe ses personnages en différents points de la
pièce au lieu de les distribuer uniform ém ent sur un plan, dans les
variations finem ent nuancées de la lum ière qui les éclaire et dans
l’éclaircissem ent du ciel vers l’horizon, à l’instar de la technique
em ployée dans Octobre au m êm e m o m en t. E nfin et surtout, le
peintre est parvenu à insuffler à chaque acteur de la scène une
individualité reconnaissable —outre le roi et son conseiller Salmon,
on aperçoit Jean sans P eu r à l’extrêm e gauche, en conversation
avec le duc de Berry ; chacun est doté d’une physionom ie distincte
et d ’u n e attitude p ropre ; chacun est en interaction avec un ou
plusieurs autres —ju s q u ’aux anim aux familiers jo u a n t au pied du
lit ; chacun est traité com m e u n individu saisi à u n m o m en t de sa
trajectoire biographique p lu tô t que com m e la seule incarnation
d ’une idée, d ’u n sym bole ou d ’u n statut.
115. Pierre Sa/mon en conversation avec Charles VI, enluminure attribuée
au maître de Boucicaut ou au maître de la Mazarine, vers 1412

Certes, o n connaissait dès le x iv e siècle des portraits attentifs


aux singularités individuelles, mais aucun de ceux qui o n t survécu
ne possède la force expressive que les peintres d ’enlum inures des
premières décennies du siècle suivant ont su im prim er aux person­
nages q u ’ils figuraient. Le plus connu de ces portraits précurseurs,
par u n artiste anonym e, est celui de R o d o lp h e IV de H absbourg
(m ort en 1365), notable p o u r être représenté avec le visage vu de
trois quarts (illustration i i 6). Il s’agit du prem ier exem ple préservé
d’u ne disposition de ce type, laquelle d o n n e l’im pression que le
sujet est situé dans la p ro fo n d eu r d ’u n cham p, par contraste avec
les portraits de princes, de m onarques ou de papes —inventoriés
mais p o u r la p lu p art disparus — qui étaient figurés à la m êm e
époque de face ou de profil, aplatissant le visage com m e dans
une m édaille rom aine. M algré cette présentation, le souverain

449
LES F O R M E S D U VI SI BLE

autrichien dem eure réduit à un catalogue de traits, le regard absent,


la co u ro n n e plaquée sur le front com m e un écu, et la tête placée
contre u n fond uniform e qui l’isole de to u t contexte. C ’est une
im age qui vise sans d oute à affirmer une présence ressemblante,
mais afin de m ieux p erp étu er le souvenir d ’u n absent, d ’asseoir
une souveraineté, de confirm er u n e légitim ité dynastique, non
p o u r tém o ig n er du caractère d ’u n e personnalité irradiant depuis
ses traits tel que ses proches avaient pu en faire l’expérience.

HuùûifttôWrtimuj-Tuttmt-ter»*

116. Portrait de Rodolphe IV de


Habsbourg, anonyme, avant 1365

P o u rtan t, m êm e les p ortraits “ ressem blants” de ces grands


personnages que les peintres du début du x v c siècle com m encent
à p ro d u ire ne sauraient être pris p o u r u n e copie exacte de la
physionom ie de leurs modèles. L eur fonction est d ’objectiver une
existence personnelle en la transposant sur une surface sémantique,
de faire d ’un individu u n concept réifié do n t la situation sociale
sera rendue visible par les signes qui lui sont attachés —vêtem ent,
em blèm es, parures; mais c ’est une situation com m e m agnifiée
aussi par la particularité des traits et l ’effet de présence q u ’ils
induisent, lesquels renforcent l’ostension du statut en d o nnant de
l’em phase à la singularité de celui qui l’incarne. D e ces substituts

450
F AC E AU M O N D E

de visages arborant l’im age d ’u n ordre social, H ans B elting dit


fort ju ste m en t q u ’ils sont les n o uveaux masques inventés par la
prem ière m o d ern ité, la m anifestation ostensible d ’u n e persona
codifiée d o n t le rôle doit être reconnaissable, com m e l ’étaient
les masques de théâtre antiques18.
Il n ’en reste pas m oins que le m o u v em en t vers l’individuation
des personnes d o n t tém o ig n e l ’art naissant du p o rtrait reflète,
ou conditionne, l’atten tio n croissante p o rtée dès cette époque
à l’expression de l’intériorité par le regard et les expressions du
visage. Ainsi Georges Chastellain, u n ch ro n iq u eu r attaché à la
cour de Philippe le B o n au m o m en t où Jan van Eyck transform e
l’art du portrait, écrit-il de son protecteur q u ’il « avoit une identité
de son dedans à son dehors », signifiant par là que son intériorité
singulière devenait flagrante dans ses attitudes, son regard et sa
physionom ie19. Des peintres com m e Jan van Eyck ou D ürer, dans
ses autoportraits, y parviennent au p rem ier ch ef par le traitem ent
des yeux. Tandis que l’icône du C hrist des époques antérieures
portait son regard indifféremm ent sur tous les humains qui voyaient
dans son visage, n o n u n sujet quelconque, mais l’im age d ’une
vérité, le regard des portraits flamands invite le spectateur à u n
échange de points de vue analogue à celui q u ’établissent deux
hum ains de chair et d ’os ; au trem en t dit, il instaure une situation
d ’intersubjectivité avec u n artefact m im étique20. C e qui im porte
n ’est donc pas de savoir si ces portraits sont plus ressemblants que
ceux réalisés plus tôt, mais le fait q u ’ils affirm ent avec vigueur
l’idée d ’une individualité de certains hum ains transparaissant sur
leur visage depuis leur for intérieur.
E st-on bien sûr que ce ne fut jamais le cas auparavant? Songeons,
par exem ple, à l’ém o tio n q u i saisit les am ateurs d ’art dans la
dernière décennie du x ix c siècle lorsque l ’antiquaire viennois
T h eo d o r G raf expose à la vente les “portraits du Fayoum ” , ces
centaines d ’images sur bois ou sur hn, insérées dans des m om ies,
que des pilleurs de tom bes avaient exhum ées dans une nécropole
rom aine près d ’el-R u b aiy at, à l’ouest du N il. Elles figuraient
avec une fraîcheur bouleversante, presque deux mille ans après
leur réalisation, u n e collection de personnes de tous âges et de
toutes conditions, rem arquable par sa diversité et par le souci de

451
LES F O R M E S D U VI SI BLE

rend re visible leu r individualité. Freud, qui avait acheté deux


de ces portraits coptes à G raf — d o n t l’u n est to u jo u rs visible
dans son cabinet de consultation à Londres —, y apercevait une
invite suffisante à l’identification p o u r dire de l’u n d ’eux q u ’«il
a u n visage ju if sym pathique21 ». S’agit-il p o u r autant de portraits
analogues à ceux que 1’ars nova du d ébut du x v e siècle nous a
transmis ? Les peintres du Fayoum ont-ils cherché à représenter
une intériorité à nulle autre pareille, com m e le font les tableaux
des m aîtres flamands, et p o u r q u i? O n ne p e u t faire ici l’éco­
nom ie d ’une rem ontée dans le temps afin d ’évaluer l’originalité
des inventeurs du portrait m oderne.

Il n ’est pas d o u te u x que des im agiers de l’A n tiq u ité se sont


attachés à figurer sur divers supports des h um ains à l’in d iv i­
dualité reconnaissable - du m oins ainsi en ju g e -t-o n à présent —,
le plus souvent des m orts d o n t o n co m m ém o rait la présence,
des m onarques et des personnages publics d o n t on rappelait à la
vue de tous l’autorité ou la position sociale, parfois des souve­
rains divinisés à qui l’on rendait un culte. R a re m e n t toutefois, et
seulem ent p endant u n e période assez brève de l’E m pire rom ain
tardif, ces représentations ont-elles eu p our am bition de manifester
à l’in ten tio n d ’une personnalité singulière et de ses co n tem p o ­
rains l’aura q u ’elle dégage. Dès l’Egypte antique, le pharaon est
dépeint sur les murs de son tom beau, d ’abord sous une form e très
stylisée au M o yen E m pire —u n m odèle idéal auquel on adjoint
u n attribut évoquant telle ou telle caractéristique du souverain ;
puis avec une plus grande diversité p endant le N o u v el Em pire,
où les pharaons sont entourés des serviteurs et fonctionnaires du
palais, identifiés par leur n o m et parfois par un trait physique.
M ais ces images d ’individus dévoilées grâce au zèle des égypto­
logues n ’éta ie n t destinées n i à nos y e u x ni à c e u x d ’au cu n
autre vivant, elles p erm ettaient aux personnages dépeints d ’être
reconnus par les dieux et les m orts qui recevaient les défunts dans
l’autre m onde. Elles n ’étaient pas des portraits au sens où nous
l’entendons depuis la Renaissance car leur contemplation, soustraite

452
F AC E A U M O N D E

à leurs contem porains, ne pouvait jam ais fournir l’occasion d ’u n


face-à-face intersubjectif avec des êtres ordinaires. Il est encore
plus im probable que les statues colossales vouées à célébrer dans
l’espace public la puissance des pharaons aient pu se p rêter à ce
genre d ’exercice : leu r aspect stéréotypé et leur m onum entalité
en faisaient des symboles de la puissance du souverain, n o n des
évocations de sa personnalité22.
O n retrouve en G rèce ancienne ces deux formes de figuration
de la personne hum aine, images funéraires et images de souve­
raineté, mais diversifiées dans leurs supports - stèles, urnes, sarco­
phages po u r les prem ières —et parfois com binées dans u n m êm e
m o n u m en t, com m e le to m b eau dit “ des N éréid es” , construit
à X anthe au déb u t du iv e siècle avant n o tre ère, où les statues
anticipent les joies d ’u n e vie future tandis que les frises sculptées
évoquent les accomplissements du défunt. U n demi-siècle plus tard,
le mausolée d ’Halicarnasse est édifié selon les m êm es principes. Il
faut donc nuancer l’opposition célèbre faite par E rw in Panofsky
entre une représentation “prospective” du défunt par l’ic o n o ­
graphie égyptienne, dans laquelle ses traits sont préservés pour une
existence post mortem, et une représentation “rétrospective” propre
à la tradition grecque, dans laquelle ils le sont p o u r perm ettre à
ceux qui lui survivent de garder le souvenir de son apparence.
M algré quelques exceptions, cependant, les deux styles funéraires
offrent bien un contraste dans la représentation des m orts entre
«la m anipulation m agique du futur » et «la com m ém oration du
passé»23 ; dans le cas grec, en effet, le p o rtrait est destiné aux
proches d o n t il aiguillonne le souvenir et il doit donc être fidèle
pour que la fonction mém orielle s’accomplisse pleinem ent. Q uant
aux images de glorification publique, elles concernent à présent
non seulem ent les hom m es d ’Etat et les grands soldats, mais aussi
ceux qui o n t atteint la n o to riété par d ’autres voies, l’éloquence,
la philosophie ou la littérature. D estinées à ceux qui n ’o n t jamais
vu le m odèle, parfois disparu depuis plusieurs siècles et d o n t
aucune trace visuelle ne subsiste, ces images de grands hom m es
sont assez stylisées et dotées d ’accessoires typiques de la fonction
q u ’ils occupent, elles em bellissent le sujet représenté lorsqu’il est
connu, et sont em preintes d ’une expressivité qui devient d ’autant

453
LES F O R M E S D U VI SIBLE

plus théâtrale lorsque l’o n ignore ses traits. C ’est que l’exigence
de savoir “ dépeindre l’âm e” naît à cette ép oque24, mais avec un
sens différent de celui q u ’elle acquiert à la R enaissance : tandis
que les portraits com m ém oratifs et les représentations de modèles
civiques visent en G rèce à figurer la belle âm e, l ’essence idéale
d ’u n individu, sans toujours s’em barrasser de ressem blance, le
portrait du début de l’époque m oderne, b ien que renforcé dans
la justification de ce q u ’il accom plit par la redécouverte du plato­
nisme, s’efforce plutôt de faire coïncider une physionom ie propre
avec une intériorité singulière.
Si les fonctions com m ém oratives et glorifiantes du portrait se
m aintiennent à R o m e dans la sculpture, le cas de la pein tu re est
plus controversé car, com m e en Grèce, et par-delà les références
littéraires qui attestent d ’œuvres peintes représentant des individus,
très peu d ’entre celles-ci o n t survécu qui perm ettraient de ju g e r
de leur in ten tio n de fidélité au sujet représenté. C ’est p o u rq u o i
les historiens o n t accordé une telle im portance à la fresque dite
“de T erentius N eo et son épouse” figurant u n couple d ’appa­
rence ordinaire, réalisée à P om péi dans une pièce ordinaire d ’une
m aison ordinaire, sans doute p eu de temps avant la destruction
de la ville, en 79. L’im age est exceptionnelle à plus d ’u n titre.
D ’abord, parce que les rares peintures interprétées com m e des
portraits do n t nous ayons connaissance représentent p lu tô t des
types génériques idéalisés selon les m êm es conventions que la
sculpture23. O r ce n ’est pas le cas avec cette représentation d ’un
couple fixant le spectateur avec intensité tandis q u ’ils arborent
de façon ostensible les symboles de l’élite lettrée : la fem m e tient
un diptyque - une tablette articulée enduite de cire - et u n stylet
avec lequel elle semble se tapoter les lèvres, tandis que l’hom m e,
vêtu de la toge des citoyens, brandit u n rouleau avec u n sceau
rouge (illustration 117).
A Pom péi toujours, u n autre portrait célèbre, dit “ de Sappho” ,
dépeint n o n pas la poétesse grecque, mais une je u n e fem m e de
la b o n n e société égalem ent m unie d ’un stylet et dans la m êm e
attitude songeuse que la fem m e du couple, com m e si, elle aussi,
cherchait ses m ots. C ette pose qui évoque l’écolier quêtant l’ins­
piration en suçotant son p o rte-p lu m e était p eu t-ê tre en vogue

454
r

117. Fresque anonyme dite "de Terentius Neo et son épouse"

à l’époque p o u r suggérer u n e intense vie de l’esprit; il dem eure


que l’intellectuelle piquante que l’on a associée à Sappho est plus
idéalisée que la fem m e du boulanger. D e fait, le couple n ’est pas
em belli : la fem m e a les sourcils charbonneux et les oreilles u n
peu décollées, to u t co m m e son m ari, d o n t le nez légèrem ent
to rd u et la barbe aux poils follets co n trasten t avec les canons
esthétiques de la sculpture im périale. Il s’agit à l’évidence d ’indi­
vidus particularisés.
Q u i sont-ils et p o u rq u o i se sont-ils fait représenter? D epuis la
découverte de la fresque par G iulio D e Petra en 1868, l’identité
des deux personnages n ’a cessé d ’être remise en cause. L’hypo­
thèse la plus plausible à présent est q u ’il s’agit des propriétaires
d’un complexe urbain com prenant une boulangerie d ’une certaine
im portance qui o n t v o u lu se hausser du col dans la hiérarchie
sociale en se faisant dépeindre com m e des lettrés26. La fresque

455
LES F O R M E S D U VI SI BLE

était située dans une pièce do nn an t sur l’atrium , faisant face à un


co rrid o r qui ouvrait sur la boulangerie, et d o n c délibérém ent
offerte au regard du public, n o tam m en t des em ployés de l’éta­
blissem ent et des clients le fréquentant27. T ous connaissaient les
propriétaires et l’on p eu t donc penser que le désir de ces derniers
de se faire représenter sans déguiser leurs im perfections visait à
se faire reconnaître p o u r ce q u ’ils étaient, cette ostension de leur
apparence véritable étant plus significative à leurs yeux que le
respect des idéaux de la beauté masculine et fém inine dont l’art de
l’élite était dépositaire. A cela s’ajoutaient une pointe de snobisme
- les instrum ents d ’écriture, indices d ’éducation - et surtout la
m anifestation d ’une affection m u tuelle, ren d u e m anifeste par
une autre im age surm ontant leur portrait qui figurait A m our et
Psyché enlacés. Bref, tant par son em placem ent que par ce q u ’elle
représente, cette fresque en dit beaucoup sur le couple qui s’est
fièrem ent mis en scène p o u r lu i-m êm e et p o u r son entourage
dans le cadre dom estique q u ’ils o n t contribué à édifier. Loin des
canons idéalisés de la portraiture im périale, l’im age de ces deux
personnes peut être vue, selon une formule de Jo h n Clarke, com me
« un art de la vie telle q u ’elle est vécue par les vrais gens28 ». Il n ’en
dem eure pas m oins que les signes conventionnels q u ’ils affichent
visent à les faire reconnaître, à bon droit ou non, com m e membres
d ’une catégorie particulière de citoyens, et c’est probablem ent
cette ostension sociale qui revêtait p o u r eux le plus d ’im portance.
Les centaines de visages peints sur les m om ies du F ayoum
en tre le p re m ie r et le tro isièm e siècle de n o tre ère p eu v e n t
aussi être considérés co m m e des po rtraits rom ains, m êm e si
leu r fo n ctio n renvoie aux habitudes funéraires égyptiennes et
que leurs auteurs furent probablem ent des imagiers grecs29. La
pose, le regard frontal accentué p ar des y eu x plus grands que
nature et la lum ière qui souvent se reflète dans les pupilles, le
soin apporté à figurer la coiffure, les im perfections des traits et
m êm e les rides, to u t cela rappelle l’in ten tio n m im étique de la
fresque des boulangers à P om péi, qui fut réalisée au d éb u t de
cette m êm e époque (illustration 118). E t p o u rtan t, les portraits
du Fayoum figuraient des défunts et relevaient donc du genre
“p ro sp e c tif’ dans la typologie panofskyenne : ils p erm ettaient de
F A C E AU M O N D E

préserver l’apparence des vivants p o u r m ieu x les individualiser


dans leur existence post mortem. O n les peignait probablem ent
bien avant le décès, sur le m otif, raison p o u r laquelle ils d o n n en t
le sentim ent d ’une présence individuelle très affirmée, mais ils
n ’étaient pas exposés sur les m urs de la dem eure en attendant
d ’accom pagner leur m odèle dans l’au-delà30. Il semble toutefois
que l ’o n ait gardé les cadavres em baum és p en d an t u n certain
temps à la màison dans u n sarcophage en bois adossé au m ur d ’une
cham bre funéraire, le po rtrait du défunt cousu sur la m om ie et
exposé à la vue des parents et des familiers qui souhaitaient une
dernière fois s’im prégner de son visage. U n e dim ension “ rétro ­
spective” éphém ère colore ainsi cet usage, à m i-ch em in entre le
désir que trahit la fresque p o m p éien n e de se d o n n er à voir sur
un m u r de son vivant et l’escam otage de la semblance d ’un m o rt
dans les ténèbres de sa tom be.

118. Portrait peint sur toile d'une femme nommée Aline, Hawara,
ier-ne siècle apr.J.-C.
LES F O R M E S D U VI SIBLE

O n p eu t donc dire q u ’à côté du portrait funéraire et du portrait


glorifiant a existé dans la civilisation rom aine une tradition du
portrait individuel qui ne visait ni à co m m ém o rer ou accom ­
pagn er u n d éfu n t ni à h o n o re r u n personnage public, mais à
dépeindre des personnages ordinaires reconnaissables par les traits
de leur physionom ie. O n p eu t supposer en outre que les m otiva­
tions des com m anditaires n ’étaient guère si lointaines de celles
q u ’on leur reconnaît dans l’art du portrait m o d ern e : célébrer la
singularité d ’un individu ou d ’u n couple m anifestant le souci de
soi et souhaitant se distinguer aux y eu x d ’autrui. Ces images,
n o tam m en t celles du Fayoum , conservent néanm oins u n aspect
hiératique et figé —probable rém iniscence de leur fonction origi­
nelle com m e po rtrait funéraire — qui est dû aux contours très
accentués et à l’absence de to ute figuration d ’u n décor ou d ’un
environnem ent. Les visages et le haut du buste, parfois animés
d’u n très léger contrapposto, se d éco u p en t sur u n e surface plane
et unie, souvent dorée, u n p eu com m e une p h o to d ’identité.
C ’est la particularisation d ’u n individu au sein d ’un type qui est
ici visée, n o n la mise en scène d ’u n e personne dans u n m ilieu
de vie fam ilier qui la p ro lo n g e et lui d o n n e u n e partie de sa
singularité. L’individu profane est bien là, p o u r lui-m êm e et en
lui-m êm e, mais le sujet capable de réfléchir le m o n d e et d ’agir
sur lui attendra encore plus d ’u n m illénaire avant d ’être figuré.
Car, dans l’intervalle, la christianisation de l’Em pire rom ain a
peu à peu rétabli l’ancienne hégém onie des images cultuelles par
le biais des icônes. C om m e le résume Flans Belting, «l’icône est
une image peinte antique qui a survécu à la société antique [...].
Elle devient de la sorte l’héritière universelle du tableau antique31 ».
C e t héritage se développe dans les d eu x genres m ajeurs de la
figuration des humains déjà en vigueur dans l’A ntiquité : l’image
funéraire commémorative devient image de saint, tandis que l’image
glorifiant l’em pereur dem eure une image impériale à laquelle se
substitue parfois l’image du C hrist-R oi. Dans tous les cas, le portrait
profane cède le pas à des représentations cultuelles des personnages
de l’histoire sacrée, des souverains chrétiens et des saints, objets
d ’une vénération publique ou privée. Avec le christianisme, le
passage du portrait d ’un défunt quelconque au portrait d ’un saint

458
F A C E AU M O N D E

ne posait guère de difficulté p uisqu’il était loisible d’ériger une


image m ém orielle d ’un m o rt sur sa tom be ; la transformation de
celle-ci en image cultuelle dépendait donc de la personnalité du
m ort, de son statut, de ses accomplissements, non de stipulations
concernant sa représentation, les conventions figuratives étant au
début à peu près identiques p o u r toutes les images de défunts. Par
exem ple, le nim be n ’était en aucune façon l’apanage des saints
puisque certaines images les dépeignant en étaient dénuées tandis
que des portraits de défunts ordinaires, mais réputés pour leur piété
ou leurs œuvres, en étaient pourvus32. D e la sorte, u n personnage
particulièrem ent estimé de son vivant p o u r ses vertus chrétiennes
était honoré après sa m o rt par ceux qui l’avaient connu, un culte
de son image et de ses vertus votives s’affermissant au fil du temps
ju sq u ’à se convertir en une véritable dévotion publique.
Si le portrait funéraire de l’A ntiquité préfigure les buts et les
form es de l’icône, c’est q u ’il oscille entre l’im age co m m ém o ­
rative, laquelle exige la fidélité au m odèle, et l’image héroïsée,
qui dem ande l’idéalisation; la prem ière concerne la vie tem p o ­
relle du défunt avec ses particularités biographiques, la seconde
son existence intem porelle à laquelle seul le culte peut s’adresser33.
C ’est p o u rq u o i l’aspiration à la ressem blance, si notable dans
certains portraits romains, s’atténue dans la p einture d ’icônes : la
figuration de la singularité individuelle de tel ou tel saint im porte
m oins que la représentation sublim ée de son statut suprasensible
com m e dispensateur de grâce et de protection. L ’icône pousse
ainsi au paroxysm e les traits caractéristiques du portrait cultuel
antique, q u ’il soit co m m ém o ratif ou glorifiant: le parti pris de
frontalité renforce le face-à-face entre l’image et celui qui s’adresse
à elle, la stabilité des types iconographiques restreint l’in terp ré­
tation dans u n cham p b ien délim ité, la faible inventivité esthé­
tique fait passer au second plan l’intervention du peintre, de toute
façon anonym e, afin que l’im age ne soit plus q u ’u n déclencheur
de vision et l’instrum ent d ’u n e dévotion intim e. Dans l’O rien t
chrétien, com m e le n o te G ilbert D agron, les critères de ressem­
blance s’effacent derrière ceux de v é rité ; « p o u r éviter d ’être
m ensongère, l’image dut coïncider aussi parfaitem ent que possible
avec sa signification [...]. Le portrait devint désignation34».
LES F O R M E S D U VI SIBLE
1
E n outre, dans le m onde byzantin autant q u ’en O ccident, faire
des images avec des m ots —décrire —et faire des images peintes
—figurer —sont des aspects indissociables d ’u n e m êm e fonction
im ageante. C ette com plém entarité se manifeste au prem ier ch ef
à travers deux genres hérités de la rhéto riq u e antique, 1’ekphrasis,
une description littéraire qui dépeint la réalité à la m anière d ’une
im age, et Yeikonismos, un portrait en m ots visant à décrire le plus
précisém ent possible une personne. L ’ekphrasis vise à ém uler le
portrait pein t par l’em ploi de m ots recherchés et de m étaphores,
en situ an t la p erso n n e dans son co n te x te et son histo ire, en
suggérant u n e im age d ’elle que le lecteu r est in vité à recons­
titu er en esprit. Tandis que Y eikonismos est u n e tech n iq u e qui
p e rm e t de dresser le p o rtra it-ro b o t d ’u n in d iv id u en puisant
dans un lexique descriptif d ’une centaine de term es ; les magis­
trats s’en servaient p o u r d o n n er le signalem ent d ’u n esclave en
fuite, les notaires p o u r authentifier la signature d ’u n analphabète
au m oyen de quelques-unes de ses caractéristiques physiques, les
historiens p o u r évoquer des personnages du passé, no tam m en t
ceux de l’histoire sainte35. Des recueils de descriptions en mots
furent ainsi constitués selon les préceptes de Y eikonismos, et ils se
transform èrent to u t naturellem ent en m anuels de pein tu re qui
accom pagnèrent la naissance de l’art des icônes en spécifiant de
façon précise les codes iconographiques à appliquer à chaque
prototype représenté.
D e cette association originelle avec la description langagière,
l’icône a gardé une façon d ’atteindre l’individualité qui diffère
du to u t au to u t de celle que le portrait m o d ern e instituera ; la
prem ière p rocède en accum ulant des caractéristiques standar­
disées, le second au m oyen d ’une saisie d ’ensem ble de ce qui fait
la singularité d ’une personne —la com binaison de la physionom ie,
du p o rt de tête, du regard, des sentim ents que le m o u v em en t de
la b o u ch e laisse entrevoir. L’icône est ainsi ce q u ’A ndré Grabar
appelle un «portrait typologique», à savoir l’image d ’une personne
obtenue par approxim ations successives et de plus en plus fines à
partir de types définis au préalable qui puisent dans u n répertoire
d ’attributs physiques, de qualités morales, de catégories profes­
sionnelles36. L’in dividu est appréhendé de façon taxinom ique

460
F AC E A U M O N D E

com m e m em bre individualisé d ’u n groupe, selon Gilbert D agron,


c’est «un spécim en d ’u n e catégorie ou d ’une espèce, m êm e si
cette catégorie ou cette espèce est calculée si étro item en t q u ’il
en est l’unique représentant37». A dm irable définition, qui vaut
autant p o u r les portraits romains des premiers siècles de notre ère,
m êm e ceux d o n t on voit bien q u ’ils o n t p o u r b u t de célébrer une
individualité, sans toutefois que l’habitude de dépeindre l’identité
com m e un cum ul de traits prédéfinis ne p erm ette de faire surgir
sa singularité de la gangue typologique où elle s’abrite.

C e n ’est pas le m oindre des paradoxes du naturalism e q u ’une


ontologie dans laquelle o n t pris racine au cours des trois derniers
siècles toutes les interprétations matérialistes du m o n d e ait p u
devoir une partie de sa genèse à la foi chrétienne. Des historiens
discernent en effet dans l’art du portrait développé au x v e siècle
par la peinture flam ande le résultat d ’une évolution de la sensi­
bilité religieuse co m m en cée au siècle p récéd en t qui com bine
une indifférence croissante à l’égard des spéculations théologiques
avec une vogue des images du C hrist et de la Vierge em ployées
com m e des stim ulations visuelles du recueillem ent personnel38.
La précision avec laquelle sont rendues les physionom ies, les
ém otions q u ’elles laissent percer, l’expressivité d o n t elles fo n t
preuve, encouragent la piété, en sorte que l’intérêt pour les réalités
phénom énales d o n t tém oigne à l’époque l’entreprise figurative,
loin de refléter un déclin des motifs religieux, qui ne com m encera
de façon partielle q u ’au siècle suivant, est au contraire u n effet
de la fonction dévotionnelle q u ’o n assigne à ces réalités. Le souci
du détail n e disperse pas l ’atte n tio n du spectateur, il favorise
p lu tô t u n m o u v e m e n t d ’adhésion à la sacralité du m o n d e en
rendant visible «la tendance inh éren te des choses à désigner u n e
réalité transcendante d o n t elles tien n en t leur être39». D e plus en
plus courantes dans les cours princières, les maisons aristocra­
tiques et les couvents, les images de dévotion privée com m encent
à être em preintes d ’u n e vie subjective qui p erm et une identifi­
catio n plus p ro fo n d e au su jet re p ré se n té , u n e d isp o sitio n à

461
LES F O R M E S D U VI SI BLE

l’em pathie faisant appel à l’im agination du dévot et suscitant en


lui ém o tio n et attachem ent. E n tém oigne u n e sculpture en bois
polychrom e du couvent de dom inicaines de K atharinental, en
T hurgovie, datant de 1305 et attribuée au m aître H ein rich de
Constance, qui figure saint Jean l’Évangéliste couché sur le sein
de Jésus lors de la C ène (illustration 119). Le sujet principal de
l’œ uvre n ’est pas tant l’un ou l’autre des personnages, c ’est l’am our
que Jean p o rte au C hrist et l’am our que le C hrist porte à Jean,
c ’est la figuration d ’u n e relation fondée sur la rencontre de deux
intériorités et la résonance de leurs affections mutuelles, exprim ée
de façon suffisamment suggestive p o u r q u ’u n e religieuse priant
devant cette Andachtsbild (“im age pieuse”) se tro u v ât plongée
dans u n ravissem ent tel q u ’u n e de ses com pagnes la vit flotter
au-dessus du sol40.
U n autre symptôme de l’ém ergence de l’individualité subjective
dans les images au x iv e siècle est la diffusion de la dévotion privée

119 .Le Christ et saintJean, sculpture


attribuée au maître Heinrich de
Constance, couvent de Katharinental
en Thurgovie, vers 1305
F AC E A U M O N D E

dans l’espace public du fait de la m ultiplication dans les églises


de fresques dépeignant des épisodes de l’histoire sainte où sont
figurés les donateurs. Ces derniers, le plus souvent en couple,
tém o ig n en t par leu r pieuse apparence de la générosité qui les
anim e, u n thèm e qui deviendra généralisé au siècle suivant dans
les peintures sur panneau et dans lequel o n s’accorde à reco n ­
naître les prem iers portraits dits “ réalistes” de Yars nova. P o u r
que la scène ait u n sens, en effet, cette ostension par l’im age du
don de l’im age im plique que le d o n ateu r soit fidèlem ent rep ré­
senté. Le thèm e fo u rn it aussi u n sujet de choix aux m anuscrits
enlum inés. R iv alisan t de v irtu o sité te c h n iq u e , ces objets de
parade sont des biens so m p tu eu x dans lesquels le propriétaire
aim e à se faire représenter en train de co n tem p ler u n e im age
de dévotion, ou b ien dans l’acte de d o n n er ou de recevoir u n
ouvrage religieux rich em en t enlum iné. B ien que leu r co n tem ­
plation soit réservée à u n cercle restreint, ces m iniatures sont un
lieu d ’innovation stylistique dans la p ein tu re de la ressemblance,
ainsi q u ’en tém o ig n e l’im age dédicatoire placée en ou v ertu re
de la Bible historiale q u e le cham bellan Jean de V audetar fit
réaliser en 1372 p o u r le roi de France, C harles V. B ien que
les enlum inures aient été exécutées par l’atelier du m aître de la
Bible de Jean de Sy, la scène en frontispice représentant Jean
de V audetar offrant le m an u scrit au souverain est due à Jean
B ondol, aussi appelé H e n n e q u in de Bruges, le p ein tre officiel
de Charles V (illustration 120). Elle est rem arquable autant par le
souci de figurer des individus reconnaissables que par le rendu
des détails : la transparence de la p etite coiffe que p o rte le roi,
les boucles de cheveux qui en dépassent, le drapé de sa robe, la
barbe clairsem ée du cham bellan, le volum e de sa ceinture ou la
profondeur de champ restituée par la disposition du carrelage, tous
ces élém ents attestent d ’u n intérêt du peintre p o u r la description
la plus exacte des personnages, de leurs atours et des lieux q u ’ils
occupent.
E t pourtant, entre cette m iniature et celle peinte quarante ans
plus tard p ar le m aître de la M azarine (ou de B oucicaut), les
différences sautent aux y eu x (illustration 115). Il s’agit dans les
deux cas de figurer u n e interaction entre le roi de France et u n

463
120. Jean Bondol Jean de Vaudetar offrant une Bible historiale à Charles V,
miniature, 1372

personnage im portant du palais, mais là s’arrête la similitude. Car


entre-tem ps une triple subjectivité s’est affirmée: celle du peintre
s’incorporant dans la scène q u ’il donne à voir, celle du spectateur
invité à partager ce p o in t de vue et dont le regard se glisse com m e
à la dérobée dans la cham bre do n t l’artiste lui ouvre l’accès, enfin
celle des personnages, chacun avec sa physionom ie propre, chacun
affichant une attitude et une contenance qui le rendent à nul autre
pareil, chacun engagé dans u n e relation avec d ’autres qui révèle
sa capacité d ’agir. T outefois, les conventions nouvelles que les
m aîtres de l’enlum inure inventaient au to u t déb u t du x v e siècle

464
F AC E AU M O N D E

restaient dissimulées dans des objets de prestige réservés à la délec­


tation de quelques-uns. P o u r que la nouvelle m anière de figurer
des personnes hum aines face au m onde devienne visible aux yeux
de tous, il fallait q u ’elle quitte les livres illustrés p o u r se révéler
dans des tableaux dont certains étaient visibles dans les églises. O n
doit ce m o u v em en t à une phalange de pionniers, certains aussi
talentueux dans l ’enlum inure que dans la pein tu re sur panneau,
parm i lesqu'els se détachent deux artistes déjà évoqués et sur qui
il faut revenir, R o b e rt C am p in et Jan van Eyck.
Longtemps m éconnu par les historiens de l’art, qui ne découvrent
son existence q u ’à la to u te fin du x ix e siècle, R o b e rt C am pin,
m aintenant identifié au “maître de Flemalle” , est pourtant le génial
précurseur de la révolution dans l’art de figurer les êtres et les choses
dont on peut créditer les peintres flamands à l’orée du x v e siècle41.
N é vers 1378 dans une famille originaire de Valenciennes, on le
trouve établi com m e peintre à T ournai en 1406, probablem ent
après u n apprentissage à la co u r de B ourgogne à D ijon. A partir
de 1418, il est à la tête d ’un im posant atelier à T ournai qui com pte
notam m ent com m e apprentis R o g ier van der W eyden et Jacques
D aret; il m eurt dans cette ville en 1445. Plusieurs de ses tableaux
proposent des innovations remarquables qui transforment la culture
visuelle de l’époque et m etten t en évidence avec netteté la façon
dont l’ontologie naturaliste com m ence à s’exprimer dans les images.
Le prem ier est une N ativité que l’o n p eu t dater entre 1418 et
1432, alors que C am pin est en pleine in n o v atio n créatrice (illus­
tration t 2 t ) . C e tableau est u n paradoxe, u n indice parfait de la
transition en cours, car il mélange de façon inextricable le nouveau
et l’ancien, des partis pris techniques et figuratifs d ’une parfaite
originalité avec la subordination des personnages et des motifs
à des fins d ’édification et d ’illustration de l’histoire sainte. C ’est
l’allure générale qui ren v o ie à la trad itio n : l’im age am algam e
une profusion de détails anecdotiques et en partie déconnectés
les uns des autres, l’im pression d ’ensem ble qui s’en dégage étant
celle d ’u n entassem ent d ’em blèm es et de symboles réunis en u n
lieu autour de la puissance unificatrice d ’un événem ent. Les deux
personnages à droite sont des sages-femm es m entionnées dans
les évangiles apocryphes, s’exprim ant par le biais de phylactères,

465
121. Robert Campin, Nativité, entre 1418 et 1432
F AC E AU M O N D E

la prem ière p o u r déclarer: «La vierge a accouché», tandis que la


seconde, vue de face, s’exclam e: «U ne vierge qui accouche. Je
croirai si j ’ai des preuves. » Sa main droite se dessèche aussitôt et l’un
des anges vient près d ’elle p o u r lui annoncer: «T ouche l’enfant et
tu guériras. » Q u an t à la bougie dont Joseph protège la flamme, elle
fait référence à une révélation de sainte Brigitte de Suède : s’étant
m u n i d ’u ne bougie p o u r éclairer l’accouchem ent, il s’aperçoit
qu’elle est inutile car la lum ière provient de l’enfant lui-m êm e. A
cette addition d ’anecdotes s’ajoute une construction assemblant
de façon im probable des éléments disparates : les personnages ne
sont pas intégrés à la bonne échelle dans des espaces eux-m êm es
hétérogènes qui se jo u x ten t au lieu de s’em boîter, les m ontagnes
dans le coin en haut à gauche n ’o n t rien de plausible là où elles se
situent et s’accordent p lutôt à la figuration conventionnelle d’un
lieu sauvage ; quant au soleil, lui aussi dépeint de façon allégorique,
il n ’éclaire guère puisque la lum ière vient du devant du tableau.
Bref, c’est une juxtaposition de scènes, de lieux, de personnages,
d ’histoires, d ’éléments de l’environnem ent, qui, loin d’être saisie
et unifiée depuis une perspective unique, em pile sans grand souci
de com position ni de vraisemblance des concepts, des symboles,
des citations, des paysages, des événem ents, d o n t le seul p o in t
com m un est d ’être structurés par la naissance miraculeuse de Jésus.
L’image relèverait donc plutôt du foisonnem ent des correspon­
dances analogistes si l’on ne prenait soin de s’attarder aux détails
qui la com posent, lesquels m etten t l’accent sur la banalité de la
scène en m êm e temps que sur la singularité des êtres et des lieux.
Banalité de l’événem ent d ’abord, soulignée par l’im portance
accordée aux sages-femmes, de m êm e taille que M arie et Joseph;
si elles sont là, c ’est q u ’il s’agit d ’une naissance ordinaire p o u r
laquelle leur savoir-faire p eu t être mobilisé. Banalité de Jésus aussi,
malgré la lum ière q u ’il irradie ; peu visible tant il est petit, presque
souffreteux, ce n ’est pas l’habituel bébé rose et potelé d o n t la
santé éclatante donne foi et espérance à ceux qui le contem plent,
mais u n nourrisson m alingre com m e aurait pu l’être à l’époque
du peintre celui de gens du peuple contraints par les persécu­
tions à trouver refuge dans une étable. Banalité des parents enfin,
notam m ent de Joseph, u n sujet de prédilection de C am pin; bien

467
LES F O R M E S D U VI SI BLE

q u ’il soit au centre du tableau, c ’est u n h o m m e discret et sans


prétention, se préparant à assumer la responsabilité qui vient de
lui échoir. Singularité des personnages, ensuite, en particulier
masculins. Les trois bergers possèdent n o n seulem ent une physio­
nomie distinctive, mais aussi une expression propre où se combinent,
à des degrés divers, la curiosité, l’étonnem ent, la bienveillance,
voire une pointe d ’inquiétude; quant à Joseph, c’est u n hom m e
âgé au front ridé et à l’abondante barbe blanche, représenté ici
avec le m êm e visage distinctif que celui que C am pin lui donne
dans le Triptyque de Mérode, ce qui laisse à penser q u ’il avait pris
le m êm e m odèle (illustration 122). Singularité des lieux, encore,
surtout du paysage remarquable de précision qui occupe l’angle
supérieur droit du tableau et qui contraste si nettem ent avec les
blocs rocheux artificieux qui lui font face à gauche. O n reviendra
plus loin sur ce paysage agreste d ’u n e radicale nouveauté, mais
qui n ’en dem eure pas moins bizarre dans l’économ ie générale du
tableau tant il s’ajuste m aladroitem ent à la scène du prem ier plan
et aux m ontagnes de l’autre côté. Singularité des choses, enfin,
perceptible dans la m inutie obsessionnelle avec laquelle C am pin
figure les qualités particulières des m atériaux : les veines du bois et
ses éraflures, les lattes et le torchis de l’étable, les plis et les reflets
des étoffes, ju sq u ’à une mortaise vide dans le pilier de droite avec
ses trous prêts à recevoir des chevilles. Jamais peut-être n ’avait-on
restitué le m onde profane avec une telle précision et, semble-t-il,
pour le seul plaisir d ’être fidèle à to u t ce q u ’il offre à notre vue.
C ette am bition se fait plus manifeste encore dans ce qui est
c o m m u n é m e n t reg ard é co m m e le c h e f-d ’œ u v re de R o b e r t
C am p in , u n e Annonciation aussi appelée Triptyque de Mérode,
v raisem b lab lem en t p e in te e n tre 1425 et 1428, d o n t o n ne
com m entera ici que les panneaux latéraux afin de m ieux souligner
leur relative indépendance vis-à-vis de la scène d ’histoire sacrée
qui occupe la partie centrale (illustration 122). Trois choses frappent
d ’em blée dans ces panneaux. D ’abord, et par contraste avec la
Nativité, la continuité des lieux représentés est plus vraisemblable ;
les scènes d ’in térieu r —u n jard in clos et une échoppe-atelier —
se ju x tap o sen t m ieu x au fond urbain qui se d écoupe dans des
ouvertures m énagées p o u r d o n n er de la p ro fo n d eu r à l’im age
I

122 . Robert Campin, Annonciation, ou Triptyque de Mérode (panneaux latéraux), entre 1425 et 1428

I
LES F O R M E S D U VI SI BLE

et faire percevoir que les sujets de l’avant-scène se relient par plans


successifs au m ilieu séculier plus englobant qui constitue leur
environnem ent ordinaire. Certes, les variations d ’échelle des person­
nages peuvent sembler maladroites, de m êm e que la construction
en décor de théâtre dans laquelle chaque plan est com prim é par le
suivant ; mais elles le sont à notre regard seulem ent, habitué q u ’il
est à la géom étrie parfaite de la perspective linéaire. C ’est aussi que
C am pin construit ses tableaux com m e u n sculpteur gothique, ses
figures se projetant en avant com m e des statues dans des niches
sur un fond qui parvient à s’anim er grâce à la dynam ique plastique
des personnages. La liaison entre les différents espaces de vie, entre
la sphère dom estique et la sphère publique, ne saurait ainsi être
com parée à celle obtenue à partir d ’u n p o in t fixe, et si elle est
pourtant presque “naturelle” , c’est q u ’elle est conform e à ce qu’ex­
périm ente u n corps hum ain se déplaçant dans l’espace.
Le deuxième trait m arquant du triptyque est l’exactitude presque
m aniaque, donc la virtuosité technique, avec laquelle les moindres
caractéristiques du m onde m atériel sont figurées. N o n seulem ent
l’o n sait où l’on se trouve, à quel m o m en t de l ’année et de la
jo u rn ée , mais la plénitude de ce m o n d e de l’ici-bas —encadrant
p o u rtan t une m anifestation em blém atique de la transcendance
divine —vient de ce q u ’aucun détail, m êm e le plus trivial, n ’est
ju g é inutile : ici les portes ferm ent à clé, les volets sont retenus par
des clenches, les doloires sont affûtées et d û m en t poinçonnées, et
les souricières que Joseph a fabriquées sont prêtes à rem plir leur
office. D u reste, il n ’est pas anecdotique de n o te r que la m éticu ­
losité avec laquelle C am pin a dépeint le m enuisier dans son cadre
est à l’origine d ’une célèbre divergence d ’in terp rétatio n entre
deux grands historiens de l’art.
E n 1945, M eyer Schapiro consacrait u n article au symbolism e
du retable de M érode en développant les raisons p o u r lesquelles
Joseph était dépeint com m e un fabricant de souricières, rappelant
q u ’avant que le panneau ait été attribué à C am pin o n connaissait
son auteur sous le no m de “m aître à la souricière”42. C e m odeste
ustensile était en effet à l ’o rigine d ’u n e m étap h o re usitée en
ce tem ps et tirée de la patrologie latine: “muscipula diaboli crux
D om ini”, la croix est une souricière où le diable se fait prendre,

470
F AC E A U M O N D E

appâté par la chair du C hrist. Schapiro ajoutait que le chaste


vieillard forant des trous à côté de sa je u n e épouse ne pouvait
m anquer d ’évoquer u n sens sexuel caché, indice d ’une tension
typique de la p ein tu re de l’ép oque, écartelée entre le sym bo­
lisme sacré et la ten tatio n d ’investir d ’une signification allégo­
rique les objets du q u o tid ien ; de la sorte, com m e il l’écrit, «l’art
nouveau apparaît com m e u n cham p de bataille latent entre les
conceptions'religieuses, les nouvelles valeurs profanes et les désirs
souterrains des hom m es devenus plus conscients d ’eux-m êm es
et de la nature43». Analysant la m êm e œ uvre en 1953, Panofsky
fit l’hypothèse que la planche sur laquelle Joseph s’affairait était
destinée à u n couvercle de chaufferette, une intu itio n il est vrai
fragile car fondée sur la seule ressemblance avec la chaufferette
dépeinte par V erm eer dans La Laitière44. Six ans plus tard, Schapiro
proposait une autre interprétation : la planche percée de trou était
destinée à couvrir une boîte à appâts p o u r la pêche, semblable
à celles que m o n tre une enlum inure flam ande de 1440 do n t la
figure principale représente l’Incarnation. O r, selon Schapiro, les
deux images ont en com m un que l’Incarnation s’y trouve associée
à des ustensiles en apparence insignifiants - la boîte à appâts et
les souricières - , tous voués à réaliser u n e capture, c ’est-à-dire
ayant une fo n ctio n analogue à celle de l ’in co rp o ratio n divine
dans u n corps de fem m e45. Q u e la p ostérité ait p lu tô t d o n n é
raison à Panofsky n ’est pas ce qui im porte ici46, mais b ien le fait
que des identifications discordantes aient été rendues possibles
par u ne figuration si précise des outils et des gestes de l’artisan
qu’elle renvoie autant à l’histoire des techniques q u ’à l’histoire des
religions. Joseph est sans do u te dépeint avec son lot de symboles,
il est aussi et surtout dépeint au cœ ur d ’une chaîne opératoire,
com m e u n sujet exerçant sa puissance d ’agir sur les choses.
C ’est dire que l’individuation des artefacts est couplée de façon
indissoluble à l’individuation des humains auxquels ils sont attachés.
Le couple des donateurs ne figure pas une abstraction ou un type,
pas plus que le personnage derrière eux, dont l’accoutrem ent est
p o u rtan t assez reconnaissable p o u r q u ’on ait p u voir en lui un
commissionnaire de la ville de Malines47. Q uant à Joseph, il a perdu
son auréole com m e tous les personnages de l’histoire sainte dépeints

471
LES F O R M E S D U VI SI BLE

par C am pin et à la différence de ce qui se passe dans les A nn o n -


ciations italiennes de l’époque. Bref, ce sont des gens ordinaires
que l’on pourrait identifier si on les croisait dans la rue, représentés
méticuleusement dans tous les détails de leur physionomie et de leur
costume, et dont il semble que l’on p eu t sans peine déchiffrer les
intentions. Les donateurs sont là p o u r eux-m êm es, en témoignage
de la position q u ’ils ont acquise par leurs mérites et en reconnais­
sance de leur dignité, n o n com m e des symboles d ’un ordre trans­
cendant dont ils célébreraient la gloire par leur dévotion48.
C am pin a fait plus q u ’inclure des individualités reconnaissables
dans ses tableaux, il a aussi pein t des portraits d ’individus isolés,
m anière exem plaire de souligner la singularité de chacun d ’entre
eux. Il se distingue de ses prédécesseurs d ’abord par ses m odèles :
ce ne sont plus des rois, des princes ou de grands prélats, figurés
dans la tradition antique du portrait im périal com m e incarnations
de la souveraineté m ondaine ou sacerdotale, mais des hobereaux
ou des bourgeois sans illustration particulière, représentés p o u r
eux-m êm es et avec u n souci nouveau d ’être fidèle aux détails
les plus infimes de la physionom ie. Ainsi en va-t-il de R o b e rt
de M asmines, u n chevalier à la co u r de P hilippe le B on, dont
le m oins que l ’on puisse dire est q u ’il n ’a pas été p o rtraitu ré
afin de séduire le spectateur par u n e beauté flatteuse ou p o u r
l’inciter à v oir en lui des vertus propices à la m éditation (illus­
tration 123). D e ce personnage d ’allure revêche, au visage massif
et au regard p eu conciliant, C am p in n ’a rien laissé échapper,
tant au physique - la lèvre inférieure lippue, le double m enton,
les poches sous les yeux, la petite cicatrice sur le front, la barbe
naissante —q u ’au m oral —u n e déterm ination m orose associée à
une certaine perplexité devant les hasards de la vie. E xtraordinai­
rem en t présent face à nous, il est saisi au plus près de son identité
profonde telle q u ’elle s’exprim e dans son seul visage, n o n com m e
reflet d ’u n m odèle préexistant ou idéal. Il en est de m êm e avec
le couple d ’anonym es de la N ational Gallery, sauf que C am pin a
été plus généreux avec eux q u ’avec R o b e rt de M asmines (illus­
tration 124). Sans aucunem ent idéaliser ces gens de bien à la conte­
nance réservée, il a insufflé dans des visages plaisants à regarder
u ne vie intérieu re à l’évidence plus riche, u n e attitude m oins

472
124. Robert Campin, Un gentilhomme et une dame, entre 1420 et 1438
LES F O R M E S D U VI SI BLE

gourm ande vis-à-vis des plaisirs du m onde, une lucidité placide


à l ’égard de ce que l’on p eu t en attendre. E n com m andant leur
portrait à un peintre réputé, ce couple a suivi l’exem ple des grands
à la co u r de B ourgogne, n o n p o u r célébrer leur puissance et leur
renom m ée, mais, à l’instar des donateurs du Triptyque de Mérode,
afin de m ettre en évidence p o u r eux-m êm es et leurs proches la
reconnaissance d o n t ils jouissent et la distinction qui en découle.
C om m e l’écrit T o dorov des modèles de C am pin en général, « [ils]
sont désignés par le tableau, eux-m êm es ne désignant rien. Ces
êtres sont les héros des tem ps nouveaux, et la pein tu re chante
leur éloge49 ».
Bien q u ’assigner une origine précise à des phénom ènes culturels
se révèle u n e tâche délicate, p e u t-ê tre m êm e absurde, il est
difficile de résister à l’idée que, le p rem ier parm i ses co n tem ­
porains, R o b e rt C am pin a fait p én étrer l’individu au cœ u r de
la figuration —l’individu reconnaissable par lu i-m êm e et par ses
proches, l’individu doté d ’u n e subjectivité visible qui le rend à
nul autre pareil, l’individu com m e agent en train d ’agir sur le
m on d e ou de l’embrasser par ses sens et son intellect. D e m êm e
que l’o n p o u rrait choisir de dater la naissance du naturalism e
sous sa form e discursive de la p arution en 1632 du Dialogue sur
les deux grands systèmes du monde de Galilée, de m êm e p ourrait-on
faire rem o n ter aux portraits de C am pin deux siècles auparavant
les débuts d ’u n e figuration ico n iq u e de l ’in tério rité hu m ain e
qui tranche sur les conventions typologiques et glorifiantes de la
pein tu re ancienne. A cette réserve près que C am pin lui-m êm e
ne dépose pas encore vraim ent dans son œ uvre l ’indice explicite
de son individualité : son style est certes reconnaissable, mais il ne
signe pas ses tableaux —ce qui l’a longtem ps fait dem eurer dans
l’anonym at —et il n ’a pas laissé d ’autoportrait. O r la singularité de
l’intériorité hum aine se signale au x v e siècle n o n seulem ent dans
les sujets figurés, mais aussi par les sujets figurants. Le thèm e est
à la m ode en Italie dans le dernier tiers du Q u attro cen to : “T o u t
pein tre se p e in t” devient u n e form ule en vo g u e que L éonard
de V inci em ploie fréquem m ent et qui, chez lui, répond à une
conception aristotélicienne de la création artistique50. Marsile Ficin
lui donne une form ulation philosophique : « Dans les peintures et

474
F AC E A U M O N D E

les bâtim ents, o n v oit le savoir et l’habileté de l’artiste. Mais en


outre nous pouvons y v o ir la disposition et com m e l’im age de
son esprit. Car, dans ces ouvrages, l’esprit s’exprim e et se reflète
com m e dans un m iro ir où se reflète le visage d ’u n h o m m e qui
s’y regarde51. » C ’est dire en des term es o n ne p eu t plus clairs que
l’œ uvre de l’artiste devient l’expression m im étique de sa person­
nalité, le reflet de son intériorité s’exprim ant sur une surface, le
p ro d u it d ’uïie individuation de l’activité créatrice.
C o m m e la plu p art de ses prédécesseurs, R o b e rt C am p in se
c an to n n e ainsi dans l ’an o n y m at, p e u t-ê tre en d éférence à la
discrétion de l’apôtre Paul, qui, dans sa lettre aux Galates, affirme
que la seule chose do n t il tire fierté est la croix de Jésus-C hrist au
m oyen de laquelle « le m o n d e est crucifié p o u r m oi, et m oi p o u r
le m o n d e52». C ar il est de fait que la m anifestation d ’une indivi­
dualité du peintre s’exprim ant dans u n e signature est rarissime
au M o y en Age, tandis q u ’elle se m ultiplie à partir de la fin du
x v e siècle chez les artistes italiens53. Elle apparaît m êm e de façon
plus précoce en E u ro p e du N o rd , chez les m iniaturistes Jean
Pucelle et Jean B ondol, qui signent des manuscrits enlum inés dès
le x iv e siècle, ou chez Jan van Eyck, qui date et signe ses œuvres,
apposant m êm e sa m arque dans Les E poux Arnoljini sous la form e
d ’u ne grande inscription calligraphiée sur le m ur, «Johannes de
Eyck fu it hic / 1 4 3 4 », u n curieux aveu de m odestie puisque, en
m êm e tem ps q u ’il signale sa seule présence — co m m e té m o in
du mariage, sem ble-t-il —et n o n ce q u ’il a accompli, l ’artiste se
représente reflété dans le m iroir situé sous son paraphe dans l’acte
de peindre la scène. P o u r avoir été théorisé de façon réflexive en
Italie, c ’est donc en fait plus au n o rd que le processus d’indivi-
duation de l’artiste s’affirme, et de façon éclatante lorsqu’il se figure
lui-m êm e com m e u n agent in ten tio n n el en m arge de l ’œ uvre
q u ’il a exécutée54. Le prem ier autoportrait de ce genre, celui de
Jean F ouquet vers 1450, est saisissant de force expressive malgré
ses très petites dim ensions55. Il s’agit d ’u n m édaillon en émail
peint sur cuivre qui ornait jadis le cadre du diptyque de la collé­
giale N o tre-D am e de M elun réalisé par F ouquet vers 1452-1455
p o u r E tienne C hevalier, m em bre du C onseil du roi Charles VII
(illustration 125). F o u q u et s’y représente encadré par sa signature

475
LES F O R M E S D U VI SI BLE

com m e u n h o m m e au visage régulier et em preint de maîtrise de


soi, fixant le spectateur d ’u n regard à la fois soutenu et pensif,
sans do u te l’u n e des expressions les plus intenses de subjectivité
hum aine d o n t 1’ars nova va fixer les critères en E u ro p e p o u r les
siècles à venir.

125. Jean Fouquet,


Autoportrait, médaillon
en émail peint sur cuivre,
vers 1450

Si R o b e rt C am pin am orce le m o u v em en t qui fait advenir la


singularité du sujet hum ain dans les images, c ’est Jan van Eyck
qui le parachève. Le symbolism e de ses œuvres ayant été scruté
dans toutes ses dimensions iconologiques par les plus grands histo­
riens de l’art, ce n ’est pas sous cet angle q u ’o n l ’abordera, plu tô t
du p o in t de vue d ’une histoire de l’objectivation, autre m anière
d ’envisager le naturalisme sous son aspect dynam ique. Plus je u n e
que C am pin d ’une dizaine d ’années, Jan van Eyck a sans doute
connu ce dernier lors de visites à T o u rn ai et il n ’est pas im pos­
sible q u ’il ait fréq u en té plus tô t les ateliers des en lu m in eu rs
parisiens, n o tam m en t les frères de Lim bourg, avant de devenir
le peintre officiel de Jean de Bavière à La H aye puis de s’établir,
d ’abord à Lille, enfin à Bruges, où il passe la dernière partie de
sa vie. Il se trouve donc au cœ ur de la rév o lu tio n visuelle que
F AC E A U M O N D E

les peintres du N o rd o n t engagée et d o n t il p erfectio n n e les


innovations techniques avec une maîtrise saisissante de la peinture
à l’huile, q u ’aucun de ses contem porains n ’a portée à u n tel degré
d ’accom plissem ent —à l’exception p eu t-être de son énigm atique
frère H ubert, avec qui il p ein t L ’Agneau mystique. Il n ’est besoin
p o u r s’en convaincre que de com parer la Nativité de C am pin
(illustration 121) avec La Vierge du chancelier Rolin (illustration 126)
que V an Eyck a probablem ent exécuté vers 1435, soit p eu t-être
près d ’une vingtaine d ’années plus tard. T outes les nouveautés
picturales que C am pin avait introduites sont amplifiées, et d’autres
ajoutées, dans cette œ uvre étrange qui est une sorte de triptyque

126. Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin, vers 1435


LES F O R M E S D U VI SIBLE

réduit à une surface u n ique d o n t la partie centrale n ’ouvre pas


sur u n épisode de l’histoire biblique, mais sur une am ple rivière
traversée par u n p o n t, parcourue par des barques et sem ée de
m oulins flottants, d o n t la v u e se p ro lo n g e au lo in ju s q u ’aux
m ontagnes d ’où elle paraît descendre. N icolas R o lin , influent
m inistre de Philippe le B o n et com m anditaire de l ’œ uvre, q u ’il
légua à l’église N o tre -D a m e -d u -C h â te l d ’A utun, est représenté
à gauche dans l ’attitu d e pieuse caractéristique des donateurs,
tandis que la Vierge, ten an t Jésus sur ses gen o u x et couronnée
par un ange, se trouve décalée vers la droite à l’em placem ent de
ce qui serait n orm alem ent un volet dépeignant u n ou des saints
associés au d o n ateu r ou au lieu de culte où l’im age est située.
C ette sacra conversazione diffère donc des peintures c o n tem p o ­
raines du m êm e genre en Italie par son caractère presque profane
en d ép it de l ’ab o n d an ce des sym boles relig ieu x d o n t elle est
constellée, et par la place exorbitante do n n ée au chancelier : loin
d ’être u n e v ariatio n sur u n e V ierge en m ajesté e n to u ré e de
quelques saints personnages, le tableau figure la relation q u ’une
puissante notabilité, ferm em ent ancrée dans l’ici-bas, am bitionne
d ’établir par sa dévotion ostensible avec ce que le christianisme
a de plus sacré dans l’ordre du représentable.
Par-delà l’originalité de la com position et du m otif, le tableau
révèle on ne p eu t m ieux ce que la m anière de V an Eyck p eu t
avoir d ’exceptionnelle. Dans la virtuosité et la m inutie du coup
de pinceau, d ’abord, qui restitue tous les élém ents de la scène en
créant l’illusion de ce q u ’u n regard acéré p eu t percevoir in vivo :
le chatoiem ent des velours, la vibration de la lum ière, l’aperçu
d ’u n paysage com posite et mille autres détails que l’o n se plaît
à découvrir en s’introduisant en catim ini dans cette som ptueuse
loggia. C ’est aussi la précision p h o tographique avec laquelle le
visage du chancelier est dépeint, n ’épargnant aucune de ses rides et
im perfections to u t en do n n an t à son expression une grande force
de caractère m algré l’hum ilité de la posture : c ’est n o n seulem ent
u n individu parfaitem ent singularisé qui se tien t là devant nous,
c ’est aussi u n h o m m e d ’exception d o n t l’assurance et l’autorité
correspondent à ce que l’on p eu t attendre d ’u n des plus grands
personnages du duché de B ourgogne. Les portraits de V an Eyck

478
F AC E AU M O N D E

o nt une qualité presque indicible, sans doute propre à to u te son


œuvre. N o n q u ’ils soient techniquem ent plus accomplis que ceux
de C am pin; ils ten d en t p lu tô t à absolutiser leur sujet, à l’enserrer
dans une perfection im m obile, une grâce sereine qui est très diffé­
rente de l’idéalisation esthétique des peintres italiens. D e ce fait,
ils deviennent des prototypes pérennes, mais dans u n sens inverse
de celui du portrait typologique de la p einture d ’icône héritière
de l’A ntiquité : ce n ’est pas q u ’u n e personne soit dépeinte en la
subsum ant sous une catégorie descriptive, c’est au contraire que
V an Eyck saisit u n sujet hum ain avec une perfection telle q u ’il
en fait u n type générique réduit à u n seul exem plaire ; bref, un
individu.
Les p rin c ip a u x spécialistes de V an E y ck o n t tous n o té la
dim ension contem plative, la suspension de l’action qui caractérise
ses tableaux56. C ’est en partie u n effet du traitem ent original de
la lum ière, laquelle baigne l’espace d’une im palpable nébulosité
dorée ayant p o u r effet de déréaliser ce qui est dépeint to u t en
l’unifiant, d ’abolir l’éco u lem en t du temps. C ’est aussi que, par
contraste avec C am pin, V an Eyck parvient à dilater l ’espace de
façon continue en unifiant les plans sans césure, un effet parti­
culièrem ent visible dans La Vierge du chancelier R olin : l’enchaî­
n em en t y est assuré par la triple arcade de la baie, par le parapet
surplom bant la rivière et par le p o n t qui l’enjam be, la « vue téles­
copique des lointains » et la « v u e m icro sco p iq u e d u p rem ier
plan» s’intégrant sans heurts57. C ette co n tinuité ne doit rien à la
proportionnalité de la construction perspective - les points de
fuite se dispersent dans le tableau, où l’o n a pu en recenser une
dizaine, éparpillés dans une aire u n peu au-dessus de l’endroit où
la rivière atteint le pied des m ontagnes ; elle résulte d’u n e m ulti­
plication des images à l’in térieu r de l’im age, une expression de
l’infini dans le fini qui congèle le m o u v em en t en u n état de fait
absolu. C ette dilatation de l’infm im ent p etit à l’infinim ent grand
outrepasse la circonscription du cadre et efface donc le plan du
tableau, produisant u n effet d ’im m ersion dans la scène que Paul
P h ilip p o t définit ainsi : « [une] présence im m obile des choses
enveloppées dans le m ilieu am biant, im age d ’u n e intériorité qui
s’unifie sans se centrer dans l’activité de la personne58». N ous ne
LES F O R M E S D U VI SI BLE

sommes pas tant spectateurs des tableaux de V an Eyck q u ’induits


par eux à nous placer dans u n état de recueillem ent tranquille,
à nous im m erger dans les images m entales que le p eintre s’est
forgées du m onde qui l’entoure et q u ’il nous suggère de partager.
Paradoxalem ent, la sensation d ’om niprésence que suscite en
nous le p ein tre signale la su b stitu tio n d ’u n e vision cosm ique
par u n e vision locale, le passage du regard de D ie u lo rsq u ’il
appréhende l’ensem ble de ce q u ’il a créé à celui q u ’adopte u n
hum ain quelconque lorsqu’il est entraîné dans une représentation
picturale dotée d ’une unité propre et q u ’il fait l’expérience du
petit m onde au tonom e à l’in térieu r duquel l’artiste lui a donné
le loisir de se déplacer par la pensée. Parallèle à l’av èn em en t
de la subjectivité h u m ain e dans la co n stru ctio n flo ren tin e de
l’objectivité géom étrique, cette substitution opérée par Van Eyck
dévoile to u t aussi sûrem ent le passage de l’analogisme m édiéval
au naturalism e m o d ern e, la transition d ’u n m o n d e foisonnant
auquel u n principe extrahum ain donne une cohérence que l ’on
s’est efforcé en vain de figurer, à u n m icrocosm e instauré par la
peinture p o u r que l’esprit des hum ains y retrouve l’éternité de
l’être, mais dépouillée de la transcendance de ses origines. P o u r
que la res extensa s’incarne dans u n co n cep t, il fallait p o u v o ir
rendre visibles des continuités matérielles enchaînées en cascade
par des déterm inations réciproques, il fallait donc q u ’u n obser­
vateur décrive le m ieux possible en image des êtres et des p h én o ­
m ènes se suffisant à eux-m êm es.

Instaurer la nature

R o b ert Cam pin, à nouveau. C ’est en effet ce peintre à l’identité


longtem ps indécise que l’on crédite de l ’in v en tio n du paysage
m oderne, à to u t le moins de ce dispositif de cadrage de l’espace
qu’est la fenêtre à l’intérieur d’une pièce par laquelle se découvre un
aperçu sur u n m orceau de pays, nettem ent découpé par cet artifice
et devenu ainsi indépendant de la scène dépeinte au prem ier plan59.
Bien q u ’il occupe une partie infime de La Vierge à l’écran d’osier, le
paysage que Cam pin y figure en ménageant par une croisée une vue

480
F A C E AU M O N D E

sur une ville bruissante d ’activités est l’équivalent d’un tableau dans
u n tableau : grâce à ce procédé élémentaire, la représentation des
paysages se détache des finalités allégoriques ou d’édification pour se
convertir en genre autonom e clairement désigné com me tel (illustra­
tions 127 et 128). Il en va de m êm e, dans le Triptyque de Mérode, avec
la scène urbaine qui occupe le fond de l’atelier de Joseph ou qui se
laisse entrevoir derrière les donateurs dans l’embrasure de la porte :
des personnages y vaquent à leurs occupations dans leur environ­
nem ent ordinaire, indifférents à ce qui se passe au premier plan (illus­
tration 122). O n mesure l’effet produit par la “fenêtre flamande” en
comparant ces paysages soigneusement circonscrits avec celui que le
m êm e C am pin place com m e fond à sa Nativité, à la manière d ’un
rideau de théâtre (illustration 129). U ne route sablonneuse y serpente
vers une étendue d ’eau sur laquelle u n vaisseau navigue tribord
amures, to u t concourant dans ce spectacle à entretenir l’illusion
d’une vue réelle : les ombres respectent l’orientation du soleil, des
arbres bordant le fossé d ’eau noirâtre ont été récem m ent émondés,
des plessis protègent les pâtures, les différences d’échelle sont presque
respectées et la sinuosité du chem in contribue à rabouter les plans,
dont chacun est accentué par l’usage de la perspective chrom atique
qui fait se succéder les couleurs vives, puis les verts et les bleus, enfin
les gris bleutés et les blancs à l’horizon. C om m e l’écrit T o dorov de
ce paysage, « [il] est embrassé d ’u n seul coup d ’œil, com m e dans
aucun tableau antérieur ou contem porain60». E t pourtant, si on
veut le saisir com m e une totalité autonom e, il faut pouvoir faire
abstraction du reste, tant des personnages du prem ier plan que
des autres éléments de l’arrière-pays situé à gauche —l’ermitage
au pied des pics tourm entés, l’im posant château sur la colline, la
ville fortifiée —, qui ne s’accordent pas du tout avec lui. La fenêtre
flamande abolit cette fragm entation avec une élégante simplicité
en cadrant le pays dans une ouverture, condition de l’autonom ie
figurative du paysage, certes, mais aussi indication des contraintes
nécessaires à son avènem ent puisqu’elle rend patent que celui-ci
ne peut exister q u ’à partir d’u n point de vue situé sans ambiguïté,
ce dispositif de circonscription devenant ainsi une sorte d ’équi­
valent pour les artistes du N o rd du plan d ’intersection produit par
la pyramide visuelle de Brunelleschi.
127. Robert Campin, La Vierge à l'écran d'osier, entre 1425
et 1430

128. Robert Campin, La Vierge à l'écran d'osier (détail)


129. Robert Campin, Nativité (détail)

Certes, on avait auparavant figuré des collines et des fleuves,


des champs et des châteaux; mais c’était le plus souvent de façon
schématique et m étaphorique, po u r illustrer des concepts de lieux
plu tô t que des sites réels, n o n p o u r rendre présent à la vue un
m orceau du m ond e vraisemblable et, peut-être, reconnaissable.
Le précédent le plus illustre est sans doute la fresque dite “du b o n
gouvernem ent” exécutée presque u n siècle plus tôt, entre 1338 et
1339, par Ambrogio Lorenzetti dans le palais com m unal de Sienne.
Sur les trois parois de la salle des N e u f —l’endroit où se réunissait
le conseil de citoyens gouvernant la ville —, le peintre siennois a
dépeint des figures allégoriques représentant le bon gouvernem ent
(la Paix, la Justice, la C o n c o rd e ...) et le mauvais (la T yrannie,
l’Avarice, la V anité...), flanquées de leurs effets respectifs à la ville
et dans la campagne qui en dépend: une cité opulente et indus­
trieuse s’oppose à des bâtiments délabrés entre lesquels errent des
citoyens molestés par la soldatesque, tandis qu’un paysage agreste
aux vertes collines semées de champs bien entretenus, parcouru
par des marchands prospères et des paysans affairés, vient contraster

483
LES F O R M E S D U VI SI BLE

avec un spectacle de désolation jo n ch é de cultures à l’abandon sur


des buttes arides encerclant un village en flammes dont s’approche
une inquiétante bande armée. La représentation des effets du bon
gouvernem ent a particulièrement retenu l’attention des historiens
d’art pour la plausibilité de son apparence et les détails “réalistes” qui
l’agrém entent (illustration 130). R y th m é par u n fleuve encaissé dans
des coteaux débouchant sur une plaine côtière marécageuse, le relief
de la campagne reflète la réalité du territoire siennois de l’époque,
traversé par l’O m brone et récem m ent augm enté de la M arem m e ;
quant à la cité, dont les édifices typiques de l’architecture locale sont
néanmoins tous différents les uns des autres, elle fourmille de scènes
de la vie quotidienne qui em portent l’adhésion du badaud que ce
spectacle nous force à devenir. E n somme, on est tenté de voir dans
la fresque de Lorenzetti u n paysage authentique, peut-être m êm e
l’indice d’une anticipation par la peinture siennoise d ’un genre qui
ne s’épanouira dans les pays du N o rd qu’au siècle suivant61.

130. Ambrogio Lorenzetti, Les Effets du bon gouvernement à la ville et à la campagne, fresque (détail), 1339

Las, le “réalisme” esthétique de la fresque n ’est tel q u ’à nos yeux


et au prix d ’un anachronism e patent. Selon les m ots de Patrick
B oucheron, « cette illusion m im étique de la ressemblance ne peut

484
FACE AU M O N D E

jamais être [à cette époque] le sujet du tableau», lequel doit être


appréhendé com m e une transposition figurative du program m e
politique du go u v ern em en t com m unal, avec ses espoirs et ses
angoisses, m êlant de façon inextricable u n code allégorique et u n
registre docum entaire62. C ’est ce dernier qui explique l’impression
de “ déjà-vu” que causent les représentations de châteaux et de
bourgs fortifiés do n t la fresque est parsemée, étrangem ent évoca­
trices de sitès réels. O r ces vues font allusion aux “portraits topogra­
phiques” com m andés à des peintres par les N euf, n o tam m en t à
Sim one M artini, l’aîné et le m aître de Lorenzetti, afin d ’en re­
gistrer en images les villes et places fortes nouvellem ent acquises
par Sienne63. L ’exactitude de la figuration était ici u n e exigence
du com m anditaire et possédait une fonction perform ative : elle
rendait effective l’inclusion d ’u n lieu dans le maillage adm inis­
tratif et dans la m ém o ire territoriale de la cité. Il n ’est donc pas
surprenant que L orenzetti ait émaillé sa fresque de “ citations” de
portraits topographiques, sans p o u r autant s’astreindre à dépeindre
de façon m im étiq u e des sites réels. E n effet, les seuls édifices
identifiables, la silhouette du D ô m e et son campanile (à l’extrêm e
gauche) et la P o rta R o m a n a (à l ’extrêm e droite), ne sont pas
en to u t p o in t ressem blants, m an ière d ’idéaliser la cité sans la
désigner com m e telle. E n outre, lo in de form er u n panoram a se
déroulant en co n tin u à partir d ’u n u nique p o in t d ’observation,
la fresque juxtapose plusieurs points de vue distincts sur la ville
et la cam pagne, u n kaléidoscope de sites, d ’êtres et d’événem ents
qui n ’est com parable ni au paysage cadré dans la fenêtre flamande
ni à la nature objectivée par la perspective linéaire.
E n m atière d ’obsession m im étiq u e et de souci du détail, les
imagiers italiens avaient p o u rtan t devancé de quelques décennies
les artistes du N o rd . A insi en v a-t-il, p ar exem ple, de cette
spécialité des ateliers lom bards de la seconde m oitié du T recen to
que sont les recueils de m odèles de lettres, de personnages et de
saynètes amusantes à l’in ten tio n des enlum ineurs, tel le carnet
d ’illustration de G iovannm o d e’Grassi conservé à la bibliothèque
A ngelo M ai de Bergam e, qui com porte de nom b reu x dessins à
la plum e rehaussés d ’aquarelle représentant avec une remarquable
précision, dans la form e et dans le m ouvem ent, une m énagerie

485
LES F O R M E S D U VI SIBLE

bigarrée d ’oiseaux et d ’anim aux, dom estiques et sauvages. À la


m êm e époque, les ateliers du nord de l’Italie s’étaient aussi engagés
dans la p ro d u ctio n d ’u n ouvrage, le Tacuinum sanitatis, sorte de
guide de santé et de m anuel d ’économ ie dom estique du m onde
rural, issu à l’o rigine d ’u n traité n éo h ip p o cratiq u e trad u it de
l’arabe au latin dans la seconde m oitié du x m e siècle, puis diffusé
sous une form e simplifiée et abondam m ent illustrée à partir de
1380. Les enlum ineurs lom bards et vénitiens y dépeignent toutes
sortes de fruits, de fleurs, de légum es, de plantes m édicinales,
mais aussi, à la m anière d ’u n almanach, les soins à d o n n er aux
anim aux, les façons culturales ou les vêtem ents à p o rter selon la
saison. Gardé à la bibliothèque de l’université de Liège, l’u n des
six ex em p laires su rv iv an ts p ro c è d e lu i aussi de l ’a telie r de
G iovannino d e ’Grassi. L ’originalité de ces illustrations, le plus
so u v en t déployées sur u n e p lein e page, tie n t au fait q u ’elles
figurent les plantes, n o n pas co m m e sur la planche b o tanique
d ’u n traité m édical —on en trouve de rem arquablem ent exactes
dès le v ie siècle - , mais situées dans leur en v iro n n em en t et le
contexte de leur usage. D ’où la grande nouveauté de ces petits
instantanés cham pêtres qui offrent u n tém oignage fidèle de la
vie à la cam pagne en Italie du N o rd à la fin du x iv e siècle (illus­
tration 131). E t p o u rtan t, com m e l’a rem arqué O tto Pacht, les
peintres italiens du Q u attro cen to n ’o n t pas su tirer parti de cette
découverte du m o n d e anim al et végétal par leurs prédécesseurs,
em ployant to u t au plus ce nouveau registre «à rehausser l’orn e­
m e n ta tio n » ; et il a jo u te: « C e fut dans le N o rd [...] que les
peintres assimilèrent la leçon im plicite du naturalism e descriptif
et différenciateur d éco u v ert p ar les artistes de l’Italie sep ten ­
trionale à l’époque du T recento. E t ce sont eux égalem ent qui
p ro d u is ire n t, p resq u e im m é d ia te m e n t, u n style n atu ra liste
h o m o g èn e [car], dans le N o rd , la d éco u v erte de la natu re ne
pouvait q u ’aboutir à la découverte de la p einture de paysage64. »
Parler de « découverte » à propos de la nature et du paysage est à
la fois juste et ambigu. Juste, parce que rendre la nature apparente
com m e u n to u t dans une image supposait, on l’a vu, la mise en
œuvre de dispositifs de cadrage —la fenêtre flamande et la perspective
florentine —qui perm ettaient de soustraire les éléments physiques

486
131 .Automne, enluminure du Tacuinumsanitatisinmedicina, Italie du
Nord, avant 1400

du m ilieu aux fins d ’édification, ou à la charge sémantique, de la


scène religieuse du premier plan : découplés de l’action principale, les
arbres, les animaux, les rivières, les édifices perdent toute connexion
intrinsèque avec l’espace sacré, parfois au détrim ent d ’u n e liaison
vraisemblable avec lui, p o u r acquérir une existence indépendante
et afficher leur unité. C om m encé avec les miniaturistes français du
dernier tiers du x iv e siècle, ce processus d ’autonom isation atteint
son ternie lorsque la figuration du m onde phénom énal com m ence
à être objectivée à partir de la m anière do n t u n sujet extérieur
à l’image en construit les paramètres, ou quand l’aperçu sur un
environnem ent extérieur m énagé dans une ouverture se dilate à
la dim ension du tableau et q u ’ém erge u n paysage dans lequel les
sujets hum ains deviennent secondaires, voire presque indiscer­
nables - dans L ’Extase de sainte Marie-Madeleine de Joachim Patinir,
par exem ple (illustration 132). Mais dire que la nature et le paysage
o nt été «découverts», com m e s’ils avaient toujours été là, à dispo­
sition d ’un regard suffisamment dessillé, c’est m inim iser l’im por­
tance des procédés visuels qui o n t permis d ’instaurer par un acte

487
LES F O R M E S D U VI SI BLE

créatif ces nouvelles entités ontologiques; c’est négliger aussi le


fait que l’on avait auparavant dépeint des “ espaces naturels” , dans
la R o m e antique notam m ent. Sans vouloir prendre ici à bras-le-
corps l’épineuse question de savoir si les R om ains avaient u n sens
du paysage, on ne saurait néanm oins éviter d’exam iner brièvem ent
le statut que pouvait revêtir p o u r eux ce genre de figuration65.

1 3 2 . Joachim Patinir, L'Extase de sainte Marie-Madeleine, vers 1512-1515

La R o m e im périale nous a légué quelques tém oignages de


représentations d ’e n v iro n n e m e n t typiques — p o u r l’essentiel,
des m osaïques et les célèbres fresques pom péiennes du m usée
archéologique de N aples —d o n t o n p eu t d o u ter q u ’ils aient eu
p o u r am bition de figurer une mise à distance du m onde physique
qui aurait été conçu com m e u n espace ho m o g èn e digne d ’être
institué et décrit p o u r lui-m êm e. C ar le “paysage” iconique à
R o m e est d ’abord u n ornem ent, u n assemblage plaisant de petits

488
F ACE AU M O N D E

détails placés en m arge de la grande peinture, celle des histoires,


ou b ien traités à p art co m m e u n décor. A u d em eu ran t, u n e
certaine tradition a considéré de façon analogue le “ réalism e”
des écoles française et flam ande au X V e siècle. C o m m en tan t les
conférences que Jo h n C onstable donna entre 1833 et 1836 sur
l’histoire du paysage, A lain M é ro t rem arque que le peintre n ’a
que dédain p o u r le prosaïsm e des artistes du N o rd , et la bassesse
des “misérables objets” introduits dans leurs tableaux d ’histoire,
guère différents au fond de ce q u ’il appelle les «arabesques» de
l’art paysager ro m ain . D ans l ’esprit de C o nstable, ces triv ia­
lités contrastent avec le sens de la com position, la grandeur, la
puissance d ’expression des artistes italiens, p o u r qui le paysage
est avant to u t u n e orchestration de la scène sacrée66. Dans son
Histoire naturelle, Pline l’A ncien évoque ces détails plaisants qui
agrém entaient les sujets d ’histoire: de P rotogène, peignant aux
Propylées d ’A thènes, il écrit: « [...] il ajouta de petits vaisseaux
de guerre dans les com positions que les peintres appellent “hors-
d ’œ u v re” (parergia)67 ». C ette expression grecqu e, parergia, était
en usage chez les auteurs de la Renaissance p o u r qualifier avec
hauteur la peinture de paysage venue du N o rd : le “hors-d’œ uvre”
est ce qui est accessoire, à la périphérie de l’histoire principale
et qui l’enjolive par des détails agréables à regarder. T rad u cteu r
du sophiste Philostrate, Biaise de V igenère définit ainsi en 1578
ces à-côtés : «Philostrate a coutum e d ’entrem êler quelquefois de
petites plaisanteries ou joyeusetés, où il s’égaie com m e p o u r une
récréation du sujet principal, ni plus ni m oins que les Peintres
parm i leurs ouvrages font des perspectives, figures d ’arbrisseaux,
de bestions, vieilles ruines et dém olitions d ’édifices, m ontagnes
et vallées [...], qui servent p o u r enrichir et d o n n er grâce à leur
besogne [...]. Les Grecs les a p p e lle n t parerga, ou ajoutem ents
superflus, outre ce qui fait b eso in 68. » Bref, le paysage com m e
“parergue” , pour reprendre l’expression francisée telle que Poussin
l’utilise encore un siècle plus tard, c’est une ornem entation plutôt
frivole, m êm e si elle p eu t tém oigner d ’une grande habileté. Pline
encore, lorsqu’il évoque le p ein tre Studius, dit de lui q u ’il fut
u n spécialiste des vues «de cités en b o rd de m er, d ’aspect fort
agréable, représentées sur des parois à l’air libre», et cela « pour

489
LES F O R M E S D U VI SI BLE

u n prix de revient m in im e» 69. La pein tu re de paysage est ainsi


traitée à R o m e com m e u n genre en soi, mais u n genre décon­
sidéré et mal rém unéré, u n art d éco ratif v enant en m arge ou en
sus des grands sujets, attitude condescendante qui va perd u rer
chez les artistes italiens, lesquels confient volontiers aux peintres
flamands le soin d ’exécuter les paysages qui o rn en t l’arrière-plan
de leurs tableaux, d o n t ils se réservent la scène centrale.
C ’est donc par une curieuse fantaisie de l’histoire q u ’un genre
mineur, relevant dans l’Antiquité romaine de la décoration intérieure
et peu estimé à ses débuts par les artistes de la Renaissance italienne,
ait pu connaître en Europe du N o rd une m utation telle que celle-ci
m érite à bo n droit d’être vue com m e le sym ptôm e d ’une nouvelle
façon d ’objectiver les qualités du m onde. L’invention de la vision
panoram ique y est p o u r beaucoup. Par contraste avec le cube bien
délimité et construit à la m anière d ’une scène de théâtre dont les
peintres italiens tro u v en t l’inspiration chez V itruve, le paysage
panoram ique est une spécialité du N ord. L’u n des exemples les
plus spectaculaires en est La Pêche miraculeuse de K onrad W itz,
u n e scène bib liq u e que le p ein tre bâlois situe au cœ u r d ’u n e
ample vue de l’extrém ité occidentale du lac Léman, bordée par
u n terroir bocager que d o m inent au loin la crête des Voirons, le
M ôle et le m o n t Salève, prem ier paysage dépeignant u n site réel
dans la peinture m oderne (illustration i33). M ieux encore que dans
le paysage d ’arrière-plan de La Vierge du chancelier Rolin, le regard
plonge ici vers l’infini grâce à une largeur et une profondeur du
cham p considérables, com binées à une m ultitude de détails qui
renforcent la vraisem blance du spectacle, depuis la déform ation
des jam bes de saint Pierre par réfraction de la lum ière dans l’eau
jusqu’à la ligne de pieux affleurant à la surface du lac po u r empêcher
les barques d ’accoster sur la rive. La figuration d ’u n m orceau de
pays tend alors vers une description exhaustive du m onde et de
ses singularités po u rtan t ramenées à une com m une mesure, la vue
subjective q u ’en p rend le peintre, une description qui, com m e
l’écrit Alain M érot, «pourrait être infinim ent continuée, les côtés
du tableau n ’ayant pas ici de rôle constructif, mais matérialisant
seulem ent le découpage arbitraire que le peintre effectue dans la
profusion du visible70». Avec l’espace panoram ique de W itz et
133. Konrad Witz, La Pêche miraculeuse, 1444

Patinir, l’espace-ambiance de C am pin et Van Eyck, l’espace à point


de fuite unique des artistes florentins, u n schème figuratif nouveau
a ainsi gagné droit de cité, qui unifie l’espace de la res extensa grâce
à la puissance d’agir d ’u n hum ain décidé à embrasser le m onde.
P ro p re au n atu ra lism e , la m ise en im ag e des c o n tin u ité s
physiques entre les existants exige que ceu x -ci soient dépeints
dans to u te leu r diversité et avec des techniques semblables au
sein d ’u n espace h o m o g è n e où chacun d ’entre eux occupe u n e
p o sitio n qui p e u t être d é d u c tiv e m e n t co n n e c té e à celle des
autres. D ’où le fait, m aintes fois souligné, que le paysage et la
natu re m o rte sont — avec le p o rtrait, affirm ation de la singu­
larité hum aine —des expressions em blém atiques de la p ein tu re
m o d e rn e . C e tte céléb ratio n du q u o tid ie n est b eau co u p plus
qu ’u ne découverte tardive de la beauté des choses ordinaires ; en
se m ettan t à figurer des rivières et des m ontagnes, des corbeilles

491
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de fruits et des bouquets de fleurs, les artistes européens do n n en t


soudain u n e expression visible au fait que tous les élém ents du
m o n d e sont soum is aux m êm es con d itio n s m atérielles, q u ’ils
sont com m ensurables entre eux et avec l’hum ain, lequel n ’en est
q u ’u ne com posante parm i d ’autres. Les diverses techniques de
cadrage de l’image ren d en t cela to u t à fait manifeste, notam m ent
la commensuratio théorisée par A lberti dans le D e pictura, à savoir
la co n stru ctio n de p ro p o rtio n s harm onieuses à l’in térieu r de la
représentation en fo n ctio n de la distance m esurée p ar rap p o rt
au spectateur regardant le cen tre du tableau. O r l ’idée que la
com po sitio n des élém ents du m o n d e est soum ise à u n rapport
réglé s’est im p o sée à l ’é p o q u e b ie n au -d elà de la p e in tu re .
E n m ê m e tem p s q u e l ’o n re n d les o b jets c o m m en su rab le s
dans l ’im age ico n iq u e, on transpose l’espace dans les cartes de
géographie et l’o n m esure le tem ps avec l ’h o rlo g e m écanique :
Brunelleschi, l’in v e n teu r de la perspective, était aussi u n expert
en horlo g erie et F lorence était alors la capitale eu ro p éen n e de
la carto g rap h ie71. C e tte co m m en su rab ilité générale signifiait
que le m o n d e était d ev en u géom étrisable, c ’est-à-d ire que le
sujet h u m ain en avait co n stru it u n e rep résen tatio n vraie de son
p o in t de vue.
L’histoire de l’art a coutum e d ’appeler “réaliste” cette technique
de production du visible, un qualificatif p o u rtan t bien mal choisi.
C ar rien n ’autorise à affirmer que ce qui est appréhendé par l’œil,
puis restitué au plus près dans u n e co n stru ctio n géom étrique,
serait plus “réel” - ou vrai, ou frappé d ’évidence existentielle,
ou conform e à la nature des choses —que ce que d o n n en t à v oir
d’autres modes de figuration em ployant d’autres procédés de visua­
lisation. Franz Boas l’avait déjà dit au m ilieu des années 1920,
en m arge de sa description de la représentation dédoublée dans
l’art des peuples de la côte n o rd -o u est de l’A m érique du N o rd .
R ep résen ter u n ours en accolant le lo n g d ’u n e ligne m édiane
im aginaire ses deux faces latérales rep ro d u it de façon plus exacte
les propriétés de l’objet dépeint que la vue frontale à p o in t de vue
unique, u n e technique illusionniste qui escam ote une partie de
ce q u ’il faudrait m o n trer (illustration 5). O r, com m e l’écrit Boas,
« cette [dernière] m éth o d e est plus réaliste que l ’autre seulem ent

492
F AC E A U M O N D E

si nous prétendons que l’essence du réalisme est la reproduction


d ’une image visuelle u n iq u e et m om entanée, et si la sélection de
ce qui nous apparaît com m e un trait saillant acquiert une valeur
prim ordiale72». A u trem en t dit, loin d ’être le summ um de l’im i­
tation m im étique du réel — en ten d u au sens de l’ensem ble des
qualités déterm inant l’identité des choses —, le “réalisme” en offre
au contraire une vision appauvrie puisqu’il écarte de l’image des
traits qui coiitribueraient à rendre celle-ci plus fidèle à ce q u ’elle
représente. Le réalisme n ’est donc aucunem ent le symptôme d’une
éventuelle supériorité de la figuration naturaliste dans la saisie du
m onde phénom énal, c ’est p lu tô t u n “visualism e” , c ’est-à-dire
une technique d ’une efficacité sans p récédent p o u r ém uler dans
des images ce que p erçoit u n œil hum ain.

Vers l’im m anence

Le naturalism e naissant repose sur u n extraordinaire to u r de


passe-passe : rendre invisible le mécanisme de production des objec­
tivités q u ’il figure au prix d ’une dissimulation dans la construction
perspective de l’arbitraire du p o in t de vue subjectif sur lequel la
géom étrisation du m o n d e se fonde73. C e rapport am bigu entre
l’o bjectif et le subjectif, entre l’autonom isation des choses et le
retrait du sujet h u m ain qui la ren d possible, est co n stitu tif du
nouveau régime ontologique et de ce qui lui assure son dynamisme
historique. Car, si les prérogatives de l ’intériorité s’affirm ent au
déb u t de façon éclatante, d ’abord dans les portraits flamands,
plus tard dans la littérature hum aniste et le cogito cartésien, elles
finissent peu à peu au cours des siècles qui suivent par entrer en
contradiction avec l’universalité des principes de la physicalité.
D ésorm ais ferm e m en t établies co m m e le squelette m étap h y ­
sique des tem ps nouveaux, les “lois de la n atu re” ne pouvaient
laisser indéfinim ent prospérer hors de leur ju rid ictio n le résidu
im m atériel q u ’on appelle l’esprit, q u ’il soit l’apanage d’u n hum ain
ou l’expression de l’id e n tité d ’u n collectif. D epuis Ju lie n de
La M ettrie, les différentes versions du m atérialisme s’em ploient
à cette norm alisation, u n m o u v e m e n t qui s’accélère dans les
1
LES F O R M E S D U VI SIBLE

dernières décennies du X X e siècle quand des philosophes et des


biologistes se fixent p o u r o b jectif d ’expliquer la conscience, la
subjectivité, les choix m oraux, les particularism es culturels, et
m êm e la création artistique, com m e des propriétés ém ergentes
ou des conséquences adaptatives de fonctions biologiques et de
mécanismes neuraux développés lors de la phylogenèse hum aine.
O r, là encore, les images o n t anticipé de beaucoup l’expression
discursive de cette réd u ctio n du m oral au physique; elles l’ont
fait à travers u n processus d ’im m anentisation au cours duquel
les occupants du m o n d e sont peu à peu devenus ce q u ’ils sont
en référence exclusive à eux-m êm es, et n o n plus co m m e des
em preintes et des succédanés d ’u n m odèle divin transcendant et
irreprésentable.
D ans les tableaux et les enlum inures exécutés par les peintres
de Yars nova, les représentations visualistes des personnages et
du cadre de le u r vie q u o tid ie n n e so n t en co re asservies à u n
o b jectif supérieur, généralem ent de nature édifiante. Sans doute
la p érip h é rie des im ages acq u iert-elle son in d é p en d an ce ; les
paysages, les édifices, les an im au x , les m eu b les et les outils,
ce d éco r d ’u n e b o uleversante exactitude où l’o n discerne les
éraflures du bois, le reflet de la lum ière dans les cuivres et les
échos du v en t dans la houle, to u t cela revendique l’atten tio n au
concret et le désir d ’en rep ro du ire l’infinité des nuances. Mais
la scène centrale co n tin u e d ’être le foyer de sens et le principe
d ’organisation qui d o n n e co h éren ce et justification à l’im age :
u n épisode de l ’histoire sacrée le plus souvent, u n e scène tirée
d ’u n répertoire de situations ou de conditions —la bergère ou
l ’architecte, les activités agricoles de tel ou tel m ois, u n épisode
d ’u n e chasse à l ’épieu o u au faucon —, ou en co re, th è m e de
prédilectio n de la p ein tu re flam ande, u n e évo catio n des vices
et des vertus. Bref, à l’ex ception des portraits sans décor d ’un
C am pin ou d ’u n V an Eyck qui échappent p réco c em en t à to u te
déterm in atio n transcendante, le naturalism e des débuts se niche
surtou t dans les détails.
Il faudra attendre les peintres hollandais du x v n e siècle p o u r
que ces détails, en accaparant to u t l’espace de la toile, finissent
p ar co nstituer le sujet m êm e du tableau. N o n que les thèm es

494
F AC E A U M O N D E

em pruntés à la m ythologie, aux Saintes Écritures ou à l’histoire


aient disparu p o u r autant ; ils constituaient sans doute l’essentiel de
la p roduction d ’images des P rovinces-U nies. C elle-ci fut gigan­
tesque et seule une petite partie en subsiste : selon une estim ation
vraisemblable, pas m oins de cinq millions de tableaux auraient
été peints dans la H ollande du Siècle d’or, sans co m p ter tous les
autres types d ’im age, depuis les enseignes de b o u tiq u e ju sq u ’à
la faïence décorée74. P o urtant, à côté des thèm es historiques et
allégoriques, u n e nouvelle p ein tu re de genre y v oit le jo u r qui
infuse le m onde matériel dans sa plaisante banalité d’une dignité et
d ’une beauté paisibles que personne auparavant n ’avait su rendre
ainsi. La Ménagère hollandaise et L ’Epicière de village de G érard D ou,
la Femme préparant des légumes de P ieter de H o o ch , Les Pantoufles
de Sam uel van H oogstraten (illustration 134), toutes ces scènes
de la vie quotidienne sont b ien éloignées de l’élan des histoires
sacrées et des gestes héroïques qui transporte le spectateur dans
un plan si élevé q u ’il en devient com m e aliéné à lui-m êm e. Dans
les figurations du m onde profane, par contraste, dans ces jardinets
ombragés et ces cuisines au carrelage b ien ciré, dans ces salons
aux riches velours et ces échoppes aux étals opulents, les choses
existent en elles-mêmes et sans apprêt ; com m e l’écrit Taine, « on
n ’a pas besoin de les transform er p o u r les ennoblir, il leu r suffit
d ’être p o u r être dignes d ’in térêt75».
C ette tendresse p o u r le réel, cette déférence presque servile
au grain du quotidien, on les trouve, bien sûr, dans les paysages,
su rto u t p e u t-ê tre ceux des contrées exotiques où la fantaisie
arca d ien n e est plus difficile à im p o ser, tels ceu x q u e Frans
Post rapporte du Brésil où il séjourne de 1637 à 1644 à l ’invi­
tatio n de Jean -M au rice de N assau-Siegen, le g o u v ern eu r de la
colonie néerlandaise. C om posés à la m anière des paysages de
G oltzius, V an de V elde, V an G o y en ou R uisdael, co m m e u n e
surface n o n cadrée où se fix en t les reflets du m o n d e sensible,
les scènes brésiliennes de P ost d o n n e n t le cu rieu x sen tim en t
d ’u n m orceau de H ollande, avec ses im m enses ciels pom m elés
de nuages et ses panoram as infinis, dans lequel auraient soudain
proliféré palm iers et papayers, capybaras et tam anoirs, to u te la
luxuriante n atu re du N o u v e a u M o n d e. O n tro u v e aussi cette
LES F O R M E S D U VI SI BLE

restitu tio n com pulsive de l’apparence des êtres dans les images
d ’anim aux saisis sur le vif, y com pris ceux que la co n q u ête et
l’explo ratio n o n t rendus plus familiers, tels les aras, la p anthère
ou le coati q u ’u n P ieter B oel n ’avait pas eu besoin d ’observer
dans des contrées exotiques p u isq u ’ils atten d aien t son pinceau
dans la m énagerie de Versailles.

134. Samuel van Hoogstraten, Vue d'intérieur, ou les Pantoufles,


vers 1650

Mais cette am bition de dépeindre au m ieux les qualités secondes


d ev ie n t s u rto u t p ate n te dans la n atu re m o rte , u n g en re qui
gagne à l’époque ses titres de noblesse p o u r s’épanouir ensuite
de faço n c o n tin u e to u t au lo n g de la tra je c to ire n atu raliste
ju s q u ’à C ézanne, M atisse et Picasso. E n français com m e dans
F AC E A U M O N D E

les langues germ aniques, le n o m du genre est u n peu énigm a­


tique par la contradiction q u ’il im plique : la vie im m obile (stilleven
en néerlandais), le m o u v e m en t de la nature paralysé, le tem ps
suspendu, com m e si l’artiste avait le pouvoir de figer les processus
organiques dans l’instantané d ’u n e ressem blance faisant illusion.
Car, là encore, si le choix des objets dépeints obéit souvent à une
sym bolique religieuse ou édifiante, ce qui frappe to u t d ’abord le
spectateur, c’est m oins la dénonciation des vanités que l’obsession
m im étique, la beauté de l’ordinaire et la m aîtrise saisissante avec
laquelle les diaprures du quotidien sont restituées. O r, le paradoxe
de cette virtuosité dans le rendu du m o n d e phénom énal, c ’est
que, plus le résultat se rev en d iq u e co m m e u n e im ita tio n du
réel, plus il p o in te vers le faux-sem blant qui constitue sa raison
d ’être. Le verre de cristal réfléchissant la flamme d ’une bougie, la
pelure de citron d o n t on pourrait goûter l’am ertum e ne suscitent
n o tre adm iration que parce que nous les com parons im plici­
te m en t, d ’u n e p art aux m o d èles q u ’ils rep ro d u isen t, d ’autre
part au m édiocre résultat que nous obtiendrions nous-m êm es
si nous voulions ém uler le peintre. M êm e les tro m p e -l’œil les
plus réussis ne parv ien n en t pas à tro m p er l’œil com plètem en t;
et dès que l’illusion s’est dissipée, c ’est au contraire la dextérité
de l’artiste dans le m an iem en t de l’artifice qui frappe l’im agi­
nation, p lutôt q u ’u n e im possible coïncidence avec un réel aux
contours malléables.
O n ne p eu t que suivre Svetlana Alpers lorsqu’elle affirme avec
vigueur que la p ein tu re du Siècle d ’o r hollandais d o it être au
prem ier ch ef appréciée p o u r sa vertu descriptive, et cela contre
une tendance récente de l’histoire de l’art qui v o it au contraire
en elle u n système d ’allégories voilées, une façon de dispenser
des leçons de m orale bourgeoise sous les dehors d ’une illustration
fidèle du prosaïsm e de la vie courante76. Les prem iers critiques
s’exprim ant au x ix e siècle sur la pein tu re des Pays-Bas avaient
déjà bien vu que celle-ci est le po rtrait sans enjolivures d ’une
société attentive au cadre de son existence plu tô t que le support
faussem ent a n o d in d ’u n sym bolism e caché ; ainsi q u e l’écrit
E ugène F rom entin en 1876, c’est «un art qui se plie au caractère
des choses, u n savoir qui s’oublie devant les particularités de la
LES F O R M E S D U VI SI BLE

vie, rien de préconçu, rien qui précède la naïve, forte et sensible


observation de ce qui est77». T o u t com m e la peinture des maîtres
flamands d eu x cents ans auparavant, celle du Siècle d ’o r ren d
manifeste l’attention portée à la surface des existants et le désir
de restituer leur diversité par u n traitem ent iconique hom ogène.
C ette am b itio n avant to u t descriptive de la figuration, im pli­
quant que l’objet d ’u n tableau devient, par-delà l’accident de ce
q u ’il représente, l’acte m êm e de m o n trer le m ieu x possible ce
qui est accessible à la vue, ne p eu t q u ’offrir u n contraste avec la
finalité de la peinture italienne, pro d u it d ’une culture narrative et
discursive où s’en trem êlen t des gerbes de rém iniscences allégo­
riques, philosophiques et littéraires. C ’est p o u rq u o i interpréter
l’art hollandais dans une perspective strictem ent iconologique,
en ch e rc h a n t à y d é te c te r u n sym bolism e caractéristique du
m odèle de Y U t pictura poesis, d éb o u ch e sur u n e impasse. Pire,
c ’est d év alu er cet art au p rix d ’u n e co n fu sio n sur la finalité
m êm e de la p ro d u ctio n d ’images. C ar l’o b jectif de la figuration
naturaliste naissante ne p eu t être que l’assom ption du visible par
la description de ce qui est regardé, c’est-à-dire par l’ém ulation
iconique d ’objets d o n t la prem ière caractéristique est d ’occuper
une position dans l’espace, u n e entreprise qui se prête bien à la
mise en évidence du m obilier ontique com posant le m o n d e de
l’im agier et de ceux avec qui il le partage. La pein tu re hollan­
daise fait exactem ent cela, en rendant présentes des qualités du
m ond e com m e par une em preinte, raison p o u r laquelle o n l’a
souvent com parée à la photographie, deux entreprises mimétiques
dans lesquelles le signe devient d ’autant plus iconique q u ’il est
plus indiciel. La narration puise à d ’autres ressources : la mise en
scène des actions d o n t les textes conservent la m ém oire fait de
l’espace et de ce q u ’il con tien t un simple auxihaire car le récit est
u n art du tem ps, de l’en chaînem ent des épisodes, p o u r lesquels
la linéarité séquentielle du discours est u n outil plus adéquat que
l’image. D e fait, dans les très rares cas où ils o n t voulu justifier leur
p einture, les artistes hollandais o n t mis l’accent sur l’obligation
d ’être loyaux au m o n d e tel q u ’il est, une déclaration d ’hum ilité
où po in te p o u rtan t la fierté de techniciens en pleine possession
de leurs m o y en s m im étiq u es, et que résum e b ie n l ’ép itap h e

498
F AC E AU M O N D E

com posée par A braham O rtelius p o u r son ami P ieter Brueghel,


dont les tableaux, dit-il, «étaient m oins des œuvres d’art que des
œuvres de la N atu re78».
La célébration d ’images parce q u ’elles sem blent des «œuvres de
la N ature» tém oigne de l’engouem ent po u r l’observation qui saisit
les Pays-Bas au x v n e siècle et que rend manifeste l’usage com m un
parm i les élites de dispositifs optiques com m e le m icroscope, le
télescope et la cham bre noire. V oir au-delà du visible ordinaire
et restituer fidèlem ent le résultat de cet exam en relèvent d ’une
am bition partagée p ar les artistes et les adeptes d ’u n e science
baconienne, plus portés sur l’expérim entation que sur la m athé­
matisation, et moins fascinés par la recherche des causes premières
que par u n e d éco u v e rte de nouvelles dim ensions du m o n d e
rendue possible par les progrès de l’instrum entation. Il n ’est pas
anecdotique que L eeuw enhoek, pen d an t quelque tem ps le seul
E u ro p ée n à étu d ier des objets au m icroscope, ait très p ro b a­
blem ent co n n u V erm eer, son co ncitoyen à D elft d o n t il devient
l’exécuteur testam entaire ; pas plus que n ’est accidentel le fait que
des Hollandais aient été les prem iers à fabriquer des télescopes,
m odèles p o u r ceux que Galilée réalise à Padoue, constam m ent
perfectionnés par la suite aux Pays-Bas dans la seconde m oitié
du x v iie siècle grâce au savoir-faire q u ’y avaient acquis les polis­
seurs de lentilles. Q u e cet enthousiasm e p o u r la découverte et la
description de ce qui n ’est pas accessible au regard ordinaire se
soit propagé dans le pays d ’u n V an Eyck n ’est pas n o n plus une
simple coïncidence : la confiance accordée par des expérim en­
tateurs com m e L eeu w en h o ek o u H uygens à ce que leurs yeux
découvraient grâce aux nouveaux instrum ents d ’optique ne p eu t
être dissociée de l’habitude prise depuis deux siècles de contem pler
des peintures qui consignent avec une exactitude vétilleuse toutes
les choses d o n t la vue hum aine est capable de se saisir. C e souci
de copier le m o n d e au plus près finit d ’ailleurs par dissoudre le
créateur dans son œ uvre, au p o in t que des peintres hollandais en
v iennent à affirmer q u ’on ne d oit pas p o u v o ir reconnaître dans
un tableau la m ain d ’u n artiste particulier, lequel n ’est que la
simple et discrète m édiation de la nature des choses telle q u ’elle
s’offre aux sens79.

499
LES F O R M E S D U VI SI BLE

La convergence dans la H ollande du Siècle d ’o r entre pratique


artistique et expérim entation scientifique devient manifeste dans
deux cas sur lesquels Svetlana Alpers aju stem en t attiré l’attention :
la relation entre nature m orte et vue m icroscopique, et celle entre
paysage et cartographie80. Le premier cas renvoie à l’habitude qu’ont
les peintres hollandais d’ouvrir les objets représentés dans leurs natures
m ortes de façon à révéler leur aspect caché : les fruits, les noix, les
tourtes, les fromages, les pains, les huîtres sont pelés, découpés ou
entrebâillés, les cruches ou les verres sont renversés p o u r exhiber
leur dessous, tandis que les aum ônières laissent échapper les pièces
q u ’elles contiennent et les boîtes à bijoux leur précieux contenu.
Prenons, parmi tant d’autres exemples analogues, une nature m orte
de Jan de H eem (illustration 135). Les objets qui la com posent sont
dépeints n o n seulem ent ouverts, découpés, équeutés, défaits, mais
aussi distingués par les je u x de la lum ière sur leurs surfaces, diffé­
renciant ainsi par le rendu de leur m atière propre le verre, l’étain,
l’argent, la faïence, le bois, le tissu, une huître ou u n papillon, une
crevette ou des grains de raisin. C om m e ses contem porains W illem
H eda et W illem Kalf, Jan de H eem aime à figurer des citrons
pelés ; l’écorce de celui q u ’il représente se déroule p o u r révéler un
intérieur lum ineux, à la fois transparent et profond, nim bé d ’une
légère m oiteur, tandis que la pulpe pelucheuse se rebique en petites
écailles. A vant les peintres du Siècle d ’or, personne n ’avait figuré
des fruits ainsi. E t dans quel b u t? L ’interprétation iconologique
classique nous inform e que ces images sont u n avertissement: la
beauté est transitoire, les fruits sont voués au dessèchem ent, la
goinfrerie est condam nable et tout est vanité. V raim ent? U n art
de l’illusion si consom m é, tant de m aniaque m éticulosité, à seule
fin de transm ettre une m orale m ièvre de la contin en ce et de la
résignation? P lutôt q u ’une allégorie convenue, il vaut m ieux voir
dans ce genre de peinture un véritable travail de dissection, le désir
de faire apparaître, derrière les surfaces, la structure et la texture
interne des choses. Il ne s’agit pas de transformer le m onde p h én o ­
m énal en une abstraction soumise à un p oint de vue unique, mais
de rendre visibles ses composantes les plus élém entaires dans toute
la vérité d ’u n e beauté “naturelle” car co n fo rm e à l’im pression
sensible q u ’elles déposent en nous.

500
135. Jan Davidsz. de Heem, Nature morte au citron pelé, vers 1650

Q uant à la cartographie, elle jo u e u n rôle ém inent dans la culture


visuelle de la H ollande du x v n e siècle. D ’abord parce que nom bre
de cartes sont produites à des fins décoratives p o u r orner les murs
des maisons ainsi q u ’en tém oignent les vues d ’intérieur dépeintes
dans les scènes de genre. Sept tableaux de V erm eer co n tien n en t
des cartes —l’u ne d ’entre elles utilisée à plusieurs reprises —et la
plus fameuse, insérée dans L ’A rt de la peinture, offre sur ce genre
d ’usage un éclairage instructif. Le tableau représente un artiste vu
de dos en train de peindre une fem m e déguisée en Clio, muse de
l’H istoire. C o m m e le n o te D aniel Arasse, il s’agit m oins d ’une
peinture allégorique de l ’art de peindre que d ’une description du
mécanisme par lequel l’allégorie de la peinture est construite dans
l’atelier du peintre ; en som m e, c’est une figuration des m oyens
employés p o u r figurer une allégorie, une pragm atique visuelle de

501
LES F O R M E S D U VI SI BLE

l’efficacité picturale d ’u n sym bole81. O r la carte des Provinces-


U nies occupant to u t l’arrière-plan sur lequel se détache le peintre
et son m odèle jo u e u n rôle central dans ce dispositif de mise
en abyme. E n effet, c’est sur sa b ordure intérieure gauche que
V erm eer a signé sa toile, do n n an t ainsi à cette carte attribuée au
dessinateur et graveur C laesjansz. Visscher le statut d ’un tableau
dans le tableau, superficiellem ent analogue à ceux d o n t V erm eer
m euble ses autres scènes d ’intérieur. Toutefois, la carte diffère
ici d ’u n simple décor dom estique brossé à grands traits, c’est une
figuration très com plète des D ix -S ep t Provinces des Pays-Bas
par u n cartographe réputé, figuration d o n t V erm eer reproduit
l’allure générale dans la représentation adm irablem ent fidèle q u ’il
en do n n e lui-m êm e, un effet indiciel en cascade renforcé par le
m o t descriptio tracé sur le bandeau en h au t à droite. O n em ploie
su rto u t ce term e à l’ép o q u e p o u r désigner la cartographie, les
experts en la m atière étant qualifiés de “ descripteurs de m o n d e ”
(Wereltbeschrijver). C ’est u n e expression qui po u rrait aussi bien
s’appliquer à V erm eer et aux peintres hollandais contem porains
puisque ceux-ci déploient égalem ent sur leurs toiles un savoir
sur le m o n d e où se co m b in en t des élém ents et des registres très
divers, y com pris des m ots et des vues cartographiques quand les
nécessités d ’u n e description exhaustive l’exigent. C o m m e l’écrit
Svetlana Alpers, « [leurs tableaux] n ’étaient pas conçus com m e
une fenêtre sur le m odèle de la pein tu re italienne mais à la façon
d ’une carte, com m e une surface sur laquelle est disposé u n assem­
blage de ce que l’o n v o it dans le m o n d e82».
E n outre, les tableaux de paysage sont souvent construits selon
u n schèm e dérivé des vues topographiques représentant les villes
telles q u ’elles sont figurées dans les atlas chorographiques ou dans
les cartouches latéraux des cartes géographiques. Ces vues décrivant
u n site précis p lu tô t q u ’u n e c o n tré e, fo rt co m m u n es dans la
H ollande du Siècle d ’or, co m b in en t u n e représentation carto­
graphique avec le m aintien d ’une ligne d ’horizon très haut placée,
la topographie étant figurée en plongée oblique. Il s’agit donc
d ’u n e sorte de paysage, mais ap p réh en d é depuis u n e certaine
h auteur, telle l’éto n n an te vue d ’A m sterdam due à Jan M icker
dans laquelle des nuages invisibles —et que l’o n suppose flottant
F AC E A U M O N D E

au-dessus du peintre —p ro jetten t leur om bre sur la ville (illus­


tration 136). B ien q u ’ils utilisent une construction plus ru d im en ­
taire, des tableaux su p erp o san t u n e v u e à v o l d ’oiseau à u n e
description cartographique sont attestés aux Pays-Bas dès la fin
du x v e siècle ; ainsi L ’Inondation de la Sainte-Elisabeth, u n panneau
latéral de retable daté de 1490-1495 actuellement au Rijksmuseum,
dépeint-il dans u n e vue en plongée les effets d ’u n raz-de-m arée
survenu à .la suite de la ru p tu re des digues dans la rég io n de
W ield rech t le 19 no v em b re 1421, jo u r de la Sainte-Elisabeth.
C o m m e dans u n e carte, la topographie est exacte et le n o m des
villages affectés apparaît (sur le to it des églises) ; com m e dans un
paysage, les caractéristiques du relief, du bâti et de la végétation
se d éta c h e n t en élév atio n , de m êm e q u e les habitants et les
anim aux fuyant le désastre. U n e telle porosité entre la représen­
tation cartographique et la peinture de paysage n ’est guère surpre­
nante si l’on précise que le m o t landschap —que l’on traduit en
français par “ paysage” — désigne en réalité à la fois ce que le
g éom ètre m esure et ce que l’artiste figure. C e reco u v rem en t

136. Jan Christiaensz. Micker, Vue d'Amsterdam à vol d'oiseau, vers 1652
LES F O R M E S D U VI SI BLE

sém antique signale une co nception englobante de la représen­


tation des lieux par l’image où se m êlent toutes les techniques
de description em ployées co n cu rrem m en t par les cartographes,
les arpenteurs et les artistes. H éritière des vues panoram iques
inventées par les artistes du N o rd aux siècles précédents et im bue
du traitem ent cartographique de l’espace, la p einture de paysage
du Siècle d ’or privilégie l’étendue sur le volum e, et l’étalem ent
en d e u x d im en sio n s sur la g é o m é trisa tio n o sten sib le de la
profondeur; com m e dans une représentation topographique, elle
co n to u rn e les procédés de cadrage de la perspective albertienne
d o n t elle atténue ainsi l’artificialité83. D e ce fait, p lu tô t q u ’une
scène de théâtre destinée à m agnifier les actions hum aines, le
tableau devient une surface sur laquelle le m onde dépose les traces
de son c h a to ie m e n t, in d ifféren te p ar p rin c ip e au sp ecta teu r
potentiel et au p o in t de vue q u ’il p o urrait occuper.
La cham bre noire n ’est pas étrangère à la faveur do n t jo u it chez
les peintres hollandais cette technique de figuration qui vise à faire
de l’image une em preinte de la réalité sensible p lutôt q u ’une mise
en scène architecturale. Samuel van H oogstraten, réputé p o u r la
m éticulosité visualiste de ses scènes domestiqLies (illustration 134),
a fabriqué une boîte à perspective conservée à la N ational Gallery
de Londres, un cube do n t l’intérieur est peint à la semblance d ’un
appartem ent bourgeois, mais d o n t l’illusion de p ro fo n d eu r ne
p eu t être éprouvée q u ’en regardant la scène par deux œilletons
ménagés sur les côtés. C et ingénieux dispositif, en m êm e tem ps
q u ’il cantonne à l’extérieur le corps physique de l’observateur,
incorpore optiq u em en t celui-ci dans le m onde reconstitué par
la boîte. Par l’œ illeton de gauche, en effet, le spectateur fu rtif
vo it à travers u n e fenêtre u n pen d an t de lu i-m êm e sous la form e
d ’u n v o y eu r regardant à son insu une fem m e qui lit, tandis que
l ’œ illeto n de d ro ite transform e au co n traire le re g ard eu r en
regardé puisqu’il devient, au centre de la boîte, l’objet invisible
q u ’u n chien fixe des y eu x 84. H oogstraten est aussi l’auteur d ’u n
m anuel de p einture publié en 1678, Introduction à l’école supérieure
de la peinture, qui offre u n éclairage précieux sur les conceptions
hollandaises de l’art et sur le rôle q u ’y jo u e l’illusion optique. Il
y déclare que l’art du peintre consiste à «im iter les choses d’après
FACE AU M O N D E

nature ainsi m êm e q u ’elles se présentent», une affirmation qui


doit cependant être qualifiée puisque, co m m e il le d ém o n tre
lu i-m êm e par son appareil, u n e telle opératio n descriptive ne
résulte pas de la simple capture spontanée des choses mêmes, mais
dem ande une bo n n e connaissance des phénom ènes optiques85. Et
de fait, les historiens du x ix e siècle o n t beaucoup spéculé sur le
rôle de la cham bre noire dans l’art hollandais, notam m en t chez
V erm eer, à q u i certains o n t attribué u n usage systém atique de ce
procédé afin de rendre com pte de toutes les caractéristiques de
sa m anière, depuis le traitem en t de la lum ière ju sq u ’à l’organi­
sation de l’espace86. E n outre, l’analogie de la peinture du Siècle
d ’or avec la photographie revient sous la plum e des spécialistes
com m e u n leitm otiv, en particulier l’arbitraire du cadrage com m e
saisi au hasard d ’u n instantané, mais aussi le sen tim en t d ’une
présence im m édiate des choses représentées ou cette im pression
que la nature se rep ro d u it elle-m êm e sans passer par u n in ter­
m édiaire hum ain.
C ependant, les tém oignages probants d ’u n em ploi effectif de
la cham bre noire par les peintres sont très rares. Aussi, lorsque
H oogstraten p réten d dans son traité que l ’im age projetée par ce
dispositif est «une peinture vraim ent naturelle87», faut-il prendre ce
jugem ent moins com m e l’apologie d ’une reproduction purem ent
m écanique du m onde que com m e une m étaphore définissant un
optim um de la figuration visualiste à la hollandaise. La cham bre
noire n ’est pas un auxiliaire de la peinture, mais u n outil d ’éd u ­
cation de la vue fournissant une expérience directe des choses
visibles, sans spectateur p o u r fixer une position et sans échelle
hum aine p o u r m ettre l’im age à la po rtée d ’u n regard hum ain,
deux caractéristiques qui rappellent la Vue de Delft de V erm eer
sans que l’on n ’ait p o u rtan t jam ais p u établir q u ’il s’était servi
d ’une cham bre noire p o u r cette toile. Si l’art descriptif hollandais
semble le p ro d u it de cet instrum ent optique, c’est donc p lu tô t
parce q u ’il n ’affiche au cu n a n th ro p o c e n trism e m anifeste, et
cela en parfait contraste avec le tableau albertien, d o n t le p o in t
de départ n ’est pas le m o n d e d o n t n o tre vue s’im prégne à la
m anière d ’u n e surface frappée par des rayons lu m in eu x , mais
un spectateur d o n t l’œil est en quête de figures —principalem ent

505
LES F O R M E S D U VI SI BLE

hum aines —disposées dans u n espace construit to u t exprès p o u r


les accueillir, figures d o n t l’apparence calculée est fo n ctio n de
leur éloignem ent de celui qui les regarde.
Si l’u n des deux indices de l’afHeurement du naturalism e dans
les images est une figuration de plus en plus accomplie de la conti­
nuité physique des êtres et des choses dans un espace hom ogène,
alors il est clair que ce m o u v em en t a suivi deux voies distinctes,
quoique fondées l’une et l’autre sur l’am bition visualiste d ’im iter
le m ie u x possible ce à q u o i la visio n h u m a in e d o n n e accès.
La plus co n n u e, raison p o u r laquelle o n l’a p e u év o q u ée ici,
pourrait être appelée la voie du Sud p uisqu’elle est née en Italie
avec Brunelleschi et A lberti avant de diverger plus au n o rd avec
le V iator et D ü rer88. C ette voie est celle de la perspective dite
“artificielle” , un m oyen pratique d ’établir une relation m étrique
rigoureuse et réciproque entre la form e des objets tels q u ’ils sont
situés dans l’espace et leur représentation graphique. O r, com m e
l’avance W illiam Ivins dans son livre sur la rationalisation du regard
à la Renaissance, la portée de cette découverte dépasse largem ent
la fab ricatio n des im ages p u is q u ’elle p e rm e t de passer d ’u n e
géom étrie euclidienne fondée sur l’intu itio n tactile-m usculaire
à u n traitem en t géo m étriq u e de l’espace fondé sur l ’in tu itio n
visuelle : au to u c h e r d eu x droites parallèles ne se re n co n tren t
pas, à la vue elles convergent à l’infini89. A dm ettre que ce sont
les relations extérieures des objets —telles leurs formes visibles —
qui se transform ent lorsqu’ils changent de lieu, prémisses de la
perspective artificielle, im plique «une hom ogénéité de l’espace et
une uniform ité de la nature [...], deux hypothèses fondamentales
sur lesquelles reposent toutes les grandes généralisations scien­
tifiques, ou lois naturelles90». La perspective albertienne isole
ainsi u n fragm ent du m o n d e p o u r le transform er en nature grâce
à des reparam étrages du flux visuel : d ’abord la décom position
du visible en points discrets rendus indépendants des déterm i­
nations spatio-tem porelles, puis la recom position de ces points
dans u n espace géom étrique unifié do n n an t cohérence et co n ti­
nuité aux objets les plus divers qui sont placés en son sein par un
spectateur dém iurge, nécessairem ent extérieur au cadre objectif
instauré par lui à p artir de la position subjective q u ’il occupe.
FACE AU M O N D E

C om m e l’écrit le logicien Jean N ico d dans son livre sur la p h ilo ­


sophie de la géom étrie: «L’ordre des vues devient ainsi le seul
espace fondam ental de la nature91. »
O n vient de le voir, les artistes du N o rd o n t exploré une tout
autre voie p o u r agencer les qualités du m o n d e dans un espace
unifié. L’espace-am biance d ’u n C am p in ou d ’u n V an Eyck,
les vues panoram iques d ’u n W itz ou d’u n Patinir, les paysages
quasi cartographiques des peintres du Siècle d ’or résultent de la
circonscription contingente d ’u n m orceau du réel opérée par u n
regard presque fortuit, ils effacent la présence centrale du sujet
percevant p o u r le fondre dans u n e surface où les traces du m onde
se sont im prim ées et que ne délim ite plus l’œil d ’un spectateur
o rd o n n an t u n p o in t de fuite. L ’arbitraire est toujours présent,
d ’autant que les peintres hollandais du x v n e siècle n ’ignorent rien
de la construction perspective, mais il change de nature : à un sujet
im périal recom posant le m onde dans u n système de coordonnées
définies à partir de sa position se substitue le découpage em pirique
et tem poraire d ’un phénom ène observé sous le meilleur angle, une
dém arcation du cham p visuel analogue à celle que ren d possible
la plaque de verre sous l’o b jectif du m icroscope ou la feuille de
papier recevant l ’im age inversée par la caméra obscura. La diffé­
rence avec la voie du Sud est patente : en diluant l’emprise d ’un
agent ordonnateur, les peintres du N o rd parviennent à décrire
les continuités entre les objets q u ’ils dépeignent de façon plus
“naturelle” , c ’est-à-dire en dissim ulant la transcendance des lois
de la nature derrière l’évidence de l’expérience visuelle, source
d ’u n e objectivité im m éd iate. C e tte dissolution du sujet dans
l’im m anence des choses perçues ne sera pas sans conséquences
sur le destin que le naturalism e réserve à l’intériorité hum aine.
P aradoxalem ent, en effet, la destitution de la transcendance
s’accom pagne d’u n rapatriem ent du mystère dans l’ordinaire de la
vie : tels que dépeints par les m aîtres hollandais, les lieux les plus
familiers, les personnages les plus com m uns, les objets les plus
habituels, du simple fait q u ’ils sont m ontrés p o u r eux-m êm es,
acquièrent une troublante profondeur. Pourquoi sont-ils là préci­
sém ent ? P ourqu o i nous sont-ils m ontrés ainsi ? Q u e se cache-t-il
derrière une aussi excessive transparence ? C e résidu énigm atique

507
LES F O R M E S D U VI SI BLE

du visualisme est particulièrem ent notable dans le cas des humains.


Faussem ent lisses, m en an t des actions d o n t le sens est souvent
trop évident p o u r être parfaitem ent convaincant, ils sont dépeints
engagés dans des rapports que l’on dirait plutôt sereins, et pourtant
difficiles à déchiffrer. C ’est l’enseignem ent livré par la peinture
dite “ de genre” , qui rencontre aux Pays-Bas u n grand succès et
où s’illustrent des peintres aussi célébrés que Jan Steen, G érard
D ou, Samuel van H oogstraten, Gérard T er B orch, Gabriel M etsu
ou P ieter de H o o c h . Leurs tableaux é v o q u en t des scènes du
q u o tid ien , g én éralem en t peuplées de personnages anonym es,
parfois théâtralisés dans des interactions d o n t o n laisse le soin
au spectateur de deviner la nature et l’issue. M énagère, m ère de
famille, soldat, fillette, servante, mais aussi courtisane, en trem et­
teuse ou bourgeois jouisseur, tous les êtres figurés sont des types,
non des individualités identifiables. Par contraste avec le portrait,
autre source im portante de revenus p o u r les peintres de l’époque,
et dans lequel l’en v iro n n em en t du m odèle co n trib u e à asseoir
son identité, la pein tu re de genre m et p lu tô t les personnages au
service de l’identification des actions q u ’ils accom plissent ou des
situations dans lesquelles ils sont pris92. Mais cette identification
est souvent malaisée car les scènes dépeintes, p o u r co n v en tio n ­
nelles q u ’elles peu v en t parfois sembler, laissent rarem ent transpa­
raître les véritables causes de ce qui se déroule sur la toile, donnant
ainsi au spectateur une grande latitude d ’interprétation quant aux
motifs et aux intentions des protagonistes. A l’instar de L ’A r t de
la peinture de V erm eer, la plupart de ces scènes sont des descrip­
tions pragm atiques des ressorts de l’action qui se gardent bien
de préciser la signification que celle-ci revêt tant p o u r ceux qui
y sont engagés que p o u r ceux qui la contem plent. Il en résulte
que les acteurs silencieux figurés dans leurs rôles de com position
se présentent à nous avec u n e intériorité évanescente et u n m oi
indécidable car ils incarnent la simple instanciation typique de
ce q u ’une scène typique exige.
O n n ’en prendra que quelques exemples, en com m ençant par
P ieter de H o o c h car il paraît d o n n er raison aux historiens qui
développent une approche allégorique et narrative de la peinture
hollandaise. N o m b re de ses toiles illustrent en effet les vertus
F ACE AU M O N D E

domestiques telles que les femmes les incarnent, mères exemplaires


et maîtresses de m aison engagées dans les fonctions de leur état,
d o n t il fait l’éloge avec une maîtrise exceptionnelle de la lum ière.
Q u o iq u e m oins souvent, et en apparence avec le b u t de blâm er,
il dépeint aussi l’ivrognerie et l’am our vénal, notam m ent dans des
tableaux qui figurent u n e fem m e b uvant du vin en com pagnie
d ’hom m es à l’attitude équivoque. E t pourtant, ces scènes ne sont
pas si faciles, à interpréter tant elles laissent percer de bienveillance
pour des personnages do n t on réprouve, en principe, la conduite.
Prenons l’une d ’entre elles, Buveurs dans une cour intérieure, que
conserve la N ational Gallery d ’Ecosse (illustration 137). La toile
figure une arrière-cour ouvrant au centre par une grande porte sur
un couloir qui débouche sur u n canal om bragé et do n t la partie
droite en retrait est abritée par une tonnelle sous laquelle deux
hom m es sont attablés. C ’est là, dirait-on, que se passe l’action:
l’u n des hom m es regarde u n e je u n e fem m e d eb o u t devant la
table, laquelle fixe d ’u n air dub itatif le verre de v in q u ’elle tient
à la m ain. A u centre de l’image, une fillette visiblem ent épanouie
est assise à l’entrée du couloir et câline son chien sur les genoux,
u ne de ces évocations du th èm e de la félicité dom estique p o u r
lesquelles D e H oo ch est réputé. Laquelle de ces deux scènes donne
la tonalité du tableau? S’agit-il d ’u n e débauchée qui délaisse son
enfant ou sa petite sœ ur p o u r boire et flirter avec des soldats ? O u
bien d ’une épouse qui tien t com pagnie u n m o m en t à son mari
recevant u n ami et s’interroge sur la qualité du vin servi? N u l
ne saurait le dire avec certitude. D ’autant que, dans u n tableau
qui rep ren d le m êm e d éco r et la m êm e disposition architec­
turale, Mère et enfant (1658), à la N ational Gallery de Londres,
de H o o ch place dans l’espace sous la tonnelle auparavant occupé
par la table et les buveurs une m ère et son enfant do n t les traits
sont identiques — et p o u r la fillette le costum e — aux p erso n ­
nages de l’autre toile. L eur affectueuse connivence baigne dans
la m êm e lum ière sereine que le p rem ier tableau, signe que cette
courette de D elft p eu t accueillir indifférem m ent toutes sortes de
personnages, parfois les m êm es, d o n t le co m p o rtem en t malaisé
à déchiffrer cond u it à se dem ander s’ils o n t une nature propre,
s’ils ne sont pas la simple ém anation de situations énigm atiques,

509
LES F O R M E S D U VI SI BLE

façon de déposséder ces citadins paisibles de to u te singularité,


voire de to u te consistance m orale.

137. Pieter de Hooch, Buveurs dans une cour intérieure, 1658

L’indéterm ination des êtres est encore plus nette dans les tableaux
de Gérard T er Borch. L’ambiguïté de ses scènes de genre ne procède
pas tant de la m arge m énagée au spectateur p o u r interpréter une
action que de la volonté de rendre impénétrable l’intériorité de ceux
qu’il dépeint; en les figurant de dos par exemple, de façon à dérober
les indices que leur visage pourrait révéler, ou en juxtaposant dans
une m êm e scène des personnages ostensiblem ent réunis par une
activité conjointe, mais où chacun évolue dans une sphère fermée
aux autres. La Leçon de lecture (1652), au Louvre, en est une bonne
illustration. Sur un fond uniform ém ent sombre, une fem m e assise
de profil tient u n gros livre à la tranche verm illon q u ’u n garçon

510
F AC E A U M O N D E

aux longs cheveux roux, vu de face, est en train de lire, le doigt


posé sur la page. O n reconnaît habituellem ent dans le lecteur le
dem i-frère du peintre, Moses, tandis que la fem m e serait W iesken
Matthys, la m ère du garçon et la belle-m ère de Gérard T e r Borch.
Celle-ci, qui ne regarde ni le livre ni le garçon, a les yeux perdus
dans le vague : écoute-t-elle la lecture ou s’est-elle enferm ée dans
ses rêveries ? Sont-elles heureuses ou sont-elles moroses ? O nt-elles
u n rapport avec ce qui est lu —la Bible peut-être —ou sont-elles le
ressassement d ’une déception, d ’une déconvenue ? N u l ne peut le
dire et, plus q u ’une leçon de lecture, c’est l’indécidabilité qui est
le vrai sujet du tableau.
Il en va de m êm e p o u r La Lettre, une toile à la pragm atique
encore plus com plexe b ien q u ’elle exploite un th èm e ressassé
de la peinture de genre auquel T e r B o rch a consacré plusieurs
tableaux (illustration 138). U n e fem m e assise devant u n néces­
saire d ’écriture paraît être l’auteure d ’u n e lettre q u ’une fem m e
debout est en train de lire ; il est possible aussi que la lettre lue
ait été adressée à la fem m e assise et q u ’elle dem ande à la fem m e
debout ce q u ’il convient d ’en penser avant d’y répondre. Il semble
que l’affaire relève du registre am oureux et des confidences entre
amies intim es, mais rien ne nous oblige à y croire. Il s’agit p eu t-
être de deux sœurs recevant une nouvelle désagréable à propos de
l’état de leur fortune, ou d ’u n message annonçant un deuil parm i
des proches. Le troisièm e personnage, le garçon qui débarrasse
la table et à qui aucune des deux fem m es ne prête attention, est
encore plus sibyllin; c ’est p eu t-ê tre u n je u n e serviteur do n t le
m odèle serait encore M oses à la chevelure rousse. A l’évidence,
il est fasciné par la liseuse, p eu t-ê tre sa sœur, Gesina, sans que
l’o n sache si c ’est la je u n e fem m e ou le co n ten u de la lettre qui
le captive. C ette dém ultiplication des sentim ents possibles entre
les personnages est amplifiée par la dém ultiplication des reflets de
la lum ière dépeints avec virtuosité sur la soie de la robe, sur les
m eubles cirés, sur le lustre, sur le vase et le plateau de verm eil,
et sans que l’o n aperçoive la source de cet éclairage situé hors
cham p. C ’est com m e si la lum ière et le for intérieur partageaient
la m êm e constitution : on ne p eu t les vo ir que diffractés en mille
nuances, jamais directem ent.
138. Gérard Ter Borch, La Lettre, 1660-1665

La p ein tu re de genre hollandaise tém o ig n e ainsi de ce que


l’intériorité distinctive des hum ains est devenue indécise, deux
siècles seulem ent après avoir été affirmée avec vig u eu r p ar les
m aîtres flam ands de Yars nova. L o in de fo rm er des catalogues
de vertus souhaitables et de vices à com battre, banales illustra­
tions de livres d ’em blèm es, les petites scènes im aginées p ar u n
D e H o o c h ou u n T e r B o rch m e tten t en évidence l’am bivalence

512
F AC E AU M O N D E

des choix, la com plexité des com portem ents et l ’im pénétrabilité
des sentim ents; ils ren d en t visible le fait que l ’âme ou l’esprit
n ’est perceptible que par des effets de surface difficiles à décrypter,
ém anant des propriétés des actions et peut-être m êm e des choses,
propriétés que les hum ains réverbèrent presque à leur insu, to u t
com m e la chair du citron, le cuivre du pichet et le taffetas de
la robe réverbèrent une lum ière diffuse et en elle-m êm e insai­
sissable. A u 'd é b u t du siècle déjà, le peintre et dessinateur Jacob
de G heyn le Jeu n e s’était exercé à m o n trer les m ultiples aspects
des choses qui s’offrent à la vue en élim inant la subjectivité de
ses personnages : soit en saturant leur seule apparence physique
p ar la variation des angles de v u e sous lesquels il les figurait,
soit en dépeignant leurs dispositions attentionnelles com m e u n
écho de l’action dans laquelle ils étaient engagés93. La p einture
de genre confirm e cette tendance en dissipant l ’idée que l’in té­
rio rité serait u n attrib u t in trin sèq u e des hum ains p u isq u ’elle
m ontre celle-ci constituée par la rencontre conjoncturelle de leurs
actions, devenue com m e u n m ilieu intersubjectif, un en v iro n ­
n em en t m oral éclairant chaque agent d ’u n reflet particulier dans
lequel la singularité des personnages s’atténue. Sous le pinceau
des artistes hollandais, l ’âm e im m ortelle héritée de la Genèse s’est
séparée de son m odèle transcendant et a com m encé d ’em prunter
le long chem in qui la rendra de plus en plus inféodée aux déter­
m inations du m o n d e physique.
Si la peinture du Siècle d ’or offre u n b o n exem ple de cette
dynam ique pro p re aux images naturalistes qui v oit p eu à p eu
prévaloir les exigences d ’exactitude descriptive sur la narration et
l’édification morale, c’est au siècle suivant, en France notam m ent,
que le divorce sera finalem ent consom m é entre les norm es acadé­
m iques du beau et le souci de reproduire les choses telles q u ’elles
sont censées être en elles-mêmes. La figuration du corps hum ain en
sera le prétexte, et l’enseignement de l’anatomie dans les beaux-arts
fournira l’u n des principaux théâtres de l’affrontem ent. N o n pas
que la dissection et la représentation anatom ique aient attendu
le x v m e siècle p o u r devenir com m unes en E urope. Les images
anatom iques de la Renaissance sont bien connues, notam m en t
celles de Léonard de Vinci, de M ichel-A nge et surtout de Vésale,

513
LES F O R M E S D U VI SI BLE

d o n t le traité d ’anatom ie D e humani corporisfabrica (1543) co n n u t


d u ran t plusieurs siècles u n e diffusion considérable, qu an d ses
quelque trois cents illustrations n ’étaient pas to u t sim plem ent
pillées par des auteurs postérieurs. D u reste, la dissection n ’est pas
une in n o v atio n attribuable à quelques esprits forts de la R enais­
sance qui auraient bravé les interdits de l’Église, car l’habitude
d ’ouvrir et d ’inspecter des cadavres rem o n te au m oins au début
du x iv c siècle en Italie du N o rd 94. Elle y prospère à l’extérieur des
enceintes universitaires grâce à u n ensem ble de pratiques parfai­
tem ent reconnues : l’em baum em ent par éviscération dans les rituels
funéraires, le dém em brem ent des saintes dépouilles rendu néces­
saire par le culte des reliques, les autopsies demandées par la justice
pénale, voire l’accouchem ent post mortem par césarienne. Q u an t
aux images s’appuyant sur la dissection, elles apparaissent dès la
prem ière m oitié du x iv e siècle p o u r devenir assez com m unes au
siècle suivant. La représentation anatom ique en E u ro p e a donc
une longue histoire et l’o n n o te m êm e dès la R enaissance une
opposition qui se poursuivra longtemps entre une approche plutôt
réaliste, illustrée par Vésale, Charles Estienne, L éonard de Vinci
ou Baccio Bandinelli, et une approche plus idéaliste, privilégiant
la quête de l’harm onie géom étrique aux dépens de la fidélité à
l’anatom ie, d o n t D ü rer est le plus ém inent représentant. C e que
le x v m e siècle apporte de nouveau, c’est la libération progressive
de la figuration du corps hu m ain du canon de la beauté antique,
u n m o u v em en t d ’im m anentisation débuté à la R enaissance avec
le déplacem ent du m odèle de la perfection hum aine depuis un
idéal div in irrep résen tab le vers u n e in té rio rité au to n o m e , et
qui s’achève à la fin du siècle des Lum ières par l’effacem ent de
l’arm ature spirituelle qui avait longtem ps servi à am arrer dans le
corps la m ém oire fondatrice du C hrist fait hom m e.
L’ém ancipation d ’un idéal physique issu de l’A ntiquité ne s’est
pas réalisée sans opposition95. L’A cadém ie royale de pein tu re et
de sculpture, créée en 1648 à Paris, fait p réd o m in er le p o in t de
vue des artistes ju sq u e dans les années 1740, m êm e si ce sont
des chirurgiens qui assurent les cours d ’anatom ie. La recherche
d ’une trop grande exactitude anatom ique est considérée com m e
u n d é v o ie m e n t de la q u ê te du b eau , u n asservissem ent aux
F AC E AU M O N D E

sciences des arts libéraux, lesquels n ’o n t pas p o u r m ission de


décrire la réalité, mais de dépeindre les passions ; la recherche de
l’expression, acquise par l’étude des m odèles vivants et d ’après
les dessins des maîtres, d oit ainsi p rim er sur la conform ité étroite
aux squelettes et aux muscles disséqués. Les choses co m m encent
à changer avec la no m in atio n en 1746 com m e professeur d ’ana­
tom ie du chirurgien Jean-Joseph Sue, auteur d ’u n A brégé de Vana­
tomie du corps de l’homme (1748) où transparaissent les conceptions
mécanistes de Descartes : le corps est u n e m achine articulée faite
de leviers, pom pes et soufflets, plus proche d ’u n engin hydrau­
lique que d ’u ne statue de Praxitèle. La m êm e année, Ju lien de
La M ettrie publie L ’Homme-machine, le p rem ier ouvrage qui fait
explicitem ent de l’esprit un p ro lo n g em en t physique du cerveau.
En dépit du scandale que le livre suscite, les thèses mécanistes
connaissent un certain succès, en to u t cas de curiosité et dans leurs
manifestations les plus pittoresques. A u p rem ier rang de celles-ci
figurent les autom ates de Jacques de V aucanson, Le Joueur deflû te
ou Le Canard digérateur (1738), que les Parisiens adm irent poul­
ie réalisme de leurs m ouvem ents et la m anière d o n t ils sim ulent
les fonctions d ’organes internes com m e le souffle ou la digestion.
Vaucanson se voit bientôt concun-encé par d ’autres habiles mécani­
ciens, tels P eter K inzing et D avid R o e n tg e n - qui fabriquent en
1772 u ne adm irable Joueuse de tympanon p o u r M arie-A n to in ette
- ou la famille Ja q u et-D ro z en Suisse. D e n o m b reu x cabinets
anatom iques o u v ren t aussi à Paris et des livres étonnants sont
publiés qui introduisent l’anatom ie dans la vie quotidienne, ainsi
celui d ’Albinus, qui m ontre des écorchés sveltes et pensifs prenant
la pose dans une nature sauvage à la fois paisible et exubérante,
ou ceux de Jacques-Fabien G autier-D agoty, do n t les planches
séd u iro n t les surréalistes par leu r érotism e m acabre, peuplées
q u ’elles sont d ’accortes et aguicheuses jeunes femmes, la chair à
n u et les viscères com plaisam m ent exposés.
L ’e n g o u e m e n t du p u b lic p o u r ces corps d ép iau tés et ces
automates ém ulant la vie n ’a pourtant guère contribué à rapprocher
la vision du corps selon l’A cadém ie de celle que s’en font les
anatomistes : la prem ière défend une esthétique à fleur de peau,
attachée à restituer les m ouvem ents de surface d ’u n organism e

515
LES F O R M E S D U VI SI BLE

saisi par les passions, tandis que les autres se consacrent à explorer
et décrire le corps profond, l’appareillage caché d ’os, de muscles
et de tendons qui constitue la structure m atérielle des expres­
sions morales. O r ces perspectives en apparence antithétiques ne
sont que les deux faces d ’u n m êm e désir de percer le m ystère des
rapports entre le physique et le spirituel, d o n t les deux cousins
Fragonard offrent u n e déclinaison exem plaire : Je a n -H o n o ré ,
le p ein tre du frivole et de la v o lu p té heureuse, incom parable
p o u r ren d re le m o d elé laiteux d ’u n e cuisse o u l ’arro n d i d ’un
sein, et H o n o ré, le sévère anatom iste qui invente u n e technique
de préservation des cadavres lui p erm ettan t de les exposer dans
des poses spectaculaires. C o m m e l ’écrit P h ilip p e C o m ar, «le
x v m e siècle, léger, brillant, galant, spirituel, séducteur, est aussi
celui où l’on dissèque, écorche, am pute, éviscère, m om ifie avec
u n e ard eu r encore jam ais v u e 96». L ’histoire de l’art a su rto u t
retenu les nom s des peintres délicats de l ’intériorité et des affects,
les B o u ch er, W atteau, G reuze, Fragonard, p o u r qui les émois
du cœ ur sont d ’ailleurs indissociables de ceux du corps, laissant
les images de l’h o m m e-m ach in e, les écorchés, les autom ates, les
cires anatom iques à l’histoire des sciences et des techniques. Mais
com m en t ne pas voir que ce sont ces images-là, auxquelles il faut
ajouter les flores et les faunes illustrées des contrées lointaines, les
premiers dessins ethnographiques, les relevés topographiques, qui
tém o ig n en t en réalité le plus v ivem ent de l’évolution de l’o n to ­
logie naturaliste vers u n e réd u ctio n de l’intériorité et du flux de
la vie à des param ètres intelligibles parce que figurables dans leur
dim ension physique ?
L’entrée à l’A cadém ie en 1769 du fam eux Ecorché au bras tendu
de Jean-A ntoine H o u d o n m arque un revirement. La statue est une
réplique de l’étude préparatoire p o u r u n saint Jean-B aptiste que
le je u n e artiste vient de réaliser à l’A cadém ie de France à R o m e ,
o ù il suit assidûm ent les leçons d ’anatom ie que le chiru rg ien
Séguier dispense sur des cadavres. E t c’est alors q u ’il s’apprête à
com pléter son étude anatom ique en la recouvrant de sa peau et
de ses vêtem ents que tous ceux qui o n t vu la figure l’engagent
à la faire m o u ler car ils ju g e n t que c ’est la m eilleure représen­
tation anatom ique jam ais exécutée jusque-là. D e fait, la statue
F AC E AU M O N D E

est fidèle à l’anatom ie sans être parfaitem ent exacte : les volum es
sont simplifiés et les formes épurées p o u r se conform er à l’esthé­
tique classique, les muscles parfois exagérém ent contractés afin
d ’accentuer le dynam ism e du m ouvem ent. Le succès im m édiat
de l’éco rc h é de H o u d o n , en F rance et en E u ro p e, o ù il est
rapidem ent acquis par la plupart des académies, exerce un effet
d ’entraînem ent et suscite parm i les artistes u n v if in térêt p o u r
les études anatom iques. La dissection fait désormais partie du
cursus de l’École de dessin, nouveau n o m de l’A cadém ie après
son abolition en 1793 par la C o n v en tio n . Jean-Joseph Sue, fils
et hom onym e du précédent, y professe n o n seulem ent l’étude
du cadavre, mais aussi celle de la physiognom onie, d o n t il est
un ardent propagateur. À l’enseignem ent de la correspondance
entre formes anatom iques et traits psychiques, il aime à jo in d re
celle des différences entre les sexes, les âges, les types, les races
et les habitudes corporelles, bref, l’am orce d ’une anthropologie
physique com parée s’attachant à l’étude systématique des varia­
tions de la singularité m orale en fonction des variations des carac­
téristiques physiques. L ’apprentissage de la dissection jo u e u n rôle
central dans cet aggiornam ento : l’artiste, dans u n e dém arche qui
rappelle la déférence à une “vision naturelle” d o n t se targuait la
p einture du Siècle d ’o r hollandais, doit p o u v o ir rendre com pte
dans son œ uvre de ce d o n t il a fait l ’épreuve lorsqu’il a «porté le
scalpel dans le dédale de cette m achine adm irable97 ». Et cela, non
seulem ent dans u n souci d ’exactitude m im étique, mais parce que
l’expérience du corps éventré, coupé en m orceaux, d ém onté et
rem onté, conduit à se défaire de toutes les images préexistantes,
de toutes les conventions préalables régissant la figuration du corps
hum ain. P eu à peu se m e t ainsi en place une sorte d ’équivalent
figuratif du doute m éth o d iq u e, par lequel, grâce à la pratique de
la dissection, l’artiste se d éprend des schèmes visuels transmis par
la tradition en reconstituant des corps com plets à partir de leurs
com posantes élémentaires.
À la fin du x v m e siècle, les écorchés et les m annequins anato­
m iques o n t dénoué le lien entre le corps et la beauté intérieure
que le N u avait longtemps tenu réunis ; ils révèlent sans équivoque
que, derrière la peau diaphane et les chairs souples, se cache le

517
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m êm e genre de m uscle et de viscère que celui des anim aux.


Le corps devient alors v raim en t nu, d ’u n e n u d ité terrible car
dépouillé, en m êm e tem ps que de son épiderm e, de la tram e
spirituelle qui l’habillait d ’un souvenir d ’incarnation. Il n ’est plus
le « chiffre sensible de l’intériorité », p o u r reprendre la form ule de
Jean-M arie Schaeffer98, mais une figuration de surface, physique
de part en part, frayant la voie vers deux possibilités équivalentes
que le siècle suivant va explorer: l’O lym pia de M anet, héroïne
im pudique du théâtre sans pro fo n d eu r où nos désirs affleurent,
et l’im agerie scientifique, trace indicielle im parfaite d ’u n m onde
matériel à l’autonom ie sans cesse différée. C ’est cette dernière voie
que l’on suivra ici p o u r com pléter une esquisse déjà trop profuse.

L’objectivité impossible

P orteur d ’une contradiction initiale entre l’universalité affirmée


des lois de la nature et la singularité têtue des hum ains, le natura­
lisme s’est développé en prom ouvant une connaissance du m onde
qui se voulait de plus en plus in dem ne des préjugés et errem ents
d ’un sujet connaissant. La conquête de l ’objectivité au prix d ’un
effacem ent de l’intériorité hum aine s’est manifestée de la façon la
plus nette dans les images et c’est au prem ier ch ef à travers elles
que l’on p eu t en retracer l’histoire99. D ans la seconde m oitié du
x v m e siècle, en effet, s’installe u n régim e figuratif de fidélité à
la nature qui, on vient de le v oir avec le rôle des études anato­
m iques dans les beaux-arts, exerce une fonction régulatrice sur
l’identification et la rep ro d u ctio n im agée des objets organiques :
il p o u rv o it une description standardisée p erm ettan t les généra­
lisations et les comparaisons. La m ultiplication des atlas scienti­
fiques à cette époque ne contribue pas peu à la diffusion d ’un
idéal de norm ativité au sein des com m unautés savantes puisque
ces recueils d ’im ages d ’abord géographiques et anatom iques,
parfois issus d ’u n e collaboration, c im en te n t la solidarité d ’u n
collectif au to u r de questions em piriques qui lui sont propres. O r
les atlas connaissent une m u tatio n au début du x v m e siècle. Les
savants naturalistes des siècles précédents avaient réagi contre les

518
F AC E AU M O N D E

généralisations abstraites des scolastiques et leur attention s’était


donc p lu tô t po rtée sur l’anorm al et le particulier, de la m êm e
façon que les peintres du Siècle d ’or, obsédés par le détail et
attentifs aux plus m inim es variations de la m atière, sem blaient
unanim es à répondre à l’im p ératif baconien de décrire la surface
des choses dans to u te sa diversité phénom énale. U n e nouvelle
génération p ren d le co n tre-p ied de cette attitude en s’attachant
à discerner des régularités derrière le m iro item en t des particula­
rismes, récusant par là les images qui décrivent les exceptions de la
nature au profit de celles servant à faire apparaître des constantes.
L’entreprise figurative devient typologique : par-delà les apparences
très différentes que p eu t revêtir u n organe ou u n squelette, le
m odèle norm alisé de sa configuration idéale perm et de l ’iden­
tifier sous ses aspects no rm au x com m e pathologiques. Avec les
voyages d ’exploration et de co n q u ête de cette seconde m oitié
du x v m e siècle, les atlas en v ien n en t à embrasser des dom aines
de savoir plus n o m breux, n o tam m en t la botanique, la zoologie
et la m inéralogie, en sorte que les images q u ’ils co n tien n en t en
grand nom bre, lo in d ’être des illustrations pittoresques, finissent
par faire fo n ctio n d ’étalons afin de calibrer u n e foule d ’objets
naturels souvent inconnus auparavant.
Figurer le type sous-jacent d ’une plante, d ’u n animal ou d ’un
ensem ble d ’organes revient à rendre visibles ses caractéristiques
synthétiques in d é p e n d a m m e n t des variations que p résen te n t
nécessairem ent les divers spécim ens que l ’on a sous la vue. Il
s’agit donc d ’une construction intellectuelle do n t la réalisation
n ’existe dans aucun individu particulier et qui p eu t être mise en
œ uvre soit com m e une image idéale, c’est-à-dire la synthèse d’un
grand nom bre de cas particuliers, soit com m e une image carac­
téristique, c’est-à-dire représentant u n objet singulier, mais qui
prend valeur de type p o u r toute la classe d ’objets dont il est réputé
représentatif100. La réd u ctio n à u n archétype de la diversité des
expressions m orphologiques d ’un objet naturel vise à exprim er sa
vérité en amalgamant des traits caractéristiques q u ’aucun individu
ne possède en totalité afin que cet objet devienne reconnais­
sable au prem ier coup d ’œil grâce à une sorte de fiche d ’identité
imagée. Le respect du “n atu rel” se manifeste ainsi par u n choix
LES F O R M E S D U VI SIBLE

subjectif du descripteur en faveur d ’u n e objectivité identifiable


par u n collectif savant com m e la norm e consensuelle de l’objet
décrit. E n outre, et à quelques exceptions près, ce ne sont pas
les naturalistes eux-m êm es qui p roduisent l’im age incarnant la
synthèse typique, mais des illustrateurs travaillant sous leur contrôle
tatillon, obligés de rem anier sans cesse leurs dessins ju sq u ’à ce
q u ’ils correspondent exactem ent à l’idée que le spécialiste s’est
forgée de l’objet naturel q u ’ils o n t mission d ’illustrer. L’am bition
de réaliser des images fidèles à la nature est donc ici médiatisée
par u n filtre subjectif qui n ’est plus, com m e auparavant, celui de
l’artiste q u ’influencerait u n canon esthétique, puisque l’im agier se
voit désormais réduit à enregistrer et restituer le m ieu x possible
l’archétype form é dans l’esprit d ’u n savant do n t l’œil a été exercé
par de m ultiples rencontres avec les spécim ens que ce parangon
agrège.
L’élimination des variations dans une synthèse imagée aboutissait
ainsi à des quasi-fictions chez des observateurs pourtant scrupuleux.
C ’est pou rq u o i le souci de dépeindre des archétypes est supplanté
à partir des années 1840 par ce que Lorraine D aston et P eter
Galison appellent «l’objectivité m écanique», c ’est-à-dire l’emploi
de techniques de figuration dans lesquelles la part de l’observateur
est réduite au m inim um , p o u r l’essentiel grâce à des dispositifs
d ’enreg istrem en t plus ou m oins autom atiques d o n t la p h o to ­
graphie est le m e illeu r ex e m p le 101. C ar les savants p re n n e n t
conscience très tôt des possibilités q u ’offre le daguerréotype, dont
le résultat « appartient presque entièrem ent à la nature», ainsi que
le fait valoir le botaniste Pierre-Jean-François T u rp in en 1839102,
rem arque qui fait écho au ju g e m en t déjà évoqué d ’O rtelius sur
les peintures de B rueghel qui seraient moins des œuvres d ’art que
des «œ uvres de la N ature». L ’idéal indiciel de l’em preinte qui
anim e la pein tu re hollandaise se v oit réalisé aux yeux des scien­
tifiques presque deux siècles plus tard dans la photographie. La
m êm e année 1839, François Arago, physicien spécialiste de la
lum ière et secrétaire p erpétuel de l’A cadém ie des sciences, rend
com pte devant ses collègues en des term es égalem ent en th o u ­
siastes de sa visite à l’atelier de Louis D aguerre, où il participe
avec le p h o tographe à la fabrication d ’u n e vue du boulevard du

520
F AC E AU M O N D E

T em ple, à Paris, depuis la fenêtre d ’u n im m euble. La très haute


définition de l’im age le laisse adm iratif: elle perm et de v oir grâce
à une loupe des détails que la vue naturelle ne détecte pas, com m e
les tiges des paratonnerres sur le to it des im m eubles. Pourtant,
l’im age ne m o n tre pas to u t; du fait de la durée d ’exposition,
les objets m obiles o n t disparu, à com m encer par l’intense trafic
de piétons et de véhicules attelés sur le boulevard. A rago est
évidem m ent conscient de cette absence, mais cela ne l’em pêche
pas d ’affirm er que «l’im age et l’ob jet sont to u t pareils» car la
lum ière elle-m êm e rep ro d u it les formes et les proportions des
objets extérieurs, com m e si la nature s’actualisait de son propre
ch ef sur u ne plaque argentée103.
A u m oins autant que l’exactitude m im étique q u ’elle autorise,
ce qui retient l’attention des savants dans la photographie, c ’est la
possibilité de s’en servir com m e d ’u n instrum ent d ’investigation
engendrant des images libérées de l’interprétation hum aine, donc
véritablem ent objectives. E n quoi exactem ent le sont-elles? Tous
les scientifiques de la seconde m oitié du x ix e siècle savent que les
images photographiques peuvent être manipulées, q u ’elles relèvent
de l’artifice, q u ’elles exigent une com pétence technique. La nature
ne s’im prim e pas to u te seule sur des plaques réactives et l’essor
des photographies artistiques —les prem ières sont accueillies au
Salon de 1859 —ren d chacun conscient que les clichés p eu v en t
être retouchés de façon extensive. L ’o bjectivité de la p h o to ­
graphie tiendrait donc m oins à sa vertu im ageante intrinsèque
q u ’à la p ro te c tio n q u ’elle offrirait aux scientifiques co n tre les
projections inconscientes de leurs préjugés et de leurs théories
sur les objets q u ’ils étudient. C ’est particulièrem ent le cas dans
l’anthropologie physique, où les savants s’aperçoivent rapidem ent
que la très grande variété des spécim ens auxquels ils s’intéressent
p eu t conduire à idéaliser des types hum ains selon des co nven­
tions artistiques européennes, raison p o u r laquelle les m anuels
de photographie scientifique reco m m an d en t aux ethnographes
d ’utiliser p lu tô t la p h o to g rap h ie que le dessin. C o m m e l’écrit
en 1884 E ugène T rutat, u n ardent défenseur de la photographie
dans les sciences naturelles, «il suffit de feuilleter les planches
du grand voyage de D u m o n t d ’U rville p o u r s’apercevoir que le

521
LES F O R M E S D U VI SI BLE

dessinateur, quel que fût d ’ailleurs son talent, ne savait pas voir,
et dessinait toujours des hom m es de race blanche q u ’il coloriait
ensuite en n oir ou en rouge», un ju g e m en t qui fait écho à ce que
l ’anatom iste E tienne Serres écrivait une trentaine d ’années plus
tô t à propos de l’apparence physique des A m érindiens telle que
la dépeignent les voyageurs: « [...] presque toujours les figures
que renferm ent leurs ouvrages sont les types européens costumés
v 1j ' • • iQ4
a 1 am éricainelin».
E t p o urtant, ainsi que les anthropologues ne m an q u en t pas de
s’en apercevoir, la photographie se révèle incapable de résoudre
les problèm es q u ’ils se posent. D ’u n côté, elle co n trib u e sans
aucun doute à m ettre en œ uvre le vaste program m e de Paul Broca
d ’une étude des races hum aines fondée sur la collecte d o cu m en ­
taire du plus grand n o m b re de spécim ens tém oins p erm ettan t
la classification. Fidèles aux préceptes de la m éth o d e de Claude
Bernard dissociant l’observation de l’expérim entation, les anthro­
pologues se déplacent peu et confient à des voyageurs la mission
de recueillir des faits supposés bruts dans lesquels ils puisent les
m atériaux de leur étude de la diversité raciale et culturelle. A cette
fin, ils rédigent des instructions très précises concernant la collecte
des données afin q u ’elle s’opère selon des principes m é th o d o lo ­
giques uniform es, la p hotographie devant être privilégiée p o u r
la standardisation de l’objet q u ’elle ren d possible. Ainsi B roca
dem ande-t-il de reproduire par la photographie « 1) des têtes nues
qui d ev ro n t toujours, sans exception, être prises exactem ent de
face ou exactem ent de profil [...], 2) des portraits en pied, pris
exactem ent de face, le sujet debout, nu autant que possible, et
les bras p en d an t de chaque côté du corps105» ; l’adjonction d ’une
échelle graduée vise à faciliter la prise de m esure directem ent sur
la planche, et donc la com paraison. La figuration norm alisée de
la variété hum aine par la p h o tographie est ainsi censée effacer
les biais et les erreurs im putables à l’observateur.
D ’un autre côté, l’objectivité m écanique ainsi obtenue dem eure
de p u re façade. D ’abord parce que l’exigence stipulée par les
instructions aux voyageurs de p h o to g rap h ier les types hum ains
les plus caractéristiques d ’une race im plique de la part du preneur
de vues u n travail d ’idéalisation to u t à fait subjectif: il lui faut

522
F AC E AU M O N D E

en effet com parer em p iriq u em en t les m ultiples individus q u ’il


rencontre p o u r distinguer parmi eux des traits physiques com muns
et en extraire u n type général, avant de d énicher l’incarnation
concrète de ce gabarit m ental dans u n spécim en à photographier.
Plus généralem ent, n o m b re d ’anthropologues d o u ten t que l’on
puisse m êm e isoler des types m orphologiques humains en synthé­
tisant des inform ations fournies par des photographies puisque
le type, p ar'd éfin itio n u n e représentation idéale, ne saurait être
pleinem ent présent dans au cu n individu. C e p o in t de vue, de
plus en plus d o m in an t à la fin du x ix e siècle, tro u v e en Paul
T opinard u n avocat élo q u en t: «Les types ne se to u ch en t pas du
doigt [...], ils se v o ien t par les y eu x de l’esprit» car, ajoute-t-il,
«ni le type ni la race ne sont, dans l’état actuel de l’hum anité,
des réalités objectives»106.
P e u t-o n néanm oins envisager, grâce à la photographie, de faire
correspondre u n réfèrent objectif avec ce que voient «les yeux de
l’esprit» ? C ’est ce q u ’a tenté Francis Galton à la fin des années 1870
en inventant un dispositif m écanique d ’abstraction standardisée
des types humains, un synthétiseur physiognom ique fonctionnant
par superposition optique de visages issus de “ groupes criminels
types” ; il en résulte des portraits photographiques com posites
dans lesquels aucun trait n ’est p ropre à u n individu en particulier,
mais qui présentent cependant u n “ air de famille” avec chacun
des individus ayant servi à constituer le ty p e107. C o m m e l’écrit
Galton de sa figure imaginaire en laquelle on croit pourtant recon­
naître une personne réelle, « c ’est le portrait d ’u n type, n o n d ’u n
in d iv id u 108». Avec ce procédé de fabrication de types physio-
gnom oniques, une nouvelle étape est franchie dans la réduction
à des param ètres physiques des m éandres de l’in tério rité — ici
les dispositions supposées au crim e. N o n seulem ent le m oral
devient une propriété du biologique, mais la pro d u ctio n m êm e
de l’im age type d ’u n e in tério rité déviante se fait, en principe,
sans intervention de l’intériorité de l’expérim entateur grâce à u n
m écanism e de fusion autom atisée. L’élim ination de la subjec­
tivité de l’observateur dans la pro d u ctio n des images scientifiques
n ’a p o u rtan t jam ais été m en ée à son term e. G alton lu i-m êm e
était obligé de faire des choix dans la masse des photographies

523
LES F O R M E S D U VI SI BLE

d ’individus susceptibles de participer à la constitution d ’u n type


par superposition de traits. E n outre, la technique m êm e d ’amal­
gam ation engendrait des résultats aléatoires. T o p in ard rem arque
ainsi avec sévérité que la p h o to g rap h ie com posite qui devait
d o n n er «la m oyenne la plus m erveilleuse q u ’on p û t rêver» était
en réalité incapable de fournir des types stables, la physionom ie
finale variant en fonction de l’ordre dans lequel on superposait
les sujets sélectionnés p o u r form er l’im age109.
Il p eu t paraître paradoxal que l’on ait continué au x x e siècle à
se servir d ’images iconiques com m e auxiliaires de la connaissance
du corps hu m ain ou d ’autres objets et phénom ènes naturels tant
les scientifiques avaient de bonnes raisons de m ettre en doute leur
utilité : soit les m éthodes employées ne parviennent pas à éliminer
la subjectivité perceptive car elles laissent une trop grande marge
aux m anipulations hum aines, soit au contraire, le souci d ’objec­
tivité ayant co n d u it à privilégier des outils autom atiques d ’en re­
gistrem ent respectant la singularité des objets, l’utilité m êm e des
images com m e instrum ents de standardisation et de diffusion de
ces objets devient questionnable. E t pourtant, si l ’on excepte une
poignée de logiciens, de mathématiciens et de physiciens, les scien­
tifiques du x x e siècle n ’o n t pas ju g é b o n de se priver du secours
des images iconiques p o u r établir et transm ettre des régularités
naturelles, m êm e lorsque des données nu m ériq u es sont suffi­
santes p o u r ce faire et que l’observation est m édiatisée par une
instrum entation qui ne restitue pas directem ent une figuration
m im étiq u e110. A jouter la m esure à l’im age p o u r m ieux décrire
grâce à u n e grille de coordonnées est après to u t u n e pratique
ancienne dont la source se trouve dans la Géographie de Ptolém ée.
Le p ro céd é a m êm e reçu des applications en anatom ie dès le
x v ie siècle avec l’atlas de Bartolom eo Eustachi, dans lequel chaque
figure représentant u n organe est b ordée d ’échelles graduées qui
p erm etten t de localiser telle ou telle partie du corps par le biais de
ce que l’auteur appelle une «altitude» et une «latitude», autorisant
ainsi u n système très précis de renvois aux descriptions détaillées
des organes et de leurs fonctions dans le tex te accom pagnant
les planches111. La valeur attachée à l’im age scientifique ju s q u ’à
aujourd’hui est ainsi à chercher plutôt dans ses vertus objectivantes

524
F AC E A U M O N D E

que dans son aptitude à décrire o b jectiv em en t: elle déclenche


une expérience visuelle analogue à celle que susciterait l’obser­
vation directe de ce q u ’elle représente, m o y en d ’acquérir une
familiarité avec u n objet ou un phénom ène dont l’existence et les
propriétés paraissent garanties par ce que l’image donne à voir.
L ’im possibilité d ’accom plir p leinem ent le program m e natura­
liste d ’une réductio n de l’intériorité singulière des hum ains à des
déterminations physiques universelles prend une forme exemplaire
dans les techniques d’imagerie cérébrale n o n invasives développées
au cours des dernières décennies du x x e siècle. Ces techniques
p erm etten t en effet de visualiser l’infrastructure physique d ’o p é­
rations cognitives com plexes grâce à des outils d ’enregistrem ent
autom atique d ’où to u te subjectivité hum aine n ’a p o u rtan t pas
disparu. L ’intério rité observée et im agée y devient certes une
fonction de la physicalité, mais sans réussir p o u r autant à élim iner
l’intériorité observante et im ageante. Cela est très net dans la plus
spectaculaire de ces techniques, la tom ographie par émission de
positons (TEP) appliquée à l’étude du cerveau. La TE P fournit des
images tom ographiques de l’activité m étabolique des m olécules
dans les organism es vivants au m o y en d ’émissions captées par
un détecteur de positons issus de la désintégration d ’un produit
faiblem ent radioactif injecté dans le sujet observé. Le traceur en
général utilisé p o u r la T E P du cerveau est l’oxygène 15, do n t
l’accu m u latio n est causée par l’au g m en tatio n locale du déb it
sanguin qui se p ro d u it lo rsq u ’u n e région du cerveau v oit son
activité augm enter. La te ch n iq u e est donc précieuse p o u r les
neurosciences cognitives puisque les rayonnem ents émis par cet
isotope in diquen t l ’em placem ent précis d ’une activité m étab o ­
lique du cerveau, d o n c u n e activ atio n d ’u n e o u de plusieurs
parties de cet organe lors d ’u n e tâche assignée au sujet soumis à
l’expérience. D eu x constats se dégagent d ’em blée de cette carac­
térisation succincte : d ’une part, ce que la scintigraphie décèle
est un apport d ’énergie dans une région du cerveau et n o n une
activité cognitive; d ’autre part, le résultat de ce repérage n ’est
pas une image, c ’est un ensem ble de données num ériques q u ’un
système inform atique traite ensuite au m oyen d ’u n algorithm e de
reconstruction afin d ’o b ten ir des images. La T E P ne livre donc

525
LES F O R M E S D U VI SI BLE

pas une figuration directe de la pensée, mais les coordonnées,


tranche par tranche, des zones dri cerveau concernées par une
opération ou u n état m ental.
A vant de considérer les biais subjectifs que cette tech n iq u e
in d u it, reg ard o n s d ’ab o rd ceu x q u i résu lten t de la situ atio n
expérim entale. Le p rem ier déco u le de la nécessité de d é te r­
m in er u n sujet d it “n o rm al” afin de co n stitu er la référence de
contrôle de l’expérience, sans doute la difficulté la plus ancienne
de l ’im agerie scientifique, o n vien t de le voir, p u isq u ’elle exige
la spécification de ce q u ’est u n objet typique par rap p o rt auquel
exam iner des variations. D ans sa rem arquable ethnographie des
praticiens de la n eu ro -im ag erie, Jo sep h D u m it a b ien mis en
évidence les critères qui co n d itio n n en t aux E tats-U nis le choix
d ’u n sujet n o rm al112. Il s’agit à p eu près toujours d ’u n h o m m e
blanc, droitier, parlant l’anglais de façon fluide, indem ne de toute
pathologie neurologique, m entale et physiologique, ayant passé
avec succès u n e b atterie de tests cliniques et psychologiques
destinés à évaluer des tendances com m e “l’idéation in c o n g ru e”
ou le “ co m p o rtem en t in h ab itu el” . P ar conversion réflexive, on
p eu t supposer q u ’u n e gauchère haïtienne récem m en t im m igrée
à B ro o k ly n , im ag in ativ e, dy slex iq u e et c o u v e rte de grigris
—u n e poétesse p e u t-ê tre —représenterait le com ble de l ’an o r-
m alité. U n e fois le sujet choisi p o u r sa parfaite co n fo rm ité à un
idéal-type im plicite, encore faut-il définir sans éq u iv o q u e les
tâches à exécuter, qui v o n t de comparaisons entre des opérations
cognitives ou des ém otions élém entaires ju s q u ’à des co m p a­
raisons entre sujets —sam d ’esprit et schizophrène, par exem ple.
O r ces tâches d o iv en t être discrètes afin que l ’im age o b ten u e
indique clairem ent la localisation dans le cerveau de telle ou telle
activité: le sujet qui lit u n m o t ne doit pas en o u tre ressentir
de la tristesse ou de l ’in q u iétu d e, cet im p ératif de segm entation
des m odalités fonctionnelles de l ’in tério rité au sein du flux des
états m en tau x n ’étant pas la m oindre des difficultés posées par le
dispositif expérim ental. C ’est p o u rq u o i la plupart des chercheurs
en neurosciences qui utilisent la T E P sont aussi m odularistes,
c’est-à-d ire convaincus que chaque type d ’activité cognitive
correspond à u n m o d u le spécialisé dans la seule ex éc u tio n de

526
F AC E A U M O N D E

l’activité en question, de sorte que la m odularité com m e théorie


du fonctionnem ent de l’esprit est désormais étroitem ent corrélée
à u n d isp o sitif ex p érim en tal qui to u t à la fois la p résuppose
—chaque o p ératio n m entale est isolable —et p réte n d la vérifier
en lui d o n n an t de la visibilité.
O u tre la part d ’arbitraire que c o m p o rten t la défin itio n et le
choix d ’u n sujet no rm al et de la tâche plus ou m oins “ discré-
tisée” q u ’il d o it accom plir, la transform ation en images synthé­
tiques au m o y e n d ’u n a lg o rith m e des d o n n ées n u m é riq u e s
détectées p ar scin tig rap h ie ré p o n d aussi à des o p tio n s assez
largem ent subjectives. Le résultat de la d étectio n est en effet u n
espace tridim en sio n n el constitué de petits blocs adjacents, les
voxels, d o n t chacun est affecté d ’u n e valeur n u m ériq u e rep ré­
sentant la quantité d ’activité reco n stru ite sur u n e section d ’une
tranche du cerveau du ran t le scan. U n e fois cette num érisation
du cerveau ajustée à u n m odèle —par exem ple, u n autre cerveau
num érisé faisant fo nction d ’étalon —afin de fixer aux voxels une
localisation anatom ique, ceu x -ci p eu v en t être rendus visibles,
c ’est-à-dire transform és en pixels. La m é th o d e la plus sim ple
consiste à assigner à chaque valeur n u m ériq u e une tonalité de
gris ; ou bien, lorsque les variations sont faibles, des couleurs
que l ’œil p e u t m ieu x discrim iner. Les couleurs sont choisies
de faço n arb itraire — o n les appelle d ’ailleurs des “p s e u d o ­
couleurs” —afin d ’accentuer de très petites variations num ériques
qui sont transform ées par ce biais en contrastes visuels fortem ent
m arq u és. Le résu ltat est u n e im age a n a to m iq u e au sein de
laquelle des régions du cerveau en apparence h o m ogènes sont
nettem ent segmentées en fonction du type d ’activation m esurée,
u n artifice iconique do n t les utilisateurs de la technique sont tout
à fait conscients; ainsi que le concède volontiers M ich el T e r-
Pogossian, l ’un des inventeurs de la tom ographie par émission de
positons, « [les couleurs] signifient ce que vous voulez leu r faire
signifier», et il ajoute : « [...] les gens o n t tendance, évidem m ent,
à utiliser les échelles [de couleur] qui fo n t ressortir ce q u ’ils
veulent faire ressortir»113. C ’est ce que m ontre de m anière saisis­
sante la ju x ta p o sitio n o p érée p ar u n spécialiste de m éd ecin e
nucléaire, B rian M u rp h y , de quarante images colorées d ’une

527
LES F O R M E S D U VI SI BLE

tranche de cerveau, en apparence toutes distinctes b ien q u ’elles


rep résen ten t ex actem en t la m êm e chose, à savoir les m êm es
valeurs num ériques issues de la scintigraphie d ’u n m êm e sujet,
chacune étant ren d u e visible au m oyen d ’une échelle différente
de pseu d o -co u leu rs (illustration 139). R éalisée p o u r in citer à la
prudence dans l’in terprétation des résultats, cette dém onstration
apporte la p reu v e p erceptive de ce que, co m m e le déclare son
auteur, «il est possible de faire ressortir à p eu près n ’im p o rte
quelle caractéristique avec le bidouillage ap p ro p rié114».
Alors pourquoi utiliser des images puisque les valeurs numériques
suffisent à établir ce que le ch erch eu r en ten d m o n tre r? C ar ce
so n t b ie n ces valeurs q u i fo n d e n t les conclusions et n o n les
photographies en couleurs, celles-ci étant em ployées dans les
articles de neurosciences p o u r illustrer l’argum ent, raison p o u r
laquelle o n choisira en général les plus spectaculaires115. Les
images n ’o n t plus v raim en t ici u n e fo n ctio n descriptive ou de
norm alisation; elles sont fabriquées et publiées p o u r leu r seule
qualité ostensive, afin de ren fo rcer l ’effet de persuasion d ’argu­
m ents scientifiques présentés de façon discursive et fondés sur
des données statistiques, les seules qui fo n t foi en ce dom aine.
M algré cela, m algré les déclarations p rudentes des utilisateurs
en neurosciences de la T E P , m algré leu r aveu que les images
sont su rto u t m o n trées p o u r illustrer des valeurs num ériques et
ne constituent pas des preuves en elles-m êm es, m algré la reco n ­
naissance que ce qui est m esuré par la T E P est l’in d ication d ’un
processus m étab o liq u e dans le cerveau et n o n d irectem en t une
activité cognitive, m algré l’acceptation que, du fait de la variété
des types de scanner et de l’absence de norm ahsation dans l’usage
des pseu d o -co u leu rs, les im ages sont très so u v en t im possibles à
com parer d ’u n e étude à l ’autre, m algré toutes les précautions,
donc, que les chercheurs p re n n e n t p o u r spécifier les lim ites des
résultats q u ’ils ap p o rten t, il y a co m m e u n e espérance messia­
n ique dans l ’usage de la n eu ro -im ag erie qui co n d u it à croire
que la visualisation des tâches cognitives finira par d o n n er u n e
clé physique du fo n c tio n n e m e n t de l’in tério rité, accom plissant
ainsi la destinée logique du naturalism e de réd u ire l’u n e de ses
prémisses à l’autre.

528
139. Images TEP identiques illustrant des choix différents de "pseudo-couleurs" pour les mêmes variables
numériques, 1996
LES F O R M E S D U VI SI BLE

U n long cycle semble ainsi se clore dans une apothéose m atéria­


liste d o n t le dernier tiers du x ix e siècle annonçait déjà les linéa­
m ents: le m odèle sous-jacent de la perfection, l’idéal du beau
s’éclipsaient alors de la scène artistique, sans doute po u r longtemps,
p eu t-ê tre p o u r toujours. A vec le développem ent de la p h o to ­
graphie, avec les prem iers succès des im pressionnistes, l’im age
cessait d ’être u n principe incorporé, u n e représentation d ’autre
chose q u ’elle -m ê m e , p o u r n ’être plus q u ’u n e p résen ce, u n
apparaître, une trace sensible. L’intériorité com m ençait à s’absenter
du corps des hum ains, et cela en grande partie grâce aux progrès
des techniques de capture et de rep ro d u ctio n des dim ensions
auparavant invisibles de la m atérialité corporelle : M uybridge et
M arey décom posaient le m o u v em en t sur leurs plaques photogra­
phiques, R ô n tg e n dévoilait des squelettes vivants, le m icroscope
électronique nous faisait accéder à l’infinim ent petit, et la n eu ro ­
imagerie m ontrait aux incrédules, et en couleurs, que la conscience
et la pensée ne sont que des effets de processus physico-chimiques.
Après six siècles d ’expérim en tatio n avec les images, le natura­
lism e sem blait être p arv en u , en m atérialisant l ’esprit, à trans­
form er l’ineffable en figurable, co m m e u n e em p rein te et n o n
plus com m e u n succédané.
E t voilà que l’intériorité, enfin ram enée ostensiblem ent à un
p h én o m èn e physique, se p ren d à resurgir là o ù on ne l’attendait
pas, dans la m ultiplicité des options subjectives ouvertes à ceux-là
m êm es qui croyaient valider dans leurs images le constat de sa
disparition. C ar, en s’attachant à figurer la pensée en acte, les
neurophysiologistes sont aussi dépendants de cette psychologie
du sens co m m u n qui est co m m e le b ru it de fond de la chose
m entale: ils im aginent (des expériences), infèrent (avec plus ou
m oins de justesse), veulent convaincre (avec des images), aspirent
à la reconnaissance (de leurs pairs et du grand public), connaissent
l’angoisse (de l’échec et de l’insignifiance), éprouvent l’ivresse (du
succès et de la notoriété), etc. ; bref, leur activité de chercheur se
n ourrit au jo u r le jo u r de réseaux de représentations du m onde
et d ’eux-m êm es d o n t ils sont n o n seulem ent incapables de s’abs­
traire, mais qui constituent m êm e le m o teu r de leur inventivité.
E m porté par la perspective exaltante de dévoiler dans des images

530
F AC E AU M O N D E

enfin objectives les ressorts les plus secrets de l’esprit hum ain, le
m ilitant du naturalism e accom pli n ’avait pas assez pris garde que
l’intériorité est plus q u ’u n m écanism e com putationnel analogue
à une m achine de T u rin g , que le m atérialism e exige toujours
u n p o in t de vue sur ce q u ’il ren d manifeste, et que celui-ci ne
p eu t-être la simple vigie de l’h o m m e intérieur —«Je n e suis pas
seulem ent logé dans m o n corps, ainsi q u ’u n pilote en son navire»,
selon la célèbre form ule de Descartes ; de fait, m o n corps, c ’est
m oi, un m oi indissolublem ent com posé de physique et de m oral
com m e l’avait bien vu ce subtil théoricien du naturalism e dans
sa sixième Méditation, de sorte q u ’en faisant de la vie intérieure
l’effet ém ergent d ’u n système électro-chim io-m écanique, c ’est
en réalité le corps com m e com posante du m oi qui s’évanouit116.
Car, avec l’annihilation d ’u n ego réputé illusoire, le corps ne serait
m êm e plus à m oi puisque nul m oi n ’aurait persisté en lui p o u r en
éprouver la possession, nulle conscience subjective ne dem eurerait
aux aguets p o u r objectiver u n m o n d e m atériel devenu aussi vain
que silencieux117. Ecartelé, sur le front de la figuration com m e
sur ceux des autres m odes d ’existence, entre l’irréductibilité têtue
d ’u n m oi bavard et l’aspiration à to u t soum ettre aux lois de la
nature, le naturalism e ne cesse de creuser sa contradiction.
12.

''V objectivation du subjectif

D es choix formels typiques de la représentation naturaliste sur


une surface plane, to u t sem ble avoir été dit par défaut: ils sont
ceux q u ’aucun autre régim e figuratif n ’a opérés. D e m êm e que
la physique galiléenne réduit le m onde sensible à un ensemble de
points discrets définissables par des coordonnées spatio-temporelles,
de m êm e la variante épurée de la transform ation projective propre
à la peinture post-albertienne parvient-elle à élim iner les carac­
téristiques phénom énales attachées aux objets q u ’elle représente
- la dim ension, la form e, la distance, le parallélisme, la p erp en ­
dicularité —p o u r les reconstituer par une transposition calculée
dans u n maillage sim ulant l’expérience de la vision. Tandis que la
physique m athém atique prenait congé des qualités secondes dans
lesquelles l’analogisme avait trouvé une source et u n stim ulant
p o u r ses exercices d ’ontologie appliquée, la perspective linéaire
réussissait ce to u r de force de s’em parer des qualités prem ières
- les propriétés géom étriques des choses —po u r les transformer en
u n assemblage de qualités secondes m athém atiquem ent construit
par u n sujet. Q u ’u n e co n v ersio n form elle aussi radicale laisse
néanm oins la possibilité d ’interpréter les images q u ’elle engendre
tien t en partie à la d o m estication du regard qui ren d presque
“naturelle” la perspective artificielle aux yeux de ceux qui o n t
été élevés dans des collectifs où elle a été adoptée. Cela tient aussi
au fait que ces images infidèles aux invariants primitifs des objets

533
LES F O R M E S D U VI SI BLE

q u ’elles figurent sont, par contre, fidèles à ces invariants dérivés


que sont les gradients au m oyen desquels nous percevons de façon
continue dans nos déplacem ents la p ro fo n d eu r d ’u n cham p et
la dim ension relative des objets dans ce cham p1. La perspective
linéaire transpose ainsi dans une image fixe ce m ouvem ent constant
de réajustem ent des objets dans n o tre cham p visuel, elle perm et
la saisie et la pérennisation d ’u n e m inuscule tranche de tem ps
appréhendée par u n sujet percevant: tel aspect fugace de la m er
et du ciel à tel m o m en t du jo u r en tel en d ro it en telle saison,
telle expression d ’u n personnage à telle époque de sa vie en telle
circonstance, tel év én e m en t congelé à jam ais dans des gestes
et des attitudes. C haque image devient un instantané, mais un
instantané p o u r u n e p erso n n e, u n e ex ten sio n partageable du
regard q u ’elle p o rte sur le m o n d e en u n lieu et à u n m o m en t
précis. A l’instar de la physique naturaliste naissante qui parvient
à décom poser chaque état d ’u n e situation m atérielle en calculant
à u n instant t la masse, la vitesse, l’accélération et la trajectoire
des corps qui y sont visiblem ent présents, la perspective linéaire
parvient à décom poser chaque état d’une situation subjective pour
reconstituer de façon vraisem blable l’apparence sous laquelle les
choses se présentent à u n instant t aux yeux du spectateur qui les
contem ple. Là réside la différence m ajeure entre la construction
projective à une distance m odérée et les autres transform ations :
toutes les images figuratives dépeignent bien des aspects du m onde
tel q u ’il est vu par un sujet - q u ’il soit hum ain, animal, esprit
ou divinité —sans p o u r autant que le p o in t de vue de ce sujet y
soit présent ; seules les images naturalistes p ro lo n g en t la sphère
du m oi dans l’espace où son regard est objectivé.
C e n ’est pas le m o in d re des paradoxes q u e ce m o u v e m e n t
projectif caractéristique de l’am bition “réaliste” de la représentation
naturaliste ait co n n u son parachèvem ent avec l’avènem ent de la
peinture n o n figurative. Les artistes do n t on dit q u ’ils o n t inventé
l’abstraction se sont en effet attachés à créer un espace pictural
radicalem ent différent de celui de leurs prédécesseurs, p uisqu’il
devenait le sujet m êm e de l’œ uvre en se passant de références
à u n e réalité ex tern e, to u t en d em eu ran t fidèles à l ’exigence
fondam entale de la figuration naturaliste d ’être u n e entreprise

534
L 1O B J E C T I V A T I O N D U S U B J E C T I F

descriptive. L’im portant au tournant des années 1910 p our Wassily


Kandinsky, P iet M ondrian, Sonia et R o b e rt D elaunay, Kasimir
M alévitch, ce n ’était plus la description des êtres et des choses
tels que la peinture du Siècle d ’or hollandais l’avait portée à son
plus haut degré d ’accom plissem ent —et telle que la photographie,
concurrente dans cette am bition im itative, avait rendu par après
difficile sa poursuite ; c’était l’expérience m êm e de la description
q u ’il s’agissait de figurer, la dém arche à la fois intellectuelle et
sensible au m oyen de laquelle le m o n d e est appréhendé et rendu.
O n p eu t en effet appeler cela u n e abstraction, dans le sens du
m ou v em en t qui épure p eu à p eu u n co n ten u représenté ju sq u ’à
l’escamoter dans la forme de sa matérialisation, laquelle se fait alors
représentation de l’idée d ’u n objet, o u encore, com m e l’écrivent
Gilles D eleuze et Félix G uattari de l’art abstrait, «non plus une
sensation de m er ou d ’arbre, mais une sensation du concept de
m er et du concept d ’arbre2».
U n peintre illustre b ien l’év o lu tio n dans l ’art con tem p o rain
du program m e descriptif du naturalism e qui aboutit à dépouiller
les objets dépeints de leurs articulations de surface et des faux-
sem blants de la p ersp ectiv e linéaire, de façon à ren d re seule
tangible sur la toile l’o p ératio n m entale que la représentation
d ’u n m orceau du m o n d e engage. C ’est M ondrian, u n h éritier
de la culture visuelle de la H ollande du x v n c siècle d o n t l’abs­
traction rigoureuse résulte des solutions q u ’il apporte au dilem m e
de représenter en deux dim ensions u n m onde en trois dim en­
sions, sans cam oufler ce passage dans u n e géom étrie illusion­
niste. Il v au t m ieu x en la circo n stan ce n e pas tro p acco rd er
crédit au discours théosophique sibyllin dans les term es duquel
il arrive à M ondrian d ’exprim er les effets q u ’il cherche à obtenir
et s’attacher p lu tô t à la façon d o n t il a peu à peu développé dans
ses toiles u n rapport singulier entre les figures et le fond. O n a
co u tu m e de dire que l ’abstraction s’est insinuée dans l’œ uvre
de M ondrian entre 1911 et 1912, plus précisém ent entre deux
versions de sa Nature morte au pot de gingembre (illustration 140).
La prem ière version em p ru n te au cubism e d ’une m ain légère :
sur u n e table en co m b rée d ’ustensiles et de victuailles stylisés
trône u n p o t bleu-vert, au centre exact de la toile et au m ilieu

535
140. Piet Mondrian, Nature morte au pot de gingembre I, 1911 (en haut) ; Piet Mondrian, Nature morte
au pot de gingembre II, 1912 (en bas)
L ' O B J E C T I V A T I O N D U S UBJ ECTI F

du décor assemblé par l’artiste qui se déploie par plans successifs


ju sq u ’au m u r du fond où l’on discerne une fenêtre. Les objets
sont réduits à des surfaces encastrées les unes dans les autres, avec
des contours réguliers n ettem en t délimités par des traits, dans le
genre de Cézanne ou des paysages que Braque a peints à l’Estaque
quelques années auparavant. Si la centralité et la couleur du p o t
d em eu ren t dans la seconde version, ainsi que des indications
de v o lu m e p o u r quelques objets, en revanche la pro fo n d eu r du
cham p a disparu, rem placée par u n entrecroisem ent de lignes
verticales et horizontales d o n t on ne sait plus s’il représente le
fond ram ené au prem ier plan ou les figures de la nature m orte
transform ées en fond. E n tre les d eu x versions, M o n d rian s’est
convaincu d ’accepter que le tableau est une surface plane et il a
décidé d ’en tirer parti.
D ans u n article aussi b re f q u ’influent, C lem en t G reen b erg a
défini le m odernism e en p ein tu re, et le caractère particu lier de
sa dém arche critique, co m m e u n effet d ’une tendance qui n ’a
cessé de s’accen tu er depuis M an et de faire face avec franchise
à la contrainte de planéité du tableau3. C ertes, les peintres des
époques antérieures n ’ig noraient pas cette dim ension de leur art
q u ’ils o n t ren d u visible co m m e l’inévitable substrat sur lequel
s’ap p u y ait l ’illu sio n de re stitu e r u n espace en trois d im e n ­
sions dans lequel le sp ectateu r p o u v ait s’im aginer entrer. Les
m odernistes o n t renversé cette p rio rité en incitant le spectateur
à p re n d re conscience de la p lan éité de leurs p ein tu res avant
q u ’il ne regarde ce q u ’elles co n tien n en t. C ar b eaucoup d ’entre
eux n ’o n t pas ab an d o n n é le p rincipe de représenter des objets
présents dans le m o n d e de façon que l’on puisse les identifier; ce
à quoi ils o n t renoncé, et ferm em ent, c’est au principe de repré­
senter «le genre d ’espace que des objets reconnaissables peu v en t
h abiter4». A vec la v éh ém en ce du praticien, D u b u ffet avait dit
cela vingt ans auparavant lo rsq u ’il déclarait v o u lo ir «faire parler
à la surface son p ro p re langage de surface», suivant de p eu le
m anifeste d ’un groupe d ’artistes nord-am éricains, d o n t R o th k o
et N ew m an , qui écrivaient en 1945 dans le N e w York Times :
« N ous som m es p o u r les form es plates parce q u ’elles détruisent
l’illusion et révèlent la v érité5. » Les pionniers de l’abstraction
LES F O R M E S D U VI SI BLE

fu ren t les prem iers à tirer les conséquences de ce désir de cesser


de trich er avec l’espace pictural, en in v e n tan t des techniques
abolissant le contraste en tre figures et fond, m o y en d ’échapper
au face-à-face naturaliste en tre le sujet et le m o n d e. Parm i eux,
M ondrian l’a fait de la façon la plus radicale, n o n pas en éliminant
to u t à fait la troisièm e dim ension —la p rem ière m arq u e sur un
tableau en tam e sa p lanéité - , mais en substituant des indices
pu rem en t optiques, des droites visibles qui s’entrecroisent, à une
scénographie en tro m p e -l’œ il agencée par des droites invisibles
convergeant vers u n p o in t de fuite.
E t p o u rtan t, c ’est par la p ein tu re de paysage, la form e la plus
classique d ’im ita tio n de la n atu re , q u e M o n d ria n d é co u v re
les so lutions q u i lui p e rm e tte n t d ’éch a p p er au x rep résen ta­
tions naturalistes de l’espace to u t en p o u rsu iv an t le pro g ram m e
descriptif du naturalism e. D ans les années 1910-1915, com m e
C ézanne avant lui, M o n d rian va p eu à peu , œ uvre après œ uvre
et avec u n e m éticulosité obsessive, sim plifier et géom étriser la
masse et le co n to u r de certains objets d o n t sont faits ses paysages
familiers : d ’abord des arbres et des façades, puis des vues du
littoral de la m er du N o rd , des étendues sablonneuses et des
polders, les grands ciels sédim entés par les nuées, l’horizontalité
m arine et la perpendicularité des jetées qui la dynam isent. Trois
paysages de bo rd de m er s’échelonnant de 1906 à 1915 illustrent,
m ie u x q u ’u n lo n g c o m m en ta ire, ce m o u v e m e n t graduel de
stylisation des plans, des rythm es et des lignes de force d ’u n
site em brassé par la vue (illustrations 141 à 143). D éco u p é en
deux surfaces équivalentes et contrastées p ar le u r to n alité, le
prem ier paysage in d iq u e encore la p ro fo n d e u r par l’échelle en
p o n ctu an t l’h o rizo n d ’u n train et d ’u n m o u lin m inuscules ; le
second d ép ein t la ligne de côte en oblique, avec les dunes de
D o m b u rg à gauche et la m er à d roite, celle-ci figurée com m e
u n e masse lég èrem en t co n v ex e du fait du m o u v e m e n t de la
m arée, ce que ren d m anifeste le troisièm e paysage m arin, réd u it
à de petits traits, mais inscrit dans u n ovale que v ie n t stru ctu rer
au p rem ier plan la verticalité d ’u n e je té e , m an ière de gonfler
l’espace to u t en conservant sa planéité, un pro céd é d o n t l’artiste
fera u n large usage.
143. P ie tM o n d rian Jeféee f océan 5,1915

La passion de l’exactitude descriptive qui co n d u it M o n d n a n à


rem on ter vers des formes de plus en plus dépouillées et à déclarer
un espace où la profondeur est supplantée par la courbure rappelle
curieusem ent ce q u ’était l’o p tim u m de la figuration hollandaise
trois siècles auparavant tel q u ’E u g èn e F ro m e n tin le défin it à
propos des paysages panoram iques de R u isd ael; évo q u an t «le
cham p circulaire de la vision» du p ein tre, il ajoute que «son
œil a la p ropriété des cham bres noires » : la m atière visuelle est
absorbée et reproduite, le réel rendu présent, com m e si aucune
m édiation h u m ain e n ’était in terv en u e6. Aussi, et sans faire de
l’origine néerlandaise de M o n d rian u n trait cu ltu rel transhis­
torique, on ne p eu t m an q u er d ’être frappé par la coïncidence
en tre les visées p icturales du p e in tre et celles d o n t S vetlana
Alpers a m o n tré q u ’elles caractérisaient l’am b itio n descriptive
de la pein tu re hollandaise du Siècle d ’or, par contraste avec la
tradition narrative de la peinture d ’histoire7. O n repère bien chez
lui — mais aussi, il est vrai, chez K andinsky ou les D elaunay —
l’aspiration à d épeindre des objets qui réfléchissent la lu m ière
p lu tô t q u ’à les m o n tre r sculptés par la lu m ière et l ’o m b re, à

540
L ’O B J E C T I V A T I O N D U S U B J E C T I F

quoi s’ajoute la priorité accordée à la surface, à la couleur, à la


frontalité des objets p lu tô t q u ’à leu r distribution dans u n espace
intelligible, ou encore l’o b je ctif de p ro lo n g er l ’im age au-delà
du cadre en induisant u n espace virtuel propice à recevoir u n
spectateur flottant, libéré de la position im périale que le peintre
albertien lui im pose.
M ondrian poursuit aussi le projet descriptif du paysage hollandais
sous un aspe'ct plus particulier. O n se souvient des affinités formelles
qui ém ergent dans les Pays-Bas du x v n e siècle entre les techniques
des peintres de paysage et celles des cartographes, les uns com m e
les autres des “ descripteurs de m o n d e” attachés à peupler les sites
qu ’ils représentent d’inform ations et de signes très divers, difficiles
à totaliser en to u t cas à partir d’une perspective paysagère unique
com m e le serait celle du spectateur embrassant un m orceau de pays
à travers une fenêtre. Certaines cartes chorographiques ressemblent
à des paysages, notam m ent avec le m aintien d ’une ligne d ’horizon
très haut placée et la figuration des détails topographiques en plongée
oblique, tandis que des paysages sont organisés com m e des cartes,
fourm illant d ’indications qui p erm e tte n t d ’identifier des lieux.
C ’est dans quelques dessins exécutés d’après nature par H endrick
Goltzius au tout début du x v n e siècle que cette continuité est la plus
manifeste. Le Paysage de dunes près de Haarlem est exemplaire de sa
m éthode : la ligne d’horizon borde le tiers supérieur du dessin et les
beffrois et clochers vus en surplom b fournissent autant de repères
topographiques localisant les villes et villages (illustration 144). N o n
seulem ent le dessin de Goltzius est construit à la manière d ’une
vue chorographique, mais il annonce aussi en cela la tradition de
paysage panoram ique qui va se développer dans la peinture hollan­
daise; car, ainsi que le note Alpers, «la surface et l’étendue sont
accentuées aux dépens du volum e et de la masse8». E n outre, et à
l’instar d’une représentation cartographique, Paysage de dunes près de
Haarlem n ’est pas construit com m e une scène de théâtre, centrée et
cadrée par et po u r le regard du spectateur; l’amplitude de la terre a
été transformée en une surface à deux dimensions qui déborde les
limites du dessin, lequel rapatrie en lui l’espace plus large au sein
duquel il s’inscrit et indique en m êm e temps son prolongem ent
virtuel, indifférent selon to u te apparence à qui le contem ple.

541
144. Hendrick Goltzius, Paysage de dunes près de Haarlem, 1603

C om m ent ne pas faire un parallèle entre le dessin de Goltzius et le


Paysage de polder avec un train à l’horizon (illustration 141)1 C om m ent
ne pas im aginer que c’est cette tradition descriptive que M ondrian
avait à l’esprit et do n t il a pris le relais lorsqu’il a com m encé son
m ouvem ent d’abstraction stylisée ? Loin de rom pre avec la tradition
naturaliste, M ondrian la p orte à la quintessence de son principe
dans ses œuvres de l’époque en s’efforçant de figurer, n o n plus
seulem ent le paysage sans p oint de fuite ni circonscription d ’un
Goltzius, mais l’expérience m êm e du regard qui constitue un tel
aperçu. U ne fois congédié l’artifice de substituer à l’épreuve sensible
une construction perspective, il va matérialiser tout autrem ent cette
épreuve, et de façon très concrète, en dressant une ligne perpendi­
culaire à l’image —la jetée s’avançant dans la m er —p o u r redonner
au paysage m arin u n e p ro fo n d eu r réconciliée avec sa planéité,
c’est-à-dire sans solution de continuité entre la figure et le fond
(illustration 143). Dans les divers paysages figurant des jetées que
M ondrian réalise entre 1914 et 1915, l’image est enclose dans un
ovale qui exprim e une expérience perspective déjà évidente dans
la série des “ dunes” de 1909-1910 : le bom bage de l’horizon marin
et la sensation q u ’il traduit du gonflem ent de la m er9. L’océan

542
L ’O B J E C T I V A T I O N D U S U B J E C T I F

n ’est pas q u ’une surface étale déposée entre l’horizon et la grève,


à l’occasion agitée par la houle et les rouleaux; si l’on veut rester
fidèle à l’am bition de décrire l’expérience visuelle de sa saisie, il
faut le m ontrer soulevé par la m arée allant à la rencontre de l’obser­
vateur, donc rendre l’espace convexe, et com m e tranché par la jetée
à l’orée de laquelle le peintre se tient. C ourbure et directionnalité
perm ettent de ne pas trahir la profondeur du champ, c’est-à-dire
la réalité de la sensation que l’on dépeint, to u t en respectant la
bidim ensionnalité de la surface sur laquelle le m ouvem ent de la
m er se déploie.
A rrivé au term e de son ascèse m im étiq u e, après la G rande
G uerre, M ondrian abandonne tout réfèrent im m édiat à un m onde
extérieur. Il continue certes à figurer, n o n plus des objets et leur
entour, mais le «fondem ent des choses» —c ’est son expression —
à travers l’expression dans des schèmes visuels des principes de
son rapport sensible au réel10. L’im age devient l’effet exclusif de
lignes droites qui s’entrecroisent, des signes simples et universels
renvoyant aux traces dynamiques d’une réalité invisible, des indices
donc, p lu tô t que des icônes ten an t lieu d ’aspects reconnaissables
du m o n d e. M ais ce b ascu lem en t de M o n d ria n dans la q uête
d ’une vérité qui s’abstrait du leurre de l’im itation n ’em pêche pas
p o u r autant la poursuite du com bat contre la fausse profondeur.
T o u jo u rs, les carrés et les rectangles désorm ais om niprésents
m enacent de se détacher du fond et d ’attenter à la planéité, de
saillir com m e des figures par une infim e variation de tonalité, par
un relief purem ent optique. C om m e le note Pierre Schneider, c’est
le besoin de m ater cette rébellion du fond, sans cesse sur le p o in t
d ’éclater, qui conduit M o n d rian vers ses solutions les plus origi­
nales : dans N e w York (1941-1942), par exem ple, où il fait passer
des lignes rouges sur des lignes noires com m e p o u r em pêcher ces
dernières de se décoller de la surface, ou dans Composition en jaune
avec double ligne (1932), où le redoublem ent de la ligne horizontale
croisant une ligne verticale paraît com m e un renfort p our réduire
le soulèvem ent du fo n d 1’. Dans le m êm e esprit que les paysages
panoram iques de Goltzius et de ses successeurs, enfin, M ondrian
tâche d ’abolir la frontière entre le tableau et l ’espace extérieur;
ainsi, dans Composition avec deux lignes (1931), les deux droites

543
LES F O R M E S D U VI SI BLE

qui se croisent en bas à gauche dans la toile disposée en losange


incitent le spectateur à prolonger hors de la toile les quatre carrés
q u ’elles am orcent. Alors, naturaliste, M ondrian? Sans doute, car,
p o u r avoir exilé les ciels, les grèves et les vagues, il n ’a pas p o u r
autant renoncé à rendre visible le sentim ent de la nature à travers
la mise en image des lois physiques de sa perception.
C e à quoi M ondrian parvient par des lignes, Kandinsky l’obtient
par des couleurs. A partir des années 1910, le peintre russe installé
en Bavière et ses camarades du Blaue Reiter p ren n en t eux aussi
congé du m onde extérieur dans sa version visualiste afin de figurer
plutôt l’expérience sensible que sa représentation picturale engage.
O r, à l’instar de M ondrian, Kandinsky en vient à cette m odalité
de l’abstraction par une épuration progressive de la peinture de
paysage dans laquelle la co n stru ctio n des différents plans et la
disposition des objets distribués dans la p ro fo n d eu r de cham p
qu’ils découpent ne sont pas remplacées, com m e chez le prem ier,
par des divisions orthogonales, mais par une insurrection colorée
to u t aussi efficace p o u r brouiller la distinction entre figures et
fond. Dans deux toiles de 1909, La Montagne bleue et Tableau avec
archer, l’une et l’autre figurant des cavaliers noyés dans u n paysage
dont ils ne se distinguent guère, Kandinsky renverse la tradition­
nelle division des tâches entre la couleur et le dessin —la prem ière
ayant p o u r mission d ’anim er l’espace découpé par le second —en
définissant par le seul chrom atism e l’espace de la représentation:
le m ouvem ent, la délim itation des surfaces, l’existence m êm e des
figures ne sont plus déterminés par le trait et le contour, mais par
de violents contrastes de couleur, en sorte que l’objet m êm e de
l’œ uvre qualifié par son titre pourrait être indifférem m ent le fo n d
(dans La Montagne bleue) ou la figure (dans Tableau avec archer)
puisqu’aucun des deux ne saurait exercer une préém inence sur
l’au tre12. L’acceptation de la planéité du support passe ici p ar la
fusion dans une expérience visuelle rythm ée par la lum ière to u t à
la fois du m ouvem ent des cavaliers, de l’environnem ent où ils se
situent et de l’espace qui les contient tous. C om m e chez M ondrian,
mais grâce au chrom atism e cette fois, c’est l’épreuve de la form e
qui est le sujet du tableau; n o n pas une représentation descriptive,
mais la description des fondem ents d ’une représentation.
13.

D étecter la ressemblance

Lors de leur longue glissade vers les temps m odernes, les élites
européennes on t puisé avec libéralité dans le répertoire conceptuel
légué par les Grecs et les R o m ain s des outils au m oyen desquels
qualifier — tantô t de façon réflexive, tantôt de façon program ­
m atique —les m utations q u ’elles traversaient. P o u r banal q u ’il
soit, le constat m érite d ’être rappelé tant il est p ertin en t p o u r
le dom aine de la figuration. S u rto u t en Italie, le naturalism e
naissant n ’a eu de cesse de légitim er sa nouvelle m anière de faire
des images en se cherchant des justifications dans l’A ntiquité, en
particulier dans les rem arques que Platon et A ristote consacrent
à la mimêsis, à u n e époque où l ’on est déjà passé en G rèce «de la
présentification de l’invisible à l’im itation de l’apparence1». Sans
doute re n o u e -t-o n à la R enaissance le fil d ’u n art de dépeindre
avec fidélité les êtres et les lieux d o n t les m ondes grec et rom ain
avaient proposé l’ébauche ; mais c’est m oins dans le co n ten u et
les form es des œ uvres que la con tin u ité paraît notable — quoi
q u ’en disent parfois les artistes eux-m êm es —que dans l’am bition
im itative retrouvée par-delà les siècles com m e une fin désirable,
et su rto u t com m e u n m o y en de p ro cu rer des effets de réalité
induisant la possible confusion de la représentation avec la chose
représentée. Q uelle façon plus im m édiate, en effet, de conférer
une puissance d ’agir aux images que de les faire ressemblantes,
si ressemblantes q u ’elles en v ien n en t à trom p er l’œil en d onnant

545
LES F O R M E S D U VI SI BLE

l ’illusion d ’être la réalité m êm e et n o n son su b stitu t? A près


tout, le m ythe fondateur de la figuration naturaliste n ’est-il pas
le célèbre concours d ’im itation qui, deux m ille ans avant Vars
nova, voit s’opposer Zeuxis et Parrhasius : tandis que la grappe
de raisin d ép ein te par Z euxis attire des oiseaux qui v ie n n en t
la becqueter, le voile couvrant la p ein tu re de Parrhasius dupe
Zeuxis, qui, vo u lan t l’écarter, s’aperçoit q u ’il est p ein t2. L’u n
avait leurré des oiseaux gourm ands, l’autre avait abusé le regard
expert d ’un peintre.
E n reprenant à leur com pte les valeurs attachées par les Anciens
à la mimêsis, les théoriciens des images qui com m encent à donner
forme au naturalisme héritent aussi des ambiguïtés et des paradoxes
de cet h o rizo n esthétique. D u m ilieu du x v e siècle ju sq u ’à la fin
du x v m e, d ’A lberti à Auguste Schlegel, le débat n ’a jamais cessé
sur ce qui distingue une im itation authentique d ’une copie servile,
com m e sur la nature m êm e de l’objet qui p eu t ou doit être im ité :
la nature ou l’idée, le visible ou l’invisible? R appelons q u ’en grec
mimêsis renvoie d ’abord à l’expression de qualités intérieures par
les arts de la scène et la m usique, et ne p orte donc pas d ’em blée
le sens d ’u n duplicata exact d ’u n être ou d ’u n lieu. Le term e
ne s’em ploie p o u r la rep ro d u ctio n de qualités extérieures q u ’à
p artir du V e siècle, et c ’est p rin cip alem en t à ce sens appliqué
aux arts visuels que s’adressera la célèbre critique de la mimêsis
par Platon : celle-ci est fausse car elle trom pe les sens, et m êm e
doublem en t fausse puisqu’elle p ro d u it des succédanés de succé­
danés, les objets du m o n d e sensible qui servent au p ein tre de
m odèle n ’étant eux-m êm es que de simples reflets des réalités intel­
ligibles3. M algré cette condam nation en apparence pérem ptoire,
Platon est sensible au charm e de la poésie m im étique, com m e en
tém oigne son adm iration p o u r H o m ère, et m êm e aux enseigne­
m ents que p eu t apporter la pein tu re lorsque l’artiste sait p o rter
son regard vers le «vrai absolu» p o u r établir les lois du beau4.
C ’est que la mimêsis n ’est critiquable que du p o in t de vue de la
connaissance appauvrie q u ’elle fo urnit et lorsque l’on préten d
la m ettre sur le m êm e pied que la m étaphysique, tandis que son
em ploi par les plus grands artistes à des fins p u rem en t esthétiques
procure aux sens une satisfaction légitim e5.

546
D E T E C T E R LA R E S S E M B L A N C E

L ’opposition avec A ristote est donc m oins aiguë q u ’on ne l’a


souvent prétendu. Bien que la Poétique porte sur la mimêsis théâtrale
et littéraire, A ristote y avance que l’im itation p eu t être juste to u t
en étant inadéquate à son m odèle p o u r autant que l’on envisage
l’activité m im étique n o n en fonction de ce q u ’elle prétend copier
—cas de la peinture im itative —mais rapportée à l’effet d ’évidence
ou de plénitude que p ro d u it son résultat sur le spectateur — la
représentation théâtrale. Dès l’origine sont ainsi présentes deux
acceptions de mimêsis qui seront vivem ent discutées à partir de la
Renaissance : tantôt, p o u r Platon, une “im itation” plaisante mais
inférieure du p o in t de vue de la connaissance q u ’elle propose de
l’objet figuré, tantôt, p o u r Aristote, une “représentation” m ettant
en évidence les relations cachées qui existent entre les objets
représentés6. A joutons u n e dernière nuance, qui prendra to u t
son sens dans les controverses esthétiques du naturalism e. Dès
le début de la Poétique, A ristote associe, de façon apparem m ent
paradoxale, mimêsis et poïésis, im itation et faculté de créer, car les
deux sont indissociables à ses yeux : to u te mimêsis authentique est
aussi poïésis dans la m esure où l’im itation ne se co ntente pas de
reproduire u n m odèle préexistant, et to u te poïésis est en m êm e
temps mimêsis puisqu’elle s’appuie nécessairem ent sur le réel7.
La scène est dressée p o u r que rebondisse à partir du x v e siècle
le grand élan im itatif de l’époque gréco-rom aine, en partie bridé
durant le M oyen Age du fait de l’influence néo-platonicienne
qui privilégie à la description fidèle de la nature une recherche
typiquem ent analogiste de concordances entre l’état spirituel de
l’artiste et ce q u ’il découvre dans le m onde visible. Les artisans du
renouveau, en inventant des outils formels qui leur perm ettaient
d’atteindre un degré d’illusion ju sq u ’alors inégalé, découvrent dans
l’esthétique de la mimêsis u n e th éorie des images correspondant
m ieux aux effets q u ’ils cherchaient à produire sur les spectateurs.
P o u rtan t, si la défin itio n de la finalité des arts visuels com m e
im itation s’im pose sans conteste de la R enaissance ju sq u ’à la fin
du x v m e siècle, les prem iers à p ro m o u v o ir cette approche en
Italie sont des artistes qui, sem ble-t-il, n ’o n t pas connaissance de
la Poétique d ’A ristote, qui en fournira plus tard l’appui doctrinal8.
Les débats érudits qui s’engagent chez les hum anistes à partir de

547
LES F O R M E S D U VI SI BLE

la seconde m oitié du x v ie siècle sur la traduction de mimêsis en


langue vulgaire se développent ainsi sur le terreau d ’une am bition
im itative, née dans les ateliers et p ro m u e par les artistes, d o n t la
théorie ne se fera que plus tard avec la redécouverte des textes
de l’A ntiquité. D u reste, cette théorie est to u t sauf unitaire. Le
peintre doit-il im iter la nature aussi exactem ent que ses m oyens
le perm etten t ou doit-il rendre visible l’im age idéale de la beauté
en com binant dans u n e synthèse im ageante les divers m atériaux
q u ’il observe? T outefois, la véritable in n o v atio n de la théorie
hum aniste de l’im itation par rapport à la mimêsis aristotélicienne,
c’est l’idée que n o n seulem ent l’art doit im iter la nature, mais
q u ’il doit aussi im iter —ou, p o u r certains, ém uler —la m anière
d o n t l’art des A nciens l ’im itait. D ans tous les cas s’im pose le
principe que la ressemblance désirable de la figuration à l’objet
figuré n ’est pas le seul fruit d ’u n e tech n iq u e p erfectionnée de
l’im itatio n et de l ’em ploi des outils illusionnistes qui ren d en t
celle-ci possible; elle p ro cèd e d ’u n e éd u ca tio n du regard de
l’artiste com m e du connaisseur quant aux critères perm ettant que
survienne la confusion exquise ou inquiétante entre le réel et sa
représentation. Pas plus que dans les autres m odes de figuration,
l’agence des images ne s’exerce ici de façon indiscrim inée : l’on
n ’y est sensible que si l’o n a appris —dans le cas présent, au sein
d ’u ne élite —co m m en t en reconnaître à coup sûr les manifesta­
tions dans l’exercice m im étique proposé à la vue.
L’annexion du projet de la mimêsis par les arts visuels subit une
inflexion en France au x v n e siècle lorsque des artistes, lisant eux
aussi la Poétique, s’interrogent à nouveaux frais sur les m oyens à
em ployer p o u r asseoir la m eilleure ressemblance avec l’objet ou
l’action q u ’ils dépeignent, et sur les raisons p o u r lesquelles certains
de ces m oyens sont plus efficaces que d ’autres. C ar il ne s’agit pas
seulem ent d ’im iter avec vraisem blance ; afin que l’im age déploie
au m ieux son illusion, elle d oit aussi plaire, toucher, ém ouvoir.
Ainsi que l’écrit Poussin à un correspondant, « [la peinture] est
une im itation faite avec lignes et couleurs en quelque superficie de
to u t ce qui se v o it sous le soleil, sa fin est la délectation9». L’effet
de réel que la figuration m im étique suscite, l’autonom ie active
do n t elle infuse les images se v o ien t ainsi renforcés par les affects

548
D É T E C T E R LA R E S S E M B L A N C E

que celles-ci déclenchent chez le spectateur, invité à partager les


m ouvem ents de l’âm e, du cœ u r et de l ’intellect que l’artiste a
rendu visibles. Le m êm e principe de plaisir vaut p o u r la poésie
dram atique et on le trouve réaffirmé sans ambages sous la plum e
de R acine, de C orneille et de beaucoup d ’autres, parfois arrim é
indûm ent à l’autorité de la Poétique10. C ette continuité dans la
référence à la mimêsis com m e b u t de la figuration est cependant
trom peuse : retrouvant par-delà les com m entaires des hum anistes
italiens une in tu itio n par laquelle A ristote se distingue de Platon,
les peintres et écrivains français v o n t déplacer le sens de l’im i­
tation, depuis la rech erch e d ’u n o p tim u m de la ressem blance
dem eurant fidèle à la grande m anière des Anciens ju sq u ’à l’idée
que l’im age est u n système de signes visuels renvoyant à l’objet
dépeint, lequel n ’a pas besoin d ’être scrupuleusem ent im ité p o u r
autant que son évocation, avec quelques traits de plum e ou de
pinceau, soit assez suggestive p o u r perm ettre au spectateur de se
form er par l’esprit une im age exacte de cet objet. Sans que les
techniques aient changé, u n idéal de la représentation com m e
rapport entre des choses incluant l’attente du récepteur com m ence
à se substituer à un idéal de la reproduction m im étique. Descartes
est passé par là avec son idée-force que les idées sont des «images
des choses», n o n que les prem ières ressem blent aux secondes à la
façon d ’u n reflet dans u n m iroir, mais parce q u ’elles se rapportent
à ce d o n t elles sont la représentation com m e u n ensem ble de
signes picturaux à ce d o n t il tien t lie u 11.
Descartes et, dans une certaine m esure, P o rt-R o y al. E n dépit
de la controverse entre Descartes et A rnauld qui porte ju stem en t
sur la nature des fausses représentations —lesquelles p eu v en t être
soit de fausses im ages de choses réellem en t existantes, soit de
véritables images de choses qui n ’existent pas —, les logiciens de
P o rt-R o y al appuient leu r th éorie du signe linguistique sur des
fondem ents cartésiens12. C o ntributeurs ém inents à la problém a­
tique ém ergente de la représentation, ils diffèrent cependant par
leur théorie du signe visuel des conceptions de l ’im itation en
vogue à leur époque. P o u r A rnauld et N icole, en effet, les signes
visuels ont un caractère équivoque du fait q u ’ils sont indissolu­
blem en t unis à leurs référents et q u ’ils s’aliènent ainsi dans ce

549
LES F O R M E S D U VI SI BLE

q u ’ils représentent13. Tandis que, dans le langage, l’objet disparaît


dans le signe, dans la peinture, c’est le signe qui disparaît dans
l’objet. Loin d ’être u n b u t désirable, cet escam otage tro m p eu r
de la réalité m érite la réprobation aux yeux des jansénistes car il
transform e in d û m en t la représentation picturale en u n substitut
vraisemblable de ce do n t elle est le signe, conférant à celle-ci une
agence spécieuse, tant p o u r les sens que p o u r la raison.
Louis M arin a m o n tré co m m en t Philippe de C ham paigne, le
“peintre janséniste” , avait tenté d ’échapper à cette abolition du
signe dans l’objet, d o n t on p eu t dire q u ’elle constitue la base de
la puissance d ’agir prêtée aux images en régim e naturaliste14. Peu
considéré par les poussiniens ou les adm irateurs de Le B ru n poul­
ie statisme sévère et archaïsant de ses toiles, le p ein tre trouve
grâce en revanche auprès des gens de P o rt-R o y al, ainsi q u ’en
tém oignent les com m entaires du théologien janséniste M artin de
Barcos sur sa pein tu re com m e sur les critères auxquels doivent
satisfaire les arts visuels15. P o u r Barcos, il faut que l’œ uvre d ’art
affiche sans déto u r sa co ndition de signe, n o tam m en t en faisant
signe à ceux qui la regardent ; il faut encore q u ’elle soit vraie, et
pas seulem ent vraisemblable, car c’est de la seule fidélité absolue
à ce q u ’elle représente que la pein tu re tire sa légitim ité. C o m m e
le signale Louis M arin à propos de cette exigence de Barcos :
« [...] im iter exactem ent les choses, se soum ettre en to u t p o in t à
l’objet est la règle de la représentation de la vérité divine, de sa vie
et de son m o u v e m en t16». A utrem ent dit, c’est l’illusion visuelle
qui est condam nable p o u r u n chrétien, n o n l’im age sincère, p o u r
autant q u ’elle ne dissimule pas son statut de représentation sous
des artifices plaisants. P e u t-o n concilier les deux, le respect de
la vérité du m odèle et l ’ostension de la conform ité signifiante,
sans trahir l’u n ou l’autre? Il est perm is d ’en douter. P hilippe de
C ham paigne lui-m êm e n ’y est parvenu q u ’en ajustant scrupuleu­
sem ent les scènes d ’histoire (religieuse) q u ’il représente à la lettre
de leur déroulem ent, dès lors réduites à des illustrations hiéra­
tiques privées de dynam ism e, des synopsis imagés qui s’anim ent
moins par l’élan propre de leurs personnages que par les signes
q u ’ils adressent au spectateur de ce que l’action q u ’ils figurent
est conform e à ce que les textes en disent.
D É T E C T E R LA R E S S E M B L A N C E

U n e subordination aussi rigoureuse de la mimêsis aux exigences


de la piété et de l’édification m orale dem eure p o u rtan t rare dans
la grande peinture classique. Plus com m une est la vision aimable
de l’im itation q u ’offre Félibien dans Le Songe de Philomathe. C e
théoricien des beaux-arts, ami de Poussin et protégé du roi, y
rapporte u n dialogue dans les jardins de Versailles entre d eu x
figures allégoriques, P e in tu re et Poésie, qui fo n t valoir avec
éloquence, et parfois u n p eu d ’acrim onie, leurs mérites respectifs,
la seconde en vers.

Je n ’ai pas besoin, comme vous, dit Peinture à sa sœur Poésie, de


différents idiomes pour chaque nation : je n ’ai qu’une manière de
m ’exprimer qu’elles entendent toutes; et le plus barbare comme
le plus poli comprend tout d’un coup ce que je lui veux dire. [...]
J ’expose des choses qui paraissent si réelles qu’elles trompent les
sens. Je fais, par Line agréable et innocente magie, que les yeux les
plus subtils croient voir dans mes ouvrages ce qui n’y est pas. Je fais
paraître des corps vivants dans des sujets où il n ’y a ni corps ni vie.
Je représente mille actions différentes, et par tout l’on dirait qu’il y
a de l’agitation et du mouvement. Je découvre des campagnes, des
prairies, des animaux, et mille autres sortes d’objets, qui n’existent
que par des ombres et des lumières, et par le secret d’une science
toute divine avec laquelle je sais tromper les yeux17.

Sans doute naïf à présent, après les assauts d ’un N elson G oodm an
co n tre l’ico n icité et l’ex p o sitio n de nos contem p o rain s à des
images exotiques qui les séduisent au prem ier ch ef par le caractère
énigm atique de ce q u ’elles représentent, le p rem ier argum ent de
P einture fait valoir l’universalité de l’identification de la relation
analogique entre le signe visuel et son réfèrent, par rap p o rt à
la relativité et à la c o n v e n tio n n a lité des signes linguistiques.
La rem arque traduit b ien ce qui fut longtem ps une tranquille
assurance de la mimêsis naturaliste : p arto u t les codes de la ressem­
blance sont identiques et il suffit d ’im iter avec talent p o u r faire
surgir aux yeux de n ’im porte quel récepteur, indépendam m ent
de la tradition figurative dans laquelle il a été élevé, des «choses
qui paraissent si réelles q u ’elles tro m p en t les sens». La puissance
d ’agir des images illusionnistes de la p einture classique s’exerce

551
LES F O R M E S D U VI SIBLE

ainsi en to u t lieu et en to u t temps, sur «le plus barbare» com m e


sur le plus civilisé, grâce au m irage que les artistes parviennent à
susciter, p o u rv u toutefois q u ’ils m aîtrisent cette «science toute
divine», laquelle ne p e u t être que l ’apanage de quelques-uns
— au prem ier rang desquels les m em bres de l’A cadém ie royale
de peinture et de sculpture. La trom perie est assumée sans vains
scrupules —une « inn o cen te magie » —car, par-delà la virtuosité
q u ’elle ren d manifeste et d o n t il n ’est pas déplacé de tirer gloire,
elle perm et grâce aux images d ’engendrer u n m o n d e plus divers,
peuplé de « corps vivants », agités par le m o u v e m e n t dans des
paysages qui am plifient l’ex p érien ce sensible des êtres et des
choses en m ultipliant les occasions de les rencontrer.
La forfanterie de P einture ne pouvait d urer toujours et, dès la
fin du siècle suivant, l’o n m et déjà en d oute que le b u t des arts
visuels soit d ’im ite rla nature. Les rom antiques allemands jo u e n t
u n rôle décisif dans cette contestation de la mimêsis, no tam m en t
A uguste Schlegel, qui, dans ses « C onférences sur la littérature
et les beau x -arts» de 1 801-1802, s’élève co n tre la rév éren ce
excessive des M odernes à l’égard d ’Aristote et critique le désordre
conceptuel engendré par l’axiom e que l’art d oit im iter la nature :
«L’in d é term in atio n et la polysém ie des concepts de nature et
d ’imitation, écrit-il, o n t ici causé les m alentendus les plus graves
et o n t entraîné n o m b re de contradictions diverses18. » Q uelques
années plus tard, H egel enfonce le clou avec plus de brutalité
lo rsq u ’il affirm e: « O n p e u t dire d ’u n e façon générale q u ’en
voulant rivaliser avec la nature par l’im itation l’art restera toujours
au-dessous de la nature et pourra être com paré à u n v er faisant
des efforts p o u r égaler u n éléphant19.» C e n ’est pas que l’im i­
tation de la nature soit sans in térêt p o u rv u que —com m e dans la
peinture hollandaise, écrit-il plus loin —les artistes qui dépeignent
le m onde sachent dépasser la copie, nécessairem ent inférieure à
son m odèle, et exalter dans leurs restitutions les détails fugaces de
la texture des choses ou de la physionom ie des humains, des détails
saisis dans leu r singularité et dès lors investis d ’u n e valeur que la
nature, indifférente à ceux qui la ren d en t signifiante, ne saurait
par elle-m êm e instituer. C ertes, on s’éloigne ici de l’esthétique
d ’A ristote, de Félibien ou de l’abbé B atteux, mais les peintres

552
D É T E C T E R LA R E S S E M B L A N C E

contem porains du philosophe d o n t o n sait q u ’il a vu les œuvres


—n o tam m en t les paysages de Caspar D avid Friedrich ou de Cari
Friedrich Lessing —n ’o n t pas cessé p o u r autant de s’inspirer de la
nature p o u r en d o n n er u n e version magnifiée, à la fois tributaire
des codes de construction de l’espace hérités de la R enaissance
et tém oignant avec brio de l’efficacité des techniques picturales
développées par la figuration naturaliste p o u r sim uler la vision
hum aine. L e m o u v em en t se poursuit ju sq u ’aux impressionnistes,
qui, avec une frénésie visualiste sans égale, s’acharnent à im iter tous
les états de la nature tels q u ’ils s’im p rim ent sur la rétine, sous tous
les temps et en toutes saisons. Q u el artiste a-t-il pein t de façon
plus véridique que M o n et dans Bain à la Grenouillère les vague­
lettes d ’une rivière ondoyant vers la berge en cercles concentriques
sous la lum ière filtrée par les arbres d ’u n bel après-m idi d ’été?
C o m m e une ru m eu r ém anant de la toile, on croit percevoir le
clapotis ourlant les barques et la coque du cabaret flottant, les cris
des baigneurs mêlés au b rouhaha des clients, tandis q u ’une vague
od eu r de friture, de vase et d ’absinthe se fraye u n chem in ju sq u ’à
nos narines (illustration 145). C lé de vo û te de la puissance d ’agir
propre à la peinture naturaliste, la mimêsis je tte là ses derniers feux.
E t pourtant, a -t-o n jam ais été to u t à fait dupe de ces tableaux
qui, de V an Eyck à M o n et, nous invitent à traverser la transpa­
rence invisible afin de rejoindre les petits m ondes q u ’ils ranim ent
aussitôt que nous portons sur eux n o tre regard? O u i et non. Il
y a près de deu x cent cinquante ans, b ien avant les débats sur
l’agence des images, M arm ontel avait déjà analysé avec une rem ar­
quable perspicacité l’am bivalence de la « dem i-illusion» qui nous
affecte devant u n e p e in tu re o u u n e rep résen tatio n théâtrale,
lorsque nous cédons à « u n e erreur continue et sans cesse m êlée
d’une réflexion qui la dém ent»20. La virtuosité suprême des grands
illusionnistes de la mimêsis, et la raison de leur succès continu, est
de parvenir m ieu x que d ’autres à d uper nos sens et n o tre en ten ­
dem ent en engourdissant n o tre in tu itio n épisodique q u ’il s’agit
d ’u n e tro m p erie grâce à l ’ém erv eillem en t de se v o ir offert le
spectacle de la vraie vie ; com m e le rem arque M arm ontel, « plus
l’illusion est vive et forte, plus elle agit sur l’âm e et par consé­
q uent m oins elle laisse de liberté à la réflexion et de prise à la
LES F O R M E S D U VI SI BLE

vérité21». O r, et c ’est là que la co n trib u tio n de M arm ontel sur


la puissance d ’agir des images s’avère décisive, l’illusion d oit être
«tem pérée» p o u r produire son effet car u n excès de m im étism e
provoque l’inquiétude en aiguillonnant le scepticisme de la raison
devant une icône trop fidèle, mais qui n ’aura cependant jamais
toutes les qualités du modèle. C ’est pourquoi les artistes, conscients
q u ’ils so n t de l ’im possibilité de co p ier le réel en to u t p o in t,
doivent savoir tirer parti de cette intelligence de leurs limites :
« [...] quand, par une ressemblance parfaite, il serait possible de
faire une pleine illusion, l’art devrait l’éviter, com m e la sculpture
l’évite en ne colorant pas le marbre de peur de le rendre effrayant22».
M ais il y a plus. La « dem i-illusion» est en réalité la source
m êm e de la fascination que nous épro u v o n s en co n tem p lan t
une im itation d ’u n m orceau du réel do n t n o tre ju g e m en t nous
fait certes discerner q u ’elle n ’est pas le strict équivalent de ce
qu ’elle dépeint, mais qui, si elle l’était, nous em pêcherait de jo u ir
pleinem en t de la virtuosité de l’artiste; c ’est ce que rem arque

145. Claude Monet, Bain à la Grenouillère, 1869


D É T E C T E R LA R E S S E M B L A N C E

M arm o n tel lo rsq u ’il écrit que, si «l’illusion était com plète, le
spectateur, croyant v oir la nature, oublierait l’art et serait privé,
par la force de l’illusion, de l’u n des plaisirs du spectacle23». E n
renonçant à la satisfaction « d ’adm irer dans le tableau la supériorité
de la p ein tu re sur le m odèle», nous renoncerions aussi à faire
l’expérience sensible de la puissance d ’agir du peintre déléguée
par lui dans l’im age. O r celle-ci, grâce au m iro ir q u ’elle nous
ten d d ’u ne m anière d ’être atten tif au m o n d e dans laquelle nous
nous reconnaissons, co n stitu e sans d o u te le fo n d e m e n t de la
dilection q u ’un M oderne éprouve face à la figuration m im étique.
Lévi-Strauss ne disait pas autre chose lorsque, com m entant dans
La Pensée sauvage la rep ro d u ctio n par C lo u et «fil par fil, et dans
un scrupuleux tro m p e -l’œil», de la collerette de dentelle d ’Eli­
sabeth d ’A utriche, il im putait l’une des raisons de l ’ém otion que
cette vue suscite au fait que le spectateur d ’u n tableau —toujours
un m odèle réduit de ce q u ’il figure, autrem ent dit une expérience
ostensible sur ce d o n t il est l’objet —se voit mis par là en situation
de reconfigurer l’œ uvre par la pensée en laissant venir à lui des
images fugaces de la m anière d o n t il l’aurait lu i-m êm e réalisée ;
ayant potentiellem ent à l’esprit l’ensemble des variantes formelles
auxquelles le tableau se prête, le spectateur est « transform é de ce
fait —sans m êm e q u ’il le sache —en agent24». O n peine toutefois
à croire que soit universelle une telle aptitude à se substituer à
l’artiste en im aginant dans une rêverie sem i-consciente un réper­
toire d ’alternatives aux choix p ictu rau x q u ’il a opérés. Il faut
en effet p o u r u n tel exercice que la représentation visualiste de
la nature (du m onde, des gens, des choses) soit devenue le b u t
principal de l’activité figurative afin que le connaisseur, le regard
exercé par l’observation de milliers de solutions particulières à la
construction bidim ensionnelle du visible —com m e l’était celui de
Lévi-Strauss, fils de peintre - , trouve dans la contem plation de
la toile, avec sa participation plus ou m oins consciente à l’effort
de com position de l’artiste, le m o y en d’activer les figures que ce
dernier a laissées à sa disposition.
R evenons à la remarque de M arm ontel qu’un effet de mimétisme
poussé trop loin finit par détruire l’illusion. Elle rejoint le constat
fait par les roboticiens contem porains q u ’un androïde ressemblant

555
LES F O R M E S D U VI SI BLE

trop à un hum ain par son apparence et son com portem ent suscite
l’inquiétude, voire le rejet. M êm e si le ro b o t im ite à la perfection
un hom m e ou une fem m e, la confusion ne p eu t être com plète et
ceux qui interagissent avec lui ne m an q u ero n t pas à u n m o m en t
ou à un autre de voir trom pées leurs attentes en découvrant le
toucher cao u tchouteux d ’une m ain de silicone ou le caractère
mécanique des expressions faciales. Les détails réalistes qui faisaient
de l’androïde u n hum ain vraisemblable apparaîtront alors p o u r
ce q u ’ils sont, artificieux, em pêchant to u t reto u r à l’illusion et
am plifiant au contraire l’aspect m achinique du robot. M asahiro
M ori, un roboticien japonais, est le p rem ier à avoir théorisé ce
p h é n o m è n e dans les années 1970 en lui d o n n a n t u n e form e
graphique simple propre à frapper l’esprit25. Elle p ren d l’aspect
d ’une courbe exprim ant la croissance du sentim ent de familiarité
avec des hum ains et des no n -h u m ain s, animés et n o n animés,
depuis la faible identification ressentie avec des robots indus­
triels, en passant par les anim aux en peluche et les poupées, p o u r
culm iner avec les robots androïdes, som m ets de l’an th ro p o m o r­
phism e. O r, rem arque M ori, le sentim ent de familiarité plonge
brusquem en t lorsque l’o n s’aperçoit q u ’u n e m ain p ro th étiq u e
est en fait une fausse m ain, ou q u ’un cadavre ne ressemble plus
à une personne en b o n n e santé bien que son apparence hum aine
soit encore discernable ; en revanche, la courbe rem o n te avec
une statue en bois du B ouddha d o n t le visage exprim e b o n té et
sérénité ou dans le cas des m arionnettes du théâtre japonais de
bunraku ingénieusem ent animées par des m anipulateurs p o u rtan t
très visibles. M o ri n o m m e «vallée de l’étrange» (valley o f the
uncanny) l’effondrem ent de la courbe de la familiarité entre les
deux pics26.
Ainsi que M arm ontel l’avait pressenti et co m m e les ro b o ti-
ciens l ’o n t confirm é de façon expérim entale, la virtuosité dans
l’im itation n ’est pas suffisante p o u r que la mimêsis accomplisse
son prodige en dotant d ’une agence p ropre les images produites
par sa m édiation. La leço n de cette am b itio n figurative, c ’est
que la com plicité active du récep teu r de l ’im age est toujours
nécessaire. C o m m e le rem arquait Ernst G om brich au sujet des
im pressionnistes, ces artistes p o u rtan t réputés ne faire droit q u ’à

556
D É T E C T E R LA R E S S E M B L A N C E

l’enregistrem ent physique direct de leurs perceptions ne parve­


naient à leurs fins q u ’en «basculant au spectateur une partie de la
charge créatrice27». M êm e sous les espèces d ’une copie conform e,
la figure d ’un hum ain —ro b o t ou statue - doit encore être capable
de susciter u n attachem ent en affichant aux yeux de ceux qui s’y
confrontent assez d ’indices p o u r apprécier la vérité de la ressem­
blance à u n m odèle, en m êm e temps q u ’assez d ’invraisemblances
po u r conduire l’im agination à com penser le décalage avec le réel
en lui insufflant une vie illusoire.
Variation 2
Jouer sur tous les tableaux

Certaines des œuvres les plus adm irées dans l’art des cent
cinquante dernières années se sont écartées de l’itinéraire
du naturalism e tel que l’on vient de l’esquisser afin de faire
droit à des intuitions visuelles que l’académism e de chaque
génération avait em pêchées de s’épanouir. T o u t hum ain, en
effet, et a fortiori to u t im agier, p o rte en lui à titre de p o te n ­
tialités généralem ent inaccomplies l’ensemble de l’imaginaire
ontologique d o n t chaque m o d e de figuration ne représente
q u ’une variante. La belle affaire ! dira-t-on. N e sait-on pas
que les estampes japonaises o n t excité l ’intérêt d ’u n M anet,
d ’u n Degas, d ’un W histler, que Picasso, Braque ou Brancusi
o n t adm iré les masques et effigies d ’A frique et d ’O céanie,
que le grand trafic des images occasionné par la deuxièm e
expansion coloniale a affecté, sur le fond com m e sur la forme,
les codes européens de la représentation ? Il serait donc assez
prévisible que des expressions figuratives radicalem ent étran­
gères à l’esthétique de l’ontologie naturaliste se soient glissées
dans les œuvres des peintres et des sculpteurs les plus ouverts
aux leçons d ’u n e altérité soudain devenue très visible. C ’est
to u t au plus u n e q u estio n d ’influence, de diffusion d ’u n
style, de propagation d ’u n goût. P eu t-être, mais à co ndition
de préciser que, p o u r les plus grands artistes du X X e siècle
en to u t cas, les images extra-européennes furent m oins une
LES F O R M E S D U VI SI BLE

source d ’inspiration q u ’un d éclencheur visuel, u n e stim u­


lation de ressources déjà présentes en chacun d ’eux. A ndré
D erain a su dire cela m ieux que quiconque lorsqu’il relate,
dans une lettre à Matisse, sa découverte au British M uséum
de l’art extra-européen :

J ’ai vu le monde entier, même phis que si j ’y avais vécu, car chaque
forme, dans son langage universel, m ’a enseigné les aspirations, les
idées d’autres races, d’autres temps, et j ’en ai satisfaction non pas
d’en connaître les formes exactes —de ces idées —, cela est impos­
sible, mais d’en voir le berceau constant —et de ne pas être étranger à
aucune de ces formes plastiques. Je les connaissais toutes avant de les
voir, parce qu’elles avaient toutes l’expression de leur moyen. [...]
J ’ai donc agrandi ma conscience par autre chose que des mots1.

Si D erain a la révélation soudaine que ces formes exotiques


lui sont fam ilières sans q u ’il ne les ait jam ais vues, c ’est que
leur rencontre dans les galeries du British M uséum lui ouvre
u n aperçu sur un répertoire plastique qui gisait déjà à fleur de
sa conscience, prêt à être activé par une sollicitation acciden­
telle. C ’est probablem ent u n sens analogue q u ’il faut donner
à la réponse lapidaire apportée par Picasso à l’en q u ête du
critique d ’art F lo ren t Fels : «L ’art n èg re? C onnais pas2 !»
Certes, aurait-il pu ajouter, j ’aime m ’entourer de tikis polyné­
siens, de masques fang, de poteaux sculptés kanaks, et pourtant
je ne sais rien de ce q u ’ils signifient p o u r ceux qui les font
et en o n t l’usage, je sais seulem ent q u ’aucun de ces objets
ne m ’est im pénétrable, q u ’ils se saisissent du m o n d e par des
m oyens analogues à ceux que j ’em ploie. D e m êm e que le
cas tsimshian avait offert l’exem ple d ’une form ule de cohabi­
tation entre images ontologiquem ent disparates, l’art contem ­
porain en propose une autre sur laquelle il n ’est pas inutile
de s’attarder un m om ent, ne serait-ce que p o u r dissiper les
am biguïtés du prim itivism e.
O n a m aintes fois souligné la ru p tu re que le cubism e a
p ro v o q u ée avec l’ancienne obsession d ’ém u ler les volum es
sur u n e surface plane d o n t la géom étrie représentationnelle

560
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

d u n atu ralism e avait fait son m o t d ’o rd re p e n d a n t cin q


siècles. P o u r la p rem ière fois dans l ’art eu ro p ée n depuis la
fin du M oyen Age, des peintres to u rn aien t le dos aux stipu­
lations du tra ite m e n t de l ’espace q u i s’étaien t p e u à p e u
im posées après A lberti, en su b stitu an t des po in ts de vue
m ultiples à u n p o in t de v u e u n iq u e et en p référan t l’usage
bid im en sio n n el de petits plans in terd ép en d an ts p lu tô t que
le sim ulacre vraisem blable de form es en trois dim ensions.
Les principes de c o m p o sitio n des im ages adoptés par les
cubistes rendaient ainsi leurs œ uvres beaucoup plus proches
des fresques dans les to m b eau x de la vallée du N il que des
toiles de certains de leurs con tem p o rain s p o u rta n t talen ­
tueux, tels P ierre B o n n ard ou M aurice D enis. E st-ce à dire
que B raque, Picasso o u Gris effectuaient u n re to u r à u n
régim e figuratif, celui de l’E gypte an cien n e, d o n t on a vu
q u ’il est typiq u e d ’u n e o n to lo g ie analogiste ? Sans d o u te
pas sciem m ent, m êm e si le D o u a n ie r R ousseau en ju g e ait
au tre m en t à en croire la fam euse rem arq u e q u ’il adresse à
Picasso: «N o u s som m es les d eu x plus grands peintres de
l ’é p o q u e, to i dans le g en re égy p tien , m o i dans le gen re
m o d e rn e 3. » Les cubistes te n taie n t p lu tô t u n e expérience
sur la fo rm e en s’atta c h a n t à re p ré se n te r le visible, n o n
pas tel q u ’il p e u t être reco n stru it p ar le tro m p e -l’œ il de la
perspective m o n o fo cale, mais tel q u ’il p e u t être saisi p ar
u n m o u v e m e n t d y n am iq u e, c ’est-à-d ire en in tro d u isan t
sous u n e fo rm e n o u v e lle cette d im en sio n v o latile de la
re p ré s e n ta tio n p ic tu ra le q u ’est le tem ps. Si le cu b ism e
désagrège le co n tex te spatial de ce q u ’il représente, c ’est
p o u r m ieu x m o n tre r les objets dans la succession de leurs
différents aspects, u n effet kaléid o sco p iq u e qui passe par
la frag m e n tatio n m é th o d iq u e de leu r u n ité p erce p tu elle
et la m ise en cause de le u r sim ultanéité. O u enco re, dit
dans les term es plus em phatiques d ’A pollinaire célébrant
ses amis cubistes, «les je u n es peintres [...] s’élo ig n en t de
plus en plus de l ’an cien art des illusions op tiq u es et des
p ro p o rtio n s locales p o u r ex p rim er la g ran d eu r des form es
m étaphysiques4 ».

561
LES F O R M E S D U VI SIBLE

Dès Cézanne, et de manière plus décidée à partir du cubisme,


des pans entiers de l’art européen com m encent à s’affranchir
des canons iconographiques du naturalisme, anticipant dans le
cham p de la figuration u n effritem ent probable des principes
sur lesquels cette ontologie était fondée, une évolution dont
les sym ptôm es n ’o n t co m m en cé à être perceptibles dans
d ’autres dom aines que plus tardivem ent. C e pressentim ent
esthétique de la désagrégation de la m od ern ité, pro céd an t
par à-coups to u t au lo n g du X X e siècle, reten tit ainsi com m e
u n écho lo in tain an n o n çan t la p ro b ab le clô tu re du cycle
du naturalism e jadis in au g u ré par u n e autre p rém o n itio n
iconique. D e m êm e q u ’au début du x v e siècle les peintres
du N o rd avaient su rendre visibles avec u n e bouleversante
évidence les prémisses d ’une ontologie nouvelle b ien avant
sa form ulation discursive, de m êm e certains artistes des deux
prem ières décennies du X X e siècle ont-ils auguré dans leurs
œuvres la déliquescence de ce régim e figuratif, tandis q u ’au
m êm e m om ent un M ondrian, un M alévitch ou un Kandinsky,
se saisissant de l’expérience m êm e de la description com m e
sujet de l’œ uvre, renouvelaient au contraire son am bition en
explorant de nouvelles façons de construire un espace pictural
affranchi de l’illusion de la profondeur. Ces m étam orphoses
de l’im agerie naturaliste confirm ent une in tu itio n p ro p h é­
tiq u e de W alter B en jam in , lo rsq u ’il écrit que « l’u n e des
tâches primordiales de l’art a été de to u t temps de susciter une
dem ande, en un temps qui n ’était pas m û r p o u r q u ’elle p û t
recevoir pleine satisfaction5». P eu t-o n à présent entrevoir ce
que les œuvres des cubistes et de leurs successeurs portaient
en gésine com m e anticipations de m ondes n o u v eau x ? La
déclaration de divorce q u ’ils je taie n t à la face de tous renfer­
m ait-elle des signes plus discrets an n o n çan t les linéam ents
ontologiques des tem ps qui v ien n en t et que le recul nous
perm ettrait de déchiffrer?
Il n ’y a guère de réponses assurées à ces questions. T o u t au
plus p e u t-o n prendre acte du constat que, en se dégageant
de la culture visuelle du naturalism e, des artistes o n t d ’abord
su d o n n e r libre cours à u n e in tu itio n des form es et des

562
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

m ouvem ents qui leur faisait retrouver, parfois à leur insu, des
modes de figuration correspondant m ieux à leur sensibilité ou
à leur inspiration du m om ent. Le m o m en t historique, l’ém u­
lation au sein de petits cercles solidaires, l’observation d ’images
exotiques o n t co n d u it des pionniers à libérer leur capacité
à induire des prémisses ontologiques différentes — capacité
le plus souvent inhibée par l’éducation et l’entourage —afin
q u ’elles* se frayent u n chem in ju sq u ’au visible. Analyser une
telle ém ancipation en dem eurant fidèle aux conditions dans
lesquelles elle se p ro d u it p o u r chaque artiste n ’est pas chose
aisée et j ’adm ets b ie n vo lo n tiers les lim ites de l ’exercice,
n o ta m m en t le traitem en t u n p eu irrévérent auquel je suis
conduit à soum ettre de grands nom s de l’art contem porain.
C ar c’est avec raison que les historiens de l’art s’efforcent de
m ettre en avant les singularités des artistes, qualifiant m éticu­
leusem ent les particularités de l’époque où ils œ uvrent, les
influences q u ’ils reçoivent ou q u ’ils rejettent, les circonstances
les plus m enues de leur biographie, de façon à s’approcher
au plus près du m ystère de leur im agination créatrice. C ’est
m alheureusem ent une ressource q u ’un anthropologue engagé
dans u n e entreprise com parative à l ’échelle planétaire ne
saurait m obiliser puisque ce n ’est pas sous l’aspect de leurs
rapports à C ézanne ou à Degas que les œuvres des artistes
contem porains m ’intéressent, mais bien dans les affinités et
les contrastes formels q u ’elles présentent avec l’iconographie
dayak ou les rituels am azoniens.

S’affranchir des codes ico n o g rap h iq u es de ses c o n te m ­


porains, et é ch a p p er ainsi au ty p e de m o n d ia tio n q u ’ils
exprim ent, n ’est en rien u n e chose nouvelle. Il suffira de
rappeler la bulle analogiste au sein de laquelle A rcim boldo
épanouit à Prague son art des chimères tandis que les peintres
de son époque s’efforcent au contraire p arto u t en E urope de
stabiliser la figuration naturaliste en construisant des espaces
visuels crédibles. O n p eu t penser aussi aux productions de

563
LES F O R M E S D U VI SI BLE

l’art brut, naïf ou populaire, ces ouvrages d ’imagiers —aliénés,


m arginaux, autodidactes —d o n t l’esprit créateur n ’a pas été
d o m estiq u é p ar l ’art officiel et qui, co m m e l ’écrit d ’eux
D ubuffet, «tirent to u t [...] de leur propre fonds6». O n p eu t en
dire autant des artistes rangés dans le “prim itivism e” : c ’est
aussi «de leur p ropre fonds» q u ’ils o n t tiré les ressources de
leur insurrection contre l’art illusionniste do n t ils cherchent à
s’ém anciper. D ’autant que les images déploient leur schéma­
tisme bien au-delà d’une quelconque limite de validité ontolo­
gique, avides q u ’elles sont de se p e rp é tu e r dans cette vie
posthum e chère à W arburg, et m oyen po u r des formes corres­
po n d an t à des m odes de figuration révolus de co n tin u er à
ensem encer l’im aginaire collectif La figuration est le cham p
par excellence où la liberté d ’inférence do n n ée à ceux qui
veu len t la saisir, parce q u ’elle est in d em n e des contraintes
propositionnelles im posées par l’ordre du discours, p erm et
d ’in co rp o rer dans des formes inédites des intuitions o n to lo ­
giques qui tran ch en t sur celles que véhicule une esthétique
dom inante.
Il n ’est pas d o u te u x q u ’u n tel m o u v e m e n t fu t facilité
au to u rn a n t du x x e siècle p ar l ’im m en se afflux d ’im ages
en p ro v e n a n c e des q u atre co n tin e n ts q u e les co n q u êtes
coloniales avaient re n d u possible. Les artistes eu ro p éen s
n ’ig noraient certes pas to u t à fait auparavant des traditions
iconiques différentes des leurs, q u ’elles aient été visibles dans
les cabinets de curiosités princiers ou q u ’elles aient résulté
de l’e n g o u e m e n t p o u r des m otifs décoratifs et des styles
pictu rau x — chinois, égyptiens, japonais — que le dévelop­
pem en t des échanges économ iques suscitait chez les amateurs
d ’art. L ’arrivée en masse dans les m usées d ’eth n o g rap h ie
d ’A llem agne, de France et du R o y a u m e -U n i, puis chez les
m archands d ’art, des statues et des masques pillés en Afrique
et en O céanie a p o u rtan t bouleversé la do n n e, d ’abord par
l’étrange nou v eau té de leur facture, mais aussi parce que les
prem ières études iconologiques qui leur fu ren t consacrées
contribuaient à propager l’idée que ces objets rituels d o n t on
ignorait encore à p eu près to u t à l’ép oque p o u v aien t à b o n

564
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

droit être tenus, du fait de leurs seules qualités plastiques,


p o u r u n art au th en tiq u e et puissant d o n t l ’irru p tio n sur la
scène alanguie de l’esthétique occidentale conduirait à u n
salutaire ren o u v eau 7.
C e n ’est pas le lieu ici de s’éten d re sur le prim itivism e,
u n p h é n o m è n e q u e les h isto rien s de l ’art o n t étu d ié en
p ro fo n d e u r8. R a p p e lo n s s e u le m e n t q u e l ’en th o u siasm e
avec lequel des artistes o n t accueilli la statuaire africaine et
océanienne dès la fin du x ix c siècle ne s’est jam ais éten d u
ju s q u ’au désir de co n n aître les circonstances de la fab ri­
cation et de l ’usage de ces objets, le sym bolism e d o n t ils
étaient porteurs, les canons formels auxquels ils répondaient
et les conditions de le u r transplantation hors de leu r h eu
d ’origine. Les m otivations derrière l ’en g o u em en t p o u r les
“ fétich es” d o n t té m o ig n e l ’av an t-g ard e ne so n t pas sans
rappeler celles de l ’u n e des prem ières tentatives de p ren d re
au sérieux des images païennes étrangères aux traditions artis­
tiques du m o n d e occidental et des grandes civilisations de
l ’E x trê m e -O rie n t, qu an d Aby W arb u rg se ren d it chez les
H o p i en 1896. M ais p o u r assidue q u ’ait été son en q u ête,
p o u r durables que fu ren t les traces que cette d éco u v erte de
rituels et de figurines m agiques a p u laisser sur lui, W arb u rg
n ’était pas a n th ro p o lo g u e et c ’est la G rèce an cien n e des
m ystères et des transes, d écap ée de son h isto rio g rap h ie
esthétisante et révélée dans son pathos puissant, q u ’il voyait
en filigrane dans les déserts de l’A rizona et du N o u v eau -
M ex iq u e9. Ces hum anités p ériphériques que W arb u rg et,
plus tard, les surréalistes d é c o u v ra ie n t en A m ériq u e du
N o rd existaient m oins à leurs y eu x p o u r elles-m êm es, telles
que des ethnologues spécialistes des cultures du sud-ouest
des E tats-U n is avaient te n té de les décrypter, que p o u r le
c o n tre p o in t q u ’elles offraient à la société tech n icien n e et
désenchantée d ’où p ro v en aien t ces esthètes voyageurs. E n
observant des cérém o n ies au d é ro u le m e n t én ig m atiq u e,
en co lle c ta n t des K atsin am et des m asques, o n p o u v a it
avoir l’im pression que q u elq u e chose de la grâce prim itive
et m ystérieuse qui infusait jadis l’an tiquité p aïen n e s’était

565
LES F O R M E S D U VI SI BLE

égalem ent glissé dans ces objets et ces danses, sem blant ainsi
referm er p o u r u n b re f instant la très lo n g u e p arenthèse de
l ’art classique.
M êm e les p ein tres qui v o y ag en t au lo in sem b len t p eu
curieux des cultures visuelles propres aux lieux q u ’ils visitent.
A insi en v a-t-il de G auguin, ach eteu r en 1889 à Paris de
deux statuettes du C ongo d o n t il va retravailler l’une et la
signer de sa m ain, in diquant ainsi u n puissant désir d ’id en ti­
fication avec le m o n d e réputé plus spontané et authentique
d’où elle provient; il dem eure certes fidèle à cet ém oi originel
lorsqu’il part s’installer à Tahiti, mais sans q u ’il y approfon­
disse p o u r autant, ni dans ses toiles, ni dans un p ro jet intel­
lectuel, la connaissance et l ’in terp réta tio n de l ’esthétique
polynésienne, qui dem eure p o u r lui u n e simple source de
citations picturales. Ainsi en va-t-il aussi de N o ld e, visiteur
assidu du m usée ethnographique de Berlin avant de partir en
expédition durant un an en N ouvelle-G uinée, d ’où il rapporte
de nom breuses aquarelles de scènes saisies sur le vif, sans que
l’on puisse discerner par ailleurs dans son œ uvre foisonnante
le m oindre em prunt à des codes esthétiques extra-européens,
si ce n ’est p eu t-être une certaine crudité des couleurs q u ’il
em ploie. Q u an t aux collections d ’art “p rim itif’ de Braque,
Picasso, Derain, Vlaminck, Tzara ou Apollinaire, sur lesquelles
on a tant glosé, elles valent plus à leurs y eu x par leur charge
de m ystère et leur effet subversif contre l ’académ ism e que
par les significations do n t les auraient investies ceux qui en
étaient la source et do n t aucun de ces artistes et poètes ne se
préoccupe vraim ent. C o m m e le dit Picasso, p o u rtan t le plus
prim itiviste parm i ses contem porains : «Les statues africaines
qui traînent un peu p arto u t chez m oi sont plus des tém oins
que des exem ples10. »
C ’est que la rév o lu tio n cubiste était déjà am orcée lorsque
les artistes qui l’anim ent pren n en t connaissance de l’art tribal ;
leur am bition de dépasser la restitution sensible de ce qui est
perçu, à la m anière des im pressionnistes, p o u r transform er
p lu tô t la surface p ein te en u n espace co n cep tu el dissocié
des reflets du m onde, cette am bition avait com m en cé à se

566
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

réaliser avant que leur connaissance de la statuaire africaine et


océanienne ne s’affine. C on trairem en t à la légende propagée
par ses amis, D a n ie l-H e n ry K ah n w eiler au p rem ier chef,
Picasso n ’a pas p e in t Les Demoiselles d ’A vignon à la suite
de la révélation d ’u n e sorte de m o rp h o lo g ie p rotocubiste
qui l’aurait frappé en regardant les statues au m usée d ’eth ­
nographie du T ro cad éro puisque la structure générale du
tableau'était déjà fixée plusieurs m ois avant cette épiphanie
supposée. E t ce que l’o n s’accorde à reconnaître dans cette
toile com m e des “visages africains” (les deux demoiselles de
droite) étaient en réalité le résultat de tâtonnem ents plastiques
com m encés b ien auparavant11. Les images exotiques n ’o n t
a u c u n e m e n t servi à l ’av a n t-g a rd e de m o d èles figuratifs
ou v ran t la voie vers des form es alternatives de m o n d iatio n
re c o n n u e s c o m m e telles, elles l ’o n t p lu tô t e n co u ra g é à
su rm o n ter les co n v en tio n s “visualistes” que l’art eu ro p éen
avait em brassées depuis des siècles, afin de d o n n e r libre
cours à des in tu itio n s onto lo g iq u es d o n t la m anifestation
avait jusque-là été refoulée. C o m m e l’écrit W illiam R u b in ,
l’in té rê t de ces artistes p o u r l ’art tribal «rep résen tait u n e
affinité électiv e12».
Si le prim itivism e dans l’art n ’est pas une im itation de l’art
“p rim itif” , ce dernier p eu t-il au m oins aider à reconnaître
ces intuitions visuelles hors no rm e devenues la no rm e dans
l’art contem porain? P eu t-o n repérer en celles-ci l’expression
form elle d ’u n m ode de figuration qui trancherait sur celui
de l ’o n to lo g ie n aturaliste o u q u i p ro p o serait u n e h y b ri­
datio n originale avec lu i? T ro is précau tio n s de m é th o d e
d evraient p e rm e ttre d ’éch ap p er aux spéculations h e rm é ­
neutiques incontrôlées d o n t ce genre d ’entreprise porte le
risque. E n prem ier lieu, on p o u rra accepter sous certaines
conditions l’aveu d ’artistes qui se réclam ent d ’une filiation,
d ’une tendance ou d ’u n courant de pensée se raccordant de
façon manifeste à l’un ou l’autre des m odes de figuration non
naturalistes. Ensuite, on pourra adm ettre qu’une influence liée
à une culture visuelle d ’origine d o n t le régim e ontologique
est nettem ent identifiable s’affiche dans une œuvre, m êm e si,
LES F O R M E S D U VI SI BLE

cas usuel, l’artiste qui en est l ’auteur réside et crée dans l’une
des grandes m étropoles de l’art international et n o n dans son
pays de naissance. Enfin, o n p o u rra accorder que telle ou
telle œ uvre d ’un artiste évoque telle ou telle ontologie parce
que les dispositifs formels d o n t elle fait m ontre sont de m êm e
n atu re que ceux em ployés dans les figurations au m o y en
desquelles cette ontologie se rend visible d ’ordinaire. Il serait
dérisoire de vouloir classer les nom breuses tendances de l’art
contem porain à partir de ces seuls critères, aussi les exemples
qui suivent ont-ils p o u r seul objet d ’indiquer quelques pistes
à explorer p o u r une étude anthro p o lo g iq u e plus systéma­
tique du métissage figuratif13.
O n n ’est pas te n u de cro ire les artistes q u i in v o q u e n t
com m e source d ’inspiration u n e tradition n o n européenne
idéalisée d o n t ils n ’o n t assez souvent q u ’une connaissance
très lacunaire. Les surréalistes étaient particulièrem ent portés
sur ce to u r de passe-passe, m êm e ceux qui o n t fait l’effort
d ’aller à la source. Le voyage d ’A rtaud chez les Tarahumaras,
celui de B reto n dans les réserves pueblos ou le lo n g séjour
de M ax Ernst dans l’A rizona sont des escapades mystiques,
animées par le désir éperdu de retro u v er un état antérieur de
la civilisation où les images conserveraient une force d o n t le
christianism e les a en grande partie dépouillées. C e faisant,
et com m e B arnett N ew m an l’a bien vu, ils sont tom bés dans
le travers que les cubistes o n t p o u r l’essentiel évité : enrichir
le répertoire des form es par em p ru n t et analogie, en puisant
n o ta m m en t dans l’im agerie o céanienne, sans p o u r autant
rem ettre en cause l’espace pictural p ro p re à l’art occidental
au sein duquel ces formes sont insérées14. C ’est p o u rquoi,
to u rn an t le dos à la pratique des citations enchâssées qui est
la m oins intéressante des form es de l’hybridation iconique,
on s’intéressera p lu tô t aux m odes opératoires que des artistes
rev en d iq u en t com m e leu r façon de d o n n er à v oir plus que
ce qui est d irectem ent m o n tré, façon d o n t ils reconnaissent
p o u rtan t q u ’elle leu r a été suggérée par des traditions que
l’on n ’enseigne pas dans les écoles des beaux-arts. Jackson
Pollock et Joseph Beuys sont emblématiques de cette attitude.

568
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

L ’u n et l’autre se disent influencés par le cham anism e et par


la fusion avec les forces naturelles sans que l’on parvienne
toujours à distinguer dans u n e rh éto riq u e assez floue s’ils
se ré fèren t à u n e c o m m u n io n de ty p e anim iste avec les
non-hum ains ou à une quête d ’harm onie avec le cosmos,
plus caractéristique des ontologies analogistes. Aussi est-ce
m oins dans ce q u ’ils disent que dans ce q u ’ils font que l’on
devra .chercher la clé des intuitions d o n t ils ont développé
les conséquences figuratives.
La légende familiale veut que Pollock ait découvert très jeune
les civilisations am érindiennes du sud-ouest des E tats-U nis
en explorant avec ses frères les sites préhistoriques près de
P hoenix, dans l ’A rizona15. Q uelques années plus tard, il se
procure une collection de m onographies sur les A m érindiens
publiée par le B ureau o f A m erican E thnology, une lecture
réservée à l’époque aux anthropologues professionnels ; aussi,
une fois installé à N e w Y ork, est-ce to u t naturellem ent q u ’il
rend des visites régulières au M uséum o f the American Indian,
où il est particulièrem ent fasciné par l ’art de la côte N o rd -
O uest et les masques eskimos. Il devient familier des travaux
scientifiques sur le chamanisme am érindien et rencontre Jo h n
G raham , u n artiste et critiq u e spécialiste du prim itivism e
dans l’art, b o n connaisseur du cham anism e sibérien —il était
d ’origine russe — et, com m e lui, u n ju n g ie n convaincu. A
l’exposition «Indian A rt o f th e U n ite d States» qui se tien t
en 1941 au M usée d ’art m o d ern e de N e w Y ork, P ollock
observe des N avajos en train de créer des peintures de sable
à la com position com plexe avant de les effacer p o u r reco m ­
m encer le jo u r d ’après. Le caractère rituel et éphém ère de
cette pro d u ctio n d ’images l’enthousiasm e par les analogies
q u ’elle suscite avec ce que d oit être, selon lui, la mission de
l’artiste, «qui s’occupe du m o m en t et de l’étern ité16». U n e
deuxièm e exposition au M usée d ’art m o d ern e de N e w Y ork
en 1946, co n sacrée au x “ arts des m ers d u S u d ” , lui fait
découvrir les extraordinaires sculptures du Sepik en N ouvelle-
G uinée, avec leurs form es si singulières, à la fois iconiques
p u is q u ’elles fig u re n t des esprits h u m a n o ïd es, et épurées

569
LES F O R M E S D U VI SI BLE

ju sq u ’à l’abstraction grâce à la découpe dynam ique des corps


et aux enchaînem ents en boucle d ’organes hétérogènes —la
p o in te du nez raccordé à la po in te du m e n to n ou une cage
thoracique se déployant en crochets. E t p o u rtan t, l’attitude
de P ollock vis-à-vis des images tribales dem eure am biguë.
D ’u n côté, il est sans doute, de tous les artistes new -yorkais
de l’époque intéressés par l’iconographie am érindienne et
le prim itivism e —B arnett N ew m an, R ich ard P ousette-D art,
A dolph G ottlieb —celui qui a em prunté de la façon la plus
systém atique à ces registres, parfois de façon très re c o n ­
naissable. D e l’autre, com m e Picasso l’avait fait auparavant
avec “l’art n èg re” , il n ’a pas m anqué n o n plus d ’insister sur
le fait que ses références à l’art am érindien étaient acciden­
telles17. E t il est vrai que des toiles com m e Birth (vers 1941),
Guardians o f the Secret (1943), ou Totem Lesson I (1944) et
Totem Lesson II (1945) sont saturées de figures et de symboles
m ythologiques, de totem s et de m asques, mais déform és,
métabolisés, altérés au gré de la fantaisie de l’artiste dans des
im provisations qui ren v o ien t aux m étam orphoses rituelles
du cham ane, c ’est-à-d ire à la capacité d o n t il est crédité
d ’ad o p ter le p o in t de vue des no n -h u m ain s, donc de leur
d o n n er à vo ir son corps sous la perspective selon laquelle ils
se p erçoivent eux-m êm es.
O n a pu reconnaître deux périodes dans l’incorporation
par Pollock de l’im agerie cham anique am érindienne. Dans la
prem ière, il se sert de celle-ci com m e d ’u n m oyen iconique
p o u r ex p lo rer le v a -e t-v ie n t en tre son in c o n scien t — «la
source de m a pein tu re est l’inconscient» — et l’inconscient
c o lle c tif ju n g ie n , m a rq u é p a r l ’id ée q u e des arch éty p es
m ythiques révèlent et d o nnent forme à l’expérience hum aine
en fu sio n n an t le con scien t et l ’in c o n sc ie n t18. A p artir de
1947, les œuvres de Pollock d eviennent de m oins en m oins
ico n iq u es et l ’usage de références am érin d ien n es s’efface
au profit de la mise en scène de l’art com m e un processus
qualifié de cham anique grâce à la technique du dripping, qui
consiste à arp en ter des toiles de très grand fo rm at posées
au sol en faisant g o u tter de la p ein tu re o u en la p ro jetan t

570
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

(illustration 146). C e tte m é th o d e de dispersion év o q u e la


fig u ratio n des sem ailles o u des g o u ttes de p lu ie dans les
cultures am érindiennes du Sud-O uest, c’est-à-dire une action
de fécondation, de mise en con n ex io n du m acrocosm e et du
m icrocosm e dont les peintures navajos po rten t tém oignage et
qui placent ainsi ces grandes toiles de P ollock sous le régim e
figuratif de l’analogisme. C o m m e p o u r les nierika huichols
traditionnels, ce n ’est pas tant ce qui est figuré qui com pte ici
que l’opération m êm e de la figuration, au cours de laquelle
u n individu inspiré tisse des liens matériels, des filaments de
peinture, p o u r connecter des élém ents épars, et se connecter
lu i-m êm e à ces élém ents. Plus abstraites en apparence que
les œuvres précédentes, les toiles de la période du dripping
sont en réalité beaucoup plus concrètes car l’artiste s’inspire
des A m érindiens qui « o n t tro u v é la nature en eu x p lu tô t
que la nature com m e un m o t if 9» ; elles o n t la fo rcejo in tiv e
et intégratrice des figurations analogistes qui fusionnent le
geste et l’im age autant que l’im age et le fond afin de rendre
visible n o n pas u n objet pris isolém ent, mais l’ensem ble des
relations qui lui p erm etten t d ’exister au sein d ’u n processus
englobant.
La m ythologie personnelle de Beuys est plus prolixe, plus
enchevêtrée, plus sombre aussi, que celle de Pollock, peut-être
à dessein. C ar ses déclarations sur le cham anisme, les sociétés
prim itives, l’anim ism e b ro uillent les pistes interprétatives et
p lo n g en t les com m entateurs dans u n massif to u rm en té de
symboles qui accrochent l’esprit à leurs aspérités sans révéler
grand-chose de ce qui est e n je u dans ce q u ’il donne à voir.
C réd ito n s-le toutefois de l ’expérience fondatrice, q u ’elle
soit réelle ou fictive, d o n t il a fait u n leitm o tiv : m obilisé
dans la Luftwaffe p en d an t la guerre, il est abattu au-dessus
de la C rim ée, recueilli par des nom ades tatars qui l’auraient
ram ené à la vie en le nourrissant de miel, en l’enduisant de
graisse et en l’em m itouflant dans des couvertures de feutre. La
projection de sa personne com m e u n soldat vaincu et blessé
s’incorpore de m ultiples façons dans son œ uvre, en m êm e
temps que dom ine le feutre com m e enveloppe protectrice et

571
146. Jackson Pollock travaillant à Autumn Rhythm, number30, 1950

régénérante. C ette matière issue d’une technique de façonnage


très ancienne, la pression des fibres ou des poils, devient un
instrument de métamorphose, une sorte de cocon thérapeutique
qui m odifie ce q u ’elle enrobe, à l’instar d ’une de ses œuvres
les plus connues (au centre Pom pidou), le piano à queue dans
son étui de feutre gris frappé de deux croix rouges qui paraît
devenir un organisme archaïque et placide ; ou à l’instar encore
de ce transformateur m étonym ique tout simple en quoi consiste
le chapeau d o n t Beuys était constam m ent affublé. L ’artiste
n ’em prunte pas aux civilisations prém odernes des formes, des

572
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

motifs ou des couleurs, to u t au plus un contenant am orphe qui


lui perm et d’édifier u n espace n o n “visualiste” de la représen­
tation en désignant rituellem ent, c’est-à-dire par la décom po­
sition et le télescopage des registres ontologiques, des choses
q u ’il garde en partie invisibles20.
C ’est dans l’une de ses œ uvres les plus com m entées, I L ike
America and America Likes M e, que Joseph Beuys déploie le
m ieux,sa m é th o d e d ’ex ten sio n d ’u n im aginaire auquel le
spectateur est invité à participer par sa liberté inférentielle,
à peine stim ulé p ar quelques indices énigm atiques (illus­
tration 147). L ’action s’est déroulée en mai 1974 durant cinq
jo u rs en tre son do m icile à D ü sseld o rf et la galerie R e n é
Block à M anhattan. T ransporté depuis l’A llem agne sur une
civière, en ro u lé dans u n e co u v ertu re de feutre, Beuys est
am en é en av io n et en am b u lan ce dans u n e g rande cage
construite p o u r la circonstance où il va partager p en d an t
trois jo u rs la vie d ’u n coyote sauvage récem m en t capturé. Il
jo u e avec l’animal, lui d o n n e sa canne à m ordiller, le laisse
déchiqueter la couverture dans laquelle il se drape et partage
son existence dans la paille avec u n e com plicité manifeste.
Beuys reto u rn e ensuite à D üsseldorf com m e il était venu.
Tandis que le coyote est u n personnage ridicule et vil poul­
ies E u ro -A m éricain s, u n lâche d év o reu r de poules et de
m outons, il est u n sym bole chéri de l’A m érique indienne,
l’image classique du décepteur dans les mythes où il triom phe
de ses adversaires par la ruse, et l’u n des héros créateurs dans
les cosm ogonies m ésoam éricaines. Par cette co h ab itatio n
ludique avec l’animal, Beuys sem ble avoir voulu abolir la
frontière entre nature et culture que les colons o n t im posée
aux peuples et aux paysages américains, restaurer la possibilité
d ’une interaction se déployant entre deux agents sensibles,
voire brouiller les pistes en questionnant l’identité o n to lo ­
gique des protagonistes, d o n t o n ne sait plus très b ien au
b o u t de trois jo u rs lequel est l’anim al d o n t transparaît l’in té­
riorité hum aine, lequel est l ’h u m ain d o n t le co m p o rtem en t
indique u n devenir-anim al. E n suscitant une extension de
l’image m entale de l’œ uvre par rapport au dispositif scénique

573
LES F O R M E S D U VI SI BLE

très simple qui en est le support, Beuys, par-delà le discours


co nvenu sur l’anim ism e, en manifeste avec force le principe
co n stitu tif

147.Joseph Beuys, I Like America and America Likes Me, 1974

U n e autre form e d ’ém ancipation ontologique relève plus


de la survivance transfigurée et se manifeste lorsque l’imagier,
élevé dans un milieu qui n ’avait pas été submergé encore par les
codes visualistes du naturalisme, a dû par après com poser avec
le m o n d e de l’art contem porain. L’expérience est com m une
p o u r des artistes d’Asie, d ’Afrique ou issus des peuples autoch­
tones océaniens et am éricains, obligés de q u itter leu r lieu
d ’origine p o u r des parages plus cosm opolites.
G o n k ar Gyatso a fait u n e en trée rem arq u ée à la B iennale
de V enise en 2009 avec son œ uvre The Shambala in M odem
Times (illustration 148). N é à Lhassa en 1961, mais vivant à
Londres et m ain ten an t de nationalité b ritan n iq u e, il étudie

574
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

d ’abord la p ein tu re chinoise au d ép artem en t des beaux-arts


de l’Institut des nationalités de P ékin et la p einture tibétaine
tra d itio n n e lle à D haram sala, av an t d ’aller se fo rm e r au
C helsea C o lleg e o f A rt and D esign. S on œ u v re est très
in flu en cée p ar l ’art des thangkas tibétains, ces p ein tu res
religieuses sur to ile ou sur soie qui fig u ren t en général des
cosm ogram m es m ystiques du type m andala, o u b ie n des
divinités du b o u d d h ism e tibétain. O n p e u t les considérer
com m e des im ages exem plaires de la figuration analogiste.
D ’abord parce q u ’elles m e tten t l’accent sur la relation entre
m a cro co sm e et m ic ro c o sm e en in c ita n t le sp e c ta te u r à
co n n ec ter la sphère de sa spiritualité individuelle à la figure
du B ouddha, souvent dépeint en position centrale p o u r fixer
l ’esprit com m e u n su p p o rt de m éd itatio n , et qui est rép u té
englober en lui toutes les potentialités du m o n d e. EnsLiite
parce q u ’elles o ffren t u n e synthèse, d iag ram m atiq u e ou
littérale, des élém ents de ce m o n d e et des principes de leu r
com position, enveloppée dans le B ou d d h a ou se déployant
à partir de lui. D e nom breuses œ uvres de G o n k ar Gyatso
m anifestent clairem en t cette filiation sous la form e d ’une
silhouette du B o u d d h a c o n ten an t u n e m ultiplicité d ’objets
disparates. The Shambala in M odem Times en est l ’u n e des
plus connues. Le halo en to u ra n t la tête du B o u d d h a form e
u ne extraordinaire collection de singularités, mais la plupart
d ’entre elles sont “ m o d e rn e s” en effet: o n y distingue des
fragm ents de texte dans des langues et des graphies diverses,
des figurines de dessins anim és, des p ic to g ram m es, des
p h o to s de m ach in es et d ’appareils électro m én ag ers, des
personnages connus, des logos de grandes m arques, bref,
u n to h u -b o h u caractéristique des figurations analogistes,
structuré ici par l’irradiation à partir de la tête du B ouddha,
q u i fo n c tio n n e c o m m e u n c e n tre de to ta lisa tio n (illus­
tration 149). Le co n ten u reflète le p u llu lem en t des objets
techniques et la prolifération de la niaiserie m ercantile d o n t
le naturalism e a rép an d u p arto u t l’h abitude, tandis que la
stru c tu re d e m e u re im p e c c a b le m e n t analogiste dans son
en g lo b em en t cosm ique.

575
1 4 9 . Gonkar Gyatso, The Shambala in Modem Times (détail)
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

N é e à N a iro b i en 1976, W an g e ch i M u tu a été élevée


au K en y a av an t d ’aller é tu d ie r au R o y a u m e - U n i, puis
aux E tats-U nis, o ù elle s’est form ée en an th ro p o lo g ie à la
N e w S chool for Social R esearch , et dans les beaux-arts à
la Parsons School o f D esign et à Y ale; elle v it et travaille
à B rooklyn. W an g ech i M u tu m aîtrise avec autant de b rio
la sculpture que la vid éo , la p ein tu re ou les perform ances,
mais c ’.efst dans les collages que son originalité se m anifeste
de la façon la plus n ette. Elle les crée en assem blant des
m a téria u x de ré c u p é ra tio n sur des surfaces p ein tes avec
des bouts d ’illustrations tirées de m agazines de m o d e, de
N ational Géographie o u de livres sur l ’art africain. Ses sujets
so n t p rin c ip a le m e n t des p erso n n ag es fém in in s c o m p o ­
sites et érotisés, des ch im ères africaines in q u iétan tes p ar
le u r m o n s tru o s ité sé d u c tric e , m ais dans lesquelles, à la
différence de la p lu p a rt des hybrides analogistes usuels, la
provenance des greffes est difficile à déterm iner. D e ce fait,
l ’am biguïté p ro p re à to u te chim ère est am plifiée puisque
c’est ta n tô t le m élange qui saute aux y eu x sans que l ’on
parvienne à distin g u er ce d o n t il est fait, ta n tô t l ’inverse,
lo rsq u ’u ne silh o u ette m u tan te et liquéfiée explose co m m e
u n puzzle dynam ique. O n reco n n aît b ien sûr dans l’œ uvre
de W a n g e c h i M u tu des élém en ts d ’o rig in e africaine et
c’est sans surprise q u ’o n la v o it rangée dans le co u ran t de
l ’afrofuturism e, su rto u t après sa p articipation à l’exposition
itin éran te « Africa R e m ix » . M ais ses hybrides se d ép lo ien t
aux dim ensions d ’u n m o n d e m u lticu ltu rel dans lequel, par
contraste avec les im ages de G o n k ar G yatso, les traditions
locales ne subsistent plus q u e co m m e des indices d ’u n e
id e n tité évanescente et sans cesse à requalifier. E n ce sens,
ses collages o ffren t u n b o n ex em p le fig u ra tif de ce q u e
p o u rrait être u n universalism e p ictu ral de type analogiste.
Simon T ookoom e, dont on a déjà vu un dessin au chapitre 2
(illustration 22), est physiquem ent plus attaché à une tradition
locale. N é en 1934 et m o rt en 2010, il a passé la plus grande
partie de sa vie dans la p etite com m unauté de B aker Lake,
dans le N u n av u t canadien, où il subsistait exclusivem ent de

577
LES F O R M E S D U VI SI BLE

la chasse ju s q u ’à la tren tain e et était rép u té p o u r ses talents


de c o n teu r. T o o k o o m e fait p artie de ces sculpteurs inuits
ta len tu eu x qui o n t ren o u v elé l ’art très ancien des figurines
en ivoire de m orse, en changeant d ’échelle et en em ployant
des m atériau x n o u v eau x , to u t en co n serv an t les thèm es
classiques de l ’im aginaire in u it, n o ta m m e n t les m é ta m o r­
phoses en tre h um ains et anim aux. E n d ép it de cet en raci­
nem en t solide, T o o k o o m e p eu t aussi être considéré com m e
u n e figure de l ’art in tern atio n al c o n tem p o rain . D ’abord,
du fait que ses figurines sont m oins co n v en tio n n elles dans
le style “in u it m o d e rn e ” que celles de b eau c o u p d ’artistes
in u its, lesquels c h e rc h e n t au p re m ie r c h e f à ré p o n d re à
la d em an d e du m arch é p o u r des œ uvres im m é d ia te m e n t
identifiables co m m e “ ch am an iq u es” ; ensuite parce q u ’il a
réalisé de n o m b re u x dessins et lith o g rap h ies, u n m é d iu m
b ie n m oins c o u ran t chez les Inuits que la scu lp tu re ; u n e
d o u b le o rig in alité q u i s’est tra d u ite p ar l ’accu eil de ses
œ u v res dans de grands m u sées et galeries d ’E u ro p e et
d ’A m ériq u e du N o rd . E n d ép it de cette in sertio n solide
dans les circuits de l ’art in tern atio n al, les im ages de S im on
T o o k o o m e s’in scriv en t de faço n o n n e p e u t plus n e tte
dans l’ico n o g rap h ie anim iste. E n té m o ig n e In u k Imagines
Dog A nim ais (illustration 150), u n e scène illustrant le th èm e
classique de la c o m m u ta tio n de p o in ts de v u e, dans sa
varian te in u it très co m m u n e de la face retroussée. O n se
rappellera que, lo rsq u ’u n h u m a in bascule dans le p o in t de
v u e d ’u n anim al, il v o it sa face n o n pas telle q u ’elle est
d ’o rd in aire, ici celle d ’u n chien, mais telle que l ’anim al
se v o it lu i-m ê m e , c ’est-à-d ire soit avec u n visage h u m ain
reflétant son in tério rité, soit avec la face d ’u n autre animal,
u n p réd ateu r en général, si la face ex térieu re est celle d ’un
animal pacifique. Le processus est assimilé au fait de dévoiler
son visage co m m e lo rsq u e l ’o n abaisse le c ap u c h o n d ’u n
parka. T o o k o o m e, u n expert dans la co n d u ite des attelages
de traîn eau , figure le ch ien ta n tô t sous sa fo rm e chien, à
gauche, ta n tô t à d ro ite avec sa face de ch ien retroussée
sur le visage de son âm e de type h u m ain .

578
150. Simon Tookoome, Inuk Imagines Dog Animais, 1981

La façon la plus sim ple d ’affilier u n e œ uvre c o n tem p o ­


raine à u n rég im e o n to lo g iq u e n o n naturaliste rev ie n t à
m ettre en évidence que les m oyens formels do n t elle se sert
sont analogues à ceux co m m u n ém e n t em ployés dans tel ou
tel autre m ode de figuration. A condition, b ien sûr, que le
dispositif visuel en question ne soit pas u n e simple citation
tirée d ’une im age ayant m arqué l ’artiste. Cela semble être
le cas dans u n e œ uvre de V icto r B rau n er appelée Force de
concentration de M onsieur K (illustration 151). D ans la m y th o ­
logie personnelle de B rauner, M o n sieu r K incarne la bêtise
m échante et satisfaite, u n alter ego de l’U b u de Jarry. C et
interprète talentueux du surréalisme l’a donc représenté sous
de n o m b re u x avatars, n o ta m m e n t dans L ’Etrange Cas de
Monsieur K (1933), une toile ayant appartenu à A ndré B reton,
où le personnage apparaît dans trente-six incarnations, seul
ou copulant avec u n e variété de partenaires, nu ou v êtu en

579
LES F O R M E S D U VI SI BLE

militaire, en prêtre, en policier, en banquier, exprim ant to u r


à to u r la suffisance, la sottise, la lu b ricité, la v io len ce, la
pro p en sio n au mal et à l’oppression. Force de concentration de
M onsieur K est en rev an ch e co n stru ite à la m anière d ’u n
diptyque, une organisation form elle caractéristique de bien
des œuvres de B rauner attirant l’attention sur la dualité essen­
tielle des êtres. Le bonhom m e ventru apparaît ainsi dédoublé :
cram oisi et m aculé de taches sanglantes, il se d éco u p e à
gauche sur un fond blanc, tandis que, la peau blanchâtre et
l’œil vitreux, il se détache à droite sur u n fond noir. Sous
ses deux m anifestations, toutefois, son corps est parsem é de
petites poupées en celluloïd, u n e disposition qui ne p eu t
m an q u er d ’évoquer la statue du dieu A ’a de l’île de R u ru tu
(illustration 104), sur le corps de laq u elle p ro lifè re n t des
répliques d’elle-m êm e à une autre échelle, com m e ém ergeant
de la peau. O n a pu v oir au chapitre 8 q u ’en figurant à la
surface de cette effigie polynésienne le réseau des divinités
m in e u re s d o n t elle c o n stitu e la to ta lisa tio n expressive,
l’im ag ier de génie qui l’a sculptée est p a rv e n u à ren d re
ta n g ib le u n e c a ra ctéristiq u e p o u r ta n t fo rt ab straite des
ontologies analogistes, à savoir q u ’une singularité ostensible
p eu t en réalité représenter u n réseau de relations et exprim er

151. Victor Brauner, Force de concentration de Monsieur K, huile sur toile avec incorporation de poupées en celluloïd, 1934
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

ainsi la dialectique subtile que ce schèm e de m o n d iatio n


e n tre tie n t en tre l’u n ité et la m u ltiplicité. Las, il ne s’agit
probablem ent pas ici d ’une invention indépendante : exposée
au B ritish M u séu m et so u v en t rep ro d u ite, la statue d ’A ’a
était vraisem blablem ent connue de V ictor Brauner, qui aurait
donc répété, peut-être sans en avoir conscience, l’effet specta­
culaire de réverbération m étonym ique grâce auquel la statue
polynésienne subjugue tous ses spectateurs21. Selon to u te
apparence, le rép u g n an t M o n sieu r K n ’est analogiste que
par accident.
Il n ’en va pas de m êm e p o u r u n e autre œ uvre de B rauner,
u n p e u plus tard iv e, ré p o n d a n t au titre én ig m atiq u e de
Conciliation extrême (illustration 152). O n p eu t sans doute voir
dans cette je u n e fem m e biface u n e illustration du th èm e
b raunerien de la dualité : la belle et la bête, l’in n o cen ce et la
sauvagerie, la p u reté et la férocité, réunies dans u n e m êm e
p erso n n e et dissim ulées, p o u r ce q u i est des secondes, à
l’arrière de la tête. Il existe chez les A chuar d ’A m azonie un
esprit m aître du gibier qui offre les m êm es caractéristiques ;
Jurijri se présente avec un visage avenant mais il dissimule sur
l’occiput une m onstrueuse bo u ch e cannibale avec laquelle il
attaque les chasseurs indélicats. Il est impossible que B rauner
ait eu connaissance de Jurijri, mais co m m en t ne pas v o ir par
ailleurs dans le po rtrait de l’m q u iétan t bifrons une figuration
de ce que le maître du gibier illustre, à savoir la com m utation
anim iste des points de v u e? T y p iq u e des masques figurant
des esprits, ce m écanism e révèle u n invariant des représen­
tations de l ’oscillation dans u n être de ses qualités hum aines
—la subjectivité incarnée dans u n visage —et n o n hum aines
—le corps bestial; et c ’est p ro b ab lem en t ainsi que B rauner
l ’a exploité dans sa toile, sans que l’on puisse affirm er par
ailleurs que la totalité de son œ uvre soit m arquée par des
intuitions animistes.
Car, à l’instar de B rau n er et par contraste avec les cas que
l’on a exam inés auparavant, bien des artistes contem porains
m anifestent au sein m êm e de leur œ uvre un grand éclectisme
ontologique. Salvador D ali en est la m eilleure expression.
152. Victor Brauner, Conciliation extrême, 1941

B ien que son œ uvre paraisse d ’autant plus difficile à assigner


à une ontologie particulière q u ’il s’est lu i-m êm e attaché à en
fournir des clés d ’in terprétation au m o y en de philosophies
esthétiques balançant entre l’ésotérism e et la loufoquerie,
il paraît hors de do u te q u ’une grande partie d ’entre elle est
em blém atique de la figuration analogiste. O n n ’en prendra
q u ’u n exem ple, très parlant il est vrai, celui de Galatea aux
sphères (illustration 153). Le tableau part d ’u n je u de m ots: il
représente à la fois Gala, la m use, com pagne et m odèle de
Dali, et la nym phe Galatée, l’u n e des N éréides, célébrée par
O v id e p o u r son idylle m alheureuse avec le berg er Acis et
p o u r la passion érotique que lui vouait le cyclope Polyphèm e.
L ’im age de Galatée est mise au service d ’une harm onie des
sphères pythagoricienne dans laquelle le visage de la nym phe
devient le centre du m acrocosm e où se déploient des corps

582
J O U E R S U R T O U S LES T A B L E A U X

célestes, en m êm e temps que le centre du m icrocosm e à partir


duquel se diffusent des particules subatom iques sans contact
les unes avec les autres. Bref, la figuration d ’une correspon­
dance analogiste to u t à fait classique à laquelle font écho des
toiles com m e L ’H om m e invisible (1933), Enfant “'géopolitique”
observant la naissance de l’homme nouveau (1943) ou La Madone
de Port Lligat (1950).

153. Salvador Dali, Galatea aux sphères, 1952

E t p o u rtan t, Salvador D ali a aussi p e in t un tableau d ’ins­


p ira tio n très d ifféren te d o n t le titre p eu concis in d iq u e
d ’em blée q u ’il repose sur une illusion d ’optique : Cinquante
images abstraites qui vues de 2 yards se changent en trois Lénine
masqués en chinois et qui vues de 6 yards apparaissent en tête de
tigre royal du Bengale (illustration 154). C o m m e la plupart des

583
LES F O R M E S D U VI SI BLE

peintures de Dali, c ’est u n e œ uvre virtuose, d ’u n e grande


in v e n tiv ité dans la co n stru ctio n g éo m étriq u e p u isq u ’elle
in d u it un basculem ent selon la distance d ’observation entre
le détail des élém ents du fond et la form e générale que leur
assemblage com pose, basculem ent qui repose sur le classique
effet “ canard-lapin” en v ertu d u quel on p e u t v o ir alternati­
v em en t les têtes de L énine ou la face du tigre, mais jam ais
les deux sim ultaném ent. Le résultat est encore une co m m u ­
tation, autorisant l’oscillation entre d eu x points de vue sur
u n m êm e sujet d o n t l ’id en tité est, à vrai dire, malaisée à
définir. D o it-o n y v o ir u n félin anim é par u n e in tério rité
léniniste? U n e triade chinoise capable de p ren d re l ’appa­
rence d ’u n tigre? L ’alliance du d o cteu r Fu M an ch u et de
la rév o lu tio n b o lch ev iq u e s’in carn an t dans u n p réd ateu r?
Sans do u te le principe de la m étam orphose par perm u tatio n
des perspectives est-il présen t, mais co m m e suspendu et
inabouti, faute d ’u n e franche th ém atisation par le tableau
d ’u n e e x p érien ce anim iste, u n rég im e d ’ex isten ce avec
lequel D ali ne sem ble guère en tre ten ir d ’affinités.
D ’autant que le renversem ent entre le fond et la figure est
u n artifice que le peintre catalan a utilisé ailleurs, par exem ple
dans Portrait de Gala regardant la mer Méditerranée qui à 2 0 mètres
de distance se transforme en portrait d ’Abraham Lincoln, et plu tô t
p o u r satisfaire le goût surréaliste de jo u e r sur le quiproquo
p ercep tif en faisant advenir une im age cachée dans une autre
que par réel désir de figurer des points de vue alternés sur
u n être (illustration 155). Il s’agit m oins ici d ’une co m m u ­
tation animiste que d ’u n exercice magistral de com position
analogiste dans lequel Dali a m ultiplié les correspondances,
les em boîtem ents et les je u x d ’échelle, n o tam m en t entre la
figure principale de Gala (qui form e une partie du visage de
Lincoln) et Gala à nouveau, mais incluse en m édaillon au
cinquièm e de sa dim ension précédente dans une autre pose, et
entre le visage de Lincoln (com m e sujet principal du tableau
visible à vingt mètres) et son visage encore, mais à peine
discernable dans le coin inférieur droit com m e u n agrégat
de cellules colorées. La construction de l’espace pictural est

584
154. Salvador Dali, Cinquante images abstraites qui vues de 2yards se changent en trois Lénine masqués en
chinois et qui vues de 6yards apparaissent en tête de tigre royal du Bengale, 1963

en apparence conventionnelle, avec un effet de perspective


m onofocale accentué par les carreaux du sol, la pro fo n d eu r
de l’em brasure de la fenêtre soulignée par des blocs, ou le
p o in t de fuite situé au centre de la toile devant le regard de
Gala ; mais tant le C hrist en croix vu dans le ciel en plongée
verticale que l’inversion entre figures et fond en fonction de la
distance d ’observation subvertissent les codes de la figuration
théâtrale albertienne to u t en do n n an t l’impression superfi­
cielle q u ’ils sont respectés. M algré la bouffonnerie assumée de
Salvador Dali, m algré l’éclectism e dans lequel il se com plaît,
la virtuosité de ses je u x d ’optique en dit plus sur le trouble
ontologique dans lequel est plongée, au m itan du x x e siècle,
la figuration naturaliste que les œuvres et les propos d ’artistes

585
LES F O R M E S D U VI SI BLE

155. Salvador Dali, Portrait de Gala regardant la mer Méditerranée qui à 20 mètres
de distance se transforme en portrait d'Abraham Lincoln (Hommage à Rothko), vers
1976

b eau co u p plus avant-gardistes o u à la p h ilo so p h ie m ieu x


assurée : derrière le personnage roublard et intéressé se profile
l’ingénuité déconcertante d ’un peintre qui, par-delà les facilités
d ’école, ne sait pas résister à la fantaisie candide de ses in tu i­
tions visuelles.
Conclusion

Faire image

« J ’a p p e lle ra i im a g e c e tte im p re s s io n de ré a lité e n fin


p le in e m e n t in ca rn é e q u i n o u s v ie n t p a rad o x a lem e n t de
m o ts d é to u rn é s de l ’in c a rn a tio n . »
Y ves B o n n e fo y , L ieux et destins de l ’image1

D epuis que, au prix du déto u rn em en t d ’une m axim e d ’H orace


et d ’une m anipulation de la Poétique d ’Aristote, la doctrine de Y U t
pictura poesis était devenue la charte figurative de la m o d ern ité
naissante, on avait pris coutum e en E urope de m ettre sur un pied
d’égalité la description par les mots et la description par les images.
En principe, sinon dans la pratique, artistes et poètes convergeaient
vers u n m êm e b u t : dépeindre fidèlem ent les êtres et les choses en
exaltant leur beauté. O n a certes p u disputer de la préém inence
d ’u n registre sur l’autre ; on a pu affirmer que, com m e Peinture
le je tte à la face de Poésie dans Le Songe de Philomathe, «les D ieux
ne vous ont fait naître que p o u r m e tenir com pagnie2», il n ’en
demeurait pas moins qu’un m êm e souci figuratif était réputé animer
les deux entreprises. V ue avec le recul, cependant, la convergence
était d ’autant m oins plausible que le paysage, le portrait, les scènes
de genre, la nature m orte, genres picturaux peu considérés par les
beaux esprits et pourtant emblématiques de la révolution figurative
naturaliste, ne trouvaient q u ’im parfaitem ent leur équivalent dans

587
LES F O R M E S D U VI SIBLE

l’art poétique. M oins d ’u n siècle après le dialogue de Félibien,


Lessing a tenté de d onner u n coup d ’arrêt à ce parallélisme entre
poésie et peinture en soutenant q u ’elles ne se p rêten t guère à la
com paraison puisque la prem ière, d ’ordre séquentiel, représente
au m oyen de signes arbitraires des actions qui se succèdent dans
le tem ps, tandis que la seconde, d ’ordre synchronique, rep ré­
sente au m o y en de signes «naturels» des corps qui coexistent
dans l’espace3. M algré le retentissem ent de ses thèses, l’auteur
du Laocoon n ’est p o u rtan t pas parvenu à découpler durablem ent
images picturales et images littéraires tant était profonde depuis
la Renaissance l’habitude de les associer sur u n plan conceptuel.
Le rom antism e reprend ce thèm e de l’appariem ent sous u n autre
angle, celui de la fraternité des poètes et des artistes, alliance de
circo n stan ce co n tre l ’académ ism e qui ne d é b o u ch e ra jam ais
sur la véritable fusion des arts q u ’u n B y ro n ou u n D elacroix
appellent de leurs v œ u x ; sans doute parce q u ’ils n ’envisagent pas
les m oyens d ’y parvenir autrem ent q u ’en sollicitant dans l’âme de
ceux à qui ils destinent leurs œuvres les m êm es ressorts que ceux
q u ’ils excitent dans la leur lorsqu’ils sont transportés sur les ailes
de la création4. Il faut attendre les développem ents m odernes de
la théorie des signes, de Peirce à Austin, p o u r que soient posées
à nouveaux frais n o n seulem ent la question des contrastes entre
signes linguistiques et signes iconiques, mais aussi, u n peu plus
tard et de façon novatrice, celle de la puissance d ’agir prêtée aux
mots et aux images —le pouvoir perform atif des premiers, l’agence
des secondes —, dont les rom antiques savaient m anipuler les effets
sans beaucoup s’embarrasser d ’en com prendre les mécanismes.
A u-delà des différences déjà pointées par Lessing dans la nature
des signes q u ’elles em ploient et dans leurs rapports au temps et à
l’espace, images littéraires et images iconiques paraissent en outre
se distinguer par la plus o l i m oins grande rigueur apparente des
principes de production auxquels elles sont soumises. Le paradoxe
de leurs destins croisés, en effet, vient de ce que la co n v en tio n -
nalité manifeste des signes et des règles au m oyen desquels les
m ots suscitent des effets imagés sem ble à raison inverse de la
liberté laissée à ceux qui les lisent ou les éco u ten t de s’en figurer
les échos, tandis que c’est le contraire qui se produirait avec les

588
CONCLUSION

images picturales : la possibilité de reconnaître ce q u ’elles rendent


présent et d ’en être affecté découlerait d ’une aptitude ouverte à
tous les hum ains de détecter des ressemblances qui n ’aurait nul
besoin d ’obéir à des préceptes stricts. C o m m e le déclare P einture
à Poésie dans l’inusable dialogue de Félibien: «J’en figurai des
images n on pas semblables à celles que vous faites, m a sœur, que
chacun p eu t considérer à sa fantaisie, et se représenter com m e
il lui plaît,., mais des images véritables, et où la nature semblait
avoir form é une seconde personne5. » A u trem en t dit, les images
poétiques prendraient lib rem en t form e dans l’esprit de chacun
au gré de sa sensibilité et de son hu m eu r, portées p o u rtan t par
un flux phon iq u e et graphique structuré par les norm es co u tu -
mières d ’une langue (de sa gram m aire, de son vocabulaire, de
sa p h o n étiq u e, de sa prosodie, de sa rh éto riq u e, de sa versifi­
cation) tandis que les images visuelles im poseraient à tous ceux
qui les regardent la m êm e p erception d ’u n objet, “naturelle” et
“véritable” , rend an t ainsi superflue p o u r les apprécier la maîtrise
d’u n code form el analogue à celui régissant les expressions discur­
sives. Licence associative suscitée par u n m édium contraignant,
dans u n cas, ferm e guidage de l’attention et de l’idéation causé
par u n m édium transparent et d ’usage spontané, dans l ’autre.
Il n ’en est rien, b ien sûr. C e livre to u t entier soutient m êm e
le contraire, son am b itio n étant de m o n tre r que les règles de
l’im agination visuelle sont to u t aussi exigeantes et logiquem ent
articulées que celles de l’im agination langagière ; que les formes
du visible, to u t en rép o n d an t à une syntaxe d ’u n autre genre que
celle articulant les formes du dicible, n ’en sont pas m oins structu­
rantes que celles-ci ; et q u ’il faut, p o u r com m encer à les élucider,
u n effort collectif analogue à celui fourni jadis par les pionniers
de la gram m aire com parée, effort auquel le présent essai entend
apporter sa contribution. O n y a en effet défendu que, malgré
leur étourdissante diversité, n o n seulem ent les images iconiques
peuvent être appréhendées selon leurs modalités propres de figurer
des régimes de m ondiation com plém entaires de ce que le langage
en révèle, mais que ces modalités, tout com m e les régimes qu’elles
rendent visibles, sont autant de transformations les unes des autres.
Le système des continuités et des discontinuités perçues par les
LES F O R M E S D U VI SI BLE

hum ains entre ce qui les rapproche et ce qui les distingue des
non-hum ains opère com m e une m atrice contrastive qui perm et
de m o n trer to u t à la fois ce que des traditions iconographiques
o n t re te n u par sélection et omissions dans le u r figuration des
sphères de l’expérience hum aine, la nature des procédés formels
qu’elles o n t employés po u r construire u n espace représentationnel
et y m énager des points de vue correspondant à leu r genre de
m ondiation, et les diverses sortes d ’agence prêtées aux images
en fo n c tio n des dispositions q u e ch aq u e rég im e d ’existence
reconnaît aux êtres q u ’il abrite. Q u atre m odes d ’identification
—animisme, totém ism e, analogisme, naturalism e —se déclinent
et se rép o n d en t ainsi selon trois registres de la figuration : on to lo ­
gique (les types d ’objet et de relation dont le m obilier des mondes
est constitué), form el (la façon d o n t les propriétés de ce m obilier
sont rendues ostensibles dans les images), pragm atique (les moyens
employés p o u r que ces images exhibent une puissance d ’agir dans
certaines circonstances). Après avoir exploré à loisir le dédale de
cet édifice transform ationnel, sans doute n ’est-il pas inutile de
revenir brièvem ent sur la logique de son plan d ’ensemble.

Ontologies

Sur les côtes brum euses de la C olom bie-B ritannique, en terre


d’Arnhem , sur les hauts plateaux du Tibet, dans les ateliers d ’artistes
de Paris, N e w Y o rk ou Berlin, les imagiers exposent le m obilier
des m ondes q u ’ils h abitent en figurant, de façon plus ou moins
reconnaissable, les objets d o n t ces m ondes sont constitués —des
cerveaux, des itinéraires méditatifs, des prototypes ancestraux, des
m orceaux de pays ou des esprits cannibales. E n outre, ces objets
en tre tie n n en t entre eux dans l’em pire des signes des relations
ostensibles selon le régim e ontologique où ils sont reconnus, de
l’enchâssem ent récursif à la com m u tatio n des points de vue, de
la sim ultanéité du co ntenant et du co n ten u à l’hétérogénéité du
to u t et des parties. C hacune de ces relations p eu t à son to u r être
subsum ée sous un schèm e relationnel élém entaire structurant
en u n lieu et à une époque la m anière d o n t des hum ains font

590
CONCLUSION

l’expérience de la v ie: une relation de sujet à sujet généralisée


à la plupart des habitants du cosmos dans le cas de l’animisme,
une relation d ’inhérence à une classe et à des lieux partagée par
u n bloc d ’hum ains et de n o n-hum ains dans le cas du totém ism e,
une m étarelation donnant dynam isme et cohérence à des relations
subordonnées dans le cas de l ’analogisme et, p o u r le naturalisme,
une relation d ’objectivation dans laquelle le sujet est condition
d ’existence d e l’objet.
V oyons ce q u ’il en est avec l’animisme, qui jo u e sans cesse sur
l’équivoque induite par des images de corps spécifiques repré­
sentant des esprits, et des images d ’esprits rendus physiquem ent
visibles au m oyen d ’attributs d ’espèce. Sa caractéristique fonda­
m entale, en effet, ce qui le définit com m e ontologie, est m oins
l’idée que le règne des âmes se prolonge au-delà des hum ains que
l’intuition plus élém entaire, et plus vigoureuse, que la distinction
entre le corps et l’esprit traverse la plupart des existants. Les moyens
de figurer une telle propriété et les conséquences q u ’elle entraîne
se développent dans u n e gam m e de procédés iconiques, certains
im m édiatem ent évocateurs du m écanism e q u ’ils représentent,
d’autres plus com plexes et do n t la com préhension n ’est accessible
q u ’éclairée par les théories visuelles locales. Parm i les prem iers,
la représentation du m o u v em en t suspendu occupe u n e place de
choix : c ’est la façon la plus simple d ’indiquer q u ’un animal, figé
dans u n élan de fuite ou de capture, se manifeste com m e u n sujet
intentionnel, à l’instar des figurines d ’ivoire si expressives dans
leur simplicité d o n t les peuples du N o rd aim aient à s’entourer.
Insérer dans u n corps anim al u n visage hu m ain servant d ’indice
d ’intériorité, ainsi que le font les Y upiit avec leurs masques, est
une autre m anière, encore plus littérale, de représenter la dualité
des existants. Les Y upiit rajo u ten t aussi des m em bres hum ains,
parfois seulem ent des mains, à des masques d ’oiseaux aquatiques
ou de m ollusques afin de signifier que ces esprits anim aux o n t
une puissance d ’agir analogue à celle des hum ains. La subjec­
tivité animale s’exprim e donc ici par des dispositions physiques
et plus seulem ent morales : c ’est parce q u ’elle est représentée de
façon à susciter l’im pression q u ’elle pourrait se saisir d ’u n objet
et le m anipuler com m e u n hu m ain que l’im age de l’huître ou

591
LES F O R M E S D U VI SI BLE

du plongeon paraît dotée d ’une intériorité de m êm e nature que


ceux d o n t elle rep ro d u it l’intentionnalité préhensile.
C e je u du corps et de l’esprit devient plus com plexe lorsqu’il faut
figurer certaines des propriétés qui en dérivent, par exemple l’oscil­
lation entre l’u n ou l’autre des points de vue que les deux plans
de l’être ren d en t possible : si prendre conscience de la physicalité
d ’u n animal, c ’est le v oir avec les traits de son espèce, percevoir
son intériorité, c’est le v oir com m e u n hum ain. C ette définition
m inim ale de la m étam o rp h o se p e u t rece v o ir u n e expression
iconique en exploitant les mécanismes visuels de la com m utation,
depuis les masques à volets révélant une intériorité hum anoïde
sous l’avatar animal ju sq u ’aux différents types de basculem ent de
perspectives rendus possibles par des masques com binant de part
et d ’autre d ’u n axe vertical ou horizontal u n m orceau de visage
hum ain et u n m orceau de face animale.
T ou tefo is, l’affaire se co m p liq u e en co re lorsque la polarité
entre l’icône et ce d o n t elle tien t h eu s’inverse du to u t au tout,
com m e c’est le cas avec l’habitude in uit de considérer les images
m iniatures d ’anim aux et d ’artefacts com m e des “ âm es” consti­
tuant le p rototype et, de fait, le m ode d ’être véritable de l’objet
q u ’elles représentent une fois q u ’il est am plifié à la dim ension
sous laquelle o n le ren co n tre d ’ordinaire. D e m êm e que l’âme
tarniq d ’u n hu m ain ou d ’u n anim al existe sous la form e d ’une
im age m inuscule de sa personne logée dans son corps, de m êm e
une effigie m iniature est m oins l’im itation que le m odèle de ce
q u ’elle figure, la synthèse incarnée de ses qualités. O n a là une
variante de la com m utation jo u a n t sur u n basculem ent d ’échelle
et n o n plus de perspective : le co rp s-âm e m in iatu re englobé
dans u n corps o u figuré en trois dim ensions p re n d la form e
d ’une intériorité matérielle, tandis que les expressions agrandies
de l’h o m oncule, de l’anim alcule ou du m odèle réduit, à savoir
l’hom m e, la fem m e, le caribou ou la bouilloire rencontrés dans
la vie de tous les jours, deviennent des signes corporels de l’in té­
riorité physique d o n t ils sont la projection. A vec ce subtil je u
d ’échelle, la figuration plus “ réaliste” de la m étam orphose telle
que les masques à volets ou les peintures corporelles la réalisent
apparaît co m m e u n luxe ou u n e red o n d an c e in utile. C ar les
CONCLUSION

images inuits ne sont pas des exégèses graphiques d ’événem ents


qui leur sont extérieurs, mais des agents causaux ayant u n effet
sur le m onde : elles o p èren t des transform ations, condensent des
relations, rendent présents des êtres. C ’est seulem ent m aintenant,
et parce que l’expérience du rapport aux anim aux et aux esprits a
perdu, dans le G rand N o rd , l’intensité de jadis, que la m étam o r­
phose exige d ’être illustrée de façon plus littérale dans les sculp­
tures dites, f‘à transform ation” , com m e si les artistes devaient se
convaincre q u ’il ne s’agit pas d ’u n e illusion devenue in com pa­
tible avec la vie m oderne.
L’hypothèse animiste que presque tous les objets du m onde sont
des composés instables de corps et d ’esprits entraîne une dernière
conséquence : chaque sujet intentionnel, hum ain ou non hum ain,
v o it les autres selon ce que lui d icten t ses aptitudes physiques
—p o u r l’essentiel, com m e des prédateurs ou des proies —tandis
q u ’il se voit lui-m êm e avec les yeux de son intériorité. C elle-ci
étant m odelée sur celle des hum ains, il se perçoit donc, in d ép en ­
dam m ent de sa form e corporelle, com m e u n hum ain, à to u t le
m oins com m e une in co rp o ratio n de la condition hum aine. O r
les capacités jadis considérables du corps des hum ains com m e de
celui des autres organismes furent am oindries à leur état présent
lors du processus de spéciation dont les mythes retracent le dérou­
lem ent, de sorte q u ’une contradiction irrésolue se développe dans
l’anim ism e, sud-am éricain en to u t cas, entre des anim aux qui
s’appréhendent com m e des humains et des humains qui aimeraient
récupérer leur plénitude en em pruntant des dispositions aux corps
anim aux. L’expression figurative de cette contradiction n ’est pas
im m édiatem ent visible p o u r des regards n o n inform és car elle
prend justem ent l’aspect d’u n mimétisme ontologique se déclinant
en fo n ctio n des types de regard que les différentes personnes
hum aines et n o n hum aines sont réputées p o rter sur elles-mêm es
et sur les autres. D e là p ro cèd en t les m éthodes de cam ouflage
em ployées par les hum ains afin de se faire passer p o u r telle ou
telle espèce animale qui a la naïveté de croire q u ’elle est la seule
à connaître les peintures d o n t elle orne ce q u ’elle pense être u n
corps hum ain ; de là procède le pillage des attributs anim aux les
plus ostensibles —plum es, crocs, serres, becs ou pelages —afin de

593
LES F O R M E S D U VI SI BLE

les inco rp o rer dans autant de parures faisant office de prothèses


m étaphysiques ; de là procède la confection de corps-costum es
adéquats à l’idée que les esprits se font de leur apparence telle
que l’esprit du cham ane en a eu la vision; de là procède enfin
l’habitude des peuples circumpolaires de garder sans cesse les corps
anim aux à l’esprit en s’en tourant de leurs images, n o n seulem ent
com m e une p ro p édeutique de l’attention au gibier et u n signe
de connivence avec les esprits m aîtres qui régissent ses destinées,
mais aussi p o u r se persuader que, dans ce m o n d e d ’identités en
flux, certaines formes d em eu ren t identiques à elles-mêm es. Les
images sont les esprits de corps qui ne se laissent v o ir q u ’à travers
l’esprit des autres.

Des trois transform ations figuratives australiennes que l’on a


passées en revue dans ces pages, la représentation des silhouettes
animales est sans doute celle qui exprime avec le plus de force et de
concision l’essence du totém ism e : u n être im m obile et atemporel,
dépeint sans fond ni partenaire, révèle dans son anatom ie englo­
bante les partitions du corps social et la com p lém en tarité qui
régit les interactions entre ses segments. O n se gardera bien de
conjecturer que ces images des prototypes originaires sous leur
avatar animal sont plus typiques parce que plus anciennes. Leur
antiquité est certes attestée par des peintures retrouvées dans des
abris-sous-roche de la terre d ’A rn h em décrivant avec beaucoup
d’exactitude une espèce de la m égafaune éteinte depuis plusieurs
dizaines de millénaires6. Pourtant, b ien q u ’il ait été d ’usage plus
éphém ère, le style n arratif caractéristique de l’Australie centrale
a lui aussi laissé des traces précoces dans des sites répartis u n peu
partout dans le continent sous forme de motifs incisés dans la roche,
rem o n tan t à plus de douze mille ans p o u r les plus vieux, et qui
ressem blent fort aux pictogram m es décrits par les ethnographes
contem porains7. C e n ’est donc pas une question de datation qui
conduit à envisager les figurations animales com m e une expression
plus adéquate du totém ism e, mais le fait que les pictographies,
traitées ici com m e l’u n e des m anières de rendre visible l’action

594
CONCLUSION

instituante des êtres du R ê v e , n e sont en rien spécifiques de


ce m ode d ’identification p u isq u ’o n les retrouve sous toutes les
latitudes et associées à des régimes ontologiques très divers. Q uelle
que soit l’extraordinaire inventivité formelle dont cette expression
graphique a pu faire preuve dans l ’art contem porain du désert
central, le langage pictographique q u ’elle em ploie ne lui est pas
propre. Q u an t aux com positions complexes des peintures yolngu
qui croisent dans une m êm e im age la figuration des corps, des
lieux et des trajets, q u ’elles soient ou n o n plus tardives que les
deux autres styles d o n t elles sont u n e transform ation structurale,
on p eu t les voir, à l’instar des peintures k u n w in jk u en rayons X ,
com m e centrées sur les représentations hiératiques des êtres du
R êv e autour desquelles se développe en co n trepoint la narration
entrecroisée de leurs exploits. Bref, si l’on veut bien pard o n n er
cette tautologie, la m eilleure figuration totém ique, c’est encore
la figure du totem .
M êm e s’il faut prendre ce genre d ’analogie avec u n e grande
circonspection, on ne p eu t m anquer d ’être frappé par la similitude
en tre les représen tatio n s aborigènes des êtres du R ê v e et les
images d ’anim aux dans l’iconographie du Paléolithique supérieur
européen. Sans doute, de C h au v et à Altamira, les anim aux des
grottes ornées ne sont-ils pas figurés co m m e des silhouettes
inertes d o n t l’intérieu r est visible ; ils sont au contraire dépeints
avec u n rem arquable dynam ism e dans les postures, le relief des
parois ayant servi à actualiser des form es de corps co n ten u es
en puissance dans des creux et des bosses ou à suspendre l’élan
d ’u n m o u v em en t par des raccourcis audacieux. Mais ce réalisme
m orphologique et cinétique qui ne le cède en rien au réalisme
anatom ique des peintures de la terre d ’A rn h em n ’est, pas plus en
E urope q u ’en Australie, u n e figuration de la nature ; les anim aux
sont com m e projetés u n à u n sur la surface rocheuse, sans que
soit jamais dépeint u n quelconque environnem ent, ni m êm e le
sol q u ’ils foulent. C ar c’est une iconographie à peu près exclusi­
v em ent anim alière : les hum ains sont rarissimes dans l’art pariétal
européen, et leurs interactions avec les anim aux plus rares encore,
trois à peine sur des milliers de peintures et de gravures peu v en t
éventuellem ent être interprétées com m e des scènes de chasse8.

595
LES F O R M E S D U VI SI BLE

T o u t co m m e en A ustralie sep ten trio n ale égalem ent, chaque


animal est représenté de profil, l’angle sous lequel il est le plus
typique, où il incarne le m ieu x son espèce ; et chacun se donne
à voir com m e autonom e, sans réfèrent externe ni com pagnon,
m êm e lorsque d ’autres individus de la m êm e espèce se super­
posent à lui, s’enchevêtrent dans son contour, sem blent le suivre
ou le précéder, se détacher de lui com m e en éventail ou lui faire
face tête contre tête.
Il y a bien quelques images qui sem blent représenter des affron­
tements entre animaux d’une m êm e espèce —félins, bisons, rhino­
céros ; bien plus com m uns, toutefois, sont les cas où un animal
est dupliqué par superpositions partielles, inversions de part et
d ’autre d ’u n axe de sym étrie o u translations dans une frise, de
sorte qu’il n ’interagit aucunem ent avec ses congénères, mais repré­
sente autant d’itérations d ’un m odèle unique. E t lorsque plusieurs
espèces sont présentes sim ultaném ent sur la m êm e paroi, il s’agit
souvent de superpositions d o n t on a p u m o n trer q u ’elles avaient
été faites successivem ent par série d ’espèce, soit dans la foulée,
soit parfois à des époques très différentes9. À la différence d’autres
traditions pariétales, en A frique n o tam m ent, l’iconographie du
Paléolithique eu ro p éen ne sem ble ainsi guère s’intéresser à la
figuration de groupes d ’anim aux de la m êm e espèce tels q u ’ils
se déplacent dans leur m ilieu ou à relater une ren co n tre entre
des hom m es et des anim aux, ou m êm e à m o n trer des circons­
tances dans lesquelles des anim aux d ’espèces différentes intera­
gissent —une scène de prédation, par exem ple. T o u t com m e les
peintu res de pro to ty p es anim aux de la terre d ’A rn h em , cette
imagerie ne dépeint ni des événem ents singuliers ni des situations
“naturelles” , elle rep ro d u it sans trêve de la façon la plus reco n ­
naissable possible des exem plaires d ’espèces anim ales, chacun
représenté sur une m êm e surface et parfois en com binaison avec
u n très grand n o m b re d ’autres exemplaires, mais chacun dans un
espace figuratif qui lui est propre.
Prenant acte de certaines de ces caractéristiques de l’iconographie
du Paléolithique européen, Alain Testart a proposé de v oir en
elles des indices d ’une possible “religion totém iq u e” 10. Sur la base
d ’une analyse form elle rigoureusem ent m enée et à l’encontre des

596
CONCLUSION

habituelles interprétations “ cham aniques” , il note que les repré­


sentations pariétales sont guidées par des règles strictes. D ’abord,
les images d ’anim aux sont réalisées séparém ent selon l’espèce à
laquelle ils appartiennent et jam ais en relation les unes avec les
autres. S’ajoute à cela la très faible présence d ’images d’humains ou
d’anthropoïdes —elles sont plus com m unes dans l’art m obilier —et
le fait que leurs rares occurrences les dépeignent de façon parcel­
laire, inachevée ou caricaturale, en parfait contraste avec l’exac­
titude m im étique des anim aux, com m e si l’on avait p lutôt choisi
de figurer ces derniers p o u r dire quelque chose des hom m es11.
Selon T estait, cette im agerie taxinom ique ne raconterait donc
pas d ’histoires, ne décrirait pas des com portem ents, ne retracerait
pas des épisodes m ythiques, elle serait l’expression d ’u n système
de pensée qui utilise le langage des discontinuités entre espèces
p o u r signifier la segm entation sociale. O n aura reco n n u là u n e
version de la théorie lévi-straussienne du totém ism e qui v oit en
celui-ci u n dispositif classificatoire universel utilisant les écarts
différentiels observables entre espèces naturelles afin de concep­
tualiser les écarts différentiels institués entre groupes sociaux12.
C e n ’est pas l’idée du totém ism e développée dans le présent
ouvrage où l’o n a préféré v o ir sous ce term e, et en restant fidèle
aux m atériaux ethnographiques austrahens, une ontologie singu­
lière qui postule l’existence au sein d ’u n e classe d ’hum ains et
de non-hum ains de qualités physiques et morales partagées car
procédant d ’u n m êm e p rototype originaire, qualités qui diffèrent
en bloc de celles caractérisant d ’autres ensembles d’hum ains et de
non-hum ains issus d ’autres prototypes. Mais peu im porte cette
divergence d ’approche puisque les rem arques de T estait sur l’art
du Paléolithique sont to u t à fait com patibles avec la conception
ontologique du totém ism e que je développe dans ces pages et
avec les images australiennes qui la figurent. Q uelle m eilleure
expression du totémism e, en effet, dans l’u n ou l’autre sens évoqué
à l’instant, que des anim aux dépeints espèce par espèce chacun
pour son com pte, m inutieusem ent restitués dans leur autoréféren-
tialité massive, et dont l’identité q u ’ils présentent avec les humains
—q u ’elle soit de substance, d ’essence ou d ’organisation classifi­
catoire —ne p eu t être ren d u e p leinem ent visible q u ’en om ettant

597
LES F O R M E S D U VI SI BLE

avec ostentation de la scène d ’un m onde subdivisé ceux-là qui


jadis im aginèrent ces partitions et qui les en tretien n en t depuis
lors par le travail du rite ?

Figurer une ontologie analogiste est u n m oyen de surm onter


la panique du divers, de m êler le constat que le m onde, les êtres,
les situations, la nature propre de chaque chose sont irrém édia­
blem ent singulières à l’espoir de tro u v er la voie qui perm ettra
de faire tenir ensem ble tous ces particularismes. A fin de rendre
flagrant que le sujet de l’im age est l’affinité entre les élém ents
m ontrés, n o n u n m oi ordinaire se réfléchissant lu i-m êm e dans
sa “ m a n iè re ” , les im agiers de l ’analogism e te n d e n t à m u lti­
plier ces élém ents, forçant ainsi l’attention du spectateur vers les
connexions qui les unissent. E t com m e la profusion brouille la
vue, l’o n n ’identifie pas toujours d ’em blée ce q u ’est le schèm e
dom inant de ce régim e figuratif, à savoir la relation englobante
ordon n an t des relations disséminées dans u n e totalité sociocos-
m ique difficile à représenter com m e u n tout. Aussi est-ce m oins
par l’exhibition d ’objets reconnaissables que cette m étarelation
devien t visible q u ’en d o n n an t force d ’évidence aux schèm es
visuels organisant ces objets et aux cascades d ’analogies q u ’ils
suscitent. Par chance, ces schèmes ne sont guère n o m b reu x et
ils sont d ’autant m ieux repérables que chaque aire de l’archipel
analogiste en offre la palette à peu près com plète, un archipel
dont la consistance ontologique, par-delà les différences dans les
m odes de vie, les structures politiques et les institutions, s’affirme
justem en t au prem ier ch ef dans la récurrence, et l’exclusivité, des
mécanismes structurant les images produites en son sein.
C e sont d ’abord les chimères, des agrégats de qualités disparates
dont l’assemblage dans u n organisme paraissant capable d ’une vie
autonom e les distingue des simples tableaux d ’attributs de l’héral­
dique totém ique. La chim ère est l’expression la plus épurée de
ce que l’analogisme s’attache à rendre sensible dans une image,
à savoir la disparité des composantes du mélange et la cohérence
du rapport que leur disposition m et en évidence : il s’agit ici de
CONCLUSION

la liaison fonctionnelle des parties anatom iques perm ettant à un


dragon de voler et à u n centaure de galoper, u n principe osten­
sible de structuration du divers qui fait oublier l’étrangeté de son
résultat. Les autres opérateurs visuels de l’analogisme ne sont que
des variations sur ce thèm e du réseau do n t seul diffère le type de
connexion servant à cim enteries éléments. A ux réseaux organiques
de la chimère, fondés sur la com patibilité mécanique, s’ajoutent
ainsi les résçâux hypostasiés dans un principe de totalisation partielle
nettem ent affiché (le masque d ’exorcisme à Ceylan ou les bâtons
généalogiques en Polynésie), les réseaux mobilisant des pièces très
hétérogènes rassemblées p our concourir à u n objectif com m un (les
mesas), les réseaux fondés sur la déterm ination de chaque élém ent
par une totalité abstraite et irreprésentable qui im prim e néanm oins
un air de famille à chacun d ’eux (les Katsinam des H opi).
L ’autre genre de structure conjonctive que les imagiers analo-
gistes se sont plu à figurer sous des form es très diverses est le
réseau des correspondances entre le m acrocosm e et le m icro ­
cosme, u n cham p de p rédilection p o u r les imaginaires fertiles du
branchem ent, et que seule cette ontologie a su m ettre en valeur.
Les rapports entre la personne hum aine et l’univers tro u v en t à
s’y exprim er autant dans des corps constellés de signes que dans
des cosmogram mes d ’apparences très variées, certains réduits à u n
système de param ètres spatiaux, certains développés en paysages
où se reflètent les qualités intérieures de ceux qui les contem plent.
La h iérarchie enfin, au tre caractéristique distinctive de cette
ontologie, trouve dans l’em b o îtem en t récursif des schèmes en
fractale le principe classificatoire élém entaire qui rend manifeste
une distribution en ordre décroissant. La subsom ption de chaque
élém ent dans celui qui l ’englobe y p re n d u n e form e em p h a­
tique du fait de la sim ilitude de form e à une autre échelle (des
structures de village d ’A frique australe aux m otifs huichols). Là
encore, par u n m oyen très simple, la récursivité perm et de rendre
visibles ces deux traits typiques des ontologies analogistes que
sont le principe hiérarchique —l ’étagem ent p ro p o rtio n n el des
motifs — et le dynam ism e des flux qui l’anim e —l’effet d ’onde
p ro d u it par la ju x tap o sitio n d ’u n m êm e m o tif dans des d im en ­
sions décroissantes.

599
LES F O R M E S D U VI SI BLE

C ’est le m êm e je u récursif dont tém oignent les motifs en perles


de verre collés dans la calebasse huichol, mais sur le m o d e d ’une
variation de form e et n o n plus d ’échelle: le losange figurant la
branche d ’une étoile devient une partie d ’u n b o u to n de peyotl
puis la base de la tête d ’u n cerf, chaque bifurcation représentant
une m étam o rp h o se lo g iq u e en tre des référents de tailles très
différentes. Par contraste avec les m écanismes de com m utation
de perspective em ployés p o u r figurer la m étam orphose animiste
- masques à volets ou dissym étriques, peintures et ornem ents
corporels — qui suscitent u n m o u v e m en t de bascule du p o in t
de vue, effectif ou im aginaire, po rté sur u n être présent dans ses
œuvres, la transform ation de l’étoile en boutons de peyotl et de
ceux-ci en têtes de cerf est ici co ntinue et cantonnée à la sphère
des signes, les entités d o n t ils sont des icônes étant de natures
très différentes. T o u t com m e avec la fameuse illusion visuelle du
canard-lapin, la m étam orphose anim iste s’opère dans le regard et
s’ancre dans la physiologie de la perception ; par contre, la trans­
form ation analogiste est déclenchée par le schématisme du motif,
un exercice m ental du m êm e ordre que celui mis en œ uvre par
le biologiste D ’A rcy T h o m p so n lorsqu’il m o n tre co m m en t la
géom étrie perm et de passer par une série de transitions continues
d ’une forme anatomique à une autre en faisant varier les paramètres
d ’u n espace de co o rd o n n ées13.

Aussi irritan te que puisse être p o u r le le c te u r la ré p étitio n


régulière des caractéristiques du m ode d ’identification naturaliste
tant elles paraissent tom ber sous le sens (humains et non-hum ains
obéissent à des déterminations physiques universelles, mais seuls les
prem iers jouissent d’une conscience réflexive), il faut néanm oins
dire et redire sans relâche leur exceptionnalité, de m êm e q u ’il
faut insister sur l’originalité du régim e iconique par l’in term é­
diaire duquel ces caractéristiques o n t pris une form e figurée. Car
l’illusion visualiste est devenue p o u r les M odernes u n e seconde
nature qui leur semble aussi in tu itiv em en t ju ste dans sa façon de
décrire le m o n d e “tel q u ’il est” que le sont toutes les évidences

600
CONCLUSION

indiscutées qui l’accom pagnent, depuis l’idée que la nature, dans


un autre sens, se présente à nous spontaném ent com m e une totalité
connaissable ju s q u ’à celle que les institutions et les m œ urs sont
perfectibles. E n sorte que la transgression m êm e de cette illusion,
dans l’art contem porain, est plus souvent vue com m e l’inévitable
transform ation de ce q u ’elle dépasse - com m e c’est le cas en effet
avec M ondrian ou K andinsky —que com m e le sym ptôm e d ’un
m o d e de figuration plus versatile. E t p o u rtan t, aucun im agier
ailleurs q u ’en E urope n ’avait songé à m o n trer ce que des artistes
com m encèrent à dépeindre dans leurs tableaux au x v e siècle, à
savoir l’inventaire du m o n d e le plus scrupuleusem ent fidèle à
ce q u ’u n œil hum ain p eu t y détecter, u n résultat obtem i to u t à
la fois en restituant la tram e co n tin u e des qualités secondes (un
souci partagé par certaines figurations analogistes) et en inventant
un espace pictural qui serait exactem ent hom ologue à l’espace
perceptif (ce que personne ne s’était avisé de faire auparavant). O n
a pu envisager cette m utation, alternativem ent ou conjointem ent,
com m e l’effet d ’un progrès technique (des pigm ents, de la trans­
position géom étrique), d ’u n e laïcisation du regard (plus sensible
aux réalités m ondaines) ou d ’une extension du dom aine soumis
à sa curiosité (le ciel par la lu n ette astronom ique, la T erre par les
débuts de l’expansion coloniale). Il y a probablem ent u n peu de
tOLit cela en effet. Mais ce que Yars nova signale plus sûrem ent
encore, c’est u n basculem ent ontologique soudain —en quelques
décennies tout au plus —du rapport des humains à ce qui n ’est pas
eux, une prise de p o u v o ir par les images sur u n m o n d e devenu
m oins ineffable. E t cette capture conceptuelle et sensible y a pris
la form e d ’une relation d ’objectivation: celle d ’u n sujet en voie
d ’autonom isation se saisissant de to u te la diversité des p h én o ­
m ènes p o u r les d o n n er à v oir de son seul p o in t de vue, dans u n
espace hom ogène reconstruit m athém atiquem ent et soustrait de
ce fait aux caprices des influences extérieures.
Parce que chaque régime figuratif donne à voir ce qui lui im porte
le plus, des corps formés de regards et des esprits vagabondant entre
des corps p o u r l’anim ism e, des réseaux de correspondances plus
ou moins transitifs p our l’analogisme, des prototypes incarnés sans
décor ni action p o u r le totém ism e, on ne sera guère surpris par la

601
LES F O R M E S D U VI SI BLE

nature des objets dont les M odernes peuplent leurs représentations :


des intériorités hum aines distinctives —la p einture de l’âm e dans
l’art du portrait - et des configurations matérielles où la conti­
guïté visuelle a remplacé les associations symboliques —l’im itation
de la nature dans l’art du paysage —, des objets qui ne sont certes
pas to u t à fait nouveaux, mais auxquels de nouvelles techniques
de fabrication de l’espace d o n n en t une saillance sans précédent.
O r l’instauration de l’objectivité de la nature, la grande affaire
de l’ontologie naturaliste, s’est opérée par deux voies distinctes,
com m e si la nécessité urgente de cet avènem ent avait excité au plus
haut p o in t les im aginations. La continuité des existants hum ains
et n o n hum ains unifiés par u n m êm e régim e physique s’est donc
affichée autant dans la construction géom étrique, inventée par les
artistes toscans afin d ’hom ogénéiser les choses et les êtres par leur
com m ensurabilité au sein d ’u n espace infini, que dans l’espace-
am biance com posé à petites touches par les peintres du N o rd ,
com m e m oyen d ’accéder à la richesse du réel dans la profusion
de ses détails. Dans le prem ier cas, et m algré les portraits saisis­
sants d ’u n Léonard ou d ’u n A ntonello de M essine, c ’est surtout
sous la form e en creux du regard organisant la perspective linéaire
que le sujet en vient à occuper to u te sa place, tandis que, dans le
second, c’est par la fidélité obsessive à l’idiosyncrasie individuelle
que le m êm e résultat est obtenu. Loin d ’in tro d u ire le désordre
du divers, l’accum ulation des détails recentre et rend hom ogène
la singularité existentielle d ’une physionom ie, de m êm e q u ’elle
densifie l ’unité d ’une scène.
Q u ’elle soit parfaitem ent calibrée, avec son point de fuite centré
ramassant le faisceau sym étrique des convergences, ou q u ’elle soit
p lu tô t em ployée p o u r étager des plans dans u n e vision panora­
mique, la perspective linéaire tranche de toute façon sur les aspira­
tions pluralistes des autres m odes de figuration par sa m anière de
m ettre le m o n d e en scène à partir d ’u n seul p o in t de vue. Elle
tranche to u t particulièrem ent sur l’animisme, une ontologie dans
laquelle chaque sorte d ’existant in ten tio n n el possède un p o in t
de vue légitim e sur le m onde, excluant ainsi la possibilité d ’une
position en retrait à partir de laquelle u n e perspective u n ique
p o u rrait être instituée. M ais le m o n o p o le a n th ro p o c en tré de

602
CONCLUSION

l’o rd o n n a n c e m e n t visuel q u ’instaure le naturalism e contraste


aussi avec la variété des situations d ’observation que la figuration
analogiste autorise : tandis que celle-ci organise le foisonnem ent
des singularités du m onde en soulignant certains des appariements
auxquels elles se p rêtent, sans jam ais p o u r cela im poser u n p o in t
de vue totalisant, celui-là table exclusivement po u r cette opération
sur la vraisemblance perceptive engagée par le branchem ent d ’un
hum ain connaissant sur u n objet de connaissance.
M ais il y a plus. U n e c o n tra d ictio n initiale du naturalism e
lui im prim e u n élan tem porel orienté que les autres ontologies
paraissent ignorer, si l’on en ju g e du m oins par la docum entation
souvent très lacunaire qui p erm e t de retracer leur déploiem ent
chronologique. Im p u ter aux hum ains — des anim aux com m e
les autres sur le plan physique — u n e in tério rité à nulle autre
pareille ne p ouv ait que co n d u ire à te n ter d ’expliquer celle-ci
com m e u n effet de surface encore à découvrir des mécanismes
m atériels qui anim ent le vivant. Il a fallu longtem ps p o u r que
l’intention puisse tro u v er u n début de réalisation argum entée, de
fait seulement depuis que le program m e physicaliste en philosophie
a rencontré dans les dernières décennies du X X e siècle l’instru­
m entation adéquate p erm ettan t de se frayer un accès aux p h én o ­
mènes physico-chim iques réputés servir de base à la conscience,
à la m ém oire ou au raisonnem ent. O r les prem iers sym ptôm es
de cette am bition de réduire le m oral au physique s’annoncèrent
dans la figuration bien avant de s’épanouir dans les laboratoires.
O n en voit la trace dans ce que j ’ai appelé l’im m anentisation des
images, un processus au cours duquel la représentation des êtres et
des choses les a peu à p eu m ontrés déliés de to u t principe trans­
cendant —divin, éthique ou esthétique —p o u r n ’en plus faire que
des entités autoréférentielles. D e la nature m orte com m e exercice
de dissection aux scènes énigm atiques de la pein tu re de genre
hollandaise, des paysages sem blant déposés sur une surface par
le pinceau lum in eu x d ’u n e caméra obscura aux prem iers daguer­
réotypes, u n m o u v em en t général dissout l’intériorité propre aux
hum ains dans la description des ressorts pragm atiques des situa­
tions où ils s’ébattent, u n m o u v em en t qui s’efforce d ’élim iner la
subjectivité têtue des observateurs en découplant l’enregistrem ent

603
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de ce q u ’ils regardent des dispositifs d ’objectivation où celle-ci


tient le rôle principal. Q u ’u n tel m o u v em en t soit inaccom pli, et
probablem ent inaccomplissable, n ’est pas ce qui im porte ici, mais
p lu tô t que cet inaccom plissem ent soit intrinsèque à la figuration
naturaliste et lui com m unique en conséquence le dynamisme téléo-
logique do n t les autres m odes de figuration paraissent dépourvus.
E t p eu t-être l’histoire, ce régim e de tem poralité cum ulatif do n t
l’efflorescence accom pagne celle du naturalism e, n ’est-elle après
to u t q u ’une autre form e de cette tension o ntologique vers un
destin toujours en gésine.

Form es

Le naturalism e n ’a su faire ém erger que tardivem ent des sujets


collectifs - la société, la culture, le peuple, la classe, la n ation;
en revanche, l’institution du sujet individuel est constitutive de
son avènem ent. Pas seulem ent l’individu com m e une valeur et
un program m e d ’ém ancipation que Louis D u m o n t a contrasté
avec les agents em piriques des sociétés holistes, pas seulem ent
l’individu maître et possesseur de lui-m êm e dont Crawford Brough
M acpherson a retracé la généalogie dans la co n stitu tio n de la
philosophie politique m oderne, mais aussi et surtout l’individu
responsable du m onde parce q u ’il sait en form uler le cadre d’intel­
ligibilité14. C ’est ce sujet connaissant, héros de l’épistém ologie
kantienne, qui p ro d u it et m anipule le réseau des coordonnées au
m oyen duquel les éléments de la nature peuvent être situés et leurs
m ouvem ents décrits, et c’est lui qui s’injecte de façon subreptice
dans la structure des images p o u r m ieux faire oublier que leur
objectivité apparente est l’effet d ’u n artifice. Personne, ailleurs
ou en d ’autres temps, n ’avait ainsi osé im poser une perspective
hum aine sur le m onde, maquillée en un aperçu accidentel à travers
l’aubaine d ’une fenêtre. C ertes, on pouvait difficilem ent ignorer
que ce sont des humains qui peignent, dessinent et gravent, certains
d’entre eux, à Florence, à Athènes ou à F lang-T cheou, y gagnant
m êm e une réputation qui dure ju sq u ’à présent. P o urtant, du fait
des choix formels des imagiers, il était en ten d u le plus souvent

604
CONCLUSION

que les objets dépeints représentaient des êtres, des lieux ou des
phénom ènes auxquels les hum ains n ’avaient pas vraim ent part,
des prototypes totém iques, des divinités, des cosmogenèses, des
esprits, des lieux enchantés, d o n t on s’efforçait de reproduire le
p o in t de vue, la puissance génésique ou l’atm osphère propre, en
m inim isant le plus possible la part de l’action hum aine dans leur
apparition figurée. E t cela est possible, bien sûr, parce que, to u t
com m e la jlature des objets figurés et celle des liens intrinsèques
qui organisent leur disposition, la form e m êm e au sein de laquelle
les uns com m e les autres sont accueillis, la configuration de leur
présence dans l’espace, l’angle et la distance à partir desquels ils
doivent être observés, l’écart plus ou moins grand que ces variables
géom étriques présentent par rap p o rt aux caractéristiques de la
vision hum aine, to u t cela constitue autant d ’indices quant aux
expressions que p eu t adopter ici ou là le grand m o u v em en t diffé-
renciateur de la m ondiation.
O n com prendra dès lors le privilège si généralisé accordé par
la plupart des traditions ico n o g rap h iq u es aux points d ’obser­
vation m ultiples et à la transform ation m étriq u e vue à l’infini
optique, m oyens les plus sûrs de découpler d ’u n e intentionnalité
hum aine trop manifeste les objets que l’on fait accéder à la visibilité
(tableau 6). Les seules exceptions, horm is la figuration naturaliste,
se situent aux pôles extrêmes de ce que l’on pourrait appeler l’effet
de schém atism e de la bidim ensionnalité. Il s’agit, d’u n e part, de
certains dessins cham aniques récents de l’A m azonie animiste, qui
sont autant de fiches d ’identité synthétisant les diverses apparences
d ’esprits ordinairem ent invisibles et, d ’autre part, des paysages
japonais dans le style yamato-e, qui supposent, com m e dans les
paysages européens, que le spectateur se superpose au p eintre
dans le site précis d ’où la scène est aperçue. L ’infini o p tiq u e
(l’objet dépeint conserve une taille identique quelle que soit sa
position dans la profondeur) s’im pose dans les deux cas com m e il
s’est im posé dans toutes les traditions picturales, en dehors de la
peinture chinoise de shan-shui et de la peinture européenne post-
Renaissance, com m e le m eilleur m oyen p o u r stabiliser dans une
im age plane les propriétés invariantes du réfèrent ; en revanche,
les raisons d ’adopter u n p o in t de vue unique diffèrent du to u t

605
LES F O R M E S D U VI SI BLE

M ODE DE P O IN T
D IS T A N C E G É O M É T R IE 2 D /3 D
F IG U R A T IO N DE VUE

a n im iste
u n iq u e infin ie m é triq u e 3D
M otifs su r u n v o lu m e

D essins ch am an iq u es
m u ltip le infin ie m é triq u e 2D
co n te m p o ra in s

totém iqiie
A ustralie —K u n w in jk u
(rayons X , vues m u ltip le in fin ie m é triq u e 2D
frontale
ou sagittale)

A ustralie —Y olngu
(vues frontale, sagittale m u ltip le infin ie m é triq u e 2D
e t transverse)

A ustralie — D é se rt
central (épisodes
m u ltip le infin ie m é triq u e 2D
superposés ;
vues transverses)

C ô te N o rd -O u e s t:
m u ltip le infin ie m é triq u e 2D
“ c o n fig u ra tif”

C ô te N o rd -O u e s t:
m u ltip le infin ie m é triq u e 2D
“ d is trib u tif”

C ô te N o rd -O u e s t : m é triq u e
m u ltip le infin ie 2D
“ e x p a n sif” e t affine

analogiste
H u ic h o l m u ltip le in fin ie m é triq u e 2D
(nierika co n tem p o rain s)

E n lu m in u res ro m an es m u ltip le infin ie affine 2D

Style jap o n a is yamato-e u n iq u e in fin ie affine 3D

p ro jectiv e
m o d é rée
Paysages chin o is u n iq u e (espace) 3D
à lo in tain e
affine (édifices)

naturaliste
(p ein tu re e u ro p é e n n e u n iq u e m oyenne p rojective 3D
x v e- x x c siècles)

Tableau 6 - Types d e g é o m é trie rep résen tatio n n elle selo n les m o d es d e figuration

606
T
CONCLUSION

au to u t dans les deux iconographies. Dans le cas am azonien, le


dessin n ’est q u ’u n aide-m ém oire, d ’ailleurs produit à la dem ande,
servant à indiquer l ’allure générale d ’u n esprit dans ses différentes
m étam orphoses ; il ren d visible u n e im age m entale et constitue
une sorte de “b le u ” p o u r la réalisation d ’u n m asque-costum e,
seule figuration d o n t o n se soucie et qui, une fois confectionnée
et mise en m o u v em en t, sera nécessairem ent vue sous tous ses
aspects. D;jns le cas japonais, par contre, le p o in t de vue unique
est u n artifice n arratif qui p erm et de déployer sur u n rouleau
la suite des épisodes d ’u n e m êm e histoire, chacun représenté
depuis la m êm e position en surplom b du peintre-observateur et
intégré dans u n espace pictural con tin u ; mais chacun séparé du
suivant par le d éroulem ent progressif de la toile, à la m anière de
la succession des plans dans u n film. La cinétique est ici dans la
lecture et n o n dans l’im age elle-m êm e, qui n ’autorise q u ’un seul
p o in t de vue à chaque changem ent de plan.
R evenons u n instant sur la rareté des figurations bidim ension-
nelles dans le m onde animiste, et donc sur le fait que les questions
de transposition de forme ne s’y posent pas vraiment. Les habitants
de cet archipel ne sont p o u rtan t ni timides lorsqu’il faut rendre
présentes des créatures à la conform ation inhabituelle, ni m alha­
biles quand ils se m êlent d ’im iter dans l’ivoire, le bois ou la pierre
les non-hum ains m étam orphiques do n t ils partagent l’existence.
Aussi cette rareté tient-elle p lu tô t à ce que des ressources plus
spectaculaires - danseurs m asqués, hallucinations contrôlées,
polyphonies cham aniques, corps transfigurés —sont disponibles
p o u r m ettre en branle ce que de plates images p ein en t à ém uler :
le basculem ent entre le p o in t de vue de l’enveloppe physique et
celui de l’intériorité, la succession kaléidoscopique des perspec­
tives, le cam ouflage o ntologique des hum ains lorsqu’ils revêtent
des dépouilles animales. La fascination des A m érindiens d’A m a­
zonie p o u r le ciném a, celui q u ’ils regardent et, de plus en plus,
celui q u ’ils créent, s’explique en partie par ce dynam ism e en
trois dimensions de leur action figurative qui s’exprim e au m ieux
dans la scénographie des rituels et des films q u ’ils réalisent à
leur propos p o u r en conserver la m ém oire. M êlant enregistre­
m ents docum entaires des cérém onies et recréations fictionnelles

607
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de l’univers m ythique auquel elles renvoient, ces films o n t ceci


de particulier q u ’ils instaurent u n constant v a-et-v ien t entre le
cham p et le hors-cham p, le p o in t de vue cadré et le p o in t de vue
en filigrane15. C ar les coulisses s’in v iten t à intervalles réguliers
dans les interstices de la scène principale, que ce soit p o u r film er
les activités nécessaires au b o n d éroulem ent des cérém onies —la
cuisine, l’accueil des invités, la rétrib u tio n des participants - ou
p o u r m énager u n aperçu sur la forêt et ses hôtes, à l’im m édiate
périphérie de l’espace habité, d ’où procède le regard alternatif que
les non-hum ains p o rten t sur les hum ains. D e ce fait, le cham p
isolé par la cam éra ne représente pas u n p o in t de vue souverain,
mais u n e découpe m obile au sein d ’u n cham p plus vaste dans
lequel il p eu t basculer à to u t m o m en t ; analysé par D eleuze poul­
ie ciném a en général16, ce to u rn o iem en t entre cham p et hors-
cham p devient ici un m oyen de dissocier la séquence audible
des énoncés et la sim ultanéité visible des corps, co m m e c ’est
le cas lors de la rencontre d ’esprits en forêt. En rom pant l’évi­
dence de la continuité sensorielle, en introduisant u n doute sur
ce q u ’elle perm et d ’avérer du m onde, l’oscillation entre le champ
et son au-delà attire ainsi l’attention sur ces deux traits cruciaux
de la figuration animiste que sont l’alternance des points de vue
et l’effet co m m u tatif co n ditionnant le passage de l’u n à l’autre.
O n aura n o té que toutes les options formelles typiques de la
figuration to tém iq u e — points d ’observation m ultiples, infini
optique, parti pris de la bidim ensionnalité, géom étrie m étrique -
se retro u v en t aussi dans les images analogistes, horm is quelques
exceptions en E xtrêm e-O rient. P o u r ce qui est du totém ism e, ces
choix n ’o n t rien de surprenant. Il est à peine besoin de rappeler
en q u o i ils co ïn cid en t au m ieu x avec ce que les im agiers du
totém ism e aspirent à m ontrer, tant ceux de l’Australie aborigène
que ceux de la côte N ord-O uest spécialisés dans les blasons, à savoir
un prototype incarnant un répertoire de qualités irradiant vers
un collectif qui lui doit sa singularité ontologique (en Australie)
ou certaines aptitudes transmissibles (sur la côte pacifique). Il
faut donc dém ultiplier les points d ’observation sous lesquels on
présente ce parangon de façon à exhiber toutes les qualités do n t
son corps est porteur, un corps qui sera rendu hyper-visible par

608
CONCLUSION

son dédoublem en t, voire sa dislocation, dans l ’espace pictural


(côte N ord-O uest) ou par l’affichage simultané de son enveloppe
et de ce q u ’elle con tien t (Australie). Le choix de l’infini optique
paraît dès lors aller de soi : le pro to ty p e étant u n gabarit et n o n
une figure dans le m o n d e, il n ’a nul besoin d ’apparaître avec
vraisem blance en co m p ag n ie de ses semblables - c ’est-à-dire
avec une taille p ro portionnelle à la distance où il serait situé par
rapport à e,üx ; quant à l’indifférence à l’égard de la restitution de
la tridim ensionnalité, elle vien t de ce que la sim ulation illusion­
niste du volum e em pêcherait l’étalage des qualités de la figure
to tém ique selon une m ultiplicité de points d ’observation. Incar­
n atio n d ’attributs inaltérables et atem porels, le to tem ne p eu t
q u ’être in d é p en d an t de to u t regard d éfo rm an t p o rté sur lui,
raison pour adopter la transform ation m étrique lorsqu’on le figure
puisqu’elle assure l’invariance de sa form e, perm et une identifi­
cation sans équivoque lorsque le nom bre de points d ’observation
dem eure raisonnable, et garantit contre to u t risque de subjecti-
vation contingente du type de celui q u ’in tro d u it la construction
d ’une perspective à p o in t de fuite unique.
À p re m iè re v u e , les tran sp o sitio n s g éo m é triq u e s les plus
com m unes des iconographies analogistes en deux dim ensions
ne diffèrent guère de celles auxquelles re co u ren t les imagiers
totém iques. E n quoi les deux régim es figuratifs se distinguent-ils
alors sur le plan form el? D ’abord, par le fait que les images analo­
gistes figurent toujours des assemblages de pièces pro v en an t de
sources hétérogènes, parfois dans u n e extrêm e profusion, tandis
que celles du régim e to tém iq u e d épeignent des figures isolées
et im m uables, sans aucun fond, privées de toute référence à une
extériorité significative. M êm e lorsque les chim ères analogistes
sont représentées sans co ntexte, elles tran ch en t sur les blasons
parfois com posites de la côte N o rd -O u e s t par le fait que, à la
différence de ces derniers, leur organisation interne n ’attire pas
tan t l ’atten tio n sur le détail des attributs (par exem ple, sur la
com binaison parfois paradoxale de deux qualités) q u e sur les
m odes de liaison des com posantes (la com patibilité fo n ctio n ­
nelle des élém ents organiques ou l’expression m étonym ique du
to u t dans chacune de ses parties). Toutefois, l’originalité formelle

609
LES F O R M E S D U VI SI BLE

des images analogistes apparaît surtout plus clairem ent si on les


envisage com m e des com prom is interm édiaires —logiquem ent
et n o n historiquem ent —entre ces deux idéal-types que sont la
“form e to tém iq u e” (une figure isolée dépeinte sans fond à une
distance infinie sous des points de vue multiples par transformation
m étrique dans u n style bidim ensionnel) et la “form e naturaliste”
(des figures m ultiples dépeintes sur u n fond in dépendant et sous
u n p o in t de vue unique à une distance m oyenne par transfor­
m ation projective dans u n style ém ulant la tridim ensionnalité).
Les images analogistes o n t ceci de particulier en effet q u ’elles
s’attachent à m ultiplier les points de vue, n o n par l’englobem ent
ostensible d ’un co n ten u par u n co ntenant (le style “rayons X ”
des K unw injku) ni par la mise à plat des facettes d ’u n objet sur
un plan uniform e, aussi com plexe que soit la décom position qui
en résulte (le style “ d istrib u tif’ de la côte N o rd -O u est), mais en
jo u an t d ’une récursivité coulissante qui, dans u n ensemble enche­
vêtré de figures, fait de certaines d ’entre elles des parties de figures
plus vastes. E n sorte que la diversité des échelles dans une m êm e
im age autorise u n vagabondage du regard, passant presque sans
solution de continuité d’un objet à u n autre objet d ’une to u t autre
dim ension dans la réalité, par encastrem ent ou p rolongem ent.
Les tableaux nierika contem porains ou les teste composte d ’A rcim -
boldo en offrent de bonnes illustrations. D e par leur disposition
intriquée, les points d ’observation multiples ne sont plus ici une
m anière de rendre visibles le plus grand n o m b re de qualités d ’u n
objet, com m e c’est le cas dans les images totém iques ; ils dessinent
des trajets diversifiés p o u r les yeux, scandés par des réajustements
constants de focales, le long de figures bidim ensionnelles transi­
tives, lesquelles p re n n e n t appui les unes sur les autres en vue
d ’affirm er que, à l’instar du m o n d e q u ’elles figurent, chacune
n ’est q u ’u n e cham bre d ’écho réverbérant la totalité form ée par
leur réunion.
B ien q u ’elles ad optent u n p o in t de vue unique, et n o n plus
m ultiple, com biné à une géom étrie affine, et n o n plus m étrique,
les peintures sur rouleau dans le style yamato-e sont néanm oins
fidèles au sch ém a tism e p ic tu ra l an alo g iste d u fait q u ’elles
gardent le principe de l’infini optique. E n conservant les m êm es

610
CONCLUSION

dim ensions aux figures q u ’elles co n tien n en t in d ép en d am m en t


de leur profond eu r dans le cham p, les scènes dépeintes dénient
à l’observateur to u t privilège dans leu r construction : animés par
la lecture déroulante, les épisodes se succèdent, enchaînés les uns
aux autres par des indices visuels, mais dans une parfaite extériorité
à l’égard du v o y eu r qui les co n tem p le en surplom b. Q u a n t à
la p ein tu re chinoise de paysage, la plus p ro ch e de la p ein tu re
européenne post-albertienne par la form e, elle se distingue aussi
n ettem en t de cette dernière par ses choix en apparence co n tre-
intuitifs p o u r u n œil habitué à la p einture m oderne : l’étirem ent
des plans vers le h au t résultant d ’u n e vue distante, l’interposition
m éthodique de vides, de nuées et d ’écharpes de bru m e com m e
m oyen de séparer les plans, le parallélisme des constructions se
développant selon des lignes obliques. Il en résulte une certaine
irréalité des lieux représentés qui, loin d ’abolir par la mimêsis et
la perspective linéaire l’écart entre la chose vue dans la nature
et la chose vue sur le rouleau, incite au contraire le spectateur,
épargné p a rla ten tatio n de confondre deux régimes d ’existence,
à se laisser charm er par les correspondances entre ses disposi­
tions intérieures et ce que le paysage lui révèle des dispositions
du m onde.

Agences

P ar-d elà les aperçus q u ’u n rég im e fig u ra tif p ro p o se sur le


m obilier d ’un m o n d e et sur les rapports entre les objets qui le
com posent, p ar-d elà ce q u ’il laisse transparaître des procédés
formels construisant l’espace pictural et orientant la m anière de
voir des spectateurs, il se caractérise aussi par le genre d ’agence que
prêtent aux images ceux auxquels elles sont destinées, par la nature
des lieux et des occasions dans lesquelles celles-ci s’anim ent et par
le dispositif relationnel au sein duquel cette anim ation devient
opérante. O r les images et les particularités de leurs co m p o rte­
m ents en tant q u ’agents ordinaires de la vie sociale n ’échappent
pas au carrousel de transform ations qui distribue à la surface de la
terre des existants et leurs prédicats ; et c’est à cette aune q u ’il faut

611
LES F O R M E S D U VI SIBLE

considérer les modalités de leur anim ation. Sans doute serait-il


aventureux de prétendre que chaque régim e ontologique sous
lequel des images sont figurées coïnciderait avec u n seul type
de puissance d ’agir n ’appartenant q u ’à elles ; les fonctions q u ’on
leur fait assumer, les circonstances de leur ostension et les réseaux
sociaux dans lesquels elles s’insèrent sont trop divers p o u r que
de telles correspondances puissent être en to u t p o in t systéma­
tiques. Des formes dom inantes sont néanm oins repérables dont
on n ’a offert dans ces pages q u ’un aperçu, on l’espère suffisant
p o u r en tretenir l’espoir de v oir ces objets sém antiques si singu­
liers échapper u n jo u r à l’extrêm e fragm entation du traitem ent
auquel leurs analystes les soum ettent.
A nim er une im age en lui im p u tan t à l’occasion le m êm e genre
d’activité intentionnelle que les êtres q u ’elle rend présents et qui
lui délèguent leur puissance d ’agir; reproduire les em preintes des
formateurs du m onde afin de réactiver la capacité génésique q u ’ils
y ont laissée et en orienter l’effet; interagir avec une image traitée
en perm anence com m e un agent ém inent du collectif auquel on
appartient et escom pter q u ’elle se com porte selon les règles qui
y o n t cours ; enfin, im iter le m ieux possible les reflets des choses
en espérant que l’agence déployée par le spectateur p o u r s’appro­
prier l’image sera confondue avec celle que l’artiste y a injectée.
Ce sont là quatre m anières de convertir des artefacts iconiques
en agents : en leu r im putant des intentions, en m anipulant leurs
traces, en interprétant leur com portem ent, en s’illusionnant sur leur
réalité. Il est souvent nécessaire que plusieurs de ces mécanismes
soient activés en parallèle car il n ’est pas toujours facile de trans­
form er u n e chose inerte, ou m u e par des artifices manifestes,
en sim ulacre convaincant d ’un être anim é. Ainsi en va-t-il de
ces petites figurines sculptées d ’anim aux que l’on appelle ongon
en Sibérie et qui sont réputées servir d ’interm édiaire auprès de
l’Esprit de la F orêt p o u r favoriser la chasse17. O n leur prête une
puissance d ’agir en m o d e anim iste en p ren an t soin de situer sa
source dans u n e intériorité invisible de m êm e nature que celle
des hum ains, u n e sorte de personne à l’intérieur de la personne
que l’on figurera par les conduits —les yeux, la bo u ch e - qui lui
donnen t accès ; mais on traite aussi les ongon selon une logique
T
CONCLUSION

analogiste, c ’est-à-d ire co m m e des êtres obéissant à u n code


social : on leur manifeste de la considération, on les égayé par
des propos plaisants, on les n o u rrit régulièrem ent en disposant
des m orceaux de viande dans u n e cavité figurant la bouche, ou
dans des poches ménagées à cet effet. Bref, on ne se co ntente pas
d ’im p u ter u n esprit à ces figurines, on fait égalem ent “ com m e
si” elles suivaient les façons de faire des humains.
O n p o u rra it m u ltip lier les exem ples. C o n te n to n s -n o u s de
rappeler celui des statues bouddhiques d ’abbés japonais qui sont
à la fois l’expression ém inente d ’u n réseau social dont elles sont le
foyer, l’im itation saisissante de l’apparence du saint hom m e qu’elles
com m ém orent et l ’indice de sa présence grâce aux tém oignages
biographiques q u ’elles contiennent, voire parce q u ’on les confec­
tionne parfois avec son corps m om ifié. Les correspondances entre
régim es figuratifs et m anières de d o n n er vie aux images doivent
donc être prises com m e des indications de tendances p lu tô t que
com m e des déterm inations strictes du genre de puissance d ’agir
que l’o n attribue çà ou là aux représentations18. Il n ’en dem eure
pas m oins que les diverses m anières locales d ’anim er des artefacts
iconiques, tributaires q u ’elles sont d ’une coloration générale des
systèmes d ’interprétation par une ontologie dom inante, ten d en t
à privilégier le type d ’agence le plus c o m m u n ém e n t concédé
par u n collectif aux n o n -h u m ain s do n t il reconnaît l’existence.
D e fait, chaque m o d e d ’id en tificatio n suscite u n e th éo rie de
l’action que l’o n aura to u te chance de retro u v er à l’œ uvre dans
la mise en branle des im ages19. O n en prendra p o u r tém oignage
les différentes sortes d ’épreuves auxquelles des images doivent
se soum ettre afin d ’avérer la légitim ité de leur puissance d ’agir.
En régime animiste, on attend des images qu’elles rendent actives
les intériorités d o n t elles sont le support, que l’esprit de tel ou tel
animal révélé par u n m asque ou d o n t le cham ane fait entendre
la voix soit bien présent et q u ’il concoure à l ’opération qui le
mobilise. M alheur aux hum ains qui l’o n t convoqué s’il se dérobe
à l’invitation, s’il dem eure inexpressif et silencieux! P o u r ce qui
est des figurations totém iques, leur validation renvoie m oins à
un effet de présence q u ’à la rep ro d u ctio n idoine des em preintes
des êtres qui o n t donné ordre et sens au m o n d e ; il y faut assez

613
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de véracité p o u r que la m anipulation de ces traces —condition


de la réactivation de l ’effort génésique initial — ne puisse être
contestée. Seuls les hum ains tirant leur identité ontologique de
ces êtres o n t le droit d ’en exposer les indices, ce qui explique
la m ésaventure des peintres pintupi narrée au chapitre 5 ; on se
souviendra que des voisins pitjantjatjara venus voir leurs toiles dans
un m usée de P erth exigèrent, et obtinrent, que la plupart d ’entre
elles soient cachées au regard du public car elles dépeignaient des
motifs d o n t ces visiteurs étaient aussi propriétaires. Les images du
m onde analogiste doivent p lu tô t passer une épreuve de réalisme
expérimental, c’est-à-dire attester q u ’elles se com portent de façon
autonom e en respectant le type de conduite attendu d ’elles. U n e
anecdo te rap p o rtée p ar D enis V idal au sujet des divinités de
l’Him alaya en offre une illustration20. Affecté dans un village de
ces vallées reculées où des divinités en palanquin s’exprim ent par
leurs m ouvem ents sur les affaires du m onde, u n je u n e m édecin
indien doutait de la réalité du phénom ène et entreprit de faire un
test : ayant ob ten u le privilège de p o rter à l’occasion d ’une fête
l’effigie de la divinité locale, il se convainquit que c ’était bien
cette dernière, et n o n les porteurs, qui faisait b o u g er la form e
m obile la représentant. S’avouant incapable de déceler une super­
cherie, le tém oin ne pouvait q u ’entériner l’authenticité n o n pas
tant de l’artefact qui s’agitait sur son épaule que des manifesta­
tions divines d o n t il était le support. Q u an t aux produits de la
mimêsis naturaliste, à leu r capacité to u t à la fois d ’ém ouvoir et,
com m e le p réten d P einture à sa sœ ur Poésie, de faire «paraître
des corps vivants dans des sujets où il n ’y a ni corps ni vie», ils
s’apprécient grâce à l’œil du connaisseur, form é par la fréquen­
tation des œuvres. Sans do u te les critères de l’im itation réussie
changent-ils au gré de l’évolution des codes et des techniques de
la vraisem blance figurative; c ’est p o u rtan t toujours de la bo n n e
form ation du regard q u ’il est question ici, ce regard expert qui
perm et de ju g e r de la conform ité de l’œ uvre au m odèle et sur
lequel les artistes eu x -m êm es o n t attiré l ’atten tio n en im age,
ainsi q u ’en tém oigne la vogue continue durant quatre siècles du
thèm e pictural de la visite au cabinet du collectionneur, au musée
d ’art ou à l’atelier du peintre. «Figurer, écrit Jean R o u au d , c’est

614
CONCLUSION

ajouter de la vie à la vie21», mais c ’est aussi apprendre à reco n ­


naître, sans vraim ent en p ren d re conscience, ce qui, dans une
image, fait écho à sa vie propre.

Incarnations

U n ethnologue qui interrogeait u n C hontal du sud de l’État


de O axaca sur ce q u ’il pensait des anim aux d o n t la connaissance
est inutile aux hum ains s’en te n d it ré p o n d re : «Ils co m p lèten t
le m o n d e22. » O n p o urrait en dire autant des images. Certaines
rendent visibles des êtres d ’ordinaire cachés aux regards ou qui
n ’o n t pas d ’autre apparence co n n u e que celle de l’artefact où
ils sont réputés présents ; d ’autres dépeignent des personnes, des
lieux, des organismes, des édifices, des événem ents, tantôt réels
et connus des destinataires im m édiats, ta n tô t décrits dans des
textes et des récits oraux, tantôt n ’existant que dans l’esprit fertile
de l’im agier qui les fait advenir avec la connivence de ceux qui
acceptent de le suivre dans ses voies créatrices ; d ’autres images
inventorient les traces de to u te nature laissées par des entités à la
m orphologie instable afin que leur actualité revive ; d’autres encore
s’évertuent à figurer des affects et des atmosphères, des virtua­
lités et des desseins, des correspondances entre dom aines séparés,
p o u r faire surgir à la vue, et pas seulem ent par allégories in ter­
posées, les infinies variations du cham p moral. Dans tous les cas
et quelle que soit la form e q u ’elles affectent, les images ajoutent
de la diversité au m o n d e en accroissant le nom bre des identités
décelables chez ses habitants et la gam m e de leurs expressions. C e
sont des multiplicateurs ontologiques, do n t on a vu dans ces pages
q u ’ils n ’opéraient pas au hasard: ce que les images m o n tren t ou
ce q u ’elles o m etten t de m o n trer, les techniques grâce auxquelles
elles fig u ren t et co n stru isen t u n espace de représentation, les
m oyens em ployés p o u r q u ’elles deviennent des agents, to u t cela
entre en résonance avec quelques façons de faire m onde que l’on
voit aussi à l’œ uvre dans d ’autres dom aines de la vie sociale. E t
pourtant, m algré la variété de leurs contenus, de leurs formes,
de leurs m odes d ’agir, les im ages ico n iq u es p artag en t to u tes

615
LES F O R M E S D U VI SIBLE

une m êm e am bition : faire paraître sous nos y eu x ce qui ne s’y


trouve pas, q u ’il soit visible ailleurs ou aboli, actuel ou virtuel,
connu ou inconnu, réel ou im aginaire. U n tel constat, partagé
par les iconodules com m e par les iconoclastes, éveille toutefois
u n soupçon: com m ent s’assurer que cette mission dévolue aux
images ne serait pas l’effet d ’un atavisme local que les E uropéens
—partant, l’auteur de ces lignes —auraient hérité des civilisations
du P ro c h e -O rie n t ancien et qui situerait la valeur suprêm e et
le b u t de la figuration dans la présentification des absents —les
m orts, les dieux, les souverains?
C ar les argum ents ne m an q u en t pas en faveur d ’une m anière
pro prem en t occidentale d ’in co rp o rer au m oyen de la figuration
des entités im m atérielles, lointaines ou disparues23. Sans doute le
christianisme, doctrine singulière s’il en est, a-t-il jo u é en cela un
rôle de p rem ier plan en liant le destin de l’im age à celui du corps
dans u n e th éorie de la m atérialisation qui pose trois questions
com plém entaires les unes des autres : q u ’est-ce que l’image d ’une
réalité irreprésentable ? C o m m en t d o n n er à v oir l’invisible dans
le visible? Q u ’est-ce q u ’un corps divin? R appelons d ’abord cette
particularité issue du terreau p ro ch e-o rien tal qui fait du corps
hum ain le résultat d ’une création ex nihilo, à l’instar des autres
corps certes, donc enferm é dans la dépendance de l ’engendré
vis-à-vis de son engendreur, mais qui en tretien t à son endroit
un lien spécial du fait que, signe de distinction, il a été fait à son
image. O r ce rapport iconique entre u n p ro to ty p e et la copie
q u ’il exécute de lu i-m êm e se trouve faussé dès l’origine puisque
D ieu, n ’étant pas u n e réalité sensible, ne saurait se reproduire
dans u n su p p o rt physique au tre m en t que co m m e u n m odèle
abstrait dont l’expression concrète s’est vue d’em blée com prom ise
par la C h u te et la distance q u ’elle in tro d u it entre l’original et
la copie. P ar ailleurs, la refo rm u latio n par le christianism e de
l’idée de la dualité h u m aine ab outit à instituer u n e deuxièm e
dépendance, du corps à l ’égard de l’âm e, cette trace im m até­
rielle d ’u n e d éterm ination divine déposée dans l’h om m e, et à
transform er le principe d ’une telle subordination en fondem ent
de la justesse des conduites et condition du salut. Enfin, l’affir­
m ation inouïe que D ieu s’est fait h o m m e ébranle le dogm e de

616
T
CONCLUSION

son irreprésentabilité en ce que quelque chose de lui p eu t être


rendu visible, au m oins dans le genre d ’actions que ce corps rend
possible, n o tam m en t celle de consentir au supplice qui m ettra
u n term e à son existence terrestre afin que soit renouée avec les
hum ains l’alliance distendue par le péché originel.
C réation, transcendance, Incarnation, telles sont les trois bizar­
reries du christianisme qui m arquent du sceau de leur exception-
nalité la conception occidentale de l’image com m e objectivation
corporelle d ’u n e réalité extérieure à elle. C ette façon sui generis
d ’envisager le corps-im age pro cèd e du rap p o rt am bigu, voire
antinom ique, entre u n m odèle et son impossible instanciation
physique. P uisqu’il est créé à l’im age de son créateur, le corps
hum ain est à la fois u n indice —la trace de D ieu - et une icône
—l’im itation de celui qui l’a façonné ; il se définit par rapport à
ce dernier autant com m e l ’expression nécessairem ent im parfaite
d ’u n paran g o n que co m m e l ’effet de l ’actio n nécessairem ent
parfaite d ’u n être parfait. Source de b ien des disputes, la contra­
dictio n entre le corps actuel - qui tém o ig n erait d ’u n dessein
divin - et le corps figuré — qui im iterait u n m o d èle inacces­
sible —alim ente l’attitude am bivalente de l’O ccid en t à l’endroit
des images, à la fois m oyens de s’approcher d ’un idéal soustrait
à la contingence et reflets illusoires de cet idéal. L ’Incarnation
pourrait perm ettre de réconcilier les deux pôles en com blant en
partie l’abîm e o n tologique qui sépare le créateur du créé. Mais
elle engendre u n e co n séquence im prévue qui explique p e u t-
être l’iconoclasm e de ceux qui récusent la divinité du C hrist :
en ébréchant l’absolu de la transcendance, en p erm ettan t que
s’abolisse une partie de l’incom m ensurabilité entre l’im age et un
m odèle qui serait dem euré au-delà du sensible, elle instaure une
affinité entre présence divine et corps hum ain.
C ’est cette échappatoire q u ’exploite le naturalism e naissant
lo rsq u ’il cherche des solutions nouvelles aux problèm es de la
figuration. La représentation du corps hum ain se soustrait alors
à la distance infinie in d u ite par la transcendance et se tro u v e
un archétype plus m aniable : dom iné par la figure du C hrist, le
m odèle divin devient m o ndain et se transform e p o u r les artistes
en im age de soi. C o m m e le n o te Jean -M arie Schaeffer, rien

617
LES F O R M E S D U VI SI BLE

n ’illustre m ieu x cette co n v ersion que le célèbre au to p o rtrait


de D ü re r (1500), dans lequel il a l ’audace de se p ein d re dans
l’attitude et avec les traits d ’u n C hrist Sauveur du m o n d e —un
genre b ien codifié à l’époque —to u t en conservant, ainsi que ses
autres autoportraits en attestent, la ressem blance générale avec
ce q u ’il p erçoit de lu i-m êm e dans le m iroir24. L ’altérité divine
s’hum anise p o u r devenir u n reflet de soi, l’im itation fidèle d ’un
prototype trop co n n u p o u r garder son mystère. D ans l’estampe
du voile de V éro n iq u e q u ’il grave treize ans plus tard, D ü re r
parachève le déplacem ent de l’idéal divin à l’idéal hum ain par
la passerelle de l’Incarnation: le visage du C hrist im prim é sur le
tissu que tien n en t deux anges est le sien propre, celui de l’auto­
p o rtrait de 1500. A vec cette captation d ’id en tité p ar laquelle
l’artiste, après s’être dépeint en C hrist, se substitue à lui com m e
m odèle de la plus célèbre des images christiques, on p eu t parler
à b o n droit d ’u n e sécularisation, c ’est-à-dire d ’u n transfert de
la charge de fournir u n idéal figurable du divin au profane. Par
cette glorification de l’anthropocentrism e, le naturalisme m arque
avec éclat sa différence avec d ’autres façons de d o n n er corps au
visible et à l’invisible.
E n plébiscitant au X X e siècle parures, masques et fétiches rapinés
dans les em pires coloniaux, en allant parfois m êm e visiter les
hum anités p ériphériques d ’o ù p ro v en ait ce b u tin , des artistes
européens o n t tenté de faire le chem in inverse, d ’annuler l’écart
avec les images païennes en célébrant leur puissance mystique.
C ependant, ces objets rituels dont on continue d ’adm irer la “spiri­
tualité” n ’o n t pas grand-chose à vo ir avec cette n o tio n confuse
et typiquem ent occidentale, forgée p o u r servir de contrepoids au
m atérialism e et guère pertinente hors de ce contexte. Il est vrai
que, dans leurs continents d’origine, masques et effigies ont souvent
pour fonction de rendre présents des “esprits” —de non-hum ains ou
d ’aïeux; pourtant, ces esprits sont justem en t to u t sauf “spirituels”
en ce q u ’ils ne ren v o ien t pas à la vie de l ’âme, à son élévation ou
à son salut, mais aux fonctions pratiques q u ’on leur dem ande de
tenir dans la vie sociale. Aussi le m asque n ’a-t-il aucune signifi­
cation intrinsèque, en dehors de son activation dans u n scénario
où il va incarner une relation avec une personne animale, attester

618
CONCLUSION

de la présence et de l’action co ntinuée des ancêtres, in co rp o rer


u n e altérité désirable ou néfaste q u ’il s’agit d ’am adouer ou de
conjurer. D e fait, com m e on espère l’avoir m ontré dans les pages
qui précèdent, les masques ressem blent plus à nos statues de saints
ou à nos reliques q u ’à des symboles christiques : ceux qui les o n t
faits et les utilisent les créditent d ’u n e “ agence” , une causalité
intentionnelle q u ’il faut savoir m obiliser par des énoncés et des
mises en sçène particulières. Les esprits q u ’ils d o nnent à voir sont
des actants d ’u n collectif qui s’étend b ien au-delà des hum ains,
n o n des ectoplasmes énigm atiques et sublimés.
Le rôle explicite ou souterrain jo u é par le problèm e de l’Incar­
n atio n dans l’art occidental des derniers siècles ne signifie pas
que la question de l’inco rp o ratio n d ’êtres distants ou invisibles
ne se pose pas dans d ’autres traditions figuratives. C ’est bien là
au contraire la fo n ctio n p arto u t confiée aux images, mais une
fonction m odulée par la nature de ce qui est donné à voir, par
l ’identité de ceux habilités à rendre visible, par les m oyens q u ’ils
em p lo ien t p o u r d o n n e r corps à ce q u ’ils rep résen ten t, et par
les circonstances dans lesquelles les existants figurés deviennent
actifs dans les réseaux institués qui les accueillent où d o n t ils
deviennent le pivot. P arto u t aussi, ce travail m ultiform e de la
figuration auquel le présent livre est consacré se superpose à celui
de la “religion” , p o u r autant que l’on entende le term e dans son
sens le plus large, à savoir com m e l’opération grâce à laquelle les
hum ains instaurent publiquem ent des êtres et des qualités ontolo­
giques par des énoncés, des prophéties, des rituels, des images.
R e lig io n et figuration sont presque synonym es, de sorte que
l’effacement de l’une entraîne la disparition de l’autre, ainsi q u ’en
tém oigne la véritable ém ancipation de l’art m oderne par rapport
à la tradition chrétienne et postchrétienne, celle des artistes qui,
après les ready-m ade de D ucham p, refusaient désormais de céder
aux mirages de l’iconicité. Q u ’elle soit arrim ée aux im m anences
ordinaires, cas le plus com m un, ou q u ’elle ait embrassé l ’in co m ­
m ensurabilité de la transcendance, la rehgion incorpore à to u t va.
Elle rend présentes dans des manifestations visibles et tangibles des
altérations de l’être, des déclinaisons du non-soi, des puissances
contenant tous leurs actes, et surtout l’infinie diversité du petit
LES F O R M E S D U VI SIBLE

peuple grouillant entre les mailles du filet je té dans le flot de l’im a­


ginaire. O r les entités disparates que la religion fait advenir dans
toutes les régions de la T erre et au cœ ur des cieux qui les bordent
o n t ceci de particulier que, par contraste avec les organismes, les
m ontagnes ou les concepts, elles sont généralem ent en attente
d ’incarnation. La topique originelle du christianism e, ce qui l’a
longtem ps tenu à part et en surplom b, est en réalité un trait q u ’il
partage avec les différents paganismes : les entités qui influent sur
les destinées d ’un hum ain ordinaire ne deviennent sensibles que
dans certaines circonstances, le plus souvent rituelles, et par la
m édiation infinim ent réverbérée de leur figuration iconique ou
indicielle. Seules diffèrent les propriétés im putées à ces virtualités
incorporables, et donc le genre de conduite que les hum ains en
attendent, ce qui induit chez eux une sorte d ’éthologie déductive
des bonnes manières de les connaître ou de s’en faire reconnaître.
E n je ta n t u n regard rétrospectif sur ce q u ’instaurent les m odes
de figuration décrits dans ces pages, on y décèle, o utre le D ieu
des m onothéism es devenu N ature sur le tard, trois grandes classes
d ’invisibles, parfois mêlés, le plus so u v en t distribués dans des
collectifs séparés: les “ esprits” , les “ div in ités” et ce que l ’on
pourrait appeler les “ antécédents” . O n a vu que les esprits sont
typiques des ontologies animistes dans lesquelles à peu près tous
les existants, animés ou inanimés, sont dits posséder une intériorité
propre, calquée sur celle des hum ains, to u t en se distinguant par
leurs caractéristiques physiques et par les actions q u ’elles ren d en t
possibles o u leur interdisent d ’accom plir. C haque “ corps” —un
ours, u n toucan, u n traîneau, parfois une om bre p o rtée —a donc
un “ esprit” , mais ce p eu t être celui d ’un autre corps puisque les
esprits vagabondent entre les vêtem ents corporels, sans com pter
q u ’u n esprit p eu t se retro u v er tem p o rairem en t sans corps, lors
d ’un rêve, ou définitivem ent dans le cas des m orts ; il se manifeste
alors par des sons, p ar des traces, p ar des atto u ch em en ts, ou
dem eure visible sous la form e d ’u n e m iniature m inuscule de son
corps “norm al” . Q u an d ils n ’o n t pas apparence hum aine, anim ale
ou végétale, les esprits se rév èlen t par des présences, parfois
fugaces, parfois stabilisées, ni parfaitem ent visibles ni com plè­
tem ent invisibles, d o n t l’existence est surtout avérée par les effets
y CONCLUSION

de surface q u ’ils p ro v o q u en t: le craquem ent d ’une branche, un


souffle chaud, le regard d ’u n animal. L eur instauration dans une
figure s’opère en perm anence dans l’env iro n n em en t quotidien,
chaque corps étant potentiellem ent habité par u n esprit, et m êm e
par plusieurs lo rsq u ’u n cham ane invite ses esprits auxiliaires à
tenir en lui un conclave. Le corps est donc l’image animiste par
excellence, le v êtem en t par lequel l’esprit accède à la visibilité
aux yeux d ’autrui, à l’instar des bandelettes d o n t s’em m aillote
l’h om m e invisible de H . G. W ells. Pas plus que les bandelettes,
toutefois, cette im age n ’est suffisante p o u r se faire reconnaître
d ’au tru i com m e p o u r ce q u e l ’o n est v raim en t ou p o u r agir
efficacem ent dans le m onde. Les hum ains confient aux peintures
faciales et aux parures, aux costum es anim aux enfilés par-dessus
le co rp s-co stu m e, la m ission de fo u rn ir à l ’im a g e -v ê te m e n t
originelle le dynam ism e et la vraisem blance d ’u n véhicule, u n
sur-corps fonctionnant com m e u n uniform e ou u n scaphandre et
qui perm et d ’être identifiable par une im age de soi amplifiée, ou
au contraire d ’aller visiter incognito les non-hum ains en adoptant
leur corporéité. Les artefacts rituels, masques et costum es, ne
sont q u ’u n d éto u rn em en t de ce corps-im age, em ployés par les
hum ains afin de faciliter les interactions avec la foule discrète des
non-hum ains qui les e n to u re n t : com m e dans les bals masqués
d ’antan, personne n ’est dupe de ces substitutions d ’identité, mais
l’on en jo u it quand m êm e p o u r u n m om ent, dans la conscience
de se retrouver entre soi dans le carrousel des faux-semblants.
B ien q u ’o n les co n fo n d e so u v en t avec les esprits d o n t elles
partagent le m o d e d ’existence in ten tio n n el, les divinités sont
plus stables dans leurs attributs et leurs façons d ’apparaître. C e
sont des puissances spécialisées, assignées à des unités sociales, des
subdivisions de l’espace et du temps, des genres de pratique et de
technique, chacune de ces divinités —ou chacun de leurs avatars
au sein d ’une classe ou d ’u n e famille synthétisée par u n n o m -
se voyant plus spécifiquem ent investie d ’une fonction d ’in ter-
m édiation entre les hum ains et tel ou tel secteur ou population
du cosmos. T andis que les esprits sont des partenaires ou des
concurrents q u ’il faut séduire, cajoler ou duper, les divinités sont
plus éloignées sur l’échelle de l’im m anence en m êm e tem ps que

621
LES F O R M E S D U VI SI BLE

plus précisém ent situées dans l’espace g éographique et social.


Elles font l’objet d ’u n culte dans des lieux précis où elles sont
réputées résider, des offrandes, des prières et des sacrifices leur
sont consacrés à des m om ents convenus, et l’o n atten d d ’elles
q u ’elles exaucent en reto u r les souhaits de leurs dévots dans le
dom aine de com pétence qui leur est reconnu. A la différence des
esprits, p lu tô t nom ades, les divinités se tro u v en t ainsi contraintes
dans leur dom aine d ’exercice par cette localisation, qui devient
absolue lo rsq u ’elles sont associées à, o u in co rp o rées dans, u n
élém en t to p o g ra p h iq u e , u n e im age ou u n édifice — ro ch er,
m ontagne, source, statue, tem ple, oratoire, tom beau. D ’autant
que leur rattachem ent à u n segm ent du collectif sociocosm ique
d o n t elles font partie —un lignage, u n village, u n quartier, une
confrérie —et d ’où sont éventuellem ent issus des spécialistes litur­
giques chargés de les célébrer, co n d u it à restreindre les bienfaits
escom ptés de leur intercession aux assemblages d ’hum ains et de
n on-hum ains qui leur sont les plus proches et au cham p d ’inter­
v entio n qui leur est fixé. E t m êm e si le m o nothéism e a effacé en
bien des endroits ces multiples particularismes p o u r les fusionner
dans u n D ieu polyvalent, délié des attaches territoriales et des
affiliations segm entaires, il n ’est pas p arv en u à le faire to u t à
fait, ainsi q u ’en tém oigne la survivance chrétienne du culte des
saints ou la vénération d o n t ils sont entourés dans une partie du
m onde m usulm an.
O n co m p ren d ra dès lors que l’in c arn atio n des divinités est
cruciale p u isq u e l ’o n escom pte d ’elles q u ’elles ex p rim en t des
signes d ’assentiment ou m êm e de refus à ce qui leur est dem andé,
voire q u ’elles fournissent des indications sur la solution de litiges
en cours ou sur la trajectoire de destinées personnelles, raisons
p o u r lesquelles il le u r faut p o u v o ir les m anifester au m o y en
d ’actions physiques. Sans co m p ter que l’adoration et la prière
paraissent à b eau co u p atteindre leu r cible avec plus de sûreté
quand elles s’adressent à des objets que l’o n p eu t identifier et à
qui l’o n p e u t s’identifier. Par contraste avec les esprits, d o n t les
images épisodiquem ent activées ne servent q u ’à m ettre en branle
de façon ostensive l’in tériorité et les capacités transform atrices
des êtres à qui elles p rêten t corps, l’autonom ie d o n t on crédite

622
CONCLUSION

les images des divinités pro cèd e de ce que l’o n stipule p o u r elles
un rôle social conçu par analogie avec celui que p eu t rem plir un
hum ain, en sorte que ces images —des idoles au sens p rem ier —
sem blent jo u ir d ’u n e au to n o m ie d ’action. Elles p eu v en t ainsi
servir de support à u n attach em en t sincère (dévotion, respect,
crainte, am our), sans objet dans le cas des esprits, et fonctio n n er
com m e un objet m édiateur (truchem ent, porte-parole, destina­
taire de sacrifice) sur lequel p ro jeter désirs et aspirations.
Les “ antécédents” , enfin, sont littéralem ent ce à quoi il faut
rem onter dans le passé p o u r com prendre et accepter la nature et
les conditions de l’ordre présent. Toutefois, loin de posséder les
pouvoirs cosmogoniques dont on investit parfois certaines divinités,
les antécédents ne sont que des sources de propriétés circons­
crites à des groupes et à des territoires locaux, des déterm inants
m orcelés. O n en trouve deux sortes principales : les ancêtres et
les totem s. B ien q u ’il s’agisse dans les deux cas d ’êtres do n t des
segm ents sociaux tiren t leu r identité ontologique, raison p o u r
laquelle beaucoup d ’anthropologues se servent des premiers p o u r
désigner les seconds, ils n ’o n t rien à v oir les uns avec les autres.
Les ancêtres sont des hum ains situés en génération ascendante,
ni vraim ent m orts ni vraim ent vifs, souvent matérialisés dans des
autels dom estiques ou lignagers, d o n t les descendants proches ou
lointains sont dépendants en toutes choses : dispositions person­
nelles, droits économ iques, statut légal, prérogatives rituelles. Les
autels des ancêtres en Afrique de l’O uest illustrent bien le type de
fonction incorporatrice dévolu aux images de ce genre d’anté­
cédents25. D isposées dans des m aisons o u des sanctuaires, des
sculptures de bois figurent des hom m es ou des femm es adultes,
debout ou assis dans une pose hiératique, dépourvue de to u te
dim ension narrative : ce sont des archétypes d ’individus carac­
térisés par u n stade de la vie et u n statut reconnaissable. O r ces
statues, désignées dans l’aire m an d é-v o ltaïq u e par des term es
dénotant l’om bre et le reflet, sont le double de l’ancêtre et de
son descendant qui lui ren d u n culte ; p o u r que la configuration
qui les lie soit effective, elle doit s’incarner dans une figuration
reconnaissable par l’ancêtre car élaborée dans u n style identique
par les sculpteurs qui travaillent p o u r le clan m aternel. E t c ’est

623
LES F O R M E S D U VI SI BLE

seulem ent si les ancêtres s’id en tifien t dans leurs effigies q u ’ils
v ie n n e n t h ab iter ces “ niches ic o n iq u es” ; celles-ci sont donc
à la fois des singularités, le double de tel o u tel aïeul m aternel
représen tan t le destin de son descendant, et des archétypes à
l’im age desquels les vivants doivent ten ter de se conform er. Les
“petites personnes de bois” , ainsi que les Bambaras appellent les
statues d ’ancêtres, sont bien différentes des personnes animistes :
elles n ’in c o rp o re n t pas u n e intério rité n o n h u m aine activée à
l’occasion des rituels, mais incarnent en perm anence le réseau
des relations sociales qui relie l’ancêtre à son descendant et à ses
proches, en m ettan t l’accent sur les positions q u ’ils occupent les
uns par rapport aux autres, sur leurs devoirs réciproques, sur les
rites qui les réunissent. P ourtant, la statue n ’est ni u n sym bole ni
un em blèm e, mais bien u n e petite personne, c’est-à-dire un artefact
habité par u n hum ain ni to u t à fait m o rt ni to u t à fait vivant, et
doté de ce fait d ’une agence propre en dépit de son im m obilité
apparente, mais u n e agence d o n t seuls les effets — prophylac­
tiques, vindicatifs ou réparateurs — sont perceptibles par ceux
qui les subissent, m oyen d ’avérer une présence par les résultats
q u ’elle produit.
Les totem s sont des antécédents d ’un autre genre. Ils ne tirent
pas leur existence perpétuelle de la continuité généalogique mais,
en Australie du moins, d ’incorporations récursives et répétées dans
le temps. La prem ière de ces incorporations est le fait d ’entités
portant le plus souvent des nom s d ’anim aux et de plantes qui se
m atérialisèrent jadis à la surface de la terre co m m e des figures
d ’apparence indéfinie aux com portem ents p o urtant très humains.
Ces “ êtres du R ê v e ” , chacun constituant un prototype de qualités
tant physiques que morales bien différenciées, disparurent aussi
soudainem ent q u ’ils étaient apparus, n o n sans que leurs actions
eussent donné forme aux lieux qu’ils parcouraient, soit un processus
d ’incorporation en creux puisque les em preintes topographiques
q u ’ils laissaient fu ren t m oulées par leurs m o u v em en ts et leur
anatom ie. N o n contents de d o n n er corps aux pays par inadver­
tance, les êtres du R ê v e déposèrent aussi dans des sites préci­
sément localisés des semences d ’individuation, les “ âmes-enfants” ,
qui s’in co rp o ren t depuis lors, génération après génération, dans

624
CONCLUSION

les hum ains et les n o n -h u m ain s de la classe totém iq u e do n t ils


sont chacun à l’origine. Enfin, les A borigènes réactivent réguliè­
rem en t par leurs cérém onies la puissance génésique des êtres du
R êv e, n o n pas en sollicitant leur présence sous u n e form e origi­
naire que, de to u te façon, personne ne connaît, mais en repro­
duisant les traces distinctives de leurs co m p o rtem en ts passés,
signes indiciels de le u r m atérialité p h y siq u e26. Il s’agit d o n c
d ’une série^ d ’incarnations en partie figurées par des images. La
prem ière donne u n e apparence physique à des êtres auparavant
invisibles qui seront plus tard représentés par des hum ains sous
l’avatar correspondant à leu r n o m ; la deuxièm e est form atrice
des aspects distinctifs des lieux par les traces résultant du m oulage
corporel de ces êtres, traces que les hum ains v o n t aussi rep ro ­
duire, n o tam m en t sur leurs corps ; la troisièm e perm et la perp é­
tu a tio n de ces êtres après q u ’ils se sont eu x -m êm es éclipsés,
grâce à l’insém ination des corps hum ains et anim aux par leurs
ém anations ; quant à la dernière incarnation, elle consiste p o u r
les hum ains à d o n n e r de tem ps en tem ps corps à ces êtres en
im itant leurs actions et les signes q u ’elles on t laissés. A ntécédents
désormais invisibles sous leur form e originelle, les totem s n ’en
sont pas m oins très concrets puisque les qualités ontologiques et
les privilèges collectifs q u ’ils transm ettent, infusés dans des corps,
des objets et des sites, activés de façon m im étique dans des rites
et des images qui décrivent des actions et des structures in co r­
porées dans des figures, assurent la continuité au fil des généra­
tions entre u n p o in t d ’origine et ceux q u ’il irrigue.
A u sens plein et dans toutes les m odalités d ’incarnation que
l ’o n v ie n t d ’év o q u e r, des m asques am érin d ie n s au x statues
d ’ancêtres, des corps em p ru n tan t d ’autres corps aux corps trans­
formés en indices d ’action, d ’u n irreprésentable rendu visible dans
un hum ain à u n hum ain se ren d an t visible par ce truchem ent,
l’image est presque toujours religieuse en ce qu’elle rend évidente,
po u r certains et dans certaines circonstances, l’identité entre un
prototype et son im itation. “ F iguration” est b ien le term e qui
désigne ce curieux to u r de passe-passe, à m i-chem in entre la saisie
d ’une form e, qui évoque trop l ’idée d ’u n original inaltérable,
et la rep ro d u ctio n d ’u n e im age qui p o in te tro p vers la copie,

625
LES F O R M E S D U VI SI BLE

am oindrie et en partie dévaluée, de cet original. B ien q u ’il ait


eu l’iconographie chrétienne à l’esprit, avec son poids historique
d ’incarnation, G adam er ne disait pas autre chose lorsqu’il souli­
gnait le caractère exem plaire de l’im age religieuse : «En elle nous
pouvons voir sans aucun doute q u ’une image n ’est pas une copie
d ’u n être copié, mais une co m m u n io n ontologique avec ce qui
est copié27. » A u risque de forcer la m ain du philosophe, on p eu t
dire que ce lien est ontologique en ce que la figuration p ro d u it
certes de nouveaux êtres “p o u r com pléter le m o n d e ” , mais des
êtres qui ne diffèrent guère de tous leurs concitoyens engendrés
par u n m êm e régim e de m o n d iatio n —images, organismes ou
invisibles en instance d ’in co rp o ratio n — car leu r air de famille
vient du fait q u ’ils sont régis par u n m êm e m o d e d ’existence
et de venue au m onde. Aussi, cette fonction d ’instauration du
virtuel que la figuration et la religion partagent, c ’est p eu t-être
chez des peintres im p ro p rem en t appelés n o n figuratifs q u ’elle
est la plus évidente au x x e siècle, beaucoup plus en to u t cas que
parm i des artistes traditionnellem ent associés à des thém atiques
religieuses, tels Barlach, R o u a u lt ou B eckm ann, chez qui c ’est
le sentim ent tragique qui dom ine en définitive, l’abandon des
hom m es dans une période désespérée. La figuration de ce qui
est pressenti com m e avènem ent débarrassé de to u t symbolisme,
pure incarnation et force agissante, on p eu t en faire l’expérience
avec R o th k o , en s’im prégnant len tem en t de la toile, elle-m êm e
le n te m e n t im p rég n ée, m an ière de faire tran sp araître dans la
vibration de la couleur ce qui ne pourra jam ais être pleinem ent
représenté ; on p eu t en faire l’expérience avec Tapies, en voyant
surgir à la surface de ses toiles tous ces objets qui éclosent com m e
des bulles à partir d ’une source cachée à la vue ; on p eu t en faire
l’expérience avec Soulages lorsque, im m ergé dans la simplicité
de la lum ière noire, on ne sait plus si c’est le tableau qui s’anim e
par la connivence du spectateur ou le spectateur qui reprend vie
par la connivence du tableau. E t alors, en effet, com m e le dit
G régoire de Nysse, «la p einture m u ette parle sur le m ur».

C am bridge, octobre 2014 - Le C oy, décem bre 2020


Post-scriptum

Échafaudages

Les lecteurs fam iliers des débats contem porains entre histo­
riens, anthropologues et philosophes sur la natu re des images
auront sans doute vu transparaître au fil de ces pages les affinités
com m e les désaccords que les propositions qui y sont avancées
manifestent avec les théories contemporaines ayant pris ce domaine
p o u r objet. C ’est à eux que ce post-scriptum s’adresse. Il a p o u r
fonction principale de reconnaître mes dettes : pressé d ’avancer
des analyses et des résultats d ’étape afin de tracer une piste in ter­
prétative dans u n m atériau surabondant, je n ’ai pas toujours pris
soin chem in faisant de dire ce que m o n enquête devait à mes
prédécesseurs et en quoi je m e différenciais d ’eux. C ’est le cas
en particulier p o u r deux aspects de la réflexion sur les images
où, après des siècles de piétinem ent, de grands progrès o n t été
accomplis lors des dernières décennies, celui de la mise au jo u r
des mécanismes de leur icom cité et celui de la prise en com pte
de leur rôle com m e agents sociaux. Le présent livre n ’aurait pu
être écrit sans les contributions des auteurs d o n t je discute plus
loin les idées et à qui je souhaite ainsi rendre hom m age. A ces
nécessaires considérations, j ’ai pensé utile d ’ajouter des précisions
sur ce que les images d o n t je m ’occupe ne sont pas, à savoir des
langages symboliques, afin de m ieu x spécifier ce q u ’elles sont,
et cela par contraste avec les caractéristiques formelles de deux
de ces langages imagés, la pictographie et l’héraldique, qui o n t le
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m érite d ’être assez com m uns à l’échelle de la planète, et depuis


sans doute fort longtem ps.

La querelle de la ressemblance

D epuis les années 1960, u n n o m b re croissant de philosophes


et de sém iologues adm et que les signes iconiques sont d ’une
espèce to u t à fait distincte des signes linguistiques car, à la diffé­
ren ce du m o d èle sém io lo g iq u e jadis avancé p ar Saussure, le
rapport institué dans les images entre le signe et ce d o n t il tient
lieu n ’est pas arbitraire, mais m otivé. C e m o u v em en t est allé de
pair avec l’adoption progressive de la triade des signes proposée
par Peirce : le symbole, qui signifie en v ertu d ’une convention
ou du rap p o rt à une idée générale ; l’indice ou la m arque, qui
signifie en vertu d ’une relation directe de cause à effet ; l’icône,
qui signifie en vertu d ’une ressemblance. Mais, si les opérations qui
perm etten t au signe de signifier ne p rêten t pas à équivoque dans
le cas du sym bole et de l’indice, il en va au trem en t avec l’icône.
En quoi consiste la ressemblance dans ce cas ? Selon Peirce, elle
résulte du fait que l’icône partage avec le réfèrent des propriétés
visuelles qui p erm etten t de l’identifier: «A bsolum ent n ’im porte
quoi [...] est une icône de n ’im porte quoi dans la m esure où il
est com m e cette chose et est utilisé com m e u n signe de celle-
ci1.» Inspiré par Peirce, quoique souvent accusé d ’infidélité par
les peirciens, Charles M orris a précisé la définition en m ettant
l’accent sur u n e relation d ’équivalence p lu tô t que d ’analogie :
«U n signe iconique [...] est n ’im porte quel signe qui est similaire
sous certains aspects à ce q u ’il d én o te2. »
L ’équivalence entre le signe et des élém ents de ce q u ’il dénote
a suscité m aintes critiques car elle est trop générale et s’appa­
rente à une tautologie : l’iconicité est fondée sur la ressemblance,
laquelle est la m arque de l’iconicité3. O r cette équivalence est
trom peuse car, si la ressemblance est une relation sym étrique, la
relation sém iotique ne l’est pas. La p o m m e que pein t C ézanne
ressemble b ien à la p o m m e q u ’il a prise p o u r m odèle —elle en a
au m oins la form e, la couleur, les reflets, sinon le volum e ou la
POST-SCRIPTUM

saveur —et cette dernière à son tour, p endant les quelques jo u rs


où elle est dans sa plénitude, “ressem ble” à la pom m e sur la toile,
com m e u ne expression en quelque sorte enrichie de celle-ci.
Mais, tandis que la p o m m e du tableau est u n signe de la po m m e
posée sur l’assiette dans l’atelier d ’A ix («Les fruits aim ent q u ’on
leur fasse leur portrait», disait-il), l’inverse n ’est pas vrai. L’icône
ne peut pas être à la fois ressem blante (et symétrique) et signi­
fiante (et asym étrique)4. U n autre argum ent contre l’iconicité
est l’idée d ’une régression à l ’infini de la ressemblance : dans la
m esure où, sous u n aspect ou u n autre, to u t objet p eu t être vu
com m e ressemblant à to u t autre objet et en constituer u n signe, il
n ’y a plus de lim ite logique à l’expansion de la similarité entre les
objets du m onde. La p o m m e peinte dans son assiette se fait aussi
le signe de sa provenance car, com m e le dit encore Cézanne, «les
fruits vous parlent des cham ps q u ’ils o n t quittés»5 ; et ces champs
m êm es, p o u r les lecteurs de Virgile à to u t le m oins, se d o n n en t à
v oir com m e des signes poignants de la patrie abandonnée (« nos
patriaefinis et dulcia linquimus arva ») ; et la patrie à son tour, passant
de la terre des pères à la terre nourricière, devient le signe de la
m ère partagée par tous les enfants d ’u n m êm e sol; et la m ère, etc.
Ainsi v o n t les signes iconiques com m e dans l’antique doctrine
des signatures, sautant de qualité en qualité, de m étaphore en
m étaphore, ils s’en trech o q u en t, se bou scu len t et se fo n t écho
dans l’enchaînem ent infini des similitudes et des m otivations6.
C ’est p o u r échapper à la tautologie de la ressemblance, et au
risque de réverbération infinie q u ’elle entraîne, q u ’u n e approche
conventionnaliste du signe ic o n iq u e s’est développée dans la
seconde m oitié du x x e siècle. L’icône n ’est plus naturellem ent
m otivée par le partage de p ropriétés visuelles avec ce q u ’elle
d én o te; la possibilité de l’in terp réter est désormais déterm inée
en p artie par les règles de d éch iffrem en t q u ’o n lui ap plique
de façon plus o u m oins consciente. U m b e rto E co et N elson
G o o d m an sont les d eu x figures principales de ce revirem ent.
Dans La struttura assente, Eco to u t à la fois réaffirme la prim auté
du sém iotique — dès q u ’il est perçu, u n phén o m èn e est affecté
d ’u n contenu sém antique et ne peut se propager d ’u n interprète à
u n autre que com m e u n signe —et conteste que le signe iconique

629
LES F O R M E S D U VI SI BLE

puisse représenter “ n atu re lle m en t” , par sim ple spécularité, ce


d o n t il tien t lieu7. D ans le p ro lo n g em en t du G o m b rich d 'A rt
and Illusion (1960), E co v oit les signes iconiques com m e opérant
u ne m édiation entre l’expérience perceptive et la m ém oire des
usages antérieurs de l’im age, de sorte que la ressemblance, si l’on
p eu t encore l’appeler ainsi, n ’est plus entre le réfèrent et le signe,
com m e chez Peirce, mais entre la cognition visuelle d ’un objet
représenté ico n iq u em en t et les schèmes de perception culturels
qui sélectionnent les stim uli pertinents p o u r l’interprétation de
cet objet. L’identification d ’u n signe iconique résulterait donc
m oins de l’intuition d ’une ressemblance que de la mise en branle
d ’une re-connaissance.
U n e telle position n ’est elle-m êm e pas exem pte de difficultés.
E n p rem ier lieu, il faut b ie n supposer que la reconnaissance
s’applique à des objets com parables — d ’u n e part un réfèrent,
d ’autre part une gam m e de signes iconiques le représentant au
m oyen de conventions visuelles identiques ; de ce fait, ces objets
doivent posséder au m oins quelques propriétés com m unes p o u r
que l’isom orphism e entre schèm e p erce p tif et schèm e iconique
puisse fonctionner. E t si c ’est le cas, alors on n ’est pas très loin
de ce que l’on entend co m m u n ém en t par ressemblance. Surtout,
à la différence de ce qui se passe avec les signes linguistiques,
il n ’existe pas de m éthode avérée p o u r repérer et interpréter à
coup sûr les traits p ertinents au m o y en desquels des schèm es
iconiques aisém ent reconnaissables se distingueraient du “bruit
de fo n d ” de l’image. Si, dans le lexèm e “p è re ” , je rem place le
phonèm e / p / par le p h o n èm e / m / , le sens du m o t sera différent.
Q u el sera le trait p ertin en t équivalent dans un signe iconique
réputé n o n m otivé? Q u ’est-ce qui m e perm ettra, au moyen d ’un
même système de codes iconiques, de reconnaître une raie et n o n une
tortue dans une p einture de C hardin, dans un m o tif de tatouage
m aori, dans u n dessin sur u n m asque am azonien, et co m m en t
raccorder toutes ces images obéissant à des conventions figura­
tives distinctes à un poisson à corps plat avec des nageoires en
form e d ’ailes? Bref, si ce que j ’appelle les “filtres ontologiques”
rem plit b ien la m êm e fonction que les codes sém iotiques do n t
Eco affirme q u ’ils sont nécessaires à l’in tu itio n des qualités des
POST-SCRIPTUM

objets, ils ne p eu v en t pas n o n plus être m ultipliés à l’excès sans


courir le risque de fragmenter le phénom ène iconique en autant de
processus signifiants q u ’il y aurait d ’hum ains avec une expérience
singulière du m onde.
G oodm an partage avec Eco l ’idée q u ’aucune image ne repré­
sente naturellem ent ce q u ’elle reproduit, en sorte que l’intuition
d ’u n e ressem blance en tre les d eu x serait fo n d ée sur la seule
identification par le spectateur de codes iconiques élaborés et
transmis culturellem ent. A la différence du sém iologue italien,
cependant, G oo d m an adosse son approche de l’œ uvre d ’art à
une théorie du signe linguistique : les images sont p o u r lui des
étiquettes de ce q u ’elles d én o te n t et ne diffèrent guère en ce
sens des prédicats d ’u n e langue naturelle8. Les images seraient
donc des symboles com m e les autres q u ’il convient d ’interpréter
en s’attachant à com prendre ce à quoi elles réfèrent, de quelle
m anière elles le font, et en fo nction de quel système de règles
syntaxiques elles opèrent, la différence entre les images et les autres
types de symboles dénotatifs étant sim plem ent que celles-là sont
plus “ denses” , c’est-à-dire q u ’elles p eu v en t com porter u n grand
nom bre de différences internes et d én o ter ainsi avec u n e grande
précision des référents complexes. La question de la ressemblance
—que G oodm an considère com m e la façon la plus naïve d ’envi­
sager la représentation —ne se pose pas vraim ent po u r lui puisque
l’identification de l’objet figuré dépend de la seule sélection de ses
qualités reconnues à l’in térieu r d ’u n cadre conceptuel donné. La
culture a po u r fonction de stabiliser certains prédicats des objets
représentés dans u n co n tex te particulier et selon des co n v en ­
tions particulières, de telle façon que la ressemblance n ’est rien
de plus que la capacité d ’in terp réte r co rrectem en t une im age
en fonction de ce contexte et de ces conventions. Toutefois, si
aucune propriété visuelle com m une ne m e perm et de relier à une
raie l’objet aperçu dans une nature m o rte de C hardin, dans u n
tatouage polynésien et dans le m o tif d ’u n masque amazonien, alors
il m e faudra, p o u r chaque objet figuré et au sein de chaque esthé­
tique locale, reconstituer l’appareillage sém antique et syntaxique
au m oyen duquel la correspondance entre le signe et le réfèrent
est établie. Ce privilège exorbitant concédé à la culture de fixer

631
LES F O R M E S D U VI SI BLE

les règles, à chaque fois relatives, de l’iconicité est en réalité un


cadeau em poisonné fait aux historiens et aux ethnologues de
l’art car, si l’on suit G oodm an, c’est désormais à eux q u ’incom be
d ’inventorier les différences dans les m anières de ressembler et
d ’en expliciter la logique.
E n o u tre, si les œ uvres d ’art étaien t v ra im e n t co m m e des
signes linguistiques, c ’est-à-dire sans aucune m otivation, alors il
faudrait apprendre le sens de chaque nouvelle im age —du moins
retrouv er à chaque fois ses règles de construction —ainsi que le
fait une personne apprenant les m ots d ’une langue naturelle. O r,
com m e le souligne u n e critique de G o odm an, ce n ’est pas le
cas : dès que nous sommes parvenus à in terp réter correctem ent
le co n ten u d ’u n e im age, parfois à la suite d ’u n apprentissage,
nous som m es capables d ’in terp réter des im ages nouvelles sans
inform ations supplém entaires p o u rv u que l’objet ou la situation
représentée nous soit fam ilier9. E t cette aptitude à la reconnais­
sance im m édiate vient de ce que les capacités cognitives mises en
branle dans cette opération sont les m êm es que celles déclenchées
p o u r l’identification du réfèrent. O n p eu t vérifier a contrario cette
coïncidence en examinant com m ent les artistes dépeignent certains
objets en se conform ant à leur traitem ent par le système visuel.
Ainsi en va-t-il de l’om bre p o rté e 10. N o tre système p ercep tif est
très économ e dans la détection des om bres et il n ’utilise p o u r ce
faire que quelques invariants : les om bres sont plus foncées que
la surface sur laquelle elles apparaissent et elles n ’affectent pas la
texture et la form e de celle-ci, ces critères étant suffisants p o u r ne
pas confondre les om bres avec u n objet solide. E t les peintres ont
intégré ces caractéristiques dans la figuration des om bres en les
représentant par des taches sombres sans se soucier le plus souvent
de faire correspondre exactem ent leu r form e, leur orientation et
leur teinte avec la projection réaliste de l’objet dont elles résultent
et avec l’env iro n n em en t où elles sont situées. P o u r autant que
l’on ait appris à discerner des om bres dans une im age —et cela,
en effet, n ’est en rien spontané —, on les y reconnaîtra ensuite de
la m êm e façon q u ’on les reconnaît dans la réalité.
O n l ’a vu au p rem ier chapitre, la th éorie du signe iconique
proposée par le G roupe |a est plus fidèle que celle de G oodm an,

632
POST-SCRIPTUM

ou d ’Eco, à ce constat que les images m êlent des qualités visuelles


p erm ettant spontaném ent d ’identifier u n réfèrent et des codes
figuratifs dont il faut faire l’apprentissage. Parmi les contributions à
la théorie du signe de ce cercle de sémioticiens liégeois se détache
en effet un Traité du signe visuel qui est u n e véritable gram m aire
générale de l’im age établissant la sém iotique des signes iconiques
sur des bases nouvelles11. A la différence des théories sém iotiques
habituelles,'qui sont fondées sur une structure du signe de nature
dyadique (la dualité du signifiant et du signifié chez Saussure)
ou diad iq u e (le rapport entre interprétant, signe et objet chez
Peirce), le G roupe p, propose une structure à quatre term es d o n t
deux sont nouveaux : le “stim ulus” et le “ ty p e” . R appelons que
le stim ulus, présent à la fois dans le signe iconique et le signe
n o n iconique, est l’élém ent physique perceptible - u n son, un
dessin, une lettre - que le signifiant em ploie com m e véhicule
concret p o u r s’exprim er; tandis que le type opère dans le seul
signe iconique sous la form e d ’u n ensem ble d ’attributs visuels
assurant la correspondance entre le stimulus (l’image physique)
et le réfèrent (ce que l’im age figure). Il résulte de cela que signe
iconique et signe n o n iconique ne sont pas constituées de la m êm e
façon. Dans le second, le carré sém iotique prend la form e d ’une
relation de contiguïté entre le réfèrent, le signifié (le co n ten u
m ental du réfèrent), le signifiant (la représentation acoustique
du signifié) et le stim ulus (l’occurrence concrète du signifiant).
L’arbitraire du signe linguistique ne passe plus entre le signifiant
et le signifié, com m e chez Saussure, mais entre le stimulus et le
réfèrent, de sorte que la distance entre l ’objet dénoté et les sons
qui le dénotent se v oit dédoublée sur les deux axes. D ans le signe
iconique, par contre, le signifié disparaît et se v o it rem placé par
le type, qui est u n gabarit m ental synthétisant la form e p ro to ty ­
pique des caractéristiques du réfèrent. La notion de type, et l’archi­
tecture sém iotique au sein de laquelle elle s’insère, éclairent ainsi
d ’un jo u r nouveau le rôle des codes culturels constitutifs de l’ic o -
nicité —qui dem eure assez m ystérieux chez Eco et G oodm an —
to u t en m aintenant le principe que quelques propriétés au moins
du réfèrent sont reproduites et identifiables dans l’im age q u ’on
en donne. E n outre, la libéralité du G roupe p dans l’extension

633
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de ce que les signes iconiques p eu v en t figurer tran ch e sur les


approches restrictives de la sém iologie de l’im agination visuelle,
par exem ple celle de G oodm an, p o u r qui les images d o n t le sujet
est fictif sont à “ d én o tatio n nulle” car elles ne réfèrent à rien 12.
C om patible avec la théorie psychologique du pro to ty p e com m e
avec le schém atism e o n to lo g iq u e des im ages développé dans
ces pages, applicable à la figuration m im étiq u e co m m e à l’art
“abstrait” , la théorie du signe visuel proposée par le G roupe p
possède bien des atouts p o u r clore v in g t-cin q siècles de co n tro ­
verses sur la mimêsis.

L’animation des images

Il faut attendre la fin du xx° siècle po u r q u ’une approche princi­


palem ent sém iotique des œuvres d ’art com m ence à être concur­
rencée par une approche praxéologique des images fondée sur le
principe que ces signes d ’u n genre particulier sont aussi des agents
autonomes et q u ’ils interviennent dans la vie sociale et affective des
hum ains. Il est vrai que cette idée fut explorée par u n e poignée
de précurseurs ; mais leurs enseignements sont m aintenant presque
tom bés dans l’oubli. Seul W arburg a surnagé dans ce tourbillon
d ’intu itio n s disparues, sans d o u te parce q u ’il a p u léguer à la
postérité, à travers la bibliothèque q u ’il a constituée et les person­
nalités q u ’il a inspirées — de Cassirer et C urtius à G om brich et
Saxl —, u n m élange en co re d éto n n an t au jo u rd ’h u i d ’extrêm e
audace intellectuelle et d ’érudition im peccable, couché dans un
langage aphoristique se prêtant à de riches, et parfois contradic­
toires, interprétations. Le thèm e de la vie des images co u rt dans
son œ uvre et rien ne l’exprim e m ieux que la n o tio n de Pathos-
formel, “ form ule du pathos” , u n trope visuel saturé d ’affect qui
m igre de représentation en représentation au cours des siècles et
à travers les cultures13. A l’instar du thèm e d ’O rp h ée dépecé par
les Bacchantes en furie, ces form ules expressives sont des gestes,
des attitudes, des interactions entre personnages, en général issus
de la statuaire et de l’iconographie grecques, d én o tan t souvent
des épisodes dram atiques et des événem ents cathartiques relatés

634
POST-SCRIPTUM

dans la tragédie et les m ythes, et d o n t o n p eu t déceler la “vie


p osth u m e” (Nachleben ) dans des images de la Renaissance, mais
aussi dans les rites, les spectacles vivants et m êm e des postures de
la vie quotidienne trahissant de fortes ém otions. La Pathosformel
est donc plus q u ’u n stéréotype transcrivant de façon co nvention­
nelle une charge ém otive dans u n e action suspendue ; c ’est u n e
actualisation récurrente du sentim ent de la vie dans des formes
reconnaissables au fil du temps. Le spectacle des rituels hopi do n t
W arburg avait été le tém o in lors de son séjour en A rizona n ’a
sans doute pas peu con trib u é à cette idée de la transform ation
des images en corps vivants et des corps vivants en images, une
form ule nourrie d ’anthropologie qui tranchait sur les tendances
esthétisantes et idéalistes de l’histoire de l’art de son tem ps14.
En revanche, à peu près personne ne se souvient aujourd’hui
des contem porains de W arb u rg qui accordaient, eux aussi, un
grand crédit à la force des images. U n M ax V erworn, par exemple,
biologiste berlinois célèbre dans le dernier tiers du x ix e siècle,
p io n n ie r de l ’ap p ro ch e cellulaire des p h én o m èn es p h y sio lo ­
giques, mais aussi passionné par les m écanismes cognitifs de la
p roduction des images dans l’art “p rim itif’. V erw orn en tretin t à
ce titre une correspondance avec les plus ém inents préhistoriens et
anthropologues de son temps, n o tam m ent Karl von den Steinen,
le grand ethnologue du Brésil central, lu i-m êm e auteur d ’une
théorie de l’origine de la figuration. Dans un ouvrage rarem ent
cité à présent, mais auquel Boas fait référence dans Primitive A rt,
V erw orn développe l’idée que «l’art au sens le plus général et
le plus originel est, co m m e le m o t le dit déjà, u n “p o u v o ir” ,
donc une capacité d ’exprim er des processus de conscience avec
les m oyens que l’artiste lu i-m êm e crée afin q u ’ils soient perçus
par les organes des sens15». Selon V erw orn, les arts visuels o n t
la capacité de rendre sensibles des états et des activités mentales
dans u ne im age de façon q u ’elle paraisse dotée d ’une autonom ie
intentionnelle perçue com m e u n e capacité d ’agir.
A peu près à la m êm e époque, C harly Clerc s’intéresse dans sa
thèse de doctorat aux ressorts du culte des idoles dans la G rèce
ancienne, à la fois tels q u ’il p eu t les reconstituer au vu des tém o i­
gnages et tels que les auteurs de l’A ntiquité tardive en font le

635
LES F O R M E S D U VI SI BLE

com m entaire et la critiq u e16. Il s’agit p o u r lui de com prendre


co m m en t des images p eu v en t être tenues p o u r conscientes et
donner l ’illusion de la vie, en puisant du reste avec discernem ent
dans les théories an thropologiques de la m agie, celle d ’H en ri
H u b ert au prem ier chef. Le problèm e posé par l’anim ation des
images, selon lui, c ’est de « d éco u v rir l ’o b jet — la form e et la
m atière —p ar où le p o u v o ir invisible p eu t être mis en action
ou lim ité dans ses fantaisies17». C lerc ne rép o n d pas vraim ent à
cette question des conditions formelles nécessaires p o u r q u ’une
figuration exerce son pouvoir, d’autant q u ’il est p lutôt théologien
et historien de la littérature que spécialiste de l’art; mais, to u t
com m e V erw orn, il a le m érite de la poser avec clarté.
T o u tefo is, ces trav au x p io n n iers n ’e u re n t pas de p o stérité
im m édiate et l’on doit attendre la dernière décennie du x x e siècle
p o u r que l’idée d ’u n e puissance d ’agir p rêtée aux images soit
reprise à n o u v eau x frais18. U n e série de grands livres publiés
entre 1989 et 2010 en ja lo n n en t le développem ent, depuis The
Power o f Images de D avid Freedberg ju s q u ’à Theorie des Bildakts
de H orst B redekam p19. Les deux livres qui o u v ren t la série, The
Power o f Images de Freedberg et Bild und K u lt de H ans Belting,
sont presque simultanés et constituent une réaction rageuse de
deux historiens de l’art réputés —spécialiste de l’art flam and et
a
néerlandais p o u r le prem ier, du M o y en A ge et de la R en ais­
sance p o u r le second —contre la préoccupation excessive do n t
tém oigne leur profession à l’égard de la genèse individuelle des
œuvres d ’art, de l’identification des objets q u ’elles représentent
et des questions de symbolism e, de style et d ’esthétique q u ’elles
soulèv en t; et cela, au d étrim en t de l’étu d e de la récep tio n et
de l ’usage des im ages, des sentim ents parfois violents q u ’elles
p ro v o q u en t (dont l’iconoclasm e) et de l’im pression insidieuse
q u ’elles suscitent d ’être u n e incarnation vivante de ce q u ’elles
représentent. Les deux livres accordent une grande im portance
aux images de culte, notam m en t de l’A ntiquité tardive ju sq u ’à la
Renaissance, en suivant une dém arche inductive do n t le pouvoir
de conviction s’exerce au p rem ier ch ef grâce à l’extraordinaire
érudition q u ’ils m obilisent: il s’agit de réu n ir u n grand nom bre
de tém oignages, certains saisissants, du p o u v o ir q u ’exercent les

636
POST-SCRIPTUM

images sur ceux qui les regardent, de la présence q u ’elles rendent


m anifeste, sans s’in terro g er v raim en t sur ce qui ren d possible
ce ph én o m èn e — que Freedberg qualifie souvent de fusion de
l’im age et du pro to ty p e — ni exam iner en détail les conditions
pragm atiques de cette expérience20. Sans do u te ces deux livres
pionniers ont-ils en partie soustrait les intentions de l’artiste de
l’analyse de la signification des images et mis p lu tô t l’accent sur
les usages auxquels elles se prêtent, mais ils s’intéressent encore
p eu à l ’étu d e des circonstances rituelles dans lesquelles elles
s’anim ent et des m anières de les regarder que chaque époque a
privilégiées. Les deux auteurs se réclam ent souvent de l’e th n o ­
logie; néanm oins, c ’est plus p o u r tracer des parallèles entre les
situations q u ’ils analysent en E u ro p e et les attitudes vis-à-vis des
images observées dans des cultures exotiques que p o u r s’inspirer
vraim ent de la m éthode ethnographique ou m êm e de l’am bition
com parative de l’anthropologie.
Il est vrai que l’anthropologie n ’avait pas grand-chose à offrir en
term es de réflexion générale sur les images avant la p arution en
1998 du m aître livre d ’Alfred Gell, A rt and Agency. Le dom aine
d ’étude était bien présent dès l’origine de la discipline sous la
rubrique “ art p rim itif’, mais les grandes synthèses et propositions
originales y étaient rares, lim itées à u n e poignée d ’auteurs do n t
les écrits constam m ent cités sont p o u r la plupart antérieurs à la
Seconde G uerre m ondiale (Franz Boas, L eonhard A dam , Cari
Einstein) ou d o n t les réflexions sur l’art ne sont q u ’u n e facette
parm i d ’autres d ’une th éorie anthropologique déjà ferm em ent
constituée (G regory B ateson, A ndré L ero i-G o u rh an , E d m u n d
Leach ou Claude Lévi-Strauss)21. Q u an t à l’anthropologie de l’art
dans sa pratique ordinaire, elle s’occupait surtout - et c’est toujours
le cas - de décrire et d ’analyser le contexte social et culturel de
p roduction et d ’usage des artefacts n o n occidentaux qui o n t été
investis par les O ccidentaux d ’u n e vertu esthétique, de sorte que
leur signification puisse devenir accessible au public qui fréquente
les musées ethnographiques à partir des m êm es critères que ceux
qui sont acceptés p o u r l’appréciation des œ uvres traditionnel­
lem ent abritées dans les musées d ’art —catégorisation, pério d i­
sation, fonction, style, qualité d ’exécution, rareté, symbolisme,

637
LES F O R M E S D U VI SI BLE

etc. L’objet m êm e sur lequel porte l’entreprise est rarem ent défini,
l’art étant im plicitem ent conçu com m e la manifestation concrète
d ’une tendance universelle à la dilection esthétique d o n t il s’agit
de saisir dans chaque contexte local les critères d ’appréciation.
D e m êm e que Svetlana Alpers ou M ichael Baxandall introduisent
leurs lecteurs dans l’atelier des artistes du Siècle d ’or hollandais
ou de l’Italie du Q uattro cen to afin de leur m o n trer la façon dont
le public de ces époques voyait leurs œ uvres, de m êm e la tâche
que l’anthropologie de l’art s’est fixée est de rendre accessibles
tous les élém ents de la culture visuelle au m o y en de laquelle les
Y olngu d ’Australie évaluent et in terp rèten t leurs peintures ou
les Y oruba leur statuaire22.
C e n ’est pas que des études visant à restituer les circonstances
de la p ro d u c tio n et de l ’usage d ’u n e im age, les significations
attachées à son em ploi ou les critères localem ent partagés quant
à la qualité de son exécution soient inutiles, bien au contraire. Le
présent livre n ’aurait p u être écrit sans ces précieuses co n trib u ­
tions. L ’analyse approfondie du symbolism e d o n t sont investies
des im ages et des fo n ctio n s qui le u r so n t dévolues dans des
contextes extra-européens perm et en outre de lutter efficacement
contre deux types d ’opinions fallacieuses : d ’une part, l’idée que
l’art dit “p rim itif’ est une pauvre et m aladroite préfiguration de
l’art européen qui perm et surtout de je te r un regard rétrospectif
sur l’enfance de l’hum anité et —dans une version charitable de
ce préjugé — sur les pulsions originaires puissantes et au th en ­
tiques que la pensée rationnelle aurait d o m estiq u ées; d ’autre
part, la présom ption, com m une chez les am ateurs d ’art prim itif,
que, du fait q u ’u n e statuette nkisi du C o n g o ou l’effigie d ’u n
tiki polynésien sont capables de nous ém ouvoir, il suffirait de se
laisser séduire par leur po u v o ir de fascination p o u r les apprécier
pleinem ent, sans s’embarrasser de savoir ce que les gens qui les
ont faits et utilisés en pensaient23. Toutefois, p o u r utile que soit
la m ultiphcation des études sur les conceptions du beau dans les
civilisations n o n européennes et sur les conditions de la fabri­
cation, de l’em ploi et de la réception de cette catégorie d ’artefacts
auxquels les O ccidentaux reconnaissent une valeur esthétique,
une tâche de ce genre ne p eu t être à p ro p rem en t parler définie
POST-SCRIPTUM

com m e an th ro p o lo g iq u e p u isq u ’elle n ’est fondée sur aucune


théorie anthropologique générale et que son o b jectif n ’est pas
d ’en produire une ; on est là à u n étage différent du travail anthro­
pologique, analogue à celui q u ’occupe l’histoire de l’art, et q u ’il
v au d rait m ie u x ap p eler u n e e th n o lo g ie de l ’art, la p rem ière
s’occupant des objets d ’art occidentaux, la seconde des artefacts
issus des cultures n o n occidentales contem poraines qui paraissent
présenter ayec ces objets u n air de famille.
Le livre de Gell fit évoluer cette situation en réhabilitant le
principe d ’une anthropologie de l’art qui serait une théorie de
son objet et n o n u n e description de ses expressions supposées.
Il fut du reste accueilli par certains professionnels du dom aine
avec le m êm e m élange de scepticisme ironique et d ’acrim onie
feutrée qui avait salué près de dix ans auparavant la p aru tio n
des livres de Freedberg et Belting. C ’est que tous trois com bat­
taient sous la m êm e bannière et avaient les m êm es adversaires.
L’idée capitale d ’A r t and Agency, c’est en effet q u ’il faut traiter
les objets d ’art n o n pas du p o in t de vue des significations qui
leur sont attachées ou des critères du beau auxquels ils devraient
rép o n d re au sein d ’u n e esthétique locale, mais p lu tô t com m e
des agents dotés d ’u n e in ten tio n n alité déléguée, capables à ce
titre d ’exercer un effet sur leur environnem ent. Selon Gell, l’art
n ’est pas u n système sym bolique com parable à u n langage, c’est
«un système d ’action destiné à changer le m o n d e24», et qui est
en m esure de réaliser cela parce q u ’il rend plausible le fait que
certains artefacts sont dotés d ’u n e agence, d ’u n e disposition à
agir, laquelle est u n indicateur des intentions des personnes qui
les ont fabriqués ou utilisés.
Là où Gell innove par rapport à Freedberg et à B elting, c ’est
q u ’il entreprend u n double déplacem ent quant à la définition de
la nature et du m ode opératoire de l’objet d ’art. E n prem ier lieu,
il en fait u n signe d ’u n type différent. E m p ru n tan t son vocabu­
laire à la sém iologie de Peirce, il dem ande que l’o n ne traite pas
l’objet d ’art au prem ier chef com m e un signe iconique, c’est-à-dire
exhibant des qualités semblables à la chose do n t il tient lieu - la
“ressem blance” entre u n portrait et la personne q u ’il dépeint —,
mais com m e u n signe indiciel qui, quant à lui, se réfère à l’objet

639
LES F O R M E S D U VI SI BLE

q u ’il signifie par une relation de contiguïté ou d ’influence directe


—la girouette est u n indice de la direction du vent. D ’autre part,
et sur la base de cette reform ulation, Gell propose u n m écanism e
cognitif original p o u r rendre com pte du fait que les objets d ’art
paraissent animés d ’une vie propre. C ar si on les envisage com m e
des indices, alors ils autorisent une opération d ’u n genre parti­
culier, une abduction d ’agence, qui est une façon de rem o n ter la
chaîne des causalités à partir du résultat final et to u t au long des
agents qui l’o n t engendré. U n e abduction est en effet une variété
d ’inférence conjecturale fondée sur l’aporie logique consistant
à affirmer les prémisses à partir des conséquences, celles-ci étant
représentées par l’objet d ’art en tant q u ’indice de to u t ce qui a
pu contribuer à le constituer tel q u ’il est. A utrem ent dit, u n objet
d ’art est u n indice de la présence d ’u n e agence sociale parce q u ’il
perm et à la fois d ’inférer les intentionnalités qui o n t accom pagné
sa fabrication et de le v oir lui-m êm e, au term e de ce processus
inférentiel, com m e u n agent p o u rv u d ’une efficacité propre dans
le dom aine social. Ainsi, l’agence n ’est pas réduite à la sphère des
hum ains ; elle renvoie au fait q u ’une disposition à agir p eu t être
attribuée à une quelconque entité n o n hum aine p o u r autant que
l’on puisse inférer en elle par abduction une capacité à exercer un
effet intentionnel analogue à celle do n t sont crédités les h u m ains.
L ’argum ent est convaincant: il est vrai que l’on p eu t dire de
n ’im porte quel tableau célèbre q u ’il nous donne à voir un faisceau
d’intentionnalités diverses condensées dans la toile. C ’est d ’abord le
dessein du peintre de produire u n assemblage com plexe et parfois
énigm atique de formes, de couleurs, d ’attitudes et de situations
qui retiendra l’atten tio n du spectateur en m esure de le g o û ter;
c’est ensuite le dessein des personnages figurés de m anifester leur
puissance, leu r caractère, leurs dons, leu r apparence agréable
ou leur envie de séduire ; c’est encore la capacité de l’artiste de
louvoyer entre le désir de ceux q u ’il figure d ’être représentés à
leur avantage et son am bition p ropre de les plier aux exigences
de sa com position; mais c’est aussi le dessein des com m anditaires
de garder u n souvenir d ’un m o m en t précieux, de m anifester la
grandeur de leur position ou de rappeler qui ils étaient à l ’usage
des générations futures ; c ’est en o utre le dessein des institutions
T
POST-SCRIPTUM

privées ou publiques chargées de conserver les tableaux d ’acca­


parer p o u r leur usage p ropre ou de proposer à l’appréciation du
public ces artefacts révérés grâce à un arsenal de mesures éco n o ­
m iques, techniques et légales; et c’est égalem ent le dessein du
spectateur de “ co m p re n d re” le tableau en épousant les in ten ­
tions supposées ou connues de l’artiste, voire en participant par
son regard à l ’accom plissem ent com m e œ uvre d ’art de ce qui est
offert à sa vue ; enfin, la contrainte m êm e exercée par la form e et
la m atière du support et des pigm ents p eu t aussi être vue com m e
un partenaire exerçant sa volonté sur les conditions de l’exécution.
Bref, chaque tableau réu n it u n grand nom bre d ’agents do n t on
p eu t supputer les intentions et les états d ’esprit sans p o u r autant
q u ’il soit lui-m êm e p o u rv u d ’u n esprit ou anim é par des désirs.
C ’est cela, p o u r Gell, qui fait de l’objet d ’art u n agent. Mais il
s’agit d ’u n agent “secondaire” , u n artefact sans intentionnalité
propre au m oyen duquel les hum ains, “ agents prim aires” , distri­
b u en t leur puissance d ’agir au cours de leurs interactions avec les
élém ents du m onde. L’objet d ’art ainsi entendu est u n e n o tio n
p u rem en t relationnelle et sans co n ten u ontologique : to u t ce qui
est agent vis-à-vis d ’u n patient exerce une agence déléguée parce
q u ’il constitue u n relais m atériel entre des personnes.
L ’une des difficultés que pose le livre de Gell est l’obstination
dont il fait preuve à définir com m e des « objets d ’art» (art objects)
ce d o n t il s’occupe, u n e o b stin atio n com préhensible puisque
son entreprise se définissait à l’origine com m e u n e critique et u n
dépassement de “l’anthropologie de l’art” , mais qui l’em pêche
de définir de façon satisfaisante ce sur qu o i au ju ste p o rte son
enquête com parative. Gell considère en effet com m e objet d ’art
to u t objet inséré dans u n réseau de relations et qui «opère une
m éd iatio n d ’agence sociale», c ’est-à-d ire qui sert d ’in te rm é ­
diaire entre des intentionnalités hum aines q u ’il incarne et redis­
tribue25. O r cette fo n ctio n d ’agent délégué exerçant des effets
sur le m onde ne suffit pas à définir u n objet d ’art dans la m esure
où elle s’applique à de n o m b re u x objets d o n t il est difficile
d ’affirmer q u ’ils o n t u n rapport, m êm e indirect, avec l’art. U n e
victim e sacrificielle, p ar exem ple, est b ie n u n « o b jet o p éran t
une m édiation d ’agence sociale» puisque le sacrifice sert à relier

641
LES F O R M E S D U VI SI BLE

deux term es entre lesquels il n ’existe au départ au cu n lien, le


b u t de l’opération étant, p o u r reprendre u n e définition de Lévi-
Strauss, « d ’instaurer u n rapport de contiguïté, au m oyen d ’une
série d ’identifications successives qui p eu v en t se faire dans les
deux sens [...] soit du sacrifiant au sacrificateur, du sacrificateur
à la victim e, de la victim e sacralisé à la divinité ; soit dans l’ordre
inverse26». D ans cet enchaînem ent de m édiations, la victim e est
investie d ’une agence ém inente, mais qui ne lui est pas o n to lo ­
giquem ent inhérente : u n b œ u f est un bœ uf, et c’est seulem ent
lorsqu’il devient une victim e sacrificielle q u ’il devient p o rteu r
d’agence sociale ; et pourtant, il n ’est pas u n objet d ’art. U n e pièce
de m onnaie est aussi u n «objet opérant u n e m édiation d ’agence
sociale», puisque, o u tre sa fo n ctio n d ’étalon et de réserve de
valeur, elle est u n m oyen d ’échange, donc investie d ’une in ten -
tionnalité sociale déléguée qui lui do n n e précisém ent sa valeur
et garantit son efficacité com m e relais m atériel entre les désirs
et les besoins des personnes hum aines; et pou rtan t, la pièce de
m onnaie n ’est pas une œ uvre d ’art dans sa fo n ctio n prem ière,
m êm e si elle p eu t le devenir par destination p o u r les numismates.
U n exem plaire de la C onstitution française est dans le m êm e cas :
c ’est b ien u n objet «opérant u n e m éd iatio n d ’agence sociale»
puisque le d o cu m en t incarne u n ensem ble de désirs, d ’aspira­
tions et de mobiles, consciem m ent évoqués et couchés dans des
term es sans équivoque, lequel form e la base de ce qui relie et
engage les citoyens de la R é p u b liq u e française, sans que l’on
puisse dire de l’objet lu i-m êm e q u ’il est directem ent anim é par
des croyances ou des intentions ; et p o urtant, u n e C onstitution
n ’est pas n o n plus un objet d ’art.
A la question de savoir com m ent discriminer, au sein des objets
à qui l’o n im pute une puissance d ’agir, entre ceux qui relèvent
de l ’art et les autres, Gell n ’apporte guère de réponse satisfaisante.
Selon lui, l’anthropologie de l’art d oit s’occuper des «relations
sociales au voisinage des objets médiatisant une agence sociale27»,
lesquels objets p eu v en t to u t aussi b ie n être des anim aux, des
plantes, des artefacts ou des divinités du m om ent q u ’ils sont traités
com m e des agents sociaux directs ou délégués. La victim e sacrifi­
cielle, la pièce de m onnaie et la C o n stitu tio n sont p o u rtan t dans

642
POST-SCRIPTUM

ce cas, et Gell ne p réten d nu llem en t que l’anthropologie de l ’art


doive s’occuper de ce genre d ’objet. C o m m en t donc distinguer
les «relations sociales au voisinage des objets m édiatisant u n e
agence sociale» qui auraient une dim ension artistique de celles
qui n ’en auraient pas? La réponse de G ell est que «les situa­
tions ayant une qualité artistique (art-like situations) p euvent être
caractérisées com m e étant celles dans lesquelles l’indice m atériel
[l’objet d ’art au sens physique, donc] autorise u n e ab d u ctio n
d ’agence28». Sans doute. Mais il existe de très nom breuses entités
n on hum aines à propos desquelles o n p eu t inférer par abduction
une capacité à agir in ten tio n n ellem en t conçue par analogie avec
celle des hum ains et il est néanm oins im possible de dire de la
plu p art d ’entre elles q u ’elles o n t u n e «qualité artistique». E n
A m azonie, dans l’aire subarctique ou en Sibérie, par exem ple,
la p lupart des anim aux sont dans ce cas p u isq u ’on leu r p rête
une intériorité et une vie sociale du m êm e type que celles des
hum ains; et pou rtan t, ils ne sont pas traités com m e des objets
d ’art. A u trem e n t dit, l’ab d u ctio n d ’agence est une o p ératio n
cognitive qui explique de façon convaincante la co n stitu tio n
des ontologies animistes, mais ce n ’est pas en soi un m écanism e
suffisant p o u r spécifier u n objet d ’art. E t de fait, p o u r q u ’il y ait
véritablem ent une qualité artistique reconnue au p roduit de la
relation d ’abduction, il faut encore, dit Gell, que «l’indice soit
lui-m êm e vu com m e le résultat e t/o u l’instrum ent d ’u n e agence
sociale29». Fort bien. Mais cette définition s’applique aussi bien
aux contre-exem ples précédents : une pièce de m onnaie, u n e
victim e sacrificielle, une C o n stitution, p eu v en t égalem ent être
vues com m e le résultat e t/o u l’instrum ent d ’une agence sociale ;
cela n ’en fait pas p o u r autant des objets d ’art.
Le dernier épisode de l’ém ancipation des images de la tutelle
exclusive du langage, le plus radical sans doute, s’est déroulé à
Berlin sous la hou lette de H o rst B redekam p, lu i-m êm e inspiré
par W arburg et sa form ule énigm atique « D u lebst und thust mir
nichts » (Tu es vivant et ne m e fais rien), une conjuration adressée
aux œuvres d ’art dans lesquelles nous discernons des signes de
vie afin q u ’elles d em eu ren t à distance et ne nous causent pas
to rt30. Le propos de B redekam p dans Theorie des Bildakts est en

643
LES F O R M E S D U VI SI BLE

effet de m ettre en évidence que les images sont un peu com m e


des m orts-vivants : faites d ’u n e m atière in erte, elles possèdent
p o u rtan t une force propre et o n t m êm e un “droit à la v ie” , de
sorte q u ’elles agissent sur les hum ains par u n e sorte de double
je u qui est l’in corporation insidieuse du v if dans l’inanim é. Le
concept central sur lequel repose l’entreprise de B redekam p est
le Bildakt, “l’acte d ’im age” , construit par analogie avec l’acte de
langage d’Austin, un équivalent iconique de l’énonciation linguis­
tique et une m anière de m ettre l’accent sur le fait que les images
ne sont pas l’indice d’une agence qui prendrait sa source en dehors
d ’elles — com m e c ’est le cas chez Gell —car elles sont en elles-
m êmes animées d ’une “vie p ro p re” (Eigenleben) indépendante de
ce que les hum ains en font. Elles ne sont donc pas u n e consé­
quence ou un reflet d ’un réel im périeux qui existerait in d ép en ­
dam m ent d ’elles, elles sont une form e de sa déterm ination et de
son m o d e d ’existence.
C om m e chez Freedberg, Belting ou W arburg, la dém arche de
Bredekam p est inductive et classificatoire ; com m e chez eux aussi,
elle m obilise une étourdissante diversité de cas com m entés avec
l’œil exercé d ’u n grand historien de l’art. Toutefois, sa typologie
n ’est pas fondée sur les genres de réponse aux images, sur leur
m anière d ’être présentes p o u r ceux qui les v én èren t ou sur la
constellation q u ’elles constituent au to u r d ’un foyer induré dans
la m ém oire collective et survivant dans des iconographies succes­
sives ; elle s’appuie sur trois m odalités de leu r incarnation. La
prem ière est l’acte im ageant “ schém atique” , qui englobe toutes
les reproductions imagées de la form e apparente de la vie, le corps
hum ain au prem ier chef, depuis les autom ates ju s q u ’au dom aine
du Biofakt, à savoir les organismes artificialisés car résultant d ’un
processus technique. La seconde est l’acte im ageant “su b stitu tif’,
qui opère u n rem placem ent du corps par l’im age et s’appuie sur
u ne causalité indicielle du genre illustré par l ’iconographie de
sainte V éronique brandissant le voile où s’est im prim é le visage
sanglant du Christ. L’acte im ageant “intrinsèque” , enfin, agit par
lui-m êm e, à l’instar du masque de M éduse, qui paralyse ceux qui
le regardent, et sa source revendiquée se trouve dans la n o tio n
w arburgienne de Pathosformel, entendue ici com m e u n m oyen

644
POST-SCRIPTUM

de traiter certaines images à la m anière de sujets autonom es, sur


le plan sém iotique du m oins31. Bref, l’agence des images n ’est
pas p o u r B redekam p u n effet dérivé des relations sociales au sein
desquelles elles sont insérées, com m e le propose Gell, ou de diffé­
rentes façons de les fusionner avec le prototype q u ’elles ren d en t
présent, com m e le suggèrent Freedberg et B elting; leur agence
est l’expression d ’u n e “force p ro p re” (Eigenkraft) indépendante
des usages auxquels elles sont soumises, et qui n ’exige p o u r être
mise en branle que la présence des hum ains qui la détectent et
l’actualisent.
O n a p u v o ir que m a co n cep tio n de la puissance d ’agir des
images est plus proche de celle de Gell, c’est-à-dire d ’une agence
déléguée par des hum ains à des artefacts au m o y en d ’u n enchaî­
nem ent com plexe de m édiations institutionnelles. Elle concerne
tous les objets ayant des propriétés iconiques reconnaissables dont
des dispositifs articu len t la pragm atique des usages et que des
réseaux d ’accueil p erm etten t d ’activer de m ultiples façons selon
les régim es figuratifs, dans des circonstances chaque fois parti­
culières et p o u r des hum ains chaque fois particuliers. Le visiteur
européen d ’u n m usée d ’ethnographie observant une tête réduite
shuar dans une vitrine pourra ressentir toute une gam me d ’affects
face à ce p etit visage ratatiné qui peuplera éventuellem ent ses
cauchem ars, il ne le v erra pas p o u r au tan t co m m e u n trans­
form ateur d ’id en tité susceptible de créer de nouvelles virtua­
lités d ’existence, ainsi que le font les Shuar. E t à supposer q u ’un
Shuar puisse u n jo u r regarder le Bain à la Grenouillère de M o n et
dans une salle du M etro p o litan M uséum o f A rt de N e w Y ork, il
n ’entendra sans do u te pas, contrairem ent à m oi qui suis familier
et de la peinture et du lieu dépeint, clapoter la Seine le long de
la berge et gronder le train sur le p o n t de C hatou.

L angages im ag és

Certaines techniques iconiques très répandues n ’ont pas p o u r


fonction de rendre visible la façon dont un régim e figuratif agence
le m obilier du m onde, mais p lutôt, à l’instar des outils discursifs
LES F O R M E S D U VI SI BLE

dont elles sont souvent u n accom pagnem ent, servent à co m m u ­


niquer à ceux qui savent les déchiffrer des inform ations sur des
événem ents ou des statuts. C ’est le cas de la pictographie et de
l ’héraldique, des codes utilisés dans des régions diverses de la
planète indépendam m ent de l’ontologie localem ent dom inante
et d o n t l’organisation formelle, sinon le sens, est identifiable au
prem ier coup d ’œil. S’il est la plupart du tem ps aisé de repérer à
quels référents ren v o ien t les figures représentées, la signification
de leur com position dem eure difficile à interpréter, l’iconicité
étant simplifiée et conventionnalisée afin de servir d ’aide-m ém oire
quasi scripturaire dans le p rem ier cas, de système sym bolique de
dénotation sociale dans le second.
U n e pictographie est u n alignem ent de pictogram m es - soit,
com m e on l’a dit, de signes iconiques évoquant de façon schéma­
tique ce à quoi ils se réfèrent —disposés de telle m anière q u ’ils
perm etten t de figurer une suite d ’actions d o n t l’in terp rétatio n
est standardisée au sein d ’une m êm e tradition culturelle, to u t en
dem eurant im pénétrable hors de celle-ci. O r l’étude com parative
des pictographies a m o n tré que celles-ci co n stitu en t toujours
l’accom pagnem ent d ’une narration d o n t elles ry th m en t l’én o n -
ciation et favorisent la rem ém oration des épisodes. A u début du
x x e siècle, E m anuel L ôw y avait déjà mis en lum ière le rôle de
fixateur des traces mnésiques dévolu à des dessins lorsqu’il proposait
de voir dans certains styles figuratifs de la G rèce archaïque et du
Brésil indigène une m anière de représenter des images mentales,
raison de leur aspect rudim entaire; l’exactitude m im étique devenait
ici secondaire au profit de l’économ ie de m oyens, c ’est-à-dire de
la réduction à quelques traits facilement identifiables et rapidem ent
exécutés32. O n découvrait ainsi que les pictographies prim itives
ne sont pas des écritures inabouties, u n essai avorté dans le long
chem in m enant aux cultures lettrées, mais bien p lutôt une option
alternative à l’écriture dans des sociétés de tradition orale, une
m anière particulière de consolider au m oyen d ’images la relation
entre parole m ém orisée et parole proférée.
Les conséquences de l ’idée que l ’im age p e rm e t de fixer la
m ém o ire d ’u n texte o n t été tirées par C arlo Severi au fil des
années33. Il a notam m ent mis en évidence que cette idée avait été

646
POST-SCRIPTUM

anticipée par des précurseurs que les historiens de l’écriture o n t


négligés : depuis le franciscain D iego Valadés, qui eut l’in tuition
dès le x v ie siècle que les pictogram m es m exicains faisaient partie
d ’u n ars memoriae aussi com plexe que celui que les E uropéens
avaient développé, ju s q u ’aux recherches entreprises par Erland
N o rd en sk io ld dans les prem ières décennies du x x e siècle sur
les pictographies des A m érindiens C una du Panama, en passant
par les travaux pionniers m enés par H en ry Schoolcraft dans les
années 1840 sur les dessins pictographiques des D akota et des
O jibw a34. Severi a lu i-m êm e étudié les pictographies des C una,
observant c o m m e n t les ap p ren tis cham anes m é m o risen t des
chants thérapeutiques de plusieurs milliers de versets en utilisant
des images qui fo n t référence à des événem ents m arquants des
voyages de leu r m aître dans les villages des esprits. Les chants
relatant ces pérégrinations font un large usage du parallélisme, une
technique com m une dans les discours rituels consistant à répéter
des formules identiques avec de légères variations, ce qui facilite
la m ém orisation des énoncés, et donc leu r stabilité. O r Severi
a m ontré que les pictographies cuna sont aussi caractérisées par
une structure paralléliste : ainsi, les villages des esprits représentés
par u n triangle sont toujours dédoublés et reliés par une ligne au
centre de laquelle figure le soleil, tandis que les personnages et
leurs actions diffèrent dans chacun des villages.
Le parallélisme figuratif serait caractéristique n o n seulem ent
des C una mais aussi d ’autres pictographies dans les A m ériques,
en to u t cas chez les Eskim os d ’Alaska, les O jibw a, les Apaches
occidentaux et les Sioux, et quel que soit par ailleurs le type
d ’énoncé codifié auquel elles correspondent —u n chant cham a-
nique, u n récit de chasse, la relation d ’exploits guerriers ou un
chant initiatique. C o m m e le souligne Severi, l’organisation des
pictogram m es rép o n d dans chaque cas à des conventions diffé­
rentes car u n systèm e p icto g rap h iq u e n ’est pas tant c o h ére n t
du fait de la form e des im ages q u ’il m obilise q u ’en raison du
type de relation existant entre la form e d ’u n énoncé codifié et
l ’usage du p icto g ram m e co m m e trace m nésique des m ots de
l ’énonciateur. C ela dit, la ré p étitio n paralléliste et la séq u en -
tialité des images sont faciles à identifier dans n ’im porte quelle

647
LES F O R M E S D U VI SIBLE

iconographie, m êm e si ces aspects m orphologiques n ’offrent pas


une clé d ’accès autom atique au co n ten u sém antique du message,
lequel n ’est interprétable que par la connaissance de l’énoncé
auquel les images renvoient. D e ce fait, la structure form elle des
pictographies présente partout un air de famille qui rend ce genre
de figuration im m édiatem ent repérable par analogie, y com pris
lorsque nulle in fo rm atio n n ’est disponible q u an t à sa signifi­
cation, com m e c’est le cas, par exem ple, des dessins et gravures
rupestres caractérisés, dans de n o m b reu x sites de par le m onde,
par l ’enchaînem ent et la réitération de figures très schématisées
et présentant de faibles variations.
C ette com binaison entre une fonction p arto u t identique, une
structure form elle reconnaissable sans difficulté et des référents
très singularisés se retrouve dans les blasons. Les traits majeurs
de l’héraldique euro p éen n e tels q u ’ils co m m en cen t à se stabi­
liser à la fin du M o y en A ge35 ne se différencient guère de ceux
que l ’o n retro u v e ailleurs : o n a p a rto u t affaire à u n système
d ’images figuratives caractérisé par la ju x tap o sitio n d ’élém ents
plus ou m oins iconiques, généralem ent déconnectés les uns des
autres dans l’espace figuratif, form ant une com position d o n t la
m orphologie clairem ent identifiable change p eu au fil du temps
et d o n t l’interprétation en principe standardisée reste soumise à
de fortes variations individuelles. Il en va ainsi, par exem ple, des
em blèm es héraldiques des A m érindiens de la côte n o rd -o u est
du C anada, n o ta m m e n t ceux figurés sur les grands mâts, ou
encore des portraits d ’ancêtres sculptés en guise de blasons sur les
panneaux et les piliers à l’intérieur des grandes-m aisons maoris.
O n se souviendra que l’u n ité sociale élém entaire parm i les
peuples de la côte N o rd -O u e st était la m aison, laquelle détenait
n o tam m en t com m e privilège le droit p o u r ses m em bres les plus
titrés de p o rter certains patronym es, d ’utiliser certains masques
lors des rites, de désigner des objets par certains nom s propres,
d ’exécuter certains chants et certaines danses, d ’occuper certaines
positions dans les cérémonies et de faire figurer certains emblèmes
sur les façades des habitations, les poutres et piliers intérieurs,
les chapeaux et surtout les mâts. Ces derniers étaient les signes
les plus spectaculaires d ’une culture obsédée par la distinction,

648
POST-SCRIPTUM

dans laquelle le droit d ’arborer u n blason était particulièrem ent


recherché. M arius B arbeau conjecture que l’héraldique a connu
un grand développem ent aux x v m e et x ix e siècles par suite du
contact avec les Russes et les Anglais : une m aison des T lingit
d ’Alaska aurait assimilé les armes de la R ussie im périale —l’aigle
bicéphale - à son oiseau-tonnerre m ythique, tandis que les Haida
et les Tsim shian auraient adopté com m e u n de leurs blasons le
castor, em blème de compagnies de com m erce britanniques36. Cela
dit, la pratique d ’utiliser p o u r armoiries des figures d’anim aux ou
d’êtres m ythiques est à coup sûr plus ancienne car chaque maison
était associée à des esprits anim aux d o n t les aventures étaient
contées dans des récits encore connus à présent. Les em blèm es
pouvaient aussi représenter des personnifications des éléments ou
des m étéores, des êtres hum ains, parfois des Blancs, généralem ent
tournés en ridicule : ainsi un missionnaire protestant et son chien,
un prêtre orthodoxe flanqué d ’u n ange, voire un R usse coupable
d ’avoir assassiné u n Tlingit. O n retrouve dans ce genre d ’in n o ­
vation le m êm e principe d ’in v en tio n qui caractérise l’héraldique
d ’A ncien R égim e. C o m m e c ’est le cas aussi p o u r les armoiries
européennes, les blasons étaient peints ou sculptés sur presque tous
les biens matériels - façades des habitations, armes, canots, objets
cérémoniels ou utilitaires —, figurés sur les chapeaux, tissés dans les
vêtem ents, tatoués ou dessinés sur les corps. Certains em blèm es
pouvaient être vendus, d ’autres tom baient en désuétude ; tandis
que des em blèm es étaient attachés à u n titre et se transm ettaient
donc com m e patrim oine de la m aison, d ’autres étaient attachés
à une personne et p o uvaient être échangés et reçus en paiem ent.
D e cette préoccupation p o u r les différences de rang marquées par
des signes iconiques, Franz Boas écrit: « C ’est com m e si l’idée
héraldique s’était em parée de la vie to u t entière et l’avait infusée
avec l’im pression que la position sociale doit être exprim ée en
to u t p o in t par l’héraldique37.» O n a vu que c’est un ju g e m en t
q u ’il faut nuancer, à la fois du fait que certaines images iconiques
- les m asques n o ta m m e n t - ne fo n c tio n n e n t pas co m m e des
arm oiries, mais d o iv e n t être activées dans des rituels où elles
in co rp o ren t u n p o u v o ir qui les ren d autonom es, et aussi parce
que certains blasons, n o tam m en t chez les Tsim shian, sont plus

649
LES F O R M E S D U VI SI BLE

que des m arques ostensibles de rang et tém o ig n en t de propriétés


physiques et morales partagées entre les êtres q u ’ils dépeignent
et les hum ains habilités à les arborer.
Les statues en ronde-bosse et les panneaux sculptés en bas-relief
des maisons collectives maoris o n t souvent été com parés à des
blasons38. Les M aoris étaient to u t autant stratifiés que les tribus
de la côte N o rd -O u est, égalem ent organisés selon une division
tripartite en tre esclaves, gens du co m m u n et aristocrates, ces
derniers en outre distribués dans u n système hiérarchique à rangs
ordon n an t les lignées en fonction de leur degré de proxim ité à la
branche aînée. L ’unité sociale de base, whanau, présente bien des
traits de la m aison telle q u ’on la trouve sur la côte pacifique du
Canada, à com m encer par la fonction structurante de l’habitation,
la grande-m aison ou ivharenui, qui a pris une extension considé­
rable au x ix e siècle. C haque maison avait le m êm e objectif: rendre
tangibles la richesse, la grandeur, l’habileté technique et le patri­
m oine ancestral de ceux qui l’avaient édifiée. La présence des
ancêtres était assurée dans la maison par deux types d ’objet: les
piliers sculptés supportant la po u tre faîtière, pou tokomanawa , et
les panneaux en bas-relief form ant le colom bage des murs, poupou
(illustration 156). Les uns com m e les autres figurent des ancêtres
individualisés et n o n génériques ; ils incarnent la généalogie des
habitants de la maison, un peu à la m anière des portraits de famille
de l’aristocratie européenne. E n dépit du haut degré de stylisation,
chaque sculpture d ’ancêtre p erm et de l’identifier précisém ent,
grâce à son tatouage et aux objets et figures qui l’accom pagnent
com m e autant de réminiscences biographiques.
L’ensem ble des portraits d ’ancêtres constituait beaucoup plus
q u ’une filiation im agée : à travers la figure de chacun d ’entre eux
était donné à voir le récit épique des épisodes constitutifs de la
maison, les guerres, les migrations, les alliances, et donc, infine, la
légitim ation de ses titres sur un territoire, des zones de pêche, des
sites et des ressources39. La totalité de la m aison fonctionnait ainsi
com m e un gigantesque blason en ce que la galerie de portraits des
ancêtres était tout à la fois le signe iconique de l’identité spécifique
de la m aison et l’expression codifiée des privilèges auxquels elle
pouvait prétendre. Plus que des symboles, les maisons rendaient

650
156. Panneaux sculptés poupou, porche de la maison Te Tokanganui-a-Noho à Te Kuiti, Nouvelle-Zélande

tangible la présence des ancêtres et d o n naient corps au groupe


puisque l’édifice to u t entier reproduisait l’anatom ie d ’un ancêtre :
la poutre faîtière était la colonne vertébrale, les chevrons formaient
les côtes et les arbalétriers les bras. Q u an t aux panneaux poupou,
avec ces figures form idables d ’ascendants à peine hum ains et les
arabesques élaborées qui les o rn en t, ils transm ettent une énergie
vibrante, une vitalité com m unicative qui v o n t bien au-delà de
ce que la figure d ’u n m o rt p eu t évoquer. Dépassant l’espèce de
crainte fascinée que ces images engendrent chez tous ceux qui les
regardent, les m em bres de la maison qui les côtoient au quotidien
sont susceptibles de devenir eux-m êm es, com m e l’écrit N icholas
Thom as, « sidérés par leur p ro p re p o u v o ir collectif, parce q u ’ils
o nt été engendrés par le mana et l’efficacité incorporés dans la
m aison et q u ’ils peuvent, en principe, les récapituler40».
D ans l’E u rope d ’A ncien R ég im e, sur la côte n o rd -o u est de
l’A m érique du N o rd et en N o uvelle-Z élande, on trouve donc

651
LES F O R M E S D U VI SI BLE

bien un m êm e système figuratif dénotant des positions sociales et


généalogiques do n t les propriétés formelles sont stables. Q uatre
d ’entre elles m éritent d’être soulignées. U n blason est une com po­
sition plus ou m oins com plexe de figures iconiques détachées les
unes des autres qui font référence, souvent de façon très allégo­
rique, à une qualité particulière (un nom , un événem ent marquant,
une fonction, u n lieu) associée à u n individu ou à une personne
m orale, chaque m o tif étant en principe décodable ; si la com bi­
naison des élém ents est toujours singulière (il ne p eu t y avoir
deux blasons semblables), l ’organisation form elle est toujours
identique à l’in térieu r d ’u n système donné car l ’on doit po u v o ir
reconnaître im m édiatem ent un blason p o u r ce q u ’il est ; plus le
n o m bre de positions statutaires à distinguer sera élevé, plus la
com position du blason sera com plexe, et donc plus difficile son
interprétation ; un blason p eu t être créé, se renouveler, s’enrichir,
mais il se transm et dans la plupart des cas à l’intérieur d ’une lignée
ou d ’une m aison et incarne ainsi de façon tangible u n e conti­
nuité généalogique : il rend visible de la durée dans une image.
Toutefois, si les propriétés formelles de l’im agerie héraldique
sont identiques dans ces trois aires culturelles, leurs effets d ’agence
ne le sont pas. Les blasons européens sont des signes d ’identifi­
cation et de distinction qui n ’o n t de réelle fonction perform ative
que lorsqu’ils sont utilisés com m e sceau, et presque toujours en
com plém ent d ’u n texte écrit q u ’ils authentifient. Les blasons de
la côte N o rd -O u e st sont des agents dotés déjà d ’une autonom ie
plus grande, m êm e si l’on d o it p ren d re soin de les distinguer
d ’autres types d’image qui, dans cette région, étaient réputés incor­
p orer u n p o u v o ir n o n hum ain ; cette autonom ie était particuliè­
rem ent notable dans le cas des mâts héraldiques érigés à l’occasion
d ’u n potlatch au cours duquel le propriétaire du m ât réaffirmait
en public ses prétentions à certains privilèges, déléguant par ce
biais à un objet figuratif le soin d ’incarner ses am bitions vis-à-vis
d’autres prétendants. Enfin, outre que les tatouages maoris consti­
tuaient en eux-m êm es des sortes de signes héraldiques indiquant
des m arques de noblesse et des rangs dans la hiérarchie sociale, la
grande-m aison to u t entière avec ses galeries d ’ancêtres pouvait
être considérée com m e u n blason, lequel devenait l’incarnation
r
POST-SCRIPTUM

continuée du p o u v o ir des aïeux en m êm e temps que des droits


et titres que ces derniers avaient acquis au profit des vivants, et
que les vivants activaient en les contem plant.
Les pictographies et les blasons sont ainsi des systèmes d ’images
figuratives très répandus sur la planète, sans que l’on puisse dire
q u ’ils se ratta c h e n t de faço n n e tte à u n rég im e o n to lo g iq u e
localem ent d om in an t. L ’usage des pictographies est c o m m u n
parmi des peuples de tradition principalem ent orale, qu’ils relèvent
de l’anim ism e (Eskimos, O jibw a, X ingu, C una, nord-est de la
Sibérie), du totém ism e (désert central austrahen) ou de l’analo-
gisme (M exique ancien et, p eu t-être, G rèce archaïque) ; tandis
que l ’héraldique s’est d év eloppée aussi b ien dans des régim es
analogistes (M oyen Age européen, N ouvelle-Z élande), dans des
régim es com binant l ’anim ism e et le totém ism e (partie septen­
trionale de la côte N o rd -O u est) que dans des régimes totém iques
stricts, par exem ple dans le désert central australien, encore, où
des figures très stylisées représentant des totem s sont peintes sur
le corps durant les initiations p o u r rem plir une finalité qui, de
toute évidence, n ’est pas pictographique, c’est-à-dire contribuant
à la rem ém oration d ’u n récit, mais bien de type em blém atique,
c’est-à-dire attestant d ’une position sociale41. Enfin, l’usage des
blasons avec leu r valeur classificatoire subsiste en régim e natura­
liste, ainsi que celui des pictogram m es, m êm e s’ils y o n t généra­
lem ent perdu leu r fonction d ’aide-m ém oire p o u r des narrations
codifiées.
Quels sont, en définitive, les points com m uns et les différences
entre pictographie et h éraldique? E n p rem ier lieu, il s’agit de
systèmes de signes iconiques codifiés et simplifiés, liés de façon
plus o u m oins directe à des narrations, dotés d ’u n e fo n ctio n
m ném onique dans le cas de la pictographie - où ils structurent
un discours — et d ’une fo nction “m ém orialiste” dans le cas des
blasons —où ils attestent d ’u n e connexion généalogique qui p eu t
être énoncée. Le sens des pictographies et des blasons p rovient
de la com binaison des signes q u ’ils opèrent, chaque signe pris à
part n ’ayant de valeur que par rapport à la structure au sein de
laquelle il est inséré, de type séquentiel dans la pictographie, de
type com binatoire dans le cas de l’héraldique. Cela signifie que,

653
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m êm e si l’on ignore le sens d ’une pictographie ou d ’u n blason,


leur structure form elle sui generis perm et d ’identifier im m édia­
tem ent le genre d ’image auquel on a affaire. En revanche, le déchif­
frem ent d ’une pictographie ou d ’u n blason n ’est possible que si
l’on connaît les codes en vigueur dans le collectif où ces systèmes
de signes sont employés, lequel n ’est d ’ailleurs pas nécessairement
hom ologue à u n découpage linguistique : les codes des blasons
européens ou ceux de la côte N o rd -O u e st étaient com m uns à
des ensembles dans lesquels o n parlait des langues différentes, ce
qui était le cas aussi des pictographies utilisées par les Indiens des
Plaines. C ependant, le lien entre le signe et le réfèrent n ’est pas
le m êm e dans les deux systèmes. Dans le cas de la pictographie,
l’interprétation correcte du code est dépendante de la connais­
sance du discours q u ’il illustre, tandis que, dans le cas de l’héral­
dique, l’identification correcte des signes du code —c’est-à-dire
la reconnaissance du fait q u ’il s’agit d ’u n blason —ne prédispose
pas nécessairem ent à leur interprétation, laquelle n ’est l’apanage
que du p etit noyau de gens qui en connaissent la m o tiv atio n
- c ’est-à-dire les événem ents et les personnes du passé auxquels
il fait référence. Enfin, dans l’u n et l ’autre cas, l’efficacité perfor-
m ative n ’est pas directem ent investie dans les images, de simples
signes stéréotypés, mais dans ce à quoi elles ren v o ien t: soit un
discours évoquant ou engendrant des actions dont les effets se font
toujours sentir, p o u r la pictographie, soit des actions anciennes à
l’origine d ’u n privilège devant être validé par un discours généa­
logique, p o u r les blasons. Dans les deux cas, l’icône n ’est q u ’un
écho très atténué d ’une agence qui s’exprim e par des énoncés et
des actes d o n t l’efficacité perform ative est largem ent in d ép en ­
dante des signes qui les représentent.
Ces exemples d ’iconographies transculturelles p erm etten t de
dissiper l’illusion que chaque im age serait nécessairem ent révéla­
trice d ’une “vision du m o n d e ” particulière do n t elle proposerait
com m e une signature déchiffrable, illusion devenue com m une en
préhistoire, où l’on a parfois tendance à interpréter des peintures ou
gravures pariétales com m e expressives d ’un système de croyances
—“ cham anique” en général —, alors q u ’u n exam en m êm e super­
ficiel de leur structure formelle perm et d ’identifier nom bre d ’entre

654
POST-SCRIPTUM

elles com m e des pictographies, dont la signification est condam née


à dem eurer opaque, les discours que ces signes accom pagnaient
nous étant inaccessibles. L ’in terp rétatio n des grottes ornées du
Paléolithique a été particulièrem ent affectée par ce p h én o m èn e
de la rétrospection anachronique qui ne s’embarrasse guère de
scrupule p o u r p ro jeter dans un passé lointain et sur des images
dont on ne connaît pas le contexte de p ro d u ctio n et d ’usage des
grilles d ’analyse issues d ’une connaissance superficielle de l’ethno­
graphie des sociétés contem poraines. C ’est la raison p o u r laquelle
il est plus sage de s’intéresser aux variations stylistiques des images
rupestres q u ’à leurs fonctions et significations supposées.
Remerciements

Si n o m b reu x sont ceux qui, d ’une façon ou d ’u n e autre et


parfois à leur insu, o n t contribué à l’éclosion et à la systémati­
sation des idées présentées dans ce livre q u ’il est probable que
quelques-uns d ’en tre eux au ro n t échappé à m o n souvenir. A
ceux-là je dem an d e l’in d u lg en ce au m o m e n t d ’ex p rim er m a
gratitude.
Je suis d ’abord reconnaissant aux institutions qui m ’o n t perm is
de m ener à bien les recherches do n t le présent ouvrage est l’abou­
tissement. D e 2006 à 2011, j ’ai donné au Collège de France une
série de cours sur l’anthropologie des images do n t bien des échos
se sont glissés dans les pages qui précèdent. C ette institution a
ceci d ’exceptionnel q u ’elle p erm et d ’enseigner, n o n ce que l ’on
sait déjà, mais ce que l’o n est soi-m êm e en train d ’apprendre. J ’ai
largem ent exploité cette liberté p o u r aborder u n dom aine qui
n ’était pas m a spécialité originelle et que mes collègues m ’o n t
autorisé à explorer.
U n e résidence d u ran t l ’année universitaire 200 7 -2 0 0 8 à la
fondation Carl-Friedrich-von-Siem ens, à M unich, et l’hospitaHté
intellectuelle de son directeur, H ein rich M eier, m ’o n t permis de
stabiliser un peu le terrain encore m ouvant que j ’avais com m encé
de défricher dans m o n enseignem ent. J ’ai pu ainsi profiter des
ressources de la capitale bavaroise p o u r raffiner mes prem ières
hypothèses sur l’analyse com parative des images et p o u r élargir

657
LES F O R M E S D U VI SI BLE

m a base d o cu m en taire ; de fertiles discussions avec C laudius


M üller, alors directeur du Staatliches M uséum fur V olkerkunde,
avec W illibald Sauerlànder, l’ancien directeur du Z entralinstitut
fur K unstgeschichte, et avec Thom as H ôllm ann, de l’Institut fur
Sinologie, n ’ont pas peu contribué à ces premiers éclaircissements.
C ’est à M u n ich égalem ent que j ’ai je té les bases de l’exposition
qui fut accueillie de février 2010 à ju illet 2011 par le m usée du
quai Branly sous le titre «La fabrique des images » et qui a constitué
à bien des égards le trem plin de mes recherches ultérieures sur la
figuration. Son directeur d ’alors, Stéphane M artin, m ’a généreu­
sem ent accordé carte blanche afin de m e n e r à m a guise u n e
expérience anthropologique dans son m usée et avec les pièces de
ses collections ; il m ’a aussi ouvert les portes d ’u n e collaboration
avec le directeur du m usée du Louvre, H en ri Loyrette, et avec
V incent P om arède, le directeur du départem ent des peintures,
qui furent to u t aussi généreux dans leurs prêts d ’œuvres presti­
gieuses. A u m usée du quai Branly, j ’ai reçu un excellent accueil
des conservateurs, d o n t beaucoup m ’o n t fait bénéficier de leurs
conseils avisés, en particulier Christine Barthe, Daria Cevoli, André
D elpuech, C onstance de M onbrison, C arine Peltier, Philippe
P eltier et N an ette Snoep. Parm i les personnes qui m ’o n t aidé à
Lin titre ou à u n autre lors de la préparation de cette exposition
et à qui je dois d ’avoir progressé dans m a com préhension des
images, je voudrais m anifester une reconnaissance particulière à
Aristôteles Barcelos N eto , M aurice B loch, Ju lien B o n h o m m e,
L ucien C astaing-T aylor, Françoise D ussart, Jessica D e Largy
H ealy, B arbara G low czew ski, W az ir-Jah an K arim , F rédéric
Laugrand, M arie M auzé, Johannes N eurath, Patrick Pérez, Perig
Pitrou, Allen R oberts et M ary R oberts, M onique Sicard, R om ain
Simenel, Charles Stépanoff et M ichael Taylor.
U n e quatrièm e étape dans l’élaboration du m anuscrit a eu po u r
cadre le K ing’s College de Cambridge, où j ’ai eu le b onheur d’être
accueilli com m e fellow durant l’année universitaire 2014-2015.
M o n in ten tio n était d ’y profiter de conditions exceptionnelles
de travail p o u r écrire le p résen t ouvrage. G risé p ar le tem ps
libre et l’accès à une bibliothèque inépuisable, j ’ai lu sans doute
plus que je n ’aurais dû, rem portant avec m oi au term e de m o n

658
REMERCIEMENTS

séjour u n m anuscrit encore en gésine, mais gros de développe­


m ents virtuels. L’in achèvem ent du livre fut com pensé par des
échanges d ’une grande richesse avec des anthropologues et des
historiens, au prem ier rang desquels M atei Candea, A dam C hau,
Jam es Laidlaw, G eoffrey Lloyd, Stephen H ugh-Jones, C aroline
H um phrey, Jean M ichel Massing, François Penz, Jo ël R obbins,
R u p e rt Stasch et M arilyn Strathern.
Certaines' des idées et des interprétations proposées dans cet
ouvrage furent d ’abord présentées au sein du Laboratoire d ’anthro­
pologie sociale, p articu lièrem en t aux m em bres de l’équipe de
recherche Les raisons de la pratique, que j ’y dirigeai; je sais gré
à ces collègues et amis des rem arques q u ’ils m ’o n t form ulées,
n o ta m m e n t à S tép h an e B re to n , F lo ren ce B ru n o is, Salvatore
D ’O n o frio , P ierre D éléag e, B rig itte D erlo n , B aptiste G ille,
Andréa-Luz Gutierrez-Choquevilca, M ichael Houseman, V incent
Hirtzel, M onique Jeudy-Ballini, Frédéric Keck, M arika Moisseeff,
Carlo Severi, W ik to r Stoczkowski, Alexandre Surrallés et C édric
Y vinec. Parm i ceux-ci, j ’ai une pensée to u te particulière p o u r
D im itri Karadimas, ami hélas trop tôt disparu et collègue pétillant
d ’im ag in atio n , d o n t les idées p u issam m en t originales sur les
images am érindiennes co m m en cen t à se frayer un chem in chez
les spécialistes.
J ’ai égalem ent exposé les grandes lignes de l’anthropologie de
la figuration développées dans ces pages dans une trentaine d ’u n i­
versités et de musées dans le m onde, recevant à chaque fois en
reto u r des questions qui m ’o n t conduit à approfondir tel ou tel
point. Je retiens particulièrem ent p o u r la pertinence et l'originalité
des questions com m e p o u r la vivacité de la discussion les confé­
rences que j ’ai données à l’Institute o f Fine Arts de N e w Y ork,
au départem ent d ’histoire de l’art de l’université de C am bridge,
au départem ent des arts visuels de l’université de Californie à San
D iego, à l’Institut fur K unst- u n d Bildgeschichte de l’université
H um boldt de Berlin, au musée national d’ethnologie d ’Osaka, à la
Scuola Superiore di Studi U m anistici de l’université de Bologne,
aux départem ents d ’archéologie des universités de F rib o u rg -en -
Brisgau et de Leyde, et à l’occasion de la conférence Faber que
j ’ai prononcée à l’université de P rinceton.

659
LES F O R M E S D U VI SIBLE

Je suis aussi redevable à de nom breuses personnes p o u r des


échanges, tantôt occasionnels, tantôt poursuivis dans la longue durée,
mais qui m ’ont tous fait entrevoir un aspect du kaléidoscope de la
figuration. L’espace m e m anque po u r dire ce que je dois à chacune
d ’entre elles, aussi dois-je m e résoudre à seulem ent citer leur n o m :
Jérôm e Baschet, Hans Belting, H orst Bredekam p, H ervé B runon,
Jean-Paul Colleyn, Michèle Coquet, Pien-e-Olivier Dittmar, Thierry
D ufrêne, Jean-Baptiste Eczet (à qui je dois en outre phisieurs des
photos du livre), Y olaine Escande, Paolo Fabbri, Carlos Fausto,
D avid Freedberg, Em m anuel G rim aud, M arcel Hénaff, Claude
Im bert, T im Ingold, Els Lagrou, Nicolas Latsanopoulos, Jean de
Loisy, D im itri Lorrain, A rnaud M orvan, Em iko O hnuki-T ierney,
Alessandro Pignocchi (que je remercie aussi pour le don d’un dessin),
Suzanne Preston Blier, Stephen R ostain, Jean-M arie Schaeffer,
Jean-C laude Schmitt, V ictor Stoichita, Gilles Tarabout, Florencia
Tola, M argarita V aldovinos, D enis Vidal, E duardo Viveiros de
Castro, D avid W engrow , Jeanette Zw ingenberger.
Sophie Bosser et Tiziana M an ico n e m ’o n t assisté au fil des
années avec une efficacité digne d ’éloges qui m ’a permis, entre des
activités m ultiples, de tro u v er le tem ps nécessaire à la recherche
et à l’écriture.
A n n e-C h ristin e T aylor et B ru n o L atour savent to u t ce que
je leur dois, non seulem ent parce q u ’ils sont mes interlocuteurs
les plus proches et les plus constants depuis fort longtem ps, mais
aussi parce que leur lecture critique du m anuscrit de ce livre m ’a
procuré le regard extérieur d o n t j ’avais besoin p o u r tâcher de
corriger quelques-uns de ses défauts ; ma gratitude à leur égard
m anque de m ots p o u r s’exprim er.
Enfin, je voudrais remercier chaleureusement Pien-e Rosanvallon
de m ’avoir invité à publier ce livre dans sa collection et d ’avoir
attendu son arrivée avec une patience peu co m m u n e pendant
toutes ces années où il était en gestation; m es rem erciem ents
v o n t aussi à la rem arquable équipe du Seuil qui a co ntribué à lui
donner une form e acceptable, en particulier Julie Clarini, éditrice
généreuse et inspirée, Sophie Lhuillier, B en o ît B énard, B runo
R ingeval, les iconographes M aryse H u b ert et K arine B enzaquin
ainsi q u ’Isabelle C reusot.
Notes

A V A N T -PR O PO S

1. M au rice M e r l e a u - P o n t y , 1 9 6 4 , p. 85.
2. P h ilip p e D e sc o l a , 2 0 1 9 (1 9 8 6 ); 1 9 93b .
3. P h ilip p e D e s c o l a , 2014a.
4. M arcel M a u s s , 1974, p . 130.
5. P h ilip p e D e s c o l a , 2005.
6 . M arcel G r a n e t , 1968 (1 9 3 4 ); M ic h e l F o u c a u l t , 1 9 6 6 ; A lfredo L ô p e z
A u s t in , 1988.
7. La fo rm u la tio n la p lus c é lè b re d e c e tte c ara c té ristiq u e d e la fig u ra tio n
rev ien t à Paul K lee : « L ’art n e re p ro d u it pas le visible, il re n d visible » —« C ré d o
du créateu r» , co n féren ce de 1920, in P au l K le e , 1971 (1956), p. 34.
8 . E rw in P a n o f s k y , 1975 (1927), p. 126.
9. Sous le titre «La fa b riq u e des im ages», l’ex p o sitio n q u i c o m p o rta it c e n t
soixante œ uvres en p ro v e n a n c e des c in q c o n tin e n ts s’est te n u e de fév rier 2 0 1 0 à
ju ille t 2011 dans la m e zzan in e o u est d u m u sée d u quai B ranly et avec le c o n co u rs
du m u sée d u L o u v re ; cf. le c a ta lo g u e (P h ilip p e D e s c o l a , 2010).
10. C o m m e le d it b ie n M ic h e l F o u c a u lt : « [...] o n a beau dire ce q u ’o n v o it,
ce q u ’o n v o it ne lo g e jam ais dans ce q u ’o n dit, e t o n a b eau faire v o ir, p a r des
im ages, des m étap h o res, des com p araiso n s, ce q u ’o n est en train de dire, le lieu
o ù elles resp len d isse n t n ’est pas c elu i q u e d é p lo ie n t les y e u x , m ais ce lu i q u e
définissent les successions d e la syntaxe» (M ich el F o u c a u l t , 1966, p. 25).

1. LES PLIS D U M O N D E

1. «A iry and every représentation o f the urtiverse necessarily is based on a selection o f


significatif elements» (P ierre F r a n c a s t e l , 1967, p. 16, m a trad u ctio n ).

661
LES F O R M E S D U VI SI BLE

2. La date de 8 0 0 0 0 ans A P (avant le présent, c’est-à-dire p a r co n v e n tio n avant


1950) est désormais la plus ancienne c o n n u e p o u r u n e im age faite par des hum ains et
correspond à u n bloc d ’ocre gravé tro u v é dans la g ro tte de B lom bos, en A frique du
Sud (C hristopher S. H e n s h ilw o o d , Francesco d ’E r r ic o , R o y d e n Y a t e s et a l, 2002).
3. P o u r re p re n d re le titre d ’u n liv re d e H an s B e ltin g , Bild und K u lt: Eiite
Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der K u n st — H an s B e l t i n g , 20 0 7 (1990).
4. L éo n B attista A l b e r t i, 1868 (1435), p. 131.
5. Les différences e n tre ces diverses app roch es e t les p o in ts su r lesquels elles
div erg e n t de la p ersp ectiv e q u e j ’ai a d o p té e su r la q u e stio n so n t traitées à loisir
dans le p o st-sc rip tu m d u p ré se n t ouvrage.
6 . D an s l ’article lu m in e u x q u ’ils c o n sa c re n t à “ agency” dans le Vocabulaire
européen des philosophies q u ’a dirig é B arbara C assin, S andra L au g ier et E tie n n e
B alibar c o n v ie n n e n t q u e ce c o n c e p t fait p artie des intraduisibles, ce qui n e les
em pêch e pas d ’en pro p o ser des équivalents, n o ta m m e n t “ agir” , “puissance d ’agir” ,
“ dispositio n à l’a c tio n ” et “ ag e n c e ” . Il m ’a sem blé q u e ce d e rn ie r te rm e , p résen t
en français dep u is le x v ie siècle (avec d ’autres sens il est vrai), était m o in s g au ch e
q ue des tra d u c tio n s plus c o m m u n es c o m m e “ a g e n tiv ité” o u , pire, “ ag e n c é ité ” .
E n o u tre , e t p a r co n traste avec u n e h a b itu d e réc e n te de la p h ilo so p h ie anglo­
p h o n e q u i te n d à faire de Vagency u n e q ualité p ro p re des actio n s h u m ain es, v o ire
u n q u asi-sy n o n y m e d e l’in te n tio n n a lité au sens d ’u n état d e co n scien ce visant
u n o b jet, l’id ée d ’ag en ce m e p araît d éfin ir d e faço n id o in e ce q u e fait u n agent
agissant motu proprio sans q u ’y soit im p liq u é e u n e référence au to m a tiq u e à l’action
h u m a in e , e t elle est d o n c a p p ro p rié e p o u r q u alifier ce q u ’u n e im ag e fait à u n
sp ectateu r (Barbara C a s s in , 2004, p. 2 6 -3 2 ).
7. P o u r T im Ingold, par exemple, les images d ’anim aux que les chasseurs-cueilleurs
d ép eig n e n t n e sont pas des représentations, m ê m e si elles p e u v e n t m anifester u n e
ressem blance avec ce q u ’elles d ép eig n e n t (T im I n g o ld , 1998, p. 182).
8 . A lfred G e l l , 1998, p. 26, m a tra d u ctio n .
9. H ans B e l t i n g , 2007 (1990), p. 9.
10. Ibid., chap. 3 e t 4.
11. C e d o uble m o u v e m en t a b ien été mis en lum ière p arJe a n -C lau d e S c h m it t,
2002 .
12. A lfred G ell , 1 9 9 8 , p. 104.
13. Jam es G . F r a z e r , 1922, chap. 3.
14. J e a n -M a rie S c h a e f f e r , 2004.
15. A lfred G e l l , 1998, p. 7, m a tra d u c tio n .
16. P o u r les K o y u k o n , cf. R ic h a r d K . N e l s o n , 1 983, p. 27. Les A c h u a r
c h a n te n t des anent, des interp ellatio n s m agiques, à leurs sarbacanes lo rsq u ’elles
so n t lé g è re m e n t gauchies p o u r les co n v a in c re de se redresser.
17. Les lecteu rs d e L évi-Strauss a u ro n t p e u t- ê tr e re c o n n u dans ce tte fo rm u le
u n e m p ru n t p artiel à la d é fin itio n q u ’il d o n n e d u sch èm e dans La Pensée sauvage :
« [...] en tre praxis et p ratiques s’intercale to u jo u rs u n m é d ia te u r, qui est le schèm e
c o n cep tu e l p ar l’o p é ra tio n d u q u e l u n e m atiè re e t u n e fo rm e [...] s’accom plissent
c o m m e stru c tu re , c ’e st-à-d ire c o m m e êtres à la fois e m p iriq u es et intelligibles »

662
NOTES DU CHAPITRE 1

(C lau d e L é v i- S t r a u s s , 1962a, p . 173). B ie n q u e le passage en q u e stio n fasse


référen ce à M arx, il p araît plausible q u e L évi-Strauss ait eu aussi l ’a rt à l’esprit
en p ro p o sa n t cette d éfin itio n .
18. E rich A u e r b a c h , 1993 (1938).
19. « Scriptura sancta etiam de rebus gestis prophetans, quodammodo in eo figurant
delineatfuturorum » (l’A n c ie n T estam en t, m ê m e lo rsq u ’il p ro p h étise des choses déjà
advenues, dessine d ’u n e certain e faço n u n e fig u re des choses futures) —A ugu stin ,
D e civitate Dei (413-4 2 6 ), 17, 8 , cité p ar E ric h A u e r b a c h , 1993 (1938), p. 43.
20. D av id F .reed b erg, 1989, p. 54, m a tra d u c tio n .
21. A lfred'G E L L , 1998, p. 9 7 -9 8 .
22. N a th a n W a c h t e l , 1990, p. 2 7 -7 2 .
23. A lain B a b a d z a n , 1993. C e cas est aussi é v o q u é p ar A lfred G e l l , 1998,
p. 106-109.
24. A lain B a b a d z a n , 1993, p. 53.
25. Je a n -P a u l C o l l e y n , 2 0 0 9 et 2010.
26. C ’est, par exem ple, la position q u ’a d o p teJea n -L u c M a n o n lo rsq u ’il oppose
id o le e t icô n e, la p re m iè re faite to u t e n tiè re p a r le regard, la seco n d e re n d a n t
p résen te la n ap p e d ’invisible d errière le visible (Jean-L uc M a r i o n , 1979).
27. J e a n -P ie rre V e r n a n t , 1 9 8 3 ; H ans B e l t i n g , 2007 (1990), p. 9 -2 7 .
28. J e a n -P ie rre V e r n a n t , 1990.
2 9 . Ibid., p. 2 3 5 .
30. P ar exem ple, le p arfait ëouca, “ il c o n v ie n t, il sem b le ” , le p articip e siiccbç,
êoucm ç, “ à la sem b lan ce d e ” , les v erb es éîm cœ , ehcâÇco, “ re n d re sem b lab les” ,
“ assim iler” , “ c o n je c tu re r” , etc. (ibid., p. 232).
31. A lfred G e l l , 1998, p a r e x e m p le chap. 6 .
32. A lfred C . H a d d o n , 1 8 9 5 ; K n u t H jalm a r S t o l p e , 1 9 2 7 ; K arl v o n d e n
S t e in e n , 2005 (192 5 -1 9 2 8 ).
33. La dissociation fig u rativ e e n tre d e u x aspects d ’O rio n —la fo rm e q u a d ra n -
gulaire (en réalité trapézoïdale) co rre sp o n d a n t au radeau et l’am orce de zigzag des
trois étoiles disposées en o b liq u e dans le b a u d rie r central d o n n a n t la m o tiv a tio n
d ’utunim —est c o m m u n e dans d ’autres p o p u la tio n s am azo n ien n es selo n D im itri
K a r a d im a s , 2003.
34. Ibid.
35. D im itri K a r a d im a s , 2015a.
36. P ierre D é l é a g e , 2007.
37. A n n e -C h ris tin e T a y l o r , 2 003.
38. K arl v o n d e n S t e in e n , 2005 (1 9 2 5 -1 9 2 8 ); A lfred G e l l , 1998, chap. 8 .
39. Ibid., chap. 6 .
40. C ’est ce q u e m o n tre b ie n O le g G rab ar à p ro p o s de l ’é critu re arabe, d o n t
les calligraphies déco rativ es dans le C o ra n e t les lie u x de cu lte o p è re n t co m m e
u n e in citatio n à la m é d ita tio n to u t à fait d iv o rc ée d e la rep ré sen ta tio n e t to u rn é e
vers des im ages in térie u re s (O le g G r a b a r , 1992, p. 47 sq.).
41. N e lso n G o o d m a n , 1 9 7 6 , chap. 1.
42. G r o u pe |j., 1992.

663
LES F O R M E S D U VI SIBLE

43. Ibid., p. 136.


44. E le a n o r R o s c h , 1973.
45. V in c e n t D e s c o m b e s , 1989, p. 89.
46. Les wan wou so n t to u jo u rs vivaces dans d e n o m b re u x aspects d e la C h in e
co ntem p o rain e et urbaine, co m m e en atteste Ju d ith F a r q u h a r et Q ic h en g Z h a n g ,
2 0 1 2 , u n e in d ic atio n , p arm i d ’autres, q u e c e tte n a tio n -c o n tin e n t c o n tin u e p o u r
u n e large p a rt à re le v er d ’u n ré g im e “ analogiste” .
4 7 . D an s N ou s n'avons jam a is été modernes, B ru n o L a to u r affirm e q u e les
M o d ern e s n e fo n t pas ce q u ’ils d isen t et n e d isen t pas ce q u ’ils fo n t, raison p o u r
laquelle le u r fo rm e de m o n d ia tio n , le n atu ralism e, n ’en est pas v ra im e n t u n e ,
mais u n e sim ple “ c o n stitu tio n ” é p istém o lo g iq u e d o n t ils n ’o n t jam ais respecté les
term es (B ru n o L a t o u r , 1991). J ’ai exposé ailleurs les m otifs q u i m e fo n t p en ser
d ifférem m e n t (P h ilip p e D e s c o l a , 2 0 0 5 , p. 106-1 0 7 ).
48. «L ’e x p é rie n c e de la m o rt a é té l ’u n des m o te u rs les plus puissants de la
p ro d u c tio n h u m a in e des im ages. L ’im age se p résen te alors c o m m e u n e rép o n se à
u n e réac tio n à la m o rt envisagée c o m m e absence d ’u n m e m b re du g ro u p e social
ou religieux» — H an s B e l t i n g , 2 0 0 4 (2001), p. 12.
49. Ibid., p. 187.
50. A grands traits, et en dehors de l’aire considérée par B elting, o n p e u t tro u v er
des im ages d e m orts individualisés là o ù existe u n culte des ancêtres, c ’est-à-dire
dans les cultures andines préhispaniques, en A frique d e l’O u e st et dans certaines
parties de la P olynésie et de la M élanésie. La situation en Asie est contrastée. E n
C h in e ancienne, p a r exem ple, les effigies des défunts e t de le u r en to u rag e étaient
enterrées, et n e servaient d o n c pas d ’aid e -m é m o ire p o u r les vivants. L’h in d o u ism e
va plus lo in e n récusant l’im age des défunts, q u e les rites funéraires o n t p o u r o bjet
de séparer et d ’élo ig n er de leurs p ro ch es afin q u ’ils d ev ien n e n t, selon l’expression
de C harles M alam o u d , des «m orts sans visage» (C harles M a la m o u d , 1985). Les
A borigènes australiens ne conservent pas n o n plus d ’im ages de leurs m orts et, sous
réserve d ’u n in v en taire systém atique, c ’est u n e p ra tiq u e qu i sem ble ég ale m en t
in c o n n u e dans l’archipel anim iste (dans l ’A m ériq u e du S ud des terres basses, dans
le n o rd de l’A m ériq u e du N o rd , dans l’aire circu m p o laire, e n Sibérie, et parm i
la p lu p art des peuples a u to ch to n es d ’Insulinde). D u reste, le m ê m e désir obser­
vable dans l’In d e b rah m an iq u e de c o u p e r to u te év o catio n personnelle des m o rts se
retro u v e dans m aintes sociétés am azoniennes qui m anifestent u n e v o lo n té farouche
d ’ou b lier les défunts et d o n c de b a n n ir de le u r m é m o ire to u te im age d ’eu x qui
p o u rrait y subsister (cf., p ar ex em ple, A n n e -C h ristin e T a y l o r , 1993b).
51. C arlo S e v e r i, 2007 (2004).
52. A loïs R i e g l , 2 0 1 4 (1 9 0 1 ); le livre d u sc u lp te u r A d o lf H ild e b ra n d Das
Problem der Form in der bildenden K unst p ro p o se u n e m é th o d e d ’analyse spatiale des
arts plastiques q u i a ex ercé u n e in flu en ce considérable sur l’esth étiq u e et l ’histoire
de l ’art au d é b u t d u x x e siècle - A d o lf H il d e b r a n d , 2 0 0 2 (1893).
53. E rw in P a n o f s k y , 1975 (1927).
54. Ibid., p. 159.
55. P au l F lo r e n s k y , 1992 (1919).

664
NOTES DU CHAPITRE 1

56. Ibid., p. 76.


57. C o m m e l ’écrit fo rt ju s te m e n t A a ro n T u g e n d h a ft dans u n c o m m e n ta ire
du livre de F lorensk y (A aron T u g e n d h a f t , 20 0 9 , p. 8 , m a trad u ctio n ).
58. Les solutions optiq u es évoquées ici s’inspirent de la typologie des invariants
de la rep résen tatio n p ictu rale p ro p o sé e p ar M arg a re t H ag en dans son m aître livre
Varieties o f Realism (M arg aret A . H a g e n , 1986).
59. B oas est le p re m ie r à av o ir a ttiré l ’a tte n tio n sur le fait q u e la fen te su r le
fro n t était l’indice caractérisant la re p rése n ta tio n d éd o u b lée des an im au x dans l’art
de la c ô te N o r d - O u e s t; elle m a rq u e e n effet l ’am o rce de la division bilatérale
en suivant l ’arro n d i d u crân e, c o m m e le v e u t la ju x ta p o sitio n de d e u x profils
- Franz B o a s , 1955 (1927), p. 2 2 4 -2 2 5 et 2 3 5 -2 3 6 .
60. L éo n ard de V in c i, 1987 (1942), frag m e n t 544.
61. R o b e r t S m it h , 1 9 7 4 , a m o n t r é q u e , dan s c e tte e x c e p tio n n e lle v u e
rap p ro ch ée, la dalle sur laq u elle rep o se le C h rist est c o rre c te m e n t fig u rée p o u r
u n p o in t d ’o b serv atio n situé à e n v iro n u n m è tre c in q u a n te de l’o b jet d ép ein t,
tandis q ue les pro p o rtio n s d u corps du C h rist n e co rresp o n d en t pas à cette distance,
m ais à u n p o in t de v u e b e a u c o u p plus éloigné.
62. T a w fik D a ’a d l i , 2 0 1 9 , p. 18-28.
63. A lb ert G le iz e s et Jean M e t z in g e r , 2012 (1912), p. 36.
64. V ic to r I. S t o i c h i t a , 2000.
65. D ’autres exem p laires d e c h ap e au so n t p o rte u rs d ’a n im a u x blasons plus
o sten sib lem en t d é d o u b lé s; cf., p a r ex em p le, dans B ill H o lm , 1965, p. 12, fig. 6 ,
u n m ag n ifiq u e c h a p e a u -lo u p su r leq u el les d e u x côtés de l ’anim al, de p a rt et
d ’au tre de la calotte, so n t racco rd és p a r les p o in tes d u m useau.
66 . H erm a n n H e sse , 1 9 4 6 -1 9 4 7 , p. 725.
67. G aston B a c h e l a r d , 1961 (1957), p. 14 1 -1 4 2 .
68 . E n p sy ch o lo g ie , les interprétations de l'an thropom orph ism e (l’im p u tation
à u n autrui n o n hum ain d ’un esprit o u d’u n com p ortem en t analogue à celui d ’un
hum ain) sont très diverses et contradictoires entre elles. O n p eu t distinguer à grands
traits au m oin s trois approches principales : u n e approche franchem ent m entaliste
qui présuppose des prédispositions in n ées à im puter à certains objets u n e théorie de
l ’esprit (par exem p le, Justin L. B a r r e t t et Frank C . K e il, 1996, et Pascal B o y e r ,
1996) ; des app roches p r a x é o lo g iq u es (par e x em p le , Stew art E. G u t h r ie , 1993,
Gabriella A ir e n ti, 2015, o u D e n is V id a l, 2007, en anthropologie), p h é n o m é n o ­
logiq ues (par exem p le, Shaun G a ll a g h e r et D a n Z a h a v i, 2008) et “narrativistes”
(par exem p le, Shaun G a ll a g h e r et D an iel H u t t o , 2008) qui diffèrent toutes entre
elles, mais s’accordent sur le fait que l’o n infère la subjectivité des personnes, et des
objets, à travers les indices visuels et com p ortem en tau x q u ’ils nous livrent; enfin, u n e
approche constructiviste de la connaissance fo n d ée sur le principe que les idées que
l’o n se form e sur les objets de son entourage lors de la socialisation (notam m ent le
fait de leur attribuer o u n o n u n e subjectivité) sont des conceptualisations en perpétuel
rem an iem en t (par exem p le, A lison G o p n ik et A n d rew N . M e l t z o f f , 1997).
69. J ’ai développé cet aspect d u pluralism e o n to lo g iq u e dans P hilippe D e s c o l a ,
2014b.

665
LES F O R M E S D U VI SI BLE

I. PRÉSEN C ES

1. J o ë B o u s q u e t , 1 9 7 9 (1 9 4 6 ), p. 2 8 7 .

2. E SPR IT S D E C O R PS

1. Je reprends l ’expression “ d ro it de suite” à Lévi-Strauss, qui l’em p lo ie p o u r


n o te r q u e des plantes o u des an im au x dotés de q u e lq u e caractère rem arq u ab le
o u v ren t à l’observateur «ce q u ’o n p o u rra it appeler u n “ d ro it de suite” [qui consiste
à] postuler q u e ces caractères visibles sont le signe de propriétés [...] singulières, mais
cachées» (C laude L é v i-S tr a u s s , 1962a, p. 25). A. Gell appelle ce type d ’inférence
“ abductio n d ’ag ence” ; p o u r u n e discussion d e son in terp ré tatio n , v o ir p. 640-643.
2. P h ilip p e D e s c o l a , 2005, chap. 6 .
3. P ie rre D é l é a g e , 2 0 0 9 , p. 2 1 - 2 2 .
4. Les principales sources p o u r les m asques y u p ’ik so n t A n n F ie n u p -R io r d a n ,
1 9 9 6 , E d w ard W illia m N e l s o n , 1 9 0 0 , e t D o r o th y je a n R a y , 1 9 6 7 .
5. A n n F ie n u p - R io r d a n , 1 9 9 6 , p. 38.
6 . Ibid., p. 6 9 -7 0 .
7. K n u d R a sm ussen , 1 9 2 9 , p. 5 8 -5 9 .
8 . E d w ard W illiam N e l s o n , 1 9 0 0 , p. 3 9 7 .
9. U n e a n e c d o te relatée et illustrée par D a v id ia lu k A lasuaq et rec u e illie par
B ernard S a l a d in d ’A n g lu r e , 1 9 7 9 , p. 6 3 , qui m e t en sc è n e u n chasseur in u it
d even u fou parce q u ’il a aperçu la véritable nature d ’u n caribou ayant retroussé sa
face p ou r d évoiler u n m useau de lou p , a fait l ’objet d ’un com m entaire subtil par T im
Ingold, o ù il est affirmé n o ta m m en t que les anim aux qui se présenten t ainsi, avec
la face retroussée, son t appelés “ d écap u ch on n és” (nasaittuq) et son t en général des
individus qui o n t été maltraités par les hum ains, résolus à se ve n g e r (T im I n g o ld ,
1998, p. 194). P o u r séduisante qu e soit cette id ée du d é c a p u c h o n n e m en t c o m m e
d év o ilem en t d ’identité, elle n e paraît pas con firm ée par l ’ethnographie o u la linguis­
tique, à l’ex ce p tio n de ce cas précis. A insi, le dictionnaire esquim au-français du p ère
S chn eid er p ou r le parler d ’U n gava d o n n e nasaittuk/tuq, « qui n ’a pas de chapeau, pas
de cap u ch on », m ais sans préciser qu e cela p e u t s’appliquer à des anim aux (Lucien
S c h n e id e r , 1970). Il arrive aussi qu e des chasseurs relatent q u ’ils o n t tiré sur des
caribous p ou r s’apercevoir ensuite q u ’il s’agissait d ’esprits ijirait, mais sans m en tion n er
un décapuchon nem en t. Je rem ercie Frédéric Laugrand, alors professeur à l’université
Laval, p ou r les précieuses inform ations q u ’il m ’a apportées à ce sujet.
10. A n n F ie n u p - R io r d a n , 1 9 9 6 , p. 96.
11. T im I n g o l d , 1 9 9 8 , p. 196.
12. A n n F ie n u p - R io r d a n , 1 9 9 6 , p. 1 6 4 -1 6 5 .
13. « [ ...] ritual activity focused on clearing thepaths o f animais and spirits into and
ont o f the lunnan world» (ibid., p. 1 1 4 , m a traduction).
14. S elo n les co n tex tes, ella p e u t signifier “ m o n d e ” , “ a ir” o u “ sensibilité” ;
A n n F ie n u p -R io rd a n tra d u it c ette faculté p a r l’anglais awareness (ibid., p. 161).
NOTES DU CHA PITRE 2

15. Ja ric h G. O o s t e n , 1992, p. 129.


16. A n n F ie n u p - R io r d a n , 1996, p. 164.
17. P o rta n t le n u m é ro d ’in v e n ta ire 1 8 8 4 .2 0 .1 1 ., la scu lp tu re p ro v ie n t de la
co llectio n perso n n e lle d u g én éral P itt R iv e rs, q u i a co n stitu é le fonds initial d u
m usée p o rta n t so n n o m ; d ’après sa fich e, elle fu t collectée avant 1884 ch ez les
Eskim os de l’Alaska sans que l’o n sache o ù précisém ent. Je rem erc ieJe rem y C o o te,
co n serv ateu r en c h e f des co llectio n s d u m u sée P itt-R iv e rs, d ’av o ir id en tifié la
pièce. Elle a été p u b liée e t c o m m e n té e p o u r la p re m iè re fois par H e n ry B a l f o u r ,
1893, p. 9 6 -9 7 , l ’illu stratio n é ta n t rep rise q u elq u es années plus tard p ar K n u t
H jalm ar S t o l p e , 1927, p. 82, fig. 38.
18. H e n ry B a l f o u r , 1893, p. 96, m a traduction. C arlo Severi s’est servi de façon
répétée de cet objet, q u ’il décrit co m m e u n e bou cle de ceinture sibérienne rep ré­
sentant u n e tête de loup et u n lion de m er, afin d ’illustrer ce q u ’il appelle «le principe
de la chim ère», c ’est-à-dire u n e im age com posite dans laquelle u n e form e est cachée
dans u n e autre form e, u n dispositif ico n iq u e q u i obligerait la pensée à u n travail de
déchiffrem ent et qui d o n n erait de ce fait u n e saillance particulière à l’im age —C arlo
S e v e ri, 2003, p. 100-101 ; 2007 (2004), p. 61 ; 2011. O r, co m m e l’a fait rem arquer
D im itri Karadim as dans u n e critique de cette in terprétation, il ne saurait s’agir en
l’espèce d ’u n e im age cachée dans u n e autre im age puisque les d eu x anim au x ne
peu v en t être vus sim ultaném ent ; il faut d o n c y v o ir u n eng lo b em en t p lu tô t q u ’u n e
chim ère (D im itri K a r a d im a s, 20 1 5 b ); la réplique de Severi à K aradim as aborde
d ’autres aspects de sa critique, mais laisse ce p o in t sans réponse (Carlo S everi, 2015).
K n u t Stolpe, m an q u an t p o u r u n e fois de clairvoyance, n ’y v o it q u ’u n sim ple « regret
d’artiste », le sculpteur ayant, selon lui, changé d ’avis sur ce q u ’il voulait figurer lorsqu’il
est passé d ’u ne face à l’autre (K n u t H jalm ar S t o lp e , 1927, p. 82).
19. E d w ard W illia m N e l s o n , 1900, fig. 20, p lan ch e L V Ib, b o u to n d ’iv o ire
d écrit en détail p. 143.
20. Cf. les figures 25 à 28 de l’atlas de Stolpe (K nut H jalm ar S t o lp e , 1927, p. 81).
21. W a ld e m a r J o c h e l s o n , 1905, p. 659.
22. Ibid., p. 648 et 661, n o te 2.
23. A le u r p ro p o s, T im In g o ld é v o q u e des « in c o rp o ra tio n s m atérielles de
pensées» —matériel! embodiment o f thoughts (T im I n g o l d , 1998, p. 200).
24. R e g in a F la n n e r y et M ary E lizabeth C h a m b e rs, 1985 ; le “p résen t e th n o ­
g ra p h iq u e ” se situe dans les an n ées 1930.
25. Ibid., p. 6 .
26. K n u d R a s m u s s e n , 1929, p. 58, m a trad u c tio n .
27. C f., par exem ple, Ernest W illiam H a w k e s , 1916, p. 113, ou AsenBALiKCi,
1970, p. 105.
28. F réd éric L a u g r a n d et Jaric h G . O o s t e n , 2008.
29. K n u d R a s m u s s e n , 1908, p. 115.
30. In g o H e s s e l, 1998, préface, p . ix .
31. M au rice G o d e li e r , 1996, chap. 2.
32. C o m m e le fait In g o H essel dans sa p résen ta tio n , au d e m e u ra n t fo rt b ie n
d o c u m e n té e , de l ’art in u it (In g o H e s s e l, 1998, p. 21).

667
LES F O R M E S D U VI SI BLE

33. C ité ibid., p. 37.


34. E d m u n d C a r p e n t e r , 1966, p. 206, m a trad u c tio n .
35. C ité p ar In g o H e s s e l, 1998, p. 53.
36. T im In g o ld a co n sacré à ce m asq u e u n c o m m e n ta ire é clairan t d o n t j e
m ’inspire e n p artie (T im I n g o l d , 1998, p. 198-1 9 9 ).
37. W illia m O . P r u i t t J r . , 1960, p. 13.
38. N e lso n G ra b u rn affirm e q u ’elles v alen t 5 0 % plus c h e r q u e les sculptures
de dim en sio n id e n tiq u e su r d ’autres sujets (N elson H . H . G r a b u r n , 2005, p. 57).
3 9 . P h ih p p e D e s c o l a , 2 0 0 5 , p. 1 9 1 -1 9 4 .
40. Inspiré p ar des exem ples am azo n ien s, E d u a rd o V iveiros de C astro a tiré
u n b rillan t parti p h ilo so p h iq u e de c e tte d im e n sio n de l’an im ism e q u ’il a appelée
«perspectivism e» (E d u ard o V iv e ir o s d e C a s t r o , 1 9 9 6 ; 2009).
41. B ern a rd S a l a d in d ’A n g lu r e , 2 0 0 6 , p. 177-182.
42. E n tém o ig n e l’anecdote suivante racontée à R a n e W illerslev par u n chasseur
y u k ag h ir d e la h a u te K olym a, e n Sibérie se p ten trio n ale : «Je suivais u n e h ard e de
rennes depuis longtem ps, au m o in s six heures, ju s q u ’à la riv ière P o p o v a. D u ra n t la
n u it j ’ai fait u n feu, mais je n ’ai pas p u d o rm ir [...] , au m a tin j ’ai chaussé m es skis
et c o n tin u é à suivre la harde. J ’avais le se n tim e n t d ’être observé. J ’ai alors ap erçu
u n vieillard to u t près de m o i, habillé à l’an cie n n e. Il m ’a souri et fait signe de le
suivre. Je m e suis aperçu q u e ses e m p rein tes é ta ie n t celle d ’u n re n n e , ce q u e j ’ai
tro u v é é tran g e car il était chaussé d e skis. D e rriè re u n e colline il y avait u n g ran d
cam p avec u n e tre n ta in e d e ten tes ; il y avait des gens de to u s âges, des enfants
q u i jo u a ie n t, des fem m es q u i cuisinaient. Le vieillard m ’em m e n a à sa te n te e t se
m it à p a rle r à sa fem m e en g ro g n an t c o m m e le fo n t les ren n es et elle lui ré p o n d it
pareillem en t. “ Q u i so n t ces g en s?” m e dem andais-je. La fe m m e m e servit de la
viande, m ais c ’était du lic h e n ; ce n ’était pas m auvais, et puis j ’avais très faim . P eu
à p e u j ’ai c o m m en c é à o u b lier q u i j ’étais, quel était le n o m de m a fem m e. P en d an t
la n u it j ’ai rêv é q u e j ’étais e n to u ré de re n n e s; q u e lq u ’u n m e d it: “T a place n ’est
pas ici; v a -t’e n ! ” J e suis alors parti. Les gens d e m o n village o n t é té surpris de
m e voir, ils p en saien t q u e j ’étais m o rt car j ’étais p arti depuis plus d ’u n m ois. Il
sem ble q u e les gens q u e j ’ai re n c o n tré s étaien t des ren n es e t j ’aurais d û les tu e r;
m ais alors j e n e le savais pas » (R a n e W i l l e r s l e v , 2 0 0 7 , p. 8 9 -9 0 , m a trad u ctio n ).
4 3. A n d ré B r e t o n , 1 9 5 0 , p. 3 9 .
44. Le m asq u e, ac tu e lle m e n t à l’A m e ric a n M u s é u m o f N a tu ra l H isto ry de
N e w Y o rk , est illu stré av ec l ’in titu lé « M ask representing, outside, B ull-H ead ;
R a ven ; inside o f R aven, a man» (M asq u e re p ré se n ta n t, à l ’e x té rie u r, C h a b o t;
C o rb e a u ; à l ’in té rie u r de C o rb e a u , u n h o m m e ) dans la p lan ch e X L I de Franz
B o a s , 1 9 0 5 -1 9 0 9 ; le m y th e q u i lu i est c o n n e c té a été p u b lié sép a ré m e n t (Franz
B o a s et G eo rg e H u n t , 1908, p. 6 0 -7 1 ).
45. Ibid., p. 6 6 .
46. Ja ric h G . O o s t e n , 1992, p. 116.
47. C ité p a r A n n F ie n u p - R io r d a n , 1996, p. 70, m a tra d u ctio n .
48. O u tre l ’a n e c d o te m e n tio n n é e à la n o te 9 d u chasseur in u it q u i v o it le
m u seau d ’u n lo u p ap p araître sous la face d ’u n carib o u , A n n F ie n u p -R io rd a n
NOTES DU CHAPITRE 2

signale q ue, p o u r les Y u p iit, des baleines p e u v e n t se m o n tre r c o m m e des loups


(A nn F ie n u p - R io k d a n , 1994, p. 7 4 -7 5 ).
49. Cf. l’illustratio n d ’u n patulget dans A n n F ie n u p - R io r d a n , 1996, p. 71.
50. Ibid., p. 72 -7 6 .
5 1. Je re m e rc ie la p ro fe sse u re W a z ir-J a h a n K a rim p o u r les in fo rm a tio n s
q u ’elle m ’a apportées c o n c e rn a n t ce m asq u e ; sur l’esprit tig re moyang melur, cf. sa
m o n o g ra p h ie (W azir-Jahan K a rim , 1981, p. 8 0 -84).
52. G eorges D id i- H u b e r m a n , 1999.
53. Sally P r ic e e t R ic h a rd P r ic e , 2 0 0 5 (1999), p. 212.
54. O n n o te ra d u reste q u e les S ugpiak de la p én in su le d ’Alaska et de l ’île
K odiak, q u i s’in terc ale n t e n tre ces d e u x ensem bles, u tilisen t aussi des m asques,
m ais qui n e c o m b in e n t jam ais des traits h u m ain s à des traits an im au x , réserv an t
à d ’autres dispositifs ico n iq u es, c o m m e les casquettes d e chasse, le so in de ren d re
m anifeste l’in té rio rité des n o n -h u m a in s . E m m a n u e l D é sv eau x a p ro p o sé u n e
élégante analyse structurale des transform ations m o rp h o lo g iq u es en tre les m asques
des trois ensem bles, sans to u tefo is les a b o rd e r d u p o in t de v u e qui n o u s intéresse
ici (E m m an u el D é s v e a u x , 2 002).
55. C lau d e L é v i- S t r a u s s , 1 9 5 8 , p. 2 7 3 .
56. P hilippe D e s c o l a , 2 0 0 5 , p. 3 9 2 -3 9 3 .
57. P o u r les N iv k h s, cf. C h a rle s S t é p a n o f f , 2 0 1 0 , p. 62 ; p o u r les M a k u n a ,
cf. K aj  r h e m , 1 9 9 0 , p . 1 0 8 - 1 1 5 ; p o u r les C h e w o n g , cf. S ig n e H o w e l l ,
1996, p. 131.
58. P o u r u n e synthèse, cf. V alérie C h a u s s o n n e t , 1988.
59. G u d m u n d H a t t , 1969 (1914), p. 9 5 -9 7 .
6 0 . Kaj B ir k e t - S m it h , 1 9 5 3 , p. 65.
61. V alérie C h a u s s o n n e t , 1988, p. 213.
62. P e n elo p e D r a n s a r t , 2013.
6 3 . R a n e W i l l e r s l e v , 2 0 0 7 , p. 9 7 .
64. A lika P o d o l i n s k y W e b b e r , 1983, p. 6 8 , m a trad u ctio n .
65. C ité p ar Nastassja M a r t i n , 2 0 1 6 , p. 3 0 9 , n o te 47.
6 6 . F ranz B o a s , 1955 (1927), p. 2 5 0 -5 1 .
67. H u b e rt D a m is c h , 1990.
6 8 . F ranz B o a s , 1955 (1927), p. 251, m a trad u ctio n .
69. Id.
7 0 . H u b e rt D a m is c h , 1 9 9 0 , p. 3 5 1 .
71. E d w ard L. S c h i e f f e l i n , 1 9 8 7 ; S teven F e ld , 1982.
72. Ibid., p. 66-71 et 2 3 5 -2 3 7 .
73. C ité ibid., p. 235, m a tra d u c tio n .
74. C e sont, p a r ex em p le, les figurines e n terre cu ite d ’an im au x et d ’esprits,
d ’origine récen te et destinées au m arch é de l’art in d ig èn e, q u e réalisent les re m a r­
quables p o tières ru n a de l’A m a z o n ie é q u a to rie n n e , o u e n c o re ces ch arm an tes
poteries en fo rm e d ’oiseau q u e les K ali’na c o m m ercialisen t à C ay en n e.
75. K arl v o n d e n S t e in e n , 1894, planches X et X I.
7 6 . Ibid., p. 2 5 5 - 2 5 6 .
LES F O R M E S D U VI SIBLE

77. G u id o B o g g i a n i , 1 8 9 5 ; C la u d e L é v i- S t r a u s s , 1955, p. 15 0 -1 5 1 .
78. T o u te s actions, p arm i b ie n d ’autres, q u e les p ersonnages d e la m y th o lo g ie
a ch u ar p o rta n t des n o m s de p lan te e t d ’anim al so n t dits a v o ir p u acc o m p lir avant
de se tran sfo rm er en ce q u ’ils so n t m a in te n a n t.
79. P o u r des c o n sid é ra tio n s o rig in ales su r c e tte id é e , cf. A n n e -C h ris tin e
T a y l o r et E d u ard o V iv e ir o s d e C a s t r o , 2 0 0 6 .
80. U n e m o n o g ra p h ie to u t e n tière a été consacrée au d iad èm e partko (Sonia
F e r r a r o D o r t a , 1981).
81. L u x V i d a l , 2007, p. 15 8 -1 7 0 .
82. P o u r la classification ach u a r des yawâ (qui, c u rie u se m e n t, n ’in c lu t pas les
petits félins c o m m e l ’o c e lo t o u le m argay), cf. P h ilip p e D e s c o l a , 2019 (1986),
p. 135-137. P ar ailleurs, l ’existence de véritables sous-espèces de ja g u a r est co n tro ­
versée ; elle se baserait d e to u te fa ço n sur la fo rm e d u crân e, n o n su r les varia­
tions d e p elag e (cf. S haw n E. L a r s o n , 1997).
83. A ristôteles B a r c e l o s N e t o , 2002.
84. A ristôteles B a r c e l o s N e t o , 2004a.
85. T ab leau d ’après ibid., p. 53.
8 6 . Ibid., p. 66 -6 7 .
87. C ité ibid., p. 67, m a trad u c tio n .
8 8 . Els L a g r o u , 2007, p. 193 sq.
89. C ité ibid., p. 103, m a trad u c tio n .
90. Lucia H ussak v a n V e lt h e m , 20 0 1 , p. 206.

3. M U LTIPLIER LES P O IN T S D E VUE

1. P ie rre D é l é a g e , 2015.
2. K arl v o n d en S t e in e n , 1894, p . 2 3 0 -2 4 1 .
3. F ranz B o a s , 1955 (1927), p . 65.
4. B ru ce A l b e r t , 2012.
5. J ’e m p ru n te c e tte d escrip tio n au p o rtra it q u e le ch a m a n e D a v i K o p en aw a
brosse des esprits xapiripë dans D av i K o p e n a w a et B ru c e A l b e r t , 1 9 9 3 ; p o u r
u n e v u e plus c o m p lè te de la co sm o lo g ie e t d u ch am an ism e y a n o m a m i, cf. le
rem arquab le o u v rag e à q u atre m ains de D avi K o p e n a w a e t B ruce A l b e r t , 2010.
6 . B ru ce A l b e r t , 2 0 1 2 , p. 135.
7. Ibid., p. 137 ; c ’est B ru ce A lb e rt lu i-m ê m e q u i p ro p o se le ra p p ro c h e m e n t.
8 . C harles S t é p a n o f f , 2 0 1 9 .
9. C harles S t épa n o ff , 2 0 1 3 .
10. Sur les vanneries com m e objets vivants, cf. Lucia H ussak v a n V e lth e m , 2001,
p. 206, p o u r les W ayana, et D av id M . G u ss, 1989, p. 1 02-103, p o u rle s Y ekw ana.
11. L ucia H ussak v a n V e lt h e m , 2 0 0 3 , p. 129, m a trad u c tio n .
12. S ur le cham ane co m m e é n o n cia teu r m ultiple, cf. n o ta m m e n t C arlo S e v e ri,
2007 (2004), p. 2 0 8 -2 2 8 .
13. A n d ré a -L u z G u t i e r r e z - C h o q u e v i l c a , 2011.
NOTES DU CHAPITRE 4

14. Ibid., p. 1 8 4 -1 9 9 , p o u r les Q u e c h u a , e t P h ilip p e D e s c o l a , 2 0 1 9 (1986),


p. 371 sq., p o u r les A ch u ar.
15. C f., p a r ex e m p le , Luis E d u a rd o L u n a et P ab lo A m a r in g o , 1991.

4. ID E N T IT É S RELA TIO NNELLES

1. C f. m o n analyse de la g u e rre ch ez les A c h u ar e t S h u ar (P h ilip p e D e s c o l a ,


1993a).
2. A n n e -fc h ristin e T a y l o r , 1993a, p. 98.
3. Le ritu el de tsantsa a é té p a rtic u liè re m e n t b ie n d écrit ch ez les Shuar, d ’a b o rd
par R afaël K arsten, q u i a p u o b se rv er u n cycle c o m p le t sur le R io C h ig u aza en
1918 (R afaël K a r s t e n , 1 9 2 3 ; 1935, p. 2 0 3 -3 7 0 ), p uis p a r le m issionnaire salésien
Siro Pellizzaro, qui a recueilli auprès de Shuar ayant participé à “la grande fête” n o n
seu lem en t le d é ro u lé très précis des c érém o n ies, m ais aussi e t s u rto u t l’ensem ble
des textes chantés et form ulés à cette occasion (Siro P e l l i z z a r o , 1976 ; 1980). D e
ces m atériau x bruts d o n t les S h u ar n e p ro p o se n t au cu n e exégèse, A n n e -C h ristin e
T ay lo r a d o n n é des analyses aussi rigoureuses q u e convaincantes (A n n e -C h ristin e
T a y l o r , 2 0 0 6 ; 1993a) ; c ’est su r ses in te rp ré tatio n s q u e j e m ’ap p u ie ici.
4. R afaël K a r s t e n , 1935, p. 3 6 5 , m a tra d u c tio n .
5. C f., p ar ex em p le, M elissa A . P r e is s l e r e t Susan C a r e y , 2004.
6 . J u d y S. D e L o a c h e e t N a n c y M . B u r n s , 1 9 9 4 . L ’e x p é rie n c e consiste à
m o n tre r à des enfants d e 30 m ois l ’im ag e en d e u x dim en sio n s d ’u n e p iè ce dans
laquelle est in d iq u é e la cach ette d ’u n jo u e t q u ’ils re tro u v e n t sans p e in e u n e fois
co n d u its dans la p iè c e e lle -m ê m e . E n rev an ch e, ils é p ro u v e n t plus d e difficulté
à localiser le jo u e t lo rsq u e la c a c h e tte est in d iq u é e dans u n m o d è le ré d u it de
la p ièce e n trois dim en sio n s, le q u el cap te le u r a tte n tio n p a r ses caractéristiques
propres et les d é to u rn e de sa fo n c tio n re p résen tatio n n elle.

II. IN D ICES

1. Je a n G e n e t , 1949, p. 53.

5. GENRES D ’Ê TR E S E T PA R C O U R S D E VIE

1. Les p rin c ip a le s so u rc es d e l ’é p o q u e s o n t les m o n o g ra p h ie s d e W a lte r


B aldw in S p e n c e r e t F ran ck J. G i l l e n , 1899, de C ari S t r e h l o w , 1 9 0 7 -1 9 2 0 , et
d ’A lfred W . H o w i t t , 1904.
2. P o u r u n e sy n th èse d e l’o n to lo g ie to té m iste au sens o ù o n l ’e n te n d ici,
cf. P h ilip p e D e s c o l a , 20 0 5 , chap. 7.
3. A d o lp h u s P. E lic in , 1933, p. 129, m a trad u c tio n .
4. Id.
LES F O R M E S D U VI SIBLE

5. C e tte th é o rie gén érale des qualités to té m iq u es australiennes a é té m ise en


év id en c e p ar C ari G e o rg v o n B r a n d e n s t e i n , 1982.
6 . Ibid., p. 54.
7. C ari G e o rg v o n B r a n d e n s t e i n , 1977.
8 . P o u r u n p an o ram a général, cf. K arel K u p k a , 1972.
9. H o w a r d M o r p h y , 199 2 .
1 0 . Ibid., p. 186.
11. Jessica D e L a r g y H e a l y , 2 010, p. 159.
12. H o w a rd M o r p h y , 1992, p. 199, m a tra d u c tio n .
13. P o u r des illustrations d e la d im e n sio n spirituelle d e ce tte n o tio n de rarrk,
cf. le catalogue de l’e x p o sitio n consacrée à l’artiste a b o rig èn e J o h n M a w u rn d ju l
(C hristian K a u fm a n n , 2005).
14. H o w a rd M o r p h y , 1991.
15. Ibid., p . 2 1 5 -2 4 4 .
16. Ibid., p. 222, m a trad u c tio n .
17. T ab leau d ’après ibid., p. 236.
18. Ibid., p. 243, m a trad u c tio n .
19. L u k e T a y lo r a analysé en détail l’ic o n o g ra p h ie k u n w in jk u , n o ta m m e n t
dans sa m o n o g ra p h ie (Luke T a y l o r , 1996).
2 0 . Paul T a ç o n , 198 9 .
2 1 . L uke T a y l o r , 1 9 9 9 , p. 50.
22. W a lte r B ald w in S p e n c e r , 1928, p. 793 sq.
23. L u k e T a y l o r , 198 9 .
2 4 . Ibid., p. 50.
2 5 . Sandra Le B ru n H o lm e s , 1 9 7 2 , p. 6 6 -7 1 .
2 6 . L u k e T a y l o r , 1 9 8 9 , p. 3 8 2 -8 3 .
27. T im I n g o l d , 1 9 9 8 , p. 190.
28. Ian M . C r a w f o r d , 1968.
29. R o b e r t H . L a y t o n , 1985, p. 446.
30. B ien q u ’elle so it e n tre te n u e p a r les h u m a in s, l ’a u to p o ïè se des wandjina
se d é p e ig n a n t e u x -m ê m e s su r des p aro is n ’est p e u t- ê tr e pas d é p o u rv u e d ’u n
fo n d e m e n t e m p iriq u e . D an s la m ê m e ré g io n d u K im b e rle y n o ta b le p o u r ses
im ages de wandjina (les p rem ières n e re m o n te n t g u ère au -d elà d e 4 000 ans AP)
s’est d év elo p p é auparavant, e n tre 17 000 e t 5 0 0 0 ans A P , u n art ru p estre d istin ctif
d it “ G w io n G w io n ” (ou B radshaw ), caractérisé p ar divers types de silhouettes
a n th ro p o m o rp h e s. O r des rech erch es récen tes sur l’art ru p estre G w io n G w io n
m o n tre n t q u e la fraîch eu r é to n n a n te de ces p e in tu re s p o u rta n t très an cien n es
p o u rra it ê tre d u e au re m p la c e m e n t sp o n ta n é des p ig m e n ts o rig in a u x p a r u n
b io film de m ic ro -o rg a n ism e s colo rés q u i se p e rp é tu e à l’in té rie u r d u c o n to u r
des figures (Jack P e t t i g r e w , C h lo e C a l l i s t e m o n , A strid W e il e r et al., 2010).
Les N g a rin y in d u K im b erley , qui rafraîchissent aussi les p e in tu re s d e wandjina
(lesquelles n e so n t pas affectées p a r ce p h é n o m è n e ), se d écla re n t gardiens trad i­
tionnels des p e in tu res G w io n G w io n . J e re m e rc ie A rn au d M o rv a n d ’a v o ir attiré
m o n a tte n tio n su r ce p o in t.

672
NO TES DU C H A P I T R E 6

31. L uke T a y l o r , 1989, p. 3 8 2 -3 8 4 ; C h arles P. M o u n t f o r d , 1956, p. 461.


32. G eoffrey B a r d o n e t Jam es B a r d o n , 2006.
33. N an cy D . M u n n , 1973, p. 32.
34. Ibid., p. 50.
35. C lau d e L é v i- S t r a u s s , 1962a, p. 317 sq.
36. Ibid., p. 321.
37. R ic h a rd G . K im b er, 1 995, cité p a r F red R . M y e r s , 2002, p. 65.
38. A n n e tte B. W e in e r , 1992.
39. F red R . M y e r s , 2 0 0 2 , p. 39 sq. ; 1999, p. 250 sq.
40. R o b e r t H . L a y t o n , 1992.

6. U N E H É R A L D IQ U E DES QUALITÉS

1. C f. le co m m e n ta ire de P e te r S u t t o n , 1989, p. 111.


2. Bill H o lm , 1965, p. 11-13.
3. Franz B o a s , 1955 (1927), p. 2 2 9 -2 3 0 .
4. V o ir l ’ex em p le discu té au ch ap itre 1, p . 7 9 -8 0 .
5. Franz B o a s , 1955 (1927), p. 2 2 2 -2 2 4 .
6 . D ans son célè b re essai sur le d é d o u b le m e n t d e la re p rése n ta tio n dans les
arts de l ’A sie e t de l ’A m é riq u e , L évi-S trauss p ro p o se u n e au tre in te rp ré ta tio n ,
beaucoup plus spéculative (C laude L é v i-S tr a u s s , 1958, p. 269-294). R e p re n a n t à
son com pte la suggestion de Boas d ’u n e ex ten sio n aux surfaces planes d ’u n p ro céd é
qu i s’im pose dans le cas des objets en trois d im ensions, il la tro u v e n éa n m o in s
insuffisante car, selon lu i, rie n n 'o b lig e à rester fidèle au x m êm es tech n iq u es en
ch an g ean t de su p p o rt. C ’est p o u rq u o i il p ro p o se de v o ir p lu tô t dans le d é d o u ­
b le m e n t de la rep ré se n ta tio n u n e caractéristique des sociétés à m asques : l’a c te u r
m asq u é se d é d o u b le en faisant étalage de la p e rso n n a lité d u elle q u ’il in c a rn e
lo rsq u ’il cache et révèle to u r à to u r son in dividualité p ro p re et l’être d o n t il ado p te
le visage. L ’ex p licatio n est ing én ieu se, m ais n e p e rm e t pas d e re n d re c o m p te d u
fait q u e seule u n e p o ig n é e d e trad itio n s ic o n o g ra p h iq u e s o n t in v e n té le d é d o u ­
b le m e n t de la rep ré se n ta tio n — d e faço n in d é p e n d a n te , se m b le -t-il — tandis q u e
des m illiers de cultures à m asques to u t a u to u r de la T e rre n ’en o n t pas fait usage.
Il est plus v raisem b lab le de v o ir dans c e tte te c h n iq u e fig u rativ e u n e v aria n te
ex cep tio n n elle des p ro cé d és b e a u c o u p plus c o m m u n s de dislo catio n d e l’im age
attestés p a rto u t o ù l ’o n a v o u lu re p ré se n te r des objets vus sim u lta n é m e n t sous
différentes positions d ’o b serv atio n .
7. C h e ry l S a m u e l, 1982, p. 22.
8 . T ra d itio n n e lle m e n t, u n h o m m e p e in t le p a tro n des m otifs su r u n m é tie r
à trois côtés o ù so n t fixés les fils d e ch aîn e en é co rce de cyprès de N o o tk a q u e
la tisseuse va en su ite tresser avec d e la lain e de c h èv re des m o n tag n e s selo n la
te c h n iq u e d u co rdag e à trois brins.
9. Ibid., p. 42.
10. Franz B o a s , 1 9 5 5 (1 9 2 7 ), p. 2 0 3 .

673
LES F O R M E S D U VI SI BLE

11. C o m m e l ’a b ie n v u M arg aret A . H a g e n , 1986, p . 1 6 7 -1 6 8 .


12. E n cela, le ra p p o rt e n tre trid im e n sio n n alité e t b id im en sio n n a lité suggéré
p ar B oas d e m e u re p a rfa ite m e n t p e rtin e n t.
13. J ’ad ap te ici très lib re m e n t la d istin c tio n q u e p ro p o se R o m a n Ja k o b so n
e n tre la m é ta p h o re et la m é to n y m ie : la p re m iè re est u n ra p p o rt d e sim ilitu d e
in te rn e e n tre les term es — ici la su b stitu tio n d u ré fè re n t p a r son signe — tandis
q ue la seco n d e est u n ra p p o rt d e sim ilitu d e e x te rn e e n tre les relatio n s — ici la
liaison e n tre l’in d ic e e t ce q u i le p ro d u it (R o m a n J a k o b s o n , 1963, p. 4 3 -67).

7. LE P O U V O IR D E LA T R A C E

1. H o w a rd M o r p h y , 1991 ; 1992.
2. N a n c y D . M u n n , 1973.
3. Ibid., p. 29.
4. L ’organisation sociale w arlpiri com bine trois genres de m oitiés —patrilinéaires,
m atrilinéaires e t générationnelles — avec u n systèm e de m ariage p rescrip tif en tre
quatre paires de sous-sections à l’in té rie u r desquels se situ en t les lignages patrili­
néaires chargés des cérém onies totém iques; l’ensem ble fournit u n e grille classificatoire
exhaustive p erm ettan t à ch acu n au sein d u collectif de se situer dans u n e position de
parenté p ar rap p o rt à n ’im p o rte quelle autre p ersonne. P o u r les “ loges” cultuelles,
cf. M erv y n J. M e g g i t t , 1965, p. 206 sq., et N a n c y D . M u n n , 1973, p. 21-27.
5. Ibid., p. 1 85-186.
6 . Ibid., p. 30.
7. Ibid., p. 31.

V A R IA T IO N 1. IM A G E -R É P E R T O IR E E T IM A G E -PE R SO N N E

1. M arce l M a u s s , 1950, p. 391 (le te x te orig in al date d e 1904 -1 9 0 5 ).


2. Franz B o a s , 1 9 1 6 ; C la u d e L é v i- S t r a u s s , 1962b.
3. M arie-F ran ço ise G u é d o n , 1 9 8 4 ; M a r iu s B a r b e a u , 1 9 5 0 ; V iola G a r f ie ld ,
1939. P o u r u n e discussion ré c e n te su r le to té m ism e des p o p u latio n s d u n o rd de
la cô te N o rd -O u e s t, cf. M arie M a u z é , 1998.
4. M arjo rie M . H a lp in , 1973.
5. R a p p e lo n s q u e le te rm e “ p o tla tc h ” d éfin it u n en sem b le de m anifestations
festives a c co m p ag n a n t u n e d istrib u tio n o ste n ta to ire d e biens, in s titu tio n carac­
téristiq u e des p o p u la tio n s d e la c ô te n o rd -o u e s t de l ’A m é riq u e d u N o rd . C es
cérém o n ies se d é ro u la ie n t à l’occasion d ’év én e m e n ts im p o rta n ts d u cycle de vie
(m ariage, funérailles, succession dans u n titre, in itia tio n , etc.) e t dans le c o n te x te
d ’u n e vive rivalité e n tre les chefs. L e u r m an ifestatio n la plus spectaculaire était la
d istrib u tio n de bien s de prestig e et d e n o u rritu re p a r u n a m p h itry o n à des hô tes
fo rm e lle m e n t invités en v u e de la v alid atio n p u b liq u e d e préro g ativ es familiales.
Les ressources m obilisées é taie n t en p artie fo u rn ies p a r des obligés et paren ts de
NOTES VARIATIO N 1

l’am phitryon, et le donataire était m o ralem en t ten u de rendre au d o n ateu r au m oins


l’éq u iv alen t de ce q u ’il avait re ç u , lors d ’u n p o tla tch u lté rie u r organisé p ar lui.
6 . C lau d e L é v i- S t r a u s s , 1991, d éfin it ainsi la m aiso n c o m m e u n ité sociale:
« [c’est] u n e p e rso n n e m o rale d é te n trice d ’u n d o m ain e, co m p o sé à la fois de biens
m atériels et im m atériels, q u i se p e rp é tu e p a r la transm ission de so n n o m , d e sa
fo rtu n e e t de ses titres».
7. Le term e tsim shian est sdmo’oig E t (cf. M a ijo rie M . H a lp in , 1973, p. 101) ;
la transcription des term es tsim shian suit les c o n v en tio n s p h o n o lo g iq u es proposées
par M arius B arb eau avec l ’assistance d ’E d w ard Sapir, systém atisées p ar W ilso n
D u f f , 1964, p. 1 0 9 -1 1 0 , et ad o p tées p ar la m ajo rité de ses successeurs.
8 . M arie-F ran ço ise G u é d o n , 1984, p. 137 sq.
9. Ibid., p. 117.
10. Ibid., p. 1 4 1 -1 4 2 .
11. Ibid., p. 1 4 4 , nia traduction.
12. P hilip D r u c k e r , 1958, p. 141 ; M a ijo rie M . H a lp in , 1973, p. 100.
13. Ibid., p. 113 sq. ; synthèse d ’après Franz B o a s , 1916, p. 970 sq., V i o l a
G a r f ie ld , 1939, p. 336 sq., E d w ard Sap ir, 1915, p. 3 sq., et les notes de terrain n o n
publiées de M arius Barbeau et W illiam B eynon auxquelles M aijorie H alpin se réfère.
14. O n e m p ru n te ici au x d é v elo p p e m en ts sur les o pérateurs de d ifférenciation
des blasons proposés p a r M a ijo rie M . H a lp in , 1973, p. 147 sq.
15. Ibid., p. 1 4 7 -1 4 8 .
16. C lau d e L é v i- S t r a u s s , 1962b, p. 18.
17. M arius B a r b e a u et W illia m B e y n o n , 1987, p. 2 8 1 -2 8 3 (m y th e ra c o n té
par R o b e r t S tew art, de K in c o lith , e t recu eilli p ar W illiam B e y n o n e n 1952).
18. Ibid., p. 1 6 2 -1 6 4 (m ythe raco n té p a r J o h n T ate, de G ispaxloats, et recueilli
par W illiam B e y n o n e n 1954).
19. M arius B a r b e a u , 1950, p. 7 9 0 ; cf. aussi V iola G a r f i e l d , 1939, p . 3 0 4 ;
A u d rey P. M . S h a n e , 1984.
2 0 . M a ijo rie M . H a lp in , 1 9 7 3 , p. 138.
21. M arius B a r b e a u , 1929, p. 123.
22. M a ijo rie M . H a lp in , 1973, p. 17 1 -1 7 2 .
23. Ibid., p. 134 sq.
24. Ibid., p. 196.
25. Ibid., p. 2 0 1 .
26. L eon h ard A d a m , 1 9 3 6 , p. 9, m a traduction. C lau d e L évi-Strauss reprend
ce trait dans son article de 1 9 4 4 -1 9 4 5 «L e d é d o u b le m e n t de la représentation dans
les arts de l ’A sie et de l ’A m é riq u e » (repris in C lau d e L é v i- S t r a u s s , 1 9 5 8 , p. 2 7 1 ).
27. Cf. le com m en taire de cette pièce par Franz B o a s , 1955 (1927), p. 191-192.
28. Ibid., p. 225.
29. P o u r u n com m en taire de cette p ein tu re, cf. E d w ard M a li n , 1999, p. 42-43.
30. C f. le c o m m e n ta ire d e ce ta m b o u r p ar F ranz B o a s , 1955 (1927), p. 234.
31. M arius B a r b e a u , 1940.
32. Cf. l’in terp ré ta tio n d u m â t tsim shian d u c h e f K w arhsu, d it “m ât de l’O u rs” ,
m a in te n a n t au m u sée d u quai B ranly, p a r A n n e C h a p m a n , 1965.
LES F O R M E S D U VI SI BLE

III. C O R R E S PO N D A N C E S

1. C ité p a r Pascale B o u r g a i n , 2000, p. 118-121.

8. EX ERCICES DE C O M PO S IT IO N

1. P o u r u n e p ré s e n ta tio n g é n é ra le d u m o d e d ’id e n tif ic a tio n a n a lo g iste ,


cf. P h ilip p e D e s c o l a , 2 0 0 5 , chap. 9.
2. E m ile D u r iœ e im e t M arc el M a u s s , 1 9 0 3 ; Ja c k G o o d y , 1 9 7 6 ; C la u d e
L é v i- S t r a u s s , 1962a. La d escrip tio n orig in elle de la classification zu n i est d u e à
Frank H a m ilto n C u s h in g , 1896.
3. A iju n A p p a d u r a i , 2 0 0 6 .
4. Ibid., p. 17, m a trad u c tio n .
5. C ’est l ’a c c u m u la tio n des m o rts dans la g u e rre q u e F re u d a ici à l ’esprit: « 11
apparaît certes e n c o re q u e c ’est p a r hasard q u e cette balle a tte in t l’u n et pas l’autre,
mais, c e t au tre, u n e seco n d e balle p e u t aisém en t l’a tte in d re ; l’accu m u latio n m e t
fin à l ’im p ressio n d e hasard» (lettre à F red erik V an E e d e n d u 28 d é c e m b re 1914,
in S ig m u n d F r e u d , 1988, p. 123).
6 . Je a n -C la u d e B o n n e , 2009, p. 1 00-101.
7. Suger, Scriptum consecrationis ecclesiae sancti D ionysii (vers 1144), cité ibid.,
p. 1 0 1 - 1 0 2 .
8 . J ’em p lo ie ici le te rm e “ c h im è re ” dans son sens c o n v e n tio n n e l, n o n dans
l’acceptio n q u e lui a d o n n ée C arlo Severi, qui désigne p a r là u n e im age com posite
dans laq u elle u n e fo rm e est cachée dans u n e au tre d e telle so rte q u ’elle in cite la
pensée à y d éch iffrer u n sens o ccu lte, u n p e u à la m a n iè re des illusions p e rc e p ­
tives de la Gestaltpsychologie — C arlo S e v e r i, 2007 (2004). C e q u e Severi appelle
«le p rin c ip e d e la ch im è re » n e re n v o ie d o n c pas à u n ê tre c o m p o site , m ais à
u n e re p rése n ta tio n capable d ’é v o q u e r a u tre chose q u e so n c o n te n u m anifeste,
ce qui est après to u t le p ro p re d e to u te im age, c o m m e il e n c o n v ie n t d ’ailleurs
lu i-m ê m e (C arlo S e v e r i, 2 0 1 1 , p. 11).
9. L éo n ard de V in c i, 1987 (1942), t. 2, p. 263.
10. G aëlle B e a u j e a n - B a l t z e r , 2007.
11. L’inventaire n e dépasse pas u n e dizaine de cas, certains difficiles à interpréter,
d o n t les plus co n n u s sont “l’h o m m e -o ise a u ” d u puits de Lascaux, le p an n eau des
“antilopes” à P ech M erle —des hybrides de bouquetin, de cheval et de m égacéros —et,
dans la g ro tte des T rois-F rères, quelques cas d ’hybrides an im au x —u n m élange de
renne, de bison et de capridé, u n ours à tête de lo u p e t u n ours à q u e u e de bison —,
à q u o i s’ajo u ten t, dans ce m ê m e lieu, les d eu x célèbres “sorciers” thérian th ro p es
—u n hyb rid e d ’h u m ain et d e re n n e et u n h y b rid e d ’h u m a in e t de bison.
12. Pascal B o y e r , 1994.
13. D a n S p erb er, 1996.
14. D av id W e n g r o w , 2013.
15. Ibid., p . 73, m a trad u c tio n .
NOTES DU CHAPITRE 8

16. D av id W e n g ro w m e n tio n n e c o m m e l ’u n e de ses sources d ’in sp iratio n le


tra ite m e n t des chim ères dans m o n ex p o sitio n «La fab riq u e des im ages» e t dans
le catalogue q u i l’a c c o m p a g n ait; cf. D a v id W e n g r o w , 2 0 1 6 .
17. Je a n -P a u l C o l l e y n , 2006.
18. D o m in iq u e Z a h a n , 1980.
19. A m ad o u H a m p a té B a , 1973, p . 178. P o u r u n e caractérisation des traits
“ analogistes” de l ’A friq u e de l ’O u e st, cf. P h ilip p e D e s c o l a , 2005, p. 3 0 7 -3 1 3 .
20. Jesse W a lte r F e w k e s, 1914.
21. J. J. B r o d y , S tev en A . L e B la n c et C a th e rin e J. S c o t t , 1983.
2 2 . J. J. B r o d y , 1 9 7 7 .
23. C f., p a r ex em p le, la c o n tro v erse e n tre D im itri K aradim as et C arlo Severi
sur l ’in terp rétatio n de la figure de l’o iseau-serpent dans l’icon o g rap h ie h o p i (C arlo
S e v e r i, 2 0 0 3 ; D im itri K a r a d im a s , 2 015b).
24. T h é rè se B o u y s s e - C a s s a g n e , 2005.
25. J u n e N a s h , 1972. P o u r u n tra ite m e n t plus général d u Tîo dans les m ines
b o liviennes, cf. Pascale A b si, 2003.
26. T o u t en reconnaissant la d im en sio n com posite des m asques de la D iablada,
certains auteurs o n t v o u lu v o ir en e u x u n e im age cachée re n v o y a n t de fait à u n
u n iq u e anim al p e rç u c o m m e im p o rta n t p ar les cu ltu res andines. C ’est ainsi q u e
G uillerm o D e lg a d o -P . c ro it discern er dans le m asque d u diable la figure d u lam a,
om niprésente dans l’é c o n o m ie et le sym bolism e andins, d evenue ainsi u n em blèm e
d ’a u to ch to n ie et de résistance anticoloniale (G uillerm o D elgado -P ., 1983). D ans
u n e analyse in fin im e n t plus subtile, D im itri K aradim as co n sid ère p lu tô t le diable
d ’O r u r o c o m m e la p e rs o n n ific a tio n d ’u n e d iv in ité p ré c o lo m b ie n n e re v ê ta n t
l’apparen ce d ’u n p o m p ile, u n e g u êp e parasitoïde q u i se re p ro d u it en p o n d a n t ses
œ ufs dans d ’autres insectes d o n t le corps servira de récep tacle et d e n o u rritu re à
ses larves (D im itri K a r ad im a s , 2015c). L ’inférence est fo n d ée n o ta m m e n t sur des
sim ilitudes e n tre des traits d u m asq u e et la m o rp h o lo g ie de la tê te de la g u êp e,
m ais aussi sur le fait q u e l’u n des su rn o m s d u fam eu x A nselm o B elarm in o était
N in a -N in a , u n term e q u ic h u a d ésig n an t u n e espèce de p o m p ilid é . D isc u te r ces
in terp ré tatio n s dépasse de b e a u c o u p m o n p ro p o s dans ces pages. Il m e suffira de
re m a rq u e r q u e les d e u x au teu rs n e m e tte n t pas e n d o u te le caractère h y b rid e du
m asque de la D iablada e t q u ’ils y v o ie n t l ’u n co m m e l’a u tre u n e m an ifestatio n
de résistance à la d o m in a tio n espagnole.
2 7 . G u illerm o D e l g a d o - P ., 1 9 8 3 , p. 139.
2 8 . Pascale A b si, 2 0 0 3 , p. 143.
29. D ’après P e te r F in g e s t e n , 1970, p. 45, cité p ar G u illerm o D e l g a d o - P .,
1983, p. 138.
3 0 . V ic to r W . T u r n e r , 1 9 6 4 , p. 1 6 4 ; W illiam Jam es, 1 9 1 8 , chap. 13.
31. Ibid., p. 506, m a trad u ctio n .
32. M obilisant p o u r ce faire u n lu x e de références en to m o lo g iq u e s, D im itri
K aradim as in te rp rè te les im ages d e Q u etzalcô atl et d ’autres divinités com posites
p ré c o lo m b ie n n e s d e l ’aire m é so a m é ric a in e c o m m e re p ré se n ta n t des chenilles
u rticantes d e la fam ille des saturnidés (D im itri K a r a d im a s , 2014). Les analogies
LES F O R M E S D U VI SI BLE

so n t saisissantes, en effet, e t p résen tées avec b e a u c o u p de talen t, m ais l ’a u te u r


n ’ex pliqu e à au cu n m o m e n t les raisons p o u r lesquelles la “ fo rm e -c h e n ille ” aurait
p u acq u érir u n e saillance visuelle telle dans ces cultures q u ’elle se serait c o n v ertie
en u n e sorte de sch èm e d ire c te u r p o u r la co m p o sitio n des im ages des divinités.
33. R o la n d B a r t h e s , 1982, p . 132.
34. Id.
35. Les teste composte n e rep résen ten t q u ’u n e p artie de la p ro d u c tio n picturale
d ’A rcim boldo, mais c ’est celle qui lu i assura le succès de son vivant. P o u r l’influence
que les grilli de l ’A n tiq u ité —n o ta m m e n t les im ages de chim ères grotesques gravées
sur des pierres dures —o n t p u exercer sur son art, cf. Jurgis B a l t r u s a i t i s , 1955.
36. M ich ael B a r r y , 2009.
37. Ibid., p. 98.
38. Jü rg e n A lex an d er W u r s t , 199 9 .
39. J e re m e rc ie N ico las L atsan o po u lo s d ’a v o ir attiré m o n a tte n tio n sur cet
h y b rid e q u ’il a c o m m e n té , avec N icolas G o ep fert, dans N ico las L a t s a n o p o u lo s
et N icolas G o e p f e r t , 2017.
40. P our d ’autres figurations analogues d ’Aia A paec, cf. C hristopher B . D o n n a n
et D o n n a M c C l e l l a n d , 1999, fig. 3 .4 4 et 4.66.
41. A n n e M arie H o c q u e n g h e m , 1987, p. 61.
42. H e n ri-P a u l F r a n c f o r t , 2017.
43. La p ièce est c o m m e n té e dans Jo a n A r u z et a l, 2000.
44. U n e a u tre im ag e de ce q u i sem b le être à p re m iè re v u e u n e “ c h im è re
am algam ée” , elle aussi issue de la cu ltu re scythe, n e c o rre sp o n d g u ère aux êtres
com posites ex am in és ju s q u ’à p résen t. Il s’agit d ’u n o rn e m e n t de b o u cliers en
o r affectant la fo rm e d ’u n p o isso n et tro u v é à V ettersfeld e (actu e lle m e n t dans
l ’o u est de la P o lo g n e) dans la to m b e d ’u n g u e rrie r scythe datée du d e rn ie r q u art
du v ie siècle av. J .- C . (V éro n iq u e S c h i l t z , 1994, p. 2 4 -2 5 ). L e corps d u poisson
est e n tiè re m e n t c o u v e rt d ’a n im a u x : d e u x têtes de b é lie r e t u n aigle so n t rep ré ­
sentés sur la q u e u e, u n trito n e n traîn e à sa suite u n e tro u p e d e poissons d o n t il
b ran d it le p re m ie r p a rla q u eu e, tandis q u e d e u x félins a tta q u e n t, l’u n u n sanglier,
l ’autre u n cerf. Les an im au x fo rm e n t u n d é c o r d o n t le corps d u poisson est le
su p p o rt p lu tô t q u ’il n e le co n stitu e dans so n v o lu m e , de so rte q u ’il est difficile
de v o ir dans cette im ag e u n e c h im è re classique. V é ro n iq u e Schiltz l’in terp rè te
co m m e u n e fig u ra tio n de la co sm o lo g ie scythe à trois étages co rre sp o n d a n t aux
trois élém en ts —la terre, résid en ce des h u m ain s, le ciel et le m o n d e c h th o n ie n ,
associé à l ’eau - , ch aq u e étage ayant sa faune, laquelle est aussi différenciée e n tre
les a n im au x p a r q u i la m o r t su rv ie n t et c e u x q u i la subissent. Il s’ag irait d o n c
p lu tô t d ’u n c o sm o g ram m e q u e d ’u n e v éritab le in tég ra tio n ch im ériq u e .
45. G an an a th O b e y e s e k e r e , 1969.
46. C ité ibid., p. 185, m a trad u ctio n .
47. Ibid., p. 189.
48. P au l W ir z , 1954, p. 60 -6 2 .
49. O b ey esek ere défin it K ôla Sanniya c o m m e « apantheistic démon » (G ananath
O b e y e s e k e r e , 1969, p. 198).

678
NOTES DU CHAPITRE 8

50. G ananath O b ey ese k ere in v o q u e c o m m e m écan ism e de la g uérison p ro p re


à ces rituels l’a rg u m e n t assez b an al d e l ’effet p sy c h o so m a tiq u e , p a r l’in te rm é ­
diaire d ’u n e ré d u c tio n des sy m p tô m es p hysiques à des sy m p tô m es psychiques,
qui seraient plus faciles à tra ite r p ar l ’e x o rcism e (ibid., p. 2 0 1 -2 0 4 ). D e faço n plus
judicieuse, B ru ce K apferer p ro p o se d ’y v o ir p lu tô t u n effet cathartique de rétablis­
sem en t de la ré a lité : l’affection d u p a tie n t v ie n d ra it de ce q u ’il au rait so m b ré
dans l ’illusion q u e les d é m o n s o n t su p p lan té le B o u d d h a et les p rin c ip a u x d ie u x
bienveillants au so m m e t de la h iérarch ie m y stiq u e, le rô le de l'o ffician t consistant
alors à rap p eler au m alade q u e , lo in d ’être to u t-p u issan ts, les d é m o n s se situ en t
au c o n tra ire to u t e n bas d e l ’é ch elle, so u m is à l ’a u to rité d u B o u d d h a (B ruce
K a p fe r e r , 1983, p. 111-128). A l’évidence, c’est ce q u e se p ropose de faire le rite.
51. R o g e r D u f f av ance q u e la tête des d ie u x -b â to n rep résen te T an g aro a, la
divinité suprêm e des îles C o o k (R o g e r D u f f , 1969, p. 61) ; mais au c u n d o c u m e n t
n e p e rm e t de c o rro b o re r c e tte in te rp ré ta tio n .
52. P o u r u n e synthèse ré c e n te su r l’h isto ire et le sym bolism e de ce retable,
cf. D an iel Le B l é v e c e t A lain G ir a r d , 1991.
53. Jé rô m e B a s c h e t , 2 0 0 8 , p. 170.
54. C f. sur ce th è m e l ’analyse de J e a n W i r t h , 2 0 1 1 , p. 263.
55. D an iel Le B l é v e c et A lain G ir a r d , 1 9 9 1 , p. 119 sq.
56. D ouglas S h a r o n , 2 0 0 3 , p. 3.
57. Ibid., p. 2, m a tra d u ctio n .
58. E v o n Z . V o g t , 1 9 7 6 , p. 11.
59. C f., p ar ex e m p le, la d e sc rip tio n des mesas des C hipayas de B o liv ie par
N a th a n W a c h t e l , 1990, chap. 4 -5.
60. C f. en particulier la m o n o g rap h ie consacrée au guérisseur E duardo C alderôn
P alo m in o p a r D ou g las S h a r o n , 1 9 7 8 ; p o u r u n e é tu d e sur les mesas urb ain es à
M e x ic o , cf. R o b e rto C a m p o s - N a v a r r o , 2 003.
61. C ité p ar M ic h e l P e r r in , 2 0 0 7 , p. 110.
62. Jesse W a lte r F ew ices, 1894, p. 4 6 , m a trad u c tio n .
63. Jesse W a lte r F ew ices, 1903, p. 92, p lan ch e X X X I (consultable en lig n e sur
« H o p i K atcinas D ra w n b y N ativ e A rtists», A rch iv e.o rg , 1 0 ju in 2009). L ’aide du
re g re tté P atrick P é re z p o u r id e n tifie r e t c o m m e n te r ce K atsina m ’a été p a rtic u ­
liè re m e n t p récieuse, c o m m e elle l ’a été d e faço n plus g énérale p o u r ap p re n d re à
n av ig u er dans les entrelacs d u m o n d e h o p i. O n tro u v era u n écho d e son im m en se
savoir dans P a trick P é r e z , 2004.
64. M ic h e l F o u c a u lt a m is e n é v id e n c e d e fa ço n lu m in e u se cette fo n c tio n
h e rm é n e u tiq u e de la référen ce à l ’h u m ain p o u r la pensée de la R enaissance, l ’u n e
des plus ty p iq u e m e n t analogistes q u i so ie n t (M ichel F o u c a u l t , 1966, p . 3 7 -38 ).
65. Il s’ag it d u p a n n e a u B d e l ’atlas M n é m o s y n e o ù é ta ie n t affichées dix
im ages du M o y e n A ge et de la R en aissan ce fig u ran t des corps h u m ain s, g én é ra ­
le m e n t insérés dans des cercles, et reliés p a r des lignes à des indices cosm iques
(A by W a r b u r g , 2012).
6 6 . B ien q u ’elle date u n peu, l’étude consacrée à cette m iniature par H a n y B obber
d em eu re sans d o u te la plus rich e et j ’y ai larg em en t puisé (H arry B o b e r , 1948).

679
LES F O R M E S D U VI SI BLE

67. Liber divinorum opemm (vers 1170), b ib lio th è q u e de L u cq u es, m s 1942,


folio 9 r; cf. V icto ria C i r l o t , 2010.
6 8 . C o n fé re n c e d o n n é e à la G esellschaft fu r v e rg le ic h e n d e R e lig io n sw is -
senschaft en o c to b re 1926 et p u b lié e en anglais en 1957 (Fritz S a x l , 1957).
69. J é r ô m e B a s c h e t , 2008, p. 2 9 4 -2 9 5 .
70. D a v id G . W h i t e , 2 002, p. 189.
71. A n d ré P a d o u x , 2002, p. 164.
72. Ibid., p. 171.
73. Ibid., p . 172.
74. J e résu m e le te x te dans la v ersio n d o n n é e p a r D av id G . W h i t e , 2 002,
p. 193-195.
75. Ibid., p. 195.
76. P o u r u n ex em p le d ’u n réseau très élab o ré de rap p o rts e n tre l’h o m m e et
le m o n d e dans ces circonstances rituelles, cf. la d e scrip tio n des nyâsa d e la déesse
T rip u rasu n d arî dans A n d ré P a d o u x , 2 0 0 2 , p. 17 8 -1 8 1 .
77. Sur le m andala dans la tradition hindoue, c f G u d ru n B ü h n e m a n n et al., 2003.
78. Jo se p h E. S c h w a r t z b e r g , 1994, p. 7 0 1 -7 0 2 .
79. H an s S c h à r e r , 1963 (1946), p . 61.
80. Ibid., p. 12-15.
81. Ibid., p. 16-17.
82. Ibid., p. 99.
83. Ibid., fig. III-V III, X II, X III et X IX .
84. Les d e u x dessins o n t été d o n n é s au R a u te n s tra u c h -J o e s t-M u s e u m fu r
V ô lk e rk u n d e d e C o lo g n e p ar la fam ille de P h ilip p Z im m e rm a n n (inv. 51 288 et
51989) ; ils o n t été long u em en t com m entés par W aldem ar S t ô h r , 1968, p. 415-418.
85. H ans S c h a r e r , 1963 (1946), chap. 10.
8 6 . « Es ist ein Weltbild» (K onrad T h e o d o r P r e u s s , 1911, p. 297, m a traduction).
87. D a n iè le D e h o u v e , 2 011, p. 77 sq.
8 8 . C ’est l ’in te rp ré tatio n de la form e sym b o liq u e q u e p ro p o se E rw in Panofsky
lorsqu’il l ’applique à son analyse de la perspective —E rw in P a n o f s k y , 1975 (1927),
p. 7 8 -7 9 —, in te rp ré ta tio n q u i a le m é rite d ’ê tre b e a u c o u p p lus claire q u e les
d éfin itio n s p ro p o sé es p a r C assirer lu i-m ê m e — p ar e x e m p le , E rn s t C a s s i r e r ,
1976 (192 3 ); 1972 (1925), p. 121.
89. S u r l’in flu e n c e q u e les rech erch es e th n o g ra p h iq u e s et les thèses a n th ro ­
p o logiques de K o n rad T h e o d o r Preuss o n t ex ercée sur la p h é n o m é n o lo g ie du
m ythe d ’E rn st Cassirer, p articu lièrem en t visible dans E rnst C a s s i r e r , 1972 (1925),
cf. P au lin a A l c o c e r , 2 0 0 6 ; O liv ia K i n d l , 2 0 0 9 ; Jo h a n n e s N e u r a t h et Jésus
J â u r e g u i , 1998, p. 15-60.
90. K o n ra d T h e o d o r P r e u s s , 1911, p. 2 9 7 -2 9 9 .
91. J e suis red ev ab le à M argarita V aldovinos, e th n o lo g u e m ex ic ain e spécia­
liste des C oras, p o u r les in fo rm atio n s sur la rosace chânaka ; cf. M arg arita V a l d o -
v i n o s et Jo h a n n e s N e u r a t h , 2007.
92. Ibid., p. 5 8 -5 9 .
93. F rançois C h e n g , 1991, p. 12.
NOTES DU CHAPITRE 8

94. Ibid., p. 140.


95. Ibid., p. 141.
96. R o l f A . S t e i n , 1987.
97. Ibid., p. 38.
98. Ibid., p. 46.
99. L ouis D u m o n t , 1966.
100. E d w in W illiam S m i th et A n d re w M u rra y D a l e , 1920, p. 109 sq.
101. Ibid., p. 113.
102. R o n E g l a s h , 1999, p. 2 6 -2 9 .
103. C ité p ar E d w in W illiam S m i t h e t A n d re w M u rra y D a l e , 1920, p. 126,
m a trad u ctio n .
104. Ibid., p. 307.
105. R o n E g l a s h , 1999, p. 29.
106. B e n o î t M a n d e l b r o t , 1 9 6 7 ; p o u r u n e v u e d ’e n s e m b le , cf. B e n o î t
M a n d e l b r o t , 1975. L e c o n c e p t d e fra c ta le d é sig n e u n e classe d ’o b je ts g é o m é ­
tr iq u e s c a ra c té ris é s p a r la s im ilitu d e i n t e r n e e t l ’in v a r ia n c e p a r c h a n g e m e n t
d ’é c h e lle , des p r o p r ié té s im m é d ia te m e n t re c o n n a issa b le s d a n s des m o tifs o u des
d isp o sitio n s spatiales. C ’est d a n s ce sen s p r e m ie r q u e n o u s l ’e n te n d o n s ici, e t n o n
d a n s c e lu i, b e a u c o u p p lu s lâ c h e , d o n t est à p r é s e n t re v ê tu e c e tte n o t i o n p a r d e
n o m b r e u x a n th ro p o lo g u e s . L ’o rig in e d e c e tte a c c e p tio n a n th r o p o lo g iq u e d e la
fractale r e m o n te à u n a rtic le i n f lu e n t d e R o y W a g n e r a n aly sa n t la c o n c e p tio n
m é la n é s ie n n e d e la p e r s o n n e q u ’il d é f in it c o m m e u n e ré fra c tio n d e re la tio n s e t
d ’in s titu tio n s d o n t l ’e x is te n c e p o u r r a i t p a ra îtr e e x té r ie u r e à l ’in d iv id u — d ’u n
p o i n t d e v u e e u r o c e n tr é — e t q u i s’i n c o r p o r e n t p o u r ta n t e n lu i p o u r le c o n s titu e r
c o m m e la ré p liq u e d ’u n t o u t ( R o y W a g n e r , 1991). B ie n q u ’il so it à p ré s e n t très
r é p a n d u e n a n th r o p o lo g ie , c e t u sa g e d e la fra c ta lité — o u d e l ’h o lo g ra p h ie — afin
d e n o m m e r ce q u e L e ib n iz a p p e la it p lu s ju s t e m e n t u n e c au salité e x p re ssiv e n e
r e n d g u è re ju s tic e à l'o r ig in a lité d u c o n c e p t g é o m é tr iq u e d e M a n d e lb r o t, r é d u it
à u n e m é ta p h o re d u r a p p o r t e n tr e la p a rtie e t le t o u t d a n s les so c ié té s h o liste s.
P o u r u n e c r itiq u e des u sa g e s m é t a p h o r i q u e s d e la fra c ta le e n a n th r o p o lo g ie ,
cf. D a n iè le D e h o u v e , 2 0 1 4 ; P e r H â g e , 1998.
107. R o n E g l a s h , 1999, p. 17 -1 8 .
108. C o m m e le n o te D a n iè le D e h o u v e dans son e n q u ê te su r l ’usage des
fractales en an th ro p o lo g ie , o ù elle s’in te rro g e sur ce q u i v a u t p re u v e de l’am o rc e
d ’u n m o u v e m e n t vers l ’in fin i (D an ièle D e h o u v e , 2014, p. 9).
109. R o n E glash en d o n n e m ain ts exem ples en A friq u e (R o n E g l a s h , 1999,
p. 2 0 -3 8 ), à q u o i l’o n p e u t a jo u te r l’a rc h ite c tu re de certains tem ples e n A sie (par
ex em ple, B o ro b u d u r à Java, o u K an d ariy a M ah ad ev a à K h aju râ h o , en In d e du
Sud), et m ê m e la to p o g ra p h ie u rb a in e en C h in e.
110. Ibid., p. 45, m a tra d u c tio n .
111. C ari L u m h o l t z , 1 9 0 0 ; Jo h a n n e s N e u r a t h et Jésus J â u r e g u i , 1 9 9 8 ;
Jo h a n n e s N e u r a t h , 2 0 1 0 ; O liv ia K i n d l , 2005.
112. D anièle D e h o u v e , 2011.
113. O livia K i n d l , 2 0 0 3 , p. 162 e t p. 235.
LES F O R M E S D U VI SI BLE

1 14. Jo h a n n es N eurath e t Jésus J â u r e g u i , 1 9 9 8 , p. 2 5 6 .


1 1 5 . Ibid., p. 2 5 2 .
116. C o n tr a ir e m e n t à ce q u ’é c rit A lfred G e ll dans so n p é n é tra n t c o m m e n ta ire d e
c e tte sta tu e (A lfred G e ll , 1 9 9 8 , p. 1 3 7 -1 3 9 ), l ’effigie d ’A ’a n ’est p as à p r o p r e m e n t
p a rle r u n o b je t frac tal, p u is q u e les fig u re s a n th r o p o m o r p h e s q u i r e c o u v r e n t le
c o rp s d e la d iv in ité d iffè re n t d ’elle p a r le u rs fo rm e s e t p a r les p o s itio n s q u ’elles
a d o p te n t, e n so rte q u ’il n ’y a ici n i a u to s im ila rité v é rita b le n i ré c u rs iv ité c o n tin u e .
117. K arl v o n d e n S t e i n e n , 2005 (1925-1928).
118. A lfred G e l l , 1 9 9 3 , p. 2 1 3 sq.
119. D an s so n analyse d ’autres cas p o ly n ésien s de d u p lic a tio n d ’u n m ê m e
m o tif sur les d e u x faces d ’u n artefact re p ré se n ta n t u n etua, A lfred G ell établit u n
parallèle e n tre ce c o d e stylistique e t le d é d o u b le m e n t d e la re p ré se n tatio n dans
l ’ic o n o g ra p h ie de la c ô te n o rd -o u e s t d u C an a d a : dans les d e u x cas, il s’agit de
respecter l ’angle de v u e sous lequel l’en tité im agée sera le m ieu x à m êm e d ’exercer
son p o u v o ir (A lfred G e l l , 1998, p. 192-196).
120. P o u r u n c o m m e n ta ire a p p ro fo n d i d e la m assue u ’u, cf. A lfred G e l l ,
1998, p. 2 0 9 -2 1 0 .

9. ESPACES C O N JO N C TIFS

1. L e plus subtil de ces c o m m en taires, et celui d o n t j e m ’inspire, est celui de


Jo h a n n e s N e u r a t h , 2 0 1 0 .
2. Ibid., p. 2 0 9 .
3. M iria m S c h i l d B u n im , 1 94 0 .
4. Ibid., p . 3 8 -6 1 .
5. D ans les en lu m in u re s ro m an es q u i c o m p o rte n t des édifices, c e u x -c i so n t
représentés e n ligne o b liq u e, selon u n e g é o m é trie affine, les autres figures éta n t
dépeintes e n tran sfo rm atio n m é triq u e ; sur l’analogie e n tre im ag e-lettre et im ag e-
e n lu m in u re , cf. M ary C a r r u t h e r s , 2 0 0 2 , p. 1 6 0 sq.
6. S ur l’analogism e de l’art ro m a n , cf. p a r ex em p le J é rô m e B a s c h e t , J e a n -
C laude B o n n e et P ie rre -O liv ie r D i t t m a r , 2 0 1 2 ; P ie rre -O liv ie r D i t t m a r , 2 0 1 0 ;
Élise H a d d a d , 2 0 1 9 .
7. S u r la g é o m é trie affine de l ’a rt ja p o n a is, cf. M a rg a re t A . H a g e n , 1 9 8 6 ,
p. 1 9 0 -1 9 4 .
8 . M arcel G r a n e t , 1968 (1934), p. 297. P o u r des discussions sur le “statut on to lo ­
g iq u e ” de la C h in e re n v o y a n t au x catégories q u e j ’ai p ro p o sées, cf. n o ta m m e n t
W illiam M a t t h e w s , 2 0 1 7 ; P atrice F a v a , 2 0 1 3 , p. 3 7 7 sq.
9. F rançois C h e n g , 1 9 9 1 ; F rançois J u l l i e n , 2 0 0 3 .
10. S u r le traité q u e la tra d itio n a ttrib u e à G u o X i, Le H a u t Message des forêts
et des sources (L in -ts’iuan kao-tche, fin d u Xe siècle), sans d o u te co m p ilé p ar son
fils G u o Si, ég a le m e n t p e in tre et le ttré de re n o m , cf. N ic o le V a n d i e r - N i c o l a s ,
1 9 6 6 , p. 5 2 2 - 5 2 5 .
11. M assim o S c o l a r i , 2 0 1 2 (2 0 0 5 ), p. 3 4 4 .
N O T E S D U C H A P I T R E 10

12. Su Shi, p o è te , calligraphe e t p e in tre , était célèb re p o u r ses écrits sur l’art ;
la fo rm u le est citée p a r Y o lain e E s c a n d e , 2 0 0 0 , p. 55.

10. JE U X D E RÔLES

1. Les m a rio n n e tte s S a ’lakw m anawyat so n t m e n tio n n é e s , et p arfois décrites,


au village de W alp i (p re m iè re m esa) en 1881 (Jo h n G . B o u r k e , 1884, p. 84),
en 1891 et 1894 (Jesse W a lte r F e w k e s e t A le x a n d e r M . S t e p h e n , 1893 ; Jesse
W a lte r F e w k e s , 1 8 9 7 , p . 291 ; 1 9 0 0 ; 1 9 0 3 ), e t dans le v illag e d e H o tv e la
(troisièm e mesa) e n 1934 (M ischa T i t i e v , 1972) e t e n 1979 (A rm in W . G e e r t z ,
1982) ; p o u r u n p a n o ra m a p lus g é n é ra l su r les m a rio n n e tte s h o p i, cf. A rm in W .
G e e r t z , 1987.
2. Les d eu x m a rio n n e tte s S a ’lakwmanawyat dessinées, à l ’in stig atio n de Jesse
W a lte r F ew kes, p a r u n artiste h o p i au c ra y o n e t à l ’aq u arelle e n 1899 (Jesse
W a lte r F e w k e s , 1903, p. 8 8 , p lan ch e X X V II) so n t ex ac te m e n t sem blables à celles
q u ’A rm in G eertz a observ ées q u a tre -v in g ts ans plus tard. In terd ites d e re p r o ­
d u c tio n , elles so n t consultables en lig n e su r « H o p i K atcinas D ra w n b y N a tiv e
A rtists», A rch iv e.o rg , 10 ju i n 2009.
3. L éo C r â n e , 1925, p. 2 8 0 sq.
4. A rm in W . G e e r t z , 1982, p . 171.
5. Inspirée p ré c isé m e n t p ar u n e discussion d u cas h o p i, la fo rm u le “J e sais
b ie n ... mais q u an d m ê m e ” a été forgée p ar O c ta v e M a n n o n i p o u r ren d re co m p te
de la Verleugnung fre u d ie n n e (le désaveu d u réel, fo n d a te u r du fétichism e) et,
plus g én éralem en t, d u fait q u ’u n e cro y an ce p e u t être to u t à la fois a b a n d o n n é e et
conservée (O ctav e M a n n o n i , 1964) ; q u a n t à la d istin c tio n fo n d am en tale e n tre
“ cro ire à” (ou “ cro ire e n ”) e t “ cro ire q u e ” , elle a été m ag istralem en t analysée
par Je a n P o u i l l o n , 1979.
6. C ité par A rm in W . G e e r t z , 1982, p . 184, m a tra d u c tio n de la tra d u c tio n
en anglais d u h o p i p a r G eertz, j e souligne.
7. Ibid., p. 185.
8. D enis V i d a l , 1987.
9. Ibid., p. 7 6 -7 9 .
10. E m m a n u e l G r i m a u d , 2 008.
11. Ibid., p. 160.
12. H e lm u t B r i n k e r , 1 9 9 7 -1 9 9 8 . P o u r u n e m ise e n p e rsp e c tiv e c o m p a ­
rative de la puissance d ’agir im p u té e au x p o rtraits d u Ja p o n m éd iév al, cf. Je re m y
T a n n e r , 2007, p. 7 3 -7 8 .
13. C ité p ar H e lm u t B r i n k e r , 1 9 9 7 -1 9 9 8 , p. 42, m a tra d u c tio n , l’a u te u r
souligne.
14. R o b e rt H . S h a rp , 1 9 9 2 .
15. Ich iro H o r i , 1962.
16. H e lm u t B r i n k e r , 1 9 9 7 -1 9 9 8 , p. 56, m a trad u ctio n .
17. Je re m y T a n n e r , 2 0 0 7 , p. 7 7 -7 8 .
LES F O R M E S D U VI SI BLE

IV. SIM ULACRES

1. M arcel P r o u s t , 1921, p. 56.

11. FACE AU M O N D E

1. P o u r u n a p e rç u su r la genèse d u n atu ralism e au sens o ù o n l ’e n te n d ici,


cf. P h ilip p e D e s c o l a , 2005, chap. 3.
2. A lb re c h t D ü re r, p ro je t de préface au Traité des proportions du corps humain
(1512), in Lettres et écrits théoriques, trad. fr. P ie rre Vaisse, Paris, H e rm a n n , 1964,
fo rt ju d ic ie u s e m e n t cité e n ex erg u e d ’u n e m o n o g ra p h ie su r l’in v e n tio n de la
n atu re par la p e in tu re (N ad eije L a n e y r i e - D a g e n , 2010).
3. E rw in P a n o f s ic y , 1975 (1927).
4. G iu lio C arlo A r g a n , 1946.
5. Ibid., p. 97, m a trad u c tio n .
6 . Id.
7. Paul P i-iil ipp o t , 2 0 0 8 (1 9 9 4 ), p. 19.
8 . Ibid., p. 26.
9. Ibid., p. 32.
10. N a d eije L a n e y r i e - D a g e n , 2010.
11. Ibid., p. 63.
12. C ’est d u m o in s l’h y p o th èse séduisante d e K e n n e th C l a r k , 1949, p. 31.
13. Svetlana A lp e r s , L990 ( 19 83 ), p. 95.
14. M illa rd M e is s , 1974, t. l , p . 19 5 -2 0 1 .
15. P o u r u n e discussion ré c e n te des q u estio n s d ’a ttrib u tio n , cf. Inès V i l l e l a -
P e tit, 2013.
16. T z v eta n T o d o r o v , 2 0 0 0 -2 0 0 1 , p. 96.
17. Inès V i l l e l a - P e t i t , 2004.
18. H ans B e l t i n g , 2017 (2013), chap. 8 .
19. G eorges C h a s t e l l a i n , 1 8 6 5 , t. 7, p. 2 1 9 sq., c ité ibid., p. 182.
20. S u r c e t aspect du p o rtrait, cf. Je a n -L u c N a n c y , 2000.
21. C ité p ar Ja c k J. S p e c t o r , 2 006, p. 82.
22. T z v e ta n T o d o ro v n o te q u e, seul p arm i les p h arao n s, A k h e n a to n a fait
rep résen ter sur les m u rs de son palais de T h èb es des m em b res de sa famille dans u n
cadre in tim e (T zv etan T o d o r o v , 2 0 0 0 -2 0 0 1 , p. 17). Il est vrai aussi q u e, co m m e
le rem arq u e l ’ég y p to lo g u e Jam es H e n ry B reasted, fa v o ra b le m e n t cité p a r F reu d
dans son Moïse et le monothéisme, A k h e n a to n éta it p e u t-ê tre « thefirst individual in
human history» - S ig m u n d F r e u d , 1948 (1939), p. 18, n o te 1).
23. E rw in P a n o f s k y , 1964, p. 16.
24. C f. les conseils q u e S ocrate d o n n e à P arrhasios sur la nécessité p o u r u n
p e in tre d ’im ite r l ’expression m o rale d e l ’âm e — ce p o u r q u o i P arrhasios n ’était
g u ère ré p u té (X é n o p h o n , Mémorables, III, 10).
25. P o u r u n e synthèse sur ce th èm e, cf. R a n u c c io B i a n c h i B a n d i n e l l i , 1965.
N O T E S D U C H A P I T R E 11

26. P o u r u n e analyse ré c e n te d e c e tte fresque, cf. J o h n R . C l a r k e , 2 0 0 3 ,


p. 2 6 1 -2 6 8 .
27. Ibid., p. 264.
28. Ibid., p. 267.
29. P o u r u n e v u e gén érale su r les p o rtraits d u F ay o u m , cf. Je a n -C h risto p h e
B a i l l y , 1997.
30. O n n ’a tro u v é q u ’u n p o rtra it d u F ay o u m , re p ré se n ta n t u n e fem m e, qu i
sem ble av o ir été p e in t p o u r être exposé dans u n e m aiso n : son cadre est préservé
et il est tro p p e tit p o u r av o ir servi à c o u v rir le visage d ’u n e m o m ie ; cf. Susan
W a l k e r , 200"0, p. 24.
31. H ans B e l t i n g , 2 0 0 7 (1990), p. 109.
32. Ibid., p. 129.
33. Ibid., p. 135.
3 4. G ilbert D a g r o n , 2 0 0 7 , p. 10.
35. Ibid., p. 86 -8 7 .
36. A n d ré G r a b a r , 1979, p. 5 9 -8 2 .
3 7 . G ilbert D agron, 2 0 0 7 , p. 149.
38. C f., p a r e x e m p le , P a u l P h i l i p p o t , 2008 (1994), p. 19 sq. ; H a n s B e l t i n g ,
2007 (1990), c h a p . 19.
39. P au l P h i l i p p o t , 2 0 0 8 (1994), p. 29.
40. Selon une chronique de l’épo q u e citée par H ans B e lt i n g , 2007 (1990), p. 561.
41. Sur R o b e rt C am pin, cf. la magistrale m onographie d ’A lbert C h â t e l e t , 1996.
42. M e y e r S c i-ia p iro , 1945.
43. Ibid., p. 187, m a tra d u c tio n .
44. E rw in P a n o f s k y , 1953, p . 164.
45. M e y e r S c h a p i r o , 1959, p. 327.
46. A l ’ex cep tio n de D a n ie l Arasse, q u i p ro p o se de v o ir dans la plan ch e p ercée
u n p are-feu analog u e à celui q u i fig u re d e v a n t la c h e m in é e d u p an n eau cen tral
de cette m ê m e Annonciation (D an iel A r a s s e , 1976).
47. H e lm u t N i c k e l , 1966.
48. Le d o n ateu r serait P e ter E n g elb rech t, u n riche m archand de M alines d o n t la
famille, originaire de C o lo g n e, était active en Flandres au x v e siècle, ici représenté
en co m p ag n ie de sa seco n d e ép o u se, H e y lw ic h B ille; cf. H e n ri I n s t a l l é , 1992.
4 9 . T z v eta n T o d o r o v , 2 0 0 0 - 2 0 0 1 , p. 137.
50. D an iel A r a s s e , 2005 (1997), p . 10 sq.
51. Theologia Platonica (1482), cité p a r E rn st H . G o m b r i c h , 1972, p. 7 7 -7 8 ,
m a trad u ctio n .
52. L e ttre a u x G alates 6 , 1 4 ; c ’est l’in te rp ré ta tio n p ro p o sé e p a r H e in ric h
K l o t z , 1976.
53. C o m m e le m e n tio n n e P lin e dans so n Histoire naturelle (préface, 2 6 -2 7 ),
les p ein tres et les sculpteurs de l’A n tiq u ité ap p o saien t le u r n o m sur leurs œ u v res
sous u n e fo rm e suspensive (U n te l ‘faciebat”) afin de m a rq u e r le u r in a c h è v e m e n t
foncier, cette signatu re à l’im p arfait s’im p o sa n t dès 1500 ch ez les pein tres lettrés
(C harlotte G u i c h a r d , 2018, p. 3 3 -4 9 ). A u M o y e n A ge, en revanche, l ’an o n y m at
LES F O R M E S D U VI SI BLE

est la règle p o u r les p eintres, mais n o n p o u r les architectes et les sculpteurs ; dans ce
d o m ain e, o n a recen sé plus de h u it cents inscrip tio n s italiennes e n tre le v iic siècle
et le m ilieu d u x iv e siècle (A lbert D i e t l , 2009, p. 12 -1 3 sq.), c o n tre u n e d e m i-
d o u zain e de référen ces to u t au plus p o u r la p e in tu re (Livio P e s t i l i , 2013) ; l ’u n
des cas les p lus c o n n u s est la sig n atu re en 1339 p a r A m b ro g io L o re n z e tti de sa
fresque d ite “ d u b o n g o u v e rn e m e n t” dans le palais c o m m u n a l de S ienne.
54. D an iel A r a s s e , 2005 (1997), chap. 2.
55. Il n ’y au rait q u ’u n seul cas ré p e rto rié dans les siècles p réc é d e n ts, celui du
m o in e g éo rg ien Ioannes T o h a b i d u m o n astère S ain te -C ath e rin e, au Sinaï, qui, au
XIe siècle, signa plusieurs icô n es et in tro d u isit son a u to p o rtra it dans l’u n e d ’en tre
elles ; cf. M aria L i d o v a , 2009.
5 6 . C f. n o ta m m e n t O tto P à c h t , 1 9 9 4 (1 9 8 9 ), p . 1 1 9 sq. ; Ervvin P a n o f s k y ,
1 9 5 3 , chap. 7 ; P aul P h ilip p o t , 2 0 0 8 (1 9 9 4 ), p. 3 4 - 3 6 .
57. E rw in P a n o f s k y , 1953, p . 181, m a trad u c tio n .
58. P au l P h i l i p p o t , 2008 (1994), p . 23.
59. C f., p a r ex em p le, A lain R o g e r , 1997, p. 73 sq.
60. T z v e ta n T o d o r o v , 2 0 0 0 -2 0 0 1 , p. 119.
61. D ’a u ta n t q u ’o n a aussi lo n g tem p s a ttrib u é à A m b ro g io L o re n z e tti d e u x
petits “paysages” isolés, p ein ts su r des tablettes et conservés à la p in a c o th è q u e
de S ienn e, l’u n fig u ra n t u n e cité e n b o rd d e m er, l ’a u tre u n c h âte au sur la rive
d ’u n lac. D ésertées p ar les h u m ain s e t d é p o u rv u e s d e to u te h isto ire, ces im ages
em p rein tes d ’u n e sorte de m élan co lie o n iriq u e o n t parfois été vues co m m e les
p rem iers paysages de l’E u ro p e m o d e rn e . O r il sem b le à p ré s e n t q u ’elles so n t
b e a u c o u p p lu s ta rd iv e s e t q u ’elles n e d o iv e n t rie n à L o re n z e tti p u is q u ’elles
au raien t é té d éco u p ées dans u n e œ u v re m a in te n a n t p e rd u e e t d atée d u x v c siècle
—A v rah am R o n e n , 2 0 0 6 , cité p a r P a trick B o u c h e r o n , 20 1 5 (2013), p. 77.
62. P atrick B o u c h e r o n , 2015 (2013), p . 76.
63. Ibid., p. 7 7 -7 8 .
64. O tto P a c h t , 1991 (1 9 5 0 ), p. 6 7 -6 8 .
65. L e d é b a t c o n tin u e e n tre les h isto rie n s qu i d é fe n d e n t l ’ex isten ce d ’u n e
approche paysagère dans l’A n tiq u ité (cf. p ar exem ple H e rv é B r u n o n , 2006 ; Je a n -
M ichel C r o i s i l l e , 2 0 1 0 ; E lean o r W in so r L e a c h , 1988 ; A gnès R o u v e r e t , 2004)
e t ceu x q u i c o n te ste n t cette thèse (M ichèle B r u n e t , 2001 ; A n n e V i d e a u , 1997).
6 6 . A lain M é r o t , 2009, p. 2 9 -3 0 .
67. P lin e l ’A n c ien , Histoire naturelle, livre X X X V , cité ibid., p. 31.
6 8 . Biaise de V ig en è re , Les Images, ou Tableaux de platte peinture de Philostrate
(1578), cité ibid., p. 3 1 -3 2 .
69. P lin e l’A n c ie n , Histoire naturelle, livre X X X V , cité ibid., p. 34.
70. Ibid., p. 76.
71. D a n ie l A r a s s e , 20 0 6 , p. 76.
72. F ranz B o a s , 1955 (1927), p. 72, m a tra d u c tio n .
73. C ’est, b ie n sûr, la g ran d e le ç o n d u célè b re essai su r la p ersp ectiv e d ’E rw in
P a n o f s k y , 1975 (1927).
74. M a a rte n P r a k , 2005 (2002), p . 241.

686
N O T E S D U C H A P I T R E 11

75. H ip p o ly te T a i n e , 1868, p. 159.


76. Svetlana A l p e r s , 1 9 9 0 ( 1 9 8 3 ), p. 19 -2 5 .
7 7. E u g è n e F r o m e n t in , 1 9 7 2 (1 8 7 6 ), p . 148.
78. C ité p a r S vetlana A l p e r s , 1 9 9 0 ( 1 9 8 3 ), p . 21, n o te 2.
79. Ibid., p. 8 8 , n o te 2.
80. Ibid., p. 1 6 0 -1 6 1 et chap. 5.
81. D an iel A r a s s e , 1993, chap. 4.
82. Svetlana A lp e r s , 1990 ( 19 8 3 ), p. 2 1 2 .
83. C f., p a r ,e xem p le, les analyses de Svetlana A lp e r s , 1 9 9 0 ( 1 9 8 3 ), p. 2 4 1 -2 4 2 ,
sur le dessinateur H e n d ric k G oltzius.
84. C f. l’analyse de ce d isp o sitif p ar C eleste B r u s a t i , 1995, p. 18 1 -1 8 2 .
85. S am uel v an H o o g stra te n , Inleyding tôt de Hooge Schooleder Schilderkonst
(1678), cité par S vetlana A l p e r s , 1 9 9 0 ( 1 9 8 3 ), p. 85, n o te 1.
8 6 . C f., p a r ex em p le, D an iel A. F in k , 1971.
87. C ité par S vetlana A l p e r s , 1 9 9 0 ( 1 9 8 3 ), p. 69, n o te 2.
8 8 . L éo n B attista A lb erti, D e pictura (1435) ; Je a n P èlerin , dit “le V ia to r” , D e
artijiciali perspectiva (1505) ; A lb re c h t D ü re r, Underweysung der Messung (1525).
89. W illiam M . I v i n s J r . , 1 9 3 8 , p . 8 .
90. Ibid., p. 9 -1 0 , m a trad u c tio n .
91. Je a n N i c o d , 1930, p. 182, cité ibid., p. 12, n o te 18, m a trad u ctio n .
92. T z v eta n T o d o r o v , 1997 (1993), p. 22.
93. C f. les analyses d e Svetlana A l p e r s , 1 9 9 0 ( 1 9 8 3 ), p. 1 55-159.
94. K atharine P a r k , 2 0 0 6 , chap. 1.
95. P o u r l ’e n s e ig n e m e n t d e l ’a n a to m ie a u x B e a u x -A rts de P aris, j e d ois
b e au co u p à P h ilip p e C o m a r , 2008.
96. Ibid., p. 22.
97. Jean -Jo sep h Sue fils, Élémens d ’anatomie, à l’usage des peintres, des sculpteurs
et des amateurs, Paris, M é q u ig n o n , 1788, p. 2, cité ibid., p. 33.
98. Je a n -M a rie S c h a e f f e r , 2 0 0 6 , p. 78.
99. O n suivra ici la p ério d isa tio n q u e L o rra in e D a sto n et P e te r G alison o n t
p ro p o sée dans le u r re m a rq u a b le synthèse de la q u e stio n (L orraine D a s t o n et
P eter G a li s o n , 2 0 0 7 ).
100. Ibid., p. 8 8 sq.
101. Ibid., chap. 3.
102. C ité p ar M o n iq u e S i c a r d , 20 1 0 , p. 113.
103. C ité ibid., p. 115.
104. E u g èn e T r u t a t , 1884, p. v u ; E tie n n e Serres, « In stru ctio n s dem an d ées
par M . le M in istre de l ’In stru c tio n p u b liq u e ... », Comptes rendus hebdomadaires des
séances de l’Académie des sciences, 19 ju ille t 1852, cité p ar N élia D ia s , 1994, p. 43.
105. P aul B roca, Instructions générales pour les recherches anthropologiques, Paris,
M asson, 1865, p . 6 6 -6 7 , cité ibid., p. 38.
1 06. Paul T o p i n a r d , 1991 (1 8 9 1 ), p. 4 0 -4 1 et 43.
107. Ainsi que l’a rappelé C arlo G inzburg, c ’est Francis G alto n et son ingén ieu x
dispositif qui inspire à W ittg e n s te in l ’id ée d e caractériser des paquets en ch ev êtrés

687
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de sim ilitudes c o m m e p o sséd an t u n “ air d e fam ille” (C arlo G i n z b u r g , 2004,


p. 538-5 3 9 ).
108. Francis G a l t o n , 1 8 7 9 , p. 133.
109. P aul T o p i n a r d , 1991 (1891), p. 6 8 .
110. L o rra in e D a sto n e t P e te r G aliso n a p p e lle n t « o b je c tiv ité stru c tu ra le » la
p o sitio n p a rta g é e p a r des savants aussi divers q u e M a x P lan c k , G o ttlo b F reg e,
B e rtra n d R u ssell, H e n ri P o in c a ré o u R u d o l f C a rn a p q u i co n siste à p ré fé re r
l’usage d e stru c tu re s in v a ria n te s à c e lu i des im ages p o u r id e n tifie r e t c o m m u ­
n iq u e r des ré g u la rités u n iv erselles (L o rra in e D a s t o n e t P e te r G a l i s o n , 2 0 0 7 ,
chap. 5).
111. L ’é d itio n c o m p lè te d e Tabulae anatomicae, novis explicationibus illustratae
ab Andréa M axim ino a é té p u b lié e à R o m e en 1714 (seules q u e lq u e s planches
p a ru re n t d u v iv a n t de B a rto lo m e o E ustachi) ; cf. le c o m m e n ta ire p ro p o sé p ar
R afaël M a n d r e s s i , 2011.
112. Jo se p h D u m i t , 2004, p. 6 0 -6 8 ; je suis très red ev ab le à ce tte é tu d e p o u r
m o n analyse d e la to m o g ra p h ie p ar ém ission d e po sito n s.
113. C ité ibid., p. 9 3 -9 4 , m a trad u ctio n .
114. a it is possible to make almost any feature stand ont with the right tweaking»
(cité ibid., p. 94, m a trad u ctio n ).
115. C o m m e le d it avec u n e franchise désarm ante le p sy c h o lo g u e R ic h a rd
H a ie r à p ro p o s de la stratégie de p u b lic a tio n dans les revues de sciences c o g n i-
tives : « O n in c lu t des im ages en co u leu rs p a rc e q u e les rev u es a im e n t les im ages
en c o u leu r, to u t le m o n d e aim e les im ages en co u leu rs — e t c ’est ce d o n t o n se
so u v ien t» (cité ibid., p. 98, m a trad u ctio n ).
116. D escartes, Méditations métaphysiques (1641), in D e s c a r t e s , 1967, p. 492.
117. C ’est le message d ’A rth u r D a n to lo rsq u ’il écrit : « Le corps q u i est m o i va
lu i-m ê m e d ép érir, p o u r être rem p lacé p ar le corps q u i est m ie n —o u p a r le corps
en tan t q u e tel [...] , le p ro n o m possessif disparaissant c o m p lè te m e n t d u discours,
dans la m esu re o ù il n ’y a plus de m o i p o u r le posséder» (A rth u r C o lem a n D a n t o ,
2001, p. 130, m a trad u ctio n ).

12. L’O B JEC T IV A TIO N D U SUBJECTIF

1. M arg a re t A. H a g e n , 1986, p. 5 9 -7 2 .
2. G illes D e l e u z e e t F é lix G u a t t a r i , 1991, p. 187.
3. C le m e n t G r e e n b e r g , 1961.
4. Ibid., p. 103.
5. La cita tio n de D u b u ffe t est tiré e de « N o te p o u r les fins lettrés» (1946),
repris in J e a n D u b u f f e t , 1967, p. 7 4 ; la p ro c la m a tio n de R o th k o , N e w m a n et
autres est citée p a r P ie rre S c h n e i d e r , 2 0 0 8 , p . 120.
6 . E u g è n e F r o m e n t i n , 1972 (1876), p . 163.
7. Svetlana A l p e r s , 1 9 9 0 ( 1 9 8 3 ), p. 95.
8 . Ibid., p. 242.

688
N O T E S D U C H A P I T R E 13

9. C f. T h ie rry d e D u v e , 2 0 1 0 , p. 4 8 - 4 9 .
10. P iet M o n d ria n écrit dans u n e lettre à Paul B ren n e r : «Je cherche à ap p ro ch er
d ’aussi près q u ’il se p e u t la v é rité , e t à to u t e n a b straire ju s q u ’à p a rv e n ir au
fo n d e m e n t (toujou rs u n fo n d e m e n t visible !) des choses» (cité p ar H an s J a n s s e n
e t j o o p M . J o o s t e n , 2 0 0 2 , p. 196).
11. P ierre S c h n e i d e r , 2 008, p. 13 8 -1 3 9 .
12. C f. l’analyse de C arlo S e v e r i, 2 0 1 7 , p. 2 1 4 -2 2 8 , q u i p ro p o se de situ er
Tableau avec archer d e K a n d in sk y à l ’in té rie u r d ’u n g ro u p e de tra n sfo rm a tio n
co m p o sé d ’œ u v res q u i b ro u ille n t le ra p p o r t e n tre fig u re et fo n d , e n tre d e u x
p ein tu res d e 1843 de W illia m T u rn e r (Ombres et ténèbres e t Lumière et couleur) et
la série Jetée et océan d e M o n d rian .

13. D É T E C T E R LA RESSEM BLANCE

1. Je a n -P ie rre V e r n a n t , 1983.
2. P l i n e l ’A n c i e n , 1 8 4 8 -1 8 5 0 (vers 77), t. 2, p. 473.
3. P l a t o n , République, X , 597e.
4. Ibid., IV, 484b ; le parallèle e n tre p e in tu re et p h ilo so p h ie est p o u rsu iv i plus
loin (501a-501d).
5. C f. sur ce p o in t D an iel B a b u t , 1985, p. 82 sq.
6 . S ur la mimêsis c o m m e “ re p ré se n ta tio n ” ch ez A risto te, cf. les c o m m en taires
sur la tra d u c tio n du te rm e p roposés p a r Ja c q u e lin e L ic h ten ste in dans le Vocabu­
laire européen des philosophies (B arbara C a s s i n , 20 0 4 , p. 7 8 7 -7 8 9 ).
7. S ur cette q u estio n , cf. les d év elo p p e m e n ts de D an iel B a b u t , 1985, p. 78 sq.
8. S elon Ja c q u e lin e L ic h te n ste in (B arbara C a s s i n , 20 0 4 , p. 791), l’id ée q u e
l ’art d o it im ite r la n a tu re est n e tte m e n t e x p rim é e dès la p re m iè re m o itié d u
x v e siècle ch ez des artistes h u m an istes, p a r ex e m p le ch ez G h ib e rti (I commen-
tarii, 1436) o u chez A lb e rti (D e pictura, 1435) ; plus tard, ch ez L é o n a rd (Trattato
délia pittura, 1632). La p re m iè re tra d u c tio n latin e de la Poétique d ate d e 1498, la
p re m ière éd itio n en grec de 1503.
9. L ettre à F réart de C h a m b ra y d u 1er m ars 1665, in Correspondance de Nicolas
Poussin, éd. C h arle s J o u a n n y , P aris, S c h e m it, 1 9 1 1 , n ° 2 1 0 , c ité e p a r A la in
M é r o t , 2005, p . 12.
10. P ar ex em ple, R a c in e dans sa préface à Bérénice (1670) o u C o rn e ille dans
son p re m ie r Discours su r le p o è m e d ra m a tiq u e (1 6 6 0 ); cf. e n c o re Ja c q u e lin e
L ich ten stein dans l’e n tré e «mimêsis» de B arbara C a s s i n , 2 0 0 4 , p. 794.
11. P ar ex em ple, dans u n passage célè b re d e la tro isièm e Méditation: « E n tre
m es pensées, q u elq u e s-u n es so n t c o m m e les im ages des choses, et c ’est à celles-là
seules q u e c o n v ie n t p ro p re m e n t le n o m d ’idée» ( D e s c a r t e s , 1967, p. 433).
12. C f., par ex em p le, É lo d ie C a s s a n , 2013.
13. A n to in e A r n a u l d et P ierre N i c o l e , 1992 (1662), prem ière p artie, chap. 4,
p. 46 -4 8 .
14. Louis M a r in , 1 9 7 1 , p. 1 6 9 -2 1 4 .

689
LES F O R M E S D U VI SI BLE

15. C o m m e n ta ire s form ulés p a r B arcos dans des lettres au n e v e u de P h ilip p e


de C h a m p a ig n e, p ein tre lu i-m ê m e (Correspondance de Martin de Barcos, éd. L u cien
G o ld m a n n , Paris, P U F , 1956, p. 4 0 3 -4 0 6 ).
16. Louis M a r in , 1971, p. 190.
17. A n d ré F é lib ie n , 1683, p. 13.
18. A u g u st W ilh e lm S c h l e g e l , 2 0 0 9 (1 8 8 4 ), p . 7 6 , d ’après la tra d u c tio n
française des « V o rlesu n g en lib er sch ô n e L ite ra tu r u n d K u n st» d o n n ées à l ’u n i­
versité de B erlin e n 1 8 0 1 - 1 8 0 2 , ré u n ies et p u b liées p ar Ja k o b M in o r en 1 88 4 .
19. G e o rg W ilh e lm F ried rich H e g e l , 1979 (1832), p. 37.
2 0 . D a n s l ’a rtic le « illu sio n » d e ses E lém ents de littérature — J e a n -F ra n ç o is
M a r m o n t e l , 2005 (1787), p. 635.
21. Ibid., p. 6 3 6 -6 3 7 .
22. Ibid., p. 633 ; sur l’im portance de M arm o n tel p o u r c o m p ren d re les “ te c h n o ­
logies de l’e n c h a n te m e n t” , cf. Y ves C i t t o n , 2014.
23. Je a n -F ra n ço is M a r m o n t e l , 2005 (1787), p. 634.
2 4 . C lau d e L é v i- S t r a u s s , 1962a, p. 36.
25. M asah iro M o r i , 2 0 1 2 (1 9 7 0 ); c ’est la tra d u c tio n e n français de l’article
original « B ukim i no tanin, Energy, vol. 7, n° 4, 1970, p . 3 3 -3 5 . P o u r u n d é v e lo p ­
p e m e n t p lu s c irc o n sta n c ié d e la p ro b lé m a tiq u e d e la “ v allée d e l ’é tr a n g e ” ,
cf. M asah iro M o r i, 1981 (1974).
26. P o u r u n e fa scin an te é tu d e e th n o g ra p h iq u e des effets d e la “ vallée de
l ’étra n g e ” dans le lab o ra to ire de H iro sh i Ish ig u ro , u n ro b o tic ie n ay an t co n stru it
u n an d ro ïd e sosie de lu i-m ê m e , cf. E m m a n u e l G r im a u d et Z a v e n P a r é , 2011.
27. E rn st H . G o m b r ic h , 1985 (1 963), p. 9, m a tr a d u c tio n ; l ’a u te u r a jo u te :
« [...] le p e in tre c o m p te su r n o tre d isp o sitio n à saisir des allusions, à d éch iffrer
des co n te x te s, e t à m o b ilise r n o tre im ag e c o n c e p tu e lle dans la d ire c tio n q u ’il
n ous in d iq u e » (id.).

V A R IA T IO N 2. JO U E R SU R T O U S LES TABLEAUX

1. L e ttre d e D e r a in à M a tisse , m a rs 1906, r e p ro d u ite in R é m i L a b r u s s e et


J a c q u e lin e M u n c k , 2004, p. 255.
2. C ’est la fam euse rép o n se a p p o rté e p a r Picasso à u n q u e stio n n a ire sur “l ’art
n è g re ” q u e F lo ren t Fels avait adressé à u n e d o u zain e d ’artistes, de p o ètes et d ’his­
toriens de l ’art et d o n t il a p u b lié les résultats dans sa rev u e, Action, en avril 1920.
3. Le p ro p o s est ra p p o rté p ar F e rn a n d e O l i v i e r , 1993, p. 113.
4. G u illau m e A p o l l i n a i r e , 1913, p. 63.
5. W a lte r B e n ja m in , 2 0 0 0 (1939), p. 44.
6 . « L ’a rt b r u t p ré fé ré a u x arts c u ltu rels» (1949), rep ris /« J e a n D u b u f f e t ,
1967, p. 202, j e souligne.
7. Negerplastik, le livre de C ari E instein sur la sculpture africaine, a jo u é u n rôle
é m in e n t dans ce processus, n e serait-ce q u ’en raison des c e n t d ix - n e u f p h o to g ra ­
phies q u ’il c o n tie n t : o u tre q u ’elles d o n n e n t ainsi l’illusion q u e l’art dit “ n è g re ”
NOTES VARIA TIO N 2

existe sous les espèces d ’u n co rp u s a u to n o m e et standardisé, elles o n t aussi été


b e a u c o u p consultées p a r les artistes eu ro p ée n s - C ari E i n s t e i n , 1998 (1915).
8 . P o u r des points de v u e contrastés sur le prim itivism e, cf. R o b e rt G o l d w a t e r ,
1986 (1938), W illia m R u b i n , 1987 (1984a) et P h ilip p e D a g e n , 20 1 0 (1998).
9. A by W a r b u r g , 2 0 0 3 .
10. D an s u n e n tre tie n de 1923 avec F lo re n t Fels, cité p a r W illia m R u b i n ,
1987 (1984b), p. 260.
11. C ’est ce q u ’a b ie n m o n tré W illiam R u b in (ibid., p. 250-2 5 7 ).
12. W illiam R u b i n , 1987 (1984a), p . 11.
13. E t n o n u n e étu d e h isto riq u e d u m étissage des im ages à l ’in té rie u r d ’u n e
trad itio n culturelle sous l’effet de la co lo n isatio n , ce q u e les h istoriens fo n t parfai­
te m e n t b ie n ; cf., p a r ex em p le, S erge G r u z i n s k i , 1994.
14. «A rt o fth e South Seas» (1946), repris in B am ett N e w m a n , 1990, p. 101-102.
15. La plu p art de m es références au prim itiv ism e de P o llo ck p ro v ie n n e n t d ’u n
article consacré à ce th è m e p a r u n h isto rie n d ’art (W . Jack so n R u s h i n g , 1986).
16. C ité ibid., p. 281.
17. C ité ibid., p. 283.
1 8 . La fo rm u le de P o llo c k « the source o f m y painting is the unconscious » est citée
p ar Francis V. O ’C o n n o r , 1967, p. 40.
19. «People living close to nature fo u n d nature in themselves rather than nature as a
motif» (cité par W . Jack so n R u s h i n g , 1986, p. 292).
2 0 . C arlo S ev b ri, 1 9 9 2 , m o n tre à q u el p o in t l’en trep rise figurative de Jo se p h
B euys est au p re m ie r c h e f u n acte m e n ta l q u i d é fin it l ’espace o ù u n e im ag e
p o u rra se déployer.
21. C ’est égalem en t ce q u ’affirm e E van M a u r e r , 1987 (1984), p. 577, sans du
reste ap p o rte r de preuves circonstancielles autres q u e la ju x ta p o sitio n des œ uvres.
O n sait par ailleurs q u ’u n e v in g tain e d ’années après la to ile d e B ra u n e r des artistes
c o m m e R o la n d P en ro se, P ab lo Picasso et, u n p eu plus tard, H e n ry M o o re se
p ro c u re n t des répliq u es e n p lâtre e t en b ro n z e de la statue d ’A ’a.

C O N C LU SIO N . FA IRE IMAGE

1. Y ves B o n n e f o y , 1999, p. 26 ; il s’agit d ’u n e reprise d e sa le ç o n inau g u rale


au C o llèg e de France.
2. A n d ré F é lib ie n , 1 6 8 3 , p. 10.
3. G o tth o ld E p h ra im L e s s in g , 1990 (1766).
4. « P o u rq u o i n e suis-je pas p o è te ! M ais, d u m oins, q u e j ’é p ro u v e a u tan t q u e
possible dans c h acu n e de m es p e in tu re s ce q u e je v e u x faire passer dans l ’âm e des
autres!» (E ugène D elacro ix , Journal, 25 avril 1 8 2 4 ); «Ils so n t d o n c p ro p h è te s,
quelle q u e soit la fo rm e q u e leurs créatio n s choisissent, tous ce u x d o n t le génie
est u n e puissance irrésistible» (L o rd B y ro n , La Prophétie du Dante, 1821). Les
d e u x textes so n t cités p a r A n n e L a r u e , 1998, dans son analyse de la reprise de
l ’Utpictura poesis p ar le ro m an tism e.

691
LES F O R M E S O U VI SI BLE

5. A n d ré F é lib ie n , 1683, p. 22.


6. R o b e r t G . G u n n , L eigh C . D o u g l a s e t R a y L. W h e a r , 2011.
7. C ’est le style a p p e lé “ P a n a ra m ite e ” p a r les a rc h é o lo g u e s ; cf. N a ta lie
R . F r a n k lin , 2 0 1 1 .
8 . A n d ré L e r o i - G o u r h a n , 1965, p. 361 sq.
9. L ’analyse p ar M ic h e l L o rb lan c h et d u p a n n e a u de la frise n o ire de la g ro tte
de P ech M e rle a ainsi révélé q u e les q u atre ensem bles d ’espèces dép ein ts et en
partie superposés (chevaux, bisons, m am m o u th s et aurochs) o n t été réalisés succes­
siv em en t p a r séries d ’espèces, p ro b a b le m e n t dans la c o n tin u ité et p a r u n m ê m e
artiste (M ich el L o r b l a n c h e t , 2010).
10. A lain T esta r t , 2 0 1 6 .
11. Ibid., p . 109.
12. C la u d e L é v i - S t r a u s s , 1962b.
13. D ’A rcy W e n tw o rth T h o m p s o n , 1961 (1917).
14. Louis D u m o n t , 1977 ; C ra w fo rd B ro u g h M a c p h e r s o n , 1971.
15. C f., p a r e x e m p le , les étu d e s su r le c in é m a k u ik u ro (Brésil central) de
B ern ard B e li s â r i o , 2014, e t Isabel P e n o n i, 2018.
16. Gilles D e l e u z e , 1983, chap. 2.
17. R o b e rte H am ayon , 1990, p. 4 0 5 -4 1 6 .
18. U n th è m e q u e j ’ai déjà d év e lo p p é ailleurs (P hilippe D e s c o l a , 2 0 0 9 ).
19. S u r les th éo ries de l’actio n p ro p res à c h a c u n des q u a tre m o d es d ’id e n ti­
fication, cf. P h ilip p e D e s c o l a , 20 0 5 , chap. 12.
20. D en is V i d a l , 2016, p. 17-19.
2 1 . Jean R o u a u d , 2 0 1 8 , p. 128.
22. C o m m u n ic a tio n orale de Ju a n P ab lo C am a ch o , O axaca, avril 1993.
23. J e résu m e ici les arg u m en ts d év elo p p és p a rJ e a n -M a rie S c h a e f f e r , 2006.
24. Ibid., p. 7 0 ; p o u r u n e analyse de la d im e n sio n ch ristiq u e d e c et a u to p o r­
trait de D ü re r, cf. E rw in P a n o f s k y , 1995 (1955), p. 4 3 -4 4 .
25. M ic h è le C o q u e t et M ich ael H o u s e m a n , 2006.
26. C ’est avec justesse que D u rk h e im appelle rites « m im étiq u es » o u « imitatifs »
des cérém o n ies dans lesquelles les A ru n ta (A randa) m im e n t des processus écosys-
tém ique (symbiose) et o n to g é n é tiq u e (m étam orphose) co n c e rn an t des insectes qui
p o rte n t le n o m d ’êtres d u R ê v e - E m ile D u r k h e im , 1960 (1912), p. 5 0 1 -5 1 8 .
Il s’agit, ici aussi, de d o n n e r corps e n re p ro d u isa n t u n m o u v e m e n t d e d é v e lo p ­
p e m e n t b io lo g iq u e , e t n o n plus de c h e m in e m e n t e t d ’in te ra c tio n .
27. H a n s-G e o rg G a d a m e r , 1996 (1960), p. 125.

PO ST -SC R IP T U M . ÉCHAFAUD AGES

1. « A n yth in g ivhatever [...] is an Icon o f anything in so fa r as it is like that thing


and used as a sign o f it» (C harles Sanders P e ir c e , 1932, p. 24 7 , m a trad u ctio n ).
2 . « A n iconicsign [ .. .] is any sign which issim ilarinsom e respect to what it dénotés»
(C harles W . M o r r is , 1 9 4 6 , p. 1 9 1 , m a traduction).
NOTES POST-SCRIPTUM

3. P o u r u n e synthèse récapitulative d u débat co n tem p o rain sur l’iconism e (dans


u n e perspective peircienne), cf. S im one M o r g a g n i etJean -M arie C h e v a lie r , 201 2 .
4. L ’a rg u m e n t de la sy m étrie p ro v ie n t d e T h o m a s A . S e b e o k , 1976, p. 128.
5. Les rem arques de C éz an n e so n t tirées d ’u n e lettre au p o è te jo a c h im G asquet
(Joachim G a s q u e t , 1921, p . 202).
6 . L ’a rg u m e n t de la rég ressio n a été rep ris p a r N e lso n G o o d m a n , 1970, à
la suite d ’A rth u r K a lm er B ie r m a n , 1 9 6 3 ; la ré féren ce à V irgile re n v o ie à u n
passage célèbre dans la p re m iè re é g lo g u e des Bucoliques: « E t n ous, chassés du
pays de nos pères, n o u s q u itto n s les d o u x cham ps, n o u s fuyons n o tre p atrie»
(V ir g ile , 1845, p. 1).
7. U m b e rto E c o , 1972 (1968).
8 . N e lso n G o o d m a n , 1976, chap. 1.
9. F lint S c h i e r , 1986, p. 43.
10. R o b e rto C a s a t i, 2004.
11. G r o u pe |_i , 199 2 .
12. N e lso n G o o d m a n , 1976, p. 22.
13. La p r e m iè r e r é fé r e n c e à la Pathosformel a p p a ra ît dans u n a rticle d e W a r b u r g
su r le th è m e d e la m o r t d ’O r p h é e , « D ü r e r u n d d ie ita lie n isc h e A n tik e » (1906),
tra d u it e n français dans A b y W a r b u r g , 1990, p . 159-166. S u r la Pathosformel, o u tre
les c o m m e n ta ire s d e E rn s t H . G o m b r i c h , 1970, p. 181 sq., cf. n o ta m m e n t le b e l
a rticle d e G io v a n n i C a r e r i , 2 0 0 3 e t l ’essai d ’A g a m b e n « A b y W a r b u r g e la scienza
se n z a n o m e » (1984), tr a d u it e n fra n ç a is d a n s G io r g io A g a m b e n , 1998, p. 9 -4 3 .
14. S u r les ra p p o rts e n tre les rites h o p i e t les fêtes de la R e n a issa n c e c h e z
W arb u rg , cf. P h ilip p e-A lain M ic h a u d , 1998, p. 141 sq.
15. «K unst im allgemeinsten und urspninglichsten Sinne ist, wie das Wortschon sagt,
ein „K onnen“, also eine Fiïhigkeit, Bewufitseinsvorgange m it selbstgeschaffenen M itteln
zu m sinnlich-wahmehmbaren Ausdruck z u bringen » (M ax V e r w o r n , 1920, p. 8 , m a
trad u ctio n ). Cf. aussi F ranz B o a s , 1955 (1927), p. 14, n o te 1.
16. C h a rly C l e r c , 1915. D a v id F re e d b e rg cite lo n g u e m e n t l ’in tro d u c tio n
de c e t o u v rag e, dans laq u elle C le rc a b o rd e des q u estio n s d e m é th o d e (D avid
F r e e d b e r g , 1989, p . 39), et il sem b le p a r ailleurs s’être in sp iré p o u r sa p ro p re
analyse du culte des idoles e n G rè c e d e ce q u e C le rc app elle avec h u m o u r sa
périégèse, à savoir sa p é ré g rin a tio n dans les sources su r l ’ad o ra tio n des im ages.
17. C h a rly C l e r c , 1915, p . 81.
18. H o rst B red ek a m p , q u a n t à lu i, fait re m o n te r q u elq u es d écen n ies plus tô t
l’o rig in e de cette gén éalo g ie de la puissance d ’agir des im ages, à l’essai d ’H e n ri
L efebvre Critique de la vie quotidienne, o ù ce d e rn ie r a n n o n c e q u e « l’im age est
acte», u n e fo rm u le reprise p a r la suite p ar P h ilip p e D u b o is à p ro p o s de la p h o to ­
graphie, q u ’il caractérise co m m e «acte ico n iq u e» (H orst B red ek am p , 2010, p. 4 8 ;
H e n ri L e fe b v r e , 1961, p. 2 9 0 ; P h ilip p e D u b o is , 1990, p. 13).
19. D a n s l ’o rd r e d e p a r u tio n , les p r in c ip a u x o u v ra g e s e n v is a g e a n t les
im ages c o m m e des ag en ts in te n tio n n e ls so n t D av id F r e e d b e r g , 1 9 8 9 ; H a n s
B e l t i n g , 2007 (1 9 9 0 ); A lfred G e l l , 1 9 9 8 ; W . J. T h o m a s M i t c h e l l , 2 0 0 5 ;
H o rs t B r e d e k a m p , 2 0 1 0 . E n p h ilo so p h ie , o n p e u t c ite r l ’o u v ra g e p ré c u rse u r

693
LES F O R M E S D U VI SI BLE

de Je a n -M a rie S c h a e f f e r , 1 9 9 6 ; en a n th ro p o lo g ie , u n article c o n te m p o ra in du
livre de G ell (Liza B a k e w e l l , 1998).
20. Il est ju s te c e p e n d a n t de ra p p e ler q u e D a v id F re e d b e rg s’est lan cé u n e
dizaine d ’années après la p a ru tio n de son livre dans l’é tu d e systém atique des bases
neurales de l’em p a th ie et de l ’é m o tio n e sth étiq u e, en co llab o ratio n é tro ite avec
des neuro p h y sio lo g u es rép u tés co m m e V itto rio Gallese, l ’u n des d éco u v reu rs des
neurones m iroirs. E n ce d o m ain e aussi, F reed b erg s’est d o n c révélé u n précurseur.
21. C f. Franz B o a s , 1955 (1 9 2 7 ); L eon h ard A d a m , 1 9 4 0 ; C ari E in s t e in ,
1998 (1915) ; p ou r les con tem p orain s, cf. G regory B a t e s o n , 1973 ; A n dré L e r o i-
G o u r h a n , 1964, n o ta m m en t les pages sur le “ style fo n c tio n n e l” ; E d m u n d L e a c h ,
1 9 7 3 ; C lau d e L é v i- S t r a u s s , 1 9 62a; 1975.
22. Svetlana A l p e r s , 1 9 9 0 ( 1 9 8 3 ) ; M ich ael B a x a n d a l l , 1985 (1972).
23. S u r les c o lle c tio n n e u rs d ’art p rim itif, cf. B rig itte D e r l o n e t M o n iq u e
J e u d y - B a l l i n i , 2008.
24. A lfred G e l l , 1998, p. 6 , m a trad u ctio n .
25. Ibid., p. 7.
26. C la u d e L é v i - S t r a u s s , 1962a, p . 2 9 7 -2 9 8 .
27. A lfred G e l l , 1998, p . 7, m a trad u c tio n .
28. Ibid., p. 13.
2 9 . Ibid., p. 15.
30. H o rst B r e d e k a m p , 2010, p. 2 1 -2 2 . P o u r le c o m m en ta ire de la fo rm u le de
W arburg, cf. E m st H . G o m b r ic h , 1970, p. 71 ; et surtout Spyros P a p a p e t r o s , 2012.
31. H o rst B r e d e k a m p , 2010, p. 298 sq.
32. E m a n u e l L ô w y , 1900 ; p o u r u n e descrip tio n d u clim at in tellectu el au sein
d u q u e l L ô w y a élaboré ses thèses su r l ’im a g e -m é m o ire , cf. A lice A . D o n o h u e ,
2011 .
33. C arlo S e v e r i, 2007 (2004).
34. D ie g o V a l a d é s , 1 9 8 9 ( 1 5 7 9 ) ; E rla n d N o r d e n s k i ô l d , 1 9 2 8 ; H e n ry
R o w e S c h o o l c r a f t , 1851.
35. M ic h e l P a s t o u r e a u , 1979.
3 6 . M ariu s B a r b e a u , 195 0 .
3 7 . Franz B o a s , 1 9 5 5 (1 9 2 7 ), p. 2 8 0 , m a traduction.
38. C f., p a r ex em p le, C la u d e L é v i - S t r a u s s , 1958, p. 283.
39. N ich o las T h o m a s , 1995b, p. 6 2 -6 4 .
4 0 . N ic h o la s T h o m a s , 1995a, p. 1 1 1 , m a traduction.
41. R o m a n B l a c k , 1964, p . 2 0 -2 1 .
Bibliographie générale

A b si, P a sc a le , L es M in istres du D iable. L e travail et ses représentations dans les


m ines de Potosi, B olivie, P a ris, L ’H a r m a t ta n , 2 0 0 3 .
A d a m , L e o n h a rd , « N o r th - W e s t A m e r ic a n In d ia n A rt a n d Its E a rly C h in e s e
P arallels », M a n :Jo u rn a l o f the R o y a l Anthropological Institute o f G reat B ritain
and Ireland, v o l. 3 6 , n ° 3 , 1 9 3 6 , p . 8 - 1 1 .
— , P rim itive A r t, H a r m o n d s w o r t h , A lle n L a n e - P e n g u i n , 1 9 4 0 .
A g a m b e n , G io r g i o , Im age et m ém oire, tr a d . fr. M a r c o D e l l ’O m o d a r m e
et al., P a ris, H o ë b e k e , 1 9 9 8 .
A i r e n t i , G a b rie lla , « T h e C o g n it iv e B a se s o f A n t h r o p o m o r p h i s m : F r o m
R e la te d n e s s to E m p a th y » , In ternational J o u rn a l o f Social Robotics, v o l. 7,
n ° 1, 2 0 1 5 , p . 1 1 7 - 1 2 7 .
A l b e r t , B r u c e , « T a n i k i » , in H e r v é C h a n d è s ( d ir .) , H isto ire s de voir.
C atalogue de l ’exp o sitio n , P a ris , F o n d a t i o n C a r ti e r p o u r l ’a r t c o n t e m ­
p o r a in , 2 0 1 2 , p . 1 3 4 - 1 3 7 .
A l b e r t i , L é o n B a ttista , D e la statue et de la peinture (1 4 3 5 ), tra d . fr. C la u d iu s
P o p e lin , P a ris, L é v y , 1 8 6 8 .
A l c o c e r , P a u lin a , « L a f o r m e i n t e r n e d e la c o n s c ie n c e m y t h iq u e . A p p o r t
d e K o n r a d T h e o d o r P re u s s à la Philosophie desfo rm es sym boliques d e E r n s t
C a s s ire r» , L ’H o m m e , n ° 1 8 0 , 2 0 0 6 , p . 1 3 9 - 1 7 0 .
A l p e r s , S v e tla n a , L ’A r t de dépeindre. L a p ein tu re hollandaise au x v i f siècle
(1 9 8 3 ), tra d . fr. J a c q u e s C h a v y , P a ris , G a llim a r d , 1 9 9 0 .
A p o l l i n a i r e , G u illa u m e , L es Peintres cubistes. M éd ita tio n s esthétiques, P a ris,
E u g è n e F ig u iè r e & C ie , 1 9 1 3 .
A p p a d u r a i , A i j u n , « T h e T h i n g Its e lf » , P u b lic C u ltu re , v o l. 1 8 , n ° 1,
2 0 0 6 , p . 1 5 -2 2 .

695
LES F O R M E S D U VI SI BLE

A r a s s e , D a n ie l, « À p r o p o s d e l ’a rtic le d e M e y e r S c h a p ir o , “ M u s c ip o la
[i/c] D i a b o l i ” : le “ r é s e a u f i g u r a t i f ’ d u r é ta b le d e M é r o d e » , in id. (d ir.),
Sym boles de la Renaissance, t. 1, P aris, P resses d e l ’É c o le n o rm a le su p é rie u re ,
1976, p. 4 7 -5 1 .
— , L ’A m b itio n de Vermeer, P a ris, A d a m B ir o , 1 9 9 3 .
— , L e S u je t dans le tableau. E ssais d ’iconographie a n a lytiq u e (1 9 9 7 ), P a ris,
F la m m a r io n , 2 0 0 5 .
— , H istoires de peintures, P a ris, G a llim a r d , 2 0 0 6 .
A r g a n , G iu lio C a r lo , « T h e A r c h it e c tu r e o f B r u n e l le s c h i a n d th e O rig in s
o f P e r s p e c tiv e T h e o r y in th e F if te e n th C e n t u r y », J o u rn a l o f the W arburg
and C o u rta u ld In stitu tes, v o l. 9 , 1 9 4 6 , p . 9 6 - 1 2 1 .
 r h e m , K a j, « E c o s o f ïa M a k u n a » , in F r a n ç o i s C o r r e a ( d ir .) , L a selva
h u m a n iza d a . Ecologia alternativa en el trôpico h ü m edo colombiano, B o g o ta ,
I n s tit u to C o lo m b ia n o d e A n tr o p o lo g îa , 1 9 9 0 , p . 1 0 5 - 1 2 2 .
A r n a u l d , A n to in e , e t N i c o l e , P ie r re , L a Logique, ou l’A r t de penser (1 6 6 2 ),
P a ris, G a llim a r d , 1 9 9 2 .
A R U Z ,Jo a n , et al. (d ir.), T h e G olden D eer o fE u ra sia : S cyth ia n and Sarm atian
Treasuresfrom the Russian Steppes, N e w Y o r k (N . Y .) - N e w F la v e n (C o n n .) -
L o n d re s , M e t r o p o li ta n M u s é u m o f A r t- Y a le U n iv e r s ity P re s s, 2 0 0 0 .
A u e r b a c h , E r ic h , Figura ( 1 9 3 8 ) , tr a d . fr. M a r c - A n d r é B e r n i e r , P a ris ,
B e lin , 1 9 9 3 .
B a b a d z a n , A la in , L es D épouilles des d ieu x. E ssai su r la religion tahitienne
à l ’époque de la découverte, P a ris, E d itio n s d e la M a is o n d es s c ie n c e s d e
l ’h o m m e , 1 9 9 3 .
B a b u t , D a n ie l, « S u r la n o ti o n d ’“ im it a ti o n ” d an s les d o c tr in e s e s th é tiq u e s
d e la G r è c e c la s siq u e » , R e v u e des études grecques, n ° 9 8 , 1 9 8 5 , p . 7 2 - 9 2 .
B a c h e l a r d , G a s to n , L a P oétique de l ’espace (1 9 5 7 ), P a ris , P U F , 1 9 6 1 .
B a i l l y , J e a n - C h r i s t o p h e , L ’A p o stro p h e m u ette. E ssa i su r les portraits du
F ayouin , P a ris, H a z a n , 1 9 9 7 .
B a k e w e l l , L iz a, « Im a g e A c ts » , A m erica n A n th ro p o lo g ist, v o l. 1 0 0 , n ° 1,
1998, p. 2 2 -3 2 .
B a l f o u r , H e n r y , T h e E vo lu tio n o f D écorative A r t : A n E ssa y upon Its O rigin
a n d D e v e lo p m e n t as Iïlu stra ted by the A r t o f M o d e m R a ces o f M a n k in d ,
N e w Y o r k (N . Y .), M a c m illa n , 1 8 9 3 .
B a l i k c i , A s e n , T h e N e tsilik E sk im o , G a r d e n C ity ( N . Y .), N a tu r a l H is to r y
P re ss f o r t h e A m e r ic a n M u s é u m o f N a tu r a l H is to r y , 1 9 7 0 .
B a l t r u s a i t i s , J u r g is , L e M o y e n A g e fa n ta stiq u e . A n tiq u ité s et exotism es dans
l’art go th iq u e, P a ris, A r m a n d C o li n , 1 9 5 5 .
B a r b e a u , M a r iu s , T o tem Pôles o f the G itk sa n , U pper S keen a R iver, B ritish
C olum b ia , O tta w a , F. A . A c la n d , 1 9 2 9 .
BI BL IO GRA PH IE GENERALE

— , « T h e M o d e m G r o w t h o f t h e T o t e m P ô le o n th e N o r t h w e s t C o a s t» ,
in S m ith s o n ia n In s titu tio n A n im a l R e p o rt 1 9 3 9 , W a s h i n g t o n (D . C .) ,
G o v e r n m e n t P r i n t i n g O ffic e , 1 9 4 0 , p . 4 9 1 - 4 9 8 .
— , T otem Pôles, O tta w a , N a tio n a l M u s é u m o f C a n a d a , 1 9 5 0 .
— e t B e y n o n , W il li a m , T sim s h ia n N a rra tives, t. 1, O t t a w a , C a n a d ia n
M u s é u m o f C iv iliz a tio n , 1 9 8 7 .
B a r c e l o s N e t o , A ris tô te le s , A arte dos sonhos : um a iconografia am erlndia,
L is b o n n e , A ssirio & A lv im - M u s e u N a c io n a l d e E tn o lo g ia , 2 0 0 2 .
— , « A s m a scaras ritu a is d o A lto X in g u u m s é c u lo d e p o is d e K a rl v o n d e n
S te in e n » , Bulletin de la Société suisse des américanistes, n ° 6 8 , 2 0 0 4 a , p . 5 1 -7 1 .
— , V isiting the W a u ja In d ia n s : M a s k s a n d O th e r L iv in g O bjects fr o m an
A m a z o n ia n C ollection, L is b o n n e , M u s e u N a c io n a l d e E tn o lo g ia , 2 0 0 4 b .
B a r d o n , G e o ffre y , e t B a r d o n , J a m e s , P a p u n ya , A Place M a d e after the
S tory : T h e B eginnings o f the W estern D esert P ain tin g M o vem en t, A ld e rs h o t,
L u n d H u m p h r i e s L td , 2 0 0 6 .
B a r r e t t , J u s tin L ., e t K e i l , F r a n k C ., « C o n c e p tu a l iz i n g a N o n n a t u r a l
E n t i t y : A n t h r o p o m o r p h i s m in G o d C o n c e p ts » , C og n itive Psychology,
v o l. 3 1 , n ° 3 , 1 9 9 6 , p . 2 1 9 - 2 4 7 .
B a r r y , M i c h a e l , « “J ’ai v u d é m o n s e t d ia b le s d e p a r le m o n d e ” . L e
d é b o r d e m e n t d u d é s e r t d e s d é m o n s d e l ’I r a n v e rs l ’I n d e : l ’a p p a r itio n
d e s m o n s tr e s c o m p o s it e s » , in J e a n - H u b e r t M a r t i n (d ir.), U n e im age
p e u t en cacher une autre : A rcim boldo, D a li, R a e tz , B o u lo g n e - B i ll a n c o u r t,
B e a u x A rts É d itio n s , 2 0 0 9 , p . 9 3 - 1 1 0 .
B a r t h e s , R o l a n d , L ’O b vie et l ’O b tu s. E ssais critiques III, P aris, S e u il, 1 9 8 2 .
B a s c h e t , J é r ô m e , L ’Iconographie m édiévale, P a ris, G a llim a rd , 2 0 0 8 .
— , B o n n e , J e a n - C l a u d e , e t D i t t m a r , P ie r r e - O li v ie r , L e M o n d e roman.
Par-delà le bien et le m al, P a ris , A r k h ê , 2 0 1 2 .
B a t e s o n , G r e g o r y , « S ty le , G râ c e , a n d I n f o r m a t i o n in P r i m i ti v e A r t» ,
in A n t h o n y F o r g e ( d ir.), P rim itive A r t a n d S o ciety, L o n d r e s , O x f o r d
U n iv e r s ity P re ss, 1 9 7 3 , p . 2 3 5 - 2 5 5 .
B a x a n d a l l , M ic h a e l, L ’Œ il du Quattrocento. L ’usage de la peinture dans l’Italie
de la Renaissance (1 9 7 2 ), tra d . fr. Y v e tte D e ls a u t, P aris, G a llim a rd , 1 9 8 5 .
B e a u j e a n - B a l t z e r , G a ë lle , « D u t r o p h é e à l ’œ u v r e : p a r c o u r s d e c in q
a rte fa c ts d u r o y a u m e d ’A b o m e y » , G radhiva, n ° 6 , 2 0 0 7 , p . 7 0 - 8 5 .
B e l i s a r i o , B e r n a r d , « O s Its e k e e o f o r a - d e - c a m p o n o c in é m a K u ik u r o »,
D evices. C in ém a e H u m a n id a d es, v o l. 1 1 , n ° 2 , 2 0 1 4 , p . 9 8 - 1 2 1 .
B e l t i n g , H a n s , Im age et culte. U n e histoire de l ’art a v a n t l ’époque de l ’art
(1 9 9 0 ), tra d . fr. F r a n k M u l le r , P a ris, C e rf, 2 0 0 7 .
— , P our une anthropologie des images (2 0 0 1 ), tra d . fr. J e a n T o r r e n t , P a ris,
G a llim a r d , 2 0 0 4 .

697
LES F O R M E S D U VI SI BLE

— , Faces. U n e histoire du visage ( 2 0 1 3 ) , tr a d . fr. N ic o la s W e il l, P a ris ,


G a llim a r d , 2 0 1 7 .
B e n j a m i n , W a lt e r , L ’Œ u v re d ’art à l ’époque de sa reproductibilité technique
(1 9 3 9 ), tra d . fr. M a u r ic e d e G a n d illa c , P a ris, G a llim a r d , 2 0 0 0 .
B i a n c h i B a n d i n e l l i , R a n u c c io , « Il r itr a tto n e ll’a n tic h ità » , in Enciclopedia
dell’A r te A n tica , t. 6 , R o m e , Is titu to d é lia E n c ic lo p e d ia Ita lia n a , 1 9 6 5 ,
p. 6 9 5 - 7 3 8 .
B i e r m a n , A r t h u r K a lm e r , « T h a t T h e r e A re N o I c o n i c S ig n s ... », P hilo-
so p h y a n d Phenom enological Research, v o l. 2 3 , n ° 2 , 1 9 6 3 , p . 2 4 3 - 2 4 9 .
B i r k e t - S m i t h , K a j, T h e Chugach E sk im o , C o p e n h a g u e , N a tio n a l- m u s e e ts
S k rifte r, 1 9 5 3 .
B l a c k , R o m a n , O ld a n d N e w A u stra lia n A b o rig in a l A r t, S y d n e y , A n g u s
& R o b e rts o n , 1964.
B o a s , F ra n z , T h e K w a k iu tl o f Vancouver Island, L e y d e - N e w Y o r k (N . Y .),
B r ill- S te c h e r t, 1 9 0 9 .
— , « T sim sh ia n M y th o lo g y . B a se d o n T e x ts R e c o r d e d b y H e n r y W . T a te »,
i n A n n u a l R e p o r t o f th e B u re a u o f A m e r ic a n E th n o lo g y , 1 9 0 9 - 1 9 1 0 ,
W a s h i n g to n (D . C .) , S m ith s o n ia n I n s tit u ti o n , 1 9 1 6 , p . 2 9 - 1 0 3 7 .
— , P rim itive A r t (1 9 2 7 ), N e w Y o r k (N . Y .), D o v e r , 1 9 5 5 .
— e t H u n t , G e o r g e , K w a k iu tl T e x ts , L e y d e - N e w Y o r k ( N . Y .) , B r ill-
S te c h e r t, 1 9 0 8 .
B o b e r , H a r r y , « T h e Z o d ia c a l M i n ia t u r e o f t h e Très R iches H eures o f th e
D u k e o f B e r r y — Its S o u rc e s a n d M e a n i n g », J o u rn a l o f the W arburg and
C ourta u ld In stitu tes, v o l. 1 1 , 1 9 4 8 , p . 1 -3 4 .
B o g g i a n i , G u i d o , I C a d u v e i (M b a y â o G u a y c u rû ). V ia g g i d ’u n artista
n ell’A m erica M éridionale, R o m e , E r m a n n o L o e s c h e r , 1 8 9 5 .
B o n n e , J e a n - C la u d e , « L e v é g é ta lism e d e l ’a rt r o m a n : n a tu ra lité e t sacralité»,
in A g o s tin o P a ra v ic in i B a g lia n i (d ir.), L e M o n d e végétal. Médecine, botanique,
sym bolique, F lo r e n c e , S is m e l- E d iz io n i d e l G a llu z o , 2 0 0 9 , p . 9 5 - 1 2 0 .
B o n n e f o y , Y v e s, L ie u x et destins de l ’image. U n cours de p o étiq u e au Collège
de France, 1 9 8 1 - 1 9 9 3 , P a ris, S e u il, 1 9 9 9 .
B o u c h e r o n , P a tr ic k , C onjurer la peur. E ssai su r la force p o litiq u e des images,
Sienne, 1 3 3 8 (2 0 1 3 ), P a ris, S e u il, 2 0 1 5 .
B o u r g a i n , P a sc a le (d ir.), Poésie lyrique latine du M o y e n A g e, P a ris, L ib ra irie
g é n é ra le fra n ç a is e , 2 0 0 0 .
B o u r k e , J o h n G ., T k e S n a k e -D a n c e o f the M o q u is o f A r iz o n a : B e in g a
N a rra tiv e o f a J o u rn e y fr o m S a n ta F é, N e w M e x ico , to the Villages o f the
M o q u i In d ia n s o f A r iz o n a , w ith a D escription o f the M a n n e rs a n d C u sto m s
o f th is P ecu lia r P e o p le ..., L o n d r e s , S a m p s o n L o w , M a r s t o n , S e a r le
& R iv in g to n , 1884.
BIB L IO GR AP HI E GÉNÉRALE

B o u s q u e t , J o ë , L e M e n e u r de lune (1 9 4 6 ), in Œ u v re rom anesque complète,


t. 2, P a ris, A lb in M ic h e l, 1 9 7 9 , p . 2 4 0 - 3 3 6 .
B o u y s s e - C a s s a g n e , T h é rè s e , « E l c a rn a v a l d e O r a r o : la v ir g e n d e l so c a v ô n ,
el d ia b lo y e l o t o r o n g o d e la m in a » , in A n t o n i o G a r r id o A r a n d a (d ir.),
E l m undo fe stivo en Espaiîa y Am erica, C o r d o u e , U n iv e rs id a d d e C ô r d o b a ,
2 0 0 5 , p. 4 0 5 -4 2 5 .
B o y e r , P a sc a l, T h e N a tu ra ln ess o f R elig io u s Ideas : A C o g n itive T h eo ry o f
R eligion, B ç r k e le y (C a lif.), U n iv e r s ity o f C a lifo rn ia P ress, 1 9 9 4 .
— , « W h a t M a k e s A n t h r o p o m o r p h i s m N a tu r a l : I n t u it iv e O n t o l o g y a n d
C u lt u r a l R e p r é s e n t a ti o n s » , J o u rn a l o f the R o y a l A nthropological In stitu te,
v o l. 2 , n ° 1, 1 9 9 6 , p . 8 3 - 9 7 .
B r a n d e n s t e i n , C a r i G e o r g v o n , « A b o r ig in a l E c o lo g ic a l O r d e r in th e
S o u t h - W e s t o f A u s tra lia — M e a n in g s a n d E x a m p le s » , O ceania, v o l. 4 7 ,
n ° 3, 1 9 7 7 , p. 1 7 0 - 1 8 6 .
— , N a m e s and Substance o f the A u stra lia n Subsection S y stem , C h ic a g o (111.)-
L o n d re s , U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re ss, 1 9 8 2 .
B r e d e k a m p , H o r s t , Theorie des B ild a k ts : U ber das Lebensrecht des B ildes,
B e r lin , S u h r k a m p , 2 0 1 0 .
B r e t o n , A n d ré , « N o t e s u r les m a s q u e s à tra n s fo rm a tio n d e la c ô te p a c ifiq u e
d u N o r d - O u e s t » , N e u f n ° 1, 1 9 5 0 , p . 3 6 - 4 1 .
B r i n k e r , H e l m u t , « F a c in g t h e U n s e e n : O n t h e I n t e r io r A d o r n m e n t o f
E iz o n ’s Ic o n ic B o d y » , Archives o fA sia n A rt, v o l. 5 0 ,1 9 9 7 - 1 9 9 8 , p. 4 2 -6 1 .
B r o d y , J . J ., M im b res P ain ted P ottery, A l b u q u e r q u e ( N . M .) , S c h o o l o f
A m e r ic a n R e s e a r c h - U n i v e r s i t y o f N e w M e x i c o P re s s, 1 9 7 7 .
— , L e B l a n c , S t e v e n A ., e t S c o t t , C a t h e r i n e J . , M im b r e s P o tte r y :
A n c ie n t A r t o f th e A m e ric a n S o u th w e st, N e w Y o r k ( N . Y .) , H u d s o n
H ills P re s s, 1 9 8 3 .
B r u n e t , M ic h è le , « L e c o u rtil e t le p a ra d is» , i « J e a n - P ie r r e B r u n e t P h ilip p e
J o c k e y (d ir.), T echniques et sociétés en M éditerranée, P a ris, M a is o n n e u v e
& L a ro se , 2 0 0 1 , p . 1 5 7 - 1 6 8 .
B r u n o n , H e r v é , « L ’e sso r a rtis tiq u e e t la f a b r iq u e c u ltu re lle d u p a y sa g e à la
R e n a iss a n c e . R é fle x io n s à p ro p o s d e re c h e rc h e s ré c e n te s» , Studiolo. R e vu e
d ’histoire de l ’art de l ’A ca d ém ie de France à R o m e , n ° 4 , 2 0 0 6 , p . 2 6 1 - 2 9 0 .
B r u s a t i , C e le s te , A rtifice a n d Illusion : T h e A r t and W ritin g o f S a m u e l van
Hoogstraten, C h ic a g o (U l.)-L o n d re s , U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re ss, 1 9 9 5 .
B ü h n e m a n n , G u d r u n , et al., M a n d a ta s a n d Yantras in the H in d u Tradition,
L e y d e - B o s to n (M a ss.), B r i ll , 2 0 0 3 .
C a m p o s - N a v a r r o , R o b e r t o , « C u r a n d e r o s ’ A lta r-M e s a s in M e x ic o C i t y » ,
in D o u g la s S h a ro n (d ir.), M esas and Cosmologies in Mesoamerica, S a n D ie g o
(C a lif.), S a n D ie g o M u s é u m o f M a n , 2 0 0 3 , p . 1 9 -2 4 .

699
LES F O R M E S D U VI SI BLE

C a r e r i , G io v a n n i, « A b y W a r b u r g . R i t u e l , Pathosform el e t f o r m e i n t e r ­
m é d ia ir e » , L ’H o m m e, n ° 1 6 5 , 2 0 0 3 , p . 4 1 - 7 6 .
C a r p e n t e r , E d m u n d , « Im a g e M a k i n g in A r c tic A r t» , in G y o r g y K e p e s
(d ir.), S ig n , Im age, S ym b o l, L o n d re s , S tu d io V ista , 1 9 6 6 , p . 2 0 6 - 2 2 5 .
C a r r u t h e r s , M a r y , M achina M em orialis. M éd ita tio n , rhétorique etfabrication
des images au M o y e n A g e (1 9 9 8 ) , tr a d . fr. F a b ie n n e D u r a n d - B o g a e r t ,
P a ris, G a llim a r d , 2 0 0 2 .
C a s a t i , R o b e r t o , « M e t h o d o lo g i c a l Issu es i n th e S tu d y o f t h e D e p ic ti o n
o f C a s t S h a d o w s : A C a s e S tu d y i n th e R e la t io n s h i p s b e t w e e n A r t a n d
C o g n i t i o n », J o u rn a l o f A esthetics a n d A r t C riticism , v o l. 6 2 , n ° 2 , 2 0 0 4 ,
p. 1 6 3 -1 7 4 .
C a s s a n , É lo d ie , « L a L ogique d e P o r t - R o y a l : u n e lo g iq u e c a r té s ie n n e ? » ,
in D e l p h i n e K o le s n i k - A n to in e (d ir.), Q u ’est-ce q u ’être cartésien?, L y o n ,
E N S É d itio n s , 2 0 1 3 , p . 1 5 9 - 1 7 7 .
C a s s i n , B a rb a ra (d ir.), Vocabulaire européen desphilosophies. D ictionnaire des
intraduisibles, P a ris, S e u il-L e R o b e r t , 2 0 0 4 .
C a s s i r e r , E rn s t, « D e r B e g rif f d e r s y m b o lis c h e n F o r m im A u fb a u
d e r G e is te s w is s e n s c h a fte n » (1 9 2 3 ), in W e s e n u n d W i r k u n g des
Sym bolsbegriff, D a r m s ta d t, W is s e n s c h a f tlic h e B u c h g e s e lls c h a f t, 1 9 7 6 ,
p . 1 7 1 -2 0 0 .
— , L a P hilosophie des fo r m e s sym b o liq u es 2 . L a p en sée m y th iq u e (1 9 2 5 ) ,
tra d . fr. J e a n L a c o s te , P a ris, M i n u it , 1 9 7 2 .
C h a g n o n , N a p o l é o n A ., S tu d y in g the Y a n o m a m ô , N e w Y o r k (N . Y .),
H o l t , R i n e h a r t & W in s to n , 1 9 7 4 .
C h a p m a n , A n n e , M â ts totémiques de la côte nord-ouest de l ’A m é riq u e du N o rd ,
P a ris, M u s é u m n a tio n a l d ’h is to ir e n a tu r e lle , 1 9 6 5 .
C h a s t e l l a i n , G e o r g e s , Œ u v re s , é d . J o s e p h K e r v y n d e L e t t e n h o v e ,
B ru x e lle s , H e u s s n e r , 1 8 6 5 .
C h â t e l e t , A lb e r t, R o b ert C a m p in , le m aître de F lém alle. L a fascin a tio n du
quotidien, A n v e rs , F o n d s M e r c a to r , 1 9 9 6 .
C h a u s s o n n e t , V a lé r ie , « N e e d le s a n d A n im a i s : W o m e n ’s M a g ic » , in
W il li a m W . F it z h u g h e t A r o n C r o w e l l (d ir.), Crossroads o f C o n tin e n ts :
C ultures o f Siberia and A la sk a , W a s h i n g to n (D . C .) , S m ith s o n ia n I n s ti­
t u t i o n P re ss, 1 9 8 8 , p . 2 0 9 - 2 2 6 .
C h e n g , F ra n ç o is , V ide et p lein. L e langage pictural chinois, P a ris, S e u il, 1 9 9 1 .
C l r l o t , V icto ria, « F ig u ra y visio n d el m isterio trin itario : H ild e g a rd v o n B in g e n
y G io a c c h in o d a F io re » , in A lessan d ro G h isa lb e rti (d ir.), Pensareperfigure.
D iagram m i e siinboli in Gioacchino da Fiore, R o m e , V iella, 2 0 1 0 , p . 2 0 5 -2 1 7 .
C i t t o n , Y v e s, « C o n c lu s io n : H is to ire d e l ’illu s io n im m e rs iv e e t a rc h é o lo g ie
d es m e d ia » , in id. e t A n g e la B r a ito (d ir.), Technologies de l ’enchantem ent.
BI BLIO GRA PHIE GENERALE

P our une histoire m ultidisciplinaire de l ’illusion, G r e n o b le , E L L U G , 2 0 1 4 ,


p. 3 0 9 -3 4 6 .
C l a r k , K e n n e th , Landscape into A r t, L o n d r e s , J o h n M u r r a y , 1 9 4 9 .
C l a r k e , J o h n R . , A r t in the L ives o f O rd in a ry R o m a n s : V isual R ep résen ­
tations a n d N o n - E lite V iew ers in Ita ly , 1 0 0 B . C . - A . D . 3 1 5 , B e r k e le y
( C a lif.)- L o n d re s , U n iv e r s ity o f C a lif o r n ia P re ss, 2 0 0 3 .
C l e r c , C h a r ly , L es Théories relatives au culte des images ch ez les auteurs grecs
du i f siècle après J . - C . , P a ris, F o n te m o in g , 1 9 1 5 .
C o l l e y n , J e â n - P a u l, C iw ara, chimères africaines, M ila n -P a r is , 5 C o n ti n e n ts -
M u s é e d u q u a i B ra n ly , 2 0 0 6 .
— , « U n é lé g a n t q u a d r u p è d e » , in id ., N a n e t t e J a c o m i j n S n o e p , P h ilip p e
B e a u ja r d et a l , Recettes des d ie u x : esthétique du fétich e, P a ris -A rle s , M u s é e
d u q u a i B r a n ly - A c te s S u d , 2 0 0 9 , p . 3 6 - 3 7 .
— , B oli, M o n t r e u il , G o u r c u f f G r a d e n ig o , 2 0 1 0 .
C o m a r , P h ilip p e , « U n e le ç o n d ’a n a to m ie à l ’é c o le d es B e a u x - A r ts » , in
id. (d ir.), Figures du corps, P a ris , É d itio n s d es B e a u x - a r ts d e P a ris, 2 0 0 8 ,
p . 1 9 -6 5 .
C o q u e t , M ic h è le , e t H o u s e m a n , M ic h a e l, « L e c o rp s e t ses d o u b le s » , in
S té p h a n e B r e t o n (d ir.), Q u ’est-ce q u ’un corps ? A friq u e de l ’O u est, E urope
occidentale, N o u v e lle -G u in é e , A m a z o n ie , P a ris, M u s é e d u q u a i B r a n ly -
F la m m a r io n , 2 0 0 6 , p . 2 5 - 5 7 .
C r â n e , L é o , Indians o f the E n ch a n te d D ese rt: A n A cco u n t o f the N a va jo and
H o p i Indians and the K e a m s C a n o n A g en cy, B o s to n (M ass.), L ittle , B r o w n
& C o, 1925.
C r a w f o r d , I a n M ., T h e A r t o f the W a n d jin a : A boriginal C a ve P aintings in
K im berley, W estern A u stra iia , M e l b o u r n e - N e w Y o r k (N . Y .), O x f o r d
U n iv e r s ity P re ss, 1 9 6 8 .
C r o i s i l l e , J e a n - M ic h e l , Paysages dans la pein tu re romaine. A u x origines d ’un
genre pictural, P a ris, P ic a r d , 2 0 1 0 .
C u s h i n g , F r a n k H a m il to n , O u tlin e s o f Z u n i Création M y th s : E xtra ct fr o m
the T h irte e n th A n n u a l R e p o r t o f the B u rea u o f E th n o lo g y f o r 1 8 9 1 - 9 2 ,
W a s h i n g to n (D . C .) , G o v e r n m e n t P r i n ti n g O ffic e , 1 8 9 6 .
D a ’a d l i , T a w f ik , Esoteric Images : D ecoding the L a te H era t School o fP a in tin g ,
L e y d e - B o s to n (M a ss.), B rill, 2 0 1 9 .
D a g e n , P h ilip p e , L e Peintre, le Poète, le Sauvage. L es voies du p rim itivism e
dans l’art français (1 9 9 8 ), P a ris, F la m m a r io n , 2 0 1 0 .
D a g r o n , G ilb e r t, D écrire et p ein d re. E ssa i su r le p o rtra it iconique, P a ris ,
G a llim a r d , 2 0 0 7 .
D a m i s c h , H u b e r t , « P a r a d o x e d u d a n s e u r k w a k iu tl. N o t e s u r le d é d o u ­
b le m e n t d e la re p r é s e n ta tio n » , in S y lv ie D e v e rs (d ir.), Pour Jean M alaurie.

701
LES F O R M E S D U VI SI BLE

I 0 2 témoignages en hom m age à quarante ans d ’études arctiques, P a ris, P io n ,


1990, p. 3 4 7 -3 5 1 .
D a n t o , A r th u r C o le m a n , T h e B o d y /B o d y Problem : Selected Essays, B e rk e le y
(C a lif.), U n iv e r s ity o f C a lifo rn ia P re ss, 2 0 0 1 .
D a s t o n , L o r r a in e , e t G a l i s o n , P e te r , O bjectivity, N e w Y o r k ( N . Y .),
Z o n e B ooks, 2007.
D e L a r g y H e a l y , Je s sic a , « L ’a rt d e la c o n n e x i o n : tr a d itio n s fig u ra tiv e s
e t p e r c e p t i o n d es im a g e s e n te r r e d ’A r n h e m a u s tr a lie n n e » , in P h ilip p e
D e s c o la (d ir.), L a F abrique des images. V isions du inonde et fo rm e s de la
représentation, P a ris, S o m o g y - M u s é e d u q u a i B ra n ly , 2 0 1 0 , p . 1 4 7 -1 6 1 .
D e h o u v e , D a n iè le , L ’Im ag in a ire des nom bres c h e z les anciens M exica in s,
R e n n e s , P re sse s u n iv e r s ita ir e s d e R e n n e s , 2 0 1 1 .
— , « L a n o t i o n d e fr a c ta le e n a n th r o p o l o g i e » , E t h n o g r a p h i q u e s . o r g ,
d é c e m b re 2014.
D é l é a g e , P ie r r e , « L es r é p e r to ir e s g r a p h iq u e s a m a z o n ie n s » , Jo u rn a l de la
Société des américanistes, v o l. 9 3 , n ° 1, 2 0 0 7 , p . 9 7 - 1 2 6 .
— , L e C h a n t de l ’anaconda. L ’apprentissage du cham anism e c h e z les Shara-
nahua (A m a z o n ie occidentale), N a n t e r r e , S o c ié té d ’e th n o l o g ie , 2 0 0 9 .
— , « T h e O r i g i n o f A r t A c c o r d in g to K a rl v o n d e n S te in e n » , A r tH is to -
r io g r a p h y .W o r d P r e s s .c o m , j u i n 2 0 1 5 .
D e l e u z e , G ille s, L ’Im age-m ouvem ent. C in é m a I , P a ris , M i n u i t , 1 9 8 3 .
— e t G u a t t a r i , F é lix , Q u ’est-ce que la p h ilosophie ?, P a ris , M i n u i t , 1 9 9 1 .
D e l g a d o - P . , G u ille r m o , « T h e D e v il M a s k : A C o n te m p o r a r y V a ria n t o f
A n d e a n Ic o n o g ra p h y in O r u r o », in N . R o ss C a im r in e e t M a ijo rie M . H a lp in
(dir.), T h e Power o f Symbols : M asks and Masquerade in the Americas, V a n c o u v e r,
U n iv e r s ity o f B ritis h C o lu m b ia P ress, 1 9 8 3 , p . 1 3 1 -1 4 8 .
D e L o a c h e , J u d y S ., e t B u r n s , N a n c y M ., « E a rly U n d e r s t a n d in g o f th e
R e p r e s e n t a ti o n a l F u n c ti o n o f P i c t u r e s » , Cognition, v o l. 5 2 , n ° 2 , 1 9 9 4 ,
p. 8 3 -1 1 0 .
D e r l o n , B r ig it t e , e t J e u d y - B a l l i n i , M o n i q u e , L a Passion de l ’art p rim itif.
E n q u ê te su r les collectionneurs, P a ris, G a llim a r d , 2 0 0 8 .
D e s c a r t e s , Œ u v r e s p h ilo so p h iq u e s, é d . F e r d i n a n d A l q u i é , t. 2 , P a ris ,
C la s s iq u e s G a r n ie r , 1 9 6 7 .
D e s c o l a , P h ilip p e , L a N a tu re dom estique. S ym b o lism e et p ra xis dans l ’écologie
des A c h u a r (1 9 8 6 ), n o u v e lle é d it io n r e v u e e t a u g m e n t é e d ’u n e p ré fa c e ,
P a ris, E d itio n s d e la M a is o n d es s c ie n c e s d e l ’h o m m e , 2 0 1 9 .
— , «L es a ffin ité s sé le c tiv e s. A llia n c e , g u e r r e e t p r é d a t io n d a n s l ’e n s e m b le
j i v a r o » , L ’H o m m e , n ° 1 2 6 - 1 2 8 , 1 9 9 3 a , p . 1 7 1 - 1 9 0 .
— , L es Lances du crépuscule. R ela tio n s jiva ro s, h a u te A m a z o n ie , P a ris, P io n ,
1993b.
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

— , Par-delà nature et culture, P a ris , G a llim a r d , 2 0 0 5 .


— , « L a d o p p ia v ita d e lle i m m a g i n i» , in F a b r iz io D e s id e r i, G io v a n n i
M a t te u c c i e t J e a n - M a r i e S c h a e ff e r (d ir.), Ilfa tto estetico. Tra e m o zio n e e
cognizione, P is e , E d iz i o n i E T S , 2 0 0 9 , p . 1 4 9 -1 6 2 .
— (d ir.), L a Fabrique des images. V isions du m onde et fo rm es de la représen­
tation, P a ris, S o m o g y - M u s é e d u q u a i B ra n ly , 2 0 1 0 .
— , L a C o m p o sitio n des m ondes. E n tre tie n s avec Pierre C harbonnier, P a ris ,
F la m m a r io n , 2 0 1 4 a .
— , « M o d e s o f B e in g a n d F o r m s o f P r é d i c a ti o n » , H a u : J o u rn a l o f E th n o ­
graphie T heory, v o l. 4 , n ° 1, 2 0 1 4 b , p . 2 7 1 - 2 8 0 .
D e s c o m b e s , V in c e n t, P hilosophie p a r gros tem ps, P a ris, M i n u it , 1 9 8 9 .
D e s v e a u x , E m m a n u e l, « K o d ia k , o u la tr a n s f o r m a t io n in a t te n d u e » , in
id. (d ir.), K o d ia k, A la sk a . L es m asques de la collection A lp h o n se Pinart, P aris,
A d a m B ir o - M u s é e d u q u a i B ra n ly , 2 0 0 2 , p . 9 2 - 1 2 2 .
D i a s , N é lia , « P h o to g r a p h ie r e t m e s u r e r : le s p o r tr a its a n th r o p o lo g iq u e s » ,
R o m a n tism e, v o l. 2 4 , n ° 8 4 , 1 9 9 4 , p . 3 7 - 4 9 .
D i d i - H u b e r m a n , G e o r g e s , O u v rir V é n u s: n u d ité, rêve, cruauté. L ’im age
ouvrante 1, P a ris , G a llim a r d , 1 9 9 9 .
D i e t l , A lb e rt, D ie Sprache der S ig n a tu r : die mittelalterlichen Künstlerinschriften
Italiens, t. 1, B e r lin , D e u t s c h e r K u n s te r v e r la g , 2 0 0 9 .
D i t t m a r , P ie r r e - O liv ie r , Naissance de la bestialité. U ne anthropologie du rapport
h o m m e-a n im a l dans les années 1 3 0 0 , th è s e d e d o c to r a t, E H E S S , 2 0 1 0 .
D o n n a n , C h r is to p h e r B ., e t M c C l e l l a n d , D o n n a , M oche Fineline Painting:
Its E v o lu tio n a n d Its A rtists, L o s A n g e le s (C a lif.), F o w l e r M u s é u m o f
C u lt u r a l H is t o r y - U n iv e r s it y o f C a lif o r n ia L o s A n g e le s , 1 9 9 9 .
D o n o h u e , A lic e A ., « N e w L o o k s a t O l d B o o k s : E m a n u e l L ô w y , D ie
N a turw iedergabe in der àlteren griechischen K u n s t» , A r t H i s t o r i o g r a p h y .
W o r d P r e s s .c o m , d é c e m b r e 2 0 1 1 .
D r a n s a r t , P e n e lo p e , « D r e s s e d i n F u r s : C l o t h i n g a n d Y a g h a n M u l ti s -
p e c ie s E n g a g e m e n t s i n T i e r r a d e l F u e g o » , in id. (d ir.), L iv in g B eings :
Perspectives on Interspecies E n g a g e m e n ts, L o n d r e s , B lo o m s b u r y , 2 0 1 3 ,
p . 1 8 3 -2 0 4 .
D r u c k e r , P h ilip , T h e N a tiv e B rotherhoods : M o d e m Intertribal O rg a n iz a -
tions on the N o rth w e st C o a st, W a s h i n g t o n ( D . C .) , S m ith s o n ia n I n s ti­
tu t io n , 1 9 5 8 .
D u b o i s , P h ilip p e , L ’A cte photographique, et autres essais, P aris, N a th a n , 1 9 9 0 .
D u b u f f e t , J e a n , Prospectus et tous écrits suivants, é d . H u b e r t D a m is c h , t. 1,
P a ris , G a llim a r d , 1 9 6 7 .
D u f f , R o g e r (d ir.), N o S ort o flr o n : C u ltu re o f C o o k ’s P olynesians, C h r is t-
c h u r c h , A r t G alle rie s a n d M u s é u m s ’ A s s o c ia tio n o f N e w Z e a la n d , 1 9 6 9 .
LES F O R M E S O U VI SI BLE

D u f f , W ils o n , T h e In d ia n H istory o fB ritish C olum bia, t. 1, V ic to r ia (B . C .),


P r o v in c ia l M u s é u m o f N a tu r a l H is t o r y a n d A n t h r o p o l o g y , 1 9 6 4 .
D u m i t , J o s e p h , Picturing Personhood : B ra in Scans a n d B iom édical Id en tity,
P r i n c e t o n (N . J . ) - O x f o r d , P r i n c e t o n U n iv e r s ity P re ss, 2 0 0 4 .
D u m o n t , L o u is , H o m o Itierarchicus. L e systèm e des castes et ses implications,
P a ris, G a llim a r d , 1 9 6 6 .
— , H o m o aequalis I. G enèse et é p a n o u issem en t de l ’idéologie économ ique,
P a ris, G a llim a r d , 1 9 7 7 .
D u r k h e i m , E m ile , L es Form es élém entaires de la vie religieuse. L e systèm e
totém ique en A u stra lie (1 9 1 2 ), P a ris, P U F , 1 9 6 0 .
— e t M a u s s , M a r c e l, « D e q u e lq u e s fo r m e s p r im itiv e s d e c la s sific a tio n .
C o n t r i b u t i o n à l ’é tu d e d es r e p r é s e n ta tio n s c o lle c tiv e s » , A n n é e sociolo­
g ique, n ° 6 , 1 9 0 3 , p . 1 -7 2 .
D u v e , T h i e r r y d e , « F a c e -à - fa c e » , m B r ig i tt e L e a l (d ir.), M o n d ria n , P aris,
C e n tre P o m p id o u , 2 0 1 0 , p. 4 9 -5 0 .
E c o , U m b e r to , L a Structure absente. Introduction à la recherche sémiotique (1 9 6 8 ),
tra d . fr. U c c i o E s p o s i to - T o r r ig i a n i, P a ris , M e r c u r e d e F r a n c e , 1 9 7 2 .
E g l a s h , R o n , A frica n Fractals : M o d e m C o m p u tin g a n d Indigenous D esign,
N e w B r u n s w ic k (N . J .) , R u tg e r s U n iv e r s ity P re ss, 1 9 9 9 .
E i n s t e i n , C a ri, L a Sculpture nègre (1 9 1 5 ), tra d . fr. L ilia n e M e f fre , P aris,
L ’H a r m a t ta n , 1 9 9 8 .
E l k i n , A d o lp h u s P ., « S tu d ie s in A u s tr a lia n T o t e m i s m : T h e N a t u r e o f
A u s tr a h a n to te m is m » , Oceania, v o l. 4 , n ° 2 , 1 9 3 3 , p . 1 1 3 - 1 3 1 .
E s c a n d e , Y o la in e , « P in , b a m b o u e t p r u n u s : le s “ tr o is a m is d u f r o i d ”
d a n s la p e i n t u r e c h i n o i s e » , / « J e a n - P i e r r e C l é r o e t A la in N i d e r s t
( d i r .) , L e V ég éta l, R o u e n , P u b l i c a t i o n s d e l ’u n i v e r s i t é d e R o u e n ,
2 0 0 0 , p . 3 1 -6 6 .
F a r q u h a r , J u d i t h , e t Z h a n g , Q ic h e n g , T e n T h o u sa n d T ltings : N u rtu rin g
L ife in C ontem porary B eijing, C a m b r i d g e (M a ss.), M I T P re s s, 2 0 1 2 .
F a v a , P a tr ic e , A u x portes du ciel : la statuaire taoïste du H u n a n . A r t et anthro­
pologie de la C h in e, P a ris, L es B e lle s L e ttr e s - É c o le fra n ç a is e d ’E x t r ê m e -
O rie n t, 2 0 1 3 .
F e l d , S te v e n , So u n d and S en tim en t: Birds, W eeping, Poetics, and S o n g in K aluli
E xpression, P h ila d e lp h ie (P a.), U n iv e r s ity o f P e n n s y lv a n ia P re ss, 1 9 8 2 .
F é l i b i e n , A n d r é , L e Songe de P hilom athe, P a ris, M a b r e - C r a m o i s y , 1 6 8 3 .
F e r r a r o D o r t a , S o n ia , Pariko, etnografia de um artefato plum ârio, S ào P a u lo ,
E d iç â o d o F u n d o d e P e sq u isa s d o M u s e u P a u lis ta d a U n iv e r s id a d e d e
S à o P a u lo , 1 9 8 1 .
F e w k e s , Je s se W a lte r , « D o lls o f th e T u s a y a n In d ia n s », Internationales A rch iv
f i i r E thnographie, v o l. 7 , 1 8 9 4 , p . 4 5 - 7 3 .
BI BLIO GRA PHIE GÉNÉRALE

— , « T u s a y a n K a tc in a s » , i n A n n u a l R e p o rt o f the B u rea u o f A m e ric a n


E th n o lo g y , 1 8 9 3 - 1 8 9 4 , W a s h i n g t o n (D . C . ) , G o v e r n m e n t P r i n t i n g
O ffic e , 1 8 9 7 , p . 2 4 5 - 3 1 3 .
— , « A T h e a tr ic a l P e r f o r m a n c e a t W a lp i» , Proceedings o f the W a sh in g to n
A c a d e m y o f Science, v o l. 2 , n ° 3 3 , 1 9 0 0 , p . 6 0 5 - 6 2 9 .
— , « H o p i K atcin a s D r a w n b y N a tiv e A rtists », in A n n u a l Report o f the Bureau
o f A m erican E thn o lo g y, 1 8 9 9 - 1 9 0 0 , W a s h i n g to n (D . C .) , G o v e r n m e n t
P rin tin g O ïh c e , 1 9 0 3 , p. 4 -1 2 6 .
— , A rchaeology o f the L o iver M im b res V alley, N e w M exico , W a s h i n g t o n
(D . C .) , S m ith s o n ia n I n s tit u ti o n , 1 9 1 4 .
— e t S t e p h e n , A le x a n d e r M ., « T h e P â - l ü - lü - k o n - ti: a T u sa y a n C e re m o n y » ,
Jo u rn a l o f A m erican Folklore, v o l. 6 , n ° 2 3 , 1 8 9 3 , p . 2 6 9 - 2 8 4 .
F i e n u p - R i o r d a n , A n n , B o u n d a rie s a n d P assages : R u l e a n d R i t u a l in
Y u p ’ik O ra l T r a d itio n , N o r m a n ( O k l a . ) , U n i v e r s i t y o f O k l a h o m a
P re s s , 1 9 9 4 .
— , T h e L iv in g T ra d itio n o f Y u p ’ik M a s k s : A g a yu liya ra rp u t, O u r W a y o f
M a k in g P rayer, S e a ttle ( W a s h .) - L o n d r e s , U n i v e r s i t y o f W a s h i n g t o n
P re ss, 1 9 9 6 .
F i n g e s t e n , P e te r , Eclipse o f S y m b o lism , C o lu m b ia (S. C .) , U n iv e r s ity o f
S o u th C a r o lin a P re s s, 1 9 7 0 .
F in k , D a n ie l A ., « V e r m e e r ’s U s e o f th e C a m é r a O b s c u r a — A C o m p a ­
ra tiv e S tu d y » , T h e A r t B u lle tin , v o l. 5 3 , n ° 4 , 1 9 7 1 , p . 4 9 3 - 5 0 5 .
F i t z h u g h , W il li a m W . , e t C r o w e l l , A r o n (d ir.), Crossroads o f C o n ti­
nents : C ultures o f Siberia and A la sk a , W a s h i n g to n (D . C . ) , S m ith s o n ia n
I n s tit u ti o n P re s s, 1 9 8 8 .
F l a n n e r y , R e g i n a , e t C h a m b e r s , M a r y E liz a b e th , « E a c h M a n H a s H is
O w n F r ie n d s : T h e R ô l e o f D r e a m V is ito rs in T r a d it io n a l E a s t C r e e
B e li e f a n d P r a c tic e » , A rctic A n th ro p o lo g y, v o l. 2 2 , n ° 1, 1 9 8 5 , p . 1 -2 2 .
F l o r e n s k y , P a u l , L a P erspective inversée s u iv i d e L ’Iconostase ( 1 9 1 9 ) ,
tra d . fr. F ra n ç o is e L h o e s t, L a u s a n n e , L ’Â g e d ’h o m m e , 1 9 9 2 .
F o u c a u l t , M i c h e l , L e s M o ts et les C h o ses. U n e archéologie des sciences
hum aines, P a ris, G a llim a r d , 1 9 6 6 .
F r a n c a s t e l , P ie r r e , M éd iéva l P a in tin g : 2 0 , 0 0 0 Years o f W orld P a in tin g II,
N e w Y o r k ( N . Y .), D e ll, 1 9 6 7 .
F r a n c f o r t , H e n r i - P a u l , « L ’a ig le q u i m a r c h e e t le c e r f q u i v o l e : im a g e s
d ’h y b r i d e s o r n i t h o l o g i q u e s e n A s ie c e n t r a l e a n c i e n n e » , in P a s c a le
L in a n t d e B e lle fo n d s e t A g n è s R o u v e r e t (d ir.), L ’H o m m e -a n im a l dans
les arts visuels. Im age et créatures hybrides dans le tem p s et d ans l ’espace,
P a ris, L es B e lle s L e ttre s - P r e s s e s u n iv e r s ita ir e s d e P a ris N a n te r r e , 2 0 1 7 ,
p. 2 2 2 -2 3 7 .
LES F O R M E S D U VI SI BLE

F r a n k l i n , N a ta lie R . , « R o c k A r t i n S o u th A u s tr a lia : A n a ly se s o f P a n a r a -
m i te e T r a d i t i o n E n g ra v in g s a n d P a in tin g s », J o u rn a l o f the A nthropological
Society o f S o u th A u stra lia , v o l. 3 4 , 2 0 1 1 , p . 5 6 - 8 9 .
F r a z e r , Ja m e s G ., T h e G olden B ough : A S tu d y in M agic and R eligion, é d itio n
a b ré g é e , L o n d r e s , M a c m illa n , 1 9 2 2 .
F r e e d b e r g , D a v id , T h e Power o f Im ages : S tu d ies in the H isto ry a n d T heory
o fR e sp o n se , C h ic a g o ( I ll.) -L o n d re s , U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re ss, 1 9 8 9 .
F r e u d , S ig m u n d , M oïse et le m onothéism e (1 9 3 9 ), tra d . fr. A n n e B e r m a n ,
P a ris, G a llim a r d , 1 9 4 8 .
— , Œ u vres complètes. P sychanalyse, t. 1 3 , P a ris , P U F , 1 9 8 8 .
F r o m e n t i n , E u g è n e , L es M aîtres d ’autrefois (1 8 7 6 ), P a ris, G a r n ie r , 1 9 7 2 .
G a d a m e r , H a n s - G e o r g , Vérité et m éthode. L es grandes lignes d ’une herm éneu­
tique philo so p h iq u e (1 9 6 0 ), é d . P ie r r e F r u c h o n , J e a n G r o n d i n e t G ilb e r t
M e r lio , tr a d . fr. E ti e n n e S a c re e t P a u l R i c œ u r , P a ris , S e u il, 1 9 9 6 .
G a l l a g h e r , S h a u n , e t H u t t o , D a n ie l, « U n d e r s t a n d in g O th e r s T h r o u g h
P r im a r y I n t e r a c t io n a n d N a r r a tiv e P ra c tic e » , / « J o r d a n Z la te v , T i m o t h y
P . R a c i n e , C h r is S in h a e t E sa I t k o n e n (d ir.), T h e Shared M in d : Perspec­
tives on Intersubjectivity, A m s te r d a m , J o h n B e n ja m in s , 2 0 0 8 , p . 1 7 -3 8 .
G a l l a g h e r , S h a u n , e t Z a h a v i , D a n , T h e Phenomenological M in d ; A n Intro­
duction to P hilosophy o fM in d and C o gnitive Science, A b i n g d o n - N e w Y o r k
(N . Y .), R o u t l e d g e , 2 0 0 8 .
G a l t o n , F ra n c is , « C o m p o s i te P o r tr a its , M a d e b y C o m b i n i n g T h o s e o f
M a n y D if f é r e n t P e rs o n s in t o a S in g le R é s u l t a n t F ig u r e » , J o u rn a l o f the
Anthropological Institute o f Great Britain and Ireland, v o l. 8 ,1 8 7 9 , p . 1 3 2 -1 4 4 .
G a r f i e l d , V io la , T sim sh ia n C la n a n d Society, S e a ttle (W a s h .), U n iv e r s ity
o f W a s h i n g to n , 1 9 3 9 .
G a s q u e t , J o a c h i m , C é za n n e , P a ris, B e r n h e im - J e u n e , 1 9 2 1 .
G e e r t z , A r m i n W . , « T h e S a ’la k w m a n a w y a t S a c re d P u p p e t C é r é m o n i a l
a m o n g t h e H o p i I n d ia n s in A r iz o n a : A P r e l im in a r y I n v e s tig a t io n » ,
A n th ro p o s, v o l. 7 7 , n ° 1 -2 , 1 9 8 2 , p . 1 6 3 -1 9 0 .
— , C hildren o f C ottonw ood : P iety and Cerem onialism in H o p i In d ia n Puppetry,
L in c o ln ( N e b .) , U n iv e r s ity o f N e b r a s k a P re ss, 1 9 8 7 .
G e l l , A lfre d , W rapping in Im ages: Tattooing in Polynesia, O x f o r d , C la r e n d o n
P re s s, 1 9 9 3 .
— , A r t a n d A g e n c y : A n A nthropological T heory, O x f o r d , C l a r e n d o n P re ss,
1998.
G e n e t , J e a n , J o u rn a l du voleur, P a ris , G a llim a r d , 1 9 4 9 .
G in z b u r g , C a rlo , « F a m ily R e s e m b la n c e s a n d F a m ily T re e s : T w o C o g n itiv e
M e t a p h o r s » , C ritical Inquiry, v o l. 3 0 , n ° 3 , 2 0 0 4 , p . 5 3 7 - 5 5 6 .

706
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

G l e i z e s , A lb e rt, e t M e t z i n g e r , J e a n , D u cubisme (1 9 1 2 ), P a ris, H e r m a n n ,


2012 .
G o d e l i e r , M a u r ic e , L ’É n ig m e du don, P a ris, F a y a rd , 1 9 9 6 .
G o l d w a t e r , R o b e r t , P rim itivism in M o d e m A r t (1 9 3 8 ), C a m b rid g e (M ass.)-
L o n d re s , T h e B e lk n a p P re s s o f H a r v a r d U n iv e r s ity P re ss, 1 9 8 6 .
G o m b r i c h , E r n s t H ., M éd ita tio n s on a H o b b y H orse, and O tlie rE ssa y s on the
T heory o f A r t (1 9 6 3 ), C h ic a g o (111.), U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re ss, 1 9 8 5 .
— , A b y W arburg : A n Intellectual B iography, w ith a M e m o ir on the H isto ry o f
the Library by F . S a x l, L o n d r e s , T h e W a r b u r g I n s titu te , 1 9 7 0 .
— , Syinbolic Images : Studies in the A r t o f the Renaissance, L o n d re s , P h a id o n ,
1972.
G o o d m a n , N e ls o n , « S e v e n S tr ic tu re s o n S im ila rity » , in L a w r e n c e F o s te r
e t J o e W il li a m S w a n s o n (d ir.), E xpérience a n d T heory, A m h e r s t (M ass.),
U n iv e r s ity o f M a s s a c h u s e tts P re s s, 1 9 7 0 , p . 1 9 -2 9 .
— , Languages o f A r t : A n A pproach to a T h eo ry o f Sym b o ls, 2 e é d ., I n d ia n a -
p o lis (In d .), H a c k e t t P u b li s h i n g C o m p a n y , 1 9 7 6 .
G o o d y , J a c k , « C iv ilis a tio n d e l ’é c r i tu r e e t c la s sific a tio n , o u l ’a r t d e j o u e r
s u r les ta b le a u x » , A c te s de la recherche en sciences sociales, v o l. 2 , n ° 1,
1 9 7 6 , p . 8 7 -1 0 1 .
G o p n i k , A lis o n , e t M e l t z o f f , A n d r e w N . , W ords, T h oughts, a n d Théo ries,
C a m b r i d g e (M ass.), M I T P re s s, 1 9 9 7 .
G r a b a r , A n d r é , L es Voies de la création en iconographie chrétienne, A n tiq u ité
et M o y e n A g e, P a ris, F la m m a r io n , 1 9 7 9 .
G r a b a r , O le g , T h e M éd ia tio n o f O rn a m e n t, P r i n c e t o n ( N . J .) , P r i n c e to n
U n iv e r s ity P re s s, 1 9 9 2 .
G r a b u r n , N e l s o n H . H . , « F r o m A e s th e tic s to P r o s th e ti c s a n d B a c k :
M a te ria ls , P e r f o r m a n c e a n d C o n s u m e r s in C a n a d ia n I n u i t S c u lp tu r a l
A rts ; o r , A lf r e d G e l l in t h e C a n a d i a n A r c ti c », in M i c h è l e C o q u e t ,
B r ig itte D e r l o n e t M o n i q u e J e u d y - B a l li n i (d ir.), L es C ultures à l ’œuvre.
R encontres en art, P a ris, A d a m B ir o - E d i ti o n s d e la M a is o n d e s sc ie n c e s
d e l ’h o m m e , 2 0 0 5 , p . 4 7 - 6 2 .
G r a n e t , M a r c e l, L a Pensée chinoise (1 9 3 4 ), P a ris, A lb in M ic h e l, 1 9 6 8 .
G r e e n b e r g , C le m e n t, « M o d e r n is t P a in tin g » , A r ts Yearbook, v o l. 4 , 1 9 6 1 ,
p. 1 0 1 -1 0 8 .
G r i m a u d , E m m a n u e l, D ie u x et robots. L es théâtres d ’a u tom ates divins de
B o m b a y, A p t, L ’A r c h a n g e M i n o t a u r e , 2 0 0 8 .
— e t P a r é , Z a v e n , L e J o u r où les robots mangeron t des p o m m es. C onversa­
tions avec un androïde, P a ris, P e tr a , 2 0 1 1 .
G r o u p e p (F ra n c is E d e lin e , J e a n - M a r i e K lin k e n b e r g , P h ilip p e M i n g u e t) ,
Traité du signe visuel. P o u r une rhétorique de l ’image, P a ris , S e u il, 1 9 9 2 .
LES F O R M E S D U VI SI BLE

G r u z i n s i c i , S e rg e , L ’A ig le et la Sibylle. Fresques indiennes du M e x iq u e , P a ris,


I m p r im e r i e n a tio n a le , 1 9 9 4 ,
G u é d o n , M a r ie - F r a n ç o is e , « A n I n t r o d u c t i o n to T s im s h ia n W o r l d V ie w
a n d Its P ra c titio n e rs » , in M a r g a r e t S e g u in (d ir.), T h e T sim sh ia n : Images o f
the Past, V iew sfo r the Present, V a n c o u v e r , U n iv e r s ity o f B r i ti s h C o lu m b ia
P ress, 1 9 8 4 , p . 1 3 7 -1 5 9 .
G u i c h a r d , C h a r lo t te , L a G riffe du peintre. L a valeur de l ’art ( 1 7 3 0 - 1 8 2 0 ) ,
P a ris, S e u il, 2 0 1 8 .
G u n n , R o b e r t G ., D o u g l a s , L e ig h C ., e t W h e a r , R a y L ., « W h a t B ir d Is
T h a t ? I d e n tif y in g a P r o b a b le P a in t in g o f G enyornis new toni i n W e s t e r n
A r n h e m L a n d » , A u stra lie n A rchaeology, v o l. 7 3 , 2 0 1 1 , p . 1 -1 2 .
G u s s , D a v id M ., T o W e a v e a n d S in g : A r t, S y m b o l a n d N a rra tiv e in the
S o u th A m erica n R ainforest, B e r k e le y - L o s A n g e le s (C a lif.), U n iv e r s ity o f
C a lif o r n ia P re ss, 1 9 8 9 .
G u t h r i e , S t e w a r t E ., Faces in the C lo u d s : A N e w T h e o ry o f R e lig io n ,
N e w Y o r k (N . Y .) - O x f o r d , O x f o r d U n iv e r s ity P re s s, 1 9 9 3 .
G u t i e r r e z - C h o q u e v i l c a , A n d r é a - L u z , « S is y a w a y tii ta ra w a ytii: siffle ­
m e n ts s e r p e n tin s e t a u tre s v o ix d ’e sp rits d a n s le c h a m a n is m e q u e c h u a
d u h a u t P a sta z a ( A m a z o n ie p é r u v i e n n e ) », Jo u rn a l de la Société des améri-
canistes, v o l. 9 7 , n ° 1, 2 0 1 1 , p . 1 7 9 - 2 2 1 .
H a d d a d , E lise , L e B ien à l ’épreuve du m al. A p artir du ty m p a n de B eaulieu-
sur-D ordogne, adversité apocalyptique et image analogiste, th è s e d e d o c to r a t,
E H E SS, 2019.
H a d d o n , A lfr e d C ., E v o lu tio n in A r t, as Illustrated by the L ife-H isto ries o f
D esigns, L o n d r e s , W a lt e r S c o tt, 1 8 9 5 .
H a g e , P e r , « A u s tr o n e s ia n C h ie f s : M e t a p h o r i c a l o r F r a c ta l F a th e r s ? » ,
Journal o f the R o y a l Anthropological Institute, v o l. 4 , n ° 4 , 1 9 9 8 , p . 7 8 6 -7 8 9 .
H a g e n , M a r g a r e t A ., Varieties o f R e a lism : G eom etries o f R epresen ta tio n a l
A r t, C a m b r id g e , C a m b r id g e U n iv e r s ity P re ss, 1 9 8 6 .
H a l p i n , M a ijo r ie M ., T h e Tsim shian Crest System : A S tu d y Based on M uséum
Specim ens a n d the M a riu s Barbeau a n d W illia m B eyn o n F ield N o te s, th è s e
d e d o c to r a t, U n iv e r s ity o f B r i t i s h C o lu m b ia , 1 9 7 3 .
H a m a y o n , R o b e r t e , L a C hasse à l ’âm e. E squisse d ’u n e théorie du cham a­
nism e sibérien, N a n t e r r e , S o c ié té d ’e th n o l o g ie , 1 9 9 0 .
H a m p a t é B a , A m a d o u , « L a n o t i o n d e p e r s o n n e e n A f r iq u e n o ir e » , in
L a N o tio n de personne en A friq u e noire, P a ris, E d itio n s d u C N R S , 1 9 7 3 ,
p . 1 8 1 -1 9 2 .
H a t t , G u d m u n d , « A rc tic S k in C l o t h i n g in E u ra s ia a n d A m e r i c a : A n
E th n o g r a p h i e S tu d y » (1 9 1 4 ), A rctic A n th ro p o lo g y , v o l. 5 , n ° 2 , 1 9 6 9 ,
p . 1 -1 3 2 .
BIBL IO GR AP HI E GENERALE

H a w k e s , E r n e s t W il li a m , T h e Labrador E s k im o , O tt a w a , G o v e r n m e n t
P rin tin g B u re a u , 1916.
H e g e l , G e o r g W i l h e l m F r i e d r i c h , E sth é tiq u e ( 1 8 3 2 ) , tr a d . fr. S a m u e l
J a n k é lé v itc h , P a ris , F la m m a r io n , 1 9 7 9 .
H e n s h i l w o o d , C h r i s t o p h e r S ., d ’E r r i c o , F ra n c e s c o , R o y d e n , Y a te s, et
a l , « E m e r g e n c e o f M o d e r n H u m a n B e h a v io r : M id d le S to n e A g e E n g r a -
v in g s fr o m S o u th A frica» , Science, v o l. 2 9 5 , n ° 5 5 5 8 , 2 0 0 2 , p. 1 2 7 8 -1 2 8 0 .
H e s s e , H e r m a n n , « P e tit p o r tr a it b io g r a p h iq u e » , Fontaine, n ° 57, 1 9 4 6 -1 9 4 7 ,
p. 7 0 9 -7 2 5 . •
H e s s e l , I n g o , I n u it A r t : A n Introduction, L o n d re s , B ritis h M u s é u m P re ss,
1998.
H i l d e b r a n d , A d o lf, L e Problèm e de la fo r m e dans les arts plastiques ( 1 8 9 3 ) ,
tra d . fr. E lia n e B e a u fils , P a r i s - B u d a p e s t - T u r i n , L ’H a r m a t ta n , 2 0 0 2 .
H o c q u e n g h e m , A n n e M a r ie , Iconografîa M ochica, L im a , F o n d o E d ito r ia l
d e la P o n tif ic ia U n iv e r s id a d C a tô lic a d e l P e r û , 1 9 8 7 .
H o l m , B ill, N orthw est C oast Indian A r t: A n A n a lysis ofF orin, S eattle (W a sh .),
U n iv e r s ity o f W a s h i n g to n P re s s, 1 9 6 5 .
H o l m e s , S a n d ra L e B r u n , Yiraw ala : A r tis t and M a n , B ris b a n e , J a c a r a n d a
P re ss, 1 9 7 2 .
H o r i , I c h i r o , « S e l f - M u m m i f i e d B u d d h a s in J a p a n : A n A s p e c t o f th e
S h u g e n - d ô (“ M o u n t a i n A s c e tis m ” ) S e c t» , H isto ry o f R eligions, v o l. 1,
n° 2, 1962, p. 2 2 2 -2 4 2 .
H o w e l l , S ig n e , « N a t u r e i n C u l t u r e o r C r tltu r e in N a t u r e ? C h e w o n g
Id e a s o f “ H u m a n s ” a n d O t h e r S p e c ie s », in P h ilip p e D e s c o la e t G isli
P â ls so n (d ir.), N a tu re and S o ciety: A nthropolùgical Perspectives, L o n d re s ,
R o u tle d g e , 1 9 9 6 , p. 1 2 7 -1 4 4 .
H o w i t t , A lfre d W . , T h e N a tiv e Tribes o f S o u th -E a s t A u stra lie , L o n d re s ,
M a c m illa n , 1 9 0 4 .
I n g o l d , T im , « T o te m is m , A n im is m , a n d th e D e p i c t i o n o f A n im a is » , in
M a r k e tta S e p p alâ , J a r i- P e k k a V a n h a la e t L in d a W e in tr a u b (d ir.), A n im a l,
A n im a , A n im u s , P o r i, F R A M E - P o r i A r t M u s é u m , 1 9 9 8 , p . 1 8 1 - 2 0 7 .
I n s t a l l é , H e n r i , « L e tr ip t y q u e M é r o d e : é v o c a t io n m n é m o n i q u e d ’u n e
f a m ille d e m a r c h a n d s c o lo n a is , r é f u g ié e à M a lin e s » , H a n d elin g en va n
de K o n in k l jk e K rin g voor O u d h e id k u n d e , Letteren en K u n s t van M echelen,
v o l. 9 6 , n ° 1, 1 9 9 2 , p . 5 5 - 1 5 4 .
I v i n s J r . , W il li a m M ., O n the R a tio n a liza tio n o f Sig h t, w ith an E x a m in a tio n
o fT h r e e R enaissance T e x ts on Perspective, N e w Y o r k (N . Y .), M e t r o p o ­
lita n M u s é u m o f A rt, 1 9 3 8 .
J a k o b s o n , R o m a n , E ssais de linguistique générale, tra d . fr. N ic o la s R u w e t ,
P a ris, M i n u it , 1 9 6 3 .

709
LES F O R M E S D U VI SI BLE

J a m e s , W il li a m , T h e Principles o f P sychology, t. 1, N e w Y o r k (N . Y .) ,
H e n ry H o lt, 1918.
J a n s s e n , H a n s , e t J o o s t e n , J o o p M . (d ir.), M o n d ria n , de 1 8 9 2 à 1 9 1 4 .
L es chem ins de l ’abstraction, P a ris, M u s é e d ’O r s a y - R é u n i o n d e s m u s é e s
n a ti o n a u x , 2 0 0 2 .
J o c h e l s o n , W a ld e m a r , T h e K o r y a k : M a teria l C u ltu re a n d Social O rgani-
za tio n , L e y d e - N e w Y o r k (N . Y .), B r ill- S te c h e r t, 1 9 0 5 .
J u l l i e n , F ra n ç o is , L a grande image n ’a p a s d é fo rm é , P a ris, S e u il, 2 0 0 3 .
K a p fe r e r , B ru c e , A Célébration o f D ém o n s : E xorcism a n d the A esthetics o f
H ealing in Sri L a n ka , B lo o m in g to n (In d .), In d ia n a U n iv e r s ity P ress, 1 9 8 3 .
K a r a d i m a s , D im i tr i, « L e m a s q u e d e la r a ie : é tu d e e t h n o - a s t r o n o m i q u e
d e l ’ic o n o g r a p h ie d ’u n m a s q u e r itu e l m ira n a » , L ’H o m m e , n ° 1 6 5 , 2 0 0 3 ,
p. 1 7 3 -2 0 4 .
— , « V o ir u n e c h e n ille , d e ss in e r u n s e r p e n t à p lu m e s . U n e re le c tu r e a n a lo ­
g iq u e d e l ’h y b r id ité e t d es ê tre s im a g in a ire s e n M é s o a m é r iq u e p ré h is p a ­
n iq u e », J o u rn a l de la Société des américanistes, v o l. 1 0 0 , n ° 1, 2 0 1 4 , p . 7 - 4 3 .
— , « C a s s e - tê te c a rib e , j e u d ’im a g e s. A n a ly se s ic o n o g r a p h iq u e s d es m o tifs
d e s m a s su e s circum -c a rib e s, d e s c ie ls - d e - c a s e w a y a n a e t d e s v a n n e rie s
y e k u a n a » , L ’H o m m e , n ° 2 1 4 , 2 0 1 5 a , p . 3 7 - 7 4 .
— , « L ’a n t i - c h i m è r e o u la c h im è r e sans P r in c ip e » , E th n o g r a p h i q u e s .o r g ,
s e p te m b r e 2 0 1 5 b .
— , « T h e N i n a - N i n a , t h e D e v il a n d O r u r o : T h e O r ig in s o f a D i a b o -
lic a l F ig u r e » , Indiana, v o l. 3 2 , 2 0 1 5 c , p . 2 3 - 4 5 .
K a r i m , W a z i r - J a h a n , M a ’ B e tisé k C o n cep ts o f L iv in g T h in g s , L o n d r e s ,
A lth o n e P re ss, 1 9 8 1 .
K a r s t e n , R a f a ë l, B lood R evenge, W a r a n d Victory Feasts am ong the Jibaro
Indian s o fE a s te r n Ecuador, W a s h i n g to n (D . C .) , G o v e r n m e n t P r i n ti n g
O ffic e , 1 9 2 3 .
— , T h e H e a d -H u n te rs o f W estern A m a z o n a s : T h e L ife a n d C u ltu re o f the
Jibaro In d ia n s o fE a ste rn Ecuador a n d Peru, H e ls in k i, S o c ie ta s s c ie n tia r u m
fe n n ic a , 1 9 3 5 .
K a u f m a n n , C h r is tia n (d ir.), « R a rrk », J o h n M a w u rn d ju l : J o u rn e y through
T im e in N o rth ern A u stra lia , B e la ir, C r a w f o r d H o u s e P u b lis h in g , 2 0 0 5 .
K im b e r , R i c h a r d G ., « P o litic s o f th e S e c r e t i n C o n t e m p o r a r y W e s t e r n
D e s e r t A r t» , in C h r is to p h e r A n d e r s o n (d ir.), Politics o f the Secret, S y d n e y ,
U n iv e r s ity o f S y d n e y , 1 9 9 5 , p . 1 2 3 - 1 4 2 .
K i n d l , O liv ia , L a jlcara huichola. U n microcosmos mesoamericano, M e x ic o ,
I n s tit u to N a c io n a l d e A n tr o p o l o g ia e H is t o r ia - U n i v e r s i d a d d e G u a d a -
lajara, 2 0 0 3 .
BIBL IO GR AP HI E GÉNÉRALE

— , « L ’a rt d u n ie r ik a c h e z les H u i c h o l d u M e x iq u e . U n “ in s tr u m e n t p o u r
v o i r ” », in M i c h è le C o q u e t , B r ig itte D e r l o n e t M o n i q u e J e u d y - B a llin i
(d ir.), L es C ultures à Vœuvre. Rencontres en art, P a ris, A d a m B ir o - É d itio n s
d e la M a is o n d e s s c ie n c e s d e l ’h o m m e , 2 0 0 5 , p . 2 2 5 - 2 4 8 .
— , « L e c o n c e p t d e “ fo r m e s y m b o liq u e ” : u n o u til d ’analy se p o u r l ’a n th r o ­
p o lo g i e d e l ’a r t? » , A c te s B r a n ly .r e v u e s .o r g , 2 8 j u i l l e t 2 0 0 9 .
K lee, P a u l, Théorie de l’art m oderne (1 9 5 6 ), tra d . fr. P ie r r e - H e n r i G o n th ie r ,
P a ris, D e n o ë l, 1 9 7 1 .
K lotz, H e in r i c h , « F o r m e n d e r A n o n y m it â t u n d d e s In d iv id u a lis m u s in
d e r K u n s t d e s M itte la lte rs u n d d e r R e n a is s a n c e » , G esta, v o l. 15 , n ° 1 -2 ,
1976, p. 3 0 3 -3 1 2 .
K o pen a w a , D a v i, e t A l b e r t , B ru c e , «L es a n c ê tre s a n im a u x » , in Yanom am i,
l ’esprit de la fo rêt, P a ris, F o n d a ti o n C a r ti e r p o u r l ’a rt c o n te m p o r a in - A c te s
S ud, 1993, p. 6 7 -8 7 .
— , L a C h u te du ciel. Paroles d ’u n cham an ya n o m a m i, P a ris , P io n , 2 0 1 0 .
K u pk a , K a re l, Peintres aborigènes d ’A u stra lie, P a ris , S o c ié té d es o c é a n is te s ,
1972.
K utscher, G e r d t, N ordperuanische G efassmalereien des M oche-Stils, M u n i c h ,
C .H . B eck, 1983.
L a brusse, R é m i, e t M unck , J a c q u e lin e , « D e r a in in L o n d o n (1 9 0 6 -1 9 0 7 ):
L e tte rs a n d S k e tc h b o o k » , T h e B u rlin g to n M a g a zin e , v o l. 1 4 6 , n ° 1 2 1 3 ,
2 0 0 4 , p. 2 4 3 -2 6 0 .
L a g r o u , E ls, A f l u i d e z da fo r m a : a rte, alteridade e agência em um a sociedade
am azônica (K a xin a w a , A cre), R i o d e J a n e i r o , T o p B o o k s , 2 0 0 7 .
L a n e y r ie - D agen, N a d e ije , L ’In v e n tio n de la nature. L es quatre élém ents à la
R enaissance ou le pein tre prem ier savant, P a ris, F la m m a r io n , 2 0 1 0 .
L a r s o n , S h a w n E ., « T a x o n o m i e R e - E v a l u a t i o n o f t h e J a g u a r » , Z o o
Biology, v o l. 16, n ° 2 , 1 9 9 7 , p . 1 0 7 - 1 2 0 .
L a r u e , A n n e , « D e Y U t pictura poesis à la fu s io n r o m a n ti q u e d es a rts» , in
J o ë l le C a u llie r (d ir.), L a S y n th è se des arts, V i l l e n e u v e - d ’A sc q , P re sse s
d u S e p te n t r i o n , 1 9 9 8 , c h a p . 3.
L a t o u r , B r u n o , N o u s n ’avo n s ja m a is été m odernes. E ssa i d ’anthropologie
sym étrique, P a ris, L a D é c o u v e r t e , 1 9 9 1 .
L a t s a n o p o u l o s , N ic o la s , e t G o epfert, N ic o la s , « U n m é la n g e d es g e n re s
p lu s q u ’o rd in a ire : p a n o ra m a d e l ’h y b rid ité h o m m e - a n im a l e n M é s o a m é -
r i q u e e t d a n s le s A n d e s » , in P a s c a le L in a n t d e B e lle f o n d s e t A g n è s
R o u v e r e t (d ir.), L ’H o m m e -a n im a l dans les arts visuels. Im age et créatures
hybrides dans le tem ps et dans l ’espace, P a ris , L e s B e lle s L e ttre s - P r e s s e s
u n iv e r s ita ir e s d e P a ris N a n t e r r e , 2 0 1 7 , p . 5 0 - 6 1 .
LES F O R M E S D U VI SI BLE

L a u g r a n d , F ré d é r ic , e t O o s t e n , J a r ic h G ., « W h e n T o y s a n d O r n a m e n t s
C o r n e I n to P la y : T h e T ra n s f o rm a tiv e P o w e r o f M in ia tu r e s in C a n a d ia n
I n u i t C o s m o lo g y » , M u sé u m A n th ro p o lo g y, v o l. 3 1 , n ° 2 , 2 0 0 8 , p . 6 9 - 8 4 .
L a y t o n , R o b e r t H ., « T h e C u lt u r a l C o n t e x t o f H u n t e r - G a t h e r e r R o c k
A r t» , M a n , v o l. 2 0 , n ° 3 , 1 9 8 5 , p . 4 3 4 - 4 5 3 .
— , « T r a d itio n a l a n d C o n t e m p o r a r y A r t o f A b o r ig in a l A u s tr a lia : T w o
C a s e S tu d ie s » , in J e r e m y C o o t e e t A n t h o n y S h e lt o n ( d ir.), A n th r o ­
pology, A r t, and A esthetics, O x f o r d , C la r e n d o n P re ss, 1 9 9 2 , p . 1 3 7 -1 5 9 .
L e B l é v e c , D a n ie l, e t G i r a r d , A la in , « L e C o u ro n n e m e n t de la Vierge
d ’E n g u e r r a n d Q tia r to n . N o u v e lle a p p ro c h e » , C om ptes rendus des séances de
l’A cadém ie des Inscriptions et Belles-Lettres, v o l. 1 3 5 , n ° 1, 1 9 9 1 , p . 1 0 3 -1 2 6 .
L e a c h , E d m u n d , « L e v e ls o f C o m m u n i c a t i o n a n d P r o b le m s o f T a b o o in
th e A p p r é c ia t io n o f P r im itiv e A r t» , in A n t h o n y F o r g e (d ir.), P rim itive
A r t and Society, L o n d r e s , O x f o r d U n iv e r s ity P re ss, 1 9 7 3 , p . 2 2 1 - 3 4 .
L e a c h , E le a n o r W in s o r , T h e R hetoric o f Space : Literary a n d A rtistic R ep ré­
sentation o f Landscape in R epublican and A u g u sta n R o m e , P r i n c e to n (N . J .) ,
P r i n c e t o n U n iv e r s ity P re ss, 1 9 8 8 .
L e f e b v r e , H e n r i , C ritique de la vie quotidienne II. F ondem ents d ’une socio­
logie de la quotidienneté, P a ris, L ’A r c h e , 1 9 6 1 .
L e r o i - G o u r h a n , A n d r é , L e G este et la Parole. Technique et langage, t. 1,
P a ris, A lb in M ic h e l, 1 9 6 4 .
— , Préhistoire de l ’art occidental, P a ris, M a z e n o d , 1 9 6 5 .
L e s s i n g , G o t t h o l d E p h r a im , Laocoon, ou D e s frontières de la p ein tu re et de la
poésie (1 7 6 6 ), trad . fr. A . C o u r ti n re v u e e t c o rrig é e , P aris, H e r m a n n , 1990.
L é v i - S t r a u s s , C la u d e , Tristes tropiques, P a ris, P io n , 1 9 5 5 .
— , A nthropologie structurale, P a ris, P io n , 1 9 5 8 .
— , L a Pensée sauvage, P a ris, P io n , 1 9 6 2 a .
— , L e T o tém ism e a u jourd’h u i, P a ris, P U F , 1 9 6 2 b .
— , L a Voie des m asques, G e n è v e , A lb e r t S k ira , 1 9 7 5 .
— , « M a is o n » , in M i c h e l Iz a rd , P ie r r e B o n t é et al. (d ir.), D ictionnaire de
l ’ethnologie et de l’anthropologie, P a ris, P U F , 1 9 9 1 .
L i d o v a , M a r ia , « T h e A r t i s t ’s S i g n a t u r e i n B y z a n t i u m : S ix I c o n s b y
Io a n n e s T o h a b i in S in ai M o n a s te r y (1 l th- 1 2 th C e n tu r y ) », Opéra. N o m in a .
H istoriae, v o l. 1, p . 7 7 - 9 8 .
L ô p e z A u s t i n , A lf r e d o , T h e H u m a n B o d y a n d Ideology : C oncepts o f the
A n c ie n t N a h u a s, S a it L a k e C it y ( U ta h ) , U n iv e r s ity o f U t a h P re s s, 1 9 8 8 .
L o r b l a n c h e t , M i c h e l , A r t p a riéta l. G ro ttes ornées du Q u ercy, R o d e z ,
Le R o u erg u e, 2010.
L ô w y , E m a n u e l, D ie Naturwiedergabe in der àlteren griechischen K u n st, R o m e ,
V e r la g v o n L o e s c h e r, 1 9 0 0 .
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

L u m h o l t z , C a ri, « S y m b o lis m o f t h e H u i c h o l In d ia n s » , M a n o irs o f the


A m erican M u sé u m o fN a tu r a l H isto ry, v o l. 3 , n ° 1, 1 9 0 0 , p . 1 -2 2 8 .
L u n a , L u is E d u a r d o , e t A m a r i n g o , P a b lo , A yahuasca Visions : T h e Religious
Iconography o f a P e ru via n S h a m a n , B e r k e l e y ( C a lif.), N o r t h A tla n t ic
B o o k s, 1991.
M a c p h e r s o n , C ra w fo rd B ro u g h , L a Théorie politique de l’individualisme possessif
de H obbes à Locke (1 9 6 2 ), tra d . fr. M i c h e l F u c h s, P aris, G a llim a rd , 1 9 7 1 .
M a l a m o u d , C h a rle s , « L es m o r ts sans v is a g e s : r e m a r q u e s s u r l ’id é o lo g ie
f u n é r a i r e d a n s le B r a h m a n i s m e » , in G h e r a r d o G n o li e t J e a n - P i e r r e
V e r n a n t (d ir.), L a M o rt, les morts dans les sociétés anciennes, C a m b r i d g e -
P a ris, C a m b r id g e U n iv e r s ity P r e s s - É d itio n s d e la M a is o n d es sc ie n c e s
d e l ’h o m m e , 1 9 8 5 , p . 4 4 1 - 4 5 3 .
M a l i n , E d w a r d , N o rth w e st C o a st In d ia n P a in tin g : H o u se Fronts a n d Interior
Screens, P o r t la n d ( O r .) , T i m b e r P re ss, 1 9 9 9 .
M a l l e r y , G a r r i c k , « P i c t u r e - w r i t i n g o f t h e A m e r i c a n I n d i a n s » , in
J . W . P o w e l l ( d ir .) , T e n th A n im a l R e p o r t o f the B u rea u o f E th n o lo g y ,
Sin ith so n ia n In stitu tio n ( 1 8 8 8 - 1 8 8 9 ) , W a s h i n g to n D . C ., G o v e r n m e n t
P r i n ti n g O ffic e , 1 8 9 3 , p . 4 - 2 2 2 .
M a n d e l b r o t , B e n o î t , « H o w L o n g Is t h e C o a s t o f B r it a in ? S ta tis tic a l
S e lf -S im ila rity a n d F r a c tio n a l D im e n s io n » , Science, v o l. 1 5 6 , n ° 3 7 7 5 ,
1967, p. 6 3 6 -6 3 8 .
— , Les O bjets fractals. Forme, hasard et dim ension, P a ris, F la m m a r io n , 1 9 7 5 .
M a n d r e s s i , R a f a ë l , « Im a g e s , i m a g i n a t i o n e t i m a g e r i e m é d ic a le s », in
C h r is tia n J a c o b (d ir.), L es L ie u x de savoir 2 . Les M a in s de l ’intellect, P a ris,
A lb in M ic h e l, 2 0 1 1 , p . 6 4 9 - 6 7 0 .
M a n n o n i , O c ta v e , « “J e sais b i e n . . . m a is q u a n d m ê m e ” . L a c ro y a n c e » ,
L es T em ps modernes, n ° 2 1 2 , 1 9 6 4 , p . 1 2 6 2 - 1 2 8 6 .
M a r i n , L ouis, E tudes sémiologiques. Ecritures, peintures, Paris, K lin ck sieck , 1971.
M a r i o n , J e a n - L u c , « F r a g m e n ts s u r l ’id o le e t l ’ic ô n e » , R e v u e de m éta p h y ­
sique et de morale, v o l. 8 4 , n ° 4 , 1 9 7 9 , p . 4 3 3 - 4 4 5 .
M a r m o n t e l , J e a n - F r a n ç o i s , E lé m e n ts de littérature ( 1 7 8 7 ) , é d . S o p h ie
L e M é n a h è z e , P a ris, D e s jo n q u è r e s , 2 0 0 5 .
M a r t i n , N a sta ssja , L es A m e s sauvages. Face à l ’Occident, la résistance d ’un
peu p le d ’A la sk a , P a ris , L a D é c o u v e r t e , 2 0 1 6 .
M a t t h e w s , W illia m , « O n to lo g y w i t h C h in e s e C h a ra c te ris tic s : H o m o lo g y
as a M o d e o f I d e n tif ic a tio n » , H a u :J o u rn a l o f E thnographie Theory, v o l. 7,
n ° 1, 2 0 1 7 , p . 2 6 5 - 2 8 5 .
M a u r e r , E v a n , « D a d a e t s u r ré a lis m e » , in W illia m R u b i n (d ir.), L e P rim i­
tivism e dans l’art du X X e siècle : les artistes modernes devant l ’art tribal, P aris,
F la m m a r io n , 1 9 8 7 , p . 5 3 5 - 5 9 4 .

713
LES F O R M E S D U VI SIBLE

M a u s s , M a r c e l, Sociologie et anthropologie, P a ris, P U F , 1 9 5 0 .


— , Œ u vres 2 . R eprésentations collectives et diversité des civilisations, P a ris ,
M i n u it , 1 9 7 4 .
M a u z é , M a r ie , « R iv a g e s to t é m iq u e s » , S ystèm es de pensée en A friq u e noire,
n ° 15, 1 9 9 8 , p . 1 2 7 - 1 6 8 .
M e g g i t t , M e r v y n J ., Desert People : A S tu d y o f the W albiri Aborigines o f Central
A u stra lia , C h ic a g o (I ll.) -L o n d re s , U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re s s, 1 9 6 5 .
M e i s s , M illa rd , a v e c l ’assistan ce d e S h a r o n O f f D u n la p S m ith e t E liz a b e th
H . B e a ts o n , French P a in tin g in the T im e o f je a n de B erry : T h e Lim bourgs
a n d T h e ir C ontem poraries, N e w Y o r k ( N . Y .) , G e o r g e B r a z i l l e r - T h e
P ie r p o n t M o r g a n L ib ra ry , 1 9 7 4 .
M e r l e a u - P o n t y , M a u r ic e , L ’Œ il et l ’E sprit, P a ris, G a llim a r d , 1 9 6 4 .
M é r o t , A la in , « N ic o la s P o u s s in e t la n o t i o n d e n a tu r e », L e Fablier. R e v u e
des A m is de Je a n de L a F ontaine, n ° 1 6 , 2 0 0 5 , p . 1 1 -1 5 .
— , D u paysage en pein tu re dans l ’O ccident moderne, P a ris, G a llim a r d , 2 0 0 9 .
M i c h a u d , P h il ip p e - A l a in , A b y W arburg et l ’im age en m o u vem en t, P a ris,
M a c u la , 1 9 9 8 .
M i t c h e l l , W . J . T h o m a s , W lia t D o Pictures W a n t ? T h e L ives and Loves
o f Im ages, C h ic a g o ( I ll.) -L o n d re s , U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re s s, 2 0 0 5 .
M o r g a g n i , S im o n e , e t C h e v a l i e r , J e a n - M a r i e , « I c o n i c it é e t re s s e m ­
b la n c e : u n e r e m o n t é e s é m io tiq u e a u x s o u rc e s d e la c o g n it io n » , Intel-
lectica, v o l. 5 8 , n ° 2 , 2 0 1 2 , p . 9 1 - 1 7 1 .
M o r i , M a s a h ir o , « L a v a llé e d e l ’é tr a n g e » (1 9 7 0 ), G radhiva, n ° 1 2 , 2 0 1 2 ,
p. 2 6 -3 3 .
— , T h e B u d d h a in the R o b o t: A R o b o t E n g in eer’s T h o u g h ts on Science and
R eligio n (1 9 7 4 ), tra d . a n g l. C h a rle s S. T e r r y , T o k y o , K o s e i P u b lis h in g ,
1981.
M o r p h y , H o w a r d , A ncestral C onnections : A r t a n d an A b o rig in a l S y ste m o f
K now ledge, C h ic a g o (I ll.) -L o n d re s , U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re s s, 1 9 9 1 .
— , « F r o m D u ll to B r illia n t: T h e A e s th e tic s o f S p ir itu a l P o w e r a m o n g
th e Y o ln g u » , m j e r e r n y C o o t e e t A n t h o n y S h e lto n (d ir.), A n th ro p o lo g y,
A r t, a n d A esthetics, O x f o r d , C la r e n d o n P re ss, 1 9 9 2 , p . 1 8 1 - 2 0 8 .
M o r r i s , C h a rle s W . , Signs, Language, a n d Behavior, N e w Y o r k (N . Y .),
P r e n t ic e H a ll, 1 9 4 6 .
M o u n t f o r d , C h a rle s P . (d ir.), Records o f the A m erica n -A u stra lia n Scientific
E x p é d itio n to A r n h e m L a n d 1 : A r t, M y t h a n d S y m b o lism , M e l b o u r n e ,
M e l b o u r n e U n iv e r s ity P re ss, 1 9 5 6 .
M u n n , N a n c y D ., W albiri Iconography : G raphie R eprésentation a n d C u ltu ra l
Sym bolism in a C entral A u stra lia n Society, C h ic a g o (111.), U n iv e r s ity o f
C h ic a g o P re ss, 1 9 7 3 .

714
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

M y e r s , F r e d R . , « A e s th e tic s a n d P r a c tic e : A L o c a l A rt H is to r y o f
P i n t u p i P a i n t i n g » , in H o w a r d M o r p h y e t M a r g o S m i th B o le s ( d ir .) ,
A r tfr o m the L a n d : D ia lo g u es w ith the K lu g e -R u h e C ollection o f A u str a lia n
A b o rig in a l A r t, C h a r l o t t e s v i l l e (V a .), U n i v e r s i t y o f V ir g i n ia , 1 9 9 9 ,
p. 2 1 9 -2 5 9 .
— , P a in tin g C u ltu re : T h e M a k in g o f an A b o rig in a l H ig h A r t, D u r h a m
(N . C .) , D u k e U n iv e r s ity P re s s, 2 0 0 2 .
N a n c y , J e a n - L u c , L e R egard du portrait, P a ris, G a lilé e , 2 0 0 0 .
N a s h , J u n e , « T h e D e v il in B o li v ia ’s N a tio n a l iz e d T i n M in e s » , Science
& Society, v o l. 3 6 , n ° 2 , 1 9 7 2 , p . 2 2 1 - 2 3 3 .
N e l s o n , E d w a r d W illia m , T h e E sk im o about B ering S tra it: E x tra c tfro m the
E ighteenth A n n u a l R ep o rt o f the B ureau o f A m erican E thnology, W a s h in g to n
(D . C .) , G o v e r n m e n t P r i n t i n g O ffic e , 1 9 0 0 .
N e l s o n , R i c h a r d K ., M a k e Prayers to the R a ven : A K o y u k o n V iew o f the
N orthern Forest, C h ic a g o (111.), U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re ss, 1 9 8 3 .
N e u r a t h , J o h a n n e s , « S im u lta n é ité d e v is io n s : le nierika d a n s les ritu e ls
e t l ’a rt d e s H u ic h o ls » , in P h il ip p e D e s c o la (d ir.), L a Fabrique des images.
Visions du m onde et fo rm e s de la représentation, P a ris, S o m o g y - M u s é e d u
q u a i B ra n ly , 2 0 1 0 , p . 2 0 5 - 2 1 3 .
— e t J âuregui, J é s u s (d ir.), Fiesta, literatura y m agia en el N a y a rit. E n sa yo s
sobre coras, huicholes y m exicaneros de K o n ra d T h eo d o r Preuss, M e x i c o ,
I n s titu to N a c io n a l I n d i g e n is t a - C e n tr o F ra n c é s d e E s tu d io s M e x ic a n o s
y C e n tr o a m e r i c a n o s , 1 9 9 8 .
N e w m a n , B a r n e tt , Selected W ritin g s a n d Interview s, N e w Y o r k (N . Y .) ,
K n o p f, 1990.
N i c k e l , H e l m u t , « T h e M a n B e s id e th e G â te » , T h e M etropolitan M u sé u m
o f A r t B ulletin, v o l. 2 4 , n ° 8 , 1 9 6 6 , p . 2 3 7 - 2 4 4 .
N i c o d , J e a n , F oundations o f G eo m etry a n d In d u ctio n : C o n ta in in g G eom etry
in a S en sib le W o r ld a n d the L ogical P roblem o f In d u c tio n , w ith Préfacés
by B ertrand R u sse ll a n d A n d r é L a la n d e, L o n d r e s , K e g a n P a u l - T r e n c h ,
T rü b n e r & C o , 1930.
N o r d e n s k i ô l d , E r l a n d , P ic tu re -W ritin g a n d O th e r D o c u m e n ts b y N é le ,
P a ra m o u n t C h i e f o f th e C u n a In d ia n s a n d R e u b e n P é re z K a n tu le , H is
Secretary, G ô te b o r g , E la n d e r s B o k tr y c k e r i A k tie b o la g , 1 9 2 8 .
O ’C o n n o r , F ra n c is V ., Jackson Pollock, N e w Y o r k (N . Y .), M u s é u m o f
M o d e m A rt, 1 9 6 7 .
O b e y e s e k e r e , G a n a n a th , « T h e R it u a l D ra m a o f th e S a n n i D é m o n s :
C o lle c tiv e R e p r é s e n t a ti o n s o f D is e a s e i n C e y lo n » , C o m parative Stu d ies
in Society and H isto ry, v o l. 1 1 , n ° 2 , 1 9 6 9 , p . 1 7 4 - 2 1 6 .
O l i v i e r , F e r n a n d e , Picasso et ses am is, P a ris, S to c k , 1 9 9 3 .

715
LES F O R M E S D U VI SIBLE

O o s t e n , J a r ic h G ., « R e p r e s e n t i n g t h e S p ir its : T h e M a s k s o f t h e A la sk a n
I n u it» , ( « J e r e m y C o o t e e t A n t h o n y S h e lt o n (d ir.), A n th ro p o lo g y , A r t,
and A esthetics, O x f o r d , C la r e n d o n P re s s, 1 9 9 2 , p . 1 1 3 - 1 3 4 .
P â c h t , O t t o , L e Paysage dans l ’art italien. L es premières études d ’après nature
dans l’art italien et les premiers paysages de calendriers (1 9 5 0 ), tra d . fr. P a tr ic k
J o ly , S a in t - P i e r r e - d e - S a le r n e , G é r a r d M o n f o r t, 1 9 9 1 .
— , V a n E y c k a n d the F o u n d ers o f E a rly N e th e rla n d is h P a in tin g (1 9 8 9 ) ,
tra d . a n g l. D a v id B r itt, L o n d re s , H a r v e y M ille r, 1 9 9 4 .
P a d o u x , A n d r é , « C o rp s e t c o sm o s. L ’im a g e d u c o rp s d u y o g in ta n triq u e » ,
in V é r o n iq u e B o u il li e r e t G illes T a r a b o u t (d ir.), Im ages du corps dans le
m onde h in d o u , P a ris, C N R S É d itio n s , 2 0 0 2 , p . 1 6 3 - 1 8 7 .
P a n o f s k y , E r w in , L a Perspective comme fo rm e sym bolique (1 9 2 7 ), tra d . fr. G u y
B a lla n g é , P a ris, M i n u it , 1 9 7 5 .
— , E a rly N eth e rla n d ish P a in tin g , Its O rig in s a n d Character, C a m b r i d g e
(M ass.), H a r v a r d U n iv e r s ity P re ss, 1 9 5 3 .
— , T h e L ife a n d A r t o f A lbrecht D u rer (1 9 5 5 ), P r i n c e t o n ( N . J .) , P r i n c e to n
U n iv e r s ity P re s s, 1 9 9 5 .
— , T om b Sculpture : F our Lectures on Its C hanging A spects fro n t A n c ie n t E g y p t
to B ernini, N e w Y o r k (N . Y .), H a r r y N . A b ra m s , 1 9 6 4 .
P a p a p e t r o s , S p y ro s , « D a r w i n ’s D o g a n d th e P a ra s o l : C u lt u r a l R e a c ti o n s
to A n im is m » , e - f lu x .c o m , j u i l l e t 2 0 1 2 .
P a r k , K a th a r in e , Secrets o f W o m e n : G ender, G énération, a n d the O rigins o f
H u m a n D issection, N e w Y o r k (N . Y .) , Z o n e B o o k s , 2 0 0 6 .
P a s t o u r e a u , M ic h e l, T raité d ’héraldique, P a ris, P ic a r d , 1 9 7 9 .
P e i r c e , C h a r le s S a n d e rs , C ollected Papers o f C harles Sanders Peirce, t. 2 ,
é d . C h a r le s H a r t s h o r n e e t P a u l W e is s , C a m b r i d g e (M a ss.), B e lk n a p
P ress, 1 9 3 2 .
P e l l i z z a r o , S iro , A r û ta m . M ito s y ritos para propiciar a los espiritus, S u c ü a ,
C e n t r o d e D o c u m e n t a c i ô n , I n v e s tig a t io n y P u b lic a c io n e s , 1 9 7 6 .
— , L a tsantsa. Celebraciôn de la cabeza cortada, S u c û a , C e n tr o d e D o c u m e n ­
ta c iô n , I n v e s tig a t io n y P u b lic a c io n e s , 1 9 8 0 .
P e n o n i , Isabel, « R é a p p ro p ria tio n s c o n te m p o ra in e s d u ritu e l. R e g a rd s croisés
s u r le c in é m a k u i k u r o ( H a u t- X i n g u , B ré sil) e t le fe s tiv a l tr a d it io n n e l
lu v a le ( H a u t- Z a m b è z e , A n g o la )» , G radhiva, n ° 2 8 , 2 0 1 8 , p . 1 9 5 - 2 1 9 .
P é r e z , P a tr ic k , L e s In d ie n s H o p i d ’A r iz o n a . S i x études anthropologiques,
P a ris, L ’H a r m a t ta n , 2 0 0 4 .
P e r r i n , M i c h e l, V oir les y e u x fe rm é s. A r ts , cham anism e et thérapie, P a ris,
S e u il, 2 0 0 7 .
P e s t i l i , L iv io , « T h e A r tis t’s S ig n a tu r e as a S ig n o f I n a u t h e n ti c it y » , N o tes
in the H isto ry o f A r t, v o l. 3 2 , n ° 3 , 2 0 1 3 , p . 5 - 1 6 .

716
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

P e t t i g r e w , J a c k , C a l l i s t e m o n , C h l o e , W e i l e r , A s tr id , et a l., « L iv in g
P ig m e n ts in A u stra lia n B ra d s h a w R o c k A rt» , A n tiq u ity .a c .u k , d é c e m b re
2010 .
P h i l i p p o t , P a u l, L a Peinture dans les anciens P ays-B as, x V - x v f siècles (1 9 9 4 ),
P a ris, F la m m a r io n , 2 0 0 8 .
P l i n e l ’A n c i e n , H istoire naturelle (v ers 7 7 ), tr a d . fr. E m ile L ittr é , P a ris,
D u b o c h e t, 1 8 4 8 -1 8 5 0 .
P o d o l i n s k y ' W e b b e r , A lik a , « C é r é m o n i a l R o b e s o f t h e M o n t a g n a is -
N a s k a p i» , A m erican In d ia n A r t M a g a zin e , v o l. 9 , n ° 1 , 1 9 8 3 , p . 6 0 - 7 7 .
P o u i l l o n , J e a n , « R e m a r q u e s s u r le v e r b e “ c r o i r e ” », in M i c h e l I z a r d e t
P ie r r e S m ith (d ir.), L a F onction sym bolique. E ssais d ’anthropologie, P a ris,
G a llim a r d , 1 9 7 9 , p . 4 3 - 5 1 .
P r a k , M a a r te n , T h e D u tc h R ep u b lic in the S eventeenth C e n tu ry : T h e G olden
A g e (2 0 0 2 ), tra d . a n g l. D ia n e W e b b , C a m b r id g e , C a m b r id g e U n iv e rs ity
P re ss, 2 0 0 5 .
P r e i s s l e r , M e liss a A ., e t C a r e y , S u sa n , « D o B o t h P ic tu r e s a n d W o r d s
F u n c ti o n as S y m b o ls f o r 1 8 - a n d 2 4 - M o n t h - O l d C h il d r e n ? », Jo u rn a l
o f C ognition and D evelo p m en t, v o l. 5 , n ° 2 , 2 0 0 4 , p . 1 8 5 - 2 1 2 .
P r e u s s , K o n r a d T h e o d o r , « D ie O p f e r b l u ts c h a l e d e r a lte n M e x i k a n e r
e r la u te r t n a c h d e n A n g a b e n d e r C o r a - I n d ia n e r » , Z eitschrift f ü r E th n o ­
logie, v o l. 4 3 , n ° 2 , 1 9 1 1 , p . 2 9 3 - 3 0 6 .
P r i c e , Sally, e t P r i c e , R ic h a r d , L es A rts des Marrons (1 9 9 9 ) , tra d . fr. M ic h è le
B a j- S tr o b e l, L a R o q u e - d ’A n t h é r o n , V e n ts d ’a ille u rs, 2 0 0 5 .
P r o u s t , M a r c e l, L e C ô té de Guermant.es III, P a ris, G a llim a r d , 1 9 2 1 .
P r u i t t J r ., W illia m O . , B eh a vio r o f the B a rren -G ro u n d C aribou, F a irb a n k s
(A lask a), U n iv e r s ity o f A la sk a , 1 9 6 0 .
R a s m u s s e n , K n u d , T h e People o f the Polar N o rth , L o n d re s , K e g a n P a u l-
T re n c h , T rü b n e r & C o , 1908.
— , R eport o f the F ifth T h u le E x p é d itio n 1 9 2 1 - 2 4 , v o l. 7 , n ° 2 , Intellectual
C ulture o f the Ig lu lik E skim o s, C o p e n h a g u e , G y ld e n d a ls k e B o g h a n d e l,
N o r d is k F o rla g , 1 9 2 9 .
R a y , D o r o t h y J e a n , E sk im o M a s k s : A r t and C erem ony, S e a ttle (W a s h .),
U n iv e r s ity o f W a s h i n g to n P re s s , 1 9 6 7 .
R i e g l , A lo ïs , L ’Industrie d ’art rom aine tardive (1 9 0 1 ), tr a d . fr. M a r ie lè n e
W e b e r e t S o p h ie Y e r s in L e g ra n d , P a ris, M a c u la , 2 0 1 4 .
R o g e r , A la in , C o u rt traité du paysage, P a ris, G a llim a r d , 1 9 9 7 .
R o n e n , A v r a h a m , « D u e p a e s a g g i n e lla P in a c o t e c a d i S ie n a g ià a ttr ib u iti
a d A m b r o g i o L o r e n z e tti» , M itte ilu n g e n des K unsthistorischen In stitu tes in
F lorenz, v o l. 5 0 , n ° 3 , 2 0 0 6 , p . 3 6 7 - 4 0 0 .

717
LES F O R M E S D U VI SI BLE

R o s c h , E le a n o r , « N a tu r a l C a té g o r ie s » , C ogn itive Psychology, v o l. 4 , n ° 3 ,


1973, p. 3 2 8 -3 5 0 .
R o u a u d , J e a n , L a S p len d eu r escamotée de frère C h eva l, ou le Secret des grottes
ornées, P a ris, G ra sse t, 2 0 1 8 .
R o u v e r e t , A g n è s , « Pictos ediscere m un d o s. P e r c e p t i o n e t im a g in a ir e d u
p a y sa g e d a n s la p e in t u r e h é lle n is tiq u e e t r o m a in e » , K tè m a . C ivilisations
de l ’O rien t, de la Grèce et de R o m e antiques, n ° 2 9 , 2 0 0 4 , p . 3 2 5 - 3 4 4 .
R u b i n , W illia m , « L e p r im itiv is m e m o d e r n e : u n e in t r o d u c t i o n » (1 9 8 4 a ),
i n id. (d ir.), L e P rim itivism e dans l ’art du XXe siècle : les artistes modernes
devant l ’art tribal, P a ris, F la m m a r io n , 1 9 8 7 , p . 1 -8 2 .
— , « P ic a s so » (1 9 8 4 b ), in id. (d ir.), L e P rim itivism e dans l ’art du x x e siècle:
les artistes modernes devant l’art tribal, op. cit., p . 2 4 1 - 3 4 4 .
R u s h i n g , W . J a c k s o n , « R i t u a l a n d M y t h : N a tiv e A m e r ic a n C u l t u r e a n d
A b s tr a c t E x p re s s io n is m » , in M a u r ic e T u c h m a n e t J u d i F r e e m a n (d ir.),
T h e Sp iritu a l in A r t : A bstract P ainting, 1 8 9 0 - 1 9 8 5 , N e w Y o r k (N . Y .),
A b b e v ille P re ss, 1 9 8 6 , p . 2 7 3 - 2 9 5 .
S a l a d i n d ’A n g l u r e , B e r n a r d , a v e c la c o ll a b o r a tio n d e M i c h a e l M a u t a -
r i tn a a q e t J o h a n n e M a r k (d ir.), In u it a n d C aribou, Q u é b e c , A s s o c ia tio n
I n u k s iu ti it K a tim a jiit, 1 9 7 9 .
/i
— , E tre et renaître in u it, hom m e, fe m m e ou cham ane, P a ris, G a llim a r d , 2 0 0 6 .
S a m u e l , C h e r y l, T h e C h ilk a t D ancin g B la n ket, N o r m a n ( O k la .) - L o n d r e s ,
U n iv e r s ity o f O k la h o m a P re ss, 1 9 8 2 .
S a p ir , E d w a r d , A Sketch o f the Social O rg a n iza tio n o f the N a ss R iv e r Indians,
O tta w a , G o v e r n m e n t P r i n t i n g B u r e a u , 1 9 1 5 .
S a x l , F r i tz , « M i c r o c o s m a n d M a c r o c o s m in M é d i é v a l P i c t u r e s » , in
id. ( d ir .) , Lectures I, L o n d r e s , T h e W a r b u r g I n s t i t u t e - U n i v e r s i t y o f
L o n d o n , 1 957, p. 5 8 -7 2 .
S c h a e f f e r , J e a n - M a r i e , L es C élibataires de l ’art. P our u n e esthétique sans
m ythes, P a ris, G a llim a r d , 1 9 9 6 .
— , « O b je ts e s th é tiq u e s ? » , L ’H o m m e, n ° 1 7 0 , 2 0 0 4 , p . 2 5 - 4 6 .
— , « L a c h a ir est im a g e » , in S té p h a n e B r e t o n (d ir.), Q u ’est-ce q u ’u n corps ?
A friq u e de l ’O u e st, E urope occidentale, N o u v e lle -G u in é e , A m a z o n ie , P a ris,
M u s é e d u q u a i B r a n ly - F la m m a r io n , 2 0 0 6 , p . 5 8 - 8 1 .
S c h a p i r o , M e y e r , « “ M u s c ip u la D ia b o li” : T h e S y m b o lis m o f th e M é r o d e
A lta r p ie c e » , T h e A r t B u lletin , v o l. 2 7 , n ° 3 , 1 9 4 5 , p . 1 8 2 - 1 8 7 .
— , « A N o t e o n th e M é r o d e A lta r p ie c e » , T h e A r t B u lletin , v o l. 4 1 , n ° 4 ,
1959, p. 3 2 7 -3 2 8 .
S c h à r e r , F la n s , N g a ju R elig io n : T h e C on cep tio n o f G o d a m o n g a S o u th
Bornéo People (1 9 4 6 ), tra d . a n g l. R o d n e y N e e d h a m , L a H a y e , M a r tin u s
N jh o f f , 1 9 6 3 .
BIBLIOGRAPHIE GENERALE

S c h i e f f e l i n , E d w a r d L ., T h e Sorrow o f the L o n e ly a n d the B u rn in g o f the


Dancers, N e w Y o r k ( N . Y .) , S t. M a r t i n ’s P re s s, 1 9 8 7 .
S c h i e r , F lin t, D e e p e r in to P ictures : A n E ssa y on Pictorial R ep résen ta tio n ,
C a m b r id g e , C a m b r i d g e U n iv e r s ity P re ss, 1 9 8 6 .
S c h i l d B u n i m , M ir ia m , Space in M é d ié va l P a inting a n d the Forerunners o f
Perspective, N e w Y o r k (N . Y .) , C o l u m b i a U n iv e r s ity P re ss, 1 9 4 0 .
S c h i l t z , V é r o n iq u e , L es Scythes et les nom ades des steppes, v m e siècle a va n t
J . - C . - I er siècle après J . - C . , P a ris, G a llim a r d , 1 9 9 4 .
S c h l e g e l , A u g u s t W il h e lm , L a D octrine de l ’art. Conférences su r les belles
lettres et l ’art ( 1 8 8 4 ) , tr a d . fr. M a r c G é r a u d e t M a r c J i m e n e z , P a ris ,
K lin c k s ie c k , 2 0 0 9 .
S c h m i t t , J e a n - C l a u d e , L e C orps des images. Essais sur la culture visuelle au
M o y e n A g e , P a ris, G a llim a r d , 2 0 0 2 .
S c h n e i d e r , L u c ie n , D ictio n n a ire esquim au-français du parler de l ’U ngava,
n o u v e lle é d itio n a u g m e n té e , Q u é b e c , P resses d e l ’u n iv e rs ité L aval, 1 9 7 0 .
S c h n e i d e r , P ie r r e , « U n e p r o f o n d e u r é tr a n g è r e » , in M a r k A liz a r t (d ir.),
Traces du sacré. V isitations, P a ris , C e n t r e P o m p i d o u , 2 0 0 8 , p . 1 1 9 - 1 4 8 .
S c h o o l c r a f t , H e n r y R o w e , H istorical a n d Statistical Inform ation Respecting
the H istory, C o n d itio n and Prospects o f the In d ia n Tribes o f the U n ited States :
C ollected and Prepared un d er the D irection o f the B ureau o f In d ia n A jfa irs
p er A c t o f Congress o f M arch 3 ld, 1 8 4 7 , P h ila d e lp h ie (P a .), L ip p i n c o tt ,
G ra m b o & C o , 1851.
S c h w a r t z b e r g , J o s e p h E ., « C o s m o g r a p h y i n S o u th e a s t A sia » , /« .J o h n
B r ia n H a r le y e t D a v id W o o d w a r d (d ir.), T h e H isto ry o f C artography :
C artography in the T raditional E a st a n d S o u th ea st A s ia n Societies, C h ic a g o
(111.), U n iv e r s ity o f C h ic a g o P re ss, 1 9 9 4 , p . 7 0 1 - 7 4 0 .
S c o l a r i , M a s s im o , O b liq u e D ra w in g : A H isto ry o f A n ti-P ersp ective (2 0 0 5 ),
tra d . angl. J e n n y C o n d ie P a la n d ri, C a m b r id g e (M ass.), M I T P re ss, 2 0 1 2 .
S e b e o k , T h o m a s A ., C o n trib u tio n s to the D octrine o f S igns, B lo o m in g t o n
(In d .)-L is s e , In d ia n a U n iv e r s ity P r e s s - P e t e r d e R i d d e r P re ss, 1 9 7 6 .
S e v e r i , C a r lo , « P ré s e n c e s d u p r im itif . M a s q u e s e t c h im è r e s d a n s l ’œ u v r e
d e J o s e p h B e u y s » , L es C ahiers du M u sé e national d ’art, moderne, n ° 4 2 ,
1 992, p. 3 0 -4 7 .
— , « W a r b u r g a n t h r o p o l o g u e o u le d é c h i f f r e m e n t d ’u n e u t o p i e . D e
la b io l o g ie d e s im a g e s à l ’a n th r o p o l o g i e d e la m é m o ir e » , L ’H o m m e ,
n° 165, 2 0 0 3 , p. 7 7 -1 2 8 .
— , L e Principe de la chimère. U ne anthropologie de la m émoire (2 0 0 4 ), P a ris,
É d itio n s R u e d ’U l m - M u s é e d u q u a i B ra n ly , 2 0 0 7 .
— , « L ’e s p a c e c h i m é r i q u e . P e r c e p t i o n e t p r o j e c t i o n d a n s le s a c te s d e
r e g a r d » , G radhiva, n ° 1 3 , 2 0 1 1 , p . 9 - 4 7 .

719
LES F O R M E S D U VI SI BLE

— , « Z o o l o g i e o u A n t h r o p o l o g i e d e la m é m o i r e ? R é p o n s e à D im i tr i
K a ra d im a s » , E th n o g r a p h i q u e s .o r g , s e p te m b r e 2 0 1 5 .
— , L ’O bjet-personne. U ne anthropologie de la croyance visuelle, P a ris, E d itio n s
R u e d ’U l m - M u s é e d u q u a i B ra n ly , 2 0 1 7 .
S h a n e , A u d r e y P . M ., « P o w e r in T h e i r H a n d s : T h e G its o n k » , in M a rg a re t
S e g u in (d ir.), T h e T sim sh ia n : Images o f the Past, V iew s f o r the Present,
V a n c o u v e r , U n iv e r s ity o f B ritis h C o lu m b ia P re ss, 1 9 8 4 , p . 1 6 0 -1 7 3 .
S h a r f , R o b e r t H ., « T h e Id o liz a tio n o f E n l i g h t e n m e n t : O n th e M u m r n i-
f i c a ti o n o f C h ’a n M a s te rs in M é d i é v a l C h i n a », H isto ry o f R elig io n s,
v o l. 3 2 , n ° 1, 1 9 9 2 , p . 1 -3 1 .
S h a r o n , D o u g la s , W iza rd o f the F our W in d s : A S h a m a n ’s Story, N e w Y o r k
( N . Y .) - L o n d r e s , F re e P re ss, 1 9 7 8 .
— (dir.), M esas and Cosmologies in Mesoamerica, S an D ie g o (C alif.), S an D ie g o
M u séu m o fM a n , 2003.
S i c a r d , M o n i q u e , « L a “ p h o t o - g r a p h i e ” , e n t r e n a t u r e e t a r te f a c t» , in
P h i l i p p e D e s c o la ( d ir .) , L a F abrique des im ages. V isio n s d u m o n d e et
fo rm es de la représentation, P a ris, S o m o g y - M u s é e d u q u a i B ra n ly , 2 0 1 0 ,
p . 1 1 3 -1 2 4 .
S m i t h , E d w i n W illia m , e t D a l e , A n d r e w M u r r a y , T h e Ila-Speaking Peoples
o f N o rth ern R h o d esia , L o n d re s , M a c m illa n , 1 9 2 0 .
S m it h , R o b e r t, « N a tu ra l versu s S cien tific V isio n : T h e F o re s h o rte n e d F ig u re
i n th e R e n a is s a n c e » , G a ze tte des beaux-arts, n ° 8 4 , 1 9 7 4 , p . 2 3 9 - 2 4 8 .
S p e c t o r , J a c k J ., « F r e u d , c o ll e c ti o n n e u r d ’a rt» , in R o l a n d J a c c a r d (d ir.),
Freud. J u g em en ts et témoignages, P a ris, P U F , 2 0 0 6 , p . 7 9 - 1 0 0 .
S p e n c e r , W a l t e r B a ld w in , W a nderings in W ild A u stra lia , t. 2 , L o n d re s ,
M a c m illa n , 1 9 2 8 .
— e t G i l l e n , F r a n c k J ., T h e N a tiv e Tribes o f C entral A u stra lia , L o n d re s ,
M a c m illa n , 1 8 9 9 .
S p e r b e r , D a n , L a C ontagion des idées. Théories naturalistes de la culture, P aris,
O d ile J a c o b , 1 9 9 6 .
S t e i n , R o l f A . , L e M o n d e en p etit. Ja rd in s en m iniature et habitation dans la
pensée religieuse d ’E x trê m e -O rie n t, P a ris, F la m m a r io n , 1 9 8 7 .
S t e i n e n , K a rl v o n d e n , U nter den N a tu rvô lkern Z entra l-B ra silien s, B e rlin ,
D ie tr ic h R e i m e r V e rla g , 1 8 9 4 .
— , L es M arq u isien s et leur art. E tu d e sur le développem ent de l ’ornem entation
p rim itiv e des mers du s u d d ’après des résultats p erso n n els de voyage et les
collections des m usées (1 9 2 5 - 1 9 2 8 ) v o l. 2 , tra d . fr. A lm u t e t J e a n P a g è s,
P a p e e te , M u s é e d e T a h it i e t d e s îles, 2 0 0 5 .
S t é p a n o f f , C h a rle s , « C o r p s e t â m e s d ’a n im a u x e n S ib é r ie : d e l ’A m o u r
a n im iq u e à l ’A lta ï a n a lo g iq u e » , in P h il ip p e D e s c o la (d ir.), L a Fabrique
B IB L IO GR AP HI E GÉNÉRALE

des images. V isions du m onde et fo rm e s de la représentation, P a ris , S o m o g y -


M u s é e d u q u a i B ra n ly , 2 0 1 0 , p . 6 1 - 6 9 .
— , « D e ssin s c h a m a n iq u e s e t e sp a c e v ir tu e l d an s le c h a m a n is m e k h a k a sse »,
G radhiva, n ° 17 , 2 0 1 3 , p . 1 4 4 - 1 6 9 .
— , Voyager dans l ’invisible. T echniques cham aniques de l’im agination, P a ris,
L a D é c o u v e r te , 2 0 1 9 .
S t Ô h r , W a ld e m a r , « U b e r e in ig e K u ltz e i c h n u n g e n d e r N g a d ju - D a y a k » ,
Ethnologica, v o l. 4 , 1 9 6 8 , p . 3 9 4 - 4 1 9 .
S t o i c h i t a , ' V i c t o r I., Brève histoire de l ’ombre, G e n è v e , D r o z , 2 0 0 0 .
S t o l p e , K n u t H ja lm a r , C o llected E ssa y s in O rn a m e n ta l A r t, tr a d . a n g l.
H . C . M a r c h , S to c k h o l m , A fto n b la d e ts T r y c k e r i , 1 9 2 7 .
S t r e h l o w , C a r i, D ie A r a n d a - u n d L o ritja -S tà m m e in Z e n tr a l-A u stra lie n ,
F r a n c f o r t- s u r - l e M a i n , J o s e p h B a e r, 1 9 0 7 - 1 9 2 0 .
S u t t o n , P e t e r (d ir.), D ream ings : T h e A r t o f A boriginal A ustralia, N e w Y o r k
(N . Y .), V i k i n g - T h e A sia S o c ie ty G a lle rie s , 1 9 8 9 .
T a ç o n , P a u l, « A r t a n d th e E s s e n c e o f B e in g : S y m b o lic a n d E c o n o m i e
A sp e c ts o f F ish a m o n g th e P e o p le s o f W e s t e r n A r n h e m L a n d , A u stra lia » ,
in H o w a r d M o r p h y (d ir.), A n im a is into A r t, L o n d re s , U n w i n H y m a n ,
1989, p. 2 3 6 -2 5 0 .
T a i n e , H ip p o ly t e , P hilosophie de l’art dans les P a ys-B a s. Leçons professées à
l ’École des B eau x-a rts, P a ris, G e r m e r B a illiè re , 1 8 6 8 .
T a n n e r , J e r e m y , « P o r tr a its a n d A g e n c y : A C o m p a r a tiv e V ie w » , in id.
e t R o b i n O s b o r n e (d ir.), A r t ’s A g e n c y a n d A r t H isto ry, M a l d e n (M a ss.)-
O x f o r d , B la c k w e ll, 2 0 0 7 , p . 7 0 - 9 4 .
T a y l o r , A n n e - C h r i s t i n e , « L e s b o n s e n n e m is e t les m a u v a is p a r e n ts . L e
tr a ite m e n t d e l'a llia n c e d an s les ritu e ls d e chasse a u x tê te s des S h u a r (Jivaro)
d e l ’E q u a te u r » , in E lis a b e th C o p e t - R o u g i e r e t F ra n ç o is e H é r it ie r - A u g é
(dir.), Les C om plexités de l ’alliance 4. Économie, politiques et fo ndem ents sym bo­
liques, P a ris, E d it io n s d es a rc h iv e s c o n te m p o r a i n e s , 1 9 9 3 a , p . 7 3 - 1 0 5 .
— , « R e m e m b e r i n g to F o r g e t : J iv a r o a n Id ea s o f l d e n t i t y a n d M o r ta lity » ,
M a n , v o l. 2 8 , n ° 4 , 1 9 9 3 b , p . 6 5 3 - 6 7 8 .
— , « L e s m a s q u e s d e la m é m o i r e . E ssai s u r la f o n c t i o n d e s p e in t u r e s
c o rp o r e lle s j i v a r o », L ’H o m m e , n ° 1 6 5 , 2 0 0 3 , p . 2 2 3 - 2 4 8 .
— , « D e v e n i r j i v a r o . L e s t a tu t d e l ’h o m i c i d e g u e r r i e r e n A m a z o n ie » ,
i n id. e t S a lv a to re D ’O n o f r i o (d ir.), L a G uerre en tête, P a ris, L ’H e r n e ,
2 0 0 6 , p. 6 7 -8 4 .
— e t V i v e i r o s d e C a s t r o , E d u a r d o , « U n c o r p s fa it d e r e g a r d s » , in
S té p h a n e B r e t o n (d ir.), Q u ’est-ce q u ’u n corps ? A friq u e de l ’O u e st, E urope
occidentale, N o u v e lle -G u in é e , A m a z o n ie , P a ris , M u s é e d u q u a i B r a n ly -
F la m m a r io n , 2 0 0 6 , p . 1 4 8 - 1 9 9 .
LES F O R M E S D U VI SI BLE

T a y l o r , L u k e , « S e e in g th e “ I n s id e ” : K u n w in jk u P a in tin g s a n d th e
S y m b o l o f th e D iv id e d B o d y » , in H o w a r d M o r p h y (d ir.), A n im a is into
A r t, L o n d re s , U n w i n H y m a n , 1 9 8 9 , p . 3 7 1 - 3 8 9 .
— , Seein g the In sid e : B a rk P a in tin g in W estern A r n h e m L a n d , O x f o r d ,
C la r e n d o n P re ss, 1 9 9 6 .
— , « F le s h , B o n e a n d S p ir it : W e s t e r n A r n h e m L a n d B a r k P a in tin g » , in
H o w a r d M o r p h y e t M a r g o S m ith B o le s (d ir.), A r tfo r m the L a n d : Dialogues
w ith the K lu g e -R u h e Collection o f A u stra lia n A boriginal A r t, C h a rlo tte s v ille
(V a.), U n iv e r s ity o f V ir g in ia , 1 9 9 9 , p . 2 7 - 5 6 .
T e s t a r t , A la in , A r t et religion de C h a u v e t à L ascaux, P a ris, G a llim a rd , 2 0 1 6 .
T h o m a s , N ic h o la s , «Kiss th e B a b y G o o d b y e : “ K o w h a iw h a i” a n d A e sth etics
in A o te a ro a N e w Z e a la n d » , C riticalInquiry, v o l. 2 2 , n ° 1, 1 9 9 5 a, p . 9 0 -1 2 1 .
— , Oceanic A r t, L o n d re s , T h a m e s & H u d s o n , 1 9 9 5 b .
T h o m p s o n , D ’A rc y W e n t w o r t h , O n G row th and Form (1 9 1 7 ), é d . a b ré g é e
J o h n T . B o n n e r , C a m b r id g e , C a m b r id g e U n iv e r s ity P re ss, 1 9 6 1 .
T is d a l l , C a ro lin e , Joseph B euys : Coyote, L o n d re s, T h a m e s & H u d s o n , 2 0 0 8 .
T i t i e v , M is c h a , T h e H o p i In d ia n s o f O ld O raibi : C ha n g e a n d C o n tin u ity ,
A n n A r b o r (M ic h .), U n iv e r s ity o f M i c h i g a n P re ss, 1 9 7 2 .
T o d o r o v , T z v e ta n , É loge du quotidien. E ssai sur la p ein tu re hollandaise du
x v i f siècle (1 9 9 3 ), P a ris, S e u il, 1 9 9 7 .
— , É loge de l ’In d iv id u . E ssai sur la p ein tu re fla m a n d e de la Renaissance, P a ris,
A d a m B ir o , 2 0 0 0 - 2 0 0 1 .
T o p i n a r d , P a u l, L ’H o m m e dans la nature (1 8 9 1 ), P a ris, J e a n - M i c h e l P la c e ,
1991.
T r u t a t , E u g è n e , L a P hoto g ra p h ie a p p liq u ée à l ’histoire n aturelle, P a ris ,
G a u th ie r - V illa r s , 1 8 8 4 .
T u g e n d h a f t , A a r o n , « P a ra d is e in P e r s p e c t i v e : T h o u g h t s f r o m P a v e l
F lo r e n s k y » , K r o n o s .o r g .p l, j a n v i e r 2 0 0 9 .
T u r n e r , L u c ie n , E th n o lo g y o f the U ngava D istrict, 1 8 8 9 - 9 0 , W a s h i n g to n
(D . C .) , G o v e r n m e n t P r i n ti n g O ffic e , 1 8 9 4 .
T u r n e r , V i c t o r W . , « B e tw ix t a n d B e tw e e n : T h e L im in a l P e r i o d i n rites
de passage», in M e l f o r d E . S p iro e t j u n e H e l m (d ir.), S y m p o siu m on N e w
Approaches to the S tu d y o f R elig io n : Proceedings o f the 1 9 6 4 A n im a l Spring
M eetin g o f the A m erica n E thnological Society, S e a ttle (W a s h .), U n iv e r s ity
o f W a s h i n g to n P re ss, 1 9 6 4 , p . 4 - 2 0 .
V a l a d é s , D i e g o , R etôrica cristiana ( 1 5 7 9 ) , é d . e t tr a d . e sp . E s te b a n J.
P a lo m e r a , M e x i c o , F o n d o d e C u l t u r a E c o n ô m i c a , 1 9 8 9 .
V a l d o v i n o s , M a r g a r ita , e t N e u r a t h , J o h a n n e s , « I n s t r u m e n t a s d e lo s
d io ses. P ie z a s se le c ta s d e la c o le c c io n P re u s s » , A rtes de M exico , n ° 8 5 ,
2 0 0 7 , p. 5 0 -6 3 .
BI BLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

v a n d e r H a m m e n , M a r ia C la ra , E l m anejo del m u n d o . N a tu ra le za y sociedad


entre los Y u k u n a de la A m a z o n ia colombiana, B o g o ta , T r o p e n b o s , 1 9 9 2 .
v a n V e l t h e m , L u c ia H u s s a k , « T h e W o v e n U n iv e r s e : C a r ib B a s k e tr y » ,
in C o li n M c E w a n , C ris tia n a B a r r e to e t E d u a r d o N e v e s (d ir.), U n k n o w n
A m a z o n : C u ltu re in N a tu r e in A n c ie n t B r a z il, L o n d r e s , T h e B r i t i s h
M u s é u m P ress, 2 0 0 1 , p . 1 9 8 - 2 1 3 .
— , O belo é a fe r a : a estética da produçâo e da predaçâo entre os W a y a n a ,
L is b o n n e , ^ s s i r i o & A lv im - M u s e u N a c io n a l d e E tn o lo g ia , 2 0 0 3 .
V a n d i e r - N i c o l a s , N i c o l e , « L a p e i n t u r e c h in o i s e à l ’é p o q u e S o n g » ,
C ahiers de civilisation m édiévale, n ° 3 6 , 1 9 6 6 , p . 5 1 3 - 5 3 2 .
V e r n a n t , J e a n - P i e r r e , « D e la p r é s e n tif ic a tio n d e l ’in v is ib le à l ’im it a ti o n
d e l’a p p a r e n c e » , in Im age et signification. Rencontres de l ’Ecole du Louvre,
P a ris, L a D o c u m e n t a t i o n fra n ç a ise , 1 9 8 3 , p . 2 5 - 3 7 .
— , « F ig u r a ti o n e t im a g e », M étis. A n th ro p o lo g ie des m ondes grecs anciens,
n ° 5, 1 9 9 0 , p . 2 2 5 - 2 3 8 .
V e r w o r n , M a x , D ie A n fa n g e der K u n s t, 2 e é d ., I é n a , F is c h e r, 1 9 2 0 .
V i d a l , D e n is , « U n e n é g o c ia tio n a g ité e . E ssai d e d e s c r ip tio n d ’u n e s itu a tio n
d ’in te r a c tio n e n tr e des h o m m e s e t d es d ie u x » , E tudes rurales, n ° 1 0 7 -1 0 8 ,
1987, p. 7 1 -8 3 .
— , «A n th ro p o m o rp h is m o r S u b -A n th r o p o m o rp h is m ? A n A n th r o p o -
lo g ic a l A p p r o a c h to G o d s a n d R o b o t s » , J o u rn a l o f the R o y a l A n th ro p o -
logical In stitu te, v o l. 1 3 , n ° 4 , 2 0 0 7 , p . 9 1 7 - 9 3 3 .
— , A u x frontières de l ’h u m a in . D ie u x , fig u res de cire, robots et autres artefacts,
P aris, A im a , 2 0 1 6 .
V i d a l , L u x , « A p i n t u r a c o r p o r a l e a a r te grâfxca e n tr e o s K a y a p o - X i k r i n
d o C a te té » , in id. (d ir.), G rafism o indîgena. E studos de Antropologia Estética,
S à o P a u lo , S tu d i o N o b e l - E d u s p , 2 0 0 7 , p . 1 4 3 - 1 9 0 .
V i d e a u , A n n e , « F o n c ti o n s e t r e p r é s e n ta t io n s d u p a y s a g e d a n s la l i t t é ­
r a tu r e la tin e » , in M i c h e l C o l l o t (d ir.), L es E n je u x du paysage, B ru x e lle s ,
O u s ia , 1 9 9 7 , p . 3 2 - 5 3 .
V i l l e l a - P e t i t , In è s , « D ia lo g u e s d e P ie r r e S a lm o n » , in E lis a b e th T a b u r e t -
D e la h a y e ( d ir.), Paris, 1 4 0 0 . L e s arts sous C harles V I, P a ris , F a y a r d -
R é u n i o n d e s m u s é e s n a ti o n a u x , 2 0 0 4 , p . 1 2 0 - 1 2 3 .
— , « D e r M e i s te r z w is c h e n d e n K a m p a g n e n : B a r th é l é m y d ’E y c k » , i n
id., P a tr ic ia S ti r n e m a n n e t E m m a n u e ll e T o u l e t (d ir.), L es Très R iches
H eures. D a s M eisterw erk f ü r den H e rzo g von Berry, L u c e r n e , Q u a t e r n i o
V e rla g , 2 0 1 3 , p . 1 2 5 - 1 4 3 .
V i n c i , L é o n a r d d e , L es C arnets de L éo n a rd de V inci (1 9 4 2 ), é d . E d w a r d
M a c C u r d y , tr a d . fr. L o u is e S e r v ic e n , P a ris, G a llim a r d , 1 9 8 7 .
V i r g i l e , Œ u vres complètes, é d . C h a r le s N is a r t, P a ris, D u b o c h e t , 1 8 4 5 .

723
LES F O R M E S D U VI SI BLE

V i v e i r o s d e C a s t r o , E d u a r d o , « O s p r o n o m e s c o s m o lô g ic o s e o p e r s p e c -
tiv is m o a m e r in d io » , M a n a , v o l. 2 , n ° 2 , 1 9 9 6 , p . 1 1 5 - 1 4 4 .
— , M éta p h ysiq ue s cannibales, tra d . fr. O ia r a B o n illa , P a ris, P U F , 2 0 0 9 .
V o g t , E v o n Z ., Tortillas f o r the G o d s: A S ym b o lic A n a ly sis o f Zinacanteco
R itu a ls, C a m b r i d g e (M a ss.), H a r v a r d U n iv e r s ity P re s s, 1 9 7 6 .
W a c h t e l , N a t h a n , L e R e to u r des ancêtres. L es In d ie n s U rus de B o livie,
x x ‘‘- x v f siècle. E ssa i d ’histoire régressive, P a ris, G a llim a r d , 1 9 9 0 .
W a g n e r , R o y , « T h e F ra c ta l P e r s o n » , in M a u r ic e G o d e lie r e t M a r ily n
S t r a t h e r n ( d ir.), B ig M e n a n d G rea t M e n : P ersonifications o f P ow er in
M elanesia, C a m b r id g e - P a r is , C a m b r i d g e U n iv e r s ity P r e s s - E d itio n s d e
la M a is o n d e s s c ie n c e s d e l ’h o m m e , 1 9 9 1 , p . 1 5 9 - 1 7 3 .
W a l k e r , S u s a n (d ir.), A n c ie n t Faces : M u m m y Portraits f rom R o m a n E g y p t,
N e w Y o r k (N . Y .), M e t r o p o li ta n M u s é u m o f A r t - R o u t l e d g e , 2 0 0 0 .
W a r b u r g , A b y , E ssais flo re n tin s, tra d . fr. S y b ille M ü l le r , P a ris , K lin c k -
sie c k , 1 9 9 0 .
— , L e R itu e l du serpent. R é cit d ’u n voyage en p a y s p ueblo, tra d . fr. S ib y lle
M ü lle r , P h ilip G u ito n , D ia n e H . B o d a r t, P a ris, M a c u la , 2 0 0 3 .
— , L ’A tla s M n é m o sy n e . A v e c u n essai de R o la n d R e c h t, tr a d . fr. S a c h a
Z ilb e rfa r b , P a ris, L ’é c a r q u i ll é - I n s tit u t n a tio n a l d ’h is to ir e d e l ’a rt, 2 0 1 2 .
W e i n e r , A n n e t t e B ., Inaliénable Possessions : T h e P aradox o f K eep in g - W h ile-
G ivin g , B e r k e le y (C a lif.), U n iv e r s ity o f C a lif o r n ia P re ss, 1 9 9 2 .
W e n g r o w , D a v id , T h e O rigins o fM o n ste rs: Im age a n d C ognition in the First
A g e o f M echanical R ep ro d u ctio n , P r i n c e t o n ( N . J . ) - O x f o r d , P r i n c e t o n
U n iv e r s ity P ress, 2 0 1 3 .
— , « T h e O r ig in s o f M o n s t e r s : A P ré c is » , C o g n i t i o n A n d C u l t u r e . n e t ,
10 ja n v i e r 2 0 1 6 .
W h i t e , D a v id G ., « L e m o n d e d a n s le c o r p s d u S id d h a . M i c r o c o s m o ­
lo g ie d a n s le s tr a d itio n s m é d ié v a le s in d ie n n e s » , in V é r o n iq u e B o u illie r
e t G ille s T a r a b o u t (dir.)., Im ages du corps dans le m o n d e h in d o u , P a ris ,
C N R S É d itio n s , 2 0 0 2 , p . 1 8 9 -2 1 2 .
W i l l e r s l e v , R a n e , S o u l H u n te rs : H u n tin g , A n im is m , and Personhood am ong
the Siberian Y ukaghirs, B e r k e le y (C a lif.), U n iv e r s ity o f C a lif o r n ia P ress,
2007.
W i r t h , J e a n , L ’Im age à la f i n du M o y e n A g e , P a ris, C e r f , 2 0 1 1 .
W ir z , P a u l, E xorcism and the A r t o fH e a lin g in C eylo n , L e y d e , Brill, 1 9 5 4 .
W u r s t , J ü r g e n A le x a n d e r , D a s F igurenalphabet des M eisters E . S . , M u n i c h ,
T u d u v , 1999.
Z a h a n , D o m i n i q u e , A n tilo p e s du soleil. A r ts et rites agraires d ’A friq u e noire,
V ie n n e , S c h e n d l V e rla g , 1 9 8 0 .
Index des noms de lieu et de peuple

A b o rig èn es austra lien s, 1 2 , 1 4 , 5 5 , A r iz o n a , 2 9 8 , 3 4 8 , 3 5 0 , 4 1 9 , 5 6 5 ,


255, 664. 568, 569, 635, 698, 706, 716.
A ch u a r, 9, 10, 1 2 , 1 4 , 2 8 , 3 8 , 3 9 , A sie c e n tr a le , 1 7 5 , 3 2 3 , 3 3 0 , 3 3 1 ,
4 2 ,1 5 4 , 183, 5 8 1 , 6 62, 6 71, 7 02. 437, 705.
A friq u e a u stra le , 3 8 2 , 5 9 9 .
A f r iq u e d e l ’O u e s t, 5 7 , 3 0 8 , 3 1 0 , B a -Ila , 3 8 1 .
311, 343, 623, 664, 677, 701, B a m a n a (Bam baras), 3 1 1 .
718, 721. B e r in g (d é tro it), 9 0 , 1 0 3 , 1 0 4 , 1 0 5 ,
A la s k a , 2 8 , 9 2 , 9 4 , 9 8 , 1 0 1 , 1 0 2 , 140.
103, 104, 108, 109, 116, 128, B o h êm e , 322.
130, 131, 137, 140, 141, 190, B o liv ie , 3 3 , 3 1 8 , 6 7 9 , 6 9 5 , 7 2 4 .
647, 649, 667, 669, 700, 703, B o rn é o , 367, 368.
705, 713, 717. Bororo, 1 5 1 , 1 6 8 .
A léo u tes, 108. B o u rg o g n e , 4 35, 465, 4 7 4 , 478.
A m a z o n ie , 9 , 1 4 , 2 8 , 3 8 , 3 9 , 4 0 , B yzance, 36.
4 1 ,4 2 , 4 3, 44 , 54 , 9 0, 135, 140,
147, 148, 149, 151, 152, 154, C a shin a h u a , 1 6 5 .
163, 170, 174, 175, 178, 179, C hew ong, 1 3 9 , 1 4 0 , 6 6 9 , 7 0 9 .
181, 183, 185, 186, 259, 438, C h in e , 138, 2 8 7 , 3 0 8 , 3 7 7 , 3 7 8 ,
581, 605, 607, 643, 669, 701, 379, 408, 409, 414, 426, 664,
702, 708, 718, 721. 681, 682, 704.
A ndes, 3 3 , 39, 57, 2 6 4 , 315, 317, C h ip a ya s, 3 3 , 6 7 9 .
343, 344, 345, 346, 711. C o o k (îles), 3 3 8 , 3 3 9 , 6 7 9 .
A ra n d a , 2 2 4 , 2 2 8 , 2 2 9 , 6 9 2 , 6 9 9 , Coras, 3 7 1 , 3 7 4 , 3 8 6 , 3 9 0 , 6 8 0 .
721. C ô t e d ’iv o i r e , 1 6 , 3 0 4 , 3 1 1 .

725
LES F O R M E S D U VI SI BLE

c ô te N o r d - O u e s t, 7 8 , 1 3 5 , 1 6 6 , 1 9 0 , In d e , 4 8 , 3 0 0 , 3 0 1 , 3 2 6 , 3 2 7 , 36 1 ,
2 3 7 , 2 4 4 , 2 4 5 ,2 4 7 ,2 5 1 , 2 5 2 , 2 5 3 , 362, 363, 378, 381, 415, 421,
2 6 4 , 2 7 2 ,2 8 4 , 2 8 7 ,2 8 8 , 4 0 1 , 5 6 9 , 423, 664, 681, 697.
606, 608, 609, 610, 648, 650, 652, Inuits, 1 0 6 , 1 0 7 , 1 0 8 , 1 1 0 ,1 1 1 ,1 1 2 ,
653, 654, 665, 674. 1 1 3 , 1 1 4 , 1 1 5 , 1 1 7 , 1 2 0 , 1 3 9 , 578.
Cree, 1 0 8 , 1 0 9 .
C una, 647, 653, 715. Jap o n, 377, 378, 405, 408, 425,
426, 683.
D ahom ey, 306, 424.
D a y a k s, 3 6 8 , 3 6 9 . K a d iw éu , 1 4 8 .
D e lh i, 3 2 3 . K a lu li, 1 4 5 , 1 4 6 , 7 0 4 .
K arajâ, 1 4 7 .
E g y p te p h a r a o n i q u e , 1 3 5 . K a ya p o , 1 5 3 , 7 2 3 .
E skim o s, 1 0 2 , 1 0 3 , 1 0 4 , 1 0 9 , 1 3 7 , K enya, 577.
140, 438, 647, 667, 717. K im b e rle y , 2 1 9 , 2 2 2 , 2 5 5 , 6 7 2 , 7 0 1 .
E u ro p e , 18, 57, 5 8 , 6 5 , 6 8 , 81, 91, K o ry a k , 1 0 5 , 1 0 6 , 1 0 7 , 1 4 0 , 7 1 0 .
136, 168, 181, 298, 299, 323, K u n w in jk u , 7 7 , 1 9 9 , 2 0 9 , 2 1 0 , 2 1 1 ,
326, 353, 356, 358, 433, 435, 212, 213, 216, 217, 222, 235,
437, 438, 443, 475, 476, 490, 239, 606, 610, 722.
513, 514, 517, 563, 578, 587, K w a k w a k a ’w a k w (K w a k iu tl), 1 2 4 ,
595, 601, 637, 651, 686, 701, 125.
7 1 8 ,7 2 1 .
M a ’B étisek, 1 3 2 , 1 3 3 , 1 3 9 .
F ayoum , 451, 452, 456, 458, 685, M a la is ie , 1 3 2 , 1 3 9 , 1 4 0 .
696. M aoris, 3 4 , 1 3 8 , 3 3 8 , 6 5 0 .
F la n d re s , 4 3 5 , 6 8 5 . M a r q u is e s (îles), 4 4 , 3 9 2 , 3 9 3 .
F lo r e n c e , 3 4 2 , 4 9 2 , 6 0 4 , 6 5 9 , M é s o a m é riq u e , 14, 3 4 4 , 3 7 2 , 3 8 8 ,
698. 710, 711.
M im b res (culture de), 3 1 3 , 3 1 4 , 3 1 5 ,
G r è c e a n c ie n n e , 4 5 3 , 5 6 5 , 6 3 5 . 699, 705.
G w ic h ’in, 1 4 1 . M ira h a , 4 0 .
M ochica, 3 2 8 , 3 3 0 , 7 0 9 .
H a id a , 7 9 , 8 0 , 2 4 4 , 2 4 6 , 2 6 4 , 2 7 2 , M oghols, 3 2 3 .
649.
H im a la y a , 8 3 , 3 6 4 , 4 2 3 , 6 1 4 . N a sk a p i, 1 4 1 .
H opi, 3 1 3 , 3 1 5 , 3 4 8 , 3 4 9 , 3 5 1 , 3 5 3 , N a va jo s, 3 4 9 , 5 6 9 .
416, 417, 418, 420, 565, 599, N ig e r , 3 4 , 3 1 1 .
679, 683, 701, 705, 706, 716, N o u v e a u -M e x iq u e , 2 9 8 , 3 1 3 , 565.
722. N o u v e lle - G u in é e , 3 7 , 9 0 , 1 4 5 , 1 5 1 ,
H uichots, 1 6 , 3 8 6 , 3 8 7 , 3 9 0 , 3 9 8 , 566, 569, 701, 718, 721.
399, 409, 715. N u n g a r, 1 9 7 .
I N D E X DES N O M S DE L I E U E T D E P E U P L E

O ru ro , 315, 316, 317, 318, 677, T h u lé (culture de), 1 0 4 , 1 0 6 , 1 1 1 .


699, 702, 710. T ib e t , 4 2 1 , 5 9 0 .
T lin g it, 2 4 4 , 2 4 8 , 2 6 4 , 6 4 9 .
P a y s-B a s , 4 9 7 , 4 9 9 , 5 0 2 , 5 0 3 , 5 0 8 , T sim sh ia n , 8 6 , 2 4 3 , 2 4 4 , 2 4 9 , 2 6 4 ,
541, 717, 721. 265, 266, 267, 269, 270, 271,
P e rs e , 3 3 1 . 272, 273, 274, 276, 278, 279,
P in tu p i, 1 9 9 , 2 2 3 , 2 3 0 , 2 3 2 . 280, 281, 283, 284, 285, 286,
P itjantjatjara, 2 2 4 . 28 7, 288, 291, 649.
P o ly n é s ie , 3 3 8 , 3 9 0 , 3 9 2 , 3 9 6 , 5 9 9 , T z o t z il , 3 4 4 .
664.
P o m p é i, 4 0 2 , 4 5 4 , 45 6 . V e rk h n é -O u d in s k (O u la n -O u d è ),
Pueblos, 3 1 3 , 3 1 4 . 331.

Q uechua, 1 7 9 , 6 7 1 . W arlpiri, 1 9 9 , 2 2 3 , 2 2 4 , 2 2 5 , 2 2 7 ,
256, 257, 259, 261.
R o m e a n tiq u e , 4 8 8 . W a u ja , 1 4 7 , 1 5 6 , 1 5 7 , 1 6 3 , 1 6 5 ,
R u ru tu , 390, 580. 168, 190, 191.
W ayana, 4 1 , 176, 177, 6 7 0 .
Shuar, 4 3 , 1 8 3 , 1 8 6 , 1 8 9 , 6 4 5 , 6 7 1 .
S ib érie, 5 4 ,1 4 0 ,1 4 1 , 1 7 4 ,1 7 5 , 178, X in g u , 1 4 7 ,1 4 8 ,1 5 6 ,1 6 8 ,1 9 0 , 6 5 3 .
331, 612, 643, 653, 664, 668.
S ie n n e , 4 8 3 , 4 8 5 , 6 8 6 . Y a n o m a m i, 1 5 5 , 1 7 0 , 1 7 2 .
S ri L a n k a , 3 3 2 . Y o ln g u , 1 9 9 , 2 0 2 , 2 0 8 , 2 1 2 , 2 1 3 ,
S u g p ia k, 1 0 8 , 6 6 9 . 2 1 6 , 2 3 8 , 2 5 6 , 2 5 7 , 6 0 6 ,6 3 8 .
S u r in a m e , 1 3 6 , 1 3 7 . Y oukagir, 1 4 1 .
Y u p ’ik (p lu rie l : Y u p iit), 9 2 , 9 5 , 9 6 ,
Tchouktche, 1 0 5 , 1 4 0 . 1 0 0 ,1 0 2 ,1 0 8 ,1 2 4 ,1 2 7 ,1 2 8 ,1 3 3 ,
te rre d ’A rn h e m , 1 3 4 , 1 9 9 , 2 0 9 , 2 1 0 , 137, 166, 190, 191, 5 9 1 , 669.
2 1 1 , 2 1 3 ,2 1 9 , 2 2 2 ,2 2 5 , 2 3 4 , 2 3 8 ,
239, 256, 590, 594, 595, 596. Z u h i, 2 9 8 , 3 1 5 , 3 4 9 , 3 5 0 .
Index des noms de personnes

A d am , L e o n h a rd , 2 8 7 , 4 0 4 , 637, B a b a d z a n , A la in , 3 4 , 6 6 3 , 6 9 6 .
659, 675, 694, 695, 696, 703, B a c h e la r d , G a s to n , 8 1 , 6 6 5 , 6 9 6 .
707, 711, 722. B a lfo u r, H e n r y , 1 0 3 ,1 0 4 , 6 6 7 , 6 9 6 .
A k b a r, D ja la l a l- D i n M u h a m m a d , B a n a p a n a M a y m u r u , D a v id , 2 0 3 ,
323, 324. 204.
A lb e rt, B r u c e , 1 7 0 , 1 7 2 , 6 7 0 , 6 9 5 , B a r b e a u , M a r iu s , 2 6 5 , 2 8 3 , 6 4 9 ,
711. 674, 675, 694, 696, 708.
A lb e rti, L é o n B a ttis ta , 2 2 , 5 9 , 6 9 , B arcelo s N e to , A ristô teles, 1 5 6, 164,
492, 506, 546, 561, 662, 687, 165, 168, 170, 658, 670, 697.
689, 695. B a rc o s , M a r tin d e , 5 5 0 , 6 9 0 .
A lpers, S v etlan a, 4 4 3 , 4 9 7 , 5 0 0 , 5 0 2 , B a r d o n , G eo fF rey , 2 2 4 , 6 7 3 , 6 9 7 .
540, 541, 638, 684, 687, 688, B a rth e s , R o l a n d , 3 2 2 , 6 7 8 , 6 9 7 .
694. 695. B a s c h e t, J é r ô m e , 3 4 1 , 3 6 0 , 6 6 0 ,
A p p a d u r a i, A i j u n , 3 0 0 , 3 0 1 , 6 7 6 , 679, 680, 6 8 2 , 697.
695. B é h a n z in , 3 0 6 , 4 2 4 .
A ra g o , F ra n ç o is , 5 2 0 , 5 2 1 . B e ltin g , H a n s , 2 3 , 2 4 , 3 5 , 6 0 , 6 1 ,
A rasse, D a n ie l, 5 0 1 , 6 8 5 , 6 8 6 , 6 8 7 , 451, 458, 636, 639, 644, 645,
696. 660, 662, 663, 664, 684, 685,
A r c im b o ld o , G iu s e p p e , 3 2 2 , 3 2 3 , 693, 697.
563, 610, 678, 697. B e n ite z S â n c h e z ,Jo sé , 3 9 9 , 4 0 0 , 4 0 1 .
A rg a n , C a rlo G iu lio , 4 3 9 , 6 8 4 , 6 9 6 . B e n ja m in , W a lte r , 5 6 2 , 6 9 0 , 6 9 8 .
A r is to te , 1 9 5 , 5 4 5 , 5 4 7 , 5 4 9 , 5 5 2 , B e rry , d u c d e , 3 5 6 , 4 4 4 , 4 4 5 , 4 4 8 ,
587, 689. 698, 714, 723.
A rn a u ld , A n to in e , 5 4 9 , 6 8 9 , 6 9 6 . B e u y s, J o s e p h , 5 6 8 , 5 7 1 , 5 7 2 , 5 7 3 ,
A u e r b a c h , E r ic h , 3 0 , 3 1 , 6 6 3 , 6 9 6 . 574, 691, 719, 722.
LES F O R M E S D U VI SI BLE

B e y n o n , W illia m , 2 6 5 , 2 7 6 , 2 7 8 , D a g ro n , G ilb e rt, 4 5 9 , 4 6 1 , 6 8 5 , 7 0 1 .


675, 697, 708. D a li, S a lv a d o r, 5 8 1 , 5 8 2 , 5 8 3 , 5 8 4 ,
B o a s, F ra n z , 6 7 , 6 8 , 1 2 5 , 1 4 2 , 143, 585, 586, 697.
144, 168, 244, 246, 2 4 9 , 2 6 5 , D a m is c h , H u b e r t , 1 4 2 , 1 4 4 , 6 6 9 ,
288, 492, 635, 637, 6 4 9 ,6 6 5 , 701, 703.
668, 669, 670, 673, 6 7 4 ,6 7 5 , d e ’G ra ssi, G io v a n n i n o , 3 2 6 , 4 8 5 ,
686, 693, 694, 698. 486.
B o n d o l, J e a n , 4 6 3 , 4 6 4 , 4 7 5 . d e H e e m , J a n D a v id s z ., 5 0 0 , 5 0 1 .
B o n n e , J e a n - C la u d e , 3 0 2 , 6 7 6 , 6 8 2 , d e H o o c h , P ie t e r , 4 9 5 , 5 0 8 , 5 0 9 ,
697, 698. 510.
B o u c h e r o n , P a tr ic k , 4 8 4 , 6 8 6 , 6 9 8 . D e h o u v e , D a n iè le , 3 7 2 , 3 8 8 , 6 8 0 ,
B o y e r , P a sca l, 3 0 8 , 6 6 5 , 6 7 6 , 6 9 9 . 681, 702.
B ra u n e r, V ic to r , 5 7 9 , 5 8 0 , 5 8 1 , D é lé a g e , P ie r r e , 4 2 , 4 3 , 6 5 9 , 6 6 3 ,
582, 691. 666, 670, 702.
B re d e k a m p , H o rs t, 2 3 , 6 3 6 , 6 4 3 , D e r a in , A n d ré , 3 1 1 , 5 6 0 , 5 6 6 , 6 9 0 ,
644, 645, 660, 693, 694, 699. 711.
B r e to n , A n d r é , 1 2 5 , 5 6 8 , 5 7 9 , 6 6 8 , D e sc a rte s, R e n é , 1 8 , 4 3 4 , 4 3 5 , 5 1 5 ,
699. 531, 549, 688, 689, 702.
B ro c a , P a u l, 5 2 2 , 6 8 7 . D id i-H u b e rm a n , G e o rg e s, 134,
B ru n e lle sc h i, F ilip p o , 4 3 9 , 4 4 2 , 4 8 1 , 669, 703.
492, 506, 696. D u b u f f e t, J e a n , 5 3 7 , 5 6 4 , 6 8 8 , 6 9 0 ,
703.
C a m p in , R o b e r t, 4 4 0 , 4 4 1 , 4 4 2 , D u c h a m p , M a r c e l, 2 8 , 6 1 9 .
465, 466, 4 6 7 ,4 6 8 , 4 6 9 , 4 7 0 , D u m it, J o s e p h , 7 0 4 .
472, 473, 4 7 4 ,4 7 5 , 4 7 6 , 4 7 7 , D u m o n t , L o u is , 5 2 1 , 6 0 4 , 6 8 1 ,
479, 480, 4 8 1 ,4 8 2 , 4 8 3 , 4 9 1 , 692, 704.
494, 507, 685, 700. D iir e r, A lb re c h t, 4 3 5 , 4 5 1 , 5 0 6 , 5 1 4 ,
C a r p e n te r , E d m u n d , 1 1 4, 6 6 8 , 7 0 0 . 6 1 8 , 6 8 4 , 6 8 7 , 6 9 2 , 6 9 3 ,7 1 6 .
C a ssire r, E rn s t, 3 7 2 , 6 3 4 , 6 8 0 , 6 9 5 , D u r k h e i m , É m ile , 1 9 5 , 2 9 8 , 6 7 6 ,
700. 692, 704.
C a s tig lio n e , G iu s e p p e , 4 1 2 .
C é z a n n e , P a u l, 4 9 6 , 5 3 7 , 5 3 8 , 5 6 2 , E co , U m b e rto , 6 2 9 , 6 3 0 , 6 31, 633,
563, 628, 629, 693, 706. 693, 704.
C h a m p a ig n e , P h ilip p e d e , 5 5 0 , 6 9 0 . E g la s h , R o n , 3 8 2 , 3 8 4 , 3 8 6 , 6 8 1 ,
C h e n g , F r a n ç o is , 3 7 7 , 6 8 0 , 6 8 2 , 704.
700. E in s te in , C a ri, 6 3 7 , 6 9 0 , 6 9 1 , 6 9 4 ,
C le r c , C h a r ly , 6 3 5 , 6 3 6 , 6 9 3 , 7 0 1 . 704.
C o lle y n , J e a n - P a u l, 3 1 0 , 6 6 0 , 6 6 3 , E iz o n , 4 2 7 , 4 2 8 , 4 2 9 , 6 9 9 .
677, 701. E lk in , A d o lp h u s P ., 1 9 5 , 1 9 6 , 6 7 1 ,
C o m a r , P h ilip p e , 5 1 6 , 6 8 7 , 7 0 1 . 704.
C o n f u c iu s , 3 7 7 . E u s ta c h i, B a r to l o m e o , 5 2 4 , 6 8 8 .

730
I N D E X DES N O M S DE P E R S O N N E S

F e ld , S te v e n , 6 6 9 , 7 0 4 . G o o d m a n , N e ls o n , 4 9 , 5 5 1 , 6 2 9 ,
F é lib ie n , A n d ré , 5 5 1 , 5 5 2 , 5 8 8 , 5 8 9 , 6 3 1 , 6 3 2 , 6 3 3 , 6 3 4 , 6 6 3 ,6 9 3 ,7 0 7 .
690, 691, 692, 704. G ra b a r, A n d ré , 4 6 0 , 6 6 3 , 6 8 5 , 7 0 7 .
F e w k e s, Jesse W a lte r, 3 4 9 , 3 5 1 , 3 5 2 , G re e n b e rg , C le m e n t, 5 3 7 , 6 8 8 , 7 0 7 .
677, 679, 683, 704. G rim a u d , E m m a n u e l, 4 2 3 , 4 2 4 ,
F ic in , M a rs ile , 4 7 4 . 660, 683, 690, 707.
F ie n u p - R io r d a n , A n n , 9 3 ,1 0 0 ,1 2 7 , G r o u p e |_i, 6 3 3 .
6 6 6 , 6 6 7 , 6 6 8 , 6 6 9 ,7 0 5 . G u é d o n , M a rie -F ra n ç o is e , 2 6 5 ,
F lo r e n s k y , "Paul, 6 4 , 6 5 , 6 6 , 6 6 4 , 270, 674, 675, 708.
665, 705, 722. G u o X i, 4 1 0 , 4 1 1 , 6 8 2 .
F o u c a u lt, M ic h e l, 13, 6 6 1 , 6 7 9 , 7 0 5 . G u tie rre z -C h o q u e v ilc a ,
F o u q u e t, J e a n , 4 7 5 , 4 7 6 . A n d ré a -L u z , 179, 6 5 9 , 670, 708.
F ra z e r, Ja m e s G ., 2 5 , 1 9 5 , 6 6 2 , 7 0 6 .
F re e d b e r g , D a v id , 2 3 , 3 1 , 6 3 6 , 6 3 7 , H a g e n , M a r g a re t A ., 6 6 5 , 6 7 4 , 6 8 2 ,
639, 644, 645, 660, 663, 693, 688, 708.
694, 706. H a lp in , M a ijo rie M ., 2 6 5 , 2 7 1 , 2 8 4 ,
F re u d , S ig m u n d , 1 9 5 , 3 0 1 , 4 5 2 , 289, 674, 675, 702, 708.
676, 684, 706, 720. H a m p a té B a , A m a d o u , 3 1 3 , 6 7 7 ,
F r o m e n tin , E u g è n e , 4 9 7 , 5 4 0 , 6 8 7 , 708.
688, 706. I Ia r ü n a l- R a s h jd , 7 0 .
H esse, H e rm a n n , 81, 6 6 5 , 709.
G a d a m e r, H a n s -G e o rg , 6 2 6 , 6 9 2 , H o l m , B ill, 2 4 4 , 2 4 5 , 2 4 6 , 6 6 5 ,
706. 673, 709.
G a lilé e , 18, 4 7 4 , 4 9 9 , 7 1 5 . H o o g s tr a te n , S a m u e l v a n , 4 9 5 , 4 9 6 ,
G a lto n , F ran cis, 5 2 3 , 6 8 7 , 6 8 8 , 7 0 6 . 504, 505, 508, 687, 699.
G a rfie ld , V io la , 2 6 5 , 6 7 4 , 6 7 5 , 7 0 6 . H o u d o n , J e a n -A n to in e , 5 1 6 , 5 1 7 .
G a u g u in , P a u l, 5 6 6 . H u n t, G e o rg e , 125, 2 5 0 , 6 68, 698.
G a u tie r -D a g o ty , J a c q u e s -F a b ie n ,
515. I n g o ld , T i m , 2 1 9 , 6 6 0 , 6 6 2 , 6 6 6 ,
G e e rtz , A r m in , 4 1 7 , 4 1 9 , 6 8 3 , 7 0 6 . 667, 668, 672, 709.
G e ll, A lfre d , 2 3 , 2 4 , 2 5 , 2 7 , 2 8 , 3 2 , Ip e llie , A lo o to o k , 1 1 4 .
44, 45, 181, 394, 637, 639, 640, I v i n s J r . , W il li a m M ., 6 8 7 , 7 0 9 .
641, 642, 643, 644, 645, 662,
663, 682, 693, 694, 706, 707. J a m e s , W illia m , 3 1 9 , 6 7 7 , 7 1 0 .
G o d e lie r , M a u r ic e , 1 1 3 , 6 6 7 , 7 0 7 , J o c h e ls o n , W a ld e m a r, 1 0 5 , 1 0 6 ,
724. 107, 667, 710.
G o ltz iu s , H e n d r ic k , 4 9 5 , 5 4 1 , 5 4 2 , J o s e p h (sa in t), 4 6 7 , 4 6 8 , 4 7 0 , 4 7 1 ,
543, 687. 481, 515, 517, 526, 568, 573,
G o m b r ic h , E rn s t H ., 5 5 6 , 6 3 0 , 6 3 4 , 574, 680, 688, 691, 700, 704,
685, 690, 693, 694, 707. 719, 721, 722.
G o n k a r G y a tso , 5 7 4 , 5 7 5 , 5 7 6 , 5 7 7 .
LES F O R M E S D U VI SI BLE

K a m o , 158, 168, 17 0, 172, 173. M é r o t , A la in , 4 8 9 , 4 9 0 , 6 8 6 , 6 8 9 ,


K a n d in s k y , W a ss ily , 5 1 , 5 3 5 , 5 4 0 , 714.
544, 562, 601, 689. M ic k e r , J a n C h ris tia e n s z ., 5 0 2 , 5 0 3 .
K a rad im a s, D im itr i, 3 9 , 4 0 , 4 1 , 6 5 9 , M o n d r ia n , P ie t, 5 3 5 , 5 3 6 , 5 3 7 , 5 3 8 ,
663, 667, 677, 710, 720. 539, 540, 541, 542, 543, 544,
K a rs te n , R a fa ë l, 1 8 9 , 6 7 1 , 7 1 0 . 562, 601, 689, 704, 710.
M o n e t , C la u d e , 5 5 3 , 5 5 4 , 6 4 5 .
L a M e t tr i e , J u l i e n J e a n O fF ray d e , M o r i, M a s a h iro , 5 5 6 , 6 9 0 , 7 1 4 .
493, 515. M o rp h y , H o w a rd , 201, 203, 204,
L a n e y rie -D a g e n , N a d e ije , 4 4 1 , 6 8 4 , 256, 6 7 2 , 6 7 4 ,7 1 4 , 7 1 5 , 7 2 1 ,7 2 2 .

711. M o u n t f o r d , C h a rle s P ., 2 2 2 , 6 7 3 ,

L a to u r , B r u n o , 6 6 0 , 6 6 4 , 7 1 1 . 714.

L a u g ra n d , F r é d é r ic , 1 1 0 , 6 5 8 , 6 6 6 , M u n n , N a n c y D ., 2 2 5 , 2 5 6 , 2 6 0 ,
673, 674, 714.
667, 712.
M y e rs, F re d R ., 2 3 1 , 6 7 3 , 71 5 .
L e e u w e n h o e k , A n to n i v a n , 4 9 9 .
L e ib n iz , G o t t f r i e d W il h e lm , 3 4 8 ,
N e ls o n , E d w a r d W illia m , 4 9 , 1 0 3 ,
681.
115, 5 51, 6 29, 662, 663, 666,
L e s s in g , G o t t h o l d E p h r a im , 5 5 3 ,
667, 668, 693, 707, 715.
588, 691, 712.
N e u ra th , Jo h a n n e s , 3 9 9 , 65 8 , 68 0 ,
L év i-S tra u ss, C la u d e , 1 3 8 , 148, 2 2 9 ,
681, 682, 715, 722.
230, 265, 274, 298, 555, 637,
N e w m a n , B a r n e tt, 5 3 7 , 5 6 8 , 5 7 0 ,
642, 662, 663, 666, 669, 670,
688, 691, 715.
673, 674, 675, 676, 690, 692,
N ic o d , Je a n , 5 0 7 , 6 8 7 , 7 1 5 .
694, 712.
N ic o le , P ie r r e , 5 4 9 , 6 8 2 , 6 8 9 , 6 9 6 ,
L im b o u r g (frères d e ), 3 5 6 , 4 4 4 , 4 4 5 ,
723.
446, 447, 476.
N o ld e , E m il, 5 6 6 .
L o re n z e tti, A m b ro g io , 4 8 3 , 4 8 4 ,
N y s s e , G r é g o ir e d e , 6 2 6 .
485, 686, 717.
L ô w y , E m a n u e l, 6 4 6 , 6 9 4 , 7 0 3 , 7 1 2 . O o s te n , J a r ic h G ., 1 0 1 , 1 1 0 , 6 6 7 ,
668, 712, 716.
M a c p h e rso n , C ra w fo rd B ro u g h , O r te liu s , A b r a h a m , 4 9 9 , 5 2 0 .
604, 692, 713.
M a r in , L o u is, 5 5 0 , 6 8 9 , 6 9 0 , 7 1 3 . P â c h t, O t t o , 4 8 6 , 6 8 6 , 7 1 6 .
M a rm o n te l, J e a n -F ra n ç o is , 5 5 3 , P a n o fs k y , E r w in , 1 8 , 6 4 , 4 5 3 , 4 7 1 ,
554, 555, 556, 690, 713. 661, 664, 680, 684, 685, 686,
M a u s s, M a r c e l, 11, 1 4 7 , 2 6 4 , 2 9 8 , 692, 716.
661, 674, 676, 704, 714. P a tin ir , J o a c h im , 4 8 7 , 4 8 8 , 4 9 1 ,
M a z a r in e ( m a ître d e la, o u m a îtr e 507.
d e B o u c ic a u t) , 4 4 8 , 4 4 9 , 4 6 3 . P e ir c e , C h a rle s S a n d e rs , 5 8 8 , 6 2 8 ,
M e iss, M illa rd , 4 4 5 , 6 8 4 , 7 1 4 . 6 3 0 , 6 3 3 , 6 3 9 , 6 9 2 ,7 1 6 .
I N D E X DES N O M S DE P E R S O N N E S

P h ilip p o t, P a u l, 4 4 0 , 4 7 9 , 6 8 4 , 6 8 5 , S c h a p ir o , M e y e r , 4 7 0 , 4 7 1 , 6 8 5 ,
686, 717. 696, 718.
P ic a s so , P a b lo , 7 3 , 4 9 6 , 5 5 9 , 5 6 0 , S c h a re r , H a n s , 3 6 8 , 6 8 0 , 7 1 8 .
561, 566, 567, 570, 690, 691, S c h n e id e r , P ie r r e , 5 4 3 , 6 6 6 , 6 8 8 ,
715, 718. 689, 719.
P la to n , 3 6 , 3 2 4 , 5 4 5 , 5 4 6 , 5 4 7 , 5 4 9 , S e v e ri, C a r lo , 6 4 6 , 6 4 7 , 6 5 9 , 6 6 4 ,
689. 667, 670, 676, 677, 689, 691,
P lin e l ’A n c ie n , 4 8 9 , 6 8 6 , 6 8 9 , 7 1 7 . 694, 719.
P o llo c k , J a t k s o n , 4 6 , 4 7 , 4 8 , 1 7 0 , S h a r o n , D o u g la s , 3 4 4 , 6 7 9 , 6 9 9 ,
568, 569, 570, 571, 572, 691, 715. 714, 720.
P o s s u m T ja p a l tj a n i, C lif f o r d , 2 4 1 , S in g h , R a g h u b i r , 3 0 0 , 3 0 1 .
242. S o n g (d y n astie), 3 7 8 , 4 1 0 , 4 1 3 , 7 0 4 ,
P o s t, F ra n s , 4 9 5 , 6 2 7 , 6 9 2 .
723.
P o u s s in , N ic o la s , 4 8 9 , 5 4 8 , 5 5 1 ,
S ossa D e d e , 3 0 6 .
689, 714.
S p e n c e r, W a lte r B a ld w in , 2 1 1 , 6 7 1 ,
P re u s s, K o n r a d T h e o d o r , 3 7 1 , 3 7 2 ,
672, 720.
374, 375, 390, 680, 695, 715,
S p e rb e r, D a n , 3 0 8 , 6 7 6 , 72 0 .
717, 722.
S te in e n , K a rl v o n d e n , 3 7 , 4 4 , 1 4 7 ,
P r ic e , R i c h a r d e t S ally , 1 3 6 , 6 6 9 ,
148, 167, 168, 392, 395, 396,
717.
635, 663, 669, 670, 682, 697,
702, 720.
Q i n g (d y n a s tie ), 4 1 2 .
S te in , R o lf , 3 7 7 , 3 7 8 , 6 8 1 , 7 2 0 .
Q u a rto n , E n g u e rra n d , 3 4 0 , 3 4 1 ,
S té p a n o f f, C h a rle s , 1 7 5 , 1 7 6 , 6 5 8 ,
342, 712.
669, 670, 720.
S to lp e , R n u t H ja lm a r, 3 7 ,1 0 4 , 6 6 3 ,
R asm u ssen , K n u d , 95, 110, 666,
667, 721.
667, 717.
Sue, Jean -Jo sep h , 515, 517, 687.
R ic c i , M a t te o , 4 1 2 .
S u g e r (a b b é ), 3 0 2 , 3 0 3 , 6 7 6 .
R ie g l , A lo ïs , 2 1 , 6 3 , 6 4 , 6 6 4 , 7 1 7 .
R o th k o , M ark , 46, 537, 586, 626, S u S h i, 4 1 3 , 6 8 3 .

688 .
R o u a u d , Jean , 614, 692, 718. T a in e , H i p p o ly t e , 4 9 5 , 6 8 7 , 7 2 1 .

R u b in , W illia m , 5 6 7 , 6 9 1 , 7 1 3 , T a n ik i, 1 7 0 ,1 7 1 ,1 7 2 ,1 7 3 ,1 7 8 ,6 9 5 .
718. T a ta n iq , G e o rg e , 1 1 9 ,1 2 0 ,1 2 1 ,1 2 2 .
T a y lo r , A n n e - C h r i s t i n e , 4 3 , 1 8 5 ,
S aad i, 3 2 8 . 658, 660, 663, 664, 670, 671, 721.
S a la d in d ’A n g lu r e , B e r n a r d , 1 2 0 , T a y lo r , L u k e , 2 1 3 , 2 2 2 , 6 7 2 , 6 7 3 ,
666, 668, 718. 722.
S axl, F ritz , 3 5 9 , 6 3 4 , 6 8 0 , 7 0 7 , 7 1 8 . T e r B o r c h , G é ra rd , 5 0 8 , 5 1 0 , 5 1 1 ,
S c h aeffer, J e a n - M a r ie , 2 8 , 5 1 8 , 6 1 7 , 512.
6 6 0 , 6 6 2 , 6 8 7 , 6 9 2 , 6 9 4 ,7 0 3 ,7 1 8 . T e s ta i t, A la in , 5 9 6 , 5 9 7 , 6 9 2 , 7 2 2 .
LES F O R M E S D U VI SI BLE

T h o m a s , N ic h o la s , 6 5 1 , 6 5 8 , 6 9 3 , V e r n a n t, J e a n - P i e r r e , 3 5 , 3 6 , 6 6 3 ,
694, 714, 719, 722. 689, 713, 723.
T h o m p s o n , D ’A r c y W e n t w o r t h , V e rw o rn , M ax , 63 5 , 6 36, 6 93, 723.
600, 692, 722. V é sa le , A n d r é , 5 1 3 , 5 1 4 .
T ja k a m a r r a , O l d M ic k , 2 3 4 . V id a l, D e n is , 4 2 1 , 6 1 4 , 6 6 0 , 6 6 5 ,
T jangala, W u ta W u ta , 2 3 1 ,2 3 2 ,2 3 3 . 670, 683, 692, 723.
T o d o r o v , T z v e ta n , 4 4 6 , 4 7 4 , 4 8 1 , V ig e n è r e , B ia ise d e , 4 8 9 , 6 8 6 .
684, 685, 686, 687, 722. V in c i, L é o n a r d d e , 1 5 , 6 8 , 6 9 , 3 0 3 ,
T o o k o o m e , S im o n , 1 1 5 , 1 7 2 , 1 7 3 , 474, 513, 514, 665, 676, 723.
178, 577, 578, 579. V iv e ir o s d e C a s tr o , E d u a r d o , 1 7 2 ,
T o p in a r d , P a u l, 5 2 3 , 5 2 4 , 6 8 7 , 6 8 8 , 270, 660, 668, 670, 721, 724.
722. V o g t, E v o n Z „ 3 4 4 , 6 7 9 , 7 2 4 .
T ru ta t, E u g è n e , 5 2 1 , 6 8 7 , 72 2 .
T u r n e r , L tic ie n , 1 0 6 , 3 1 9 , 6 7 7 , W a rb u rg , A by, 2 1 , 3 5 6 , 3 6 0 , 564,
689, 722. 565, 634, 635, 643, 644, 679,
691, 693, 694, 696, 698, 700,
V a ld o v in o s , M a r g a r ita , 3 7 5 , 6 6 0 , 707, 714, 718, 719, 724.
680, 722. W e in e r , A n n e tte B ., 2 3 1 , 6 7 3 , 7 2 4 .
v a n d e r W e y d e n , R o g ie r , 4 4 5 , 4 6 5 . W e n g r o w , D a v id , 3 0 8 , 3 0 9 , 6 6 0 ,
v a n E y c k ,J a n , 4 4 0 , 4 4 1 , 4 4 2 , 4 5 1 , 676, 677, 724.
465, 475, 476, 477. W h i t e , D a v id G ., 3 6 2 , 6 8 0 , 7 2 4 .
v a n V e lth e m , L u c ia H u s s a k , 1 6 5 , W itz , IC o n ra d , 4 9 0 , 4 9 1 , 5 0 7 .
177, 670, 723.
V au can so n , Jacq u es de, 515. Y ira w a la , 2 1 2 , 2 1 6 , 2 1 7 , 2 1 8 , 7 0 9 .
V a u d e ta r , J e a n d e , 4 6 3 , 4 6 4 .
V e rm e e r, Jo h a n n e s, 471, 4 9 9 , 501, Z a h a n , D o m in i q u e , 3 1 1 , 6 7 7 , 7 2 4 .
502, 505, 508, 696, 705. Z i m m e r m a n n , P h ilip p , 3 6 9 , 6 8 0 .
Index des notions

a b d u c ti o n , voir in f é r e n c e , — c h a b o t, 1 2 5 - 1 2 6 .
a g e n c e (p u is s a n c e d ’a g ir ), 1 7 - 1 9 , — c h a u v e - s o u r is , 3 1 7 .
2 3 -2 7 , 30, 4 4 -4 5 , 8 1 -8 5 , 111, - c h i e n , 115, 154, 173, 578.
166, 1 8 1 -1 9 2 , 2 0 1 , 2 2 5 -2 2 6 , —co rb e a u , 2 7 3 -2 7 4 .
2 5 5 -2 6 2 , 2 8 4 -2 8 5 , 3 4 7 -3 4 8 , — c o y o te , 5 7 3 - 5 7 4 .
3 9 0 , 3 9 4 -3 9 6 , 4 1 5 -4 2 9 , 5 4 5 -5 4 7 , — é p a u la rd , 1 0 2 , 2 7 4 , 2 7 8 - 2 8 0 .
6 1 1 -6 1 5 , 6 3 4 -6 4 5 , 6 5 2 , 654. — fé lin , 1 5 4 .
âm e, 54, 90, 92, 217, 229, 327, — g r e n o u ille , 1 4 2 - 1 4 4 , 1 5 9 - 1 6 0 .
3 6 7 -3 6 8 , 616. — g n z z ly , 9 3 , 2 7 3 - 2 7 4 .
— â m e - e n f a n t, 1 9 7 - 1 9 8 . — lo u p , 2 7 6 - 2 7 8 .
— p e in t u r e d e l ’â m e , 4 3 6 , 4 4 7 - 4 5 1 , — m o rse, 1 2 9 -1 3 0 .
4 5 4 , 4 6 1 -4 8 0 , 602. —o p o ssu m , 2 0 5 -2 0 6 .
a n a lo g is m e , 1 2 - 1 4 , 5 6 - 5 8 , 2 6 4 , - o u r s , 9 3 , 1 0 2 -1 0 4 , 1 4 2 -1 4 4 , 2 8 8 .
2 9 7 - 4 2 9 ,4 4 6 - 4 4 7 , 5 7 1 ,5 7 5 - 5 7 7 , —p h o q u e , 1 0 2 -1 0 4 , 1 2 7 -1 2 8 .
5 8 0 -5 8 5 , 5 9 8 -6 0 0 , 6 0 8 -6 1 0 . — ra ie , 4 0 - 4 2 .
a n a to m ie , 2 1 3 -2 1 9 , 3 0 3 -3 0 4 , — re n a rd , 1 1 9 -1 2 2 , 131.
5 1 3 -5 1 8 . — re q u in , 2 4 4 -2 4 5 .
an c ê tre , 3 3 7 -3 4 0 , 6 2 3 -6 2 4 , 6 5 0 -6 5 1 . — t i g r e ,1 3 2 - 1 3 3 .
a n im a l, 9 2 , 2 0 2 , 2 1 3 , 2 7 7 , 2 8 4 , a n im is m e , 1 2 - 1 4 , 5 3 - 5 5 , 8 9 - 1 9 2 ,
3 2 0 -3 2 1 , 5 9 5 -5 9 8 . 2 6 4 -2 9 4 , 3 3 1 , 3 3 8 , 5 8 1 -5 8 4 ,
- a i g l e , 2 7 8 , 2 8 5 -2 9 1 . 5 9 0 -5 9 4 , 6 0 6 -6 0 8 , 463.
— b é c a ss e , 4 1 8 . a n th r o p o lo g i e , 1 0 , 6 3 7 - 6 3 9 .
— c a lm a r, 2 7 8 - 2 7 9 . — d e l ’a rt, 2 7 - 2 9 , 6 3 7 - 6 4 2 .
— c a r ib o u , 1 2 9 - 1 3 0 . — p h y s iq u e , 5 2 1 - 5 2 4 .
— c erf, 3 3 1 , 3 8 7 - 3 8 9 , 6 0 0 . — c o g n itiv e , 3 0 8 .
LES F O R M E S D U VI SI BLE

a n th r o p o m o r p h i s m e , 9 2 - 9 9 , 5 5 5 - ciwara, voir ritu e l.


556. c o rp s , 1 1 7 -1 1 9 , 1 3 9 -1 4 7 , 1 5 4 -1 5 5 ,
a p o tr o p a ïq u e , 4 8 . 2 1 2 ,2 7 9 - 2 8 0 ,3 5 5 - 3 5 8 , 3 6 1 -3 6 6 ,
a rt, 2 6 - 2 9 . 4 2 6 -4 2 9 , 5 1 3 -5 1 8 , 5 2 1 -5 2 3 ,
— a b stra it, 4 6 - 4 7 , 5 3 4 - 5 4 4 . 5 2 5 -5 2 8 , 5 9 3 -5 9 4 , 6 1 6 -6 2 1 .
— d é c o ra tif , 4 5 - 4 6 . — c o rp s -v ê te m e n t, 1 5 6 -1 6 2 , 2 4 9 ,
— h is to ire d e l ’a rt, voir h is to ire . 2 7 5 -2 7 7 , 2 79, 2 85, 594.
— o r n e m e n ta l , 2 5 2 . c o rre sp o n d a n c e , 57, 2 9 7 -2 9 8 ,
— r u p e s tr e , 7 9 , 2 0 9 , 2 1 9 - 2 2 2 , 2 4 7 , 3 4 6 -3 4 8 , 3 5 6 -3 6 6 , 3 6 9 -3 7 1 ,
3 0 8 , 5 9 4 -5 9 8 , 6 5 4 -6 5 5 . 4 2 6 -4 2 9 .
a s tr o n o m ie , 3 8 - 4 2 , 3 5 6 - 3 6 0 , 3 7 2 .
c o sm o g ra m m e , 3 6 6 -3 7 7 , 388,
— O rio n , 3 8 -4 2 .
3 9 8 -4 0 2 .
— P lé ia d e s , 3 8 - 3 9 .
— m a n d a la , 3 6 7 , 5 7 5 .
— q u in c o n c e , 3 7 3 -3 7 4 , 3 8 8 -3 8 9 ,
banba, voir r itu e l,
398.
b é ty le , 3 2 , 4 8 .
c o s m o lo g ie , 5 6 ,1 5 6 - 1 6 8 , 1 9 9 -2 0 0 ,
b la s o n , 2 6 5 - 2 8 9 , 3 0 7 , 6 4 8 - 6 5 3 .
2 7 0 , 2 9 9 - 3 0 3 ,3 3 6 - 3 3 8 , 3 4 4 -3 4 5 ,
b o u d d h is m e , 3 3 4 -3 3 8 , 3 6 7 , 4 0 5 ,
3 4 8 -3 5 1 , 3 6 8 - 3 7 6 ,3 7 8 ,3 9 8 - 4 0 0 ,
408, 575.
408.
—zen, 4 2 5 -4 2 9 .
— c o s m o g o n ie , 3 7 1 , 3 9 9 - 4 0 5 .
—m a c r o c o s m e / m ic r o c o s m e , 3 2 7 ,
ca le b asse, 3 7 1 - 3 7 4 .
3 4 4 , 3 5 4 -3 8 0 , 4 0 9 -4 1 0 , 5 7 1 , 5 9 9 .
ca m o u flag e , 1 3 9 - 1 4 7 ,1 7 7 , 5 9 3 -5 9 4 .
c u b is m e , 5 3 5 , 5 6 0 - 5 6 3 , 5 6 6 - 5 6 8 .
c a rto g ra p h ie , 2 0 6 -2 0 8 , 2 2 6 -2 2 8 ,
curandero, 3 4 5 - 3 4 8 .
257, 3 6 7 -3 7 1 , 3 7 4 -3 7 6 , 492,
5 0 1 -5 0 2 , 541.
c h a m a n e , 92 , 117, 1 6 0 -1 6 2 , 1 7 0 - d a n se , 4 0 , 9 9 , 1 2 4 - 1 2 5 , 1 4 2 , 1 4 7 ,

179, 269, 5 6 9 -5 7 4 , 578, 647. 1 8 2 -1 8 3 , 2 4 9 , 3 4 9 -3 5 4 .

c h a m b r e n o ir e , 5 0 4 - 5 0 6 . d é m o n , 3 3 2 -3 3 7 .

chasse, 9 7 , 1 0 0 - 1 0 3 , 1 0 9 , 1 1 5 -1 1 8 , d é ta il, 4 4 0 - 4 4 1 , 4 4 3 , 4 9 4 .
2 1 3 -2 1 4 , 2 7 5 -2 7 7 . d é v o ti o n , 3 0 2 - 3 0 3 , 4 6 1 - 4 6 3 , 4 7 8 .
chilkat, 2 4 8 - 2 5 0 , 2 6 9 , 2 8 4 . d ia b le , 3 1 5 - 3 1 8 .
c h im è re , 2 7 3 -2 7 4 , 3 0 3 -3 3 1 , D ie u , 3 0 2 -3 0 3 , 3 2 7 , 3 5 9 -3 6 0 ,
3 8 9 -3 9 0 , 5 9 8 -5 9 9 . 4 0 2 -4 0 5 .
— teste composte, 3 2 2 - 3 2 3 , 6 1 0 . d iffu s io n , 6 0 , 1 3 5 - 1 3 9 , 5 5 9 - 5 6 0 .
C h ris t, 3 4 1 -3 4 2 , 3 6 1 , 4 6 1 -4 6 2 , 5 1 4 , d iv in ité , 3 2 - 3 4 , 3 1 5 - 3 1 7 , 3 3 8 - 3 4 0 ,
6 1 7 -6 1 8 . 3 4 8 -3 5 4 , 4 1 5 -4 1 6 , 4 2 1 -4 2 4 ,
c h r is tia n is m e , 3 0 2 - 3 0 3 , 3 1 6 - 3 1 7 , 6 2 1 -6 2 3 .
4 5 8 -4 6 3 , 5 4 9 -5 5 0 , 6 1 6 -6 1 9 , 6 2 6 .
c h u r in g a , voir ritu e l, é lé m e n ts ( t h é o r ie d e s ), 2 9 8 , 3 5 8 ,
c ie l, 4 4 1 - 4 4 2 . 361, 426.

736
I N D E X DES N O T I O N S

e n lu m in u r e , 3 2 6 - 3 2 7 , 4 0 2 - 4 0 5 , h is to ire d e l ’art, 16, 2 1 , 2 7 , 4 3 7 -4 3 8 ,


4 4 5 -4 4 7 . 563, 6 3 4 -6 3 7 , 6 4 4 -6 4 5 .
e s p r it, 9 0 , 9 2 , 9 8 , 1 1 2 , 1 1 6 , 1 2 8 , h in d o u i s m e , 3 2 4 - 3 2 8 .
1 3 1 ,1 7 0 - 1 7 1 , 1 7 7 ,1 8 1 , 2 1 3 -2 1 6 , luiaca, 3 3 - 4 8 .
2 6 5 -2 7 1 , 2 8 1 -2 8 5 , 6 1 8 -6 2 1 . h y b r id ité .
e s th é tiq u e , 2 7 -2 9 , 4 0 9 -4 1 2 , — d es im a g e s , 1 8 - 1 9 , 8 6 , 2 6 3 - 2 9 4 ,
5 1 3 -5 1 8 , 6 3 8 -6 3 9 . 5 6 0 -5 8 6 .
— U tp ic tu ra p o e sis, 4 9 8 , 5 8 7 - 5 8 8 . — le x ic a le , 3 2 0 - 3 2 2 .
É ta t, 3 0 9 - 3 1 0 . — o n to l o g iq u e , 8 6 .
h y p o s ta s e (fig u ra tiv e ), 3 3 2 - 3 4 2 .
fig u ra tio n , 2 6 - 3 4 , 4 7 , 5 2 , 1 9 2 , 1 9 9 ,
2 0 3 , 6 1 6 -6 2 6 .
ic ô n e ( c o m m e g e n r e fig u ra tif), 2 4 ,
— eikonism os, 4 6 0 - 4 6 1 .
6 5 -6 7 , 4 5 8 -4 6 1 .
— ekphrasis, 4 6 0 - 4 6 1 .
ic o n ic ité , 4 8 - 5 1 , 8 4 , 9 7 , 1 7 5 - 1 7 6 ,
—f ig u r a tif / n o n fig u ra tif, 3 2 - 3 4 , 3 7 ,
1 8 2 -1 8 3 , 2 1 2 , 2 3 2 , 2 9 3 -2 9 4 ,
47, 149, 1 6 7 -1 6 8 .
3 0 3 -3 0 4 , 3 7 8 -3 8 0 , 4 2 5 -4 3 9 ,
— f ig u r e / fo n d , 6 3 , 2 4 2 , 5 3 5 - 5 4 4 .
4 4 1 -4 4 2 , 4 6 8 , 5 5 1 -5 5 7 , 6 2 8 -6 3 4 .
— f o r m e e t fig u re , 3 0 - 3 1 .
ic o n o c la s m e , 6 1 6 - 6 1 7 .
— f o r m e s y m b o liq u e , 3 7 2 - 3 7 4 , 3 8 6 .
id e n tific a tio n , 1 1 - 1 2 ,1 9 6 , 2 2 8 -2 3 0 ,
—s c h è m e fig u ra tif, 5 9 , 6 2 , 2 0 2 -2 0 6 ,
5 5 1 -5 5 2 , 573.
2 3 8 , 2 9 9 , 3 3 2 -3 3 7 , 4 3 9 , 6 0 4 -6 1 1 .
id o le , 3 5 - 3 6 , 1 9 1 , 4 1 6 .
filia tio n , 3 3 7 - 3 4 0 .
im a g e , 1 5 -1 7 , 1 7 0 -1 7 2 , 549,
fra c ta le , 3 8 2 - 3 8 9 .
5 8 7 -5 9 0 , 6 1 5 -6 5 5 .
- m e n t a l e , 1 0 7 , 1 2 3 , 1 5 6 , 1 6 2 -1 6 3 ,
g é o m é t r ie , 6 4 , 6 9 , 4 3 9 - 4 4 0 , 4 4 3 ,
168, 1 7 4 -1 7 5 , 489.
5 0 6 -5 0 7 , 5 3 3 -5 4 4 , 561, 6 0 0 -6 0 5 ,
— s c ie n tif iq u e , 5 1 8 - 5 3 1 .
611.
—so n o re , 1 7 8 -1 7 9 .
— e s p a c e - a m b ia n c e , 4 4 0 - 4 4 1 , 4 4 3 ,
4 7 9 -4 8 0 , 507. im ita tio n , 2 1 , 3 6 , 7 8 , 1 4 1 -1 4 5 , 2 9 9 ,

— tr a n s fo r m a tio n s g é o m é tr iq u e s , 4 2 0 , 4 3 7 , 4 9 7 , 5 0 4 -5 0 6 , 5 4 8 -5 5 3 ,

70, 7 3 -7 5 , 1 7 2 -1 7 4 , 2 3 9 -2 5 2 , 612, 617.

3 8 9 -3 9 0 , 4 0 1 , 4 0 6 -4 0 8 , 4 1 0 -4 1 4 , im m a n e n c e / tra n s c e n d a n c e ,
5 0 6 -5 0 7 , 5 3 3 -5 3 7 , 6 0 5 -6 1 1 . 4 9 4 -5 1 3 , 617, 619.
guerre, 1 8 3 -1 8 5 . in c a r n a tio n , 2 4 , 2 5 8 , 3 4 1 -3 4 2 ,
6 1 7 -6 2 6 .
h é r a ld iq u e , 2 0 2 , 2 3 7 - 2 4 9 , 2 6 8 - 2 9 4 , in d iv id u , 4 3 5 , 4 4 3 , 4 4 6 , 4 4 8 ,
30 4 , 30 6 , 6 4 8 -6 5 5 . 4 5 1 -4 5 2 , 4 5 8 , 4 7 4 -4 7 6 , 47 9 ,
— m â t h é r a ld iq u e ( c ô te n o r d - o u e s t ) , 602, 604.
2 4 4 ,2 6 8 ,2 8 2 , 2 8 4 ,2 8 9 , 2 9 3 , 652. in fé re n c e , 11, 1 4 -1 5 , 5 6 3 -5 6 4 , 5 6 7 .
h ié r a r c h ie , 2 6 7 - 2 6 8 , 2 7 1 - 2 7 2 , — a b d u c tio n , 8 9 , 1 8 1 -1 8 2 , 2 6 0 ,
3 8 1 -3 9 6 , 4 0 5 , 42 4 , 599. 640, 643.
LES F O R M E S D U VI SI BLE

in te n tio n n a lité , 89, 1 8 1 -1 8 2 , — e t th é o r ie d e la G estalt, 2 5 2 .


6 4 0 -6 4 2 . —g rap h èm e, 4 2 -4 3 , 1 6 3 -1 6 4 .
i n t é r i o r i t é (e t p h y s ic a lité ) , 5 2 - 5 9 , —p a re rg u e , 4 8 9 .
8 9 -9 1 , 162, 166, 436, 4 5 1 -4 5 2 , — p e in tu re c o rp o re lle , 4 2 -4 3 ,
4 7 4 -4 7 5 , 5 0 8 -5 1 3 , 5 3 0 -5 3 1 , 5 3 4 , 1 4 1 - 1 4 4 ,1 5 2 - 1 5 6 ,2 1 4 - 2 1 5 , 2 2 5 .
5 8 1 ,5 9 1 - 5 9 4 . — tsikuri, 3 8 6 - 3 9 0 .
isla m , 3 2 3 - 3 2 8 . M o y en  ge, 24, 72, 3 0 2 -3 0 3 ,
4 0 2 -4 0 5 , 439.
j a r d in , 3 7 7 - 3 7 8 . m y th e , 1 4 9 -1 5 1 , 2 7 5 -2 8 1 .

k o la sa n n iy a , voir ritu e l, n a tu r a lis m e , 1 2 - 1 4 , 5 8 - 5 9 , 3 9 7 - 9 8 ,


k a ts in a : 3 4 8 - 3 5 4 , 4 1 6 - 4 1 8 , 5 6 5 . 4 1 0 -4 1 4 , 4 2 4 , 4 3 3 -5 5 7 , 5 6 2 -5 6 3 ,
567, 6 0 0 -6 0 4 .
m a c r o c o s m e / m i c r o c o s m e , v o ir n a tu re m o r te , 4 7 - 4 8 , 4 3 7 - 4 3 8 ,
c o s m o lo g ie , 4 9 1 -4 9 2 , 4 9 6 -4 9 7 , 50 0 , 5 3 5 -5 3 7 .
m a g ie , 2 5 , 3 3 4 , 3 4 5 - 3 4 6 , 3 9 5 - 3 9 6 ,
636. o b je c tiv ité , 4 3 9 , 4 4 3 , 4 7 6 - 4 8 0 , 5 0 7 ,
m asq u e, 4 0 -4 1 , 9 1 -1 0 0 , 1 1 5 -1 1 6 , 5 1 8 -5 3 1 , 6 0 1 -6 0 2 .
1 2 3 - 1 3 3 ,1 3 7 - 1 3 8 ,1 9 1 - 1 9 2 , 2 8 5 , o m b re, 78, 632.
29 3 , 3 1 5 -3 1 9 , 3 3 2 -3 3 7 , 451, o n to lo g ie , 1 0 - 1 1 , 1 5 , 5 2 - 5 3 , 8 4 - 8 5 ,
6 1 8 -6 1 9 , 649. 9 8 -9 9 , 3 1 3 , 4 0 8 , 4 9 8 , 5 6 7 -5 6 8 ,
— à tr a n s f o r m a tio n , 1 2 4 - 1 2 6 . 5 9 0 -6 0 4 , 6 1 5 -6 1 6 .
— m a s q u e -c o s tu m e , 1 5 6 -1 6 2 , o r d r e re lig ie u x .
1 9 1 -1 9 2 , 594. — c h a r tr e u x , 3 4 2 .
m a s su e u ’u, 3 9 2 - 3 9 6 . —jé s u it e , 4 1 2 - 4 1 3 .
m a té ria lis m e , 5 1 5 , 5 1 8 - 5 3 1 , 6 0 3 .
mesa, 3 4 3 - 3 4 8 . p a ru re , 1 4 6 -1 4 7 , 1 5 1 -1 5 2 .
m é ta m o rp h o s e , 91, 1 1 7 -1 2 2 , paysage, 3 7 7 -3 8 0 , 491, 602,
1 2 5 -1 3 3 , 1 6 5 -1 6 6 , 1 8 9 -1 9 0 , 6 0 5 -6 0 6 .
3 8 9 -3 9 0 , 5 9 2 -5 9 3 . — c h in o is , 3 7 8 - 3 8 0 , 4 0 6 , 4 0 9 - 4 1 3 ,
m im êsis, 4 1 3 , 5 4 5 - 5 4 7 . 6 0 5 ,6 1 1 .
M n é m o s y n e (atlas), 3 5 6 - 3 6 0 . — f la m a n d e t h o lla n d a is , 4 8 0 - 4 8 3 ,
m o d è l e r é d u it. 4 8 7 , 4 9 0 -4 9 1 , 4 9 5 -4 9 6 , 5 0 2 -5 0 4 ,
— d u m o n d e , 3 4 4 , 3 7 1 -3 8 0 . 5 3 8 -5 4 3 .
— d ’u n o b je t, 1 1 0 -1 1 2 , 555, — r o m a in , 4 8 8 - 4 9 0 .
5 9 2 -5 9 3 . — to s c a n , 4 8 3 - 4 8 5 .
m o rp h o g e n è se , 2 0 6 -2 0 8 , 2 3 4 -2 3 5 . p e r c e p t io n , 5 0 , 5 2 , 4 4 8 , 5 0 5 - 5 0 7 ,
m o t i f ( p i c tu r a l) , 3 7 - 3 9 , 4 4 , 1 4 9 , 5 3 3 -5 3 4 , 5 4 3 -5 4 6 , 55 7 , 60 1 , 630,
1 7 7 -1 7 8 , 2 0 0 -2 0 2 , 2 2 5 -2 2 8 , 632.
2 5 6 -2 6 2 , 2 8 0 , 3 0 2 -3 0 3 , 394. p e rso n n e , 5 4 , 9 1 -1 0 0 , 1 8 4 -1 8 5 ,
— e t m o t iv a t io n , 3 8 - 3 9 , 4 2 - 4 3 . 3 9 2 -3 9 6 .
I N D E X DES N O T I O N S

p e rs p e c tiv e , 6 4 - 6 6 , 7 1 - 7 2 , 1 7 2 , r é a lis m e , 4 2 7 , 4 8 4 - 4 8 5 , 4 8 9 , 4 9 2 -
4 0 6 -4 0 8 . 493.
—a tm o s p h é riq u e , 7 8 , 4 0 2 , 4 4 1 -4 4 2 . r é c u r s iv it é , 3 8 4 - 3 9 0 , 5 9 9 , 6 0 0 .
— in v e r s é e , 6 4 - 6 7 , 4 0 8 . réseau , 8 2 , 2 9 9 , 3 3 2 -3 5 4 , 4 2 4 .
— lin é a ir e , 6 4 -6 7 , 7 1 - 7 2 , 1 7 2 , r e s s e m b la n c e , 2 4 , 4 4 , 4 7 , 4 9 - 5 1 ,
3 9 7 -3 9 8 , 4 1 2 , 4 3 5 , 4 3 9 -4 4 0 , 4 7 0 , 9 7 ,1 3 3 -1 3 4 , 195, 2 1 2 , 4 1 3 , 4 2 1 ,
4 7 9 , 4 9 2 -4 9 3 , 5 0 5 -5 0 7 , 5 3 3 -5 3 4 , 4 2 4 -4 2 9 , 4 4 1 -4 4 2 , 4 7 0 -4 7 4 ,
6 0 1 -6 0 3 ._ 5 4 5 -5 5 7 , 6 2 8 -6 3 4 .
p e rs p e c tiv is m e , 2 6 9 - 2 7 0 . rêve, 109.
p h o to g r a p h ie , 4 9 8 , 5 2 0 - 5 2 8 . — ê tr e d u R ê v e , 1 9 6 - 2 3 5 .
p h y s i c a l i t é ( e t i n t é r i o r i t é ) , v o ir — te m p s d u R ê v e , 5 5 , 1 9 6 , 2 2 5 - 2 2 8 ,
in t é r i o r it é , 281.
p ic to g ra p h ie , 6 1 - 6 2 , 1 2 3 , 2 2 6 , 2 4 0 , r itu e l, 1 7 4 - 1 7 6 , 2 1 4 , 2 1 7 , 2 2 0 , 3 7 2 -
5 95, 6 4 6 -6 5 5 . 3 7 6 , 3 81, 4 1 9 -4 2 0 , 6 0 7 -6 0 8 , 637.
p o é ti q u e , 5 4 7 - 5 5 2 , 5 8 7 - 5 8 9 . — banba, 2 5 7 - 2 6 2 .
p o in t d e v u e , 6 7 -6 8 . — d u ciwara, 3 1 0 - 3 1 3 .
— c o m m u ta t io n (des p o in ts d e v u e ), — d e k ô la s a n n iy a , 3 3 2 - 3 3 7 .
1 0 3 ,1 2 5 - 1 3 3 ,1 6 6 ,1 7 8 - 1 8 0 ,1 9 1 , — p o t la t c h , 2 6 6 - 2 7 1 , 2 8 3 .
578, 581, 584, 592. — d e s s a ’la kw m a n a w ya t, 4 1 7 - 4 2 0 .
— (p o in ts d e v u e ) m u ltip le s , 6 7 , 7 1 , — d e tsantsa, 1 8 3 - 1 9 0 .
7 2 -7 3 , 1 7 2 -1 7 4 , 2 3 4 , 2 3 8 -2 5 0 ,
2 8 7 -2 8 9 , 2 9 3 -2 9 4 , 3 9 9 -4 0 1 , S a i n t e - T r in it é , 3 4 0 - 3 4 2 .
4 0 4 -4 0 5 , 4 1 3 , 6 0 5 -6 1 1 . scèn e
— (p o in t d e v u e ) u n iq u e , 6 8 -6 9 , — de gen re, 5 0 8 -5 1 3 .
4 0 5 -4 1 0 , 6 0 2 -6 1 1 . — m is e e n s c è n e , 9 6 , 2 8 2 , 4 1 7 - 4 2 0 .
— re p r é s e n ta tio n d é d o u b lé e , 6 7 , s c ie n c e , 4 4 2 , 4 9 9 - 5 0 0 , 5 1 8 - 5 3 1 .
79, 2 4 5 -2 4 7 , 2 5 1 -2 5 2 , 2 8 8 -2 8 9 , s c u lp tu r e , 1 0 4 -1 0 8 , 1 1 2 -1 1 4 ,
4 9 2 -4 9 3 . 1 1 9 -1 2 0 , 4 6 2 , 578.
P o r t - R o y a l (lo g iq u e d e ), 5 4 9 - 5 5 0 . s ig n e , 1 9 - 2 0 , 1 8 3 , 5 4 9 - 5 5 0 .
p o rtra it, 4 2 5 -4 2 9 , 4 4 9 -4 6 1 , — ic o n iq u e , 2 4 - 2 5 , 3 5 - 3 6 , 4 9 - 5 0 ,
4 7 2 -4 7 9 , 6 0 2 , 6 5 0 -6 5 1 . 6 2 8 -6 3 4 , 639.
p o te r ie , 3 1 4 , 3 2 9 - 3 3 0 . — in d ic ie l, 2 4 - 2 5 , 3 0 , 3 5 , 2 5 6 - 2 6 2 ,
p o tla tc h , voir ritu e l, 4 0 6 -4 0 7 , 4 9 8 -5 0 0 , 504, 521 ,
p o u p é e , 3 4 8 -3 5 4 . 6 3 9 -6 4 1 .
— a u to m a te , 4 2 3 -4 2 4 , 5 1 5 , 5 5 5 -5 5 6 . — s y m b o le , 2 1 , 2 9 , 4 1 8 - 4 1 9 , 4 3 7 ,
— m a r io n n e t te , 4 1 7 - 4 2 0 . 631.
p r é d a tio n , 1 0 0 - 1 0 2 , 1 8 3 - 1 8 4 , 3 3 1 . s ty le
p ré h is to ire , 2 0 9 , 5 9 4 -5 9 8 , 6 5 4 -6 5 5 . — c o n fig u r a t if, 2 4 4 - 2 5 3 , 6 0 6 .
p r im itiv is m e , 5 6 0 , 5 6 4 - 5 6 8 . — d istrib u tif, 2 4 4 - 2 5 3 ,4 0 1 - 4 0 2 , 6 0 6 .
p ro to ty p e , 51, 162, 1 9 6 -1 9 8 , — e x p a n s if, 2 4 4 - 2 5 3 , 6 0 6 .
2 0 9 -2 2 2 , 225. — rayon X , 2 0 9 -2 2 0 , 6 06.
LES F O R M E S D U VI SIBLE

—yam ato-e, 4 0 5 - 4 0 9 , 4 3 9 - 4 4 0 , 6 0 6 . - t o t e m , 5 6 , 1 9 7 - 1 9 8 ,2 6 0 , 2 6 5 -2 6 7 ,
su je t, 9 3 , 4 3 9 - 4 4 0 . 595, 6 2 4 -6 2 5 .
— s u b je c tiv ité , 9 1 , 1 2 2 , 4 0 8 , 4 3 4 , — w andjina, 2 1 9 - 2 2 1 , 2 5 5 .
4 6 1 -4 6 4 , 4 7 5 -4 7 6 , 4 8 0 , 4 9 3 -4 9 4 , t r a n s f o r m a t i o n ( s tr u c t u r a l e ) , 8 5 ,
5 1 2 -5 1 3 , 5 1 9 -5 2 0 , 6 0 1 -6 0 2 . 2 2 2 -2 2 3 , 239, 438.
tsantsa, voir ritu e l.
ta n tr is m e , 3 6 1 - 3 6 7 . tsikuri, voir m o tif .
ta o ïs m e , 3 7 7 - 3 7 9 .
te m p o ra lité , 2 2 9 - 2 3 0 ,2 5 3 , 4 0 5 -4 0 7 , v ê te m e n t, 9 5 -9 6 , 120, 1 4 0 -1 4 1 ,
446, 492, 552, 561, 603. 288.
to m b e , 4 5 2 -4 5 3 . V ie rg e , 3 1 6 - 3 1 7 , 3 4 0 - 3 4 2 , 4 6 1 ,
to p o g r a p h ie , 2 2 2 -2 2 9 , 2 3 1 -2 3 4 , 4 6 5 -4 6 8 , 4 7 7 -4 8 0 .
3 7 4 -3 7 5 , 3 8 1 -3 8 5 , 4 8 5 , 5 0 2 -5 0 4 . v is a g e , 9 3 , 1 8 5 - 1 8 6 .
to té m is m e , 1 2 -1 4 , 5 5 - 5 6 , 7 7 , 1 9 5 - v is u a lis m e , 6 8 , 7 5 , 4 9 2 - 4 9 3 , 5 0 6 -
2 9 4 , 3 3 8 , 4 0 1 -4 0 2 , 5 9 4 -5 9 8 , 5 0 7 , 5 5 3 -5 5 5 , 5 6 1 , 5 6 7 , 6 0 0 -6 0 1 .
6 0 8 -6 1 0 .
Liste des illustrations

1. L e m o t i f d ’O r i o n , A c h u a r , A m a z o n ie é q u a to r ie n n e ; d e ssin
d e l ’a u t e u r ..................................................................................................... 38

2. M a s q u e s d e la raie, Y u k u n a , A m a z o n ie c o lo m b ie n n e ; d ’ap rès


M a r ia C la ra v a n der H am m en, 1992, p. 1e t 1 4 9 ................ 41

3. L e d é d o u b l e m e n t d e s o r if ic e s d e la r a ie d a n s u n m a s q u e
y u k u n a ; d ’a p rè s D im i tr i K a r a d i m a s , 2 0 1 5 a , p . 4 9 ................ 41

4 a. I c ô n e b y z a n tin e a n o n y m e r e p r é s e n ta n t la V ie r g e e t l ’E n f a n t
Jé s u s assis s u r u n t r ô n e , 1 2 5 0 - 1 2 7 5 ; N a tio n a l G a lle ry o f A rt,
W a s h i n g to n , in v . 1 9 4 9 .7 .1 .................................................................... 66

4b. D o m e n i c o V e n e z ia n o , Vierge à l ’E n fa n t, d it “ T a b e r n a c l e
C a r n e s e c c h i” , fre sq u e tra n sfé ré e s u r to ile , v ers 1 4 3 5 ; N a tio n a l
G a lle ry , L o n d re s , in v . N G 1 2 1 5 ........................................................ 66

5. P e in t u r e s u r u n f r o n t o n d e m a is o n ts im s h ia n r e p r é s e n ta n t u n
o u rs ; d ’a p rè s le c ro q u is d e F ra n z B oas, 1 9 5 5 (1 9 2 7 ), p . 2 2 5 ,
fig . 2 2 3 ........................................................................................................... 68

6. H â rü n a l-R a s h ïd au h a m m a m , é c o le d e K a m à l a l-d în B ih z â d ,
H é ra t, fin d u x v e siècle, m in ia tu r e e x tr a ite d u p o è m e K ham sa
p a r N iz à m ï G a n ja v i; B r itis h L ib r a r y , L o n d r e s , m a n u s c r i t
O r . 6 8 1 0 , fo lio 2 7 v ................................................................................ 70

7. I l lu s t r a t io n p a r S i m o n d ’O r lé a n s d u t r a it é d e c h a ss e d e
F r é d é r ic II, D e arte ven a n d i cum avibus, F ra n c e d u n o r d - e s t,
v e rs 1 3 0 0 ; B ib lio th è q u e n a tio n a le d e F ra n c e , M s F ra n ç a is
1 2 4 0 0 , fo lio 1 1 5 v ...................................................................................... 72

741
LES F O R M E S D U VI S I BLE

8. T r a n s f o r m a t i o n s o r t h o g o n a l e , a ff in e , p r o j e c t i v e o u p a r
s im ilitu d e d ’u n o b je t (a) tra n sp o sé s u r le p la n (6) d ’u n e im a g e ;
d ’a p rè s M a r g a r e t A . H agen, 1 9 8 6 , p . 1 0 3 - 1 0 4 ........................ 74

9. P e i n t u r e s u r é c o r c e r e p r é s e n ta n t u n é c h id n é (p la n sag ittal)
e t u n e t o r t u e ( p la n t r a n s v e r s e ) , a n o n y m e , K u n w i n j k u ,
C r o k e r Is la n d , T e r r i t o i r e s d u N o r d , A u s tr a lie ; m u s é e d u
q u a i B ra n ly , P a ris, in v . 7 2 . 1 9 6 4 . 9 . 1 6 5 .......................................... 77

10. C h a p e a u e n r a c in e d ’é p ic é a e t é c o r c e d e c è d r e r o u g e r e p r é ­
s e n ta n t u n c o r b e a u , ré a lisé p a r Isa b e lla E d e n s h a w (v a n n e rie )
e t C h a rle s E d e n s h a w ( p e in tu r e ) , H a id a d e l ’île d e la R e i n e -
C h a r lo t te , v e rs 1 9 0 0 ; N a tio n a l M u s é u m o f th e A m e r ic a n
In d ia n , N e w Y o r k ................................................................................... 80

11. P a ir e d e m a s q u e s y u p ’i k , g r i z z ly e t o u r s n o i r , A la s k a ;
S m ith s o n ia n In s titu tio n A n th ro p o lo g y D e p a rtm e n t,
W a s h i n g to n , in v . 4 8 9 6 e t 4 8 9 5 ........................................................ 93

12. M a s q u e y u p ’ik d ’o is e a u h u ît r i e r , A la s k a ; m u s é e d u q u a i
B ra n ly , P a ris, in v . 7 0 .2 0 0 6 .4 1 .1 ..................................................... 94

13. M a s q u e s y u p ’ik d e clam s, A lask a ; M u s é u m fu r V ô lk e r k u n d e ,


B e r lin , in v . IV A 4 4 1 8 , IV A 4 4 0 7 , IV A 7 2 3 7 ........................... 95

14. E d w a r d S. C u r tis , B a n d e a u f r o n ta l y u p ’ik d ’e s p r it g a rd ie n ,


A la sk a , 1 9 2 9 ; L ib ra r y o f C o n g re s s , W a s h i n g t o n ..................... 98

15. M a s q u e s a s y m é triq u e s y u p ’ik , A lask a ; A lask a S ta te M u s é u m ,


J u n e a u , in v . I I - A - 1 4 5 1 e t I I - A - 1 4 5 2 ............................................ 101

16. B o u t o n e n iv o ire d e m o r s e , p r o b a b l e m e n t I n u p ia t, litto ra l


n o r d d e l ’A la s k a ; d ’a p rè s H e n r y B alfou r, 1893, p. 97,
fig . 3 7 .............................................................................................................. 103
17. O u r s b la n c e n iv o ir e d e m o r s e , c u ltu r e d e D o r s e t, r é g io n
d ’Ig lo u lik , C a n a d a ; M u s é e c a n a d ie n d e l ’h is to ire , G a tin e a u ,
in v . N a H d - l : 2 6 5 5 ................................................................................... 105
18. O is e a u a q u a ti q u e e n iv o i r e d e m o r s e , c u lt u r e d e T h u l é ,
C a n a d a e t G ro e n la n d ; M u s é e c a n a d ie n d e l ’h is to ire , G a tin e a u ,
in v . I X - C : 7 3 6 ............................................................................................ 106

19. F ig u r in e s a n im a le s e n iv o ir e d e m o r s e , K o r y a k d u litto r a l d u
K a m tc h a tk a , R u s s i e ; d ’a p rè s W a ld e m a r J o c h e l s o n , 1 9 0 5 ,
p . 6 5 8 , fig . 1 7 5 , e t p . 6 6 1 , fig . 1 7 7 ................................................. 106

20. F ig u rin e s m in ia tu re s d ’o is e a u x a q u a tiq u e s e n iv o ire d e m o rs e ,


I n u its d ’U n g a v a , Q u é b e c ; d ’a p rè s L u c ie n T urner, 1894,
p . 2 6 0 , fig . 8 3 ............................................................................................ 107

742
L I S T E DE S I L L U S T R A T I O N S

21. C a s q u e t t e e n b o is c i n t r é , d é c o r é e a v e c d e s f i g u r in e s e n
iv o ire d e m o r s e ( m o u e tte , m o r s e , p h o q u e ) e t fla n q u é e d ’ailes
d ’o is e a u e n iv o ir e , I n u its d e N o r t o n S o u n d , A la s k a ; M u s é e
d ’e th n o g r a p h ie e t d ’a n th r o p o lo g ie d e l ’A c a d é m ie d es scie n c e s
d e R u s s ie , S a in t - P é t e r s b o u r g , K u n s tk a m e r a , in v . 5 9 3 - 5 1 . 108

22. S im o n T o o k o o m e , A Vision o f A nim ais, c ra y o n s d e c o u le u r ,


1 9 7 2 ; W i n n i p e g A r t G a lle ry , W in n i p e g , M a n i t o b a ............ 115

23. M a s q u e y u p ’ik d ’e s p r it m a îtr e d es a n im a u x , A la s k a ; d ’a p rè s


E d w a r d W il li a m N elso n , 1 9 0 0 , p . 4 0 8 , fig . 1 0 0 .................. 116

24. G e o r g e T a t a n i q , F e m m e - r e n a r d e , s c u l p tu r e , 1 9 7 0 ; A r t
G a lle ry o f O n t a r i o , T o r o n t o , in v . 9 6 / 9 8 9 ................................. 120

25. F e m m e - r e n a r d e , d e ss in d e P a u lu s i S iv u a k ; tiré d e B e r n a r d
S a l a d in d ’A ngluee, 2 0 0 6 , p . 1 8 2 , fig . 1 9 ................................. 122

26. M asque à t r a n s f o r m a t i o n k w a k w a k a ’w a k w ( k w a k iu t l) ,
f i g u r a n t u n c h a b o t, u n c o r b e a u e t u n v isa g e h u m a n o ï d e , île
d e V a n c o u v e r ; c o lle c té p a r G e o r g e H u n t e n 1901 ; A m e ric a n
M u s é u m o f N a tu r a l H is to r y , N e w Y o r k . in v . 1 6 /8 9 4 2 . . 126

27. M a s q u e y u p ’i k d e p h o q u e b a r b u p r o v e n a n t d e G o o d n e w s
B a y , A la s k a ; T h o m a s B u r k e M e m o r i a l W a s h i n g t o n S ta te
M u s é u m , u n i v e r s i t é d e W a s h i n g t o n , S e a ttle , in v . 4 5 1 6 . 128

28. M a s q u e y u p ’ik , t r a n s f o r m a t i o n m o r s e - c a r i b o u , A la s k a ;
N a tio n a l M u s é u m o f th e A m e r i c a n I n d ia n , H e y e C e n tr e ,
S m ith s o n ia n I n s tit u ti o n , N e w Y o r k , in v . 1 1 / 3 9 8 9 ............... 130

29. M a s q u e y u p ’ik d u ty p e ircenrrat ( u n e s p rit r e n a r d ) , A la s k a ;


T h o m a s B u r k e M e m o r i a l S ta t e M u s é u m , u n i v e r s i t é d e
W a s h i n g to n , S e a ttle , in v . 2 - 2 1 2 8 .................................................. 131

30. M a s q u e m a ’b é tis e k fig u ra n t l ’e sp rit tig re m oyang melur, sc u lp té


p a r le c h a m a n e A h m a d K a ssim , M a la isie ; c o lle c tio n p a r t i­
c u l i è r e .............................................................................................................. 132

31. A ra b e s q u e s s u r le d o s s ie r d ’u n e c h a is e a ls a c ie n n e ; M u s é e
a ls a c ie n , S tr a s b o u r g . B o r d u r e o r n e m e n ta l e d ’u n e p la n c h e
à é c ra s e r les a ra c h id e s s a a m a k a , S u r in a m e ; c o lle c tio n J o h n
C . W a ls h , B o s t o n ; d ’a p rè s S a lly P r i c e e t R i c h a r d P r i c e ,
2 0 0 5 (1 9 9 9 ), p . 2 1 2 ................................................................................ 137

32. P e in tu re s p o u r la d a n s e k w a k iu tl d e l ’o u rs e t d e la g re n o u ille ;
d ’a p rè s F ra n z B o a s , 1 9 5 5 (1 9 2 7 ) , p . 2 5 0 - 2 5 5 , fig . 2 6 4 e t
2 6 5 .................................................................................................................... 143
LES F O R M E S D U VI SI BLE

33. C o s tu m e s k a lu li a u r e p o s e t e n m o u v e m e n t ; d ’a p rè s d es
p h o to s d e S te v e n F e l d , 1 9 8 2 , p . 2 3 4 - 2 3 5 , p h o to g r a p h ie s 6
e t 7 ................................................................................................................... 146

34. P a r u r e d e p lu m e s b a n iw a , A m a z o n ie b r é s ilie n n e ; m u s é e d u
qLiai B ra n ly , P a ris, in v . 7 0 . 2 0 0 8 . 4 1 .1 .1 - 3 .................................... 153

35. U n Y a n o m a m i d u v illa g e d e M i s h i m i s h i m a b ô w e i - t e r i ,
V e n e z u e la ; p h o to g r a p h ie d e N a p o lé o n A . C h a g n o n , 1 9 7 4 ,
p . 1 2 ................................................................................................................. 155

36. D e s s i n w a u j a : l ’a v a ta r g r e n o u i l l e “ n o r m a l e ” (eyusi), p a r
K a m o ; ti r é d ’A ris tô te le s B a r c e l o s N e t o , 2 0 0 2 , fig . 61 . . 159

37. D e s s i n w a u j a : l ’a v a ta r g r e n o u i l l e - Y e r u p o h o ( Y e ru p o h o
eyusi), p a r K a m o ; tiré d ’A ris tô te le s B a r c e l o s N e t o , 2 0 0 2 ,
fig . 6 3 .............................................................................................................. 159

38. D e ssin w a u ja : l ’a v ata r g re n o u ille apapaatai (apapaatai eyusi), p a r


K a m o ; tir é d ’A ris tô te le s B a r c e l o s N e t o , 2 0 0 2 , fig . 4 7 . . 159

39. D e s s i n w a u j a : l ’a v a ta r g r e n o u i l l e a p a p a a ta i “ m o n s t r e ”
(iapapaatai iyajo eyusi), p a r K a m o ; tiré d ’A ris tô te le s B a r c e lo s
N e t o , 2 0 0 2 , fig. 6 2 ............................................................................ 159

40. M a s q u e s w a u ja d u ty p e eyusi ( g r e n o u ille ), m â le e t fe m e lle ,


faits p a r Its a u ta k u ; M u s e u N a c io n a l d e E tn o lo g ia , L is b o n n e ,
in v . B B 6 8 3 e t B B 6 8 7 .......................................................................... 160

41. D e s s in w a u ja : le c o s t u m e - s e r p e n t d ’A r a k u n i, p a r A u la h u ;
tiré d ’A ris tô te le s B a r c e l o s N e t o , 2 0 0 2 , fig. 5 3 .................... 164

42. R e n c o n t r e s u r la p la c e d u v illa g e e n tr e u n m a s q u e d ’e s p rit


apapaatai e t u n e n f a n t e ffra y é , W a u ja , B r é s i l.............................. 169

43. T a n ik i , V isio n cham anique, f e u t r e s u r p a p ie r , 1 9 7 8 - 1 9 8 1 ;


F o n d a ti o n C a r ti e r p o u r l ’a rt c o n te m p o r a i n , P a r i s .................. 171

44. S h u a r d u R i o C h ig u a z a , A m a z o n ie é q u a to r ie n n e , 1 9 1 7 ;
K u ltt u u r i e n m u s e o , H e ls in k i ; F in is h H é r ita g e A g e n c y , V K K
7 2 1 :2 8 5 , H e ls i n k i...................................................................................... 187

45. L e la c d e D j a r r a k p i , p e i n t u r e s u r é c o r c e d e B a n a p a n a
M a y m u r u , d u c la n M a n g g a lili ; p h o t o d ’H o w a r d M o r p h y ,
1 9 9 1 , fig . 1 0 .1 , p . 2 1 9 .......................................................................... 204

46. P e in tu r e d ’u n k a n g o u r o u , K u n w i n jk u , A llig a to r R i v e r , te r re
d ’A r n h e m , A u stra lie , v e rs 1 9 1 5 ; m u s é e d u q u a i B ra n ly , P aris,
in v . 7 1 .1 9 3 5 .9 .2 ........................................................................................ 210

744
L I S TE DES I L L U S T R A T I O N S

47. P e i n t u r e r u p e s t r e d ’u n p o i s s o n b a r r a m u n d i , B a l a - U r u ,
D e a f A d d e r G o r g e , T e r r i t o i r e d u N o r d , A u s tr a lie , d é b u t
d u X X e s i è c le ; p h o t o g r a p h i e t i r é e d e P a u l T açon , 1989,
c a h ie r n ° 2 ..................................................................................................... 211

48. U n m im ih c h a s s a n t u n k a n g o u r o u , p e i n t u r e d e D i c k
N g u le in g u l e i M u r r u m u r r u , v e rs 1 9 8 0 ; N a tio n a l M u s é u m
o f A u stra lia , C a n b e r r a ............................................................................. 214

49. P e i n t u r e d e “ N a m a n j w a r r e , le c r o c o d i l e d ’e s t u a i r e ” p a r
B o b b y B a rrd ja ra y N g a n jm irra , v e rs 1 9 8 5 ; K lu g e - R u h e
A b o r ig i n a l A r t C o l l e c t i o n o f t h e U n i v e r s i t y o f V ir g in ia ,
C h a r lo tte s v ille , in v . 1 9 8 9 .7 0 0 5 .0 0 7 ............................................... 215

50. U n h u m a in e t K a n d a k id j, l ’ê tre d u R ê v e K a n g o u ro u -A n tilo p e ,


d e s s in à p a r t i r d ’u n e p e i n t u r e d e Y ir a w a la à l ’A u s tr a lia n
N a tio n a l G a lle r y ; tiré d e L u k e T aylor, 1 9 8 9 , p . 3 7 6 ........... 216

51. P e i n t u r e s s u r é c o r c e r é a lis é e s p a r Y ir a w a la , r e p r é s e n t a n t
L u m a lu m a à d iv e rs stad e s d e s o n d é m e m b r e m e n t ; A u s tra lia n
N a tio n a l G a lle ry , C a n b e r r a ................................................................. 218

52. R e l e v é d ’u n e p e i n t u r e r u p e s t r e d e wandjina ; s o u r c e n o n
i d e n t i f i é e ........................................................................................................ 220

53. F i g u r a t i o n e n m o d e d i t “ r a y o n s X ” (r e c to ) e t e n m o d e
t o p o g r a p h i q u e (v e rso ) d e l ’ê tr e d u R ê v e B a r r a m u n d i s u r
u n o b je t sacré k u n w in jk u d e la c é r é m o n ie m ardayin ; d ’ap rès
C h a rle s P . M o u n t f o r d , 1 9 5 6 , p . 4 6 1 , p la n c h e s 1 4 8 F e t 1 4 8 G ;
o b je t c o lle c té p a r C . P . M o u n t f o r d e t p h o to g r a p h ié p a r J e a n
T r u r a n ............................................................................................................ 223

54. R êve des larves witchetty, p e it u r e s u r to ile d e P a d d y J a p a lja r ri


S im s, W a r lp ir i, Y u e n d u m u , T e r r i t o i r e d u N o r d , A u s tr a lie ;
m u s é e d u q u a i B ra n ly , P a ris, in v . 7 2 .1 9 9 1 .0 .5 6 ..................... 224

55. Q u e lq u e s m o t i f s guruwari d ’e m p r e in te s , W a r l p ir i; d e ss in d e
l ’a u te u r d ’a p rè s N a n c y D . M unn , 1 9 7 3 , p . 1 3 4 ..................... 227

56. Q u e lq u e s m o tif s gum w ari d e d é p la c e m e n ts , W a r lp ir i ; d e ss in


d e l ’a u te u r d ’a p rè s N a n c y D . M unn , 1 9 7 3 , p . 1 3 4 ............... 227

57. C h u r in g a fig u ra n t l ’a în é e d ’u n e des fe m m e s a c c o m p a g n a n t les


h o m m e s d e l ’ê tr e d u R ê v e U k a k ia , A r a n d a ; d ’a p rè s W a lt e r
B a ld w in S p e n c e r e t F r a n c k J . G i l l e n , 1 8 9 9 , p . 1 4 9 ............ 229

58. W u t a W u ta T ja n g a la , Ngurrapalangunya, 1 9 7 4 ; le c ro q u is est


d e F r e d M y e r s , Painting Culture, 2 0 0 2 , p . 4 2 ........................... 233

745
LES F O R M E S D U VI SI BLE

59. O l d M i c k T ja k a m a r r a , L e R ê v e de l ’eau des enfants avec des


opossum s, 1 9 7 3 ; © P a p u n y a T u la A rtis ts ......................................... 235

60. C lif f o r d P o s s u m T ja p a ltja rri, F ive D ream ings, 1 9 7 6 ; p h o t o ­


g ra p h ie tir é e d e P e t e r S u t t o n , 1 9 8 9 , p . 1 1 1 ............................. 241

61. P e in t u r e r e p r é s e n ta n t u n r e q u i n a ig u illa t, H a id a ; d e s s in tiré


d e G a r r ic k M a llery, 1 8 9 3 , p . 4 0 2 , p la n c h e X X V ................ 245

62. P la t e n a rd o is e g r a v é e r e p r é s e n t a n t u n r e q u i n , a n o n y m e ,
H a id a , f i n d u x i x e s iè c le ; A m e r i c a n M u s é u m o f N a t u r a l
H is to r y , N e w Y o r k , in v . 1 6 /6 0 3 ................................................... 246

63. C o u v e r t u r e d e d a n s e chilkat, T l i n g i t , m o d e “ d i s t r i b u t i f ’,
d e r n i e r tie rs d u x i x e siè c le . A m e r ic a n M u s é u m o f N a tu r a l
H is to r y , N e w Y o r k , in v . 1 6 .1 /1 8 4 2 ............................................. 248

64. T o n y H u n t , a rtis te k w a k w a k a ’w a k w (k w a k iu tl) , e x é c u t a n t


la “ d a n s e d e la c o if fe ” r e v ê t u d ’u n e c o u v e r t u r e chilkat d o n t
il a h é r i té le d r o i t d ’u s a g e d e s o n a r r i è r e - a r r i è r e - g r a n d - m è r e
t l in g i t; p h o to g r a p h ie J o r g e n V . S v e n d s e n ................................. 250
6 5 a . R e p r é s e n t a ti o n ritu e lle d e l ’ê tr e to t é m i q u e N u i t (M u n g a ) p a r
des W a rlp ir i lo rs d ’u n e c é r é m o n ie banba; d essin d ’A le ss a n d ro
P ig n o c c h i d ’a p rè s u n e p h o to g r a p h ie d e N a n c y D . M unn ,
1 9 7 3 , p . 1 3 4 ............................................................................................... 26 1

6 5 b . M o tifs d e N u i t s u r les é p a u le s, le to rs e e t les cu isses, ain si q u e


s u r les p e r c h e s ; d ’ap rè s N a n c y D . M unn , 1 9 7 3 ,p . 1 9 6 . . 261
66. S k a te e n , u n c h e f L o u p ts im s h ia n d u v illa g e d e G itla x d a m k s ,
C o l o m b i e - B r i t a n n i q u e , v e rs 1 8 9 0 ; p h o t o g r a p h i e ti r é e d e
M a r iu s B a r b e a u e t W illia m B e y n o n , 1 9 8 7 , p . 2 8 3 ; B ritis h
C o lu m b ia P r o v in c ia l A rc h iv e s , p h o t o 8 7 6 7 8 ........................... 277

67. M a s q u e n a x iv ’x d ’a ig le -p e rs o n n e , T sim sh ia n ; M u s é e c a n a d ie n
d e l ’h is to ir e , G a tin e a u , in v . V I I - C - 1 3 4 9 .................................... 286

68. L e c h e f S a m s d i . ’k , d e K itw a n g a , C o l o m b i e - B r i t a n n i q u e ;
p h o t o g r a p h i e M a r iu s B a r b e a u , 1 9 2 3 ; M u s é e c a n a d ie n d e
l ’h is to ir e , G a tin e a u , n é g a tifs 5 9 7 3 0 e t 5 9 7 4 6 ........................... 286

69. C o i f f e c é r é m o n i e l l e r e p r é s e n t a n t le b l a s o n d e l ’a ig le ,
T sim sh ia n , s e c o n d e m o itié d u x ix ° s iè c le ; A m e ric a n M u s é u m
o f N a tu r a l H is t o iy , N e w Y o r k , in v . 1 6 / 2 4 9 ........................... 287

70. C a p e d e ch ef, e n la in e b o r d é e d ’h e rm in e , p o r ta n t d e u x b laso n s


d ’aigle te n a n t des flèc h e s dan s le u rs serres, e n b o u to n s d e n a c re
d ’o r m e a u , T s im s h ia n , d e r n i e r tie rs d u x i x e siè c le ; A m e r ic a n
M u s é u m o f N a tu r a l H is to r y , N e w Y o r k , in v . 1 6 / 3 6 0 . . . 288

746
LTSTE DES I L L U S T R A T I O N S

71. B la s o n p e in t s u r le f r o n to n d ’u n e m a is o n ts im s h ia n d u v illa g e
d e L a x K w ’a la a m s, F o r t S im p s o n , C o lo m b ie - B r i ta n n i q u e ;
c o lle c té p a r J a m e s G . S w a n e n 1 8 7 5 ; A m e r i c a n M u s é u m
o f N a t u r a l H i s t o r y - S m i t h s o n i a n I n s tit u ti o n , W a s h i n g to n ,
in v . E 4 1 0 7 3 2 - 0 ........................................................................................ 290

72. T a m b o u r d é c o r é d ’u n a ig le , T s i m s h i a n , d e r n i e r tie r s
d u X IX e s iè c le ; A m e r i c a n M u s é u m o f N a t u r a l H is t o r y ,
N e w Y o r k , in v . 1 6 / 7 4 8 ....................................................................... 291

73. R a g h u b i r S in g h , Pavement Mirror Sliop, H o w r a h , B e n g a le -


O c c id e n t a l, 1 9 9 1 ...................................................................................... 300

74. M a s q u e c o n tr e - s o r c e lla ir e d e ty p e K o m a B a , e th n i e M a o u ,
C ô te d ’i v o i r e ; m u s é e d u q u a i B ra n ly , P a ris , in v . 7 3 .1 5 5 8 3 305

75. H o m m e -re q u in id e n tif ié à B é h a n z in , s c u lp tu re de


S ossa D e d e , A b o m e y , B é n in ; m u s é e d u q u a i B ra n ly , P a ris,
in v . 7 1 .1 8 9 3 .4 5 .3 ...................................................................................... 306

76. D a n s e u rs d e la s o c ié té in itia ti q u e C iw a r a , v illa g e d e D y é lé ,


M a l i; p h o to g r a p h i e C a th e r i n e d e C lip p e l, 1 9 8 6 .................... 312

77. C im ie r d e la s o c ié té in itia tiq u e C iw a ra , r é g io n d e B o u g o u n i,


M a li; m u s é e d u q u a i B ra n ly , P a ris, in v . 7 1 .1 9 3 0 .2 6 .3 . .. . 312

78. P o te r ie M im b r e s ( 1 0 0 0 - 1 2 0 0 av . J . - C . ) f ig u r a n t u n h y b r id e
d e c ro ta le d u T e x a s e t d e d i n d o n . P iè c e 2 8 , N A N R a n c h
R u i n , G r a n t C o u n ty , N e w M e x ic o ; N a n R a n c h C o lle c tio n ,
2 0 1 1 .2 6 .9 - 1 3 5 3 (2 8 :1 9 9 ), W e s t e r n N e w M e x ic o U n iv e r s ity
M u s é u m ........................................................................................................ 314

79. G r a n d m a s q u e d e la D ia b la d a d ’O r u r o , B o li v ie ; m u s é e d u
q u a i B ra n ly , P a ris, in v . 7 1 . 1 9 7 1 . 6 4 . 1 ............................................ 318
80. C odex florentin, il lu s tr a t io n s d e q u a t r e e s p è c e s d ’h y b r id e s
le x ic a u x n a h u a tl, M s M e d . P a la t. 2 2 0 , fo lio 2 1 4 v . ; b ib l io ­
th è q u e L a u r e n t ie n n e , F l o r e n c e ........................................................ 321

81. Les démons enfourchent et m ènent la monture de l’âme, cet éléphant


composite, a n o n y m e , é c o l e m o g h o l e , d é b u t d u X V Ie s i è c l e ;
B N F , P a ris, m a n u s c rits , c o te S m i th - L e s o u ë f 2 4 7 ................ 325

82. Borâq la sphinge composite du Prophète, a n o n y m e , é c o le d u


D e c c a n , I n d e d u S u d m u s u lm a n e , m ilie u dLi x v m e siè c le ;
m u s é e G u im e t , P a ris , in v . M A 2 7 5 4 ............................................ 326
83. D e u x “ d é m o n s ” div d an s u n ja r d in , tapis d e la in e M o h ta s h e m ,
K a s h a n , Ir a n , d é b u t x x e s iè c le ; M u s é u m F ü n f K o n tin e n t e ,
M u n i c h , c o ll e c ti o n K a rl S c h la m m in g e r , in v . 0 1 - 3 2 3 - 4 9 0 . 329

747
LES F O R M E S D U VI SI BLE

8 4 a . T ê t e d e la d iv in ité A ia A p a e c , p o te r ie m o c h ic a , P é r o u ; A r t
I n s tit u te o f C h ic a g o , in v . 1 9 5 5 .2 3 2 1 ............................................. 330

8 4 b . D é r o u lé d e la p o te r ie d ’A ia A p a e c ; d ’ap rè s G e r d t K utscher,

1 9 8 3 , fig . 2 7 7 ............................................................................................ 330


85. C e r f à têtes d e rapace, a rt des steppes, V e rk h n é -O u d in s k , B o u ria -
tie, âg e d u fe r ; m u s é e d e l ’E rm ita g e , S a in t - P é t e r s b o u r g ........... 331

86. M a s q u e d e K o la S a n n iy a , S ri L a n k a , v e rs 1 8 9 0 ; M u s é u m
F ü n f K o n tin e n t e , M u n i c h , in v . B . 3 4 5 4 .................................... 333

87. D ie u - b â t o n , R a r o t o n g a , île s C o o k , a v a n t 1 8 3 0 ; M u s é u m
F ü n f K o n tin e n t e , M u n i c h , in v . L. 9 0 0 ....................................... 339
88. E n g u e r r a n d Q u a r t o n , re ta b le d u Couronnem ent de la Vierge,
1 4 5 4 ; m u s é e P ie r r e - d e - L u x e m b o u r g , V ille n e u v e -lè s -
A v i g n o n ........................................................................................................ 341

89. M esa d u curandero M a r c o M o s q u e r a , C a j a m a r c a , P é r o u ;


p h o to g r a p h ie tir é e d e M i c h e l P e r r i n , 2 0 0 7 , p . 1 0 8 .......... 346

90. Q u e lq u e s p o u p é e s d e K a ts in a m h o p i, A riz o n a , x x e siè c le .


D e h a u t e n b as e t d e g a u c h e à d r o ite : 1) H ee’e ’e, L a b o r a to ir e
d ’a n t h r o p o l o g i e s o c ia le , C o llè g e de F ra n c e , P a ris ;
2) SioSalakoK atsina, “ K a t s i n a - S h a l a k o - Z u n i ” , L a b o r a t o ir e
d ’a n t h r o p o l o g i e s o c ia le ; 3) Q oia, o u K a u -a , m u s é e d u
q u a iB ra n ly , P aris, in v . 7 1 .1 9 5 4 .4 5 .4 , d o n a te u r B y r o n H a r v e y ;
4) P ro b a b le m e n t WupaMoKatsina, “ K a ts in a -L o n g u e -B o u c h e ” ,
m u s é e d u q u a i B ra n ly , in v . 7 1 .1 9 5 4 .4 5 .7 , d o n a t e u r B y r o n
H a r v e y ; 5) P r o b a b l e m e n t Tasap Yeibichai, “ G r a n d - P è r e -
P a r l a n t- N a v a j o ” , m u s é e d u q u a i B ra n ly , in v . 7 1 .1 9 5 4 .4 5 .9 ,
d o n a te u r B y r o n H a r v e y ; 6) H ilili, L a b o r a to ir e d ’a n t h r o p o ­
lo g ie s o c ia le ; 7) Sakw aQ a’ôKatsina, “ K a ts in a - d u - M a ïs - B le u ” ,
L a b o r a t o ir e d ’a n th r o p o l o g i e s o c ia le ; 8) Yooyangw K atsina,
“ K a ts i n a - d e - l a - P l u ie ” , L a b o r a to ir e d ’a n th r o p o lo g i e s o c ia le ;
9) KokpôlôM ana, “ D a m e - M o u c h e - d e - l a - M o r t ” , L a b o ra to ire
d ’a n t h r o p o lo g i e s o c ia le ; 10) Sakw aW akaK atsina, “K a ts in a -
V a c h e - B le u e ” , L a b o ra to ire d ’a n t h r o p o l o g i e s o c i a l e ;
1 1 ) K o kp ô lô M a n a , L a b o r a t o i r e d ’a n t h r o p o l o g i e s o c ia le ;
12) S io Q a ’ôKatsina, “ K a t s i n a - d u - M a ï s - Z u n i ” , L a b o r a to ir e
d ’a n th r o p o lo g ie s o c ia le ; 13) P r o b a b l e m e n t Talavahi, “C e lm -
d e - l ’A u b e - q u i - P e i n t ” , L a b o r a to ir e d ’a n th r o p o lo g i e s o c ia le ;
14) Tsoputsi, “ L e - M o h a v e ” , L a b o r a t o ir e d ’a n t h r o p o l o g i e
s o c i a l e ; 1 5 ) H ilili, d e d o s , L a b o r a t o i r e d ’a n t h r o p o l o g i e
s o c i a le ............................................................................................................... 350

748
LI STE DES I L L U S T R A T I O N S

91. P o u p é e ( tih u ) h o p i f i g u r a n t W u p a M o K a tsin a , “ K a ts i n a -


L o n g u e - B o u c h e ” ; d e ss in tiré d e je s s e W a lt e r F e w k e s , 1 8 9 4 ,
p la n c h e V I, fig . 8 ...................................................................................... 352

92. L e Corps zodiacal, m i n i a t u r e a t t r i b u é e à l ’u n d e s frè re s d e


L im b o u r g , ré a lis é e e n tr e 1 4 1 1 e t 1 4 1 6 ; tir é e d es Très Riches
H eures d u d u c d e B e r r y , p r e m i è r e m o i t i é d u XVe s iè c le ,
m u s é e C o n d é , C h a n tilly , m s. 6 5 , fo lio 1 4 ................................. 357

93. L ’H o mine microcosme, e n l u m i n u r e d u Glossaire d e S a lo m o n


d e C o n s ta n c e ; m a n u s c rit c o p ié e n 1 1 6 5 a u c o u v e n t d e
P r ü f e n in g , p rè s d e R a t i s b o n n e ; B a y e ris c h e S ta a ts b ib lio th e k ,
M u n i c h , c o d . la t. 1 3 0 0 2 , fo lio 7 v .................................................. 359

94. U n yogin p o r t a n t s u r s o n c o rp s le s in d ic e s d e s c o r r e s p o n ­
d a n c e s a v e c le m a c r o c o s m e , im a g e a n o n y m e p e i n t e p a r u n
a rtis te i n d i e n à la d e m a n d e d ’u n o f f ic ie r b r i t a n n i q u e v e rs
1 9 3 0 ; B ritis h L ib ra r y , a d d . 2 4 0 9 9 , fo lio 1 1 8 ............................. 366

95. C o s m o g r a m m e d e la r o u t e d e l ’â m e d es m o r ts v e rs le m o n d e
d u h a u t, e n c re su r p a p ie r e u ro p é e n , D a y a k s N g a ju , v e rs 1 9 0 5 ;
R a u t e n s t r a u c h - J o e s t - M u s e u m f u r V ô lk e r k u n d e , C o lo g n e ,
inv. 5 1 2 8 8 ................................................................................................ 370
9 6 a . C a le b a s s e v o t i v e (jicara) c o r a , M e x i q u e ; M u s é u m f ü r
V ô l k e r k u n d e - E t h n o l o g i s c h e s M u s é u m , B e r lin , c o ll e c ti o n
K o n r a d T h e o d o r P re u s s , in v . IV ca 3 4 9 1 6 ................................. 373

9 6 b . S c h é m a d e la calebasse c o ra ; d ’a p rè s K o n r a d T h e o d o r P r e u s s ,
1 911, p . 2 9 8 .......................................................................................... 373
97. R o s a c e v o t i v e ( chânaka ) c o r a , M e x i q u e ; M u s é u m f ü r
V ô l k e r k u n d e - E t h n o l o g i s c h e s M u s é u m , B e r lin , c o ll e c ti o n
K o n r a d T h e o d o r P re u s s , in v . IV ca 3 4 8 7 8 ................................ 375

98. B r û le - p a r f u m boshanlu, b r o n z e in c r u s té d ’o r, d y n a stie H a n d e


l ’O u e s t, IIe sièc le av. J . - C . , tr o u v é d an s le to m b e a u d u p r in c e
L iu S h e n g , M a n c h e n g , H e b e i, C h i n e ; m u s é e p r o v in c ia l d e
H e b e i .............................................................................................................. 379

99. P la n d u v illa g e d e L u b w e , p ay s lia, v e rs 1 9 0 5 ; d ’ap rè s E d w i n


W illia m S m i t h e t A n d r e w M u r r a y D ale, 1920, p. 112 . . 383

1 0 0 . M o d è le fra c ta l d ’u n v illa g e lia o b t e n u p a r s im u la tio n ; d ’a p rè s


u n d e ssin d e R o n E g la s h , 1 999, p . 2 7 , fig. 2 . 3 .................... 383
1 0 1 . U n peyotero h u i c h o l e n c h e m i n v e rs le d é s e r t d e W ir ik u t a ,
S a n L u is P o t o s i , M e x i q u e , c h a r g e a n t u n tsik u ri d a n s s o n
p a n ie r ; a rc h iv e s d e J o h n e t C o le t te L i l l y .................................... 387

749
LES F O R M E S D U VI SI BLE

1 0 2 . C a le b a s s e h u ic h o l fa ite à T a te ik ie , S a n A n d ré s C o h a m ia ta ,
M e x i q u e ; a rc h iv e s d ’O liv ia K i n d l ................................................ 389

1 0 3 . M o tifs d e la cale b a sse h u i c h o l ; d e ssin d e l ’a u te u r d ’a p rè s u n


s c h é m a d ’O liv ia K i n d l , 2 0 0 3 , p . 2 3 5 , fig . 9 9 ........................... 389

1 0 4 . S ta t u e d u d i e u A ’a, R u r u t u ; c o l l e c t é e e n 1 8 2 1 ; B r it is h
M u s é u m , L o n d re s , in v . O c , L M S . 1 9 ............................................. 391

1 0 5 . M a s s u e u ’u d es îles M a r q u is e s ; m u s é e d u q u a i B ra n ly , P a ris,
in v . 7 1 .1 8 8 7 . 3 1 . 1 ...................................................................................... 393

1 0 6 . S c h é m a d e la m a s s u e u ’u ; d ’a p rè s K a rl v o n d e n S t e i n e n ,
2 0 0 5 (1 9 2 5 ), p . 1 6 3 ................................................................................ 393

1 0 7 . I n t e r p r é t a ti o n d e la m a s s u e u ’u s e lo n K a rl v o n d e n S t e i n e n ,
2 0 0 5 (1 9 2 5 ), p . 1 6 3 ; d e ss in d e l ’a u t e u r ....................................... 395

1 0 8 . J o s é B e n ite z S â n c h e z , La Vision de Tatutsi X uw eri Timaiweme,


nierika e n fil d e la in e c o llé à la c ire s u r c o n tr e p la q u é , 1 9 8 0 ;
I n s tit u t n a tio n a l d ’a n th r o p o lo g i e e t d ’h is to ir e d e M e x i c o . 400

1 0 9 . E n lu m in u r e d e la b ib le d e S o u v ig n y r e p r é s e n ta n t la G e n è s e
d a n s le sty le c lu n is ie n , a n o n y m e , f i n d u x iic siè c le ; b ib l io ­
th è q u e m u n ic ip a le d e M o u lin s , M s 1, fo lio 4 v ........................ 403

1 1 0 . U n é p is o d e d e la fo n d a tio n d u te m p le d e H a s e -d e ra , p e in t u r e
s u r r o u l e a u d e p a p ie r , a n o n y m e , x v i e s i è c le ; S e a ttle A r t
M u s é u m , c o te 5 7 .1 5 .1 .......................................................................... 407

1 1 1 . A utom ne dans la vallée du fleuve Jaune, a ttr ib u é à G u o X i, e n c re


e t c o u le u r s s u r so ie (s e c tio n d ’u n r o u le a u ) , X Ie s iè c le ; F r e e r
G a lle r y o f A r t, W a s h i n g to n , c o te F 1 9 1 6 .5 3 8 ........................... 411

1 1 2 . L es d e u x m a r io n n e tte s h o p i S a ’lakwmanawyat su r la s c è n e d e
la lciva e n to u r é e s d e s K a ts in a m m a s q u é s , H o tv e la , tr o is iè m e
m e sa , A riz o n a , 1 9 7 9 ; c ro q u is tiré d ’A r m in W . G e e r t z , 1 9 8 2 ,
p . 1 7 6 .............................................................................................................. 419

1 1 3 . P o r t r a i t d ’E iz o n p a r Z e n s h u n e t d e s a ssistan ts, b o is p e in t ,
v e rs 1 2 8 0 ; T e m p l e S a id a iji ( b o u d d h is m e S h in g o n - r is s h ü ) ,
N a r a , J a p o n .................................................................................................. 428

1 1 4 . Octobre, d e P a u l d e L im b o u rg e t divers au tres artistes, m in ia tu re


tir é e d es Très Riches Heures d u d u c d e B e rry , p r e m iè r e m o itié
d u XVe s iè c le ; m u s é e C o n d é , C h a n tilly , m s. 6 5 , fo lio 10 . . 444

1 1 5 . Pierre Salm on en conversation avec Charles V I, e n l u m i n u r e


a ttrib u é e a u m a îtr e d e B o u c ic a u t o u a u m a îtr e d e la M a z a rin e ,
v e rs 1 4 1 2 ; tir é e d e Dialogues de Pierre Salmon et Charles VI,

750
L I S T E DE S I L L U S T R A T I O N S

m a n u s c r i t d e la b i b l i o t h è q u e d e G e n è v e , m s . fr. 1 6 5 ,
fo lio 4 .............................................................................................................. 449

1 1 6 . P o r t r a i t d e R o d o l p h e IV d e H a b s b o u r g , a n o n y m e , a v a n t
1 3 6 5 ; D iô z e s a n m u s e u m , V i e n n e ..................................................... 450

1 1 7 . F re s q u e a n o n y m e d ite “ d e T e r e n t iu s N e o e t s o n é p o u s e ” ;
P o m p e i - M u s e o A r c h e o lo g ic o N a z io n a le , N a p l e s .................. 455

1 1 8 . P o r tr a it p e in t s u r to ile d ’u n e fe m m e n o m m é e A lin e , H a w a ra ,
i er- n e siècle ap r. J . - C . ; A g y p tis c h e s M u s e u m - A lte s M u s é u m ,
B e rlin , in v . 1 1 4 1 1 ................................................................................... 457

1 1 9 . Le Christ et saint Jean, s c u lp tu r e a ttr ib u é e a u m a îtr e H e in r i c h


d e C o n s ta n c e , c o u v e n t d e K a th a r in e n ta l e n T h u r g o v ie , v e rs
1 3 0 5 ; m u s é e M a y e r v a n d e n B e r g h , A n v e r s ........................... 462

1 2 0 . J e a n B o n d o l , Jea n de V audetar offrant une bible historiale à


Charles V, m i n ia t u r e , 1 3 7 2 ; m u s é e M e e r m a n n o - M a is o n d u
liv re , L a H a y e , m s. 10 B 2 3 F 2 r ..................................................... 464

1 2 1 . R o b e r t C a m p in , N ativité, e n tr e 1 4 1 8 e t 1 4 3 2 ; m u s é e d es
b e a u x - a r ts d e D i j o n ................................................................................ 466

1 2 2 . R o b e r t C a m p i n , A n n o n cia tio n , ou T rip ty q u e de Adérode


( p a n n e a u x la t é r a u x ) , e n t r e 1 4 2 5 e t 1 4 2 8 ; M e t r o p o l i t a n
M u s é u m o f A r t, T h e C lo is te r s , N e w Y o r k .............................. 469

1 2 3 . R o b e r t C a m p i n , Portrait de Robert de M asmines, v e rs 1 4 2 5 ;


m u s é e T h y s s e n - B o r n e m is z a , M a d r i d ............................................ 473

1 2 4 . R o b e r t C a m p i n , Un gentilhom m e et une dame, e n tr e 1 4 2 0 e t


1 4 3 8 , N a tio n a l G a lle ry , L o n d r e s ..................................................... 473

1 2 5 . J e a n F o u q u e t , Autoportrait, m é d a i ll o n e n é m a il p e i n t s u r
c u iv r e , v e rs 1 4 5 0 ; m u s é e d u L o u v r e , P a ris, d é p a r te m e n t d es
o b je ts d ’art, in v . O A . 5 6 ....................................................................... 476

1 2 6 . J a n v a n E y c k , La Vierge du chancelier R olin, v e rs 1 4 3 5 ; m u s é e


d u L o u v r e , P a ris , d é p a r t e m e n t d es p e in tu r e s , in v . 1 2 7 1 . . 477

1 2 7 . R o b e r t C a m p i n , L a Vierge à l’écran d ’osier, e n tr e 1 4 2 5 e t


1 4 3 0 ; N a tio n a l G a lle ry , L o n d r e s ..................................................... 482

1 2 8 . R o b e r t C a m p in , La Vierge à l’écran d ’osier ( d é t a i l ) .................. 482

1 2 9 . R o b e r t C a m p in , N ativité ( d é t a il ) ..................................................... 483

1 3 0 . A m b r o g io L o r e n z e tti, Les Effets du bon gouvernement à la ville


et à la campagne, fr e s q u e (d é ta il), 1 3 3 9 ; P a la is c o m m u n a l,
S i e n n e .............................................................................................................. 484

751
LES F O R M E S D U VI SI BLE

1 3 1 . A u to m n e , e n lu m in u r e d u T a cu in u m sanitatis in m edicina, Ita lie


d u N o r d , a v a n t 1 4 0 0 ; Ô s te r r e ic h is c h e N a tio n a l b ib l io t h e k ,
V i e n n e ........................................................................................................... 487
1 3 2 . J o a c h i m P a t i n i r , L ’E x ta s e de sa in te M a r ie -M a d e le in e , v e rs
1 5 1 2 - 1 5 1 5 ; K u n s th a u s , Z u r i c h ........................................................ 488
1 3 3 . K o n r a d W i t z , L a Pêche m iraculeuse, 1 4 4 4 ; m u s é e d ’a r t e t
d ’h is to ir e d e G e n è v e ............................................................................. 491
1 3 4 . S a m u e l v a n H o o g s tr a te n , V ue d ’intérieur, ou les Pantoufles, vers
1 6 5 0 ; m u s é e d u L o u v r e , P a ris, d é p a r t e m e n t d es p e in tu r e s ,
in v . R .F . 3 7 2 2 ............................................................................................ 496
1 3 5 . J a n D a v id s z . d e H e e m , N a tu r e m orte au citron p e lé , v e r s
1 6 5 0 ; m u s é e d u L o u v r e , P a ris, d é p a r t e m e n t d es p e in t u r e s
in v . 1 3 2 0 ........................................................................................................ 501
1 3 6 . J a n C h ris tia e n sz . M ic k e r , Vue d ’A m sterdam à vol d ’oiseau, v ers
1 6 5 2 ; m u s é e h is to r iq u e d ’A m s t e r d a m .......................................... 503
1 3 7 . P i e t e r d e H o o c h , B u veu rs dans u n e cour intérieure, 1 6 5 8 .
C o ll e c ti o n p a r t i c u l i è r e .......................................................................... 510
1 3 8 . G é r a r d te r B o r c h , L a Lettre, 1 6 6 0 - 1 6 6 5 ; R o y a l C o lle c ti o n ,
L o n d r e s ........................................................................................................... 512
1 3 9 . Im a g e s T E P i d e n t iq u e s illu s tr a n t d e s c h o i x d if f é r e n ts d e
“ p s e u d o - c o u le u r s ” p o u r les m ê m e s v a ria b le s n u m é r iq u e s ,
1 9 9 6 ................................................................................................................. 529
1 4 0 . P ie t M o n d r ia n , N ature morte au p o t de gingembre 1, 1911 ; m u s é e
m u n ic ip a l d e L a H a y e . P ie t M o n d r ia n , N a tu re morte au p o t de
gingem bre II, 1 9 1 2 , M u s é e m u n ic ip a l d e L a H a y e ..................... 536
1 4 1 . P i e t M o n d r i a n , P aysage de p o ld er avec u n train à l ’h o rizo n ,
1 9 0 6 - 1 9 0 7 ; m u s é e d ’O rs a y , P a r i s .................................................. 539
1 4 2 . P ie t M o n d r ia n , V ue depuis les dunes avec mer et jetées, D om burg,
1 9 0 9 ; M u s é u m o f M o d e m A rt, N e w Y o r k .............................. 539
1 4 3 . P ie t M o n d r ia n , Jetée et océan 5, 1 9 1 5 ; M u s é u m o f M o d e m
A rt, N e w Y o r k ......................................................................................... 540
1 4 4 . H e n d r i c k G o ltz iu s , Paysage de dunes près de H aarlem , 1 6 0 3 ;
m u s é e B o ijm a n s - V a n B e u n in g e n , R o t t e r d a m ........................ 542
1 4 5 . C la u d e M o n e t , B a in à la G renouillère, 1 8 6 9 ; M e t r o p o li ta n
M u s é u m o f A rt, N e w Y o r k .............................................................. 554
1 4 6 . H a n s N a m u th , J a c k s o n P o llo c k tra v a illa n t à A u tu m n R h y th m ,
num ber 3 0 , 1 9 5 0 ; C o u r te s y C e n te r f o r C r e a tiv e P h o to g r a p h y ,
U n iv e r s ity o f A r iz o n a , T u s c o n ........................................................ 572

752
LISTE DES I L L U S T R A T I O N S

1 4 7 . J o s e p h B e u y s , I L ik e A m erica a n d A m erica L ik e s M e , 1 9 7 4 ;
a c ti o n a v e c c o y o t e à la g a le r ie R e n é B lo c k , N e w Y o r k ;
p h o to g r a p h ie C a r o li n e T is d a l l ..................................................... 574

1 4 8 . G o n k a r G y a tso , T h e Sham bala in M o d em Tim es, 2 0 0 8 M u s é u m


o f F in e A rts , B o s to n , in v . 2 0 1 0 .7 5 5 ............................................... 576

1 4 9 . G o n k a r G y a ts o , T h e Sham bala in M o d e m T im es (d é ta il) . . . 576

1 5 0 . S i m o n T o o k o o m e , I n u k Im a g in e s D o g A n im a is , 1 9 8 6 ;
U n iv e r s ity o f L e th b r id g e A r t G a lle ry , A l b e r t a ........................ 579

1 5 1 . V ic to r B r a u n e r , Force de concentration de M o n sieu r K , h u ile


s u r to ile a v e c in c o r p o r a t i o n d e p o u p é e s e n c e llu lo ïd , 1 9 3 4 ;
c e n tr e P o m p i d o u , P a r i s ....................................................................... 580

1 5 2 . V i c t o r B r a u n e r , C o n cilia tio n extrêm e, 1 9 4 1 ; G a le r ie d e la


B é r a u d iè r e , B r u x e l l e s ............................................................................. 582

1 5 3 . S a lv a d o r D a li, G alatea a u x sphères, 1 9 5 2 ; f o n d a t i o n G a la -


S a lv a d o r D a li, F i g u e r e s .......................................................................... 583

1 5 4 . S a lv a d o r D a li, C in q u a n te images abstraites qui vues de 2 yards se


changent en trois L én in e m asqués en chinois et qui vues de 6 yards
apparaissent en tête de tigre royal du Bengale, 1 9 6 3 ; f o n d a tio n
G a la -S a lv a d o r D a li, F ig u e r e s .............................................................. 585

1 5 5 . S a lv a d o r D a li, Portrait de G ala regardant la m er M éditerranée qui


à 2 0 mètres de distance se transforme en portrait d A b ra h a m Lincoln
(H om m age à R o th k o ), v e r s 1 9 7 6 ; f o n d a t io n G a la - S a lv a d o r
D a li, F i g u e r e s ............................................................................................ 586

1 5 6 . P a n n e a u x s c u l p t é s p o u p o u , p o r c h e d e la m a i s o n T e
T o k a n g a n u i- a - N o h o à T e K u iti, N o u v e lle - Z é la n d e ; p h o t o ­
g ra p h ie A u g u s tu s F ta m ilto n , v e rs 1 9 1 0 ; N a tio n a l L ib ra r y o f
N e w Z e a la n d , W e ll in g t o n , c o te M N Z - 2 2 0 3 - 1 / 2 - F ............ 651
Liste des tableaux

T a b le a u 1 L e s p e c tr e i c o n i q u e ........................................................................ 47

T a b le a u 2 O n to g e n è s e w a u j a ........................................................................ 158

T a b le a u 3 T y p o lo g i e d e s m a s q u e s w a u j a ................................................ 161

T a b le a u 4 S tr u c tu r e d e c o m p o s it io n d es p e in tu r e s d e D ja r r a k p i 207

T a b le a u 5 C o n tra s te s e n tr e im a g e s a n im is te s e t im a g e s to té m iq u e s
( T s i m s h i a n ) ...................................................................................... 291

T a b le a u 6 T y p e s d e g é o m é tr ie r e p r é s e n ta tio n n e lle se lo n les m o d e s


d e f i g u r a t i o n ................................................................................... 606
Crédits photographiques

D ro its p a trim o n ia u x
© Estate o f the artists licensed by Aboriginal Artists Agency: 48, 49, 51, 54, 58, 59 et bandeau de
couverture en bas à droite, 60.
ADAGP, Paris 2021: 146, 147, 151, 152.
Salvador Dali, Fundaciô Gala-Salvador Dali/Adagp, Paris 2021 : 153, 154, 155.
© Public Trustee o f N unavut, Estate o f George T ataniq: 24.
Animal Vision, 1972 © Simon T ookoom e, Saif, 2021: 22.
Inuk imagine D og Animal, 1981 © Sim on T ookoom e, Saif, 2021: 150.
© 2021 Succession R aghubir Singh: 73.

C réd its
Agence japonaise de la culture (Bunka-Chô) : 113.
AKG im ages/Bibliothèque nationale de France: 7: AKG im ages/ M P ortfolio/E lecta: 85.
Alaska State M uséum, Juneau, ASM-1451 et ASM -1452: 15.
American M uséum ofN atural History Division o f Anthropology, N ew Y ork: 26, 62, 63, 69, 70, 72.
Archives Olivia K indl/P hoto A rturo G utiérrez: 102.
Courtesy Archiv R ené B lock/P hoto Caroline Tisdall : 147.
Archives Jo h n and Colette Lilly e tE d in Alain M artinez/P hoto John Christian: 101.
Archivo Digitalizado de las Colecciones Arqueolôgicas del M useo Nacional de Antropologîa Secre-
taria de C u ltu ra.-IN A H .-M N A .-C A N O N .-M E X : 108.
Art Gallery o f O ntario, gift o f Samuel and Esther Sarick, T oronto: 24.
Barcelos N eto, Aristôteles: 42.
Bayerische Staatsbibliothek, M unich: 93.
Biblioteca M edicea Laurenziana, Venise: 80.
Bibliothèque nationale de France: 81.
Bibliothèque de Genève: 115.
BPK, Berlin, Dist. R M N -G rand Palais/Martin Franken: 96a; BPK, Berlin, Dist. RJVIN-Grand Palais/
Claudia O brocki: 97 ; BPK, Berlin, Dist. R M N -G ran d Palais/Jürgen Liepe: 118.
Bridgem an Images: 88, 109, 114, 121, 122, 126, 128, 129, 131, 133; Stefano B ianchetti: 145;
British Library Board. AU R ights R eserved: 94; Kate S. Buckingham E ndow m ent: 84a; Chris-
tie’s Images: 137; Photo Fine Art Images: 130; Granger: 92; Holtzm an Trust: 140 haut et bas;
Photo Josse: 134; Photos National Gallery o f Australia: 51 ; Luisa R icciarini: 127.
British Colum bia Provincial Archives: 66.
Burke Muséum ofN atural History and Culture, University o f W ashington, Seattle: 27, 29 et bandeau
de couverture en haut à droite.
Courtesy C enter for Creative Photography, © 1991 Hans N am uth Estate: 146.
Centre Pompidou, M NAM -CCI, Dist. RM N -G rand Palais/image Centre Pompidou, M N AM -CCI: 151.
Chagnon, Napoléon A. : 35 et bandeau de couverture en haut à gauche.
Clippel, Catherine de: 76.
Image Collection Sally & Pdchard P rice/P hoto Antonia Graber: 31 droite.
Feld, Steven : 33.
Finnish Héritage Agency, Rafaël Karsten collection/P hoto Rafaël Karsten : 44.
Collection Fondation Cartier pour l’art contem porain, Paris/ © Taniki: 43.
Freer Gallery o f Art, Smithsonian Institution, W ashington, D .C ., Gift o f Charles Lang Freer: 111.
Fundaciô Gala-Salvador Dali, Figuerès: 153, 154, 155.
Galerie de la Béraudière, Bruxelles: 152.

757
LES F O R M E S D U VI SIBLE

Huis van het bock, La H aye: 120.


Inspiré de la couverture du Journal ofN uclear Medicine Technology, décem bre 1996 © J N M T : 139.
K luge-R uhe Aboriginal Art Collection o f the University o f Virginia, Charlottesville : 49.
Kunsthaus Ziirich, legs W alter Boveri, 1949: 132.
Laboratoire d ’anthropologie sociale, Collège de France, Paris: 90 (1, 2, 6 à 15).
La Collection/Im agno : 116.
L eem age/Electa: 117, 123; © T he British Library Board, Londres: 6.
Library o f Congress, Prints & photographs Division, W ashington: 14.
Licence Creative C onim ons/Photo Ji-Elle : 31 gauche.
M orphy, H ow ard: 45.
Musée canadien de l’iiistoire, Gatineau: 17, 18, 67, 68.
M usée d ’ethnographie et d ’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie, Kunstkam era,
Saint-Pétersbourg: 21.
Musée historique, Amsterdam: 136.
M usée du quai Branly-Jacques Chirac/Pauline Guyon : 54; Musée du quai Branly - Jacques Chirac,
Paris/M ichel U rtado/T hierry O llivier: 30, 90 (3, 4, 5).
Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Dist. R M N -G ran d Palais: Jean-Gilles Berizzi: 9; Claude
Germain : 105 ; Patrick Gries et Bruno Descoings : 77 ; Michel Urtado / Thierry Ollivier: 12, 34, 46,
74 et bandeau de couverture en bas à gauche, 75, 79 et bandeau de couverture en haut au milieu.
Musée du Louvre, Dist. R M N -G ran d Palais: M artine B eck-C oppola: 125; Thierry O llivier: 135.
Musée national des Arts asiatiques Guimet, Dist. R M N -G ran d Palais/Daniel Am audet : 82.
Musée d ’Orsay, Dist R M N -G ran d Palais/Jean-Marc Angles: 141.
T he British Muséum, Londres, Dist. R M N -G ran d Palais/The Trustées o f the British Muséum : 104.
T he National Gallery, Londres, Dist. R M N -G rand Palais/National Gallcry Photographie Department:
4b, 124.
Musée provincial de Hebei : 98.
M useu Nacional de Etnologia, L isbonne/Photo Antonio R e n to : 40.
M uséum Boijmans Van Beuningen, R otterdam , loan: Stichting M uséum Boijmans Van Beuningen
1940 (former collection Koenigs)/Photo Studio T rom p: 144.
Photograph © 2021, M uséum o f Fine Arts, Boston, Marshall H. G ould F und: 148, 149.
M uséum F ü nf K ontinente, M unich/P hoto Nicolai K astner: 83, 86; P hoto Marianne Franke: 87.
M uséum M ayer van den Bergh, A nvers/Photo Bart Huysmans: 119.
Muséum fur V olkerkunde, Ethnologisches M uséum , Berlin: 13.
Myers, Fred : 58.
Courtesy N ational Gallery o f Art, W ashington : 4a.
National Library o f N ew Zealand, W ellington/P hoto Augustus H am ilton: 156.
National M uséum o f Australia, Canberra: 48.
© 2007, N ational M uséum o f the American Indian, Smithsonian Institution, http://w w w .A m eri-
canlndian.si.edu/Photo W alter Larrimore : 10.
Papunya Tula Artist, Alice Springs: 59 et bandeau de couverture en bas à droite.
© Perrin, Michel : 89.
© 2021 Succession R aghubir Singh: 73.
Rheinisches Bildarchiv, C ologne/M eier, W olfgang, rba_d018854: 95.
Royal Collection T ru st/© H er Majesty Q ueen Elizabeth II 2021, image R C IN 405532, Londres:
138 et bandeau de couverture au milieu.
© Digital image, 2021, T he m uséum o f M odem Art, N ew York/Scala, Florence: 142, 143.
Seattle Art M uséum, M argaret E. Fuller Purchase F und/P hoto Susan A. C ole: 110.
Smithsonian Institution, N M N H , D epartm ent o f A nthropology, W ashington: 11, 71 ; Smithsonian
Institution, National M uséum o f the American Indian, W ashington, 11/3 9 8 9 /P h o to by NM AI
P hoto Services: 28.
Svendsen, Jorgen V./All R ights reserved: 64 et bandeau de couverture à droite au milieu.
T açon, Paul S.C. : 47.
Truran, Jean: 53.
University ofLethbridge art collection, Alberta; gift o fa n anonym ous donor, 1986: 150.
W estern N ew Mexico University M uséum (henceforth University Muséum) : 78.
W innipeg Art Gallery, Winnipeg, acquired through a grant from The McLean Foundation, G-80-215/
Photo Ernest M ayer : 22.
Table

A van t-p rop os......................................................................................................... 9

1. Les plis du m o n d e ....................................................................... 21


D o u b lu res d ’in v isib le......................................................................................... 26
Le signe i n c a r n é ................................................................................................. 31
O n to lo g ie s des im a g es...................................................................................... 52
G é o m é trie s de la fig u ra tio n ........................................................................... 63
F o rm es d ’osten sio n e t puissances d ’a g i r ................................................... 81

P R E M IÈ R E PA RTIE

Présences
2. Esprits de c o r p s ............................................................................ 89
Les p erso n n es a n im a le s .................................................................................... 91
P en se-b êtes............................................................................................................ 100
Q u i va l à ? ............................................................................................................ 117
D istin g u er les re s s e m b la n c e s ......................................................................... 133
C am ouflages o n to lo g iq u e s.............................................................................. 139

3 . M ultiplier les p oin ts de v u e ..................................................... 167

4. Identités re la tio n n elles............................................................... 181


D E U X IÈ M E PA RTIE

Indices
5 . G e n r e s d ’ê t r e s e t p a r c o u r s d e v i e .................................................. 195
F ig u rer la m ise e n o rd re .................................................................................... 199
F ig u rer l’o r d o n n a t e u r ...................................................................................... 209
F ig u rer les traces de l ’o rd o n n a n c e m e n t...................................................... 222

6 . U n e h é r a l d i q u e d e s q u a l i t é s .............................................................. 237

7 . L e p o u v o i r d e la t r a c e .......................................................................... 255

V a r ia tio n 1. I m a g e - r é p e r t o i r e e t i m a g e - p e r s o n n e ........................... 263

T R O IS IÈ M E PA RTIE

C o rre sp o n d a n c e s

8 . E x e r c i c e s d e c o m p o s i t i o n ................................................................. 297
H y b rid es et c h im è r e s ...................................................................................... 303
D es liens im a g é s ................................................................................................. 332
Le g ran d m o n d e et le p e t i t ........................................................................... 354
E n ch âssem en t e t r é p é t i t i o n ........................................................................... 380

9 . E s p a c e s c o n j o n c t i f s ................................................................................ 397

1 0 . J e u x d e r ô l e s .................................................................................................. 415

Q U A T R IÈ M E PA RTIE

S im u la c r e s

1 1 . F a c e a u m o n d e ............................................................................................ 433
La c o n q u ê te du visible...................................................................................... 438
P ein d re l’â m e ...................................................................................................... 447
In stau rer la n a tu r e .............................................................................................. 480
Vers l’im m a n e n c e .............................................................................................. 493
L’o b jectiv ité im p o s sib le .................................................................................... 518

1 2 . L ’o b j e c t i v a t i o n d u s u b j e c t i f .............................................................. 533

1 3 . D é t e c t e r la r e s s e m b l a n c e .................................................................... 545

V a r ia tio n 2. J o u e r s u r t o u s le s t a b l e a u x .................................................. 559


C o n c l u s i o n . F a i r e i m a g e ............................................................................. 587
O n to lo g ie s ............................................................................................................ 590
F o rm e s .................................................................................................................... 604
A g e n c e s ................................................................................................................. 611
I n c a r n a tio n s ......................................................................................................... 615

P o s t - s c r i p t u m . É c h a f a u d a g e s ................................................................. 627
La querelle de la re s s e m b la n c e ...................................................................... 628
L’an im atio n des im a g e s ................................................................................... 634
Langages im a g é s ................................................................................................. 645

R e m e r c i e m e n t s ........................................................................................................ 657

N o t e s ............................................................................................................................ 661

B ib lio g r a p h ie g é n é r a l e ......................................................................................... 695

I n d e x d es n o m s d e lie u e t d e p e u p l e ........................................................... 725


I n d e x d es n o m s d e p e r s o n n e s .......................................................................... 729

I n d e x d es n o t i o n s .................................................................................................. 735

L iste d es i l l u s t r a t i o n s ............................................................................................ 741

L iste d es t a b l e a u x ..................................................................................................... 755


C r é d its p h o t o g r a p h i q u e s ................................................................................... 757
D u même auteur

U n e é c o lo g ie d e s re la tio n s
C N R S É ditions, « L es grandes v o ix de la recherche», 2 0 1 9

P a r - d e là n a tu r e e t c u ltu r e
G allim ard, «B iblio th èq u e des sciences hu m a in es », 2 0 0 5 ; «F olio essais», 2 0 1 5

La C o m p o s itio n des m o n d e s
E n tre tie n s avec P ierre C h a rb o n n ie r
F la m m a rio n , 2 0 1 4

E tr e a u m o n d e
Q u e lle e x p é rie n c e c o m m u n e ?
(a ve c T im Ingold)
Presses universitaires de L y o n , 2 0 1 4

L’é c o lo g ie d es a u tre s
L’a n th ro p o lo g ie et la q u e stio n de la n a tu re
Q uae, 2 0 1 1 .

D iv e r s ité d e s n a tu r e s , d iv e rs ité d es c u ltu re s


B ayard, « L e s petites conférences », 2 0 1 0

L es L a n c e s d u c ré p u s c u le
R e la tio n s jivaros, h a u te A m azo n ie
P ion, «Terre h u m a in e » , 1 9 9 3

L es Id é e s d e l ’a n th r o p o lo g i e
(avec Gérard L en clu d , Carlo Severi, A n n e -C h r is tin e Taylor)
A r m a n d C o lin , 1 9 8 8

L a N a t u r e d o m e s tiq u e
S ym b o lism e et praxis dans l’é co lo g ie des A c h u a r
É d itio n s des M a iso n des sciences de l ’hom m e, 1 9 8 6
réédition augm entée d ’une préface, 2 0 1 9

D IR E C T IO N D ’O U V R A G E S

L es N a tu r e s e n q u e s t io n
C o llo q u e de re n tré e d u C o llèg e de F ran ce 2017
O d ile Jacob, 2 0 1 8
C la u d e L é v i-S tra u s s
U n p arco u rs dans le siècle
O d ile Jacob, «Travaux du Collège de F rance», 2 0 1 2

L a F a b r iq u e d e s im a g e s
V isions d u m o n d e et fo rm es de la rep ré se n tatio n
S o m o g y-M u sée du quai Branly, 2 0 1 0

L a P r o d u c t io n d u so c ia l
A u to u r de M a u ric e G o d elie r
favec Jacques H a m e l et Pierre L em o n n ie r; actes du C olloque de C erisy)
Fayard, 1 9 9 9

D ic ti o n n a ir e d e l ’e th n o l o g ie e t d e l ’a n th r o p o lo g i e
(avec M a rio n A bélés, Pierre B onté, Jean-P ierre D igard, C a th erin e D uby,
J e a n -C la u d e G aley, M ich el lz a r d ,J e a n J a m in et Gérard Lenclud)
PUF, 1 9 9 1
Dans la même collection

P i e r r e R o s a n v a llo n
L a Contre-dém ocratie
La politique à l’âge de la défiance
2006

A m y C hua
L e M o n d e e n fe u
Violences sociales et mondialisation
2007

S té p h a n e A u d o i n - R o u z e a u
C om battre
Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixl'- x x f siècle)
2008

P ie r r e R o s a n v a llo n
L a L ég itim ité démocratique
Impartialité, réflexivité, proximité
2008

J o n E ls te r
L e D ésintéressem ent
Traité critique de l’homme économique I
2009

J o n E ls te r
L ’Irrationalité
Traité critique de l’homme économique II
2010

C h a r le s T a y lo r
L ’A g e séculier
2011

P ie r r e R o s a n v a llo n
L a Société des égaux
2011

A b h iji t V. B a n e ij e e e t E s th e r D u f lo
R ep en ser la pauvreté
2012
A la in P r o c h ia n tz
Q u ’est-ce que le viv a n t?
2012

J o h n S c h e id
L es D ie u x , l ’E ta t et l ’in d ivid u
Réflexions sur la religion civique à Rom e
2013

T h o m a s P ik e t ty
L e C a p ita l au x x f siècle
2013

T hom as R ô m er
L ’In ven tio n de D ie u
2014

P ie r r e R o s a n v a llo n
L e B o n G o u vern em en t
2015

P a tr ic e F lic h y
L es N ou velles Frontières du travail à l ’ère num érique
2017

P ie r r e R o s a n v a llo n
N o tre histoire intellectuelle et politiq u e
1 9 6 8 -2 0 1 8
2018

F ra n ç o is D é r o c h e
L e C oran, une histoire plurielle
2019

Iv a n J a b lo n k a
D e s H o m m e s ju s te s
D u patriarcat aux nouvelles masculinités
2019

T h o m a s P ik e tty
C a p ita l et idéologie
2019
P ie r r e R o s a n v a llo n
L e Siècle du p o p u lism e
2020

E m m a n u e l S a e z e t G a b r ie l Z u c m a n
L e Triom phe de l ’injustice
Richesse, évasion fiscale et démocratie
2020

A b h i j i t V B a n e ij e e e t E s th e r D u f lo
E conom ie utile p o u r des tem ps difficiles
2020

P h il ip p e S a n s o n e tti
Tem pête parfaite
Chronique d ’une pandémie annoncée
2020

P h il ip p e U r f a lin o
D écider ensem ble
La fabrique de l ’obligation collective
2021

Vous aimerez peut-être aussi