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DU MEME AUTEUR

Dédicace

INTRODUCTION - L'historien à la recherche de la peur


1. Le silence sur la peur

2. La peur est naturelle

3. Du singulier au collectif : possibilités et difficultés de la transposition a

4. Qui avait peur de guoi ?

PREMIERE PARTIE - Les peurs du plus grand nombre


I. - Omniprésence de la peur
1. « Mer variable où toute crainte abonde. » (Marot, Complainte Ire.)

2. Le lointain et le prochain; le nouveau et l'ancien

3. Aujourd'hui et demain ; maléfices et divination

2. - Le passé et les ténèbres


1. Les revenants

2. La peur de la nuit

3. - Typologie des comportements collectifs en temps de peste


1. Présence de la peste377

2. Des images de cauchemar

3. Une rupture inhumaine

4. Stoïcisme et débordements ; découragement et folie

5. Lâches ou héros ?

6. Qui est coupable ?

4. - Peur et séditions 590


1. Objectifs, limites et méthodes de l'enquête

2. Le sentiment d'insécurité

3. Des peurs plus précises


4. La crainte de mourir de faim

5. Le fisc: un épouvantail

5. - Peur et séditions 707


1. Les rumeurs

2. Les femmes et les prêtres dans les séditions ; l'iconoclasme

3. La peur de la subversion

DEUXIEME PARTIE - La culture dirigeante et la peur


6. - « L'attente de Dieu »
1. Peurs eschatologiques et naissance du monde moderne

2. Deux lectures différentes des prophéties apocalyptiques

3. Les moyens de diffusion des peurs eschatologiques

4. Un premier temps fort des peurs eschatologiques: la fin du XIVe siècle et le début du XVe siècle

5. Un deuxième temps fort : l'époque de la réforme

6. Un Dieu vengeur et un monde vieilli

7. L'arithmétique des prophéties

8. Géographie des peurs eschatologiques

7· - Satan
1. Montée du satanisme

2. Satanisme, fin du monde et mass media de la Renaissance

3 Le « prince de ce monde »

4. Les « déceptions » diaboliques

8. - Les agents de Satan : I. — idolâtres et musulmans


1. Les cultes américains

2. La menace musulmane

9. - Les agents de Satan : II. — le Juif, mal absolu


1. Les deux sources de l'antijudaïsme

2. Rôle du théâtre religieux, des prédicateurs et des néophytes

3. Les accusations de profanations et meurtres rituels

4. Convertir ; isoler ; chasser

5. Une nouvelle menace : les convertis

10. - Les agents de Satan : III. — la femme


1. Une mise en accusation qui remonte loin

2. La diabolisation de la femme

3. Le discours officiel sur la femme à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle

4. Une production littéraire souvent hostile à la femme

5. Une iconographie souvent malveillante

II. - Une énigme historique : la grande répression de la sorcellerie I.— Le dossier


1. La montée d'une peur
2. Une législation d'affolement

3. Chronologie, géographie et sociologie de la répression

12. - Une énigme historique : la grande répression de la sorcellerie II. — Essai


d'interprétation
1. Sorcellerie et cultes de la fertilité

2. Au niveau populaire: le magisme

3. Au niveau des juges: la démonologie

4. Un danger pressant

CONCLUSION
1. L'univers de l'hérésie

2. Le paroxysme d'une peur

3. Une civilisation du blasphème

4. Un projet de société

Notes

Index thématiquea
© Librairie Arthème Fayard, 1978.
978-2-213-65078-4
DU MEME AUTEUR
Vie économique et sociale de Rome dans la seconde moitié du xvie
siècle, 2 vol., Paris, De Boccard, 1957-1959.
L'Alun de Rome, Paris, S.E.V.P.E.N., 1962.
Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, P.U.F., coll. « Nouvelle
Clio », 3e édition, 1973.
La Civilisation de la Renaissance, Paris, Arthaud, coll. « Les Grandes
Civilisations », 2e édition, 1973.
Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, P.U.F., coll. « Nouvelle
Clio », 1971, 2e édition, 1978.
L'Italie de Botticelli à Bonaparte, Paris, A. Colin, 1974.
Rome au XVIe siècle, Paris, Hachette, 1976.
La Mort des pays de Cocagne, Paris, Publication de la Sorbonne, 1976.
Le Christianisme va-t-il mourir ?, Paris, Hachette, 1977.
Je tiens à exprimer ma gratitude à mes
auditeurs du Collège de France et aux
chercheurs de mon séminaire. Ils trouveront
dans ces pages mention des documents qu'ils
m'ont adressés ou indiqués et des enquêtes
qu'ils poursuivent. Ils ont donc contribué avec
moi à la réalisation de ce projet
historiographique.
INTRODUCTION

L'historien à la recherche de la peur

1. Le silence sur la peur

Au XVIe siècle, on n'entre pas facilement de nuit à Augsbourg.


Montaigne, qui visite la ville en 1580, s'émerveille devant la « fausse
porte » qui, grâce à deux gardiens, filtre les voyageurs arrivant après le
coucher du soleil. Ceux-ci se heurtent d'abord à une poterne de fer que le
premier gardien, dont la chambre est située à plus de cent pas de là, ouvre
de son logis grâce à une chaîne de fer, laquelle « par un fort long chemin
et force détours » tire une pièce, elle aussi, en fer. Cet obstacle passé, la
porte se referme soudain. Le visiteur franchit ensuite un pont couvert
situé au-dessus d'un fossé de la ville, et il arrive sur une petite place où il
décline son identité et indique l'adresse où il logera à Augsbourg. Le
gardien, d'un coup de clochette, avertit alors un compagnon qui actionne
un ressort situé dans une galerie proche de sa chambre. Ce ressort ouvre
d'abord une barrière — toujours de fer — puis, par le truchement d'une
grande roue, commande le pont-levis « sans que de tous ces mouvemans
on en puisse rien apercevoir : car ils se conduisent par les pois du mur et
des portes, et soudain tout cela se referme avec un grand tintamarre ».
Au-delà du pont-levis s'ouvre une grande porte, « fort espesse, qui est de
bois et renforcée de plusieurs grandes lames de fer ». L'étranger accède
par elle à une salle où il se trouve enfermé, seul, et sans lumière. Mais
une autre porte semblable à la précédente lui permet d'entrer dans une
seconde salle où, cette fois, « il y a de la lumière » et où il découvre un
vase de bronze qui pend par une chaîne. Il y dépose l'argent de son
passage. Le (deuxième) portier tire la chaîne, récupère le vase, vérifie la
somme déposée par le visiteur. Si elle n'est pas conforme au tarif fixé, il
le laissera « trenper jusques au lendemein ». Mais, s'il est satisfait, « il lui
ouvre de mesme façon encore une grosse porte pareille aux autres, qui se
clôt soudein qu'il est passé, et le voilà dans la ville ». Détail important qui
complète ce dispositif à la fois lourd et ingénieux : sous les salles et les
portes est aménagée « une grande cave à loger » cinq cents hommes
d'armes avec leurs chevaux pour parer à toute éventualité. Le cas échéant,
on les envoie à la guerre « sans le sceu du commun de la ville1 ».
Précautions singulièrement révélatrices d'un climat d'insécurité : quatre
grosses portes successives, un pont sur un fossé, un pont-levis et une
barrière de fer ne paraissent pas de trop pour protéger contre toute
surprise une ville de 60 000 habitants qui est, à l'époque, la plus peuplée
et la plus riche d'Allemagne. Dans un pays en proie aux querelles
religieuses et tandis que le Turc rôde aux frontières de l'empire, tout
étranger est suspect, surtout la nuit. En même temps, on se défie du «
commun » dont les « émotions » sont imprévisibles et dangereuses. Aussi
s'arrange-t-on pour qu'il ne s'aperçoive pas de l'absence des soldats
d'habitude stationnés sous le dispositif compliqué de la « fausse porte ».
A l'intérieur de celle-ci, on a mis en œuvre les derniers perfectionnements
de la métallurgie allemande du temps ; grâce à quoi, une cité
singulièrement convoitée parvient sinon à rejeter complètement la peur
hors de ses murs, du moins à l'affaiblir suffisamment pour qu'elle puisse
vivre avec.

Les savants mécanismes qui protégeaient jadis les habitants


d'Augsbourg ont valeur de symbole. Car non seulement les individus pris
isolément mais aussi les collectivités et les civilisations elles-mêmes sont
engagées dans un dialogue permanent avec la peur. Pourtant
l'historiographie n'a guère étudié jusqu'à présent le passé sous cet angle,
malgré l'exemple ponctuel — mais combien éclairant — donné par G.
Lefebvre et les vœux exprimés successivement par lui et par L. Febvre.
Le premier écrivait dès 1932 dans son ouvrage consacré à la Grande Peur
de 1789 : « Au cours de notre histoire il y a eu d'autres peurs avant et
après la Révolution ; il y en a eu aussi hors de France. Ne pourrait-on
leur trouver un trait commun qui jetterait quelque lumière sur celle de
1789 2 ? » Lui faisant écho, L. Febvre, un quart de siècle plus tard,
s'efforçait à son tour d'engager les historiens dans cette voie, en la
balisant à grands traits : « Il ne s'agit pas ... de reconstruire l'histoire à
partir du seul besoin de sécurité — comme Ferrero était tenté de le faire à
partir du sentiment de la peur (au fond, du reste, les deux sentiments, l'un
d'ordre positif, l'autre d'ordre négatif, ne finissent-ils pas par se rejoindre
?) — ..., il s'agit essentiellement de mettre à sa place, disons de restituer
sa part légitime à un complexe de sentiments qui, compte tenu des
latitudes et des époques, n'a pas pu ne pas jouer dans l'histoire des
sociétés humaines à nous proches et familières un rôle capital 3. »
C'est à ce double appel que je tente de répondre par le présent ouvrage
en précisant dès l'abord trois limites de mon travail. La première est celle
même que traçait L. Febvre : il n'est pas question de reconstruire
l'histoire à partir du « seul sentiment de peur ». Un tel rétrécissement des
perspectives serait absurde et il est sans doute trop simpliste d'affirmer
avec G. Ferrero que toute civilisation est le produit d'une longue lutte
contre la peur. J'invite donc le lecteur à se souvenir que j'ai projeté sur le
passé un certain éclairage, mais qu'il en est d'autres, possibles et
souhaitables, susceptibles de compléter et corriger le mien. Les deux
autres frontières sont de temps et d'espace. J'ai pris mes exemples de
préférence — mais pas toujours — à l'intérieur de la période 1348-1800
et dans le secteur géographique de l'humanité occidentale, afin de donner
cohésion et homogénéité à mes développements et à ne pas disperser la
lumière du projecteur sur une chronologie et des étendues démesurées.
Dans ce cadre, un vide historiographique restait à combler que je vais
dans une certaine mesure m'efforcer de remplir, me rendant bien compte
qu'une telle tentative, sans modèle à imiter, constitue une aventure
intellectuelle. Mais une aventure excitante.

Pourquoi ce silence prolongé sur le rôle de la peur dans l'histoire ?


Sans doute à cause d'une confusion mentale largement répandue entre
peur et lâcheté, courage et témérité. Par une véritable hypocrisie, et le
discours écrit et la langue parlée — le premier influençant la seconde —
ont eu longtemps tendance à camoufler les réactions naturelles qui
accompagnent la prise de conscience d'un danger derrière les faux-
semblants d'attitudes bruyamment héroïques. « Le mot " peur " est chargé
de tant de honte, écrit G. Delpierre, que nous la cachons. Nous
enfouissons au plus profond de nous la peur qui nous tient aux entrailles4.
»
C'est au moment — XIVe-XVIe siècles — où commencent à monter
dans la société occidentale l'élément bourgeois et ses valeurs prosaïques
qu'une littérature épique et narrative encouragée par la noblesse menacée
renforce l'exaltation sans nuance de la témérité. « Comme la bûche ne
peut pas brûler sans feu, enseigne Froissard, le gentilhomme ne peut
accéder à l'honneur parfait, ni à la gloire du monde, sans prouesse 5..»
Trois quarts de siècle plus tard, le même idéal inspire l'auteur de Jehan de
Saintré (vers 1456). Pour lui, le chevalier digne de ce titre doit braver les
dangers par amour de la gloire et de sa dame. Il est « cellui qui ... fait tant
que, entre les autres, il est nouvelles de lui » — par des exploits guerriers,
s'entend 6. On acquiert d'autant plus d'honneur qu'on risque davantage sa
vie dans les combats inégaux. Ceux-ci sont le pain quotidien d'Amadis de
Gaule, un héros issu du cycle du roman breton, qui fait même « trembler
les plus cruelles bêtes sauvages7 ». Edité en Espagne en 1508, traduit en
français à la demande de François Ier, l'Amadis de Gaule et ses
suppléments donnent lieu au XVIe siècle à plus de 60 éditions espagnoles
et à une foule de françaises et d'italiennes. Plus impressionnante encore
est la fortune du Roland furieux d'Arioste : quelque 180 éditions de 1516
à 1600 8. Roland, « paladin inaccessible à la peur » méprise naturellement
« la vile troupe des Sarrasins » qui l'attaque à Roncevaux. Durandal
aidant, « les bras, les têtes, les épaules [des ennemis] volent de toutes
parts » (chap. XIII). Quant aux chevaliers chrétiens que Tasso met en
scène dans la Jérusalem délivrée (1re éd., 1581), arrivant devant la ville
sainte, ils piaffent d'impatience, « devancent le signal des trompettes et
des tambours, et se mettent en campagne avec de hauts cris d'allégresse »
(chap. III).
. La littérature des chroniques est pareillement intarissable sur
l'héroïsme de la noblesse et des princes, ceux-ci étant la fleur de toute
noblesse. Elle les présente comme imperméables à toute crainte. Ainsi
pour Jean sans peur qui gagne son surnom significatif en luttant contre
les Liégois en 14089 Sur Charles le Téméraire - autre surnom à relever—,
les éloges sont hyperboliques. « Il estoit fier et de haut courage ; asseur
en péril, sans peur et sans hyde [frayeur] ; et si oncques Hector fut
vaillant devant Troyes, cestuy l'estoit autant ». Ainsi parle Chastellain 10.
Et Molinet de renchérir après la mort du duc : « C'estoit... la plante
d'honneur inestimable, l'estoc de grace bieneurée [bienheureuse], et
l'arbre de vertu coulourée, redolente [parfumée], fructueuse et de grande
altitude 11. » Révélatrice à son tour est la gloire qui environne Bayard de
son vivant. Il est le chevalier « sans paour et sans reproche ». Aussi bien
la mort du gentilhomme dauphinois en 1524 met-elle « toute noblesse en
deuil ». Car, assure le Loyal Serviteur, « de hardiesse peu de gens l'ont
approché. De conduyte, c'estoit ung Fabius Maximus ; d'entreprises
subtiles ung Coriolanus, et de force et magnanimité ung second Hector 12
».
Cet archétype du chevalier sans peur sinon toujours sans reproche est
constamment rehaussé par le contraste avec une masse réputée sans
courage. Jadis Virgile avait écrit : « La peur est la preuve d'une naissance
basse. » (Enéide, IV, 13.) Cette affirmation fut longtemps tenue pour
évidente. Commynes reconnaît que les archers sont devenus « la
souveraine chose du monde pour les batailles », Mais il faut les rassurer
par la présence auprès d'eux d'une « grant quantité de nobles et de
chevaliers », et leur donner du vin avant le combat afin de les aveugler
face au danger13. Au siège de Padoue en 1509, Bayard s'insurge contre
l'avis de l'empereur Maximilien qui voudrait mettre la gendarmerie
française à pied et la faire charger aux côtés des lansquenets, « gens
mécaniques qui n'ont leur honneur en si grosse recommandation que des
gentilshommes14 ». Montaigne attribue aux humbles, comme une
caractéristique évidente, la propension à la frayeur, même lorsqu'ils sont
soldats : ils aperçoivent des cuirassiers là où il n'y a qu'un troupeau de
brebis ; ils prennent des roseaux pour des lanciers 15. Associant en outre
lâcheté et cruauté, il assure que l'une et l'autre sont plus spécialement le
fait de « cette canaille de vulgaire 16 ». Au XVIIe siècle, La Bruyère
accepte à son tour comme une certitude l'idée que la masse des paysans,
des artisans et des serviteurs n'est pas courageuse parce qu'elle ne
recherche pas — et ne peut pas rechercher — la renommée : « Le soldat
ne sent pas qu'il soit connu ; il meurt obscur et dans la foule ; il vivait de
même, à la vérité, mais il vivait, et c'est l'une des sources du défaut de
courage dans les conditions basses et serviles 17.» » Roman et théâtre ont
à leur tour souligné l'incompatibilité entre ces deux univers à la fois
sociaux et moraux : celui de la vaillance — individuelle — des nobles et
celui de la peur — collective — des pauvres. Don Quichotte se préparant
à intervenir pour l'armée de Pentapolin contre celle d'Alifanfaron, Sancho
Pança lui fait timidement remarquer qu'il s'agit simplement de deux
troupeaux de moutons. Il s'attire cette réponse : « C'est la peur que tu as
qui te fait, Sancho, voir et entendre tout de travers. Mais si ta frayeur est
si grande, retire-toi à l'écart, ... Seul, je donnerai la victoire au parti
auquel je porterai le secours de mon bras18. » Prouesses individuelles
toujours, mais sacrilèges, cette fois, de don Juan, « l'abuseur de Séville »,
qui défie le spectre du commandeur, Dieu et l'enfer. Naturellement, son
serviteur va de frayeur en frayeur et don Juan le lui reproche : « Quelle
peur as-tu d'un mort ? Que ferais-tu si c'était un vivant ? Sotte et roturière
crainte19. »
Ce lieu commun — les humbles sont peureux — est encore précisé à
l'époque de la Renaissance par deux notations, contradictoires dans leurs
intentions mais convergentes quant à l'éclairage qu'elles apportent et
qu'on peut ainsi résumer : les hommes au pouvoir font en sorte que le
peuple — essentiellement les paysans — ait peur. Symphorien Champier,
médecin et humaniste mais thuriféraire de la noblesse, écrit en 1510 : «Le
seigneur doit prendre aise et délit [délice] des choses dont ses hommes
ont paine et travail ». Son rôle est de « maintenir terre car pour la paour
que les gens du peuple ont des chevaliers ilz labourent et cultivent les
terres par paour et crainte d'estre destruictz20 ». Quant à Thomas More qui
conteste la société de son temps, en se situant toutefois dans une
imaginaire « Utopie », il affirme que « la pauvreté du peuple est la
défense de la monarchie... L'indigence et la misère enlèvent tout courage,
abrutissent les âmes, les accommodent à la souffrance et à l'esclavage et
les oppriment au point de leur ôter toute énergie pour secouer le joug21 ».
Ces quelques rappels — qu'on aurait pu indéfiniment multiplier —
font ressortir les raisons idéologiques du long silence sur le rôle et
l'importance de la peur dans l'histoire des hommes. De l'Antiquité jusqu'à
une date récente, mais avec accentuation au temps de la Renaissance, le
discours littéraire appuyé par l'iconographie (portraits en pied, statues
équestres, gestes et drapés glorieux) a exalté la vaillance — individuelle
— des héros qui dirigeaient la société. Il était nécessaire qu'ils fussent
tels, ou du moins présentés sous cet angle, afin de justifier à leurs propres
yeux et à ceux du peuple le pouvoir dont ils étaient revêtus. Inversement,
la peur était le lot honteux — et commun — et la raison de la sujétion des
vilains. Avec la Révolution française, ceux-ci conquirent de haute lutte le
droit au courage. Mais le nouveau discours idéologique copia largement
l'ancien et eut, lui aussi, tendance à camoufler la peur pour exalter
l'héroïsme des humbles. Ce n'est donc que lentement, en dépit des
marches militaires et des monuments aux morts, qu'une description et une
approche objectives de la peur débarrassée de sa honte ont commencé à
se faire jour. De façon significative les premières grandes évocations de
panique furent équilibrées en contre-point par des éléments grandioses
qui apportaient comme des excuses à une débâcle. Pour Victor Hugo,
c'est la « Déroute, géante à la face effarée », qui eut raison du courage
des soldats de Napoléon à Waterloo ; et « ce champ sinistre où Dieu mêla
tant de néants // Tremble encor d'avoir vu la fuite des géants22 ». Dans le
tableau de Goya intitulé La Panique (Prado), un colosse dont les poings
frappent en vain un ciel chargé de nuages paraît justifier l'affolement
d'une multitude qui se disperse en hâte dans toutes les directions. Puis,
peu à peu, le souci de la vérité psychologique l'a emporté. Des Contes de
Maupassant aux Dialogues des Carmélites de Bernanos en passant par La
Débâcle de Zola, la littérature a progressivement redonné à la peur sa
vraie place, tandis que la psychiatrie se penche maintenant de plus en
plus sur elle. De nos jours on ne compte plus les ouvrages scientifiques,
les romans, les autobiographies, les films qui font figurer la peur dans
leur titre. Curieusement l'historiographie qui, en notre temps, a défriché
tant de nouveaux domaines, a négligé celui-ci.
A toute époque, l'exaltation de l'héroïsme est trompeuse : discours
apologétique, elle laisse dans l'ombre un large champ de la réalité. Qu'y
avait-il derrière le décor monté par la littérature chevaleresque qui vantait
inlassablement la bravoure des chevaliers et moquait la couardise des
vilains ? La Renaissance s'est, elle-même, chargée en des œuvres
majeures qui transcendent tout conformisme de corriger l'image idéalisée
de la vaillance nobiliaire. Réalise-t-on en effet que Panurge et Falstaff
sont des gentilshommes, compagnons préférés de futurs rois ? Le premier
déclare sur le navire désemparé par la tempête qu'il donnera une rente de
« dix-huit cent mille escuz ... à qui le mettra en terre tout foireux et tout
breneux » comme il est 23. Le second, logique avec lui-même, a fait son
deuil de l'honneur :

« Qu'ai-je besoin d'aller ... au-devant de qui ne s'adresse pas à moi [il s'agit de la
mort] ? ... Est-ce que l'honneur peut remettre une jambe ? Non. Un bras ? Non.
Enlever la douleur d'une blessure ? Non. L'honneur n'entend rien à la chirurgie ? Non.
Qu'est-ce que l'honneur ? Un mot. Qu'y a-t-il dans ce mot honneur ? Un souffle ...
Aussi je n'en veux pas. L'honneur est un simple écusson, et ainsi finit mon
catéchisme24. »

Cinglant démenti à tous les « Dialogues d'honneur » du XVIe siècle25! Il


s'en trouve d'autres, pour la période de la Renaissance, dans des ouvrages
qui n'étaient point de fiction. Commynes est à cet égard un témoin
précieux, car il a osé dire ce que les autres chroniqueurs taisaient sur la
lâcheté de certains grands. Relatant la bataille de Montlhéry, en 1465,
entre Louis XI et Charles le Téméraire, il déclare : « Jamais plus grant
fuyte ne fut des deux costez. » Un noble français fila d'une traite jusqu'à
Lusignan ; un seigneur du comte de Charolais, partant en sens inverse, ne
s'arrêta qu'au Quesnoy. « Ces deux n'avoyent garde de se mordre l'un
l'autre26. » » Dans le chapitre qu'il consacre à « la peur » et à « la punition
de la couardise », Montaigne mentionne, . lui aussi, la conduite peu
glorieuse de certains nobles :
Au siège de Rome (1527), « fut mémorable la peur qui serra, saisit et glaça si fort le
cœur d'un gentilhomme qu'il en tomba roide mort à la brèche, sans aucune blessure27
». « Du temps de nos pères, rappelle-t-il encore, le seigneur de Franget..., gouverneur
de Fontarabie..., l'ayant rendue aux Espagnols, fut condamné à être dégradé de
noblesse, et tant lui que sa postérité déclaré roturier taillable, et incapable de porter les
armes ; et fut cette rude sentence exécutée à Lyon. Depuis souffrirent pareille punition
tous les gentilshommes qui se trouvèrent dans Guise, lorsque le comte de Nassau y
entra (en 1536) ; et autres encore depuis 28. »

Peur et lâcheté ne sont pas synonymes. Mais il faut se demander si la


Renaissance n'a pas été marquée par une prise de conscience plus nette
des multiples menaces qui pèsent sur les hommes au combat et ailleurs,
dans ce monde et dans l'autre. D'où, plusieurs fois apparente dans les
chroniques du temps, la cohabitation dans une même personnalité de
comportements courageux et d'attitudes craintives. Filippo-Maria
Visconti (1392-1447) soutint des guerres longues et difficiles. Mais il
faisait fouiller toute personne entrant au château de Milan et interdisait de
stationner près des fenêtres. Il croyait aux astres et à la fatalité et
invoquait en même temps la protection d'une légion de saints. Ce grand
lecteur des romans de chevalerie, ce fervent admirateur de leurs héros, ne
voulait pas entendre parler de la mort, faisant même évacuer du château
ses favoris agonisants. Il mourut toutefois avec dignité 29. Louis XI lui
ressemble par plus d'un trait. Ce roi intelligent, prudent et méfiant, ne
manqua pas de courage en de graves circonstances, par exemple à la
bataille de Montlhéry ou quand on l'avertit de sa fin prochaine —
nouvelle, écrit Commynes, qu'« il endura vertueusement, et toutes autres
choses, jusques à la mort, et plus que nul homme que j'aye jamais vu
mourir 30 ». Pourtant ce souverain qui créa un ordre de chevalerie fut
méprisé par plusieurs de ses contemporains qui le jugèrent un « homme
craintif » et « estoit vray qu'il l'estoit », précise Commynes. Ses craintes
s'aggravèrent à la fin de sa vie. Comme le dernier des Visconti, il entra «
en merveilleuse suspection de tout le monde », ne voulant près de lui que
des « gens domestiques » et quatre Cents archers qui le protégeaient par
une garde continuelle. A l'entour du Plessis, « il fit faire un treillis de
gros barreaux de fer ». Il fit aussi « planter » dans les murailles du
château « des broches de fer ayans plusieurs pointes31 ». Des arbalétriers
avaient mission de tirer sur quiconque s'approcherait la nuit de la
résidence royale. Peur des conjurations ? Plus largement, crainte de la
mort. Malade, on lui manda de Reims, de Rome et de Constantinople des
reliques précieuses dont il attendait la guérison. Ayant fait chercher le
saint ermite François de Paule au fond de la Calabre, il se jeta à ses
genoux lorsqu'il arriva au Plessis « afin qu'il luy plust allonger sa vie ».
Commynes ajoute cet autre trait qui rapproche encore Louis XI de
Filippo-Maria Visconti :

« ... Oncques homme ne craignit tant la mort, ny ne fit tant de choses pour y mettre
remède : et avoit, tout le temps de sa vie, prié à ses serviteurs et à moy comme à
d'austres que, si on le voyoit en cette nécessité de mort, que on ne luy dist, fors tant
seulement : « parlez peu » et que l'on l'esmust seulement à se confesser sans luy
prononcer ce cruel mot de la mort : car il lui sembloit n'avoir jamais cœur pour ouyr
une si cruelle sentence32. »

En fait, il l'endura « vertueusement », son entourage n'ayant pas


respecté la consigne royale. Le plus noble des nobles, le chef d'un ordre
de chevalerie, avoue donc qu'il a peur, comme le feront bientôt Panurge
et Falstaff. Mais, contrairement à ceux-ci, il le fait sans cynisme et, venu
le moment redouté, il ne se conduit pas en lâche. La psychologie du
souverain ne peut être disjointe d'un contexte historique où foisonnent
danses macabres, artes moriendi, sermons apocalyptiques et images du
Jugement dernier. Les craintes de Louis XI sont celles d'un homme qui se
sait pécheur et redoute l'enfer. Il va en pèlerinages, se confesse souvent,
honore la Vierge et les saints, assemble des reliques, donne largement aux
églises et aux abbayes33. Ainsi l'attitude du roi est-elle révélatrice, au-delà
d'un cas individuel, de la montée de la peur en Occident à l'aube des
temps modernes.
Mais n'existe-t-il pas une relation entre conscience des dangers et
niveau de culture ? Montaigne le laisse entendre dans un passage des
Essais où, sur le mode humoristique, il établit un rapport entre, d'une
part, la finesse intellectuelle des peuples d'Occident et, d'autre part, leurs
comportements à la guerre.

« Un seigneur italien, rapporte-t-il, en souriant, tenoit une fois ce propos en ma


présence, au desavantage de sa nation : que la subtilité des Italiens et la vivacité de
leurs conceptions estoit si grande qu'ils prevoyoient les dangiers et accidens qui leur
pouvoyent advenir de si loin, qu'il ne falloit pas trouver estrange si on les voyoit
souvent, à la guerre, pourvoir à leur seurté, voire avant que d'avoir reconneu le péril ;
que nous et les Espaignols qui n'estions pas si fins, allions plus outre, et qu'il nous
falloit faire voire à l'oeil et toucher à la main le dangier avant que de nous effrayer et
que lors nous n'avions plus de tenue ; mais que les Allemands et les Souysses, plus
grossiers et plus lourds, n'avoyent le sens de se raviser, à peine lors memes qu'ils
estoient accablez sous les coups34. »

Généralisations ironiques et peut-être sommaires, qui ont toutefois le


mérite de faire ressortir le lien entre peur et lucidité tel qu'il se précise à
la Renaissance — une lucidité solidaire d'un progrès de l'outillage
mental.
Affinés que nous sommes par un long passé culturel, ne sommes-nous
pas aujourd'hui plus fragiles devant les dangers et plus perméables à la
peur que nos ancêtres ? Il est probable que les chevaliers d'autrefois,
impulsifs, habitués à la guerre et aux duels et qui se jetaient à corps
perdus dans les mêlées, étaient moins conscients que les soldats du XXe
siècle des dangers du combat, et donc moins accessibles à la peur. A
notre époque, en tout cas, la peur devant l'ennemi est devenue la règle.
De sondages effectués dans l'armée américaine en Tunisie et dans le
Pacifique au cours de la Seconde Guerre mondiale, il ressort que 1 %
seulement des hommes déclara n'avoir jamais eu peur 35. D'autres
sondages réalisés chez les aviateurs américains pendant le même conflit
et, auparavant, chez les volontaires de l'A. Lincoln Brigade lors de la
guerre civile espagnole ont donné des résultats comparables 36.

2. La peur est naturelle


Qu'il y ait ou non en notre temps sensibilité plus grande à la peur,
celle-ci est une composante majeure de l'expérience humaine, en dépit
des efforts tentés pour la dépasser 37. « II n'y a pas d'homme au-dessus de
la peur, écrit un militaire, et qui puisse se vanter d'y échapper38. » Un
guide de haute montagne à qui l'on pose la question « Vous est-il arrivé
d'avoir peur ? » répond : « On a toujours peur de l'orage quand on
l'entend crépiter sur les roches. Ça tire les cheveux sous le béret 39. » Le
titre de l'ouvrage de Jakov Lind, La Peur est ma racine, ne s'applique pas
seulement au cas d'un enfant juif de Vienne qui découvre l'antisémitisme.
Car la peur « est née avec l'homme au plus obscur des âges40 ». « Elle est
en nous ... Elle nous accompagne toute notre existence 41. » Citant Vercors
qui donne cette curieuse définition de la nature humaine — les hommes
portent des gris-gris, les animaux n'en portent pas — Marc Oraison
conclut que l'homme est par excellence « l'être qui a peur 42 ». Dans le
même sens, Sartre écrit : « Tous les hommes ont peur. Tous. Celui qui n'a
pas peur n'est pas normal, ça n'a rien à voir avec le courage 43. » Le besoin
de sécurité est donc fondamental ; il est à la base de l'affectivité et de la
morale humaines. L'insécurité est symbole de mort et la sécurité symbole
de la vie. Le compagnon, l'ange gardien, l'ami, l'être bénéfique est
toujours celui qui répand la sécurité44. Aussi est-ce une erreur de Freud de
n'avoir « pas poussé l'analyse de l'angoisse et de ses formes pathogènes
jusqu'à l'enracinement dans le besoin de conservation menacé par la
prévision de la mort 45 ». L'animal n'anticipe pas sa mort. L'homme au
contraire sait — très tôt — qu'il mourra. Il est donc « seul au monde à
connaître la peur à un degré aussi redoutable et durable46 ». En outre, note
R. Caillois, la peur des espèces animales est unique, identique à elle-
même, immuable : celle d'être dévoré. « Alors que la peur humaine, fille
de notre imagination, n'est pas une, mais multiple, n'est pas fixe, mais
perpétuellement changeante 47. » D'où la nécessité d'en écrire l'histoire.
Toutefois la peur est ambiguë. Inhérente à notre nature, elle est un
rempart essentiel, une garantie contre les périls, un réflexe indispensable
permettant à l'organisme d'échapper provisoirement à la mort. « Sans la
peur aucune espèce n'aurait survécu 48. » Mais si elle dépasse une dose
supportable, elle devient pathologique et crée des blocages. On peut
mourir de peur, ou du moins être paralysé par elle. Maupassant, dans les
Contes de la Bécasse, la décrit comme une « sensation atroce, une
décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur dont
le souvenir seul donne des frissons d'angoisse 49 ». A cause de ses effets
parfois désastreux, Descartes l'identifie à la lâcheté, contre laquelle on ne
saurait trop se cuirasser à l'avance : .

« ... La peur ou l'épouvante, qui est contraire à la hardiesse, n'est pas seulement une
froideur, mais aussi un trouble et un étonnement de l'âme qui lui ôte le pouvoir de
résister aux maux qu'elle pense être proches ... Aussi, n'est-ce pas une passion
particulière ; , c'est seulement un excès de lâcheté, d'étonnement et de crainte lequel
est toujours vicieux ... Et parce que la principale cause de la peur est la surprise, il n'y
a rien de meilleur pour s'en exempter que d'user de préméditation et de se préparer à
tous les événements, la crainte desquels la peut causer 50. »

Simenon déclare de la même façon que la peur est un « ennemi plus


dangereux que tous les autres 51 ». Encore actuellement, des Indiens — et
même des Métis — de villages reculés du Mexique gardent parmi leurs
concepts celui de maladie de la frayeur (eslpanto ou susto) : un malade a
égaré son âme en raison d'une frayeur. Avoir un espanto, c'est « laisser
l'âme ailleurs ». On pense alors qu'elle est retenue par la terre, ou par des
petits êtres malfaisants appelés chaneques. D'où l'urgence d'aller chez
une « guérisseuse d'effroi » qui, grâce à une thérapeutique appropriée,
permettra à l'âme de réintégrer le corps dont elle s'est échappée52. Ce
comportement n'est-il pas à rapprocher de celui des paysans du Perche
dont le curé J.-B. Thiers au XVIIe siècle a décrit les pratiques «
superstitieuses » ? Pour se prémunir contre la peur, ils portaient sur eux
des yeux ou des dents de loup, ou encore, si la possibilité s'en présentait,
ils montaient sur un ours et faisaient plusieurs tours dessus 53.
La peur peut en effet devenir cause de l'involution des individus, et
Marc Oraison fait remarquer à ce propos — je reviendrai dans un second
volume sur ce thème — que la régression vers la peur est le danger qui
guette constamment le sentiment religieux 54. Plus généralement,
quiconque est en proie à la peur risque de se désagréger. Sa personnalité
se lézarde, « l'impression de réconfort que donne l'adhésion au monde »
disparaît ; « l'être devient séparé, autre, étranger. Le temps s'arrête,
l'espace. se rétrécit 55 ». C'est ce qui arrive à Renée, la schizophrène
étudiée par Mme Sèchehaye : un jour de janvier elle connaît pour la
première fois la peur qui lui est apportée, croit-elle, par un grand vent
annonciateur de lugubres messages. Bientôt cette peur, en augmentant,
accroît la distance entre Renée et le monde extérieur dont les éléments
perdent progressivement leur réalité 56. La malade confia plus tard : « La
peur, qui auparavant était épisodique, ne me quittait plus. Tous les jours,
j'étais sûre de la sentir. Et puis, les états d'irréalité augmentaient eux aussi
57

Collective, la peur peut encore conduire à des comportements
aberrants et suicidaires d'où l'appréciation correcte de la réalité a disparu
: telles ces paniques qui ont scandé l'histoire récente de la France depuis
Waterloo jusqu'à l'exode de juin 40. Zola a fidèlement décrit celles qui
aboutirent à la défaite de 1870 :

« ... Les généraux galopaient dans l'effarement, et une telle tempête de stupeur
soufflait, emportant à la fois les vaincus et les vainqueurs, qu'un instant les deux
armées s'étaient perdues, dans cette poursuite, sous le grand jour, Mac-Mahon filant
vers Luné-ville, tandis que le prince royal le cherchait du côté des Vosges. Le 7 [août],
les débris du 1er corps traversaient Saverne, ainsi qu'un fleuve limoneux et débordé,
charriant des épaves. Le 8, à Sarrebourg, le 5e corps venait tomber dans le 1er comme
un torrent démonté dans un autre, en fuite lui aussi, battu sans avoir combattu,
entraînant son chef, le général de Failly, éperdu, affolé de ce qu'on faisait remonter à
son inaction la responsabilité de la défaite. Le 9, le 10, la galopade continuait, un
sauve-qui-peut enragé qui ne regardait même pas en arrière 58. »

On comprend pourquoi les Anciens voyaient dans la peur une punition


des dieux, et pourquoi les Grecs avaient divinisé Deimos (la Crainte) et
Phobos (la Peur), s'efforçant de se les concilier en temps de guerre. Les
Spartiates, nation militaire, avaient consacré un petit édicule à Phobos,
divinité à qui Alexandre offrit un sacrifice solennel avant la bataille
d'Arbèles. Aux dieux homériques Deimos et Phobos, correspondaient les
divinités romaines Pallor et Pavor, auxquelles, selon Tite-Live, Tullus
Hostilius aurait décidé de consacrer deux sanctuaires en voyant son
armée se débander devant les Albains. Quant à Pan, à l'origine dieu
national de l'Arcadie, qui, à la chute du jour, répandait la terreur parmi les
troupeaux et les bergers, il devint à partir du Ve siècle une sorte de
protecteur national des Grecs. Les Athéniens lui attribuèrent la défaite
des Perses à Marathon et lui ouvrirent un sanctuaire sur l'Acropole,
honoré chaque année de sacrifices rituels et de courses aux flambeaux.
La voix discordante de Pan aurait semé le désordre dans la flotte de
Xerxès à Salamine et, plus tard, arrêté, la marche des Gaulois sur
Delphes 59. Ainsi les Anciens voyaient dans la peur une puissance plus
forte que les hommes, que l'on pouvait toutefois se concilier par des
offrandes appropriées en détournant alors sur l'ennemi son action
terrorisante. Et ils avaient compris — et dans une certaine mesure avoué
— le rôle essentiel qu'elle joue dans les destins individuels et collectifs.
L'historien, en tout cas, n'a pas à beaucoup chercher pour identifier sa
présence dans les comportements de groupes. Des peuples dits « primitifs
» aux sociétés contemporaines, il la trouve presque à chaque pas — et
dans les secteurs les plus divers de l'existence quotidienne. A preuves,
par exemple, les masques souvent effrayants que de nombreuses
civilisations ont utilisés au cours des âges dans leurs liturgies. « Masque
et peur, écrit R. Caillois, masque et panique sont constamment présents
ensemble, inextricablement appariés ... [l'homme] a abrité derrière ce
visage second ses extases et ses vertiges, et surtout le trait qu'il a en
commun avec tout ce qui vit et veut vivre, la peur, le masque étant en
même temps traduction de la peur, défense contre la peur et moyen de
répandre la peur 60. » Et L. Kochnitzky d'expliciter, à propos des cas
africains, cette peur que le masque tout ensemble camoufle et exprime : «
Peur des génies, peur des forces de la nature, peur des morts, des
animaux sauvages aux aguets dans la jungle, et de leur vengeance après
que le chasseur les a tués ; peur de son semblable qui tue, viole et même
dévore ses victimes ; et, par-dessus tout, peur de l'inconnu, de tout ce qui
précède et suit la brève existence de l'homme 61. »
Changeons volontairement et brusquement de temps et de civilisation,
et plongeons un instant dans la modernité économique. Dans ce domaine,
écrit A. Sauvy, « où tout est incertain, et où l'intérêt est constamment en
jeu, la peur est continuelle62 ». Les exemples qui le prouvent sont légion,
des bousculades de la rue Quincampoix au temps de Law au « jeudi noir
» du 24 octobre 1929, à Wall Street, en passant par la dépréciation des
assignats et la dégringolade du mark en 1923. Dans tous ces cas, il y eut
panique irréfléchie par contagion d'une véritable peur du vide. L'élément
psychologique, c'est-à-dire l'affolement, déborda la saine analyse de la
conjoncture. Plus de lucidité et de sang-froid, moins d'appréhension
excessive de l'avenir de la part des détenteurs de billets et d'actions
auraient sans doute permis de continuer l'expérience de Law, de contenir
dans des limites raisonnables les dévaluations respectives de l'assignat
révolutionnaire, puis du mark de Weimar et surtout de mieux contrôler, à
la suite du krach de 1929, la chute de la production et l'accroissement du
chômage. Les jeux de la Bourse, dont dépendent — hélas ! — tant de
destins humains, ne connaissent finalement qu'une règle : l'alternance
d'espérances immodérées et de peurs irréfléchies.
Rendu attentif à ces évidences, le chercheur découvre, même au cours
d'un survol rapide de l'espace et du temps, le nombre et l'importance des
réactions collectives de crainte. La constitution de Sparte était fondée sur
elle, qui systématisait l'organisation des « égaux » en caste militaire.
Mobilisés en permanence, aguerris dès l'enfance, ils vivaient sous la
constante menace d'une révolte des hilotes. Afin de paralyser ceux-ci par
la peur, Sparte dut se modifier elle-même de plus en plus radicalement.
Les mesures « alloplastiques » initiales dirigées contre les hilotes
entraînèrent bientôt des mesures « autoplastiques » encore plus
rigoureuses « qui transformèrent Sparte en un camp retranché 63 ». Plus
tard, l'Inquisition fut pareillement motivée et maintenue par la peur de cet
ennemi sans cesse renaissant : l'hérésie qui paraissait inlassablement
assiéger l'Eglise. En notre temps le fascisme et le nazisme ont bénéficié
des alarmes des rentiers et des petits-bourgeois qui redoutaient les
troubles sociaux, l'effondrement de la monnaie et le communisme. Les
tensions raciales en Afrique du Sud et aux Etats-Unis, la mentalité
obsidionale qui règne en Israël, l'« équilibre de la terreur » que
maintiennent les superpuissances, l'hostilité qui oppose la Chine et
l'U.R.S.S. sont autant de manifestations des peurs qui traversent et
déchirent notre monde.
C'est peut-être parce que notre époque à inventé le néologisme «
sécuriser » qu'elle est plus apte — ou moins mal armée - qu'une autre
pour porter sur le passé ce regard nouveau qui cherche à y découvrir la
peur. Une telle recherche vise, dans le cadre spatio-temporel précis retenu
ici, à pénétrer dans les ressorts cachés d'une civilisation, à en découvrir
les comportements vécus mais parfois inavoués, à la saisir dans son
intimité et ses cauchemars au-delà du discours qu'elle prononçait sur elle-
même.

3. Du singulier au collectif : possibilités et difficultés de la


transposition a

Rien n'est plus difficile à analyser que la peur et la difficulté s'accroît


encore lorsqu'il s'agit de passer de l'individuel au collectif. Les
civilisations peuvent-elles mourir de peur comme les personnes isolées ?
Ainsi formulée, cette question fait ressortir les ambiguïtés que véhicule
avec lui le langage courant, lequel souvent n'hésite pas devant ce passage
du singulier au général. On a pu lire récemment dans les journaux : «
Depuis la guerre du Kippour, Israël fait une dépression. » Semblables
transpositions ne sont pas nouvelles. En France, au Moyen Age, on
nommait « effroiz » les « esmeutes » et « foles commocions » des
populations révoltées, voulant par là signifier la terreur qu'elles
répandaient mais aussi qu'elles ressentaient 64. Plus tard, les Français de
1789 appelèrent « Grande Peur » l'ensemble des fausses alertes, prises
d'armes, sacs de châteaux et destructions de terriers que provoqua la
crainte d'un « complot aristocratique » contre le peuple avec l'aide des
brigands et des puissances étrangères. Il est pourtant hasardeux
d'appliquer purement et simplement à un groupe humain tout entier des
analyses valables pour un individu pris en particulier. Les
Mésopotamiens d'autrefois croyaient en la réalité d'hommes-scorpions
dont la vue suffisait à donner la mort 65. Les Grecs étaient pareillement
persuadés que toute personne qui dévisageait l'une des Gorgones était
instantanément pétrifiée. Dans les deux cas, il s'agissait de la version
mythique d'un fait d'expérience : la possibilité pour quelqu'un de mourir
de peur. Il est certes difficile de généraliser cette constatation qui, au
niveau des individus, est indiscutable ; mais comment ne pas partir tout
de même, pour tenter le passage du singulier au pluriel, de l'étude des
peurs personnelles dont le tableau gagne chaque jour en précision
(puisqu'on sait maintenant déclencher des réactions de peur, de fuite,
d'agression ou de défense chez des singes, des chats ou des rats en
provoquant des lésions nerveuses au niveau du système limbique) ?
Au sens strict et étroit du terme, la peur (individuelle) est une émotion-
choc, souvent précédée de surprise, provoquée par la prise de conscience
d'un danger présent et pressant qui menace, croyons-nous, notre
conservation. Mis en état d'alerte, l'hypothalamus réagit par une
mobilisation globale de l'organisme qui déclenche divers types de
comportements somatiques et provoque, notamment, des modifications
endocriniennes. Comme toute émotion la peur peut provoquer des effets
contrastés selon les individus et les circonstances, voire des réactions
alternées chez une même personne : l'accélération des mouvements du
cœur ou leur ralentissement ; une respiration trop rapide ou trop lente ;
une contraction ou une dilatation des vaisseaux sanguins ; une hyper ou
une hyposécrétion des glandes ; constipation ou diarrhée, polyurie ou
anurie, un comportement d'immobilisation ou une extériorisation
violente. Dans les cas limites, l'inhibition ira jusqu'à une pseudo-
paralysie devant le danger (états cataleptiques) et l'extériorisation
aboutira à une tempête de mouvements éperdus et inadaptés,
caractéristiques de la panique 66. A la fois manifestation extérieure et
expérience intérieure, l'émotion de peur libère donc une énergie
inaccoutumée et la diffuse dans tout l'organisme. Cette décharge est en
soi une réaction utilitaire de légitime défense mais que l'individu, surtout
sous l'effet des agressions répétées de notre époque, n'emploie pas
toujours à bon escient.
Doit-on utiliser ce tableau clinique au niveau collectif ? Et — question
préalable — qu'entend-on par « collectif » ? Car cet adjectif a deux sens.
Il peut désigner une foule — emportée dans une déroute, ou suffoquée
d'appréhension à la suite d'un sermon sur l'enfer, ou qui se libère de la
peur de mourir de faim en attaquant des convois de grain. Mas il signifie
aussi bien l'homme quelconque en tant qu'échantillon anonyme d'un
groupe, au-delà de la spécificité des réactions personnelles de tel ou tel
membre de celui-ci.
S'agissant du premier sens de « collectif », il est probable que les
réactions d'une foule prise de panique ou qui libère soudain son
agressivité résultent assez largement de l'addition d'émotions-chocs
personnelles telles que la médecine psychosomatique nous les fait
connaître. Mais cela n'est vrai que dans une certaine mesure. Car, comme
l'avait pressenti Gustave Lebon 67, les comportements de foule exagèrent,
compliquent et transforment les démesures individuelles. Entrent en effet
en jeu des facteurs d'aggravation. La panique qui s'empare d'une armée
victorieuse (ainsi celle de Napoléon au soir de Wagram 68 ou de la masse
des clients d'un bazar en flamme sera d'autant plus forte que la cohésion
psychologique sera plus faible entre les personnes prises de peur. Dans
les séditions d'autrefois, très souvent, les femmes donnaient le signal de
l'affolement, puis de l'émeute 69, entraînant dans leur sillage des hommes
qui, à la maison, n'aimaient guère se laisser mener par leur épouse. En
outre, les rassemblements humains sont plus sensibles à l'action des
meneurs que ne le seraient dans l'isolement les unités qui les composent.
Plus généralement, les caractères fondamentaux de la psychologie
d'une foule sont son influençabilité, le caractère absolu de ses jugements,
la rapidité des contagions qui la traversent, l'affaiblissement ou la perte
de l'esprit critique, la diminution ou la disparition du sens de la
responsabilité personnelle, la sous-estimation de la force de l'adversaire,
son aptitude à passer soudain de l'horreur à l'enthousiasme et des
acclamations aux menaces de mort 70.
Mais quand nous évoquons la peur actuelle de monter en voiture pour
un long voyage (il s'agit en réalité d'une phobie dont l'origine réside dans
l'expérience du sujet) ou lorsque nous rappelons que nos ancêtres
redoutaient la mer, les loups ou les revenants, nous ne renvoyons pas à
des comportements de foule, et nous faisons moins allusion à la réaction
psychosomatique ponctuelle d'une personne pétrifiée sur place par un
danger soudain ou s'enfuyant en hâte pour y échapper qu'à une attitude
assez habituelle qui sous-entend et totalise beaucoup de frayeurs
individuelles dans des contextes déterminés et en laisse prévoir d'autres
dans des cas semblables. Le terme « peur » prend alors un sens moins
rigoureux et plus large que dans les expériences individuelles, et ce
singulier collectif recouvre une gamme d'émotions allant de la crainte et
de l'appréhension aux terreurs les plus vives. La peur est ici l'habitude
que l'on a, dans un groupe humain, de redouter telle ou telle menace
(réelle ou imaginaire). On peut alors légitimement poser la question de
savoir si certaines civilisations ont été — ou sont — plus craintives que
d'autres ; ou formuler cette autre interrogation à laquelle le présent essai
tente de répondre : est-ce qu'à un certain stade de son développement
notre civilisation européenne n'a pas été assaillie par une dangereuse
conjonction de peurs face auxquelles il lui fallut réagir ? Et cette
conjonction de peurs, ne peut-on pas l'appeler globalement « la Peur » ?
Cette généralisation explique le titre de mon livre, qui reprend de façon
plus ample et systématique des formules déjà employées ici ou là par
d'éminents historiens qui ont parlé de « montée » ou de « recul » de la
peur 71. S'agissant de notre époque, l'expression « maladies de civilisation
» nous est devenue familière par laquelle nous signifions le rôle
important joué par le mode de vie contemporain dans leur
déclenchement. Est-ce que, d'une autre façon, une accumulation
d'agressions et de peurs, donc de stress émotionnels, n'a pas provoqué en
Occident, de la Peste Noire aux guerres de Religion, une maladie de la
civilisation occidentale dont elle est finalement sortie victorieuse ? A
nous, par une sorte d'analyse spectrale, d'individualiser les peurs
particulières qui s'additionnèrent alors pour créer un climat de peur.
« Peurs particulières » : c'est-à-dire « peurs nommées ». Ici, peut
devenir opératoire au niveau collectif la distinction que la psychiatrie a
maintenant établie au plan individuel entre peur et angoisse, jadis
confondues par la psychologie classique. Car il s'agit de deux pôles
autour desquels gravitent des mots et des faits psychiques à la fois
parents et différents. La crainte, l'épouvante, la frayeur, la terreur
appartiennent plutôt à la peur ; l'inquiétude, l'anxiété, la mélancolie plutôt
à l'angoisse. La première porte sur le connu, la seconde sur l'inconnu 72.
La peur a un objet déterminé auquel on peut faire face. L'angoisse n'en a
pas et est vécue comme une attente douloureuse devant un danger
d'autant plus redoutable qu'il n'est pas clairement identifié : elle est un
sentiment global d'insécurité. Aussi est-elle plus difficile à supporter que
la peur. Etat à la fois organique et affectif, elle se manifeste de façon
mineure (l'anxiété) par « une sensation discrète de resserrement de la
gorge, de dérobement des jambes, de tremblement », jointe à
l'appréhension de l'avenir ; et sur le mode majeur par une crise violente :

« Brusquement, le soir ou la nuit, le malade est pris d'une sensation de striction


thoracique avec gêne respiratoire et impression de mort imminente. La première fois,
il craint à juste titre une atteinte cardiaque, tant la sensation d'angoisse ressemble à
l'angor dont le langage accuse la ressemblance. Si les épisodes se répètent, le malade
en reconnaît lui-même le caractère psychogène. Cela ne suffit pas à calmer ni ses
sensations ni sa peur de la mort 73. »

Chez les obsédés l'angoisse devient névrose, et chez les mélancoliques


une forme de psychose. Parce que l'imagination joue un rôle important
dans l'angoisse, celle-ci a sa cause plus dans l'individu que dans la réalité
qui l'entoure et sa durée n'est pas, comme celle de la peur, limitée à la
disparition des menaces. Aussi est-elle plus propre à l'homme qu'à
l'animal. Distinguer entre peur et angoisse ne revient pas cependant à
ignorer leurs liens dans les comportements humains. Des peurs répétées
peuvent créer une inadaptation profonde chez un sujet et le conduire à un
état de malaise profond générateur de crises d'angoisse. Réciproquement,
un tempérament anxieux risque d'être plus sujet aux peurs qu'un autre. En
outre, l'homme dispose d'une expérience si riche et d'une mémoire si
grande qu'il n'éprouve sans doute que rarement des peurs qui ne soient à
quelque degré pénétrées d'angoisse. Plus encore que l'animal il réagit à
une situation déclenchante en fonction de son vécu antérieur et de ses «
souvenirs ». Aussi n'est-ce pas sans raison que le langage courant
confond peur et angoisse 74, signifiant ainsi inconsciemment la
compénétration de ces deux expériences, même si les cas limites
permettent de les différencier nettement.

Comme la peur l'angoisse est ambivalente. Elle est pressentiment de


l'insolite et attente de la nouveauté ; vertige du néant et espérance d'une
plénitude. Elle est à la fois crainte et désir. Kierkegaard, Dostoïevski et
Nietzsche l'ont placée au cœur des réflexions philosophiques. Pour
Kierkegaard, qui publia en 1844 son ouvrage sur le Concept d'angoisse,
elle est le symbole du destin humain, l'expression de son inquiétude
métaphysique. Pour nous, hommes du XXe siècle, elle est devenue la
contrepartie de la liberté, l'émotion du possible. Car se libérer c'est
abandonner la sécurité, affronter un risque. L'angoisse est donc la
caractéristique de la condition humaine et le propre d'un être qui se crée
sans cesse.

Ramenée au plan psychique, l'angoisse, phénomène naturel à l'homme,


moteur de son évolution, est positive lorsqu'elle prévoit des menaces qui,
pour être encore imprécises, n'en sont pas moins réelles. Elle stimule
alors la mobilisation de l'être. Mais une appréhension trop prolongée peut
aussi bien créer un état de désorientation et d'inadaptation, un
aveuglement affectif, une prolifération dangereuse de l'imaginaire,
déclencher un mécanisme involutif par l'installation d'un climat intérieur
d'insécurité. Elle est notamment dangereuse sous la forme d'angoisse
coupable. Car le sujet retourne alors contre soi les forces qui devraient
être mobilisées contre des agressions extérieures et il devient à lui-même
son principal objet de crainte.
Parce qu'il est impossible de conserver son équilibre interne en
affrontant longtemps une angoisse flottante, infinie et indéfinissable, il
est nécessaire à l'homme de la transformer et de la fragmenter en des
peurs précises de quelque chose ou de quelqu'un. « L'esprit humain
fabrique en permanence la peur 75 » pour éviter une angoisse morbide qui
aboutirait à l'abolition du moi. C'est ce processus que nous retrouverons à
l'étage d'une civilisation. Dans une séquence longue de traumatisme
collectif, l'Occident a vaincu l'angoisse en « nommant », c'est-à-dire en
identifiant, voire en « fabriquant » des peurs particulières.

A la distinction fondamentale entre peur et angoisse qui fournira donc


une des clés du présent livre, il convient d'ajouter, sans prétendre à
l'exhaustivité, d'autres approches complémentaires grâce auxquelles
l'analyse des cas individuels aide à comprendre les attitudes collectives.
Depuis 1958 la théorie de l'« attachement76 », dépassant la psychanalyse
freudienne, a mis en évidence que le lien entre l'enfant et la mère n'est
pas le résultat d'une satisfaction à la fois nutritive et sexuelle ni la
conséquence d'une dépendance émotionnelle du nourrisson à l'égard de
sa mère. Cet « attachement » est antérieur, primaire. Il est aussi la preuve
la plus certaine d'une tendance originelle et permanente à rechercher la
relation à autrui. La nature sociale de l'homme apparaît dès lors comme
un fait biologique et c'est dans ce sous-sol profond que plongeraient les
racines de son affectivité. Un enfant à qui auront manqué l'amour
maternel et/ou des liens normaux au groupe dont il fait partie risque
d'être inadapté et vivra avec, au fond de lui, un sentiment profond
d'insécurité, n'ayant pu réaliser sa vocation d'« être de relation ». Or,
remarque G. Bouthoul, le sentiment d'insécurité — « le complexe de
Damoclès » — est cause d'agressivité 77.
Cette constatation donne ici l'occasion d'un nouveau passage du
singulier au pluriel. Les collectivités mal-aimées de "histoire sont
comparables à des enfants privés d'amour maternel et, de toute façon,
situées en porte à faux dans la société ; aussi deviennent-elles les classes
dangereuses. C'est donc, à plus ou moins longue échéance, une attitude
suicidaire de la part d'un groupe dominant de parquer une catégorie de
dominés dans l'inconfort matériel et psychique. Ce refus de l'amour et de
la « relation » ne peut manquer d'engendrer peur et haine. Les vagabonds
de l'Ancien Régime, qui étaient des « délocalisés » rejetés des cadres
sociaux, provoquèrent en 1789 la «Grande Peur des possédants, même
modestes, et, par une conséquence inattendue, l'effondrement des
privilèges juridiques sur lesquels était fondée la monarchie. La politique
de l'apartheid dont le nom même exprime le rejet conscient et
systématique de l'amour et de la « relation », a créé dans le Sud de
l'Afrique de véritables poudrières dont l'explosion risque d'être terrible.
Et le drame palestinien ne réside-t-il pas en ceci que chacun des deux
partenaires veut exclure l'autre d'une terre et d'un enracinement qui sont,
hélas ! communs aux deux ?
Dès lors se vérifie au niveau collectif ce qui est évidence au plan
individuel : à savoir le lien entre peur et angoisse d'un côté, et agressivité
de l'autre. Mais l'historien rencontre ici une immense question : les
causes de la violence humaine sont-elles anthropologiques ou
sociologiques ? Freud avait déjà cinquante-neuf ans quand, en 1915, il
écrivit pour la première fois sur l'agressivité, la posant comme distincte
de la sexualité. Il présenta ensuite (en 1920) sa théorie de « l'instinct de
mort » dans Au-delà du principe du plaisir. L'agressivité, qui trouve dans
J'éros son éternel antagoniste, y était décrite comme une déviation de
l'énergie de l'instinct de mort détournée du moi contre lequel elle était
d'abord dirigée. Freud retrouvait ainsi les anciennes mythologies et
métaphysiques orientales qui plaçaient la lutte entre l'amour et la haine
aux origines de l'univers. Sa nouvelle théorie ne pouvait que le conduire à
des vues pessimistes sur l'avenir de l'humanité en dépit de quelques mots
d'espérance placés à la fin de Malaise dans la civilisation. Car, pensait-il
fondamentalement, ou bien l'agressivité n'est pas réprimée et elle est
alors dirigée vers d'autres groupes ou vers des personnes extérieures au
groupe — de là les guerres et les persécutions. Ou bien elle est réprimée,
mais à sa place apparaît une culpabilisation désastreuse pour les
individus. Cette conception est souvent considérée comme une déviation
de la pensée de Freud et beaucoup de psychologues ne l'ont jamais
acceptée. Mais, en suivant un autre chemin, K. Lorenz et ses élèves ont
été amenés, eux aussi, à poser l'existence d'une agressivité innée dans
tout le règne animal 78. Pour eux, il existe un instinct de combat dans le
cerveau, y compris celui de l'homme, qui assure le progrès des espèces et
la victoire des plus forts sur les plus faibles. Un tel instinct rendrait
compte du struggle for life darwinien ; il serait nécessaire à ces « grandes
bâtisseuses » du monde vivant que sont la sélection et la mutation.
En sens contraire, W. Reich, distinguant l'agressivité naturelle et
spontanée au service de la vie de celle produite par les inhibitions —
essentiellement sexuelles —, a nié l'existence d'un instinct destructif
primaire et reporté tout le thanatos sur l'agressivité par inhibition 79. Plus
largement, J. Dollard et ses collaborateurs ont cherché à montrer que
toute agressivité trouve son origine dans une frustration : elle ne serait
qu'un moyen pour franchir les obstacles qui s'opposent à la satisfaction
d'un besoin instinctif80. Dans ce second type d'hypothèses, l'agressivité
humaine ne serait pas un instinct comme l'appétit sexuel, la faim et la soif
; elle ne résulterait pas d'une programmation génétique du cerveau, mais
seulement d'acquisitions et d'aberrations correctibles. L'effarante
succession des guerres qui ont scandé l'histoire humaine paraît donner
raison à ceux qui croient à un instinct de mort. Cependant, on a objecté à
K. Lorenz que l'agressivité intra-spécifique est, sinon absente, du moins
peu fréquente chez les animaux. Les combats entre mâles au moment du
rut ou pour la possession d'un territoire se terminent rarement par la mort
du vaincu. Ces violences mesurées ont pour fonction d'établir des
hiérarchies et la survie du groupe dans l'environnement. Toutefois, le
point de vue de J. Dollard est sans doute, lui aussi, trop schématique. Ne
vaut-il pas mieux, avec A. Storr et E. Fromm, distinguer entre l'agression
en tant que « pulsion motrice » vers la maîtrise de l'environnement, à la
fois désirable et nécessaire à la survie, et l'agression, en tant qu'« hostilité
destructrice 81 » ? Car il existe des populations pacifiques (par exemple,
les Esquimaux de l'Arctique central canadien) où l'esprit d'initiative,
c'est-à-dire l'agressivité dans son sens positif, ne prend pas l'allure
maligne d'une volonté de détruire. Dans cette ligne d'investigation, les
analyses que l'on trouvera dans les deux chapitres consacrés aux séditions
d'autrefois paraissent bien prouver un lien entre destructivité et
frustrations mais pas seulement au sens sexuel cher à W. Reich. Les
inhibitions, carences d'affection, répressions, échecs subis par un groupe
accumulent en lui des charges de rancune susceptibles un jour d'exploser,
de même qu'au niveau individuel la peur ou l'angoisse libère et mobilise
dans l'organisme des forces inhabituelles. Celles-ci deviennent alors
disponibles pour répondre à l'agression qui assaille le sujet (sauf à se
retourner contre lui dans le cas d'un traumatisme au-dessus de ses forces).
La physiologie de la réaction d'alarme montre en effet qu'après
réception de la perturbation émotionnelle par le système limbique et la
région hypocampique qui déclenchent les clignotants d'alerte,
l'hypothalamus et le rhinencéphale, zones d'aiguillage en liaison avec tout
le système nerveux et endocrinien, lancent dans le corps les impulsions
qui doivent permettre une réaction en force. La libération d'adrénaline,
l'accélération du cœur, la redistribution vasculaire au profit des muscles,
la contraction de la rate, la vasoconstriction splanchnique mettent en
circulation un plus grand nombre de vecteurs d'oxygène lesquels rendent
possible une plus forte dépense physique (fuite ou lutte). La libération de
sucre et de graisse dans le sang agit dans le même sens, apportant un
substrat énergétique immédiatement utilisable pour l'effort. A cette
première riposte, immédiate et brève, succède une seconde réponse,
constituée par la décharge d'hormones corticotropes. Celles-ci, par leur
action glycogénétique, permettent d'assurer la relève énergétique
nécessaire à la poursuite de l'activité physique et fournissent un stimulant
supplémentaire.
Ces rappels de la physiologie individuelle ne sont sans doute pas
inutiles pour comprendre les phénomènes collectifs. Comment les
agressions subies par les groupes pourraient-elles ne pas provoquer,
surtout si elles s'additionnent ou se répètent avec trop d'intensité, des
mobilisations d'énergie ? Et celles-ci doivent logiquement se traduire soit
par des paniques, soit par des révoltes, soit, si elles n'aboutissent pas à
des extériorisations immédiates, par l'installation d'un climat d'anxiété,
voire de névrose, lui-même capable de se résoudre plus tard en
explosions violentes ou en persécutions de boucs émissaires.
Le climat de « mal aise » dans lequel l'Occident a vécu de la Peste
Noire aux guerres de Religion peut encore être appréhendé grâce à un
test utilisé par les psychiatres spécialistes de l'enfance et qu'ils appellent
Test du pays de la peur et du pays de la joie. S'agissant du premier, ils
amènent l'enfant à dire son angoisse — ce terme général convient mieux
ici que celui de peur - à l'aide de phrases et surtout de dessins que l'on
regroupe en quatre catégories : agression, insécurité, abandon et mort 82.
Les symboles qui expriment et meublent ce « pays de la peur » sont soit
de caractère cosmique (cataclysmes), soit tirés du bestiaire (loups,
dragons, chouettes, etc.), soit empruntés à l'arsenal des objets maléfiques
(instruments de supplice, cercueils, cimetières), soit issus de l'univers des
êtres agressifs (tortionnaires, diables, spectres). Présenter ici, même
succinctement, ce test suffit à montrer qu'il fournit, au plan collectif, une
grille de lecture de l'époque troublée étudiée dans le présent ouvrage (et
sans doute aussi de la nôtre, qui, à cet égard, lui est comparable). En effet
l'iconographie, depuis l'époque du gothique flamboyant jusqu'à celle du
maniérisme, a exprimé inlassablement et avec une délectation morbide
ces quatre composantes de l'angoisse identifiées par les tests modernes
qui se sont d'ailleurs inspirés de cette inquiétante imagerie (ainsi le
T.A.T.). L'agression, à la fois redoutée et savourée, fournit le sujet aussi
bien de Dulle Griet, « Margot l'enragée » de Brueghel que des multiples
Tentations de saint Antoine et des innombrables scènes de martyres
offertes aux yeux des chrétiens du temps. Le Moyen Age classique
n'avait pas tellement insisté sur les souffrances des suppliciés. Les
confesseurs de la foi se présentaient d'ordinaire sous un aspect triomphal.
En outre, les petits compartiments des vitraux où leur fin tragique était
racontée ne pouvaient guère agir sur les imaginations. Mais le climat
ensuite se détériora et l'homme d'Occident prit une étrange délectation à
représenter l'agonie victorieuse des torturés. La Légende dorée, les
mystères joués devant les foules et l'art religieux sous toutes ses formes
popularisèrent avec mille raffinements la flagellation et l'agonie de Jésus
— pensons au Christ verdâtre et criblé de blessures d'Issenheim —, la
décollation de saint Jean-Baptiste, la lapidation de saint Etienne, la mort
de saint Sébastien percé de flèches et de saint Laurent brûlé sur un gril 83.
La peinture maniériste, à l'affût des spectacles malsains, transmit aux
artistes contemporains de la Réforme catholique ce goût du sang et des
images violentes hérité de l'âge gothique finissant. Jamais sans doute on
ne peignit dans les églises tant de scènes de martyres, non moins
obsédantes par le format de l'image que par le luxe des détails, qu'entre
1400 et 1650. Les fidèles n'eurent que l'embarras du choix : on leur
présenta sainte Agathe les seins coupés, sainte Martine le visage
ensanglanté par des ongles de fer, saint Liévin dont la langue est arrachée
et jetée aux chiens, saint Barthélemy qu'on écorche, saint Vital qu'on
enterre vivant, saint Erasme dont on déroule les intestins. Toutes ces
représentations n'expriment-elles pas conjointement un discours
homogène qui dit à la fois la violence subie par une civilisation et la
vengeance rêvée ? Et, en outre, ne constituent-elles pas au niveau
collectif une vérification de ce que les psychiatres, étudiant les peurs
individuelles, ont appelé l'« objectivation » ? G. Delpierre écrit à ce sujet
:

« Un ... effet de la peur est l'objectivation. Par exemple, dans la peur de la violence,
l'homme au lieu de se jeter dans la lutte ou de la fuir, se satisfait en la regardant du
dehors. Il prend plaisir à écrire, lire, entendre, raconter des histoires de batailles. Il
assiste avec une certaine passion aux courses dangereuses, aux matches de boxe, aux
corridas. L'instinct combatif s'est déplacé sur l'objet 84. »

A l'historien d'opérer la double transposition du singulier au pluriel et


de l'actuel au passé.
Quant au sentiment d'insécurité, lui-même proche parent d'une crainte
de l'abandon, n'est-il pas explicité par les innombrables Jugements
derniers et évocations de l'enfer qui ont hanté l'imagination des peintres,
des prédicateurs, des théologiens et des auteurs d'artes moriendi? N'est-
ce pas parce qu'il redoutait le rejet dans les flammes éternelles que Luther
s'est réfugié dans la doctrine de la justification par la foi ? Mais les
thèmes de l'agression, de l'insécurité et de l'abandon ont pour inévitable .
corollaire celui de la mort. Or, l'obsession de celle-ci a été omniprésente
dans les images et les paroles des Européens au début des Temps
modernes : dans les danses macabres comme dans le Triomphe de la mort
de Brueghel, dans les Essais de Montaigne comme dans le théâtre de
Shakespeare, dans les poèmes de Ronsard comme dans les procès de
sorcellerie : autant d'éclairages sur une angoisse collective et sur une
civilisation qui s'est sentie fragile alors qu'une tradition trop simpliste n'a
longtemps retenu que les succès de la Renaissance.

Fragilité pourquoi ? Le retournement de la conjoncture qui s'est


produit en Europe au XIVe siècle est maintenant bien connu : la peste y
fait alors une rentrée fracassante — suivie d'une longue présence — en
même temps que s'amorce un repli agricole, que les conditions
climatiques se dégradent et que les mauvaises récoltes se multiplient.
Révoltes rurales et urbaines, guerres civiles et étrangères dévastent aux
XIVe et XVe siècles un Occident plus ouvert que jadis aux épidémies et
aux disettes. A ces malheurs en chaîne, s'ajoutent la menace de plus en
plus précise du danger turc et le Grand Schisme ( 1378-1417) qui parut
aux hommes d'Eglise « le scandale des scandales ». Certes, la situation
démographique et économique de l'Europe se redressa à la fin du XVe
siècle et au cours du XVIe. Mais, d'une part, pestes et disettes
continuèrent de sévir périodiquement, maintenant la population en état
d'alerte biologique ; et, d'autre part, les Turcs jusqu'à Lépante ( 1571 )
accentuèrent leur pression, tandis que la cassure provisoire du Grand
Schisme, un moment colmatée, s'ouvrait à nouveau plus béante que
jamais avec la Réforme protestante. L'éclatement de la nébuleuse
chrétienne accrut dès lors, au moins pendant un certain temps,
l'agressivité intra-européenne c'est-à-dire la peur que les chrétiens
d'Occident eurent les uns des autres.

4. Qui avait peur de guoi ?

Les généralisations précédentes, si utiles soient-elles pour découvrir un


panorama d'ensemble, ne sont pas pour autant pleinement satisfaisantes.
Aussi faut-il pousser plus avant l'analyse et poser la question : qui avait
peur de quoi ? Mais cette interrogation, à son tour, comporte un danger :
celui d'une atomisation de la recherche et de ses résultats. La solution
paraît donc résider dans la définition d'un moyen terme entre l'excès de
simplification et l'éclatement du paysage général en une multitude
d'éléments disparates. Or ce moyen terme est suggéré par l'inventaire
même des peurs que nous rencontrerons en cours de route et qui fera
apparaître deux niveaux distincts d'investigation : le premier au ras du
sol, le second à plus haute altitude sociale et culturelle. Qui avait peur de
la mer ? Tout le monde ou presque. Mais qui avait peur des Turcs ? Les
paysans du Rouergue ou d'Ecosse ? C'est douteux. Mais bien l'Eglise
enseignante : le pape, les ordres religieux, Erasme et Luther. Quant au
diable des campagnes, il a été longtemps moins terrifiant et plus
bonhomme que celui des prédicateurs. D'où la nécessité de deux enquêtes
à la fois distinctes et complémentaires. La première éclairera des peurs
spontanées, ressenties par de larges fractions de la population ; la seconde
des peurs réfléchies : c'est-à-dire découlant d'une interrogation sur le
malheur conduite par les directeurs de conscience de la collectivité, donc
avant tout par les hommes d'Eglise. Les peurs spontanées se répartissent,
elles-mêmes, assez naturellement entre deux groupes. Les unes étaient en
quelque sorte permanentes, liées à la fois à un certain niveau technique et
à l'outillage mental qui lui correspondait : peur de la mer, des étoiles, des
présages, des revenants, etc. Les autres étaient quasiment cycliques,
revenant périodiquement avec les pestes, les disettes, les augmentations
d'impôts et les passages des gens de guerre. Les peurs permanentes
étaient le plus souvent partagées par des individus appartenant à toutes
les catégories sociales (ainsi Ronsard tremblait devant les chats 85 ; les
peurs cycliques pouvaient, soit atteindre la totalité d'une population (lors
d'une peste), soit bouleverser seulement les pauvres en cas de disette par
exemple. Mais les pauvres autrefois étaient très nombreux.
Or, l'accumulation des agressions qui frappèrent les populations
d'Occident de 1348 au début du XVIIe siècle créa, de haut en bas du corps
social, un ébranlement psychique profond dont témoignent tous les
langages du temps — mots et images. Un « pays de la peur » se constitua
à l'intérieur duquel une civilisation se sentit « mal à l'aise » et qu'elle
peupla de fantasmes morbides. Cette angoisse, en se prolongeant, risquait
de désagréger une société comme elle peut lézarder un individu soumis à
des stress répétés. Elle pouvait y provoquer des phénomènes
d'inadaptation, une régression de la pensée et de l'affectivité, une
multiplication des phobies, y introduire une dose excessive de négativité
et de désespoir. Il est à cet égard révélateur de voir avec quelle insistance
livres de piété et sermons combattirent chez les chrétiens la tentation du
découragement aux approches de la mort : preuve que ce vertige du
désespoir a bel et bien existé à une assez large échelle et que beaucoup de
gens éprouvèrent un sentiment d'impuissance vis-à-vis d'un ennemi aussi
redoutable que Satan.
Mais, précisément, les hommes d'Eglise désignèrent et démasquèrent
cet adversaire des hommes. Ils dressèrent l'inventaire des maux qu'il est
capable de provoquer et la liste de ses agents : les Turcs, les Juifs, les
hérétiques, les femmes (notamment les sorcières). Ils partirent à la
recherche de l'Antéchrist, annoncèrent le Jugement dernier, épreuve
terrible certes, mais qui serait en même temps la fin du mal sur terre. Une
menace globale de mort s'est ainsi trouvée segmentée en des peurs,
redoutables assurément, mais « nommées » et expliquées, parce que
réfléchies et clarifiées par les hommes d'Eglise. Cette énonciation
désignait des périls et des adversaires contre lesquels le combat était,
sinon facile, du moins possible, la grâce de Dieu aidant. Le discours
ecclésiastique réduit à l'essentiel fut en effet celui-ci : les loups, la mer et
les étoiles, les pestes, les disettes et les guerres sont moins à redouter que
le démon et le péché, et la mort du corps moins que celle de l'âme.
Démasquer Satan et ses agents et lutter contre le péché, c'était en outre
diminuer sur terre la dose de malheurs dont ils sont la vraie cause. Cette
dénonciation se voulait donc libération, en dépit ou plutôt à cause de
toutes les menaces qu'elle faisait peser sur les ennemis de Dieu
débusqués hors de.leurs cachettes. Dans une atmosphère obsidionale, elle
se présenta comme un salut par l'Inquisition. Celle-ci orienta ses
redoutables enquêtes vers deux grandes directions : d'une part vers des
boucs émissaires que tout le monde connaissait, au moins de nom,
hérétiques, sorcières, Turcs, Juifs, etc., d'autre part, vers chacun des
chrétiens, Satan jouant en effet sur les deux tableaux et tout homme
pouvant, s'il n'y prend garde, devenir un agent du démon. D'où la
nécessité d'une certaine peur de soi. Cette invitation autoritaire à
l'introspection ne manqua pas de conduire en des cas particuliers à des
situations névrotiques. Mais, parce qu'une angoisse coupable risquait de
s'installer en des âmes trop scrupuleuses, moralistes et confesseurs
cherchèrent à les détourner du remords — obsession du passé et source
de désespoir — vers le repentir qui ouvre sur l'avenir. D'autre part, quand
la population entière d'une ville, lors d'une peste, demandait grâce au
cours d'une procession expiatoire, elle trouvait dans cette démarche des
raisons d'espérer pour ce monde et pour l'autre. Avoir peur de soi, c'était
finalement avoir peur de Satan. Or Satan est moins fort que Dieu. Ainsi
les directeurs de conscience de l'Occident, mettant en œuvre une
pédagogie de choc, s'efforcèrent de substituer des peurs théologiques à la
lourde angoisse collective résultant de stress accumulés. Ils opérèrent un
tri parmi les périls et désignèrent les menaces essentielles, c'est-à-dire
celles qui leur parurent telles, compte tenu de leur formation religieuse et
de leur pouvoir dans la société.
Cette tension dans un combat incessant contre l'ennemi du genre
humain était tout sauf de la sérénité et l'inventaire des peurs ressenties
par l'Eglise et qu'elle a essayé de faire partager aux populations, les
substituant à des craintes plus viscérales, fait ressortir deux faits
essentiels pas assez remarqués. D'abord une intrusion massive de la
théologie dans la vie quotidienne de la civilisation occidentale (à l'époque
classique, elle envahira aussi bien les testaments de modestes artisans que
la grande littérature, inépuisable sur le thème de la grâce) ; ensuite que la
culture de la Renaissance s'est sentie plus fragile que, de loin et parce
qu'elle a finalement et brillamment réussi, nous ne l'imaginons
aujourd'hui. L'identification des deux niveaux de peur conduit ainsi à
camper face à face deux cultures dont chacune menaçait l'autre et nous
explique la vigueur avec laquelle non seulement l'Eglise, mais l'Etat
(étroitement lié à elle) ont réagi, dans une période de danger, contre ce
qui parut à l'élite une menace d'encerclement par une civilisation rurale et
païenne, qualifiée de satanique. En somme, la distinction entre les deux
étages de crainte sera pour nous un instrument méthodologique essentiel
pour pénétrer à l'intérieur d'une mentalité obsidionale qui a marqué
l'histoire européenne au début des Temps modernes, mais que
d'artificielles coupures chronologiques et le terme séduisant de «
Renaissance » ont trop longtemps cachée.
Existe toutefois le danger de tomber dans l'excès inverse et de devenir
prisonnier d'un thème et d'une optique qui noirciraient au-delà du
vraisemblable la réalité d'autrefois. D'où un troisième moment dans notre
démarche : celui qui nous fera découvrir les chemins utilisés par nos
ancêtres pour sortir du pays de la peur. A ces sentiers salutaires, nous
donnerons trois noms : oublis, remèdes et audaces. Des pays de cocagne
aux ferveurs mystiques en passant par la protection des anges gardiens et
celle de saint Joseph, « patron de la bonne mort », nous parcourerons en
finale un univers rassurant où l'homme se libère de la peur et s'ouvre à la
joie.
De ce projet, énoncé ici dans sa totalité, on ne trouvera dans le présent
livre qu'une réalisation partielle. La peur de soi et la sortie du pays de la
peur prendront place dans un second volume en cours de rédaction. Mais,
il m'a paru nécessaire dans cette introduction générale de faire connaître
aussi les étapes ultérieures de mon itinéraire afin d'offrir au lecteur une
vue panoramique et cohérente de celui-ci. D'ores et déjà l'éditeur a jugé
qu'il fallait sans attendre offrir au public les résultats acquis de cet
inventaire raisonné des peurs d'autrefois. Cédant à ses sollicitations, j'ai
donc regroupé les éléments de mon enquête, au point d'avancement où
elle se trouve aujourd'hui, en deux ensembles : a) « Les peurs du plus
grand nombre » ; b) « La culture dirigeante et la peur » — qui
correspondent aux deux niveaux d'investigation définis plus haut. Le
sous-titre du volume, « Une cité assiégée », se réfère plus spécialement
au second de ces deux niveaux, étant vrai que pour accéder à celui-ci il
fallait d'abord avoir exploré le premier.
La synthèse tentée dans cet ouvrage et dans celui qui suivra ne pouvait
être réalisée qu'au moyen d'une historiographie de type qualitatif. Ce
choix conscient et ce risque calculé ne comportent — faut-il le souligner
? — aucun mépris et aucune critique des méthodes quantitatives que j'ai
moi-même largement utilisées en d'autres ouvrages 86. Mais
d'interminables quantifications m'auraient ici empêché de voir les
ensembles et auraient rendu irréalisables les rapprochements desquels
surgira, je l'espère, l'intérêt de mon propos. « La méthode, c'est
précisément le choix des faits », écrivait H. Poincaré 87. C'est donc par
l'imprégnation progressive résultant de nombreuses lectures, par la
convergence des documents et leur mise en consonance dans une
réalisation symphonique que je m'efforcerai d'entraîner la conviction.
Avouons toutefois — honnêteté élémentaire, mais confidence nécessaire
— que derrière ce plan et cette méthode, se dessinent en filigrane une
philosophie de l'histoire, un pari sur le devenir humain et notamment la
conviction que les siècles ne se répètent pas, qu'il existe une inépuisable
et irréversible créativité de l'humanité, et que celle-ci ne dispose pas de
modèles tout faits entre lesquels choisir selon les temps et les lieux. Je
crois au contraire qu'au cours de son pèlerinage terrestre elle est
constamment appelée à changer de cap, à corriger sa route, à inventer son
itinéraire en fonction des obstacles rencontrés — souvent créés par elle-
même. Ce qu'on a essayé de retracer ici, dans un certain espace et
pendant un certain temps, c'est ce refus du découragement grâce auquel
une civilisation est allée de l'avant — non sans commettre assurément des
crimes odieux — en analysant ses peurs et en les surmontant.
A l'aveu d'une philosophie sous-jacente il faut ajouter une confession
personnelle, motivée non par un vain souci d'autobiographie mais par le
désir de mieux faire comprendre mon propos. « Point de recherche, écrit
A. Besançon, qui ne soit recherche de soi-même et, à quelque degré,
introspection 88. » Cette formule s'applique particulièrement à mon
enquête sur la peur. J'avais dix ans. Un soir de mars, un pharmacien ami
de mes parents vient bavarder à la maison : conversation détendue et
souriante à laquelle je ne prête évidemment qu'une attention distraite,
m'occupant à jouer à quelque distance du cercle des adultes. Je n'aurais
conservé aucun souvenir de cette scène banale si, le lendemain matin, on
n'était venu annoncer à mon père le décès subit du pharmacien, qui n'était
pas un vieillard. Sa femme, en se réveillant, l'avait trouvé mort à côté
d'elle. Je ressentis un véritable choc alors que la disparition, quelques
mois auparavant, de ma grand-mère paternelle qui s'était éteinte à quatre-
vingt-neuf ans, ne m'avait pas perturbé. Ce fut pour moi la vraie
découverte de la mort et de son pouvoir souverain. L'évidence s'imposait
: elle frappe à tout âge et des gens en bonne santé. Je me sentis fragile,
menacé ; une peur. viscérale s'installa en moi. J'en fus malade pendant
plus de trois mois, durant lesquels je fus incapable d'aller à l'école.
Deux ans plus tard me voici, nouveau pensionnaire, dans un collège
tenu par les Salésiens. Le matin du « premier vendredi du mois » que je
passe dans cet établissement, je participe avec mes camarades à l'exercice
religieux que l'on consacre ici régulièrement aux « litanies de la bonne
mort ». A chacune des inquiétantes séquences, nous répondons «
miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi ». Ce texte, proposé à des enfants
de douze ans et qui leur était lu chaque mois, m'a été restitué, ces temps
derniers, par un religieux salésien dans une édition ... de 196289. Je crois
nécessaire de le reproduire in extenso, en ajoutant qu'il était suivi d'un
Pater et d'un Ave « pour celui d'entre nous qui mourra le premier » :

« Seigneur Jésus, Coeur plein de miséricorde, je me présente humblement devant


vous, regrettant mes péchés. Je viens vous recommander ma dernière heure et ce qui
doit la suivre.
«Quand mes pieds immobiles indiqueront que ma route en ce monde est près de
s'achever,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.


« Quand mes mains défaillantes n'auront même plus la force
d'étreindre le crucifix bien-aimé,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Quand mes lèvres prononceront pour la dernière fois votre


adorable Nom,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Quand mon visage, pâli et creusé par la souffrance,


provoquera la compassion, et que les sueurs de mon front feront
prévoir mes derniers instants,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Quand mes oreilles, désormais insensibles aux paroles


humaines, s'apprêteront à entendre votre sentence de Divin
Juge,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Quand mon imagination, agitée par de sombres visions, me


plongera dans l'inquiétude ; quand mon esprit, troublé par le
souvenir de mes fautes et par la crainte de votre Justice, luttera
contre Satan qui voudra me faire douter de votre infinie bonté,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.


« Quand mon cœur épuisé par la souffrance physique et
morale connaîtra cette frayeur de la mort qu'ont souvent connue
les âmes les plus saintes,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Quand je verserai mes dernières larmes, recevez-les en


sacrifice d'expiation pour toutes les fautes de ma vie, unies aux
larmes que vous avez versées sur la croix,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Quand mes parents et mes amis, assemblés autour de moi,


s'efforceront de me soulager et vous invoqueront pour moi,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Quand j'aurai perdu l'usage de tous mes sens, que le monde


entier aura disparu pour moi, et que je serai sous le coup de
l'agonie,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Quand mon âme quittera mon corps, acceptez ma mort


comme le suprême témoignage rendu à votre Amour sauveur,
qui a voulu pour moi subir cette douloureuse rupture,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Enfin, quand je paraîtrai devant vous et que je verrai pour


la première fois l'éclat de votre Majesté et de votre Douceur, ne
me rejetez pas de devant votre Face : daignez m'unir à vous à
jamais, pour que je chante éternellement vos louanges,

« miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi.

« Oraison : 0 Dieu notre Père, vous nous avez


providentiellement caché le jour et l'heure de notre mort, pour
nous inviter à être toujours prêts. Accordez-moi de mourir en
vous aimant, et pour cela, de vivre chaque jour en état de grâce,
à tout prix ! Je vous le demande par Notre-Seigneur Jésus-
Christ votre Fils et mon Sauveur.
« R. Amen. »

Il m'est arrivé plusieurs fois de donner lecture de ces litanies à des


étudiants et étudiantes d'une vingtaine d'années qu'elles ont abasourdis :
preuve d'un changement rapide et profond de mentalités d'une génération
à l'autre. Ayant soudain vieilli, après une longue actualité, cette prière
pour une bonne mort est devenue document d'histoire dans la mesure où
elle reflète une longue tradition de pédagogie religieuse. Elle n'était du
reste qu'une reprise dialoguée d'une méditation sur la mort écrite par don
Bosco dans un ouvrage destiné aux enfants de ses écoles et intitulé La
Jeunesse instruite. Derrière ces litanies dramatiques, on devine le Dies
irae, d'innombrables Artes moriendi et autres Pensez-y bien et toute une
iconographie où voisinèrent, au long des siècles, danses macabres,
Jugements derniers, communions aux agonisants (par exemple, celle de
saint Joseph Calasanza par Goya 90 et des flots d'images pieuses
distribuées pendant les missions. Culpabilisation et pastorale de la peur -
sur lesquelles j'insisterai dans le second volume et qui ont tellement
compté dans l'histoire occidentale — trouvent dans les textes salésiens
qu'on vient de lire une dernière et percutante illustration. Pour mieux
frapper le chrétien et le conduire plus sûrement à la pénitence, on lui
faisait des derniers moments de l'homme une description qui n'est pas
forcément exacte. Car il existe des fins sereines. La morbidité n'est sans
doute pas absente de ces évocations trop appuyées. Mais plus encore me
frappe la volonté pédagogique de renforcer dans l'esprit des récitants la
nécessaire peur du jugement par d'obsédantes images d'agonie.
Si traumatisant et si trouble qu'il fût, ce discours religieux sur la mort
que j'entendis régulièrement chaque mois pendant deux années scolaires
(donc pour moi de douze à quatorze ans) me révéla un message qui
éclaire un très large panorama historique : pour l'Eglise, la souffrance et
l'anéantissement (provisoire) du corps sont moins à redouter que le péché
et l'enfer. L'homme ne peut rien contre la mort, mais — Dieu aidant — il
lui est possible d'éviter les peines éternelles. Dès lors, une peur —
théologique — était substituée à une autre qui était antérieure, viscérale
et spontanée : médication héroïque, médication tout de même puisqu'elle
apportait une issue là où il n'y avait que le vide. Telle fut la leçon que les
religieux chargés de mon éducation s'efforcèrent de m'apprendre..., et qui
donne la clé de mon livre.
Car tandis que j'en construisais le plan et en ordonnais les matériaux
j'eus la surprise de constater que je recommençais, à quarante ans de
distance, l'itinéraire psychologique de mon enfance et que je parcourais à
nouveau, sous le couvert d'une enquête historiographique, les étapes de
ma peur de la mort. La démarche de cet ouvrage en deux volumes
reprendra sous forme de transposition mon chemin personnel : mes
frayeurs premières, mes difficiles efforts pour m'habituer à la peur, mes
méditations d'adolescent sur les fins dernières et, en finale, une patiente
recherche de la sérénité et de la joie dans l'acceptation.

La polémique suscitée par mon précédent livre, Le Christianisme va-t-


il mourir ?, me conduit à apporter une précision qui devrait être inutile...,
mais qui ne l'est pas. La « cité assiégée » dont il va être question, c'est
surtout l'Eglise des XIVe-XVIIe siècles —, mais l'Eglise en tant qu'elle
était pouvoir. D'où la nécessité de revenir aux « deux lectures »
historiographiques proposées dans l'ouvrage vilipendé par certains. Le
thème que j'étudie dans les pages qui suivent ne renvoient guère à la
charité, à la piété et à la beauté chrétiennes, qui ont aussi existé malgré la
peur. Mais pour autant fallait-il, encore une fois, faire le silence sur celle-
ci ? Il est temps que les chrétiens cessent d'avoir PEUR de l'histoire.
a Je remercie vivement Mme le Dr Denise Pawlotsky-Mondange, directrice d'un centre médico-
psychopédagogique à Rennes, d'avoir bien voulu lire cette section de mon introduction et
m'apporter ses observations.
PREMIERE PARTIE

Les peurs du plus grand nombre


I.

Omniprésence de la peur

1. « Mer variable où toute crainte abonde. » (Marot, Complainte Ire.)

Dans l'Europe du début des Temps modernes, la peur, camouflée ou


manifestée, est présente partout. Il en est ainsi dans toute civilisation mal
armée techniquement pour riposter aux multiples agressions d'un
environnement menaçant. Mais, dans l'univers d'autrefois, il est un
espace où l'historien est certain de la rencontrer sans aucun faux-
semblant. Cet espace, c'est la mer. Pour quelques-uns, très hardis — les
découvreurs de la Renaissance et leurs épigones —, la mer a été
provocation. Mais, pour le plus grand nombre, elle est restée longtemps
dissuasion et par excellence le lieu de la peur. De l'Antiquité au XIXe
siècle, de la Bretagne à la Russie, les proverbes sont légion qui
conseillent de ne point se risquer en mer. Les Latins disaient : « Louez la
mer, mais tenez-vous sur le rivage. » Un dicton russe conseille : « Loue
la mer, assis sur le poêle. » Erasme fait dire à un personnage du colloque
Naufragium: « Quelle folie de se confier à la mer ! » Même dans la
maritime Hollande courait la sentence : « Mieux vaut être sur la lande
avec un vieux chariot que sur mer dans un navire neuf 91. » Réflexe de
défense d'une civilisation essentiellement terrienne que confirmait
l'expérience de ceux qui, malgré tout, se risquaient loin des rivages. La
formule de Sancho Pança : « Si tu veux apprendre à prier, va sur la mer »,
se rencontre avec de multiples variantes d'un bout à l'autre de l'Europe,
parfois nuancée d'humour comme au Danemark où on précisait : « Qui ne
sait pas prier doit aller en mer ; et qui ne sait pas dormir doit aller à
l'église92. »
Innombrables sont les maux apportés par l'immensité liquide : la Peste
Noire, bien sûr, mais aussi les invasions normandes et sarrasines, plus
tard les raids des Barbaresques. Des légendes — celle de la ville d'Ys ou
celle des orgues englouties de Wenduine que l'on entend parfois jouer le
Dies irae — ont longtemps évoqué ses avancées furieuses93. Elément
hostile, la mer se borde de récifs inhumains ou de marais insalubres et
elle déverse sur les côtes un vent qui interdit les cultures. Mais elle est
tout aussi dangereuse lorsqu'elle gît immobile sans que le moindre
souffle ne la ride. Une mer calme, « épaisse comme un marécage », peut
signifier la mort pour les marins bloqués au large, victimes d'une « âpre
faim » et d'une « soif ardente ». L'océan a longtemps dévalorisé l'homme
qui se sentait petit et fragile devant lui et sur lui : raison pour laquelle les
gens de mer étaient comparables aux montagnards et aux hommes du
désert. Parce que, jusqu'à une période récente, les flots faisaient peur à
tous et notamment aux ruraux, ceux-ci s'efforçaient de ne pas la regarder
lorsque le hasard les amenait près d'elle. Après la guerre gréco-turque de
1920-1922, des paysans chassés d'Asie Mineure furent réinstallés dans la
presqu'île du Sounion. Ils bâtirent leurs maisons avec mur aveugle du
côté de la mer. A cause du vent ? Peut-être. Plus encore sans doute pour
ne pas voir à longueur de journée la constante menace des vagues.

Au sortir du Moyen Age, l'homme d'Occident reste prévenu contre la


mer non seulement par la sagesse des proverbes, mais encore par deux
avertissements parallèles : l'un exprimé par le discours poétique, l'autre
par les récits de voyages, spécialement ceux des pèlerins à Jérusalem.
Depuis Homère et Virgile jusqu'à la Franciade et aux Lusiades pas
d'épopée sans tempête, celle-ci figurant aussi en bonne place dans les
romans médiévaux (Brut, Rou, Tristan, etc.,) et séparant au dernier
moment Yseult de son bien-aimé 94. « Est-il un thème plus banal, notait
G. Bachelard, que celui de la colère de l'océan ? Une mer calme est prise
d'un soudain courroux. Elle gronde et rugit. Elle reçoit toutes les
métaphores de la furie, tous les symboles animaux de la fureur et de la
rage ... C'est que la psychologie de la colère est au fond une des plus
riches et des plus nuancées ... La quantité d'états psychologiques à
projeter est bien plus grande dans la colère que dans l'amour. Les
métaphores de la mer heureuse et bonne seront donc moins nombreuses
que celles de la mer mauvaise 95. » Toutefois, la tempête n'est pas
seulement thème littéraire et image des violences humaines. Elle est aussi
et d'abord fait d'expérience que relatent toutes les chroniques de la
navigation vers la Terre sainte. En 1216, l'évêque Jacques de Vitry se
rend à Saint-Jean-d'Acre. Or, au large de la Sardaigne, les vents et les
courants dirigent un navire vers celui sur lequel il se trouve. Le choc
paraît inévitable. Tout le monde crie, se confesse en hâte avec force
larmes de repentir. Mais « Dieu eut pitié de notre affliction96 ». En 1254,
Louis IX revient de Syrie en France avec la reine, Joinville et les
rescapés de la 7e croisade. L'ouragan surprend les voyageurs en vue de
Chypre. Les vents sont « si forz et si orribles », le danger de naufrage si
évident que la reine implore saint Nicolas et lui promet une nef d'argent
de cinq marcs. Elle est bientôt exaucée. « Saint Nicolas dit-elle, nous a
garantis de cest péril, car li vens est cheus97. »

En 1395, le baron d'Anglure revient de Jérusalem. C'est encore près des côtes de
Chypre que « soudainement » se lève une « grande et horrible fortune » qui dure
quatre jours. « Et en vérité il n'y avoir nul qui fist autre semblant fors que si comme
cellui qui bien voit devant lui qu'il lui -fault morir... Et sachez que nous oismes jurer a
plusieurs, que par plusieurs fois avoient été en plusieurs et diverses fortunes sur mer,
sur la damnation de leurs âmes, que onques en nulle fortune qu'ilz eussent eue n'orent
si grant paour d'estre periz comme a ceste fois98 . »

En 1494, le chanoine milanais Casola accomplit, lui aussi, le voyage


de Terre sainte et rencontre la tempête, à l'aller et au retour. La dernière
éclate au large de Zante. Le vent souffle de tous côtés et les marins, ayant
serré les voiles, ne peuvent rien faire d'autre que d'attendre. « La nuit
suivante, relate Casola, la mer était si agitée que tous avaient abandonné
l'espoir de survivre ; je repête tous99» Si donc un navire parvient enfin au
port, personne ne traîne à bord. « Quand un homme, écrit frère Félix
Fabri qui alla en Orient en 1480, a supporté plusieurs jours durant la
tempête, a dépéri tante de nourriture et qu'il arrive dans un bon port, il
risquerait plutôt cinq sauts [de la galère dans une barque qui le conduira à
terre] que de rester à bord100. »

Littérature de fiction et chroniques présentent la même vision


stéréotypée de la tempête en mer. Elle se lève brutalement et tombe
soudain. Elle s'accompagne de ténèbres : « Li cians troble, li ers espoisse.
» Les vents soufflent en tous sens. Eclairs et tonnerre se déchaînent.

« Le ciel », raconte Rabelais dans le Quart Livre (chap. XVIII) « [commença]


tonner du hault, fouldroyer, esclairer, pluvoir, gresler ; l'air perdre sa transparence,
devenir opacque, ténébreux et obscurcy, si que aultre lumière ne nous apparoissoit que
des foudres, esclaires et infractions des flambantes nuées. »

Dans les Lusiades, Camoens fait dire à Vasco de Gama :

« ... Dire tout au long les périls de la mer, mal compris des humains : orages
soudains et terribles, traits de foudre embrassant le ciel, noires averses, nuits
ténébreuses, grondements de tonnerre ébranlant le monde, ce serait pour moi une
épreuve aussi grand que vaine, lors même que ma voix serait de fer101. »

Soudaineté, bourrasques tourbillonnantes, vagues immenses qui


montent de « l'abyme », orage et obscurité: telles sont, pour les
voyageursd'autrefois, les constantes de la tempête qui souvent dure trois
jours - le temps passé par Jonas dans le ventre de la baleine — et ne
manque jamais de créer un péril mortel. Aussi, même les marins de
métier ont-ils peur lorsqu'ils quittent le port. A preuve, cette chanson de
matelots anglais (fin XIVe siècle ou début XVe) :

L'équipage peut renoncer à tous les plaisirs


Qui va faire voile pour Saint-James ;
Car c'est un chagrin pour bien des hommes
De commencer à faire voile.
En effet, qu'ils aient pris la mer
A Sandwich, ou à Winchelsea,
A Bristol, ou ailleurs,
Leur courage commence à défaillir 102.

De même, le Vasco de Gama de Camoens est censé déclarer à la veille


du grand départ de 1497 :

« Une fois ainsi munis de tout ce qu'un tel voyage exige et requiert, nous préparons
notre âme à la mort, qui toujours rôde sous les yeux des marins 103. »

On mesure mieux dès lors l'extraordinaire sang-froid des découvreurs


de la Renaissance qui durent constamment lutter contre la frayeur des
équipages. Les voyages de ce temps se soldèrent d'ailleurs par des
conséquences de signes contraires en ce qui concerne la navigation. En
effet, les progrès de la cartographie, du calcul pour fixer la latitude, de la
construction navale et du balisage des côtes furent — négativement —
compensés par tous les ennuis qui découlèrent de l'allongement des
voyages : corruption des aliments, scorbut, maladie des climats
exotiques, cyclones effrayants dans les zones tropicales, et donc
morbidité et mortalité accrues. Encore à la fin du XVIe siècle, la leçon
que beaucoup tirent des voyages transocéaniques, c'est qu'on ne peut
courir pires dangers que ceux qu'on affronte en mer. On lit dans une
Histoire de plusieurs voyages aventureux publiée en 1600 à Rouen, donc
dans un port, ces réflexions significatives :

« Il est certain qu'entre les dangers qui se rencontrent au passage de cette vie
humaine, il n'y en a point de tels, de pareils ni de si fréquents et ordinaires que ceux
qui adviennent aux hommes qui fréquentent la navigation de la mer, tant en nombre et
diversité de qualités qu'ès violences rigoureuses, cruelles et inévitables, à eux
communes et journalières, et telles qu'ils ne sauraient assurer une seule heure du jour
d'être au nombre des vivants... Tout homme de bon jugement, après qu'il aura
accompli son voyage reconnaîtra que c'est un miracle manifeste d'avoir pu échapper
tous les dangers qui se sont présentés en la pérégrination d'icelui ; d'autant que, oultre
ce que disoient les Anciens de ceux qui vont sur la mer n'avoir entre la vie et la mort
que l'épaisseur d'une table de planche qui n'est que trois ou quatre travers de doigts, il
y a tant d'autres accidents qui journellement y peuvent subvenir, que ce seroit chose
épouvantable à ceux qui y naviguent de les vouloir tous mettre devant les yeux
lorsqu'ils veulent entreprendre leurs voyages 104. »

Bien que les montagnes, elles aussi, suscitent l'appréhension, elles ne


sont, dit Shakespeare, que « des verrues à côté des vagues ». Pedro Nino
évoque de son côté des « lames si hautes qu'elles masquent la lune ».
Arrivé près du but, Vasco de Gama est assailli par l'ouragan. « II voit,
raconte Camoens, la mer tantôt s'ouvrir jusqu'aux enfers, tantôt avec une
fureur renouvelée, se soulever jusqu'aux cieux105. » Si donc l'on propose
un cas exemplaire de peur, c'est en mer qu'on le situe de préférence. Ainsi
fait Rabelais dans le Quart Livre. La Bruyère, s'essayant à son tour à une
typologie du peureux, le confronte d'abord aux aventures de la
navigation, puis — en deuxième expérience seulement — à celles de la
guerre 106. Au-delà de la lâcheté personnelle de Panurge, l'affolement qui
le saisit face aux éléments déchaînés peut être identifié comme un
comportement collectif aisément retrouvable dans les récits de voyages.
Un comportement marqué par deux dominantes : le regret de la terre, lieu
de sûreté par rapport à la mer ; et l'appel désordonné à des saints
protecteurs (plutôt qu'à Dieu). Au plus fort de la tempête Panurge s'écrie :

« O que troys et quatre foys heureulx sont ceulx qui plantent chous ! ... Quiconque
plante chous est par mon décret déclairé bienheureux ... Ha ! pour manoir déifique et
seigneurial, il n'est que le plancher des vaches ! » (Chap. XVIII.) Plus loin, revient
une variante du même thème (il n'est de plaisir que sur la terre ferme) : « Pleust à la
digne vertus de Dieu, se lamente Panurge, que à heure praesente je feusse dedans le
clos de Seuillé ou chés Innocent le pastissier, devant la cave paincte, à Chinon, sus
poine de me mettre en pourpoinct pour cuyre les petits pastez. » (Chap, xx.)
Dans La Tempête de Shakespeare, Gonzalo, au cœur du péril, déclare
préférer à l'océan la terre la plus ingrate : « A cette heure, je donnerais
bien mille arpents de mer pour une acre de terre stérile : une grande
lande, des sapins roux, n'importe quoi 107... »
Les démarches superstitieuses du compagnon de Pantagruel,
présentées ironiquement par Rabelais, étaient évidemment habituelles en
ces sortes de périls. Il invoque « tous les benoistz saincts et sainctes à son
ayde », proteste « de soy confesser en temps et lieu », récite à plusieurs
reprises le confiteor, supplie frère Jean de ne plus jurer en un tel danger,
fait voeu d'édifier une chapelle à saint Michel ou à saint Nicolas ou à l'un
et à l'autre, suggère de « faire un pèlerin », c'est-à-dire de tirer au sort
celui qui, au nom de tous, ira en quelque saint lieu remercier le ciel en
cas d'heureux dénouement (chap. XVIII-XXI). Les récits de « miracles »
et les ex-voto de beaucoup de sanctuaires ne sont-ils pas remplis de
promesses semblables dont Erasme croit devoir se moquer dans le
colloque Naufragium ?
Si Pantagruel, Frère Jean et Epistémon ont gardé leur sang-froid, ils
avouent pourtant avoir eu peur et Pantagruel assure, après Homère et
Virgile, que la pire des morts est d'être englouti dans les flots : « Je diz
ceste espèce de mort, par naufraige estre [à craindre], ou rien n'estre à
craindre. Car, comme est la sentence d'Homère, chose griefve, abhorrente
et dénaturée est périr en mer. » (Chap. xxi.) Gonzalo éprouve une
répulsion analogue pour la noyade : « Que la volonté d'en haut soit faite,
mais j'aimerais mieux mourir de mort sèche 108 ! » Si la mort en mer est
ressentie comme « dénaturée », c'est que l'océan a longtemps été regardé
comme un monde marginal, situé hors de l'expérience courante. C'est,
plus généralement encore, que l'eau dans ce qu'elle a de massif, de
puissant, d'incontrôlable, de profond et de ténébreux a, pendant des
millénaires, été identifiée comme un anti-élément, la dimension du
négatif et le lieu de toute perdition. « Tout un côté de notre âme nocturne,
écrivait G. Bachelard, s'explique par le mythe de la mort conçue comme
un départ sur l'eau109. » D'où le Styx des Anciens, « triste fleuve d'enfer »
(Marot, Complainte III), et la barque de Charon, navire des morts que
connaissent aussi les légendes celtiques et celles d'Extrême-Orient. Les
eaux profondes - mer, fleuve ou lac — étaient considérées comme un
abîme dévorant toujours prêt à engloutir les vivants. En témoigne, entre
mille autres preuves, cette ancienne chanson flamande attestée dès le
XIVe siècle :

C'étaient deux enfants de roi,


Ils s'aimaient tant l'un l'autre !
Ils ne pouvaient se rejoindre,
L'eau était bien trop profonde.
Que fit-elle ? Elle alluma trois cierges,
Le soir quand la lumière du jour déclinait :
« Oh ! mon bien-aimé, viens ! Traverse à la nage ! »
Ce que fit le fils du roi : il était jeune !
C'est ce que vit une vieille sorcière,
Un être si méchant.
Elle y vint donc éteindre cette lumière
Alors le jeune héros se noya ...

La suite de la chanson raconte comment la jeune fille désespérée finit


par tromper la surveillance des siens et se noya volontairement à son
tour110. L'élément liquide figure donc ici comme l'ennemi du bonheur et
de la vie.
Polyphème, Scylla, Circé, les Sirènes, les Strigones, Léviathan, Lorelei
: autant d'êtres menaçants qui vivent dans l'eau ou en bordure de l'eau.
Leur but commun est de happer les humains, de les dévorer ou du moins,
comme Circé, de leur faire perdre leur identité d'homme. Aussi pour
conjurer la mer faut-il lui sacrifier des êtres vivants qui rassasieront —
peut-être ? — son appétit monstrueux. Des ex-voto napolitains de la fin
du XVIe siècle présentent des navires qui portent à leur proue une peau de
mouton. C'était un rite de conjuration de la mer. Au lancement du navire,
on tuait un mouton blanc, on arrosait le bateau de son sang et on
conservait sa peau à l'avant du bâtiment. On avait ainsi donné une vie à la
mer pour qu'elle soit apaisée et n'exige pas celle des marins 111, Au XVIIe
siècle, les marins barbaresques pratiquaient une variante de ce rite. Ils
emmenaient des moutons à bord. Quand la tempête éclatait, ils en
coupaient un tout vivant par le milieu, puis jetaient une moitié de l'animal
à droite du navire et l'autre à gauche. Si la mer ne se calmait pas, on
sacrifiait successivement plusieurs animaux 112.
Les éléments déchaînés — tempête ou déluge — évoquaient pour les
hommes d'autrefois le retour au chaos primitif. Dieu, au deuxième jour de
la création, avait séparé « les eaux qui sont sous le firmament d'avec les
eaux qui sont au-dessus du firmament » (Genèse I, 7). Si, avec la
permission divine naturellement, elles débordent à nouveau les limites
qui leur avaient été assignées, le chaos se reconstitue. A propos de la
tempête essuyée par Pantagruel et ses compagnons, Rabelais écrit : «
Croyez que ce nous sembloit estre l'antique chaos, onquel estoient feu,
air, mer, terre, tous les éléments en refraictaire confusion. » (Chap.
XVIII.) Léonard de Vinci, que ses études géologiques et mécaniques
avaient conduit à s'intéresser à la puissance de l'eau, s'est complu dans
des évocations effrayantes de déluge :

« ... Les rivières gonflées débordent et submergent toutes les terres environnantes
avec leurs habitants. On pourrait voir, ainsi rassemblés sur les sommets, toutes sortes
d'animaux épouvantés et domestiques, en compagnie des hommes et des femmes qui
s'y sont réfugiés avec leurs enfants. Les campagnes submergées montraient des ondes
généralement couvertes de tables, de bois de lits, de barques, et de tous les expédients
inspirés par le besoin et la peur de la mort ; ils étaient chargés d'hommes et de femmes
avec leurs enfants, au milieu de lamentations et de gémissements, pleins d'épouvante
devant l'ouragan qui roulait les eaux en tempête avec des cadavres noyés. Tout ce qui
pouvait flotter était couvert d'animaux variés réconciliés et groupés en tas apeurés :
loups, renards, serpents, créatures de toutes sortes ... Ah ! que de gémissements ! ...
Que de bateaux retournés, entiers ou en pièces, au-dessus des gens qui se débattaient
avec des gestes et des mouvements éplorés, annonce d'une horrible mort 113. »

Une nuit de juin 1525, Dürer eut un cauchemar : il voyait la fin du


monde arriver. Transcrivant ce rêve angoissé dans une aquarelle, il
représenta d'immenses nuages noirs chargés de pluie et menaçant la terre
114
. Ce faisant, Dürer donnait de la catastrophe finale une vision
couramment reçue en son temps - vision élàborée, bien sûr, à partir des
textes apocalyptiques classiques mais qui majorait par rapport à eux le
rôle dévolu à la mer et à l'eau dans le déroulement du grand cataclysme.
Dans les nombreuses Vie de l'Antéchrist publiées au XVe siècle et dans
plusieurs Artes moriendi, apparaît de façon stéréotypée la liste des quinze
signes annonciateurs de « l'advent de Nostre Seigneur ». Les quatre
premiers concernent la mer et l'eau des fleuves :

« Le premier desditz XV signes précédens le jour du grand jugement général sera


quand la mer se eslèvera XV coudéz par dessus les plus haultes montaignes du
monde. Le IIe signe sera quand la mer descendra en l'abisme concavité e profunde de
la terre, si bas que à peine la pourra-t-on veoir. Le IIIe signe sera que les poissons et
monstres de la mer apparoistront sur la mer en faisant moult grant cris. Le IVe signe
sera que la mer et toutes les eaux des autres rivières ardront et brusleront au feu
venant du ciel 115. »

Chaos, c'est-à-dire déraison, démence. Les étranges propos de Tristan


rejeté par les mariniers sur les côtes de Cornouailles, La Nef des fous de
Sébastien Brant et la mort d'Ophélie suggèrent que la mentalité collective
établissait un lien entre la folie et l'élément liquide, « envers du monde 116
» ; un lien que la tempête ne pouvait que renforcer. Hamlet, au jugement
de la reine, est dans un état de démence « comme la mer et le vent quand
ils luttent à qui sera le plus fort » (IV, 1). Pris de folie, l'océan déchaîné
rend fou. Prospéro et Ariel, dans La Tempête de Shakespeare, échangent
ces propos significatifs :

« PROSPÉRO : Dis-moi, mon brave esprit, s'est-il trouvé un homme assez ferme,
assez intrépide pour que la tourmente n'ait point affecté sa raison ?
« ARIEL : Pas une âme qui ne ressentît la fièvre des déments et ne se livrât à
quelque acte de désespoir 117. »

Les populations côtières, en Bretagne par exemple, comparaient la mer


en furie à un cheval sans cavalier, ou à un cheval qui saute hors de son
champ ou à une jument enragée 118. La tempête n'était donc pas considérée
— et vécue — comme un phénomène naturel. A l'origine de sa démence,
on soupçonnait facilement sorcières et démons. La violence des flots
ayant à plusieurs reprises empêché le roi Jacques d'Ecosse et la princesse
Anne de traverser la mer du Nord en 1589-1591, on découvrit que des
sorciers et des sorcières avaient envoûté la mer en y noyant un chat 119.
Sur tous les rivages septentrionaux de l'Europe, mais aussi au Pays
basque, on a récité le conte des « Trois Vagues » hautes comme des tours
et blanches comme neige — en réalité trois femmes de marins devenues
sorcières et transformées en vagues pour se venger de leurs époux
infidèles 120.
Bien que, sur les navires de Vasco de Gama, de Colomb et de
Magellan, on ait salué l'apparition du feu Saint-Elme à la pointe des mâts
comme le signe d'un apaisement prochain des flots en furie, la plupart du
temps ce feu et les feux follets dansant sur la mer étaient regardés comme
des manifestations diaboliques et l'annonce de quelque malheur. Dans La
Tempête de Shakespeare, Ariel, esprit de l'air, raconte à Prospéro
comment, sur les instructions de celui-ci, il a « réglé » l'ouragan :

« ... J'ai fait flamboyer la terreur. Parfois je me divisais et brûlais de toutes parts :
sur le mât, sur la hune, sur les vergues, sur le beaupré, j'allumais des flammes
distinctes qui se rencontraient pour s'unir. Les éclairs de Jupin, précurseurs du terrible
tonnerre, ne sont pas plus instantanés ni plus fugitifs au regard 121. »

Ronsard, qui fit à quinze ans le voyage d'Ecosse, assure dans l'Hymne
des daimons que ceux-ci « ... se changent souvent en grands flambeaux
ardans / Perdus dessus une eau, pour conduire dedans / Le passant
foudroyé trompé de leur lumière / Que le meine noyer dedans l'onde
meurtrière » (Livre des hymnes, Ier). Aussi de nombreux marins,
notamment dans la Grèce moderne, s'efforçaient-ils de chasser ces feux
inquiétants à coups de fusil, ou par un bruyant charivari, ou mieux encore
par des cris de porcs, ces animaux qu'on croyait de nature diabolique
étant censés mettre en fuite les esprits malfaisants 122. Dans les contes
d'autrefois — et aussi dans la Légende dorée (au chapitre consacré à la
vie de saint Adrien) —, le diable apparaît encore souvent comme le
capitaine du « bateau fantôme » - navire qui a hanté l'imagination des
populations côtières et qu'on identifiait à l'enfer des marins123. On a
attribué à Giorgione une toile du début du XVIe siècle qui représente un
vaisseau fantôme monté par un équipage de démons.
De différentes façons la mentalité collective nouait des liens entre mer
et péché. Dans les romans médiévaux revient comme un topos l'épisode
de la tempête qui s'élève à cause de la présence d'un grand pécheur — ou
d'une femme enceinte, donc impure — à bord du navire assailli par les
flots, comme si le mal attirait le mal. Ce lieu commun littéraire
correspondait à une croyance profonde des populations. Encore en 1637,
l'équipage du Tenth Whelp refusa de quitter le port parce qu'il redoutait le
pire pour le bateau avec un capitaine réputé pour être un aboyeur de
blasphèmes 124. En outre, les marins, en dépit de leurs pèlerinages et de
leurs ex-voto, étaient souvent réputés mauvais chrétiens par les gens de
l'intérieur et les hommes d'Eglise. On les disait « mal ordonnables aux
vertus morales » (N. Oresme), voire « pas policés » du tout (Colbert).
Dans un manuel de confesseur anglais de 1344 cité et traduit par M.
Mollat, on lit :

« Toi, confesseur, s'il t'arrive d'entendre quelque marin en confession, ne manque


pas de l'interroger avec soin. Tu dois savoir qu'une plume suffirait à peine pour décrire
les péchés dans lesquels ces gens-là sont plongés. Telle est en effet la grandeur de leur
malice qu'elle dépasse les noms mêmes de tous les péchés ... Non seulement ils tuent
les clercs et les laïcs quand ils sont à terre, mais en mer ils se livrent à l'abomination
de la piraterie, pillant le bien d'autrui et surtout celui des marchands...
« En outre, ils sont tous adultères et fornicateurs, car dans toutes les terres et
régions où ils vivent ou bien ils contractent liaison avec diverses femmes, se croyant
la chose permise, ou bien ils se livrent à la débauche avec les filles de joie 125. »

En approfondissant encore l'analyse, on découvre que la mer, autrefois,


est souvent représentée comme le domaine privilégié de Satan et des
puissances infernales. C'est une identification dont Rabelais se fait —
involontairement peut-être — l'écho dans le Quart Livre lorsqu'il fait dire
à frère Jean au cœur de la tempête :
« Je croy que tous les diables sont deschainez aujourd'huy ou que Proserpine est en
travail d'enfant. Tous les diables dansent aux sonnettes. » (Chap. XIX.) Et encore : «
Je croy que aujourd'huy est l'infeste feste de tous les millions de diables. » (Chap. xx.)
Panurge lui donne la réplique : « Je croy que tous les millions de diables tiennent icy
leur chapitre provincial, ou briguent pour l'élection de nouveau recteur. » (Chap. xx.)

Au milieu de la tempête que raconte Ariel dans la pièce de


Shakespeare, le fils du roi, Ferdinand, pris d'effroi, se jette à l'eau en
criant : « L'enfer est vide et tous les démons sont ici 126. »
D'où la nécessité d'exorciser l'océan furieux : ce que faisaient les
marins portugais en récitant le prologue de l'Evangile de saint Jean (qui
figure au rituel de l'exorcisme) et les marins d'Espagne et d'ailleurs en
plongeant des reliques dans les vagues127. La tempête ne s'apaise donc pas
d'elle-même : c'est la Vierge ou saint Nicolas ou quelque autre saint qui la
jugule enfin : pouvoir qu'ils ont reçu de celui qui marcha sur les flots et,
sur le lac de Tibériade, commanda aux éléments déchaînés.

Que l'océan soit l'itinéraire privilégié des démons, c'est ce que croit, au
début du XVIIe siècle, le célèbre et sinistre magistrat de Lancre, bourreau
du Pays basque. Il assure que des voyageurs, arrivant par mer à
Bordeaux, ont vu des armées de diables, chassés sans doute d'Extrême-
Orient par les missionnaires, se diriger vers la France128. Douterait-on du
caractère démoniaque de la mer qu'on en serait vite convaincu par la
multitude et l'énormité des monstres qui l'habitent et que décrivent à
l'envi « Cosmographies » et récits de voyages de la Renaissance. Pierre
Martyr d'Anghiera raconte au sujet de marins qui, en 1526, se rendaient
en Amérique : « Ils virent distinctement un poisson gigantesque qui
faisait le tour du brigantin et d'un coup de sa queue brisa en morceaux le
gouvernail du navire. » Et il conclut : « Ces mers, en effet, nourrissent
des monstres marins gigantesques129. » Relatant un voyage au Brésil en
1557-1558, Jean de Léry parle avec effroi des « horribles et
épouvantables baleines » qui risquent d'entraîner les navires par le fond.
L'une d'elles, « en se cachant fit encore un tel et si horrible bouillon, que
je craignais derechef qu'en nous attirant après soi, nous ne fussions
engloutis dans ce gouffre130 ». En 1555, l'évêque suédois Olaus Magnus
publie à Rome une Historia de gentibus septentrionalibus où il admet
l'existence d'immenses animaux marins que les équipages prennent pour
des îles et où ils abordent. Ils y allument des feux pour se réchauffer et
cuire leurs aliments. Alors les monstres s'enfoncent, engloutissant
hommes et navires. Ces îles animées et flottantes, inspirées de Béhemot
et de Léviathan, sont ainsi décrites par Olaus Magnus : « Leur tête, toute
couverte d'épines, est entourée de longues cornes pointues pareilles aux
racines d'un arbre déraciné 131. » Au XVIIIe siècle, un autre évêque
scandinave, Pontoppidan, identifiera ces monstres avec des poulpes
géants dont les bras sont aussi gros que les mâts des vaisseaux. En 1802,
un élève de Buffon parlera du Kraken, ou poulpe géant, comme de «
l'animal le plus immense de notre planète » 132, et il insistera sur son
agressivité : thème repris en 1861 par Michelet dans La Mer, en 1866 par
Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer, ouvrage qui popularise le
vocable « pieuvre », et en 1869 par Jules Verne dans Vingt Mille Lieues
sous les mers. Durable légende, née de la peur des monstres effrayants
qu'un élément aussi hostile que la mer ne pouvait manquer d'enfanter en
ses profondeurs.
Lieu de la peur, de la mort et de la démence, abîme où vivent Satan, les
démons et les monstres, la mer un jour disparaîtra quand toute la création
sera régénérée. Saint Jean prophétise dans l'Apocalypse (xx, 1): « Puis, je
vis un ciel nouveau, une terre nouvelle. Le premier ciel, en effet, et la
première terre ont disparu ; et de mer, il n'y en a plus. » La mer, danger
numéro un : telle était donc l'identification d'autrefois. D'où l'insistance
avec laquelle le discours littéraire comparait le destin de chacun d'entre
nous à un bateau en péril.
Priant Notre-Dame, Eustache Deschamps lui dit :

... Je sens ma nef foible, povre et pourrie


De sept tourmens assaillie en la mer ;
Mon voile est roupt, ancres n'y puet encrer ;
J'ay grant paour que plunge ou que n'affonde
Se vos pitiez envers moy ne se fonde. (Ballade CXXXIV.)
Ronsard, dans l'Hymne de la mort, évoque ainsi les soucis de l'âge
adulte :

Lors la mer des ennuis se déborde sur nous


Qui de notre raison démanche à tous les coups
Le gouvernail, vaincu de l'onde renversée...

Du Bellay proclame heureux l'enfant mort-né, car

Il n'a senti sur sa tête


L'inévitable tempête
Dont nous sommes agités. (Complainte du désespéré.)

D'Aubigné se juge

Combattu des vents et des flots


Et aboyé d'une tempête
D'ennemis, d'aguets, de complots. (Hécatombe de Diane.)

Au XVIIIe siècle, J.-J. Rousseau écrira : « Perdu dans la mer immense


de mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage.
» (Confessions, V.) Verlaine, à son tour, reprendra la même comparaison :

Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille


Au brick perdu, jouet du flux et du reflux,
Mon âme pour d'affreux naufrages appareille.
(1e Poème saturnien.)

De ces quelques sondages, une enquête systématique ne manquerait


pas d'apporter ample confirmation.
Ainsi, jusqu'aux victoires de la technique moderne, la mer était
associée dans la sensibilité collective aux pires images de détresse. Elle
était liée à la mort, à la nuit, à l'abîme. C'est tout cet arrière-plan de
répulsion millénaire qu'on devine derrière Oceano nox: « Où sont-ils les
marins sombrés dans les nuits noires ? » Victor Hugo écrivit ce poème en
1836. Dix-huit ans plus tard, le rapport annuel de la marine anglaise
faisait encore état de 832 pertes de navires pour 1853 133.
Une civilisation essentiellement terrienne ne pouvait donc que se
défier d'un élément aussi perfide que l'eau, surtout lorsqu'il s'accumule
sous forme de mer. Au milieu du XVIIIe siècle, un dominicain de Grasse
se rend au chapitre général de son ordre. Il s'embarque à Nice. Mais
bientôt, pris par le gros temps, dès Monaco, il se fait ramener au rivage ;
et c'est par la route de terre qu'il gagne Rome. Instruit par l'aventure, il
consigne dans son journal de voyage la sentence que voici : « Quelque
prochaine soit la terre on est toujours assez avant dans la mer pour y
trouver son tombeau134. »

2. Le lointain et le prochain; le nouveau et l'ancien

Ouvrant sur le lointain, la mer aboutissait autrefois à des pays insolites


où tout était possible et où l'étrange était la règle — un étrange souvent
effrayant. De Pline l'Ancien à Simone Majolo (Dies caniculares, Rome
1597), en passant par Vincent de Beauvais, Mandeville et les Mille et une
nuits, se maintint la croyance en une montagne aimantée située quelque
part sur la route de l'Inde : elle attirait irrésistiblement les navires
porteurs d'objets métalliques et notamment de clous, les gardait
prisonniers ou même provoquait leur dislocation et leur naufrage135. Ne
disait-on pas aussi, jusqu'au XVe siècle, que la mer bout à l'équateur, que
les antipodes sont inhabités et inhabitables. D'où l'appréhension des
marins portugais quand Henri le Navigateur leur demanda de dépasser le
cap Bojador (au sud du Maroc), qui fut longtemps « le cap de la peur » :

« Il est manifeste, disaient-ils, que, au-delà de ce cap, il n'y a ni hommes, ni lieux


habités. Le sol n'y est pas moins sablonneux que dans les déserts de Libye où il n'y a
ni eau, ni arbre, ni herbe verte. La mer y est si peu profonde que, à une lieue de la
terre, le fond ne dépasse pas une brasse. Les courants y sont si forts que tout navire
qui franchirait le cap ne pourrait en revenir. C'est pourquoi nos pères n'entreprirent
jamais de le dépasser136. »

Dans les Lusiades, Camoens s'est fait l'écho des craintes éprouvées par
les marins portugais aux approches du cap de Bonne-Espérance,
surnommé auparavant « cap des Tempêtes ». La fiction imaginée par le
poète ne serait pas née dans son esprit sans de nombreux récits oraux et
écrits relatifs au redoutable passage. Tandis que les navires progressent
vers celui-ci, voici que le cap se présente aux capitaines et aux équipages
comme une statue « difforme et gigantesque », « réplique du colosse de
Rhodes » — et annonce involontaire de celui de Goya dans la Panique. «
Son visage [est] sombre, ses yeux caves, son maintien terrible et
farouche, son teint pâle et terreux ; sa chevelure souillée de terre et
crépue, sa bouche noire et ses dents jaunes. » S'adressant aux marins
portugais, il les menace en ces termes :

« O gens plus téméraires que tous ceux qui dans le monde entreprirent de grandes
choses ! ... Vous franchissez aujourd'hui ces limites inviolables, vous osez pénétrer
dans ces mers lointaines, qui sont mon domaine et sur qui depuis si longtemps je
veille jalousement, sans qu'aucun vaisseau, parti d'ici ou d'ailleurs, vienne les
labourer.
« Vous venez percer les secrets mystères de la nature et de l'humide élément, qu'il
n'a été donné à nul mortel d'explorer ...
« Apprenez que des vents et des tempêtes furieuses rendront ces parages
redoutables à toutes les flottes assez audacieuses pour tenter après vous ce voyage. A
la première flotte qui franchira ces ondes indomptables, j'infligerai soudain un tel
châtiment que le mal sera pire que le danger...
« Vous verrez chaque année tant de naufrages et de désastres divers accabler vos
navires que la mort sera le moindre de vos maux 137. »

Chroniqueurs et poètes portugais ont naturellement cherché à


magnifier le courage des capitaines lusitaniens. D'autre part, les courants
qui circulent à proximité du cap Bojador sont effectivement violents.
Enfin, chaque nation, à l'époque de la Renaissance, a tenté
d'impressionner ses concurrents en répandant des récits terrifiants sur les
voyages maritimes — arme de dissuasion qui s'ajoutait au secret que l'on
s'efforçait de garder sur les meilleurs itinéraires. Il reste que les routes du
lointain faisaient peur.
Et si l'on parvenait tout de même aux pays exotiques, quels êtres
monstrueux, quels animaux fantastiques et terrifiants n'y trouverait-on
pas ? Le Moyen Age situa dans l'Inde des hommes à tête de chien qui
grognaient et aboyaient ; d'autres qui n'avaient pas de tête, mais des yeux
sur le ventre; d'autres encore qui se protégeaient du soleil en se couchant
sur le dos et en levant un unique et large pied — univers onirique qui
réapparaît à la fin du XVe et au début du XVIe dans l'œuvre de Bosch. On
lit à propos de l'Egypte dans un ouvrage paru à la fin du XVe siècle, Le
Secret de l'histoire naturelle :

« En Egypte la basse..., vivent deux périlleux monstres. Et se tiennent volontiers sur


les rivaiges de la mer qui sont moult crains et doutés des gens du pays dont les ungs
ont nom ypothames et les autres ont nom crocodiles. Mais en la haute qui est devers
Orient repairent moult de bestes. sauvaiges venimeuses comme lions, liepars, parides,
trigides et basiliques, dragons, serpens et aspics qui sont plains de très périlleux et
mortel venin. »

Derrière ces croyances légendaires ou ces exagérations affolantes, on


devine la peur de l'autre, c'est-à-dire de tout ce qui appartient à un univers
différent du sien. Certes, les aspects extraordinaires qu'on prêtait aux
pays lointains pouvaient aussi constituer un attrait puissant.
L'imagination collective de l'Europe au Moyen Age et à la Renaissance
inventait au-delà des mers de luxuriants et luxurieux pays de cocagne
dont les mirages tirèrent hors des horizons familiers découvreurs et
aventuriers 138. Le lointain — l'autre — fut aussi un aimant qui permit à
l'Europe de sortir d'elle-même : nous y reviendrons plus loin.
Toutefois, pour la masse des gens le recul devant l'étranger sous toutes
ses formes demeura longtemps encore l'attitude la plus ordinaire. Le
conseil donné au XIe siècle par le Byzantin Kékavménos aurait pu être
formulé cinq cents ans plus tard par beaucoup d'Occidentaux : « Si un
étranger vient dans ta ville, se lie avec toi et s'entend avec toi, ne te fie
pas à lui : c'est au contraire alors qu'il faut rester sur tes gardes139. » D'où
l'hostilité aux « horsains », la colère dans les villages, manifestée par des
charivaris, si une jeune fille épousait un homme venu d'ailleurs, le silence
des habitants devant les autorités quand l'un des leurs avait malmené un «
forain », les rixes entre paysans de deux localités voisines, la propension
à attribuer aux Juifs la responsabilité des épidémies 140, les portraits peu
flatteurs qu'aux XVe et XVIe siècles les Européens font souvent les uns
des autres, à l'heure où éclate la nébuleuse chrétienne. Dans son Livre de
la description des pays, rédigé vers 1450, Gilles Le Bouvier présente de
façon péjorative la plupart des Européens : les Anglais sont dits « cruels
et gens de sang » et, de plus, cupides marchands. Les Suisses sont «
cruelles gens et rudes », les Scandinaves et les Polonais « gens terribles
et furieux », les Siciliens « moult jaloux de leurs femmes », les
Napolitains « grosses gens et rudes et maulvais catholiques et grands
pécheurs », les Castillans « gens qui tout se courroussent, et sont mal
vestus, chaussés et mal couchés, et maulvais catholiques »... A l'époque
de la Réforme, Anglais et Allemands tiennent que l'Italie est la sentine de
tous les vices, et cette opinion n'a pas peu contribué à la propagation du
protestantisme. Ainsi, même au moment où la Renaissance élargit les
horizons de l'Occident — et encore après — l'étranger apparaît à
beaucoup de gens comme suspect et inquiétant. Il faudra du temps pour
s'habituer à lui. Ne signale-t-on pas au XVIIe siècle, voire au début du
XVIIIe, des mouvements xénophobes en divers coins d'Europe : en 1620
à Marseille contre les Turcs — on en massacre 45 —, en 1623 à
Barcelone contre les Génois, en 1706 à Edimbourg où la populace tue
l'équipage d'un bateau anglais141?

La nouveauté était — et est — une des catégories de l'autre. A notre


époque, la nouveauté est un slogan qui paie. Autrefois, au contraire, elle
faisait peur. Nous évoquerons plus loin les émeutes et les révoltes
provoquées par les augmentations d'impôts. Mais une surcharge fiscale,
ce n'était pas seulement un fardeau de plus pour des épaules fatiguées,
c'était tout autant une nouveauté. Elle était une des formes de l'autre. «
Nos peuples, reconnaissaient les jurats de Bordeaux en 1651, sont
naturellement impatients de toutes nouveautés 142.» » Aux révoltés du
Périgord en 1637, les impositions récemment décidées paraissent «
extraordinaires, insupportables, illégitimes, excessives, inconnues à nos
père143 ». Le même refus des « novelletés » revient dans la « requeste de
la populace » que les paysans révoltés de vingt paroisses bretonnes font
tenir en 1675 au marquis de Nevet et par lui au gouverneur de la province
: « Nous sommes contents de payer [les impôts] qui étaient avant
soixante ans et nous ne différons pas à payer chacun son droit, comme lui
appartient, et nous ne contestons rien que contre les nouveaux édits et
charges 144. » Si les projets ou les bruits d'extension de la gabelle à des
régions qui en étaient traditionnellement exemptées — basse Normandie,
Bretagne, Poitou, Gascogne — suscitèrent tant de réactions violentes,
c'est que les peuples y voyaient une atteinte à leurs privilèges les plus
anciens, donc à leur liberté, une violation et de leurs droits et de la parole
des rois. D'où le cri fameux : « Vive le roy sans gabelle ! » D'où le
manifeste en faveur de la liberté normande du haut et indomptable
capitaine Jean Nudz Piedz, général de l'armée de souffrance (1639) :

Jean Nudz-Piedz est vostre suppost,


Il vengera vostre querelle,
Vous affranchissant des impostz,
Il fera lever la gabelle
Et nous ostera tous ces gens
Qui s'enrichissent aux despens
De vos biens et de la patrie ;
C'est luy que Dieu a envoyé
Pour mettre en la Normandie
Une parfaite liberté145.

Il n'est donc pas excessif d'apercevoir avec Y.-M. Bercé derrière les
séditions antifiscales d'autrefois le heurt de deux cultures : l'une orale,
coutumière, sur la défensive, « prenant ses modèles dans un passé
immuable », l'autre écrite, moderne, envahissante, dangereusement
novatrice 146. Le papier timbré aurait-il paru aussi odieux si on n'avait pas
cherché à l'imposer à des populations largement analphabètes ? Les
mêmes structures mentales expliquent la révolte des « tard-avisés » du
Quercy en 1707 contre l'édit instituant des contrôleurs des actes extraits
des registres paroissiaux147. Si les séditions d'autrefois procédèrent à de
fréquents brûlements de papiers, n'est-ce pas parce que le peuple illettré
avait la peur et la haine de l'écriture ?
Les nouveaux impôts s'accompagnèrent non seulement d'une
paperasserie sans exemple dans le passé, mais encore de la mise en place
d'organismes de perception auxquels on n'était pas habitué : autant de
raisons de s'affoler. Pour la levée des tailles dans la France du XVIIe
siècle, des pays d'états furent réduits en pays d'élections et les officiers de
finances, traditionnellement attachés aux intérêts de leur ville ou de leur
province, furent progressivement dessaisis au profit de commis gagés,
révocables et à la nomination de l'intendant. Ainsi, dans l'opinion
générale, impôts nouveaux et « horsains » furent indissolublement liés.
Les commis et les gabeleurs de tout acabit apparurent comme des gens
qui venaient d'ailleurs pour pressurer une communauté à laquelle ils
n'appartenaient pas. En 1639, les « Nu-pieds » de basse Normandie se
rassemblèrent en armes pour défendre la patrie « oppressée des partisants
et gabeleurs » et « ne souffrir aucunes personnes incongneuz » dans les
paroisses 148. Le Manifeste de Jean Nudz-Piedz lançait dans sa troisième
strophe cette exclamation significative :
Et moy je souffriray ung peuple languissant
Dessoubz la tyrannie, et qu'un tas de Horzains
L'oppressent tous les jours avecques leurs partys149!

Les études récentes sur les séditions d'autrefois ont prouvé que
l'immense majorité d'entre elles avaient une dominante « misonéiste ».
Conservatrices et passéistes, elles faisaient parfois référence explicite —
ou plus souvent renvoyaient inconsciemment — au mythe de l'âge d'or
perdu, merveilleux pays de cocagne auquel on aurait aimé revenir et que
les millénaristes apercevaient de nouveau à l'horizon. Sous sa forme
atténuée, ce mythe faisait croire aux populations qu'il avait existé jadis un
Etat sans impôt ni tyrannie, par exemple au temps de Lous XII. C'est ce
qu'assurait Jean Nudz-Pieds aux révoltés normands de 1639 :

... Je rendrai en bref la première franchise


Du noble, du paisan, et de la saincte Eglise,
Je veux dire en l'état où nous étions alors
Que Louis Douziesme menait un siècle d'or 150.

L'utopie de l'Etat sans l'impôt a traversé les siècles. Ainsi en France on


crut à l'allégement soudain, voire à la suppression de la fiscalité, à la mort
de Charles V, à l'avènement d'Henri II, à la mort de Louis XIII, à celle de
Louis XIV, au moment de la réunion des états généraux par Louis XVI et
encore lorsque se répandit dans les campagnes la nouvelle des journées
parisiennes de 1848 151. Un tel mythe eut longtemps pour composante
majeure la croyance en l'inépuisable bonté du souverain. Il était le père
de ses sujets ; il ne demandait qu'à soulager son peuple. Mais il était
trompé par ses ministres et les agents locaux de ceux-ci. Aussi, durant
des siècles, n'y eut-il pas révolte contre le roi — il était un personnage
sacré au-dessus de tout soupçon —, mais seulement contre ses indignes
serviteurs. Les Bordelais, demandant pardon à Henri II en 1549, lui firent
sincèrement remarquer que

« L'élévation [n'avait] pas esté faite pour contrevenir à son autorité, mais seulement
pour obvier aux grande pilleries que faisoient ceux qui estoient commis pour la
gabelle et que ces faix leur estoient insupportables 152. »

Se révolter, c'était aider le roi à se débarrasser des sangsues de la


nation. Aussi bien, pensait-on périodiquement que le prince souhaitait
cette coopération active et, pendant un certain temps au moins, donnait et
même intimait ordre au peuple de se faire justice lui-même. G. Lefebvre
a mis en évidence cet élément de la psychologie collective lors des
troubles ruraux de l'été 1789. Après le 14 juillet, Louis XVI, croyaient
bon nombre de paysans, avait décidé de casser le pouvoir des privilégiés
et rédigé des consignes en ce sens. Mais des conjurés empêchaient leur
publication et les curés s'abstenaient de les lire au prône. Malgré ce
silence, on était persuadé que le roi avait ordonné de brûler les châteaux
et octroyé quelques semaines de permission pour cette sainte besogne 153.
Une telle mythologie survivait encore en 1868. A cette date, des paysans
de l'Angoumois et du Périgord furent persuadés que l'empereur avait
accordé quelques jours de pillage — un pillage qui n'aurait été, bien
entendu qu'une forme populaire de justice 154. Ainsi, peu de violences
collectives autrefois sans référence au moins implicite à un passé
idyllique, sans appréhension devant les nouveautés et les étrangers qui les
apportaient, sans la mise en jeu de l'une des défiances viscérales que l'on
éprouvait à l'égard des gens extérieurs à son propre univers : les paysans
pour les citadins, les citadins pour les paysans, les uns et les autres pour
les vagabonds. Toutes ces peurs ont à nouveau joué à plein en France lors
des troubles de 1789-1793.

La peur et le refus des nouveautés, on les retrouve aussi dans les


agitations et révoltes religieuses des XVIe-XVIIe siècles. Les protestants
n'avaient en aucune façon le désir d'innover. Leur objectif était de revenir
à la pureté de la primitive Eglise et de débarrasser la Parole divine de
tous les travestissements qui la trahissaient. Il fallait évacuer, fût-ce par la
force, tant d'adjonctions idolâtres et superstitieuses que les hommes,
trompés par Satan, avaient « introduites », « inventées », « forgées » au
cours des siècles aux dépens du message de salut. Indulgences,
pèlerinages, culte des saints, offices en latin, confession obligatoire,
vœux monastiques, messe papiste devaient être balayés pour qu'on puisse
à nouveau aller vers le Seigneur par la voie droite de la Bible. Abattre,
comme le demandait Luther, les « trois murs de la romanité » (c'est-à-
dire la supériorité de la puissance pontificale sur la puissance civile ; le
droit que s'arroge le pape d'interpréter seul l'Ecriture ; la prééminence du
pape sur les conciles), c'était travailler pour Dieu contre l'Antéchrist et
remettre dans la chrétienté les choses à leur vraie place 155. Ni Luther ni
Calvin n'approuvèrent les destructions d'images. Mais ils furent dépassés
en Allemagne, en Suisse, dans les Pays-Bas et en France par des
activistes qui poussèrent jusque dans ses extrêmes conséquences la
doctrine qu'ils avaient reçue. Or celle-ci voyait dans les images une
iconographie superstitieuse qui éloignait du vrai Dieu. Les détruire,
c'était restituer au culte son authenticité que les siècles avaient obscurcie.
C'était aussi, d'une certaine manière, imiter la conduite et la sainte colère
de Jésus chassant les marchands du Temple.

Nigrinus, surintendant de Hesse, affirmait dans un sermon de 1570 : « N'oublions


pas que c'est ici la justice et le châtiment du Seigneur. Il menaçait depuis longtemps
les maisons de prostitution spirituelle et les temples des idoles, annonçant qu'ils
seraient bientôt réduits en cendres. Maintenant il faut que sa volonté s'accomplisse ;
sachez que s'il ne se rencontrait personne pour exécuter sa sentence le Seigneur irrité
lancerait son tonnerre pour anéantir les idoles 156. »

Ainsi toute la démarche protestante, jusque dans ses violences, se


voulait retour au passé, référence à l'âge d'or de la primitive Eglise, refus
des innovations sacrilèges accumulées par le papisme au cours des âges.
Mais les populations s'étaient habituées aux images, aux cérémonies,
aux sept sacrements, à la hiérarchie, à l'organisation catholiques. Aussi
les protestants apparurent-ils à beaucoup comme d'audacieux novateurs
et, à cause de cela, ils furent jugés dangereux : ils supprimaient la messe,
les vêpres, le carême, ils ne reconnaissaient plus le pape ; ils répudiaient
en bloc le système ecclésiastique mis en place depuis des siècles et
l'institution monastique ; ils dévaluaient le culte de la Vierge et des saints.
La vérité est bien qu'ils introduisaient au cœur même du quotidien des
changements véritablement inouïs. En France, à la veille des guerres de
Religion, les « conventicules » protestants — c'est-à-dire les réunions
culturelles des réformés — furent rapidement l'objet de légendes
calomnieuses et l'allure volontairement austère des disciples de Calvin
devint, elle-même, suspecte à toute une partie de l'opinion. La régente
des Pays-Bas exprimait certainement le sentiment de beaucoup de gens
lorsqu'elle dénonçait « le péril imminent d'une destruction et subversion
générale et prochaine de la religion ancienne et catholique, ensemble de
l'état public 157 »... La confession protestante prit visage pour ses
nombreux adversaires de « doctrine nouvelle », de « religion nouvelle ».
En outre, elle fut présentée en France comme importée de l'étranger par «
les chiens genevois ». De sorte qu'adopter « la mode de Genève », c'était
proprement changer de religion avec toutes les conséquences qu'une telle
décision pouvait comporter. Au sacre de Charles IX (5 mai 1561), le
cardinal de Lorraine annonça au jeune roi que « quiconque lui
conseillerait de changer de religion lui arracherait en même temps la
couronne de la tête ». Le devoir des catholiques était donc de « maintenir
la foi ancienne », de « restaurer le saint service de Dieu ». Au moment où
se constitua en 1575 la ligue de Péronne, l'association des princes,
seigneurs et gentilshommes déclara vouloir « establir la loy de Dieu en
son entier, remettre et retenir le sainct service d'iceluy selon la forme et
manière de la saincte Eglise catholique, apostolique et romaine ». Ainsi,
au plan de la psychologie collective, si l'hérésie était considérée comme
un « ulcère » qu'il fallait « trancher » et « réséquer », c'est qu'elle était
une nouveauté contre laquelle il importait de se défendre.
Contrairement à ce qui se passa en France et aux Pays-Bas, les
souverains en Angleterre firent pencher la balance du côté du
protestantisme. Mais ce ne fut pas sans mal. Car plusieurs révoltes
exprimèrent l'attachement d'une partie de la population au culte romain et
aux structures religieuses traditionnelles. Le « Pèlerinage de grâce »
(1536), dans la région d'York, fut un soulèvement en faveur des
monastères que le gouvernement se proposait de supprimer. Certes, les
monastères jouaient un rôle économique et social important. Mais surtout
ils avaient, selon Aske, le chef de la rébellion, deux fonctions religieuses
majeures : ils maintenaient par leur piété l'authentique tradition
chrétienne et ils enseignaient la religion à un peuple « peu instruit de la
loi divine 158 ». Celui-ci précisément tenait à la façon ancienne de prier :
ce que prouvent les incidents qui éclatèrent dans l'est de l'Angleterre peu
avant le « Pèlerinage de grâce ». A Kendal, le dimanche après Noël, les
fidèles s'insurgèrent dans l'église et obligèrent le prêtre à réciter le
chapelet pour le pape. A Kirkby Stephen, la population se fâcha parce
que son curé avait omis de célébrer la fête de Saint-Luc. Dans une
localité de l'East Riding, la même scène se produisit à propos de la fête
de Saint-Wilfrid 159. Les « croisés » du « Pèlerinage de grâce » exigeaient
donc d'abord la « restauration » de leur religion. Dans leur manifeste, ils
disaient notamment :

« Premièrement, touchant notre foi, nous voulons que les hérésies de Luther,
Wyclif, Hus, Melanchthon, Oecolampade, Bucer ... et autres hérésies des anabaptistes
soient annulées et détruites dans ce royaume. Deuxièmement, que le siège de Rome
soit restauré comme autorité suprême de l'Eglise, en ce qui concerne le soin des âmes,
comme c'était l'habitude auparavant et que les évêques reçoivent de lui leur
consécration...
« Que les abbayes supprimées soient rétablies dans leurs maisons et dans leurs
biens ... Que les frères observants retrouvent à nouveau leurs maisons160... »

En 1547, la révolte de la Cornouailles commença par l'assassinat à


Helston d'un agent du gouvernement, William Body, qui venait pour faire
appliquer les directives de réformation religieuse d'Edouard VI et du
protecteur Somerset. Après le meurtre, un des inspirateurs de la rébellion
déclara publiquement sur la place du marché : « Quiconque osera prendre
le parti de ce Body et suivre les nouvelles modes comme il le fit, sera
puni de la même façon161. » La bannière des rebelles (qui entreprirent
bientôt le siège d'Exeter) comportait symboliquement les cinq plaies du
Christ, un calice et un ostensoir, ces deux objets sacrés marquant avec
évidence l'attachement au culte traditionnel.
Les conflits confessionnels du XVIe siècle peuvent donc être regardés
comme un heurt dramatique entre deux refus des nouveautés. Les uns
voulaient bannir les scandaleuses additions papistes sous l'accumulation
desquelles l'Eglise romaine avait progressivement enseveli la Bible. Les
autres s'accrochaient au culte tel qu'ils l'avaient connu dans leur enfance
et tel que leurs ancêtres l'avaient pratiqué. Tous regardaient vers le passé.
Aucun n'aurait voulu être un novateur. Le changement constituait pour
les hommes d'autrefois une perturbation de l'ordre ; l'inhabituel était vécu
comme un danger. En Allemagne protestante, lorsqu'il fut question à la
fin du XVIe siècle d'adopter le calendrier grégorien mis au point à Rome
en 1582, de violentes protestations éclatèrent et des mouvements de
panique se firent jour : on craignait un bain de sang ! Ce calendrier
n'était-il pas papiste ? Telle était l'affirmation de surface. Mais, en
profondeur, on était sûrement perturbé par cette modification inouïe du
comput des jours162.

Le lointain, la nouveauté et l'altérité faisaient peur. Mais on redoutait


tout autant le prochain, c'est-à-dire le voisin. Dans les grands ensembles
de notre univers concentrationnaire, on s'ignore souvent d'une porte à
l'autre d'un même palier. On connaît mieux les bruits de l'appartement
proche que le visage de ses habitants. Aussi vit-on dans la grisaille et la
monotonie d'un anonymat cent fois répété. Autrefois au contraire — dans
« ce monde que nous avons (en grande partie) perdu'» — on connaissait
le voisin et dans bien des cas on le connaissait trop. Il pesait sur vous. Un
horizon étroit ramenait perpétuellement les mêmes gens les uns près des
autres délimitant un cercle de passions tenaces, de haines réciproques,
sans cesse alimentées de nouvelles rancœurs. Aussi était-ce une chance
hautement appréciée d'avoir un ami à portée de la main.
« Qui a bon voisin a bon matin répètent les proverbes 163, non sans
insister de façon significative sur la vérité opposée : « Qui a félon voisin
par maintes faiz en a mavez matin. » (XIIIe siècle, Roman de Fiera-bras.)
« On dit qui a mal voisin que il a souvent mal matin. » (XIIIe siècle,
Roman du Renart, vers 3527164.) Le voisin est d'autant plus redoutable que
rien ne lui échappe. Son œil inquisiteur fouille votre existence à longueur
de journée et d'année. « Voisin scet tout », assure une sentence du XVe
siècle 165. Dans l'univers d'aujourd'hui, le sentiment dominant entre voisins
est l'indifférence ; dans celui de jadis, c'était la méfiance ; donc la crainte.
Aussi convenait-il de surveiller autrui et de se tenir en état d'alerte
constante vis-à-vis de lui : « Au regarder connaît-on la personne. » (XIIIe
siècle.) « On connaît les gens à leurs gestes et maintiens. » (XVIe
siècle166.)
Ceux et celles qui furent dénoncés comme sorciers et sorcières étaient
fréquemment des gens que leurs accusateurs connaissaient bien ou
croyaient bien connaître et dont on avait quotidiennement épié les
démarches suspectes : ils assistaient peu ou mal à la messe ou recevaient
les sacrements avec des gestes bizarres ; passant près d'une personne, ils
lui avaient jeté un sort maléfique en la bousculant ou en lui soufflant au
visage leur haleine empoisonnée ou en lui lançant un regard diabolique
— le mauvais œil. Jouait donc ici un facteur de proximité, source
d'hostilité. En outre, on connaissait non seulement un tel ou une telle,
mais aussi son père mort en prison ou sa mère elle-même sorcière.
Opinion publique et experts étaient d'accord pour conclure de tels
antécédents à la culpabilité des enfants. Les démonologues et les juges
soupçonnèrent bien des arrière-plans de vengeance derrière certaines
acuusations de sorcellerie. Mais l'idée qu'ils se faisaient de Satan — nous
y reviendrons plus loin — les conduisit à authentifier les terreurs
populaires et donc à renforcer le discours de suspicion exprimé par une
civilisation où le proche était plus souvent ennemi qu'ami. Ils théorisèrent
sous forme de modèles des pratiques de relations haineuses. Dans le
sinistre ouvrage qui fut la bible de tant d'inquisiteurs, le Malleus
maleficarum (1re éd., 1486), Institoris, le principal auteur, raconte la
déposition d'une « honorable » femme d'Innsbruck :

«Derrière chez moi, déclara-t-elle, j'ai un jardin; il est contigu au jardin de ma


voisine. Un jour, je vis qu'un passage avait été ouvert non sans dommages entre le
jardin de la voisine et le mien. Je me plaignis à elle, me fâchant un peu, non pas tant
pour le passage que pour le dommage... » La voisine furieuse se retira en murmurant.
Quelques jours après, continue la déclarante, « je me sentis malade avec de grandes
douleurs de ventre et des élancements de gauche à droite et de droite à gauche,
comme si deux épées ou deux couteaux étaient plantés dans ma poitrine ». Or la
voisine perverse avait placé sous le seuil de son ennemie « une figure de cire longue
d'une palme [main], percée de partout, les côtes traversées de deux aiguilles, juste à
l'endroit où de droite à gauche et vice-versa je sentais mes élancements... Il y avait
aussi de petits sachets avec des grains divers, des semences, des ossements167 ».
Citant le Préceptoire de la loi divine de Nider, le Malleus propose un autre type
d'action diabolique contre des voisins. Deux sorciers des environs de Berne «
savaient, quand il leur plaisait, faire passer d'un champ voisin dans leur champ, sans
se faire voir de personne, un tiers du fumier, de la paille et du grain ou autre chose ; ils
savaient susciter les tempêtes les plus violentes et les vents les plus destructeurs avec
des éclairs ; ils savaient sans se faire voir, sous les yeux de leurs parents, jeter à l'eau
des enfants qui se promenaient au bord de l'eau, causer la stérilité chez les hommes et
les bêtes ; 'porter atteinte de toutes manières aux personnes et aux biens ; quelquefois
même frapper de la foudre qui ils voulaient ; et causer d'autres plaies encore où et
quand la justice de Dieu le leur permettait168 ».

Les procès de sorcellerie des XVIe et XVIIe siècles font écho aux
affirmations du Malleus. Dans sa Démonomanie, Jean Bodin mentionne «
le jugement d'une sorcière qui était accusée d'avoir ensorcelé sa voisine
en la ville de Nantes » et qui fut brûlée169. Dans un dossier encore inédit
se rapportant à des maléfices jetés sur bêtes et gens dans la région de
Sancerre en 1572-1582 un des accusés, Jehan Cahouet, est ainsi mis en
cause : « Il est sorcier, mène et serre les loups où il veut et les faict
desvaller et venir des boys où ils sont, faict faire peste et dommage à ses
voisins pour faire manger leur bestial tant gros que menu ausd. loups, ou
faict mourir par sortilège ... tellement qu'il se fait craindre à sesd. voisins
170
. » Dans les épidémies démoniaques qui ont ravagé l'Europe aux XVIe
et XVIIe siècles, apparaissent au premier plan des relations de voisinage
hostile : entre deux villages proches ou entre clans rivaux à l'intérieur
d'une même localité. En 1555, on emprisonne à Bilbao pour sorcellerie
21 personnes de la même famille de Ceberio accusées par un groupe de
villageois qui leur étaient hostiles 171. Les comportements malfaisants
attribués aux voisins suspects devenaient alors des stéréotypes. Un
exemple entre mille : les gestes « diaboliques » de Claudine Triboulet,
qui finit par être condamnée à mort en 1632 par les juges du bailliage de
Luxeuil. Elle achète pour cinq francs un ciel de lit à une certaine Lucie
Coussin. Lorsque celle-ci prend ensuite sa bourse pour une emplette, elle
n'y trouve plus que de la poussière. Quelque temps après, Claudine
apporte un pain à Lucie qui, l'ouvrant à l'heure du repas, y découvre une
grosse araignée. Elle court en hâte chez le curé qui bénit le pain. Aussitôt
l'araignée meurt ... et disparaît. C'était donc le diable. Cependant, le jour
de la Saint-Laurent, Lucie mange une poire que Claudine lui a donnée :
bientôt « le gousier [la] brusle ». Il faut exorciser la malheureuse à
Besançon. Trop évidemment, Claudine est une sorcière 172.
Inutile de multiplier de telles anecdotes qui se répètent indéfiniment
les unes les autres de la Suisse 173 à l'Angleterre et de la France à
l'Allemagne. Eclairantes sont, en revanche, deux quantifications
apportées par A. Macfarlane : sur 460 inculpations pour maléfices devant
les Assizes de l'Essex entre 1560 et 1680, 50 seulement mirent en cause
des victimes n'habitant pas dans le même village que la personne qui les
avait, disait-on, ensorcelées. Et cinq dénonciations seulement
mentionnèrent une distance de plus de cinq milles entre accusateur et
accusé. Ainsi le pouvoir des jeteurs de sorts ne s'étendait pas au-delà de
quelques milles 174. Déjà le lucide Reginald Scot avait noté en 1584 que
leur rayon d'action magique était celui de leurs contacts sociaux175. Les
procès de sorcellerie éclairent donc pour nous d'une lumière violente —
et grâce aux périodes de crise — les tensions et suspicions qui
traversaient jadis en permanence une civilisation du « face à face » qui
enfermait de façon quasi obligatoire une ou plusieurs personnes par
village dans le statut d'être dangereux. On peut apporter à ce sujet une
preuve a contrario : dans la Nouvelle-France des XVIIe-XVIIIe siècles,
les procès de sorciers ont été rarissimes, contrairement à ce qu'on aurait
pu attendre avec une population rurale qui blasphémait beaucoup,
baignait tout autant que celle d'Europe dans une atmosphère de magie et
se trouvait par ailleurs soumise au regard soupçonneux d'un clergé
militant. Mais en Amérique les familes des immigrés français se
trouvaient séparées les unes des autres par de vastes étendues. Ici, le
voisin ne pesait pas. Au contraire, or recherchait sa présence, on tendait à
se rapprocher du colon le plus proche pour échapper aux pièges de la
solitude et des Indiens 176. Dénoncer et faire condamner un autre Français
d'Amérique, c'était s'affaiblir soi-même, s'isoler un peu plus au milieu
d'un univers hostile. En Europe au contraire a souvent joué, jusqu'à la
révolution industrielle et l'émigration massive vers les villes, un
phénomène de surpopulation rurale génératrice de conflits internes.
La suspicion à l'égard du voisin, qui semble avoir été à l'origine de tant
de dénonciations pour sorcellerie, a été une constante des civilisations
traditionnelles. Et peut-être comprendrons-nous mieux ce qui s'est passé
jadis dans notre Europe en lisant cet apologue chinois tiré du Lie-Tseu :

« Un homme ne retrouvait pas sa hache. Il soupçonna le fils de son voisin de la lui


avoir prise et se mit à l'observer.
« Son allure était typiquement celle d'un voleur de hache. Son visage était celui
d'un voleur de hache. Les paroles qu'il prononçait ne pouvaient être que des paroles de
voleur de hache. Toutes ses attitudes et comportements trahissaient l'homme qui a
volé une hache.
« Mais, très inopinément en remuant la terre, l'homme retrouva soudain sa hache.
Lorsque le lendemain, il regarda de nouveau le fils de son voisin, celui-ci ne
présentait rien, ni dans l'allure, ni dans le comportement, qui évoquât un voleur de
hache 177. »

Parmi les gens que l'on connaissait bien dans le village, il y avait celui
ou celle qui soignait et que l'on allait trouver en cas de maladie ou de
blessure parce qu'il — ou elle — savait les formules et les pratiques qui
guérissent. Cette activité lui conférait puissance et autorité à l'intérieur de
l'horizon de sa notoriété. Mais une telle personne était suspecte à l'Eglise
parce qu'elle mettait en œuvre une médecine non authentifiée par les
autorités religieuses et universitaires et, si ses recettes échouaient, elle
était accusée par la rumeur publique : elle tenait son pouvoir de Satan,
elle s'en servait pour tuer au lieu de guérir. Elle risquait donc le bûcher
sur lequel périt — un cas entre beaucoup d'autres — la guérisseuse
écossaise Bessie Dulop en 1576178 ... Et. Delcambre a bien mis en relief la
suspicion qui pesait aux XVIe-XVIIe siècles sur les guérisseurs et
guérisseuses de Lorraine. La croyance des juges et du clergé à cet égard
finit, écrit-il, « par influencer le vulgaire : quiconque en Lorraine se
mêlait de soigner les malades par incantations ou pèlerinages ou les
guérissait avec une instantanéité d'allure supranaturelle, était suspecté par
ses voisins de pacte avec le diable 179. »
Ce regard de défiance pesait encore plus lourdement sur les sages-
femmes, situées au point de rencontre de deux interrogations menaçantes,
l'une formulée par l'opinion publique à son niveau le plus humble, l'autre
par les dépositaires du savoir. Parce que les conditions d'hygiène étaient
pitoyables et l'état de santé des populations souvent déficient, la mortalité
infantile était autrefois énorme et fréquents les décès d'enfants mort-nés.
Les parents n'en demeuraient pas moins étonnés et soupçonneux quand
l'accouchement se terminait mal. Que ces tragiques dénouements vinssent
à se multiplier dans un village ou un quartier, et aussitôt la suspicion se
dirigeait vers la sage-femme responsable. Mais, d'autre part, les
théologiens assuraient que Satan se réjouit lorsque des enfants meurent
sans baptême, puisqu'ils ne vont pas en paradis. Dans cette optique, les
sages-femmes ne constituaient-elles pas des auxiliaires privilégiées du
Malin ? D'autant plus que, dans leurs immondes mixtures, les sorcières
avaient coutume, croyait-on, de faire entrer des morceaux d'enfants non
baptisés. Ainsi, la sage-femme était-elle traquée de deux côtés. Au cours
des épidémies démoniaques, elle fut sans doute dans le village la
personne la plus menacée, le prochain le plus soupçonné. Dans le
Malleus, un chapitre entier explique « Comment les sages-femmes
sorcières infligent les plus grands maux aux enfants » :

« Rappelons encore ce qui apparut dans les aveux de cette servante passée en
jugement à Brisach : « Ce sont les sages-femmes qui causent les plus grands torts à la
foi. » On l'a d'ailleurs vu clairement par les aveux d'un certain nombre d'autres qui ont
ensuite été brûlées. Ainsi au diocèse de Bâle, dans la ville de Thann, une sorcière
brûlée avait avoué avoir tué plus de quarante enfants de la manière suivante : à leur
sortie du sein, elle leur enfonçait une aiguille sur le haut de la tête dans le cerveau.
Une autre encore, dans le diocèse de Strasbourg, avait avoué avoir tué plus d'enfants
qu'elle n'en pouvait compter. »
« Quant à la raison de tout cela, poursuit le Malleus, il est à présumer que les
sorcières font cela sous la pression des mauvais esprits et parfois contre leur gré. Le
diable sait en effet qu'à cause de la peine du dam et du péché originel ces enfants sont
privés de l'entrée au royaume des cieux. De plus, ainsi le jugement dernier est retardé,
après lequel les démons seront envoyés aux tourments éternels : le nombre des élus
étant atteint plus tardivement, au terme duquel le monde doit être consumé. Et puis ...
les sorcières ont à confectionner avec ces membres des onguents pour leurs usages
propres. Mais afin de porter à détester un crime aussi abominable, nous ne pouvons
passer sous silence ce qui arrive : quand elles ne tuent pas les enfants, elles les offrent
aux démons d'une offrande sacrilège. Dès que l'enfant est né, si la mère n'est pas elle-
même sorcière, la sage-femme porte l'enfant hors de la chambre sous prétexte de le
réchauffer ; puis l'élevant dans ses bras, elle l'offre au prince des démons Lucifer et
autres démons ; tout cela dans la cuisine, au-dessus du feu 180. »

Les documents lorrains prouvent la conjonction sur le plan local des


mises en garde issues du Malleus avec l'inquisition des populations. «
Les sages-femmes, écrit Et. Delcambre, étaient plus que tous les autres
soupçonnées de maléfices (provoquant avortements accidentels et
naissance d'enfants mort-nés). L'une d'elles, originaire de Raon-l'Etape,
avoua que « Maistre Persin — c'est ainsi qu'elle appelait Satan — la
persuadoit ... de faire mourir tous les enfants qu'elle levaoit ... Afin qu'ilz
ne reçoipvent pas le baptême ». Grâce à elle, il en aurait « porté plus de
douze au sabbat », non munis de ce sacrement 181. Avorteuses et sorcières
en puissance, les sages-femmes furent étroitement surveillées par l'Eglise
tridentine qui demanda aux curés de paroisse d'enquêter sur elles et de
vérifier qu'elles savaient administrer le baptême.

3. Aujourd'hui et demain ; maléfices et divination

L'homme d'autrefois, surtout dans l'univers rural, vivait cerné par un


environnement hostile où pointait à tout instant la menace de maléfices.
L'un d'eux mérite une attention particulière : le nouement de l'aiguillette.
Le sorcier ou la sorcière pouvait, croyait-on, rendre des époux
impuissants ou stériles — on confondait souvent les deux infirmités —
en nouant un lacet durant la cérémonie de mariage, en prononçant en
même temps des formules magiques et parfois en jetant une pièce de
monnaie derrière son épaule. Une tradition plurimillénaire attestée au
long des âges par Hérodote, Grégoire de Tours, de nombreux statuts
synodaux et les démonologues et qui circulait à différents niveaux
culturels, affirmait l'existence de stérilités et d'impuissances provoquées
par des sortilèges. Le Malleus assure que les sorcières peuvent empêcher
« l'érection du membre nécessaire à l'union féconde » et « le flux des
essences vitales ... obturant quasiment les conduits séminaux afin que la
semence ne descende pas vers les organes générateurs et ne soit pas
éjaculée ou soit éjaculée à perte... Elles peuvent ensorceler la puissance
génitale au point de rendre l'homme incapable de copulation et la femme
de conception. La raison de tout cela est que Dieu permet davantage de
choses contre cet acte par lequel le premier péché est diffusé que contre
les autres actes humains182 ».
E. Le Roy-Ladurie note justement que le nouement de l'aiguillette, tel
qu'on l'imaginait alors, consistait « en un nœud castrateur destiné à léser
la zone génitale » et que la croyance en cette ligature est à la fois
ancienne et largement répandue, puisqu'on la rencontre sur les deux bords
de la Méditerranée et dans le Sud-Est africain. Ce type de lésion pouvait
avoir été inspiré, au moins chez nous, par la technique des vétérinaires
pour châtrer béliers, taureaux et poulains. Ils liaient en effet les testicules
ou le sac scrotal par un lien de chanvre, de laine ou de cuir : pratique
connue d'Olivier de Serres 183. On restitue dès lors le possible passage,
dans la mentalité ancienne, du savoir-faire des vétérinaires au mauvais
sort lancé sur des humains.
Les XVIe-XVIIe siècles n'ont-ils pas vu en Occident une recrudescence
de la crainte de ce maléfice ? En 1596-1598, le Suisse Thomas Platter
découvre en Languedoc une véritable psychose d'aiguillette : « [Ici],
écrit-il en exagérant sans doute, on ne voit pas dix mariages sur cent se
célébrer publiquement à l'église. [Par crainte des sortilèges] les couples,
accompagnés de leurs parents, vont en cachette au village voisin recevoir
la bénédiction nuptiale. » A plusieurs reprises, entre 1590 et 1600, les
synodes provinciaux du Midi s'inquiètent à la fois des pratiques
castratrices et de l'attitude des pasteurs qui, cédant aux appréhensions des
conjoints, acceptent de célébrer les mariages en dehors de leur paroisse.
Les fidèles doivent, contre pareils sortilèges, se confier à Dieu seul et non
au sorcier qui « délie » ; et les ministres seront censurés s'ils bénissent
l'union matrimoniale hors de leur église :

« Attendu le fléau dont plusieurs sont affligés dans les églises par les nouëurs
d'aiguillettes, les pasteurs pour y pourvoir, remontreront vivement en leurs
prédications que la cause de ce malheur vient de l'infidélité des uns et de l'infirmité de
foi des autres et que de tels charmes sont détestables ; comme aussi la conduite de
ceux qui recourent aux ministres de Satan pour se faire délier, le remède qu'ils
cherchent étant pire que le mal qu'ils souffrent, auquel on ne doit remédier que par des
jeûnes, oraisons et par un amendement de vie. On ajoutera aussi au formulaire de
l'excommunication qu'on prononce publiquement avant la cène, après le mot idolâtre,
tous sorciers, charmeurs et enchanteurs. » (Synode de Montauban, 1594.)
« Sur la question..., s'il est licite de donner attestation à ceux qui se veulent marier
hors de leurs églises pour éviter les sortilèges et nouements d'éguillettes ? Le synode
est d'avis que cela ne doit pas leur être permis et qu'on les exhortera de ne donner pas
lieu à de telles choses qui procèdent d'incrédulité ou d'infirmité. » (Synode de
Montpellier, 1598184.)

En 1622, Pierre de Lancre confirme à son tour que la frigidité causée


par l'aiguillette est si répandue dans la France de son temps que les
hommes d'honneur, n'osant plus se marier de jour, font bénir leur union
de nuit. Ils espèrent ainsi échapper au diable et à ses suppôts 185.
Sur l'ubiquité, sinon du sortilège lui-même, du moins de la crainte qu'il
inspirait les documents, aux XVIe et XVIIe siècles, sont nombreux. J.
Bodin déclare en 1580 : « De toutes les ordures de la magie, il n'y en a
point de plus fréquentes partout, ni guère de plus pernicieuses, qu'à
l'empêchement qu'on donne à ceux qui se marient, qu'on appelle lier
l'aiguillette ; jusqu'aux enfants qui en font métier 186... » Boguet, « grand
juge au comté de Bourgogne », reprend les mêmes affirmations dans son
Discours exécrable des sorciers ... paru en 1602 : « La practique [de ce
maléfice], écrit-il, est aujourd'huy plus commune que jamais : car les
enfants mesme se meslent de nouer l'esguillette. Chose qui mérite un
chastiment exemplaire 187. » Encore en 1672 un missionnaire eudiste,
parcourant la Normandie, fait savoir à ses supérieurs qu'il n'entend parler
« que d'aiguillettes nouées 188 ». Plus révélatrice encore la liste que donne
J.-B. Thiers, curé du diocèse de Chartres, dans son Traité des
superstitions qui regardent tous les sacremens (1re éd., 1679), des
décisions conciliaires ou synodales parvenues à sa connaissance et qui
condamnent le nouement de l'aiguillette : pour la période 1529-1679 il en
mentionne treize contre cinq pour les siècles antérieurs. Il apporte aussi
le témoignage de 23 rituels, tous postérieurs à 1480, ajoutant : « Les
autres rituels (ceux qu'il n'a pas cités) ne parlent pas autrement dans leurs
prônes 189.» » Effectivement, entre 1500 et 1790, pas un rituel français
n'omet la condamnation du rite de l'aiguillette et les prières destinées à
l'exorciser. Face à un aussi grand péril (on détailla un jour à J. Bodin les
50 manières de nouer le cordon de cuir190, J.-B. Thiers fait connaître une
vingtaine de recettes, en dehors des exorcismes et de l'absorption de
joubarbe, par exemple celles-ci :

« Faire mettre les nouveaux mariés tous nus et faire baiser à l'époux le gros doigt du
pied gauche de l'épouse et à l'épouse le gros doigt du pied gauche de l'époux191. »
« Percer un tonneau de vin blanc dont on n'a encore rien tiré et faire passer le
premier vin qui en sort dans la bague qui a été donnée à l'épouse le jour du mariage 192.
»
« Pisser dans le trou de la serrure de l'église où l'on a épousé193. »
« Dire pendant sept matins à soleil levant, le dos tourné du côté du soleil, certaines
oraisons 194. »
« Faire ce que faisait un certain promoteur de l'officialité de Châteaudun. Quand
deux nouveaux mariés lui venaient dire qu'ils étaient maléficiés, il les conduisait dans
son grenier, les attachait à un poteau face à face, le poteau néanmoins entre eux deux ;
les fouettait de verges à diverses reprises ; après quoi il les déliait et les laissait
ensemble toute la nuit, leur donnant à chacun un pain de deux sous et une chopine de
bon vin, et les enfermant sous clef. Le lendemain matin, il allait leur ouvrir la porte
sur les six heures et les trouvait sains, gaillards et bons amis195. »

Le même auteur rapporte encore qu'« en beaucoup d'endroits, les


futurs époux mettent des sous marqués dans leurs souliers, afin
d'empêcher qu'on ne leur noue l'aiguillette 196 ».
Plusieurs de ces remèdes magiques, en particulier ceux qui font passer
du vin blanc ou de l'urine à travers une bague ou la serrure de l'église du
mariage sont évidemment destinés, selon le principe magique de
similitude, à favoriser l'union sexuelle. E. Le Roy-Ladurie pense aussi
que les pièces de monnaie cachées dans les souliers de l'homme
représentent symboliquement ses organes sexuels mis ainsi hors d'atteinte
des sorciers. La variété même des recettes utilisées dit assez l'inquiétude
des populations. J.-B. Thiers, avant d'énumérer ces remèdes, évoque le
comportement de panique que déclenchait le nouement de l'aiguillette
chez ceux qui se croyaient maléficiés :

« [C]'est un mal si sensible à la plupart de ceux qui en sont frappés, qu'il n'y a rien
qu'ils ne fassent pour en être guéris ; que ce soit Dieu ou le diable qui les en délivre,
c'est de quoi ils se mettent peu en peine pourvu qu'ils en soient délivrés 197. »

Affirmation très forte dans le contexte de l'époque et qui donne la


mesure d'une peur. En insistant sur celle-ci, aux XVIe et XVIIe siècles,
sommes-nous victimes d'une erreur d'optique explicable par la rareté
relative de la documentation avant l'invention de l'imprimerie et sa
croissante abondance après ? Peut-être ? Les contemporains ont toutefois
eu l'impression d'une menace qui avait pris récemment une dimension
nouvelle. Peut-on d'emblée récuser leur témoignage ? Un religieux
célestin, le père Crespet, qui publie en 1590 Deux Livres sur la haine de
Satan, apporte même une datation précise. Il déclare que c'est à partir des
années 1550-1560 que les nouements d'aiguillette se sont multipliés.
Aussi est-il conduit à établir une relation entre cette épidémie et
l'abandon de la vraie religion :

« Nos pères, affirme-t-il, n'ont jamais tant expérimenté de charmes et maléfices au


sacrement de mariage, comme on a vu depuis trente ou quarante ans que les hérésies
ont pullulé et l'athéisme a été introduit 198. »

Il est donc légitime de se demander si les ouvrages savants n'ont pas


reflété une situation, sinon inédite, du moins devenue plus préoccupante
que par le passé et caractérisée par un plus grand nombre d'aménorrhées,
de fausses couches — ces dernières considérées alors comme une
variante de la stérilité féminine — et surtout de cas d'impuissance
masculine. Les unes et les autres, en particulier les incapacités féminines
peuvent être rapportées à une malnutrition qui s'est sans doute aggravée
dans les campagnes à partir des disettes du XIVe siècle, puis en raison de
la relative surpopulation du XVIe, des épidémies et des ravages causés
dans les campagnes par le passage fréquent des armées. Ces insuffisances
alimentaires ne pouvaient manquer de provoquer chez les individus les
moins favorisés un état quasi permanent de fatigue et de dépression
propice aux aménorrhées, aux avortements spontanés et même à
l'impuissance. Mais c'est surtout la frigidité masculine — que la
malnutrition ne peut expliquer à elle seule — qui a frappé les
contemporains comme en témoignent conjointement les écrits de
Rabelais, de Brantôme, de Montaigne, de Bodin et du curé Thiers.
Lorsque celui-ci rappelle la médication du promoteur de l'officialité de
Châteaudun (la flagellation des époux nus), il s'agit d'une thérapeutique
destinée surtout à échauffer le sang du mari. Si, au début des Temps
modernes, l'impuissance masculine — plus fréquente qu'auparavant —
au point que l'aiguillette, « vieux rite campagnard, sort de son obscurité
rurale 199 » pour accéder au niveau de la culture (écrite) — que s'est-il
passé ? Faut-il mettre ce fait en rapport avec la diffusion de la syphilis à
partir du XVIe siècle ? Une telle explication ne vaudrait que pour un
nombre limité de cas, cette maladie n'entraînant l'impuissance que dans
ses formes ultimes. J.-L. Flandrin suggère que le recul de l'âge au
mariage en même temps qu'une répression plus sévère de
l'hétérosexualité hors mariage et avant mariage par les deux Réformes
religieuses — la catholique et la protestante — auraient provoqué un
redoublement de la masturbation et, conséquence au second degré, une
certaine impuissance au moment de se marier 200. A cette hypothèse
intéressante, une autre, plus large, peut être ajoutée qui nous fait glisser
vers le complexe de castration et les blocages psychiques — ceux-ci
nettement mis en cause par Montaigne et décelables à tous les niveaux
culturels. Dans le chapitre qu'il consacre à « la force de l'imagination »,
Montaigne, lui aussi, note que ses contemporains parlent constamment de
l'aiguillette et analyse avec beaucoup de pénétration le mécanisme de
l'inhibition :

« Je suis encore de cette opinion, que ces plaisantes liaisons [les nouements
d'aiguillettes] de quoi notre monde se voit si entravé, qu'il ne se parle d'autre chose, ce
sont volontiers des impressions de l'appréhension et de la crainte. Car je sais par
expérience que tel, de qui je puis répondre comme de moi-même, en qui il ne pouvoit
choir soupçon aucun de faiblesse, et aussi peu d'enchantement, ayant ouï faire le conte
à un sien compagnon, d'une faiblesse extraordinaire, en quoi il était tombé sur le point
qu'il en avoit le moins besoin, se trouvant en pareille occasion, l'horreur de ce conte
lui vint à coup si rudement frapper l'imagination, qu'il en encourut une fortune pareille
; et de là en hors fut sujet à y réchoir, ce vilain souvenir de son inconvénient le
gourmandant et tyrannisant 201. »

Une hypothèse, qui peut-être ne vaut pas pour la personne mentionnée


par Montaigne, mais est difficilement récusable en beaucoup d'autres cas,
vient à l'esprit : une cause importante de ces inhibitions- psychiques
n'aurait-elle pas été le discours antiféministe des prédicateurs et des
démonologues202 — un discours qui atteignit entre 1450 et 1650 son
maximum de violence et d'audience ? Aggravant la peur de la femme,
jetant la suspicion sur la sexualité, « cette maudite concupiscence »,
dévaluant le mariage « cet état si dangereux de lui-même 203 », ils
culpabilisèrent les populations et accrurent sans doute chez les plus
timorés la crainte de l'acte sexuel. Dès lors, on chercha des coupables que
l'on découvrit dans l'univers de la sorcellerie dont prédicateurs et
démonologues parlaient inlassablement. Ainsi la malnutrition, une
masturbation accrue et des blocages psychiques consécutifs à une
culpabilisation renforcée auraient conjugué leurs effets pour renforcer
dans l'Occident du début des Temps modernes la crainte du nouement de
l'aiguillette.

Celui-ci n'était qu'un des multiples maléfices redoutés autrefois. J.-B,


Thiers, qui par ailleurs rejette tant de superstitions, croit devoir éclairer
ses lecteurs sur le nombre et la variété des sortilèges qui les menacent.
Son livre, consulté ici dans une édition tardive (1777), présente un
catalogue véritablement ethnographique des peurs quotidiennes de jadis.
Le curé du Perche distingue d'abord trois catégories de maléfices : « le
somnifique », « l'amoureux », et « l'ennemi ». On insistera sur deux
d'entre eux :

« [Le premier] se fait par le moyen de certains breuvages, de certaines herbes, de


certaines drogues, de certains charmes, et de certaines pratiques dont les sorciers se
servent pour endormir les hommes et les bêtes, afin de pouvoir ensuite plus facilement
empoisonner, tuer, voler, commettre des impuretés, ou enlever des enfans pour faire
des sortilèges.
« Le maléfice ennemi est tout ce qui cause, tout ce qui peut causer, et tout ce qui est
employé pour causer quelque dommage aux biens de l'esprit, à ceux du corps, et à
ceux de la fortune, lorsque cela se fait en vertu d'un pacte avec le démon. »

Suit la liste impressionnante des « maléfices ennemis », en tête


desquels figure naturellement le nouement de l'aiguillette. Le ton est celui
d'un réquisitoire 204 :

« [C'est un maléfice] que d'empêcher l'effet du sacrement de mariage par le


nouement de l'aiguillette, ou par quelqu'autre pratique superstitieuse. Que d'envoyer
des loups dans les troupeaux de moutons et dans les bergeries ; des rats, des souris,
des charansons ou calendres, et des vers dans les greniers ; des chenilles, des
sauterelles, et d'autres insectes dans les champs pour gâter les grains ; des taupes et
des mulots dans les jardins pour perdre les arbres, les légumes et les fruits. Que
d'empêcher les gens de manger, en mettant à table sous leur assiette une aiguille qui a
servi à ensevelir un mort. Que d'envoyer des maladies de langueur et de longue durée
aux hommes et aux bêtes, en sorte que les uns ou les autres affoiblissent visiblement,
sans qu'on les puisse secourir par les remèdes ordinaires. Que de faire mourir les
hommes, les bêtes, et les fruits de la terre, par le moyen de certaines poudres, de
certaines eaux, et de certaines autres drogues magiques ... Que de faire sécher une
certaine herbe à la cheminée afin de faire tarir le lait aux vaches ... Que de tremper un
balay dans l'eau, afin de faire pleuvoir, et de causer quelque dommage à son
prochain... Que de briser les coques des œufs mollets, après en avoir avalé le dedans,
afin que nos ennemis soient ainsi brisés... Que de se servir de l'os d'un mort pour faire
mourir quelqu'un, en faisant certaines actions et en récitant certaines paroles... Que de
faire mourir les bêtes en les frappant d'une baguette, et en disant : " Je te touche pour
te faire mourir... " Que de faire des figures de cire, de boue, ou de quelqu'autre
matière, de les piquer, de les approcher du feu, ou de les déchirer, afin que les
originaux vivans et animés ressentent les mêmes outrages et les mêmes blessures dans
leurs corps et dans leurs personnes... Que d'attacher à une cheminée, ou faire griller
sur un gril, certaines parties d'un cheval, ou de quelqu'autre animal mort par maléfice,
et de les piquer avec des épingles, des aiguilles, ou d'autres pointes, afin que le sorcier
qui a jeté le maléfice sèche peu-à-peu, et meure enfin misérablement... Que d'exciter
des tempêtes, des grêles, des orages, des foudres, des tonnerres, des ouragans, afin de
venger quelque injure reçue... Que d'empêcher les personnes de dormir, en mettant
dans leur lit un œil d'hirondelle. Que de procurer la stérilité aux femmes, aux cavales,
aux vaches, aux brebis, aux chèvres, etc., afin de causer du dommage à ses ennemis.
Que de faire ce qu'on appelle cheviller (par ce sortilège, on empêche les personnes de
faire leur eau...). Par le même maléfice, les sorciers enclouent aussi et font clocher les
chevaux ; ils empêchent les vaisseaux pleins de vin, d'eau, ou autre liqueur, de
pouvoir être tirés, encore qu'on y fasse une infinité de pertuis. Que de troubler les
esprits des hommes, en sorte qu'ils perdent l'usage de la raison, ou de remplir leur
imagination de vains phantômes, qui les fassent tomber en phrénésie, afin de tirer
avantage de leur malheur, ou de les exposer au mépris des autres. Que de donner la
male-nuit aux hommes et aux femmes (en brûlant un fagot, des chandelles ou en
invoquant une étoile)... Que de faire des imprécations contre quelqu'un en étaignant
toutes les lumières du logis, en tournant le dos aux voisines, en se roulant par terre, et
en récitant le psaume CVIII (CIX aujourd'hui). Que de faire mourir les poux et les
autres vermines qui attaquent l'homme, en se frottant d'eau de puits ou de fontaines
sous les aiselles, et en récitant certaines paroles. »

A la fin de cette longue énumération, J.-B. Thiers ajoute qu'il existe


encore « une infinité d'autres maléfices que les sorciers et les
empoisonneurs employent tous les jours ». Et, vraiment, on n'en finirait
pas de recenser tous les sortilèges mentionnés dans les procès, les
ouvrages de démonologie, les statuts synodaux, les récits de miracles, les
manuels de confession et les traités de théologie morale parvenus jusqu'à
nous. Telle quelle, la liste du curé du Perche constitue en tout cas un
témoignage important sur une culture rurale et magique qui force
constamment les portes de la culture savante. Ici dominent la méfiance et
la vengeance de voisin à voisin. Apparaît aussi la conviction que les
calamités, les maladies, la mort elle-même ne sont pas naturelles, du
moins dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui. Emergent enfin
d'insistantes appréhensions : de la stérilité, de l'impuissance, de la folie,
de la « male nuit », de la perte des récoltes et des troupeaux. Nous voilà
au cœur même de l'univers sans âge de la peur. Une peur partout et
toujours présente parce que la nature n'obéit pas à des lois, que tout y est
animé, susceptible de volitions inattendues et surtout d'inquiétantes
manipulations de la part de celles et de ceux qui ont partie liée avec les
êtres mystérieux qui dominent l'espace sublunaire et sont dès lors
capables de provoquer folie, maladies et tempêtes.
Aussi convient-il de ménager ceux qui détiennent le pouvoir d'agir sur
les éléments et de donner aux pauvres humains santé ou infirmités,
prospérité ou misère. N'en doutons pas : beaucoup d'Européens
d'autrefois ont considéré celui que l'Eglise appelait Satan comme une
puissance parmi d'autres, tantôt bénéfique, tantôt maléfique, suivant
l'attitude adoptée envers lui 205. Luther, dans le Grand Catéchisme, s'en
prend à ceux qui « font alliance avec le diable, afin qu'il leur donne de
l'argent en suffisance ou qu'il favorise leurs amours, préserve leur bétail,
leur restitue leurs biens perdus ». Henri Estienne mentionne en 1566 une
« bonne femme [qui], après avoir donné une chandele à sainct Michel, en
donnait aussi au diable qui estoit avec luy : à sainct Michel, à fin qu'il lui
fist du bien, au diable afin qu'il ne luy fist point de mal ». Un paroissien
d'Odenbach (Allemagne protestante) déclare en 1575, après une récolte
abondante, qu'il croit que c'est le diable qui lui accorde tant de grains. Au
siècle suivant le P. Le Nobletz découvre en Bretagne des populations qui
font des offrandes au Malin parce qu'elles s'imaginent qu'il est l'inventeur
du blé noir. Aussi, après la moisson, les paysans jettent-ils plusieurs
poignées de sarrasin dans les fossés qui bordent les champs où on l'a
récolté « pour en faire présent à celui à qui ils [s'imaginent] en avoir
l'obligation ».
Mécontenter Satan posait donc problème ; et aussi mécontenter des
saints assez puissants pour guérir des maladies, et tout autant, les donner.
Dans l'Occident des XVe-XVIIe siècles, on connaissait — et on redoutait
— une bonne quarantaine de maladies désignées par le nom d'un saint 206,
une même infirmité pouvant être rapportée à plusieurs saints différents.
Les plus craintes, et apparemment les plus fréquentes, étaient le feu
Saint-Antoine (ergotisme gangréneux) ; le mal Saint-Jean appelé aussi
mal Saint-Lou (épilepsie) ; le mal Saint-Acaire dit encore mal Saint-
Mathurin (folie) ; le mal Saint-Roch ou Saint-Sébastien (la peste) ; le mal
Saint-Fiacre (hémorroïdes et fic de l'anus) ; le mal Saint-Maur ou mal
Saint-Genou (la goutte). Très tôt, les récits de miracles avaient insisté sur
les vengeances que des saints outragés étaient capables d'exercer.
Grégoire de Tours raconte qu'un homme, ayant parlé avec mépris de saint
Martin et de saint Martial, devint sourd et muet et mourut fou 207. A l'aube
des Temps modernes, la plupart des gens ne raisonnaient pas autrement
qu'à l'époque de Grégoire de Tours. Un chroniqueur du XVe siècle fait
savoir que le roi d'Angleterre Henry V, après avoir ravagé le monastère
de Saint-Fiacre, près de Meaux, fut frappé du mal Saint-Fiacre décrit ici
comme « un flux de ventre merveilleux, avec hémorroïdes ». Il en
mourut après de cruelles souffrances. « Couché sur son lit de douleur, il
payait le tribut au glorieux confesseur saint Fiacre, comme on disait, et
souffrait le dernier martyre 208. »
Il est possible que les prédicateurs, dans leur zèle, aient renforcé la
croyance aux saints vindicatifs. « Ainsi preschait à Sinays, est-il écrit
dans Gargantua, un caphart que sainct Antoine mettoit le feu es jambes,
sainct Eutrope faisait les hydropiques, sainct Gildas les folz, sainct
Genou les gouttes 209. » Se moquant à maintes reprises de la crainte des
saints malveillants, les humanistes attestent par là même combien elle
était répandue.

Erasme ironise dans un de ses Colloques : " Pierre peut fermer la porte du ciel. Paul
est armé du glaive ; Barthélemy du coutelas ; Guillaume de la lance. Le feu sacré est à
la disposition d'Antoine. ... François d'Assise lui-même, depuis qu'il est au ciel, peut
rendre aveugles ou fous les gens qui ne le respectent pas. Les saints mal honorés
envoient d'horribles maladies 210.» » Un demi-siècle plus tard, Henri Estienne fait écho
à Erasme dans l'Apologie pour Hérodote : « ... Chacun [des] saincts peut envoyer la
mesme maladie de laquelle il peut guarir... Il est vray qu'il y a des saincts plus colères
et plus dangereux les uns que les autres : entre lesquels saint Antoine est le principal,
à cause qu'il brûle tout pour le moindre despit qu'on face à lui ou à ses mignons... Or
peut-on bien dire de ce sainct et de quelques autres des plus colères et des plus
dangereux, ce qu'un poète latin a dict généralement de tous les dieux : Primus in orbe
deos fecit timor211. »

L'inquiétant pouvoir des saints malveillants, le voici encore démontré


de façon exemplaire par l'existence dans le Berry d'une fontaine
consacrée à saint Mauvais, près de laquelle se rendaient et priaient ceux
qui désiraient la mort d'un ennemi, d'un rival en amour ou d'un parent à
succession. Heureusement, non loin de là, s'élevait une chapelle dédiée à
saint Bon212.
Les procès de sorcellerie, les prédications, le catéchisme s'efforcèrent,
avec de plus en plus d'insistance, à partir du XVIe siècle, de faire passer
dans la mentalité collective des campagnes la nécessaire distinction entre
Dieu et Satan, les saints et les démons. Demeurait pourtant la peur des
multiples dangers qui pesaient sur les hommes et la terre d'autrefois. Et
donc continuaient, malgré les autorités religieuses et laïques, des
pratiques suspectes telles que les brandons du premier dimanche de
carême et les feux de la Saint-Jean. Depuis des temps immémoriaux, au
moment où la végétation se ranimait on allumait des feux sacrés — bures
ou brandons — et, la torche en main, on parcourait les campagnes pour
écarter les mauvais génies et conjurer les insectes213. Les rites de la Saint-
Jean apportaient de multiples bienfaits et protections. Les herbes cueillies
durant la nuit du 23 au 24 juin garantissaient pendant un an hommes et
bêtes des maladies et des accidents. La même vertu était attribuée aux
tisons que l'on ramenait chez soi et on croyait aussi, du moins en
Bretagne, que les flammes de ce feu exceptionnel réchauffaient les âmes
des trépassés214. Dans les pays protestants et dans les diocèses catholiques
gouvernés par des évêques rigoristes des interdictions draconiennes
refoulèrent dans la clandestinité ce magisme qualifié de « païen215 ».
Ailleurs, le pouvoir ecclésiastique, dans la continuité d'une longue
tradition, accepta de bénir ces conduites et ces rites antérieurs au
christianisme, se réservant de condamner les pratiques qui tentaient de se
dérober à la surveillance de l'Eglise. D'où un magisme chrétien qui est
resté jusqu'à une époque récente une des composantes majeures de la vie
religieuse de l'Occident. Dans un ouvrage réédité à Venise en 1779
figurent une bonne centaine d'« absolutions, bénédictions, conjurations
[et] exorcismes » se rapportant uniquement à la vie matérielle :
bénédictions des troupeaux, du vin, du pain, de l'huile, du lait, des œufs,
de « toute viande », des vers à soie, des celliers, des granges, du lit
conjugal, du puits nouveau, du sel qu'on donnera aux animaux, de l'air
pour qu'il reste serein, ou apporte la pluie ; conjurations de « la tempête
imminente » et du tonnerre... ; exorcismes contre les vers, les rats, les
serpents et tous animaux nuisibles 216, etc.
Parmi ces derniers, le loup était particulièrement redouté. A preuves
tant de proverbes qui le mentionnent217 : « La male garde paist le loup. »
(La mauvaise garde nourrit le loup.) « C'est une bonne prise que d'un
jeune loup. » « Il n'y a pas de méchant lièvre ni de petit loup. » « Mort
d'un loup, santé de la brebis », etc. L'apparition du loup signifiait souvent
l'installation de la disette : « La faim chasse le loup du bois. » Or, comme
jadis la faim était fréquente dans le monde rural, le loup était tout
ensemble un animal craint, mystérieux (parce qu'il vivait dans les bois) et
terriblement présent. On disait : « Connu comme le loup. » Combien de
lieux-dits, comportant le mot « loup218 » ! Si l'on en juge par les contes et
les fables qui nous en ont répercuté l'écho, le cri « Au loup ! Au loup ! »
retentissait souvent. Il était, à tort ou à raison, le signal évident d'un grand
danger et, en plus d'un cas, de la panique. Pour l'inconscient collectif, le
loup était peut-être « le sombre émissaire du monde chtonien » (Lévi-
Strauss). Au niveau des représentations conscientes il était l'animal
sanguinaire ennemi des hommes et des troupeaux, compagnon de la faim
et de la guerre. Aussi fallait-il constamment organiser des battues
collectives pour le pourchasser. Les documents à cet égard sont légion.
On en retiendra ici simplement deux, significatifs et séparés l'un de
l'autre par le temps et l'espace. En 1114, le synode de Saint-Jacques-de-
Compostelle décide que chaque samedi, à l'exception des veilles de
Pâques et de Pentecôte, aura lieu une chasse aux loups. Prêtres, nobles et
paysans qui ne seront pas pris par des occupations urgentes devront y
participer. Le prêtre qui s'en sera dispensé sans avoir l'excuse de la visite
aux malades paiera cinq sous d'amende. Le noble défaillant aussi. Le
paysan donnera un sou ou un mouton219. En 1696, l'abbé de Saint-Hubert,
dans le Luxembourg, promulgue une ordonnance où on lit :

« Informé des dégâts que les loups font chaque année dans les troupeaux de notre
terre et dans les sauvagines de notre chasse, nous ordonnons à nos mayeurs et
lieutenants de commander les habitants de leur ressort pour aller à la chasse aux loups
tant et quante fois que le temps se trouvera propre pendant l'hyver de cette année
1696220. »
Encore au XIXe siècle, des chasses collectives aux loups étaient
organisées dans le bas Berry. A la fin de la Première Guerre mondiale, le
département de l'Indre restait pour eux une région de passage221.
En France, la peur du loup ne fut jamais aussi forte qu'à la fin des
guerres de Religion. Les dévastations, l'abandon des cultures là où les
armées étaient passées, les disettes de la dernière décennie du XVIe siècle
eurent pour conséquence une véritable invasion de loups attestée
notamment par P. de L'Estoile : « La guerre estant finie entre les hommes,
écrit-il en juin 1598, commença celle des loups entre eux. Principalement
en la Brie, Champagne et Bassigny on contoit de cruels faits par lesdits
loups222. » En Bretagne, rapporte vers les mêmes moments le chanoine
Moreau, « C'est chose horrible à réciter ce qu'ils faisaient de maux »,
envahissant les rues de Quimper, tuant bêtes et gens en pleine rue, les
attaquant à la gorge « pour les empêcher de crier, et, s'ils avoient loisir,
ils savoient dépouiller sans endommager les habits ni leurs chemises
même, qu'on trouvoit tout entiers auprès des ossements des dévorés »...
Ce qui, ajoute l'auteur, « augmentoit de plus en plus l'erreur des simples
de dire que ce n'étoient point loups naturels, mais loups-garous ou
soldats, ou sorciers transformés223 ». Quelques années plus tard la
situation n'est pas moins inquiétante en Languedoc, à en juger par l'arrêt
du 7 janvier 1606 prononcé par le parlement de Toulouse :

« Veu la requeste presantée par le procureur général du roy concernant les murtres
et ravaiges faictz par les loups et bestes sauvaiges ayant tué plus de cinq cents
hommes, femmes et petitz enfans depuis troys mois dans les séneschaussées de
Tholose et Lauraguois, mesme dans le gardiage et faulxbourgz dudict Tholose, la
court enjoint à tous officiers du roy... d'assembler les habitants des lieux et faire
chasser les loups et austres bestes sauvaiges 224... »

Ce n'est donc point hasard si, au tournant du XVIe et du XVIIe siècle,


les démonologues français ont abondamment disserté de la lycanthropie
et les tribunaux tant condamné de sorciers accusés de cannibalisme 225.
Des hommes pouvaient-ils se transformer en loups dévorants ? Ou ceux-
ci devenaient-ils l'objet d'une possession démoniaque ? Ou encore, des
sorciers prenaient-ils, grâce au diable, une apparence de loups,
assouvissant alors leurs instincts sanguinaires ? Les opinions étaient
partagées, mais non la certitude millénaire que le loup est un animal
satanique. Quant au terme « loup-garou » d'origine germanique, et attesté
dans toute l'Europe, il signifie « homme-loup », et traduit bien quelle
était la conviction profonde des paysans. Encore à la fin du XVIIe siècle,
dans le Luxembourg, les injures « loup-garou » ou « louve-garoue »
étaient prises très au sérieux et donnaient lieu à réparation publique 226.
Il convenait donc d'employer des armes exceptionnelles contre un
animal infernal qui, croyait-on, attaquait de préférence les femmes
enceintes et les enfants en train de jouer à quelque distance de la maison
paternelle. Tel était précisément le comportement de la « beste » qui,
dans les années 1760, répandit la peur en Gévaudan. Une gravure du
temps la décrit comme un animal qui « ressemble à un loup excepté qu'il
n'a pas les jambes si longues » et il est probable qu'on dut prendre
souvent des loups pour cette bête mystérieuse. L'affolement qu'elle
provoqua ne fut que l'exagération, à un certain moment et dans une
région déterminée, de la peur traditionnelle du loup — un animal contre
lequel les armes de la religion n'étaient pas de trop. Contre lui, on
invoquait saint Loup en raison de son nom, ou saint Hervé en Bretagne.
On trempait des balles de fusil dans l'eau bénite. On récitait la « patenôtre
du loup » dont le curé Thiers nous a donné une des nombreuses variantes
: « Au nom du père +, du fils +, du saint-esprit + ; loups et louves, je
vous conjure et charme, je vous conjure au nom de la très-sainte et
sursainte comme Notre-Dame fut enceinte, que vous n'ayez à prendre ni
écarter aucune des bêtes de mon troupeau, soit agneaux, soit brebis, soit
moutons..., ni à leur faire aucun mal 227. » J.-B. Thiers rejetait cette prière
parce qu'elle n'avait pas l'aval de l'Eglise et parce qu'elle utilisait un
procédé magique de conjuration par « similarité » (de même que la
Vierge fut enceinte, puisse de même le troupeau être protégé). Mais
subsistait la pressante demande de populations qui avaient besoin d'être
sécurisées. Le protestantisme refusa d'accéder à cette interpellation
populaire. Le catholicisme, en revanche, continua finalement d'y
répondre, moyennant certaines précautions.
L'étroite relation entre peur et religion de la terre christianisée, la voici
encore clairement exprimée dans cette humble prière adressée en plein
XIXe siècle à saint Donat, un martyr romain que son nom faisait invoquer
contre le tonnerre et les intempéries :

« Glorieux saint qui, par le martyre que vous avez souffert, avez le bonheur de
posséder Dieu, de chanter ses louanges avec ses anges et archanges, de participer au
bonheur éternel et spirituel, nous vous intercédons et supplions de vouloir bien être
auprès du Sauveur Jésus-Christ notre interprète, que, par sa grâce toute puissante, il
nous préserve des terribles malheurs de la grêle, de l'orage, des tempêtes, des funestes
effets du tonnerre et autres fléaux destructeurs ; que, par votre sainte et puissante
protection, Dieu nous accorde la grâce d'être préservés de toutes les intempéries
contraires aux saisons et à toutes les productions de la terre, nos plus grandes
richesses si nécessaires en même temps à notre existence, de la peste de nos
troupeaux, également de nos moissons, récompenses que vous accordez au cultivateur
pour prix de ses veilles et de ses sueurs ; enfin que nos maisons restent immobiles à
toutes destructions affligeantes pour nous autres malheureuses créatures ; accordez-
nous, Seigneur, toutes ces grâces par votre saint pouvoir et par l'intercession de votre
bien-aimé et fidèle serviteur saint Donat. Ainsi soit-il. Réciter à l'intention du
bienheureux martyr sept Pater matin et soir et sept Ave. »

Cette prière est à rapprocher de mille autres pratiques jadis très


répandues : les sonneries de cloches durant l'orage, la plantation des croix
de carrefours pour qu'elles protègent de la grêle les champs voisins, le
port de talismans et de « brevets » — souvent un court fragment du
prologue de l'Evangile de saint Jean, etc. On comprend, dans ces
conditions, que les populations rurales aient vu dans le prêtre celui qui,
doté par l'Eglise de pouvoirs exceptionnels, pouvait écarter d'un terroir
grêles et tempêtes — manifestations évidentes de la colère divine. Dans
le diocèse de Perpignan, en avril 1663, l'autorité épiscopale, cédant de
toute évidence aux pressions publiques, crut devoir rappeler aux curés
l'impérieux devoir de rester dans leur paroisse à la saison des orages :
« Sachez que le discret procureur fiscal de la présente cour ecclésiastique nous a
exposé que depuis longtemps on voit de notables démonstrations d'après lesquelles
Dieu, Notre-Seigneur, serait indigné et offensé par les nombreux péchés et offenses
qui se commettent contre Sa Divine Majesté. Par lesquelles nous avons chaque jour
des signes indiquant qu'il voudrait nous châtier par la perte des fruits de la terre, par
les imminentes chutes de grêle, tempêtes et bourrasques causant une notable pénurie
et stérilité dans le présent diocèse, et autres gravissimes préjudices, assez notoires et
manifestes ; et que la sainte Eglise, très pieuse mère, désirant apaiser l'ire et
l'indignation divines, a introduit différents remèdes, comme la sonnerie des cloches,
les saints exorcismes et bénédictions, et autres oraisons et prières. Malgré cela, on a
vu que les personnes que cela concernait et à qui il appartenait de le faire auraient été
négligentes à accomplir lesdites obligations.
« A cela il est de notre charge de pourvoir par un remède convenable, afin d'éviter
de semblables et plus grands préjudices et inconvénients ; et ainsi par la teneur de la
présente, à vous et à chacun de vous, à l'instance du procureur fiscal, pour première,
deuxième, troisième canonique et péremptoire monition, nous disons que, tout le
temps que les fruits de la terre seront en péril d'être détruits et ruinés par des chutes de
grêle et autres tempêtes et bourrasques, vous fassiez continue et personnelle résidence
dans vos églises et paroisses, et que vous ne vous éloigniez d'elles en aucune manière,
sinon lorsqu'il se présenterait quelque nécessité ; et toujours, lorsque vous verrez des
signes de semblables tempêtes et bourrasques, ayez soin de les exorciser et bénir par
le signe de la très sainte croix, sonnant les cloches et utilisant les autres remèdes que
dans un pareil but notre sainte mère l'Eglise a introduits ; et vous accomplirez cela
sous peine de dix livres d'amende, d'excommunication majeure et autres peines,
imposables selon notre jugement, et selon le dommage causé par votre négligence 228...
»

Que signifiaient tant de précautions et de protections, sinon que le


futur prochain apparaissait, autrefois, chargé de menaces et rempli de
pièges et qu'il convenait de se prémunir à tout instant contre les unes et
les autres ? D'où la nécessité d'interroger et d'interpréter certains signes
en tentant, grâce à eux, de connaître l'avenir à l'avance. La « divination »,
en son sens le plus large, était — et est encore pour ceux qui la pratiquent
— une réaction de peur devant demain. Dans la civilisation d'autrefois,
demain était plus objet de crainte que d'espérance.
L'astrologie n'est qu'un des secteurs de la divination. Mais c'est celui
dont la culture écrite a le plus parlé. L. Aurigemma rappelle qu'en 1925
on avait dénombré en Allemagne 12 563 manuscrits, échelonnés du Xe au
XVIIIe siècle, se rapportant à l'astrologie 229. Ce chiffre serait peut-être à
décupler si l'on opérait le même travail pour l'Europe entière. Tout au
long de l'histoire chrétienne le discours théologique s'est efforcé de
distinguer astrologies licite et illicite. Saint Augustin admet que les
étoiles peuvent être « les signes annonciateurs des événements, mais elles
ne les parachèvent pas ». Car « si les hommes agissent sous la contrainte
céleste, quelle place reste-t-il au jugement de Dieu qui est le maître des
astres et des hommes ? » (Confessions, V, chap. Ier.) Pour saint Thomas, il
importe non seulement de sauvegarder la liberté de Dieu, mais aussi celle
de chacun d'entre nous. Il n'y a aucun péché, écrit-il, à user de l'astrologie
« pour prévoir des effets d'ordre corporel : tempête ou beau temps, santé
ou maladie, abondance ou stérilité des récoltes, et tout ce qui dépend
pareillement des causes corporelles et naturelles. Tout le monde s'en sert :
les cultivateurs, les navigateurs, les médecins... Mais la volonté humaine
n'est pas soumise à la nécessité astrale ; sinon on ruinerait le libre arbitre
et du même coup le mérite » (Somme théologique, IIa-IIae, question 95).
Cette distinction est reprise par Calvin, mais avec un accent très
augustinien sur la toute puissance divine. Il oppose donc l'astrologie «
naturelle », fondée « sur la convenance entre les étoiles ou planètes et la
disposition des corps humains, « à l'astrologie bâtarde » qui cherche à
deviner ce qui doit advenir aux hommes et « quand et comment ils
doivent mourir ». Empiétant sur le domaine de Dieu, celle-ci est «
superstition diabolique..., sacrilège énorme et détestable (Advertissement
contre l'astrologie qu'on appelle judiciaire230...).
Les clarifications des théologiens se sont longtemps heurtées en
pratique, et même au niveau culturel le plus élevé, à l'idée que l'on se
faisait de l'univers conçu comme totalement vitalisé. Pour les
contemporains de Ficin et encore d'A. Paré et de Shakespeare, rien n'est
véritablement matière et il n'existe pas de différence de nature entre
causalité des forces matérielles et efficacité des forces spirituelles, celles-
ci expliquant notamment les mouvements planétaires. Chaque destin se
trouve pris dans un tissu d'influences qui, d'un bout à l'autre du monde,
s'attirent et se repoussent. De plus, l'homme est entouré d'une foule
d'êtres mystérieux et légers, le plus souvent invisibles, qui croisent sans
arrêt la route de sa vie. Ces deux axiomes de la science d'autrefois ont été
exprimés avec beaucoup de netteté par Paracelse :

« Dieu a peuplé les quatre éléments de créatures vivantes. Il a créé les nymphes, les
naïades, les mélusines, les sirènes pour peupler les eaux ; les gnomes, les sylphes, les
esprits des montagnes et les nains pour habiter les profondeurs de la terre ; les
salamandres vivant dans le feu. Tout procède de Dieu. Tous les corps sont animés d'un
esprit astral duquel dépendent leur forme, leur figure et leur couleur. Les astres sont
habités par des esprits d'un ordre supérieur à notre âme, et ces esprits président à nos
destinées... Tout ce que le cerveau conçoit et accomplit procède des astres 231... »

Tel n'était pas, bien sûr, la doctrine des autorités religieuses ni le


sentiment de Montaigne. Mais, dans l'ensemble, la Renaissance,
s'appuyant sur une longue tradition, pensa comme Paracelse. D'où
l'embarras des rédacteurs de pronostications et almanachs — prudents
parce que surveillés par l'Eglise et l'Etat, mais, inversement, sollicités de
répondre à la forte demande du public (on connaît une centaine de livrets
de prédictions français du XVIe siècle 232. Souvent ils se tiraient d'affaire,
sincèrement sans doute, en conciliant omnipotence divine et puissance
des étoiles. Dieu, disent tels d'entre eux, est le « souverain Seigneur
omnipotent », et donc le créateur et « dominateur » des astres. Mais,
d'autre part, il « a créé les cieulx et les elemens pour nostre utilité ». « Il a
enclavé les estoilles au ciel pour nous servir de signes, moiennant
lesquels nous est loisible préjuger quelque chose de futur en l'estat des
hommes, des royaumes, de la religion et police d'iceux ». En regard de
cette « pronostication » de 1568, on peut placer un texte de Charité
Pirkheimer, clarisse de Nuremberg, qui écrivit dans ses Mémoires:

« Je rappelle tout d'abord la prédication faite, il y a bien des années, d'un


cataclysme qui bouleverserait, en l'an du Seigneur 1524, tout ce qui se trouve sur la
surface de la terre. Jadis on avait cru que cette prophétie se rapportait à un déluge. Les
faits ont démontré depuis, que les constellations avaient annoncé en réalité des
malheurs sans nombre [à la suite de la Réforme], des misères, des angoisses, des
troubles suivis de sanglants carnages 233. »
La conviction qu'expriment en commun ces deux documents, si
différents l'un de l'autre, a été pendant des siècles répandue à tous les
étages de la société. D'où la terreur que suscitaient les phénomènes
célestes inhabituels, y compris l'arc-en-ciel. Des perturbations dans le
firmament et plus généralement toute anomalie dans la création ne
pouvaient laisser présager que le malheur. Annonçant à un correspondant
la mort du prince-Electeur de Saxe (mai 1525), Luther lui donnait cette
précision : « Le signe de sa mort fut un arc-en-ciel que nous avons vu,
Philippe [Melanchthon] et moi, dans la nuit l'hiver dernier, au-dessus de
la Lochau, et aussi un enfant né ici à Wittenberg sans tête, et encore un
autre avec les pieds à l'envers 234. » Les populations craintives guettaient
le paysage céleste et y découvraient toutes sortes de figures inquiétantes.
Les « canards » des XVIe-XVIIe siècles sont pleins de ces histoires
incroyables où prodiges célestes et terrestres sont souvent associés :

« Le terrible et merveilleux signe qui a este veu sur la ville de Paris, avecque vent,
grand clarte et lumière, tempeste et fouldre, et aultre signe [21 janvier 1531]. »
« Les nouvelles et merveilleux signes advenus au royaulme de Naples de trois
soleils qui ce sont apparuz environ IV heures du matin [août 1531]. Et aussi une
femme aagee de IIII.XX et VIII ans [88 ans], laquelle a eu enfant. Aussi une jeune
folle de lage de sept ans laquelle gecte eau claire par ses mamelles. »
« Du serpent ou dragon volant, grand et merveilleux, apparu et veu par un chacun
sur la ville de Paris, le mercredi XVIII febvrier 1579, depuis deux heures apres midi,
jusques au soir. »
Le terrible et espouvantable dragon apparu sur l'isle de Malte, lequel avoit sept
testes, ensemble les hurlements et cris qu'il faisoit, avec la grande confusion du peuple
et de l'isle, et du miracle qui s'en est ensuivy, le 15 décembre 1608 235. »

Les comètes étaient évidemment redoutées et créaient un effroi


collectif. Aussi sommes-nous amplement renseignés sur les comètes qui
affolèrent les populations en 1527, 1577, 1604, 1618 : à preuves ces titres
de journaux et traités :
« La terrible et espoventable comete laquelle apparut le XI doctobre lan
MCCCCC.XXVII. en Westrie region Dalemaigne. Item le merveilleux brandon de feu
qui quasi traversa toute la France et terrible bruit qu'il fist en passant dessus Lyon le V.
davril. MCCCCCXXVIII. Item la pluye de pierres laquelle se fist es parties Dytalie le
mesme jour et heure que le dessus [dit] brandon de feu fut veu passer par dessus Lyon.
»
« Discours sur ce que menace advenir la comete apparüe à Lyon le 12 de ce mois de
novembre 1577... par M. François Jundini grand' astrologue et mathematicien 236. »

Les malheurs présagés par les comètes étaient décrits à l'avance par de
nombreuses prophéties. Voici quelques-unes de celles qui circulèrent en
Allemagne protestante en 1604 :

« La nouvelle comète qui brille au ciel depuis le 16 septembre 1604 nous annonce
que le temps est proche où l'on ne trouvera plus une maison, pas un seul refuge où l'on
n'entende des plaintes, des lamentations, des cris de détresse car de terribles calamités
vont fondre sur nous ! La comète présage surtout la persécution et la proscription des
prêtres et des religieux. Les jésuites sont particulièrement menacés de la verge du
Seigneur. Dans peu de temps la disette, la famine, la peste, de violents incendies et
d'horribles assassinats jetteront l'épouvante dans toute l'Allemagne. » (Prophétie de
Paulus Magnus237.)
« Cette étoile prodigieuse nous présage de bien plus terribles calamités qu'une
simple comète, car elle surpasse en grandeur toutes les planètes connues, et n'a pas été
observée par les savants depuis le commencement du monde. Elle annonce de grands
changements dans la religion, puis une catastrophe sans précédent qui doit atteindre
les calvinistes, la guerre turque, de terribles conflits entre les princes. Des séditions,
des assassinats, des incendies nous menacent et sont à notre porte. » (Prophétie
d'Albinus Mollerus 238.)

Les hommes d'Eglise ne manquaient pas de saisir l'occasion de ces


signes célestes pour conduire les chrétiens à la pénitence par l'annonce de
châtiments prochains. Mais, de toute évidence, eux-mêmes partageaient
les craintes du peuple, qui étaient aussi celles des chefs d'Etat.
L'apparition de la comète de 1577 épouvanta tellement l'électeur Auguste
de Saxe qu'il demanda au chancelier Andreae et au théologien Selnekker
de composer des prières liturgiques spéciales et ordonna de les faire
réciter dans toutes les paroisses de son Etat 239.
Les éclipses, elles aussi, inquiétaient les populations. Celle du soleil le
12 août 1654 suscita une véritable panique européenne parce que des
écrits astrologiques avaient multiplié auparavant de sombres prédictions.
Elles se fondaient sur la présence du soleil, au moment de l'éclipse à
venir, dans le signe igné du Lion et sur sa proximité avec Saturne et
Mars, planètes maléfiques240. En Bavière, en Suède, en Pologne et, bien
entendu, en France, rares furent les gens lucides qui gardèrent leur sang-
froid et nombreux ceux qui crurent à l'imminence de la fin du monde. Un
gentilhomme huguenot de Castres nota dans son livre de raison :

« Le 12 aoust, matin, pendant qu'on estoit au presche advint une eclipse de soleil
fort petite, contre les prognostications des astrologues qui la faisoient fort grande,
avec des presages funestes de ses effects, en telle sorte qu'on n'a jamais attendu une
eclipse avec plus de consternation et d'effroy de la plupart du monde qui s'enfermoit
dans les maisons avec feux et parfums. Pour faire paroistre comme nous [les
réformés] debvions estre exempts de craintes soubs la protection de Dieu, je montai à
cheval pendant l'éclipse 241... »

Témoignage concordant dans La Chorographie ou Description de


Provence... du théologien et historien Honoré Bouché :

« A l'occasion d'une éclipse qui arriva sur les neuf ou dix heures du matin le 12. du
mois d'aoust, il se fit de plus grandes sottises, non seulement en Provence, mais
encore par toute la France, l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne, qu'on ait jamais entendu
raconter. Quelques-uns ayant fait courir le bruit que quiconque se trouveroit en la
campagne au point de l'eclipse, ne passeroit pas la journée, donnèrent occasion aux
plus crédules de se tenir enfermez dans leurs chambres. Les médecins même
authorisèrent ces fadaises, obligeant de tenir les portes et les fenêtres fermées, et de
n'avoir dans les chambres autre clarté que celle des chandelles..., et sur le bruit qui
couroit qu'en ce jour-là tout le monde devoit perir, on ne vit jamais tant de
conversions, tant de confessions générales et tant d'actes de pénitence : les confesseurs
eurent grand employ durant plusieurs jours auparavant, et dans cette fiction et peur
imaginaire, la seule Eglise profita dans les folies du peuple. Je n'approuve pas
pourtant ce qui se fit dans beaucoup d'églises de cette province, où l'on dit que le saint
sacrement fut tout ce jour-là exposé en évidence : les ecclésiastiques ayant approuvé
par une telle action la folle créance du petit peuple 242. »

Sur l'affolement des Lyonnais en 1654, consultons encore Le Tombeau


de l'astrologie (1657) du jésuite Jacques de Billy. Rappelant les
prédictions terrifiantes qui avaient précédé l'éclipse, il raconte
ironiquement qu'elles avaient jeté

« un tel effroy dans les cœurs que mesme quelques uns d'entre les sages sentirent
leur constance ébranlée ; chascun couroit au tribunal de la confession pour expier ses
péchés et il arriva là dessus une chose plaisante dans la ville de Lyon, car un curé
voyant qu'il estoit accablé par ses paroissiens, qui le demandaient en foule pour se
confesser, fut contraint de monter en chaire, et d'advertir le peuple qu'il n'avoit que
faire de tant se presser parce que l'archevesque avoit différé la solennité de l'éclipse
jusques au dimanche suivant243. »

La frayeur provoquée par l'éclipse de 1654 a une cause particulière : de


savants astrologues avaient calculé que le déluge s'étant produit en 1656
avant J.-C., la fin du monde adviendrait symétriquement 1 656 ans après
la naissance du Sauveur ; l'éclipse marquerait donc le début du
cataclysme final. Mais une telle « pronostication » n'aurait pu être
proposée aux populations sans l'immense inquiétude que créait à chaque
fois l'apparition d'un phénomène céleste tant soit peu inhabituel et sans la
croyance très ferme que les étoiles tout ensemble commandent le destin
des hommes et annoncent les décisions divines.

La croyance au pouvoir des étoiles s'accrut dans la culture dirigeante


après le XIIIe siècle 244. Le retour progressif à l'Antiquité et à la magie
hellénistique, la traduction par Ficin des écrits hermétiques, la diffusion
du Picatrix a, la remise en circulation des ouvrages de l'astrologue latin
Firmicus Matemus — ces quelques indications choisies entre beaucoup
d'autres — provoquèrent un intérêt nouveau pour les puissances astrales,
un intérêt que l'imprimerie décupla. Entra aussi en ligne de compte la
crise de l'Eglise à partir du Grand Schisme. La contestation des structures
ecclésiastiques et les heurts doctrinaux créèrent un doute, une insécurité
et un vide dont profita le nouvel essor de l'astrologie. Celle-ci, avec Nifo,
Pomponazzi et Cardan, ne craignit pas de dresser l'horoscope des
religions — Christianisme inclus. Envahissant les consciences,
investissant le savoir, elle signifia peut-être par ce nouveau triomphe que
la peur des étoiles redevenait plus forte que l'espérance chrétienne — cela
notamment dans les milieux cultivés de l'Italie de la Renaissance. De
l'intense attention qu'on lui accorda, témoignent les fresques des palais
italiens — à Ferrare, à Padoue, à Rome — et, en général, l'iconographie
et la poésie que la Renaissance a consacrées aux planètes. Témoignent
aussi de multiples faits rapportés par les chroniques 245. A l'époque de la
Renaissance, dans le pays le plus « éclairé » d'Europe — l'Italie —,
l'astrologie est souveraine. Pour toute entreprise importante — guerre,
ambassade, voyage, mariage —, les princes et leurs conseillers consultent
les étoiles246. On demande à Marsile Ficin d'indiquer la date la plus
propice pour le début des travaux du palais Strozzi. Jules II, Léon X et
Paul III fixent le jour de leur couronnement, de leur entrée dans une cité
conquise ou d'un consistoire en fonction de la carte du ciel. Hors de la
Péninsule, mais peut-être à cause de l'exemple italien, on se comporte, et
on se comportera encore longtemps de la même façon. Louise de Savoie,
mère de François Ier, prend comme astrologue Cornelius Agrippa, célèbre
magicien, et Catherine de Médicis écoute Nostradamus. En 1673, Charles
II d'Angleterre interroge un astrologue pour savoir quand il doit
s'adresser au Parlement. Vingt-cinq ans plus tôt, le « niveleur » William
Overton avait demandé à un connaisseur des étoiles s'il devait déclencher
une révolution en avril 1648. John Locke lui-même croira que les herbes
médicinales doivent être cueillies à des moments précis qu'indique la
position des astres247. Si tel était le comportement, à la fin du XVIIe siècle,
de l'auteur du Christianisme raisonnable, on devine quelle pouvait être
l'influence de l'astrologie — et donc combien grande était la peur des
étoiles — à l'époque de Shakespeare. Selon K. Thomas, en Angleterre,
elles ne furent jamais aussi évidentes, en particulier à Londres, qu'au
temps d'Elisabeth. Les astrologues auraient profité, outre-Manche, de la
dévaluation du clergé provoquée par la répudiation du Catholicisme.
Toutefois la méfiance à l'égard de la lune, liée à la peur de la nuit dont
il sera question au chapitre suivant, n'a-t-elle pas été plus ancienne et plus
générale que la science des astrologues ? En tout cas, de nombreuses
civilisations d'autrefois ont attribué aux phases de la lune un rôle décisif
sur le temps ainsi que sur la naissance et la croissance des humains, des
animaux et des plantes. Dans l'Europe du début des Temps modernes,
proverbes et almanachs français rappellent comment composer avec cet
astre capricieux et inquiétant et comment interpréter ses formes et ses
couleurs :

Au cinq de la lune on verra quel temps tout le mois donnera... La lune est périlleuse
au cinq, au quatre, six, huict et vingt... la lune pasle fait la pluye et la tourmente,
l'argentive, temps clair et la rougeastre vente248.
Lune en decours ne seme point, ou rien ne viendra bien à point. Au plain
mesmement de la lune, ne seme jamais chose aucune249.

Ces avis valaient aussi pour les paysans anglais, auxquels les auteurs
de traités d'agriculture de la fin du XVIe siècle conseillaient de récolter
quand la lune décroît et de semer en sa phase de croissance250. Les
Européens de la Renaissance tenaient compte des phases de la lune pour
beaucoup d'autres opérations : se couper les cheveux ou les ongles,
prendre une purgation, pratiquer une saignée, partir en voyage, acheter ou
vendre, voire commencer un enseignement251. Dans l'Angleterre du XVe
siècle, c'était encore une imprudence de se marier — ou d'aller habiter
une nouvelle maison — quand la lune décroissait. L'Eglise médiévale
avait en vain lutté contre ces deux croyances 252. Ces comportements
magiques s'enracinaient dans l'expérience millénaire d'une civilisation
rurale. Mais ils avaient été théorisés par l'astrologie savante plus que
jamais en honneur à l'époque de Luther et de Shakespeare. Encore en
1660, un expert anglais assurait qu'un enfant né au moment de la pleine
lune ne serait jamais bien portant 253. Les gens instruits savaient que la
lune contrôle la physiologie féminine et plus généralement l'humidité du
corps humain ; elle gouverne donc le cerveau, la partie la plus humide de
notre être, et est ainsi responsable de la démence des tempéraments «
lunatiques254 ». L'expression savante de la crainte ancestrale de la lune, la
voici encore évidente dans les avis donnés à son fils par William Cecil,
ministre des Finances d'Elisabeth Ire, qui recommandait une particulière
prudence le premier lundi d'avril (anniversaire de la mort d'Abel), le
second lundi d'août (destruction de Sodome et Gomorrhe) et le dernier
lundi de décembre (jour de la naissance de Judas). K. Thomas reconnaît
dans l'énumération de ces trois interdits (encore respectés par certains
Anglais du XIXe siècle) la version déformée et « biblicisée » d'un conseil
formulé par Hippocrate qui désignait comme impropres pour les saignées
les calendes d'avril et d'août ainsi que le dernier jour de décembre, ces
tabous ayant été transmis à la civilisation médiévale notamment par
Isidore de Séville255.
Raisonner sur le pouvoir sinon de la lune, du moins de la plupart des
autres astres, établir un horoscope et donner des consultations fondées sur
la connaissance de la carte du. ciel nécessitaient un niveau d'instruction
que ne pouvaient avoir les devins et les devineresses des villages,
lesquels devaient pourtant répondre aux interrogations inquiètes des gens
des campagnes. Et il paraît certain que, même si le crédit de l'astrologie
s'est accru à la Renaissance dans les villes et auprès des élites, les
multiples pratiques populaires de divination avaient continué, égales à
elles-mêmes en quantité et en qualité, au long d'une immense durée qui
plonge en amont dans la nuit des temps et conduit en aval jusqu'au seuil
de l'âge contemporain. Aussi les directives de l'Eglise, qui visaient
plusieurs publics à la fois et plusieurs niveaux culturels, mais
s'adressaient notamment aux pasteurs chargés des populations rurales,
traitaient-elles autant et plus des autres formes de divination que de
l'astrologie elle-même. A cet égard encore, le livre de J.-B. Thiers
constitue un témoignage ethnographique d'une exceptionnelle
importance. Car ses énumérations, rédigées il est vrai, dans un langage
savant, laissent apercevoir la diversité des méthodes par lesquelles, à
l'étage le plus quotidien et le plus humble, on tentait de conjurer la peur
de ce qui est caché soit dans le présent soit dans le futur, la divination
rendant ce double service.

J.-B. Thiers applique donc sa condamnation « de la divination en général..., à


chaque espèce de divination en particulier : à la nécromancie, nécyomancie, nécie ou
sciomancie, qui se fait en appelant les manes ou les ombres des morts qui paroissent
ressuscités ; à la géomancie qui se fait par les signes de la terre ; à l'hydromanciè qui
se fait par les signes de l'eau ; à l'aéromancie qui se fait par les signes de l'air ; à la
pyromancie qui se fait par les signes du feu ; à la lécanomancie qui se fait par un
bassin ; à la chyromancie ou inspection des traits des mains ; à la gastromancie qui se
fait par des vases de verre ronds ; à la métoposcopie, ou inspection des traits du front ;
à la crystallomancie qui se fait par le crystal ; à la cléromancie qui se fait par le sort ; à
l'onychomancie qui se fait par l'huile et la suie sur l'ongle ; à la coscinomancie qui se
fait par le crible ou le sas ; à la bibliomancie qui se fait par un livre et particulièrement
par le psautier ; à la céfalaionomancie qui se fait par la tête d'un âne ; à la
capnomancie qui se fait par la fumée ; à l'axinomancie qui se fait par les haches ; à la
botanomancie qui se fait par les herbes ; à l'ichtyomancie qui se fait par les poissons ;
à celles qui se font ou par l'astrolabe, ou par le dévidoir, ou par le laurier, ou par le
trépié, ou par l'eau bénite, ou par les serpens, ou par les chèvres, ou par la farine ou
l'orge, ou par la saliation qui n'est autre chose que le remuement et le tressaillement
des yeux ; ou à la catoptromancie qui se fait par des miroirs ; ou à la dactyliomancie
qui se fait par des anneaux. »

Dans la suite de son propos, J.-B. Thiers condamne naturellement toute


divination par les songes, par le vol, les cris et les comportements des
animaux, et par les présages, bons ou mauvais, tirés de rencontres et
d'événements fortuits. De toutes ces pratiques, écrit-il, « il n'y en a pas
une qui soit exempte de péché256 ».
Résumons d'un mot ce catalogue et tout ce qu'il sous-entend : autrefois
la peur était partout — à côté de soi et devant soi.
a Ce manuel de magie, composé en arabe au Xe siècle grâce à des matériaux hellénistiques et
orientaux et traduit en espagnol au XIIIe siècle, contribua grandement à la fortune nouvelle de
l'astrologie. Le titre latin Picatrix paraît être une déformation d'Hippocrate.
2.

Le passé et les ténèbres

1. Les revenants

Autrefois, le passé n'était pas vraiment mort et pouvait à tout moment


faire irruption, menaçant, à l'intérieur du présent. Dans la mentalité
collective, souvent la vie et la mort n'apparaissaient pas séparées par une
coupure nette. Les trépassés prenaient rang au moins pendant un certain
temps parmi ces êtres légers mi-matériels, mi-spirituels dont même l'élite
du temps peuplait avec Paracelse les quatre éléments257. Le médecin
allemand Agricola, auteur du célèbre De re metallica (publié en 1556),
assurait que plusieurs sortes d'esprits vivent dans les galeries souterraines
: les uns, inoffensifs, ressemblent à des nains ou à de vieux mineurs avec
tablier de cuir autour des reins ; mais les autres, qui prennent parfois la
forme de chevaux fougueux, maltraitent, chassent ou tuent les ouvriers.
A. Paré a consacré un chapitre entier de son livre, Des monstres, à
prouver que « les démons habitent les carrières ». Ronsard s'étend
longuement dans l'Hymne des daimons sur les êtres à la fois immortels
comme Dieu et « pleins de passions » comme nous qui parcourent
l'espace sublunaire. Les uns sont bons et « viennent à l'air ... // Pour nous
faire savoir la volonté des Dieux ». Les autres au contraire apportent à la
terre : « Pestes, fièvres, langueurs, orages et tonnerre. Ils font des sons en
l'air pour nous espouvanter 258. » Ils annoncent les malheurs et sont les
hôtes des maisons hantées. L. Febvre a montré avec raison que Rabelais,
lui aussi, adhérait à cette vision animiste de l'univers 259, alors partagée et
vécue et par les hommes les plus cultivés et par les populations les plus
archaïques d'Europe.
Dans un tel contexte, la conception de l'Eglise d'une séparation
radicale de l'âme et du corps au moment de la mort ne pouvait progresser
que lentement. Encore au XVIIe siècle, de nombreux juristes dissertent
sur les cadavres qui se mettent à saigner en présence de l'assassin désigné
ainsi à la justice. Le théologien frère Noël Taillepied, qui publie en 1600
un Traicté de l'apparition des esprits..., enseigne catégoriquement : « Si
un brigand s'approche du corps qu'il aura occis, le mort commencera à
escumer, suer et donner quelque autre signe 260. » Il invoque à ce sujet
l'autorité de Platon, de Lucrèce et de Marsile Ficin. Le médecin Félix
Platter voit la chose se faire à Montpellier en 1556. Au premier acte de
Richard III, Shakespeare fait passer le cortège funèbre de Henri VI
devant le meurtrier. Arrivé devant celui-ci, le cadavre saigne. Jobé-Duval
assure qu'à la veille de la Révolution certains tribunaux de Bretagne
accordaient encore foi aux « cruantations » des victimes. Avec raison H.
Platelle261 rapproche cette ordalie d'autres indications qui, toutes, attestent
le caractère flottant dans l'univers mental d'autrefois de la frontière entre
la vie et la mort : les reliques perpétuaient sur terre l'existence de défunts
privilégiés, les saints ; et ceux-ci étaient habilités à posséder. Des
cadavres, dans le droit germanique, pouvaient agir en justice. Un adage
connu disait « Le mort saisit le vif », car, par l'héritage qu'il laissait, il
avait prise sur les vivants. Mais le mort pouvait saisir le vif d'une autre
façon. Les danses macabres mettaient en effet en scène l'invincible
squelette qui entraîne de force dans sa funèbre ronde des gens de tout âge
et de toute condition. Enfin, dans tout l'Occident on jugeait et on
condamnait des morts. En 897, on déterra à Rome le cadavre du pape
Formose auquel on fit procès avant de le jeter dans le Tibre. Geste
médiéval ? Pas seulement. Lorsqu'on s'aperçut à Bâle, en 1559, qu'un
riche bourgeois, Jean de Bruges, mort trois ans auparavant, n'était autre
que l'anabaptiste David Joris, le magistrat fit exhumer le cercueil et
extraire le corps qui fut l'objet d'une exécution posthume 262. Si l'on
jugeait et si l'on exécutait les morts, comment ne pas croire à leur
redoutable pouvoir ? Le 22 avril 1494, décéda près de Lyon Philippe de
Crèvecœur qui avait trahi la cause de Marie de Bourgogne après la fin
tragique de Charles le Téméraire et livré Arras à Louis XI. Or, cette nuit-
là, plusieurs vignes furent perdues en France, des oiseaux firent entendre
d'« estranges cris », la terre trembla en Anjou et en Auvergne. Partout où
son corps passa pour rejoindre à Boulogne-sur-Mer la sépulture qu'il
avait choisie, « sourvindrent horribles tempestes et crueulx orages
tellement que maisons, estables, bergeries, bestiaux, vaches et veaux
descendoient aval l'eaue 263». Voici maintenant deux exempla anciens à
nouveau racontés dans un manuscrit du XVe siècle consacré à des Vies de
saints. Un homme avait l'habitude de réciter un de profundis à chaque
fois qu'il traversait un cimetière. Or, un jour il est attaqué par ses « plus
mortels ennemis ». Il court vers le cimetière le plus proche et il est
défendu « vigoureusement » par les défunts, chacun tenant « en sa main
ung instrument de tel office dont il avoit servi en sa vie... de quoi ses
ennemis eurent grant crainte et s'en furent tout esbahis ». L'autre récit est
proche parent du précédent et vient juste après lui dans la chronique : un
prêtre célébrait chaque jour une messe pour les morts ; il fut dénoncé à
son évêque (sans doute parce qu'on jugeait ce revenu trop lucratif). Le
prélat lui défendit de célébrer l'office, mais à quelque temps de là, il vint
à passer dans un cimetière. Les morts l'assaillirent. Pour être délivré, il
dut promettre de restituer au prêtre le droit de dire des messes pour les
trépassés 264. Apologie de la prière pour les défunts, bien sûr ; mais, en
même temps témoignage sur la croyance aux revenants. On peut dès lors
se demander si c'est par simple jeu que Shakespeare a évoqué le spectre
du père de Hamlet et Tirso de Molina animé la statue du commandeur ?
Les spectateurs de ces pièces consentaient-ils à une fiction dont ils
n'étaient pas dupes ? Ou bien — ce qui est plus probable — adhéraient-ils
dans leur majorité à la croyance aux revenants ? Tel était bien en effet le
cas de Ronsard et de Du Bellay. Selon le premier, Denise, la sorcière du
Vendômois, s'élance dehors le soir ; elle commande à la lune argentée.
Hôtesse des lieux solitaires et des cimetières, elle « dés-emmure » les
corps des morts « en leurs tombeaux reclus 265 ». Du Bellay reprend le
même thème. Apostrophant, lui aussi, une sorcière, il lui lance cette
accusation : « Tu peulx tirer soubs la nuit brune // Les umbres de leur
sépulture // Et faire force à la nature266. » Le théologien Noël Taillepied,
parlant de la réapparition des morts, est tout à fait catégorique :

« Quelquefois un esprit se monstrera en la maison, ce qu'apercevans les chiens se


jetteront entre les jambes de leur maître et n'en voudront partir, car ils craignent fort
les esprits... D'autre fois quelqu'un viendra tirer ou emporter la couverture d'un lict, se
mettra dessus ou dessous icelle, ou se pourmenera par la chambre. On a veu des gens
à cheval ou à pied comme de feu, qu'on cognoissoit bien, et qui estoient morts
auparavant. Parfois aussi ceux qui estoient morts en bataille ou en leur lict, venoient
appeler leurs domestiques, qui les cognoissoient à la voix. Souventes fois on a ouy des
esprits la nuict trainans leurs pieds, toussans et souspirans, lesquels estans interrogez,
se disoient estre l'esprit de cettuy-ci, ou de cettuy-là267. »

Quand de tels faits se produisent et qu'une maison est hantée, le


locataire doit-il continuer à payer au propriétaire les annuités convenues
? A cette question, répond gravement le juriste Pierre Le Loyer,
conseiller au présidial d'Angers :

S'il y a, écrit-il, « peur juste et légitime des esprits qui hantent une maison,
troublent le repos et inquiètent de nuict », si donc « la peur n'auroit esté vaine et que le
locataire auroit eu quelque occasion de craindre, en ce cas le locataire demeurera
quitte des louages demandez, et non autrement, si la cause de la crainte ne se trouvoit
juste et légitime 268 ».

Il existait autrefois deux façons différentes de croire aux apparitions


des morts. L'une « horizontale » (E. Le Roy-Ladurie), naturaliste,
ancienne et populaire posait implicitement « la survie du double » —
l'expression est d'E. Morin 269 : le défunt — corps et âme — continuait de
vivre un certain temps et de revenir sur les lieux de son existence
terrestre. L'autre conception, verticale et transcendantale, a été celle des
théologiens, officiels ou officieux, qui ont tenté d'expliquer les revenants
(expression qui n'est pas d'époque) par le jeu de forces spirituelles.
Suivons à cet égard l'argumentation de Pierre Le Loyer et de Noël
Taillepied, qu'on retrouve d'ailleurs chez tous les démonologues du
temps. Pierre Le Loyer entend « bastir une science des spectres » : ce à
quoi il emploie un bon millier de pages très serrées. Dès l'abord, il
distingue entre « fantôme » et « spectre ». Le premier « est l'imagination
des furieux insensez et mélancoliques qui se persuadent ce qui n'est pas
». Le second au contraire est une « vraye imagination d'une substance
sans corps, qui se présente sensiblement aux hommes contre l'ordre de la
nature et leur donne frayeur 270 ». La démarche de Noël Taillepied est très
voisine de celle du juriste angevin. Les « saturniens », écrit-il, ruminent
et se forgent « maintes chimères ». Beaucoup de gens craintifs « se
persuadent de voir et ouyr beaucoup de choses espouvantables dont il
n'est rien ». De même, « ceux qui ont mauvaise vue et ouye imaginent
beaucoup de choses qui ne sont pas ». En outre, les démons, trompeurs
par définition, peuvent « empescher la vue de l'homme » et lui « montrer
par apparence une chose pour l'autre ». Enfin, des personnes font des
farces aux autres et « se masquent pour leur faire peur271 ».
Reste vrai pourtant que les esprits apparaissent en certaines occasions.
Nos théoriciens se battent donc sur plusieurs fronts. Ils dénoncent la
crédulité du vulgaire. Mais ils pourfendent tout autant l'incrédulité des «
sadducéens, athéistes, péripatéticiens... sceptiques et pyrrhoniques » qui
nient l'existence des spectres. Ils s'en prennent à Epicure et Lucrèce et à
tous ceux qui disent qu'il n'y a point de substances séparées des corps.
Pierre Le Loyer s'oppose ainsi à Pomponazzi pour qui « l'imagination des
spectres procède [seulement] de la subtilité de la veüe, de l'odorat et de
l'ouye, par lesquels on se persuade beaucoup de vaines images 272 ». Il
combat de même Cardan qui « rapporte sans raison et expérience [que
les] ombres qui apparaissent sur les sepulchres [naissent] des corps
enterrez, [lesquels] exhalent et poussent au-dehors une impression de
forme et de stature semblable à eux. Quelle ineptie plus grande se peut
excogiter que celle de Cardan 273 ? ».
Mais voici encore un autre adversaire à éliminer : le protestantisme.
Car le ministre zurichois Loys Lavater, dans un ouvrage paru en 1571, a
nié toute apparition des âmes des morts. Cette négation découle de celle
du purgatoire par les Eglises de la Réforme. D'où le raisonnement de
Lavater : il n'y a que deux lieux où les âmes se retirent après la mort des
corps — le paradis et l'enfer. Celles qui sont au paradis n'ont pas besoin
d'être aidées par les vivants, et celles qui sont en enfer n'en sortiront
jamais et n'y peuvent recevoir aucun secours. Dès lors, pourquoi les âmes
sortiraient-elles les unes de leur repos, les autres de leur peine 274 ? Du
côté catholique on ne pouvait que rejeter cette argumentation à l'emporte-
pièce. Au contraire, sous la plume des défenseurs du catholicisme, un
discours théologique qui cherchait depuis longtemps à intégrer les
vieilles croyances en la présence des trépassés parmi les vivants 275
acquiert maintenant toute sa vigueur et sa pleine logique en appelant en
renfort des exemples tirés de l'Ecriture et les témoignages de saint
Augustin et de saint Ambroise276. Dieu peut permettre aux âmes des morts
de se montrer aux vivants sous les apparences de leur corps d'autrefois. Il
peut aussi autoriser les anges « qui vont et viennent du ciel à la terre » à
revêtir une forme humaine. Ils prennent alors « un corps qu'ils se forment
de l'air... en l'espaisissant, amassant et condensant ». Quant aux démons,
ils peuvent à leur tour apparaître aux hommes soit en épaisissant l'air
comme les anges, soit en empruntant « les cadavers et charongnes des
morts277 ». Cette dernière croyance explique les vers de Ronsard et Du
Bellay cités plus haut, puisqu'ils évoquent l'action de sorcières dans les
cimetières, et ceux qu'Agrippa d'Aubigné consacre dans le même esprit à
une Erinye qui symbolise les sorcières de tous les temps et la plus
odieuse d'entre elles, Catherine de Médicis :

La nuit elle se veautre aux hideux cimetières...


[Elle] desterre sans effroi les effroyables corps,
Puis, remplissant les os de la force des diables,
Les fait saillir en pieds, terreux, espouvantables 278.

Mais toutes ces apparitions n'adviennent que par la permission de Dieu


et pour le bien des vivants. Si donc la survie des corps défunts est rejetée
comme une erreur sur le plan théorique, elle est cependant récupérée par
le discours théologique. Celui-ci, tout en valorisant l'âme et en dévaluant
le double, permet aux trépassés de réapparaître sur terre pour faire
entendre un message de salut. Les revenants viennent instruire l'Eglise
militante, demander des prières qui les délivreront du purgatoire ou
admonester les vivants à vivre mieux.
Révélateur à cet égard, un manuel d'exorciste du milieu du XVe siècle
(vers 1450) — le Livre d'Egidius, doyen de Tournai — qui comporte,
entre autres, deux séries de questions à poser respectivement aux
apparitions d'âmes du purgatoire et aux apparitions de damnés279 :
« A une âme du purgatoire :
« 1. De qui es-tu ou as-tu été l'esprit ?
« 2. Y a-t-il longtemps que tu es en purgatoire ?...
« 12. Quels suffrages te seront le plus utiles ?
« 13. Pourquoi es-tu venu ici et pourquoi apparais-tu ici plus souvent qu'ailleurs ?
« 14. Si tu es un bon esprit attendant la miséricorde de Dieu, pourquoi as-tu revêtu,
à ce qu'on dit, des apparences diverses de bêtes et animaux sauvages ?
« 15. Pourquoi viens-tu ici certains jours plutôt que d'autres ? »
« A un damné :
« 1. De qui es-tu ou as-tu été l'esprit ?
« 2. Pourquoi as-tu été condamné aux supplices éternels ?
« 3. Pourquoi viens-tu, à ce qu'on dit, plus souvent en ce lieu-ci ?...
« 5. Cherches-tu à terroriser les vivants ?
« 6. Désires-tu la damnation des voyageurs (que nous sommes sur terre) ?...
« 8. Préférerais-tu ne pas exister plutôt que de te trouver dans les tourments de la
géhenne ?
« 9. En enfer parmi les souffrances des sens quelle est la plus pénible ?
« 10. Est-ce que la peine du dam, c'est-à-dire la privation de la vision de Dieu, est
plus pénible que les souffrances des sens ? »

Les progrès du doute méthodique à partir de l'époque de Descartes


conduisirent peu à peu les hommes d'Eglise à plus de suspicion vis-à-vis
des revenants. Publiant en 1746 un Traité sur les apparitions des esprits,
le bénédictin Augustin Calmet n'hésite pas à rejeter quantité de récits
attestés par Tertullien, saint Augustin, saint Ambroise, etc.

« Les vies des saints, écrit-il, sont remplies d'apparitions de personnes décédées ; et
si l'on voulait les ramasser, on en rempliroit de grands volumes 280. » Il ajoute plus loin
: « On pourroit entasser une foule de passages des anciens poètes, même des Pères de
l'Eglise, qui ont cru que les âmes apparoissoient souvent aux vivans... Ces Pères
croyoient donc le retour des âmes, leurs réapparitions, leur attachement à leur corps ;
mais nous n'adoptons pas leur opinion sur la corporéité des âmes 281... »
Ainsi, ce bénédictin « éclairé » est conscient du fait que beaucoup
d'écrivains chrétiens — certains même des plus éminents — n'avaient pas
vraiment rejeté l'antique conception de la survie d'une sorte de double.
Pour lui, au contraire, la mort institue une séparation totale entre le corps
et l'âme et celle-ci ne vient pas rôder là où le défunt a vécu. Mais ce
jugement catégorique une fois prononcé, don Calmet revient tout de
même pour l'essentiel — et parce qu'il croit au purgatoire — aux
opinions de Le Loyer et de Taillepied. « Encore qu'il y ait souvent, écrit-
il, beaucoup d'illusion, de prévention et d'imagination dans ce qu'on
raconte des opérations et des apparitions... des âmes séparées des corps, il
y a toutefois de la réalité dans plusieurs de ces choses et on ne peut
raisonnablement les révoquer en doute282... » Elles interviennent alors sur
l'ordre de Dieu ou du moins, si elles résultent de l'opération du démon,
avec la permission divine. Se trouvent donc à nouveau créditées par ce
biais toutes les apparitions soit des âmes du purgatoire réclamant des
prières, soit des âmes damnées venant appeler les vivants à la pénitence :
des thèmes qui, jusqu'à une époque récente, furent tellement familiers
aux prédicateurs 283.
Discours théologique sur les apparitions, le livre du bénédictin, comme
tous ceux écrits par ses prédécesseurs sur le même sujet, est aussi
éclairage ethnographique sur l'autre croyance aux revenants que l'Eglise
s'efforça de tansformer et qui restait vivante en pleine Europe classique.
On peut la résumer ainsi : pendant un certain temps après leur décès les
morts continuent à vivre d'une vie qui ressemble à la nôtre. Ils reviennent
sur les lieux où s'est déroulée leur existence, et parfois pour nuire. Don
Calmet nous fait comprendre par un cas limite la force que pouvait
encore revêtir cette conviction. Par lui nous connaissons en effet avec
beaucoup de détails l'épidémie de peur des revenants, et notamment des
vampires, qui se propagea à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe
en Hongrie, Silésie, Bohême, Moravie, Pologne et Grèce. En Moravie,
lit-on dans l'ouvrage, il est « assez ordinaire » de voir les défunts se
mettre à table avec des personnes de leur connaissance. Sans dire un mot,
ils font un signe de tête à l'un des convives qui meurt « infailliblement »
quelques jours après. On s'est délivré de ces spectres en les déterrant et
en les brûlant. En Bohême, vers les mêmes temps, on se débarrasse des
revenants qui désolent certains villages en exhumant les défunts suspects
et en leur passant à travers le corps un pieu qui les cloue au sol. En
Silésie, lit-on encore sous la plume de don Calmet, qui refuse d'ajouter
foi à ces contes macabres, on rencontre les spectres « de nuit et de jour »
; on aperçoit les choses qui leur ont appartenu se remuer et changer de
place, sans qu'il y ait personne qui les touche. Le seul remède contre ces
apparitions est de couper la tête et de brûler le corps de ceux qui
reviennent. En Serbie, les revenants sont des vampires qui sucent au cou
le sang de leurs victimes, lesquelles meurent de langueur. Quand on
déterre les morts soupçonnés d'être ces spectres malfaisants, on les trouve
comme vivants, avec un sang « vermeil ». Alors, on leur tranche la tête et
on replace dans la fosse les deux parties du corps en les recouvrant de
chaux vive.
Il est clair que ces vampires remplissaient ici un rôle de boucs
émissaires comparable à celui dévolu en d'autres coins d'Europe aux Juifs
durant la Peste Noire et aux sorcières dans les années 1600. Au total, ne
vaut-il pas mieux s'en prendre aux morts qu'aux vivants ?
Don Calmet raconte encore, en se servant d'une relation de Tourne-
fort, la panique qui s'empara des habitants de Mikonos à la fin de 1700.
Un paysan connu pour son caractère chagrin et querelleur avait été tué
mystérieusement. Sortant bientôt de son tombeau, il se mit à troubler la
paix de l'île. Dix jours après son enterrement, on le déterra publiquement
; un boucher, non sans mal, lui arracha le cœur qui fut brûlé sur la plage.
Mais le revenant continuait d'affoler la population. Les prêtres de l'île
jeûnèrent, organisèrent des processions. II fallut à nouveau exhumer le
cadavre qui, placé sur une charrette, hurlait et se débattait. Enfin, on le
brûla. Alors cessèrent ses « apparitions et infestations ». La crainte des
vampires existait toujours au XIXe siècle en Roumanie — le pays de
Dracula. Un voyageur anglais notait en 1828 : « Lorsqu'un homme a fini
ses jours de manière violente, on érige une croix au lieu où il a péri, afin
que le mort ne devienne point un vampire 284. »
Les faits rapportés par don Calmet ne constituent que le grossissement
d'une réalité largement répandue : la croyance à une nouvelle vie terrestre
des morts, au moins pendant un certain temps. Au début du XVIIIe siècle,
le très janséniste Mgr Soanen, visitant son petit diocèse de Senez,
découvre avec inquiétude qu'on pratique encore dans la montagne des
oblations de pain et de lait sur les tombes, dans l'année qui suit la mort
d'un parent 285. Un demi-siècle plus tôt, le père Maunoir avait inséré dans
son catéchisme en breton une demande et une réponse fort éclairantes : «
Que dites-vous... de ceux qui amassent des pierres autour du feu de la
Saint-Jean, disant un Pater devant elles, croyant que les âmes des
trépassés, leurs parents défunts, viendront s'y chauffer ? ... Ils pèchent286. »
Venant dans le Finistère en 1794, Cambry notera : « Tous les morts
[croit-on ici] ouvrent la paupière à minuit 287... Jamais dans le district de
Lesneven on ne balaie une maison la nuit ; on y prétend que c'est en
éloigner le bonheur, que les trépassés s'y promènent et que les
mouvements d'un balai les blessent et les écartent 288.» La Bretagne
constitue assurément un espace privilégié pour l'étude des revenants dans
la civilisation d'autrefois. « On n'a pas plus tôt cloué le cadavre dans sa
bière qu'on le rencontre, la minute d'après, adossé à la barrière de son
courtille » écrivait A. Le Braz dans La Légende de la mort 289 qui précisait
: « Le défunt garde sa forme matérielle, son extérieur physique, tous ses
traits. Il garde aussi son vêtement coutumier 290... » On admettait autrefois
dans cette province que la terre appartient, le jour, aux vivants et, la nuit,
aux morts. Mais peut-on alors parler de « revenants », se demandaient A.
Le Braz et Van Gennep ? En tout cas, on pensait en Bretagne que les
défunts constituent une vétritable société, désignée par un nom spécial,
l'« Anaon », pluriel pris comme singulier collectif. Ses membres habitent
au cimetière mais ils reviennent, à la faveur de l'obscurité, visiter les
lieux où ils ont vécu. C'est pourquoi on ne balaye pas les maisons à
minuit. Les âmes des trépassés se réunissent trois fois l'an : la veille de
Noël, le soir de la Saint-Jean et le soir de la Toussaint, défilant en longues
processions vers les lieux de rassemblement 291. Cette cohabitation avec
les défunts entraînait une certaine familiarité avec eux. Cependant, et en
même temps, les trépassés faisaient peur : il ne fallait pas aller de nuit
dans un cimetière et l'on attribuait un rôle considérable à l'« Ankou ».
Dernier mort de l'année dans une localité, celui-ci remplissait dans cette
paroisse et durant toute l'année suivante le rôle du lugubre moissonneur
qui fauche les vivants et les entasse dans une charrette délabrée aux roues
grinçantes292.
Tous ces faits ethnographiques et quantité d'autres qu'on pourrait
ajouter impliquent la durable survivance dans notre civilisation
occidentale d'une conception de la mort (ou plutôt des morts) propre aux
« sociétés archaïques », au sens où l'entend E. Morin. Dans ces sociétés,
les défunts sont des vivants d'un genre particulier avec qui il faut compter
et composer et, si possible, avoir des relations de bon voisinage. Ils ne
sont pas immortels, mais plutôt amortels pendant un certain temps. Cette
amortalité est la prolongation de la vie pour une période indéfinie, mais
pas nécessairement éternelle. En d'autres termes, la mort n'est pas
identifiée comme ponctuelle, mais comme progressive 293. Préfaçant et
résumant l'ouvrage de J.G. Frazer sur la Crainte des morts, Valéry
écrivait :

« De la Mélanésie à Madagascar, de la Nigeria à la Colombie, chaque peuple


redoute, évoque, nourrit, utilise ses défunts, entretient un commerce avec eux ; leur
donne dans la vie un rôle positif, les subit comme des parasites, les accueille comme
des hôtes plus ou moins désirables, leur prête des besoins, des intentions, des pouvoirs
294

Or, ce qui était vrai récemment dans ces pays extra-européens l'a été
aussi, dans une certaine mesure au moins, dans notre Europe jusqu'à une
période relativement proche de nous. Certes, il faut préciser « dans une
certaine mesure », car le discours théologique sur les morts dont on a
retracé les grandes lignes s'efforçait — je reprends ici les distinctions d'E.
Morin — de transformer des « sociétés archaïques » en « sociétés
métaphysiques » qui acceptent l'idée d'une séparation radicale des vivants
et des défunts. Mais dans le vécu quotidien et les mentalités collectives,
souvent ces deux conceptions, théoriquement allergiques l'une à l'autre
— la survie du « double », d'une part, et la séparation totale de l'âme et
du corps, d'autre part —, ont en fait cohabité.
Parmi les comportements complexes, voire contradictoires entre eux,
qui entouraient un peu partout une agonie et un trépas, certains étaient
incontestablement commandés par une peur magique du nouveau défunt
et même du moribond. Ainsi la coutume, attestée en de multiples
endroits, qui consistait à jeter l'eau des récipients qui se trouvaient dans la
maison, ou du moins la chambre mortuaire. Que ce geste ait été identifié
comme non-chrétien par les hommes d'Eglise est prouvé par l'attitude de
l'Inquisition brésilienne qui considérait cette pratique comme l'indice que
les nouveaux-chrétiens étaient retombés dans le judaïsme295. Quelle était
la signification de cette coutume ? Pensait-on que l'âme, s'y étant lavée
avant de s'envoler, avait pollué le liquide de ses péchés ? Ou, qu'en
agissant ainsi on empêchait l'âme sur le départ de se noyer, ce qui aurait
pu arriver si elle avait essayé de boire ou de se mirer dans l'eau — raison
pour laquelle on voilait les miroirs ? Les deux explications ont sans doute
été acceptées conjointement, l'une ici, l'autre ailleurs. Il importait en tout
cas de faciliter le trépas de peur de voir l'âme du mourant s'attarder là ou
elle n'avait plus à demeurer. Dans le Perche, au temps du curé J.-B.
Thiers, on disposait le lit de l'agonisant parallèlement aux poutres du
plafond, car des solives en travers auraient pu faire obstacle à l'ultime
départ296. En Berry, on ouvrait largement les rideaux autour du lit du
moribond297. En Languedoc, on ôtait une tuile ou une ardoise du toit pour
permettre l'envolée de l'âme, ou encore, dans le même but, on versait sur
le visage du nouveau défunt quelques gouttes d'huile ou de cire 298. On a
pu aussi identifier des coutumes contradictoires au sujet des promenades
des revenants, les unes visant à leur faciliter le retour aux lieux qui leur
étaient familiers, les autres cherchant au contraire à les égarer loin de leur
maison et de leurs champs. Mais l'une et l'autre attitude postulaient la «
survie du double ». Dans le Perche, lorsque le convoi funèbre se rendait à
l'église, les participants plaçaient des croix aux carrefours afin que le
mort retrouvât le chemin de son logis 299. Dans le Bocage vendéen, on
mettait une pierre polie dans le cercueil : cette fois encore pour permettre
au défunt de retrouver sa route quand il reviendrait parmi ses proches 300.
Mais la coutume assez largement répandue dans la France d'autrefois de
déposer une pièce de monnaie dans le cercueil, ou même dans la bouche
du mort, avait probablement une signification inverse. Il ne s'agissait sans
doute pas de l'obole à Charon mais plutôt d'un rite d'achat des biens du
défunt. De cette façon l'héritage était acquis en bonne et due forme et
l'ancien propriétaire perdait tout motif de revenir le disputer aux vivants
301
. En Bretagne, une fois le cercueil déposé sur une « pierre des morts »,
on se hâtait de ramener à la ferme l'attelage qui avait conduit la bière
pour empêcher le nouveau trépassé de remonter sur la voiture et de
revenir au logis302. Est-ce que les lourdes pierres tombales de nos églises
et de nos cimetières n'ont pas constitué un moyen — souvent inefficace
— d'empêcher les morts de hanter le monde des vivants ? Et est-ce que
les vêtements de deuil n'étaient pas un geste de dissuasion à l'égard des
défunts ? Puisqu'on gardait leur souvenir de façon visible, quelle raison
avaient-ils de jalouser et de persécuter leurs parents restés sur terre ?
Les conduites dictées chez nous par la crainte des morts peuvent être
utilement rapprochées d'autres comportements de même signification
décelables en d'autres civilisations éloignées de la nôtre par le temps ou
l'espace. L.-V. Thomas cite à ce propos les coutumes suivantes :

« Dans l'ancienne Grèce, les fantômes avaient droit à trois jours de présence dans la
ville... Le troisième jour on invitait tous les esprits à entrer dans les maisons : on leur
servait alors une bouillie préparée à leur intention ; puis, lor squ'on estimait que leur
appétit était calmé, on leur déclarait avec fermeté : « Esprits aimés, vous avez mangé
et bu ; maintenant prenez la porte. »
« En Afrique..., pour inciter certains défunts à ne plus revenir, on mutile leur
cadavre avant l'inhumation, on leur rompt par exemple les fémurs, on leur arrache une
oreille, on leur coupe une main : par honte, par impossibilité physique, ils seront bien
forcés de rester où ils sont ; s'il s'agit de bons morts, il n'y a qu'un moyen : leur assurer
des funérailles dignes d'eux.
« En Nouvelle-Guinée, les veufs ne sortaient que munis d'un solide casse-tête pour
se défendre contre l'ombre de la disparue... Au Queensland, on rompait les os des
morts à coups de gourdin, puis on leur ramenait les genoux au niveau du menton ;
pour finir, on leur emplissait l'estomac de cailloux. C'est toujours la même peur qui a
incité certaines peuplades à placer de lourds blocs de pierre sur la poitrine des
cadavres, à clore hermétiquement de dalles pesantes les caveaux, à clouer de même
les urnes et les bières 303. »

En Occident, au moins à partir du XVIe siècle, la crainte d'être enterré


vivant, c'est-à-dire lorsqu'on était seulement victime d'un sommeil
léthargique, prit d'importantes proportions. Elle était largement répandue
dans l'Anjou du XVIIe siècle et plus généralement dans l'Europe du
XVIIIe siècle 304. Mais cette crainte était aussi celle de l'entourage et elle a
duré longtemps. On m'a rapporté qu'en Sicile, il y a vingt ans, une famille
récita chaque soir le rosaire pendant une longue période pour se protéger
du retour éventuel d'un parent qui avait peut-être été inhumé avant d'être
mort 305. Se prémunir contre un défunt était encore plus nécessaire si
celui-ci était un suicidé. Dans l'ancienne Grèce, on lui coupait la main
droite. Sa volonté de mourir était considérée comme une manifestation de
haine à l'égard de la vie et des vivants 306. Dans l'Occident « moderne »,
on le faisait sortir de la maison où il gisait, soit en le jetant par la fenêtre,
soit — par exemple, à Lille au XVIIe siècle — en le faisant « passer par
dessoubs le seuil de la maison par une troue avec la face contre la terre
comme une beste 307 ». Geste de conjuration qui rappelle que, dans
beaucoup de civilisations, tout mort est maléfique. Le curé Thiers raconte
encore que dans le Perche le linge qui a servi au défunt durant sa maladie
devait être blanchi à part pour empêcher « qu'il ne cause la mort de ceux
qui s'en serviraient après lui 308 ». De même, la mise dans le linceul devait
se faire non sur la table de la chambre où avait eu lieu le décès mais sur
un banc ou sur le sol ; sinon « quelqu'autre personne de la maison
[mourrait] dans l'année même 309 ».
Le rite relatif au suicidé qu'on vient de décrire est évidemment ambigu.
Du point de vue ethnographique, il signifie qu'on voulait empêcher le
coupable de retrouver le chemin de sa maison310 — raison pour laquelle
on le faisait passer par la fenêtre et le visage renversé. Mais, pour
l'Eglise, celui qui avait mis fin à ses jours avait désespéré du pardon
divin. Il s'était ainsi exclu de la communauté chrétienne : ce qu'on
marquait de façon ostensible. En fait, nous nous trouvons ici devant un
des nombreux cas de christianisation de comportements préchrétiens ou,
en tout cas, non chrétiens à l'origine. De même, on a longtemps pensé, et
sur tous les rivages, que les péris en mer, faute d'avoir reçu une sépulture,
continuaient d'errer sur les flots et près des écueils. En Bretagne, cette
croyance, attestée au IVe siècle de notre ère, restait encore vivante au
milieu du XXe, notamment dans les régions proches de la pointe du Raz
et de la baie des Trépassés. On jugeait communément que les péris en
mer étaient condamnés à l'errance tant que l'Eglise n'avait pas prié pour
eux. Encore en 1958, on célébra à Ouessant le proella d'une jeune prêtre
qui s'était noyé en tentant de sauver un enfant et dont le corps n'avait pas
été retrouvé. Le Télégramme de Brest, qui relate la cérémonie, fait bien
comprendre qu'il s'agissait d'un substitut de veillée funèbre et
d'enterrement où l'on utilisait des figures de remplacement pour le corps,
le suaire, le cercueil et la tombe :

« Une croix de cire blanche, signe du chrétien, symbole du défunt est placée au
domicile du noyé, sur une table recouverte d'un linge blanc. La petite croix repose en
général sur une coiffe. Deux cierges allumés encadrent la croix. Devant elle, une
assiette avec un rameau de buis qui trempe dans l'eau bénite. Le soir venu, la veillée
funèbre commence.
« Le lendemain, précédé de la croix, le clergé vient, comme pour la levée du corps.
Le parrain porte respectueusement la petite croix de cire reposant toujours sur la
coiffe qui lui sert de linceul. Derrière lui, les parents, les amis.
« Le funèbre cortège se rend lentement à l'église. On glisse la petite croix sur le
catafalque, et le service d'enterrement est célébré. A la fin de l'office, le prêtre va
déposer la croix de cire dans un coffret de bois situé sur l'autel des trépassés, dans le
transept. La cérémonie est terminée 311. »

Si, autrefois, on rencontrait en mer une « batelée de marins défunts »,


il fallait dire un Requiescant in pace ou faire célébrer une messe pour eux
: christianisation évidente de la croyance aux fantômes des marins
disparus et aux « barques de nuit » conduites par des morts 312. Les
Hollandais apercevaient, quant à eux, les jours de tempête, un bateau
maudit dont le capitaine, pour une offense faite à Dieu, était condamné à
errer éternellement dans les mers du Nord 313. Cette réinterprétation
moralisante et christianisée d'une des légendes relatives aux « vaisseaux
fantômes » en rejoint d'autres du même type. En Flandre, au XVe siècle,
on disait, par une sorte de camouflage de la croyance à la métempsycose,
que les mouettes étaient les âmes des méchants astreintes par Dieu à un
mouvement perpétuel, à la faim et au froid de l'hiver 314. Mickiewicz, dans
Les Aïeux, met cette plainte dans la bouche du damné : « J'aimerais
mieux cent fois aller en enfer... que de rôder ainsi sur terre avec les
esprits impurs, de voir les vestiges de mes anciennes orgies, les
monuments de mon ancienne cruauté, de me traîner sans cesse, altéré,
affamé, du couchant à l'aurore, de l'aurore au couchant 315... » Autrefois,
dans la plupart des provinces de France, on a cru aux « lavandières de
nuit » obligées jusqu'à la fin du monde de battre et tordre le linge parce
qu'elles avaient commis des infanticides ou enterré des parents de façon
indigne ou travaillé trop souvent le dimanche 316.
Plus généralement, avaient particulière vocation à l'errance post
mortem tous ceux qui n'avaient pas bénéficié d'un trépas naturel et donc
avaient effectué dans des conditions anormales le passage de la vie à la
mort — donc des défunts mal intégrés à leur nouvel univers, et pour ainsi
dire « mal dans leur peau ». S'y ajoutait une autre catégorie de candidats-
revenants : ceux qui étaient décédés au moment ou à proximité d'un rite
de passage qui, de ce fait, n'avait pas été réussi (foetus morts, mariés
décédés le jour des noces, etc.). Un ethnologue polonais, L. Stomma,
travaillant sur des documents de son pays de la seconde moitié du XIXe
siècle a analysé 500 cas de morts devenus « démons », c'est-à-dire
revenants, dans la conviction de leurs proches 317 :

Ressortent particulièrement dans cette très intéressante statistique la


catégorie des enfants morts avant le baptême (nos 1, 2 et 3) : au total 38,6
%, et celle des noyés 20,2 %. Un lien aurait donc existé entre croyance
aux revenants et ratage tragique d'un rite de passage ; et même, plus
généralement, entre revenants et points de l'espace ou du temps faisant
fonction de frontière ou de passage. Ainsi, plus de 95 % des morts
étudiés par L. Stomma et qui deviennent des « démons » ont été inhumés
aux limites d'un terroir ou d'un champ, en bordure d'une route ou d'un lac.
Et dans plus de 90 % des cas ils apparaissent à midi, à minuit, à l'aube ou
au crépuscule. Mais cette relation entre « passage » (au sens le plus large)
et revenants a été occultée par une christianisation croissante qui a
déplacé de plus en plus les perspectives et insisté sur la notion de salut.

Les revenants christianisés ont été très nombreux. Dans les Balkans,
on était persuadé que les excommuniés demeuraient sur terre tant qu'ils
n'avaient pas été réconciliés 318, et partout en Europe catholique on a cru
aux apparitions des âmes du purgatoire venant demander aux vivants des
prières, des quêtes, la réparation de torts commis par eux ou la réalisation
de vœux non accomplis. Séjour des âmes n'ayant pas encore atteint leur
destination définitive, le purgatoire devint le grand réservoir de
revenants.
Le christianisme a donc peu à peu pris en charge la croyance aux
spectres en lui donnant une signification morale et en l'intégrant dans une
perspective du salut éternel. Mais, entre le discours théologique sur les
apparitions et le vécu quotidien, un écart subsista, plus ou moins large
suivant les secteurs géographiques et les niveaux culturels. Van Gennep
avait raison d'écrire319 : « ... La conviction que le mort peut revenir chez
lui malgré toutes les précautions qu'on a pu prendre a été très forte en
France (et ailleurs) pendant des siècles, plus ou moins dans tous les
milieux, et ne s'est guère atténuée que depuis une centaine d'années, très
lentement dans les milieux ruraux, plus vite dans les villes et les centres
ouvriers 320. »

2. La peur de la nuit
Revenants, tempêtes, loups et maléfices avaient souvent la nuit pour
complice. Celle-ci, dans beaucoup de peurs d'autrefois, entrait comme
composante majeure. Elle était par excellence le lieu où les ennemis de
l'homme tramaient sa perte, au physique comme au moral.
Déjà, la Bible avait exprimé cette défiance envers les ténèbres
commune à tant de civilisations et défini symboliquement le destin de
chacun d'entre nous en termes de lumière et d'obscurité, c'est-à-dire de
vie et de mort. L'aveugle, dit-elle, qui ne voit pas « la lumière du jour »
possède un avant-goût de la mort (Tob., 3, 17 ; 11,8 ; 5,11s). Quand finit
le jour, alors surviennent les bêtes malfaisantes (Ps. 104,20), la peste
ténébreuse (Ps. 91,6), les hommes qui haïssent la lumière — adultères,
voleurs ou assassins (Job. 24,13-17). Aussi fait-il prier Celui qui créa la
nuit de protéger les hommes contre les terreurs nocturnes (Ps. 91,5).
L'enfer — le shéol — est évidemment le domaine des ténèbres (Ps.
88,13). Le jour de Yahvé sera en revanche celui de l'éternelle clarté.
Alors « le peuple qui marchait dans les ténèbres verra une grande lumière
» (Is. 9,1 ; 42,7 ; 49,9 ; Mich. 7,8s). Le Dieu vivant illuminera les siens
(Is. 60, 19s).
Le Christ lui-même doit traverser la nuit de sa passion. L'heure venue,
il se livre aux embûches de l'obscurité (Jn 11,10), dans laquelle s'enfonce
Judas (13,30) et se dispersent les disciples. Il a voulu affronter cette «
heure et le règne des ténèbres » (Lc. 22,53). Au moment de sa mort, un
manteau nocturne s'étend prématurément sur la terre (Mt. 27,45). Mais
depuis qu'est annoncé le message évangélique et que le Christ est
ressuscité, une espérance brille à l'horizon de l'humanité. Certes le
chrétien, dit saint Paul, se trouve encore « dans la nuit ». Mais « il
s'avance vers le jour tout proche qui y mettra fin » (Rom. 13,12). S'il ne
veut pas « se heurter aux montagnes de la nuit (Jn. 13,16), il doit
entendre l'appel du Christ à devenir « fils de lumière » (Jn. 12,96). Pour
veiller contre « le prince des ténèbres » (Eph. 6,12), il doit revêtir le
Christ et ses armes de lumière et rejeter les œuvres de ténèbres (Rom.
13,12s). Dieu nous aidera à nous libérer de la nuit. Déjà les apocalypses
judaïques avaient décrit la résurrection comme un réveil après le sommeil
de la nuit (Is. 26,19 ; Dan. 12,2), un retour à la lumière après la plongée
dans l'obscurité totale du shéol. Dans ce sillage, la liturgie catholique des
funérailles inclut cette prière : « Que les âmes des fidèles défunts ne
soient pas plongées dans les ténèbres, mais que l'archange saint Michel
les introduise dans la lumière sainte ! Fais briller sur eux la lumière sans
fin 321. »
La crainte de voir le soleil disparaître à jamais à l'horizon a hanté
l'humanité : à preuves, entre beaucoup d'autres, les croyances religieuses
des Mexicains avant l'arrivée des Espagnols. Pour les habitants de la
vallée de Mexico, à l'âge d'or de la civilisation de Teotihuacàn (300-900
ap. J.-C.), les dieux s'étaient réunis — à Teotihuacàn précisément — pour
créer le soleil et la lune. Pour ce faire, deux d'entre eux se jetèrent dans
un brasier, donnant ainsi naissance aux deux astres. Mais ceux-ci
demeuraient immobiles dans le ciel. Alors tous les dieux se sacrifièrent
pour les faire vivre de leur sang. Les Aztèques pensèrent ensuite qu'ils
devaient renouveler ce premier sacrifice et nourrir le soleil : d'où les
sacrifices humains. S'il ne recevait pas l' « eau précieuse » du sang
humain il risquait de s'arrêter de tourner. Aussi l'inquiétude était-elle à
son comble à chaque fin de « siècle », c'est-à-dire tous les cinquante-deux
ans. Le peuple attendait avec terreur de savoir si le soleil renouvellerait
son contrat avec les hommes. La dernière nuit du « siècle » se passait
dans la crainte, toutes lumières éteintes. L'espérance ne revenait que
lorsque l'astre apparaissait enfin, un prêtre ayant allumé le feu nouveau
sur la poitrine d'un sacrifié. La vie pouvait reprendre.
« Si le soleil ne revenait pas », cette angoissante interrogation des
Mexicains d'autrefois fournit le thème et le titre d'un roman de C.F.
Ramuz (1939). Pour les habitants d'un village valaisan qui tourne le dos
au soleil, celui-ci se cache derrière les montagnes du 25 octobre au 13
avril. Mais, cet hiver-là, il est encore plus absent que d'ordinaire. Il est
malade, il se refroidit et se rétrécit, « il n'a plus assez de vertu pour
dissiper le brouillard » — « un brouillard jaunâtre... — tendu d'une pente
à l'autre, comme une vieille serpillière, un peu au-dessus du village ». Le
jour est devenu « quelque chose de gris et de vague qui se détortille
lentement hors de la nuit de l'autre côté des nuées comme derrière un
carreau dépoli ». Cette permanence inaccoutumée de la brume conduit le
vieux Anzévui — qui sait lire les gros livres — à prophétiser la mort
prochaine du soleil. Il « vomira rouge, et puis il ne sera plus là » ; et
s'étendra définitivement la nuit qui est « la négation de ce qui est ». Le
roman de C.F. Ramuz322 évoque avec justesse la profonde tristesse qui
régnait autrefois dans les villages de haute montagne durant la longue
saison froide : les suicides y étaient fréquents. Encore aujourd'hui ils sont
plus nombreux durant les hivers anormalement longs et enneigés.
Mais la crainte d'une disparition du soleil n'est pas propre aux
Mexicains de jadis et aux Valaisans d'hier. G. Simenon parle comme
d'une évidence des « enfants qui ont peur du crépuscule » et qui se
posent, eux aussi, la question : « Et si le soleil ne revenait pas demain...
N'est-ce pas, ajoute-t-il, la plus vieille angoisse du monde 323 ? »
Cependant, les bébés, souvent, n'ont pas peur de l'obscurité. Inversement,
des aveugles qui ne connaissent pas la lumière du jour, sont tout de même
pris d'angoisse quand vient la nuit : preuve que l'organisme vit au rythme
de l'univers. Avec J. Boutonier, il est utile de distinguer
méthodologiquement peur dans l'obscurité et peur de l'obscurité, quitte à
inverser les propos de cet auteur324. La peur dans l'obscurité est celle
qu'éprouvaient les premiers hommes quand ils se trouvaient exposés la
nuit aux attaques des bêtes féroces sans pouvoir deviner leur approche
dans les ténèbres. Aussi devaient-ils éloigner par des feux ces « dangers
objectifs ». Ces peurs qui revenaient chaque soir ont sans doute
sensibilisé l'humanité et lui ont appris à redouter les pièges de la nuit. La
peur dans l'obscurité, c'est aussi celle que ressent tout d'un coup un
enfant qui s'est endormi sans difficulté, mais s'éveille ensuite une ou
plusieurs fois, pris de terreurs nocturnes. Les yeux ouverts, il semble
encore regarder les images épouvantables de son rêve. Cette fois, il s'agit
de « dangers subjectifs ». Et ceux-ci constituent peut-être la principale
explication des peurs qui nous envahissent la nuit. Même « pour bon
nombre d'adultes le malaise que développent en eux les ténèbres, s'il
existe, est fait de ce sentiment que quelque chose de redoutable va fondre
sur eux, sortant de l'ombre, ou les guette, invisible325 ». « Voici le moment
où flottent dans l'air // Tous ces bruits confus que l'ombre exagère », écrit
V. Hugo, auquel Musset répond dans Le Saule :

Oh ! Qui n'a pas senti son cœur battre plus vite


A l'heure où sous le ciel l'homme est seul avec Dieu ?
Qui ne s'est retourné, croyant voir à sa suite
Quelque forme glisser...
Il est certain qu'alors l'Effroi sur notre tête
Passe comme le vent sur la cime des bois326.

« Un homme qui croit aux revenants, écrit Maupassant, et qui


s'imagine apercevoir un spectre dans la nuit, doit éprouver la peur en
toute son épouvantable horreur327. » Et de raconter un cas typique de
terreur nocturne : un garde forestier avait tué un braconnier exactement
deux ans plus tôt par une nuit d'hiver. En cet anniversaire, lui, un fusil à
la main, et sa famille sont persuadés que la victime va venir les appeler,
ce qu'il a déjà fait un an auparavant. Au milieu d'un silence angoissant,
ils entendent effectivement un être qui glisse le long de la maison et
gratte à la porte. Une tête blanche apparaît contre la vitre du judas avec
des yeux lumineux comme ceux d'un fauve. Le garde tire, mais n'ouvre la
porte qu'au petit jour : il avait tué son chien328.
Que les « dangers objectifs » de la nuit aient amené l'humanité, par
accumulation au cours des âges, à la peupler de « périls subjectifs », c'est
plus que probable. Et de cette façon déjà la peur dans l'obscurité a pu
devenir plus intensément et plus généralement une peur de l'obscurité.
Mais cette dernière existe aussi pour d'autres raisons plus intérieures et
qui tiennent à notre condition. La vue de l'homme est plus aiguë que celle
de beaucoup d'animaux, par exemple le chien et le chat ; aussi les
ténèbres le laissent-elles plus désemparé que beaucoup de mammifères.
En outre, la privation de lumière met en veilleuse les « réducteurs » de
l'activité imaginative. Celle-ci, libérée, confond plus facilement que
durant le jour le réel et la fiction et risque de s'égarer hors des chemins
sûrs. Il est encore vrai que l'obscurité nous soustrait à la surveillance
d'autrui et de nous-mêmes et qu'elle est plus propice que le jour aux actes
qu'on se retient d'envisager par conscience ou par crainte : audaces
inavouables, entreprises criminelles, etc. Enfin, la disparition de la
lumière nous confine dans l'isolement, nous enveloppe de silence et donc
nous « désécurise ». Autant de raisons convergentes qui expliquent le
malaise engendré chez l'homme par la venue de la nuit et les efforts de
notre civilisation urbaine pour faire reculer le domaine de l'ombre et
prolonger le jour par un éclairement artificiel.

Au début des Temps modernes, comment était vécue la nuit ? Une


thèse ne serait pas de trop pour répondre à cette immense question. Du
moins peut-on marquer brièvement qu'elle conserve alors pour beaucoup
— et peut-être même accroît — ses caractéristiques alarmantes.

Si les proverbes assurent qu'elle porte conseil, ce n'est pas à cause de


l'ombre dont elle s'accompagne, mais du délai qu'elle interpose avant une
décision. Par ailleurs, ils lamentent son obscurité : « La nuit est noire
comme je ne sçays quoy » 329 — et ils redoutent ses pièges : « La nuict,
l'amour, le vin ont leur poison et venin 330. » Elle est la complice des êtres
malfaisants : « Gens de bien aiment le jour et les méchants la nuit331. » «
Vous n'allez que la nuict, comme le moine bouris (ou bourru) et les
loups-garous 332. » Inversement, les proverbes chantent la louange du
soleil : « Le soleil n'a pas pareil 333.» « Où le soleil luit la nuit n'a point
pouvoir334. »-« Qui a le soleil n'a jamais nuit335. » « Qui a le soleil ne meurt
jamais 336.
Aussi le lever du jour est-il salué par les marins comme l'espérance du
salut après une nuit d'épreuves :

« Aux violences de la tempête, écrit Camoens, aux ombres de la nuit, à la


bourrasque sifflante l'aube sereine fait succéder la lumière et l'espoir de gagner un
havre tutélaire. Le soleil dissipe les noires ténèbres et chasse la terreur de l'esprit337. »

Comme si l'ouragan se calmait forcément avec le retour de la clarté.


Sur terre aussi la nuit est inquiétante. Dans Le Songe d'une nuit d'été,
Pyrame s'écrie :
0 nuit terrïble ! 0 nuit aux couleurs si noires !
0 nuit qui est partout où le jour n'est pas !
O nuit ! ô nuit ! hélas ! hélas ! hélas 338 !

Même pour l'élite cultivée, elle est peuplée d'esprits redoutables qui «
égarent les voyageurs en riant de leur peine 339 ». Elle est le sinistre
rendez-vous des animaux les plus menaçants, de la mort et des spectres,
notamment ceux des damnés. « Quand la langue de fer de minuit a
compté douze », lit-on encore dans la même pièce de Shakespeare, alors
commence un temps inhumain :

Voici l'heure où le lion rugit,


Où le loup hurle à la lune,
Tandis que le lourd laboureur ronfle,
Accablé de sa pénible tâche.
Voici l'heure où les torches pétillent en s'éteignant,
Tandis que la chouette, par sa huée éclatante,
Rappelle au misérable sur son lit de douleur
Le souvenir du linceul.
Voici l'heure de la nuit
Où les tombes toutes larges béantes
Laissent chacune échapper leur spectre,
Pour qu'il erre par les chemins de l'église340.

En revanche, l'aurore marque le moment où la terre va de nouveau


appartenir aux vivants :

« A son approche, les spectres errants çà et là regagnent en troupe leurs cimetières ;


tous les esprits damnés, qui ont leur sépulture dans les carrefours et dans les flots, sont
déjà retournés à leurs lits véreux. Car, de crainte que le jour ne luise sur leurs fautes,
ils s'exilent volontairement de la lumière et sont à jamais fiancés à la nuit au front noir
341

Pour les vieilles femmes qui échangent, à la veillée, les propos


rassemblés sous le titre, Les Evangiles des quenouilles 342, les mauvais
rêves ne sont pas des productions du psychisme. Ils sont au contraire
apportés de l'extérieur et imposés au dormeur par un être malfaisant et
mystérieux appelé Cauquemare ou Quauquemaire (dans le Midi,
Chauche-Vieille). Les différents devis du recueil emploient tantôt le
singulier — être « chevauchié de la Cauguemare » -, tantôt le pluriel et,
dans ce dernier cas, établissent une filiation entre ces personnages
pernicieux et les loups-garous :

« Dist une autre vielle : se un homme a telle destinée d'estre leu vvarou, c'est fort
[hasard] se son filz n'en tient, et, se filles a et nulz filz, volontiers sont Quauquemaires
343

L'une .« des plus sages » de l'assemblée répond à la précédente en


déclarant qu'il se faut garder des « mors esperis aussi bien que des luitons
[lutins], des Quauquemaires ou de leu vvarous, car ils traveillent sans
estre veus344 »... Ainsi les donneurs — ou donneuses - de cauchemars
sont-ils rangés à l'intérieur d'une dangereuse catégorie où l'on trouve
pêle-mêle, à côté d'eux, lutins, revenants et loups-garous. Les commères,
pour tenter d'échapper à l'emprise des êtres qui troublent le sommeil,
échangent entre elles conseils et recettes :

« Dist l'une des filleresses..., que qui s'en va couchier sans remuer le siège sur quoy
on s'est deschaussié, il est en dangier d'estre ceste nuit chevauchié de la Quauquemare
345
... »
Perrette Tost-Vestue dist que la chose que les Cauquemares craignent le plus, c'est
un pot qui boult jus du feu [retiré du feu346]. »
A quoi, une autre répond : « ... Qui doubte la Cauquemare qu'elle ne vienne de nuit
à son lit, il convient mettre une sellette [un siège] de bois de chesne devant un bon
feu, et se elle venue se siet dessus, jamais de là ne se porra lever qu'il ne soit cler
jour347... »
Quelqu'un d'autre assure qu'elle fut « quitte de la Quauquemare » depuis qu'on lui «
fist prendre VIII festus cueillis la nuict de Saint Jehan, et d'iceulx en faire IV petites
croix et les mettre aux quatre corons » du lit 348 ».

En revanche, une des devisantes qui n'a jamais été « abusée » par les «
luitons » ne sait comment se débarrasser de la Cauquemare. Et elle a ouï-
dire que « qui mout [trait] ses vaches le vendredy par entre deux jambes
par derrière, la Quauquemare le traveille tost 349 ». Vient en réponse une
recette infaillible :

« Il n'y a point de faulte, dist l'une des filleresses, qui veult estre quitte de la
Quauquemaire, si s'endorme les bras en croix, et qui se doute du luiton, si veste sa
chemise ce devant derrière350. »

La peur de la nuit dans la civilisation d'autrefois s'accompagne, nous


l'avons déjà signalé, d'une méfiance générale à l'égard de la « froide »
lune, « souveraine des flots » — cette expression de Shakespeare ne se
veut pas élogieuse. Quand elle est « pâle de colère », elle « remplït l'air
d'humidité, si bien que les rhumes abondent351 ». A en croire le poète
anglais Th. Dekker (1572-1632), tout le monde surveille avec une
curiosité angoissée les aspects de l'astre errant. On sait qu'elle peut
produire la folie. Et lorsqu'elle paraît « pleurer », c'est qu'elle annonce
quelque malheur. En conjonction avec d'autres planètes, elle amène la
peste. On dit qu'elle renferme un homme portant un fagot de ronces sur le
dos et chaussé de souliers à gros clous — personnage qui occupe une
grande place dans les contes de bonnes femmes 352. Cependant beaucoup
de civilisations ont regardé la lune comme un symbole ambigu et une
puissance ambivalente. Elle croît et elle décroît. Elle meurt, puis elle
revit. Elle signifie les cycles de la végétation. Elle a inspiré ou
accompagné les fantasmes relatifs au principe « vie-mort-renaissance 353
». Mais, dans l'Europe du début des Temps modernes, ce sont surtout les
aspects négatifs de la lune qui sont soulignés, dans la mesure précisément
où elle est la complice des méfaits de la nuit. Révélateur à cet égard le
célèbre poème de H. Sachs consacré à Luther, le « rossignol » de
Wittemberg. Grâce au chant de cet oiseau qui annonce enfin le matin :

« ... La clarté de la lune s'efface et devient pâle et obscure. Jadis celle-ci, par sa
trompeuse lueur, a aveuglé le troupeau de brebis tout entier ; de sorte qu'elles se sont
détournées de leur berger et de leur pâturage, et que, suivant la lumière de la lune et la
voix du lion qui les appelait, elles se sont égarées au milieu des bois et des déserts354. »

Trompeuse, la lune a donc des accointances avec l'enfer ; ce que croit


aussi Ronsard lorsqu'il assure que Denise, la sorcière du Vendômois, «
commande à la lune argentée 355 ».
De façon plus générale, la culture dirigeante, entre XIVe et XVIIe
siècles, dans la mesure où elle a insisté avec une prédilection morbide sur
la sorcellerie, le satanisme et la damnation, a majoré le côté inquiétant et
maléfique de la nuit (et de la lune). C'est à la faveur de l'ombre que se
déroulaient, croyait-on, la plupart des sabbats, péché et obscurité étant
solidaires. Et l'enfer, à l'époque mille fois peint et décrit, est représenté
par Dante et ses successeurs comme le lieu « où le soleil se tait », où l'eau
est noire et où même la neige a perdu sa blancheur356. Satan - c'est une
banalité — est le souverain de l'ombre, où sa féroce imagination invente
les pires supplices pour affoler et martyriser les damnés. J. Bosch,
relayant l'auteur de La Divine Comédie, a été inépuisable sur ce thème.
Mais aussi pour un humaniste comme G. Budé, héritier de la tradition
gréco-romaine des voyages aux enfers et du discours chrétien sur
l'empire satanique, celui-ci ne peut être que le domaine d'une nuit sans
remède. Il y a là un lieu commun généralement accepté par la mentalité
du temps. Lorsqu'il évoque le monde infernal G. Budé parle tantôt du «
sombre Tartare » situé « tout au fond de l'abîme qui plonge au plus bas
sous terre », tantôt d'une « caverne sombre et terrible », tantôt du « bagne
horrible et obscur qu'est le Styx voleur d'hommes ». Ou encore il décrit «
le puits qui ne déborde jamais » où seront éternellement « prisonniers une
multitude de riches, de pauvres, de vieillards, de jeunes gens, d'enfants
[sic], d'étourdis et de sages, d'illettrés à côté de savants ». Et, pour lui
comme pour tous ses contemporains, Lucifer est le « prince des ténèbres
terribles », un « brigand dans l'obscurité » et — expression reprise
d'Homère - l' « Erinye qui habite les ténèbres357 ».
Ainsi, par le jeu d'une double insistance, d'une part sur l'astrologie et
d'autre part sur le pouvoir de Satan — aspect qui sera développé au
chapitre 7 — , la civilisation européenne, au début des Temps modernes,
paraît avoir cédé, l'imprimerie aidant, à une peur accrue de l'ombre.

Il existait pourtant une certaine vie nocturne à la campagne comme à la


ville. En hiver, on trompait l'ennui et on écourtait le temps d'obscurité en
se réunissant pour des veillées qui pouvaient durer jusqu'à minuit. C'est
ce qu'en Bourgogne on appelait les « écraignes ».

« En tout le pays de Bourgogne, écrit au XVIe siècle Tabourot Des Accords, mesme
es bonnes villes, à cause qu'elles sont peuplées de beaucoup de pauvres vignerons qui
n'ont pas le moyen d'achepter du bois pour se deffendre de l'injure de l'hiver, trop plus
rude en ce climat que du reste de la France, la nécessité, mère des arts, a apris ceste
invention de faire en quelque rue escartée un taudis ou bastiment composé de
plusieurs perches fichées en terre en forme ronde repliées par le dessus et à la
sommité ; en telle sorte qu'elles représentent la testière d'un chapeau, lequel après on
recouvre de force motes, et fumier, si bien lié et meslé que l'eau ne le peut pénétrer.
En ce taudis, entre deux perches du costé qu'il est le plus deffendu des vents l'on laisse
une petite ouverture de largeur par advanture d'un pied et de hauteur de deux pour
servir d'entrée, et tout à l'entour il y a des sièges composez du drap mesme, pour y
asseoir plusieurs personnes. Là ordinairement, les après soupées, s'assemblent les plus
belles filles de ces vignerons avec leurs quenouilles et autres ouvrages ; et y font la
veillée jusques à la minuit 358. »
Ainsi créait-on un espace chaud à la porte duquel la nuit s'arrêtait et où
un rite de sociabilité amical et sécurisant faisait échec, quelques heures
durant, aux menaces de l'ombre. Dans les campagnes il était d'usage un
peu partout d'organiser de telles veillées qui ont duré jusqu'au seuil de
notre époque 359. Les cérémonies de Noël et les feux de la Saint-Jean, les «
nuitées » des paysans bretons, les chahuts qui marquaient les soirs de
noces, les charivaris, les rassemblements de pèlerins venus d'assez loin et
qui, arrivés en fin de journée, attendaient l'aube dans — ou à proximité
de — l'église qui était le but de leur voyage : toutes ces manifestations
collectives constituaient autant d'exorcismes des terreurs de la nuit. En
outre, la Renaissance a vu s'accroître, à l'étage social le plus élevé, le
nombre des fêtes se déroulant après la tombée du jour. Montaigne, de
passage à Rome en 1581, y assiste à une joute nocturne donnée devant un
parterre aristocratique360. Th. Dekker évoque, quelques années plus tard,
les danses, « travestissements et mascarades », organisés à Londres pour
les grandes occasions dans les maisons des riches, le soir à la lumière des
torches361.
Il reste que la nuit est suspecte, ayant partie liée avec les débauchés,
les voleurs et les assassins. Aussi bien punissait-on de façon plus
rigoureuse ceux qui avaient attaqué quelqu'un après la fin du jour ou dans
un lieu écarté, car la victime pouvait alors moins bien se défendre et plus
difficilement obtenir du secours 362. De nos jours encore, le droit pénal
considère l'obscurité comme « circonstance aggravante » d'un forfait. Le
lien entre ténèbres et criminalité est d'ailleurs permanent et ressenti
comme tel. Dans un sondage I.F.O.P. de 1977, le manque d'éclairage est
cité comme facteur d'insécurité par 43 % du public dans les villes
françaises de plus de 100 000 habitants et par 49 % dans l'agglomération
parisienne. Saint Louis du Missouri a connu, un an après avoir mis en
place un important programme d'éclairage, une diminution de 41 % des
vols d'automobiles et de 13 % des cambriolages363.
Le poète anglais de la Renaissance, Th. Dekker, qui sait ce dont il
parle, fait de la nuit londonienne, au temps d'Elisabeth et de Charles Ier,
une description sans complaisance. Alors, tous les criminels, trop lâches
pour se montrer au soleil, « sortent de leurs coquilles ». Les boutiquiers,
qui ont tué le temps durant la journée, l'air revêche et morose dans leur
échoppe, entrent furtivement dans une taverne d'où ils reviennent
chancelants, — certains s'écroulent dans un ruisseau. Les apprentis,
malgré les engagements de leur contrat, se risquent à leur tour à une
escapade en direction du cabaret. Des jeunes mariés désertent le lit
conjugal. Des braillards s'attroupent autour du « constable » qui
appréhende un ivrogne. Des filles de joie apparaissent dans les rues
qu'elles arpentent jusqu'à minuit. Si les ténèbres sont suffisamment
épaisses, le grave puritain, qui n'oserait au clair de lune s'approcher d'un
lupanar, s'enhardit jusqu'à la maison d'une courtisane. Par les rues
obscures, les sages-femmes s'en vont présider à la naissance de bâtards
qu'elles feront ensuite disparaître de ce monde. La nuit est d'autant plus
dangereuse que souvent les hallebardiers du guet sont endormis à un
carrefour, ronflant bruyamment. En outre, on « sent » de loin leur
présence, car ils ont mangé des oignons pour se protéger du froid. Aussi
le Mal peut-il poursuivre, sans être inquiété, sa danse nocturne dans la
grande ville tandis que les galants sur le seuil des tavernes font la nique
aux soldats assoupis du guet 364. Th. Dekker dénombre à Londres un bon
millier de cabarets 365. Certains sont tenus par les Birdlime, à double ou
triple menton. Elles boivent liqueurs et eau-de-vie et portent au médius,
comme les prostituées qu'elles pourvoient en gibier, une bague à tête de
mort. Dans leurs maisons, ouvertes jour et nuit, elles offrent aux visiteurs
les fameux pruneaux cuits, symbole dans la littérature élisabéthaine de
l'infâme commerce des bas-fonds366. L'obscurité permet naturellement
l'activité des crocheteurs de serrures qui attaquent de préférence les
boutiques de drapiers et d'orfèvres, négociants aisés. Pour plus de sûreté,
il leur arrive d'acheter la complicité du guet ou du veilleur de nuit367.
Même à Paris au XVIIIe siècle, quelque 5 500 lanternes éclairant alors
les principales artères, il ne fera pas bon circuler hors des circuits balisés
par la lumière. L'Allemand Nemeitz, publiant en 1718 des « instructions
fidèles pour les voyageurs de condition » écrira à ce sujet :

« Je ne conseille à personne d'aller par la ville à la nuit noire. Car quoique le guet
ou la garde à cheval patrouille par toute la ville pour y empêcher les désordres, il y a
bien des choses qu'il ne voit pas... La Seine, qui traverse la ville, doit entraîner
quantité de corps morts, qu'elle rejette sur la rive dans son cours inférieur. II vaut donc
mieux ne s'arrêter trop longtemps nulle part et se retirer chez soi de bonne heure 368. »

Pourtant, à l'époque de la Régence, la vie nocturne était infiniment plus


animée que deux cents ans plus tôt. Interprétant d'anciennes ordonnances
qui enjoignaient aux cabaretiers de clore boutique après le couvre-feu
sonné à Notre-Dame, le Châtelet en 1596 décida qu'il s'agissait de sept
heures du soir du 1er octobre à Pâques et de huit heures de Pâques au 1er
octobre369. Les portes des villes étant fermées, l'activité artisanale arrêtée,
les gens de bien n'avaient plus rien à faire dehors après le couvre-feu.
Leur place était chez eux et, bientôt, dans leur lit. Ainsi ont raisonné
autrefois tous ceux qui veillaient sur le troupeau chrétien. Le père
Maunoir, qui évangélisa la Bretagne de 1640 à 1683, entendant parler des
« nuitées » bretonnes, les assimila aux sabbats de sorciers et les combattit
farouchement. De même, les écraignes parurent suspectes aux gens
d'Eglise. Elles étaient occasion de rixes — les lettres de rémission
signalent en effet des bagarres au sortir des veillées 370 — et prétexte à «
indécences ». D'où les interdictions ecclésiastiques. On lit dans un
mandement synodal de Saint-Brieuc, en l'année 1493 :

« Déjà dans un précédent synode, pour couper court à ces abus ineptes et
scandaleux qui se produisaient très souvent dans les réunions de filanderies, nous
avions interdit ces réunions dans notre cité et le diocèse entier, sous les peines édictées
dans les statuts de ce synode. Nous savons que cette défense a été violée plusieurs
fois. C'est pourquoi nous renouvelons spécialement ces statuts, et nous défendons de
nouveau à tous nos sujets et de toute condition de tenir désormais ces réunions et
filanderies avec danses, folies et extravagances, d'y assister ou d'y comparaître sous
peine d'excommunication 371 ...»
Bien entendu, les écraignes continuèrent. Quant aux « veillées de
saints », au cours desquelles on se retrouvait dans une église ou dans un
cimetière, elles étaient souvent cause d'« esbatements », de « jeux », «
danses », viols et autres violences. Au point qu'à Notre-Dame de Paris
pour la veillée du 15 août, le chapitre faisait entrer dans l'église des
soldats chargés de sévir contre les fauteurs de désordres 372. R. Vaultier a
rassemblé plusieurs lettres de rémission relatives à des excès commis lors
des veillées religieuses, par exemple celles-ci :

« [1383] La nuit de la feste de nostre dame en septembre... que il a grans veilles et


assemblée de gens en la grant eglise [de la Charité-sur-Loire]... [des ... jeunes
hommes] qui veilloient à la feste, armez, susmitrent à un compaignon que eulx
avoient trouvé en l'église sus une femme deshonestement 373. »
« [1385] Un certain Perrin alla " par grant devocion veiller à nostre dame des
Barres, au bailliage d'Orléans, par temptacion de l'ennemi, y cellui Perrin et aucunes
autres jeunes hommes se mistrent à dancier en ladicte église, avec plusieurs hommes
et femmes..., et pour ce faire, lesdiz compaignons estaindirent les chandeilles et les
gectèrent derrière l'autel et esclantirent les lampes ", puis ils bâillonnèrent une femme
374

L'Ennemi profite donc de la nuit pour induire au mal l'être humain


fragilisé par la disparition de la lumère. D'où la nécessaire présence dans
les villes d'autrefois du veilleur de nuit qui fait sa ronde avec sa lanterne,
sa cloche et son chien. Il est, selon Th. Dekker, « la sentinelle de la cité,
le guetteur de tous les quartiers, l'honnête espion qui découvre les
pratiques nocturnes et, tel le fanal à la poupe du navire, servant de guide
et de réconfort aux marins dans les plus noires ténèbres, arpente la cité, à
laquelle il épargne souvent maints dangereux incendies375 ». Chacun a
donc intérêt à écouter et à pratiquer ses sages conseils ; car la nuit est
périlleuse pour le corps et pour l'âme, elle est l'antichambre de la mort et
de l'enfer. La cloche du veilleur, c'est déjà le glas :

Hommes et enfants, filles et femmes,


Point n'est trop tard pour amender votre vie :
Fermez à clé vos portes, restez au chaud couchés,
C'est grande perte que celle d'un pucelage.
A minuit festoyer, c'est beaucoup gaspiller,
Les désordres des serviteurs font la ruine des maîtres :
Quand vous entendez cette cloche sonner
Croyez que c'est votre ultime glas 376...

Telle est la lugubre ritournelle du « réveilleur » londonien, derrière


laquelle il faut restituer l'angoisse millénaire devant une nuit mal
maîtrisée. Nous avons précédemment rappelé la prophétie de
l'Apocalypse : le nouveau ciel et la nouvelle terre promis aux
bienheureux ne comporteront plus de mer. De même, ils ne connaîtront
plus la nuit. La Jérusalem éternelle sera éclairée par la lumière sans
déclin qui est Dieu (Apoc. XXI, 5 ; xxi, 23 ; I Jn. I, 5).
3.

Typologie des comportements collectifs en


temps de peste

1. Présence de la peste377

Sur la toile de fond constituée par les peurs quotidiennes identifiées


plus haut (sans qu'il soit question d'en avoir dressé un inventaire complet)
se détachaient, à intervalles plus ou moins rapprochés, des épisodes de
panique collective, notamment lorsqu'une épidémie s'abattait sur une
ville ou une région. Le plus souvent en Europe, il s'est agi de la peste,
surtout durant les quatre siècles qui courent de 1348 à 1720. Cependant,
au cours de cette longue période, d'autres contagions décimèrent aussi les
populations occidentales : la suette anglaise dans les îles Britanniques et
en Allemagne aux XVe et XVIe siècles, le typhus dans les armées de la
guerre de Trente Ans, et encore la variole, la grippe pulmonaire et la
dysenterie : toutes les trois toujours actives au XVIIIe siècle378. Le choléra
en revanche n'apparut en cette partie du monde qu'en 1831. Une lecture
attentive des textes du haut Moyen Age a permis récemment de conclure
que la peste avait été virulente en Europe et autour du bassin
méditerranéen entre les VIe et VIIIe siècles, avec une sorte de périodicité
des poussées épidémiques dont les pointes se situaient tous les neuf à
douze ans 379. Puis elle sembla disparaître au IXe siècle, mais pour resurgir
brutalement en 1346 sur les rives de la mer d'Azov. En 1347, elle gagna
Constantinople et Gênes et bientôt toute l'Europe, du Portugal et de
l'Irlande à Moscou. Les ravages de la « mort noire » s'étendirent sur les
années 1348-1351, enlevant, assure Froissart, « la tierce partie du monde
».
Durant tout le reste du XIVe siècle et au moins jusqu'au début du XVIe,
la peste reparut presque chaque année en un endroit ou en un autre de
l'Europe occidentale. En 1359, la voici en Belgique et en Alsace ; en
1360-1361, en Angleterre et en France. En 1369, elle attaque à nouveau
l'Angleterre, puis dévaste la France de 1370 à 1376, pour repasser encore
outre-Manche. L'Italie n'était pas mieux partagée. Un chroniqueur
orviétan notait : « La première peste générale eut lieu en 1348 et fut la
plus forte. » Puis il ajoutait : « Seconde peste, 1363. Troisième peste,
1374. Quatrième peste, 1383. Cinquième peste, 1389. » Une nouvelle
main a complété : « Sixième peste, 1410. » « D'autres mains, commente
E. Carpentier, auraient pu continuer la liste pour le XVe siècle 380. » Soit
encore le cas de Châlons-sur-Marne. Les dates d'épidémies dans la ville
paraissent obéir à un rythme et l'on relève une atteinte par décennie :
1455-1457 ; 1466-1467 ; 1479; 1483; 1494-1497 ; 1503 ; 1516-1517 ;
1521-1522 381. D'où cette analyse de J.-N. Biraben :

« Si l'on suit l'histoire de la peste dans une ville à cette époque..., on constate qu'elle
y faisait, tous les huit, dix ou quinze ans, de violentes poussées où toute la ville était
atteinte, perdant jusqu'à 20, 30 et même 40 % de sa population. En dehors de ces
paroxysmes, elle persistait à l'état semi-endémique, vagabondant capricieusement
d'une rue ou d'un quartier à l'autre, saisonnièrement, pendant un, deux et jusqu'à cinq
ou six ans de suite, puis s'éteignait pendant quelques années. Elle reparaissait alors
sous cette forme " atténuée " qui précédait souvent la forme " explosive " avant de la
suivre 382. »

Mal enraciné, implacablement récurrent, la peste, en raison de ses


réapparitions répétées, ne pouvait manquer de créer dans les populations
« un état de nervosité et de peur 383 ». En France, entre 1347 et 1536, J.-N.
Biraben a identifié 24 poussées principales, secondaires ou annexes de
peste en 189 ans, soit à peu près une tous les huit ans. Dans une seconde
période, qui s'étend de 1536 à 1670, on ne compte que 12 poussées (une
tous les 11,2 ans 384. Après quoi, la maladie semble disparaître, pour
refaire violemment surface en Provence en 1720. Ainsi en France, mais
aussi plus généralement en Occident, l'endémicité de la peste diminua à
partir du XVIe siècle ne mettant que mieux en relief les flambées les plus
violentes : à Londres en 1603, 1625 et 1665 ; à Milan et Venise en 1576
et 1630 ; en Espagne en 1596-1602, 1648-1652, 1677-1685 ; à Marseille
en 1720. Ces dates et ces localisations ne constituent, on s'en doute, que
quelques points de repère dans la diachronie et la géographie des pestes
de l'âge baroque, car les épidémies de'1576-1585 et 1628-1631
s'étendirent en réalité à une grande partie de l'Europe 385. Si. violentes
qu'aient été ces explosions — en particulier la dernière en France, celle
de Marseille — elles étaient de plus en plus séparées les unes des autres
par des années où aucun décès suspect n'était signalé. Le mal se faisait
donc plus sporadique et localisé, et après 1721 il disparut d'Occident.
Mais auparavant, pendant près de quatre cents ans, la peste avait été,
selon l'expression de B. Bennassar, « un grand personnage de l'histoire
d'hier 386 ».
Grand, parce que sinistre. Jugeons-en par ses crimes qui stupéfièrent
les contemporains :

« Il y eut, durant ces deux années [1348-1349], écrit le carme parisien Jean de
Venette, un nombre de victimes tel qu'on ne l'avait jamais entendu dire, ni vu ni lu
dans les temps passés387. » Et Boccace de préciser dans l'introduction du Décaméron
au sujet de Florence : « La cruauté du ciel, et peut-être celle des hommes, fut si
rigoureuse, l'épidémie sévit de mars à juillet [1348] avec tant de violence, une foule
de malades furent si mal secourus, ou même, en raison de la peur qu'ils inspiraient aux
gens bien portants, abandonnés dans un tel dénuement, qu'on a quelque sûre raison
d'estimer à plus de cent mille le nombre d'hommes qui perdirent la vie dans l'enceinte
de la cité. Avant le sinistre, on ne se fût pas avisé peut-être que notre ville en comptât
une telle quantité. Que de grands palais, que de belles maisons, que de demeures,
pleines autrefois de domestiques, de seigneurs et de dames, virent enfin disparaître
jusqu'au plus humble serviteur ! Que d'illustres familles, que d'imposants domaines,
que de fortunes réputées restèrent privés d'héritiers légitimes ! Que de valeureux
seigneurs, de belles dames et de gracieux jouvenceaux, auxquels non seulement la
Faculté, mais Gallien, Hippocrate et même Esculape auraient décerné un brevet de
robuste santé, prirent le repas du matin avec leurs parents, leurs camarades et leurs
amis et, le soir venu, s'assirent dans l'autre monde au souper de leurs ancêtres 388. »

L'évaluation de Boccace est très excessive. Est-il même exact, comme


certains historiens l'ont affirmé, que Florence aurait compté 110 000
habitants en 1338 et 50 000 seulement en 1351 ? K.J. Beloch estime que
la cité de l'Arno rassemblait 55 000 âmes en 1347 et 40 000 quatre ans
plus tard : soit tout de même une ponction proche de 30 %. Et, tandis que
la population recommençait à s'accroître dans la seconde moitié du XIVe
siècle, la « pestilence » enleva à nouveau 11 500 personnes en 1400 et
peut-être 16 000 en 1417. Quant à Sienne, elle aurait été peuplée de 20
000 âmes en 1347, 15 000 en 1349, 12 500 en 1380389. Selon les
historiens britanniques, l'Angleterre aurait été amputée de 40 % de ses
habitants entre 1348 et 1377 (ayant 3 757 000 à la première date et 2 223
375 à la seconde 390. La Peste Noire et celles qui la suivirent furent ici,
sinon les seules, du moins les principales responsables de ce désastre.

Voici maintenant quelques tragiques records : Albi et Castres perdirent


la moitié de leur population entre 1343 et 1357, et la contagion aurait
enlevé en 1350 — calculs, il est vrai, discutables — 50 % des habitants
de Magdebourg, 50 à 66 % de ceux de Hambourg, 70 % de ceux de
Brême 391. La Peste Noire ravagea surtout les villes, mais les campagnes
ne furent pas pour autant épargnées, Givry, en Bourgogne, vit disparaître
en 1348 le tiers de sa population. En Savoie, les feux de la paroisse de
Saint-Pierre-du-Soucy passèrent de 108 en 1347 à 55 en 1349 ; ceux de
sept paroisses voisines, de 303 en 1347 à 142 en 1349 392. Sur certains
domaines de l'abbave de Winchester où l'on dénombrait 24 décès de
paysans en 1346 et 54 en 1347 et en 1348, on grimpe brutalement à 707
en 1349 393. Veut-on une estimation globale, à l'échelle de l'Europe
occidentale et centrale, des ravages provoqués par le fléau en 1348-1350
? On peut s'en tenir à celle qu'avait fournie Y. Renouard lorsqu'il écrivait
: « ... La proportion des décès dus à la peste par rapport à l'ensemble de la
population semble avoir oscillé entre les 2/3 et le 1/8 selon les régions 394.
» Froissart avait donc sans doute raison de penser que le tiers des
Européens avait succombé à la contagion, celle-ci ayant toutefois été
particulièrement sévère en Italie, en France et en Angleterre.
L'Europe, prise en bloc, ne devait plus connaître par la suite
d'épidémie aussi tragique que celle de 1348-1350. Pourtant, les retours
offensifs de la contagion prirent encore à l'échelle urbaine, régionale,
voire nationale des allures de catastrophe. Paris aurait perdu 40 000 âmes
en 1450 395. Londres, qui comptait environ 460 000 habitants en 1665, en
vit périr 68 500 de la peste cette année-là 396. Marseille au début du XVIIIe
siècle rassemblait un peu moins de 100 000 âmes, l'épidémie de 1720 lui
en enleva environ 50 000 (territoire d'alentour compris 397. Même
proportion, mais jouant sur des masses humaines plus lourdes, à Naples
en 1656. Cette ville, démesurément peuplée, regroupait alors de 400 à
450 000 habitants. La peste en faucha 240, peut-être même 270 000 398.
Soit maintenant dans leur globalité l'Italie et l'Espagne du XVIIe siècle.
La haute Italie (de Venise au Piémont et à Gênes inclus) aurait connu un
fléchissement démographique de 22 % entre 1600 et 1650, occasionné
principalement par la peste de 1630, l'épidémie ayant détruit 32 % de la
population de Venise, 51 % de celle de Milan, 63 % de celle de Crémone
et de Vérone, 77 % — sombre record — de celle de Mantoue. Au total,
l'Italie durant la première moitié du XVIIe siècle perdit 14 % de ses
habitants (1 730 000 âmes 399. Les pertes auraient été comparables dans
l'Espagne qui était moins peuplée. Les « trois grandes offensives de la
mort » (par peste) — 1596-1602, 1648-1652, 1677-1685 — auraient
enlevé 1 250 000 vies. Barcelone en 1652 perdit environ 20 000 habitants
sur 44 000 400. Séville, en 1649-1650, enterra 60 000 morts sur 110 ou 120
000 habitants 401. La peste fut donc l'une des causes majeures de la crise
subie par les deux Péninsules au cours du XVIIe siècle.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, on a ignoré les causes de la peste que la


science de jadis attribuait à la pollution de l'air, elle-même occasionnée
soit par de funestes conjonctions astrales soit par des émanations putrides
venues du sol ou du sous-sol. D'où des précautions, à nos yeux inutiles,
lorsqu'on aspergeait de vinaigre lettres et monnaies, lorsqu'on allumait
des feux purificateurs aux carrefours d'une ville contaminée, lorsqu'on
désinfectait individus, hardes et maisons au moyen de parfums violents et
de soufre, lorsqu'on sortait dans la rue en période de contagion avec un
masque en forme de tête d'oiseau dont le bec était rempli de substances
odoriférantes. D'autre part, les chroniques anciennes et l'iconographie ne
mentionnent guère comme signe avant-coureur d'une épidémie la
mortalité massive des rats sur laquelle A. Camus insiste dans La Peste.
Le rôle de la puce était pareillement ignoré. En revanche, toutes les
relations d'autrefois décrivent le danger de la contagion interhumaine. Ce
danger, nous le savons aujourd'hui, est évident dans le cas de la peste
pulmonaire qui se transmet par les gouttelettes de salive. Mais la
recherche médicale actuelle s'interroge sur le « dogme du rat » en ce qui
concerne la peste bubonique. Certes, l'histoire de cette maladie depuis les
origines reste liée à celle du rat. Mais, en de nombreuses épidémies de
peste bubonique, il semble que le facteur multiplicateur, le principal
agent de transmission, aurait été, non le parasite murin, mais la puce de
l'homme passant d'un hôte agonisant à un hôte en bonne santé. La
mortalité n'aurait donc pas nécessairement impliqué un antécédent
épizootique 402. D'où les ravages de la contagion dans les quartiers
populaires où le parasitisme était le plus dense. Dès lors si les purgations
et les saignées, si la crainte de la transmission du mal par les déjections
des malades, si l'abattage d'animaux qui ne portent pas de puces (cheval,
bœuf, etc.,) étaient sans objet, en revanche il était judicieux de brûler les
tissus, notamment ceux de laine, dans les maisons contaminées. Et il est
bien vrai qu'il fallait, si possible, fuir, ou à défaut, isoler et s'isoler. Cela
d'autant plus que la peste bubonique donnait lieu souvent à une
complication pneumonique secondaire. Le bon sens populaire avait donc
raison à cet égard contre les « savants » qui refusaient de croire à la
contagion. Et ce sont finalement les mesures de plus en plus efficaces
d'isolement qui firent reculer le fléau.
A cette prophylaxie partiellement correcte, répondait une observation
souvent exacte des symptômes de la maladie en particulier sous sa forme
bubonique : description des « charbons », localisation des bubons, accent
mis dans le tableau clinique sur la langue tuméfiée, la soif ardente, la
fièvre intense, les frissons, l'irrégularité du pouls, le délire souvent
violent, les troubles du système nerveux, les céphalées, le regard fixe. Un
médecin de Marseille notait à la suite de l'épidémie de 1720 :

« [La] maladie commençait par des maux de tête et des vomissements et une grosse
fièvre succédait... Les symptômes étaient, pour l'ordinaire, des frissons réguliers, un
petit pouls, mol, lent, fréquent, inégal, concentré, une pesanteur de tête si considérable
que le malade avait beaucoup de peine à la soutenir, paraissant saisi d'un
étourdissement et d'un trouble semblable à celui d'une personne ivre, la vue fixe,
marquant l'épouvante et le désespoir 403... »

Les gens d'autrefois avaient pareillement remarqué que la peste


frappait surtout en été (pas toujours cependant) — la puce affectionne en
effet une température de 15-20° dans une atmosphère contenant de 90 à
95 % d'humidité ; qu'elle attaquait plus spécialement les pauvres, les
femmes et les enfants et qu'elle décimait avec prédilection des
populations qui venaient d'être victimes de disettes. Le Traité de la peste
de César Morin (Paris, 1610) comporte un chapitre intitulé « Comment la
peste suit ordinairement les grandes famines ». Et on peut lire sous la
plume d'un obscur chanoine lombard, qui fut témoin de la peste de 1630
dans sa petite ville de Busto-Arsizio, ces précisions relatives à l'année
1629:

« La pénurie devint si extrême que l'on ne trouvait plus de vivres, même avec de
l'argent... Aussi les pauvres mangeaient-ils du pain de son vermoulu..., des lupins, des
raves et des herbes de toute sorte. Les raves se vendaient 16 sous le stare et on n'en
trouvait même pas. Aussi voyait-on les pauvres, lorsque des étrangers amenaient des
raves dans leurs chariots, accourir en se bousculant pour en acheter ; on aurait dit des
chèvres affamées partant au pâturage... Suivirent des maladies atroces, incurables,
inconnues des médecins, des chirurgiens et de tout homme vivant qui continuèrent
pendant six, huit, dix et douze mois. Si bien qu'une infinité de gens moururent en
1629 404. »

2. Des images de cauchemar

Ces notations, pour excessives qu'elles soient, constituent une pièce de


plus à verser au dossier, « de ceux qui accouplent crises de subsistance et
cycles pesteux 405 ». Mais elles s'intègrent aussi dans une représentation
mentale des épidémies qui, notamment dans le cas de l'Italie du XVIIe
siècle, apparaissaient liées aux deux autres fléaux traditionnels : la
famine et la guerre. La peste est alors une « plaie » comparable à celles
qui frappèrent l'Egypte. Elle est en même temps identifiée comme une
nuée dévorante venue de l'étranger et qui se déplace de pays en pays, des
côtes vers l'intérieur et de l'extrémité d'une ville à l'autre en semant la
mort sur son passage. Elle est encore décrite comme l'un des cavaliers de
l'Apocalypse, comme un nouveau « déluge », comme un « ennemi
formidable » — c'est l'opinion de D. Defoe — et surtout comme un
incendie fréquemment annoncé dans le ciel par le sillage de feu d'une
comète. Dans la Provence et l'Autriche d'autrefois, des gens virent «
l'étincelle de la peste » traverser une ville et, sortant des cadavres, se
précipiter sur les personnes jusque-là en bonne santé 406. Le sentiment
d'être confronté à un incendie était peut-être renforcé par la fréquente
relation entre été et épidémie et par l'habitude d'allumer dans les
carrefours des feux purificateurs, sortes de contre-feux. Surtout, on
comparait la contagion à un embrasement :

« L'intensité de l'épidémie, note Boccace dans le Décaméron, s'accrut du fait que


les malades, par leur commerce journalier, contaminaient les individus encore sains.
Ainsi en est-il du feu, alimenté par les matières sèches ou grasses qui lui sont
contiguës 407. » D. Defoe écrit de son côté : « La peste est comme un grand incendie-
qui..., s'il éclate dans une ville très dense, accroît sa furie et la dévaste dans toute son
étendue 408. » L'image de l'embrasement revient aussi sous la plume d'un médecin
marseillais qui vécut l'épidémie de 1720 et parle de « l'étonnante promptitude avec
laquelle la maladie passa tout d'un coup de maison en maison et de rue en rue, comme
par une espèce d'incendie... Elle gagnait cette grande ville avec toute la rapidité d'un
embrasement 409 ».

Le rapprochement entre peste et feu, le voici encore dans les récits d'un
chanoine italien et d'un pasteur vaudois relatant, l'un et l'autre, la terrible
peste de 1630, véritable « orage d'afflictions ». Le prêtre de Busto-
Arsizio, dont on a déjà cité le témoignage, écrit avec emphase en jouant
sur le nom de sa ville (arsizio : roussi, brûlé) :

« Hélas ! chère et malheureuse patrie ! Pourquoi ne pleures-tu pas, ô Busto ?...


Brûlé et consumé, quasiment réduit en tisons et en cendres, il est devenu Busto désolé
et inhabité... On ne peut plus lui donner maintenant de nom plus véridique que Busto
le brûlé, puisqu'il est totalement incendié410. » Le pasteur vaudois lui donne la réplique
lorsqu'il mentionne Pignerol où la peste est « encore fort enflammée411 ».

Un religieux portugais du XVIIe siècle, évoquant à son tour la peste, la


décrit comme un « feu violent et impétueux 412 ».
Toutefois, pour les hommes d'Eglise et pour les artistes travaillant
grâce à leurs commandes, la peste, c'était aussi et surtout une pluie de
flèches s'abattant soudain sur les hommes de par la volonté d'un Dieu
courroucé. Certes, l'image est antérieure au christianisme. Le chant Ier de
L'Iliade évoque l'« archer » Apollon qui descend, « le cœur irrité, des
cimes de l'Olympe, ayant à l'épaule son arc et son carquois bien clos. Les
flèches résonnent sur l'épaule du dieu en courroux », qui décime les
troupes d'un « mal pernicieux 413 ». Mais, c'est la culture ecclésiastique qui
reprit et popularisa cette comparaison. Déjà, à la fin du XIIIe siècle,
Jacques de Voragine avait mentionné dans la Légende dorée 414 une vision
de saint Dominique apercevant dans le ciel le Christ en colère qui
brandissait trois lances contre l'humanité coupable d'orgueil, de cupidité
et de luxure. Clergé et fidèles, regardant la Peste Noire et celles qui la
suivirent au long des siècles comme des punitions divines, assimilèrent
naturellement les attaques du mal aux coups mortels de flèches lancées
d'en haut. Ainsi le registre de la municipalité d'Orvieto, en date du 5
juillet 1348, constatait « la violente mortalité due à la peste qui en ce
moment envoie atrocement ses flèches partout415 ». L'iconographie
s'empara de cette comparaison et la diffusa aux XVe et XVIe siècles en
Italie comme au-delà des Alpes. Les flèches de l'épidémie apparaissent
pour la première fois sur un panneau de l'autel des carmes déchaux
(1424) de Göttingen416. Le Christ les lance en pluie drue sur les hommes.
Dix-sept personnages en sont transpercés. Toutefois, plusieurs autres sont
protégés par le grand manteau de la Vierge — ce dernier thème sera
souvent repris. Une fresque de B. Gozzoli à San Gimignano (1464)
montre Dieu le Père, malgré Jésus et Marie agenouillés, jetant la flèche
empoisonnée sur la ville qui avait été atteinte par la contagion l'année
précédente. Un diptyque de Martin Schaffner (vers 1510-1514) conservé
à Nuremberg417 illustre, lui aussi, cette représentation collective de la
peste. A gauche, du haut d'un ciel orageux les anges tirent des flèches sur
l'humanité pécheresse, mais qui se repent et supplie. A droite, le Christ, à
la prière des saints anti-pesteux, arrête la punition avec la main. Les
flèches détournées de leur trajectoire initiale s'écartent de la ville
menacée et vont se perdre ailleurs. Parfois, l'aspect châtiment n'est pas
directement exprimé, mais seulement le résultat du décret de punition.
Sur un tableau allemand anonyme contemporain du précédent des
personnages sont soudain frappés par des flèches, toutes venues d'en
haut. Ils sont atteints à l'aine et à l'aisselle (emplacements fréquents des
bubons), mais aussi en d'autres parties du corps. Une femme transpercée
chancelle, un enfant et un adulte sont déjà étendus, l'un mort, l'autre
mourant. Un homme dans la force de l'âge n'échappera pas au dard qui
s'approche de lui 418.
Les flèches lancées par Dieu évoquent encore la peste sur la stèle
funéraire d'un chanoine à Moosburg (église Saint-Kastulus, 1515), sur
une peinture de la cathédrale de Münster, sur une toile de Veronèse
conservée au musée de Rouen. Un ex-voto de l'église de Landau-am-der-
Isar les montre pleuvant sur chaque maison de la ville. Une variante de ce
thème fait passer la flèche de la main de Dieu dans celle de la Mort.
Squelette grimaçant et parfois galopant sur des cadavres, elle décoche ses
traits sur les vivants de toutes conditions occupés à travailler ou à se
divertir. Ainsi à la bibliothèque communale des Intronati à Sienne
(1437), à Saint-Etienne-de-Tinée (1485), au palais Abatello de Palerme
(c'est un Triomphe de la mort du XVe siècle), sur une gravure de J.
Sadeler (cabinet des Estampes, Bruxelles) et sur une gravure anonyme
anglaise de 1630 qui montre les Londoniens fuyant trois squelettes qui
les menacent de leurs flèches.
Ce que les artistes voulaient aussi marquer, à côté de l'aspect punition
divine, c'était la soudaineté de l'attaque du mal et le fait que, riche ou
pauvre, jeune ou vieux, personne ne pouvait se flatter d'y échapper —
deux aspects des épidémies qui impressionnèrent vivement tous ceux qui
vécurent en période de peste. L'insistance sur la soudaineté apparaît dans
toutes les relations de « pestilence » :
A propos de l'épidémie de 1348, le carme parisien Jean de Venette notait : « [Les
gens] n'étaient malades que deux ou trois jours et mouraient rapidement, le corps
presque sain. Celui qui aujourd'hui était en bonne santé, demain était mort et porté en
terre 419. » Un médecin espagnol, décrivant la peste de Malaga en 1650, faisait la
même observation : « Beaucoup mouraient tout d'un coup, d'autres en quelques
heures, et ceux qu'on croyait sauvés tombaient morts quand on y pensait le moins420. »
« La fureur de l'épidémie était telle, écrit aussi D. Defoe dans le Journal de l'année de
la peste — celle de Londres en 1665 —, les gens tombaient malades si rapidement et
mouraient si vite, qu'il était impossible de s'en enquérir à temps, et de faire fermer les
maisons avec l'exactitude qu'il aurait fallu y mettre 421. » Décrivant la marche
foudroyante de la maladie, un médecin marseillais qui vécut la contagion de 1720
remarquait à son tour : « Quelques personnes mouraient subitement, d'autres dans
deux ou trois jours422. » D'où les fréquentes mentions de personnes trépassant dans la
rue tandis qu'elles se hâtaient vers un lazaret.

Ces observations, génératrices d'un affolement très compréhensible,


collent à la réalité. Si la peste est pneumonique primaire, elle débute
brutalement, progresse dans l'organisme sans rencontrer de défense
sérieuse et la « mort survient deux ou trois jours après le début des
troubles, dans 100 % des cas 423. Quant à la forme bubonique classique,
elle se manifeste d'emblée par une fièvre de 39-40° avec un tableau
clinique impressionnant — pouls rapide, conjonctives dilatées, regard
brillant, vomissements, bouche sèche. Les bubons ne se développent
qu'ensuite au bout de 48 heures. Mais ils peuvent ne pas apparaître : il
s'agit alors de peste septicémique. Dans ces cas, ou bien le bubon n'a pas
eu le temps de se former, ou bien les ganglions touchés sont situés trop
profond pour être aisément perçus. C'est surtout cette forme de la maladie
qui a stupéfié les contemporains des « pestilences » d'autrefois. Car elle
démarre de façon foudroyante, avec température à 40-42°, se manifeste
notamment par des troubles nerveux et psychiques, des hémorragies
spontanées de la peau, des muqueuses et des viscères et provoque la mort
en 24 ou 30 heures 424. Un chirurgien marseillais nota en 1720 : « Il n'a
échappé aucun malade de tous ceux sur lesquels il n'a paru aucune
éruption 425. »
L'iconographie n'a pas manqué de relever, voire d'exagérer le caractère
subit de la mort par peste 426 que les Hollandais du XVIIe siècle appelaient
« la maladie pressée ». Ce thème apparaît d'abord dans des miniatures
consacrées à la procession organisée à Rome par le pape Grégoire Ier lors
de la peste de 590. Les Très Riches Heures du duc de Berry (Chantilly),
celles de Pol de Limbourg (New York, Cloisters), et celles du Maître de
Saint-Jérôme (Bodleian Library, Oxford) représentent des gens qui
s'effondrent soudain au cours de la cérémonie. Dans un dessin de G.
Lochrer, La Peste à Berne en 1439 (Berne, Bibliothèque nationale), deux
personnes qui suivaient un enterrement sont terrassées d'un coup. Sur
deux gravures hollandaises, l'une anonyme, l'autre de W. de Haen, on voit
des porteurs de cercueil qui s'écroulent, la bière tombant avec eux (musée
Van Stolk,' Rotterdam). Insistent encore sur la mort subite La Grande
Peste attribuée à J. Lieferinxe (Baltimore, Walters Art Gallery), La Peste
frappant les soldats romains (1593), gravure de J. Sanredam (musée de
l'université de médecine de Copenhague), la large toile de A. Spadaro,
Remerciements après la peste de 1656 (Naples, musée S. Martino),
l'œuvre de N. Mignard, La Peste d'Epire (Paris, Institut Pasteur). Celle-ci
présente un chirurgien qui vient d'inciser un bubon et qui s'effondre en
laissant échapper sa lancette.

Les tableaux de Nuremberg et de Munich précédemment décrits, parce


qu'ils évoquaient les flèches mortelles parties du ciel, faisaient voler
celles-ci en direction d'une ville entière, attaquant indifféremment tout le
monde. Certains documents laissent pourtant entendre que la peste était
sélective et qu'elle décimait surtout les pauvres.

A propos de l'épidémie de 1599 en Espagne septentrionale, B. Bennassar a recueilli


les témoignages suivants. Valladolid, le 26 juin : « Il est mort en peu de temps
quelques personnes de la haute société et le plus grand nombre sont des pauvres. »
Sepulveda, 26 avril : « Toutes les personnes qui sont mortes dans cette ville et sur sa
terre sont très pauvres et n'avaient... pas de quoi se sustenter 427. »
Pour D. Defoe, la peste de Londres en 1665 opéra surtout des ravages parmi les
nombreux chômeurs de la capitale : « ... Dans sa crise la plus furieuse, du milieu
d'août au milieu d'octobre, elle emporta 30 ou 40 000 de ces malheureux, qui, s'ils
avaient vécu, auraient certainement constitué un fardeau insupportable par leur
pauvreté 428. »
A Marseille en 1720, les échevins parlent « des petites gens qui étaient ceux qui
avaient presque toujours été frappés de la peste ». Et le Dr Roux précise : « Cette plaie
fut funeste pour ces pauvres innocents, pour les femmes enceintes qui étaient plus
susceptibles que les autres personnes et pour le peuple 429. »

D'autres témoignages vont pourtant en sens contraire. Rappelons-nous


le texte de Boccace cité plus haut :

« Que de grands palais, que de belles maisons, que de demeures, pleines autrefois
de domestiques, de seigneurs et de dames, virent enfin disparaître jusqu'au plus
humble serviteur ! Que d'illustres familles, que d'imposants domaines, que de fortunes
réputées restèrent privés d'héritiers légitimes 430 ! »
Décrivant sur la base des meilleures sources la peste qui ravagea Milan en 1630,
Manzoni, dans Les Fiancés, note que l'épidémie, d'abord confinée dans les quartiers
pauvres, gagna ensuite le reste de la ville : « L'entêtement des incrédules céda enfin à
l'évidence, surtout lorsqu'on vit l'épidémie jusque-là concentrée dans le peuple, se
répandre et gagner de proche en proche des personnages plus connus 431. »
A Marseille, la contagion se répandit pareillement dans toute la ville en partant, il
est vrai, des quartiers les plus populeux. Le Dr Roux, tout en reconnaissant que les
pauvres furent les principales victimes, pouvait donc conclure : « Elle [la peste]
attaque indifféremment toute sorte de personnes, hommes, femmes, jeunes, vieux,
faibles, robustes et aisés, sans distinction 432. »

En somme, si l'on n'avait pas fui à temps, riche ou pauvre, jeune ou


vieux, on était à portée de flèche de l'horrible archer. Imaginée par les
milieux ecclésiastiques lecteurs de l'Apocalypse et sensibles à l'aspect
punitif des épidémies, la comparaison entre l'attaque de la peste et celle
de flèches qui s'abattent à l'improviste sur des victimes eut pour résultat
la promotion de saint Sébastien dans la piété populaire. Joua ici une des
lois qui dominent l'univers du magisme, la loi de contraste qui n'est
souvent qu'un cas particulier de celle de similarité : le semblable chasse
le semblable pour susciter le contraire 433. Parce que saint Sébastien était
mort criblé de flèches, on se persuada qu'il écartait de ses protégés celles
de la peste. Dès le VIIe siècle, on l'invoqua contre les épidémies. Mais
c'est après 1348 que son culte prit un large essor 434. Et. dès lors, dans
l'univers catholique jusqu'au XVIIIe siècle inclus, il n'y eut guère d'église
rurale ou urbaine sans une représentation de saint Sébastien criblé de
flèches.
Un prêtre portugais, décrivant par le menu une église de Porto en
1666. n'omet pas de mentionner la figuration de saint Sébastien :

« L'image du saint martyr a aussi une clé suspendue à une flèche qui lui transperce
le cœur ; cette clé lui fut remise par le sénat municipal pendant la peste qui sévit voici
soixante-dix ans — Dieu nous protège de son retour — afin que le saint délivre cette
ville d'un si grand mal, comme il l'a fait depuis lors jusqu'à présent. Aussi personne
n'ose lui enlever cette clé 435. »

Les chroniques d'autrefois qui décrivent des pestes constituent comme


un musée de l'horrible. Souffrances individuelles et spectacles
hallucinants dans les rues s'additionnaient pour créer l'insoutenable. Il y
avait d'abord le martyre des pestiférés. « Chaleur insupportable,
étouffements ressentis par les malades, fièvre furieuse, douleur intenable
aux aines et aux aisselles » : c'est le tableau clinique que dresse en 1650
un médecin de Malaga 436. Les chirurgiens croyaient bien faire en essayant
d'ouvrir ou de cautériser les tumeurs récalcitrantes. « Quelques-unes
étaient si dures, rapporte D. Defoe, qu'ils ne pouvaient les ouvrir avec
aucun instrument ; alors, il les cautérisaient de telle façon que beaucoup
de patients moururent fous de cette torture 437. » Passons du singulier au
collectif. Voici Marseille en 1720 telle que la voit un contemporain : les «
vapeurs malignes » sortent des maisons où pourrissent des cadavres et
s'élèvent des rues pleines de matelas, de couvertures, de linges, de
haillons et de toutes sortes d'ordures qui croupis-sent. Les tombeaux
remplis de cadavres montrent « des corps monstrueux, les uns enflés et
noirs comme le charbon, d'autres également enflés, bleus, violets et
jaunes, tous puants et crevés, laissant la trace du sang pourri 438 »... Une
peste, c'était donc, même pour les survivants, un traumatisme psychique
profond que restitue pour nous le texte affolé d'un religieux témoin de la
peste de 1630 à Milan.
Il énumère d'un trait « la confusion des morts, des moribonds, du mal et des cris, les
hurlements, l'épouvante, la douleur, les angoisses, les peurs, la cruauté, les vols, les
gestes de désespoir, les larmes, les appels, la pauvreté, la misère, la faim, la soif, la
solitude, les prisons, les menaces, les châtiments, les lazarets, les onguents, les
opérations, les bubons, les charbons, les suspicions, les pâmoisons 439 »...

Images de cauchemar, flot désordonné de termes dont l'accumulation


recrée pourtant la tragique cohérence du vécu.

3. Une rupture inhumaine

Quand apparaît le danger de la contagion, on essaie d'abord de ne pas


le voir. Les chroniques relatives aux pestes font ressortir la fréquente
négligence des autorités à prendre les mesures qu'imposait l'imminence
du péril, étant vrai toutefois que le mécanisme de défense une fois
déclenché, les moyens de protection allèrent en se perfectionnant au
cours des siècles. En Italie, en 1348, alors que l'épidémie se répand à
partir des ports — Gênes, Venise et Pise — Florence est la seule ville de
l'intérieur qui tente de se protéger contre l'assaillant qui approche 440. Les
mêmes inerties se répètent à Châlons-sur-Marne en juin 1467 où, malgré
le conseil du gouverneur de Champagne, on refuse d'interrompre écoles
et sermons 441, à Burgos et à Valladolid en 1599, à Milan en 1630, à
Naples en 1656, à Marseille en 1720, cette énumération n'étant pas
exhaustive. Certes, on trouve à une telle attitude des justifications
raisonnables : on voulait ne pas affoler la population — d'où les multiples
interdictions de manifestations de deuil au début des épidémies — et
surtout ne pas interrompre les relations économiques avec l'extérieur. Car
la quarantaine pour une ville signifiait difficultés de ravitaillement,
effondrement des affaires, chômage, désordres probables dans la rue, etc.
Tant que l'épidémie ne causait encore qu'un nombre limité de décès on
pouvait encore espérer qu'elle régresserait d'elle-même avant d'avoir
ravagé toute la cité. Mais, plus profondes que ces raisons avouées ou
avouables, existaient certainement des motivations moins conscientes : la
peur légitime de la peste conduisait à retarder le plus longtemps possible
le moment où on la regarderait en face. Médecins et autorités cherchaient
donc à se tromper eux-mêmes. Rassurant les populations, ils se
rassuraient à leur tour. En mai et juin 1599, alors que la peste sévit un peu
partout dans le nord de l'Espagne — et quand il s'agit des autres on ne
craint pas d'employer le terme exact —, les médecins de Burgos et de
Valladolid posent des diagnostics lénifiants sur les cas observés dans leur
ville : « Ce n'est pas la peste à proprement parler » ; « c'est un mal
commun » il s'agit de « fièvres tierces et doubles, diphtérie, fièvres
persistantes, points de côté, catarrhes, goutte et autres semblables...
Quelques-uns ont eu des bubons, mais... [qui] guérissent facilement 322».
Quand une menace de contagion se précisait à l'horizon d'une ville, les
choses, à l'étage du pouvoir de décision, se passaient généralement de la
façon suivante : les autorités faisaient examiner les cas suspects par des
médecins. Souvent ceux-ci posaient un diagnostic rassurant, allant ainsi
au-devant du désir du corps municipal ; mais si leurs conclusions étaient
pessimistes, d'autres médecins ou chirurgiens étaient nommés pour une
contre-enquête qui ne manquait pas de dissiper les premières inquiétudes.
Tel est le scénario qu'on peut vérifier à Milan en 1630 et à Marseille en
1720 442. Echevins et tribunaux de santé cherchaient donc à s'aveugler
eux-mêmes pour ne pas apercevoir la vague montante du péril, et la
masse des gens se comportait comme eux, ce qu'a très bien noté Manzoni
à propos de l'épidémie de 1630 en Lombardie :

« Aux fatales nouvelles qui arrivaient des pays infectés, de ces pays qui forment
autour de [Milan] une ligne demi-circulaire, distante sur quelques points à peine de
vingt milles, sur quelques autres de dix seulement, qui ne croirait à une émotion
générale, à des précautions empressées, ou au moins à une stérile inquiétude ! Et
toutefois si les mémoires du temps s'accordent sur un point, c'est d'attester qu'il n'en
fut rien. La disette de l'année précédente, les exactions de la soldatesque, les chagrins
d'esprit parurent plus que suffisants pour expliquer cette mortalité. Dans les rues, dans
les boutiques, dans les maisons, on accueillait avec un rire d'incrédulité, avec des
moqueries, avec un mépris mêlé de colère celui qui hasardait un mot sur le danger, qui
parlait de peste. La même incrédulité, disons mieux, le même aveuglement, la même
obstination prévalaient au Sénat, au Conseil des décurions, auprès de tous les corps de
la magistrature 443. »
Les mêmes attitudes collectives reparurent à Paris lors du choléra de
1832. Le jour de la mi-carême, Le Moniteur annonça la triste nouvelle de
l'épidémie qui commençait. Mais on se refusa d'abord à croire ce journal
trop officiel. H. Heine raconte :

« Comme c'était le jour de la mi-carême, qu'il faisait beau soleil et un temps


charmant, les Parisiens se trémoussaient avec d'autant plus de jovialité sur les
boulevards où l'on aperçut même des masques qui, parodiant la couleur maladive et la
figure défaite, raillaient la crainte du choléra et la maladie elle-même. Le soir du
même jour, les bals publics furent plus fréquentés que jamais : les rires les plus
présomptueux couvraient presque la musique éclatante ; on s'échauffait beaucoup au
chahut, danse plus qu'équivoque ; on engloutissait toutes sortes de glaces et de
boissons froides quand, tout à coup, le plus sémillant des arlequins sentit trop de
fraîcheur dans ses jambes, ôta son masque et découvrit à l'étonnement de tout le
monde un visage d'un bleu violet 444. »

A Lille, la même année, la population lilloise refusa de croire à


l'approche du choléra. Elle la considéra dans un premier temps comme
une invention de la police 445.
On constate donc, dans le temps et dans l'espace, une sorte d'unanimité
dans le refus de mots regardés comme tabous. On évitait de les
prononcer. Ou, si on le faisait au début d'une épidémie, c'était dans une
locution négative et rassurante telle que « ce n'est pas la peste à
proprement parler ». Nommer le mal, c'eût été l'attirer et abattre l'ultime
rempart qui le tenait en respect. Arrivait toutefois un moment où on ne
pouvait plus éviter d'appeler la contagion par son horrible nom. Alors la
panique déferlait sur la ville.
La solution raisonnable était de fuir. On savait la médecine
impuissante et qu' « une paire de bottes » constituait le plus sûr des
remèdes. Dès le XIVe siècle, la Sorbonne avait conseillé à ceux qui le
pouvaient de fuir « tôt, loin et longtemps 446 ». Le Décaméron est fait des
joyeux devis de jeunes gens qui se sont échappés de l'enfer florentin en
1348. « Il me paraît tout indiqué pour nous, conseille Pampinée au début
de la Première Journée, de suivre l'exemple que beaucoup nous ont
donné et nous donnent encore, c'est-à-dire de quitter ces lieux 447. » Les
riches, bien sûr, étaient les premiers à prendre le large, créant ainsi
l'affole ment collectif. C'était alors le spectacle des queues auprès des
bureaux qui délivraient les laisser-passer et les certificats de santé, et
aussi l'engorgement des rues remplies de coches et de charrettes.
Ecoutons le récit de D. Defoe :

« ... Les plus riches, les nobles et la gentry de l'Ouest [de Londres, en 1665]
s'empressaient de quitter la ville avec leurs familles et leurs domestiques... Dans [ma]
rue..., on ne voyait que voitures et charrettes chargées de bagages, de femmes,
d'enfants, de domestiques 448. »

L'exemple donné par les riches était immédiatement suivi par toute une
partie de la population. Ainsi à Marseille en 1720 :

« ... Sitôt qu'on vit déménager certaines personnes de condition, une infinité de
bourgeois et autres habitants les imitèrent : il y eut alors un grand mouvement dans la
ville où l'on ne voyait plus que transport de meubles. » La même chronique précise
encore : « Toutes les portes de la ville ont peine à suffire à la foule de ceux qui
sortent... Tout déserte, tout abandonne, tout fuit 449. »

La même scène se renouvela à Paris au moment de l'épidémie de


choléra de 1832. Evoquant la « fuite bourgeoise » qui se produit alors, L.
Chevalier note : « Dans les journées des 5, 6 et 7 avril, 618 chevaux de
poste sont retenus et le nombre des passeports augmente de 500 par jour ;
Louis Blanc estime à 700 par jour le nombre des personnes emmenées
par les Messageries 450. »
Les riches n'étaient pas seuls à sortir d'une ville menacée par la
contagion. Des pauvres aussi s'enfuyaient : ce qui est attesté à Santander
en 1597, à Lisbonne en 1598, à Ségovie l'année suivante (les gens se
réfugient dans les bois 451, à Londres au cours des épidémies du XVIIe
siècle, etc. Un médecin de Malaga écrivait lors de la peste de 1650 : « La
contagion devint si furieuse que... les hommes se mirent à fuir comme
des bêtes fauves dans les campagnes ; mais, dans les villages, on recevait
les fuyards à coups de mousquet 452. » Des estampes anglaises de l'époque
représentent des « multitudes fuyant Londres » par eau et par terre. D.
Defoe assure qu'en 1665, 200 000 personnes (sur moins de 500 000)
quittèrent la capitale 453 et il consacre une partie de son récit à l'odyssée de
trois réfugiés — des artisans — qui rencontrent dans la campagne une
troupe d'errants. Les trois vagabonds se proposant de traverser une forêt
en direction de Rumford et de Brentwood, on leur objecte que « quantité
de réfugiés de Londres étaient allés de ce côté, errant dans la forêt de
Henalt, qui touche à Rumford, sans moyens de subsistance et sans
habitations, vivant de hasard et souffrant à l'extrême par champs et par
vaux, faute de secours 454 ». Ainsi, en théorie, on avait raison de fuir la
peste. Mais ce déménagement collectif improvisé et cet afflux aux portes
d'une ville qui allait bientôt se fermer prenaient des allures d'exode :
beaucoup partaient à l'aventure sans savoir où ils aboutiraient. Des scènes
qui annoncent celles que, pour un autre motif, la France connut en juin
1940.
Voici maintenant la cité assiégée par la maladie, mise en quarantaine,
au besoin ceinturée par la troupe, confrontée à l'angoisse quotidienne et
contrainte à un style d'existence en rupture avec celui auquel elle était
habituée. Les cadres familiers sont abolis. L'insécurité ne naît pas
seulement de la présence de la maladie, mais aussi d'une destructuration
des éléments qui construisaient l'environnement quotidien. Tout est autre.
Et d'abord la ville est anormalement déserte et silencieuse. Beaucoup de
maisons sont désormais inhabitées. Mais, en outre, on s'est hâté de
chasser les mendiants : asociaux inquiétants, ne sont-ils pas des semeurs
de peste ? Et puis, ils sont sales et répandent des odeurs polluantes.
Enfin, ils sont des bouches de trop à nourrir. Révélatrice, à cet égard,
entre mille autres documents semblables, une lettre écrite de Toulouse, en
juin 1692, par un capitoul Marin-Torrilhon, qui redoute une épidémie :

« Il y a ici des grandes maladies et il y a le moins 10 à 12 morts par jour dans


chaque paroisse, tout couverts de pourpre. Nous avons deux villes autour de Toulouse,
Muret et Gimond, où les habitants en santé ont déserté et tiennent la campagne : on
fait garde à Gimond comme en temps de peste ; enfin c'est une misère générale. Les
pauvres nous apporteront ici quelque malheur si l'on n'y donne promptement ordre ;
on travaille à les sortir de la ville et n'y laisser entrer aucun mendiant étranger... »
Dans une lettre postérieure (sans doute de juillet), Marin-Torrilhon exprime son
soulagement : « Nous commençons à respirer un meilleur air depuis l'ordre qu'on a
mis pour le renfermement des pauvres 455. »

Par précaution, aussi, on tue en masse les animaux : pourceaux, chiens


et chats. A Riom, en 1631, un édit enjoint d'abattre chats et pigeons «
pour arrêter la propagation du mal ». Une eau-forte de J. Ridder (musée
Van Stolk, Rotterdam) présente des gens qui fusillent à bout portant des
animaux domestiques. Le cartouche qui la surmonte recommande de tuer
« tous les chiens et tous les chats dans l'enclos commun et, en dehors de
celui-ci, à une heure de marche à la ronde456 ». On aurait détruit à
Londres, en 1665, 40 000 chiens et cinq fois plus de chats 457.
Toutes les chroniques de la peste insistent aussi sur l'arrêt du
commerce et de l'artisanat, la fermeture des magasins, voire des églises,
l'arrêt de tout divertissement, le vide des rues et des places, le silence des
clochers. Le religieux portugais déjà cité, qui exalte le courage de ses
confrères morts au cours des épidémies antérieures, nous est un bon
témoin de ce que la peste représentait pour ses contemporains et des
immenses perturbations qu'elle provoquait dans les comportements
quotidiens :

« La peste est, sans aucun doute, entre toutes les calamités de cette vie, la plus
cruelle et véritablement la plus atroce. C'est à grande raison qu'on l'appelle par
antonomase le Mal. Car il n'y a sur terre aucun mal qui soit comparable et semblable à
la peste. Dès que s'allume dans un royaume ou une république ce feu violent et
impétueux, on voit les magistrats abasourdis, les populations épouvantées, le
gouvernement politique désarticulé. La justice n'est plus obéie ; les métiers s'arrêtent ;
les familles perdent leur cohérence, et les rues leur animation. Tout est réduit à une
extrême confusion. Tout est ruine. Car tout est atteint et renversé par le poids et la
grandeur d'une calamité aussi horrible. Les gens, sans distinction d'état ou de fortune,
sont noyés dans une tristesse mortelle. Souffrant, les uns de la maladie, les autres de la
peur, ils sont confrontés à chaque pas soit à la mort, soit au danger. Ceux qui hier
enterraient aujourd'hui sont enterrés et, parfois, par-dessus les morts qu'ils avaient mis
en terre la veille.
« Les hommes redoutent jusqu'à l'air qu'ils respirent. Ils ont peur des défunts, des
vivants et d'eux-mêmes, puisque la mort bien souvent s'enveloppe dans les vêtements
dont ils se couvrent et qui à la plupart servent de linceul, en raison de la rapidité du
dénouement...
« Les rues, les places, les églises jonchées de cadavres présentent aux yeux un
spectacle navrant dont la vue rend les vivants jaloux du sort de ceux qui sont déjà
morts. Les lieux habités paraissent transformés en déserts et, à elle seule, cette
solitude inusitée accroît la peur et le désespoir. On refuse toute pitié aux amis, puisque
toute pitié est périlleuse. Tous étant à la même enseigne, à peine a-t-on compassion les
uns des autres.
« Toutes les lois de l'amour et de la nature se trouvant noyées ou oubliées au milieu
des horreurs d'une si grande confusion, les enfants sont soudain séparés des parents,
les femmes des maris, les frères ou les amis les uns des autres — absence désolante de
gens que l'on quitte vivants et qu'on ne reverra plus. Les hommes, perdant leur
courage naturel et ne sachant plus quel conseil suivre, vont comme des aveugles
désespérés qui butent à chaque pas sur leur peur et leurs contradictions. Les femmes,
par leurs pleurs et leurs lamentations, accroissent la confusion et la détresse, en
demandant un remède contre un mal qui n'en connaît aucun. Les enfants versent des
larmes innocentes, car ils ressentent le malheur à défaut de le comprendre 458. »

Coupés du reste du monde, les habitants s'écartent les uns des autres à
l'intérieur même de la ville maudite, craignant de se contaminer
mutuellement. On évite d'ouvrir les fenêtres de sa maison et de descendre
dans la rue. On s'efforce de tenir, enfermé chez soi, avec les réserves
qu'on a pu accumuler. S'il faut tout de même sortir acheter
l'indispensable, des précautions s'imposent. Clients et vendeurs d'articles
de première nécessité ne se saluent qu'à distance et placent entre eux
l'espace d'un large comptoir. A Milan, en 1630, certains ne s'aventurent
dans la rue qu'armés d'un pistolet grâce auquel ils tiendront en respect
toute personne susceptible d'être contagieuse 459. Les séquestrations
forcées s'ajoutent à l'enfermement volontaire pour renforcer le vide et le
silence de la ville. Car beaucoup sont bloqués dans leur maison déclarée
suspecte et désormais suryeillée par un gardien, voire enclouée ou
cadenassée. Ainsi, dans la cité assiégée par la peste, la présence des
autres n'est plus un réconfort. L'agitation familière de la rue, les bruits
quotidiens qui rythmaient les travaux et les jours, la rencontre du voisin
sur le pas de la porte : tout cela a disparu. D. Defoe constate avec stupeur
ce « manque de communication entre les hommes 460 » qui caractérise le
temps de la peste. A Marseille, en 1720, un contemporain évoque ainsi sa
ville morte :

« ... Silence général des cloches..., calme lugubre..., au lieu qu'autrefois on


entendait de fort loin un certain murmure ou un bruit confus qui frappait agréablement
les sens et qui réjouissait..., il ne s'élève pas plus de fumée des cheminées sur les toits
des maisons que s'il n'y avait personne ;... tout est généralement fermé et interdit. »
En 1832, à Marseille toujours, l'épidémie de choléra produira les mêmes effets. A
preuve ce témoignage : « Les fenêtres, les portes restaient fermées, les maisons ne
donnaient signe de vie que pour rejeter les corps que le choléra y avait tués ; peu à peu
tous les lieux publics furent clos ; dans les cafés, dans les cercles, une morne solitude ;
le silence de la tombe était partout 461. »

Silence oppressant, et aussi univers de défiance. Qu'on lise à ce propos


telle chronique italienne de la peste de 1630 qu'à recopiée Manzoni :

« ... Pendant que les monceaux de cadavres, entassés toujours sous les yeux,
toujours sous les pas des vivants, faisaient de la ville tout entière un vaste tombeau, il
y avait quelque chose de plus funeste et de plus hideux encore : c'était la défiance
réciproque, la monstruosité des soupçons... On ne prenait pas seulement ombrage de
son voisin, de son ami, de son hôte : ces doux noms, ces tendres liens d'époux, de
père, de fils, de frère étaient des objets de terreur ; et, chose indigne et horrible à dire,
la table domestique, le lit nuptial, étaitent redoutés comme des pièges, comme des
lieux où se cachait le poison 462. »

Autrui est dangereux surtout si la flèche de la peste l'a déjà atteint :


alors ou bien on l'enferme en sa maison, ou bien on l'évacue en hâte vers
quelque lazaret situé hors les murs. Quelle différence avec le traitement
réservé en temps ordinaire aux malades que parents, médecins et prêtres
entourent de leurs soins diligents ! En période d'épidémie au contraire,
les proches s'écartent, les médecins ne touchent pas les contagieux, ou le
moins possible ou avec une baguette ; les chirurgiens n'opèrent qu'avec
des gants ; les infirmiers déposent à longueur de bras du malade
nourriture, médicaments et pansements. Tous ceux qui approchent les
pestiférés s'aspergent de vinaigre, parfument leurs vêtements, au besoin
portent des masques ; près d'eux, ils évitent d'avaler leur salive ou de
respirer par la bouche. Les prêtres donnent de loin l'absolution et
distribuent la communion au moyen d'une spatule d'argent fixée à une
baguette qui peut dépasser un mètre. Ainsi les rapports humains sont
totalement bouleversés : c'est au moment où le besoin des autres se fait le
plus impérieux — et où, d'habitude, ils vous prenaient en charge — que
maintenant ils vous abandonnent. Le temps de peste est celui de la
solitude forcée.

On lit dans une relation contemporaine de la peste de Marseille en 1720 : « [Le


malade] est séquestré dans un galetas ou dans l'aptement le plus reculé de la maison,
sans meubles, sans commodités, couvert de vieux haillons et de ce qu'on a de plus usé,
sans autre soulagement à ses maux qu'une cruche d'eau qu'on a mise en fuyant auprès
de son lit et dont il faut qu'il s'abreuve lui-même malgré sa langueur et sa faiblesse,
souvent obligé de venir chercher son bouillon à la porte de la chambre et de se traîner
après pour reprendre le lit. Il a beau se plaindre et gémir, il n'y a personne qui l'écoute
463
... »

D'ordinaire, la maladie a ses rites qui unissent le patient à son


entourage ; et la mort, plus encore, obéit à une liturgie où se succèdent
toilette funèbre, veillée autour du défunt, mise en bière et enterrement.
Les larmes, les paroles à voix basse, le rappel des souvenirs, la mise en
état de la chambre mortuaire, les prières, le cortège final, la présence des
parents et des amis : autant d'éléments constitutifs d'un rite de passage
qui doit se dérouler dans l'ordre et la décence. En période de peste,
comme à la guerre, la fin des hommes se déroulait au contraire dans des
conditions insoutenables d'horreur, d'anarchie et d'abandon des coutumes
les plus profondément enracinées dans l'inconscient collectif. C'était
d'abord l'abolition de la mort personnalisée. Au plus fort des épidémies,
c'est par centaines, voire par milliers que les pestiférés succombaient
chaque jour à Naples, à Londres ou à Marseille. Les hôpitaux et les
baraquements de fortune aménagés en hâte étaient remplis d'agonisants.
Comment s'occuper de chacun d'eux ? En outre, beaucoup ne parvenaient
pas jusqu'aux lazarets et mouraient en chemin. Toutes les relations
d'épidémie d'autrefois mentionnent les cadavres dans les rues, même à
Londres où pourtant les autorités, en 1665, semblent avoir moins mal
qu'ailleurs dominé les multiples problèmes nés de la contagion. Le
Journal de D. Defoe précise : « On pouvait à peine passer par une rue
sans y voir quelques cadavres par terre 464. » Dès lors, plus question de
pompes funèbres pour les riches ou d'une cérémonie, même modeste,
pour les pauvres. Plus de glas, plus de cierges autour d'un cercueil, plus
de chants et, souvent, plus de tombeau individuel. Dans le cours habituel
des choses, on s'arrange pour camoufler l'aspect horrible de la mort grâce
à un décor et à des cérémonies qui sont autant de maquillages. Le défunt
garde sa respectabilité. Il est l'occasion d'une sorte de culte. En période
de peste, au contraire, compte tenu de la croyance aux effluves
maléfiques, l'important est d'évacuer les cadavres au plus vite. On les
dépose à la hâte hors des maisons, voire on les descend par les fenêtres à
l'aide de cordes. Les « corbeaux » les agrippent grâce à des crochets fixés
au bout de longs manches et les entassent n'importe comment dans les
affreux tombereaux qu'évoquent toutes les chroniques relatives aux
contagions. Quand ces lugubres carrioles apparaissent dans une ville
précédées de porteurs de clochettes, c'est le signe que l'épidémie a franchi
tous les barrages. Il n'y a pas à chercher bien loin où Breughel a puisé
l'idée de la charrette pleine de squelettes qui figure dans son Triomphe de
la mort du Prado. Durant une vie d'homme de la ville, il était normal
d'avoir vécu au moins une peste et assisté au stupéfiant va-et-vient des
tombereaux entre les maisons et les fosses communes. Relisons encore à
ce propos D. Defoe :

« ...Tout le spectacle était plein de terreur : la charrette portait seize ou dix-sept


cadavres enveloppés de draps ou de couvertures, quelques-uns si mal recouverts qu'ils
tombèrent nus parmi les autres. Il leur importait peu, à eux, et l'indécence n'importait
guère à personne, ils étaient tous morts et devaient être confondus ensemble dans la
fosse commune de l'humanité. On pouvait bien l'appeler ainsi, car on n'y faisait pas de
différence entre riches et pauvres. Il n'y avait pas d'autre manière d'enterrer et on
n'aurait pas trouvé de cercueils en raison du nombre prodigieux de ceux qui
périssaient dans une calamité comme celle-là 465. »
Le sellier mis en scène par Defoe raconte encore que dans sa paroisse
« les charrettes des morts furent trouvées plusieurs fois arrêtées aux
portes du cimetière pleines de cadavres, sans clocheteur, sans conducteur,
sans personne 466 ». Les villes empestées n'arrivaient plus à absorber leurs
morts. Ainsi rien, durant les grandes contagions, ne distinguait plus la fin
des hommes de celle des bêtes. Déjà Thucydide, décrivant l'épidémie
(qui n'était sans doute pas une peste) de 430-427, avait noté : « [Les
Athéniens] mouraient comme des troupeaux. » (II, 51.) De même,
abandonnés dans leur agonie, les contagieux de n'importe quelle ville
d'Europe entre XIVe et XVIIIe siècles, une fois trépassés, étaient
accumulés pêle-mêle, comme des chiens ou des moutons, dans des fosses
aussitôt recouvertes de chaux vive. C'est une tragédie pour les vivants
que l'abandon des rites apaisants qui accompagnent en temps normal le
départ de ce monde. Lorsque la mort est à ce point démasquée, «
indécente », désacralisée, à ce point collective, anonyme et repoussante,
une population entière risque le désespoir ou la folie, étant soudain privée
des liturgies séculaires qui jusque-là lui conféraient dans les épreuves
dignité, sécurité et identité. D'où la joie des Marseillais quand, à la fin de
l'épidémie de 1720, ils virent à nouveau des corbillards dans les rues 467.
C'était le signe certain que la contagion évacuait la ville et qu'on
retrouvait les habitudes et les cérémonies sécurisantes des temps
ordinaires.
Arrêt des activités familières, silence de la ville, solitude dans la
maladie, anonymat dans la mort, abolition des rites collectifs de joie et de
tristesse : toutes ces ruptures brutales avec les usages quotidiens
s'accompagnaient d'une impossibilité radicale à concevoir des projets
d'avenir, l'« initiative » appartenant désormais entièrement à la peste 468.
Or, en période normale, même les vieillards agissent en fonction du futur,
tel celui de La Fontaine qui non seulement bâtit, mais plante. Vivre sans
projet n'est pas humain. Pourtant l'épidémie obligeait à considérer chaque
minute comme un sursis et à n'avoir d'autre horizon devant soi que celui
d'une mort prochaine. Regrettant d'être resté à Londres, le sellier de
Defoe s'efforce de sortir de chez lui le moins possible, confesse
continuellement ses péchés, s'abandonne à Dieu, se confie au jeûne, à
l'humiliation et à la méditation. « Le temps qui me restait, écrit-il, je
l'employais à lire et à écrire ces notes sur ce qui m'arrivait chaque jour
469
.» » A Marseille, en 1720, quand il devient évident que le danger est
partout dans la ville, un contemporain confie à son journal cet aveu
d'impuissance : « [Désormais il n'y a] pas d'autre parti à prendre que de
crier miséricorde au Seigneur en se préparant à la mort 470. » Destructurant
l'environnement quotidien et barrant les routes de l'avenir, la peste
ébranlait ainsi doublement les assises du psychisme tant individuel que
collectif.

4. Stoïcisme et débordements ; découragement et folie

Or, la médecine d'autrefois tenait que l'abattement moral et la peur


prédisposent à recevoir la contagion. De multiples ouvrages savants
parus du XVIe au XVIIIe siècle convergent sur ce point. Paracelse croit
que l'air corrompu ne peut à lui seul provoquer la peste. Il ne produit la
maladie qu'en se combinant en nous avec le levain de la frayeur. A. Paré
enseigne qu'en période de « fièvre pestilente », il « se faut tenir joyeux,
en bonne et petite compagnie, et parfois ouïr chantres et instruments de
musique, et aucunes fois lire et ouïr quelque lecture plaisante 471 »... Un
médecin lorrain du XVIIe siècle affirme avec emphase et au sujet de la
peste : « O tranquillité ! chère amie de l'âme, tu gardes les célestes clés
de la santé 472. » Un de ses confrères d'Auvergne voit de même dans le
comportement des stoïciens un excellent « chasse-peste » du fait qu'ils
sont

« sans peur, sans crainte, sans émotion ; et en effet, tous les plus doctes tiennent que
la seule frayeur de ce mal est capable de le donner dans un air soupçonné. Cela vient
de l'imagination et du cœur effrayé qu'il est si faible qu'il ne résiste plus à ce venin 473
».
Même opinion encore sous la plume de l'érudit italien Muratori, qui
publie en 1714 un traité sur la façon de se gouverner en période de
contagion :

« L'appréhension, écrit-il, la terreur et la mélancolie sont, elles aussi, une peste, car
elles abattent notre optimisme [disordinando la fantasia] et disposent la masse des
humeurs à recevoir facilement et d'une certaine façon à attirer de loin le poison qui
règne [dans l'air], ainsi que l'expérience l'a montré en une infinité de cas 474. »

Dans le même esprit, l'auteur d'un document statistique contemporain


de l'épidémie de choléra de 1832 écrira :

« On a regardé les vives émotions de l'âme comme pouvant aggraver dans


beaucoup de cas l'état des malades et comme pouvant même donner la maladie ; c'est
ainsi qu'on a mis au nombre des causes du choléra les excès de travail, les
emportements de la colère, les chagrins inattendus, toutes les affections morales enfin,
et surtout la peur 475. »

Des avis de ce genre expliquent qu'au XVIIe siècle, lors d'une épidémie
de peste, les magistrats de Metz ordonnèrent des réjouissances publiques
afin de redonner courage et entrain aux habitants décimés par la
contagion. Un tableau d'A. Mignette (musée de Metz) rappelle ces
festivités 476.
Mais jusqu'où faut-il pousser la bonne humeur ? A. Paré précise les
conseils cités plus haut en invitant les habitants d'une cité atteinte par la
peste à éviter la fréquentation des femmes et les excès de table :

« D'autant que par icelles [les femmes] les forces et vertus sont diminuées, et les
esprits se résolvent et affaiblissent, principalement tôt après le repas, pour ce qu'on
débilite l'estomac, et par ce moyen se fait une dité [= défaut de digestion], de laquelle
procède corruption et autres infinis accidents ; par quoi on peut conclure que dame
Vénus est la vraie peste si on n'en use avec discrétion. Aussi se faut garder de vivre en
oisiveté et manger et boire sans discrétion ; car telles choses engendrent aussi
obstructions et des humeurs vicieux, dont ceux qui font tels excès sont plus sujets à
prendre la peste 477. »

Convient-il alors de proscrire tout rapport sexuel en temps d'épidémie


? C'était la doctrine d'un chirurgien de Metz dont le médecin clermontois
Bompart combat toutefois l'opinion en 1630 en s'appuyant sur l'autorité
d'un confrère germanique :

« Un docte allemand dit que la séparation des hommes et des femmes rend triste et
mélancolique et qu'il vit mourir dans une ville toutes les femmes séparées des
hommes et n'en connaît autre cause que la séparation 478. »

A quelques divergences de détail près, tous ces praticiens enseignent


finalement la même chose : on évitera mieux la peste si on ne cède pas à
la frayeur, si l'on s'arme de bonne humeur et d'une forte dose de sérénité
stoïcienne, Mais ce sont là propos et conseils d'une élite intellectuelle et
morale. Une foule d'ordinaire n'a cure de stoïcisme, et ce n'était pas par
optimisme que certains s'abandonnaient à la boisson et à la luxure. Toutes
les chroniques d'épidémies mentionnent en effet, comme une constante,
le comportement de gens qui, en période de contagion, versent avec
frénésie dans les excès et les débauches. « Chacun se livra, écrit
Thucydide, à la poursuite du plaisir avec une audace qu'il cachait
auparavant 479. » Boccace lui fait écho dans le Décaméron :

« ... [Pour d'autres] s'adonner franchement à la boisson comme aux jouissances,


faire le tour de la ville en folâtrant, et la chanson aux lèvres, accorder toute
satisfaction possible à leurs passions, rire et plaisanter des plus tristes événements, tel
était selon leurs propos le remède le plus sûr contre un mal si atroce. Pour passer au
mieux d'un tel principe à la pratique, ils allaient jour et nuit de taverne en taverne,
buvant sans contrainte ni mesure. Mais c'était bien pis dans les demeures privées, pour
peu qu'ils y crussent trouver matière à plaisir et à distraction 480. »
Le Journal de la peste de D. Defoe note à son tour, à propos de
Londres en 1665, que « toutes sortes de crimes, et même d'excès et de
débauches, étaient alors pratiquées dans la ville 481 ». On nous assure qu'à
Marseille en 1720 « l'on voyait, parmi le peuple, un débordement
général, une licence effrénée, une dissolution affreuse 482 ». De tels
comportements ne correspondaient évidemment en rien à ceux, lucides et
sereins, préconisés par les médecins. Ils étaient tout sauf du courage. En
revanche, ils se voulaient parfois provocants, comme si la provocation
pouvait conjurer la maladie. D'où des scènes qu'on hésiterait à porter sur
la scène ou à l'écran, tant elles pourraient paraître invraisemblables. A
Londres, en 1665, un pauvre homme en bonne santé, mais qui vient de
suivre jusqu'à la fosse commune le tombereau qui emmenait sa femme et
ses enfants, est conduit, accablé, dans une taverne. Là, il est pris à partie
par des gens en train de boire : que ne retourne-t-il à la fosse dont il vient
? Et pourquoi n'a-t-il pas sauté dedans pour monter plus vite au ciel ?
Comme le sellier de D. Defoe, qui assiste à la scène, prend la défense du
malheureux, le voici à son tour objet de railleries : il serait mieux chez lui
à dire ses prières en attendant que la charrette des morts vienne le
chercher 483 ! En Avignon, en 1722, des infirmières furent renvoyées pour
leur inconduite, et aussi parce qu'elles avaient joué à saute-mouton avec
des cadavres de pestiférés 484.
Ces gestes sacrilèges étaient peut-être assez rares. Fréquents, en
revanche, étaient les beuveries et débordements inspirés par le désir
frénétique de profiter des derniers instants de vie. C'était le carpe diem
vécu avec une intensité exacerbée par l'imminence quasi certaine d'un
affreux trépas. Thucydide et Boccace ont décrit, à dix-huit cents ans de
distance, le même phénomène :

A Athènes au IVe siècle avant Jésus-Christ : « ... On chercha les profits et les
jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères... Le
plaisir et tous les moyens pour l'atteindre, voilà ce qu'on jugeait beau et utile. Nul
n'était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines : on ne faisait pas
plus de cas de la piété que de l'impiété, depuis que l'on voyait tout le monde périr
indistinctement ; de plus, on ne pensait pas vivre assez longtemps pour avoir à rendre
compte de ses fautes. Ce qui importait bien. davantage, c'était l'arrêt déjà rendu et
menaçant ; avant de le subir mieux valait tirer de la vie quelque jouissance 485. »

A Florence au XIVe siècle, Boccace, après avoir évoqué ceux qui, lors
de la Peste Noire, ne cherchaient que plaisir et distraction, commente
ainsi leur attitude :

« Rien de plus facile d'ailleurs. Chacun perdait tout espoir de vivre, et laissait à
l'abandon ses biens comme sa propre personne... ; le prestige et l'autorité des lois
humaines s'effritaient et croulaient entièrement. Les gardiens et les ministres de la loi
étaient tous morts, malades, ou si démunis d'auxiliaires que toute activité leur était
interdite. N'importe qui avait donc licence d'agir au gré de son caprice 486. »

A Londres, en 1665, on vérifia les mêmes comportements, ainsi que


nous l'apprend Thomas Gumble dans sa Vie du général Monk :

« ...L'impiété et l'abomination y régnaient si fort, écrit-il — ce que j'ai honte à dire


—, que pendant que dans une maison l'on gémissait sous les liens de la Mort, il
arrivoit souvent que dans la maison voisine on s'abandonnoit à toute sorte d'excès 487.
»

Finalement, cette soif goulue de vivre était, elle aussi, provoquée par la
peur d'une échéance à laquelle on s'efforçait de ne pas penser en
s'étourdissant. L'exaltation incontrôlée des valeurs de la vie était une
façon d'échapper à l'insupportable obsession de la mort 488.
Autre tentation quand il semble que la peste ne s'arrêtera qu'après avoir
tué tout le monde : céder au découragement. Il est des spectacles
insoutenables qui finissent par ébranler les caractères les plus fermes.
Mgr de Belsunce, qui ne voulut point quitter Marseille en 1720 — et le
fit savoir —, qui vit mourir onze personnes dans sa maison, qui
confessait et consolait les moribonds « jetés hors de leur maison et placés
parmi les morts sur des matelas », connut pourtant la faiblesse et la peur
et, pendant quelque temps, cessa de sortir. Il écrivit le 4 septembre à
l'archevêque d'Arles :

« J'ai eu bien de la peine de faire tirer cent cinquante cadavres à demi pourris et
rongés par les chiens, qui étaient à l'entrée de ma maison et qui mettaient déjà
l'infection chez moi, de sorte que je me vois forcé d'aller loger ailleurs. L'odeur et le
spectacle de tant de cadavres dont les rues sont pleines, m'ont empêché de sortir
depuis un bon nombre de jours, ne pouvant soutenir ni l'un ni l'autre. J'ai demandé un
corps de garde pour empêcher qu'on ne mît plus de cadavres dans les rues qui
m'environnent 489. »

Au moment où l'évêque de Marseille formulait cet aveu, les échevins


de la ville écrivaient au maréchal de Villars, gouverneur de Provence,
pour lui faire part de leur totale impuissance. L'épidémie était alors à son
paroxysme. A un stade comparable du cours de la contagion, le Journal
de D. Defoe fait connaître les mêmes réactions à Londres en 1665.
Magistrats et population s'abandonnaient au désespoir:

« Finalement, le lord-maire donna l'ordre de n'en plus faire [des feux dans les rues],
se fondant surtout sur ce que la peste était si violente qu'elle défiait évidemment tous
les efforts, et semblait plutôt augmenter que diminuer à mesure qu'on faisait
davantage pour la combattre. Ce découragement des magistrats venait en effet plutôt
de leur impuissance que de leur manque de courage... ; ils n'épargnaient ni leur peine
ni leur personne, mais rien n'y faisait, l'épidémie sévissait, les gens étaient terrifiés au
plus haut point de sorte qu'ils finirent par s'abandonner, comme j'ai dit, au désespoir
490

Un des résultats de ce découragement collectif, rapporte D. Defoe, fut


que désormais les Londoniens ne cherchèrent plus à s'éviter l'un l'autre,
ne restèrent plus enfermés chez eux, allèrent partout et n'importe où : à
quoi bon prendre des précautions, se disaient-ils, puisque « nous allons
tous y passer 491 » ? Le désespoir et l'accablement poussaient toutefois
certains au-delà du fatalisme. Tel devenait « lunatique » ou «
mélancolique », tel succombait au chagrin après la disparition des siens,
tel mourait de peur, tel autre se pendait 492. D. Defoe assure : « ... On ne
saurait croire le nombre des gens qui, sous la fureur du mal, dans la
torture que faisaient subir les tumeurs, en délire, en proie à la folie, s'en
prenaient à eux-mêmes et mettaient fin à leur vie 493. » Rappelons ici le
cas signalé par Montaigne de paysans menacés par la peste qui creusaient
leur propre fosse et s'y couchaient pour mourir, rabattant eux-mêmes la
terre sur eux : geste marqué à la fois par la désespérance et un sombre
courage.

« Tel sain, faisait déjà sa fosse ; d'autres s'y couchaient encore vivants ; et un
manœuvre des miens avec ses mains et ses pieds, attira sur soi sa terre en mourant. »
Et Montaigne de comparer ces enterrés vivants volontaires aux soldats romains «
qu'on trouva, après la journée de Cannes, la tête plongée dans des trous qu'ils avaient
faits et comblés de leurs mains en s'y suffoquant 494. »

Or, des faits comparables se produisirent à Malaga et à Londres au


milieu du XVIIe siècle. Il s'agissait donc d'une attitude qui s'est répétée
d'un pays à l'autre sous l'effet des mêmes causes.

« Cette contagion, écrit le médecin de Malaga, provoqua des horreurs sans


pareilles. Il y eut une femme qui s'ensevelit vivante pour ne pas rester en pâture aux
animaux, et un homme qui, ayant enseveli sa fille, bâtit son propre cercueil et y
mourut près d'elle 495... » De son côté, le Journal de la peste de D. Defoe fait mention
de « ces pauvres fous qui voulaient... dans leur délire, s'enterrer eux-mêmes 496 ».

Des missionnaires français en Haute-Volta, lors des famines de 1972-


1973. m'ont assuré avoir été les spectateurs de comportements similaires,
attestés aussi durant le siège de La Rochelle en 1628.
Décrivant la peste de Milan en 1630, A. Manzoni notait : « En même
temps que la perversité, s'accrut la démence 497. » Il est bien certain qu'une
population assaillie par l'épidémie était guettée par la folie. Celle-ci se
traduisait soit par des gestes individuels aberrants — on vient d'en
rappeler certains —, soit par des colères collectives qui seront évoquées
plus loin, les uns n'étant pas exclusifs des autres. De telles attitudes
s'expliquent par l'effondrement des structures familières, la
désocialisation de la mort, l'altération des rapports humains, l'angoisse
permanente et le sentiment d'impuissance. Dans son Journal de la peste,
D. Defoe mentionne seize fois le cas de malades ouvrant les fenêtres pour
crier leur angoisse, et les mots « fous », « folie », « délire » reviennent
fréquemment sous sa plume. A preuves, ces deux textes :

« ... Ces terreurs, ces appréhensions du peuple l'amenèrent à une foule d'actes de
faiblesse, de folie et de perversité auxquels il n'avait pas besoin d'être encouragé 498. »
« A mesure que la désolation croissait en ces temps terribles, la stupeur du peuple
augmentait. Dans leur terreur, les gens accomplissaient mille actions aussi délirantes
que celles des malades dans leurs tortures, et il était très émouvant de les voir,
rugissant, pleurant, se tordant les mains dans la rue 499... »

Quel cauchemar que la vie dans une cité où la mort veille auprès de
chaque porte ! Le Journal de la peste de D. Defoe — notre meilleur
document sur une peste bien qu'il s'agisse d'un roman — est rempli de
scènes hallucinantes et d'anecdotes bouleversantes : des gens qui hurlent
quand pénètre dans une rue la charrette des morts ; un malade qui danse
nu dehors ; des mères « poussées au désespoir, au délire, à la folie » qui
tuent leurs enfants ; un pestiféré attaché à son lit qui se délivre en mettant
le feu à ses draps avec une chandelle ; un contagieux « fou furieux » qui
chante dans la rue comme s'il était ivre et qui se précipite sur une femme
enceinte pour l'embrasser et lui communiquer la contagion 500. Quoi
d'étonnant si dans les esprits ainsi traumatisés se développait la
propension à la morbidité ? Toujours à propos de la peste de Londres en
1665, Samuel Pepys parle de « la folie qui pousse le peuple de la ville
(parce qu'on le lui défend) à suivre les corps en foule, pour les voir
enterrer 501 ». Ainsi fait également, au moins une fois, le commerçant qui
est censé rédiger le récit de D. Defoe. Poussé « irrésistiblement » par la «
curiosité », il se rend près d'un « abîme » — une fosse — où on a déjà
entassé 400 personnes. Et il y va de nuit afin de voir jeter les corps, car
de jour il n'aurait vu que la terre fraîchement remuée 502.

Cette anecdote fait comprendre comment et pourquoi la Peste Noire et


celles qui la suivirent à un rythme pressé modifièrent l'inspiration de l'art
européen, l'orientant davantage qu'auparavant vers l'évocation de la
violence, de la souffrance, du sadisme, de la démence et du macabre 503.
Les « projections » iconographiques, sorte d'exorcisme du fléau,
constituent, avec la fuite et l'agressivité, des réactions habituelles devant
une peur qui se transforme en angoisse. H. Mollaret et J. Brossollet ont
eu raison de montrer à ce sujet que la peste avait été « une source
méconnue d'inspiration artistique » du XIVe siècle au XIXe, depuis les
fresques d'Orcagna à Santa Croce de Florence jusqu'aux Pestiférés de
Jaffa de Gros et à L'Hôpital des pestiférés de Goya. Il paraît à peu près
certain que le thème de la Danse macabre naquit avec la grande
pandémie de 1348 et il est significatif que son efflorescence se soit située
entre les XVe et XVIIIe siècles, c'est-à-dire durant le temps où la peste
constitua un danger aigu pour les populations 504. Le lien entre peste et
commande d'une danse macabre est notamment attesté pour celle de
Lübeck (Marienkirche, 1463), celle de Füssen (chapelle Sainte-Anne,
1600) — cette ville ayant été ravagée par des épidémies en 1588, 1583 et
1598 —, et celle de Bâle (1439) reproduite par Merian. Sur la fortune et
la survie de ce thème, une précision est révélatrice : la danse macabre
dessinée vers 1530 par Holbein le Jeune à Londres (où lui-même mourut
de peste treize ans plus tard) connut 88 éditions différentes entre 1530 et
1844 505. C'est encore l'esprit et le répertoire iconographique des danses
macabres que l'on retrouve dans les gravures d'un Italien du XVIIe siècle,
Stefano Della Bella (vers 1648), qui veulent être une évocation de la
peste de Milan en 1630 : la mort emporte un enfant, entraîne un vieillard
dans la tombe, jette un jeune homme dans un puits, s'enfuit avec une
femme, tête en bas, sur ses épaules 506.
Avec un réalisme morbide les artistes s'efforcèrent de traduire le
caractère horrible de la peste et le cauchemar éveillé que vécurent les
contemporains. Ils insistèrent — on l'a dit — sur les trépas foudroyants et
sur ce que la contagion avait de plus odieux, de plus inhumain et de plus
répugnant 507. Certains détails reviennent comme un topos, par exemple
celui de l'enfant qui s'accroche au sein glacé du cadavre maternel. On le
trouve, entre autres, dans un dessin de Raphaël, dans le Saint Roch priant
pour les pestiférés de Domenichino (Gênes, palais Rosso), dans les deux
toiles que Poussin a consacrées respectivement à Une Epidémie à
Athènes (Richmond, galerie Cook) et à La Peste des Philistins (Louvre),
et dans toutes les œuvres magnifiant les dévouements successifs de saint
Charles Borromée, puis de son neveu Federigo à Milan. Il figure encore
au premier plan de la composition de Tiepolo, Saint Thècle libérant Este
de la peste (cathédrale de cette ville), etc.
Un nombre important de représentations figurées suggèrent par
l'attitude des personnages la puanteur des mourants et des cadavres.
Celui-ci se pince le nez et se détourne du moribond en grimaçant (La
Peste à Bâle de H. Hess, Kupferstichkabinett, Bâle) ; celui-là — un
médecin — ne s'approche du malade qu'avec un mouchoir appliqué sur le
nez (illustration du Fascicul Medecine te Antwerpen, Musée historique
de la médecine, Amsterdam) ; tel autre, dans la Pestilenza de G. Zumbo
(cire colorée du Bargello, Florence), qui dépose un cadavre dans un
charnier, a noué un mouchoir sur son nez et rejette sa tête en arrière dans
un geste d'horreur. Beaucoup de peintres, dont Poussin, placent à côté du
nourrisson crispé sur le corps de sa mère un troisième personnage qui,
tout en se bouchant le nez, cherche à emmener l'enfant.
Enfin, les artistes ont voulu restituer — sans doute pour s'en
débarrasser et la neutraliser — l'horreur créée par l'accumulation des
cadavres et l'insoutenable promiscuité des vivants et des morts. Corps
épars dans les rues et qui pourrissent avant qu'on ne les enlève, charrettes
ou barques surchargées qui rompent sous le poids, cadavres tirés avec des
crocs ou attachés à la queue d'un cheval, malades et morts si pressés les
uns contre les autres dans les lazarets surpeuplés qu'on ne peut faire un
pas sans marcher dessus, autant de scènes authentiques qui reviennent
immanquablement, d'une composition à l'autre, dans les gravures que L.
Rouhier a consacrées en 1657 à La Peste de Rome (Copenhague,
université de médecine) comme dans la célèbre Piazza del Mercatello à
Naples en 1656 où M. Spadaro ne fait grâce au spectateur d'aucun détail :
les convulsions et les supplications des agonisants, les ballonnements de
la putréfaction, les viscères disputés par les rats, les morts apportés à dos
d'homme ou en chaise, etc. A cette iconographie qui n'était que trop
véridique répondent non seulement les relations du temps, mais aussi
l'évocation de la peste par Scudéry :

Les morts et les mourants pesle-mesle estendus


Y sont horriblement en tous lieux confondus.
Icy, l'un tout livide, espouvante la veuë,
Icy, l'austre, tout pasle, est un mort qui remuë ;
Et lors qu'on voit tomber tous ces spectres mouvans,
On ne discerne plus les morts et les vivans.
Leurs regards sont affreux, leur bouche est entr'ouverte.
Ils n'ont plus sur les os qu'une peau toute verte ;
Et dans ces pauvres corps à demy descouvers,
Parmy la pourriture, on voit grouiller les vers 508...

S'agissant de la seconde moitié du XVIe siècle et du XVIIe, on ne


s'étonnera pas que les artistes transalpins ayant vécu en Italie comme
Poussin ou Rouhier et à plus forte raison les Italiens aient accordé dans
leurs œuvres une importante place aux épidémies qui ravagèrent alors la
Péninsule. Ainsi : « Les Scènes de peste ont été des sujets favoris du
graveur florentin G.B. Castiglione (dit « Il Grechetto ») qui les réalisa
vers 1650 509 » et qui connaissait certainement La Peste des Philistins que
Poussin avait peinte lors de la grande contagion de 1630. Une remarque
analogue vaut pour l'Espagne. B. Bennassar fait justement remarquer que
les toiles de Valdès Leal, Les Deux Cadavres et La Mort entourée des
emblèmes de la vanité humaine, ont été composées par un homme qui
avait été le témoin horrifié de la peste de Séville, laquelle, en 1649,
décima 60 000 des 110 ou 120 000 habitants 510. S'il y a tant de crânes, de
sang et de mort, tant de chairs livides et d'yeux révulsés dans l'art du «
siècle d'or », n'est-ce pas en partie à cause des épidémies qui, par vagues
successives, s'acharnèrent alors sur la glorieuse mais fragile Espagne ?

5. Lâches ou héros ?

Pour comprendre la psychologie d'une population travaillée par une


épidémie, il faut encore mettre en relief un élément essentiel : au cours
d'une telle épreuve se produisait forcément une « dissolution de l'homme
moyen 511 ». On ne pouvait qu'être lâche ou héroïque, sans possibilité de
se cantonner dans l'entre-deux. L'univers du juste milieu et des demi-
teintes qui est le nôtre d'ordinaire — univers qui rejette à la périphérie les
excès de vertus et de vices — se trouvait brusquement aboli. Un
projecteur à haute puissance était tout d'un coup braqué sur les hommes,
qui les démasquait sans pitié : beaucoup apparaissaient lâches et odieux
et quelques-uns sublimes. Les chroniques sont intarissables sur ces deux
aspects de l'inhumaine réalité. Racontant la peste de 1348 en France, Jean
de Venette affirme : « ... Dans beaucoup de villes, grandes et petites, les
prêtres frappés de crainte, s'éloignaient 512. » La peste sévissant à
Wittenberg en 1539, Luther constatait en se désolant :

« Ils fuient les uns après les autres et l'on peut à peine trouver quelqu'un pour
soigner et consoler les malades. A mon avis, cette peur, que le diable met au cœur de
ces pauvres gens, est la peste la plus redoutable. Ils se sauvent, la peur trouble leur
cervelle, ils abandonnent leur famille. leur père, leurs parents ; c'est là sans aucun
doute le châtiment de leur mépris de l'Evangile et de leur horrible cupidité 513. »

A Santander, en 1596, l'alcade mayor se retire dans un village avec


toute sa famille. A Bilbao, en septembre 1599, on signale que les curés
des paroisses ne veulent pas administrer les sacrements aux contagieux
de l'hôpital qui meurent sans secours spirituel au « grand scandale et
murmure » de la population 514. Manzoni, évoquant la peste de 1630 à
Milan, fait état de « la destruction ou [de] la fuite de tant d'hommes
chargés de veiller et de pourvoir à la sûreté publique 515 ». A Naples, en
1656, le cardinal-archevêque, dès le début de l'épidémie, interdit aux
prêtres d'abandonner leur paroisse ou établissement religieux et prend des
mesures pour faciliter l'assistance spirituelle aux malades. Mais lui-même
se retire en hâte au couvent Sant'Elmo et n'en sort qu'à la fin de la
contagion516. A Marseille, en 1720, les chanoines de Saint-Victor prient
pour le salut commun derrière les épaisses murailles de leur abbaye. Les
auteurs de Marseille, ville morte, précisent en outre : « Bourgeois et
notables prirent la fuite pour la plupart : chanoines de la cathédrale, des
paroisses de Saint-Martin et des Accoules, gentilshommes, commissaires
de paroisses ou de quartiers, négociants, médecins, avocats, procureurs,
notaires abandonnèrent ouailles, responsabilités, affaires, patient ou client
517
. » D'où cette accusation d'un contemporain :

« On peut dire à la honte des prêtres, chanoines et religieux retirés dans les
campagnes voisines que, depuis que nous avons perdu les véritables ministres du
Seigneur..., les trois quarts des pestiférés sont morts sans confession, au grand regret
de notre digne prélat 518. »

Les plus religieux des hommes d'Eglise — ceux qui restaient — ainsi
que les habitants demeurés sur place (souvent faute d'avoir pu partir)
étaient naturellement amers à l'égard des absents volontaires. En outre, ils
tentaient de croire ou de faire croire que la mort n'épargnait pas plus les
fuyards que les autres. Rédigeant en 1527 un traité sur la question —
doit-on, oui ou non, fuir la mort en temps de peste ? —, Luther affirme :
« Satan pourchasse celui qui fuit et frappe celui qui reste, de sorte que nul
ne lui échappe 519. » Dans le même esprit, une gravure anglaise du XVIIe
siècle montre des squelettes armés de flèches qui attaquent des personnes
entassées dans un carrosse et s'éloignant en vain d'une ville contaminée
520
. Le chanoine de Busto-Arsizio enseigne de son côté, en ouvrant
davantage l'éventail des punitions :

« ... L'homme agit mal qui veut échapper à la main de Dieu et à ses fléaux... Aucun
de ceux qui se sont enfuis de Busto en raison du danger de peste n'a pu s'en tirer à bon
compte... Les uns ont péri de male mort, les autres ont été châtiés leur vie durant par
de très longues infirmités, les autres ont été punis dans leurs biens, leurs affaires étant
allées de mal en pis : avertissement... donné par Dieu... de ne pas fuir les adversités
qu'envoie le ciel, car, finalement, tout se paie par la vie 521. »

Ces admonitions et l'estampe anglaise, où l'on retrouve les intentions


démocratiques et niveleuses des danses macabres, parvenaient-elles à
convaincre ? C'est un fait, en tout cas, que la plupart de ceux qui
n'avaient pas pu fuir, ne songeant qu'à leur propre conservation, évitaient
de soigner leurs proches tombés malades.
Comme un refrain revient sous la plume des chroniqueurs la
constatation que le contagieux est abandonné par ses parents, amis et
voisins :

Ecrivant d'Avignon en 1348, un chanoine brugeois relate : « ... Le père ne visite pas
son fils, ni la mère sa fille, ni le frère son frère, ni le fils son père ni l'ami son ami, ni
un voisin un voisin, ni un allié un allié, à moins de vouloir mourir immédiatement
avec lui 522... »
Soit maintenant le témoignage de Boccace : « Le désastre avait jeté tant d'effroi au
cœur des hommes et des femmes que le frère abandonnait le frère, l'oncle le neveu, la
sœur le frère, souvent même la femme le mari. Voici qui est plus fort et à peine
croyable : les pères et les mères, comme si leurs enfants n'étaient plus à eux, évitaient
de les aller voir et de les aider 523. »
Lors d'une peste qui frappe Brunswick en 1509, un contemporain écrit : « Nombre
de gens au cœur sans pitié chassent de leurs maisons leurs enfants et leurs
domestiques malades, les jettent à la rue, les abandonnent à leur malheureux sort 524. »
Le chanoine lombard qui vécut à Busto-Arsizio l'épidémie de 1630 affirme de son
côté que si un frère, une sœur, une mère ou un père tombe malade, les autres membres
de la famille fuient au loin « comme le diable fuit l'eau bénite et comme s'ils étaient
des païens ou des huguenots 525 ».
Mêmes comportements à Londres en 1665, selon D. Defoe : « ... C'était une époque
où le salut particulier occupait tellement l'esprit qu'on n'avait pas le temps de penser
aux misères des autres... L'instinct de conservation de sa propre vie semblait vraiment
le premier principe. Les enfants abandonnaient leurs parents, même quand ils les
voyaient languir dans la plus grande détresse, et on vit parfois, mais moins souvent,
des parents faire la même chose pour leurs enfants 526. »
Un spectacle identique se renouvelle à Marseille en 1720. A preuve ce témoignage
sur des enfants abandonnés : « C'étaient des enfants que des parents inhumalns, en qui
la frayeur du mal étouffait tous les sentiments de la nature, mettaient dehors et ne leur
donnait pour tout couvert qu'un vieux haillon, devenant par cette dureté barbare les
meurtriers de ceux à qui peu auparavant ils se glorifiaient d'avoir donné la vie 527. »
S'agit-il d'un topos qu'on répéterait de chronique en chronique ? Bien
plutôt, croyons-nous, du comportement de gens tenaillés par la peur qui
s'est renouvelé d'une ville à l'autre et d'un siècle au suivant, comme tous
ceux que nous décrivons au cours de la présente étude.
A la lâcheté des uns, s'ajoutait l'immoralité cynique de certains autres
— véritables pilleurs d'épaves —, quasiment assurés de l'impunité
puisque l'appareil répressif habituel s'était effondré. « Chacun, écrit
Boccace, avait licence d'agir au gré de son caprice 528. " La plupart des
méfaits étaient commis par ceux qu'à Milan on appelait les monatti. Ce
terme désignait les hommes qui enlevaient les cadavres des maisons, des
rues et des lazarets ; qui les charriaient vers les fosses et les enterraient ;
qui conduisaient les malades aux lazarets ; qui brûlaient ou purifiaient les
objets infectés ou suspects. Affranchis de toute surveillance, tels d'entre
eux exigeaient des rançons de ceux qui ne voulaient pas être conduits à
l'hôpital, refusaient d'enlever les cadavres déjà en putréfaction à moins
d'une forte somme et pillaient les maisons où ils entraient. Des forçats
ayant été requis à Marseille en 1720 pour remplir l'office de « corbeaux
», toutes sortes de bruits sinistres coururent sur leur compte : ils volaient
impunément dans toutes les maisons où ils allaient prendre des corps
morts ; pour ne pas revenir deux fois dans un même logis, ils jetaient
dans la funèbre charrette les agonisants à côté des cadavres, etc. Enfin,
dans toute ville contaminée, de faux « corbeaux » entraient dans les
maisons pour les mettre à sac et de multiples vols étaient commis dans
les logis abandonnés 529. Que la population ait exagéré l'horreur et le
nombre des méfaits commis en période de peste, la chose ne fait aucun
doute. D. Defoe ne croit pas qu'à Londres, en 1665, des infirmières aient
laissé mourir de faim, voire étouffé des contagieux qu'elles soignaient ni
que des gardiens d'une maison fermée par les autorités aient hâté la mort
de celui qui s'y trouvait malade. En revanche, il précise : « Mais qu'il y
ait eu beaucoup de vols et d'actions perverses en ce terrible temps, je ne
puis le nier, car la cupidité était si forte chez quelques-uns qu'ils auraient
couru n'importe quel risque pour piller 530. »
En face des pilleurs de morts ou de maisons abandonnées et de ceux —
beaucoup plus nombreux — qui cèdent simplement à la panique, voici
les héros qui dominent leur peur et ceux que leur mode de vie
(notamment dans des communautés religieuses), leur profession ou leurs
responsabilités exposent à la contagion et ne s'y dérobent pas. La Peste
Noire enlève tous les augustins d'Avignon, tous les cordeliers de
Carcassonne et de Marseille (dans cette ville ils étaient 150). A
Maguelone il ne reste que 7 cordeliers sur 160 ; à Montpellier, 7 sur 140 ;
à Santa-Maria-Novella de Florence, 72 sur 150. Les couvents de cet ordre
à Sienne, Pise et Lucques qui comptent moins de 100 frères en perdent
respectivement 49, 57 et 39. Des conseils municipaux sont pareillement
décimés. A Venise, 71 % des membres du Conseil sont emportés ; à
Montpellier 83 %, à Béziers 100 %, à Hambourg 76 %. Les médecins
sont évidemment particulièrement atteints par l'épidémie (à Perpignan, 6
médecins sur 8 décèdent en 1348) et aussi les notaires : à Orvieto, 24
meurent au cours de la Peste Noire et on ne trouve que 7 remplaçants
pour leur succéder 531. Impitoyable, l'épreuve écrase les uns et exalte les
autres. Jean de Venette fait l'éloge de religieuses parisiennes en 1348 :

« Et les saintes sœurs de l'Hôtel-Dieu, ne craignant pas la mort, s'acquittaient


jusqu'au bout de leur tâche avec la plus grande douceur et humilité ; et, en nombre
considérable, beaucoup desdites sœurs, plus d'une fois renouvelées par suite des vides
de la mort, reposent, comme on le croit, pieusement, dans la paix du Christ 532. »

Lors de l'épidémie de 1599, si les curés de Bilbao furent peu


courageux, en revanche, à Burgos, à Valladolid, à Ségovie, les religieux
se dépensèrent au chevet des malades et administrèrent les sacrements «
avec la plus grande ponctualité 533 », au risque de leur vie. A Milan, en
1575 et 1630, saint Charles Borromée, puis son neveu Federigo
refusèrent de quitter la ville, malgré les conseils de leur entourage. Ils
parcoururent les rues, visitèrent les lazarets, consolèrent les pestiférés et
encouragèrent ceux qui les assistaient 534. Dans cette même ville, en 1630,
les capucins furent sublimes. Un contemporain cité par Manzoni,
témoigne :
« ... Si ces pères n'eussent pas existé, la ville aurait été anéantie tout entière ; car
c'est une chose miraculeuse qu'ils aient pu, dans un si court espace de temps, rendre
de si nombreux services à la population, surtout si l'on considère qu'ils ne reçurent que
de faibles secours de la ville et qu'ils parvinrent par leur sagesse et leur intelligence, à
entretenir dans le lazaret tant de milliers d'infortunés 535. »

Si les capucins, qui furent avec les jésuites les principaux agents de la
Réforme catholique, n'affrontèrent jamais une hostilité comparable à
celle dont souffrirent les membres de la Compagnie de Jésus, cela tient
notamment à leur dévouement durant les pestes, par exemple à Paris en
1580-1581. Les populations leur savaient gré de leur abnégation en ces
circonstances tragiques (et aussi durant les incendies). En France et
ailleurs, beaucoup de municipalités au XVIIe siècle favorisèrent
l'implantation des capucins dans l'espérance de disposer ainsi de
confesseurs et d'infirmiers en temps d'épidémie. Mais ces religieux
n'avaient pas le monopole du courage. En 1656, à Naples, tandis que
l'archevêque s'enfermait, 96 religieux camilliens sur 100 moururent de la
peste ; en 1743, à Messine, 19 sur 25. A plusieurs reprises le Journal de
D. Defoe adresse des compliments aux autorités de la Cité de Londres
obligées de faire face à l'épidémie de 1665. Au début de la contagion, le
lord-maire, les shérifs, les aldermen et les membres du conseil commun
firent savoir qu'ils ne quitteraient pas la ville, maintiendraient l'ordre,
distribueraient les secours et s'acquitteraient au mieux de leur charge. Ce
qu'ils firent sans excès inutiles :

« Les magistrats ne faillirent pas à leur tâche, ils furent aussi vaillants qu'ils avaient
promis de l'être. Le lord-maire et les shérifs étaient continuellement dans les rues, et
surtout où se rencontraient les plus grands dangers, et quoiqu'ils ne tinssent jamais à
voir les foules s'amasser autour d'eux, ils ne refusaient jamais, en cas d'urgence, de
recevoir les gens, d'écouter avec patience leurs plaintes et l'exposé de leurs griefs536. »
A Marseille, l'attitude de Mgr de Belsunce fut plus ostentatoire. On a
dit d'autre part qu'un moment il céda à la peur et, suivant son propre
aveu, connut une « faiblesse537 ». Il resta cependant au plein sens du terme
le pasteur de son troupeau et un exemple pour les Marseillais qui en
avaient bien besoin. Car la plupart des responsables avaient fui. Le
courage des autres n'en fut que plus grand, en particulier celui de quatre
échevins demeurés en la place et qui, sans se laisser arrêter par le « péril
évident », firent face à toutes les urgences à la fois : ravitaillement,
chômage, ordre public, nettoyage des rues, enlèvement des cadavres, etc.
538
. Quant aux prêtres et aux religieux qui n'avaient pas abandonné leur
poste, ils furent fauchés par la peste, soit 49 capucins, 32 observantins,
29 récollets, 22 augustins réformés, 21 jésuites et au total plus du
cinquième du clergé marseillais 539.

6. Qui est coupable ?

Si choquée fût-elle, une population frappée par la peste cherchait à


s'expliquer l'attaque dont elle était victime. Trouver les causes d'un mal,
c'est recréer un cadre sécurisant, reconstituer une cohérence de laquelle
sortira logiquement l'indication des remèdes. Or, trois explications étaient
formulées autrefois pour rendre compte des pestes : l'une par les savants,
l'autre par la foule anonyme, la troisième à la fois par la foule et par
l'Eglise. La première attribuait l'épidémie à une corruption de l'air, elle-
même provoquée soit par des phénomènes célestes (apparition de
comètes, conjonction de planètes, etc.), soit par différentes émanations
putrides, soit par les deux ensemble. La seconde était une accusation :
des semeurs de contagion répandaient volontairement la maladie ; il
fallait les rechercher et les punir. La troisième assurait que Dieu, irrité par
les péchés d'une population tout entière avait décidé de se venger ; il
convenait donc de l'apaiser en faisant pénitence. D'origines différentes,
ces trois schémas explicatifs ne laissaient pas d'interférer dans les esprits.
Dieu pouvait annoncer sa vengeance prochaine par des signes dans les
cieux : d'où les paniques que provoquaient périodiquement le passage des
comètes et les conjonctions planétaires considérées comme alarmantes,
par exemple quand Mars « regardait » Jupiter. En outre, les théologiens
enseignaient que démons et sorciers devenaient à l'occasion les «
bourreaux » du Très-Haut et les agents de sa justice. Rien d'étonnant par
conséquent si des êtres malfaisants, agissant sans le savoir comme les
exécuteurs des desseins divins, répandaient volontairement des semences
de mort. Additionnant les trois types de causes, le chanoine de Busto-
Arsizio commençait ainsi sa relation de façon très significative :

« Mémorial du destin fatal et de l'horrible spectacle d'une maladie épouvantable,


contagieuse et pestilentielle qui survint l'année 1630, principalement par permission
divine ; puis, par l'œuvre et le maléfice diabolique des onguents ; enfin par l'influence
des saisons, constellations et planètes ennemies de la nature humaine 540... »

L'opinion commune cherchait donc à trouver le plus de causes


possibles à un si grand malheur. Mais les savants, quant à eux, par
vocation et déformation professionnelles, insistaient sur les explications «
naturelles » par les astres et l'air vicié, rejetant par là même avec
obstination la notion de contagion, pourtant avancée dès le XVIe siècle
par Fracastoro et Bassiano Landi.

En 1350, la Faculté de médecine de Paris, consultée sur la Peste Noire, exprima


l'opinion « que la cause éloignée et première de cette peste a été et est encore quelque
constellation céleste..., laquelle conjonction, avec d'autres conjonctions et éclipses,
cause réelle de la corruption tout à fait meurtrière de l'air qui nous environne, présage
la mortalité et la famine541 » ...

Le même sentiment était toujours partagé au XVIIe siècle par la plupart


des médecins : « La mauvaise qualité de l'air, écrit l'un d'eux, peut être
causée par des influences malignes et les sinistres conjonctions des
astres542. » Un autre met pareillement en cause « la position et le
mouvement des astres qui suscitent des atomes de malignité, sèment des
vapeurs d'arsenic et amènent la mort de l'air543 ». Encore en 1721, le
médecin du roi de Prusse tient que la peste est provoquée « par des
souillures morbifiques, conçues et procréées par des exhalaisons putrides
de la terre ou de la maligne influence des astres544 »... Des esprits critiques
préféraient toutefois laisser aux techniciens la responsabilité de ces
explications sans se prononcer eux-mêmes.

« Cette même année 1348, au mois d'août, écrit le carme Jean de Venette, on vit au-
dessus de Paris, vers l'ouest, une étoile très grosse et très brillante ... au crépuscule ...
Etait-ce une comète ou un astre formé d'exhalaisons et évanoui ensuite en vapeurs, je
laisse aux astronomes le soin d'en décider. Mais il est possible que ce fut le présage de
l'épidémie qui suivit presque aussitôt à Paris, dans toute la France et ailleurs 545. »
Boccace est, lui aussi, prudent : « Que la peste fût l'œuvre des influences astrales ou
le résultat de nos iniquités, et que Dieu, dans sa juste colère, l'eût précipitée sur les
hommes en punition de nos crimes, toujours est-il qu'elle s'était déclarée, quelques
années auparavant, dans les pays d'Orient 546. »

L'autre explication « naturelle » (non contradictoire du reste avec la


précédente) faisait dériver la peste d'exhalaisons malignes émanant de
cadavres non enterrés, de dépôts d'ordures, voire des profondeurs du sol.
Tout un aspect de prophylaxie mise en œuvre par les autorités était fondé
sur la double théorie de l'air vicié par en haut et par en bas qu'on vient de
rappeler : feux et parfums, masques protecteurs, isolement des malades et
des maisons contaminées, nettoyage des rues, éviction hâtive des
cadavres, mise à mort des animaux réputés suspects, etc. Ces mesures,
dont certaines étaient médicalement utiles, constituaient en outre une
arme psychologique contre le mal. Elles contribuaient à lutter contre le
découragement collectif. Elles maintenaient dans la cité un certain tonus
et la volonté de combattre l'incendie de la peste.
Si donc la notion d'air corrompu débouchait sur des attitudes positives,
en revanche quel parti pouvait tirer une population de l'explication
première par la malignité d'astres trop éloignés pour être accessibles à
l'agir humain ? La croyance, largement répandue de haut en bas de la
société, au tempérament des planètes et à la nocivité des comètes ne
pouvait que faire monter l'angoisse dans une ville où se précisait la
menace de la contagion. D. Defoe assure que l'apparition d'une comète à
Londres, en 1665, sema l'épouvante au moment où l'on parlait déjà
d'épidémie. Les ventes de pronostications alarmistes se multiplièrent. On
ne parlait plus que de prophéties, de visions, de revenants et de signes
dans les nuages547. En réalité, la croyance astrologique à l'action des astres
sur l'air était récupérée par la religion et un glissement s'opérait dans
l'opinion qui retenait surtout le rôle d'annonciateurs des vengeances
divines dévolu aux signes apparaissant dans le ciel : la ville allait être
détruite. Qui était coupable ?
Le mouvement premier et le plus naturel était d'accuser autrui.
Nommer des coupables, c'était ramener l'inexplicable à un processus
compréhensible. C'était aussi mettre en œuvre un remède en empêchant
les semeurs de mort de continuer leur œuvre néfaste. Mais il faut
descendre à un niveau plus profond : si l'épidémie était une punition, il
fallait rechercher des boucs émissaires qu'on chargerait inconsciemment
des péchés de la collectivité. Longtemps, les civilisations anciennes ont
cherché à apaiser par des sacrifices humains la divinité courroucée. Est-
ce que, terrorisées par l'omniprésence de la mort, les populations
travaillées par les épidémies n'ont pas à plusieurs reprises, dans l'Europe
des XIVe-XVIIIe siècles, répété involontairement cette sanglante liturgie ?
Cette nécessité de fléchir la colère des puissances supra-humaines se
conjuguait avec le défoulement d'une agressivité que l'angoisse faisait
naître dans tout groupe humain assailli par l'épidémie. Pas de relation de
peste sans l'évocation de ces violentes décharges collectives.

Les coupables potentiels, sur lesquels peut se détourner l'agressivité


collective, ce sont d'abord les étrangers, les voyageurs, les marginaux et
tous ceux qui ne sont pas bien intégrés à une communauté soit parce
qu'ils ne veulent pas en accepter les croyances — c'est le cas des Juifs —,
soit parce qu'il a fallu les rejeter pour d'évidentes raisons à la périphérie
du groupe — ainsi les lépreux —, soit simplement parce qu'ils viennent
d'ailleurs et à ce titre sont en quelque mesure suspects (on retrouve alors
la méfiance à l'égard de l'autre et du lointain analysée plus haut). Des
lépreux furent effectivement accusés, en 1348-1350, d'avoir répandu la
Peste Noire. L'aspect horrible de leurs lésions passait pour une punition
du ciel. On les disait fourbes, « mélancoliques » et paillards. On croyait
aussi — conception qui appartient à l'univers magique — que, par une
sorte de transfert, ils pouvaient se débarrasser de leur mal en assouvissant
leurs désirs sexuels sur une personne en bonne santé, ou en la tuant548. En
1321, donc vingt-sept ans avant la Peste Noire, des lépreux accusés
d'avoir empoisonné des puits et des fontaines, avaient été exécutés en
France. Au sujet des Juifs, on a pertinemment démontré que, dans
l'empire, les massacres d'israélites, accusés d'avoir empoisonné des
sources, avaient précédé et non suivi l'arrivée des flagellants et l'invasion
de la peste. On brûla des Juifs en 1348 à Stuttgart où la peste ne se
montra qu'en 1350. A Strasbourg et à Cologne, plusieurs mois
s'écoulèrent entre le supplice des Juifs et l'apparition de la peste549.
Toutefois, dans ces villes, on savait les progrès de la peste à travers
l'Europe, et donc les mises à mort de Juifs furent liées en quelque façon à
l'épidémie. Reste vrai pourtant que, dans le Jugement dou roy de
Navarre, Guillaume de Machaut situe nettement l'empoisonnement des
sources par les Israélites avant l'apparition de la peste. Pour lui, l'ordre
des faits a été le suivant : d'abord des prodiges dans le ciel, des
tremblements de terre et surtout des méfaits de toutes sortes (hérésies et
crimes, notamment la pollution des puits par les Juifs) ; puis la décision
divine de punition, la colère du Souverain Juge se manifestant alors par
de terribles orages et d'affreuses tempêtes ; enfin, la peste due à la
corruption de l'air par les orages et les tempêtes de la phase antérieure550.
La Peste Noire éclata donc dans une atmosphère déjà lourde
d'antisémitisme. D'abord soupçonnés de vouloir faire périr les chrétiens
par le poison, les Juifs furent ensuite assez rapidement — et parfois très
tôt, comme en Espagne — accusés d'avoir semé la contagion par le
moyen de ces empoisonnements. En Catalogne, des pogroms éclatèrent
dès 1348 à Barcelone, Cervera, Tarrega, Lerida, etc. Ainsi, à Tarrega, on
en massacra plus de 300 au cri de « Mort aux traîtres 551 ! ». S'agissant du
reste de l'Europe et notamment de l'empire, le récit de Jean de Venette, où
l'ordre des faits se trouve modifié par rapport à la réalité, nous apporte la
preuve que l'opinion commune vit de plus en plus dans les Juifs les plus
grands responsables de la « mort noire » :
« L'idée que la mort provenait d'une infection de l'air et des eaux fit imputer aux
Juifs la corruption des puits, des eaux et de l'air. Les gens s'insurgèrent donc
cruellement contre eux au point qu'en Allemagne et ailleurs où habitaient des Juifs, de
nombreux milliers de Juifs furent tués, massacrés et brûlés par les chrétiens 552. »

La suite du texte mérite, à d'autres titres, d'être citée :

« On trouva, dit-on, beaucoup de mauvais chrétiens qui, eux aussi, jetaient du


poison dans les puits, mais, à vrai dire, de tels empoisonnements, à supposer qu'ils
aient vraiment existé, ne pouvaient pas produire une telle catastrophe ni frapper tant
de gens. La cause en fut autre : peut-être la volonté de Dieu, peut-être des humeurs
corrompues ou la mauvaise qualité de l'air ou de la terre ? »

On remarquera l'esprit critique de ce clerc érudit. Dans le même sens le


pape Clément VI s'en prit, dans sa bulle du 26 juillet 1348, à ceux qui
attribuaient aux Juifs la responsabilité de la peste. Son argumentation
était celle-ci : comment se fait-il, si cette accusation est fondée, que des
Israélites soient victimes de la contagion ou que l'épidémie éclate dans
des localités où ne résident pas de Juifs 553 ?
Ceux-ci ne pouvant constituer les seuls boucs émissaires il fallut,
comme l'indique Jean de Venette, chercher d'autres coupables, de
préférence les étrangers. En 1596-1599, les Espagnols du Nord de la
péninsule Ibérique sont persuadés de l'origine flamande de l'épidémie qui
les assaille554. Elle a été, croit-on, apportée par des navires venus des
Pays-Bas. En Lorraine, en 1627, la peste est qualifiée de « hongroise » et
en 1636 de « suédoise » ; à Toulouse, en 1630, on parle de la « peste de
Milan 555 ». Or, en Lombardie, à cette date, que dit-on ? Voici la réponse
du chanoine qui a raconté l'histoire de l'épidémie à Busto-Arsizio :
descendus en Italie pour soutenir à Mantoue la cause du duc de Nevers,
les Français ont d'abord été victorieux. Puis les troupes impériales ont
arrêté leur avance. Alors les ennemis — car l'auteur est acquis aux
Habsbourg — ont imaginé de contaminer les populations avec du pain
ensorcelé. Notre narrateur n'a d'abord pas voulu croire à pareil forfait,
mais il a dû se rendre à l'évidence, car « on a souvent trouvé de ces pains
en divers lieux de notre territoire. Je peux l'attester et j'en ai été témoin
oculaire556 ».
Attitude classique que celle de notre chanoine. A Chypre, durant la
Peste Noire, les chrétiens massacrèrent des esclaves musulmans. En
Russie, en période d'épidémie, on s'en prenait aux Tartares. Sous une
forme plus bénigne, au moment de la peste de 1665 à Londres, les
Anglais furent unanimes à accuser les Hollandais avec lesquels
l'Angleterre était alors en guerre557. Une accusation identique revint
l'année suivante au moment du grand incendie de 1666.
Troisième degré de l'escalade accusatrice : l'identification des
coupables à l'intérieur même de la communauté travaillée par la
contagion. N'importe qui, dès lors, peut être considéré comme un ennemi
et la chasse aux sorciers et aux sorcières échappe à tout contrôle. Milan
en fit l'atroce expérience en 1630. On crut voir les murailles, les portes
des édifices publics et des maisons enduites de substances vénéneuses.
On disait ce poison composé d'extraits de crapauds, de serpents, de pus et
de bave de pestiférés. Bien entendu, une telle mixture était une recette
diabolique inspirée par Satan à des gens qui avaient conclu un pacte avec
lui. Or, un jour, un octogénaire prie à genoux dans une église ; puis il
veut s'asseoir. Mais avant de le faire il essuie le banc avec sa cape. Geste
malheureux que des femmes interprètent aussitôt : il empoisonne le banc
! La foule s'amasse, frappe le vieillard, le traîne à la prison où on le
soumet à la torture. « J'ai vu ce malheureux, raconte Ripamonti, et je n'ai
pas su la fin de sa douloureuse histoire ; mais je crois bien qu'il n'a eu que
quelques moments à vivre558. » Aucun doute, en revanche, sur la fin
tragique du commissaire de la Santé Piazza et du barbier Mora accusés
par des femmes d'avoir enduit des portes et des murs d'une substance
graisseuse et jaunâtre. En août 1630, on érigea à Milan, près de la porte
du Tessin, une colonne monumentale qui portait cette inscription rédigée
en latin pour plus de solennité :

« Ici, où s'étend cette place, s'élevait autrefois la boutique du barbier Giangiacomo


Mora qui, ayant conspiré avec Guglielmo Piazza, commissaire de la Santé publique, et
avec d'autres, pendant qu'une peste affreuse exerçait ses ravages, par des onguents
mortels répandus de tous côtés précipita beaucoup de citoyens vers une mort cruelle.
C'est pourquoi le Sénat, les ayant tous deux déclarés ennemis de la patrie, ordonna
que, placés sur un char élevé, ils seraient tenaillés avec un fer rouge, leur main droite
tranchée, leurs os rompus ; qu'ils seraient étendus sur la roue, et, après six heures, mis
à mort et brûlés ; ensuite, et pour qu'il ne restât aucune trace de ces hommes criminels,
que leurs biens seraient vendus à l'encan, leurs cendres jetées dans le fleuve ; et afin
d'éterniser la mémoire de ce fait, le Sénat voulut que cette maison, où le crime avait
été préparé, fût rasée, sans jamais pouvoir être réédifiée, et qu'à sa place fût élevée
une colonne qu'on appellerait Infâme. Arrière donc, arrière, bons citoyens, de peur que
ce sol maudit ne vous souille de son infamie. — Août 1630559. »

Cette « colonne infâme » resta debout jusqu'en 1778, rappelant qu'un


tel supplice n'était pas de trop pour des gens qui avaient « conspiré »
contre la « patrie ». R. Baehrel a eu raison de rapprocher « épidémie » et
« terreur ». Assiégée par la peste, une population — à Genève en 1530 et
1545, à Lyon en 1565 ou à Milan en 1630 — se comportait comme les
Parisiens en septembre 1792 lorsque les Prussiens approchèrent : ils
éliminaient les ennemis du dedans.
En 1530, à Genève, on découvrit la conspiration ourdie par des «
bouteurs de peste » et qui réunissait, à ce qu'on crut, le responsable de
l'hôpital des contagieux, sa femme, le chirurgien et même l'aumônier de
l'établissement. Les conjurés, soumis à la torture, avouèrent s'être donnés
au diable qui, en échange, leur indiqua comment préparer la quintessence
mortelle. Ils furent tous condamnés à mort. A Genève toujours, durant
l'épidémie de 1545, 43 personnes au moins furent jugées comme «
bouteurs de peste », dont 39 furent exécutées. En 1567-1568, on mit
encore à mort 13 « engraisseurs » et en 1571 au moins 36. Cette année-là,
un médecin de la ville, Jean-Antoine Sarrasin publia un traité sur la peste
où il démontrait que, dans ce genre d'épidémie, l'action maléfique des
empoisonneurs et « engraisseurs » était indiscutable. Durant la dernière
grande panique provoquée à Genève par une peste — en 1615 — les
tribunaux décidèrent l'exécution de 6 « bouteurs » de contagion. A
Chambéry en 1572, les patrouilles reçurent l'ordre de tirer à vue sur les «
engraisseurs ». Dans le Faucigny, en 1571, cinq femmes au moins furent
brûlées et six autres bannies, toujours sur l'accusation d'avoir répandu la
peste. Vingt autres personnes furent traduites devant les tribunaux pour le
même motif 560. Ainsi pas d'épidémie autrefois sans la croyance à une
cinquième colonne et à un complot à l'intérieur des murs. Je viens
d'écrire « autrefois ». Mais R. Baehrel rappelle qu'en 1884, dans le Var,
au moment d'une épidémie de choléra, il n'était question que de «
semeurs de choléra », de « maladie inventée par les riches pour faire
mourir les pauvres gens », et de fusées spéciales lancées par des
personnages mystérieux, tout de noir vêtus 561. L'histoire des mentalités ne
peut utiliser les mêmes coupures chronologiques que l'histoire politique
ou économique.
Parmi les semeurs volontaires de la peste, n'y avait-il pas les pestiférés
eux-mêmes, habités soudain par la criminelle envie de faire partager leur
mal aux autres ? Luther, dans le traité mentionné plus haut, s'interroge sur
la question après avoir décrit le fait comme authentique et analysé très
finement ses possibles raisons psychologiques :

« Mais il est encore de plus grands criminels : plusieurs, sentant en eux le germe de
la maladie, se mêlent sans rien dire à leurs frères, comme s'ils espéraient se décharger
sur eux du poison qui les dévore. Pleins de cette idée, ils parcourent les rues, pénètrent
dans les maisons, vont même jusqu'à embrasser leurs enfants ou leurs domestiques
dans l'espoir de se sauver eux-mêmes. Je veux croire que le diable inspire de telles
actions, et que c'est lui seul qu'il faut en accuser ; mais on m'a dit aussi qu'une sorte de
désespoir envieux pousse quelquefois ces malheureux à propager ainsi la peste, qu'ils
ne veulent pas être les seuls à en être atteints... Le fait est-il vrai, je l'ignore. Mais,
réellement, si cela est, j'en viens à me demander si nous autres, Allemands, nous
sommes des hommes ou des démons562. »

Que des comportements du type de ceux décrits par Luther aient


réellement existé, au moins comme conduites isolées, la chose n'est guère
douteuse. Qu'elle ait été fréquente est plus difficile à admettre. Il est en
revanche certain que la croyance aux contagieux semeurs volontaires de
la peste était largement répandue dans les villes assaillies par l'épidémie.
D. Defoe atteste qu'elle était communément reçue par les Londoniens en
1665 et que les médecins discutaient entre eux des raisons de cette
propension perverse des infectés à infecter les autres. Les pestiférés
devenaient-ils semblables à des enragés ? Etait-ce la corruption de la
nature humaine qui ne peut tolérer qu'autrui soit heureux quand on
souffre soi-même ? Dans leur désespoir, les contagieux devenaient-ils
indifférents à tout, y compris à la sécurité des autres ? L'auteur du
Journal croit tout simplement que les habitants des villages voisins de
Londres tenaient là un prétexte pour refouler les fuyards en les accusant
d'être des malades sadiques cherchant à propager la contagion 563.
L'important pour nous, au plan des mentalités, reste l'accusation plusieurs
fois portée contre les pestiférés, analogue à celle jadis lancée contre les
lépreux
Les semeurs de peste étaient une engeance diabolique. Quoi d'étonnant
si l'on crut ici et là à l'action d'êtres fantomatiques — fées ou revenants
—, manipulés par le démon et qui répandaient la maladie ? Dans le Tyrol,
on parlait d'un fantôme aux longues jambes et au manteau rouge qui
laissait l'épidémie dans son sillage. En Transylvanie et dans la région des
Portes de Fer, ce rôle était tenu par une « mère voyageuse », mystérieuse
et éternelle sorcière, vieille et gémissante, à la robe noire et au fichu
blanc. En Turquie on connaissait un génie de la peste qui touchait ses
victimes avec une lance. A Milan, un diable noir aux yeux brillants
parcourait, disait-on, les rues et entrait dans les maisons.

Parce que, dans une cité attaquée par l'épidémie, on pouvait craindre
n'importe qui et n'importe quoi, parce que le mal demeurait mystérieux
sans céder devant la médecine et les mesures de prophylaxie, toute
parade semblait bonne. Le temps de « pestilence » voyait donc se
multiplier les charlatans et les vendeurs d'amulettes, de talismans et de
philtres-miracles. Ainsi à Londres en 1655564. Mais, rapporte D. Defoe,
beaucoup de médecins et de charlatans moururent. Alors, à qui se vouer ?
Restait la médecine de la religion. De façon constante l'Eglise, se référant
aux épisodes de l'Ancien Testament et notamment à l'histoire de Ninive,
présentait les calamités comme des punitions voulues par le Très-Haut
courroucé. Cette doctrine fut longtemps acceptée à la fois par la partie
éclairée de l'opinion et par la masse des gens. Beaucoup de civilisations
ont spontanément établi ce lien entre calamité terrestre et colère divine.
Le judéo-christianisme ne l'a pas inventé. Mais il est vrai que les hommes
d'Eglise et l'élite qu'ils entraînaient le renforcèrent de toutes les façons.
Les témoignages sont innombrables qui ont exprimé à travers les âges
ce discours religieux sur le malheur collectif selon lequel tout le monde
est coupable et non pas seulement quelques boucs émissaires. Luther, A.
Paré, saint Charles Borromée, D. Defoe, Mgr de Belsunce, pour ne
retenir ici que quelques noms significatifs, sont unanimes dans leur
diagnostic. Une peste est « un décret de Dieu, un châtiment envoyé par
lui » (Luther). Elle est « un des fléaux de l'ire de Dieu, [et] nous ne
pouvons sinon tomber en toute extrémité de maux, quand l'énormité de
nos péchés a provoqué sa bonté à retirer sa main favorable de nous et
nous envoyer une telle plaie » (A. Paré). Elle est « le jugement de Dieu »,
la « punition », écrit D. Defoe qui rappelle le texte de Jérémie V, 9 : «
Est-ce que je ne visiterai pas ceux-ci, dit le Seigneur, et d'une pareille
nation mon âme ne se vengera-t-elle pas 565 ? »
En France, le clergé reprit le même raisonnement lors de l'épidémie de
choléra en 1832. L. Chevalier rappelle quelques-uns de ces propos
cléricaux :

« Tous ces malheureux meurent dans l'impénitence. Mais la colère du Dieu de


justice va croissant et bientôt chaque jour comptera son millier de victimes ; le crime
de la destruction de l'archevêché est loin d'être expié. » (Saint Roch.)
« Des esprits méditatifs font remarquer que, par une exception funeste, Paris seul a
été frappé au milieu de la France, la ville de la Révolution, le berceau des tempêtes
politiques, le centre de tant de vices, le théâtre de tant d'attentats. » (La Quotidienne.)
« Inaperçu [le choléra], il planait dans les airs, il s'arrête sur le foyer de corruption,
il fond comme un vautour sur la ville du désordre, la surprend au milieu de ses plaisirs
et y moisonne de préférences ces hommes sans frein qui s'adonnent aux excès des
passions et des jouissances brutales. » (La Gazette d'Auvergne566.)
Deux conséquences découlent de cette doctrine constante. La première
est qu'il faut accepter docilement cette punition et ne pas avoir peur de
mourir de la peste. Si l'on détient des responsabilités, fuir est un péché et
rester un acte méritoire. « Nous devons supporter avec patience [le décret
divin], écrit Luther, sans craindre d'exposer notre vie pour le service du
prochain. » A. Paré donne le même conseil : « S'il lui plaît [à Dieu] ...
nous battre de ces verges-là, ou de quelques autres selon son conseil
éternel, il faut l'endurer patiemment, sachant que c'est tout pour notre
profit et amendement 567. » En pays musulman, le discours religieux sur
les épidémies était fondamentalement identique, insistant toutefois
davantage encore sur les mérites de celui qui meurt de la contagion.
Mahomet déclare en effet que, si la peste est un fléau dont Dieu frappe
qui il lui plaît, « tout fidèle qui ne s'enfuit pas ne sera atteint que si Dieu
l'a prévu et alors il sera un " martyr " à l'égal de celui qui meurt à la
guerre sainte 568 ».
La deuxième conséquence est qu'il faut s'amender et faire pénitence.
Nous abordons ici, par le biais de la peste, ce grand phénomène de la
culpabilisation des masses européennes sur lequel nous reviendrons dans
un ouvrage ultérieur. Médecins des corps et des âmes insistèrent à l'envi
sur le seul vrai remède contre la contagion :

« Et d'autant plus que le mal est grand, écrit A. Paré, d'autant faut-il recourir
promptement au remède qui est seul et général : c'est que grands et petits de bonne
heure implorions la miséricorde de Dieu par confession et déplaisance de nos forfaits,
avec certaine délibération et propos de nous amender et donner gloire au nom de
Dieu569 »... Voici maintenant la potion prescrite par un prédicant anglican en 1613 : «
Premièrement jeûne et prie ; puis, prends un quart de repentance de Ninive, mélanges-
y deux pleines poignées de foi dans le sang du Christ avec toute l'espérance et la
charité dont tu es capable et verse le tout dans le récipient d'une conscience purifiée.
Ensuite, fais bouillir au feu de l'amour tant que la noire écume des passions
mondaines pue dans ton estomac — ce que tu jugeras par les yeux de la foi 570 ...» »

Catholiques et protestants parlaient donc le même langage au sujet de


la peste et conseillaient sous des formes diverses la même thérapeutique
de repentir, à laquelle une bonne partie des populations atteintes par
l'épidémie s'efforçait de recourir. D. Defoe note : « Rien n'était plus
étrange de voir avec quel courage le peuple se rendait au service public
de Dieu, dans le temps même où les gens craignaient de sortir de chez
eux pour toute autre raison 571. » Il dit encore que les Londoniens faisaient
preuve d'un « zèle extraordinaire dans les exercices religieux » et que les
fidèles venaient à toute heure dans les églises, que le ministre y officiât
ou non572. A Marseille en 1720, les prêtres demeurés en la ville étaient «
assiégés » par les fidèles. Ce n'était plus, témoigne un trinitaire, « que des
confessions mêlées de gémissements et de larmes amères 573 ». Le choléra
de 1832 provoqua pareillement à Paris, à Lille, à Marseille ou à Londres
la même recrudescence (provisoire) de piété :

« L'épidémie qui ravage Marseille, écrivait La Gazette, n'a fait que rendre plus vif
le zèle religieux de ses habitants. Toutes les fois que le saint viatique est porté dans la
nuit, une foule de citoyens se fait un devoir de se rendre immédiatement à l'église
pour l'accompagner 574. »

Cependant les démarches individuelles ne suffisaient pas. Une ville


entière étant réputée coupable, on sentait le besoin d'implorations
collectives et de pénitences publiques dont l'unanimité et l'aspect, si j'ose
dire, quantitatif, pourraient peut-être impressionner le Très-Haut. Une
estampe anglaise du XVIIe siècle montre la foule assemblée, en temps
d'épidémie, devant la cathédrale Saint-Paul pour écouter un sermon. La
légende porte : « Seigneur, aie pitié de nous. Pleurs, jeûne et prières ». En
1625, le Parlement décida un jeûne solennel pour le 2 juillet. Ce jour-là,
le roi, les lords et les juges entendirent deux sermons à Westminster. Un
comte, un évêque et un baron prenaient le nom des absents. Les membres
des Communes, pour leur part, entendirent trois sermons à Sainte-
Margaret's. Le premier dura trois heures, chacun des deux autres deux
heures. Le même jour, on donna deux sermons dans chaque paroisse de
Londres. Le résident toscan s'étonnait avec quelque ironie de la masse
des prières ainsi accumulées :
Les gens, en cette célébration de jeûne observée dans toutes les paroisses de la
capitale, « se tiennent à l'église tout le jour chantant des psaumes, écoutant des
sermons l'un suivant l'autre, et faisant je ne sais combien de prières pour implorer le
Seigneur d'arrêter la peste et les pluies incessantes 575 ».

Cette imploration du 2 juillet s'étant révélée insuffisante, on


recommença le 20 et tous les mercredis suivants jusqu'à la fin de la
calamité, tout commerce étant alors interdit comme aux jours de fête.
En pays catholique, les autorités se devaient pareillement, en période
de contagion, d'organiser des manifestations publiques suivant le style
propre à la confession romaine : toutes démarches collectives par
lesquelles une communauté se rassurait elle-même en tendant les bras
vers le Tout-Puissant et, à cet égard, la panoplie des implorations
catholiques était plus fournie que celle des protestants. D'où les vœux
prononcés par une ville entière — l'église de la Salute à Venise et
plusieurs calvaires bretons, notamment à Plougastel-Daoulas 576, sont la
conséquence de telles promesses, ainsi que les « colonnes de peste » qui
parsèment encore l'Allemagne du Sud, l'Autriche et la Croatie, la plus
célèbre étant celle de Vienne (1692). Leurs fûts s'ornent souvent de gros
reliefs arrondis symbolisant les bubons. L'Autriche, à elle seule, compte
plus de deux cents de ces colonnes. Au même registre de supplications
communautaires se rattachaient les gestes solennels de consécration, tel
celui de Belsunce vouant Marseille au Sacré-Cœur le 1er novembre 1720,
les pèlerinages aux sanctuaires des saints protecteurs, et enfin de
grandioses processions. Celles-ci pouvaient se situer à différents
moments par rapport à l'épidémie : avant, de façon à écarter le fléau qui
rôdait à proximité ; après, comme action de grâces ; ou encore, ainsi à
Marseille en 1720, quand l'épidémie commençait déjà à décliner, dernier
effort de prière avant l'arrivée au port ; enfin quand la calamité battait son
pleine577. Dans ce dernier cas, la procession était réclamée avec instance
par la population à la hiérarchie réticente : ce qu'on peut vérifier à Milan
en 1630. Le cardinal-archevêque Federigo Borromée craignait en effet les
risques de contagion qui pouvaient naître d'un grand rassemblement, les
débordements superstitieux de la foule et enfin l'occasion que cette
liturgie de masse pouvait fournir à l'action des empoisonneurs 578. Mais il
dut céder à la demande de la municipalité et au vœu public. Le 11 juin, la
châsse de son oncle, saint Charles, fut sortie dans les rues de Milan.

De telles processions frappent par plusieurs aspects. D'abord, comme


les jeûnes décrétés en pays protestant, elles constituent des cérémonies
pénitentielles : une population entière confesse ses fautes et crie pardon.
Le clergé canalise et contrôle des manifestations expiatoires qui, au
temps de la Peste Noire, avaient donné lieu aux hystériques et sanglantes
errances des flagellants. Certes, les processions des XVIe. XVIIIe siècles
comportent des battuti, mais qui s'intègrent à l'intérieur d'un cortège
ordonné et hiérarchisé. Toutefois, le caractère pénitentiel clairement
affirmé en cache un autre, moins évident à première vue : l'aspect
exorcisme. Ce n'est pas un hasard si le défilé sacré de 1630 dans la
capitale lombarde passe « par tous les quartiers de la ville » et s'arrête à
chaque carrefour. Il s'agit de faire bénéficier tous les recoins de la cité des
effluves protectrices qui émanent du corps du saint, lui qui cinquante-
cinq ans plus tôt s'était dépensé sans compter dans la ville pestiférée. Non
loin de Milan, à Busto-Arsizio, une procession, cette fois en l'honneur de
la Vierge, a lieu également au plus fort de la contagion et le chroniqueur
nous dit que « par tours et détours » elle ceintura « très minutieusement »
la localité se rendant aussi hors les murs, là où se trouvaient « les cabanes
» des contagieux 579. Ainsi le rite n'a de sens que s'il pourchasse le mal
dans la totalité du lieu habité. Ce rôle conjuratoire ressort encore mieux à
l'aide de rapprochements. A Marseille, le 16 novembre 1720, l'évêque
lance du haut du clocher des Accoules, vers les quatre points cardinaux,
les exorcismes liturgiques contre la peste580. A Séville, en 1801, lors d'une
épidémie de fièvre jaune, on montre à la foule, du haut de la Giralda, un
fragment de la vraie croix qui avait déjà arrêté la peste de 1649 581.
Rempart et exorcisme, la procession contre la peste se rattache à des
rites très anciens de circumambulation destinés à protéger une collectivité
contre des forces et des esprits malfaisants. Aux XVIIe et XVIIIe siècles,
en plusieurs villes et villages de basse Lusace, de Silésie, de Serbie, de
Transylvanie, de Moldavie, de Roumanie, on se défendait contre
l'épidémie en faisant, par des jeunes filles nues (quelquefois aussi des
garçons nus), creuser un sillon autour de la localité, ou danser en
parcourant ce cercle magique qui éloignait l'offensive du malheur582.
L'itinéraire protecteur de la procession est encore à rapprocher des «
ceintures de cire » offertes à la Vierge ou aux saints antipesteux par des
municipalités aux abois. En 1384, les consuls de Montpellier offrent à
Notre-Dame-des-Tables un cierge faisant le tour des remparts de la ville.
Amiens fait la même offrande en 1418, Compiègne en 1453, Louviers en
1468 et 1472. Chalon-sur-Saône en 1494 (en l'honneur de saint Vincent),
Nantes en 1490, puis en 1501 (en l'honneur de saint Sébastien), Mantes
(en 1601) en l'honneur de saint Roch583.
Remède pour toute la ville, la procession est une supplique de toute la
ville. Ne sont spectateurs forcés que ceux qui, bloqués chez eux,
regardent par leurs fenêtres fermées. Tous les autres — clercs et laïcs,
magistrats et simples citoyens, religieux et confrères de tous habits et de
toutes bannières, masse anonyme des habitants — participent à la
liturgie, prient, supplient, chantent, se repentent et gémissent. Parce qu'il
faut parcourir toutes les rues, et parce que la foule est innombrable la
procession dure très longtemps. Mais, indépendamment même de ces
raisons concrètes, il faut qu'une cérémonie religieuse soit longue.
Songeons aux autos da fé espagnols qui duraient toute une journée et
rappelons-nous ce qu'étaient les jours de jeûne anglais en temps de peste
avec le régime du sermon ininterrompu. Une supplication en un tel péril
n'a de chance d'être écoutée du Ciel que si elle se prolonge suffisamment
pour forcer l'attention et la compassion du Juge courroucé. Et pour qu'il
voie et entende mieux le lamentable cortège des humains, il faut le
maximum de cierges et de lumières, les plaintes des flagellants et une
sorte de prière non-stop. Dans sa chronique de l'épidémie de 1630, le
chanoine de Busto-Arsizio, lorsqu'il relate la grande procession en
l'honneur de la Vierge, insiste sur le fait qu'on chanta « continuellement »
les litanies de Marie et que, du début à la fin du rite, les cloches des
églises sonnèrent de façon ininterrompue 584. Nous voilà au cœur d'une
religion quantitative dont nous découvrons ici, dans des situations-
limites, les motivations les plus profondes.
Dans un péril aussi pressant que celui de la peste, il fallait mettre
toutes les chances de son côté et donc fléchir le Tout-Puissant courroucé
en recourant aux prières des intercesseurs les plus qualifiés. On se
persuadait que Marie ne participe jamais à la colère divine et qu'elle ne
demande qu'à fléchir la justice rigoureuse de son Fils. Le Mortilogus de
C. Reitter la supplie en ces termes en 1508 : « Ouvre à des abandonnés
ton refuge, ô Mère ! Nous nous cachons tranquilles, sous tes ailes, hors
d'atteinte de la noire peste et de ses traits empoisonnés 585. » La Vierge au
manteau qui protège de la peste figura à partir du XIVe siècle sur des
peintures italiennes, françaises, allemandes, etc. — un thème qui se
perpétua jusqu'au XVIIe siècle. Mais il s'enrichit bientôt d'adjonctions, car
on représenta souvent Marie trônant en gloire entre des saints antipesteux
et recevant par leur intermédiaire les prières des malades.
Les saints antipesteux les plus fréquemment invoqués étaient saint
Sébastien et saint Roch. Les deux sources hagiographiques qui
diffusèrent la vie et la légende de celui-ci († 1327 ?) racontent que Roch,
né à Montpellier puis venu en Italie, y fut atteint de la peste et chassé de
Plaisance. Il se réfugia dans une hutte aux environs de la ville. Le chien
de chasse d'un seigneur du voisinage se mit à voler de la main et de la
table de son maître du pain qu'il allait régulièrement porter au malade.
Intrigué le maître, appelé Gothard, suivit un jour son chien et comprit le
manège. Il nourrit alors Roch jusqu'à sa guérison. En retour, le saint
convertit Gothard qui devint ermite. Roch, revenu à Montpellier, ne fut
pas reconnu par les siens. Pris pour un espion, il fut mis en prison où il
mourut. Alors le cachot s'illumina et le geôlier découvrit près de son
corps l'inscription tracée par un ange : « eris in pestis patronus586 ». Par la
suite, les reliques de Roch furent translatées de Montpellier à Venise ; dès
lors la fortune du saint grandit rapidement, au point de dépasser celle de
saint Sébastien. L'iconographie tantôt raconta le cycle entier de sa vie —
ainsi dans l'église de la confrérie Saint-Roch à Lisbonne, dans la Scuola
San Rocco de Venise (ce sont les peintures célèbres de Tintoret) et dans
l'église Saint-Laurent de Nuremberg —, tantôt illustra certains épisodes
de sa légende. La représentation la plus stéréotypée, répétée à des milliers
d'exemplaires — preuve de l'ubiquité d'une peur —, le figura avec son
bâton et son chien, montrant du doigt le bubon de sa cuisse. A saint
Sébastien et à saint Roch, la ferveur et l'inquiétude populaires ajoutèrent
au total une bonne cinquantaine de saints antipesteux de moindre
envergure, plus particulièrement vénérés ici ou là. Toutefois, saint
Charles Borromée atteignit une renommée considérable qui le plaça juste
en dessous des protecteurs majeurs. Son dévouement durant l'épidémie
de Milan en 1575 et le fait que son culte ait été encouragé par la papauté
et les jésuites expliquent les invocations que lui adressèrent les
catholiques assaillis par la peste.

Pourtant prières, messes, vœux, jeûnes et processions ne pouvaient pas


tout. Si l'épidémie continuait aussi virulente, les gens s'installaient
désormais dans une sorte de torpeur, ne prenaient plus de précautions,
négligeaient leur tenue : c'était l'incurie de l'abattement. D'une façon
significative D. Defoe, après avoir marqué « avec quel courage le peuple
se rendait au service public de Dieu » ajoute aussitôt après : « Je parle
des temps antérieurs au moment du désespoir 587. » Et puis, l'épidémie
déclinait brusquement, redémarrait à nouveau, enfin s'apaisait. Alors
éclataient les Te Deum, surgissait la joie bruyante et se manifestait, avant
même que ce ne soit raisonnable, la frénésie des mariages que tous les
chroniqueurs de la peste ont notée les uns après les autres :

A Marseille, dès novembre 1720, c'était une véritable « rage » : « Nous ne fûmes
pas moins étonnés, dans ce temps-là, de voir une quantité de mariages dans le peuple
... La fureur de se marier était si grande qu'un des mariés qui n'avait pas eu la maladie
du temps épousait fort bien sans difficulté l'autre de qui, à peine, le bubon était fermé ;
aussi voyait-on bien des mariages empestés 588. »

Près de quatre siècles auparavant, Jean de Venette avait écrit :


« Quand l'épidémie, la pestilence et la mortalité eurent cessé, les hommes et les
femmes qui restaient se marièrent à l'envi. Les femmes survivantes eurent un nombre
extraordinaire d'enfants... Hélas ! de ce renouvellement du monde, le monde n'est pas
sorti amélioré. Les hommes furent après encore plus cupides et avares, car ils
désiraient posséder bien plus qu'auparavant ; devenus plus cupides, ils perdaient le
repos dans les disputes, les brigues, les querelles et les procès 589. »

On avait oublié la peur ; mais pour combien de temps ?


4.

Peur et séditions 590

1. Objectifs, limites et méthodes de l'enquête

Souvent moins meurtrières que les épidémies mais plus fréquentes, les
séditions de toute nature marquaient par de soudaines violences les temps
forts d'une inquiétude collective qui, entre les explosions, demeurait
silencieuse voire souterraine. Soit l'Aquitaine dans ses plus larges
dimensions : Yves-Marie Bercé y dénombre, entre 1590 et 1715, de 450 à
500 révoltes populaires, précisant qu'il entend par ce terme la formation
d'une troupe armée réunissant dans son sein des participants venus de
plusieurs communautés d'habitat et se maintenant sur pied pendant plus
d'un jour590. Le XVIIIe siècle français — Révolution de 1789-1799 exclue
— fut plus calme. Néanmoins Daniel Mornet, dressant une liste — qu'il
avoue incomplète — des émeutes survenues en France de 1715 à 1787,
arrive sans effort à la centaine591. Georges Rudé, quant à lui, en identifie
275 dans la campagne anglaise entre 1735 et 1800592. On peut donc parler
dans la civilisation de l'Europe préindustrielle, à condition de ne pas
prendre l'expression au pied de la lettre, d'une « quotidienneté de la
révolte 592 ».
L'étude qui suit est bien, comme celle de G. Rudé, un éclairage dirigé
sur « la foule dans l'histoire », mais avec un objectif autre que celui des
historiens qui ont récemment travaillé sur ce thème. On ne reviendra pas
fondamentalement sur le problème controversé de la lutte des classes
dans les émeutes et révoltes d'autrefois. On ne posera pas la question de
savoir si la violence était proportionnelle à l'écart social entre les rebelles
et leurs adversaires. On ne décrira pas pour eux-mêmes les « rites de la
violence593 ». En revanche, la question posée dans ce chapitre et le suivant
est celle-ci : quel rôle jouait la peur dans les séditions de l'époque
préindustrielle ? Répondant au vœu jadis exprimé par G. Lefebvre594,
reprenant à nouveaux frais et grâce aux études récentes les travaux de G.
Le Bon 595, j'ai tenté ici en dehors de tout système préconçu une étude
comparative des frayeurs d'autrefois dans la mesure où elles conduisaient
à la sédition. Dans cette optique j'ai laissé de côté comme rares et peu
représentatifs de l'époque étudiée, les mouvements mûrement prémédités,
organisés et conduits suivant une stratégie élaborée. En revanche, entrent
de plein droit à l'intérieur de l'espace qu'on se propose d'éclairer les
révoltes populaires telles que les définit Yves-Marie Bercé, les « furies
tumultuaires » de tous ordres, et aussi les contre-sociétés agressives —
telle celle de Münster en 1535 — dont les ambitions et les actions étaient
tellement utopiques qu'elles n'avaient aucune chance de conduire à une
prise de pouvoir quelque peu durable. Nous nous attacherons donc
surtout aux éclats soudains, aux violences excessives, aux utopies
sanglantes et aux promptes débandades, les unes et les autres ayant pu
toutefois s'inscrire comme une séquence particulière dans le film
d'actions plus cohérentes d'opposition : ainsi les comportements aberrants
des chiliastes de Bohême à l'intérieur du camp taborite en 1419-1421.
Mais répétons que ces cohérences oppositionnelles étaient rares autrefois.
Deux séries d'exemples feront mieux comprendre le critère de
sélection retenu. A Lyon, au XVIIIe siècle, on voit naître une contestation
sociale de type moderne. Les ouvriers en soie ne se révoltent pas dans les
temps de disette ou de chômage. Leurs mouvements concertés,
particulièrement en 1744 et 1786, se produisent dans des périodes de
travail assuré et de relative prospérité durant lesquelles leur subsistance
et celle de leurs familles ne sont pas menacées. Une fois contre un
règlement qui les opprime, l'autre fois pour que les marchands n'aient pas
la liberté d'imposer leurs prix aux maîtres à façon, les ouvriers de la soie
s'organisent, se rassemblent, décident la grève. Ils ne commettent ni
pillage ni incendie et il n'y eut d'autres violences que de brefs
affrontements avec le guet. Néanmoins les autorités, quand elles se furent
ressaisies, réagirent sévèrement 596. A ces contestations conscientes
d'elles-mêmes, il faut opposer, toujours à Lyon au XVIIIe siècle, trois
émotions largement spontanées, celle dite « des bouchers » en 1714, la
courte mais brutale « émeute du collège de médecine » en 1768, et
l'attaque des barrières d'octroi en 1789. Dans ces trois cas, une foule qui
s'est rassemblée sans objectifs précis, accueille des rumeurs, les amplifie,
attaque des personnes, pille et saccage. Tel était le comportement habituel
des foules en colère et c'est lui qui nous retiendra, car la peur y était
beaucoup plus présente que dans l'action réfléchie des ouvriers en soie.
La distinction entre les deux types de contestation collective peut être
appliquée à l'étude des journées tragiques qui marquèrent en France la
période 1789-1799. En 1789, l'attaque de la manufacture Réveillon, la
prise de la Bastille, la Grande Peur (qui fut la concomitance d'une grande
variété d'alertes locales), la marche sur Versailles pour en ramener le roi ;
en 1792, les massacres de septembre, autant de mouvements qui furent
essentiellement impulsifs, traditionnels dans leurs motivations et leur
déroulement, dénués de programmation rationnelle, se développant
brutalement, s'éteignant rapidement et qui n'intégraient pas la prise en
charge du futur dans un plan de lutte cohérent. En revanche, les
insurrections du 10 août 1792 et des 31 mai-2 juin 1793 furent organisées
et encadrées par les sections parisiennes décidées à se débarrasser
successivement du roi et des Girondins. Cette analyse révèle le divorce
qui sépara, tout au long de la Révolution française et en dépit de
collusions et d'interférences momentanées, le petit peuple urbain et rural
des bourgeois de tous niveaux qui tirèrent parti des mouvements de
foules. D'un côté, on trouve l'irrationnel, le magique, les frayeurs les plus
diverses, le rêve de l'âge d'or, la vénération (vite abandonnée) pour la «
sainte guillotine » promue au rang de statue bénie et promenée dans les
rues comme jadis la châsse de sainte Geneviève ; de l'autre côté, des
projets politiques, le sens tactique, l'esprit d'organisation. Le clivage entre
ces deux univers semble être passé par la propriété privée. Tout se passe
comme si la possession d'un minimum de sécurité économique avait été
la condition nécessaire d'une rationalisation effective de la conduite
politique 597.
Une enquête historique sur le rôle de la peur dans les séditions
d'autrefois rencontre forcément le débat biologique qui oppose au sujet
de l'agressivité humaine ceux qui la croient innée à ceux qui la jugent
acquise. Existe-t-il, comme l'affirme K. Lorenz, un instinct de combat
dans le cerveau, ou bien, au contraire, l'idéal biblique du loup mangeant à
côté de l'agneau n'est-il empêché de se réaliser que par des « mauvaises
habitudes » et des frustrations ?
L'historien n'est pas biologiste et il ne résoudra pas par ses seules
forces un problème peut-être mal posé et qui déborde de toute façon son
champ d'investigation. Il peut en revanche apporter sa contribution au
débat et montrer, dossiers en main, que la plupart des séditions dans
l'Europe des XIVe-XVIIIe siècles étaient des réactions défensives
motivées par la peur d'un danger soit réel, soit partiellement imaginaire,
soit totalement illusoire (mais, bien sûr, non ressenti comme tel). Les
révoltes, variables en durée et en ampleur, constituaient alors des
réponses sécurisantes à des situations angoissantes. Une telle analyse
constitue évidemment un modèle partiellement transposable dans le
temps et l'espace.
En effet, le mouvement étudiant qui ébranla la France en 1968 peut,
me semble-t-il, s'expliquer par l'addition de deux peurs : l'une
conjoncturelle, l'autre à la fois moins précise et plus profonde. La
première se rapportait à l'avenir immédiat : les effectifs s'accroissant dans
les Universités, le nombre des laissés pour compte lors des examens et
des concours ne pouvait qu'augmenter. Ce n'est pas par hasard que la
flambée se produisit à la veille des échéances de l'année universitaire. De
plus en plus nombreux étaient ceux qui réalisaient qu'ils ne pourraient
jamais accéder aux carrières dont ils avaient rêvé. Pris de panique devant
cette perspective que chaque jour rendait plus évidente, les étudiants
demandèrent la suppression des concours et de la sélection, un contrôle
continu des connaissances substitué à la « loterie » de l'examen terminal,
l'usage des notes durant les épreuves écrites, la possibilité de travailler —
voire de composer — en équipe (ce qui supprimait le trac individuel). Ils
voulurent imposer à leurs professeurs de les épauler davantage, d'être
plus près d'eux, de ne pas maintenir entre enseignants et enseignés la
barrière du cours magistral. Se sentant mal préparés à la vie active et aux
renouvellements qu'elle exige maintenant de la plupart de nos
contemporains, ils désirèrent qu'on leur apprît à apprendre. Enfin, à
l'époque, ils déclarèrent souhaiter la cogestion des universités : grâce à
quoi ils pensaient pouvoir bloquer les mécanismes de sélection. Ces
revendications étaient celles de la plupart des étudiants, même de ceux
qui étaient peu politisés : c'était leur réponse à une inquiétude qui n'était
pas sans fondements et que leurs parents partageaient largement.
Mais une autre peur plus diffuse, moins concrètement exprimée
(depuis, elle a pris de plus en plus de consistance) s'additionnait à la
précédente. Ce sont les jeunes, dans le monde entier, qui ont, les
premiers, lancé le cri d'alarme devant les dangers et le matérialisme
inhumain de la croissance pour la croissance. Plus intéressés que les
adultes à ce que serait le destin de l'humanité demain et après-demain, ils
ont montré que notre civilisation fait fausse route, que technique et
bonheur ne sont pas synonymes, que les villes deviennent invivables, que
la pollution menace la terre d'asphyxie, que l'excès d'organisation et de
technocratie constitue une oppression envahissante. Ainsi, à l'inquiétude
pour les débouchés et l'avenir rapproché s'ajoutaient une peur globale et
une interrogation légitime sur le devenir de l'humanité. Dans la France de
1968, les deux prises de conscience, génératrices de panique et de refus,
se sont pratiquement faites en même temps.
Ce n'est pas seulement par ses causes, mais aussi par son déroulement,
que la bruyante contestation de mai 1968 éclaire de façon rétroactive598 les
séditions d'autrefois, telles que nous les analyserons bientôt. On trouve en
effet comme dénominateurs communs à celles-ci et à celle-là la violence
et la fête — l'une et l'autre profitant d'une relative vacance de pouvoir —,
l'iconoclasme, la revanche des muets, la prolifération de l'imaginaire,
l'éclatement soudain qui surprend tout le monde, les rassemblements
d'une ampleur imprévisible quelques jours plus tôt, la rapide
désagrégation d'une masse vite fatiguée et démobilisée et, enfin, après
l'épuisement d'une courte épopée, un sillage de mythe dans la mémoire
collective et une peur durable chez les gens en place. L' « effroi » de
1968, pour reprendre dans un de ses sens d'autrefois un terme qui était
souvent synonyme d'« émotion » populaire, a donc constitué la reprise
d'un comportement de foule rejoignant, par-delà les tactiques ouvrières et
la stratégie des révolutionnaires méthodiques, les conduites séditieuses
des hommes de jadis.
Doit-on parler alors de « Moyen Age moderne » et dire que la
modernité sécrète de nouveaux archaïsmes 599? N'est-ce pas plutôt la
révélation que la rationalité — superficielle — de notre civilisation, a
camouflé mais non détruit des réflexes collectifs qui n'attendent que les
occasions propices pour se remanifester ? Ce que prouve l'étude des
rumeurs qui continuent à circuler un peu partout dans nos villes du XXe
siècle. En ce domaine aussi, qui est voisin du précédent, il peut être utile
de remonter du présent vers le passé.
En 1946, la colonie japonaise des îles Hawaïi crut fermement pendant
près d'un an que les Américains avaient perdu la guerre en Asie et que le
gouvernement des Etats-Unis s'efforçait par tous les moyens de
camoufler la vérité 600. Depuis 1959 de nombreuses villes de France, en
particulier Orléans, ont été le théâtre de rumeurs insistantes dirigées
contre des propriétaires de magasins d'habillement féminin. Ces magasins
auraient servi d'antichambre à la traite des Blanches, les personnes visées
par ces bruits étant le plus souvent des Juifs installés de fraîche date. A
Dol-de-Bretagne en 1975, l'arrestation d'un apprenti coiffeur impliqué
dans une affaire de stupéfiant engendra bientôt un délire collectif : un
fabricant de meubles de la localité, dont l'entreprise avait connu un rapide
essor, fut accusé par l'opinion publique de cacher de la drogue dans les
pieds des tables et des chaises qu'il fabriquait. Les banques lui
mesurèrent le crédit, la clientèle lui tourna le dos, les fournisseurs
attendirent de plus amples informations avant de l'approvisionner. Les
cent vingt employés de l'usine durent descendre dans la rue pour protester
contre une rumeur qui, par ses conséquences, les menaçait de chômage 601.
L'analyse sociologique conduite par Edgar Morin et son équipe à
propos des événements d'Orléans en 1969 ne peut laisser indifférent
l'historien des rumeurs d'autrefois. Car rumeurs et séditions étaient
presque toujours liées ; et qui dit rumeur dit peur. Edgar Morin a montré
qu'une rumeur locale n'est que « la mince couche émergée d'un mythe qui
n'est ni local, ni isolé, ni accidentel » ; qu'elle est issue des profondeurs
d'un sous-sol inconscient ; qu'une fois lancée, elle se manifeste comme
une force « sauvage » capable de propagation stupéfiante. Suscitant à la
fois attirance et répulsion, elle récuse la vérification des faits, se nourrit
de tout, pousse des métastases en de multiples directions, s'accompagne
de processus hystériques, traverse les barrières d'âge, de classes sociales
et de sexe, les groupes féminins l'accueillant toutefois avec une
particulière faveur. Passant du statut de « on-dit » à celui de certitude, la
rumeur est une accusation qui dénonce des coupables chargés de crimes
odieux. A la fin du cycle, contrecarrée par diverses répressions, elle
s'éparpille en un grouillement de mini-rumeurs et de micro-mythes
dérivés et souterrains. Elle n'est pas morte pour autant. Rentrée dans
l'ombre, elle attend une nouvelle occasion pour refaire surface, au besoin
sous un autre masque 602.
Une troisième série d'enquêtes conduites sur des réalités
contemporaines ou relativement récentes peut, à son tour, aider à notre
connaissance des violences collectives d'autrefois. Il s'agit de l'étude des
millénarismes des XIXe et XXe siècles tendus dans l'attente d'un « grand
jour » et souvent doublés, comme jadis, d'une foi messianique en un
sauveur qui instaurerait une communauté heureuse, si possible au centre
d'une « terre sans mal 603 ». Ces mouvements peuvent être simplement
réformateurs ou véritablement révolutionnaires et donc contenir des
charges inégales d'agressivité ; ils peuvent provenir de déséquilibres
surgissant de l'intérieur dans une société donnée ou d'une désorganisation
sociale provoquée par des facteurs externes ; ils peuvent recruter des
adeptes à tous les niveaux sociaux — c'est le cas des millénarismes
modérés — ou n'être composés que d'éléments issus de la couche sociale
inférieure (la « classe paria » dont parlait Max Weber). Ils n'en révèlent
pas moins des dénominateurs psychologiques communs.
Quand David Lazzaretti, dans les années 1870, créa son mouvement
messianique et ses communautés agricoles dans les campagnes du sud de
la Toscane, les paysans de cette région — en général des petits
propriétaires — étaient traumatisés par toute sorte d'innovations qui
bouleversaient un équilibre traditionnel. L'unité italienne réalisée depuis
peu signifiait pour eux un nouveau réseau de communications, des
impôts différents de ceux du passé, une commercialisation inconnue
jusque-là des produits agricoles. Des mauvaises récoltes survenant dans
ce contexte achevèrent de créer le désarroi et la désorganisation des
rapports sociaux. Réagissant contre cette situation, Lazzaretti mit sur
pied, sous le nom de « Société des familles chrétiennes », des
communautés rurales très structurées. Mais il devint de plus en plus
agressif à l'égard de l'Etat italien et de l'Eglise officielle. Se donnant pour
le roi inspiré qui inaugurait le dernier âge du monde, il partit avec trois
mille des siens à l'assaut de la ville la plus proche pour y installer le
royaume de Dieu. Il fut tué par la troupe après un bref combat (1878604.
Au cours des XIXe et XXe siècles, le Brésil a vu naître beaucoup plus
de mouvements messianiques que l'Italie. Cela tient, explique Maria-
Isaura Pereira de Queiroz, à ce que les mouvements messianiques,
lorsqu'ils éclatent dans l'univers rural, constituent des mécanismes visant
à la réorganisation des sociétés paysannes. Plus la structure et
l'organisation de ces sociétés paysannes sont fragiles, plus il y a de
chances pour que des mouvements messianiques surgissent. Or, dans la
campagne brésilienne la désagrégation sociale sévit depuis longtemps à
l'état endémique 605. Soit encore la secte créée aux Etats-Unis par Father
Divine au lendemain de la crise de 1929 et qui existe toujours. Les
fidèles du leader noir apportent à celui-ci « leur argent, leurs services,
leurs pensées et leur amour ». En échange, dans les résidences ou «
royaumes » où ils habitent, ils sont nourris et habillés gratuitement, ou
presque. Dans ces paradis terrestres, Father Divine interdit de lire les
journaux, d'écouter la radio et de regarder la télévision 606. Le succès
initial de la secte s'explique par la recherche d'une sécurité à la fois
économique et psychologique à un moment où les conséquences de la
crise de 1929 perturbaient l'existence de beaucoup de gens de condition
modeste. Si la communauté dure encore aux Etats-Unis, c'est parce que
l'exode des campagnes vers les villes et celui des Noirs du sud vers le
nord du pays continuent de nourrir chez les personnes les plus
traumatisées par ces délocalisations le besoin de se réfugier à l'intérieur
de structures d'accueil protectrices et en même temps critiques vis-à-vis
d'une société qui les a abandonnées. Aussi, en se rassemblant dans des
communautés fortement organisées, s'adressent-elles à un Dieu qui les «
délivrera de l'oppression des dominateurs » et de « la ségrégation des
ségrégateurs ».
Mais les enseignements anthropologiques les plus suggestifs sur les
millénarismes d'autrefois nous viennent sans doute des études récentes
sur le culte mélanésien du cargo607. L'implantation politique et
économique des Européens et l'action missionnaire aux XIXe et XXe
siècles provoquèrent chez les populations de la Papouasie un choc
psychologique et une sorte de mise en question de leur identité, en même
temps que la montée de tensions souvent assez vives entre les indigènes
et les colonisateurs. D'où la naissance et le retour périodique du mythe du
cargo : le jour de la vengeance et du salut, un bateau à vapeur conduit par
les ancêtres, apporterait aux opprimés des fusils et toutes sortes de
nourritures et de biens terrestres. On se préparait à la venue du navire-
miracle dans une atmosphère d'intense excitation. Convulsions et
tremblements apportaient comme une compensation aux échecs et
frustrations de la communauté brimée. On n'avait plus peur de violer les
tabous de la morale quotidienne plus ou moins imposés de l'extérieur.
L'arrivée du « bateau du cargo » allait inaugurer le début d'une longue
période de bonheur, le triomphe d'une autre morale et l'établissement de
l'égalité entre sujets du nouveau royaume.

2. Le sentiment d'insécurité

Ces analyses de faits récents ou actuels éclairent rétroactivement les


violences millénaristes qui se sont succédé en Europe occidentale du XIIe
siècle au milieu du XVIe, voire au-delà. Qui trouve-t-on derrière le
notaire Tanchelm († 1115) qui est un moment le maître d'Anvers, et dans
les croisades de « pauvres » et de « pastoureaux » qui se mettent en
mouvement à plusieurs reprises entre 1096 et 1320, semant la terreur sur
leur passage ? Surtout, semble-t-il, un prolétariat que laissent précisément
deviner les vocables « pauvres » et « pastoureaux ». Ces déshérités ont
double provenance. Lorsqu'ils sont issus des villes, en particulier de
celles des Pays-Bas, ils représentent, au moment où se développent
l'urbanisation et l'industrie textile, une pléthore de main-d'œuvre
constamment menacée par le chômage et la faim. S'ils sont ruraux, on les
devine acculés à la misère par la raréfaction des terres exploitables,
contraints à devenir journaliers et parfois mendiants. Ainsi, les structures
naissantes d'une économie plus ouverte que celle de l'âge féodal rejettent
déjà — et rejetteront hors d'elles-mêmes durant plusieurs siècles — des
malheureux qui ne sont intégrés ni à la ville grandissante ni à l'univers
rural, donc des gens sans statut, disponibles pour tous les rêves, toutes les
violences, toutes les revanches que des prophètes leur proposent. Grossis
de soldats sans emploi, de clercs en situation irrégulière, de nobles
désargentés et de criminels de tout acabit, rassemblés derrière des
messies qui se disent parfois porteurs d'une lettre céleste, ils proclament
la venue imminente d'un temps d'égalité, massacrent les Juifs ennemis et
sangsues des chrétiens, veulent ramener par la force l'Eglise à sa
primitive pauvreté.
Ce qui est vrai des croisades populaires l'est aussi des groupes de
flagellants, du moins lorsqu'en 1349, surtout en Allemagne et aux Pays-
Bas, leur mouvement s'infléchit vers la « quête du millenium militant et
sanguinaire ». Ils sont dès lors persuadés que leurs violences
purificatrices et la mort des impies déboucheront sur les mille ans de
bonheur promis par l'Apocalypse. Cette radicalisation idéologique
s'explique par des modifications sociales au sein de leurs organisations.
C'est en effet le moment de la défection des nobles et des bourgeois. Aux
artisans et aux paysans qui restent dans le mouvement s'ajoutent, de plus
en plus nombreux, des vagabonds, des hors-la-loi et des clercs en rupture
d'Eglise qui donnent une coloration croissante de contre-société agressive
aux groupes de flagellants. Le même phénomène apparaît encore plus
nettement lors de la guerre hussite (1419-1434).
La prédication de Jean Hus est essentiellement religieuse : les abus de
l'Eglise le révoltent ; il refuse les indulgences pour des pseudo-croisades ;
il voudrait des prêtres dignes et pauvres, l'abolition de la hiérarchie
ecclésiastique de son temps, la communion sous les deux espèces, la
Bible offerte à tous (aussi entreprend-il de la traduire en tchèque 608.
Cependant, à la fin de sa vie, prêchant parmi les paysans de la Bohême
méridionale, il devient plus véhément contre les abus sociaux et contre
l'Antéchrist et ses serviteurs — entendez l'Eglise hiérarchique. Brûlé à
Constance en 1415 comme hérétique (il avait notamment refusé de
souscrire à la condamnation de Wyclif), il devient un héros national. Or,
l'indignation suscitée par sa mort et celle de son ami Jérôme de Prague se
répand dans une population depuis longtemps inquiète pour des raisons
économiques. Les dévaluations monétaires et la hausse des prix
affaiblissent le modeste pouvoir d'achat des humbles. L'exploitation du
monde paysan s'accroît par le double jeu de corvées seigneuriales plus
lourdes que par le passé et d'une fiscalité pontificale plus exigeante. Les
plus démunis des ruraux affluent vers les villes, en particulier à Prague
qui atteint 35 000 habitants aux environs de 1400. On y compterait alors
40 % d'indigents. L'offre d'embauche sur des chantiers comme celui de la
cathédrale s'avérant insuffisante, la municipalité vend par milliers des
objets que d'infortunés Praguois ont dû engager pour emprunter l'argent
nécessaire à leur subsistance 609. Qui dira le rôle des dettes dans les
angoisses des pauvres 610 ?
Toutefois la guerre hussite (1419-1434) n'est pas un simple épisode de
lutte de classes. Des « Quatre Articles » de 1420 qui définissent
l'opposition à Rome et au roi Sigismond, un seul a des incidences
sociales : l'exigence de sécularisation des biens d'Eglise. Les trois autres
demandent la liberté de prêcher, la communion sous les deux espèces et
la punition des péchés mortels par les autorités civiles. Il y a donc des
nobles et des bourgeois hussites — les « calixtins » ainsi appelés à cause
de la revendication du calice pour les laïcs : ce sont des modérés, des
réformistes qui finiront par s'entendre avec le concile de Bâle et
Sigismond. Mais, à côté d'eux, surgissent des radicaux qui sont le plus
souvent des pauvres, des déracinés et qui ont tendance à verser dans le
millénarisme. Cette fois-ci encore, insécurité économique et
psychologique d'une part, espérances apocalyptiques de l'autre se
trouvent liées. C'est en 1419 que se forme cette aile hussite radicale
composée de paysans indigents, de valets, d'ouvriers salariés, de
gentilshommes et bourgeois appauvris 611 et de prédicateurs itinérants. Ils
se rassemblent à la campagne en de vastes pèlerinages, tentent de faire
leur jonction avec les pauvres de Prague. La capitale restera finalement
aux mains des modérés et rejettera ses éléments les plus agités. Mais en
Bohême méridionale et occidentale l'hérésie populaire s'installe
solidement dans cinq villes choisies par Dieu. Au moment — prochain
— où se terminera le règne de l'Antéchrist, c'est là que Jésus redescendra
sur terre. Dès 1420, les radicaux commencent à dresser sur le piton où
s'élevait le château de Hradiště, la forteresse révolutionnaire de Tabor qui
deviendra progressivement une ville. Ceux qui bâtissent fiévreusement
les premières maisons et les remparts sont surtout des serfs, des paysans,
des valets. Des habitants de villages voisins ont brûlé leur propre maison
et coupé ainsi tous les ponts derrière eux pour venir attendre le retour du
Christ-roi dans la cité sainte. Les années 1420-1421 marquent l'étape
chiliaste de la révolution taborite. Une cinquantaine de prêtres, petits
prédicateurs pauvres, constituent alors l'élite au pouvoir dans la nouvelle
Jérusalem où confluent des miséreux d'Allemagne, d'Autriche, de
Slovaquie et de Pologne. A Tabor, la distinction entre clercs et laïcs a
disparu ; l'Eglise n'est plus une institution ; la foi en la présence réelle
dans l'eucharistie est rejetée et on a abandonné la croyance au purgatoire,
les sacrements, la prière aux saints et les pèlerinages. La propriété privée
a été abolie ainsi que les dîmes et les redevances seigneuriales. On prédit
en même temps l'entrée prochaine dans les mille années de bonheur.
Alors, « les gueux cesseront d'être opprimés, les nobles seront grillés
comme paille au brasier... tous les droits et impôts seront abolis, personne
ne forcera quelqu'un d'autre à faire quoi que ce soit, car tous seront égaux
et frères612 ». A Tabor même, puis partout où les taborites poseront le
pied, les douleurs humaines disparaîtront, les femmes enfanteront sans
douleur. La venue en Bohême de millénaristes originaires du nord de la
France (« picards ») ou des Pays-Bas (« beghards » ou frères du Libre
Esprit) contribua certainement à renforcer le chiliasme des taborites les
plus radicaux, dont certains auraient versé dans l'adamisme, en célébrant
des « fêtes d'amour », en pratiquant le nudisme rituel et en prônant
l'émancipation sexuelle.
Cependant le chef militaire des taborites, Jean Žižka, le chevalier
borgne, n'était pas chiliaste et il tenait au calice. Jugeant que les folies
millénaristes affaiblissaient le camp de la révolte, il poursuivit et fit
brûler les adamistes. Dès lors, les taborites sous son commandement,
puis, après sa mort (1424), sous celui du prêtre Prokop le Grand,
revinrent sur terre et réintroduisirent dans leurs rangs une certaine
hiérarchie. Tabor devint une ville, avec un nombre croissant d'artisans. II
reste que, dans cette république démocratique, les paysans et les pauvres
pouvaient réellement participer à la vie politique et jouer un rôle
religieux : raison pour laquelle elle était vouée à la mort dans le contexte
de l'époque. Les taborites furent vaincus en 1434 à Lipany par les
hussites modérés et les catholiques coalisés ; leur résistance se prolongea
toutefois jusqu'en 1452.
Le lien entre millénarisme et insécurité économique et — donc aussi
psychologique — se retrouve, un siècle après le chiliasme taborite, dans
les motivations et l'action de la Ligue des élus qui, sous l'impulsion de
Müntzer, intervint en 1525 dans la révolte des paysans allemands. Bien
que la défaite de Müntzer ait aussi été celle des paysans, puisqu'ils
combattirent ensemble, on ne doit pas confondre les revendications
modérées des uns avec le programme incendiaire de l'autre 613. Les
principaux théâtres de la révolte furent l'Alsace, l'Allemagne de l'Ouest et
du Sud où Müntzer n'exerça, semble-t-il, aucune influence. En outre, les
« rustauds », malgré ce surnom péjoratif, ne constituaient pas une masse
misérable qui se serait levée dans un élan désespéré, brutal et irréfléchi.
Ils furent guidés par de nombreux maires qui disposaient d'une certaine
expérience administrative et par des curés acquis aux idées nouvelles 614.
Les douze points majeurs de leur programme n'étaient pas utopiques. Ils
réclamaient pour les communautés le droit d'élire et de déposer leurs
pasteurs, la réduction ou la suppression des dîmes, des taxes et des
corvées, le rétablissement des anciens usages de justice, la liberté de
chasser, de pêcher et d'utiliser les communaux. En réalité une strate
sociale dont la position économique s'était améliorée durant la période
précédente était maintenant inquiète devant la montée des principautés
absolutistes à l'intérieur de l'empire. Cette ascension des Etats signifiait
pour la plupart des paysans des taxes nouvelles, le droit romain substitué
aux coutumes et la croissante ingérence de l'administration centrale dans
les affaires locales.
Mais des courants millénaristes, diffusés notamment à partir de la
Bohême, interférèrent avec cette révolte ; et leurs propagateurs furent ces
mêmes éléments socialement et psychologiquement fragiles que nous
avons déjà rencontrés dans les croisades de « pastoureaux », les groupes
de flagellants et les milieux extrémistes de Tabor. C'était le
Lumpenproletariat dont a parlé Engels. Il rassemblait, écrit-il, « des
éléments déclassés de la vieille société féodale et corporative et des
éléments prolétariens non développés encore, à peine embryonnaires, de
la société bourgeoise moderne en train de naître 615 ». Dans la région
rhénane, éclatèrent entre 1500 et 1520 divers soulèvements connus sous
le nom collectif de Bundschuh (sabot) qui rassemblèrent assurément des
paysans, mais aussi des pauvres des villes, des mendiants, des
mercenaires errants... Or le Bundschuh visait à une révolution radicale
inspirée par des rêves apocalyptiques que nous fait connaître un Livre
aux cent chapitres écrit au début du XVIe siècle par un révolutionnaire du
haut Rhin : une fois vaincues les armées de l'Antéchrist et éliminés les
blasphémateurs, la justice régnerait sur terre et tous les hommes seraient
frères et égaux. Les espérances du Bundschuh demeuraient vivantes au
moment où éclata la guerre des paysans en 1524 et ceux-ci mirent le
sabot sur leurs drapeaux. D'autre part, la Thuringe et le sud de la Saxe où
se situa l'action de Müntzer étaient depuis longtemps traversées par des
agitations millénaristes qu'expliquent et la proximité de la Bohême et la
présence de mines d'argent et de cuivre à Zwickau et à Mansfeld. Des
flots de travailleurs convergeaient vers ces mines où l'excédent de main-
d'œuvre était chronique. En outre, il semble que l'industrie textile dans
ces régions ait alors été en crise. C'est en fréquentant les tisserands de
Zwickau que Thomas Müntzer, un prêtre versé dans les Ecritures et qui
avait d'abord suivi Luther, se convertit au chiliasme révolutionnaire. La
fin du monde corrompu est proche, disait-il, les élus doivent se soulever
pour abattre l'Antéchrist et les ennemis de Dieu. « Chacun doit arracher
les mauvaises herbes de la vigne du Seigneur... [Or] les anges qui
aiguisent leur faucille pour cette tâche ne sont autres que les dévoués
serviteurs du Seigneur... car les méchants n'ont aucun droit à vivre, si ce
n'est pour autant que les élus les y autorisent 616. » Les ennemis de Dieu
une fois détruits, les mille ans de bonheur et d'égalité pourront
commencer. Les paysans de Thuringe révoltés qui n'avaient pu obtenir la
caution de Luther eurent l'appui de Müntzer qui les rejoignit avec ses
disciples les plus fanatiques. Ils furent vaincus ensemble le 15 mai 1525 à
Frankenhausen. Müntzer fut décapité dix jours plus tard.
L'explosion millénariste la plus violente du XVIe siècle — et aussi la
plus éclairante pour nous — est celle qui triompha momentanément à
Münster en 1534-1535. Le rôle joué au cours de cette tragédie par les
éléments les plus « délocalisés » de la société du temps apparaît ici en
pleine lumière. Dans cette ville épiscopale les guildes, en 1532, prirent le
pouvoir, chassèrent l'évêque et installèrent la Réforme luthérienne. Mais,
dans les mêmes temps, une agitation anabaptiste entretenue par des
prophéties sur le millenium se développait dans les Pays-Bas et en
Westphalie. Cette propagande réussissait particulièrement parmi les
misérables et les déracinés de toutes sortes. Chassés d'un peu partout, ces
anabaptistes refluèrent sur Münster.

« Ainsi arrivèrent, écrit un contemporain, des Hollandais, des Frisons, et des


scélérats de toutes origines qui ne s'étaient jamais fixés nulle part : ils gagnèrent
Münster et s'y assemblèrent ». D'autres documents parlent de façon concordante de «
fugitifs, d'exilés, de criminels et de gens qui, ayant dilapidé la fortune de leurs parents,
ne gagnaient rien par leur propre industrie 617... »

On ne saurait mieux souligner le lien entre millénarisme


révolutionnaire et population marginale, urbaine ou rurale. En février
1534, les anabaptistes guidés par deux Néerlandais, Jean Matthys et Jan
Beukels (Jean de Leyde) s'emparèrent de l'hôtel de ville et de la direction
de la cité où le délire prophétique fut pendant plus d'un an réalité
quotidienne. Catholiques et luthériens furent chassés comme « impies »
au milieu d'une tempête de neige. Le reste de la population se fit
rebaptiser. Tous les contrats, toutes les reconnaissances de dettes furent
brûlés. On constitua des dépôts de vêtements, literie, mobilier,
quincaillerie et nourriture gérés par sept « diacres ». La propriété privée
de l'argent fut abolie. Des logements furent réquisitionnés pour de
nombreux immigrants. Tous les livres furent proscrits, sauf la Bible, et on
en fit un feu de joie devant la cathédrale : revanche d'une culture orale
sur une culture écrite jugée oppressive.
Dès février 1534 l'évêque de Münster avait commencé les hostilités
contre la ville rebelle et réuni des troupes pour un siège. Celui-ci ne put
que renforcer l'exaltation et la tension dans la cité et la terreur que ses
nouveaux chefs y firent régner. Jean Matthys ayant été tué au cours d'une
sortie, Jean de Leyde, un enfant naturel qui avait d'abord été apprenti
tailleur, puis marchand sans clientèle, devint le chef de la nouvelle
Jérusalem. La législation sur le travail transforma les artisans en
employés publics ; la polygamie biblique fut instaurée (au seul bénéfice
des hommes) et, tandis que la ville repoussait les troupes de l'évêque,
Jean de Leyde se fit proclamer roi. Il s'habilla de robes somptueuses,
s'entoura d'une cour, tout en imposant à la masse une austérité rigoureuse.
Sa garde était composée d'immigrés. Toute opposition était sanctionnée
par la mort. Inlassablement on disait à la population que le temps des
tribulations touchait à son terme. Le Christ allait revenir, établir son
royaume à Münster. De ce royaume, le peuple élu partirait, armé du
glaive de justice, pour étendre l'empire de Dieu jusqu'aux extrémités de la
terre. Mais, dans la nuit du 24 juin 1535, les assiégeants lancèrent une
attaque surprise et s'emparèrent de la ville épuisée. Tous les chefs
anabaptistes furent massacrés.
L'idéologie millénariste, en particulier dans sa version violente, était
une réponse radicalement sécurisante à l'angoisse de gens qui se sentaient
rejetés par la société et vivaient dans la crainte de perdre toute identité.
Aussi cherchaient-ils à se réfugier dans l'imaginaire : ce que leur
permettaient les rêves apocalyptiques auxquels le cistercien calabrais
Joachim de Flore († 1202) avait donné un nouvel essor. Homme de paix,
ce saint religieux avait prédit (pour 1260) le début d'un âge de l'Esprit, au
cours duquel l'humanité, désormais gouvernée par des moines, se
convertirait à la pauvreté évangélique. Mais, prenant une coloration à la
fois révolutionnaire et antiascétique, cette prophétie devint dans l'esprit
des chiliastes agressifs l'annonce d'un nouvel âge d'or qui serait
exactement l'inverse de celui dans lequel une société odieuse les
contraignait de vivre. Il n'y aurait plus ni servage, ni impôts, ni
contraintes, ni propriété privée, ni tristesse, ni douleurs. Un univers de
misère et d'injustice, moyennant il est vrai la traversée d'une période
tragique, se métamorphoserait en terre de bonheur. Ce mythe du retour à
un paradis terrestre constituait une sécurisation dans la mesure où il
puisait dans les Ecritures une double garantie. Car non seulement il était
annoncé pour un proche avenir, mais il avait réellement existé au moment
de la création. Il fallait, bien sûr, ne pas rester passif à l'approche des
échéances apocalyptiques. Les élus devaient hâter l'heure du grand
renversement et faciliter l'avènement du millenium en brisant les
obstacles qui s'opposaient encore à son triomphe : et cela en détruisant la
puissance des riches et de l'Eglise, en brûlant les châteaux et les
couvents, en démolissant les images. Chargés de cette mission
vengeresse et de cette œuvre purificatrice, des individus qui, isolés,
n'étaient que des exclus, sentaient désormais en eux une force invincible.
Convaincus de constituer une élite de saints, des communautés
paraclétiques, des îlots de justice au sein d'un monde corrompu, ils ne
pouvaient plus admettre atermoiements ni discussions. Leur certitude et
leur intransigeance devenaient tranchantes comme le glaive, surtout s'ils
se trouvaient à l'abri des remparts d'une ville sainte — Tabor ou Münster.
A ceux qui se dressaient sur leur route, ils ne promettaient que la mort.
Ils étaient les justes ; les autres des coupables ; et l'heure avait sonné du
châtiment des ennemis de Dieu. Cette sécurisation idéologique se
doublait d'une obéissance, elle aussi rassurante à un chef qui prenait
figure de sauveur et de messie — Tanchelm, Müntzer, ou Jean de Leyde.
Crédité de pouvoirs miraculeux, il était le père et parfois même un roi,
avec tout ce que ce titre comportait autrefois de sacralisation. Ses fidèles,
qui vivaient eux-mêmes dans le dénuement, acceptaient alors de le voir
somptueusement vêtu, entouré d'une cour et d'un cérémonial
monarchique — ce fut notamment le cas à Münster. Ils ne voyaient pas
de contradiction dans ce contraste : ne devait-on pas honneur et gloire à
celui qui, magiquement, allait transformer la face de la terre et conduire
son petit peuple élu à la conquête de l'univers ? Aussi ne réfléchissait-on
pas au dérisoire rapport des forces entre les soldats du millenium et leurs
innombrables ennemis. Dieu combattait avec ses serviteurs. Puis,
brusquement, à Frankenhausen le 15 mai 1525 ou à Münster le 24 juin
1535, c'était le réveil, le heurt contre une réalité qui avait gardé
consistance et dureté. Alors, c'était la débandade. Mais le mythe n'était
pas tué pour autant.
Les millénarismes révolutionnaires ne constituent qu'une série de cas-
limites permettant d'apercevoir avec une loupe grossissante une relation
plus générale entre marginaux et violences collectives d'autrefois. Car
dans beaucoup de séditions entraient en scène, à la suite de meneurs qui
étaient souvent des artisans, des gens mal insérés dans la société. Les
agitations urbaines des XIVe-XVIIIe siècles et notamment celles qui
marquèrent à Paris les débuts de la Révolution française auraient été
moins nombreuses et moins sanglantes sans la présence dans les villes
d'une importante population flottante en quête de pain et de travail. Ces
êtres « délocalisés 618 » qui n'avaient rien à perdre désiraient sans doute au
plus profond d'eux-mêmes un statut social grâce auquel ils n'auraient plus
été des abandonnés. Et toute occasion leur était bonne pour se venger de
cette frustration.

Le rapport entre révoltes et sentiment d'insécurité peut encore être


éclairé par une nouvelle approche qui fera maintenant ressortir un lien
fréquent entre les violences collectives et l'appréhension mal définie
suscitée par une vacance du pouvoir — cette appréhension pouvant alors
gagner des personnes normalement intégrées à la société. Dans le vide
creusé par l'effacement de l'autorité, viennent se loger toutes sortes de
craintes qui renvoient à autant d'ennemis réels ou imaginaires. Soit,
comme premier exemple, en 1358, les troubles révolutionnaires de Paris
et la Jacquerie. A l'arrière-plan psychologique de ces mouvements, on
découvre le désarroi provoqué par la défaite de Poitiers (13 septembre
1356).

« De quoi, écrit Froissart, li nobles royaumes fu durement afoiblis, et en grant


misère et tribulation eschei... Se li royaumes d'Engleterre et li Engleis et leurs alliés
furent resjoy de la prise dou roi Jehan de France, li royaumes de France fu durement
tour-blés et courouciés ; il y eut bien raison, car ce fut une très grant désolation et
anoiable pour toutes manières de gens. Et sortirent [sentirent] bien adonc li sage
homme dou royaume que grans meschiés en nesteroit [grande calamité en naîtrait] ;
car li rois leurs sires et toute la fleur en la bonne chevalerie de France estoit morte ou
prise et li troi enfant dou roy qui retourné estoient Charles, Loeis et Jehan, estoient
moult jone d'eage et de conseil ; si avoit en yaus petit recouvrier [ils n'avaient en eux
que petites ressources], ne nulz des dis enfans ne voloit emprendre le gouvernement
dou dit royaume.
« Avoech tout ce li chevalier et li escuier qui retourné estoient de le bataille, en
estoient tant hay et si blasmé des commugnes que envis ils s'embatoient ens ès bonnes
villes [qu'ils s'en revenaient de mauvais gré vers les bonnes villes 619]. »

Jean le Bon captif, les enfants royaux trop jeunes pour gouverner, les
meilleurs chevaliers occis ou pris : voilà soudain le vide dans l'existence
quotidienne d'un chacun, l'écroulement des protections ordinaires.
Devenus anxieux, ruraux et citadins sentent qu'ils doivent eux-mêmes
prendre en main leur destin et d'abord châtier les mauvais conseillers du
souverain et tant de nobles qui, au lieu de mourir à Poitiers, ont fui ou
trahi. Il n'est que juste de brûler leurs châteaux et de se souvenir des
rancœurs longtemps accumulées contre leur tyrannie 620.
Le lien chronologique, sinon constant du moins fréquent, entre
vacance du pouvoir et séditions ressort avec évidence d'une liste même
sommaire. La mort de Charles V en 1380 et l'avènement de Charles VI
qui n'avait que douze ans furent rapidement suivis de troubles urbains
dont les principaux éclatèrent en 1382 à Rouen («la harelle,» et à Paris
(émeute des « maillotins » 621. Le règne du roi dément — et comme tel
incapable de gouverner — fut encore marqué à Paris par l'agitation
cabochienne (1413). La grande révolte des paysans anglais se produisit
quatre ans seulement après la mort d'Edouard III, qui s'éteignit en 1377,
après un règne de plus de cinquante ans. Son fils, le Prince Noir, l'avait
précédé de quelques mois dans la tombe ; c'est donc son petit-fils Richard
qui lui succéda. Il était seulement âgé de quatorze ans lorsque « ches
meschans gens — les paysans — se commenchièrent à eslever... comme
Lucifer fist envers Dieu 622 ». La révolte de la Bohême coïncida avec la
mort du roi Wenceslas (1419) ; les guerres de Religion en France avec la
vacance quasi permanente du pouvoir qui commença avec le décès
inattendu d'Henri II et culmina avec l'assassinat d'Henri III. L'inquiétude
durant le règne de celui-ci fut continuellement entretenue par son absence
de descendance. Inversement, l'abjuration d'Henri IV produisit un choc
psychologique salutaire : la France eut le sentiment d'avoir à nouveau un
vrai roi. Quant à la Fronde, elle se produisit durant une régence.
C'est sans doute au début de la Révolution française que se firent le
plus nettement sentir les effets psychologiques perturbants d'un vide
politique. Reprenons brièvement le film des événements. En mai 1789,
les états généraux se réunissent sur convocation de Louis XVI. Mais, le
19 juin, le roi suspend leurs séances et, le 23, leur enjoint de ne plus
délibérer que séparément. Le 27, il revient sur cette décision et accepte
de les considérer désormais comme Assemblée nationale. En réalité, ce
n'est qu'une feinte puisqu'il rassemble des troupes et, le 11 juillet, renvoie
Necker. Six jours après, il le rappelle, ayant été instruit par les
événements de Paris. Les troupes retournent alors dans leurs casernes,
pour la plus grande inquiétude de la classe aisée. Le 4 août, l'Assemblée
vote la suppression (théorique) des droits féodaux. Mais le roi refuse de
contresigner la décision des députés. Conduit à Paris le 6 octobre par la
foule enfiévrée, il accepte alors les fameux décrets. En outre, pendant ces
dix mois chauds, les Français partagés entre d'immenses espoirs et de
vives appréhensions, ont assisté à la désagrégation de l'armée, à la fuite
des nobles les plus en vue, au remplacement des autorités locales
paralysées par de nouvelles municipalités hâtivement mises sur pied.
L'armature étatique de l'Ancien Régime s'est dissoute ; à quoi s'est
ajoutée la menace de la banqueroute. D'où un sentiment profond
d'insécurité dans un pays qui se crut ouvert aux brigands, aux complots,
aux armées étrangères. Il fallait d'urgence inventer les moyens d'une
autodéfense et éliminer les multiples ennemis dont on redoutait l'action.
Tel fut le climat qui permit la multiplication et la diffusion des frayeurs
locales connues sous le nom de Grande Peur623. On pourrait encore
appuyer la démonstration sur des exemples plus récents. Les nombreuses
agitations que connut la France en 1848 s'expliquent par la conjonction
d'une agression fiscale (impôt de 45 centimes) avec la vacance de la
légitimité (gouvernement d'une assemblée provisoire)624.
Le vide du pouvoir est un phénomène ambigu. Il laisse libre carrière à
des forces qui demeuraient comprimées tant que l'autorité était solide. Il
ouvre une période de permissivité. Il débouche sur l'espoir, la liberté, la
licence et la fête. Il ne sécrète donc pas que la peur. Il libère aussi son
contraire. Comment nier cependant la charge d'inquiétude qu'il recèle ? Il
crée un vertige ; il est rupture avec une continuité, donc avec la sécurité.
Il est porteur de lendemains incertains qui seront peut-être meilleurs ou
peut-être pires qu'hier. Il est générateur d'anxiété et de nervosité qui
peuvent aisément conduire aux agitations violentes.

3. Des peurs plus précises

Le sentiment d'insécurité, du moins dans les formes qu'on vient de


décrire, était souvent plus vécu que clairement conscient. En revanche,
certaines peurs plus précises et qui, parfois, n'avaient rien d'imaginaire
ont souvent préludé aux révoltes. S'insurgeant à plusieurs reprises contre
les Espagnols depuis le XVIe jusqu'au XVIIIe siècle (et beaucoup plus
fréquemment que l'historiographie officielle ne l'a longtemps laissé
deviner), les Indiens du Mexique et du Pérou se savaient menacés dans
leur identité la plus profonde par la culture des conquérants et notamment
par le baptême, le catéchisme et les liturgies des missionnaires européens.
D'où leurs retraites répétées dans les zones de montagnes, leurs attaques
soudaines contre les villages de colonisation et de christianisation, leurs
violences au cours des rébellions, contre les religieux, les églises, les
cloches, les images chrétiennes, etc. Dans le Pérou et le Mexique du XVIe
siècle, ces insurrections prirent parfois une coloration millénariste très
révélatrice du heurt entre deux cultures : dans un premier temps, le Dieu
des chrétiens avait vaincu les dieux locaux et les Espagnols les Indiens.
Mais « maintenant le monde accomplissait son retour. Dieu et les
Espagnols seraient, cette fois, vaincus et tous les Espagnols tués, leurs
villes englouties et la mer allait se gonfler pour les noyer et abolir leur
mémoire 625 ». Voici maintenant au Mexique, en plein XXe siècle, une
situation apparemment renversée où le catholicisme est, cette fois,
victime de la persécution. Dans les campagnes du centre du pays il a été
renforcé à la fin du XIXe siècle par un renouveau de prédication et il est
devenu la substance même de la conscience populaire à un moment où
les anticlérieaux des grandes villes — bureaucrates, bourgeois et
militaires — veulent détruire le clergé, l'Eglise et la foi. C'est encore un
combat entre deux cultures. Dans les années 1920, un député, qui
exprime bien le radicalisme antireligieux alors au pouvoir, ne craint pas
d'affirmer :

« ... Il faut pénétrer dans les familles, briser les statues et les images des saints,
pulvériser les rosaires, décrocher les crucifix, confisquer les neuvaines et autres
machins, barricader les portes contre le curé, supprimer la liberté d'association pour
que personne n'aille dans les églises approcher les curés, supprimer la liberté de la
presse pour empêcher la publicité cléricale, détruire la liberté religieuse et enfin, dans
cette orgie d'intolérance satisfaite, proclamer un article unique : dans la République, il
n'y aura de garantie que pour ceux qui pensent comme nous 626. »
Dans la logique d'un tel programme, le président Calles (1924-1928)
décide en 1926 la fermeture des églises et l'expulsion des prêtres.
Pendant cinq mois les plus zélés des catholiques mexicains —
essentiellement des paysans — tentent, à force de pénitences et de
prières, d'obtenir du ciel qu'il amollisse le cœur du nouveau pharaon.
Mais il demeure endurci. Alors, menacés de perdre leur âme et malgré les
conseils de prudence de la hiérarchie et du Vatican, spontanément les
cristeros se soulèvent, puis s'organisent et, durant trois années, tiennent
en échec les troupes gouvernementales.
Inévitablement, les peurs légitimes qu'on vient d'évoquer face à des
dangers qui n'étaient que trop réels se doublèrent d'effrois suscités par
l'imagination collective. Dans les populations indigènes du Pérou central,
aux environs de 1560, le bruit se répandit que les Blancs étaient venus en
Amérique pour mettre à mort les Indiens dont ils utilisaient la graisse
comme médicament. Les Indiens fuyaient alors tout contact avec les
Espagnols et refusaient de les servir 627. Chez les Tarahumars du Mexique
qui se révoltèrent plusieurs fois contre les occupants, notamment en
1697-1698, les sorciers affirmaient que les cloches des églises attiraient
les épidémies, que le baptême contaminait les enfants et que les
missionnaires étaient des magiciens 628. Les cristeros, quant à eux, au
début de l'atroce répression antireligieuse, pensèrent que le jour du
Jugement était arrivé et qu'ils n'avaient pas affaire à « l'armée du
gouvernement, mais à celle de Lucifer lui-même 629 ».

Retournant maintenant en Europe et remontant le cours du temps nous


découvrons facilement à l'origine de certaines séditions d'autres peurs
très fondées, mais accompagnées, elles aussi, d'une prolifération de
l'imaginaire. Pendant plusieurs siècles, les populations des petites villes
et du plat pays redoutèrent à juste titre le va-et-vient des hommes de
guerre, même s'ils n'étaient pas officiellement des ennemis. En France,
cette crainte semble avoir pris corps à l'époque des grandes compagnies
et elle ne déclina que progressivement à partir du moment où Louis XIV
et Louvois créèrent des casernes et imposèrent à l'armée une plus stricte
discipline. Froissart, rapportant les événements de l'année 1357, relate
ainsi les méfaits de ces soldats-brigands en Ile-de-France :

« ... [Ils] conqueroient et roboient de jour en jour tout le pays entre le rivière de
Loire et le rivière de Sainne : par quoi nulz n'osoit aler entre Paris et Vendome, ne
entre Paris et Orliiens, ne entre Paris et Montargies, ne nulz dou pays n'i osoit demorer
; ains estoient toutes les gens dou plat pays afuioit à Paris ou à Orliiens... et ne demora
place, ville ne forterèce se elle n'estoit trop bien gardée, qui ne fust adonc toute robée
et courue... Et chevauçoient aval le pays par tropiaus, chi vingt, ci trente, ci quarante
et ne trouvoient qui les destournast ne encontrast pour yaus porter damage 630. »

Les grandes compagnies sévirent aussi au XIVe siècle en Normandie,


dans la vallée du Rhône et en Languedoc. Dans cette dernière région, les
brigands se battaient soit pour leur propre compte, soit à la solde de Jean
d'Armagnac ou du comte de Foix alors en guerre. Au cours des années
1360-1380, la misère devint affreuse dans les campagnes du Sud-Ouest
sans cesse parcourues par des gens d'armes avides de butin. Il n'y avait
plus de sécurité pour le paysan et le marchand n'osait plus s'aventurer sur
les chemins. On vit donc de pauvres gens abandonner leur chaumière :
les uns se réfugièrent dans les villes fortes, les autres se regroupèrent
dans les bois et se mirent, eux aussi, à piller pour vivre. Ce furent les «
Tuchins » dont le nom renvoie à la « touche » (c'est-à-dire fraction de
forêt) où ces malheureux cherchaient asile 631. Leur nombre et leur
brigandage furent surtout importants autour de 1380 dans le haut et le bas
Languedoc et en Auvergne.
Les témoignages sur les méfaits causés par le passage et le logement
des hommes de troupes sont innombrables au long des siècles de l'Ancien
Régime. En 1557, Milan envoya à Philippe II un ambassadeur qui déclara
au roi:

« Cet Etat [le duché de Milan] est dans sa plus grande partie tellement détruit et
ruiné que déjà de nombreuses terres ont été abandonnées... Cette ruine provient de
tout ce qui pèse sur l'Etat : aussi bien les impôts extraordinaires... que le logement des
soldats. Ceux-ci sont une telle charge aux populations que c'est chose incroyable. Et
cela d'autant plus que leur comportement est sans pitié ni mesure, plein de cruauté et
de cupidité. » D'où « l'exaspération des sujets, voire leur extrême désespoir. » D'où «
la calamité et la destruction de certaines villes... comme Alexandrie, Tortone,
Vigevano avec leurs territoires, et de la majeure partie de la région de Pavie, en
particulier la Lomellina, où ... de nombreux habitants, après avoir perdu ce qui les
faisait vivre sont partis et se sont dispersés dans d'autres pays632 ».

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les guerres de religion


provoquèrent en France à plusieurs reprises la venue de soldats étrangers
: espagnols, italiens et suisses du côté catholique, suisses également,
anglais et surtout allemands du côté protestant. Ces derniers qu'on vit
successivement en 1562, 1567-1569 et 1576 laissèrent un sinistre
souvenir. En 1576, Jean-Casimir, le fils de l'Electeur palatin, n'ayant pas
reçu après la paix de Beaulieu les indemnités promises par Henri III,
permit à ses troupes de se payer sur l'habitant. Elles prirent d'assaut des
villages qui résistaient et commirent des excès effroyables. En outre,
durant cette longue période de luttes civiles, les soldats français des deux
camps se conduisirent souvent en brigands. En 1578, les Etats du
Languedoc, il est vrai hostiles aux protestants, se désolaient de voir

« la terre couverte du sang du paouvre paysan, des paouvres femmes et petits


enfants ; les villes et maysons des champs désertes, ruynées et pour la pluspart
bruslées et tout cela depuis l'édict de pacification (de 1576)... Ce n'est pas par les
Tartares, par les Turcs ny par les Moscovites mais c'est par ceulx qui sont nés et esté
nourriz audict pays et qui font profession de la relligion qu'on dist reformée 633 »...

La guerre de Trente Ans raviva dans une grande partie de l'Europe la


crainte du passage et du logement des gens de guerre.

Dans Les Aventures de Simplicissimus, roman écrit par un témoin de la guerre de


Trente Ans, un soldat déclare : « Le diable emporte quiconque se laisse aller à la pitié
; au diable quiconque ne tue pas impitoyablement le paysan, quiconque cherche dans
la guerre autre chose que son profit personnel. »
Le héros de Simplicissimus raconte comment son village fut pillé par une troupe de
soldats et ses habitants torturés : « On se mit alors à retirer de l'écrou des pistolets les
pierres à feu mais pour les remplacer par des pouces de paysans et torturer les pauvres
hères, comme s'il s'agissait de brûler des sorcières. D'ailleurs les soldats avaient déjà
jeté dans le four un des paysans faits prisonniers, et ils travaillaient à le chauffer, quoi
qu'il n'eût encore rien avoué. A un autre, ils avaient attaché autour de la tête une corde
qu'ils serraient avec un garrot, et à chaque tour le sang jaillissait par la bouche, le nez
et les oreilles 634... »

Le récit de Grimmelshausen est-il outré ? Certes des bruits terrorisants


circulèrent qui aggravaient encore une réalité déjà sinistre. En outre, la
jactance et les menaces des soldats contribuèrent sans doute à accréditer
l'histoire des enfants mis à la broche, qui reparut au moment de la révolte
du papier timbré en Bretagne 635, Mais — témoignages parmi beaucoup
d'autres — des documents émanant du parlement de Bordeaux prouvent
qu'en 1649 des paysans de Barsac et de Macau furent exposés au feu 636.
Y.-M. Bercé, enquêtant avec minutie sur les méfaits des hommes de
guerre dans le Sud-Ouest français au cours du XVIIe siècle, est formel :
ils vivaient aux dépens des populations. Ils violaient les femmes. Ils
extorquaient aux habitants par la terreur l'aveu de la cache de leur argent,
ligotant les hommes, leur arrachant la barbe, les poussant dans le feu de
la cheminée, les attachant à une poutre pour les battre. Ils saccageaient
les maisons où ils ne trouvaient pas assez d'argent, éventraient les
barriques, estropiaient les animaux domestiques, massacraient les
volailles. En quittant un logement, ils emmenaient mobiliers et
vêtements, vaisselles et couvertures 637. Or, les officiers ne faisaient rien
pour arrêter les pillages qui étaient le meilleur appât pour le recrutement.
Mêmes violences dans le nord de la France quand les mercenaires de
Rosen, recrutés par Mazarin, furent envoyés contre les Espagnols après
1648. Les habitants des régions de Guise, Bapaume, Saint-Quentin
durent se réfugier dans les bois, s'armer de fourches et de faux, constituer
des « maquis ». Saint Vincent de Paul se plaignit en vain à Mazarin des
exactions de Rosen. Mêmes excès aussi lors de la Fronde autour de Paris
: femmes violées, paysans assommés, églises pillées, vases sacrés volés,
blés coupés en vert pour nourrir les chevaux, vignes arrachées, troupeaux
enlevés. Triste chronique qu'on peut reconstituer grâce aux Relations
charitables qu'inspirèrent à l'époque les dévots de la capitale 638.
Telle était la réputation des soldats qu'à l'annonce de leur arrivée pour
un cantonnement les populations se mettaient fréquemment en état
d'alerte. Désobéissant aux ordres royaux, elles pouvaient entrer en
rébellion. Y.-M. Bercé a étudié 42 de ces émeutes dans l'Aquitaine des
années 1590-1715. Dès qu'on savait les hommes de guerre à proximité, le
tocsin sonnait dans plusieurs paroisses, en même temps les travaux des
champs et les marchés s'interrompaient, des sentinelles étaient postées
aux carrefours. Les simples villages se barricadaient de futailles et de
charrettes. Au pire, les paysans se retranchaient dans l'église, dernier
refuge de la communauté rurale. Les villes dotées de murailles fermaient
leurs portes, organisaient des rondes sur les remparts du haut desquels
des arquebusades étaient tirées sur les troupes qui approchaient. Parfois
même elles organisaient des expéditions de dissuasion contre des
compagnies qui étaient encore à une certaine distance de la cité. Ainsi
firent Montmorillon et Périgueux en 1636, Mur-de-Barrez en 1651 639. Y.-
M. Bercé remarque que ces émeutes advinrent en 1638-1640 et en 1649-
1653, c'est-à-dire au plus fort de la guerre de Trente Ans et durant la
Fronde, périodes de grande insécurité qui virent reparaître les vieilles
formes d'autodéfense locale engageant toute une communauté 640. En
outre, elles se produisaient surtout à la fin de l'automne lorsque les
hommes d'armes allaient prendre leurs quartiers d'hiver et au printemps
quand ils repartaient vers les frontières 641.
. La crainte du passage des gens de guerre rejoignait celle plus
générale de toutes les catégories d'errants, souvent assimilés à des
délinquants. Nous reparlerons bientôt de la peur des mendiants. Mais
notons dès maintenant que les Européens eurent pendant plusieurs siècles
de bonnes raisons d'associer mentalement soldats et vagabonds. Des
errants trouvaient une solution provisoire à leur misère en acceptant les
offres des recruteurs. Parfois aussi, ils étaient enrôlés de force.
Inversement, des soldats démobilisés formaient fréquemment des troupes
de hors-la-loi pillant pour subsister : ainsi en Italie après 1559 642 ; ainsi en
Franche-Comté en 1636-1643, les débris d'une armée impériale en
retraite s'étant fragmentés en petits groupes de brigands 643. Si la guerre
reprenait, le banditisme pouvait momentanément s'assoupir en telle ou
telle région, les brigands étant redevenus soldats et partis aux frontières :
ce qui advint en Italie en 1593 par la reprise des hostilités entre Turcs et
Habsbourg 644. Pour d'autres raisons encore il existait de multiples
communications entre armées et groupes de vagabonds : de nombreux «
rouleurs » ou « billardeurs » désertaient une fois la prime touchée, quitte
à se rengager périodiquement 645. En outre, les armées traînaient avec elles
des enfants de militaires, des vieux soldats, des fuyards, des assassins,
des prêtres en rupture d'Eglise et des filles de joie 646. Enfin, dans la
Russie du XVIIe siècle, dans la France de Louis XIV, dans le Portugal des
XVIIIe et XIXe siècles, des ruraux, fuyant la conscription, devinrent des
errants contraints de voler pour vivre 647. Ainsi l'Ancien Régime sécréta
du XIVe siècle au XVIIIe, un univers marginal de soldats-brigands dont la
sinistre réputation était toujours vivante lorsque éclata la Grande Peur de
1789 et que la plus grande partie de la France se mit en état d'alerte pour
courir sus à des fantômes.

4. La crainte de mourir de faim

Une autre grande appréhension d'autrefois, et combien justifiée, était


celle de mourir de faim — « a bello, peste, et fame libera nos, Domine a
—, une appréhension qui « collait ... aux saisons, à l'écoulement des
mois, voire des jours 648 ». En temps de crise, elle provoquait des paniques
et débouchait sur de folles accusations contre de prétendus accapareurs.
Parmi les motifs qui expliquent la fortune de l'histoire de Joseph (le
fils de Jacob) dans le théâtre allemand du XVIe siècle, figure sans doute
la situation alimentaire du pays et de l'époque. Le vizir du pharaon avait
jadis préservé l'Egypte de la famine ; il avait construit et rempli des
greniers au temps de l'abondance et annulé ainsi les effets désastreux des
années ultérieures de pénurie. Il avait donc été le modèle du « prince
nourricier 649 ». Commentant la phrase du Notre-Père : « Donne-nous
aujourd'hui notre pain quotidien », Luther faisait pareillement observer
dans son Grand Catéchisme que les armoiries d'un pieux souverain
devraient s'orner d'un pain plutôt que d'un lion ou d'une couronne
losangée.
L'alimentation, dans l'Europe d'autrefois était déséquilibrée par excès
de féculents, insuffisante en vitamines et en protéines, et marquée par
l'alternance frugalité-ripailles, ces dernières (qui étaient rares) ne
parvenant pas à exorciser dans une grande partie de la population
l'obsession de la disette. Au premier rang des oeuvres de miséricorde,
l'Eglise plaçait non sans raison « nourrir ceux qui ont faim 650 ». Bien que
sévères dans les villes, les crises céréalières étaient encore plus durement
ressenties dans les campagnes où, rappelle P. Goubert, la majorité des
petits paysans devaient acheter leur pain. Dans certaines provinces de
France, les trois quarts des paysans étaient incapables de nourrir leur
famille sur leur exploitation 651. Circonstance aggravante : la
consommation de viande fléchit en Europe aux XVIe-XVIIIe siècles par
rapport à ce qu'elle était au Moyen Age. Car, avec la poussée
démographique, les cultures globalement gagnèrent sur l'élevage et, avec
elles, l'alimentation céréalière 652. La tyrannie des céréales, cela signifiait
que la hiérarchie des qualités du pain, du plus blanc au plus noir,
recouvrait la hiérarchie sociale et que les récoltes rythmaient les convois
funèbres 653, une sous-alimentation aiguë fauchant les mal nourris et
ouvrant la porte aux épidémies 654.
Dans notre société occidentale d'abondance nous avons peine à
imaginer qu'il y a seulement quelques centaines d'années on pouvait
mourir de faim dans nos villes et nos campagnes. Pourtant les
témoignages sont innombrables à cet égard. Relisons quelques-uns
d'entre eux qui ne constituent qu'un échantillonnage dans le temps et
l'espace.

Au milieu du XVe siècle, le roi René décrit en ces termes à Charles VII la situation
en Anjou : « Ainsi, pour la stérilité et souffreté de biens qui a esté en plusieurs années
passées et encore est en ceste présente et a, la plupart de ceulx qui à présent y sont
couschent sur la paille et sont nuz et descouvers, meurent eulx et leurs familles
comme de faim 655. »
La chronique de l'abbaye Saint-Cybard d'Angoulême rapporte que durant l'hiver
1481-1482, un peu partout, le « monde mourroit de faim et ne mangeoit que racines
d'herbes et de choux ; en ce temps on ne trouvoit que pouvres par les chemins et
brigands par les bois... Le pouvre peuple achetoit le bran 656 et le faisoit moudre avec
de l'avoine..., les autres mangeoient l'avoine toute pure ; encore on n'en pouvoit
trouver 657 ».
A Rome, au moment de la cruelle pénurie de 1590-1591, un rédacteur
de feuilles de nouvelles (avvisi) écrit : « Chaque jour on apprend que
quelqu'un est mort de faim. » Le pape Grégoire XIV ne sort plus de son
palais afin de ne pas entendre les clameurs de son peuple. Mais, au cours
d'une messe pontificale à Saint-Pierre, les assistants se mettent à crier et à
demander du pain 658. Voici encore la situation en Suisse en 1630, année
de récolte désastreuse :

« [Dans le pays de Vaud] les pauvres gens estoyent réduits à des extrémités
lamentables, aucuns moururent de faim, autres mangèrent du foin et des herbages des
champs. Le mesme estoit ès montagnes et villages voisins de Genève qui se servoyent
de son, de choux, de glands pour nourriture 659. »

Revenons en Anjou, cette fois à la fin du XVIIe siècle. En mars 1683


des habitants du Craonnais vinrent à Angers mendier du pain, « avec des
visages pâles et défaits qui faisaient également peur et compassion 660 ».
Le directeur du séminaire d'Angers, Joseph Grandet, à qui l'on doit ce
témoignage, décide alors avec quelques compagnons de venir en aide aux
paroisses les plus misérables et ils sont attendus par

« des milliers de pauvres, le long des haies, avec des visages noirs, livides, attenuez
comme des squelettes, la plupart s'appuyant sur des bâtons et se traînant comme ils
pouvaient pour demander un morceau de pain661 ». En 1694, nouvelle pénurie très
grave. Un chanoine d'Angers peut écrire : « La famine est si grande que plusieurs
meurent de faim, même dans cette ville d'Angers 662. »

Durant cette même crise céréalière la situation n'était pas meilleure


dans le nord du royaume. A preuve le journal qu'a laissé le curé de
Rumegies :
« On n'entendait parler pendant ce temps que de voleurs, que de personnes mortes
de faim... [Un pauvre homme] était veuf ; on ne le croyait point si pauvre qu'il était ; il
était chargé de trois enfants. Il devint malade, ou plutôt il devint exténué et faible,
sans pourtant qu'on eusse averti le curé, sinon que par un dimanche..., une de ses
sœurs est venue dire au curé que son frère mourait de faim, sans dire autre chose. Le
pasteur donna un pain pour lui porter incessamment ; mais on ne sait si la sœur en
avait besoin elle-même, comme il y a bien de l'apparence ; elle ne lui a point porté et,
au deuxième coup de vêpres, le pauvre est mort de faim. Il n'y a que celui-là qui est
mort sitôt faute de pain, mais plusieurs autres, et ici et aux autres villages, en sont
aussi morts un peu à la fois, car on a vu cette année une grande mortalité. Dans notre
paroisse seule, il est mort cette année plus de personnes qu'il n'en meurt en plusieurs
années... On était vraiment las d'être au monde 663. »

A ces témoignages significatifs, il faut ajouter des récits encore plus


affreux du temps de la guerre de Trente Ans et de la Fronde. Un curé de
Champagne raconte qu'un jour un de ses paroissiens, un vieillard de
soixante-quinze ans, entra dans son presbytère pour faire rôtir à son feu
un morceau de chair de cheval mort de gale depuis quinze jours, infecté
de vers et jeté dans un bourbier puant664. En Picardie, des contemporains
assurent que des hommes mangent de la terre et des écorces et « ce que
nous n'oserions dire si nous ne l'avions vu et qui fait horreur, ils se
mangent les bras et les mains et meurent dans le désespoir 665 ». Dans de
telles conditions ne nous étonnons pas de rencontrer des cas de
cannibalisme. En Lorraine, une femme fut condamnée à mort pour avoir
mangé son enfant. En 1637, selon un magistrat enquêtant en Bourgogne,
« .., les charognes des bêtes mortes étaient recherchées ; les chemins
étaient pavés de gens la plupart étendus de faiblesse et se mourant ...
Enfin on en vint à la chair humaine 666 ». Que l'anthropophagie n'ait pas
disparu aux XVIe et XVIIe siècles 667, on en découvre une preuve indirecte
dans les traités des casuistes. Si des affamés, pour ne pas périr, ont
consommé la chair d'un cadavre humain, la plupart des casuistes sont
indulgents. Villalobos déclare que, puisqu'on est autorisé à prendre des
médecines dont la composition comprend de la chair humaine, il est
permis d'en manger sous forme de viande en cas de « nécessité extrême 668
».
Revenons des cas limites à des situations, hélas ! habituelles, en
période de cherté du pain. L'une d'entre elles, typique, a été
admirablement analysée par P. Goubert : voici à Beauvais, en 1693-1694,
un serger, sa femme et ses trois filles, toutes quatre fileuses. La famille
gagne 108 sols (1 296 deniers) par semaine et consomme au moins 70
livres de pain. Avec le pain bis à 5 deniers la livre, la vie est assurée.
Avec le pain à 12 deniers (1 sol), elle devint plus difficile. Avec le pain à
24 deniers, puis à 30, 34 deniers — ce qui advint en 1649, 1652, 1694 et
1710 —, c'est la misère :

« La crise agricole s'aggravant presque toujours (et certainement en 1693) d'une


crise manufacturière, le travail vient à manquer, donc le salaire. On se prive ; il se peut
qu'on retrouve quelques écus mis de côté pour les mauvais jours ; on emprunte sur
gages ; on commence à absorber d'immondes nourritures : pain de son, orties cuites,
graines déterrées, entrailles des bestiaux ramassées devant les tueries ; sous diverses
formes la « contagion » se répand ; après la gêne, le dénuement, la faim, les « fièvres
pernicieuses et mortifères ». La famille est inscrite au bureau des pauvres en
décembre 1693. En mars 1694, la plus jeune fille meurt ; en mai, l'aînée et le père.
D'une famille particulièrement heureuse, puisque tout le monde travaillait, il reste une
veuve et une orpheline. A cause du prix du pain 669. »

Ainsi, en raison de la faiblesse des rendements agricoles et du rapport


précaire entre production et démographie 670, une saison trop humide et
une récolte chétive menacent vraiment de mort une partie de la
population : les gueux de toutes origines, bien sûr, ces « bouches inutiles
» qu'on chasse des villes dès que la disette approche ; mais aussi les petits
paysans qui, dans les mauvaises années, n'ont pas même de grain pour la
semence ; les journaliers sans travail quand moissons et vendanges sont
détruites par la grêle ; et tous les gagne-petit prêts à tomber dans la
mendicité quand le pain devient trop cher et que le travail manque 671. Les
chiffres tirés des registres paroissiaux confirment à cet égard les relations
des contemporains. L'exemple de Beaugé (en Anjou) est éclairant : «
Dans le premier trimestre de 1694, au moment où le prix du boisseau de
froment a triplé par rapport à 1691, il meurt 85 personnes, contre 24 dans
le trimestre correspondant de 1691, 33 dans celui de 1692, 20 dans celui
de 1695 : la corrélation est évidente 672 ». A Beauvais, la pénurie de 1693-
1694 « met au tombeau » de 10 à 20 % de la population 673. Ces calculs,
tragiques dans leur aridité, témoignent pour beaucoup d'autres. Dans
l'Europe préindustrielle, les années de sous-alimentation aiguë avec
toutes les séquelles de celle-ci (réceptivité aux épidémies, fausses
couches, etc.) ont longtemps annulé les gains démographiques acquis au
cours des périodes de récupération.
Tous ceux qui vivaient en temps ordinaire sur le seuil de la pauvreté —
et ils étaient nombreux — avaient donc raison d'avoir peur quand le prix
des grains enchérissait. D'où des émeutes « fréquentes et banales 674 »
dans les années de cherté, surtout dans les mois de soudure. A l'origine
immédiate de ces émeutes deux sortes d'événements : d'une part, des
transports de céréales hors du village, de la ville ou de la province ;
d'autre part, la rareté du pain chez les boulangers et les étals vides tôt
dans la matinée parce que la fournée avait été emportée aux premières
heures du jour par les meilleures maisons. Alors, l'affolement se
produisait notamment chez les femmes, et l'on passait d'appréhensions
justifiées à des peurs excessives et à des conduites de violence. On
guettait et on pillait des transports de grain sur les chemins ou on
déchargeait de force des barques de marchands à leur passage près du
quais de la ville. On enfonçait les portes des boulangers, on saccageait
leurs boutiques, parfois on y mettait le feu. Rien d'étonnant à ce que des
pénuries aiguës, s'ajoutant chez beaucoup de gens à une sous-
alimentation chronique, aient nourri de folles terreurs et provoqué des
colères collectives. Il s'agissait d'hommes et de femmes traqués par la
faim 675 qui cherchaient immédiatement des responsables à visage humain
à une situation créée par des causes anonymes et trop abstraites pour eux
: les aléas du climat, la faiblesse des rendements, la lenteur des
transports. Les boucs émissaires, c'étaient les boulangers, les meuniers,
ainsi que les marchands de céréales et les accapareurs accusés de raréfier
artificiellement les grains pour en faire monter les cours et au besoin les
vendre au loin à meilleur compte. Partout, en temps d'émeute
frumentaire, on criait : « Les boulangers veulent nous mettre à la faim ! »
; partout on menaçait de « les faire griller et cuire dans leur four » ;
partout en traitait d'« avares », d'« usuriers », d'« ennemis du bien public
», de « loups ravissans », les « monopoleurs » et les spéculateurs. Les
populations enfiévrées faisaient partager leurs angoisses et leurs
rancœurs aux autorités. Intendants, parlements, échevins ordonnaient de
confisquer les blés des charrois, d'arrêter des bateliers, de surveiller les
boulangers, de perquisitionner les greniers, de rechercher les «
monopoleurs ».
La situation alimentaire et démographique s'améliora au cours du
XVIIIe siècle dans un certain nombre de provinces françaises. Mais la
peur de manquer de pain avait derrière elle un passé tellement long ! En
outre, l'année même où Turgot décidait imprudemment la liberté du
commerce des grains (septembre 1774), la récolte fut mauvaise. On
revint aussitôt aux pires terreurs de jadis et aux conduites violentes, dont
les foules avaient depuis longtemps élaboré le rite : dépôts de blé et
marchés pillés autour de Paris, attaques de boulangeries à Paris et à
Versailles par des bandes incontrôlées. Pour éteindre cet incendie — la «
guerre des Farines » — le ministre dut rassembler 25 000 soldats 676.
Quelques années plus tard, en raison des mauvaises récoltes de 1785,
1787 et 1788 et du terrible gel de l'hiver 1788-1789, les Français
retournèrent une nouvelle fois — et sur une grande échelle — aux
comportements les plus traditionnels des temps de pénurie. De sorte que,
s'il y eut alors action novatrice à l'étage bourgeois de la société, on vit
plus que jamais des attitudes archaïques à l'étage populaire. Jamais, en
tout cas, écrit G. Lefebvre, « les troubles frumentaires ne furent aussi
nombreux que pendant la seconde quinzaine de juillet 1789677 », en
particulier autour de Paris : convois, fermes et abbayes attaqués par des
gens en quête de blés ; meurtres de meuniers et de marchands de grain ;
paniques et prises d'armes au son du tocsin lorsque, sur le marché de telle
localité, les commissaires parisiens venaient chercher des céréales, etc.
L'agitation provoquée en 1789 par la disette et qui donna naissance au
mythe du « pacte de famine » conduisit en beaucoup d'endroits à la
création hâtive de milices locales et fraya le chemin à la peur des
brigands. Détail qui dépasse l'anecdote et révèle combien on craignait de
manquer de pain : parmi les émeutiers qui amenèrent en octobre Louis
XVI et sa famille de Versailles à Paris on comptait beaucoup de femmes
qui étaient avant tout venues chercher « le boulanger, la boulangère et le
petit mitron ». Tout au long de la Révolution française, le problème des «
subsistances » — un terme significatif — se posa de façon aiguë et des
émeutes de la faim se produisirent durant le printemps noir de l'an III
(1795) à Rouen, à Amiens et à Saint-Germain-en-Laye 678.

5. Le fisc: un épouvantail

Les événements de 1789 ne doivent pas conduire à une généralisation


excessive. Pénuries et séditions ne sont pas forcément liées. Soit le cas de
l'Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles. Bon nombre de périodes qui ont
connu des récoltes particulièrement mauvaises — ainsi les années 1594-
1598 — n'y furent marquées par aucune révolte populaire. Inversement,
la rébellion de Wyatt (1554) et celle du nord du pays en 1569
coïncidèrent avec de bonnes récoltes679. Dans sa grande Histoire des
croquants, Y.-M. Bercé dissocie pareillement le couple faim-révolte. «
Les émeutes frumentaires, écrit-il, ne sont qu'un modèle et l'un des moins
fréquents des violences collectives [dans la France] du XVIIe siècle 680.»
Que la misère provoquée par les deux grands malheurs dont nous avons
étudié les retours périodiques — passage des gens de guerre et disette —
ait, en plus d'un cas, exacerbé la sensibilité et l'agressivité des
populations, préparant psychologiquement le terrain pour des révoltes
ultérieures, la chose est certaine. Il reste que les rébellions antifiscales,
dont il faut maintenant parler, avaient souvent plus d'ampleur et de durée
que les troubles frumentaires, qu'elles ont joué un rôle essentiel dans
l'histoire rurale et urbaine de l'Europe d'autrefois et que, en outre,
l'imposition ou la menace de nouvelles taxes a souvent servi de
détonateur à des mouvements séditieux. Rappelons par exemple qu'en
Italie la révolte de Pérouse contre Paul III en 1540, celles de Palerme et
de Naples en 1647 contre les Espagnols commencèrent par des refus
d'augmentation d'impôts. Considérons toutefois plus attentivement les cas
anglais et français qui sont les mieux connus.
Le soulèvement des travailleurs anglais en 1381 prit au cours de ses
développements une coloration antiseigneuriale (plusieurs châteaux
brûlés ; revendication de l'abolition du servage) ; il se teinta en même
temps d'espérances millénaristes avec la fameuse référence à l'âge d'or
prêtée au prédicateur John Ball : « Lorsque Adam bêchait et qu'Eve filait,
où était le gentilhomme ? » Cependant il fut provoqué par les exigences
fiscales du Parlement : les poll-taxes de 1377 et 1379, capitations
inégalement réparties qui, en certains villages, pouvaient exiger d'un
manœuvre une somme égale au salaire de trois jours de travail,
supérieure à tout impôt antérieur 681. Lorsque Henri VIII en 1513 voulut
instaurer à nouveau la capitation, cette tentative entraîna des troubles
dans le Yorkshire 682. Au XVIIe siècle, l'excise, taxe sur la vente des
marchandises décidée au moment où éclaitait la guerre civile, suscita une
série d'émeutes en 1646-1647 et le gouvernement l'abolit sur les produits
alimentaires 683. Les historiens britanniques remarquent qu'en dépit des
troubles — essentiellement politiques et religieux — qui éclatèrent sous
Henri VIII et Edouard VI en raison de la lutte contre le Catholicisme et
de la mise en vente des monastères, qu'en dépit même de la guerre civile
des années 1642-1648, l'Angleterre, aux XVIe et XVIIe siècles, connut au
total beaucoup moins de révoltes populaires que la France de la même
époque. Et la raison de cette différence, pour E.S.L. Davies, est celle-ci :
en Angleterre, durant cette période, « les classes inférieures ont été
presque complètement exemptées d'impôts, en contraste frappant avec ce
qui se passait en France, où l'impôt fut l'occasion, sinon la cause de la
grande majorité des révoltes du XVIIe siècle 684 ».
S'agissant de la France, de nombreux exemples, même antérieurs au
XVIIe siècle, viennent à l'appui d'une telle analyse. Charles V, à la veille
de sa mort (1380), avait décidé l'abolition des aides afin de soulager son
peuple accablé. Mais il fallut bientôt rétablir les impôts imprudemment
supprimés: s'ensuivirent les émeutes urbaines de 1382 685. La révolte des
communes de Guyenne en 1548 fut une protestation contre l'extension de
la gabelle aux provinces du sud-ouest du royaume — extension révoquée
par Henri II en 1549 686. Au long du XVIIe siècle, de graves rébellions
urbaines et rurales eurent pour origine en France la surcharge fiscale ou
la menace de nouvelles impositions : celle des nu-pieds de basse
Normandie en 1639 à cause d'un projet d'extension de la gabelle à cette
région qui en était exemptée 687 ; celles de Rouen et de Caen la même
année, en raison du nouvel édit des teintures, un visiteur-essayeur devant
désormais contrôler les teintures dans chaque ville et bourg — visite
accompagnée d'une taxe 688 ; celles des croquants de l'Angoumois et de la
Saintonge en 1636, celle du Périgord en 1637-1641 — « le plus grand
soulèvement paysan de l'histoire de France en dehors de la guerre de
Vendée 689 », celles de la Gascogne et du Rouergue en 1639-1642 : toutes
motivées par la crue des tailles.
Dans la chronique des soulèvements antifiscaux tant à Paris qu'en
province, l'année 1648, première année de la Fronde, mérite une mention
spéciale. L'exaspération contre l'impôt, l'indignation populaire contre les
collecteurs expliquent l'attitude des parlements et l'écho que celle-ci
trouva dans l'opinion. Réciproquement, l'opposition des assemblées
souveraines aux nouvelles mesures fiscales (édit du toisé ; édit du tarif ;
renouvellement de la « paulette ») stimula de multiples refus collectifs
des impositions. « On crut que c'en serait fini du terrorisme fiscal, du
règne des traitants et des intendants considérés comme leurs suppôts690. »
Bien que la révolte dont la Bretagne fut le théâtre en 1675 ait pris dans
les campagnes des allures antiseigneuriales, avec attaque de plusieurs
châteaux et volonté — exprimée dans le Code paysan — d'abolir les
redevances domaniales telles que champart, corvées, etc., cependant le
point de départ de la sédition à Rennes et à Nantes fut encore l'hostilité à
de nouvelles taxes : droit du papier timbré, marque de l'étain, imposition
sur la vente du tabac. De plus, le bruit courut que la Bretagne allait être
soumise à la gabelle. Les paysans qui relayèrent l'agitation urbaine ne
manquèrent pas d'attaquer les bureaux des fermes d'impôts et, s'ils s'en
prirent à des châteaux, c'est souvent parce qu'ils soupçonnaient les
gentilhommes qui les habitaient — détenteurs de quelque office royal —
d'être l'un de ceux qui allaient introduire la gabelle dans la province 691.
Antiseigneuriale à certains égards, la révolte des Bonnets rouges de
Bretagne n'était pas antinobiliaire : ils souhaitaient que les filles nobles se
choisissent des maris « de condition commune » et les anoblissent 692693.
Plus généralement, les recherches récentes prouvent que sous l'Ancien
Régime la plupart des séditions paysannes furent moins hostiles aux
nobles qu'au gouvernement central, lointain, anonyme, oppresseur, sans
cesse en train d'inventer des taxes nouvelles. En France, c'est aux XVIe et
XVIIe siècles que le refus violent de la fiscalité agressive d'un Etat de
plus en plus bureaucratique et centralisateur se manifesta le plus
fréquemment. Et il ne fut pas rare alors de voir la bourgeoisie dans les
villes et des nobles dans le monde rural faire cause commune, au moins
pendant un certain temps, avec le petit peuple révolté. Aussi bien, dans
les campagnes, les gentilshommes résidaient-ils encore souvent dans
leurs châteaux. On les connaissait ; ils faisaient figure de protecteurs
naturels. Si en 1789 la paysannerie se retourna contre les nobles, c'est que
beaucoup avaient pris l'habitude, au cours du XVIIIe siècle, d'habiter la
ville et que la population avait perdu le contact avec eux.
Les rébellions antifiscales — en particulier celles qui éclatèrent en
France au XVIIe siècle — furent souvent des gestes de désespoir
provoqués par un excès de misère et par la crainte de l'aggravation d'une
situation déjà insupportable. Dans un cahier de doléances des états de
Normandie daté de 1634, nous lisons :

« Sire, nous frémissons d'horreur à l'objet des misères du pauvre paysant ; nous en
avons veu quelques uns, les années précédentes, se précipiter à la mort par désespoir
des charges qu'ils ne pouvoient porter, les autres que la patience retenoit plutost en la
vie que le plaisir ou les moyens de la conserver, couplez au joug de la charrue, comme
les bestes de harnois, labourer la terre, paistre l'herbe et vivre de racines que cet
élément sembloit avoir honte de leur desnier, ayant soutenu leur naissance, plusieurs
réfugiez aux pays estrangers ou provinces pour se soustraire à leurs imposts, des
paroisses abandonnées. Pour cela néanmoins, nos tailles n'ont point diminué, mais
accreu jusques au poinct d'avoir tiré la chemise qui restait à couvrir la nudité des corps
et empesché les femmes en plusieurs lieux, par la confusion de leur propre vergogne,
de se trouver aux églises et parmy les chrestiens. De sorte que ce pauvre corps,
espuisé de toute sa substance, la peau collée dessus les os et couvert seulement de sa
honte, n'attend que la miséricorde de Vostre Majesté 694. »

Supplique hyperbolique pour émouvoir un ministre ? Sans doute ; mais


tout autant évocation d'une réalité quotidienne du temps, dont on
trouverait mille autres descriptions concordantes dans l'Europe victime
de la guerre de Trente Ans. L'entrée de la France dans ce conflit eut pour
résultat de doubler en quelques années la charge fiscale supportée par les
paysans français. « Pour la première fois, les exigences royales
dépassaient franchement celles de l'Eglise et, de plus loin, celles des
seigneurs 695. » Impôts indirects et tailles progressèrent en même temps :
d'où les révoltes urbaines contre les aides qui atteignaient spécialement
les artisans et les révoltes rurales contre les crues des tailles qui
touchaient surtout les paysans, les projets d'extension ou d'aggravation de
la gabelle faisant toutefois l'unanimité des villes et des campagnes. Le
doublement des impôts signifiait pour des gens qui vivaient à cheval sur
le seuil de la misère, une menace de mort — rapide ou lente — et
explique l'affolement collectif à l'annonce de nouvelles mesures fiscales.
L'intendant Verthamont décrit l'émeute de Périgueux en 1635 comme «
une maladie de tous les peuples de deça, un chagrin des surcharges, un
ennuy qui pourroit dégénérer en une entière phrénésie de pillages,
subversions et meurtres, une folie, une mélancolie696 ». Le désespoir se
doublait de colère devant les procédés de recouvrement, — « insolences
» qui, en raison des urgents besoins de l'Etat, tournèrent, à l'époque de la
guerre de Trente Ans au terrorisme fiscal. Le recouvrement des tailles
conduisait à des contraintes par corps avec saisie des bestiaux et des
meubles ou à des contraintes solidaires s'exerçant contre tout un village.
L'endémie des révoltes rurales obligea à mettre sur pied une véritable et
odieuse armée de l'impôt (les « fusiliers des tailles »). Toutefois, la
passion antifiscale et la psychose de la gabelle — souvent répandues
d'une région à l'autre par les gens des grands chemins — se tournaient
particulièrement contre les commis des fermes et leurs huissiers. Accusés
de s'enrichir vite aux dépens du peuple et du roi, les maltôtiers ou
gabeleurs étaient les ennemis publics des communautés, des « cannibales
» qu'il fallait punir, l'antimoi de la bonne conscience collective. D'où la
liturgie de l'émeute quand elle était dirigée contre le gabeleur : l'attaque
de son logis ou de l'auberge où il venait de s'installer, la « conduite » dans
les rues du personnage bafoué comme un cocu au cours d'une sorte de
charivari, la mise à mort du scélérat dont on disait souvent qu'il se
repentait avant de mourir — légende propre à confirmer les émeutiers
dans leur bon droit. En outre, dès le début, la foule s'était portée à la
prison pour en libérer ceux que l'iniquité des hommes de finances y
avaient jetés.
Dans un tel climat d'effervescence et une fois dépassé un certain seuil
d'excitation, comptait moins l'impôt redouté qu'une séculaire mythologie
antifiscale, moins la réalité du prélèvement que l'image épouvantable
qu'on s'en faisait.
5.

Peur et séditions 707

1. Les rumeurs

L'imagination collective travaillait sur toutes sortes de rumeurs. A la


veille du soulèvement connu dans l'Angleterre du XVIe siècle sous le
nom de « Pèlerinage de grâce », des bruits inquiétants et malveillants
circulèrent de village en village : les visiteurs des monastères que le roi
faisait fermer étaient, disait-on, des hommes corrompus qui
s'enrichissaient des dépouilles des couvents 697. On était plus encore
persuadé qu'avec leur action spoliatrice commençait « la destruction de la
sainte religion698 ». Des nouvelles alarmantes précédèrent pareillement la
rébellion de la Cornouailles en 1547-1549 : le nouveau Prayer Book,
croyait-on, n'autoriserait plus le baptême que le dimanche699. En réalité, il
conseillait simplement de regrouper les cérémonies baptismales le
dimanche afin qu'elles aient lieu en présence de la communauté des
fidèles. Mais ceux-ci crurent que les nouveau-nés malades risquaient
désormais de mourir sans baptême et d'être ainsi voués à l'enfer. D'où
l'affolement des populations.
Impossible, s'agissant du moins de la civilisation préindustrielle, de
séparer rumeurs et séditions, quelles qu'aient été les dimensions
chronologiques et géographiques de celles-ci. Dans la France
d'aujourd'hui, une alarme telle que celle d'Orléans en 1969 peut être
maîtrisée à temps et ne pas déboucher sur l'émeute. Autrefois, en
revanche, il était difficile de désamorcer les rumeurs. Car elles obtenaient
assez souvent créance à tous les niveaux de la société, y compris dans les
sphères dirigeantes. Et, même si tel n'était pas le cas, les autorités ne
disposaient ni des moyens d'information (journaux, radio, télévision)
grâce auxquels on peut tenter d'apaiser une inquiétude collective par une
sorte de « clinique de la rumeur », ni des moyens policiers suffisants pour
empêcher les rassemblements et l'autoexcitation de la foule. Certains des
bruits qui créèrent jadis des affolements nous paraissent totalement
aberrants. Mais n'avons-nous pas vu en 1953 le présentateur d'une chaîne
de radio américaine provoquer une panique collective en annonçant
l'arrivée de Martiens sur des soucoupes volantes700 ? Ce qui importe ici
c'est ce que l'opinion, ou une partie d'entre elle, croit possible. En 1768,
le collège des oratoriens de Lyon est envahi par la foule et saccagé. On
accuse les religieux d'héberger un prince manchot. « Tous les soirs,
raconte-t-on, on arrête autour du collège des enfants auxquels on coupe
un bras pour l'essayer au prétendu prince. » L'émeute fait 25 blessés 701.
Expliquons psychologiquement cet accès de colère. Beaucoup ne
croyaient pas impossible autrefois cette extraordinaire chirurgie. D'autre
part, depuis l'expulsion des jésuites, la méfiance avait été entretenue dans
l'opinion à l'égard de leurs successeurs estimés capables des pires
méfaits. Enfin, circulaient périodiquement, à Lyon comme ailleurs, des
bruits de rapts d'enfants : tantôt on en accusait les bohémiens et les
vagabonds, tantôt des oratoriens dans le cas présent, tantôt la police.
L'émeute de Lyon est donc à rapprocher de celle qui ensanglanta Paris en
mai 1750 et au cours de laquelle il y eut mort d'hommes. On disait que
des exempts de police en civil rôdaient dans les quartiers de Paris et
enlevaient des enfants de cinq à dix ans. L'un d'eux qu'on jetait dans un
fiacre ayant crié — telle est la rumeur qui se répandit —, le peuple
s'assembla en fureur. L'avocat Edmond J.-F. Barbier raconte :

« ...Il s'est débité que l'objet de ces enlèvements d'enfants était qu'il y avait un
prince ladre [lépreux], pour la guérison duquel il fallait un bain ou des bains de sang
humain, et que, n'y ayant point de plus pur que celui des enfants, on en prenait pour
les saigner des quatre membres et pour les sacrifier, ce qui révolte encore plus le
peuple. On ne sait sur quoi sont fondés de pareils contes ; on a proposé ce remède là
du temps de Constantin, empereur qui ne voulut pas s'en servir. Mais ici nous n'avons
aucun prince ladre, et, quand il y en aurait, on n'emploierait jamais une pareille
cruauté pour remède. Le plus vraisemblable est qu'on a besoin de petits enfants pour
envoyer à Mississipi. Mais malgré cela il n'est pas à présumer qu'il y ait aucun ordre
du ministre pour enlever ici des enfants à leurs père et mère. On peut avoir dit à
quelques exempts que s'ils trouvaient des petits enfants sans père ni mère ou
abandonnés, ils pourraient s'en saisir : [il peut se faire] qu'on leur ait promis une
récompense et qu'ils aient abusé de cet ordre... D'ailleurs on ne conçoit rien à ce projet
: s'il est vrai qu'on ait besoin de jeunes enfants des deux sexes pour des établissements
dans l'Amérique, il y en a une assez grande quantité tant dans les enfants trouvés du
faubourg Saint-Antoine, que dans les autres hôpitaux 702. »

Un mois plus tard, la rumeur des rapts d'enfants circulait à Toulouse.


C'est encore l'avocat Barbier qui nous l'apprend :

« Cette frayeur aurait gagné dans les provinces. On dit qu'à Toulouse on a presque
assommé des hommes qui vendaient des poupées, comptant que c'était un prétexte
pour prendre des enfants et l'on convient, à présent, que tous ceux qui ont été tués ou
bien maltraités dans les tumultes de Paris, l'ont été par méprise ou par soupçon 703... »

Ces trois « émotions » renvoient à la conviction jadis largement


répandue que des criminels volaient les enfants. Que de fois n'a-t-on pas
fait peur aux enfants désobéissants en leur racontant que des
croquemitaines allaient venir les emporter ! A preuve, au début même du
XXe siècle, l'iconographie moralisante des Images d'Epinal. Cette peur,
en deux des cas évoqués ci-dessus, rencontrait et renforçait cette autre
croyance, nullement déraisonnable pour une mentalité magique, que,
pour soigner un petit prince malade, il faut sacrifier un enfant bien
portant et provoquer ainsi un transfert de santé. Au regard de ces deux
certitudes (le vol des enfants, la guérison par la santé d'autrui), l'identité
variable des boucs émissaires apparaît secondaire. Oratoriens, exempts
de police ou marchands de poupées avaient confirmé par des gestes
interprétés en mauvaise part les appréhensions durables du public.
Nouveaux témoignages sur celles-ci : en 1769, la police dut demander
aux prêtres de Paris de calmer leurs ouailles persuadées encore une fois
que leurs enfants étaient en danger704 ; et à une date aussi tardive que 1823
on pouvait lire dans le Dictionnaire de police moderne d'Alletz, à l'article
« Alarme » : « Il est défendu de répandre l'alarme parmi le peuple, par de
faux bruits ou de fausses nouvelles qui peuvent l'inquiéter ou l'effrayer
tels que la crainte de la disette, l'enlèvement des enfants », etc. 705.
Une autre crainte collective tenace que révèlent, en France du moins,
les rumeurs et séditions d'autrefois est celle de l'impôt sur la vie. Ce
mythe semble avoir atteint son maximum d'intensité au XVIIe siècle et au
début du XVIIIe, époque d'inflation galopante de la fiscalité, l'opinion
étant désormais persuadée qu'on pouvait tout redouter de l'Etat. Mais il
était lié en profondeur à l'hostilité d'une civilisation essentiellement orale
envers les écritures payantes que multipliait la bureaucratie
centralisatrice et paperassière. C'est en 1568 que fut créé le droit dit du
contrôle des actes, payable lors de la production en justice d'extraits de
registres paroissiaux. Renouvelé en 1654, il fut aggravé par la création
d'offices de greffiers en 1690, puis de contrôleurs des actes en 1706.
L'inquiétude née de ces décisions accumulées déboucha en plusieurs
occasions sur des rumeurs affolantes et des « émotions » populaires à
partir d'un édit mal compris ou d'une affiche mal lue. « Pour chaque
enfant que les femmes viendront à faire désormais, il leur faudra bailler
une certaine somme d'argent » : cet impôt mythique sur les naissances
provoqua des séditions à Villefranche-de-Rouergue en 1627, dans les
villes de Guyenne en 1635, à Montpellier en 1645, à Carcassonne en
1665, à Pau en 1657, à Aubenas en 1670, à Bayonne en 1706 et 1709,
dans le Quercy en 1707. Au temps de la Fronde, le Catéchisme des
partisans (1649) dénonça les gens d'affaires « qui avaient été autrefois si
osés de proposer au Conseil de mettre des impôts sur le baptême sacré
des enfants 706 ». On imagina pareillement que mariages et enterrements
allaient, eux aussi, être taxés ; on vilipenda les maltôtiers « se nourrissant
des soupirs et s'entretenant des pleurs ». On crut encore à Villefranche
(1627), à Pau (1682), à Bayonne (1709) à un impôt sur l'eau des sources
des rivières, « sur chaque cruche d'eau que les femmes prendraient à la
fontaine707 ». Autant de formes de la crainte profonde de voir instituer un
impôt sur la vie.
Etant désormais assuré que, dans la France des XVIe-XVIIe siècles, la
fiscalité a été à l'origine des révoltes les plus nombreuses et les plus
graves, il n'est que d'ouvrir les chroniques du temps pour y repérer les
rumeurs qui servirent de détonateurs à la colère populaire. La plupart,
dans les régions exemptes de gabelle, se rapportaient à l'impôt sur le sel
qu'on prêtait au gouvernement l'intention de généraliser. Mais telle était
la sinistre réputation de cette taxe que toute nouveauté fiscale était
souvent appelée « gabelle » par l'opinion affolée. A Bordeaux, en mai
1635, la rumeur se répandit qu' « on vouloit establir la gabelle du sel dans
la ville ». On fit également courir par la cité le bruit « qu'on vouloit lever
deux écus par tonneau, cinq sous pour chaque pot et trente autres milles
faussetés 708 ». La foule attaqua l'hôtel de ville et massacra des « gabeleurs
». L'exemple bordelais fut suivi dans le Sud-Ouest, notamment à
Périgueux et à Agen. A Périgueux, le désordre éclata, en juin, « sur les
nouvelles arrivées de Bordeaux que le roy vouloit imposer une
contribution sur les hostes et autres droits vulgairement nommés gabelle
709
». Quant à la sédition d'Agen, elle aussi de juin 1635, elle « arriva sur
le soubçon qu'on venoit mettre la gabelle dans la ville et qu'il y avoit
quantité d'habitans... qui estoient du party des gabeleurs 710 ». Ces rumeurs
n'étaient évidemment pas toujours sans fondement. Richelieu songea bel
et bien à supprimer en basse Normandie le privilège du « quart bouillon
», qui donnait aux régions qui en bénéficiaient le droit de produire leur
sel et de le vendre librement, sauf à verser au roi une taxe égale au quart
de la valeur produite. Mais la révolte des nu-pieds de l'Avranchin éclata
en juillet 1639 avant qu'aucun texte officiel d'établissement de la gabelle
n'ait été publié. En somme, on cria avant d'avoir mal et sans doute eut-on
raison puisque, devant l'extension de la sédition, le gouvernement
renonça à son projet. Il reste que, mûrie dans une attente inquiète et
nourrie par toute une mythologie antifiscale, une rumeur suffit à mettre le
feu aux poudres : on crut que Besnadière-Poupinel, lieutenant au
présidial de Coutances, apportait l'édit redouté. La foule le mit à mort et
l'Avranchin entra en insurrection 711. Si, en 1675, les désordres de Rennes
et de Nantes provoquèrent un soulèvement des paysans de basse
Bretagne, c'est qu'en Cornouaille la nouvelle courut qu'un lieutenant du
roi était chargé d'introduire la gabelle dans les diocèses de Vannes, Saint-
Pol-de-Léon, Tréguier et Quimper. Des bandes armées s'en prirent aux «
gabeleurs ». Le parlement de Rennes dut promulguer un édit déclarant
faux et sans fondement les bruits relatifs à la gabelle et édictant des
peines contre ceux qui les propageraient 712. Telle était donc l'anxiété
permanente créée par la fiscalité qu'il suffisait jadis de lancer une rumeur
de nouvel impôt pour susciter une « émotion » populaire. Ainsi à Cahors
en 1658 : la Cour des aides ayant décidé l'établissement d'un compoix
cabaliste (registre servant à établir l'assiette des impositions), « les
marchands et les hôtes cabalèrent le menu peuple, disant et publiant
partout que c'estoit la gabelle et le menu peuple estoit si sot de le croire 713
».
Une rumeur naît donc sur un fond préalable d'inquiétudes accumulées
et résulte d'une préparation mentale créée par la convergence de plusieurs
menaces ou de divers malheurs additionnant leurs effets. Le 24 mai 1524
le feu ravage Troyes. De tels incendies étaient jadis fréquents dans des
villes où beaucoup de maisons étaient en bois. Mais on se persuade que «
des gens incogneuz et desguisez » se sont introduits dans la cité et y ont
fait mettre le feu par des enfants de douze à quatorze ans. On pend
plusieurs de ces garçons. Mais il est plus difficile de découvrir les vrais
boutefeux, ceux qui avaient commandé l'opération, « car tous les jours ilz
changeaient d'habilemens : estoient aucunes fois vestuz en marchandz,
autrefois en advanturieurs, puis en paisans, aucune fois n'ont cheveulx en
teste et parfois ilz en ont, bref on ne les peut congnoistre 714 ». La peur des
boutefeux gagne rapidement Paris où l'on amène de Troyes un père dont
les enfants ont, assure-t-on, contribué à l'incendie et que la justice a
exécutés. Dans la capitale, courent de multiples bruits : « La mixtion
pour le bruslement » a été confectionnée à Naples ; « La ville de Paris et
aultres villes du royaume [sont] menassées de brusler » ; le meneur de jeu
est le connétable de Bourbon715. 22 Allemands sont arrêtés « par soubson
» au faubourg Saint-Denis. « Questionnez », ils s'avèrent innocents. Mais
la municipalité commande « aux marchans, bourgeois et habitans » de
faire le guet la nuit : « Ce qui fut continué ... par l'espace de deux ans. »
Le Parlement ordonne encore de tenir des lanternes allumées devant les
maisons depuis neuf heures du soir et d'avoir en permanence de l'eau
dans des « vaisseaux » à proximité des portes. Les feux de la Saint-Jean
et de la fête des Saints-Pierre-et-Paul sont interdits cette année-là. On
arrête des vagabonds, qui, enchaînés deux à deux, sont contraints de
curer les fosses de la porte Saint-Honoré. Dans un tel climat de suspicion,
rien d'étonnant si l'on croit voir « des huis et fenestres marquez de croix-
Sainct André, noires, faictes de nuict, par gens incongneuz 716 ».
A l'origine de cet affolement collectif que trouve-t-on ? Au plus
profond sans doute la peur des gens de guerre et des vagabonds — on a
vu que l'opinion les unissait dans une même suspicion. Or, un concours
de circonstances permet à cette crainte de refaire surface. La guerre a
repris en Italie depuis 1521 et a été marquée par une série d'échecs. On
vient en outre d'apprendre la mort de Bayard. Des opérations militaires
difficiles se sont aussi déroulées en Provence. Du nord du royaume, les
Anglais, alliés à l'empereur, se sont dangereusement avancés en Picardie
et en 1523 ont même menacé Paris. Au point que l'évêque dut interdire,
cette année-là, de sonner les cloches le jour de la Toussaint « affin que,
s'il venoit quelque bruyct, que l'on oyt plus aisément 717 ». La « trahison »
du duc de Bourbon (février 1523) a frappé l'opinion. Et quand on crut au
mois de juillet que François Ier allait partir pour l'Italie (en fait, il ne
dépassa pas Lyon), les Parisiens eurent le sentiment d'être abandonnés.
Ajoutez encore la montée du « péril luthérien », les gelées de l'hiver
1523-1524 de sorte que la soudure du printemps fut difficile, les
processions qu'on avait multipliées dans Paris soit à cause du temps, soit
à cause de la guerre. On comprend qu'une telle conjonction d'événements
inquiétants ait traumatisé l'opinion parisienne, l'ait rendue crédule à tous
les bruits alarmants et ait réveillé en elle la peur des vagabonds. La veille
même de l'incendie de Troyes, le Parlement avait ordonné à tous les
oisifs et gens « sans adveu » de vider la ville. Comment ne pas croire
qu'il y avait des boutefeux parmi eux ?
La rumeur peut prendre l'aspect d'une joie déraisonnable et d'une folle
espérance - on a dit la croyance récurrente en l'abolition des impôts.
Mais, le plus souvent, elle est attente d'un malheur. Il n'est pas étonnant,
compte tenu de la place qu'occupaient au fond du psychisme collectif la
crainte de nouveaux impôts et celle des errants que beaucoup de bruits
provocateurs d'autrefois se soient rapportés à l'une ou à l'autre de ces
appréhensions permanentes. La Grande Peur dans la France de 1789
prouve que, dans un temps de dissolution de l'autorité, de telles rumeurs
ont pu jouer un rôle historique fondamental. Mais de façon plus générale,
l'importance et la fonction des rumeurs dans la civilisation d'Ancien
Régime, ont été sous-estimées. Leur éclosion, ou mieux leur réapparition
périodique était une constante de la vie des peuples ; une structure,
comme la révolte elle-même. La Grande Peur ne fit donc que grossir, à
un plan quasiment national, une réalité qui avait connu dans les siècles
antérieurs de multiples illustrations d'inégales dimensions dans le temps
et l'espace. La propagation de bruits alarmants — circulant toujours à
travers des canaux non institutionalisés718 — marquait le moment où
l'inquiétude populaire atteignait son paroxysme. La mise en alerte de
l'instinct de conservation par des menaces persistantes contre la sécurité
ontologique d'un groupe, les frustrations et anxiétés collectives
accumulées conduisaient — et ne manqueraient pas de conduire à
nouveau en des cas semblables — à des projections hallucinatoires 719. La
rumeur apparaît alors comme l'aveu et l'explicitation d'une angoisse
généralisée et, en même temps, comme le premier stade du processus de
défoulement qui va — provisoirement — débarrasser la foule de sa peur.
Elle est identification d'une menace et clarification d'une situation
devenue insupportable. Car, rejetant toute incertitude, la population qui
accepte une rumeur, porte une accusation. L'ennemi public est démasqué
; et cela, c'est déjà un soulagement. Même dans sa version optimiste, la
rumeur désigne un ou des coupables. Ainsi durant la Fronde : les impôts
allaient disparaître, et c'est Mazarin qui avait empêché le roi d'accomplir
ce geste salutaire. Cette projection paranoïaque faisait périodiquement
resurgir autrefois des types ritualisés de boucs émissaires — gabeleurs,
affameurs, brigands, hérétiques. Grâce à de telles dénominations (derrière
lesquelles on place des visages), une collectivité se pose en victime 720 —
ce qu'elle est effectivement le plus souvent — et justifie par avance les
actes de justice expéditive qu'elle ne manquera pas d'exécuter. En outre,
chargeant l'accusé (ou les accusés) de toute sorte de crimes, de vices et de
noirs desseins, elle se purifie de ses propres intentions troubles et rejette
sur autrui ce qu'elle ne veut pas reconnaître en elle-même.
Echappant à tout contrôle critique, la rumeur a tendance à majorer les
pouvoirs de l'ennemi démasqué et à le situer au cœur d'un réseau de
complicités diaboliques. Plus la peur collective sera intense, plus on aura
tendance à croire à des vastes conjurations appuyées sur des
ramifications dans la place. Non que la cinquième colonne soit un mythe.
Mais en tout temps la crainte qu'on en a eue a débordé les limites du réel
et du possible. Ainsi une rumeur est le plus souvent la révélation d'un
complot, c'est-à-dire d'une trahison. Les relations d'émeutes antifiscales
sont pleines de formules telles que « conspiration de la gabelle », «
conjuration du parti des gabeleurs » ou du « parti du malheur » qui
renvoient clairement à une machination de dimension nationale dont on
connaît toutefois les agents locaux. De même en 1524 on crut à une
action concertée des boutefeux et en 1776, lors de la « guerre des Farines
», à un complot des affameurs.
Les massacres de la Saint-Barthélemy 1572 et des jours suivants à
Paris et dans plusieurs villes de France ne s'expliquent
psychologiquement que par la certitude collective d'un complot
protestant. A la suite de l'attentat manqué contre Coligny, Catherine de
Médicis avait fait décider l'exécution d'un certain nombre de chefs
huguenots. Mais le gouvernement n'avait pas l'intention de massacrer
tous les réformés de Paris. Or, le pouvoir royal fut débordé par l'émeute
parisienne qui, malgré les appels au calme des autorités, déferla dans les
rues de la capitale pendant près de cinq jours avec son cortège d'atrocités
: victimes dénudées, traînées et jetées dans la Seine, femmes enceintes
éventrées, hottes pleines d'enfants déversés dans le fleuve, etc., gestes qui
s'apparentent à ceux pratiqués au XVIe siècle par les Tupinamba du Brésil
sur les prisonniers de guerre, à l'exception seulement du cannibalisme
final 721. Pourquoi cette fureur populaire telle que « leurs majestez
mesmes ... ne se pouvoient garder de peur dans le Louvre 722 » ? Jeanine
Estèbe constate que les deux édits de pacification de 1562 et 1570 eurent
pour résultat commun de déclencher la violence populaire dans les villes
où les catholiques étaient en majorité. Ceux-ci crurent que toutes les
insolences seraient désormais permises à leurs adversaires qui, profitant
des concessions du roi, allaient s'efforcer de dominer le royaume. Un
curé de Provins, Haton, écrivait de façon significative :

« La ditte paix [de 1570] faicte avec le huguenot admiral et ses admiralistes sembla
fort estre avantageuse pour la liberté huguenoticque, ce qui, à la vérité, est 723... »

Les édits de pacification étaient donc ressentis par les catholiques


comme des trahisons puisqu'on accordait des privilèges à des gens que la
masse du peuple regardait comme des rebelles et des hérétiques. Le
mariage de Marguerite de Valois avec le protestant Henri de Navarre
célébré le 18 août parut une confirmation de ces appréhensions : à quoi
les huguenots ne pouvaient-ils pas prétendre désormais ? D'autre part, il
n'est pas douteux qu'à la suite de l'attentat contre Coligny (22 août) les
protestants se répandirent en propos menaçants : ils allaient se venger. Le
23, jour chômé, fut propice aux réunions de foule dans les églises. Les
prêcheurs clamèrent bien haut que les calvinistes voulaient tuer Henri de
Guise. Celui-ci fit mine de sortir de la ville : ce qui inquiéta les Parisiens
qui se crurent peut-être privés de leur défenseur. Dans l'après-midi, une
rumeur alarmante circula : Montmorency, que l'on disait à tort huguenot
et que les Parisiens détestaient, avançait avec des troupes vers la capitale
:

« Des cete heure là [16 heures], il courut un bruit par Paris que le roy avoit mandé
le maréchal de Montmorency pour le faire venir à Paris avec un grand nombre de
cavalerie et d'infanterie ; que partant les Parisiens avoyent occasion de se prendre
garde ; mais ce bruit là estoit faux 724. »

Enfin, quand les responsables de la municipalité furent convoqués au


Louvre dans la nuit du 23 au 24 et conviés à armer les milices de la ville,
ce fut — leur assura-t-on — parce qu'il fallait défendre le roi, l'Hôtel de
Ville et Paris contre un complot protestant. Dès lors, quand le tocsin se
mit à sonner, comment la population dont les nerfs étaient à l'épreuve
depuis plusieurs années et qui venaient de vivre dans la lourde chaleur
d'août des journées d'anxiété, n'aurait-elle pas cru à la réalité de cette
conjuration ? Massacret les huguenots devenait un acte de légitime
défense.
La hantise des complots a pareillement plané sur la France dans les
premières années de la Révolution française. G. Lefebvre a écrit avec
raison que la Grande Peur fut « une gigantesque fausse nouvelle725 ». La
collusion des aristocrates et des brigands, à laquelle crurent tous les
Français, fut en tout cas un de ces « mythes qui font l'histoire réelle 726 ».
A la faveur des disettes qui précédèrent l'été 1789 reparut la conviction,
déjà présente en 1776, que ministres et autorités locales avaient conclu
un « pacte de famine » aux dépens du peuple. Néanmoins la réunion des
états généraux suscita une immense espérance. Mais, très tôt, ceux-ci
entrèrent en conflit avec le gouvernement. L'opinion se convainquit, non
sans motif, que les privilégiés refuseraient les réformes et tenteraient de
faire dissoudre la nouvelle « Assemblée nationale », de reprendre le
contrôle de l'Etat et de maintenir les paysans sous le joug. Dès le 15 mai,
le bruit courut que le gouvernement rassemblait des troupes autour de
Paris. Le renvoi de Necker parut la confirmation des craintes les plus
sombres. Et il est bien vrai que, sans l'émeute parisienne du 14 juillet,
l'assemblée était perdue. En tout cas, Paris, à la veille de la prise de la
Bastille, était rempli de rumeurs alarmantes : les habitants croyaient à
l'entrée imminente de soldats étrangers. S'ils prirent les armes c'est que,
comme leurs ancêtres de 1572, ils se jugèrent en état de légitime défense
: on prêtait au maréchal de Broglie l'intention de « faucher Paris ».
La victoire populaire du 14 juillet ne rassura pas, car elle marqua le
début de l'émigration. Ces départs semblèrent une preuve supplémentaire
du « complot aristocratique ». On tint pour assuré que les émigrés
emportaient de l'or, avec quoi ils soudoieraient des mercenaires étrangers
grâce à l'accord des souverains d'Europe. La France tout d'un coup se
sentit menacée sur toutes ses frontières. A la fin juillet, Bordeaux
s'attendait à voir arriver 30 000 Espagnols, Briançon 20 000 Piémontais,
Uzerche le comte d'Artois avec 40 000 hommes. Dans l'Est, on signalait
la marche de troupes impériales. En Bretagne, on redoutait un
débarquement anglais. Mais comment les émigrés en train de mûrir leurs
projets de retour et de vengeance n'auraient-ils pas cherché des
complicités en France même ? Alors se développa, après le 14 juillet, la
certitude que les errants si redoutés — et si nombreux à l'époque —
étaient enrôlés par les aristocrates de dehors et du dedans. La « cabale
infernale » avait juré la perte du pays en s'appuyant sur les « traîtres de
l'intérieur ». Ceux-ci, « exécrables instruments de la tyrannie », allaient
tenter d'affamer la France et d'incendier ses villages et ses champs. Rien
d'étonnant donc si le paroxysme de la peur se situa au moment de la
moisson. En prenant les armes pour se défendre contre les brigands,
villes et bourgs confirmaient par là même l'existence du complot et
renforçaient l'inquiétude collective. Certes, toute la France ne fut pas le
théâtre d'émeutes et d'incendies de châteaux727. Mais toute la France
trembla.
« Attroupements homicides et « crimes de foule » provoqués par la
peur marquèrent aussi en France l'été 1792, qui vit notamment les
massacres parisiens des 2 et 3 septembre. Mais ceux-ci ne furent qu'un
épisode — le plus sanglant — d'une série de meurtres perpétrés aux
quatre coins du pays dans le climat d'inquiétude et de suspicion créé par
la guerre, les premiers revers et la certitude que les ennemis de l'extérieur
avaient des complices à l'intérieur. A Naves dans l'Ardèche, le 9 juillet,
neuf prêtres réfractaires ayant été emprisonnés, le bruit court qu'ils ont
disparu, la foule se porte à la maison commune, les découvre et les
assomme, sauf un qui dit avoir juré 728. A Marseille, le 20 juillet, la
rumeur se répand qu'un marchand drapier organise un complot contre les
« patriotes ». Conduit à la prison, on trouve sur lui « des cartouches d'un
modèle particulier ». Le lendemain, un attroupement force l'entrée de la
prison et le massacre. Mais, avant de mourir, il avait dénoncé deux
maîtres d'armes, les désignant comme chefs du complot contre-
révolutionnaire. On les incarcère. Or, le 22, vers sept heures du matin « le
peuple ayant été mis la veille en fermentation par la découverte faite sur
le rivage de la mer d'une grande quantité de boutons jaunes en bosses
[sic] pour habits et vestes, sur lesquels est empreinte une grande fleur de
lis blanche », la preuve de la conjuration paraît éclatante. La foule
pénètre dans la prison et tue les deux maîtres d'armes. A la fin du même
mois de juillet, les Toulonnais entendent dire qu'un complot contre-
révolutionnaire est sur le point d'éclater : un fort sera incendié, les
patriotes égorgés, un autre fort livré aux émissaires du comte d'Artois.
Trouvant les autorités trop timorées, la foule tue une douzaine de
personnes dont le procureur général syndic et quatre membres du
directoire du département, ainsi que l'accusateur public près le tribunal
criminel729. Ces faits et beaucoup d'autres qu'a énumérés P. Caron
restituent les massacres des 2 et 3 septembre dans leur contexte national
et prouvent qu'ils ne furent ni prémédités, ni « organisés », mais
résultèrent tous d'une épidémie de peur.
Celle-ci, répétons-le, n'était pas sans fondement : les rumeurs les plus
délirantes qui circulèrent alors s'expliquent comme toujours par une
longue préparation mentale et la prise de conscience d'une situation
périlleuse (du moins pour ceux qui étaient favorables à la Révolution).
L'armée subissait des revers; le 11 juillet, l'Assemblée avait déclaré « la
Patrie en danger » ; le manifeste de Brunswick, connu à Paris le 1er août,
avait bel et bien menacé la capitale d'une « exécution militaire » et d'une
« subversion totale » ; la journée du 10 août avait été sanglante et la
rancune des « patriotes » ne pouvait qu'être vive contre ceux que l'on
soupçonnait d'être du parti du roi — prêtres réfractaires et aristocrates.
Les Parisiens, toutefois, ne réalisèrent qu'assez tard la proximité des
armées étrangères, bien que les Prussiens aient pris Longwy le 23 août.
C'est dans la nuit du 1er. au 2 septembre que le bruit courut dans la
capitale que Verdun assiégé s'était rendu — rumeur en avance de
quelques heures sur la réalité. Cette fois, l'ennemi était aux portes ! La
Commune fit sonner le tocsin et tonner le canon d'alarme, demanda aux
Parisiens de former une armée de 60 000 hommes, prescrivit le
désarmement des suspects. C'est dans cette atmosphère de surexcitation
que des « meneurs », — artisans et fédérés —, approuvés par des
attroupements anonymes plus ou moins importants, entrèrent dans les
prisons et procédèrent à des jugements et à des exécutions sommaires. Ils
croyaient à un « complot des prisons »: pendant que les patriotes »
partiraient combattre sur le front, les prisonniers laissés sans surveillance
sortiraient dans la ville et faciliteraient l'entrée et l'action des ennemis.
Cette conviction paraissait d'autant plus plausible que plusieurs des
prisons et locaux qui en tenaient lieu étaient situés au cœur même de
Paris : îlots de trahison dans une cité assiégée ou qui risquait de l'être.
Parmi les victimes des massacres, il y eut plus de prisonniers de droit
commun que de « politiques ». La proportion générale entre les uns et les
autres aurait été, en prenant l'estimation basse (737 d'une part, 353 de
l'autre), de 67,61 % pour les premiers et 32,38 % pour les seconds, et en
retenant l'estimation haute (1003 et 392) de 71,9 % pour les premiers et
28,1 % pour les seconds730. Impossible de prétendre par conséquent que
les « droit commun » furent tués « par-dessus le marché » ou par «
entraînement » et « ivresse de férocité ». L'explication est autre et se
rattache à la peur viscérale des brigands. Les gens sans aveu ni moralité
qui avaient été condamnés pour des méfaits divers ne manqueraient pas
de se vendre au plus offrant. L'or du clergé et des nobles aidant, ils
s'apprêtaient à devenir la masse de manœuvre et les hommes à tout faire
des ennemis de la nation. Il fallait donc d'urgence les supprimer. Cette «
justice nécessaire du peuple » suscita plus tard horreur et dégoût. Mais au
moment même on en parla assez peu à Paris où la préoccupation
première était celle de l'avance des troupes étrangères. En outre, il semble
bien que la plus grande partie des Parisiens ait cru au « complot des
prisons ».

2. Les femmes et les prêtres dans les séditions ; l'iconoclasme

Les tragiques événements de l'été 1792 invitent à insister sur le rôle


des femmes dans les émeutes et « crimes de foule » d'autrefois. En effet,
en lisant entre les lignes les relations de toutes tendances rédigées par les
contemporains des massacres de septembre, on devine les propos affolés
des épouses et des mères, à la maison ou dans la rue, à l'approche des
armées ennemies : Paris, dégarni par le départ des hommes valides, va
être abandonné aux traîtres de l'intérieur.

D'après le récit d'un prêtre, dès les 29-30 août, des « mégères » auraient crié aux «
sbires » au cours d'une visite domiciliaire du collège de Navarre : « Courage, mes
amis ; il faut tuer sans pitié tous ces coquins d'aristocrates, tous ces voleurs qui
veulent nous tuer nous-mêmes. »
Le 2 septembre, des soldats disent à la foule qui regarde passer des voitures
remplies de prisonniers en route vers l'Abbaye : « Oui, ce sont vos ennemis, les
complices de ceux qui ont livré Verdun, ceux qui n'attendent que votre départ pour
égorger vos enfants et vos femmes. »
Mme Roland parle de la « répugnance » du « peuple » à « abandonner ses foyers en
laissant derrière lui des loups dévorants qui, bientôt déchaînés, se jetteraient sur ce
qu'il aurait abandonné de plus cher731 ».

Ces phrases, ce sont le plus souvent des hommes qui les prononcent.
Mais elles répercutent clairement des propos féminins répétés de foyer à
foyer : épouses et enfants vont se trouver sans défense ; leur vie est en
danger. Comment ne pas imaginer pareillement un rôle déterminant des
femmes lors des émeutes parisiennes, lyonnaises et toulousaines
survenues au milieu du XVIIIe siècle à l'occasion de prétendus vols
d'entants ? Qui redoute d'abord ces rapts sinon les mamans ?
Dès lors, on comprend mieux pourquoi si souvent les femmes jouaient
un rôle moteur dans les « émotions » provoquées par la cherté et la rareté
des grains. Elles défendaient, par une sorte de réflexe biologique, la vie
de leurs enfants et l'existence physique de leur foyer. « L'élément le plus
constant [des émeutes frumentaires], écrit Y.-M. Bercé, est la présence de
femmes. Jusque dans les embuscades paysannes la nuit sur les grands
chemins il y avait des femmes armées de pierres... Elles se jettent dans
les tumultes du pain cher sans autre programme que l'angoisse de l'avenir
et la justice des affameurs732. » Une attitude répétée à de nombreux
exemplaires lors des troubles qui marquèrent les débuts de la Révolution
française.
L'accroissement des impôts risquant de réduire à la mendicité et
menaçant dans son existence même une fraction de la population d'une
ville ou d'une province, ne nous étonnons pas de voir les femmes ouvrir
la voie aux émeutes antifiscales par des éclats publics. A Cahors en 1637,
elles brûlent publiquement le banc où s'assoient les élus à la cathédrale en
même temps que les meubles de leur auditoire733. A Agen en 1635, à Caen
en 1639, ce sont elles qui déclenchent l'émeute, ici en s'attaquant à un
archer des gabelles et là en assiégeant le logis du receveur des tailles 734. A
Montpellier en 1645, les ménagères qui manifestent contre le fisc sont
conduites par une virago qui déclare qu'il faut aller à la mort ou
exterminer les traitants qui enlèvent le pain de la bouche à leurs enfants
735
. A Limoges, en 1705, l'incendie des maisons des gabeleurs est allumé
par une « multitude de femmes, filles et enfants de la lie du menu peuple,
leurs maris et pères n'ayant aucunement paru 736 ». La peur de la gabelle
semble donc avoir été d'abord une obsession féminine. A preuve encore
cette anecdote : un dimanche de 1670, dans la petite église de Lannes,
dans les Pyrénées, le curé s'apprête à lire un mandement de l'évêque. « La
plupart du public qui estoit alors à la sainte messe crurent fermement
qu'il voulut publier tout à fait la gabelle et par ce moyen estre perdus ; le
public et surtout les femmes et filles qui estoient là commencèrent à crier
contre ledit curé 737. » Quant au mythique impôt sur la vie ce sont les
femmes d'abord et surtout qui y croient. A Montauban, en 1691, un
commis de finances ayant fait afficher un placard annonçant la vente de
nouveaux offices, « il se répandit un bruit parmi le menu peuple et
surtout parmi les femmes de la plus basse condition qu'on vouloit leur
faire payer 6 deniers pour chaque chemise qu'elles feroient blanchir, 10
sols pour chaque garçon dont elles accoucheroient et 5 sols pour chaque
fille 738 »... Suivit un début d'émeute avec participation de 200 ou 300
ménagères.
De multiples enquêtes ont récemment fait ressortir la variété des
mouvements séditieux auxquels les femmes prirent part dans la
civilisation préindustrielle. Ainsi dans l'Angleterre du début du XVIIe
siècle, elles participèrent largement aux rébellions contre les enclosures
et pour le maintien des communaux 739. Elles ne furent pas davantage
absentes des agitations violentes occasionnées par les dissensions
religieuses. A Edimbourg en 1637, la résistance au Prayer Book de
Charles Ier commença par une bruyante manifestation de la « canaille des
servantes » à Saint Giles' Church. Elles interrompirent la lecture du
doyen, lancèrent des tabourets en direction de l'évêque et, celui-ci s'étant
éclipsé, lapidèrent portes et vitraux. De même Crespin et l'auteur de
l'Histoire ecclésiastique des Eglises réformées attestent conjointement
que des femmes participèrent à toutes les furies iconoclastes qui
détruisirent les statues de saints au XVIe siècle en France et dans les
Pays-Bas 740. Doit-on dire qu'elles « transféraient » alors dans le domaine
religieux une activité séditieuse qu'elles exerçaient plus souvent contre
les accapareurs de grain et les agents du fisc ? L'explication fondamentale
me paraît autre : les femmes prenaient peur avant les hommes, qu'il se
soit agi de pain, d'impôts, d'enclosures, de voleurs d'enfants ou de
religion. C'étaient d'abord elles qui percevaient la menace, accueillaient
et diffusaient les rumeurs ; elles communiquaient l'angoisse à leur
entourage et poussaient par là même aux décisions extrêmes. Mieux,
elles les amorçaient en prenant l'initiative des gestes irréparables — des
gestes qui rassuraient puisqu'ils devaient intimider, voire anéantir
l'adversaire.
Certes, il existe un militantisme féminin qui a contribué, par exemple,
à transmettre aux générations du XIXe siècle l'idéologie des années
chaudes de la fin du XVIIIe. On songe ici, entre autres, à la veuve Babeuf
et à la veuve Lebas741. En notre temps il semble que des femmes soient les
véritables inspiratrices de la « bande à Baader ». Toutefois, mon propos
ici était de mettre en lumière non des actions continues mais des gestes
spontanés et ponctuels, qui se sont néanmoins répétés comme des
constantes à travers les âges au cours de mouvements séditieux non
prémédités. Or, il s'agit d'un comportement qui n'a pas disparu. L.
Pliouchtch révèle qu'en 1967, à Prilouki, en Ukraine, les miliciens
torturèrent et tuèrent un jeune ouvrier, sans armes, arrêté par erreur à la
sortie d'un bal. Quelques jours plus tard, comme le convoi funèbre passait
devant le poste de police, une femme cria : « A bas les S.S. soviétiques !
» D'autres femmes reprirent en chœur ce slogan, puis les hommes. La
foule se précipita alors à l'intérieur des locaux de la milice, les saccagea
et roua de coups les miliciens 742: illustration contemporaine de l'initiative
féminine dans les gestes de colère collective.
Les « rites de la violence » dans les soulèvements d'autrefois sont
maintenant bien connus et la recherche récente a fait justice des
accusations et pseudo-descriptions des nantis qui représentaient le peuple
révolté comme une « folle cohue », une « bête à mille têtes », une
populace débridée « sans ordre, ni chef » — qualificatifs qu'utilise au
XVIe siècle Guillaume Paradin pour caractériser les séditions lyonnaises
provoquées par la cherté des grains743. Décrivant le carnaval sanglant de
Romans en 1580, E. Le Roy-Ladurie y a vu une sorte de psychodrame
exemplaire, de « tragédie-ballet dont les acteurs ont joué et dansé leur
révolte ». A propos de ce « drame élizabéthain » il a marqué la
récurrence des fantasmes d'anthropophagie et du thème connexe de
l'échange des femmes 744 Inutile de reproduire ici ce qui a été bien dit
ailleurs. Reste en revanche à montrer en quoi et pourquoi la sédition était
un remède à la peur collective, surtout dans ces journées cyclonales où
jouait à plein la situation de foule et où s'opérait le saut dans la violence
avec l'espérance — voire la certitude — du salut par la force. Et d'abord,
pas de passage à la révolte sans accompagnement des bruits qui tout à la
fois impressionnent et exaltent — clameur de la foule, et surtout tocsin et
roulements de tambours. Signe et preuve qu'on est entré dans un temps
autre que celui des occupations habituelles, ils invitent à dépasser les
inerties, les monotonies et les interdits qui sont le tissu quotidien de la
vie. D'autre part, une collectivité prend confiance du seul fait qu'elle se
rassemble. D'où la multiplicité des « émotions » et séditions qui éclatent
à l'occasion des foires, des marchés, des fêtes patronales, des processions,
ou simplement de la messe dominicale. Lieux privilégiés de
regroupement, l'église paroissiale et son parvis — ou le cimetière voisin
— constituent souvent les épicentres d'où se propagent les « fureurs »
populaires. En outre, l'église est généralement un bâtiment solide parfois
fortifié : le cas échéant, elle sera un refuge. Elle est de toute façon au
cœur même de la vie collective. Il est toutefois un local autre que la
maison de Dieu où l'on se retrouve fréquemment : le cabaret. Aussi bien
les nouvelles, vraies ou fausses, se propagent-elles d'auberge en auberge.
Eglise paroissiale et cabaret sont, dans la société d'autrefois, les deux
pôles où se nouent les réseaux de sociabilité, surtout au niveau des
humbles. Du point de vue envisagé ici, ils sont plus complémentaires l'un
de l'autre que ne le laisse croire le discours clérical du temps toujours
agressif contre les estaminets.
La foule n'agit pas sans meneurs et n'acquiert d'assurance qu'entraînée
par eux 745. Or, qui sont ces hommes forts qui, tout à la fois, la font frémir
de peur en lui montrant les dangers qui la menacent et la rassurent en
l'engageant dans l'action ? Dans les villes, en général, des artisans, de
sorte que, derrière l'apparente incohérence des séditions urbaines il faut
apercevoir la vivante armature des corporations et des confréries de
métiers. Mais, parmi ces artisans, de l'insurrection cabochienne de 1413 à
la Révolution française, ne nous étonnons pas de trouver au premier rang
les aubergistes et les bouchers 746. L'émeute associe le vin et le sang : elle
a besoin de celui qui verse à boire et de celui qui donne la mort. Mais, à
la campagne comme en ville, il est d'autres meneurs dont on n'a peut-être
pas suffisamment souligné l'importance : les hommes d'Eglise au contact
du peuple. Parce qu'ils prêchent, ils sont ses vrais guides. Dans l'Europe
d'Ancien Régme, ceux qui par excellence tiennent la foule en main, la
font tour à tour trembler et espérer, pleurer et chanter, obéir ou se révolter
: ce sont ceux qui parlent au nom de Dieu.
Dire que les curés et les prêcheurs catholiques d'un côté, les prédicants
réformés de l'autre ont joué un rôle de premier plan dans les guerres de
religion du XVIe siècle semble une banalité. Pourtant, l'historiographie a
surtout relevé l'action des gouvernements et des grands, et nous ne
voyons pas assez que Catherine de Médicis, Coligny, Guillaume le
Taciturne ont plus suivi que commandé les événements747. Ceux qui ont
lancé — hélas ! — les chrétiens les uns contre les autres, en particulier
dans les villes, ce furent d'obscurs orateurs fanatisés, des militants qui
travaillaient en pleine pâte humaine parce qu'ils disposaient d'une chaire
et, sur le plan local, organisaient avec d'évidentes intentions agressives
des chants publics de psaumes ou des processions armées. Un historien
du siècle dernier a écrit avec raison à propos des troubles de Provence au
XVIe siècle : « Il n'est pas de séditions... dans lesquelles on ne voit des
moines cordeliers, capucins, carmes, dominicains, faire les motions les
plus atroces et porter les premiers coups dans les massacres 748 » Les faits
abondent qui corroborent cette affirmation. En 1560 à Rouen, des prêtres
suivis de leurs paroissiens défilent dans les rues pour la procession du
Corpus Domini. Des réformés qui sont aux fenêtres refusent de rendre
honneur au Saint-Sacrement. La foule catholique envahit et saccage leurs
maisons 749. A Toulouse en mars 1562, un chanoine prêche
fougueusement le carême, attaquant tour à tour les protestants et les
magistrats suspects et annonçant les effets prochains de la colère divine
750
. A Orange en février 1571, les sermons incendiaires des moines
mendiants ont par conséquence onze jours de massacre des huguenots751.
A Orléans, où arrive le 25 août 1572 la nouvelle de la Saint-Barthélemy
parisienne, la foule catholique est ameutée par « un certain prédicateur du
roy nommé Sorbin, ignorant et turbulent entre tous les docteurs de
l'Eglise romaine » et elle envahit les maisons des protestants 752. A
Bordeaux, dans un sermon prononcé pour la Saint-Michel de la même
année (20 septembre), le jésuite Ed. Auger s'étonne que la ville n'ait pas
encore suivi l'exemple de la capitale. Il accuse le gouverneur de
pusillanimité, lui reproche de « dormir près de sa putain », annonce la
venue de l'ange exterminateur. Ce sermon met le feu aux poudres : le
carnage débute le 3 octobre. Que de fois, au cours des conflits religieux
du XVIe siècle, les « aboyeurs » catholiques n'ont-ils pas taxé de mollesse
les tribunaux chargés de sévir contre les « luthériens », comparé
Catherine de Médicis à Jézabel ou Henri III à Achab parce qu'ils
laissaient s'introduire une nouvelle religion non moins pernicieuse que
celle de Baal, et rendu le protestantisme responsable des malheurs — tels
la défaite de Saint-Quentin — que Dieu courroucé envoyait à la France 753
!
Les prédicants réformés, bien entendu, n'étaient pas en reste et leur
responsabilité dans les « furies inconoclastes » et la mise à mort des «
idolâtres » a été capitale. Leur référence à cet égard était le Deutéronome
(XIII, 7-12) :

« Si ton frère, fils de ton père ou fils de ta mère, ton fils, ta fille, l'épouse qui repose
sur ton sein ... cherche à te séduire dans le secret en disant : " Allons servir d'autres
dieux... ", tu ne consentiras pas à sa parole, tu ne l'écouteras pas, ton œil sera sans
pitié... Oui tu devras le tuer, ta main sera la première contre lui pour le mettre à mort
et la main de tout le peuple continuera l'exécution. »

Effectivement, à Rouen et à Gien en 1562, des bris d'images furent


perpétrés à la suite de prêches où l'on avait lu le Deutéronome754 . A Lyon,
la même année, un pasteur, l'épée à la main, participa à la mise à sac de la
cathédrale Saint-Jean755. Les catholiques ne manquèrent pas de relever la
relation entre prêches et iconoclasme qui apparaît, entre autres, dans cette
lettre adressée en septembre 1566 par Marguerite de Parme à Philippe II :

« [Les prédicants] pensent toutes choses leur être loisibles. rompent images,
prêchent ès églises, empêchent les catholiques, font ce que bon leur semble en irrision
et contemnement de la justice... ; ces nouveaux ministres, prédicants, briseurs
d'images et conducteurs de ces émotions, se montrent partout756. »

Aucun doute ne peut subsister sur le fait que les démolisseurs d'images
qui sévirent dans les Pays-Bas au cours de l'été 1566 avaient été
effectivement fanatisés. Un dossier qu'étudient actuellement Mme Deyon
et A. Lottin met en lumière cette évidente succession des sermons et des
violences iconoclastes. Car celles-ci furent précédées, de Valenciennes à
Anvers, d'une prédication massive, en plein air, aux portes des villes757.
Ces « prêches des haies commencèrent à la fin juin et culminèrent vers le
10 août — date du début des saccages —, électrisant des auditoires de
plus en plus nombreux, qui pouvaient atteindre 15 000 personnes.
Souvent les assistants étaient venus avec leurs armes, prêts à se laisser
entraîner par le prédicant à quelque action d'éclat. Un « discours des
commotions advenues d'entre le peuple t-multué en la ville d'Enghien »
relate :

« Que, le XXVIIe jour dudict mois d'aoust XVIeLXVI, du matin, se feist la première
presche au quartier d'Enghien, au lieu qu'on dist Heerhouwt ..., par quelque ministre
accompagné de grand numbre de peuple d'Audenarde, embastonnez de divers
instrumentz, comme aussy pluisieurs d'Enghien...
« Item, du Heerhouwt le peuple de ladicte presche avecq leur prédicant ou ministre
estoient venus à Herrynes et à l'église des Chartrois, où ils disnèrent, et par ceulx du
cloistre des Chartrois esté administré les biens et provisions y estans ; et au mesme
temps sacquagèrent l'église dudict Herrynes et Chartrois, ensemble deschirez les
libvres de leur librairye. »

Dans un autre document du temps, un prêcheur venu de Genève et


arrêté après la fin des troubles, avoue que, entré avec une troupe dans une
église du Cateau-Cambrésis, « il print ung bénitier de cuivre qu'il rua par
terre. De là alla à une chapelle rompre ung gonfanon. Lors, chacun feist
le pareil et y eust là ung meslinge [confusion] ».
Que des prêtres aient joué un rôle déterminant dans les mouvements
millénaristes qui fondaient sur l'Ecriture leur projet de révolution sociale
n'a rien qui surprenne. Ils étaient nombreux à Tabor en 1420, et Müntzer
avait été moine augustin avant de mettre sur pied la Ligue des élus. Il est
plus intéressant de remarquer que le « soulèvement des travailleurs »
anglais en 1381, en dépit de plusieurs revendications égalitaristes et
communisantes, avait en vue des objectifs concrets et immédiats qui
n'étaient pas forcément utopiques — abolition du servage, partage des
biens d'Eglise entre les paroisses, etc. Or, un des chefs de la révolte fut un
prédicateur errant, John Ball, qui avait pris l'habitude de haranguer les
paysans « les jours de dimanche après la messe, quand toutes gens issent
du moustier ». Alors, « il s'en venoit au cloître ou cimetière, et là préchoit
et faisoit le peuple assembler autour de lui »... Ainsi raconte Froissart
dans un texte qui éclaire un panorama plus vaste que celui du
soulèvement de 1381.
Les récentes études sur les nu-pieds et les croquants révèlent en effet la
présence fréquente des prêtres, notamment des curés de paroisse, dans les
révoltes qui traversèrent la France du XVIIe siècle. En Basse Normandie
quatre prêtres prirent une part active à l'insurrection contre les gabeleurs.
L'un d'eux, Morel, vicaire de Saint-Saturnin, aux faubourgs d'Avranches,
fut peut-être même le vrai chef de la rébellion 758. Durant les troubles des
communes d'Angoumois et Saintonge (1636), on vit arriver à Blanzac «
environ 400 hommes armés d'arquebuses et de piques distribués en 12 ou
15 compagnies conduites par leurs curés, tous marchans en bon ordre au
son de quelques fifres et violons par faute de tambours 759 ». On trouve
pareillement des prêtres parmi les révoltés du Périgord ( 1637-1641 ) :

« Quelques prêtres, raconte un contemporain, estoient à la tête de cette populace. »


Un autre témoin assure qu' « un prêtre se faisoit grandement signaler en l'esmeute et
soulèvement de la commune de Périgord à cause de la vaillance de son courage et
aussi par sa force ». Curés et vicaires solidaires des rebelles devaient « ban nir le
vice..., exhorter le peuple chrétien à prières et oraisons envers Dieu avec défenses
contre les blasphémateurs et scandaleux qui se porteront contre l'honneur et la gloire
de Dieu760. »

Dans les Pyrénées, ce sont encore des curés qui mènent les révoltes
antifiscales du val d'Aran (1643), de la Soule (1661), du Lavedan (1665
et 1695761. En 1675, plusieurs prêtres se mettent à la tête des paysans
bretons en colère dans la région de Carhaix et de Gourin. Quelques-uns
seront condamnés aux galères dont l'un, Jean Dollo de Carhaix, «
convaincu d'avoir esté chef des révoltés et d'avoir fait signer à quelques
habitants de cette ville un brevet de capitaine des révoltés remply de son
nom 762 ». En 1680, l'intendant de Poitou écrit à Chamillard : « Vous ne
scauriez comprendre combien ces curés font du mal dans ce département
763
», car ils prêchent contre les tailles et les traites, cachent les meubles de
leurs paroissiens avant les saisies et incitent à la résistance. Intégrés à la
communauté paroissiale, ces prêtres en sont naturellement les porte-
parole et les chefs en période d'effervescence. Aussi leur attitude diffère-
t-elle — du moins avant le XVIIIe siècle — de celle des missionnaires de
l'intérieur. Certes ceux-ci — Eudes, Maunoir, Grignion de Montfort —
tonnent contre les riches et, lors des révoltes, jouent les conciliateurs.
Toutefois, messagers de la hiérarchie, ils recommandent l'ordre et la
soumission. « Endurez tout sans murmurer », tel est, dans l'un de ses
cantiques 764, le conseil de Grignion de Montfort, qui écrit ailleurs : « On
voit bien des pauvres souffrants // Mais peu de pauvres patients 765. » Et
encore : « ô médisance atroce // De mal parler des rois 766.» On sait depuis
les travaux de R. Mousnier et de ses élèves, le rôle des gentilshommes
dans les révoltes du XVIIe siècle ; mais il convenait aussi d'insister sur
celui des prêtres des paroisses. Et, il vaudrait la peine, dans la continuité
d'une histoire longue des mentalités transcendant les coupures
chronologiques et idéologiques, d'étudier systématiquement la place que
tinrent dans les événements révolutionnaires de 1789-1799 les anciens
prêtres et les bâtiments du culte même provisoirement désaffectés. On
pourrait enfin élargir à l'Amérique l'enquête sur les liens entre révoltes et
hommes d'Eglise. Le Mexique se révélerait alors un terrain d'étude
privilégié : Hidalgo et Morelos, qui dirigèrent les premiers soulèvements
en vue de l'indépendance (1810-1815), étaient chargés de paroisse et, en
outre, l'on connaît au moins six curés « agraristes » qui prirent la tête de
révoltes paysannes au Mexique entre 1827 et 1894767. Autrefois, le curé
était l'homme sécurisant d'une paroisse, celui qui, en cas de difficultés,
indiquait la route à suivre, fût-ce celle de la rébellion.
Il n'est plus à démontrer que l'émeute urbaine (suivie ou non d'une
rébellion plus longue) et l'effervescence qui marquait les débuts d'une
révolte paysanne revêtaient souvent dans la civilisation d'autrefois un
caractère festif et bachique 768. On y retrouvait l'atmosphère et les rites du
carnaval, le thème de l'inversion sociale que connaissaient les fêtes des
fous médiévales, le rôle prédominant des jeunes dont, nous le savons
maintenant, les groupements avaient dans la société traditionnelle une
fonction de police des mœurs. Dans la joie bruyante s'affirmaient
l'unanimité d'une conscience collective, la personnalité d'une commune
ou d'un quartier, la solidarité d'un groupe qui, par cette réaction
d'autodéfense, éloignait les cauchemars qui le hantaient. Cette libération
de la peur s'accompagnait d'une dévaluation soudaine de l'adversaire dont
on ne mesurait plus la force et les possibilités de réaction ultérieure. On
occupait un hôtel de ville, on tuait des gabeleurs, on refusait de payer
l'impôt, on refoulait un régiment comme si, derrière les hommes et les
institutions brutalement bafoués, il n'y avait pas un Etat, des forces
armées en réserve et la solidarité des possédants. Toutefois, les
exécutions des victimes ne se faisaient pas toujours — tant s'en faut —
dans l'anarchie qu'on a longtemps décrite. Souvent la foule en colère se
donnait bonne conscience et condamnait son antimoi en réitérant des
conduites judiciaires dont le modèle demeurait vivant au fond de la
conscience collective — processions punitives, jugements populaires
avant la mise à mort, exécutions publiques sur la grand-place ou, en tout
cas, dans l'endroit habituellement prévu à cet effet. Par cette revanche des
muets la masse des anonymes prenait pour un temps ses affaires en main,
se donnait du courage en s'institutionnalisant. En outre, de multiples
récits prouvent que les tueries étaient rarement aveugles et les pillages
moins fréquents qu'on l'a cru. Une population en colère se rassurait par
cette sorte de discipline interne plus ou moins consciemment respectée.
Fréquemment, l'émeute ne se contentait pas de tuer ses ennemis. Que
de fois durant la Révolution française n'a-t-on pas promené dans les rues,
au bout des piques, les têtes des victimes ! De même, à la Saint-
Barthélemy, Coligny mort fut castré, décapité, jeté à la Seine, puis
repêché et pendu par les jambes au gibet de Montfaucon ; de nombreux
protestants furent, lors du même massacre, une fois mis à mort, dénudés,
traînés dans les rues, basculés dans le fleuve. Ces affreuses mises en
scène sont à rapprocher des autodafés ou des bûchers où l'on brûlait en
effigie un condamné par contumace et de l'atroce mascarade déjà
mentionnée plus haut au cours de laquelle la municipalité protestante de
Bâle en 1559 fit déterrer le cadavre de l'anabaptiste David Joris mort
paisiblement trois ans plus tôt sous le nom de Jean de Bruges. On
défonça le cercueil, on en tira le défunt que l'on dressa contre un poteau.
A côté, on plaça les livres qu'il avait écrits et une effigie du dangereux
hérétique. Puis on brûla le tout 769. Durant la Révolution française, des
fanatiques sortiront pareillement les cadavres royaux de leurs tombeaux
de Saint-Denis et détruiront, à Anet, le corps encore intact de Diane de
Poitiers. Ces liturgies macabres aident à comprendre l'iconoclasme de
toutes les époques. A Saint-Gall en 1529, tous les autels furent détruits,
les images brisées à coups de hache ou de marteau :

« On a rempli quarante chariots des débris jetés hors de l'église, écrit un


contemporain, puis un grand feu a été allumé, et tout a été consumé par les flammes. »
Le gouverneur de Neuenbourg relatait au même moment : « Ils ont détruit toutes les
statues ; ils ont crevé les toiles des tableaux à l'endroit des yeux ou du nez des saints
personnages représentés ; même les images de la Mère de Dieu ont été traitées de
cette manière770 . »

Tous les témoignages concordent : la foule iconoclaste ne cherche pas


à piller, mais à détruire. On brise les statues à coups de hache ou de pique
; on descend des tableaux et on trépigne sur eux. A Ulm en 1531, on
attelle des chevaux aux orgues de la cathédrale avec des cordes et des
chaînes, on les arrache hors de l'église et on les réduit à un monceau de
bois 771 Lisons aussi le récit de ce qui se passa à Valenciennes en 1566 :

« [Les huguenots de la ville] entrèrent furieusement aux églises, tant des paroisses
que des abbayes, hôpitaux, sans nulle exception. Et eux, là venus par grandes troupes,
armés et embastonnés, ont tiré jus [bas] les crucifix et images des saints, avec
plusieurs blasphèmes et plusieurs paroles infâmes, puis ont rompu et brisé les doxalles
[tribunes], orgues, clôtures des chapelles, autels, sièges, fonts de baptême, verrières,
puis ont brûlé les ornements desdites églises, tellement que l'or fondu en sortait en
plusieurs églises... Davantage ont déchiré et puis brûlé les gourdines (courtines),
nappes, serviettes et autres linges servant à l'office divin, brûlé et déchiré tous les
livres des églises, que c'était une grande pitié et désolation de voir ainsi ces lieux
consacrés et dédiés à Dieu être en tel état, profanés par ces méchants libertins et gens
sans nulle raison, et un grand crève-cœur aux catholiques 772. »
L'iconoclasme est-il une haine aveugle ? Ou bien plutôt un rite
collectif d'exorcisme ? Vitraux, statues, peintures, orgues même — ou
encore les cadavres dans leurs respectables tombeaux — représentaient
pour une foule en colère plus que des êtres inanimés. Ils conservaient
quelque chose du pouvoir tyrannique, voire diabolique, que la sédition
s'efforçait de détruire. Si l'on décapitait Louis XVI, tout en laissant
paisiblement dormir ses ancêtres dans de beaux monuments entourés de
respect, on n'avait pas tout à fait abattu la royauté. Celle-ci demeurait en
quelque façon menaçante. De même, pour les iconoclastes du XVIe
siècle, l'idolâtrie romaine et la puissance cléricale n'avaient point disparu
si leurs symboles demeuraient debout. En revanche, la statue mutilée, le
visage peint dont on a crevé les yeux, le cadavre transformé en pantin
ridicule sont désacralisés et dépouillés de leur pouvoir magique. En les
maltraitant de toutes les façons, la foule s'est prouvé à elle-même sa
propre puissance et a réduit l'ennemi à merci : il est devenu inoffensif et
pitoyable. Ainsi une furie iconoclaste révèle la profondeur d'une peur
collective et apparaît comme l'ultime moyen pour la conjurer.

3. La peur de la subversion

Souvent les émeutes tournaient court et beaucoup de révoltes étaient


vaincues. Pour les séditieux désarmés, venait alors le moment de la
rechute dans la peur. On redoutait la répression qui pouvait effectivement
s'avérer terrible — ainsi en 1525 après la défaite des paysans allemands
et, en 1567, lorsque le duc d'Albe devint gouverneur des Pays-Bas. Ou
encore, après l'échec d'un mouvement antifiscal on pouvait craindre, non
sans raison, un retour en force des gabeleurs et un nouveau durcissement
de l'appareil de l'Etat.
En contrepartie, restait chez les vainqueurs et les gens en place
l'obsession de la foule anonyme et incontrôlable, « terrible bétail à
gouverner », avouait un administrateur normand en 1709773, et la crainte
du renversement des hiérarchies. Témoignages imprévus à ce sujet, ceux
des auteurs de « pronostinations » dont les sombres prédictions,
inlassablement répétées, paraissent refléter l'inquiétude permanente de
tous ceux qui tenaient à l'ordre établi :
« 1518 : Se lesveront grans noises et adversités... entre le commun peuple et
noblesse. »
« 1576: Ceste année on le verra [le peuple] se desborder totalement hors des limites
de son devoir et s'esmouvoir et eslever en grandes querelles a l'encontre de ses
supérieurs, dont plusieurs seront punis par justice, toutefois leur faute... grandement
diminuera l'autorité des officiers publics. »
« 1590 : Outre plus se trouvera un grand discord entre le peuple tant en l'esgard des
majeurs que des subjets, et mesmement l'enfant contre le père, la femme contre le
mary et le serviteur contre le maistre. »
« 1602 : Il faut craindre [cette année] les ires, fureurs et séditions des peuples 774. »

La crainte du peuple anonyme se précisait souvent, tant en ville qu'à la


campagne, en celle plus concrète des mendiants. En effet, sur les routes
et dans les cités de l'Europe d'Ancien Régime, il y eut bien d'autres
vagabonds que les sous-produits instables des armées étudiés
précédemment. Mentionnons, certes, à partir du XVe siècle, les
bohémiens, aussi appelés « sarrasins », « égyptiens » ou « tsiganes », qui
accueillaient dans leurs groupes divers déclassés non tsiganes, « la
jeunesse libertine de toutes les nations », écrivait dans sa Cosmographie
S. Münster 775. Marginaux par leurs mœurs et leurs habits. les bohémiens
faisaient peur. On les accusait de voler les enfants. Mais les errants les
plus nombreux furent les « hommes superflus » d'autrefois 776, ces
victimes de l'évolution économique déjà rencontrés à propos des
violences millénaristes : tenanciers évincés par l'action méthodique des
rassembleurs de terres ; manouvriers ruraux à la limite de la survie en
raison de l'ascension démographique et des fréquentes disettes ; ouvriers
urbains atteints par les récessions périodiques et le chômage. Tous ces
vrais mendiants auxquels, croyait-on, s'ajoutaient beaucoup de faux
infirmes et de faux indigents déambulèrent pendant des siècles de la ville
à la campagne et inversement, leur nombre grossissant en temps de crise :
ce qui advint à la veille de la Révolution française.
De multiples témoignages attestent la peur des mendiants
qu'éprouvèrent en Europe à partir du temps de la Peste Noire tous ceux,
riches et moins riches, qui avaient suffisamment pour vivre et ne se
sentaient pas menacés par la « délocalisation » et, donc par la
désocialisation. Et les recherches récentes sur le vagabondage révèlent
que les hommes sans famille y dominaient, ce qui augmentait encore la
peur qu'ils suscitaient et explique aussi qu'ils aient cherché à se constituer
en bandes 777. En 1363, l'évêque de Paris déplore une calamité nouvelle :
les rues de la capitale sont envahies par une foule innombrable de
mendiants. La question du vagabondage revient dans la grande
Ordonnance cabochienne de 1413. Soixante ans plus tard, un acte du
parlement de Paris décide que les vagabonds seront recherchés et arrêtés
pour être ensuite expulsés ou châtiés selon une procédure expéditive. Des
législations de ce type, qui seront répétées et aggravées désormais dans
toute l'Europe, traduisent le durable sentiment d'insécurité qui étreignit
pendant des siècles les habitants stables des villes (et des campagnes)
devant le spectacle des « caymans et caymandes » qui circulaient d'une
province à l'autre 778.
En septembre 1523, après la « trahison » du connétable de Bourbon et
tandis que François Ier était malade à Lyon, Paris redouta une « émotion »
des mendiants.

« Ces jours durans, raconte N. Versoris, les mauvais garsons se retirèrent en Paris
en grant nombre désirant de jour à aultre la venue des ennemis pour que, joinctz à
iceulx, ils pussent à plaisir piller, dérober et gaster la ville, de sorte que en ce temps
estoient plus craints les mauvais garsons de la ville que les ennemis 779. »

Dans l'Angleterre d'Henri VIII et d'Edouard VI, où éclatèrent de


nombreuses révoltes, les autorités crurent — à tort — que les rebelles
étaient surtout des mendiants.

Cranmer écrivait en 1549 : « Les principaux responsables de tous ces troubles sont
des fainéants et des hommes de mauvaise nature qui ne possèdent rien ou pas grand-
chose par leur travail. » Et sir John Cheke déclarait aux révoltés du Norfolk, dans The
Hurt of Sedition (1549), que leur action « avait provoqué un tohu-bohu populaire, un
charivari de vagabonds et une levée en masse de voleurs 780 ».
Les vagabonds ne sont que des délinquants et des séditieux, c'est aussi
ce qu'affirme en 1659 un prévôt général des armées d'Italie :

« Parmi ces gens-là, vagabonds et Egyptiens, la fainéantise fait son étude pour
entrer dans les yvrogneries, paillardises, jeux, blasphèmes, querelles et séditions... Les
roues et les potences sont souvent chargées de ces monstres qui, refusant d'obéir au
précepte divin de travailler pour gagner leur vie à la sueur de leur front, tombent dans
des pauvretés honteuses et de là commettent des larcins, des sacrilèges et des meurtres
épouvantables 781. »

L'errance des « gens sans aveu » et « demeurant partout » est donc à


l'époque éminemment suspecte et la société du temps identifie
marginalité et criminalité. Si toutefois dans une ville les mendiants ne
constituent pas plus de 3 ou 4 % du nombre des habitants, l'inquiétude ne
sera pas grande. Mais s'ils franchissent le seuil de 10 %, alors la
population s'alarme et risque de verser dans des gestes de panique 782. Or,
dans l'Europe des XVIe-XVIIIe siècles, cette proportion a été souvent
dépassée. D'où un portrait-robot extrêmement malveillant des vagabonds,
progressivement dessiné au cours des siècles par l'imagination collective.
Ils sont les « très forts » et « incorrigibles larrons » qui épient leurs
victimes dans l'ombre — cela en un temps où le vol est réputé plus
criminel que la bagarre ou la vengeance. Ils sont des instruments tout
désignés entre les mains des « ennemys du roy et du royaulme » — ainsi
parlent en 1524 les échevins de Troyes et de Dijon. Beaucoup de
médecins leur reprochent d'être des vecteurs de la peste. Mais A. Paré va
plus loin en cataloguant parmi les treize causes des monstres l' « artifice
des méchants bélîtres de l'ostière », mendiants allant de porte en porte.
Au vrai, les vagabonds sont eux-mêmes des monstres, capables de tous
les crimes. A. Paré affirme en effet :

« ... Certes, tels larrons, bélistres et imposteurs, pour vivre en oisiveté, ne veulent
jamais apprendre autre art que telle mendicité, qui à la vérité est une école de toute
méchanceté, car tels personnages saurait-on trouver plus propres pour exercer
maquerellages, semer poisons par les villages et villes, pour être boutefeux, pour faire
trahisons et servir d'espions, pour dérober, brigander et toute autre méchante pratique
? Car outre ceux qui ont été meurtriers d'eux-mêmes et qui ont cautérisé et stigmatisé
leurs corps, ou qui ont usé d'herbes et drogues pour rendre leurs plaies et corps plus
hideux, il s'en est trouvé qui ont dérobé de petits enfants, et leur ont rompu les bras et
les jambes et crevé les yeux, coupé la langue, pressé et enfoncé la poitrine, disant que
la foudre les avait ainsi meurtris pour (les portans parmi le monde) avoir couleur de
mendier, et attraper deniers783. »

Ce texte est à rapprocher de l'abondante littérature qui a été consacrée


à la gueuserie à partir du célèbre Liber vagatorum (fin XVe. début XVIe
siècle) et où l'on trouve notamment le Vagabondo de Rafaele Frianoro
(1621). « Le vagabond, écrit avec justesse B. Geremek, y apparaît sous
les traits du fourbe, de l'imposteur, de l'escroc, et le but didactique de
cette littérature est de montrer clairement les instruments et les
techniques de l'escroquerie. Au second plan de ce tableau, se profile le
danger social que constitue ce monde différent pour l'ordre établi, pour la
société organisée 784. » Faisant écho à la crainte éprouvée par les
possédants, mais se rangeant du côté des déshérités, le théologien
janséniste Godefroy Hermant écrivait en 1676 d'une plume dont l'ironie
est singulièrement moderne :

« Les pauvres sont des spectres hideux qui troublent le repos des particuliers,
interrompent la joye des familles et qui ruinent la tranquillité publique. Il faut faire
taire la clameur de ces misérables qui poursuivent les paisibles bourgeois jusque dans
leurs maisons et s'assemblent en de criminels mouvements 785. »

Semblable témoignage nous fait comprendre pourquoi, dans la plupart


des ouvrages du temps relatifs aux mendiants et que n'inspire point la
charité chrétienne d'un Hermant, les vagabonds sont représentés comme
formant une contre-société argotique avec organisation corporative,
autorité monarchique au sommet et langue mystérieuse. Une contre-
société ainsi décrite ne pouvait manquer d'être identifiée comme une
menace pour l'ordre établi.
La législation anglaise des XVe-XVIIe siècles est, plus que toute autre,
révélatrice de cette peur de la subversion par les vagabonds qui s'empara
des classes dirigeante786. Le statut de 1531 prévoit qu'ils seront
pourchassés, transférés aux justices de paix, fouettés jusqu'au sang, puis
renvoyés aux lieux de leur naissance ou dans les localités où ils ont
habité durant au moins trois mois. L'acte de 1547, encore plus dur, stipule
que tout homme qui reste trois jours sans travailler sera marqué au fer
rouge, puis donné en servitude pour deux ans soit au dénonciateur, soit à
sa commune d'origine, la fuite étant punie la première fois par l'esclavage
perpétuel, et la seconde fois par la mort. Les enfants des vagabonds
seront mis en apprentissage, les garçons jusqu'à 24 ans, les filles jusqu'à
20 ans sans avoir droit à aucune rémunération. Le statut de 1547 est
révoqué trois ans plus tard ; mais la chasse aux vagabonds n'en est pas
ralentie. Les années 1569-1572 notamment sont marquées par des
campagnes de recherches des mendiants que l'on fouette publiquement.
Des volontaires participent à ces sinistres battues. Dans le seul Devon, 74
vagabonds sont mis à mort en 1598. En Angleterre comme sur le
continent, les autorités conjuguent dans leurs luttes contre la mendicité
assistance et répression, enfermement et expulsion, et le XVIIe siècle opte
de plus en plus pour les maisons de travail (et de correction) et les
hôpitaux généraux. Il s'agit alors de socialiser de force des marginaux qui
parfois préfèrent les galères à ces lugubres prisons.
La classe dangereuse pour les autorités et tous les possédants
d'autrefois, c'est donc par priorité celle des mendiants itinérants qui,
croit-on, véhiculent avec eux tous les péchés du monde y compris
l'hérésie, le libertinage, la peste et la subversion. Même isolés, ils
demandent souvent l'aumône « avec insolence ». Réunis en bandes dans
le plat pays — car dans la société dure et structurée d'Ancien Régime
l'homme seul peut difficilement survivre —, ils attaquent les fermes
reculées, volent dans les granges et les écuries, pillent les églises,
menacent de « chauffer » les paysans et de brûler leurs maisons. Dans !es
campagnes encore plus que dans les villes, la crainte de l'incendie a
longtemps accompagné celle du vagabond-brigand787, et on la voit
resurgir lors de la Grande Peur. Ainsi, malgré la mise sur pied
d'aumôneries urbaines à partir du XVIe siècle, malgré la création de la
maréchaussée (en France, sous François Ier et Henri II) et la mise en
faction de « chasse-coquins » aux portes des villes, malgré les
draconiennes lois anglaises sur les pauvres, malgré les enfermements
(intermittents) de mendiants dans toute l'Europe du XVIIe siècle, malgré
la « bienfaisance » qui se développe au temps des Lumières, le problème
des errants — souvent assimilés à des brigands — demeure entier à la fin
de l'Ancien Régime. Ne voit-on pas une bande dite « du Forez » étendre
son champ d'action, entre 1750 et 1773, à plus de cent localités de cette
province788 ?
Aussi l'opinion est-elle communément répandue en France, à la veille
de la Révolution, que tout mendiant est un candidat au crime. Un
président du bureau des pauvres de Mamers écrit en mars 1789:

« La mendicité est l'apprentissage du crime : elle commence par faire aimer


l'oisiveté qui sera toujours le plus grand mal moral et politique : dans cet état, le
mendiant sans principes, ou tout au moins sans habitudes d'honnêteté, ne résiste pas
longtemps à la tentation du vol. Bientôt il n'a plus d'autre frein dans ses idées de
rapines que la crainte des peines dues aux malfaiteurs, et dès qu'il a acquis assez
d'adresse pour se persuader qu'il échappera aux recherches de la justice, il devient au
moins rapineur journalier et souvent voleur de profession. Parmi les brigands, il en est
bien peu qui ne le soient devenus par cette profession funeste dont la mendicité est le
premier pas et l'indigence la première cause 789.»

Pour comprendre la Grande Peur, il fallait rappeler ce long passé et ce


lourd passif. Si, à l'époque, tout le monde crut aux brigands, c'est qu'on
avait, à tort ou à raison, l'habitude de les redouter. Mais en 1789, à cause
d'une vacance sans précédent du pouvoir, cette crainte ancestrale prit
d'extraordinaires dimensions. La crise économique et la disette avaient
accru dans tout le pays le nombre des errants. Un certain nombre d'entre
eux cherchaient du travail dans les villes dont ils augmentaient la
population flottante et où ils multipliaient les risques de troubles. Louis
XVI, au début juillet, prit prétexte de ce danger pour rassembler des
troupes à proximité de Paris. Après le 14 juillet — événement qui, à
l'époque, suscita dans le pays plus d'inquiétude que d'enthousiasme —, le
bruit se répandit en France que les municipalités, pour éviter de nouvelles
agitations, chassaient les indésirables qui allaient maintenant se répandre
dans tout le pays 790. Dès lors, on crut voir des brigands partout : on les
disait dans le bois prochain ; ils s'avançaient en incendiant les moissons
et les maisons ; ils s'étaient mis au service des aristocrates (comme jadis à
la solde des ennemis de François Ier); ils passaient en force les frontières ;
ils annonçaient et préparaient la venue d'armées étrangères. Se trouvaient
ainsi conjugés dans une même alarme le lien qu'on établissait
traditionnellement entre soldats et brigands, le sinistre souvenir laissé par
les mercenaires depuis le temps des grandes compagnies jusqu'à celui de
Mazarin et la conviction que les vagabonds sont disponibles pour toutes
les trahisons et les pires subversions.

« Peurs réciproques », « cycle infernal de peurs » : ces formules ne


viennent-elles pas spontanément à l'esprit au terme de cette étude sur les
séditions de toutes sortes que connut l'Occident après l'âge féodal et
avant celui de la grande industrie ? Pour rompre ce cercle maudit, il
fallait que soient réunies beaucoup de conditions : une alimentation plus
abondante et plus régulière, le dégonflement de la surpopulation rurale,
l'emploi dans les usines de la main-d'œuvre disponible, des impôts plus
justes, un encadrement administratif plus solide, le suffrage universel,
une forte organisation syndicale. A bien des égards, la Révolution
française fut encore au niveau populaire une manifestation des peurs
anciennes. Et elle n'aurait pas débloqué l'avenir ni sécurisé à terme la
mentalité collective si elle n'avait pas été progressivement doublée par
une révolution économique et technique.
DEUXIEME PARTIE

La culture dirigeante et la peur


6.

« L'attente de Dieu »

1. Peurs eschatologiques et naissance du monde moderne

Les flambées périodiques de peur suscitées par les pestes jusqu'au


milieu du XVIIIe siècle, les fréquentes révoltes largement provoquées
tantôt par la crainte des soldats ou des brigands, tantôt par la menace de
la faim ou du fisc ont scandé, nous l'avons vu, une longue histoire
européenne étirée de la fin du XIIIe siècle aux débuts de l'âge industriel. Il
faut toutefois individualiser à l'intérieur de ce demi-millénaire une
séquence de plus grande angoisse — de 1348 à 1660 — au cours de
laquelle les malheurs se sont plus particulièrement accumulés en Europe,
y suscitant un ébranlement durable des esprits : la Peste Noire qui
marque en 1348 le retour offensif des épidémies meurtrières, les
soulèvements qui se relaient d'un pays à l'autre du XIVe siècle au XVIIe,
l'interminable guerre de Cent Ans, l'avance turque inquiétante à partir des
défaites de Kossovo (1389) et Nicopolis (1396) et alarmante au XVIe
siècle, le Grand Schisme — « scandale des scandales » —, les croisades
contre les hussites, la décadence morale de la papauté avant le
redressement opéré par la Réforme catholique, la sécession protestante
avec toutes ses séquelles — excommunications réciproques, massacres et
guerres. Frappés par ces coïncidences tragiques ou par l'incessante
succession des calamités, les hommes du temps leur cherchèrent des
causes globales et les intégrèrent dans une chaîne explicative.
Franchissant un nouveau palier, nous débouchons donc maintenant au
niveau de la réflexion — surtout théologique — que l'époque opéra sur
ses propres peurs. Cette réflexion fut elle-même à l'origine de nouvelles
peurs plus larges et plus envoûtantes que celles identifiées jusqu'ici. Mais
le miracle de la civilisation occidentale est qu'elle vécut toutes ces peurs
sans se laisser paralyser par elles. Car on n'a pas assez souligné qu'il y eut
en même temps angoisse et dynamisme — celui-ci étant généralement
désigné par le terme de « Renaissance ». La peur suscita ses antidotes : ce
que nous étudierons dans un ouvrage ultérieur.
La recherche historique a en grande partie balayé la légende des
terreurs de l'an mil, fondée sur des textes peu nombreux et postérieurs
aux frayeurs qu'ils prétendaient faire revivre. « Pendant tout le Xe siècle,
un seul personnage, a écrit Ed. Pognon, a assigné au monde régénéré par
le Christ un terme de mille ans et rien ne permet d'affirmer qu'il ait
effrayé beaucoup de gens 791. » En revanche, c'est « à la fin du XVe siècle,
dans les triomphes du nouvel humanisme, qu'apparaît la première
description connue des terreurs de l'an mil 792 » sous la plume du
bénédictin Trithemius (1462-1516), rédacteur des annales du couvent
d'Hirschau. Trithemius était lui-même un lettré détaché des routines de la
scolastique et qui décrivait avec condescendance les angoisses d'une
période barbare. Mais est-ce un hasard si c'est au début des temps
modernes qu'est née la légende de la peur de l'an mil ? N'a-t-on pas prêté
alors aux contemporains d'Otton III des craintes qui étaient plus
authentiquement et plus largement celles des Européens des XIVe-XVIe
siècles ?
On n'a certes pas attendu cette période tourmentée pour redouter la
venue de l'Antéchrist et la fin du monde. L'une et l'autre ont toujours été
considérées par les chrétiens comme des certitudes et saint Augustin
consacra tout le livre XX de La Cité de Dieu à démontrer que ces deux
échéances sont inéluctables — car annoncées par de nombreux textes
sacrés — encore qu'on ne puisse en aucune façon en prévoir le moment.
Tout au long du Moyen Age, l'Eglise médita sur la fin de l'histoire
humaine telle qu'elle a été prophétisée par les différents textes
apocalyptiques. Souvenons-nous, entre autres témoignages à cet égard,
des quelque vingt manuscrits espagnols des Xe-XIIIe siècles qui nous ont
conservé le Commentaire de l'Apocalypse du moine Beatus de Liebana,
lequel écrivit à la fin du VIIIe siècle 793. La célèbre Apocalypse de Saint-
Sever (XIe siècle), avec ses monstres fantastiques est, elle aussi, un
manuscrit illustré du Commentaire de Beatus 794. Combien de magnifiques
églises françaises des XIIe et XIIIe siècles — à Autun, à Conques, à Paris,
à Chartres, etc. — ont évoqué à leur tour la scène du Jugement dernier !
Celle-ci a également fourni le thème de plusieurs poèmes latins
composés avant la période de notre étude par Commodien de Gaza (IIIe
siècle), saint Hilaire de Poitiers (IVe), saint Pierre Damien (XIe), Pierre le
Diacre (XIe), saint Bernard (XIIIe), etc 795.
Toutefois, il y a unanimité chez les historiens pour estimer qu'il se
produisit en Europe à partir du XIVe siècle un renforcement et une plus
large diffusion de la crainte des derniers temps. C'est dans ce climat de
pessimisme général sur l'avenir — physique et moral — de l'humanité
qu'il faut replacer le « sauve qui peut » lancé en 1508 par le prédicateur
Geiler, dans la cathédrale de Strasbourg : « Ce qu'il y a de mieux à faire,
c'est de se tenir en son coin et se fourrer la tête dans un trou en s'attachant
à suivre les commandements de Dieu et à pratiquer le bien pour gagner le
salut éternel 796. » Pour Geiler, il n'existait aucun espoir que l'humanité
s'améliore ; la fin d'un monde corrompu constituait désormais une
perspective prochaine. A l'automne du Moyen Age, écrivait Huizinga, le
sentiment général est que « l'anéantissement universel approche797». « Il
semble, notait E. Mâle, que les menaces de l'Apocalypse ne
préoccupèrent jamais autant les âmes... Les dernières années du XVe
siècle et les premières années du XVIe indiquent un des moments de
l'histoire où l'Apocalypse s'empara le plus fortement de l'imagination des
hommes 798. » E. Delaruelle, évoquant « l'interminable Grand Schisme »,
notait qu'il marqua « la rentrée dans un âge apocalyptique 799 ». Voici
encore d'autres jugements concordants cités par H. Zarnt dans L'Attente
de Dieu800. « Il est sans doute incontestable que la foule de ceux qui
croient avoir entendu la trompette du dernier jour n'a jamais été aussi
gigantesque qu'entre 1430 et 1530 » (Stadelmann). « Des hommes du
monde clérical, rappelle de son côté A. Danet, en vinrent jusqu'à
organiser des disputes publiques sur les signes de la fin des temps (par
ex. à Cologne en 1479). Ils espéraient ainsi éclairer et apaiser les
esprits801. » Règne alors « une atmosphère de fin du monde » (J. Lortz).
Consensus impressionnant des chercheurs qu'il nous fallait rappeler, mais
en soulignant — ce qu'on omet souvent — que ces terreurs, plus réelles
que celles de l'an mil, ont enjambé la coupure artificiellement établie
entre Moyen Age et Renaissance. Elles ont été contemporaines de la
naissance du monde moderne.
Concrétisons par un rapprochement significatif cette montée et cette
dramatisation des attentes apocalyptiques : à Salamanque, la « vieille
cathédrale » comporte un Jugement dernier du XIIe siècle peint sur un
mur latéral et donc inégalement visible pour les fidèles. Au centre de la
fresque siège le Christ en majesté, hiératique, serein et nimbé de gloire. A
sa droite et à sa gauche, figurent naturellement les élus et les damnés.
Mais — fait assez rare — en dessous du Sauveur, l'artiste a représenté les
limbes. Au total, une composition peu traumatisante. Dans la « nouvelle
cathédrale » (XVe-XVIe siècles) qui jouxte la précédente, se trouve aussi
un Jugement dernier. Mais cette fois, il est peint sur le mur de l'abside et
fait face au public. En outre, les scènes en sont traitées à l'intérieur d'un
format plus grand que les cinquantes petits tableaux peu lisibles situés
au-dessous et qui racontent en détail la vie de Jésus. Enfin, les limbes ont
disparu. Paradis et enfer se partagent par moitié la totalité de l'espace
peint. Toutefois, le Christ est tourné vers les reprouvés et il esquisse un
geste de rejet qui annonce celui de la Sixtine.

2. Deux lectures différentes des prophéties apocalyptiques

Il importe d'établir une distinction méthodologique entre deux


interprétations différentes des textes prophétiques relatifs aux dernières
étapes de l'histoire humaine, l'une insistant sur la promesse de mille ans
de bonheur, l'autre sur le Jugement dernier. Les origines du millénarisme
sont antérieures à l'ère chrétienne et prennent racine dans les espérances
messianiques d'Israël802. Isaïe (LIV et LV). Ezéchiel (XL-XLVII), Daniel
(II et VII) et plus encore les prophètes postexiliens annoncèrent la venue
d'un messie qui ouvrirait une période de prospérité et de paix. La notion
d'un règne intermédiaire, sorte de paradis terrestre provisoire intercalé
entre le temps actuel et l'éternité, se précisa dans la littérature juive à
travers le livre des Jubilés (XXII, 27), les paraboles d'Hénoch (LXI-
LXII) et le IVe livre d'Esdras (VII, 28...). Des milieux juifs, la croyance
au règne messianique fut transmise aux chrétiens par l'Apocalypse de
saint Jean (xx). Dans ce texte célèbre, l'apôtre annonce que l'ange de
Dieu enchaînera Satan pour mille ans. Alors, les justes ressusciteront
avec le Christ et seront heureux sur terre pendant ces mille années. La
même prophétie réapparaît, à quelques variantes près, dans l'épître de
Barnabé (IIe siècle, xv, 4-9). Saint Justin vers 150, saint Irénée vers 180
adhèrent totalement au millénarisme qui, à la fin du IIIe siècle et au début
du siècle suivant, a encore les faveurs de Lactance. En revanche, saint
Augustin, qui avait d'abord accepté les thèses millénaristes, les dénonce
dans La Cité de Dieu (chap. xx). Plus ou moins souterraines pendant
quelques centaines d'années, on les voit affleurer à nouveau à l'occasion
des révoltes socio-religieuses — celles de Tanchelm et d'Eudes de l'Etoile
— qui éclatent dans l'Europe du Nord et du Nord-Ouest au XIe siècle et
au début du XIIe. Mais ce sont les œuvres du Calabrais Joachim de Flore
(† 1202) qui relancent le millénarisme. Selon lui le monde, après avoir
vécu sous le règne du Père (Ancien Testament), puis sous celui du Fils
(Nouveau Testament), va entrer en 1260 dans le règne de l'Esprit. Alors,
les moines gouverneront l'univers et l'humanité se convertira à la
pauvreté évangélique. Ce sera le sabbat, l'âge de repos et de paix.
L'univers sera devenu un monastère peuplé de saints qui célébreront la
gloire du Seigneur, et ce royaume durera jusqu'au Jugement dernier.
Ces prédications, à l'origine pieuses et pacifiques, constituèrent
cependant des ferments de constestation. Les franciscains « spirituels »
qui se réclamaient de Joachim de Flore s'opposèrent à la richesse et à la
puissance de l'Eglise et furent persécutés par la hiérarchie. En
Allemagne, naquit et perdura la croyance que Frédéric II allait
ressusciter. Vengeur des injustices, il serait l' « empereur des derniers
jours ». Se différencièrent ainsi au cours des âges deux courants
millénaristes différents. L'un, celui auquel on prête d'ordinaire le plus
d'attention, opta pour la violence. Les flagellants révolutionnaires du
XIVe siècle, les extrémistes de Tabor en 1420, les exaltés qui suivirent
Müntzer en 1525, les anabaptistes fanatiques qui prirent le pouvoir à
Münster en 1534 étaient, nous l'avons vu 803, des millénaristes qui
voulaient par le fer et le feu hâter la venue du règne de bonheur et
d'égalité sur terre. Suivant leur sillage, on trouve au XVIIe siècle, dans
l'Angleterre de Cromwell, les « hommes de la Cinquième Monarchie » et
les diggers (ou « terrassiers ») de Winstanley persuadés, eux aussi, qu'il
fallait hâter la venue du dernier âge du monde durant lequel les saints
régneraient avec le Christ revenu. Il a existé toutefois un autre courant
millénariste, plus directement fidèle à l'esprit de Joachim de Flore et qui
excluait les solutions de force. Pour ceux qui s'y rattachaient le temps
allait bientôt venir où le Christ serait pendant mille ans le roi d'une terre
régénérée d'où le mal et le péché auraient disparu. Après cette séquence
de sainteté et de paix, interviendrait le Jugement dernier. Des études
récentes804 ont démontré, contrairement à ce qu'on a longtemps cru, que
dans l'Angleterre des années 1560-1660 et même entre 1640 et 1660,
cette eschatologie religieuse et paisible, qui rejoignait celle de la
primitive Eglise, a eu plus de crédit dans l'opinion que les projets
révolutionnaires des « hommes de la Cinquième Monarchie ». Ceux-ci ne
constituèrent qu'une minorité d'activistes. Les deux courants millénaristes
ne disparurent pas de la civilisation occidentale avec la restauration de la
monarchie en Angleterre. Du côté des attentes pacifiques, adventistes et
témoins de Jéhovah continuent encore aujourd'hui de guetter l'heure où
commenceront les mille ans de paix durant lesquels Satan sera
enchaîné805. A l'inverse, l'Italie et le Brésil connurent au XIXe siècle des
violences messianiques 806.
Mais une autre lecture des textes relatifs aux ultimes séquences de
l'histoire des hommes conduisait à la crainte du Jugement dernier. De
nombreux passages de l'Ecriture annoncent en effet cette heure
redoutable, le principal se trouvant dans saint Matthieu (Chap. XXIV-
XXV) :

« Aussitôt après la détresse de ces jours-là, le soleil s'obscurcira, la lune perdra son
éclat, les étoiles tomberont du ciel et les puissances des cieux seront ébranlées. Et
alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l'homme, et toutes les races de la terre
se frapperont la poitrine ; et l'on verra le Fils de l'homme venir sur les nuées du ciel
avec puissance et grande gloire... Il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa
gauche. Alors le roi dira à ceux de droite : " Venez les bénis de mon Père, recevez en
héritage le royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde... " Alors il
dira à ceux de gauche : " Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été
préparé pour le diable et pour ses anges... ". »
Ces passages de l'évangéliste ont, plus que tous les autres, inspiré
l'iconographie du Jugement dernier sur les tympans des XIIe-XIIIe siècles.
Or, ils sont corroborés non seulement par des textes parallèles de saint
Marc (XII et XIII) et de saint Luc (XII), mais aussi par Isaïe (XXIV-
XXVII), par Ezéchiel (Ier ; VIII ; XXI; XXXVII : dans ce chapitre, sont
annoncés le rassemblement des os desséchés et la résurrection de la
chair), par Daniel (II ; VII ; XII), par de nombreux psaumes, notamment
le psaume 939 qui est proche du chap. xxv de saint Matthieu, par la Ire épître
aux Corinthiens, (xv, 52), par la Ire à Timothée (IV, 13-17) et enfin, bien
sûr, par l'Apocalypse dont les éléments complexes et même
contradictoires associent la promesse du millenium à la prophétie d'un
Jugement dernier que ne précéderait aucun temps préalable de paix sur la
terre avec le Christ revenu. De la confluence de ces prophéties 807 et de ces
images sortit une représentation de plus en plus enrichie et sans cesse
plus tragique, à mesure qu'on s'approche du XVIe siècle, du drame ultime
de l'histoire humaine. Les principales composantes en sont : les anges
dont les trompettes annoncent à la terre des cataclysmes terrifiants ;
l'apparition, au-dessus d'un arc-en-ciel, du Juge assis sur un trône
étincelant, l'épée à la bouche, entouré d'animaux fantastiques, de
chérubins, des apôtres et des vingt-quatre sages ; la résurrection de la
chair ; le livre de la vie et de la mort ; la séparation des élus et des
réprouvés, les premiers en robe blanche entrant dans l'éblouissante
Jérusalem céleste, les autres précipités dans les tourments de l'enfer.
Ce qui caractérise à partir du XIVe siècle l'iconographie et la littérature
consacrées au Jugement dernier, c'est l'accent mis : a) sur la variété et le
caractère épouvantable des épreuves qui s'abattront sur l'humanité — les
quinze signes de la fin du monde que Bède le Vénérable disait avoir lus
dans saint Jérôme ; b) sur la sévérité du Dieu-justicier — il faisait peur à
Luther et à la plupart des chrétiens conscients de sa génération ; dans un
Jugement dernier de Lucas de Leyde, il délègue à Satan le soin de tenir le
livre où sont inscrites les actions humaines (musée de Leyde) ; c) sur
l'atrocité des tourments infernaux, alors qu'au XIIIe siècle les artistes, le
plus souvent, nous arrêtaient au seuil du lieu des supplices. Or, avec ses
dominantes tragiques, « dans les cathédrales des grandes villes comme
dans les chapelles des villages alpestres les plus reculés, ce thème
impressionnant du Jugement dernier s'est partout répandu 808 » au XVe et
au XVIe siècle. Car aux œuvres grandioses d'Albi, d'Orvieto (Luca
Signorelli) et de la Sixtine, aux compositions de R. Van der Weyden (à
Beaune), de J. Van Eyck (musée de Léningrad) et de Memling (à
Gdansk), à la célèbre Apocalypse gravée par Dürer, répondent désormais,
partout disséminées, des représentations du Jugement dernier qui
attestent par leur nombre la dimension de cette peur. J. Fournée, étudiant
les vitraux de la cathédrale de Coutances consacrés à ce thème (seconde
moitié du XVe siècle), les compare à d'autres œuvres réalisées en
Normandie sur le même sujet : 3 sont des XII-XIIIe siècles, 6 du XIVe, 6
du XVe, 16 du XVIe, et 1 du début du XVIIe 809.
Les deux grandes visions eschatologiques qu'on vient de distinguer —
celle du millenium et celle du Jugement dernier — revêtent — au moins
dans leurs formulations les plus catégoriques — des significations bien
différentes. L'une peut être qualifiée d'optimiste puisqu'elle laisse
apercevoir à l'horizon une longue période de paix au cours de laquelle
Satan sera enchaîné en enfer. L'autre est de coloration bien plus sombre.
Certes, le Jugement final place définitivement les élus en paradis ; mais
qui peut dire d'avance qu'il sera compté parmi les brebis à la droite du
Souverain Juge ? Celui-ci apparaît dur et sévère. Le dernier jour de
l'humanité est bien celui de la colère : dies irae. Seconde distinction
essentielle : la conception du millenium a eu tendance à se teinter, en
Occident comme chez les adeptes mélanésiens du Cargo, d'une
coloration matérialiste, à la limite peu chrétienne, en particulier chez les
chiliastes révolutionnaires. Durant les mille ans du règne des saints,
souffrance, maladie, misère, inégalité, exploitation de l'homme par
l'homme auront disparu de la terre. Ce sera le retour à l'âge d'or —
éternelle aspiration humaine — que certains, à Tabor ou à Münster, se
représentaient comme un authentique pays de cocaïne. Ces éléments
concrets ne sont pas absents du millénarisme modéré du P. Vieira, jésuite
portugais qui, au XVIIe siècle, promet à son souverain l'empire du
monde810. Le Portugal de ce temps est en effet traversé de courants
messianiques qui se fondent sur les messages inspirés (les trovas) d'un
cordonnier du XVIe siècle et que répandent les moines d'Alcobaça. Au
temps de l'occupation espagnole (1580-1640), on se refuse à croire à la
mort du roi Sébastien, disparu811 à la bataille d'Alcaçar-Quivir (1578). Il
reviendra redonner gloire et liberté à son peuple. La révolution
anticastillane de 1640 exalte les espérances millénaristes. Désormais et
inlassablement au cours de sa longue carrière, Vieira (1608-1697) prédit
aux rois successifs de son pays un destin hors série. Comètes, tempêtes et
inondations lui paraissent annoncer le passage au millenium ,au cours
duquel le pape et le souverain du Portugal gouverneront ensemble un
monde pacifié, les Turcs ayant été vaincus et les Juifs amenés à la vraie
foi. Or, ce règne sera tout ensemble spirituel et temporel. Il créera, lui
aussi, un pays de cocagne, pour le plus grand profit de Lisbonne et du
Portugal. S'adressant à Jean IV, il lui assure que cet empire bienheureux
sera constitué « pour l'augmentation de la foi, pour la gloire de l'Eglise,
pour l'honneur de la nation portugaise, pour l'accroissement des biens de
la fortune et la plus grande abondance des biens de la grâce812 ». Dans un
autre texte, Vieira, se situant par avance dans le temps béni qu'il
prophétise, admire le dessein divin qui a choisi Lisbonne comme capitale
de la terre régénérée :

« Le ciel, la terre et la mer concourent dans cet admirable site à la grandeur


universelle de l'empire et à la convenance, elle aussi universelle, des sujets. »
Lisbonne est « le site le plus proportionné et le plus apte à la destination que lui a
choisie le Suprême Architecte : la construction de ce haut édifice [l'empire du monde]
».
« [La ville] attend entre ses deux promontoires, qui sont comme deux bras ouverts,
non les tributs dont le suave joug de cet empire aura libéré les peuples, mais la
volontaire obéissance de toutes les nations qui découvriront leur solidarité, même
avec les populations encore inconnues aujourd'hui et qui auront alors perdu l'injure de
ce nom 813. »

Vieira annonça le début de ce temps de bonheur successivement pour


1670, 1679 et 1700.
S'opposant à ces rêves enchanteurs, la représentation du Jugement
dernier dirigeait les cœurs et les imaginations vers des préoccupations
très différentes. L'accent portait ici sur le destin éternel des âmes, la
culpabilité personnelle, la nécessité d'avoir au long des jours suivi
l'exemple et l'enseignement de Jésus plutôt que recherché le bonheur
terrestre. En somme, du point de vue de la hiérarchie ecclésiastique,
l'attente du millenium était lourde de multiples déviations possibles,
suspectes aux yeux du magistère (Vieira eut maille à partir avec le Saint-
Office), et elle accompagna effectivement de nombreuses hérésies, alors
que l'ultime reddition des comptes s'avérait un moyen pédagogique
efficace aux mains de l'Eglise pour ramener les chrétiens dans le droit
chemin. Ce n'est donc pas un hasard si l'eschatologie qui annonçait
l'imminence du Jugement final fut surtout répandue par ceux des hommes
d'Eglise qui étaient le plus habités par le souci pastoral. Cela est vrai
notamment des grands Réformateurs protestants.
Les divergences entre millénaristes et prophètes d'un Jugement dernier
prochain provenaient notamment d'interprétations différentes des visions
de Daniel (II et VII) rapportées à l'Apocalypse. Daniel avait annoncé les
chutes successives de quatre empires — généralement identifiés ensuite
par les théologiens comme étant ceux des Assyriens, des Perses, des
Grecs et des Romains. Un cinquième royaume devait leur succéder,
dressé par le Dieu du ciel — royaume qui ne serait jamais détruit et ne
passerait à aucun autre peuple. Fallait-il l'identifier au millenium de saint
Jean, pendant lequel Satan demeurerait enchaîné ? Dans ce cas, le
Jugement dernier était reculé au-delà de ces mille ans de paix. Devait-on
au contraire considérer que la naissance du Christ avait marqué le début
du millenium ? — celui-ci ne correspondant plus exactement à un millier
d'années ? Si oui, celui-ci tirait désormais à sa fin — à preuves les
malheurs des temps — et l'Empire romain, prolongé dans le Saint Empire
romain germanique, allait bientôt disparaître. L'écroulement du monde
s'approchait donc à grands pas 814.
Si réelles qu'aient été ces distinctions — au point que des polémiques
opposèrent dans l'Angleterre du XVIIe siècle partisans et adversaires d'un
intermède de mille ans de bonheur avant le Jugement dernier815— elles ne
constituèrent cependant pas des barrières rigides. Des passages existèrent
d'un schéma eschatologique à l'autre : ce qu'a bien montré D. Weinstein à
propos de Savonarole816. Dans la première partie de sa carrière, c'est-à-
dire avant 1492, le futur guide de Florence partage avec beaucoup de ses
contemporains la conviction que la fin du monde est proche. Dans une
canzone qui date sans doute de 1472, il écrit :

... Peut-être même est-il venu ce temps


Qui fait trembler l'enfer — le Jour du Jugement 817.

L'année où il entre chez les dominicains (1475), il rédige un court


opuscule, De contemptu mundi, où on lit cette phrase : « O vous qui êtes
aveugles, jugez aujourd'hui votre propre cas, jugez vous-mêmes si la fin
des temps n'est pas venue 818 ! » Dans les sermons prononcés à Florence
en 1490 et 1491, il prédit que les vices sans nombre de l'Eglise annoncent
la proximité du Jugement dernier, énonçant dix raisons de croire à cette
échéance prochaine 819. Mais après 1492 et surtout à partir de 1494, il
glisse progressivement vers le millénarisme que les fraticelli avaient
répandu à Florence dès le XIIIe siècle. Certes, il prophétise d'abord la
venue de Charles VIII, menaçant la cité de l'Arno et l'Italie entière de
grandes tribulations, si elle ne se convertit pas. Mais, devenu le chef
spirituel de Florence, il lui promet paix, bonheur et prospérité si elle est
désormais fidèle à son roi, le Christ. Elle sera alors la nouvelle Jérusalem,
comblée de richesses :

« De même que le monde fut renouvelé par le déluge, Dieu envoie ses tribulations
pour renouveler son Eglise à ceux qui seront dans l'arche ... Et voilà ce que dit notre
psaume: "Chantez un chant nouveau au Seigneur. " O vous que Dieu a choisis, ô vous
qui êtes dans l'arche [les Florentins], chantez un chant nouveau parce que Dieu veut
renouveler son Eglise ! »
« Sois assurée, Florence que si tes citoyens possèdent les vertus que j'ai décrites,
bénie tu seras, car tu deviendras vite cette Jérusalem céleste. »
« J'annonce ces bonnes nouvelles à la cité de Florence : elle sera plus glorieuse,
plus riche, plus puissante que jamais auparavant. D'abord glorieuse aux yeux de Dieu
comme à ceux des hommes, car toi, Florence, tu seras la réforme de toute l'Italie ;
chez toi commencera le renouveau qui rayonnera dans toutes les directions, puisque
c'est ici que se trouve le cœur de l'Italie. Tes conseils réformeront tout à la lumière de
la grâce que Dieu te donnera. Deuxièmement, Florence, tes richesses seront
innombrables et Dieu multipliera tout en ta faveur. Troisièmement, tu étendras ton
empire et tu jouiras ainsi de la puissance temporelle et de la puissance spirituelle 820...
»

Savonarole retrouvait ainsi la conception millénariste traditionnelle à


la fois optimiste et orientée, au moins partiellement, vers les biens de la
terre.
En pratique, il n'est pas toujours facile de décider, en tel ou tel cas
particulier, si l'on se trouve en présence d'un millénarisme ou de la
croyance en la fin prochaine du monde. Car si l'éternité bienheureuse
postérieure au Jugement dernier a été décrite en termes de « nouveaux
cieux » et de « nouvelle terre », ces expressions conviennent tout aussi
bien au royaume des saints du millenium. En outre, la formule « dernier
temps » peut s'appliquer à la fois à la veille du Jugement et à la période
précédant l'entrée dans le millenium. Il est probable que ces confusions
existèrent parfois dans l'esprit de ceux qui étaient habités par l'attente
eschatologique, par exemple Christophe Colomb. Celui-ci eut la
conviction d'avoir été élu par Dieu pour apporter le christianisme aux
peuples païens d'outre-mer :

Il écrivit dans une lettre datée de 1500 : « C'est moi que Dieu a choisi pour son
messager, me montrant de quel côté se trouvaient le nouveau ciel et la terre nouvelle
dont le Seigneur avait parlé par la bouche de saint Jean dans son Apocalypse et dont
Isaïe avait fait mention auparavant821. »

La découverte de l'Amérique et d'une humanité jusqu'alors inconnue


fut pareillement interprétée par les religieux fraîchement débarqués au
Nouveau Monde comme le signe soit que le règne des saints était proche
(ainsi en jugera Vieira au XVIIe siècle), soit que la fin des temps ne
tarderait plus. Car, parmi les textes relatifs à celle-ci, figurent deux
passages des Evangiles de saint Marc et de saint Matthieu qui placent la
conversion des gentils juste avant la parousie :
« Car il faut d'abord que la Bonne Nouvelle soit proclamée à toutes les nations. »
(Mc, XIV, 10.) « Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde
entier en témoignage à la face de tous les peuples. Et alors viendra la fin. » (Mtt,
XXIV, 14.)

Quel qu'en ait été le contenu exact, l'attente eschatologique qui


motivait le zèle de beaucoup de missionnaires débarqués en Amérique ne
fait aucun doute. L'heure de l'ultime moisson avait sonné. Importait donc,
allégrement et rapidement, de faire entrer la masse des Indiens dans
l'enclos protecteur de l'Eglise. Quelle noble mission que celle de
l'Espagne et du Portugal ! Quand Jésus reviendrait, ces deux nations
pourraient lui présenter des millions de nouveaux convertis que le
Souverain Juge rangerait à sa droite.
Las Casas voyait toutefois les événements prochains sous des couleurs
plus sombres. Pour lui, les Espagnols s'étant conduits en mauvais
chrétiens outre-mer et, ayant « transplanté l'épée en même temps que la
croix », il fallait s'attendre à ce que Dieu se venge d'un peuple aussi
infidèle 822. Mais l'Amérique ne serait-elle pas alors le lieu où
s'épanouirait l'Eglise des derniers temps ? Ainsi, chez le défenseur des
Indiens, l'espérance eschatologique se trouvait associée à la conviction
que l'Espagne allait être châtiée.
Les « nouveaux cieux » et la « nouvelle terre » qui, selon saint Pierre,
doivent un jour accueillir l'humanité lorsqu'elle sera délivrée du péché et
du malheur, ont donc navigué d'un schéma apocalyptique à l'autre, c'est-
à-dire du millenium à la description des lendemains du Jugement dernier.
Si on en croit les Propos de table, Luther, pour qui la fin du monde était
imminente, imaginait l'univers régénéré pour l'éternité comme une sorte
de pays de cocagne : conception très concrète proche de celle des
chiliastes.

« ... La terre ne sera pas nue, aride et désolée après le Jugement dernier, car saint
Pierre a dit que nous attendons une nouvelle terre où la justice habite. Dieu, qui créera
une nouvelle terre et de nouveaux cieux, y mettra de petits chiens dont la peau sera
d'or et dont les poils seront de pierres précieuses. Il n'y aura plus d'animaux
carnassiers, ni de bêtes venimeuses comme les serpents et les crapauds qui sont
devenus malfaisants et nuisibles à cause des péchés de la terre. Ces bêtes, non
seulement cesseront de nous être nuisibles, mais elles deviendront aimables, jolies et
caressantes, afin que nous puissions jouer avec elles 823. »

Dès lors, l'attente du Jugement dernier pouvait être associée à un


sentiment de libération. Les Propos de table rapportent cette autre parole
du Réformateur :

« O mon Dieu ! ne diffère pas ta venue ; j'attends le jour où renaîtra le printemps,


lorsque le jour et la nuit sont d'égale longueur, et qu'il y aura une très belle aurore.
Mais voici quelles sont mes pensées, et je veux prêcher à ce sujet. Bien peu de temps
après l'aurore, viendra un nuage noir et épais et trois éclairs se feront voir, et un coup
de tonnerre se fera entendre, et le ciel et la terre tomberont dans la plus grande
confusion. Loué soit Dieu qui nous a appris que nous devions soupirer après ce jour et
l'attendre avec impatience ! Pendant la papauté, le monde entier n'y pensait qu'avec
effroi, comme eh témoignait l'hymne que l'on chantait à l'église : " Dies irae, dies illa.
" J'espère que ce jour n'est pas éloigné, et que nous le verrons de notre vivant 824. »

Quelques années après la mort de Luther on voit Bullinger, successeur


de Zwingli à Zürich, consoler les protestants exilés loin de leur pays
d'origine en leur annonçant la fin prochaine du monde :

« Et mesme je dedie et consacre cest œuvre [les Cent Sermons sur l'Apocalypse] à
vous tous qui estes espars par divers peuples et royaumes, qui seuls estes consacrez au
Seigneur Jésus le Fils de Dieu, attendans la venue d'iceluy en jugement, auquel
finalement nous serons pour certain delivrez de toutes oppressions ; et lors sera faite
indubitablement cette restauration attendue de tous temps et remplie de tout bonheur
et tant clairement et fermement promise et fidèlement annoncée tant par les prophètes
que par les apôtres 825. »

Dans la poésie protestante allemande contemporaine, des malheurs de


la guerre de Trente Ans la fin du monde et le Jugement dernier sont
fréquemment évoqués comme la libération à laquelle aspirent les âmes
pieuses.

« Viens, Seigneur Jésus, viens !..., écrit en 1639 B. Derschow, théologien de


Königsberg. Mets un terme à ce monde méchant. Rassemble tes créatures. Prends-
nous dans tes mains bénies. Emporte-nous tous ensemble vers la lumière et le bonheur
éternels dans le lieu de ta joie 826827. »

A la même époque, des théologiens anglais expriment une aspiration


identique. Le puritain R. Baxter écrit dans The Saints Everlasting Rest
(1650) :

« Hâte, ô mon Sauveur, le temps de ton retour ; envoie tes anges et fais retentir les
terrifiantes et joyeuses trompettes. » Ailleurs revient la même espérance : « « O jour
béni ..., s'approche-t-il ce jour de joie et de bénédiction ? Oui, il vient à grands pas,
celui qui vient viendra, il ne tardera pas828. »

Quelques années plus tôt, R. Sibbes avait affirmé : « Nous devons tenir
pour une grâce le second retour glorieux du Christ 829. »
Ainsi, les deux attentes eschatologiques pouvaient être sources
d'espérance. Mais il est certain qu'elles furent plus souvent causes de peur
et que l'imagination se porta surtout sur les malheurs qui devaient
précéder soit le millenium, soit le Jugement dernier — lui-même
singulièrement redoutable. Qu'on s'attendît à l'un ou à l'autre, il était rare
qu'on n'accordât pas une place importante à l'Antéchrist. Pour certains, sa
venue sur terre était imminente. Pour d'autres il était déjà né. Cette figure
sinistre n'appartient pas à l'Apocalypse, encore qu'en se constituant dans
l'imagination collective elle ait été progressivement associée à «
Babylone la grande, repaire de démons » et à la « bête écarlate »
qu'évoque le livre des Révélations. En revanche, l'Antéchrist, soit comme
personnage individuel, soit comme personnage collectif, vient des épîtres
de saint Jean et de la seconde épître de saint Paul aux Thessaloniciens.
Jamais la chrétienté n'avait autant parlé de l'Antéchrist qu'à partir du
Grand Schisme. On vécut dans la hantise de l' « homme impie, l'être
perdu, l'adversaire, celui qui s'élève(ra) au-dessous de tout ce qui porte le
nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu'à s'asseoir en personne dans
le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu » — ainsi le
décrivait par avance saint Paul aux Thessaloniciens 830. La prédication —
en particulier les sermons de saint Vincent Ferrier et de Manfred de
Vercelli —, la diffusion de la Légende dorée qui, au chapitre de l'avent,
annonce quelles seront les impostures de l'ennemi de Dieu, le théâtre
religieux, les multiples Vie de l'Antéchrist que répandit l'imprimerie
naissante, la peinture831 et la gravure grâce à Signorelli et à Dürer
popularisèrent la crainte de ce puissant ennemi de Dieu et des hommes.
L'antijudaïsme aidant, tel prédicateur et telle Vie du mauvais Antéchrist
crurent pouvoir assurer qu'il devait naître — ou était déjà né — d'un «
paillard juif abominable » connaissant charnellement sa propre fille832.
D'autres, de plus en plus nombreux, à mesure que s'amplifiaient les
polémiques religieuses, identifièrent l'Antéchrist avec l'ennemi qu'ils
combattaient. Pour Wyclif, Jean Hus et Savonarole, ce fut le pape. Pour
la curie romaine, ce fut Savonarole, puis Luther. Pour les extrémistes qui
suivaient Müntzer l'Antéchrist avait deux visages : celui de Luther et
celui du pape. Pour Luther aussi, il avait deux noms : le pape et le Turc.
Comment, dans ces conditions, n'aurait-on pas redouté, même si l'on
espérait un millenium prochain, l'action de l'être démoniaque qui
multiplierait sur terre mensonges, crimes et sacrilèges ? L'avenir
immédiat était donc très sombre devant les hommes qui furent
successivement contemporains de Jean Hus, puis de la Réforme.

3. Les moyens de diffusion des peurs eschatologiques

Si l'obsession de l'Antéchrist et la peur de la fin du monde —


appréhensions d'origine cléricale — atteignirent à partir du milieu du
XIVe siècle des couches de la population vraisemblablement beaucoup
plus larges qu'en l'an mil, cela tient non seulement aux malheurs du
temps, mais aussi et peut-être surtout aux moyens de diffusion de ces
terreurs eschatologiques. Car la période qui s'étend entre la mort de
Charlemagne et le début du XIe siècle avait, elle aussi, apporté à l'Europe
une lourde moisson de calamités. Mais « l'Occident du Xe siècle, ce pays
de forêts, de tribus, de sorcellerie, de roitelets » — ainsi le décrit G.
Duby833 — était trop rural, trop fragmenté, trop peu instruit pour être
perméable à d'intenses courants de propagande. Au contraire, quatre
cents ans plus tard, il s'est urbanisé et en même temps son élite lettrée
s'est élargie. Des prédicateurs peuvent maintenant secouer avec vigueur
des foules citadines et les faire passer, le temps d'un sermon, de la peur à
l'espoir, du péché à la contrition. Les grandes angoisses eschatologiques
n'auraient pu marquer profondément la mentalité collective, en particulier
dans les villes, sans les grandes prédications populaires auxquelles saint
Vincent Ferrier notamment donna un nouveau style au début du XVe
siècle. Des moines mendiants se déplacent désormais d'une ville à l'autre,
s'arrêtant parfois longtemps dans l'une d'entre elles pour y donner une
série complète de sermons. Ces nomades de l'apostolat exhortent avant
tout à la pénitence en annonçant des châtiments prochains. Ils sont
parfois accompagnés au long de leur périple par des « pénitents »,
auditeurs d'hier qui veulent prolonger leur cure spirituelle et
accomplissent à leur suite une sorte de pèlerinage d'expiation. Retraçons
brièvement l'itinéraire de saint Vincent Ferrier. Partant d'Avignon en
1399, il prêche d'abord en Provence, en Savoie, en Dauphiné, en
Piémont, peut-être en Lombardie. De 1409 à 1415 il parcourt la Castille,
l'Aragon et la Catalogne. En 1416 il revient en France, passe à Toulouse,
traverse le Massif central, les pays de la Loire, la Normandie et termine
son apostolat en Bretagne, où il meurt à Vannes en 1419. En vingt ans au
total, calculait E. Delaruelle, Vincent « a sillonné un territoire grand
comme une fois et demie la France et a donc pu atteindre d'une manière
ou d'une autre plusieurs millions d'auditeurs834 ». Même si cette estimation
est un peu optimiste, car il s'agissait surtout d'une prédication urbaine —
or les villes n'avaient souvent qu'une population modeste — on mesure à
cet itinéraire l'impact qu'a pu avoir sur la sensibilité et l'imagination
collectives un dominicain persuadé de l'imminence du Jugement dernier.
Or, il n'a été que l'un des nombreux prédicateurs qui remuèrent les foules
d'Europe à partir du début du XVe siècle. Retenons, parmi ceux qui
insistèrent sur les échéances eschatologiques, Manfred de Vercelli, saint
Jean de Capistrano, frère Richard qui se dévoua au service de Jeanne
d'Arc, et — n'ayons garde de les omettre — Wyclif, Jean Hus et
Savonarole. Wyclif, malgré l'ennui que dégagent pour nous ses homélies,
se voulut prédicateur populaire et son idée de fonder « les pauvres prêtres
» est une initiative à rapprocher des missions itinérantes des religieux
mendiants. Quant à Jean Hus et à Savonarole, on sait quel ascendant ils
conquirent sur les populations de Prague et de Florence.
Le théâtre religieux contribua de son côté à diffuser la crainte de
l'Antéchrist et du Jugement dernier, dans la mesure où les représentations
avaient lieu devant des foules considérables et mobilisaient un nombre
important d'acteurs. Un Ludus de Antichristo écrit au XIIe siècle était
couramment joué dans les pays de langue germanique trois cents ans plus
tard. A Xanten, une représentation se fit en grande pompe et avec la
participation de plusieurs milliers d'acteurs : « Ce qui impressionna au
plus haut point les assistants835. » Les hasards de la documentation font
connaître de grandioses mises en scène du Jugement dernier à Munich en
1518 et à Lucerne en 1549 836. Dans l'Allemagne du XVIe siècle, on
continua d'écrire des drames eschatologiques, telle la Tragédie du
Jugement dernier rédigée en 1558 par le « maître chanteur » Hans Sachs
qui avait adhéré à la Réforme 837. En outre — dans l'empire, il est vrai,
beaucoup plus qu'en France 838 —, les mystères de la Passion
comportaient souvent en finale une évocation du Jugement dernier : ainsi
à Fribourg-en-Brisgau en 1599 839.
L'imprimerie et la gravure jouèrent évidemment un grand rôle dans la
sensibilisation du public à l'attente des derniers jours. Antoine Vérard,
qui était aux environs de 1500 le grand spécialiste des éditions illustrées
en langue française et atteignait un public étendu, possédant deux
boutiques à Paris, un dépôt à Tours et commerçant avec l'Angleterre, ne
manqua pas de faire figurer dans ses publications un Art de bien vivre et
de bien mourir qui doit nous retenir ici 840. Car il comportait des
illustrations à la fois simples et percutantes représentant les quinze signes
annonciateurs de la fin du monde. Ce thème iconographique connut alors
un vif succès. On le retrouve dans les marges des livres d'heures ou sur
les vitraux (à la cathédrale d'Angers). Toute l'Allemagne connut aussi les
quinze signes par les gravures sur bois d'un livre célèbre intitulé Der
Entkrist841. Les presses répandirent à de nombreux exemplaires et en
diverses langues non seulement des Vie de l'Antéchrist, mais encore les
Révélations de sainte Brigitte de Suède, la Légende dorée (qui nous
intéresse ici par les pages qu'elle consacre à l'avent842, en même temps que
les prédictions alarmistes des astrologues. Le seul Prognosticon de
l'ermite alsacien Jean de Lichtenberger ne fut pas imprimé moins de dix
fois en Allemagne entre 1480 et 1490. Se fondant sur une fâcheuse
conjonction de Saturne et de Jupiter en 1484 et une éclipse de soleil en
1485, il prédisait guerres, ruines et autres malheurs ; autant d'annonces de
la fin du monde 843. Les multiples pronostications publiées à la suite de cet
ouvrage associèrent, comme le faisait Lichtenberger, « crainte
saturnienne » — car on considérait Saturne comme une planète néfaste
— et prophéties eschatologiques. En 1521, Luther écrivit une préface à la
traduction allemande du Prognosticon 844. Des sondages chez les libraires
permettent de mesurer ici ou là l'importance de la littérature traitant de la
phase dernière de l'histoire humaine. Soit le catalogue de livres publié par
Georg Draudius à Francfort-sur-le-Main en 1625. Sous les rubriques «
Jugement dernier », « résurrection des morts », « réveil des morts », «
âges du monde », « Révélations de saint Jean », « Prophéties de Daniel »,
on dénombre 89 titres d'ouvrages édités en allemand depuis 1551, dont
35 entre 1601 et 1625845.

Luther — j'y reviendrai bientôt — croyait à la proximité du Jugement


dernier. Or l'imprimerie donna une telle diffusion à ses œuvres qu'il est
certainement un de ceux qui ont le plus contribué à généraliser les
angoisses eschatologiques, au moins dans les pays qui optèrent pour le
protestantisme. On a calculé qu'entre 1517 et 1525 furent vendues plus de
2 000 éditions des écrits du Réformateur rédigés dans l'intervalle 846. Or, il
n'était qu'au début de sa carrière. Le succès de sa traduction de la Bible
fut énorme. De son vivant on en connaît 84 impressions originales et 253
faites d'après elles. Or, la Bible de Wittenberg, dont la première édition
date de 1522, comportait une copie légèrement modifiée de l'Apocalypse
gravée par Dürer en 1498. Déjà, la Bible de Cologne (1480) et celle de
Nuremberg (1483) étaient illustrées de figurations de l'Apocalypse que
Dürer eut certainement sous les yeux. Mais ce visionnaire de vingt-sept
ans donna une telle vérité à ce « monde de métal sonore où retentit le
sabot des chevaux et le choc des épées » (E. Mâle) que toutes les
représentations ultérieures de l'Apocalypse réalisées en Allemagne au
cours du XVIe siècle furent désormais des copies de celle de Dürer847, à
commencer par celles que donnèrent, dès 1523, Burgkmair, Scheifelin et
Holbein 848. En France aussi on connut de bonne heure les gravures de
Dürer puisque, dès 1507, certaines d'entre elles furent reproduites dans
les marges des Heures à l'usage de Rome. Mais c'est la série complète
des illustrations de la Bible de Wittenberg qu'imitèrent les Bibles
françaises publiées à Anvers en 1530 et à Lyon en 1541 et 1553. E. Mâle
a, en outre, découvert d'autres preuves de la diffusion en France de
l'Apocalypse de Dürer et démontré que cette iconographie célèbre avait
inspiré les artistes qui réalisèrent au cours du XVIe siècle les vitraux de
Saint-Martin-des-Vignes à Troyes, de Granville et Chavanges dans
l'Aube, de la Ferté-Milon dans l'Aisne et de la chapelle royale de
Vincennes. On voit aussi à la cathédrale de Limoges au tombeau de Jean
de Langeac (t 1541) un bas-relief où sont figurés les quatre cavaliers
armés de l'arc, de l'épée, de la balance et du trident849. Impossible de ne
pas y reconnaître l'influence de Dürer. Il existe de même un lien évident
entre l'artiste allemand et le réformé Jean Duvet qui publia en 1561 la
plus vigoureuse Apocalypse due à un artiste français.
Ainsi, de toutes les façons — par la prédication, par le théâtre
religieux, par les chants d'Eglise aussi, par l'imprimerie, par la gravure et
par toutes sortes d'images —, les Occidentaux des débuts de l'âge
moderne se trouvèrent cernés par les menaces apocalyptiques. H.
Wölfflin a eu raison d'écrire à propos des œuvres de Dürer : « Le
sentiment de la fin du monde était alors dans l'esprit de tous 850. » Dans le
même esprit, un bon connaisseur de l'Allemagne du XVIe siècle, J.
Lebeau, vient d'écrire : « Les prophéties apocalyptiques... étaient... tout à
fait familières aux contemporains. Cette époque, qui fut marquée par tant
de découvertes et de conquêtes, n'eut pour ainsi dire jamais le sentiment
qu'elle voyait poindre l'aube d'un temps nouveau. Obsédée par la hantise
du déclin, du péché et du Jugement, elle eut, au contraire, la certitude
qu'elle était le point d'aboutissement de l'histoire 851. »
4. Un premier temps fort des peurs eschatologiques: la fin du XIVe
siècle et le début du XVe siècle

De multiples indices permettent de dater de la seconde moitié du XIVe


siècle cette montée de l'angoisse eschatologique. Sa diffusion à ce niveau
de la diachronie s'explique par la coïncidence ou la rapide succession des
malheurs qu'on a déjà énumérés : installation en Avignon d'une papauté
de plus en plus administrative et âpre au gain, Grand Schisme (tout
Européen se trouvant alors excommunié par celui des papes auquel il
n'obéissait pas), réapparition désastreuse de la peste, guerre de Cent Ans,
avance turque, etc. Galienne Francastel note : « Dans toute l'Europe du
XIVe siècle..., l'illustration de l'Apocalypse est un grand sujet à la mode.
Débutant comme tant d'autres, dans la sculpture monumentale
française..., elle s'étend progressivement sur la miniature, le retable et la
fresque. Elle atteint au XIVe siècle son apogée de diffusion 852...» »
L'apparition de cette iconographie à Venise se situe en 1394853. De même,
Ph. Braunstein signale la nouveauté du thème du Jugement dernier dans
l'art allemand du début du XVe siècle 854. Et il me paraît certain, compte
tenu de l'action des prédicateurs, que la crainte de la fin du monde l'a
emporté largement à l'époque sur l'espérance d'un millenium de bonheur,
laquelle fut plutôt l'apanage de minorités activistes.
Jean XXII, pontife en Avignon de 1316 à 1334, ennemi de Louis de
Bavière et des franciscains « spirituels », fustigé par Marsile de Padoue
dans le Defensor pacis et contre lequel s'éleva un antipape de 1323 à
1330, avait déjà été qualifié d'Antéchrist. Ce type d'accusation revint
avec une insistance nouvelle au temps du Grand Schisme (1378-1417),
chaque camp reprochant à l'autre d'avoir l'Antéchrist pour chef. Soit par
exemple Mathias de Janos, chanoine de Prague, dont Jean Hus sera le
disciple. Il développe et fait connaître une véritable typologie de
l'Antéchrist, négatif trait pour trait du Rédempteur et qui ne pouvait être
qu'un mauvais berger insinué parmi les chrétiens, exerçant l'autorité
religieuse suprême, jouissant des richesses de la terre et utilisant
effrontément — et pour le mal — les biens propres à Jésus-Christ :
l'Ecriture et les sacrements. Cet odieux hypocrite, ce mensonge incarné,
ce poison injecté par le démon dans le sang de l'Eglise, c'était le pape
frauduleux, Clément VII, qui avait osé s'élever contre Urbain VI, pontife
véritable et apostolique855. Jean Hus à son tour parle souvent de
l'Antéchrist, et cela de deux façons. Tantôt il le décrit en termes généraux
comme celui qui « aplanit la route au mal », personnage supra-terrestre,
invisible, mais omniprésent, luttant contre le bien et utilisant de multiples
serviteurs qui sont, à leur tour, autant d'antéchrists. Tantôt au contraire, il
apporte une désignation précise. Il s'agit alors de Jean XXIII, qualifié de
praecipuus Antechristus du moment, parce que « la fureur, l'infamie et la
honte de l'Antéchrist éclatent en lui 856 ». Mais, à la faveur des
déchirements de l'Eglise, certains esprits catégoriques allèrent plus loin.
A Prague même, à la fin du XIVe siècle et au début du xvc, Jakoubek et
Nicolas de Dresde avaient popularisé l'idée que l'Antéchrist était le pape
comme tel 857. Ce fut aussi l'affirmation de Wyclif qui, d'abord favorable à
Urbain VI, accusa ensuite le pape de Rome d'être un Antéchrist tout
comme son adversaire d'Avignon. L'un et l'autre, disait-il, étaient «
comme deux chiens sur un os ». L'Eglise hiérarchique était devenue la
synagogue de Satan ; l'élection papale était une invention diabolique ; les
excommunications portées par un pape et les évêques n'étaient que
censures de l'Antéchrist858.
De telles accusations lancées et répétées d'un bout à l'autre de
l'Occident — et de plus en plus fréquemment en langue vulgaire — ne
pouvaient qu'entretenir une atmosphère de fin du monde que renforcèrent
les prédications exemptes de toute hérésie d'un Manfred de Vercelli ou
d'un saint Vincent Ferrier. Le premier, un dominicain qui prêcha dans
toute l'Italie au début du XVe siècle, était tellement convaincu de
l'imminence du Jugement dernier qu'il poussait les femmes à se séparer
définitivement de leur mari pour se trouver sans attache à l'avènement du
Seigneur859. Il eut un adversaire en la personne du franciscain saint
Bernardin de Sienne qui parcourait lui aussi la Péninsule en s'efforçant
d'apaiser les esprits et qui constatait avec effroi : « Nous sommes envahis
jusqu'à l'écœurement de prophéties annonçant l'avènement de
l'Antéchrist, les signes du Jugement prochain et la réforme de l'Eglise 860
». Mais, en ces temps troublés, pour un prédicateur de sang-froid
combien d'exaltés ! Saint Vincent Ferrier, un autre dominicain dont on a
dit le zèle et l'influence, annonçait inlassablement que le Jugement
dernier aurait lieu « cito, bene cito ac valde breviter » (« bientôt, sans
tarder, dans très peu de temps »). Telle était sa formule favorite. Sur dix
sermons, sept avaient pour thème le Jugement dernier861. Eclairé par une
vision qu'il avait eue en Avignon au début de son apostolat, il se
convainquit d'être l'ange annoncé par le chapitre XIV de l'Apocalypse,
volant au milieu du ciel, portant l'Evangile éternel à toutes les nations et
criant à haute voix : « Craignez Dieu et glorifiez-le, car voici l'heure de
son jugement. » Des miracles le confirmèrent dans cette mission, en
particulier celui de Salamanque. Il venait de dire à la foule : « Je suis
moi-même cet ange vu par saint Jean. » Vient à passer le cortège funèbre
d'une femme qu'on allait enterrer. Le prophète interpelle la défunte, lui
ordonne de se lever et de dire à haute voix s'il est bien l'ange de
l'Apocalypse chargé d'annoncer le Jugement prochain. La morte se lève,
proclame qu'il est bien cet ange, puis redevient cadavre862. Aussi le
prédicateur pouvait-il déclarer avec assurance à ses auditeurs : « Quant à
la venue elle-même de l'Antéchrist et à la fin du monde prochaine et à
très bref délai, je les prêche comme certaines et sans crainte d'erreur, le
Seigneur daignant confirmer ma parole par des miracles863. » Et parce que
saint Paul, dans l'épître aux Romains (XI, 25-32), prédit la conversion
d'Israël avant la fin des temps, saint Vincent Ferrier s'efforçait tout
spécialement d'atteindre les Juifs par ses sermons et de les amener dans le
giron de l'Eglise, quitte à conseiller aux chrétiens de rompre tout contact
avec ceux qui s'obstinaient dans leurs erreurs864.
Il est nécessaire d'insister sur le rôle que les Juifs semblent avoir joué
dans la montée des craintes et des espérances apocalyptiques que
vécurent à cette époque les populations occidentales. De plus en plus
persécutés à partir de la Peste Noire, victimes de pogroms, jalousés par le
petit peuple, désignés à la vindicte des foules par des prédicateurs
fanatiques, ils en vinrent à espérer la venue prochaine de l'Antéchrist —
le Turc — qui vengerait Israël opprimé et ferait des églises chrétiennes
des « étables pour les bestiaux865 ». Mais, d'autre part, un certain nombre
de Juifs espagnols se convertirent sincèrement au christianisme et
devinrent même des membres influents de l'Eglise. Rien d'étonnant à ce
qu'ils aient apporté avec eux une tradition messianique profondément
enracinée dans l'âme de leur peuple, renforçant ainsi l'atmosphère
apocalyptique qui s'alourdissait alors en Europe 866.

5. Un deuxième temps fort : l'époque de la réforme

Est-ce qu'un apaisement relatif de ces angoisses se produisit au cours


du XVe siècle tandis que s'éteignait la guerre de Cent Ans, que
s'éloignaient les souvenirs de l'exil d'Avignon et du Grand Schisme et que
s'apaisait la fièvre conciliaire ? Si oui, les nouveaux progrès des Turcs,
les pontificats scandaleux d'Innocent VIII (1484-1492) et d'Alexandre VI
(1492-1503) et la conviction partout répandue que la hiérarchie
ecclésiastique s'enlisait de plus en plus dans la corruption auraient
provoqué à la fin du XVe siècle une relance — durable — des obsessions
eschatologiques.
Elles envahissent en effet l'Italie de la Renaissance et trouvent leur
expression la plus éloquente dans les sermons de Savonarole. Le
prophète disparu, des disciples ou des imitateurs reprennent, dans une
Florence inquiète et une Italie chaque jour plus pervertie, les thèmes et
les annonces de sa prédication. Au cours des années 1498-1515, l'artisan
Bernardino et les unti (les « oints ») qui le suivent, le franciscain Fra
Francesco de Montepulciano qui attire les foules immenses lorsqu'il
prêche à la cathédrale ou à Santa Croce, le fils de marchand Francesco da
Meleto tiennent en haleine la cité du lys en lui prédisant des
bouleversements prochains. Assurément, telles de ces prophéties
conservent l'optimisme millénariste pour lequel Savonarole avait fini par
opter. On en perçoit un écho dans plusieurs œuvres de Botticelli, en
particulier dans une crucifixion peinte en 1502867. Florence y est
représentée en trois temps — ceux qu'avait annoncés Savonarole : à
gauche la ville subit le châtiment divin ; au centre, figurée par Marie-
Madeleine, elle se repent au pied de la croix ; à droite elle baigne dans la
lumière de la révélation tandis que Rome demeure dans le secteur où
sévit la colère du Souverain Juge. Le millénarisme (dans sa version la
plus spiritualiste et joachimite) éclate plus encore dans les ouvrages de
Francesco da Meleto rédigés vers 1513. Les Juifs, assure-t-il, se
convertiront en 1517. Alors commencera l'ultime révélation des mystères
de l'Ecriture et le Très-Haut choisira pour la réaliser « un homme simple
pour d'autant plus prouver sa magnificence ». Le Nouvel Age débutera
entre 1530 et 1540 avec, dans l'intervalle, la conversion des musulmans.
Cette décennie marquera la fin du cinquième état de l'Eglise. Au début du
sixième, la trompette sonnera l'avènement du Messie et la conversion
universelle « par laquelle le monde entier vivra sous un seul pasteur868 ».
Mais d'autres prédictions contemporaines des précédentes sont
beaucoup plus sombres. Fra Francesco, qui prêche l'avent 1513 à Santa
Croce, supplie les Florentins de mettre un terme à leurs discordes, car la
vengeance approche :

« Il y aura partout du sang. Il y aura du sang dans les rues, du sang dans le fleuve ;
les gens navigueront sur des flots de sang, des lacs de sang, des fleuves de sang ...
Deux millions de démons sont lâchés dans le ciel ... parce que plus de mal a été
commis au cours de ces dernières dix-huit années qu'au cours des cinq mille qui ont
précédé 869. »

Peut-être Florence sera-t-elle épargnée si elle se repent ; mais elle n'a


plus à attendre de nouveaux prophètes sinon de faux témoins du Christ.
Trois signes annonceront la prochaine venue de l'Antéchrist : la chute du
roi de France, celle de Frédéric (?) d'Aragon et un nouveau schisme dans
l'Eglise avec l'installation d'un antipape par l'empereur. Rome endurera
les pires tourments.
Entretenant le trouble dans les esprits, comportant — explicitement ou
implicitement — la critique de la hiérarchie ecclésiastique, ces
prédictions inquiétèrent les autorités et notamment les Médicis
maintenant au pouvoir à Florence et à Rome puisqu'ils étaient revenus
dans la première ville en 1512 et avaient placé dans la seconde l'un des
leurs, Léon X, sur le trône pontifical l'année suivante. Dans sa onzième
session (19 décembre 1516) le Ve concile du Latran, s'adressant aux
prédicateurs, leur interdit d'annoncer des dates précises pour la venue de
l'Antéchrist ou le Jugement dernier. L'année suivante le concile
provincial de Florence réuni sous la présidence de l'archevêque de la
ville, un autre Médicis (le futur Clément VII), réitéra ces interdictions en
les appliquant spécialement au cas florentin. Mais D. Cantimori a eu
raison de montrer que ces mises en garde ne s'adressaient qu'à ceux qui
avançaient un calendrier trop rigoureux des échéances apocalyptiques 870.
Car au Ve concile du Latran, beaucoup de Pères, à commencer par Egidio
de Viterbe, étaient persuadés que la plénitude des temps était imminente,
voire déjà en train de se réaliser. Mais ils se refusaient à ajouter foi à des
prédictions chiffrées hasardeuses.

La naissance de la Réforme protestante se comprend mal si on ne la


replace pas dans l'atmosphère de fin du monde qui régnait alors en
Europe et notamment en Allemagne. Si Luther et ses disciples avaient
cru à la survie de l'Eglise romaine, s'ils ne s'étaient pas sentis talonnés par
l'imminence du dénouement final, sans doute auraient-ils été moins
intransigeants vis-à-vis de la papauté ; mais pour eux aucun doute n'était
possible : les papes de l'époque étaient des incarnations successives de
l'Antéchrist. En leur donnant ce nom collectif, ils ne croyaient pas utiliser
un slogan de propagande, mais bien identifier une situation historique
précise. Si l'Antéchrist régnait à Rome, c'est que l'histoire humaine
approchait de son terme. Luther a été habité par la hantise du dernier jour.
Le franciscain de Thuringe Jean Hilten prophétisait en 1485 la ruine de la
papauté pour 1514-1516, la destruction de Rome pour 1524 et celle du
monde pour 1651. Or Luther était à Eisenach quand Hilten y mourut vers
1500 et il s'est parfois référé à lui871. En 1520, le Réformateur s'écrie : «
Le dernier jour est aux portes 872. » En 1530, au moment où la menace
turque s'aggrave, il affirme dans l'épître dédicatoire qui précède sa
traduction du livre de Daniel : « Tout est consommé, l'Empire romain est
au bout de sa course et le Turc au sommet, la gloire de la papauté est
réduite à néant et le monde craque de partout 873. » On retrouve les mêmes
avertissements dans sa Préface à l'Apocalypse874. Quant aux Propos de
table, ils nous livrent de nombreux témoignages sur les pressentiments
eschatologiques de Luther :

« Un autre jour, le Dr Martin dit beaucoup de choses concernant le Jugement


dernier et la fin du monde, car depuis six mois, il avait été tourmenté de rêves affreux
et épouvantables au sujet du dernier jour. Il est possible, dit-il, qu'il ne soit pas
éloigné, et l'Ecriture est là pour nous le faire croire. Ce qui reste de temps au monde,
si on le compare aux temps qui se sont déjà écoulés n'est pas plus large que la main ;
c'est une petite pomme, la seule qui tienne encore faiblement à l'arbre et qui est près
de tomber. Les empires entre lesquels Daniel a vu le monde partagé, les Babyloniens,
les Perses, les Grecs, les Romains n'existent plus. Le pape a conservé quelques restes
de l'Empire romain : c'est le dernier sceau de l'Apocalypse ; il va se briser. Il survient
au ciel beaucoup de signes que l'on y voit fort bien et qui annoncent que la fin du
monde n'est pas éloignée. Sur la terre, on s'occupe avec ardeur de planter, de bâtir,
d'accumuler des trésors ; tous les arts se développent, comme si le monde voulait se
rajeunir et recommencer. J'espère que Dieu mettra fin à tout ceci. » Alors Me Léonard
dit : « Les mathématiciens et les astrologues prétendent que, pour la quarantième
année [1540], les conjonctions des planètes annoncent de grands événements. — Oui,
répondit Me Martin, cela peut durer quelques années mais nos descendants verront
l'accomplissement des Ecritures, et peut-être sera-ce nous qui en serons témoins 875. »

Interrogé une autre fois sur le même sujet, le Réformateur répondit : «


Le monde ne durera pas longtemps ; peut-être encore, si Dieu le permet,
une centaine d'années 876. » L'énorme popularité de Luther en Allemagne
ne manqua pas de renforcer la conviction, déjà largement répandue, que
la fin du monde approchait. La prédication protestante reprit à l'envi les
avertissements du Dr Martin. En 1562, un pasteur tint à son troupeau un
discours très significatif à cet égard qui disait en substance : ce qu'a
prophétisé le nouvel Elie, le nouveau saint Paul, doit nécessairement se
réaliser. Seuls, les papistes, les impies et les sodomites peuvent en douter.
Que signifient tant de prodiges dont on n'avait jamais entendu parler
auparavant, sinon que Jésus « viendra très prochainement pour juger et
punir 877 » ?
Sur le rôle qu'a joué Luther dans la diffusion de l'attente
eschatologique nous possédons un témoignage indirect éclairant. Il
provient d'un prédicateur catholique Georges Wizel, qui fut aussi un
auteur de cantiques. Dès 1536, il s'en prit à la pédagogie terrorisante du
Réformateur :

« Luther a cru qu'en jetant l'épouvante dans les âmes il les attirerait plus facilement
à sa nouvelle doctrine et c'est pourquoi il a tant parlé du Jugement dernier et de
l'avènement de l'Antéchrist ... Si le vent souffle avec violence, si la tempête
bouleverse la mer, c'est l'annonce évidente du dernier Jugement, de l'avènement tout
proche de Jésus-Christ ! Or, tout ce qu'écrit Luther est lu avec avidité, on le reçoit
avec foi, avec vénération comme autant de messages apportés par un envoyé céleste
878

L'affirmation de G. Wizel est toutefois simpliste. Luther n'est


évidemment pas le seul responsable du déferlement en Allemagne des
angoisses eschatologiques. Car Melanchthon, le praceptor germaniae,
n'est pas moins catégorique que le Dr Martin. Il parle des « périlleux
derniers jours », du « Christ dont le retour est maintenant à portée de la
main » et qui « va revenir bientôt ». « La sainte Ecriture, dit-il encore,
nous apporte clairement cette consolation et cet avertissement que le
dernier jour doit bientôt arriver, après la destruction de l'Empire allemand
879
. » Melanchthon exprime ses vues sur la fin du monde dans deux
préfaces de 1532 et 1558 à la Chronique de Jean Carion ( † 1537)
astrologue, historiographe et conseiller à la cour de Brandebourg. Se
fondant sur les prophéties de Daniel et la succession des quatre
monarchies, Carion estime comme Melanchthon que l'histoire humaine
arrive à son terme. La même opinion est formulée par Sleidan dans son
célèbre traité au titre significatif, De quattuor summis imperiis (1556) :

« Veu donc que ces temps presens sont fort misérables et calamiteux, ce prophète
[Daniel] se doit entendre soigneusement lequel presche nous autres qui sommes nais
sur la fin du monde, et le faut contempler jusqu'au fond, afin qu'en ces maux présens
soyons munis comme d'un rempart et glacés de certaines consolations contre les flots
et tempestes qui nous menacent880. »

Or l'ouvrage de Sleidan et la Chronique de Carion constituèrent des


manuels dont la diffusion fut considérable en Allemagne et à l'étranger881.
De même, les Conjectures du théologien luthérien A. Osiander sur les
Derniers Temps et la fin du monde (1545) connurent une fortune
internationale.
Hors d'Allemagne aussi le temps de la Réforme s'accompagne d'un
renforcement des craintes et des espérances apocalyptiques. Lefèvre
d'Etaples juge qu'on est arrivé aux « derniers temps de la foi », celle où
les foules se pressent autour de l'évangile, comme elles le faisaient au
jour de la multiplication des pains pour écouter le Messie. « Car ilz
estoient venuz de loing pour ouyr sa parolle. Ainsi sera il au dernier
temps de la foy, auquel nous sommes, comme ie croy, fort proches 882. »
En revanche, les œuvres de Calvin peuvent paraître moins pénétrées de
préoccupations eschatologiques. Pourtant, lui aussi déclare que la venue
du Christ est désormais à portée de la main 883. Et puis pour Calvin,
comme pour Luther, le pape est l'Antéchrist et Rome la nouvelle
Babylone. Replacées dans le contexte du temps, ces formules sont sans
ambiguïté. Elles signifient que Calvin, dans sa lutte obstinée contre les
superstitions, se considérait comme l'un des prophètes des derniers jours.
Aussi bien se trouvait-il situé dans un environnement où adversaires et
amis pensaient en termes de fin du monde. Parmi ses adversaires il faut
citer notamment Michel Servet. Dans sa Restitutio christianismi, le
médecin espagnol s'efforçait de prouver, en s'appuyant sur l'Apocalypse,
que le combat contre le pape-Antéchrist et la Grande Prostituée entrait
dans sa phase ultime. Le deuxième avènement du Christ allait mettre un
terme à cette désolation du monde et de l'Eglise qui dure depuis que
Constantin « s'est fait moine » et que le pape Sylvestre « est devenu roi
de Rome ». La fin du monde pécheur sera la « restitution » du vrai
christianisme 884. Du côté des amis de Calvin voici maintenant Pierre Viret
(† 1571) qui prêcha en Suisse, puis dans le Languedoc. Dans un ouvrage
curieux en forme de dialogues, Le Monde à l'empire et le monde
démoniacle, il disait au lecteur :

« Le monde est sur sa fin ... Il est comme un homme qui tire à la mort tant qu'il
peut. Maintenant donc, pourvoy à ta maison ..., renonce à la corruption ... et, ayant
mis à part en quelque lieu tes contemplations qui te sont tant fâcheuses, haste-toi de
vuider de ce monde. Car autres pires calamitez adviendront que celles que tu as vues
advenir 885. »
Bullinger († 1575), qui gouverna pendant de longues années l'Eglise de
Zürich, tout en se refusant à avancer une date, jugeait, lui aussi, que la
plénitude des temps était quasiment réalisée :

« J'estime qu'à présent il est tout clair par la très évidente doctrine de Notre-
Seigneur Jésus-Christ, par les responses non ambiguës des très saints prophètes de
Dieu et par l'apparente interprétation des apostres d'élite de Christ, finalement par la
notoire conférence des choses (lesquelles en partie, selon le témoignages des histoires
véritables, sont desja accomplies, en partie s'accomplissent journellement devant nos
yeux) que les prophéties des derniers temps sont desja accomplies, et pour cela que le
jour du Seigneur est prochain 886 ...»

Ainsi la Réforme protestante a été, dans une certaine mesure, issue


d'une profonde fermentation eschatologique et elle a ensuite contribué à
l'accroître. Il me semble que cette « attente de Dieu » a été
particulièrement forte dans l'Allemagne du XVIe siècle où, dans un climat
d'anxiété, les conjonctions de planètes en 1524 et 1525 créèrent une
panique collective, alarmant et Luther et Dürer. Mais on a vu qu'ailleurs
aussi l'inquiétude fut grande. Si on n'y a pas prêté jusqu'à présent une
attention suffisante, c'est parce que le terme trop vague et trop vaste de «
Renaissance » continue, par les images qu'il véhicule, à nous cacher une
réalité qui a souvent été sombre. Car c'est bien en pleine « Renaissance »
que Signorelli a décrit à Orvieto les méfaits de l'Antéchrist (qui a les
traits de Savonarole 887 et Michel-Ange peint le dramatique Jugement
dernier de la Sixtine. C'est en pleine « Renaissance » que le Ve concile du
Latran et le concile de Florence ont tenté de freiner la multiplication des
prophéties apocalyptiques dans la Péninsule. En Espagne, le «
pullulement mystique » qui marqua l'époque de Cisneros ( † 1517)
s'accompagna de nombreuses annonces eschatologiques 888. En France, les
images du Jugement dernier envahirent les églises. Et, dans ce pays,
aussi, on peut sans doute regarder comme représentatif d'un sentiment
largement répandu (au moins chez les clercs) le Livre de l'estat et
mutation des temps que publia en 1550 un chanoine de Langres. Il y
déclarait :

« Maintenant donc je di que nous sommes en l'instant, et approchons de la future


rénovation du monde, ou de grande alteration ou d'iceluy l'anichilation 889... »

En Russie également, la crainte de la fin du monde semble s'être


accrue aux XVe et XVIe siècles890. On prit alors l'habitude de représenter
un Jugement dernier sur le mur du fond des églises. Le fidèle ne pouvait
manquer d'y apercevoir la balance du Juge et l'enfer en noir et rouge d'où
sort un serpent géant. A l'autre bout de l'univers chrétien, on peut voir
encore de nos jours un Jugement dernier que les moines augustins
peignirent à fresque dans la seconde moitié du XVIe siècle sur les murs
de leur couvent de Cuitzeo au Mexique : ubiquité d'une redoutable
attente.

6. Un Dieu vengeur et un monde vieilli

L'extraordinaire importance accordée à l'époque au thème du Jugement


dernier et aux cataclysmes qui devaient le précéder (ou permettre le
passage au millenium) s'explique par une théologie du Dieu terrible que
renforcèrent les malheurs en chaîne qui s'abattirent sur l'Occident à partir
de la Peste Noire. L'idée que la divinité punit les hommes coupables est
sans doute aussi vieille que la civilisation. Mais elle est particulièrement
présente dans le discours religieux de l'Ancien Testament. Les hommes
d'Eglise, aiguillonnés par des événements tragiques, furent plus que
jamais enclins à l'isoler dans les textes sacrés et à la présenter aux foules
inquiètes comme l'explication ultime qu'on ne peut mettre en doute. De
sorte que la relation — crime-châtiment divin dès ici-bas — devint plus
que jamais une évidence pour la mentalité occidentale. Il n'est guère de
traités sur la peste ou de relations d'épidémies (ainsi encore au sujet de
celle de Marseille en 1720) qui ne la mette en relief. L'archevêque de
Tolède, Carranza, et le chirurgien A. Paré l'utilisent pareillement pour
rendre compte de l'apparition de la syphilis :

« Il y a deux causes de la verolle, écrit le chirurgien français ; la première vient par


une qualité, spécifique et occulte, laquelle n'est sujette à aucune démonstration ; on la
peut toutefois attribuer à l'ire de Dieu, lequel a permis que ceste maladie tombast sur
le genre humain pour réfréner leur lascivité et desbordée concupiscence. La deuxième
est pour avoir compagnie d'homme ou de femme ayant ladite maladie 891. »

A côté de la peste, les famines, les guerres, voire l'irruption des loups
étaient toujours interprétées par l'Eglise, et plus généralement par les
guides de l'opinion, comme des punitions divines : flèches acérées
envoyées du Ciel sur une humanité pécheresse. C'est ainsi que
Savonarole présenta aux Florentins les premiers épisodes des guerres
d'Italie. Des textes, très officiels, de traités de paix parlent le même
langage.

On lit dans le préambule du traité du Cateau-Cambrésis (1559) : « ... soit notoire


que, après tant et si dures guerres, dont il a plu à Dieu ..., visiter et châtier les peuples,
royaumes et sujets [d'Henri II et de Philippe II] ..., finalement sa divine bonté a daigné
tourner son oeil de pitié sur les pauvres créatures 892 »... De même, le texte de la paix
d'Ambroise de 1563, qui termine en France la première guerre de Religion, déclare en
son préambule : « ... La malice des temps a voulu, et Nostre Seigneur a aussi par son
jugement incognu (provoqué, il faut le croire, de nos fautes et péchez) lasché la bride
aux tumultes 893 ... »

A l'époque de la grande répression de la sorcellerie (XVIe siècle et


début du XVIIe), théologiens et juristes enseignèrent que Dieu utilise
démons et sorciers comme exécuteurs de sa justice.
« Tout ainsi que Dieu, écrit Jean Bodin, envoye les pestes, les guerres et famines
par le ministère des malins esprits, exécuteurs de sa Justice, aussi fait-il des sorciers et
principalement quand le nom de Dieu est blasphémé, comme il est à présent partout,
et avec telle impunité et licence que les enfants en font mestier894. »

Il est donc de la nature de Dieu, parce qu'il est juste, de se venger. Le


Marteau des sorcières, en s'appuyant sur un texte redoutable de saint
Augustin, explique que Dieu autorise le péché parce qu'il garde le
pouvoir de punir les hommes « pour se venger du mal et pour la beauté
de l'univers ... afin que jamais la honte de la faute ne soit sans la beauté
de la vengeance 895 ». Dans toute la tragédie française de Jodelle à
Corneille (mais on pourrait tout aussi bien prendre des exemples en
d'autres littératures du temps), revient avec insistance le thème de la
vengeance et notamment celui de la vengeance divine. A l'époque des
massacres des guerres de Religion, comment n'aurait-on pas imaginé
Dieu sur le modèle de l'homme en colère ? On a pu écrire que « pour une
large part, la notion de vengeance céleste domine la tragédie didactique
— et, ajouterai-je, la poésie — du règne d'Henri IV 896 ». Pour Agrippa
d'Aubigné, le Juste Juge proportionne et ajuste dès ici-bas la punition au
crime (Les Tragiques, VI, vers 1075-1079) :

L'irrité contre Dieu est frappé de courroux ;


Les Eslevez d'orgueil sont abbatus de poux ;
Dieu frappe de frayeur le fendant téméraire,
De feu le bottefeu, de sang le sanguinaire.

Une telle opinion prévaut largement à l'époque comme le prouvent


encore — entre beaucoup de témoignages qu'on pourrait verser à ce
dossier — les Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau (1560). Cet
érudit s'efforce pourtant à l'esprit critique et se refuse à croire que tout
malheur provient du péché. Mais, s'agissant des créatures monstrueuses,
il ne manque pas d'affirmer :

« Il est tout certain que le plus souvent ces créatures monstrueuses procèdent du
jugement, justice, chastiment, et malédiction de Dieu, lequel permet que les pères et
mères produisent telles abhominations en l'horreur de leur péché, parce qu'ils se
précipitent indifféremment comme bestes brutes où leur appétit les guide sans
observation de temps, de lieu ou aultres lois ordonnées de nature897. »

Toutefois, règne aussi l'idée que Dieu a longtemps fait preuve de


patience. Il était l'agneau prêt au pardon. Il ne songeait qu'au « secours »
de son Eglise, « et non à la vengeance » — ainsi s'exprime encore le
poète des Tragiques898. Mais cette période est maintenant révolue et,
tandis que s'annoncent « les derniers temps et (de) plus rudes jours // Il
marche à la vengeance et non plus au secours 899 ». C'était déjà le
sentiment d'Eustache Deschamps, contemporain attristé du Grand
Schisme, de la guerre de Cent Ans et de la folie de Charles VI : il ne
voyait autour de lui que luxure, orgueil, convoitise, absence de justice et
de crainte de Dieu. Une situation aussi scandaleuse ne pouvait plus durer
:

... Le temps vient que li Dieu de nature,


Qui plus ne peut soufrir la chose tele,
Envoyera sur toute créature
Larmes de sang et vengeance cruelle ...
Je n'espoir plus que le Grant Juge endure,
Mais détruira toute chose mortele
Et a chascun donrra qui fait injure
Larmes de sang et vengence cruele900.

Si Dieu ne se vengeait pas, serait-il encore digne de son auguste nom ?


Ne serait-il pas un « pantin » ? C'est la question que pose Luther dans son
Exhortation à la prière contre le Turc, rédigée en 1541 à un moment où
la menace ottomane sur l'Europe centrale se faisait particulièrement
lourde. Pour le Réformateur, qui raisonne comme Eustache Deschamps,
le monde chrétien a tellement accumulé de péchés (dans la pensée de
Luther, il s'agit surtout des superstitions et des idolâtries), il a tellement
méprisé la divine parole que le Tout-Puissant ne pourra désormais rester
longtemps les bras croisés devant tant d'insolence. Il y va de sa
réputation. On peut donc légitimement conjecturer la prochaine
destruction d'un monde endurci dans le péché :

« Comment [Dieu] saurait-il endurer cela à la longue ? Il faut bien qu'en définitive
il sauve et protège la vérité et la justice, qu'il châtie le mal et les méchants, les
blasphémateurs venimeux et les tyrans. Sinon, il perdrait sa divinité et, pour finir ne
serait plus considéré un Dieu par personne si chacun faisait sans trêve ce dont il a
envie et méprisait sans vergogne et si honteusement Dieu, sa Parole et ses
commandements, comme s'il était un fou ou un pantin qui n'attacherait aucun sérieux
à ses menaces et à ses ordres ... Et dans un tel état de choses je n'ai d'autre réconfort ni
d'autre espoir, si ce n'est que le dernier jour est imminent. Car les choses sont
poussées à un extrême tel que Dieu ne pourra l'endurer davantage 901. »

Luther rejoint ainsi, sans s'en douter, une conception de l'honneur


(divin) qui s'apparente à celle qui, au plan humain, a motivé les
innombrables duels de la Renaissance. Il est des offenses que Dieu ne
peut laisser passer sans perdre la face. Un tel document nous réintroduit
de façon inattendue — comme pourraient le faire d'une autre façon les
Nouvelles de Bandello et les pièces de Shakespeare — à l'intérieur d'un
univers de la vengeance très peu christianisé où le Dieu d'amour se
trouve lui-même pris au piège.
Oui, il s'agit bien d'un piège. Car ceux qui diffusent les peurs
apocalyptiques croient de bonne foi que c'est le Tout-Puissant qui va
enfin faire justice. Mais ils ne se rendent pas compte qu'en réalité ils
aspirent, eux, à une vengeance dont Dieu ne sera que l'exécuteur. Ce
processus psychologique, on l'aperçoit avec netteté, grâce à une étude de
W. Frijhoff sur les Provinces-Unies des XVIIe et XVIIIe siècles 902. Dans
cette république, beaucoup moins tolérante religieusement qu'on ne le dit
souvent, catholiques et protestants vivent alors côte à côte dans une
atmosphère de tension et de suspicion réciproques. Un tel climat favorise
la circulation de toutes sortes de brochures, pamphlets et canards remplis
des prédictions les plus diverses. W. Frijhoff en a dénombré 161 pour la
période 1540-1600, 563 pour l'ensemble du XVIIe siècle, 89 pour le
XVIIIe. Une catégorisation plus fine permet d'isoler les prophéties
apocalyptiques à l'intérieur de chaque période: 4 de 1540 à 1600, 119 de
1661 à 1700, 13 de 1701 à 1800. On notera au passage leur prolifération
au XVIIe siècle : période de tension maximale, dans les Provinces-Unies
entre les deux confessions rivales. Ainsi apparaît en toute clarté un
rapport entre prédictions — notamment eschatologiques — et présence
face à une communauté d'une autre communauté hostile. Les cataclysmes
que l'on attend frapperont le groupe adverse et déboucheront sur la
victoire de celui auquel on appartient. En l'occurrence, ceux qui guettent
— en l'espérant — la venue du Grand Jour sont les catholiques. Car dans
cet Etat protestant ils ne peuvent pratiquer leur culte que de façon semi-
clandestine ; ils sont opprimés de différentes façons, exclus de beaucoup
de charges publiques et du bénéfice de l'assistance. Ils aspirent donc à
une vengeance : soit celle que réalisera le cataclysme final, soit plus
simplement celle dont tel souverain, le roi de France ou l'empereur —
mais toujours un deus ex machina situé hors des frontières —, se fera
l'instrument providentiel. Or, certaines dates hors série du calendrier
paraissent, en raison même de leur singularité, devoir apporter ces
dénouements sensationnels : par exemple la coïncidence entre la Fête-
Dieu et la Saint-Jean-Baptiste qui s'est produite en 1666 — année de la
bête de l'Apocalypse — et en 1734. Nous connaissons par le livre de
raison d'un curé catholique ce qui s'est passé à Goes en Zélande à
l'approche du 24 juin 1734. Des almanachs venus d'Amsterdam
prophétisaient de grands malheurs pour ce moment-là compte tenu des
conjonctions planétaires. Les immigrants saisonniers westphaliens
annonçaient, eux aussi, des événements inouïs. D'où l'affolement des
protestants de Goes. Dans les jours qui précèdent la Saint-Jean, le
magistrat fait rechercher des armes dans les maisons des catholiques.
Dans la nuit du 22 au 23 juin, l'alarme grandit et les autorités décident
que les portes de la ville seront fermées durant deux jours. Or, le 23 est
jour de marché. Les paysans des alentours venus apporter leurs produits
ne peuvent entrer et reviennent chez eux en répandant dans les
campagnes d'alentour des bruits alarmistes : une armée catholique arrive
de Flandre, les échevins de Goes seront massacrés, le temple de la ville
détruit par une explosion (poudre et « horlogerie » sont déjà en place) ;
d'ores et déjà on assure que les catholiques ont lacéré des testaments de
protestants. Aussi, dans le plat pays, un certain nombre de maisons
appartenant à des catholiques sont-elles attaquées par des réformés
alarmés. Mais, finalement, le 24 juin se passe sans que se produise la
restauration catholique annoncée et le calme revient, jusqu'à la prochaine
alerte. Prophétie et panique sont donc liées à la peur d'autrui et à
l'espérance de vengeance d'un groupe opprimé.
Avec des variantes ce modèle explicatif peut être généralisé. Ceux qui
aspirent au millenium et veulent en hâter l'avènement comme ceux qui
prédisent la fin du monde ont en vue la destruction d'un ou plusieurs
ennemis. La chose est évidente lorsqu'il s'agit des taborites, de Müntzer
ou de Jean de Leyde. Mais cela est vrai aussi de saint Vincent Ferrier, de
Savonarole ou de Luther — et, à la suite du Réformateur, de tous les
prophètes protestants. Ils attendent, annoncent et souhaitent la destruction
d'un monde pécheur et endurci contre lequel ils sont partis en guerre et
sur lequel règne l'Antéchrist — celui-ci étant le pape pour Savonarole et
Luther. Ainsi, dans les prophéties cataclysmiques les hommes expriment
leur espoir de vengeance par Dieu interposé.

Liée à un arrière-plan inconscient de revanche, la prophétie est par


ailleurs inséparable, du moins à l'époque où nous nous situons, d'une
certaine façon de se représenter le temps. Cette représentation est
complexe et comporte des éléments à certains égards hétérogènes les uns
par rapport aux autres, la notion de cycle interférant avec celle d'un
vecteur dirigé vers la consommation des siècles. Le cycle annuel fait
revenir à date fixe des conditions qui ne se répètent qu'une fois l'an.
Aussi faut-il ne pas manquer le feu de la Saint-Jean si l'on veut profiter
dés protections qu'il apporte. Certaines coïncidences n'ont lieu qu'une fois
par siècle. Ainsi la Fête-Dieu le 24 juin. Une rencontre aussi
exceptionnelle ne peut manquer, en vertu de la loi magique de similarité,
de produire des événements, eux aussi, exceptionnels et qu'on annonce à
l'avance. Néanmoins, ces prédictions ont quelque chose d'itératif, car
elles se répètent sous une forme ou sous une autre à chaque approche de
la coïncidence entre les deux fêtes : ce qui se vérifia aux Provinces-Unies
en 1666 et en 1734. On attendait pareillement des faits inhabituels pour
Pâques lorsque la célébration en tombait soit à la première, soit à la
dernière date possible (entraînant dans ce dernier cas la coïncidence
Saint-Jean-Fête-Dieu), moments véritablement critiques du cycle annuel
903
.
Mais à cette conception circulaire se surimpose, notamment au niveau
le plus cultivé de la société, une notion pessimiste du temps. Pour les
Européens du début des Temps modernes, il n'ouvre guère sur des joies
terrestres. Il n'incite pas aux projets. Il ne dirige pas vers un progrès
matériel (ou spirituel) ici-bas. Il est au contraire le vieillard menaçant des
Trionfi de Pétrarque. La Renaissance l'a progressivement assimilé au
sinistre Saturne, le destructeur à la fois terrible et décrépit qui s'appuie
sur des béquilles mais s'arme de la faux, dévore un enfant et pose le pied
sur un sablier. Ce démon redoutable n'est qu'une autre image de la mort.
Certes « il nourrit », mais aussi « il anéantit tout ce qui existe904 ». Au
plan moral, il est le révélateur de la vérité, mais parce qu'il démasque les
valeurs illusoires. On en revient donc à son pouvoir destructeur sur lequel
la Renaissance a inlassablement insisté, transmettant même ce passage à
l'âge baroque. Mais si le temps est constamment représenté comme un
vieillard, c'est parce que cette image est produite par une humanité qui se
sait et se sent vieille. Aux chrétiens des XIVe-XVIIe siècles il apparaît
évident, indépendamment même des signes annonciateurs de la fin du
monde que présentent les événements contemporains, que l'essentiel de
l'histoire humaine est déjà passé. Le temps approche de son terme. Or, les
ans n'ont pas apporté la sagesse à l'humanité. Gerson la compare à un
vieillard délirant en proie à toutes sortes de fantaisies, de songes et
d'illusions et il la juge près de sa fin. Aussi bien sort-elle diminuée
physiquement de l'épreuve des siècles 905.
Pierre Viret dans l'ouvrage déjà cité, Le Monde à l'empire..., affirme : «
Tant plus le monde s'envieillit, et tant plus la stature et l'âge des hommes
se diminue, et leur force corporelle se débilite 906. » Ce texte n'est pas
isolé. Il rejoint au contraire une vision assez largement répandue de la
chronologie qui situait quelque part dans le passé une sorte d'âge d'or et
concevait la succession des siècles comme une progressive
dégénérescence morale — mais aussi physique — de l'univers. Pour
Nicolas de Clamanges, qui écrivait au début du XVe siècle, quand les
prêtres faisaient leur travail de pasteur, tout allait bien sur terre,
matériellement parlant :

« Les villes et villages estoyent tant et plus peuplez ; les estables estoyent remplies
de bestial qui portoit à force. Les arbres penchoyent d'abondance de fruicts, les
champs estoyent couverts de blez ... Les hommes vivoyent longuement907 »

Dans l'apologétique protestante française du XVIIe siècle, revient le


thème de l'essoufflement de la nature et de la dégradation corporelle de
l'humanité. Du Moulin assure qu'elle rapetisse 908 et Pacard explique :

« Nous pouvons aussi remarquer que les parties de l'année ne font plus leur devoir,
comme elles soulaient, la terre se lasse, les montagnes ne donnent plus telle
abondance de métaux, l'âge de l'homme diminue de jour en jour et non seulement la
vertu et force de nature, mais aussi la piété et l'honnêteté : tellement que nous pouvons
dire que le monde est en son déclin et approche de sa fin 909. »

D'autres apologistes réformés de l'époque — Pollot et Cappel


notamment — reprennent cette lamentation. Or, il n'est pas étonnant que
piété et honnêteté décroissent en même temps que la force physique.
Vieillir, c'est s'attacher de plus en plus aux choses de la terre, et donc
perdre de vue celles du ciel. Viret établit ce lien logique :

« Le monde est sur sa fin. Et pourtant [= et donc], il est desja comme un homme qui
tire à la mort tant qu'il peut. A ceste cause son entendement et son cueur est du tout
amusé et addonné aux choses mortes, c'est-à-dire aux choses terriennes qui sont
comme choses mortes à comparaison des choses célestes ... Plus les hommes
approchent de leur sépulchre, et tant plus ils sont convoiteux des biens terriens qui ne
sont que terre comme eux. Et par ainsi tant moins ils en ont besoin, et tant plus ils en
désirent 910. »

Ainsi, à mesure que l'humanité s'éloigne de la jeunesse et de l'âge mûr,


« toutes vertus s'envieillissent » en même temps qu'elle et « tous vices
prennent une plus grande vigueur », comme si c'était la loi inéluctable de
la décrépitude. Ne nous étonnons pas dès lors si « le siècle est mis en
ténèbres » et si « ceux qui l'habitent sont sans lumière ». Enfin, dans les
derniers temps, attendons-nous aux plus grands malheurs puisque la race
humaine, devenue débile de corps et d'âme, sera impuissante devant eux :

« ... Autres pires calamitez adviendront que celles que tu as vues advenir. Pour ce
que d'autant que le siècle sera fait plus faible pour vieillesse d'autant seront les maux
multipliez sur ceux qui habitent en iceluy. Car vérité de plus en plus se recule, et
mensonge approche911. »

Pierre Viret écrit ailleurs, dans le même esprit :

Il m'est advis de ce monde que je voye un vieil edifice ruineux, duquel l'arène [le
sable], le mortier et les pierres et toujours quelque petit quartier de muraille tombe
petit à petit. Que pouvons-nous plus attendre d'un tel édifice qu'une ruine soudaine,
voire à l'heure qu'on y pensera le moins912 ? »

Telle était la conception du temps la plus couramment reçue par les


intellectuels de l'époque. Comment n'auraient-ils pas aperçu une
correspondance non fortuite entre les symptômes — évidents pour eux —
du vieillissement de l'humanité et les signes annonciateurs de la fin du
monde prophétisés par la Bible ? Ces deux discours sur le destin global
de l'univers se répondaient et se renforçaient l'un l'autre. Parce que le
monde était vieux, tout allait mal et irait bientôt encore plus mal. Et
quand guerres, crimes, pestes et famines s'ajoutaient à la corruption et
aux déchirements de l'Eglise, au refroidissement de la charité, à la
multiplication des faux prophètes, à l'apparition — déjà effective ou
imminente — de l'Antéchrist, pouvait-on douter de la mort prochaine
d'un monde à la fois décrépit et pécheur ? Ou bien il allait laisser la place,
après de dramatiques convulsions, à un paradis terrestre qui durerait mille
ans — c'était l'espérance des chiliastes ; ou bien — hypothèse plus
probable — il allait s'écrouler aux pieds du Grand Justicier descendu du
ciel pour la suprême reddition des comptes.

7. L'arithmétique des prophéties

Beaucoup de ceux qui annonçaient la prochaine fin des temps ou


l'imminence du passage au millenium se fondaient sur des chiffres dont
les textes bibliques ne sont pas avares. Daniel (II et VII) annonce que
quatre empires précéderont celui qui « jamais ne sera détruit » et que,
sous le quatrième souverain, les saints seront persécutés pendant « un
temps, des temps et un demi-temps ». Cette dernière chronologie
réapparait dans l'Apocalypse où il est dit (XII) que la Femme, mère de
l'Enfant sauveur, sera poursuivie par le dragon et nourrie dans le désert «
un temps, des temps et un demi-temps ». Daniel assure aussi (XII) que «
l'abomination de la désolation durera 1 290 jours ». L'Apocalypse
annonce, par ailleurs, que les païens fouleront la ville sainte « pendant 42
mois » et que les deux témoins du Seigneur prophétiseront durant « 1 260
jours » (XI). La Bête satanique a pour chiffre 666 (XIII). Enfin, enchaîné
dans la prison de l'enfer, le démon sortira de son repaire au bout de «
mille ans » (XX). Théologiens, mathématiciens et astrologues
travaillèrent inlassablement sur ces données numériques que l'on
replaçait dans un cadre chronologique global dont le schéma le plus
simple était celui-ci : le monde avait vécu 2 000 ans entre la création et la
loi, puis 2 000 autres années sous le règne de la loi. Celui du Messie
aurait à son tour une durée de 2 000 ans 913. Certains toutefois, tel
Christophe Colomb, parvenaient à une addition de 7 000 ans. Car, aux six
jours de la création — base du calcul précédent —, ils ajoutaient un
septième correspondant au repos de Dieu. Quelques-uns enfin poussaient
l'audace jusqu'à outrepasser quelque peu la barrière des 7 000 ans.
Nombreux toutefois étaient ceux qui, révoquant en doute une partition
trop égale entre les différentes tranches historiques, s'efforçaient de
calculer plus finement le temps qui s'était écoulé entre l'aurore du monde
et la naissance de Jésus. Selon le De Antichristo de Malvenda, l'éventail
des calculs — très nombreux, précise-t-il — sur cet espace chronologique
s'étalait de 6 310 ans (estimation exceptionnelle) à 3 760 ans. Mercator
arrivait à 3 928, Jansénius à 3 970, Bellarmin à 3 984914. En dépit de ces
menus désaccords, personne n'aurait imaginé une chronologie longue
telle que celle qui nous est devenue familière. On renfermait au contraire
l'histoire de la terre dans une durée courte et, compte tenu du temps déjà
écoulé, on ne pouvait plus créditer désormais l'humanité d'un nombre
considérable d'années à venir. Christophe Colomb, en 1501, raisonnait
ainsi :

« Depuis la création du monde ou d'Adam jusqu'à l'avènement de Notre Seigneur


Jesus Christ il y eut 5 343 ans avec 318 jours selon le calcul du roi don Alphonse 915
qui semble être le plus sûr ... Si l'on y ajoute 1 501, avec un peu moins, cela fait en
tout 6 845 ans moins quelques mois. A ce compte il ne manque plus que 155 ans
jusqu'à l'accomplissement des 7 000 ans, dans le courant desquels ... le monde devra
finir 916. »

Ainsi, autant de raisonnements et de calculs, autant d'évaluations


différentes, mais toutes peu généreuses, du temps qui reste à s'écouler
avant l'entrée dans le millenium ou avant la fin du monde. Nicolas de
Cusa, au XVe siècle, prédit celle-ci pour le trente-quatrième jubilé après
Jésus-Christ, donc pour 1700. Luther, on l'a vu, hésite mais à l'intérieur
d'un horizon chronologique étroit : sa génération verra l'accomplissement
des Ecritures, ou bien la suivante. Ou, si Dieu le permet, peut-être
l'humanité a-t-elle encore cent ans devant elle ? Il ne va pas au-delà 917.
Viret apporte, à son tour, une quantification lourde de menaces :
« Le siècle, écrit-il, a perdu sa jeunesse et le temps décline à la vieillesse. Le siècle
a été divisé en douze parties, et les dix parties avec la moitié de la dixième partie [il
faut lire : la onzième] sont passées. Et n'y a plus de demeurant que ce qui est après la
moitié de la dixième partie [il veut dire la onzième918]. »

En clair, ce calcul signifie que les 21/24 du temps alloué à l'humanité


sont déjà passés. Plus nettement son contemporain, le chanoine de
Langres, R. Roussat, qui écrit en 1548, évalue à 243 ans la marge qui
sépare « la date de la compilation de ce présent traicté » de la « future
rénovation de ce monde, ou de grandes altérations, ou d'iceluy
l'anichilation919 ». Très logiquement, il invite « messieurs les édificateurs
de palays, tours, chasteaux et aultres singuliers et puissants édifices » à
tenir compte d'un tel calcul : à quoi bon désormais élever des bâtiments
qui, en temps ordinaire, auraient défié les siècles mais ne résisteront pas
au cataclysme final désormais prochain ? Pour l'humanité, la saison de
bâtir est passée. Celle du repentir est venue.
Voici, entre beaucoup qu'on pourrait encore citer, une autre prévision
chiffrée donnée en 1609 par le sieur de Penières-Varin. Son ouvrage,
Advertissement à tous chrestiens sur le grand et espouventafle
advenement de l'Antichrist et fin du monde est dédié au cardinal de
Joyeuse, archevêque de Rouen, primat de Normandie et pair de France, et
paraît avec les meilleures autorisations ecclésiastiques. Comme plusieurs
fins calculateurs de son temps il assure que le déluge a eu lieu en l'an
1656 après la création du monde. Donc le début du règne de l'Antéchrist
(« ce misérable règne qui couvrira la terre d'une mer de douleurs et de
désolations ») commencera en 1656 après Jésus-Christ 920. Mais sa
naissance se situera dès 1626, car il existe une nécessaire symétrie entre
la vie de Jésus et celle de son ennemi. Pour cette raison encore, son
empire s'écroulera en 1660 ; la fin du monde proprement dite arrivera
évidemment en 1666, puisque le chiffre 666 est mentionné expressément
dans l'Apocalypse921.
On a dit plus haut, à la suite d'E. Labrouse922, la frayeur que provoqua
en Europe l'éclipse de soleil de 1654, cette panique s'expliquant
précisément par l'importance accordée à la date de 1656, spécialement
par les théologiens et pronostiqueurs protestants. En effet de ce côté de la
barrière confessionnelle c'était la Bible hébraïque qui était considérée
comme canonique pour l'Ancien Testament. Or, elle place le déluge en
l'an 1656 de la création, tandis qu'il se trouve situé en 2242 ou 2262 si on
adopte la chronologie des Septante923. Dans les pays et dans les milieux
ayant opté pour la Réforme, nombreux furent les opuscules et les
sermons qui annoncèrent pour 1656 le déluge de feu qui allait consumer
la terre. Les deux éclipses, de 1652 et 1654, cumulant leurs effets, ne
pouvaient manquer de produire un résultat aussi effrayant. Mais l'attente
angoissée de cette imminente catastrophe traversa les frontières
religieuses et politiques et, dans un pays comme la France, atteignit aussi
des milieux catholiques.
En plein XVIIIe siècle demeuraient donc vives en Europe la
préoccupation de l'Antéchrist et l'attente de la fin des temps (ou du
passage au millenium). Pour John Napier le principal intérêt des
logarithmes, dont il était l'inventeur, était de faciliter les calculs relatifs
au « nombre de la Bête » indiqué dans l'Apocalypse924. Selon lui 1639
marquait le début de la désagrégation de l' « empire antichrétien » —
l'Eglise romaine. Les cinquante ou soixante années suivantes verraient les
formidables événements des derniers temps, le jour du Jugement dernier
se situant soit en 1688 (en se fondant sur l'Apocalypse), soit en 1700
(selon Daniel925. Semblables calculs étaient courants dans l'Angleterre et
l'Amérique anglaise d'avant 1660. Le pasteur Thomas Parker annonça la
fin du monde pour 1649, le presbytérien royaliste Ed. Hall pour 1650 («
ou les douze mois suivants »), Th. Brightman et T. Goodwin — deux
théologiens qui contribuèrent à populariser outre-Manche les prophéties
de Daniel et de l'Apocalypse — pour 1690, 1695 ou 1700926. Ainsi non
seulement les prédictions de Napier connurent une large diffusion dans
l'Angleterre du temps, mais encore d'autres personnes éminentes
s'intéressèrent alors aux échéances eschatologiques. Parmi elles, on
rencontre entre autres William Waller, futur général des armées du
Parlement, John Pym, un des leaders de celui-ci, Cromwell
naturellement, John Lilburne le chef des « niveleurs », Gerard
Winstanley inspirateur de la secte des diggers (ou « terrassiers »), Henry
Oldenbourg secrétaire de la Royal Society, et le grand Isaac Newton lui-
même 927 : liste non exhaustive et pourtant singulièrement
impressionnante.

8. Géographie des peurs eschatologiques

Dans la seconde moitié du XVIe siècle et la première partie du XVIIe, il


semble que la crainte de l'Antéchrist et des catastrophes qui devaient
accompagner son règne, auparavant répandue dans toute la chrétienté
latine, soit restée plus forte en terre protestante qu'en pays catholique. On
a mentionné plus haut le catalogue du libraire Georg Draudius édité à
Francfort en 1625 : sur les 89 ouvrages eschatologiques en allemand qui
y figurent, un seul avait été rédigé par un catholique ; 68 étaient dus à des
auteurs luthériens, 20 à des calvinistes928. En 1610, le réformé Nicolas
Vignier pouvait dresser une liste de 28 auteurs protestants, originaires de
dix pays différents, qui avaient proclamé que l'Antéchrist était le pape.
Parmi ces auteurs, un des plus notables est sans conteste L. Daneau qui
publia à Genève en 1576 un Tractatus de Antichristo traduit en français
dès l'année suivante. Cet ouvrage est l'aboutissement de plusieurs
décennies de réflexions protestantes sur les textes eschatologiques. Il
affirme catégoriquement, et avec force arguments qui se veulent
rationnels, que l'Antéchrist s'est déjà manifesté dans l'histoire, que son
règne a commencé au XIIe siècle et touche maintenant à sa fin. Il s'agit
bien entendu de la papauté dont l'écroulement final se situera au cours du
XVIIe siècle929. Dans la liste qu'il dressait, Vignier, trop modestement, ne
se plaçait pas lui-même. Pourtant il avait écrit un volume de 692 pages
sur L'Antéchrist romain opposé à l'Antéchrist juif du cardinal Bellarmine
... et autres (1604930. Plus connu que ce livre est le non moins gros
ouvrage de Duplessis-Mornay, Le Mystère d'iniquité, c'est-à-dire
l'histoire de la papauté (1611), qui fut notamment traduit en anglais et
acquit outre-Manche une belle popularité 931.

L'Antéchrist est le pape, affirme Duplessis-Mornay. « Est-il besoin que je le nomme


par son nom ? Parle-t-il pas assez de soi-mesme ? et semble-il pas que Satan ait pris
plaisir, ains à tasche pour faire voir au monde un chef-d'œuvre de son habileté [en
punition] de nostre aveuglement, de nous tirer cest homme sur le théâtre ? Que de si
long temps, si expressement, si clairement l'Esprit de Dieu souverain par la bouche de
ses prophètes, et apostres nous ait advertis de la venuë de l'Antéchrist, de ses qualités,
de ses faits, de ses déportements, de son siege, de son habit et de son port 932 ? »

On peut aisément expliquer la continuation, voire l'accentuation des


craintes et des espérances eschatologiques dans la mentalité protestante à
la fin du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe. En Allemagne,
la guerre de Trente Ans aurait pu tourner — et elle tourna un moment —
à l'avantage des Habsbourg dont la politique et les armées menaçaient
évidemment la Réforme. En France, les protestants, à demi rassurés
seulement par l'édit de Nantes, avaient lieu de craindre la contre-
offensive catholique. Alors, le protestantisme sur la défensive
s'accrochait plus que jamais à l'accusation traditionnelle — le pape est
l'Antéchrist — et à la conviction que la fin du monde (ou pour certains le
passage au millenium) mettrait un terme aux succès momentanés de
l'ennemi de Dieu.
Outre-Manche aussi, la religion officielle se sentait entourée de périls à
la fois à l'extérieur (l'Invincible Armada de 1588) et à l'intérieur (la «
conspiration des Poudres » de 1605). Dans l'Angleterre des années 1560-
1660, il aurait été mal vu de ne pas identifier pontife romain et
Antéchrist, Eglise catholique et « Grande Prostituée ». Un puritain
anglais constatait, non sans ironie, en 1631 : « Celui qui peut jurer que le
pape est l'Antéchrist et qu'il faut manger de la viande le vendredi est
protestant933. » Dans la bibliothèque que laissa à sa mort (1676) l'érudit
Lazarus Seaman, 50 ouvrages sur 6 630 étaient des livres sur l'Antéchrist,
la plupart en latin, publiés entre 1570 et 1656934. Le protestantisme, en
s'implantant en Angleterre et en Ecosse, amena avec lui la littérature
apocalyptique du continent et y renforça les inquiétudes eschatologiques.
On traduisit en anglais dès 1548 les Conjectures d'Osiander sur les
derniers temps et la fin du monde et dès 1561 Les Cent Sermons de
Bullinger sur l'Apocalypse. Ce climat d'attente explique que Latimer,
écrivant de sa prison d'Oxford, en 1555, aux « amis sincères de la vérité
divine » leur ait annoncé ce jour « où notre Christ viendra dans sa gloire :
ce qui j'en suis sûr, sera bientôt935 ».
Millénarismes radical et modéré et croyance en une fin imminente du
monde se sont additionnés dans l'Angleterre de la fin du XVIe siècle et de
la première moitié du XVIIe pour y créer une atmosphère saturée
d'eschatologie. Parce qu'on a surtout insisté jusqu'à présent sur le
millénarisme peut-être faut-il souligner combien fréquente fut l'annonce
du dernier jour et du grand Jugement. Un souverain tel que Jacques Ier,
auteur d'une Méditation sur l'Apocalypse (1588), et des poètes comme W.
Alexander, G. Wither, J. Doone et bien entendu J. Milton apportèrent leur
contribution à la littérature eschatologique 936. Le Doomsday de W.
Alexander (1614) ne contient pas moins de 1400 stances qui décrivent
avec force détails les « douze heures » du jour du Jugement. Pour ce
poète-homme d'Etat — il était l'ami de Jacques Ier — les signes avant-
coureurs de la catastrophe finale sont clairement visibles :

« Il court des bruits de guerre, l'Evangile est prêché partout, quelques Juifs se
convertissent, l'Antéchrist se fait connaître, les diables sont furieux, le vice règne, le
zèle se refroidit, la foi s'affaiblit, les étoiles tombent. Toutes sortes de pestes ont fait
sonner la dernière trompette : et par des signes prodigieux on voit clairement qu'ils
annoncent l'approche du Fils de l'homme 937. »

Le discours poétique appuyait donc les affirmations des théologiens —


Th. Adams, J. Mede, R. Maton, B. Duppa (un évêque), etc. — qui ne
cessaient de parler du « dernier temps », de la « dernière heure », des «
derniers jours du dernier temps ». La comparaison que Th. Adams
établissait avec la fuite des saisons est particulièrement forte et
révélatrice :

« Nous voici tombés dans la profondeur de l'hiver. Le printemps est passé ; l'été a
eu sa saison ; l'automne a donné ses fruits. Maintenant l'hiver a secoué et fait tomber
les feuilles et ne nous a laissé que des arbres nus, dépouillés et stériles. Le dernier
mois de la grande année du monde est arrivé pour nous. Nous sommes en plein
décembre 938. »
A l'époque de la guerre civile, la chute du trône et la multiplication des
sectes en Angleterre parurent à de nombreux théologiens pessimistes les
preuves définitives que le démon était déchaîné et que le retour du Christ
ne pouvait plus tarder940.
A l'inverse de ce qui se passait en Angleterre et en Allemagne, il est
manifeste, malgré des remontées de peur comme celle de 1654, que la
Réforme catholique provoqua un reflux des angoisses et des attentes
apocalyptiques. Dans la mesure où la propagande protestante désignait
inlassablement le pape comme l'Antéchrist et l'Eglise romaine comme la
« bête » de l'Apocalypse, la riposte de l'adversaire ne pouvait que jeter le
doute sur ces affirmations trop péremptoires, voire tourner en ridicule un
catastrophisme permanent qui voyait dans tout prodige un signe avant-
coureur de la fin du monde. Le prédicateur catholique Georges Wizel,
précédemment cité, donna dès 1536 le ton de la réplique :

« Si les éclairs brillent d'un éclat inaccoutumé en Silésie, est-ce là un miracle ? Le


vent du nord enlève les toits d'une ville, est-ce la preuve que le Seigneur descend du
ciel et vient nous juger ? on a trouvé dans une forêt un amas de charbons enflammés ;
la terre a tremblé, le tonnerre a éclaté, un nuage très épais a plané sur la ville ; mais
est-il rare que de tels faits se produisent ? A Breslau, une tour s'est écroulée ; voyez
quel prodige ! En Silésie, une femme n'est pas accouchée dans des conditions
normales ; cela semble surprenant, mais comment voir dans un tel fait le signe de
l'avènement du Seigneur941 ? »

En somme, la propagande protestante utilisa tant qu'elle put contre


l'Eglise romaine les différents textes apocalyptiques de l'Ecriture, quitte à
traumatiser encore davantage des populations qui n'avaient déjà que trop
tendance à voir dans les éclipses, les comètes et les conjonctions astrales
les signes annonciateurs de formidables malheurs. En contrepartie, le
catholicisme régénéré — et d'ailleurs de moins en moins identifiable à la
religion de l'Antéchrist — ne pouvait qu'apaiser des peurs que
l'adversaire utilisait contre lui. Significatif de la contre-offensive
catholique à cet égard est le livre pittoresque, truculent et violent de l'ex-
protestant Florimon de Raemond, intitulé l'Antéchrist (1597). Ce haut
magistrat de bonne noblesse part en guerre contre les prédictions
fantaisistes de ses adversaires :

« Nous voyons tous les jours des escrits sortir de leur boutique qui prophétisent
ceste ruine papale, et de toute la papimanie (ce sont leurs mots). Ce sont des gens qui
ont perdu tant d'huile sur l'Apocalypse et Daniel ... C'est là où ils trouvent ... la ruine
infaillible de leur Antichrist, le banissement de la catholicité de la France, et mille
autres telles resveries 942. »

Pour FI. de Raemond, l'Antéchrist viendra certes, mais il n'est pas


encore apparu sur terre. Et, quand enfin il se manifestera, les protestants
seront parmi ses premières victimes ; car ils ne le reconnaîtront pas,
l'ayant identifié à tort avec la papauté. Ils se sont trompés d'Antéchrist.
De Malvenda à Bossuet, les théologiens romains s'efforcèrent
désormais de montrer, en s'appuyant sur les évangélistes et sur le livre
XX de La Cité de Dieu, qu'aucun calcul ne permet de connaître à l'avance
la date du dernier avènement 943. Fait important et révélateur : l'Italie, qui
avait été travaillée à l'époque de la Renaissance par de grandes angoisses
eschatologiques, les oublia dès que la reprise en main religieuse s'y fit
sentir après le concile de Trente. Aussi bien l'Eglise catholique insista-t-
elle désormais beaucoup plus sur le jugement particulier que sur le
Jugement dernier.

Satan

1. Montée du satanisme

L'émergence de la modernité dans notre Europe occidentale s'est


accompagnée d'une incroyable peur du diable. La Renaissance héritait
assurément de concepts et d'images démoniaques qui s'étaient précisés et
multipliés au cours du Moyen Age. Mais elle leur donna une cohérence,
un relief et une diffusion jamais atteints auparavant.
Satan n'apparaissait guère dans l'art chrétien primitif et les fresques des
catacombes l'avaient ignoré. L'une de ses plus anciennes figurations, sur
les murs de l'église de Baouït en Egypte (VIe siècle), le représente sous
les traits d'un ange, déchu sans doute et avec des ongles crochus, mais
sans laideur et avec un sourire un peu ironique. Tentateur séduisant sur
les pages enluminées de la Bible de saint Grégoire de Nazianze
(Bibliothèque nationale, entre VIe et IXe siècles), héros abattu dans les
décorations de certaines églises orientales de la même époque, Lucifer,
jadis créature préférée de Dieu, n'est pas encore un monstre repoussant 944.
En revanche, les XIe et XIIe siècles voient se produire, du moins en
Occident, la première grande « explosion diabolique » (J. Le Goff)
qu'illustrent pour nous le Satan aux yeux rouges, aux cheveux et aux ailes
de feu de l'Apocalypse de Saint-Sever, le diable mangeur d'hommes de
Saint-Pierre-de-Chauvigny 945, les démons immenses d'Autun, les
créatures infernales qui, à Vézelay, à Moissac ou à Saint-Benoît-sur-
Loire, tentent, possèdent ou torturent les humains. Assimilé par le code
féodal à un vassal félon, Satan fait alors sa grande entrée dans notre
civilisation. Auparavant abstrait et théologique, le voici qui se concrétise
et revêt sur les murs et les chapiteaux des églises toutes sortes de formes
humaines et animales. On a établi un rapport entre les sculptures de
Vézelay et l'Elucidarium, sorte de catéchisme que rédigea au début du
XIIe siècle un Allemand mal connu, longtemps appelé Honorius
d'Autun946. Or, cet ouvrage contient une systématisation et une
vulgarisation des éléments démonologiques disséminés dans les écrits
chrétiens depuis les premiers temps de l'Eglise et, d'autre part, il est le
premier à regrouper de façon cohérente les peines de l'enfer947. A la fois
séducteur et persécuteur, le Satan des XIe et XIIe siècles effraie
assurément. Pourtant, lui et ses acolytes sont parfois aussi ridicules ou
amusants que terribles : à ce titre, ils deviennent progressivement
familiers. L'heure de la grande peur du diable n'est pas encore venue. Au
XIIIe siècle, les nobles « Jugements derniers » des cathédrales gothiques
remettent à leur juste place l'enfer, ses supplices et ses démons.
L'essentiel des grands tympans sculptés est alors réservé au Christ en
majesté, à la cour paradisiaque et à la joie sereine des élus. « Dans l'art
tout théologique du XIIIe siècle, écrivait E. Mâle, [on ne rencontre
aucune] représentation détaillée de l'enfer 948 », même si saint Thomas
d'Aquin déclare qu'il ne faut pas entendre de façon seulement symbolique
ce qu'on raconte des supplices d'outre-tombe 949.
Mais à partir du XIVe siècle les choses changent, l'atmosphère
s'alourdit en Europe et cette contraction du diabolique qu'avait réussie
l'âge classique des cathédrales fait place à une progressive invasion
démoniaque. La Divine Comédie (dont l'auteur est mort en 1321) marque
symboliquement le passage d'une époque à une autre et le moment à
partir duquel la conscience religieuse de l'élite occidentale cesse pour une
longue période de résister au raz de marée du satanisme. Elle ne se
ressaisira qu'au XVIIe siècle. Cette obsession prend deux formes
essentielles, l'une et l'autre reflétées par l'iconographie : une hallucinante
imagerie infernale et la hantise des innombrables pièges et tentations que
le grand séducteur ne cesse d'inventer pour perdre les humains. Bien
avant Dante avaient circulé en Europe des récits fantastiques relatifs aux
tourments de l'enfer 950. Les uns venaient d'Orient, telle la Vision de saint
Paul qui remonte au moins au IVe siècle. Ravi hors de la terre, l'Apôtre
des gentils arrive aux portes de l'empire de Satan. Puis, au cours de son
affreux périple, il voit des arbres de feu aux branches desquels des
pécheurs sont pendus, des fournaises, un fleuve où les coupables sont
plus ou moins profondément immergés suivant la nature de leurs vices,
enfin le puits de l'abîme qui dégage une épaisse fumée et une odeur
insoutenable. Des éléments de la Vision de saint Paul se retrouvent dans
des légendes irlandaises, en particulier dans la Vision de Tungdal dont les
horreurs n'ont rien à envier à celles qu'on put lire ensuite dans La Divine
Comédie. Parmi les spectacles affolants qu'offre cet enfer nordique voici
notamment un lac de feu et un lac de glace, des bêtes formidables qui se
nourrissent des âmes des avares et de celles des religieux infidèles à leurs
vœux, des marais fumants remplis de crapauds, de serpents et autres
bêtes hideuses.
Les théologiens du XIIIe siècle avaient refusé toute complaisance à ces
images de cauchemar. Au contraire, durant l'époque suivante, elles
forcent les barrages. Denys le chartreux, célèbre théologien du XVe siècle
( † 1471), rédigeant un traité des quatre fins de l'homme (Quatuor
novissima), y introduit une description qui reproduit les récits irlandais et
plus particulièrement la Vision de Tungdal 951 Dans les années
immédiatement postérieures à la Peste Noire, les supplices de l'enfer
apparaissent avec toutes sortes d'hallucinantes précisions sur les murs du
Campo Santo de Pise et à la chapelle Strozzi de Sainte-Marie-Nouvelle à
Florence. Ici l'artiste (A. Orcagna ou l'un de ses élèves) a suivi de près le
texte de La Divine Comédie 952. Un témoignage saisissant sur cette «
nouvelle angoisse » (G. Duby) est fourni par un cycle de fresques peu
connu, parce qu'il décore l'église d'une petite ville, San Gimignano. Il
s'agit de l'enfer (1396) de Taddeo di Bartolo, au centre duquel trône un
Lucifer assez semblable à celui du Campo Santo de Pise par ses
dimensions gigantesques, sa tête d'ogre, ses cornes, ses mains puissantes
qui broient des damnés ridiculement petits. Dans les différents
compartiments de l'affreux royaume, les démons déroulent les intestins
des envieux, font rendre gorge aux avares, empêchent les gourmands de
manger les mets d'une table abondamment servie, fouettent les adultères,
enfoncent des pieux enflammés dans le sexe des femmes qui furent
légères.
En France, au début du XVe siècle, les Très Riches Heures du duc de
Berry montrent, elles aussi, l'intérieur de l'enfer avec un détail emprunté
à la Vision de Tungdal953 : Lucifer, géant couronné qui se nourrit des âmes
des damnés, les aspirant et les rejetant tour à tour, en laissant échapper
des flammes et de la fumée de son horrible bouche. Dans notre pays, c'est
au milieu du XVe siècle que les supplices de l'enfer entrent dans l'art
monumental. E. Mâle a montré sur des exemples précis (dont la liste,
bien sûr, n'est pas exhaustive) que des éléments empruntés à la Vision de
saint Paul et aux légendes irlandaises illustrent des voussures et des
peintures à Saint-Maclou de Rouen, à la cathédrale de Nantes et dans des
églises de Normandie, de Bourgogne et du Poitou954. Viennent de cette
double provenance un certain nombre de détails effrayants : les diables
forgerons qui lèvent de lourds marteaux sur une enclume faite de corps
d'hommes et de femmes superposés ; la roue à laquelle sont accrochés
des pécheurs, les damnés couchés sur un gril et arrosés de plomb fondu,
l'arbre sec avec ses pendus vivants, etc.
C'est toutefois dans l'univers affolant de Jérôme Bosch que les
cauchemars infernaux atteignent à leur plus grande violence. Dans les
Jugement dernier de Vienne 955 et de Bruges et dans le triptyque du Prado
dont les volets représentent respectivement le paradis terrestre, le jardin
des délices et l'enfer, la folie et la méchanceté diaboliques se déchaînent
avec le sadisme le plus monstrueux. Dans l'enfer de Vienne, un démon,
dont la tête est celle d'un oiseau à long bec, emmène un réprouvé dans sa
hotte. Un autre porte sur son épaule un bâton auquel un damné percé
d'une flèche est suspendu par les pieds et les mains. Tel condamné devra
éternellement tourner le tourniquet d'une vielle démesurée et tel autre est
crucifié à une harpe géante. Satan, coiffé d'un turban a des yeux de feu,
une gueule de bête féroce, une queue et des pattes de rat. A
l'emplacement du ventre apparaissent les grilles d'un four. Il reçoit ses
hôtes à une porte dont une rangée de crapauds souligne le pourtour. Les
enfers successifs de Bosch, pour saisissants qu'ils soient, s'intègrent
malgré tout dans une longue série d'oeuvres puissantes que la peinture
flamande, des frères Van Eyck à Henri Bles, a consacrées au thème du
Jugement dernier et donc — association devenue obligatoire à l'époque
— à la description détaillée de l'enfer ; et cette production artistique
prend place à son tour dans un plus vaste ensemble de la peinture du
temps qui réunit la grandiose fresque de Michel-Ange au fond de la
Sixtine et telle composition anonyme portugaise (début XVIe siècle) où
l'on voit les démons présider une nouvelle fois au châtiment des
damnés956.

J. Baltrušaitis a montré par des comparaisons probantes que


l'iconographie démoniaque européenne des XIVe-XVIe siècles s'était
grossie d'éléments venus d'Orient qui en avaient renforcé les aspects
effrayants. La Chine a ainsi envoyé en Occident des hordes de diables
aux ailes de chauve-souris ou aux seins de femme. Elle a exporté des
dragons aux ailes membraneuses, des géants à grandes oreilles avec une
corne unique sur le front 957. Quant aux « Tentations de saint Antoine »,
par lesquelles on peut aborder le second aspect de l'imagerie satanique
annoncé plus haut, elles présentent d'intéressantes analogies avec l'assaut
donné par l'esprit du mal et les forces de l'enfer à Bouddha méditant au
pied d'un arbre. Comme l'ermite chrétien, Çakyamuni est soumis à une
double série d'épreuves, les unes tendant à l'effrayer, les autres à le
séduire. II doit donc résister à des géants difformes, à des jets de
projectiles, à la nuit, au bruit et au déluge, mais aussi à des filles aux
seins nus qui cherchent à le troubler par les trente-deux tours de la magie
féminine958. Cette scène, fréquemment représentée dans la sculpture et la
peinture d'Asie orientale, a rejoint en Occident le récit d'origine copte se
rapportant à saint Antoine et vulgarisé chez nous par la Légende dorée.
Ainsi s'est trouvé enrichi le répertoire des « Tentations » que Bosch,
Mandyn, Huys, Blès, Patinier, Breughel, etc., se sont plu à évoquer avec
une stupéfiante exubérance de détails cocasses et monstrueux. Dans le
grand triptyque de Lisbonne959, Bosch montre l'anachorète assailli par
toutes sortes de sortilèges démoniaques et qui voit naître devant lui mille
formes hallucinantes : des jarres munies de pattes. une vieille femme
vêtue de l'écorce d'un arbre mort et dont le corps finit en céleri, un
vieillard faisant la leçon à un singe et à un gnome, un messager qui utilise
des patins à glace pour courir sur le sable. Voici encore une sorcière
versant un élixir à un crapaud couché dans une fleur, une jeune femme
nue derrière le tronc d'un arbre mort dont les branches portent une grande
étoffe pourpre, une table richement chargée pour un festin auquel
Antoine est invité par des jeunes gens et des jeunes filles. Le
prestidigitateur diabolique déploie ainsi devant l'ermite impassible toutes
les ressources de son art magique : il tente de le terroriser, de le faire
devenir fou, de le faire dévier vers les joies faciles de la terre. Peine
perdue. Saint Antoine représente pour Bosch l'âme chrétienne qui
conserve sa sérénité au milieu d'un monde où Satan recourt sans cesse à
de nouveaux pièges.
Les « Tentations de saint Antoine » seraient aussi bien appelées « Les
Tourments de saint Antoine ». Car l'Ennemi tout à la fois tente et
tourmente les humains. Il terrifie par des songes, il épouvante par des
visions — ainsi s'expriment les auteurs du Marteau des sorcières : «
Songes durant le sommeil et visions durant la veille 960. » En outre, non
seulement il peut s'attaquer aux biens terrestres et au corps lui-même,
mais il peut posséder un être humain non consentant qui se trouve dès
lors dédoublé. Le Marteau des sorcières rapporte ainsi la confession d'un
prêtre possédé :

« Je suis privé de l'usage de la raison uniquement quand je veux vaquer à la prière


ou visiter des lieux saints... [Alors le démon] dispose de tous mes membres et organes
— mon cou, ma langue, mes poumons — pour parler et crier quand il lui plaît.
J'entends sans doute les mots qu'il prononce par moi et mes organes, mais je ne peux
absolument pas résister ; et quand plus ardemment je voudrais m'adonner à quelque
prière, il m'assaille plus violemment, sortant plus fort ma langue 961. »

Mais les tentations sont finalement plus dangereuses que les


tourments. D'où la nécessité de mettre en garde les trop crédules humains
contre la rouerie de Satan. Un ouvrage très répandu dans l'Allemagne du
XVe siècle s'intitulait précisément Das Teufels Netz (« Les Rets du diable
») et mettait en scène un ermite qui discute avec Satan962. Celui-ci expose
les moyens — très nombreux — dont il dispose pour corrompre
l'humanité. C'est la même préoccupation moralisatrice qui inspire Le
Jardin des délices de Jérôme Bosch (dans le triptyque du Prado). Dans ce
faux paradis terrestre, la fontaine de jouvence où s'ébattent de jolies
femmes blanches et noires, les fruits délicieux, les fleurs, des couleurs si
délicates et lumineuses qu'elles font penser à une miniature persane,
créent une atmosphère d'enchantement. Mais l'intrusion du cocasse, voire
de l'obscène, suggère qu'il s'agit d'un mirage démoniaque. A travers un
tube de verre, un visage étrange regarde un rat sous la sphère de cristal où
deux amoureux se caressent. A gauche de la sphère, veille une chouette,
l'oiseau de Satan ; à droite, un homme nu plonge dans l'abîme. En outre,
ce volet central du triptyque est encadré d'un côté par le vrai paradis
terrestre — celui d'Adam et Eve — irrémédiablement perdu et, de l'autre,
par l'enfer où sont punis les égarés des joies sensuelles.
Le « jardin des délices » n'est qu'un autre nom du « pays de cocagne »,
et l'on recherche dans l'un et l'autre un bonheur aussi illusoire que celui
qu'on demande une fois par an aux fêtes du carnaval. Derrière tous ces
mondes renversés — univers de folie — il y a Satan. Dans le chapitre
CVIII de La Nef des fous (1494), Brant embarque des fols sans carte ni
boussole à la recherche des contrées bienheureuses de Cocagne. Il est
acquis d'avance qu'ils iront de péril en péril pour sombrer finalement en
pleine tempête 963. Tout monde à l'envers est un mensonge. Toutefois dans
La Nef ce thème est encore relativement sporadique et limité. En
revanche, il domine L'Exorcisme des fols que le prédicateur Thomas
Murner rédige entre 1509 et 1512. Plus du tiers de l'ouvrage est consacré
à ce motif. Pour Murner, il faudrait ne pas céder à la tentation de
retrouver le paradis terrestre. Mais les hommes pécheurs ne cessent de
poursuivre cette chimère. Aussi le monde livré à la folie est-il, tout entier,
à l'envers donc mauvais par essence 964. De là, chez Murner comme chez
Brant, la dénonciation en bloc des divertissements carnavalesques,
démoniaques par définition. Le fol est en proie à Satan. Le carnaval est
subversion et dissonance.

2. Satanisme, fin du monde et mass media de la Renaissance

La peur sans mesure du démon partout présent, auteur de la folie et


ordonnateur des paradis artificiels, a été associée dans la mentalité
commune à l'attente de la fin du monde étudiée au chapitre précédent. Le
lien entre elles est souligné dans le texte d'ouverture du Marteau des
sorcières. « Au milieu des calamités d'un siècle qui s'écroule », tandis
que « le monde sur le soir descend vers son déclin et que la malice des
hommes grandit », l'Ennemi « sait dans sa rage qu'il n'a plus que peu de
temps » devant lui. Aussi a-t-il « fait pousser dans le champ du Seigneur
une perversion hérétique surprenante », celle des sorcières965. Brant, de
son côté, réunit dans une même synthèse folie, navigation sans boussole
ni carte, monde à l'envers et approche de l'Antéchrist. Pour lui aussi, la
virulence de Satan ne s'explique que par l'imminence de la catastrophe
finale. Au chapitre CIII, il s'écrie : « Le temps viendra ! Il viendra, le
temps ! L'Antéchrist, j'en ai peur, n'est plus loin. » « Nous approchons
bien vite du Jugement dernier966. » Telle est aussi la conception de Murner
selon qui le monde à l'envers ne sera remis droit qu'au jour désormais
prochain de la parousie 967. Ce n'est donc pas un hasard si Luther, à son
tour, a été habité à la fois par la peur du diable et par la certitude que le
cataclysme final était désormais à l'horizon. Comment, à sa suite,
l'Allemagne protestante du XVIe siècle et du début du XVIIe n'aurait-elle
pas frémi de ces deux terreurs conjointes ?
Le Dr Martin, chaque fois qu'il se heurtait à un obstacle, combattait un
adversaire ou une institution, avait la certitude de rencontrer le diable. A
feuilleter son œuvre, on s'aperçoit que Satan a inventé le commerce de
l'argent, « imaginé la perverse moinerie », donné au culte divin « des
formes abominables » — entendez les cérémonies de l'Eglise romaine.
C'est lui qui a inspiré à Jean Eck (le principal adversaire de Luther en
Allemagne) un « désir irrésistible de gloire ». C'est lui qui « ment par la
voix et la plume » du pape. Lui aussi qui règne à Mülhausen — la ville
de Müntzer — « où il ne cause que brigandages, meurtres et effusions de
sang ». Aussi bien la lutte contre les paysans révoltés n'est-elle pas
seulement un combat « contre la chair et le sang, mais contre les mauvais
esprits qui sont dans les airs... ». Dans cette « affaire diabolique » (la
révolte des paysans), le démon « avait en vue de dévaster entièrement
l'Allemagne parce qu'il n'avait pas d'autre moyen pour faire obstacle à
l'Evangile 968 ». Tout comme Luther, Melanchthon avait une terreur
énorme du démon et il redoutait à chaque instant de le voir apparaître
devant lui 969.
La polémique confessionnelle déclenchée par Luther et ses disciples
sur de telles bases ne put qu'accroître la peur du diable dans l'Allemagne
protestante où théologiens et prédicants se persuadèrent que, la fin du
monde approchant, Satan lançait contre les évangéliques sa dernière
offensive. Sous le papisme, écrivait en 1595 le surintendant André
Célichius, les lutins et les farfadets avaient souvent tracassé les hommes.
« Mais maintenant de féroces bourreaux sortent tous les jours de l'abîme,
de sorte que les hommes sont saisis d'épouvante et de douleur 970. » Et il
ajoutait au sujet des cas de possession :

« Presque partout, près de nous comme au loin, le nombre des possédés est si
considérable qu'on en est surpris et affligé, et c'est peut-être la vraie plaie par laquelle
notre Egypte et tout le monde caduc qui l'habite sont condamnés à périr971. »

Les tourments de saint Antoine étaient ainsi étendus à l'Allemagne


entière. Dans ce pays, où se développe alors la légende de Faust, les
habitants ont la conviction que Lucifer est roi. Sans doute n'auraient-ils
pas autant éprouvé ce sentiment si le théâtre et surtout l'imprimerie
n'avaient largement diffusé la peur et, en même temps, la délectation
morbide du satanisme. Une pièce jouée en 1539 met en scène le pape
Pammachius et son conseiller Porphyre évoquant Satan que les
spectateurs voient apparaître :

« Il a de grandes cornes, ses cheveux sont tout hérissés, son visage est hideux, ses
yeux sont ronds et flamboyants, son nez long, de travers et, crochu, sa bouche,
démesurément grande, inspire l'horreur et l'effroi, son corps est entièrement noir. »

Dans un Jugement de Salomon, le diable raille l'eau bénite, le sel


consacré et la bénédiction que le pape donne aux fidèles. Une « comédie
» intitulée Le Dernier Jour du dernier Jugement montre des démons
sortant de l'abîme en poussant de grands cris. Ils entraînent les papistes
en enfer, puis reviennent sur la scène et se mettent à table. Dans une autre
« comédie » représentée à Tübingen en 1580, des démons, à la demande
de Jésus, jettent en enfer non seulement le pape, mais aussi Zwingli,
Karlstadt et Schwenckfeld : c'est bien entendu une œuvre luthérienne.
Certes, le théâtre médiéval avait souvent représenté le diable et ses
acolytes. Mais jamais le démoniaque n'avait à ce point envahi la scène,
débordant même largement les drames de polémique confessionnelle. Le
satanisme, avec des aspects de Grand-Guignol, était devenu
l'indispensable composante de la plupart des représentations théâtrales
allemandes à la fin du XVIe siècle. Un contemporain notait en 1561 :

« Quand un auteur dramatique veut plaire au public, il faut de toute nécessité qu'il
lui montre beaucoup de diables ; il faut que ces diables soient hideux, crient, hurlent,
poussent des clameurs joyeuses, sachent insulter et jurer et finissent par emporter leur
proie en enfer, au milieu de rugissements sauvages ; il faut que le vacarme soit
horrible. Voilà ce qui attire le plus le public, voilà ce qui lui plaît davantage 972. »

Esprit critique et humour rares à l'époque d'un observateur isolé,


contrebalancés, hélas ! par de trop nombreux procès de sorcellerie.
Ce qui a été dit plus haut de la diffusion grâce à l'imprimerie des
angoisses apocalyptiques vaut logiquement aussi pour la montée du
satanisme au XVIe siècle. Elle n'aurait pas eu cette ampleur, en
Allemagne notamment, sans le multiplicateur puissant que furent le livre
et la feuille, volante parfois enrichis de dessins. Le succès même des
œuvres de Luther doit être rappelé ici. Le Dr Martin communiqua sa peur
du diable à des centaines et des centaines de milliers de lecteurs.
D'une façon assez étonnante — mais révélatrice du pessimisme de
l'époque —, S. Brant, dans la version allemande de sa Nef des fous, avait
condamné sans équivoque la presse à imprimer. Le prologue de l'ouvrage
déclare en substance que la nouvelle invention a diffusé la Bible, mais
qu'aucune amélioration morale n'en est résultée. Le chapitre Ier met en
scène le faux érudit entouré de livres inutiles et des étudiants ratés et
ruinés qui trouvent refuge dans cette industrie. Ailleurs, il est dit que
l'imprimerie, à peine inventée, entre en décadence comme les autres
professions artisanales. Elle est à nouveau mise en cause dans le chapitre
consacré à l'Antéchrist : c'est lui qui a suggéré la mise au point de cette
diabolique machine qui répand à profusion le mensonge et l'hérésie973. En
retournant les propos de Brant, il n'est pas exagéré de dire que
l'imprimerie a été une « machine diabolique » dans la mesure où elle a
mieux fait connaître le visage et les dons incroyablement divers de
l'Ennemi des hommes. A en croire les catalogues d'incunables, parmi les
livres illustrés le plus souvent édités en France et en Allemagne avant
1500, figure l'histoire de Satan (le Belial) de Jacques de Teramo. Puis,
dans l'Allemagne protestante, la littérature démoniaque remplaça les vies
de saints, à preuve ce témoignage mélancolique d'un lettré en 1615 :

« La vie des saints qui nous parlait jadis de l'amour et de la miséricorde divine, des
devoirs de la charité chrétienne, qui nous exhortait à les pratiquer, n'est plus de mode
aujourd'hui, et n'est plus en faveur comme par le passé auprès des bons et pieux
chrétiens. En revanche, tout le monde achète des livres de magie, des images ou des
rimes sur les sciences occultes et diaboliques 974. »

L'imprimerie diffusa la peur de Satan et de ses suppôts à la fois par de


lourds volumes et par des publications populaires. Parmi les premiers
figure naturellement en bonne place le trop célèbre Malleus dont A.
Danet a repéré au moins 34 éditions entre 1486 et 1669 : ce qui signifie
que de 30 à 50 000 exemplaires de l'ouvrage ont été mis en circulation en
Europe par les éditeurs de Francfort et des villes rhénanes (14 éditions),
de Lyon (11 éditions), de Nuremberg (4 éditions), de Venise (3 éditions)
et de Paris (2 éditions 975. Deux grandes vagues de diffusion peuvent être
identifiées (1486-1520 et 1574-1621), correspondant à deux grandes
campagnes de détection et de répression de la sorcellerie séparées par la
Réforme protestante et la flambée des guerres de Religion. Dans le lot
des gros ouvrages allemands consacrés au satanisme on trouve encore le
Théâtre des diables sans nom d'auteur qui, en vingt-huit ans, connut trois
éditions (1569, 1575 et 1587), et les Instructions sur la tyrannie et le
pouvoir du diable d'André Musculus dont le succès fut encore plus grand
976
. Le Théâtre des diables était une collection d'abord de 20 (1569), puis
de 24 (1575) et enfin de 33 livres (1587) consacrés à la démonologie. On
a calculé977 qu'entre les premières éditions et les réimpressions, un
minimum de 231 600 exemplaires d'ouvrages se rapportant au monde
démoniaque furent lancés sur le marché allemand dans la seconde moitié
du XVIe siècle, dont 100 000 environ dans la décennie 1560 et 63 000
dans la décennie 1580. L'histoire de Faust suscita en outre quelque 24
éditions dans les douze dernières années du siècle. Quant aux gazettes,
brochures et feuilles volantes, elles furent innombrables. Répandues par
des colporteurs, des magiciens et des exorciseurs ambulants, elles
expliquaient les songes, relataient des crimes et des récits atroces,
enseignaient à connaître l'avenir et à se mettre à l'abri des pièges
diaboliques. Elles étaient remplies d'histoires de possession, de loups-
garous et d'apparitions de Satan. Tel était au XVIe siècle et au début du
XVIIe siècle le pain quotidien de l'Allemagne. André Musculus écrivait
en 1561 : « En aucun pays du monde, le diable n'exerce un pouvoir plus
tyrannique qu'en Allemagne 978. » Il est probable en effet que la crainte
conjointe de la fin du monde et des entreprises démoniaques fut alors
plus largement répandue dans ce pays qu'en n'importe quel autre de
l'Europe.
Cependant le phénomène fut évidemment plus général et il est certain,
par exemple, qu'il concerna aussi la France. Ici aussi, l'imprimerie eut sa
large part de responsabilité dans la diffusion de la peur des diables et de
l'attirance morbide vers le satanisme. Revenons un instant en arrière. En
1492, paraît un ouvrage qui combine tous les récits antérieurs relatifs aux
supplices infernaux et leur donne une typologie quasiment définitive. Il
s'agit du Traité des peines de l'enfer que Vérard réunit à son Art de bien
vivre et bien mourir déjà publié antérieurement. Sans excès d'imagination
mais avec méthode et clarté le dessinateur de Vérard, faisant un tri dans
le lot de représentations affolantes qui venaient des sources orientales et
irlandaises, accole à chaque péché capital la punition la plus appropriée :
les orgueilleux sont attachés à une roue ; les envieux baignent dans un
fleuve glacé ; des serpents et des crapauds dévorent le sexe des luxurieux,
etc. Or le livre de Vérard est bientôt imité. Car Guyot-Marchant, pour
donner plus d'intérêt à son Calendrier des bergers (1re éd., 1491), y ajoute
un chapitre consacré aux supplices de l'enfer qui résume le traité de
Vérard et en reproduit sans vergogne les illustrations. Le Calendrier des
bergers est bientôt lu dans la France entière et son succès sera durable. E.
Mâle a montré qu'il a directement inspiré les artistes qui, à la fin du XVe
siècle, représentèrent les tourments infernaux dans le grand Jugement
dernier d'Albi et sur les marqueteries des stalles de Gaillon (début du
XVIe siècle979.

Ainsi, contrairement à ce qu'avaient cru Stendhal et beaucoup d'autres


après lui, c'est au début des Temps modernes et non au Moyen Age que
l'enfer, ses habitants et ses suppôts accaparèrent le plus l'imagination des
hommes d'Occident. En témoigne pour la France la liste des libelles,
traités anonymes et ouvrages signés des XVIe-XVIIe siècles se rapportant
à la sorcellerie et à l'univers démoniaque que Robert Mandrou a fait
figurer au début de son livre, Magistrats et sorciers en France au XVIIe
siècle 980. L'auteur de ce travail remarquable n'en a pas consulté moins de
340 : ce qui laisse soupçonner une diffusion à au moins 340 000
exemplaires. Tous ces écrits ne furent pas rédigés en France, mais tous y
circulèrent. Encore faut-il souligner qu'ils ne constituent que la partie
émergée d'un beaucoup plus vaste iceberg dont aucun historien ne pourra
sans doute jamais prendre la mesure exacte.
Au moment où culmina en Europe la peur de Satan, c'est-à-dire dans la
seconde moitié du XVIe siècle et au début du XVIIe, d'importants
ouvrages parurent dans les différents pays qui apportèrent, avec un luxe
de détails et d'explications jamais atteint auparavant, toutes les précisions
qu'une opinion avide désirait avoir sur la personnalité, les pouvoirs et les
visages de l'Ennemi du genre humain. Littérature vraiment internationale
dont on peut deviner la chronologie et la géographie par le bref
échantillonnage ci-dessous, très incomplet certes, mais significatif, étant
entendu qu'un Jean Wier, qui plaida pour l'indulgence à l'égard des
sorcières, croyait cependant de toutes ses forces à la puissance de Lucifer
et de ses agents :

Dates Auteurs Titres des ouvrages

1569 Jean Wier (Allemand) De praestigiis daemonum


1574 Lambert Daneau (Français) De veneficis ... dialogus
1579 Idem Deux Traitez nouveaux très utiles pour ce
temps. Le premier touchant les sorciers...
1580 Jean Bodin (Français) La Démonomanie des sorciers
1589 Pierre Binsfeld (Allemand) Tractatus de confessionibus maleficorum et
sagarum...
1590 Pierre Crespet (Français) Deux Livres de la hayne de Satan...
1591 Henri Boguet (Français) Discours exécrable des sorciers...
1595 Nicolas Remy (Lorrain) Demonolatriae libri tres
1599 Pierre de Berulle (Français) Traité des énergumènes
1603 Juan Maldonado (Espagnol, mais Traité des anges et des démons
ayant surtout vécu en France)
1608 William Perkins (Anglais) A Discourse of the Damned Art of Witchcraft
1609 Fco-Maria Guazzo (Italien) Compendium maleficorum
1612 Pierre de Lancre (Français) • Tableau de l'inconstance des mauvais anges et
démons
1622 Idem L'Incrédulité et mescréance du sortilège
plainement convaincue...
1635 Benedict Carpzov (Allemand) Practica rerum criminalium
1647 Matthew Hopkins (Anglais) The Discovery of Witches

En outre, le Faust de Marlowe est de 1581, Macbeth de 1606, et les


Nouvelles exemplaires de 1613. Or, les sorcières et l'univers démoniaque
tiennent le devant de la scène dans la pièce de Shakespeare comme dans
la nouvelle de Cervantès intitulée « Scipion et Berganza ». Tous ces
ouvrages sont, à des titres divers, des produits de la culture savante du
temps. Ce qui signifie que la peur du diable — avec un sommet entre
1575 et 1625 — a surtout habité les milieux dirigeants dont étaient issus
théologiens, juristes, écrivains et souverains. De cette peur rendent
compte à nouveau des chiffres d'éditions. L'ouvrage de Jean Bodin
connut, en vingt ans, vingt éditions en quatre langues. Celui de Del Rio,
paru à Louvain en 1599, fut republié quatorze fois entre cette date et
1679 (et à nouveau à Venise en 1747). Dès 1611, il fut traduit en français
sous le titre Les Controverses et recherches magiques.

3 Le « prince de ce monde »

En schématisant, on peut dire qu'à cette époque — et encore longtemps


après — ont coexisté deux représentations différentes de Satan : l'une
populaire ; l'autre élitique, celle-ci étant la plus tragique. On devine la
première à travers des dépositions dans les procès et des anecdotes
rapportées par des humanistes et des hommes d'Eglise. Quelques-unes
ont été mentionnées plus haut 981. En Lorraine et dans le Jura, les
documents judiciaires nous révèlent que souvent le diable populaire n'est
pas affecté d'un nom biblique mais s'appelle Robin, Pierasset, Greppin,
etc. Dans le seul district d'Ajoie (évêché de Bâle), et pour les années
1594-1617, ils font connaître quelque 80 noms de démons. Et il n'est pas
rare de constater que la couleur noire (caractéristique de Satan) ne leur
est pas affectée. Parfois en effet ils sont verts, bleus ou jaunes : ce qui
paraît les rattacher à des divinités très anciennes de la forêt jurassienne982.
Nous sommes alors replacés dans un univers polythéiste où le diable est
une divinité parmi d'autres, susceptible d'être amadouée et qui peut être
bienfaisante. On lui présente des offrandes, quitte à s'excuser ensuite de
ce geste devant l'Eglise officielle. Ainsi font encore de nos jours les
mineurs de Potosi qui rendent un culte à Lucifer, dieu du sous-sol, mais
s'en repentent ensuite périodiquement au cours de somptueuses
processions en l'honneur de la Vierge. Le diable populaire peut être aussi
un personnage familier, humain, beaucoup moins redoutable que ne
l'assure l'Eglise et cela est si vrai qu'on arrive assez facilement à le rouler.
Tel il apparaît dans de nombreux contes de la campagne983 ; tel aussi dans
les souvenirs d'enfance du Breton P.-J. Hélias :

« L'autre cornu, écrit cet auteur, c'est le nom que nous donnons au diable. Un diable
assez particulier. Ce n'est pas le diable commun représenté sur les tables saintes que le
père Barnabé suspend à une corde en travers du chœur, pendant les retraites pour
expliquer le Jugement dernier. Vous savez bien ! Une espèce de bête rouge à longue
queue, acharnée à piquer le cuir des réprouvés hurlants. Non ! C'est un diable bien
humain, avec toute l'allure d'un bon Breton de basse Bretagne qui aurait mangé son
bien, un Juif errant qui traînerait ses chausses par le pays, adonné aux besognes nobles
: conclure les mariages, semer la réjouissance dans les repas de noces et les veillées,
saler le cochon...
« Au catéchisme, monsieur le curé nous le peint comme notre ennemi juré, celui
qui veut notre perte et arrive immanquablement à ses fins si nous cessons un moment
d'être sur nos gardes. " Qui est dans le miroir et qu'on ne voit jamais ? " interroge le
prêtre. Et nous de répondre en chœur : " Le diable ! " Eh bien, le diable en question,
dans les histoires de grand-père, rien ne lui réussit jamais 984. »

La culture populaire s'est ainsi défendue, non sans succès, contre la


théologie terrorisante des intellectuels. En revanche, durant de longs
siècles de l'histoire occidentale, les gens instruits jugèrent de leur devoir
de faire connaître aux ignorants l'identité véritable du Malin par le moyen
de sermons, de catéchismes, d'ouvrages de démonologie et de procès.
Déjà saint Augustin s'était efforcé de démontrer aux païens de son temps
qu'il n'existe pas de bons démons (La Cité de Dieu, liv. IX). Démasquer
Satan fut l'une des grandes entreprises de la culture savante européenne
au début des Temps modernes. En se fondant sur quelques ouvrages
essentiels qui vont du Marteau des sorcières aux Controverses et
recherches magiques de Del Rio et au Traité des anges et des démons de
Maldonado, en passant par les écrits de Luther, d'A. Paré et de Bérulle,
on peut dresser, au physique et au moral, le portrait du diable de la
Renaissance et de ses acolytes et donner la mesure de son immense
pouvoir.
Tous les auteurs affirment assurément que « même les diables
s'agenouillent devant Dieu » 985 et qu'ils ne tentent et martyrisent les
hommes qu'avec la permission du Tout-Puissant : le livre de Job sert à cet
égard de preuve et de constante référence. En outre, ils ne peuvent pas
tout. Del Rio — l'auteur que nous consulterons le plus assidûment pour
établir la longue fiche d'identité des démons — précise qu'il leur est
impossible de transformer un homme en femme (ou inversement), de
faire apparaître « les âmes des trépassez » ou de « prédire au vray ce qui
doit librement advenir986 ». Mais le manichéisme étant ainsi évincé sur le
plan théorique, il réapparaît pratiquement tant est grande la place que le
discours religieux de l'époque accorde à l'Ennemi de Dieu et à ses anges,
tant est longue la liste des possibilités qu'ils ont conservées en dépit de
leur chute. Comptabilisation significative : dans le catéchisme de
Canisius, le nom de Satan est cité 67 fois, celui de Jésus 63 fois. Dans Le
Marteau des sorcières également, le diable est nommé plus souvent que
Dieu.
Satan et les démons sont-ils corporels ou spirituels ? Seul dans une
longue suite de théologiens, le grand thomiste Cajetano — que Luther
rencontra à Augsbourg en 1518 — professe leur corporéité, allant ainsi
contre la doctrine de saint Thomas et du IVe concile de Latran. Mais,
dans la pensée de Cajetano, il s'agit de corps simples et incorruptibles
aptes à se mouvoir sans être arrêtés par des obstacles matériels987. Les
autres auteurs sont en revanche unanimes pour penser que les démons,
anges déchus, sont des êtres spirituels. Mais la différence entre les deux
opinions est-elle si importante ? Car saint Thomas, Suarez ( † 1617) et
beaucoup d'autres spécialistes concordent avec saint Augustin pour dire
que, si les démons ont été condamnés à l'enfer, un certain nombre d'entre
eux en sortent pour éprouver les hommes. Ils vivent donc dans l'air «
ténébreux », à proximité immédiate de nous988. Calvin, lui aussi, parle des
« puissances de l'air qui sont les diables 989».
Etres spirituels, ils n'en sont pas moins effrayants. Aux images qui sont
données de Lucifer dans les « Jugements derniers » des églises, répond la
description que Maldonado fait de lui en démarquant le chapitre XL du
livre de Job où sont évoqués Béhémoth et Léviathan :

« Une beste bien fort terrible, tant par la grandeur démesurée de son corps que pour
sa cruauté..., sa force est en ses reins et sa vertu au nombril de son ventre; il estrainct
[il raidit] sa queuë comme un cedre, les nerfs de ses genitoires sont retortillez, et ses
os comme tuyaux et ses cartilages comme lames de fer... Autour de ses dents est la
peur : son corps est comme des escus de fonte, il est entassé d'escailles qui se pressent
l'une l'autre; il est armé de toutes parts et ne peut estre grappé d'aucun endroict 990. »

Depuis le péché originel, ce monstre dévorant est devenu le maître de


la terre qu'il a arrachée à l'homme déchu. Bérulle explique :

« Victorieux dans le « champ clos » du paradis terrestre, Satan a dépouillé Adam «


de son domaine et s'est attribué la puissance et l'empire du monde qui estoit escheu à
l'homme dès sa naissance, dont il en porte le titre depuis cette usurpation. Et sans
cesse il le poursuit par tentation, ne laissant son âme paisible tandis qu'elle est dans les
limites de l'empire qu'il a conquis et usurpé sur nous.
« Mesme il envahit quelquefois son propre corps, en sorte que, comme avant le
péché, il s'incorpora dans le serpent, maintenant il s'incorpore dedans l'homme 991.» »
D'où les possessions.
Cette doctrine invite donc à prendre au pied de la lettre des formules
telles que « prince de ce monde », « prince de cet air » qui remplissent les
ouvrages des hommes d'Eglise lorsqu'ils traitent du démon992. Luther
assure : « Nous sommes prisonniers du diable comme de notre prince et
dieu993. » Il dit encore :

« Nous sommes corps et biens assujettis au diable et des étrangers, des hôtes, dans
le monde dont le diable est le prince et le dieu. Le pain que nous mangeons, le
breuvage que nous buvons, les vêtements dont nous nous servons, bien plus l'air que
nous respirons et tout ce qui appartient à notre vie dans la chair est donc son empire
994

Trois quarts de siècle plus tard, Maldonado assure de son côté : « Il n'y
a point de puissance sur terre qui soit comparée à la sienne 995. » Dès lors,
« qui peut résister au diable et à la chair ? Il n'est même pas possible que
nous résistions au péché le plus insignifiant ». Luther, qui pose cette
question, reprend à son tour le texte de Job (chap. XL et XLI) : le démon,
dit-il, « regarde le fer comme de la paille et il ne redoute aucune force sur
terre 996 ». Semblable évaluation du pouvoir de Satan convenait
évidemment à la théologie de la justification par la foi qui postule un
homme exsangue affronté à la puissance perverse du Malin. Aussi Calvin
enseigne-t-il que c'est folie pour l'homme de venir seul « en combat
contre le diable si fort et si grand batailleur ».

« Certes ceux qui, en fiance d'eux-mêmes, se préparent à batailler contre luy


n'entendent pas bien à quel ennemy ils ont affaire, ne combien il est fort et rusé à la
guerre, ne comment il est bien armé de toutes pièces. Maintenant nous demandons
estre délivrez de sa puissance comme de la gueule d'un lyon furieux et affamé, estant
prestz d'estre incontinent par ses ungles et par ses dens desmembrez et engloutiz 997. »

Entre l'homme et Satan, il y a donc « guerre perpétuelle et dès le


berceau du monde 998 ». Docteurs catholiques et protestants s'accordent à
penser que l'Ennemi s'efforce sans relâche de nuire à sa malheureuse
victime de la terre. « Il y a trois sortes de choses, écrit Maldonado, sur
lesquelles le diable peut exercer sa puissance : les biens de l'esprit, ceux
du corps et les extérieurs 999. » Autant dire que rien ni personne ne peut,
dans notre univers, échapper à l'action du maître de l'enfer et de ses anges
maudits. Comment cela ? « Il faut savoir, explique Del Rio, que les
démons peuvent opérer de trois façons, soit « immédiatement par
mouvement local », soit médiatement en « applicant par vraie altération
les choses actives aux passives, qui est la commune doctrine des
théologiens », soit « en éblouissant les sens de leurs illusions 1000 ».
Quant au « mouvement local », il est vrai que les démons sont
incapables de troubler l'ordre de l'univers, de « mouvoir un élément entier
de son lieu ny changer ou empêcher le cours des cieux ». Mais, en
contrepartie, les corps inférieurs, c'est-à-dire ceux du monde sublunaire,
obéissent aux anges, donc aussi aux démons. Et, à l'intérieur de cet
espace, « il n'y a corps si grand ni si vaste que les démons ne puissent par
quelque branle mouvoir de sa place ». Tel est ce « mouvement local »
grâce auquel « ils peuvent si dextrement soustraire une chose aux yeux
[et] si subitement en substituer une autre à sa place ».
Voici mantenant en quoi consiste « l'application des choses actives aux
passives ». C'est toujours Del Rio qui parle :

« ... Par altération ou mutation des choses, ils font souvent des merveilles dont les
causes sont naturelles, mais incongnues à nous. Car ils voient les substances de toutes
les choses naturelles, en cognoissent les particulières proprietez, et les saisons plus
commodes de les appliquer, et n'ignorent enfin aucune sorte d'artifice ou d'industrie.
Par quoy ne faut s'ébahir si souvent se font plusieurs choses, que la seule opération de
Nature n'eust jamais faite, si par une artificielle application les démons ne l'eussent
aydée, se servant des agens naturels comme d'instruments et d'outils... Telles œuvres
toutefois ne sortent jamais des bornes et limites de la nature1001.»

Ces bases théoriques une fois établies, la liste des pouvoirs des démons
ne peut manquer d'être longue et inquiétante. Continuons sur ce sujet de
lire l'ouvrage de Del Rio, car il regroupe dans un ensemble cohérent les
éléments d'une science démonologique qui s'était développée au cours
des âges et atteint vers 1600 sa plus grande ampleur. Son texte parle
indifféremment des sorciers ou des diables, ces derniers déléguant leur
puissance à ceux qui ont conclu un pacte avec Satan.
Les magiciens peuvent donc faire mourir le bétail ou le rendre malade
par le moyen de poudres, graisses, clins d'œil, paroles, attouchements de
main ou de baguette. Ils suscitent des démons en forme de loups qui
entrent dans les troupeaux et bergeries « pour y gaster et dévorer le bétail
1002
».
Ils peuvent « dépeupler un champ de moissons et de fruits pour les
faire aller en un autre », et par le moyen de charmes appropriés détruire
toutes sortes de récoltes ou rendre les champs stériles 1003. Ils peuvent,
jetant en l'air certaines poudres que « le démon leur baille » faire naître
chenilles, locustes, sauterelles, limaçons, rats et autres vermines qui
minent et rongent les herbes et les fruits, à moins que ces pestes des
champs et des jardins ne « soient procréées de corruption et putréfaction
par le démon mesme1004 ».
Ils peuvent brûler des maisons, tirer des captifs de prison, « faire lever
les sièges de devant les villes, les faire prendre d'assaut, et causer les
victoires en batailles rangées », ou encore « élever les hommes aux
honneurs et dignitez 1005 ».
Le diable est capable de « battre et forger des pièces d'or et d'argent
telles qu'il voudra, voire ... produire la matière d'icelles ». Il connaît tous
les trésors du sous-sol, toutes les richesses « submergées en la mer »,
toutes les mines d'or et d'argent, toutes les cachettes de perles et de
pierres précieuses et « peut de tout cela prendre ce qui luy plaist sans
qu'aucun luy ose ou puisse résister : comme aussi beaucoup plus
finement et secretement qu'aucun homme peut-il tirer monnaye des
bourses et tarir les sachets remplis d'argent 1006 ».
Il existe des démons incubes et succubes, et de l'accouplement d'un
incube avec une femme peut résulter un être humain. Toutefois, comme
le Malleus 1007, Del Rio assure que, dans ce cas, le vrai père n'est pas le
démon, mais l'homme dont il a « supposé la semence 1008 » : bel exemple
de réalisation du « mouvement local ».
Comme les auteurs du Malleus également et la plupart des
démonologues de son temps, Del Rio croit que les sorcières peuvent être
véritablement transportées aux sabbats auxquels elles n'assistent pas
seulement « par illusion et fantaisie d'esprit ». Elles font alors le voyage «
tantost sur un bouc ou autre animal, tantost sur un baston ou manche de
balay, tantost sur une espèce d'homme forgée de l'air par le démon 1009 ».
Une question alors très discutée était celle de la lycanthropie : les
puissances infernales peuvent-elles métamorphoser véritablement des
hommes en bêtes, notamment en loups ? Le Malleus et Del Rio
répondent par la négative. Deux possibilités peuvent en revanche se
rencontrer. Ou bien le démon « par un mélange et trouble inégal des ...
humeurs, et par une excitation des vapeurs propres et convenables à son
entreprise » fera en sorte que « l'homme forge en son esprit telles
imaginations qu'il voudra lui envoyer ». Ou bien on se trouvera en
présence de vrais loups, mais possédés par le démon, et dans ce cas
n'espérons pas blesser ou capturer de telles bêtes 1010. A ces opinions
modérées, s'oppose celle, tout à fait catégorique de Jean Bodin qui,
s'appuyant sur les procès de plusieurs lycanthropes, affirme :

« Or, si nous confessons que les hommes ont bien la puissance de faire porter des
roses à un cerisier, des pommes à un chou et changer le fer en acier et la forme
d'argent en or, et faire mille sortes de pierres artificielles qui combattent les pierres
naturelles, doibt-on trouver estrange si Satan change la figure d'un corps en l'autre,
veu la puissance grande que Dieu luy donne en ce monde élementaire 1011 ? »

Ce mélange, stupéfiant pour nous, de vrai et de faux, cette logique


fondée sur des bases absurdes conduisent ici à donner au Malin un
surcroît de pouvoir.
Del Rio, en matière de démonologie, est un esprit plus rassis que
Bodin. Néanmoins, il n'a pas encore terminé l'énumération des
possibilités sataniques. Car, avec la permission de Dieu, le démon peut
faire revenir des vieillards en leur première jeunesse — voilà accréditée
l'histoire de Faust 1012 ; il peut « ayder la mémoire », ou au contraire « la
débiliter et l'affaiblir beaucoup, voire la perdre du tout 1013 ».
« Ce maistre docteur peut [aussi]rendre l'intellect plus subtil et meilleur, quant aux
fonctions de l'esprit et du jugement, par des dispositions plus commodes de l'organe :
sçavoir est en deschassant les plus espaisses humeurs par mouvement local, ou bien
en épurant et multipliant les esprits sensitifs 1014. »

Mais, le plus souvent, c'est le contraire qui se produit, le démon se


plaisant plutôt à « voiler l'entendement humain, et par une espoisseur
d'esprits imbécilles empêcher qu'il ne voye clair en ce qui le touche 1015 ».
Il peut aussi causer à l'homme des extases ou ravissements « en liant ou
déliant les sens extérieurs 1016 ».
S'agissant de l'avenir, Del Rio a pris soin de préciser, nous l'avons vu
que le démon ne peut prédire à l'avance les actions libres des hommes.
Néanmoins, l'Ennemi possède une large connaissance du futur, car il s'est
acquis une « expérience souveraine » par de « journalières observations
». Il sait les « facultez des choses naturelles », leurs forces et leurs vertus.
Aussi peut-il par « conjectures » prédire ce qui doit nécessairement
advenir : éclipses, conjonctions astrales, etc. En outre, il peut « incliner la
volonté des hommes au moyen de l'appétit sensitif » ; il connaît « tous
leurs tempéraments et leurs affections... et ce qui s'ensuit ordinairement
des uns et des autres ». Et donc, encore qu'il soit le Menteur par
définition, il peut prédire au vrai (mais c'est une de ses manières de
tromper)

« ce que doivent faire les hommes et quand ; ou bien aussi que Dieu punira tel
peuple, que telle armée sera détruite par le glaive, par la famine et par la pestilence,
que tel sera tué par un tel, que tel prince sera chassé de son trône ; car il peut colliger
cela de la diligence et fidélité des conjurez, et de la négligence de se garder, ou de
découvrir telle entreprise 1017 ».

En fait Satan, d'une façon ou d'une autre, connaît les trois quarts de
l'avenir.
Voici maintenant ce qui a trait au jeu effrayant du diable et de la mort.
Car le Malin a coutume « aucunes fois » de « vestir » les corps des
trépassés et d' « apparoistre en iceux ». Son pouvoir est particulièrement
grand sur les cadavres enterrés en terre non consacrée. Mais, plus
généralement, son action sur les défunts s'explique par la puissance qui
lui a été donnée sur l'ensemble des « choses corporelles ». Il fera donc en
sorte, le cas échéant, que des cadavres ne pourrissent pas, que des cœurs
ou des corps entiers résistent au feu pendant quelque temps, que les
cheveux et les ongles de trépassés continuent de pousser 1018.
Les démons disposent donc d'une certaine autorité sur les cadavres.
Mais — question très grave — peuvent-ils « séparer vrayment l'âme
d'avec le corps, sçavoir est pour la mort » ; en d'autres termes, ont-ils
pouvoir de tuer ? Del Rio répond par l'affirmative : Asmodée n'a-t-il pas
étranglé les sept maris de Sara ? Satan n'a-t-il pas fait mourir tous les
enfants de Job ? Et « n'en tue-t-il pas tous les jours un grand nombre par
maléfices et sortilèges 1019 » ? Argumentation identique chez Maldonado.
A la question de savoir si les démons peuvent tuer les hommes, « Je
responds qu'ils le peuvent », et de citer à nouveau le sort des enfants de
Job et des sept premiers maris de Sara 1020. Soixante ans auparavant,
Luther avait enseigné dans le Grand Catéchisme :

« Le diable, puisqu'il n'est pas seulement un menteur, mais encore un meurtrier [cf.
Jn VIII, 4], attente sans cesse à notre vie même et décharge sa colère en nous causant
des accidents et des dommages corporels. De là vient qu'à plus d'un il rompt le cou ou
fait perdre la raison; certains, il les noie dans l'eau et nombreux sont ceux qu'il pousse
au suicide et à bien d'autres malheurs atroces. C'est pourquoi, sur la terre, nous
n'avons pas autre chose à faire qu'implorer sans cesse contre ce principal ennemi. Car
si Dieu ne nous sauvegardait pas nous ne serions pas, une heure durant, à l'abri de ses
coups1021. »

Le registre des actions diaboliques est donc démesurément étendu et


on n'en finirait pas d'en dresser la liste. Dans les textes cités plus haut
revenait comme une litanie, au sujet des démons ou des sorciers, les mots
« ils peuvent..., ils peuvent... ». Que ne peuvent-ils pas ? Le nouement de
l'aiguillette, le déchaînement soudain des tempêtes1022, l'avancée
destructrice des glaciers dans les hautes vallées alpines 1023
: tout cela est
de la compétence de Satan.

4. Les « déceptions » diaboliques

« Adversaire » surhumain, « séducteur », « rusé » et « trompeur » —


ainsi le définit la Bible —, le diable est un extraordinaire illusionniste, un
prestidigitateur redoutable. La littérature théologique du temps est
intarissable sur ce thème et explique par les tours de passe-passe
démoniaques toutes les stupéfiantes réussites dont on n'a pu rendre
compte autrement. Le Malleus disserte longuement sur les « illusions »
par lesquelles le maître en second de l'univers et ses agents se moquent
de la faiblesse humaine :

« Les démons en effet..., qui par leur force peuvent déplacer des corps, peuvent par
ce mouvement atteindre les idées et les humeurs, donc aussi la fonction naturelle, je
veux dire, la manière dont certaines choses sont vues par les sens et l'imagination 1024.
»

Soit, par exemple, un homme qui se trouve tout à coup sans verge. Nul
doute que les démons aient effectivement le pouvoir — avec la
permission de Dieu — d'enlever réellement le membre viril à l'une de
leurs victimes. Mais il peut tout aussi bien s'agir d'un maléfice opéré par
une sorcière et, dans ce cas, nous sommes en présence d'une « déception
»,

« le diable faisant remonter à la fantaisie et imagination les formes et les idées d'un
corps plat, sans membre viril, de manière à ce que les sens croient que c'est ainsi dans
la vérité des choses 1025 ».
Alors, « la déception ne vient pas du réel puisque la verge est bien en
place, mais des organes des sens 1026 ». Le Malleus n'a aucune peine à
expliquer par des « illusions » de ce genre des faits par ailleurs étonnants
: un homme qui apparaît soudain transformé en animal, une chose claire
qui devient obscure, une vieille femme tout à coup rajeunie, « tout
comme après les larmes la lumière apparaît différente de ce qu'elle était
auparavant 1027 ». Dès lors apparaissent relativement oiseuses les
discussions entre démonologues 1028 sur les loups-garous et les transports
aux sabbats, puisque ce que Satan ne réalise pas effectivement il
s'arrange pour faire croire qu'il le fait vraiment. L'important est alors de
s'armer de la prière pour exorciser et dissiper les « illusions » du grand
séducteur. Car croire à ces « illusions », aller grâce au diable en
imagination au sabbat, c'est pécher aussi gravement que d'y aller
réellement.
Les tableaux de J. Bosch sont l'illustration picturale de la croyance
générale de l'époque aux « jeux trompeurs » du diable. La multiplicité et
l'inépuisable cocasserie des êtres et des objets — séduisants ou horribles
— que Satan fait surgir dans l'univers du peintre flamand donnent la
mesure d'une angoisse collective : l'homme, croyait-on, se heurte sans
cesse aux pièges de l'enfer, et ceux-ci, même « illusoires », n'en sont pas
moins dangereux. Car ils désarçonnent la faiblesse humaine, égarant les
esprits les plus avertis. Aux compositions affolantes de J. Bosch, répond
un texte significatif de Luther :

« Par l'entremise de ses enchanteresses [les sorcières] Satan peut nuire aux enfants,
par l'angoisse du cœur en les aveuglant, en les dérobant, en faisant entièrement
disparaître un enfant et en prenant la place de l'enfant disparu dans le berceau...
« L'enchantement n'est ... rien d'autre qu'une machination et un jeu trompeur du
diable, soit qu'il abîme un membre, soit qu'il porte la main sur le corps [entier] ou,
qu'il l'enlève. Il peut aussi très bien faire cela à des vieillards. Il n'est donc pas
étonnant qu'il ensorcelle ainsi des enfants. Tout cela, en vérité, n'est cependant qu'un
jeu. Car ce qu'il a dérangé par ses maléfices, il peut le guérir à ce qu'on dit. Mais il ne
guérit en général qu'en paraissant restaurer l'œil ou un autre membre blessé. Car il n'y
avait pas de blessure, mais il se jouait des sens de ceux qu'il ensorcelait ou de ceux qui
voyaient ses victimes, au point qu'ils ne pensaient pas à une illusion...
« Si grande est la ruse de Satan et le pouvoir qu'il a de se jouer de nous! Qu'y a-t-il
là d'étonnant : un verre [coloré] ne change-t-il pas nos sensations et nos couleurs ? Il
se joue donc très facilement de l'homme par ses enchantements : ce dernier pense voir
alors quelque chose qu'il ne voit pourtant pas, entendre une voix, le tonnerre, une flûte
ou une trompette qu'il n'entend pourtant pas 1029. »

La conviction que le démon abuse continuellement les hommes par ses


enchantements a traversé toute la littérature théologique, voire
scientifique de la Renaissance. Calvin enseigne que Satan « brasse des
illusions avec de merveilleuses astuces pour retirer du ciel les
entendements et les appesantir ici-bas 1030 ». A. Paré intitule le chapitre
XXIX de son XIXe livre « Comment les démons nous peuvent décevoir
», et le suivant « Les illusions diaboliques ». Del Rio confirme, à la fin
du XVIe siècle, que le démon « père du mensonge » peut avoir recours «
aux illusions et aux prestiges », pour faire croire qu'il réalise des prodiges
au-dessus de ses propres forces 1031. Finalement, comment l'homme, à la
fois jouet et spectateur des actions démoniaques, ne serait-il pas dans
l'incertitude à leur sujet? Comment distinguer le réel de l'illusion?
Importe donc le visible. Or « tout ce qui se fait au monde d'une manière
visible peut être l'œuvre des diables ». Ainsi avaient parlé conjointement
saint Augustin et saint Thomas : discours mille fois répété au début des
Temps modernes.
Satan, les diables : le discours démonologique emploie indifféremment
le singulier ou le pluriel. L'ubiquité de l'action diabolique conduit en effet
à postuler non seulement l'extraordinaire puissance de Lucifer mais aussi
l'existence d'une armée d'anges du mal qui obéissent docilement à leur
chef comme les anges exécutent les ordres de Dieu. Même si, comme le
croient certains théologiens, Satan lui-même réside en enfer, ses agents
habitent notre univers (hélas ! pour nous) ou à tout le moins circulent —
et circuleront jusqu'au Jugement dernier — entre terre et enfer 1032. D'où
une démultiplication de l'œuvre diabolique et une spécialisation des
compétences criminelles. Des hommes d'Eglise, protestants et
catholiques, enseignent aux Allemands du XVIe siècle qu'il existe des
démons affectés respectivement aux hauts-de-chausses, aux jurons, au
mariage, à la chasse, à l'ivrognerie, à l'usure, à la finance, à la danse, à la
sorcellerie, à la mode, à la flatterie, aux mensonges, aux tribunaux, etc.1033.
En 1616, un secrétaire du duc de Bavière dans un ouvrage de large
diffusion au titre significatif, L'Empire de Lucifer, fait connaître la
géographie de cet empire. Une première catégorie de démons vit en
enfer; une deuxième dans l'air inférieur — le nôtre; une troisième sur
terre et plus particulièrement dans les forêts; une quatrième dans les eaux
de la mer, des rivières et des lacs; une cinquième dans le sous-sol ; et
enfin une sixième — les lucifugi — dans les ténèbres, ne se mouvant que
dans l'obscurité 1034. Ainsi propose-t-on aux lecteurs avec une
imperturbable assurance des systèmes de classification des mauvais
anges. Mais combien sont-ils ? Albert le Grand avait affirmé que leur
nombre n'est connu que de Dieu seul. Guillaume d'Auvergne avait
toutefois déclaré que, puisqu'ils sont partout, ils sont forcément très
nombreux 1035. Cette opinion se renforça par la suite. Dans la Jérusalem
délivrée, Tasso, le grand poète de la Réforme catholique, évoque l'armée
furieuse des démons qui tente d'empêcher les croisés de prendre la cité
sainte. Mais en outre, au XVIe siècle, on apporte les précisions
numériques dont on s'était auparavant prudemment abstenu. Jean Wier,
dans son De praestigiis daemonum (1564), calcule qu'ils sont 7 409 127
sous les ordres de 79 princes, eux-mêmes soumis à Lucifer. Un ouvrage
anonyme publié en 1581, Le Cabinet du roy de France, parvient à des
chiffres du même ordre : 7 405 920 démons répartis entre 72 princes, tous
obéissant naturellement à Satan. Mais pour d'autres auteurs, ils sont
encore plus nombreux et Suarez, dans son traité De angelis, émet
l'opinion que chaque homme est probablement doublé, dès le moment de
son animation, d'un démon spécialement chargé de le tenter durant toute
sa vie1036. D'où la nécessité corrélative d'un ange gardien personnel.
Un document du milieu du XVe siècle1037 synthétise de façon éclairante
l'immense peur que la culture cléricale eut alors de Satan et de ses
messagers. Il s'agit du manuel d'exorciste — le Livre d'Egidius, doyen de
Tournai — déjà utilisé dans un chapitre précédent au sujet des revenants.
Les questions à poser au démon qui trouble une communauté humaine
sont étonnamment précises et naïves. L'exorciste et derrière lui toute
l'Eglise cherchent à percer, grâce à cet interrogatoire, les mystères de
l'au-delà, à connaître les moyens d'action des habitants de l'enfer et les
limites de leurs pouvoirs. L'homme de Dieu s'adresse à son adversaire
avec une sorte d'humilité : il a tant à apprendre de lui ! Il lui demande
même des conseils. Un tel jeu est évidemment dangereux. Aussi
l'exorciste doit-il avant d'y entrer avoir obtenu l'autorisation de
l'Ordinaire, avoir prié dévotement « le cœur contrit », et s'être « armé du
signe de la croix » :

« Questions à poser au démon...


« 1. Quel est ton nom ?
« 2. Que désires-tu et pourquoi troubles-tu ce lieu plus que
d'autres ?
« 3. Pourquoi prends-tu différentes apparences ?
« 4. Et pourquoi certaines plutôt que d'autres ?
« 5. Fais-tu cela pour terroriser les gens d'ici et les habitants
de la ville ? Ou en vue de leur destruction ? Ou pour leur
instruction ?
« 6. As-tu plus d'hostilité envers les gens de cette ville
qu'envers d'autres, ou moins ou autant ?
« 7. Tourmentes-tu les habitants de cette cité plus que ceux
d'autres villes ? et [si oui] en raison de quel ou de quels
péchés ?
« 8. Tourmentes-tu plus les ecclésiastiques que les laïcs, et
en raison de quels péchés ?
« 9. Est-ce que les ecclésiastiques et les laïcs de l'un et
l'autre sexe de cette ville consentent davantage à tes
suggestions et à celles de tes semblables que ceux des
autres cités, et en quels péchés ?
« 10. Quel est le péché duquel toi et tes compagnons vous
réjouissez-vous lé plus ? Et de quelle bonne œuvre êtes-
vous le plus tristes ?
« 11. Par quelle vertu les hommes échappent-ils le mieux et
le plus facilement à votre tyrannie ?
« 12. Quand vous tentez les hommes à l'agonie, vers quel
péché les sollicitez-vous plus particulièrement ?
« 13. Quand quelqu'un meurt, est-ce que toi ou un autre
esprit malin êtes présent, même si le mourant est un saint
?
« 14. Est-ce qu'un bon ange et des saints l'assistent, pour
défendre ce juste sur le départ contre vos pervers efforts ?
« 15. Est-ce que ces mystifications qui arrivent de temps en
temps par l'action de ces femmes qu'on appelle " fatales "
[les sorcières] ou d'une autre façon et qui abusent
l'ignorance du vulgaire, sont produites par un esprit malin
? Ou alors, comment ? Et existe-t-il de tels femmes,
hommes ou bêtes [diaboliques] ? Ou est-ce qu'un esprit ne
peut jamais se transformer ainsi ?
« 16. Pouvons-nous obtenir de notre Seigneur Jésus qu'il
t'éloigne de ce lieu afin que tu ne puisses y nuire à
personne et qu'il t'oblige à fuir là où il n'y a pas d'êtres
humains ?
« 17. Que devons-nous faire pour qu'il en soit ainsi ?
« 18. Comment saurons-nous que notre Seigneur t'a éloigné
de ce lieu et des autres habitations des hommes ? »

Paradoxe vraiment que cette majoration démesurée des pouvoirs du


Malin : un exorciste s'adresse modestement à lui pour s'informer des
méthodes de Dieu.

Jésus avait appelé Satan « le prince de ce monde 1038 »; il avait dit « Je


ne suis pas de ce monde ... Le monde me hait », et averti pareillement ses
disciples : « Vous n'êtes pas du monde ... Le monde vous hait1039. » Saint
Paul était allé encore plus loin appelant Satan « le dieu de ce monde 1040 ».
Mais, au long des âges, les théologiens eurent tendance à donner au mot
« monde » une extension de sens qu'il n'a pas dans l'Ecriture. Jésus et
saint Paul ne voulaient pas désigner la terre où vivent les hommes ni
l'humanité entière, mais le règne du mal, le monde des ténèbres qui lutte
contre la vérité et la vie. C'est de ce monde seulement que Satan est roi.
Aussi bien l'Evangile de Jean parle-t-il du Verbe qui éclaire « tout
homme venant en ce monde » et désigne-t-il Jésus comme « Celui qui
devait venir en ce monde 1041 ». Mais les hommes d'Eglise fusionnèrent les
deux sens du mot « monde » et donc étendirent à la totalité de la création
l'empire du Malin. Jamais cette confusion sémantique, si lourde de
conséquences, ne fut opérée avec moins d'esprit critique qu'au début des
Temps modernes. L'imprimerie la diffusa; la crainte de la fin du monde
en majora la crédibilité.
Aussi faut-il corriger ce qu'a écrit Burckhardt sur la Renaissance.
Celle-ci ne fut libération de l'homme que pour quelques-uns : Léonard,
Erasme, Rabelais, Copernic ... ; mais pour la plupart des membres de
l'élite européenne elle fut sentiment de faiblesse. La nouvelle conscience
de soi fut aussi la conscience plus aiguë d'une fragilité qu'exprimèrent
conjointement la doctrine de la justification par la foi, les danses
macabres et les plus belles des poésies de Ronsard : fragilité devant la
tentation du péché; fragilité devant les forces de la mort. Cette double
insécurité plus cruellement ressentie qu'autrefois, l'homme de la
Renaissance l'exprima et la justifia en campant face à lui l'image
gigantesque d'un Satan tout-puissant et en identifiant la multitude des
pièges et des mauvais coups que lui et ses suppôts sont capables
d'inventer. Les violences qui ensanglantèrent l'Europe des premiers
siècles de la modernité furent à la mesure de la crainte qu'on eut alors du
diable, de ses agents et de ses stratagèmes.
8.

Les agents de Satan : I. — idolâtres et


musulmans

1. Les cultes américains

A l'époque de la Renaissance, les Occidentaux ont la surprise de


constater que l'empire du diable est beaucoup plus vaste qu'ils ne
l'avaient imaginé avant 1492. Les missionnaires et l'élite catholique dans
sa majorité se rallient à la thèse exprimée par le père Acosta : depuis la
venue du Christ et l'expansion de la vraie religion dans l'Ancien Monde,
Satan s'est réfugié aux Indes dont il a fait un de ses bastions. Certes — on
l'a vu dans le chapitre précédent et nous le reverrons dans les suivants —,
il continue de sévir férocement en terre de chrétienté. Mais là, l'Eglise
veille et quiconque sait se mettre à l'abri de ses remparts spirituels peut
repousser les assauts du Malin. Au contraire, en Amérique, avant l'arrivée
des Espagnols, il régnait en maître absolu 1042.
Les théologiens fondent cette affirmation sur une image noire de
l'idolâtrie. Celle-ci est qualifiée de « diabolique » ; elle n'est pas une
forme erronée de la religion naturelle, mais « le commencement et la fin
de tous les maux 1043 ». Cette thèse antihumaniste qui va à l'encontre de
l'optimisme religieux de Pic de La Mirandole et de Ficin a été rejetée, au
XVIe siècle, par quelques religieux et penseurs éminents. Pour Vitoria,
l'idolâtrie des Indiens est une calamité, non un péché1044. Las Casas juge,
lui aussi, qu'elle est plus une maladie qu'un vice et, dans son Apologética
historia, la vide de son contenu immoral et démoniaque, montrant qu'elle
est consubstantielle à l'homme 1045. A la fin du XVIe siècle, Montaigne
prend catégoriquement la défense des civilisations précolombiennes 1046.
Mais c'est précisément à l'époque où triomphe en Amérique la politique
d'extirpation radicale de l'idolâtrie, celle de la « table rase », au point que
deviennent suspects (dans les années 1570) les écrits du missionnaire
franciscain Sahagun qui s'était efforcé de décrire sinon de comprendre les
coutumes et les rites des Mexicains 1047. En outre, on évitera désormais,
pour exprimer le dogme chrétien, d'utiliser des termes empruntés aux
idiomes indigènes ou de traduire les textes sacrés dans les langues
vulgaires d'Amérique : Satan les a trop investies1048.
Au Pérou, Francisco de Toledo, vice-roi de 1569 à 1581, se fait dans ce
secteur du Nouveau Monde le champion de la lutte contre l'idolâtrie. Lui,
les légistes et les théologiens qui l'entourent retrouvent et regroupent tous
les arguments inventés depuis la découverte de l'Amérique pour justifier
la conquête d'infidèles non sujets et le pillage de leurs trésors : les Incas
ont péché contre le vrai Dieu en obligeant les populations à adorer des
idoles, leur fermant ainsi la voie du salut 1049; de plus, l'idolâtrie est un
péché contre nature, car elle s'accompagne nécessairement
d'anthropophagie, de sacrifices humains, de sodomie et de bestialité 1050.
De telles déviations, assure Sarmiento de Gamboa, légitiment, à elles
seules, l'intervention et la souveraineté des rois d'Espagne 1051. Quant aux
richesses que les Indiens offraient à leurs divinités, elles étaient en réalité
consacrées aux démons; elles doivent donc revenir au roi d'Espagne. Car
le vrai Dieu n'a pu accepter « l'offrande et le sacrifice de l'idolâtrie » :
ainsi argumente un thuriféraire de Toledo1052.
Ces justifications religieuses apportaient un renfort décisif aux raisons
qu'avait jadis fournies Aristote pour réduire en esclavage « ceux dont la
condition naturelle est d'obéir aux autres ». En 1545, un humaniste et
chroniqueur royal, Sépulveda, dans son dialogue Democrates alter « sur
les justes causes de guerre contre les Indiens » s'était précisément servi
d'Aristote pour démontrer l'infériorité naturelle des Indiens, opposée à la
supériorité de leurs conquérants.

« Compare maintenant, écrit Sépulveda, avec la prudence, l'intelligence, la


grandeur d'âme, la tempérance, l'humanité et la religion de ces hommes [les
Espagnols], ces sous-hommes [les Indiens] chez qui on trouve à peine des traces
d'humanité, qui non seulement n'ont aucun savoir mais n'ont ni usage ni connaissance
de l'écriture, ne gardent aucun monument d'histoire sauf un vague et obscur souvenir
des choses consigné en certaines peintures, aucune loi écrite, mais certaines lois et
coutumes barbares 1053. »

Ces « coutumes barbares » c'étaient notamment les sacrifices humains


qui horrifièrent les Européens et leur fournirent un prétexte commode à
l'asservissement des indigènes. Exception en son temps, Las Casas, sans
exclure l'idée de perversions sporadiques, s'efforça de montrer que les
immolateurs de victimes humaines étaient, au Nouveau Monde, d'infimes
minorités et, en outre, que ces sacrifices sanglants avaient une valeur
religieuse.

« En Nouvelle-Espagne, lit-on dans son Apologética historia, ils n'en mangeaient


pas de façon systématique, autant que je peux savoir, mais seulement la chair des
victimes qu'ils sacrifiaient, comme chose sacrée, plus par religion que pour une autre
cause1054. »

Pour La Casas, sacrifier des victimes humaines constituait une pratique


immémoriale très répandue qui exprime le besoin d'offrir à la divinité ce
qu'on a de plus précieux. Ainsi se trouvait démontrée la religiosité
foncière des Indiens.
Certes, les sacrifices humains devaient être désormais interdits. Mais,
par ailleurs, avaient affirmé conjointement Vitoria et Las Casas, les
infidèles et les idolâtres ont le droit de pratiquer leurs rites
tranquillement, nul ne pouvant être obligé à croire au Dieu des chrétiens.
A la fin du XVIe siècle, le père Acosta maintient — théoriquement —
cette thèse mais en lui apportant de graves correctifs : elle n'est plus
applicable dans un pays dont l'évangélisation a commencé; ce qui est le
cas de l'Amérique. Car l'idolâtrie fait alors obstacle à la grâce des
évangiles et incite les néophytes à revenir à leurs rites passés. S'imposent
donc en ce cas le devoir d'extirpation et le bannissement de toute «
superstition diabolique.., en usant, s'il le faut du pouvoir et de l'autorité 1055
». Le rejet du libéralisme lacasien a été aussi favorisé par l'essor du
mythe de saint Thomas. On croyait savoir en Europe, sur la foi
d'Evangiles apocryphes, qu'il était mort en Inde. La conquête de
l'Amérique permit de jouer sur les deux sens géographiques du mot «
Inde ». Les curés des Indiens et leurs supérieurs enseignèrent, notamment
au XVIIe siècle, que saint Thomas était venu combattre l'idolâtrie au
Pérou et y avait été martyrisé1056. Raison supplémentaire pour ne plus
tolérer maintenant la superstition meurtrière des indigènes.
Le discours théologique contre l'idolâtrie américaine formait un
ensemble cohérent, une fois admis au départ que les religions indiennes
— oracles, rites, représentations de la divinité — sont d'origine
démoniaque. Lopez de Gomara, qui fut secrétaire de Cortés, assure que
les diables parlaient « souvent et familièrement » aux prêtres et aux
chefs, se présentant à eux de mille manières, leur prédisant l'avenir et leur
commandant d'offrir des sacrifices humains. Les Indiens « ne sçachant
point que ce fussent diables » leur obéissaient et les figuraient dans la
forme où ils s'étaient montrés à eux 1057. Il appartenait alors aux
évangélisateurs de convaincre les indigènes que chacune de leurs
divinités et le démon étaient une même chose. Au Pérou, ils firent un sort
à Zupay, nom quechua d'un esprit qui n'était pas exclusivement
malfaisant. Zupay, remodelé par les colonisateurs, devint l'équivalent du
diable européen 1058. Les Espagnols eurent la conviction de se heurter
partout en Amérique à la puissance multiforme du Malin, mais ils ne se
doutèrent pas que c'était leur propre Lucifer qu'ils avaient emmené de
l'Ancien Monde dans les cales de leurs navires. Or, le diable issu de la
Bible est par excellence trompeur. Aussi les missionnaires ne se
laissèrent-ils pas impressionner par les analogies qu'ils constatèrent entre
les rites et croyances indigènes et ceux du christianisme : jeûnes et
abstinences, monastères féminins, cérémonies paraissant ressembler au
baptême et à la communion, certaines formes de confession, une manière
de Trinité dans la religion péruvienne, etc. Ils parlèrent de « parodies » et
d'« «usurpations » démoniaques, sauf à juger que Dieu, voulant préparer
les populations d'Amérique à la vraie foi, avait laissé le diable imaginer
ces analogies 1059.
Satan — ou Zupay — se trouvant démasqué, les Indiens auraient dû et
devaient abandonner leurs fausses divinités. Car Dieu punit les idolâtres.
S'il a retiré son empire à l'Inca, déclare un prédicateur du XVIIe siècle,
Avendano, c'est parce qu'il était idolâtre; pour la même raison il a enlevé
le sien à Moctezuma. Et si maintenant, dit-il à ses auditeurs indiens, le
pays est dépeuplé ce n'est à cause ni du travail forcé ni des impôts :

« Mais vos pères, bien qu'ils aient reçu le saint baptême, n'ont pas délaissé les
huacas et, en cachette, ils ont continué à adorer le démon. C'est à cause de ce péché
d'idolâtrie que les Indiens sont morts et non par excès de travail, car ils travaillaient
davantage au temps de l'Inca 1060... »

L'idolâtrie indienne a donc eu bon dos : elle a justifié la colonisation et


ses pillages, et expliqué jusqu'à l'effondrement démographique des
populations indigènes. Suprême tour de passe-passe du démon occidental
: il trompa ses plus farouches adversaires en leur fournissant à point
nommé une idéologie qui les lavait de tous leurs crimes.
Avec le diable européen les missionnaires transportèrent en Amérique
leur enfer de flammes où ils placèrent sans hésitation tous les Indiens qui
avaient vécu avant l'arrivée du christianisme. Le premier concile de Lima
(1551) recommanda aux curés de dire aux indigènes

« ... comment tous leurs ancêtres, tous leurs souverains se trouvent maintenant dans
ce séjour de souffrances parce qu'ils ne connurent pas Dieu, ne l'adorèrent point, mais
qu'ils adorèrent le soleil, les pierres et autres créatures 1061 ».

Et le prédicateur Avendaño, déjà mentionné plus haut, d'interpeller les


Indiens en ces termes :

« Dites-moi maintenant, mes fils, de tous ces hommes qui sont nés sur cette terre
avant que les Espagnols n'y prêchent le saint Evangile, combien se sont sauvés ?
Combien ? Combien sont allés au ciel ? — Aucun. — Combien d'Incas sont allés en
enfer ? — Tous. — Combien de reines ? — Toutes. — Combien de princesses ? —
Toutes. Car ils ont adoré le démon dans les huacas1062. »
Pour être plus convaincants, les missionnaires, comme les pères Le
Nobletz et Maunoir en Bretagne, présentaient à leurs auditeurs de grands
tabeaux où étaient figurés le paradis et l'enfer. Le premier accueillait les
Indiens convertis, le second leurs ancêtres et ceux qui s'obstinaient dans
l'idolâtrie. Effrayante acculturation! Elle traumatisa profondément des
groupes humains « dont tout le système religieux et socioculturel reposait
sur les liens de parenté et le culte des morts1063 ». Que cette acculturation
ait — au moins localement (par exemple, dans la région de Pazcuaro) —
atteint ses objectifs, c'est que S. Gruzinski a démontré brillamment grâce
à une lecture à la fois historique et ethno-psychiatrique des « visions »
d'Indiens du Mexique que les jésuites ont relatées dans leurs comptes
rendus des années 1580-1620 1064. Ce que prouvent ces délires (d'origine
alcoolique ou psychotique) qui s'expriment par des paroles et des images
chrétiennes, c'est que l'acculturation a dépassé l'étage du conscient pour
pénétrer dans les profondeurs de l'être humain. Il s'agit donc d'un test
beaucoup plus révélateur que l'adoption d'emprunts culinaires,
vestimentaires ou rituels à la religion des conquérants. Les délires de ces
Indiens renvoient aux sermons des missionnaires. 57 « visions » sur 99
comportent des éléments démoniaques ou répressifs. Le paradis apparaît
deux fois moins que l'enfer, les élus sont trois fois moins présents que les
damnés. En outre, l'ange gardien est aussi bien menaçant que
réconfortant et les saints et religieux peuvent prendre visages de
persécuteurs. Au total, 35 « visions » seulement sur 99 ne revêtent pas
une tonalité angoissante, tandis que les autres expriment une religion
dualiste qui met l'accent sur la menace et le châtiment. A l'évidence, les
visionnaires revivent des scènes qu'on leur a non seulement décrites du
haut de la chaire, mais rendues sensibles grâce à une technique audio-
visuelle — représentations de la crucifixion, des démons et des anges;
ostension de crânes, etc. Au besoin, les missionnaires payaient de leur
personne pour mieux convaincre leur public indien. Tel cet augustin,
Antonio de Roa, qui se soumettait au cours de ses prédications à toutes
sortes de mauvais traitements : s'humiliant pour des fautes fictives, se
faisant mettre nu, rouer de coups, et verser de la résine de pin sur ses
plaies. Après quoi on le chargeait d'une lourde croix qu'il portait en
foulant des braises. Et cela périodiquement. Les néophytes ne pouvaient
rester indifférents à de tels spectacles. Les relations jésuites notent qu'au
cours des sermons les Indiens culpabilisés se mettaient à crier, soupirer,
sangloter; ils se tapaient la tête contre les murs et le sol. Cette atmosphère
tragique refaisait surface dans les délires des Indiens qu'évoquent les
comptes rendus des missionnaires — délires qui retiraient au sorcier le
monopole exclusif de la communication avec l'au-delà. Car la confession
ultérieure que le visionnaire faisait au prêtre lui permettait une « lecture »
chrétienne de ce qu'il avait vu et entendu et en même temps lui servait de
rite salvateur et apaisant. La consolation venait après la crainte, et de la
même source. On aperçoit ainsi, par le biais d'une documentation insolite
et grâce au talent d'un habile chercheur, comment le discours chrétien
devenait assimilable et acceptable pour des mentalités indiennes en dépit
des obstacles linguistiques et conceptuels. Et on devine comment mythes
et rites chrétiens pouvaient se substituer chez les Indiens à ceux de la
période précoloniale. Il reste que, au niveau du conscient chez les
hommes d'Eglise, l'adhésion au christianisme devait obligatoirement
entraîner le reniement, si, pénible fût-il, de tout un passé religieux.
Une telle rupture, l'Eglise la jugeait nécessaire puisqu'il s'agissait d'un
combat entre Dieu et Satan entre lesquels il fallait obligatoirement
choisir. Or, dans cette lutte farouche Dieu intervenait par des miracles en
faveur des chrétiens. Son honneur était en jeu et il montrait en de
multiples occasions qu'il était plus fort que son adversaire : dès lors,
comment ne pas se convertir ?

Fco Lopez de Gomara explique : « La principale [cause] qui a le plus induit les
habitants de ce païs à laisser leurs abhominations a esté le saint sacrement de l'autel, la
présence duquel rendoit muet le diable, lequel auparavant les incitoit de bouche,
pressoit et menaçoit de s'eslever contre nos gens et de les sacrifier à son temple
comme ils avoient accoustumé : chose qui estonnoit grandement ces pauvres gens. La
représentation de la vraie croix en faisoit autant comme mesme confessa le diable,
estant requis pour quelle raison il ne comparaissoit plus. La vertu de l'eau beneiste y
profita grandement comme aussi feirent les bonnes prières de tout le peuple espagnol,
lesquels se mettans en bonne dévotion et faisans à la mode accoustumée des
processions pour supplier la Maiesté divine de leur envoier à leur nécessité de l'eau,
ou de la faire cesser, quand besoing estoit, ou pour appaiser les maladies dont eux ou
leurs bestes estoient griesvement affligez, impetroient ce qu'ils demandoient avec une
grande admiration de ce peuple indien, lequel pensoit autrement ces malheurs et
desastres leur advenir, suivant les promesses et menaces que leurs dieux leurs
faisoient pour ne vouloir massacrer ce peu de chrestiens qui estoient parmi eux et ne
vouloir plus suivre leur doctrine, enseignement et religion 1065. »

C'est donc grâce au vrai Dieu qu'une poignée d'Espagnols parvint à


s'implanter au Mexique et à répandre la religion chrétienne. Au Pérou, il
montra pareillement qu'il était le plus fort. Ainsi à Puquira. en 1568 : un
démon (logé dans un temple) ruinait les récoltes et décimait les troupeaux
pour punir la population d'avoir accepté le baptême; arrivent deux
augustins qui demandent un miracle au ciel, assemblent les Indiens, leur
font amasser du bois autour du temple et y mettent le feu.

« A ce moment le diable sortit faisans des cris et hurlements épouvantables et


ébranlant les montaignes, comme s'il eût deu tout renverser sens dessus dessoubs ...
Le temple et la pierre furent brusiez jusques au fondement sans qu'il restât nul vestige.
» Ainsi « le party des chrétiens estait victorieux et triomphant, celui de l'idolâtrie
abbatu tirant aux derniers abois 1066 ».

Le démon étant à la fois l'inspirateur et l'objet des religions indiennes,


il était évidemment nécessaire de détruire les temples, les objets sacrés et
les archives du paganisme. Ces destructions commencèrent très tôt et se
poursuivaient encore en plein XVIIe siècle. Dès 1525, le franciscain
Martin de la Coruna anéantit tous les temples et idoles de Tzintzuntzan,
la ville sainte du Michoacán 1067. Un autre franciscain, Pierre de Gand,
déclare en 1529 que sa grande occupation avec ses élèves consiste à
abattre les édifices et objets religieux indigènes. En juillet 1531,
Zumarraga, premier évêque de Mexico, calcule que, depuis le début de la
conquête, on a détruit en Nouvelle-Espagne plus de 500 temples et de 20
000 idoles. Le soldat Cieza de Léon, qui parcourt le Pérou entre 1540 et
1550, constate que partout les grands sanctuaires sont en ruine. « Dieu a
bien voulu, écrit-il, que ces gens entendent le saint Evangile et que leurs
temples aient été détruits 1068. »

Il relate à propos de Tamboblanco : « Les anciens temples qu'on appelle


généralement huacas sont tous démolis et profanés, les idoles brisées et le démon
expulsé de ces lieux ... On y a planté la croix. » A propos de Cajamarca : « Les
temples et les huacas de la région sont défaits, les idoles brisées. » A propos de
Huamachuco : « Tous ces temples sont tombés et leurs idoles détruites; on les a
remplacés par une croix pour chasser le démon. »

Dans le même esprit, le premier concile de Lima (1551) prévoit des


procès d'idolâtrie contre les hechicheros (caciques et prêtres indiens). Le
second concile péruvien — à Lima toujours, en 1567 — charge les curés
d'impartir aux Indiens publiquement et devant notaire un délai de trois
jours pour révéler leurs huacas et leurs idoles. Celles-ci une fois repérées,
leurs adorateurs devront les démolir, eux-mêmes, complètement, «
bouleversant de fond en comble l'emplacement 1069 ».
Arrivant au Pérou en 1570, le vice-roi Toledo décide d'en finir avec la
race des vieux prêtres indigènes qui « ravissent aux jeunes gens la
lumière de la vraie religion 1070 ». La politique de la « table rase » fut donc
dès le début la ligne de conduite espagnole en Amérique. Néanmoins,
pendant la seconde moitié du XVIe siècle, l'Eglise ne s'alarma pas outre
mesure des séquelles du paganisme qui subsistaient. Les Indiens étant
baptisés, ils adopteraient progressivement le style religieux chrétien.
Mais, au début du XVIIe siècle, au Pérou notamment, on s'avisa que les
cultes ancestraux subsistaient plus ou moins clandestinement. Alors
commencèrent en 1610 les campagnes d'extirpation dont les temps forts
se situèrent en 1610-1621, 1626, 1649-1669. On nomma des « visiteurs »
chargés de débusquer l'idolâtrie, on rédigea des manuels de l'extirpateur.
L'appareil répressif des visites reproduisit celui de l'Inquisition qui, en
Amérique, n'avait pas autorité sur les Indiens. L'enregistrement des
témoignages, les confessions, l'instruction et le déroulement des procès
suivaient une procédure analogue à celle de l'Inquisition, le secret
excepté. Certes, la peine de mort était exclue. En revanche, une prison
spéciale (la Casa de Santa Cruz) fut édifiée à Lima pour les païens
impénitents.
La réalité religieuse d'aujourd'hui en Amérique latine démontre à
l'évidence le caractère superficiel de la christianisation autoritaire
conduite jadis par le pouvoir colonial. Au Brésil notamment, des cultes
clandestins subsistèrent — ils ont maintenant refait surface — chez les
Indiens et surtout chez les Noirs amenés d'Afrique. Les écrivains et les
voyageurs des XVIe-XVIIIe siècles n'ont pu s'empêcher de les signaler. A
les lire, on s'aperçoit que le jour appartenait aux Blancs et la nuit aux
esclaves. Le soleil une fois couché, les chemins du Brésil se fermaient
aux Blancs qui se barricadaient dans leurs vastes demeures par crainte
des esclaves. Et ceux-ci profitaient de l'obscurité pour retrouver et
exprimer une sociabilité qui ne pouvait se couler dans le moule du
système colonial. Toutefois, pour pratiquer avec la plus grande liberté
possible ces liturgies païennes, les esclaves recoururent aux symboles
catholiques qui extérieurement signifiaient leur intégration à la société
esclavagiste et en profondeur leur refus collectif de celle-ci. Et parce que
les mots de la langue portugaise étaient suspects à leurs yeux et véhicules
d'une domination qu'ils refusaient, ils utilisaient peu de paroles dans leurs
cultes, mais une gestuelle riche de signification. La danse, leur musique
et une intense effervescence religieuse disaient leur attachement aux rites
de leurs ancêtres et leur volonté de ne pas laisser détruire leur univers
culturel. Au Brésil, les maîtres finirent par ne plus chercher à supprimer
ces manifestations religieuses. Un voyageur du XVIIIe siècle s'étant arrêté
un soir dans la demeure d'un grand propriétaire, celui-ci demanda le
lendemain matin : « Comment avez-vous passé la nuit ? — Bien, quant
au logis, lui répondit l'invité. Mais je n'ai pas fermé l'œil. » Et il expliqua
pourquoi : le vacarme de chants, de castagnettes, de tambourins et autres
instruments l'avait constamment tenu éveillé, et des « cris si horribles
qu'ils lui évoquaient la confusion de l'enfer ». A quoi le propriétaire
rétorqua : « Pour moi, il n'y a rien de mieux que ce bruit pour dormir sans
souci » 1071. Aveu d'un large échec.

Des rapprochements s'imposent entre la politique d'extirpation de


l'idolâtrie pratiquée en Amérique à la fin du XVIe siècle et dans la
première moitié du XVIIe et l'agressivité dont les autorités faisaient
preuve en Europe au même moment dans le domaine religieux. On
observe en effet, une coïncidence chronologique entre la grande chasse
aux sorcières qui ensanglanta l'Ancien Monde et la lutte sans merci
menée outre-Atlantique contre le paganisme. De part et d'autre, on
poursuivait le même ennemi : Satan, et, naturellement, en se servant du
même langage et des mêmes condamnations. Les dignitaires
ecclésiastiques convoqués par le vice-roi Toledo en 1570 décidèrent que
les sorciers indiens baptisés, et en fait apostats, devaient être considérés
comme des hérétiques 1072 et pourraient être punis de mort, ainsi que ceux
qui feraient obstacle à l'évangélisation. De même, les auteurs du sinistre
Malleus avaient dès la préface de leur ouvrage indiqué l'objet de leur
inlassable inquisition : « Une perversion hérétique surprenante...,
l'hérésie des sorcières », ajoutant que Satan, « le Vieil Orient », ne cesse
depuis la venue sur terre du « Nouvel Orient », le Christ, d'infecter
l'Eglise « de la peste de diverses hérésies 1073 ». Ainsi poursuivre les «
sorciers » de part et d'autre de l'Atlantique, emprisonner, chasser et brûler
des hérétiques constituaient un seul et même combat contre des traîtres à
l'Eglise. Mais nouvelle coïncidence : la grande campagne d'extirpation de
l'idolâtrie au Pérou commença en 1610 quelques mois après l'édit de
Philippe III qui expulsait les morisques d'Espagne (4 avril 1609). Ces
deux agressions furent évidemment liées par une relation de cause à effet,
le cas des morisques ressemblant beaucoup à celui des Indiens puisque
les uns et les autres continuaient de pratiquer d'anciens cultes qu'ils
auraient dû abandonner après leur baptême. Le mal était si profondément
enraciné chez les morisques que les remèdes spirituels étaient devenus
inopérants. D'où l'expulsion. Il fallait, écrivait en 1621 le grand «
extirpateur » Arriaga, éviter au Pérou le renouvellement de semblable
désastre et combattre l'idolâtrie quand il en était encore temps. Tout
dépendrait de l'intensité et de la puissance des moyens de guérison qu'on
mettrait en œuvre 1074. Et puis — Arriaga ne le disait pas — comment
expulser les Indiens ? Force était donc de les convertir.
Enfin, parce que tout se tient dans le jeu démoniaque et que Satan
dispose d'innombrables troupes pour assiéger l'Eglise militante, voici que
la menace des protestants d'Europe se faisait sentir en Amérique même :
Hollandais et Anglais longeaient les côtes du Chili et risquaient de
s'entendre contre les Espagnols avec les Araucans idolâtres. Cette
coalition diabolique ne constituait-elle pas un danger pour l'Eglise — et
l'Espagne — au Pérou ? Des années 1580 au milieu du XVIIIe siècle, ce «
chantage à l'hérétique » fut fréquemment agité en Amérique catholique.
Sans doute exagérait-on la gravité de la menace. L'important pour nous
est qu'on y ait cru.

2. La menace musulmane

En Amérique, la chrétienté nouvellement implantée marquait par son


agressivité le sentiment d'insécurité qu'elle éprouvait face à l'idolâtrie.
Mais en Europe même elle se savait en danger : la vague turque
s'arrêterait-elle un jour de déferler vers l'Ouest ? Les réussites de la «
Renaissance » et la dilatation outre-mer de l'Occident chrétien occultent
souvent cette réalité qui a coïncidé avec les deux autres : l'inquiétude
provoquée par les succès ottomans. Comparaison significative : entre
1480 et 1609, on a imprimé en français deux fois plus de livres sur les
Turcs et la Turquie que sur les deux Amériques 1075.
Au XVIe siècle, le monde ottoman commence aux rives de l'Adriatique
et s'épanouit sur trois continents : de Buda à Bagdad, du Nil à la Crimée,
étendant même son protectorat sur une grande partie de l'Afrique du
Nord. Les défaites chrétiennes à Kossovo (1389) et à Nicopolis (1396), la
prise de Constantinople (1453), la fin du petit empire grec de Trébizonde
(1461), la mainmise sur l'Egypte (1517), l'occupation de Belgrade (1521),
le désastre infligé à Mohacs (1526) aux chevaliers hongrois et à leur roi
Louis resté parmi les morts, l'annexion méthodique des îles de l'Egée
entre 1462 (Lesbos) et 1571 (Chypre) ont fait du sultan un Auguste
musulman. Il est en même temps le successeur de Mahomet, « le
Serviteur des villes saintes ». En Europe, il domine les Balkans et les
deux tiers de la Hongrie. Transylvanie, Moldavie et Valachie lui paient
tribut. En 1480, une force turque avait débarqué à Otrante. Même après
Lépante (1571), les corsaires turcs et barbaresques continuèrent de visiter
les côtes italiennes. On lit dans le journal de voyage de Montaigne qui
visita la Péninsule en 1580-1581 :
« Les papes, et notamment celui-ci [Grégoire XIII, 1572-1585] ont faict en ceste
coste de mer [tyrrhénienne] dresser de grosses tours ou vedettes, environ de mille en
mille, pour pourvoir à la descente que les Turcs y faisoint, souvant, mesme en tamps
de vandanges et prenoint bétail et homes. De ces tours, à tout un coup de canon, ils
s'entravertissent les uns les autres d'une si grande soudeineté que l'alarme en est
soudein volée à Rome 1076. »

En 1453, la chute de Constantinople avait provoqué un choc


psychologique en Occident. Aeneas Sylvius Piccolomini, le futur Pie II,
pouvait dire mélancoliquement :

« Dans le passé nous avons été blessés en Asie et en Afrique, c'est-à-dire dans des
pays étrangers. Mais, maintenant, nous sommes frappés en Europe, dans notre patrie,
chez nous. Objectera-t-on que déjà, autrefois, les Turcs passèrent d'Asie en Grèce, les
Mongols eux-mêmes s'établirent en Europe et les Arabes occupèrent une partie de
l'Espagne après avoir franchi le détroit de Gibraltar. Mais jamais nous n'avions perdu
une ville ou une place comparable à Constantinople 1077 ».

C'est un futur pape qui parle ainsi. En réalité, dans l'Europe chrétienne,
tout le monde a-t-il eu peur des Turcs ? F. Braudel a fait ressortir
combien la conquête ottomane dans les Balkans avait été facilitée par une
sorte de révolution sociale. « Une société seigneuriale, dure aux paysans,
a été surprise par le choc et s'est écroulée d'elle-même 1078 ». De violents
troubles agraires avaient parfois précédé l'arrivée des envahisseurs. Au
début du moins, leur régime fut moins lourd que celui qui l'avait précédé,
les nouveaux seigneurs — les spahis — exigeant plus de redevances en
argent que de corvées. C'est plus tard, avec le temps, que la situation
paysanne redeviendra dure. Mais au XVe siècle et au début du XVIe, de
nombreux paysans émigrèrent vers les territoires contrôlés par les Turcs
dans les Balkans. Ils y trouvaient apparemment des conditions de vie
moins pénibles que dans les régions chrétiennes qu'ils abandonnaient 1079.
En outre, dans l'espace chrétien conquis par les Turcs, le gouvernement
ottoman « finit par créer des cadres où les peuples de la péninsule
[balkanique] prirent place, un à un pour collaborer avec le vainqueur et,
ici ou là, curieusement ranimer les fastes de l'Empire byzantin 1080 ». Dès
lors, comment éviter des conversions à l'islam ? Sur 48 grands vizirs, de
1453 à 1623, 33 au moins furent des renégats 1081. Dans l'est asiatique de
l'empire, les fonctionnaires furent de plus en plus des « reniés »
progressivement introduits dans la classe ottomane dominante 1082. C'est «
par milliers » que les chrétiens — prisonniers ou déserteurs — renièrent
leur foi pour passer à l'Islam. Certains, à la fin du XVIe siècle et au début
du XVIIe, défrayèrent la chronique : Occhiali, pêcheur calabrais, devenu
« roi d'Alger » sous le nom d'Euldj Ali; Cicala, « renié » silicien, capturé
enfant sur le navire de son père, corsaire chrétien, et qui fut amiral, puis
ministre de la Guerre du sultan. Mais à côté de ces cas illustres, combien
de faits plus obscurs mais significatifs, épars dans les chroniques du
temps : épidémies de désertion dans les garnisons espagnoles des
présides d'Afrique du Nord, nombre important des renégats portugais à
Ormuz et au départ de Goa, fuite de chrétiens siciliens en direction des
côtes barbaresques, expédition marocaine de 1591 vers Tombouctou
conduite par des reniés espagnols 1083. Jusqu'aux religieux qui sont pris
parfois par le vertige de la conversion à l'islam puisque, en 1630, on
conseillera au père Joseph de rappeler les capucins disséminés dans le
Levant « de peur qu'ils ne se fassent turcs 1084 ». Enfin, les techniciens
chrétiens ont aidé à la modernisation (partielle) de l'armée turque. Un
Français assurait en 1573, en exagérant toutefois et en oubliant le rôle des
Juifs : « Les Turcs ont, par les renégats, acquis toutes les supériorités
chrétiennes 1085. »

Ainsi « de Corse, de Sardaigne, de Sicile, de Calabre, de Gênes, de Venise,


d'Espagne, de tous les points du monde méditerranéen, des renégats sont allés à
l'islam.
« Dans l'autre sens, rien d'analogue.
« Inconsciemment peut-être, le Turc ouvre ses portes et le chrétien ferme les
siennes. L'intolérance chrétienne, fille du nombre, n'appelle pas les hommes : elle les
repousse ... Tout part vers l'islam où il y a place et profits 1086. »
Pièce inattendue à verser au dossier des comportements « chrétiens »
vis-à-vis des Turcs, voici un lamento vénitien anonyme composé vers
1570. Il met en scène deux pêcheurs qui se plaignent amèrement du
gouvernement injuste de la Sérénissime et en viennent à souhaiter une
victoire des Ottomans sur leur propre patrie :

Propos d'aigris, certes, et aspirations de déshérités à la vengeance.


Mais le gouvernement vénitien lui-même ne combat les Turcs que par
intermittence lorsque ses possessions d'Orient sont attaquées. Autrement,
il préfère commercer. Si toutefois un conflit n'a pu être évité, il négocie
dès que possible. On le voit bien en 1540, puis à nouveau en 1573, dix-
huit mois après Lépante, quand Venise, abandonnant deux « saintes
ligues » successives, fait à chaque fois une paix séparée avec la Porte. A
Rome et en Espagne, on crie à la « trahison ». Mais la Sérénissime
connaît d'abord son intérêt. En outre, toutes sortes de liens l'unissent
depuis longtemps au monde ottoman en dehors des périodes de guerre.
Gentile Bellini, peintre officiel des doges, est envoyé par la seigneurie en
1479 auprès de Mohammed II dont il fait le portrait et qui le remercie en
lui attribuant un titre de noblesse. Parce que les influences orientales sont
largement accueillies à Venise, Carpaccio, peignant le martyre de saint
Etienne, fait de Jérusalem une cité fastueuse où évoluent des personnages
à turbans, et en 1547 paraît dans la cité de la lagune la première
traduction italienne du Coran.
Si François Ier et ses successeurs s'entendirent avec les Turcs pour
tenter de prendre les Habsbourg à revers, c'est qu'ils n'avaient pas
vraiment peur du péril ottoman et, par voie de conséquence, n'avaient pas
conscience de « trahir » la chrétienté. La constante désunion de celle-ci
face aux progrès des infidèles révèle, au plan des mentalités, que, même
dans les classes dirigeantes, on ne partageait que par intermittence les
angoisses de la papauté. Rappelons-nous, dans la seconde moitié du XVe
siècle, les efforts infructueux de Nicolas V, Calixte II, Pie II, Sixte IV,
etc., pour promouvoir une croisade cohérente et puissante. Au congrès de
Mantoue convoqué dans ce but en 1459, Pie II déclara tristement :

« Nous dormons d'un profond sommeil... Nous nous faisons la guerre entre nous et
nous laissons les Turcs libres d'agir à leur guise. Pour les motifs les plus futiles, les
chrétiens courent aux armes et se livrent des sanglantes batailles; et quand il s'agit de
combattre les Turcs qui jettent le blasphème à la face de notre Dieu, qui détruisent nos
églises, qui ne veulent rien moins qu'anéantir le nom chrétien, personne ne consent
seulement à lever la main. En vérité, tous les chrétiens de nos jours se sont dérobés,
tous sont devenus des serviteurs inutiles1088. »

Pie II mourut cinq ans plus tard à Ancône, découragé : il attendait les
contingents croisés qui ne venaient pas. Quelques années plus tôt — en
1456 —, l'université de Paris, se retranchant derrière la pragmatique
sanction, s'était opposée à la levée en France de la dîme pour la croisade
et le duc de Bourgogne avait gardé pour lui les sommes recueillies dans
ses Etats à cette occasion 1089. Attitude significative aussi, celle du clergé
espagnol en 1519 : Léon X et Charles Quint venaient de conclure un
accord offensif contre les Turcs conformément au projet de croisade
chrétienne décidé par le Ve concile de Latran. Ce traité prévoyait, comme
d'habitude en pareil cas, le prélèvement de dîmes. Le clergé d'Espagne
refusa unanimement de les payer, la chrétienté n'étant pas pour l'instant
attaquée. Rome mit le pays en interdit ; puis, à la demande de Charles
Quint, révoqua cette punition 1090. Ce n'est que plus tard dans le XVIe
siècle que la peur des musulmans s'empara des Espagnols.
Longue est la liste des cas de non-assistance aux nations chrétiennes
menacées par les Turcs. A deux reprises aux diètes de Spire et de
Nuremberg, en 1523 et 1524, des délégués hongrois vinrent implorer le
secours militaire de l'empire. A chaque fois, les Allemands répondirent
par une fin de non-recevoir, du moins dans l'immédiat 1091. Or, Belgrade
était tombée en 1521, et en 1526 ce fut le désastre de Mohacs. Il est vrai,
en contrepartie, que des Français contribuèrent en 1664 à la victoire de
Saint-Gothard et les Polonais de Jean Sobieski à la levée du siège de
Vienne en 1683. Il est vrai aussi que l'Europe chrétienne se sentit — un
peu — concernée par la longue résistance vénitienne à Candie (1665-
1669) et fit quelques gestes. Toutefois, les 6 000 Français envoyés bien
tardivement par Louis XIV (en 1669) se rembarquèrent presque aussitôt,
quand on avait le plus besoin d'eux. Par différents chemins
historiographiques on rejoint donc le diagnostic de M. P. Gilmore : en
Europe, furent indifférents au péril turc tous ceux qui n'étaient pas
directement menacés par lui 1092.
Cette menace qui donc l'a ressentie ? Au plan local, des populations
qui étaient en contact avec la violence musulmane; au plan général,
d'abord et surtout, les hommes d'Eglise pour qui la religion chrétienne
était en péril.
Les points chauds de l'affrontement à la fin du XVe siècle et tout au
long du XVIe se situèrent sur les côtes italiennes, aux frontières, voire à
l'intérieur de l'Empire et dans l'Espagne du Sud. En ces trois secteurs, la
peur des mahométans — Turcs ou Barbaresques — fut vécue aux
différents étages de la société. La prise d'Otrante en 1480 s'accompagna
du massacre de plusieurs milliers de chrétiens dans des conditions
abominables. Il existe sans doute un rapport entre ces horreurs et
l'insistance nouvelle de certaines écoles de peinture, notamment celle de
Sienne, sur le Martyre des Saints Innocents 1093. Le souvenir de ce carnage
ravivé par les continuelles incursions des navires ennemis explique qu'au
XVIe siècle on ait fébrilement équipé les côtes siciliennes et napolitaines
de tours et de forteresses.
En Hongrie, l'avance turque provoqua la panique. Après la défaite de
Mohacs, une bonne partie de la population de Bude (ville de 8 000
habitants) prit la fuite. Les paysans de la plaine s'efforçaient de cacher
leurs enfants quand les Ottomans arrivaient dans un village. Dans la
partie du pays occupée par les envahisseurs, de 5 à 10 % des habitants
auraient péri1094. On assurait en Allemagne que le sultan, après sa victoire
à Mohacs, avait fait planter devant sa tente 2 000 têtes en guise de
trophées et que 80 000 prisonniers avaient été massacrés 1095. A Vienne, on
attendait avec terreur l'arrivée des barbares. Lorsque les Turcs «
homicides et incendiaires » entrèrent à Linz en 1529..., les Strasbourgeois
s'affolèrent. Dans l'empire, récits et images dramatiques entretenaient la
peur. Les gravures d'E. Schoen (1530) montraient des marchés turcs où
l'on vendait des prisonnières chrétiennes nues, et des enfants empalés ou
coupés en deux par les soldats du sultan 1096. Les appréhensions
allemandes expliquent qu'en dépit des défiances réciproques, des
marchandages et des retards, les princes de l'empire, catholiques et
protestants, aient vaille que vaille fourni à leur souverain les secours
financiers et militaires dont il avait besoin pour faire face au danger turc.

En Allemagne, l'infidèle est aux frontières. Mais en Espagne il est dans


les murs mêmes de la cité chrétienne, prêt à pactiser avec les
Barbaresques survenant à l'improviste. Pourtant, au XVIe siècle, tous les
musulmans d'Espagne sont, en principe, devenus chrétiens. En 1499, les
Maures de Grenade avaient été convertis sur ordre gouvernemental. La
mesure avait été ensuite étendue à l'ensemble de la Castille, puis aux pays
de la couronne d'Aragon (1526). Mais, dans ces derniers, les vieux-
chrétiens avaient précédé la décision royale et baptisé de force, par
masses entières, leurs compatriotes musulmans 1097. En fait, les convertis
gardent leur langue et leur art de vivre (costumes, bains maures, maisons
cloîtrées), célèbrent leur culte clandestinement, refusent de manger du
lard, de boire du vin, d'épouser des chrétiens ou des chrétiennes. Et quand
des pirates barbaresques d'Alger, de Tétouan ou de Salé débarquent,
poussant leurs razzias loin vers l'intérieur, ils les aident, pillent et tuent
avec eux. Le 23 août 1565, 400 Barbaresques avec drapeaux et tambours
arrivent jusqu'à Orjiva (versant sud de la sierra Nevada). Accueillis à bras
ouverts par les morisques, ils détruisent les maisons des chrétiens,
s'acharnent sur l'église, piétinent le saint sacrement et se rembarquent le
surlendemain, emmenant 15 captifs. En septembre de l'année suivante,
350 pirates de Tétouan parviennent à Tabernas (au nord d'Almeria),
semant la panique chez les chrétiens, mais reçus en frères par les
morisques. Ils tuent les prêtres et les aubergistes et regagnent la mer avec
44 captifs. 600 volontaires leur emboîtent le pas et émigrent en Afrique
du Nord1098. Dans la région d'Almeria, les morisques forment alors 90 %
de la population, les chrétiens n'étant en sûreté qu'à l'abri de remparts
urbains ; dans celle de Malaga on compte 50 % de morisques. Plus au
nord, ceux-ci représentent à peu près le tiers des habitants du pays
valencien : 31 715 feux, en 1609, contre 65 016 aux vieux-chrétiens 1099.
Partout où les deux peuples sont mélangés, règne une situation coloniale :
les morisques sont relégués dans les faubourgs des villes et dans les
mauvaises terres du haut pays. Comment haine et peur réciproques
n'opposeraient-elles pas ces deux sociétés imbriquées l'une dans l'autre :
la victorieuse et la vaincue ?
A mesure que s'est affirmée en Méditerranée la maîtrise navale des
Turcs et des Barbaresques, la crainte du danger ottoman a grandi en
Espagne au cours du XVIe siècle. Elle est à son comble quand éclate, à la
Noël 1568, la guerre de Grenade, « guerre de religion », « guerre de
civilisations ennemies 1100 », qui secoue tout le royaume. Au vrai, le
gouvernement de Madrid s'attendait à ce soulèvement. Sachant la
connivence entre morisques et musulmans de l'extérieur, il croit remédier
au mal en obligeant les premiers à s'habiller à l'espagnol et à parler
castillan, puis en les déportant vers l'intérieur. Ces décisions prises dès
1566 expliquent la révolte de 1568. Sept mois avant le déclenchement de
celle-ci, l'ambassadeur de France les fait connaître à son roi et en
explique lucidement le motif, la peur :

« Au regard, Sire, de l'alarme de Grenade que je vous ay escript, ce n'a esté autre
chose que une peur qu'ilz ont eu des morisques naturelz du pais; lesquelz, parce qui
s'est vériffié, avaient intelligence avec le roy d'Alger ... Ce roy (d'Espagne) veult pour
bonnes et grandes considérations qu'ils s'habillent à l'espaignolle ... et veult davantage
qu'ils parlent espagnol et non algarainc. On parle d'oster toute la dite génération hors
du dit royaume et la transporter en Gallice et aux montagnes si escartez les ungs des
autres qu'ilz ne puissent conspirer cy après avec les Mores, et en leur lieu remectre des
Gaillegos et Montaignolz 1101... »
La révolte éclate à la suite de rixes entre morisques et vieux-chrétiens.
L'Albaïcin, la Grenade indigène, ne bouge pas. Mais le soulèvement se
propage dans la sierra Nevada et dure près de deux ans. Les insurgés, au
plus fort du combat, sont au moins 150 000 dont 45 000 en armes. Des
Barbaresques — 4 000 peut-être ? — combattent dans leurs rangs.
Cependant, en janvier 1570, Euldj Ali s'empare de Tunis et en juillet les
Turcs débarquent à Chypre : preuves évidentes de la connivence entre
tous les musulmans du pourtour méditerranéen. Pour les Espagnols,
l'ennemi est donc à la fois dehors et dedans, un et multiple. Pour réduire
la rébellion de la sierra Nevada (et empêcher qu'elle ne s'élargisse au
pays valencien), il faut envoyer un chef de guerre — don Juan d'Autriche
— et appeler des troupes de Naples et de Lombardie. Dès que le feu
s'éteint les autorités entreprennent la déportation vers la Castille de
quelque 70 ou 80 000 morisques : ceux des basses terres qui fournissaient
les révoltés en vivres 1102. L'opération s'effectue en novembre 1570 au
milieu du vent, de la pluie et de la neige. 20 000 déportés seraient morts
en chemin. En sens inverse, arrivent des vieux-chrétiens pour coloniser
les meilleures terres de l'ancien royaume de Grenade.
N'a-t-on pas déplacé le problème sans le résoudre ? Voici maintenant
des morisques au cœur même de l'Espagne : à Tolède notamment. Quant
à ceux, nombreux, qui vivent à Séville, ne sont-ils pas prêts à faciliter
d'éventuelles incursions anglaises ? A Valence, on a les mêmes
inquiétudes. De sorte que la victoire de Lépante (1571), si importante
qu'elle ait été en Méditerranée, n'a pas fait disparaître en Espagne la peur
du danger musulman. Le morisque reste inassimilable, car il est lié à un
monde infidèle, hostile au nom chrétien. Le constat de cet aveu
d'impuissance est la grande expulsion de 1609-1614 : environ 275 000
individus sur les quelque 8 millions d'habitants que comptait l'Espagne 1103
: 3,4 % de la population. Comme si la France actuelle se privait tout d'un
coup de 1 800 000 personnes. Il ne fallait rien moins que cela pour ne
plus avoir peur chez soi.

Mais, en dehors des zones de contact localisées ci-dessus, les


Occidentaux, au début des Temps modernes, ne redoutèrent pas
véritablement le danger musulman ; pas assez, en tout cas, au gré des
hommes d'Eglise. Nous voici donc, lorsqu'on quitte les frontières
chaudes, devant le cas exemplaire d'une peur venue d'en haut que les
responsables de la religion s'efforcèrent d'inculquer à des populations le
plus souvent réticentes. Le sentiment que la chrétienté était assiégée, ce
sont eux surtout qui l'éprouvèrent. Il a même existé, tout au long du XVIe
siècle — et encore après — un sensible décalage de ton, à l'intérieur de la
culture écrite, entre deux discours relatifs aux Turcs. Géographes,
historiens, voyageurs, politiques et moralistes s'efforcent de comprendre
l'adversaire, admirent les lois et l'armée de l'Empire ottoman. L'irénique
Guillaume Postel (qui est aussi un grand orientaliste) n'est donc pas le
seul à présenter une description loyale et objective du monde turc.
L'historien Paolo Giovio écrit que « Soliman est enclin à la religion et à
la libéralité 1104 ». Dans la Cosmographie de Münster, on lit que les «
Turcs sont grands exécuteurs de justice 1105 ». Le naturaliste et médecin
Pierre Belon affirme que les musulmans sont gens « paisibles en toutes
leurs affaires 1106 ». L'Espagnol Laguna, dédicaçant à Philippe II son
Voyage en Turquie (1557), paraît dans le texte liminaire céder à la
passion antiottomane de ses compatriotes. Mais il se révèle bientôt que.
comparant la Turquie à l'Espagne, l'auteur loue la première et fustige la
seconde 1107. Quant à Bodin, à Montaigne et à Charron, ils admirent en
commun la discipline de l'armée turque, la sobriété de ses soldats et
concluent que la « république » qui remporte tant de victoires ne peut être
que « bien ordonnée 1108 ».
Certes, telles de ces analyses sans passion et de ces descriptions
objectives ont pu contribuer à renforcer la peur des Ottomans. Pour
Montaigne, « le plus fort Etat qui paraisse pour le présent au monde est
celui des Turcs 1109 ». Et Charron de renchérir : « Le plus grand et puissant
Etat et empire qui soit maintenant au monde, c'est celui du Grand
Seigneur, lequel comme le lion, se fait craindre de toute la terre, redouter
par tous les princes et monarques du monde 1110. » Pourtant, si l'Eglise
insista tellement sur le danger turc, c'est apparemment qu'elle sentait
l'inertie des populations — et cela peut-être même dans l'Europe centrale
menacée où toute une partie de la Hongrie manifesta une durable hostilité
aux Habsbourg. Au milieu du XVe siècle, Calixte III, effrayé par les
succès de Mohammed II, ordonna à la chrétienté entière de réciter
quotidiennement l'angélus pour implorer le ciel contre la menace
ottomane. En Allemagne, sur ordre de Charles Quint, les populations
catholiques et protestantes entendirent chaque jour sonner à midi la «
cloche aux Turcs » qui leur rappelait la permanence du péril 1111. En 1571,
Pie V institua un jubilé solennel et des prières publiques afin d'implorer
la protection divine sur la flotte qui allait rencontrer celle du sultan. Lui-
même s'était astreint à de sévères pénitences. Apprenant la nouvelle de
Lépante, il créa aussitôt une fête de Notre-Dame-des-Victoires que
Grégoire XIII fit ensuite célébrer, sous le nom de fête du Rosaire, chaque
premier dimanche d'octobre, dans toutes les églises pourvues d'un autel
du rosaire1112. Lépante a ainsi marqué une date importante dans la
diffusion du culte marial. En outre, dès 1572, apparurent de nombreuses
epinicies (chants de victoire), composées surtout dans les universités
jésuites. Des tableaux représentèrent la Vierge victorieuse du Turc; des
ostensoirs baroques exaltèrent la croix triomphant du croissant 1113. Après
la délivrance de Vienne en 1683, l'étendard pris au grand vizir fut envoyé
à Innocent XI et suspendu au-dessus du portail majeur de Saint-Pierre. La
victoire ayant été remportée le trentième jour après l'Assomption, le pape
étendit à l'Eglise universelle une fête d'actions de grâces en l'honneur du
saint nom de Marie à célébrer désormais ce jour-là 1114. Dans les régions
d'Allemagne qu'avait menacées l'avance turque de 1683, chants religieux,
tableaux, pèlerinages, somptueux sanctuaires baroques exprimèrent le
soulagement et la joie de l'Eglise.
Qui ne voit par conséquent le rôle essentiel joué par le clergé dans le
long combat contre les Turcs ? Les cruautés des infidèles sont
constamment décrites dans les sermons et figurent dans les séquences des
messes contra Turcos. Des prières sont composées dans lesquelles on
prie Dieu de sauver la chrétienté de l'invasion païenne. L'avance
ottomane est citée par les prédicateurs à côté des autres fléaux —
épidémies, faim, feu, inondations. En s'appuyant sur Daniel et Ezéchiel,
on annonce la fin prochaine du monde de la main des Turcs. Et, puisque
le Coran est traduit en latin, les théologiens ont à cœur de critiquer les
doctrines de l'islam1115. Ne nous étonnons donc pas de trouver des prêtres,
surtout des religieux, sur les divers fronts de la lutte contre le Turc. Au
moment où Jean Hunyadi défend victorieusement Belgrade en 1456, le
franciscain italien Jean de Capistrano est l'âme de la résistance1116.
Proclamant une nouvelle croisade en 1463, Pie II dépêche dans toute
l'Europe des prédicateurs, surtout franciscains pour remuer les foules1117.
A Mohacs, périssent deux archevêques et cinq évêques 1118. Au temps de
Pie V, des capucins sont les aumôniers de la flotte chrétienne. Lors du
siège de Vienne en 1683, Marco d'Aviano, encore un capucin, devient
célèbre dans la ville par ses sermons sur la pénitence. Et, en France, qui
trouve-t-on au XVIIe siècle parmi les exaltés qui rêvent encore de
croisade ? Le père Joseph — toujours un capucin —, soutien des «
milices chrétiennes » de Charles de Gonzague et auteur d'une tardive
Turciade. Les deux ailes marchantes de l'Eglise catholique rénovée —
jésuites et capucins — semblent bien avoir été aussi les ennemis les plus
zélés de l'infidèle.
Au XVIe siècle, les écrits d'Erasme et de Luther illustrent bien le rôle
que les hommes d'Eglise les plus conscients jouèrent face au danger turc
et la représentation qu'ils s'en faisaient. Certes, ils appartenaient l'un et
l'autre à l'empire directement menacé par les victoires du sultan. Cette
carte d'identité commune explique certainement en partie leur attitude
face à ce péril. Mais, plus encore, ils désiraient, chacun avec son style
propre, être des guides pour les chrétiens de leur temps. Il leur revenait
donc d'abord d'alerter une opinion toujours prête à s'engourdir et à
oublier le devoir de solidarité :

« Race barbare, d'une obscure origine, écrit Erasme en 1530, de combien de


massacres [les Turcs] n'ont-ils pas affligé le peuple chrétien ? Quel traitement sauvage
n'ont-ils pas exercé contre nous ? Combien de cités, combien d'îles, combien de
provinces n'ont-ils pas arrachées à la souveraineté chrétienne ? ... Et déjà la situation
semble avoir pris une telle tournure que, si la dextre de Dieu ne nous protège pas, elle
paraît préluder à une prompte occupation de tout le reste du monde chrétien ..., car,
outre que nous devons considérer ces malheurs comme étant communs à tous en vertu
de la communauté de notre religion, il est à craindre qu'en réalité ils ne deviennent à
tous notre lot commun. Quand brûle le mur de la maison voisine, vos propres biens
sont en péril, mais, à plus forte raison, c'est la cité tout entière qui est en péril quand
l'incendie gagne n'importe quelle demeure. Il faut donc dépêcher des secours1119. »
Luther, lui aussi, s'étonne en 1539, alors que les infidèles « se dirigent
vers l'Allemagne par la Pologne », de la placidité de ses compatriotes. «
C'est un grand malheur que nous restions dans la sécurité, le regardant [le
Turc] comme un ennemi ordinaire, tel que le serait le roi de France ou le
roi d'Angleterre 1120. »
L'explication constante qui sous-tend le discours théologique lorsqu'il
traité du danger ottoman est que celui-ci est le juste châtiment mérité par
les péchés de la chrétienté. Erasme affirme que Dieu « envoie les Turcs
contre nous comme jadis il envoya contre les Egyptiens les grenouilles,
les moustiques et les sauterelles ... C'est à nos vices qu'ils doivent leur
victoire 1121 ». Et Luther de confirmer dans son Exhortation à prier contre
le Turc : « En somme, il en est et il en va presque comme avant le déluge
(Gen. 6) : Dieu regarda la terre et voici elle était corrompue; car toute
chair avait corrompu sa voie sur la terre 1122. » Le même raisonnement
conduit messieurs de Berne à défendre en 1543 « toutes danses, tant de
noces que d'autres ... ensemble toutes chansons frivoles ... et tout mauvais
train, cris et hurlements ... », en raison des récentes victoires turques : «
Faits ... très dangereux lesquels le Seigneur nous renvoie à cause de nos
péchés 1024. » Ce leitmotiv aura longue vie. Au VIe livre du traité De
véritate religionis christianae de Grotius (1627) — un ouvrage qui
connut de nombreuses rééditions en diverses langues —, les victoires des
Turcs sont toujours présentées comme un châtiment de Dieu1123. Cette
lecture des événements, qui n'était pas seulement protestante, restait
familière aux chrétiens du temps.
Aussi Erasme et Luther donnent-ils comme consigne majeure aux
chrétiens menacés par les Turcs de s'amender.

« Si, écrit le premier, nous désirons réussir dans notre entreprise d'arracher notre
gorge à l'étreinte turque, il nous faudra, avant de chasser la race exécrable des Turcs,
extirper de nos cœurs l'avarice, l'ambition, l'amour de la domination, la bonne
conscience, l'esprit de débauche, l'amour de la volupté, la fraude, la colère, la haine,
l'envie 1124... » Le second compare les chrétiens du XVIe siècle aux habitants de Ninive
et s'adressant aux pasteurs leur dit : « ... Prédicateurs, exhortons avec zèle ...
premièrement le peuple à la repentance 1125. »
En dépit toutefois de la communauté du diagnostic — et du remède par
la repentance —, Erasme et Luther se séparent sur plusieurs autres points.
Luther, lorsqu'il parle des Turcs, leur associe presque toujours le pape et
le diable, voire « le monde et la chair 1126 ». Pour lui, il existe une alliance
objective entre les uns et les autres — complot satanique qui attaque le
monde chrétien affaibli et pécheur à la fois par les armées ottomans,
l'idolâtrie romaine et toutes sortes de tentations corruptrices. Si quelqu'un
a éprouvé le sentiment que la chrétienté était une cité assiégée, c'est bien
Luther — et assiégée par les forces déchaînées de l'enfer. Aussi est-il
arrivé à la conclusion paradoxale, exprimée, en plusieurs écrits de 1529,
1539, 1541, que, seules, les armes spirituelles ont chance d'être efficaces,
puisqu'ils ne s'agit pas de combattre des hommes mais des démons :

« Et si vous vous mettez en campagne, à présent, contre le Turc, soyez absolument


certains, et n'en doutez pas, que vous ne luttez pas contre des êtres de chair et de sang,
autrement dit contre des hommes ... Au contraire, soyez certains que vous luttez
contre une grande armée de diables ... Aussi ne vous fiez pas à votre lance, à votre
épée, à votre arquebuse, à votre force ou à votre nombre, car les diables n'en ont cure
... Contre les diables, il faut que nous ayons des anges auprès de nous ; c'est ce qui
adviendra si nous nous humilions, si nous prions Dieu et si nous avons confiance en
sa Parole 1127. »

Erasme n'a jamais été envahi par les angoisses obsidionales de Luther.
Néanmoins, la montée du péril turc l'a conduit à infléchir son pacifisme
intégral du début et à accepter, dans ce cas particulier, la nécessité d'une
guerre défensive, après avoir évidemment épuisé toutes les possibilités de
négociations et pris la résolution de se comporter en chrétiens, même
envers des ennemis aussi redoutables. Son traité De bello Turcis
inferendo (1530) exprime cette position à la fois nuancée et réaliste d'où
est absente la vision eschatologique de Luther1128. Il le rédige précisément
pour répondre à un écrit de Luther, Von Kriege wider die Turcken (1529).
Erasme était en relations épistolaires avec des humanistes d'Autriche, de
Hongrie et de Pologne et il fut vivement frappé par la défaite de Mohacs
et le siège de Vienne en 1529. En outre, l'entourage de Charles Quint lui
avait sans doute demandé de réagir publiquement contre le défaitisme de
Luther. Le débat entre les deux hommes au sujet des Turcs est en tout cas
révélateur pour nous dans la mesure où il fait ressortir quels milieux —
surtout intellectuels et religieux — étaient le plus sensibilisés à la menace
ottomane ; et il campe l'un en face de l'autre un Erasme très inquiet, mais
qui garde la tête froide, et un Luther chez qui l'angoisse atteint un niveau
panique : si la cité chrétienne est attaquée par Satan, Dieu seul peut la
défendre.
9.

Les agents de Satan : II. — le Juif, mal absolu

1. Les deux sources de l'antijudaïsme

Au moment où Luther avouait son immense peur du danger turc il se


déchaînait aussi contre les Juifs qu'il avait espéré, dans un premier temps,
gagner à l'Evangile. La simultanéité des deux dénonciations n'était pas
fortuite. Elle éclaire au contraire une situation historique. En Europe
occidentale, l'antijudaïsme le plus cohérent et le plus doctrinal se
manifesta durant la période où l'Eglise, apercevant des ennemis partout,
se sentit prise sous les feux croisés d'agressions convergentes. Si bien
qu'au début des Temps modernes, la crainte des Juifs se situa surtout au
niveau religieux. C'est la culture au pouvoir qui semble l'avoir alors
alimentée.
Une telle affirmation ne vise pas à simplifier un phénomène complexe.
Autrefois, comme au temps de Hitler, l'antijudaïsme a eu deux
composantes qui se sont souvent additionnées : d'une part, l'hostilité
éprouvée par une collectivité — ou une partie de celle-ci — à l'égard
d'une minorité entreprenante, réputée inassimilable et venant à dépasser
un seuil tolérable sur le plan du nombre ou de la réussite ou sur les deux
à la fois; et, d'autre part, la peur ressentie par des doctrinaires identifiant
le Juif avec le Mal absolu et le poursuivant de leur haine implacable
même lorsqu'il a été rejeté hors des frontières. Mais affirmer que le
discours idéologique n'a été que l'expression théorique — une
superstructure — des sentiments populaires et d'une situation
économique et sociale, serait rétrécir et appauvrir la réalité. De même que
le racisme hitlérien a donné à l'antisémitisme allemand du premier XXe
siècle une agressivité et une dimension nouvelles, de même la crainte du
Juif — véritable « racisme religieux » — éprouvée par l'Eglise militante
entre XIVe et XVIIe siècles, dans une psychose un peu comparable
d'encerclement, non seulement exacerba, légitima et généralisa les
sentiments hostiles aux Juifs des collectivités locales mais encore
provoqua des phénomènes de rejet qui, sans cette incitation idéologique,
ne se seraient sans doute pas produits. On rejoint donc un jugement déjà
énoncé par H. Ch. Lea lorsqu'il écrivait au début de sa monumentale
History of the Inquisition of Spain : « Il n'est pas exagéré de dire que
l'Eglise a été la principale sinon la seule responsable de la multitude de
sévices subis par les Juifs au cours du Moyen Age 1129.» Et j'ajouterai ce
correctif: plus encore durant la Renaissance.

Pourtant l'historiographie n'a longtemps aperçu que les manifestations


de l'antijudaïsme populaire. Et il est vrai que celui-ci a existé,
principalement dans les villes (mais avec des épisodes sanglants le plus
souvent antérieurs au XVIe siècle). Les pogroms qui accompagnèrent la
Peste Noire en Allemagne et en Catalogne et les violences dont les Juifs
furent victimes à Paris et dans le reste de la France à l'avènement de
Charles VI (1380) révèlent au plan local les ressentiments d'une
population — ou plutôt d'une fraction de celle-ci — à l'égard des
israélites. Usuriers féroces, sangsues des pauvres, empoisonneurs des
eaux que boivent les chrétiens : tels se les représentent fréquemment les
bourgeois et le petit peuple urbain à la fin du Moyen Age. Ils sont l'image
même de l'« autre », de l'étranger incompréhensible, obstiné dans une
religion, des comportements, un style de vie différents de ceux de la
communauté d'accueil. Cette étrangeté suspecte et tenace les désigne
comme boucs émissaires en temps de crise. Inversement, il est souvent
arrivé — par exemple en Espagne et en Allemagne au cours de la Peste
Noire, mais aussi en Bohême au XVIe siècle et en Pologne au XVIIe —
que souverains et nobles prennent la défense des Juifs contre la colère
populaire. De même, les papes eurent longtemps une attitude de
compréhension envers eux.
D'autre part, comment ne pas remarquer que des jalousies et des griefs
économiques et financiers ont, en plus d'un cas, motivé des actions
antijudaïques ponctuelles auxquelles les accusations d'ordre religieux ne
servaient que de prétextes ? Ainsi à Venise à la fin du XIVe siècle. Après
l'épuisante guerre de Chioggia (1378-1381), il fallait aider les citoyens de
la Sérénissime à payer les emprunts forcés, ranimer les transactions,
attirer l'argent frais. Le Sénat, en 1382, autorisa les prêteurs à gages, des
Juifs essentiellement, à s'installer dans la ville. Mais, douze ans plus tard,
il annula cette permission. Car « toute la richesse mobilière des Vénitiens
risquait de fuir dans les maisons » des Israélites. Ceux-ci étaient en outre
accusés de refuser de prêter à quiconque ne pouvait pas déposer en gage
de l'or, de l'argent ou des pierres précieuses 1130. En fait, l'expulsion ne fut
pas réellement appliquée et une importante colonie juive se maintint à
Venise. Le premier soulèvement anti-converso d'Espagne, celui de Tolède
en 1449, déclenché à l'origine par un anonyme marchand d'outres, eut
pour motif initial une brusque augmentation d'impôts rendue nécessaire
par la guerre contre l'Aragon. La fureur populaire accusa certains riches
marchands juifs convertis au christianisme — conversos — d'être les
instigateurs de cet impôt 1131. A Prague, au XVIe siècle, les artisans (en
particulier les fourreurs) et une bonne partie de la riche bourgeoisie
demandèrent à maintes reprises l'expulsion de l'importante colonie
israélite installée dans la ville. Ils lui reprochaient d'exporter de l'argent
hors de Bohême, de prêter à des taux usuraires et d'avoir tenté en
plusieurs occasions d'incendier la cité 1132. Plus généralement, la montée
des marchands chrétiens dans l'économie occidentale à partir du XIIe
siècle eut pour résultat de faire grandir l'agressivité des nouveaux venus
du commerce contre le trafic juif traditionnel qu'ils cherchèrent soit à
supprimer soit à cantonner dans des limites sans cesse plus étroites.
Enfin, d'évidentes raisons financières expliquent bon nombre des
taxations, annulations de créances, expulsions — celles-ci parfois suivies
de réadmissions coûteuses — dont furent victimes au cours du Moyen
Age les communautés israélites, véritables « éponges à phynances ». Les
difficultés des trésoreries royales ont grandement poussé à l'expulsion des
Juifs d'Angleterre en 1290 et de France en 1394.
Mais en contrepartie des faits rappelés ci-dessus (et qu'il n'est pas
question de sous-estimer) — pogroms populaires, antijudaïsme des
commerçants et artisans pour des motifs surtout économiques —, d'autres
vérités historiques doivent être en même temps mises en lumière : a) les
rapports entre chrétiens et Juifs, avant le temps des pogroms, n'avaient
pas toujours été mauvais; b) le facteur religieux a joué un rôle important
dans cette dégradation; d'où l'affirmation à peine excessive de J.-P. Sartre
: « Ce sont les chrétiens qui ont créé le Juif en provoquant un arrêt
brusque de son assimilation 1133 » ; c) au XVIe siècle, ce facteur religieux
est devenu l'élément moteur, la caractéristique dominante de
l'antijudaïsme occidental. Le Juif fut alors l'un des visages du diable.
Avant le XIe siècle, on ne trouve guère trace en Occident d'un
antijudaïsme populaire. En revanche, les Juifs bénéficièrent dans l'Europe
carolingienne d'une situation privilégiée : d'où la multiplication de leurs
communautés, généralement dotées d'une large autonomie. Dans les
modestes conditions économiques du haut Moyen Age, ils assumèrent
jusqu'au XIIe siècle une bonne partie du commerce international. Leur
sort enviable explique que des conversions assez retentissantes au
judaïsme aient pu alors se produire 1134. Protégés par des chartes, les
israélites étaient des hommes libres, parlant la même langue que la
population locale, portant les mêmes habits, autorisés à se déplacer à
cheval avec des armes, et à prêter serment en justice. Ils étaient donc
pratiquement intégrés à la société ambiante. A partir des croisades, leur
situation en Occident se détériora, sauf en Espagne où l'aggravation se
produisit plus tard. Mais subsistèrent, plus ou moins longtemps ici ou là,
des vestiges des conditions favorables dont ils avaient bénéficié
antérieurement. Si le IVe concile de Latran (1215) ordonna aux Juifs de
se vêtir d'habits différents de ceux des chrétiens, c'est bien que la chose
n'était pas encore devenue habituelle 1135. Si en France, de 1215 à 1370,
douze conciles et neuf ordonnances royales prescrivirent aux israélites le
port de la rouelle jaune, c'est aussi que les autorités eurent du mal à faire
entrer dans les mœurs cette ségrégation vestimentaire. L'Allemagne
n'appliqua celle-ci que mollement. En outre, bien que depuis 1236, les
Juifs de l'empire ne fussent plus regardés comme des hommes libres,
mais comme des « serfs de la chambre impériale », les autorités
continuaient à donner force de loi à la tradition talmudique déshéritant les
jeunes israélites qui abjuraient la religion de leurs ancêtres 1136. La rupture
à l'intérieur d'une civilisation qui était longtemps restée commune ne s'est
donc opérée que lentement. Lorsque la tension était déjà vive entre Juifs
et chrétiens, aux XIIe et XIIIe siècles, des influences réciproques jouèrent
entre les aristotélismes et les mysticismes qui se développèrent dans
l'espace culturel de chacune des deux confessions1137. Encore à l'époque de
la Renaissance, Pic de La Mirandole fréquenta assidûment les savants
juifs, tandis que des chrétiens haut placés, notamment les papes,
continuaient à se faire soigner par des médecins appartenant au peuple
déicide.
Le pays qui devint aux XVIe et XVIIe siècles le plus intolérant à l'égard
des Juifs, l'Espagne, est celui qui, auparavant, les avait le mieux
accueillis. A la fin du XIIIe siècle, ils y étaient près de 300 000 et vivaient
mélangés au reste de la population. Chrétiens et israélites s'invitaient à la
table les uns des autres. Ils allaient dans les mêmes bains publics et
souvent les mêmes jours, en dépit de certaines interdictions mal
respectées. Des chrétiens assistaient aux circoncisions et des Juifs aux
baptêmes. En Nouvelle-Castille, il était d'usage d'appeler des chanteuses
juives salariées pour les enterrements chrétiens. Des « infidèles »
mélangés aux « fidèles » participaient à des cérémonies dans les églises
et, inversement, des chrétiens espagnols allaient écouter les sermons des
rabbins. La coutume des dévotions en commun subsistait encore en plein
XVe siècle puisque, en 1449, pour conjurer une peste qui désolait
l'Andalousie, les Juifs de Séville, avec l'accord de l'archevêque,
organisèrent une procession avec les rouleaux de la Thora qui suivit
immédiatement celle du saint sacrement. L'Espagne du XIIe siècle
comptait des agriculteurs juifs et même des colonies agricoles israélites.
Mais la plus grande partie de la « nation juive » vivait déjà et continua
d'habiter dans les villes, s'y partageant entre artisans et riches bourgeois.
Ceux-ci étaient devenus les financiers des rois. Elite urbaine, les Juifs
espagnols constituaient aussi une élite intellectuelle qui traduisit en
castillan et fit connaître aux lettrés chrétiens la science et la philosophie
arabes 1138. Cette supériorité explique le rôle important joué par les
conversos au XVe siècle et encore au XVIe dans la vie culturelle de
l'Espagne 1139. Telle était, au Moyen Age, l'Espagne des « trois religions »,
un pays tolérant parce que non homogène. Mais l'ascension — tardive —
d'une bourgeoisie et d'un artisanat chrétiens, la prise de conscience
religieuse que finit par créer la conquista, les responsabilités
missionnaires que la découverte de l'Amérique donna à l'Espagne, les
progrès de l'islam transformèrent une terre accueillante en un pays fermé,
intransigeant, xénophobe.
A l'autre bout de l'Europe, la Pologne, elle aussi, fut longtemps, c'est-
à-dire jusqu'au milieu du XVIIe siècle, un espace largement ouvert aux
Juifs. Ceux-ci affluèrent à la suite des diverses expulsions décrétées plus
à l'ouest. Pays tardivement atteint par le christianisme et l'essor
économique, la Pologne répéta l'histoire de l'Occident avec un décalage
de plusieurs siècles. D'où pour les Juifs venus s'installer ici une période
heureuse, au début des Temps modernes, alors qu'ils étaient persécutés
partout ailleurs en terre de chrétienté. Dès le XVe siècle, ils auraient été
environ 100 000 et leur nombre s'accrut par la suite. En 1565, le légat
pontifical en Pologne s'étonnait du statut insolite des Juifs polonais :

« Dans ces régions, on rencontre des masses de Juifs qui ne sont pas méprisés ainsi
qu'ils le sont ailleurs. Ils ne vivent pas dans l'abaissement et n'en sont pas réduits aux
métiers vils. Ils possèdent des terres, s'occupent du commerce, étudient la médecine et
l'astronomie. Ils possèdent de grandes richesses et ne sont pas seulement comptés
parmi les honnêtes gens, mais parfois dominent ceux-ci. Ils ne portent aucun signe
distinctif, et on leur permet même de porter des armes. Bref, ils disposent de tous les
droits du citoyen1140. »

Témoignage significatif. En effet, les israélites qui vivent dans la


Pologne (très décentralisée) de la Renaissance, le « siècle d'or », ne sont
pas confinés dans des ghettos. Comme dans l'Espagne du XIIe siècle, ils
sont les banquiers des rois et de la noblesse. Ils afferment les impôts et
les douanes, exploitent mines et forêts, sont parfois propriétaires de
domaines importants, voire de villages entiers. Beaucoup sont intendants
des seigneurs polonais. Enfin, ils forment dans les villes une bonne partie
de la classe moyenne des artisans et commerçants 1141. Le pays est alors
couvert d'une floraison de synagogues; certaines sont des œuvres d'art. A
partir de la fin du XVIe siècle, les Juifs jouissent en Pologne d'une large
autonomie administrative sans précédent ailleurs. Le Vaad ou « Conseil
des quatre pays » (Grande Pologne, Petite Pologne, Podolie et Volhynie),
groupant des représentants de chaque kahal (communauté), se réunit
chaque année à l'occasion de la foire de Lublin. Toutes les communautés
israélites du pays acceptent ses décisions1142. Le gouvernement polonais
avait favorisé la création de ce Conseil qui facilitait la perception des
impôts sur la nation juive et fut maintenu jusqu'en 1765. A cette date, la
situation des israélites polonais s'était beaucoup détériorée. En 1648, les
Cosaques de Chmielnitzki (de confession orthodoxe) se révoltèrent
contre les seigneurs polonais et leurs intendants juifs. Ils massacrèrent et
pillèrent tout sur leur passage. Suivit une double invasion de la Pologne
par les Russes et par les Suédois. L'exemple des violences antijuives
donné par les Cosaques de Chmielnitzki marqua une rupture dans
l'histoire des israélites de Pologne. La population leur fut désormais
hostile.
Fernand Braudel a justement marqué l'évidente corrélation entre les
mouvements de la conjoncture économique et démographique et les
persécutions, massacres, expulsions et conversions forcées qui sont le
martyrologe de l'histoire juive1143. Les « pastoureaux », qui, vers 1320,
auraient exterminé 140 (?) communautés israélites dans le Midi de la
France, étaient surtout des paysans chassés du nord du pays par une
succession de famines. Les massacres des années 1348-1349,
particulièrement en Allemagne, furent une conséquence de la Peste
Noire. L'expulsion des Juifs d'Espagne (1492) se situa dans une période
de récession longue commencée avec le règne de Ferdinand et Isabelle et
qui se poursuivit jusqu'en 1509, peut-être même 1520. De même, les
mesures antijuives prises par Venise en 1570-1573 sont à replacer dans
une période économique maussade (1559-1575) qui culmina avec la
guerre contre les Turcs (1570-1573). Mais ces rapprochements posent à
leur tour une question : pourquoi les Juifs sont-ils ces perpétuels boucs
émissaires ? On est donc renvoyé à un problème de mentalité et, dans le
cas présent, à l'action sur les esprits d'un discours théologique.
Dans l'Occident carolingien, dans l'Espagne des « trois religions »,
dans la Pologne du « siècle d'or » où régna la tolérance religieuse, il n'y
eut pas de véritable antijudaïsme. En revanche, est-ce un hasard si celui-
ci a accompagné les poussées d'exaltation chrétienne et si les violences
contre les israélites eurent souvent lieu dans les moments de Pâques,
restant vrai toutefois que la papauté désapprouva ou freina longtemps la
montée des sentiments antijuifs ? Même si quelques fièvres antijuives se
produisirent aux environs de l'an mil, c'est la première croisade qui
marqua la coupure décisive et inaugura les grands massacres d'israélites :
en Rhénanie, à Rouen et sans doute ailleurs en France. « Il était injuste,
clamaient certains croisés, de laisser vivre dans leur patrie des ennemis
du Christ », alors qu'eux-mêmes prenaient les armes pour chasser les
infidèles 1144. Ce raisonnement anonyme fut repris par l'abbé Pierre de
Cluny au temps de la seconde croisade en 1146 : « A quoi bon s'en aller
au bout du monde... combattre les Sarrasins, quand nous laissons
demeurer parmi nous d'autres infidèles mille fois plus coupables envers
le Christ que les mahométans 1145. » Avec la seconde croisade apparaissent
pour la première fois les accusations de meurtre rituel d'un enfant
chrétien et de profanation de l'hostie, véritable crime de déicide1146. Durant
la Peste Noire un certain nombre de pogroms furent perpétrés en
Rhénanie par les flagellants, bandes de pénitents mystiques bientôt
combattus par l'Eglise, mais qui se prenaient pour des chrétiens d'élite.
En outre, les autorités religieuses n'avaient-elles pas auparavant suggéré,
elles-mêmes, que les Juifs pouvaient être des empoisonneurs ? Dès 1267
les conciles de Breslau et de Vienne avaient interdit aux chrétiens
d'acheter des victuailles chez les israélites de crainte que ceux-ci, « qui
tiennent les chrétiens pour leurs ennemis, ne les empoisonnent
perfidement 1147 ». Des interdictions analogues semblent avoir été édictées
au début du XIVe siècle dans le canton de Vaud et en Franconie 1148. Enfin,
la longue crise de l'Eglise commencée avec le Grand Schisme, puis
continuée par les guerres hussites, l'avance turque et finalement la
sécession protestante engendra dans les milieux ecclésiastiques des
durcissements doctrinaux et une peur accrue du danger juif. D'où la
multiplication des écrits antijudaïques, les renfermements, les expulsions,
voire en Espagne le refus de laisser les conversos eux-mêmes dans des
postes de responsabilités. Les Juifs étaient devenus, pour des raisons
essentiellement religieuses, des ennemis de l'intérieur. Autre corrélation
essentielle, liée d'ailleurs à la précédente : entre le XIIIe et le XVIIe siècle,
une volonté croissante de christianiser s'est accompagnée d'une
dénonciation sans cesse plus vigoureuse du « peuple déicide ». Il est bien
vrai, comme l'a écrit J. Isaac, que la catéchèse a diffusé l'antijudaïsme et
le « mépris d'Israël 1149 ».
Dès lors, apparaît l'insuffisance d'une historiographie qui n'apercevrait
dans l'antijudaïsme qu'une jalousie de caractère économique et dans la
persécution des israélites qu'un moyen commode de s'approprier leurs
biens. De telles motivations ont assurément joué localement à un moment
ou à un autre. Mais souvent l'Inquisition espagnole a arrêté des Juifs ou
des conversos qui n'étaient pas riches et dont elle devait payer la
nourriture en prison 1150 : ce que prouvent par exemple les archives si bien
conservées de Cuenca. S'agissant de la même époque, expliquera-t-on les
procès des sorcières — dont on traitera bientôt — par la seule convoitise
des maisons ou des champs qu'elles pouvaient posséder ? Ce serait
dérisoire. Au vrai, la persécution des sorcières aide à comprendre celle
des Juifs et réciproquement. Dans les deux cas, on a poursuivi et voulu
mettre hors d'état de nuire des agents de Satan.

2. Rôle du théâtre religieux, des prédicateurs et des néophytes

Le théâtre religieux a été, dans les villes tout au moins, l'un des grands
moyens de la catéchèse antijudaïque. Mystères et moralités, surtout aux
XIVe et XVe siècles, donnent aux spectateurs de multiples occasions de
détester les Juifs ou de se moquer d'eux. Parmi les mystères, les drames
du Christ sont ceux qui mettent le plus fréquemment en cause les
israélites. Ceux-ci tiennent en effet des rôles de premier plan dans les
scènes suivantes : 1° la dispute entre Jésus enfant et les docteurs; 2°
l'expulsion des vendeurs du Temple ; 3° la tentation de Jésus par les
pharisiens; 4° le conseil des Juifs qui décide la mort du Christ; 5° la
trahison de Judas; 6° l'arrestation de Jésus ; 7° Jésus devant le grand
prêtre; 8° les souffrances de Jésus en prison ; 9° le conseil des Juifs le
vendredi matin; 10° la flagellation et le couronnement d'épines; 11° le
chemin du calvaire et la mise en croix; 12° les tentatives des Juifs pour
empêcher la résurrection 1151. Tour à tour sont mis en relief l'aveuglement,
la méchanceté et la lâcheté des israélites : ils se perdent dans les
méandres de la casuistique talmudique, ils abreuvent Jésus de coups et
d'injures. Bien entendu, ils sont affligés de toutes les tares physiques et
morales et flétris de la pire façon. Ils sont « plus cruels que loups », «
plus poignans que l'escorpion », « plus orgueilleux qu'un vieil lyon », «
plus enragés que faulx chiens ». Ils sont « mauvais et fellons », «
paillards », « pute et perverse pro-génie » et pour tout dire « dyables
d'enfer » : ainsi s'exprime le Mystère de la Passion d'Arnoul Gréban
(avant 1452). Après avoir vu de telles scènes et entendu de telles
accusations, les assistants étaient évidemment tentés, au sortir du
spectacle, de faire un mauvais parti aux Juifs de leur ville, si ceux-ci
n'avaient pas déjà été expulsés. En 1338, les autorités de Fribourg-en-
Brisgau interdirent la représentation de certaines scènes antijuives. A
Francfort en 1469, elles protégèrent des maisons israélites pendant la
représentation d'un mystère 1152.
Dans le théâtre sacré les drames du Christ (dont les œuvres d'un
Jérôme Bosch offrent une transcription picturale) ne sont pas seuls à
accabler les Juifs. Des Jeux de la destruction de Jérusalem mettent
l'accent sur la vengeance du Seigneur punissant le peuple déicide. Des
Jeux de l'Antéchrist montrent les Juifs attendant le faux Messie qui
rétablira, croient-ils, l'ancienne splendeur d'Israël. Des Jeux du Jugement
dernier placent tous les Juifs en enfer. Des Allégories de la Mort en font
autant. Les drames hagiographiques accordent, eux aussi, large plage à
l'antijudaïsme. Dans le Mystère de l'assomption de... Marie (imprimé à
Paris vers 1518), quatre Juifs osent toucher le cercueil de la Vierge et
sont frappés soudain de cécité. Deux acceptent le baptême et guérissent.
Les deux autres s'obstinent et s'entre-tuent. Cette scène qui remonte aux
Apocryphes et avait été popularisée par la Légende dorée, s'est
diversifiée en plusieurs variantes, entre autres celle-ci : le cortège funèbre
de la Vierge, précédé par saint Jean portant la palme du paradis, est
troublé par l'attentat du prêtre juif Jéphonias qui tente de renverser le
cercueil de la Mère du Sauveur. L'archange Michel tranche d'un coup
d'épée ses mains sacrilèges qui restent attachées au cercueil. Le Juif
devenu manchot implore le pardon de la Vierge et, grâce à l'intercession
de saint Pierre, ses mains desséchées redeviennent vivantes et se
ressoudent aux moignons 1153. D'autres versions de la même histoire
mettent en cause non pas un seul Juif mais plusieurs. Ces récits
popularisés par le théâtre des Mystères se retrouvent dans l'iconographie.
Ainsi un retable d'origine flamande de la fin du XVe siècle ou du début du
XVIe qui orne le maître-autel de la chapelle de Kerdevot en Ergué-
Gaberic (près de Quimper) représente le miracle accompli par la Vierge
lors de ses funérailles et les mains coupées qui se ressoudent 1154. Quant
aux mystères consacrés au prêtre Théophile, ils montrent celui-ci, une
fois destitué de ses fonctions, concluant un pacte avec le diable par
l'entremise d'un Juif (ou quelquefois de plusieurs). Mais son repentir le
sauve. Portée à son tour au théâtre, la Légende de saint Silvestre met en
scène le saint discutant avec douze « pharisiens » qui abattent un taureau
par la seule force du Shem Hamephoras. Le saint le ressuscite grâce à un
signe de croix. Cette « dispute » n'est qu'un cas particulier d'un genre
souvent porté au théâtre entre les XIIIe et XVIIe siècles : celui des
controverses entre Juifs et chrétiens. Parfois très théoriques et abstraites,
ces « disputations » qui ne se déroulaient devant aucun arbitre,
contrairement aux autres débats de l'époque, étaient presque toujours
l'occasion de violentes invectives contre les rabbins et leurs disciples.
Les comédies n'ont ridiculisé que tardivement les Juifs : à partir du
XVe siècle et surtout du XVIe. Alors se multiplient les caricatures de
l'usurier israélite. L'antijudaïsme a donc glissé du théâtre religieux au
théâtre profane. L'odieux et haineux Shylock n'a été possible — et n'a été
rendu vraisemblable pour les spectateurs — qu'en raison de toutes les
injures que les mystères avaient auparavant lancées sur le peuple maudit.
Lorsque Chaucer rédige vers 1386 le Conte de la prieure, près de cent
ans se sont écoulés depuis l'expulsion des Juifs hors d'Angleterre et
quand Shakespeare écrit et fait représenter Le Marchand de Venise, trois
siècles ont passé depuis 1290. Les mystères ont été le plus souvent joués
en France devant des assistants qui n'avaient jamais vu d'israélites. Alors
que ceux-ci avaient pratiquement disparu de la plus grande partie des
Pays-Bas depuis la Peste Noire, un cantique flamand du XVe siècle
continue à appeler aux armes contre eux :
« Au temps où Dieu eut achevé sa tâche, il fut trahi par Judas, et vendu aux Juifs,
ces faux frères... Que Dieu les rende tous exécrables et les disperse dans le monde
entier... A juste titre, nous voulons les châtier ; on les écrasera; contre les Juifs, je crie
: "Aux armes! " 1155. »

Un siècle plus tard, Ronsard regrette que Titus ne les ait pas tous
anéantis :

Je n'ayme point les Juifs, ils ont mis en la croix


Ce Christ, ce Messias qui nos pechez efface,
... Fils de Vespasian, grand Tite, tu devois,
Destruisant leur cité, en destruire la race
Sans leur donner ny temps, ny moment ny espace
De chercher autre part autres divers endroits1156.

Ainsi une culture « chrétienne » a peur d'un ennemi qui est le plus
souvent absent, mais vivant tout de même. Si lointain soit-il, il continue
de menacer. On le hait parce qu'on le craint. Et comment ne le craindrait-
on pas puisqu'il a tué un Dieu ?
Le discours théologique a donc puissamment et consciemment
alimenté l'antijudaïsme. Il a généralisé la haine des Juifs, qui n'avait été
longtemps que ponctuelle et locale. Un rôle essentiel dans ce processus
de création d'une mentalité nouvelle1157 a été joué par des prédicateurs
itinérants — donc surtout les moines mendiants — et plus généralement
par les membres du clergé les plus conscients de leurs responsabilités
pastorales. Dès le XIIIe siècle, mais surtout à partir du Grand Schisme, le
dynamisme « chrétien » s'est accompagné de la peur de cet éternel
revenant : Israël.
Des renseignements dispersés dans le temps et l'espace mais
concordants éclairent l'action directe ou indirecte des hommes d'Eglise
dans les « émotions » antijuives. Ainsi en Espagne : le jeudi saint 1331 à
Gérone, une trentaine de clercs et d'écoliers conduits par des chanoines
font irruption dans l'aljama (le quartier juif) et tentent d'y mettre le feu
. A Cervera, où un pogrom éclata à l'occasion de la Peste Noire en
1158

1348, la communauté israélite avait demandé aux autorités, deux ans


auparavant, l'éloignement d'un franciscain qui ameutait la population par
ses sermons antijuifs 1159. En juin 1348, Pierre IV d'Aragon enjoint aux
vicaires épiscopaux et au chapitre cathédral de Barcelone de calmer
(totaliter conquiescant) les prédicateurs qui se déchaînent contre les
israélites 1160. Quarante-trois ans plus tard, à l'époque du Grand Schisme,
des pogroms en chaîne ensanglantent l'Espagne. Depuis 1378,
l'archidiacre de Séville, Martinez d'Ecija, ancien confesseur de la reine
mère, tonne contre les Juifs malgré les ordres du roi.

Nouveau prophète, il déclare : « ...Je ne puis m'empêcher de prêcher et de dire des


Juifs ce qu'en a dit mon Seigneur Jésus-Christ dans les Evangiles. » Il affirme aussi : «
Un chrétien qui mettrait à mal ou tuerait un Juif ne causerait nul déplaisir au roi ou à
la reine, tout au contraire 1161. »

En 1391, profitant de la mort de Jean Ier de Castille et de l'archevêque


de Séville, il accroît dans cette cité ses violences verbales. Le 6 juin, la
foule envahit le quartier juif : ses habitants ont le choix entre la
conversion ou la mort. De Séville, l'incendie gagne l'Espagne entière. A
Valence, la foule attaque l'aljama aux cris de : « Martinez arrive! Les
Juifs à mort ou à l'eau bénite. » A Saragosse, le principal agitateur est le
neveu de l'archidiacre. Un témoin chrétien note : les gens se ruaient sur
les aljamas « comme s'ils partaient... pour une guerre sainte commandée
par le roi ». Bientôt la Sicile, terre aragonaise, est à son tour le théâtre de
violences antijuives 1162. Au contraire le dominicain Vincent Ferrier, qui
parcourt l'Espagne (et une partie de l'Europe occidentale) au début du
XVe siècle, accompagné de flagellants, est hostile à toute violence
physique contre les Juifs et à tout baptême forcé. Mais, persuadé que
l'Antéchrist est déjà né et que la conversion des israélites doit précéder le
Jugement dernier, il cherche à la hâter. Entrant dans des synagogues, il
voudrait voir les assistants rejeter aussitôt le Thora et accepter la croix.
Soutenu par les autorités civiles, il oblige les communautés juives à venir
écouter ses sermons, « à peine de mille florins 1163 ». Redoutant que les
nouveaux convertis ne soient détournés à nouveau de la vraie foi par
leurs anciens coreligionnaires, il est à l'origine, en 1412, des premiers
ghettos espagnols et de toute une législation antijuive. Pour les israélites
espagnols du temps, il est un « fléau ». Quand ils le voient arriver dans
une ville, souvent ils s'enfuient en hâte. Et ils n'ont pas tort, car les
chrétiens, simplifiant et déformant le message du zélé dominicain, y
voient une invite à passer à l'action. En septembre 1412, le roi Ferdinand
apprend que depuis le passage de « maître Vincent » à Alcaniz les
chrétiens, pris d'un « faux zèle », interdisent aux Juifs jusqu'à l'achat des
produits de première nécessité et menacent leur sécurité dans les rues 1164.
Trois ans plus tard, le roi écrit aux autorités de Saragosse :

« Nous avons appris qu'en raison des prêches de maître Vincent et en particulier
parce qu'il déclare excommuniés ceux qui continuent à fréquenter les Juifs, certains
inconsidérément tentent et commettent divers méfaits et trament des complots contre
les israélites et l'aljama de cette ville. Nous vous demandons de prendre toute mesure
pour que les dits Juifs et l'aljama ne subissent ni dommage ni violence, notamment
durant la semaine sainte 1165. »

Ce texte prend toute sa valeur si l'on sait que Ferdinand était un


admirateur de Vincent Ferrier.
Scénario caractéristique que celui de l'émeute de Lisbonne en avril
1506 (dans le temps de Pâques) : au cours d'une cérémonie dans l'église
S. Domingos, le peuple crie soudain au « miracle » à la vue d'un crucifix
qui se met à resplendir. Mais un homme dans l'assistance émet un doute :
il ne s'agirait que d'un reflet. Aussitôt traité de « nouveau chrétien », il est
mis à mort et brûlé. Puis deux dominicains, brandissant des crucifix,
sortent de l'église et excitent la foule au cri de : « Hérésie! Hérésie! »
Durant trois jours, l'émeute se déchaîne dans la capitale, y provoquant
quelque deux mille morts — un des rares pogroms du XVIe siècle. Le roi
était alors dans l'Alentejo. Rentrant à Lisbonne, il punit la ville et
ordonne de faire mettre à mort les deux religieux fauteurs des troubles.
Mais ils ne furent pas exécutés, s'étant sans doute échappés. Trente-six
ans après, on les retrouve vivants 1166.
Au vrai, les autorités protectrices des Juifs menaient un combat
d'arrière-garde. Car l'offensive des religieux se déroulait désormais sur
deux fronts : celui des foules par la prédication; celui des milieux plus
instruits par le biais d'ouvrages doctrinaux, susceptibles en outre
d'apporter des arguments aux prêcheurs. En Espagne, deux ouvrages aux
titres significatifs contribuèrent à renforcer la haine des israélites : le
Pugio fidei (« Le Poignard de la foi ») du dominicain Raymond Martini
(fin XIIIe siècle) et le Fortalicium fidei ( « La Forteresse de la foi ») du
franciscain Alphonse de Spina (vers 1460). Le premier de ces livres
semble avoir été la principale source de la théorie, si largement répandue
ensuite, selon laquelle les Juifs sont les hommes-liges de Satan 1167. Le
second traité, dont on connaît au moins huit rééditions en cinquante-huit
ans (1471-1529), dont trois à Lyon, peut être rapproché en son domaine
du Malleus maleficarum. D'entrée de jeu, son auteur déclare qu'il a voulu
fournir à ses lecteurs sous un format commode « des armes contre les
ennemis du Christ ». Suit un catalogue chiffré et chronologique des
méfaits des Juifs : « Leur cinquième crime fameux eut lieu à Pforzheim
en 1267 ... » ; « leur septième... » à Vienne en 1420. Assassinats rituels et
actes de sorcellerie forment l'essentiel de cette série noire. Du Talmud, il
est dit qu'il contient « de multiples vanités, abominations et hérésies qui
vont non seulement contre la loi évangélique, mais encore contre
l'essence de la divinité, contre l'Ecriture et contre la nature elle-même :
raisons pour lesquelles les Juifs devraient être punis ». Enfin la
perspective eschatologique n'est pas absente du Fortalicium : quand
paraîtra l'Antéchrist, les Juifs se rassembleront autour de lui et l'adoreront
comme leur dieu. Il ne faut donc pas hésiter à les convertir de force et
surtout à baptiser leurs enfants 1168.
En Italie aussi, le pays d'Occident qui restera tout de même le moins
hostile aux Juifs à l'époque de la Renaissance, les moines mendiants
s'efforcent avec un succès croissant d'imposer à la papauté et aux
autorités civiles leur programme de lutte contre les israélites : les
expulser, si possible ; à défaut, les astreindre au port d'un signe distinctif
et les séparer au maximum des chrétiens. Les franciscains font en outre
campagne pour la création de monts de piété qui concurrenceraient les
Juifs sur leur propre terrain en prêtant sur gages sans intérêt. Leur
inlassable prédication suscite en Italie une trentaine de monts de piété
entre 1462 (celui de Pérouse) et 1496 (ceux de Trévise, Udine, Pise et
Florence 1169. Les ténors de l'antijudaïsme dans la Péninsule s'appellent
alors Jean de Capistrano et Bernardin de Feltre, deux franciscains. Le
premier (1386-1456) prophétise la venue de l'Antéchrist et la fin du
monde. Toujours sur la brèche, en Italie et en Europe centrale, il lutte tour
à tour contre les fraticelles, les hussites, les Turcs et les Juifs. Cet
inquisiteur-né, talonné par les échéances apocalyptiques, est le
représentant typique d'une mentalité obsidionale. En Silésie, en 1453-
1454, il met en scène des procès de meurtres rituels qui se terminent par
des autodafés d'israélites. Il parvient même pour quelque temps à faire
abroger les privilèges des Juifs de Pologne.
Bernardin de Feltre entre dans l'histoire juive en 1475. Prêchant le
carême à Trente, ville jusque-là accueillante aux israélites, il « aboie » —
c'est son expression — contre les usuriers juifs et annonce à ses auditeurs
qu'un événement extraordinaire surviendra avant Pâques. Il les met aussi
en garde contre les crimes rituels que les Juifs ont coutume de perpétrer
sur des enfants à l'approche de la Passion. Or, le mardi saint, un enfant de
vingt-huit mois, Simon, disparaît, puis est retrouvé noyé. Tous les Juifs
de la ville sont arrêtés. Neuf d'entre eux, soumis à la torture, s'avouent
coupables et sont exécutés. Les autres sont expulsés. Sixte IV a beau
déclarer dans une encyclique que l'accusation a manqué de preuves et
interdire de vénérer le petit mort, le courant populaire mis en mouvement
et encadré par les moines mendiants est trop fort. Toute l'Italie padane est
remuée. Sermons et images répandent l'histoire de Simon de Trente qui
sera béatifié en 1582. A Venise, à Ferrare, à Reggio, à Modène, à Pavie,
les autorités doivent imposer silence aux prédicateurs. Des émeutes
antijuives éclatent, les années suivantes, à Brescia, à Pavie, à Mantoue, à
Florence, certaines provoquées par les sermons de Bernardin de Feltre
lui-même.
Celui-ci n'est finalement que le portrait exemplaire du religieux zélé
mais aveuglé par les dangers qui s'accumulent alors contre la chrétienté.
Son maître avait été Bernardin de Sienne, tempérament beaucoup plus
modéré et initiateur du culte du Sacré-Cœur. Mais lui aussi détestait les
Juifs pour deux raisons : leurs usuriers, disait-il, « extorquent aux
chrétiens leurs biens terrestres » ; leurs médecins « cherchent à leur ôter
la vie et la santé ». Il est donc dans la logique des choses qu'un moine
arrivant au pouvoir dans l'Italie du XVe siècle y prenne des mesures
contre les israélites : ce que fait Savonarole dans une ville où ils avaient
été jusque-là protégés. Il les accuse d'avoir en soixante ans accumulé un
profit de cinquante millions de florins (!) et fait décider leur expulsion.
Ils reviendront dans les fourgons des Médicis 1170.
Dans l'empire aussi, l'action antijudaïque des hommes d'Eglise les plus
pénétrés de leur mission et des humanistes les plus soucieux de régénérer
l'Eglise apparaît évidente. Le véhément franciscain Geiler, S. Brant, B.
Rhenanus, C. Celtes, Erasme 1171 sont unanimement hostiles aux Juifs :
peuple usurier, fainéant, haïssable qui « trouble la société du genre
humain » (C. Celtes). Poussé par le converti Pfefferkorn, les dominicains
de Cologne (en 1510) proposent de brûler tous les livres hébreux.
L'humaniste Reuchin défend au contraire la littérature hébraïque et
suggère de ne détruire que les ouvrages injurieux pour l'Evangile. Il n'est
pas pour autant favorable aux Juifs :

« Tous les jours, ils outragent, souillent et blasphèment Dieu, en la personne de son
Fils, le vrai Messie Jésus-Christ. Ils l'appellent un pécheur, un sorcier, un pendu. Ils
traitent de haria, de furie, la sainte Vierge Marie. Ils traitent d'hérétiques les apôtres et
les disciples. Et nous, chrétiens, ils nous considèrent comme de stupides païens 1172. »

C'est dans ce contexte qu'intervient Luther. Au début de sa carrière de


Réformateur, il se berce de l'espoir de les convertir. Le traité, Jésus-
Christ est né juif, qu'il publie en 1523 est plein de compréhension et de
prévenances à leur égard 1173. C'est le papisme, ses idolâtries et ses
scandales qui les ont éloignés de la vraie foi. L'Eglise en les confinant
dans l'usure, en les accusant d'« utiliser le sang chrétien pour enlever leur
mauvaise odeur » et de « je ne sais quelles autres sornettes » les a
empêchés de vivre et de travailler avec nous. « Si nous voulons les aider,
c'est la loi de l'amour chrétien que nous devons leur appliquer, et non la
loi papiste ». Mais bientôt Luther vira de bord. Les Juifs ne se
convertissaient pas. Mieux, on apprenait que des réformés de Bohême
entreprenaient de fêter le sabbat et de se faire circoncire. Enfin,
justification par la foi et judaïsme sont allergiques l'une à l'autre. En
1543, le Dr Martin publia un pamphlet de quelque deux cents pages
Contre les Juifs et leurs mensonges bientôt suivi d'un autre écrit encore
plus violent, Shem Hamephoras. Ces deux textes orduriers sont
véritablement hystériques.

Le Christ, écrit le Réformateur, n'a pas d'« ennemis plus venimeux, plus acharnés,
plus amers que les Juifs ». Celui « qui se laisse voler, piller, souiller et maudire par
eux n'a qu'à... ramper dans leur cul, adorer ce sanctuaire [et] se glorifier ensuite
d'avoir été miséricordieux... : ce dont Christ le récompensera le jour du Jugement
dernier par le feu éternel de l'enfer ». Lorsque Judas s'est pendu, « les Juifs ont peut-
être envoyé leurs serviteurs, avec des plats d'argent et des brocs d'or, pour recueillir sa
pisse avec les autres trésors, et ensuite ils ont mangé et bu cette merde, et ont de la
sorte acquis des yeux tellement perçants qu'ils aperçoivent dans les Ecritures des
gloses que n'y ont trouvées ni Matthieu ni Isaïe lui-même »... « Quand Dieu et les
anges entendent péter un Juif, quels éclats de rire et quelles gambades1174 ! »

Quelles sont les raisons de tant de sarcasmes ? Luther exprime


assurément la jalousie des artisans et des bourgeois d'Allemagne à l'égard
des israélites, usuriers, parasites, étrangers, « qui ne devraient rien
posséder..., mais sont devenus nos maîtres dans notre propre pays ». Mais
ses rancunes sont surtout religieuses : « Aucun peuple n'est aussi dur à
convertir que les Juifs 1175. » « Voici quinze cents ans qu'ils sont exilés et
poursuivis; cependant ils refusent de faire pénitence. » Nation errante,
passant d'une captivité à l'autre, ils suscitent la sombre admiration de
Luther qui n'explique cette malédiction que par un juste châtiment divin :

« Observez tout ce que les Juifs ont souffert depuis près de quinze cents ans, et il
leur arrivera bien pire dans l'enfer... Il faut qu'ils nous disent pourquoi..., ils sont un
peuple rejeté de Dieu, sans roi, sans prophètes, sans temple; ils ne peuvent en donner
d'autres raisons que leurs péchés... ». « Jamais la colère de Dieu ne s'est manifestée
avec plus d'éclat que sur ce peuple. »
Puisque les Juifs détestent le vrai Dieu, ils sont « enfants du diable » et
auteurs de toute sorte de « sorcelleries ». Luther à travers eux retrouve
son grand ennemi : Satan, inspirateur du pape et général des Turcs. Nous
voilà donc plus que jamais au cœur de cette mentalité obsidionale qui fut
tellement répandue dans les milieux d'Eglise au début des Temps
modernes. La cité chrétienne est de tous côtés assaillie par Lucifer. Les
railleries antijuives de Luther, à l'instar des croisades armées contre les
Turcs, ne peuvent pas grand-chose contre les forces du mal :

« O Seigneur! je suis bien trop petit pour me moquer de pareils diables. Je voudrais
bien le faire mais ils sont bien plus forts que moi en raillerie, et ils ont un dieu qui est
passé maître en l'art de raillerie, il s'appelle le diable et le mauvais esprit... 1176 »

Mais, curieusement, Luther ne préconise pas contre les Juifs la même


arme que contre les Turcs : la prière. Sans doute parce qu'il s'agit, comme
les sorcières et les papistes, d'ennemis situés à l'intérieur de la chrétienté.
Contre eux, la manière forte s'impose :

« Il faudrait, pour faire disparaître cette doctrine de blasphème, mettre le feu à


toutes leurs synagogues et, s'il en restait quelque chose après l'incendie, le recouvrir
de sable et de boue afin qu'on ne puisse plus voir la moindre tuile et la moindre pierre
de leurs temples... Qu'on interdise aux Juifs chez nous et sur notre sol, sous peine de
mort, de louer Dieu, de prier, d'enseigner, de chanter 1177. »

Luther a fourni aux nazis arguments et programmes d'action. Mais de


son vivant le traité Contre les Juifs et leurs mensonges et le Shem
Hamephoras (que Hitler remit en circulation à millions d'exemplaires) ne
connurent respectivement que deux et trois éditions. Les réformateurs
suisses en désapprouvèrent la violence. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c'est
aux Provinces-Unies et en Angleterre, pays protestants, que des
communautés israélites purent retrouver, à l'intérieur de l'espace chrétien,
un statut de tolérance. L'attitude de Luther n'en permet pas moins
d'analyser avec une loupe grossissante l'état d'esprit de beaucoup
d'hommes d'Eglise au XVIe siècle. C'est alors que l'antijudaïsme s'installe
sur le trône pontifical avec Paul IV (1555-1559) et Pie V (1566-1572). Le
premier, lorsqu'il était cardinal, avait suggéré à Paul III la création du
Saint-Office (1542); le second, avant d'être pape, avait fait fonction de
grand inquisiteur. A leurs pontificats remontent le renfermement des Juifs
de l'Etat pontifical dans les ghettos de Rome et d'Ancône et la réduction
de la colonie juive des bords du Tibre à l'état miséreux qui fut ensuite le
sien jusqu'au XIXe siècle. Agents par excellence de la papauté, les
jésuites se signalent, eux aussi, dans l'Europe du temps par leur hostilité à
l'égard des Juifs. L'un d'entre eux à Prague, en 1561, Jindrich Blyssen, au
cours de sermons véhéments, demande leur expulsion de la ville 1178. Le
plus célèbre prédicateur polonais de la fin du XVIe siècle est le jésuite
Pierre Skarza qui propage la biographie miraculeuse du petit Simon de
Trente et apparaît comme accusateur public dans un procès de
profanation d'hostie 1179.
L'aspect théologique de l'antijudaïsme à l'époque de la Renaissance est
encore souligné par le rôle que jouent alors certains nouveaux convertis.
Il leur arrive de justifier leur passage au christianisme par des accusations
lancées contre leur ancienne foi et ceux qui y demeurent fidèles. En
1392, on écrit à Henri IV de Castille que des Juifs de Burgos n'osent plus
retourner dans leurs maisons de l'aljama de peur que certains nouveaux
chrétiens « ne les persécutent et ne leur fassent beaucoup de mal ». Les
mêmes faits se répètent à Perpignan en 1394 1180. En 1413, Benoît XIII
mettant sur pied la grandiose « disputation » de Tortosa qui, croit-il,
provoquera l'abjuration en bloc de tous les Juifs, confie au converso
Josué de Lorca la haute mission de défendre le christianisme contre
quatorze rabbins. Un des baptisés de Tortosa, le juriste Pedro de la
Caballeria, rédigera en 1450 un traité au titre significatif, Zelus Christi
contra Judaeos, Sarracenos et infideles. Dix-huit ans avant cette
publication, un autre renégat, Pablo de Santa Maria, avait composé contre
son ancienne religion un ouvrage très violent, le Scrutinium
scripturarum. Jadis premier rabbin de Burgos, devenu ensuite évêque de
cette ville, don Pablo montre les Juifs fortifiés dans leurs croyances par
leurs succès en Espagne : d'où leur refus de croire au Messie. Loin de
regretter le rôle joué par leurs ancêtres dans la mise à mort de Jésus, ils
continuent à blasphémer : crime qui s'ajoute à leurs homicides, adultères,
vols et mensonges quotidiens. Don Pablo se réjouit des massacres de
1391 qui ont vengé le sang du Christ et permis à de nombreux Juifs de
découvrir leurs erreurs et d'y renoncer 1181. A la fin du siècle, les conversos
sont les premiers à réclamer l'établissement de l'Inquisition en Espagne.
Menacés par les interdictions que les statuts de pureté de sang — il en
sera question bientôt — commencent à faire peser sur les judéo-chrétiens,
ceux-ci souhaitent la dénonciation et le châtiment des faux convertis.
Leur zèle se double donc ici d'une crainte précise. Tout au long de
l'histoire européenne, l'action des néophytes a été néfaste aux
communautés juives. C'est à des israélites convertis que les ducs de
Savoie en 1417 et en 1466 confient la tâche de rechercher et détruire dans
leurs Etats les livres hébreux 1182. Renégat aussi l'Allemand Pfefferkorn
qui, en 1516, réclame l'interdiction de l'usure, l'obligation pour les Juifs
d'assister aux sermons dans les églises et la suppression du Talmud,
provoquant le célèbre débat avec Reuchlin. Apostat encore le prédicateur
italien Paolo Medici, originaire de Livourne : en 1697, il publie une
brochure où reparaît l'accusation du « meurtre rituel ». Pendant quarante
ans, il parcourt l'Italie en tonnant contre le judaïsme 1183.

3. Les accusations de profanations et meurtres rituels

Deux griefs majeurs ont alimenté l'antijudaïsme d'autrefois :


l'accusation d'usure, venue du petit peuple et des milieux marchands, et
celle de déicide inventée et inlassablement répétée par les milieux
d'Eglise qui admirent comme une évidence la responsabilité collective du
peuple qui avait crucifié Jésus. Déjà nettement formulée par Tertullien,
Origène et les Pères du IVe siècle 1184, cette dénonciation théologique ne
cessa de s'amplifier depuis les croisades jusqu'au XVIIe siècle (inclus),
envahissant le théâtre, l'iconographie, les sermons et d'innombrables
catéchismes. Elle donna à l'antijudaïsme économique, dont les
manifestations étaient souvent locales et spontanées, une justification
théorique, ne serait-ce que par l'accent mis sur les trente deniers de la
trahison. Elle fut cohérente, systématique, doctrinale et fit apparaître
comme logiques les persécutions successives dont les Juifs étaient les
victimes dans le temps et l'espace. Peuple maudit — et qui avait souhaité
sa malédiction au moment de la condamnation de Jésus — il était voué
au châtiment. Obstiné dans son péché, il continuait d'ajouter à son crime
initial celui d'endurcissement. Il méritait donc les punitions en chaîne
qu'il subissait et qui ne s'arrêteraient qu'à la fin des temps et notamment
ces rejets continuels d'un lieu à l'autre qui donnèrent naissance à la
légende du « Juif errant ».
Nation déicide, les Juifs continuent de vouloir tuer Jésus. C'est
pourquoi ils transpercent les hosties ou répandent par terre le saint liquide
du calice. Apparue à l'époque de la seconde croisade, la conviction que
les « meurtriers de Dieu » s'en prennent aux espèces consacrées aboutit
pour la première fois à un épisode sanglant à Belitz, près de Berlin, en
1243 : plusieurs Juifs et Juives furent brûlés parce qu'ils avaient été
accusés d'avoir commis ce forfait 1185. En 1290, se produit à Paris le
miracle des Billettes, excellent exemple d'un récit qui va devenir un
stéréotype : une pauvre femme sans argent se laisse convaincre par le
prêteur juif Jonathas de conserver une hostie et de la lui apporter. Elle
communie à Saint-Merry, recueille les saintes espèces et les apporte à
Jonathas. Celui-ci frappe et transperce l'hostie qui se met à saigner. Sa
famille se convertit mais, lui, reste obstiné. Arrêté, il est exécuté. Dans la
maison du miracle on élève bientôt une chapelle et des religieux
s'installent à côté qui développent le culte du saint sacrement. Huit ans
plus tard, éclatent de sanglants incidents en Franconie. A propos d'une
affaire d'hostie profanée, un habitant de Röttingen ameute la population.
Tous les Juifs de la ville sont massacrés. La bande de tueurs erre ensuite
de ville en ville en Bavière et en Franconie, exécutant tous les Juifs qui
ne se convertissent pas. Jamais auparavant les israélites de toute une
région n'avaient été tenus pour responsables du « crime » imputé à un
seul. Ce fut le premier « génocide » de Juifs dans l'Europe chrétienne 1186.
Des meurtres collectifs de Juifs consécutifs à des soi-disant profanations
d'hosties éclatèrent encore à Deggendorf en Bavière en 1337-1338, à
Ségovie en 1417, à Berlin en 1510. Dans cette dernière ville, l'accusation
conduisit à l'exécution de 38 israélites et fut suivie de l'expulsion des
Juifs du Brandebourg.
Dans ces explosions de violence, le rôle de l'Eglise est parfois difficile
à préciser. Reste certain, en revanche, que l'accusation de profanation
d'hostie a de plus en plus accompagné le développement du culte du saint
sacrement, comme cela avait déjà été le cas à Paris en 1290. A Bruxelles,
en octobre 1369, on découvrit un vol d'hosties dans une chapelle 1187. On
accusa les Juifs de les avoir ensuite lacérées le vendredi saint de l'année
suivante. Mais elles auraient saigné et le forfait aurait été découvert. De
là des condamnations à mort, des processions expiatoires, l'expulsion des
Juifs, un nouvel éclat donné désormais dans la ville à la célébration de la
Fête-Dieu, la création d'un oratoire à l'emplacement de la synagogue où
les hosties avaient été poignardées, la construction pour conserver celles-
ci d'une chapelle votive à Sainte-Gudule et une bulle — tardive (1436) —
d'Eugène IV attestant à la fois le crime et sa découverte. La peste
dévastant Bruxelles en 1530, les habitants invoquèrent le « saint
sacrement du miracle » et l'épidémie cessa. Ce dont on remercia le ciel
par une procession qui se déroula désormais en juillet et fut maintenue
pendant quatre siècles. Dans tous les Pays-Bas, du XVIe au XIXe siècle,
vitraux, peintures, gravures et tapisseries illustrèrent l'histoire de la
dévotion bruxelloise : exemple typique de la diffusion de l'antijudaïsme
par les clercs. Une confirmation de cette responsabilité peut être
demandée à l'Italie du XVe siècle. Ce pays — nous aurons l'occasion de
le redire — a plus que d'autres résisté à l'antijudaïsme et à la peur des
sorcières. On n'y a pas ou peu tué de Juifs à la suite de profanations
d'hosties. Mais la plus remarquable représentation artistique de ce
sacrilège se trouve à Urbino et a été peinte par Paolo Uccello (1397-
1475). Les panneaux successifs de son Miracle de l'hostie montrent un
prêteur israélite achetant l'hostie à une femme endettée, ses vains efforts
pour la brûler, les miraculeuses manifestations du pain consacré qui se
met à saigner, l'arrivée des soldats et le supplice du coupable. Or, ce cycle
a été exécuté en 1468 à la demande de la confrérie locale du Saint-
Sacrement 1188.
Pour l'Eglise militante, qui cherche au début des Temps modernes à
accroître son emprise profonde sur les populations, le judaïsme mène
contre le christianisme une guerre perpétuelle et les profanations d'hosties
sont l'un des gestes belliqueux qu'il affectionne. Jean Molinet, chanoine
de Valenciennes, raconte dans sa relation de l'année 1493, le fait suivant
1189
: Un prêtre d'Ivry, Jean Langlois, « notable confesseur », a vécu
quelque temps en Avignon, terre pontificale où les Juifs sont autorisés à
résider. Ceux-ci arrivent à le « séduire ». Ils lui font promettre de « renier
» la foi chrétienne et d'« abolir » publiquement le corps de Notre-
Seigneur. Ce qu'il fera pour plus d'éclat à Notre-Dame-de-Paris, c'est-à-
dire dans la cathédrale d'une ville où la foi est mieux défendue que
partout grâce à la Faculté de théologie « la plus recommandée du monde
». Car « s'il povoit suborner ceulx d'illecq, le résidu seroit converti de
légier ». Bel hommage rendu à la Sorbonne et au rôle de rempart que
joue le savoir théologique contre toutes les attaques dont l'Eglise d'alors
se croit l'objet. N'ayant pu perpétrer son forfait le jour de la Fête-Dieu —
on notera à nouveau le lien entre cette célébration et le sacrilège —
Langlois, dès le lendemain, arrache l'hostie et le calice des mains d'un
prêtre qui célèbre dans une chapelle de Notre-Dame et il jette à terre les
saintes espèces. On l'arrête. Il déclare qu'il n'est pas un « frénétique »,
qu'il a agi de propos délibéré, ne croit pas à la Trinité et attend le même
Messie que les Juifs. L'austère et célèbre Standonck, appelé en renfort, ne
parvient pas à le « réduire de ténèbres à vraye lumière ». Langlois a la
langue tranchée, puis est brûlé vif. Comme si l'antijudaïsme était alors
nécessaire à l'apologétique : à défaut de condamner des vrais Juifs (il n'y
en a plus depuis cent ans à Paris), l'Eglise fait surgir des néo-Juifs dont
elle est victorieuse.
Les faits qu'on vient de rappeler ne sont que quelques éléments d'un
lourd dossier. Les accusations de profanation d'hosties apparaissent en
Pologne dans les années 1450 à la suite sans doute des prédications de
Jean de Capistrano 1190. En France, elles nourrissent le théâtre sacré, lui
fournissant le thème désormais stéréotypé du Mistère de la saincte hostie
où l'on voit encore une fois un usurier juif suborner sa débitrice
chrétienne qui lui remet une hostie consacrée. « Envie me prit de la
crucifier, jeter au feu et persécuter, et contre terre trébucher, bouiller,
battre et lapider ». Elle saigne, mais demeure entière. La femme et les
enfants du Juif se convertissent à ce spectacle. Mais lui s'obstine. Sur le
bûcher, il réclame son Talmud et invoque le diable 1191. Dans l'ancienne
collégiale Saint-Trémeur à Carhaix, trois panneaux de bois de la fin du
XVIe siècle paraissent avoir été inspirés par ce Mistère. Le panneau de
gauche montre un Juif soudoyant une femme pour lui acheter l'hostie.
Dans celui de droite le Juif transperce l'hostie avec un poignard, puis la
pique au bout d'une lance et la fouette. Mais au centre les docteurs de
l'Eglise assurent le triomphe du saint sacrement 1192.
On a pu dénombrer, durant le Moyen Age, plus de cent affaires de
profanations d'hosties 1193 et plus de cent cinquante procès de meurtres
rituels 1194. Ces chiffres, sûrement inférieurs à la réalité, révèlent
néanmoins la dimension d'une peur. D'une peur unique, car les deux
forfaits incriminés sont les variantes d'un même crime. Le chrétien,
généralement un enfant, soi-disant mis à mort par les Juifs (durant la
période de la Passion), est l'image même de Jésus. Raison pour laquelle
cette exécution est souvent imaginée comme une crucifixion 1195. En outre,
les assassins du Sauveur ne peuvent que continuer à vouloir tuer ceux qui
croient en lui. Quoi d'étonnant dès lors s'ils empoisonnent les sources ?
Et comment n'y aurait-il pas danger pour un chrétien à confier sa vie à un
médecin juif ? Tout se tient dans cette terrible analyse psychologique de
l'ennemi israélite. Il est « meurtrier ou fils de meurtrier... C'est comme tel
qu'il est tabou » (J.-P. Sartre 1196. En tout cas, dès le XIIe siècle,
l'accusation de meurtre rituel est au point 1197. Elle est formulée en 1144 en
Angleterre à propos d'un apprenti assassiné dont le corps est retrouvé
dans un bois près de Norwich le jour du jeudi saint. Elle reparaît trois ans
plus tard à Wurtzbourg lors de la prédication de la deuxième croisade : la
découverte du cadavre d'un chrétien dans le Main provoque le massacre
de plusieurs Juifs. Désormais la crainte du meurtre rituel hante les esprits.
Elle conduit à des procès — à Blois en 1171 (38 condamnations à mort),
à Bray-sur-Seine en 1191 (une centaine de victimes1198 — et dans
l'Allemagne du XIIIe siècle à plusieurs affaires sanglantes. Frédéric II a
beau, par une bulle d'or de 1236, laver les Juifs de l'odieuse accusation, la
conviction est maintenant trop profondément ancrée dans les mentalités.
A Berne en 1294, elle entraîne l'expulsion de la communauté israélite —
en souvenir de quoi, la municipalité protestante fera élever au XVIe siècle
un monument au nom significatif : le puits du mangeur d'enfants
(Kinderfressenbrunnen). A Messine, en 1347, des Juifs accusés de crime
rituel sont exécutés 1199. La Bavière en 1462-1470 est émue par une affaire
du même ordre qui éclate à Endingen et donne naissance à une des plus
célèbres pièces du théâtre allemand de l'époque, l'Endinger Judenspiel1200.
Suit peu après — en 1475 — la mort du petit Simon de Trente qui
déchaîne en Italie du Nord un vent de panique attisé par les prédicateurs.
Dès l'année suivante Bernardin de Feltre rejoue à Reggio le scénario de
Trente, avertissant les parents de bien garder leurs enfants à l'approche du
temps de la Passion. Des accusations de meurtre rituel défraient bientôt la
chronique entre 1478 et 1492 à Mantoue, Arena, Portobuffolè (près de
Trévise), Vérone, Viadana (près de Mantoue), Vicence et Fano. En
plusieurs cas elles aboutissent à des condamnations à mort 1201. L'Espagne,
où l'intolérance grandit à l'époque, ne demeure pas en reste. Le
Fortalicium fidei contient entre autres unes liste des forfaits rituels
imputés aux Juifs ici et là. Un tel catalogue, assorti de témoignages qui se
veulent authentiques, ne peut que renforcer l'antijudaïsme croissant de
l'opinion espagnole. En 1490, six Juifs et cinq conversos de La Guardia,
près de Tolède, sont accusés de magie noire : ils auraient crucifié un
enfant chrétien, déchiré sa chair « de la même façon, avec la même
animosité et la même cruauté que le firent [leurs] devanciers pour Notre
Rédempteur Jésus-Christ », puis mélangé son cœur avec une hostie
consacrée 1202. De ce mélange, les conjurés attendaient la destruction de la
religion chrétienne. Torturés, tous les accusés sauf un avouent. Mais
l'enfant n'a ni nom ni visage; aucun témoin n'a signalé sa disparition et on
ne retrouve pas son corps. Parodie de procès. Mais désormais l'Espagne
va vénérer le « saint-enfant de La Guardia », comme l'Italie et
l'Allemagne organisent à la même époque le culte de Simon de Trente.
Des papes tels que Innocent IV et Grégoire X au XIIIe siècle, Eugène
IV au XVe, Clément XIII au XVIIIe 1203 ont combattu la croyance aux
meurtres rituels commis par les Juifs. Mais ils n'ont pu freiner procès et
violences que dans une faible mesure. Les éléments moteurs de l'Eglise,
notamment les prédicateurs et les théologiens, étaient persuadés des noirs
desseins de la Synagogue. Pour eux, celle-ci était une anti-Eglise, une
officine du diable. Tout Israélite était un sorcier en puissance. Au début
du XVIIIe siècle, c'est dans la cathédrale même de Sandomierz — la
Pologne s'était convertie désormais à l'antijudaïsme — qu'on place un
grand tableau représentant le meurtre rituel d'un enfant chrétien.
4. Convertir ; isoler ; chasser

Il existait toutefois un moyen d'arracher les descendants de Judas à


l'emprise de Satan : les convertir. Les plus zélés des hommes d'Eglise ont
fondé de grands espoirs sur cette médication liée à une vertu magique
attribuée au baptême. L'eau baptismale chassait le démon de l'âme du Juif
qui cessait soudain de faire peur et devenait inoffensif. Cette conception
naïve était partagée par les foules meurtrières. A preuves les quelques
faits suivants choisis dans une longue série, un annaliste de Wurtzbourg
relate à propos des croisés de 1096 : « Une foule innombrable venue de
toutes les régions et de toutes les nations allait en armes vers Jérusalem et
obligeait les Juifs à se faire baptiser, massacrant en masse ceux qui s'y
refusaient 1204 ». A Valence, en 1391, la foule attaque l'aljama au cri de «
Les Juifs à mort ou à l'eau bénite ». Un peu plus tard, les édiles de
Perpignan écrivent à Jean Ier d'Aragon : « Que les Juifs se fassent
chrétiens, et tout tumulte prendra fin 1205 ». L'année suivante, en Sicile, la
communauté israélite de Monte San Giuliano est invitée à se faire
baptiser sous la menace des épées. Ceux qui refusent sont tués 1206. A
Lisbonne en 1497, à la veille de Pâques, des enfants sont arrachés à leurs
familles et conduits vers les fonts baptismaux. Quelques semaines après,
leurs parents sont contraints à leur tour de suivre le même chemin.
L'évêque d'Algarve, qui désapprouva ces procédés, a raconté plus tard :

« J'ai vu les gens traînés par les cheveux aux fonts baptismaux. J'ai vu de près des
pères de famille, la tête couverte en signe de deuil, conduire leur fils au baptême,
protestant et prenant Dieu à témoin qu'ils voulaient mourir ensemble dans la loi de
Moïse. Des choses plus terribles encore ont été alors faites aux Juifs que j'ai vues de
mes propres yeux 1207. »

Plainte exceptionnelle ! En tout cas, pour l'opinion du temps il ne


s'agissait pas d'une farce sacrilège, mais d'un exorcisme dont on attendait
une subite conversion. Aussi le résultat importait-il plus que les moyens
utilisés. La décision d'expulsion prise par les Souverains Catholiques en
1492 produisit environ 50 000 abjurations de dernière heure (qu'on songe
aux drames qu'entraînait un départ forcé).
Un baptême précédé d'une instruction chrétienne était évidemment
plus souhaitable que l'administration inopinée du sacrement. D'où l'idée
de forcer les israélites à assister à des sermons soit dans l'église de leur
localité, soit même dans la synagogue réquisitionnée à cet effet. La
pratique semble remonter au XIIIe siècle et être née du zèle apostolique
des moines mendiants. Au début du XVe siècle, on voit Vincent Ferrier
l'employer sur grande échelle : il transforme d'autorité les synagogues en
églises, contraint sous peine d'amende les Juifs à venir l'écouter. A
l'époque, on le crédita de plusieurs dizaines de milliers de conversions.
En 1434, le concile de Bâle généralise la méthode et déclare que les Juifs
doivent être obligés, pour leur édification, à écouter des prédications
chrétiennes 1208. C'est aussi ce que demande en 1516 le converti
Pfefferkorn. De toute évidence, les inerties locales firent obstacle à la
réalisation de ce programme, qui fut toutefois réellement mis en œuvre à
l'époque de la Contre-Réforme dans les Etats de l'Eglise. Une bulle de
1577, complétée sept ans plus tard, décida en effet que les Juifs de Rome
et de l'Etat pontifical devraient désormais envoyer un certain nombre
d'entre eux, à l'occasion de fêtes dont la liste était précisée, écouter des
sermons destinés à les convertir. En 1581, Montaigne put écouter à Rome
l'une de ces homélies incendiaires généralement prononcées par des
convertis et assez souvent en hébreu. Les dépenses étaient mises à la
charge des communautés israélites 1209. Si brutales fussent-elles, ces
méthodes sous-entendaient chez ceux qui les utilisaient une manière
d'optimisme. Pour eux, les Juifs étaient spirituellement récupérables.
Aussi bien d'assez nombreux mystères médiévaux — drames
hagiographiques, représentations de miracles, « disputes » entre l'Eglise
et la Synagogue - comportaient des abjurations d'israélites touchés par la
grâce. La confrontation de Tortosa (1413-1414) est l'illustration la plus
éclatante d'une mentalité qui croyait possible la conversion du peuple
jadis élu et ne demandait qu'à le recevoir sans restriction au sein de
l'Eglise. Pour un tel résultat, quels moyens n'aurait-on pas mis en œuvre ?
Benoît XIII somma les rabbins les plus instruits de l'Aragon de venir se
mesurer avec le converso Josué de Lorca. Des discussions savantes se
déroulèrent devant mille ou deux mille spectateurs, certains venus de très
loin. A l'issue de chaque joute, des visiteurs juifs (étaient-ils en service
commandé ?) se déclaraient convaincus et demandaient le baptême. De
janvier 1413 à novembre 1414, « l'année de l'apostasie », 3 000
néophytes défilèrent dans les baptistères de Tortosa 1210. Succès
impressionnant, et pourtant limité. Mais que faire des autres Juifs ?
Les isoler au maximum, afin qu'ils ne contaminent pas les chrétiens et
n'incitent pas les nouveaux convertis à revenir à leurs anciens errements.
A cette raison majeure, s'ajoutaient d'autres considérants : protéger les
chrétiens de la magie noire des Juifs ; ne pas faire passer le saint
sacrement devant le regard ironique de ses ennemis, etc1211. La politique
de l'apartheid prend véritablement forme à la fin du XIIe siècle et au
XIIIe, notamment avec les décisions des IIIe et IVe conciles de Latran
(1179 et 1215). Ce dernier déclare vouloir mettre un terme aux rapports
entre chrétiens et Juives (ou Sarrasines), et vice versa 1212. Afin que
cessent de « telles énormités », les Juifs devront désormais porter des
vêtements distincts, ne pas cohabiter avec les chrétiens, ne pas se montrer
dans les rues pendant la semaine sainte, et ne plus occuper des fonctions
publiques : toutes prescriptions que la tolérante Espagne de l'époque
n'observera au début qu'avec réticence, mais qui seront de plus en plus
appliquées ailleurs. En France, des statuts synodaux du XIIIe siècle
interdisent aux chrétiens de prendre des Juifs comme domestiques, de
partager des repas avec eux et de les rencontrer aux bains 1213. Plus
généralement, 17 conciles sur les 40 qui se réunissent dans le royaume
entre 1195 et 1279 édictent des canons antijuifs 1214. En France toujours,
refait surface l'ancienne disposition musulmane qui imposait aux Juifs un
insigne spécial: de 1215 à 1370, douze conciles et neuf ordonnances
royales les contraignent au port d'une rouelle jaune 1215, qui devient aussi
progressivement obligatoire en Italie et en Espagne, tandis que
l'Allemagne choisit le chapeau conique, jaune ou rouge. Reconnaissable
dans la rue et dans l'iconographie à cause de sa rouelle ou de son
chapeau, soumis à des taxes infamantes comme s'il devait
perpétuellement acheter le droit de vivre, ne pouvant prêter serment que
dans des postures humiliantes, pendu par les pieds lorsqu'il est condamné
à mort, le Juif apparaît de plus en plus aux populations de la fin du
Moyen Age comme un étranger incompréhensible et inassimilable.
Certes, il a ses coutumes propres, son style de vie, sa religion. Mais
l'Eglise et l'Etat poussé par elle, en l'isolant de façon croissante, ont
contribué à renforcer son altérité et par là même son caractère inquiétant.
Le concile de Bâle, en 1434, édicte que les Juifs ne seront plus admis
dans les universités et ne devront plus soigner les chrétiens. Depuis le
XIIIe siècle, conciles et prédicateurs interdisaient inlassablement aux
chrétiens de faire appel aux médecins israélites. Cette interdiction, bien
des rois, des papes et des particuliers ne l'ont pas respectée avant et après
1434. Reste la suspicion jetée sur la médecine juive qui cherche à tuer le
corps et surtout l'âme des chrétiens :

« Plutôt être malade si telle est la volonté divine, que guérir avec l'aide du diable,
par des moyens interdits. Faire appel aux médecins juifs, c'est couver des serpents
dans son sein, c'est élever des loups dans notre maison. » Ainsi s'exclame en 1652 le
clergé de Francfort. Et les pasteurs de Halle de renchérir cinq ans plus tard : « Plutôt
mourir en Christ qu'être guéri par un docteur juif et Satan 1216. » La médecine juive est
une magie.

La législation du concile de Bâle1217 a marqué une date dans l'histoire de


l'antijudaïsme dans la mesure où elle a rassemblé des interdictions
diverses édictées ici ou là et en a ajouté de nouvelles : défense aux
chrétiens d'avoir des relations régulières avec des Juifs, d'avoir recours à
eux comme médecins, domestiques ou nourrices, de loger dans les
mêmes maisons ; défense aux Juifs de construire de nouvelles
synagogues, d'employer des travailleurs chrétiens, de s'installer sans
permission en de nouveaux emplacements, d'occuper des fonctions
publiques, de prêter à intérêt et même d'étudier le Talmud.
Ces mesures, qui ne seront qu'inégalement appliquées selon les temps
et les lieux, avaient été demandées par la délégation espagnole et
constituaient une sorte de justification a posteriori des pogroms de 1391,
de l'action de Vincent Ferrier et de la « dispute » de Tortosa. Vincent
Ferrier était en effet à l'origine du « statut de Valladolid » pris en 1412
par les autorités de la Castille contre la communauté israélite de cette
ville où elle était particulièrement puissante. Aux mesures qu'on vient
d'énumérer, s'ajoutait l'obligation pour les Juifs de cette cité d'habiter
désormais dans un barrio réservé. Les dominicains de San Pablo l'année
suivante leur cédèrent un terrain par acte notarié. Les Juifs s'y entassèrent
progressivement le long de huit rues et autour de deux places. Le barrio
était fermé de murs et ne communiquait avec l'extérieur que par une
unique porte cadenassée chaque soir. La clé en était remise au corregidor
à la tombée du jour 1218. Depuis longtemps les Juifs avaient l'habitude de
vivre groupés à l'intérieur d'une ville. Mais pour la première fois un
quartier israélite prend visage de prison. De tels enfermements sont
ensuite décidés en Piémont — à Vercelli et Novare — en 14481219, puis en
1516 à Venise d'où semble être venu le therme ghetto.
La Sérénissime hésitait depuis longtemps sur l'attitude à adopter vis-à-
vis des Juifs. Elle n'avait pas vraiment appliqué l'expulsion de 1394 et, au
début du XVIe siècle, une importante colonie juive se maintenait dans la
ville malgré les plaintes des prédicateurs et l'hostilité d'une partie de
l'administration. En 1516, le gouvernement, cherchant à concilier affaires
et religion, décide la création d'un quartier réservé, le Ghetto nuovo.
Comme celui qu'avait institué l'édit de Valladolid, il sera fermé de nuit et
ses portes en seront surveillées par des gardiens chrétiens. En 1541, les
Juifs levantins sont concentrés à leur tour dans un quartier adjacent qui
prend le nom de Ghetto vecchio. S'y ajoutera un troisième, le nuovissimo,
en 1633 : au total trois îlots insalubres où les maisons peuvent atteindre
sept étages et où l'occupation humaine est la plus dense de toute la ville
1220
.
Au milieu du XVIe siècle, l'exemple gagne Rome où, jusque-là, les
papes avaient protégé la colonie israélite — condescendance qui s'alliait
toutefois de façon assez contradictoire à des sentiments plus hostiles. Car
depuis 1312 au moins, les Juifs de Rome devaient payer une taxe spéciale
destinée à financer le carnaval. Ce tribut fut étendu par Martin V, en
1421, à toutes les communautés israélites de l'Etat pontifical. D'autre
part, la coutume s'installe vers 1466-1469 d'organiser des courses à Rome
durant le carnaval. Les six palii font courir successivement les Juifs, les
ânes, les jeunes gens, les enfants, les buffles et les sexagénaires. Certes,
les israélites sont ici en bonne compagnie. Mais au début du XVIe siècle,
on apprend qu'ils courent « déchaussés » et vêtus seulement d'une veste
de futaine qui sera de plus en plus raccourcie. En fait, ils sont quasiment
nus, l'intention des organisateurs étant de les ridiculiser. Ce que l'on saisit
encore mieux par comparaison : au XVe siècle, à Ferrare le palio de saint
Georges, patron de la cité, est couru par des prostituées et des Juifs nus ;
à Padoue également, de 1517 à 1560, sont attestés des palii courus par
des ânes, des filles publiques et des Juifs pendant la fête de Santa
Marina1221. De ces attitudes ambiguës voici encore une preuve : sous le
débonnaire et tolérant Léon X, Raphaël, représentant Le Triomphe de
David (1519) sur les murs des « loges » du Vatican, fait figurer de façon
évidemment péjorative le Scorpion, symbole traditionnel de la
Synagogue, sur l'étendard du peuple juif 1222.
Mais au milieu du XVIe siècle, l'ambiguïté cesse. En 1553, l'Inquisition
romaine fait publiquement brûler le Talmud - ce qu'approuve
solennellement Jules III par la bulle Cum sicut nuper. Considéré comme
rempli d'injures et de blasphèmes à l'égard de la religion chrétienne — et,
en outre, comme un obstacle à la conversion des israélites — le Talmud
sera désormais l'objet des inlassables poursuites des autorités romaines.
En 1557, l'Inquisition interdit aux Juifs de posséder d'autres livres
religieux en hébreu que la Bible. A partir de 1559, le Talmud figurera à
l'Index1223. Celui qui en 1553 avait dirigé l'offensive inquisitoriale contre
le Talmud devient en 1555 le pape Paul IV. Ce rude personnage associe
étroitement réforme de l'Eglise et antijudaïsme : en quoi il incarne et
porte au pouvoir la ligne dure du catholicisme — celle qu'avaient
toujours défendue les prédicateurs. Moins de deux mois après son
élection, sort la sinistre bulle Cum nimis absurdum :

« Il est par trop absurde et inconvenant que les Juifs, condamnés par Dieu à un
éternel esclavage à cause de leur péché, puissent, sous prétexte qu'ils sont traités avec
amour par les chrétiens et autorisés à vivre au milieu d'eux, être ingrats au point de les
insulter au lieu de les remercier et assez audacieux pour s'ériger en maîtres là où ils
doivent être des sujets. On nous a informé qu'à Rome et ailleurs ils poussent
l'effronterie jusqu'à habiter parmi les chrétiens dans le voisinage des églises sans
porter de signe distinctif, qu'ils louent des maisons dans les rues les plus élégantes et
autour des places dans les villes, villages et localités où ils vivent, acquièrent et
possèdent des biens-fonds, tiennent des servantes et des nourrices chrétiennes ainsi
que d'autres domestiques salariés et commettent divers autres méfaits à leur honte et
au mépris du nom chrétien 1224... »

Des mesures draconiennes découlent de ces considérations sans appel :


à Rome et dans les autres cités de l'Etat pontifical, les Juifs devront à
l'avenir habiter séparés des chrétiens dans un quartier ou du moins dans
une rue avec une seule entrée et sortie. Il n'y aura qu'une synagogue par
ville. Les israélites ne posséderont pas d'immeubles à l'extérieur des
ghettos et vendront ceux qui sont entre leurs mains en dehors des zones
qui leur sont réservées. Ils porteront des chapeaux jaunes. Ils n'auront
plus de domestiques chrétiens. Ils ne travailleront pas les jours de fête des
chrétiens. Ils n'auront pas de relations étroites avec eux et éviteront de se
lier à eux par contrat. Ils n'utiliseront dans leurs livres de commerce que
l'italien et le latin. Ils ne pourront vendre avant dix-huit mois les gages
sur lesquels ils auront prêté de l'argent. Ils ne feront pas le commerce du
blé ni celui d'aucun produit nécessaire à l'alimentation humaine. Ils ne se
feront pas appeler « maîtres » par des chrétiens pauvres.
Ce texte publié, l'enfermement des Juifs commence aussitôt à Rome, à
Bologne et ailleurs tandis qu'ils doivent liquider à bas prix les biens qu'ils
possèdent dans l'ensemble de l'Etat ecclésiastique 1225. Suit une période
d'accalmie avec Pie IV. Mais Pie V revient à la charge. N'osant pas
expulser tous les israélites du territoire pontifical, il décide en 1569, en
raison de leurs « sorcelleries, magies et divinations », de ne les tolérer
que dans les deux ghettos de Rome et d'Ancône 1226. C'est la fin des
communautés hébraïques de Camerino, Fano, Orvieto, Spolète, Ravenne,
Terracine, Pérouse, Viterbe, etc 1227. Le ghetto de Rome est désormais
surchargé, appauvri. Encore doit-il entretenir de ses deniers la Casa dei
catecumenii fondée quelques années auparavant par saint Ignace de
Loyola pour accueillir les candidats au baptême. Pie V mort (en 1572),
ses successeurs seront moins rigoureux à l'égard des Juifs. Mais le ghetto
de Rome croupira dans sa misère jusqu'à Pie IX. Les prédicateurs et les
évêques poussant à la roue, des ghettos naissent un peu partout dans les
régions italiennes dont les Israélites n'ont pas été expulsés : à Alexandrie
(1566), dans le duché d'Urbino (1570), à Florence (1570), Sienne (1571),
Vérone (1599), Padoue (1602), Mantoue (1610), Casale (1612). En
surgiront encore plus tard : à Modène (1638), Gorizia (1648), Reggio
(1669-1671), Turin (1679) 1228.
Les ghettos ne constituaient évidemment pas une solution du problème
que les Juifs posaient aux autorités chrétiennes : c'était un mauvais
compromis. Souvent la ségrégation n'était pas effective, au moins durant
le jour. Comment empêcher dans une même ville un minimum de
contacts entre les deux éléments de la population ? Aussi avait-on eu
recours, à partir de la fin du XIIIe siècle, en divers pays ou villes au
moyen radical de l'expulsion. Elle avait été décidée par l'Angleterre en
1290, la France et le Palatinat en 1394, l'Autriche en 1420, Fribourg et
Zürich en 1424, Cologne en 1426, la Saxe en 1432 et au cours du XVe
siècle par de nombreuses cités germaniques. La jalousie des artisans et de
la bourgeoisie et la crainte de l'usure juive avaient motivé nombre de ces
rejets. Toutefois, ils étaient souvent accompagnés de considérants
religieux. La décision française de 1394 fut prise par un souverain qui
était « mû par la piété » et redoutait « la mauvaise influence des Juifs sur
les chrétiens 1229. » Celle de Cologne invoqua « l'honneur de Dieu et de la
sainte Vierge 1230 ». En tout cas, les raisons religieuses — c'est-à-dire la
peur au plus haut niveau de l'influence néfaste des Juifs sur les chrétiens
et sur les nouveaux convertis — a joué un rôle déterminant dans les
expulsions décidées par Ferdinand et Isabelle pour l'Espagne et la Sicile
en 1492, par le roi de Portugal en 1497, par Charles VIII et Louis XII
pour la Provence en 1495 et 1506, par Charles Quint pour le Royaume de
Naples en 1541, par Pie V en 1569 pour les Juifs de l'Etat pontifical qui
ne rejoindraient pas les ghettos de Rome et d'Ancône. Dans la foulée de
la Contre-Réforme, la république de Gênes chassa les israélites en 1567,
Lucques en 1572, le Milanais en 1591, etc1231. L'édit espagnol de 1492,
qui servit de modèle à ceux qui suivirent, avait exprimé avec netteté la
peur idéologique ressentie par les souverains et leurs conseillers
ecclésiastiques :

« ... Nous avons été informés par les inquisiteurs, et par d'autres personnes, que le
commerce des Juifs avec les chrétiens entraîne les pires maux. Les Juifs s'efforcent de
leur mieux de séduire les [nouveaux] chrétiens et leurs enfants, en leur faisant tenir les
livres de prières juives, en les avertissant des jours de fêtes juives, en leur procurant
du pain azyme à Pâques, en les instruisant sur les mets interdits, et en les persuadant
de suivre la loi de Moïse. En conséquence notre sainte foi catholique se trouve avilie
et abaissée. Nous sommes donc arrivés à la conclusion que le seul moyen efficace
pour mettre fin à ces maux consiste dans la rupture définitive de toute relation entre
Juifs et chrétiens, et cela ne peut être atteint que par leur expulsion de notre royaume
1232

Tel était bien le but : ne plus tolérer de cinquième colonne à l'intérieur


de la cité chrétienne.

5. Une nouvelle menace : les convertis

Toutefois l'ennemi qu'on croyait avoir chassé réapparaissait sous une


autre forme, dissimulé derrière le masque du converti. Celui-ci était-il
vraiment devenu chrétien ? Il n'est pas douteux que beaucoup de Juifs
baptisés sous la menace revenaient plus ou moins clandestinement à leurs
anciens rites (dans ce cas, ils étaient relaps) ou du moins, tout en
acceptant leurs nouvelles croyances, continuaient à ne pas manger de lard
et à utiliser les formules culinaires de leurs ancêtres. Ils devenaient dès
lors suspects d'hérésie : ennemis d'autant plus dangereux qu'ils se
camouflaient davantage. Devant un danger aussi pressant Isabelle et
Ferdinand obtinrent du pape en 1478 la bulle instituant l'Inquisition, qui
commença à fonctionner deux ans plus tard à Séville. Le fervent et
implacable Torquemada — un dominicain judéo-chrétien — en fut
nommé en 1483 le responsable pour toute l'Espagne. Malgré les conseils
de modération de Rome les tribunaux de la foi travaillèrent avec un zèle
qui terrorisa. Durant une épuration de sept années (1480-1487), 5000
conversos sévillans accusés d'avoir judaïsé se laissèrent « réconcilier »
après les peines et humiliations habituelles. 700 relaps furent brûlés. Le
tour de Tolède vint en 1486. En quatre années il y eut ici 4 850 «
réconciliations » et 200 mises à mort. En Aragon les violences de
l'Inquisition — en particulier à Valence, Teruel et Saragosse —
provoquèrent des réactions populaires hostiles au nouveau tribunal. Au
total, Torquemada aurait fait brûler quelque 2 000 victimes, la plupart des
conversos 1233. Quand vint le décret d'expulsion de 1492, beaucoup de
Juifs se réfugièrent au Portugal, où une décision de rejet fut également
prise en 1497. C'est alors que se produisirent les scènes, évoquées plus
haut, de gens traînés par les cheveux aux fonts baptismaux. Ces
nouveaux chrétiens naturellement rejudaïsèrent dès qu'ils le purent. Alors
le Portugal obtint, lui aussi, du pape sa propre Inquisition qui fut créée en
1536. Elle ne « célébra » pas moins de 105 autodafés entre novembre
1538 et avril 16091234. Certains marranes portugais se réfugièrent en Italie
et notamment à Ancône où Paul III leur accorda des sauf-conduits.
Survint l'avènement de Paul IV. L'Inquisition s'abattit sur Ancône en
1556. 22 hommes et une femme furent brûlés comme relaps, 27 furent «
réconciliés », 30 accusés s'étaient échappés de prison avant le procès 1235.
Ces persécutions successives dans l'Occident du XVIe siècle expliquent
que les Juifs aient alors cherché refuge dans l'Empire ottoman et en
Pologne, pays qui leur resta ouvert jusqu'au « grand déluge » de 1648.
Dans l'histoire chrétienne de l'antijudaïsme européen, on peut
distinguer deux phases et aussi deux mentalités. Dans un premier temps
on a considéré que le baptême effaçait chez le converti toutes les tares du
peuple déicide. Par la suite on a, en pratique, mis en doute cette vertu du
baptême et considéré que le Juif gardait, même devenu chrétien,
l'héritage des péchés d'Israël. A ce moment l'antijudaïsme devenait racial
sans cesser d'être théologique. L'hostilité aux conversos s'explique dans
une certaine mesure par les chiffres. A Valence, au cours des excès de
1391, 7 000 et peut-être 11 000 Juifs se seraient convertis pour échapper
à la mort 1236. On attribue à saint Vincent Ferrier la conversion de quelque
35 000 Juifs (et 8 000 Musulmans). Au même moment, d'autres
abjurations difficilement chiffrables se produisaient ailleurs en Espagne.
Enfin, le décret d'expulsion de 1492 aurait eu pour conséquences le
baptême de 50 000 personnes et l'exode de 185 000, dont 20 000 auraient
péri sur les routes de l'exil. Les conversos, comme leurs prédécesseurs
israélites, vivant essentiellement dans les villes et celles-ci étant alors peu
peuplées, joua à nouveau le phénomène quantitatif de « seuil » qui avait
certainement contribué déjà auparavant à la naissance de l'antijudaïsme
espagnol. En outre, les nouveaux convertis, à la faveur de la liberté
d'action que leur concédait le baptême, tinrent plus encore le haut du
pavé qu'à l'époque où ils pratiquaient leur ancienne religion. Ils
franchirent donc, qualitativement cette fois, un « seuil » dangereux de
réussite, étant plus que jamais les conseillers des princes, les maîtres du
commerce et les fermiers des impôts. Ils s'allièrent par mariage avec les
vieux-chrétiens et les plus zélés d'entre eux occupèrent bientôt des postes
éminents dans la hiérarchie ecclésiastique et les ordres religieux, étant
certain en effet que toutes les conversions ne furent pas de pure forme.
Ainsi l'abjuration avait ouvert aux nouveaux-chrétiens des carrières plus
brillantes que celles auxquelles ils pouvaient prétendre auparavant.
Les frustrations et les jalousies des vieux-chrétiens emmêlées avec une
hostilité déjà ancienne contre les Juifs, collecteurs d'impôts, expliquent le
premier soulèvement anti-conversos d'Espagne : celui de Tolède en
14491237. Pour la première fois en Espagne, un corps municipal, prenant
appui sur « le droit canon et le droit civil » et l'énumération de toutes
sortes de crimes et hérésies commis par les nouveaux-chrétiens, décide
que ceux-ci seront désormais réputés indignes d'occuper des charges
privées ou publiques à Tolède et dans sa juridiction. Ainsi naît le premier
en date des statuts espagnols de « pureté de sang1238 ».
Comme toujours au cours de la période que nous considérons, le relais
des inquiétudes particulières est pris par le discours théologique qui,
énoncé dans une atmosphère obsidionale, donne une dimension
nationale, voire internationale, à ce qui n'était d'abord que ponctuel et
local. C'est donc au plus haut niveau culturel que s'engage après les
incidents de Tolède le débat entre adversaires et partisans des statuts de «
pureté de sang ». Dès 1449, sont rédigés plusieurs ouvrages de
protestation contre les ségrégateurs tolédans. Le traité d'Alonso Diaz de
Montalvo 1239, adressé à Jean II, reproche aux chrétiens intolérants vis-à-
vis des convertis de détruire l'unité de l'Eglise. Le Christ est notre paix ;
il a réconcilié Juifs et gentils. Rejeter les conversos est faire œuvre
schismatique, voire hérétique. Les révoltés de Tolède ont été des « loups
du Christ ». Derrière le paravent de la religion, ils convoitaient des biens
matériels. D'un souffle plus large est le Defensorium unitatis christianae
(de 1449 également) d'un converso, don Alonso de Cartagena, évêque de
Burgos et fils de ce don Pablo de Santa Maria qui, une fois baptisé,
écrivit le Scrutinium scripturarum et fut, lui aussi, évêque de Burgos.
L'humanité a une origine unique dans Adam et cette unité a été
reconstituée dans le nouvel Adam, Jésus. Dieu a donné une mission
particulière au peuple juif d'avant le Christ et il a fait naître le Sauveur
chez les israélites pour qu'il réalise la fusion de ceux-ci avec les gentils.
Les Juifs qui se convertissent au christianisme sont comme des
prisonniers de guerre libérés qui rentrent chez eux. La durée de leur
captivité n'importe pas. En persécutant leurs frères conversos, les vieux-
chrétiens de Tolède ont agi en schismatiques. Et qui autorise le schisme
et nie l'unité de l'Eglise est hérétique 1240. A son tour, le pape Nicolas V, en
1449 toujours, lança l'anathème contre le statut anti-converso de Tolède
— une bulle dont on s'efforça ensuite de minimiser la portée ou de
contester l'authenticité.
Dans le Scrutinium scripturarum, don Pablo de Santa Maria avait, dix-
sept ans avant l'affaire de Tolède, conseillé une tactique aux judéo-
chrétiens menacés : accabler les endurcis pour protéger les convertis. La
même ligne de conduite est adoptée dans les années 1460 par le supérieur
général des hiéronymites, Alonso de Oropesa, à qui les franciscains, dans
une sorte de lettre publique, demandent aide et conseil pour lutter contre
l'intrusion croissante des néo-chrétiens à l'intérieur des ordres religieux.
Le Lumen ad revelationem gentium d'Oropesa est une réponse
embarrassée à cette requête gênante, car son ordre compte beaucoup de
conversos. Comme Pablo de Santa Maria, il distingue donc ensuite Juifs
et nouveaux-chrétiens. Les premiers sont plus dangereux que les gentils,
les hérétiques et les schismatiques. Mais les vieux-chrétiens détruisent la
foi et l'unité de l'Eglise en soupçonnant tout homme de race juive qui
s'est fait baptiser. Il faut donc protéger les conversos contre leurs anciens
coreligionnaires : ce qui signifie isoler ces derniers ou les contraindre à
embrasser le christianisme, si possible « avec amour » ou, si nécessaire, «
avec des châtiments 1241 ». Combat d'arrière-garde avec une arme
maintenant émoussée : la vertu magique du baptême. Arme émoussée ?
Révélatrices à cet égard l'attitude et les contradictions d'Alonso de
Espina. Certes, le Fortalicium recommande les baptêmes forcés. Pourtant
l'œuvre incendiaire de ce franciscain de choc n'est pas seulement un
catalogue des crimes commis par ceux qui continuent d'obéir aux
prescriptions mosaïques. Elle dresse aussi la liste des iniquités
récemment perpétrées en Espagne par des nouveaux convertis —
négation de la Trinité, célébration clandestine de la fête des Tabernacles,
continuation du rite de la circoncision, etc 1242. Les Juifs — conversos ou
non — sont une nation dépravée et les nouveaux-chrétiens ont hérité de
l'esprit du mal de leurs aïeux. Il ne faut donc pas distinguer, comme le
demandait Pablo de Santa Maria, entre « Juifs fidèles » (ceux qui voient
dans Jésus le Messie promis par l'Ancien Testament) et « Juifs infidèles »
(ceux qui rejettent le Christ), mais entre « Juifs secrets » (les conversos)
et « Juifs publics » (les obstinés). Nous voilà au cœur d'un racisme
théologique qu'explique en profondeur la crainte de voir la cité
chrétienne submergée, détruite de l'intérieur, par ses ennemis de toujours,
devenus plus dangereux que par le passé grâce à un camouflage.
Nous donnerons bientôt les repères qui permettent de suivre dans le
temps et l'espace espagnols de la Renaissance la diffusion des statuts de «
pureté de sang ». Mais d'abord pénétrons, au-delà du XVe siècle, dans
l'argumentation des anti-conversos. La mentalité d'assiégés y est plus que
jamais active. Ainsi dans les lettres et écrits divers de l'archevêque de
Tolède, Siliceo, qui parvient en 1547 à imposer l'exclusion des nouveaux-
chrétiens du chapitre de sa cathédrale 1243. Siliceo voit surgir à l'horizon le
spectre de la « Nouvelle Synagogue ». Les Juifs, baptisés ou non, restent
un peuple inconstant, toujours guetté par l'infidélité et la trahison. Aussi
bien saint Paul refusait-il d'admettre des néophytes de leur race aux
fonctions épiscopales. On doit imiter cette prudence à laquelle invitent de
multiples méfaits et conjurations dont se sont rendus coupables les
conversos d'Espagne. Beaucoup de Juifs ne sont devenus chrétiens que
par peur : ils veulent se venger. Une nouvelle « Reconquête » de
l'Espagne s'impose contre un groupe qui noyaute le clergé. « Dans cette
Eglise, écrit-il, il s'en trouve à peine un qui ne soit pas des leurs et
l'Eglise espagnole tout entière, ou dans sa majorité, est gouvernée par
eux. » Siliceo souhaite en outre qu'un décret interdise aux conversos de
pratiquer la médecine, la chirurgie et la pharmacie — car ils cherchent à
tuer les vieux-chrétiens — et qu'on les empêche d'entrer par mariage dans
la famille de ces derniers. Deux précautions valent mieux qu'une.
Le statut de l'Eglise de Tolède ayant rencontré des résistances, il est
défendu, en 1575, par un Cordouan de famille noble, Simancas, qui
ambitionnait peut-être un siège d'archevêque 1244. Sa Defensio statuti
toletani reprend les accusations classiques, mais avec une insistance
particulière sur la « perfidie juive » au temps de Jésus. De la naissance à
la mort du Sauveur, tous les éléments — étoiles, mer, soleil —
reconnurent sa divinité. Mais les Juifs le mirent à mort et ils continuent
de le crucifier chaque jour. En outre, l'ambition excessive est une
caractéristique de ce peuple scélérat. Aussi les conversos s'efforcent-ils
non seulement de s'emparer des bénéfices ecclésiastiques, mais encore
d'en faire des biens héréditaires. La preuve que leur conversion est
souvent feinte est qu'ils ne veulent s'adonner à aucun travail manuel ; leur
but secret est de dépouiller les vieux-chrétiens de leurs richesses. La
solidarité que manifestent entre eux les nouveaux-chrétiens ne manque
pas, elle aussi, d'être suspecte. Ils ressemblent à un troupeau de porcs où,
quand l'un grogne, tous les autres se mettent aussi à grogner et se
pressent flanc contre flanc pour se protéger réciproquement. Pourtant,
Simancas reconnaît qu'il existe des conversos sincères. Alors qu'ils
acceptent ce purgatoire terrestre, cet hivernage social. Un jour viendra
où, le temps ayant fait son œuvre, les nouveaux-chrétiens pourront enfin
être admis à tous les postes.
Cette ouverture, elle-même, disparaît du petit ouvrage haineux que
rédige, vers 1674, le franciscain Francisco de Torrejoncillo, le Centinela
contra Judios, puesta en la torre de la Iglesia de Dios 1245. Un titre
significatif : l'Eglise a besoin de sentinelles qui veillent au danger juif.
Mais qui se douterait à la lecture d'un tel énoncé que les israélites ont été
expulsés d'Espagne deux cents ans plus tôt ? Au fond, Torrejoncillo
n'établit pas de différences véritables entre Juifs et conversos. La longue
liste des crimes des premiers (y compris leur rôle dans la peste de 1348)
lui suffit à culpabiliser les seconds. Les nouveaux-chrétiens évitent de
réciter le Notre-Père. Ils ne croient pas en la Trinité. Ils ont hérité de leurs
ancêtres une haine invincible du christianisme. Et il suffit à quelqu'un,
pour en être infecté, que sa mère seule soit juive ou n'ait eu qu'un quart,
voire un huitième seulement, de sang juif.
Comment concilier un antisémitisme aussi radical avec la théologie du
baptême ? Que devenait l'efficacité du sacrement ? Son aptitude à créer
un « homme nouveau » ? Les réponses ne manquèrent pas : les
nouveaux-chrétiens ne sont pas punis en raison de leur origine « dépravée
», mais parce que l'expérience prouve qu'ils sont souvent apostats
(Simancas) ; malgré le baptême, les inclinations mauvaises se
transmettent physiquement des parents aux enfants par les « humeurs »
(Castejon y Fonseca) ; saint Thomas assure que les descendants des
pécheurs échappent aux punitions « spirituelles » méritées par leurs
ancêtres, mais ils peuvent avoir à supporter des sanctions « temporelles »
à cause de l'infidélité de leurs prédécesseurs (Porreño). On peut tout
justifier quand la lettre oublie l'esprit et quand on a peur. Quelques jalons
significatifs permettent d'accompagner du regard la marée montante de
l'intolérance espagnole vis-à-vis des conversos. Et à cet égard une brève
chronologie est plus frappante que de longs développements 1246 :
1467 : à la suite d'un soulèvement des nouveaux-chrétiens, remise en
vigueur à Tolède du statut municipal de 1449.
1474 : émeute sanglante contre les conversos à Cordoue et dans
plusieurs localités de l'Andalousie ; les nouveaux-chrétiens sont exclus de
toute fonction publique à Cordoue.
1482 : la corporation des maçons de Tolède interdit à ses membres de
communiquer ses secrets à des gens d'ascendance juive.
1486: les hiéronymites (qui comprenaient un certain nombre de
conversos) décident après des années d'hésitation : a) que, tant que
l'Inquisition poursuivra sa tâche, personne de la descendance des
néophytes jusqu'à la quatrième génération ne pourra être reçu dans l'ordre
; b) que les nouveaux-chrétiens déjà membres de l'ordre n'accéderont à
aucune charge et ne seront pas admis à la prêtrise. Quiconque ira à
l'encontre de ces dispositions sera excommunié. Reniant la bulle de
Nicolas V, Alexandre VI — un Espagnol — approuve en 1495 ces
dispositions, qui allaient devenir exemplaires.
1489 : le Guipúzcoa, craignant un reflux des nouveaux-chrétiens vers
le pays basque, interdit à tout converso de s'installer dans la province et
de s'y marier.
1496 : premières mesures d'un couvent dominicain — celui d'Avila —
contre les nouveaux-chrétiens.
1497 (au plus tard) : Statutum contra Hebraeos (en fait contre les Juifs
convertis) du collège San Antonio de Sigüenza.
1515 : le chapitre de la cathédrale de Séville adopte un statut de «
pureté de sang » et se ferme aux enfants des judéo-chrétiens « hérétiques
» : ce qu'approuve Léon X, en 1516 ; Clément VII étend l'interdiction aux
« petits-enfants des hérétiques » (1532) et Paul III aux arrière-petits-
enfants (1546).
1519: statut anti-converso du collège San Ildefonso d'Alcalâ créé par
Cisneros qui n'avait stipulé aucune discrimination de ce genre1247.
1522 : interdiction à toute personne juive d'être graduée des universités
de Salamanque, Valladolid et Tolède.
1525: le pape autorise les franciscains à exclure des charges et dignités
de l'ordre les descendants de Juifs et à ne pas admettre de conversos
parmi eux.
1530 : le chapitre de la cathédrale de Cordoue adopte un statut de «
pureté de sang », ratifié par Rome en 1555 seulement.
1531 : les dominicains de Tolède sont autorisés par Rome à exclure de
leurs rangs les nouveaux-chrétiens.
1547: le chapitre de la cathédrale de Tolède, l'Eglise primatiale
d'Espagne, sur les instances de l'archevêque Siliceo, n'admettra plus aux
canonicats sans enquête sur l'origine raciale. Après controverses et
hésitations, les approbations officielles arrivent : de Paul IV en 1555, de
Philippe II en 1556.
1593: dans sa cinquième congrégation générale, la Compagnie de
Jésus exclut les chrétiens d'origine juive. Pourtant Ignace de Loyola ( †
1556) n'avait pas partagé, semble-t-il, les préventions de ses compatriotes
en matière de « pureté de sang » et plusieurs de ses collaborateurs
immédiats, notamment Lainez et Polanco, étaient d'origine juive.
Le règlement adopté en 1547 par le chapitre cathédral de Tolède ayant
fait jurisprudence et consacré officiellement l'exigence de limpieza dans
la Péninsule, désormais l'Espagne va vivre pendant longtemps sous le
règne des statuts de pureté de sang que le XVIIe siècle ne parviendra pas
à modifier sensiblement. On avait ainsi défini un dogme et créé un mythe
liés à deux valeurs espagnoles essentielles : la religion et l'honneur. La
tension, l'anxiété et l'obsession qu'ils suscitèrent de façon quasi
permanente à tous les étages de la société furent les contreparties d'une
fierté et d'une identité conquises à ce prix. L'Espagne avait conscience
d'être la forteresse de la bonne doctrine, le roc contre lequel se brisaient
des hérésies et tous les assauts du mal. Sa noblesse, face à l'univers, était
liée à son excellence théologique 1248. Tout s'est passé comme si un pays
qui n'avait que tardivement pris conscience de lui-même avait eu besoin
de ce négatif — le Juif — pour se découvrir et s'était trouvé dans la
nécessité de le réinventer, une fois expulsé ou converti. Sans quoi sa
cohésion interne se serait trouvée menacée. Puissante mais exposée,
l'Espagne ne résistait à ses multiples ennemis qu'en se donnant à elle-
même un facteur d'intégration qui l'aidait à définir sa personnalité. Or, «
avant les nationalismes forgés par le XIXe siècle, les peuples ne se
sentaient vraiment liés que dans un sentiment d'appartenance religieuse
1249
. » Pour devenir ou « redevenir Europe », l'Espagne s'est faite «
chrétienté militante 1250 ».
Mais pourquoi la chrétienté militante de l'époque devait-elle être
antijuive ? Cette intolérance n'était-elle que la réponse à une autre
intolérance ? Avec son talent habituel et beaucoup de profondeur, F.
Braudel fait remarquer que l'attitude juive à l'époque de la Renaissance
n'était nullement « paisible » et accueillante. Au contraire, la «
civilisation » juive s'est alors montrée « active, prompte au prosélytisme
et au combat ». Le ghetto n'a pas été « seulement le symbole de la prison
où l'on a enfermé les Juifs, mais la citadelle où ils se sont retirés d'eux-
mêmes pour défendre leurs croyances et la continuité du Talmud ».
L'intolérance juive aurait été, au seuil du XVIe siècle, « plus grande que
celle des chrétiens 1251 ». Remarques de poids d'un historien que n'anime
aucun sentiment antisémite. Des nuances s'imposent pourtant : pourquoi
l'acceptation des communautés juives à l'intérieur de l'Europe
carolingienne, de l'Espagne des « trois religions », et de la Pologne du
XVIe siècle, puis l'hostilité postérieure à leur endroit ? Et comment les
ségrégations successives n'auraient-elles pas renforcé la cohésion et la
singularité du groupe rejeté. Quelle intolérance a été première ? « Quoi
d'étonnant si ces minoritaires se sont conduits conformément à la
représentation qu'on avait d'eux 1252 ? » Autre question qui double l'effet
des précédentes : lorsque les Juifs avaient été expulsés d'un pays entier
— France, Pays-Bas ou Angleterre — et n'y constituaient même pas des
groupes importants de convertis, pourquoi cette haine durable des absents
? — de gens qu'on n'avait pas réellement vus depuis deux ou trois cents
ans ? Ne jouaient plus alors ni la notion de « seuil » qui a certainement
compté en Espagne ni les différentes catégories de jalousie que pouvait
faire naître une communauté influente par sa richesse et sa culture ?
Importe donc de plonger dans les profondeurs du psychisme collectif.
On a établi un rapport entre crainte des fantômes et antisémitisme. « Si
la peur des revenants, écrit R. Loewenstein, paraît bien une chose innée
que justifie dans une certaine mesure la vie psychique de l'humanité, qu'y
a-t-il d'étrange à ce qu'elle se soit manifestée avec cette intensité à
l'endroit de cette nation [juive] morte et malgré tout vivante 1253 ? » Une
autre approche de l'antijudaïsme d'autrefois l'explique par la notion de
conflit oedipien. Le Juif aurait représenté pour le monde chrétien le
symbole du « mauvais père » opposé à Dieu le Fils auquel se réfère
l'Eglise. L'hostilité à Israël déchu aurait ainsi marqué le conflit entre les
enfants dépositaires d'un message de charité et les ancêtres restés fidèles
à la loi du Talion imposée par Dieu le Père 1254. J'intègre ici ces tentatives
d'explication dans la mesure et dans la mesure seulement où elles
rejoignent une thèse centrale du présent livre en dirigeant l'une et l'autre
le regard vers les réactions de l'Eglise militante. Car n'est-ce pas la
culture cléricale qui pouvait, plus qu'aucune autre, redouter les éternels
déicides — revenants maudits — ou la menace d'un Dieu-Père rigoureux
? A l'époque de la Renaissance — au sens large — ce sont les chrétiens
les plus « motivés » qui, en règle générale, ont eu le plus peur — et le
plus consciemment peur — des Juifs. En même temps, ils avaient peur de
l'idolâtrie, des Turcs, des morisques — autres conversos — et de tous les
ennemis qui, sur l'ordre de Satan, attaquaient conjointement la citadelle
chrétienne. On est donc conduit, dépassant les explications particulières,
à réinsérer l'antijudaïsme des XIVe-XVIe siècles dans un ensemble et à
replacer l'attitude envers les Juifs dans une série homogène de
comportements. Ce n'est pas seulement l'Espagne chrétienne qui se
croyait en danger, mais toute l'Eglise enseignante qui s'est alors sentie en
position de fragilité et d'incertitude, redoutant tout à la fois Dieu et le
diable, le Père justicier et toutes les incarnations du mal — donc le Juif.
Avant le XIVe siècle, il y avait eu des antijudaïsmes : locaux, divers et
spontanés. Ils laissèrent ensuite progressivement place à un antijudaïsme
unifié, théorisé, généralisé, cléricalisé.
10.

Les agents de Satan : III. — la femme

1. Une mise en accusation qui remonte loin

Au début des Temps modernes, en Europe occidentale, antijudaïsme et


chasse aux sorcières ont coïncidé. Ce n'est pas un hasard. De même que
le Juif, la femme a été alors identifiée comme un dangereux agent de
Satan ; et cela non seulement par des hommes d'Eglise, mais tout autant
par des juges laïcs. Ce diagnostic a une longue histoire, mais il a été
formulé avec une malveillance particulière — et surtout diffusé comme
jamais auparavant grâce à l'imprimerie — par une époque où pourtant
l'art, la littérature, la vie de cour et la théologie protestante paraissaient
conduire à une certaine promotion de la femme. Il nous faut éclairer cette
situation complexe et, en outre, suivre sur un nouvel exemple la
transformation par la culture dirigeante d'une peur spontanée en une peur
réfléchie.
L'attitude masculine à l'égard du « deuxième sexe » a toujours été
contradictoire, oscillant de l'attirance à la répulsion, de l'émerveillement à
l'hostilité. Le judaïsme biblique et le classicisme grec ont tour à tour
exprimé ces sentiments opposés. De l'âge de la pierre, qui nous a laissé
beaucoup plus de représentations féminines que masculines, jusqu'à
l'époque romantique la femme a été, d'une certaine façon, exaltée.
D'abord déesse de la fécondité, « mère aux seins fidèles », et image de la
nature inépuisable, elle devint avec Athéna la divine sagesse, avec la
Vierge Marie le canal de toute grâce et le sourire de la bonté suprême.
Inspirant les poètes de Dante à Lamartine, « l'éternel féminin, écrivait
Goethe, nous entraîne vers le haut ». Saint Jean Chrysostome, enfant et
mauvais élève, priait un jour devant une statue de la Vierge. Celle-ci
s'anima et dit : « Jean, viens embrasser mes lèvres et tu seras comblé de
savoir... N'aie pas peur. » L'enfant hésita, puis appuya ses lèvres sur
celles de Notre-Dame. Ce seul baiser le remplit d'une immense sagesse et
de la connaissance de tous les arts1255 .
Cette vénération de l'homme pour la femme a été contrebalancée au
long des âges par la peur qu'il a éprouvée pour l'autre sexe,
particulièrement dans les sociétés à structures patriarcales. Une peur que
l'on a longtemps négligé d'étudier et que la psychanalyse elle-même a
sous-estimée jusqu'à une époque récente. Pourtant, l'hostilité réciproque
qui oppose les deux composantes de l'humanité semble avoir toujours
existé et « porte toutes les marques d'une impulsion inconsciente 1256 ». En
sorte que la réussite d'un couple dépend, au moins en notre temps, de la
mise en lumière de ce donné profond et en tout cas de l'acceptation lucide
par chacun des partenaires de l'hétérogénéité, de la complémentarité et de
la liberté de l'autre.
Les racines de la peur de la femme chez l'homme sont plus
nombreuses et complexes que ne l'avait pensé Freud qui la réduisait à la
crainte de la castration, elle-même conséquence du désir féminin de
posséder un pénis. Cette envie du pénis n'est sans doute qu'un concept
sans fondement introduit subrepticement dans la théorie psychanalytique
par un tenace attachement à la supériorité masculine. En revanche, Freud
notait avec raison que dans la sexualité féminine « tout est obscur... et
fort difficile à étudier de façon analytique 1257». Simone de Beauvoir
reconnaît que « le sexe féminin est mystérieux pour la femme elle-même,
caché, tourmenté... C'est en grande partie parce que la femme ne se
reconnaît pas en lui qu'elle n'en reconnaît pas comme siens les désirs 1258».
Pour l'homme, la maternité demeurera probablement toujours un mystère
profond et Karen Horney a suggéré avec vraisemblance que la peur que
la femme inspire à l'autre sexe tient notamment à ce mystère, source de
tant de tabous, de terreurs et de rites, qui la relie, beaucoup plus
étroitement que son compagnon, au grand œuvre de la nature1259 et fait
d'elle « le sanctuaire de l'étrange1260 ». D'où les destins différents et
pourtant solidaires des deux partenaires de l'aventure humaine : l'élément
maternel représente la nature et l'élément paternel l'histoire. Aussi les
mères sont-elles partout et toujours les mêmes, tandis que les pères sont
beaucoup plus conditionnés par la culture à laquelle ils appartiennent 1261.
Parce que plus proche de la nature et mieux informée de ses secrets, la
femme a toujours été créditée dans les civilisations traditionnelles du
pouvoir non seulement de prophétiser, mais encore de guérir ou de nuire
au moyen de mystérieuses recettes. En contrepartie, et en quelque sorte
pour se valoriser, l'homme s'est défini comme apollinien et rationnel par
opposition à la femme dionysiaque et instinctive, plus envahie que lui par
l'obscurité, l'inconscient et le rêve. A cause de ses racines profondes,
l'incompréhension entre les deux sexes peut être décelée à tous les
niveaux. La femme reste pour l'homme une constante énigme : il ne sait
pas ce qu'elle veut — constatation faite notamment par Freud. Elle le
désire héros et cependant cherche à le retenir à la maison, quitte à le
mépriser s'il obéit. Elle est pour lui éternelle contradiction vivante, du
moins tant qu'il n'a pas compris qu'elle est tout ensemble désir de
l'homme et aspiration à la stabilité : deux conditions nécessaires pour que
se réalise l'œuvre créatrice dont elle est chargée.
Mystère de la maternité, mais plus largement encore mystère de la
physiologie féminine liée aux lunaisons. Attiré par la femme, l'autre sexe
est tout autant repoussé par le flux menstruel, les odeurs, les sécrétions de
sa partenaire, le liquide amniotique, les expulsions de l'accouchement.
On connaît la constatation humiliée de saint Augustin : « Inter urinam et
faeces nascimur. » Cette répulsion et d'autres semblables ont engendré au
cours des âges et d'un bout à l'autre de la planète de multiples
interdictions. La femme qui avait ses règles était tenue pour dangereuse
et impure. Elle risquait d'apporter toute sorte de maux. Il fallait donc
l'éloigner. Cette impureté nocive était étendue à l'accouchée elle-même,
si bien qu'elle devait être, après la naissance, réconciliée avec la société
par un rite purificateur. Malgré quoi, dans beaucoup de civilisations, on a
considéré la femme comme un être fondamentalement souillé que l'on
écartait de certains cultes, à qui beaucoup de prêtrises étaient refusées et
qui avait, en général, interdiction de toucher les armes. La répulsion à
l'égard du « deuxième sexe » était renforcée par le spectacle de la
décrépitude d'un être plus proche que l'homme de la matière et donc plus
rapidement et plus visiblement « périssable » que celui qui prétend
incarner l'esprit. D'où la permanence et l'ancienneté du thème
iconographique et littéraire de la femme apparemment accorte mais dont
le dos, les seins ou le ventre sont déjà pourriture. Moralisé, ce thème est
devenu chrétien, mais l'Allemande Frau Holle, la Danoise Ellefruwen et
la Suédoise Skogsnufva, trois représentations de « la Femme qui invite »,
mais dont le corps grouille de vers, sont d'origine préchrétienne 1262. Pour
les mentalités masculines l'arsenal des parfums féminins n'a-t-il pas
constitué un camouflage de la corruption latente, ou déjà présente, de la
partenaire ?
Cette ambiguïté fondamentale de la femme qui donne la vie et annonce
la mort a été ressentie au long des siècles, et notamment exprimée par le
culte des déesses-mères. La terre mère est le ventre nourricier, mais aussi
le royaume des trépassés sous le sol ou dans l'eau profonde. Elle est
calice de vie et de mort. Elle est comme ces urnes crétoises qui
contenaient l'eau, le vin et le grain et aussi bien les cendres des défunts.

Elle « a un visage de ténèbres, écrit Simone de Beauvoir, elle est le chaos d'où tout
est issu et où tout doit un jour retourner... Il fait nuit dans les entrailles de la terre.
Cette nuit, où l'homme est menacé de s'engloutir, et qui est l'envers de la fécondité,
l'épouvante 1263 ».

Ce n'est pas un hasard si dans beaucoup de civilisations les soins des


morts et les rituels funéraires ont incombé aux femmes. C'est qu'on les
jugeait beaucoup plus liées que les hommes au cycle — l'éternel retour
— qui entraîne tous les êtres de la vie vers la mort et de la mort vers la
vie. Elles créent, mais aussi elles détruisent. D'où les noms innombrables
des déesses de la mort. D'où les multiples légendes et représentations de
monstres femelles. « La mère ogresse [Médée est du nombre] est un
personnage aussi universel et aussi ancien que le cannibalisme lui-même,
aussi ancien que l'humanité 1264. » Inversement, les ogres masculins sont
rares. Derrière les accusations portées aux XVe-XVIIIe siècles contre tant
de sorcières qui auraient tué des enfants pour les offrir à Satan se
trouvait, dans l'inconscient, cette crainte sans âge du démon femelle
meurtrier des nouveau-nés. La déesse hindoue, Kali, mère du monde, est
sans doute la représentation la plus grandiose que les hommes aient
forgée de la femme à la fois destructrice et créatrice. Belle et assoiffée de
sang, elle est la déesse « dangereuse » à qui il faut sacrifier chaque année
des milliers d'animaux. Elle est le principe maternel aveugle qui impulse
le cycle du renouveau. Elle provoque l'explosion de la vie. Mais en même
temps elle répand aveuglément les pestes, la faim, les guerres, la
poussière et la chaleur écrasante1265. A la sanguinaire Kali, répondaient
d'une certaine façon dans les mentalités helléniques les Amazones «
dévoreuses » de chair humaine, les Parques qui coupaient le fil de la vie,
les Erinyes « effroyables », « folles » et « vengeresses », si terribles que
les Grecs n'osaient pas prononcer leur nom. Est-ce que la Dulle Griet, «
Margot l'enragée », de Breughel n'exprime pas à son tour la crainte
masculine devant l'aveugle déchaînement féminin 1266 ?
La peur masculine de la femme va donc au-delà de la crainte de la
castration identifiée par Freud. Mais le diagnostic de celui-ci n'est pas
pour autant erroné, à condition toutefois de le détacher du soi-disant désir
féminin de posséder un pénis que la psychanalyse à ses débuts avait
postulé sans preuve suffisante. Dossiers cliniques, mythologie et histoire
confirment en effet la peur de la castration chez l'homme. On a compté
plus de trois cents versions du mythe de la vagina dentata chez les
Indiens d'Amérique du Nord qui se retrouve en Inde avec, parfois, une
variante tout aussi significative : le vagin n'a pas de dents, mais il est
rempli de serpents. La peur de la castration s'exprime tout au long d'un
chapitre entier du Malleus maleficarum (partie Ire, chap. IX) : « Les
sorcières peuvent-elles illusionner jusqu'à faire croire que le membre viril
est enlevé ou séparé du corps 1267 ? » La réponse est : oui, étant, par
ailleurs, assuré que les démons peuvent réellement subtiliser le penis de
quelqu'un. Cette question et cette réponse, qu'on retrouve dans la plupart
des traités de démonologie de la Renaissance, se doublaient à l'époque
d'affirmations catégoriques sur le nouement de l'aiguillette — véritable
équivalent de la castration puisque la victime se voyait, momentanément
ou définitivement, privée de sa puissance virile 1268.
Dans l'inconscient de l'homme la femme suscite l'inquiétude, non
seulement parce qu'elle est le juge de sa sexualité, mais encore parce qu'il
l'imagine volontiers insatiable, comparable à un feu qu'il faut sans cesse
alimenter, dévorante comme la mante religieuse. Il redoute le
cannibalisme sexuel de sa partenaire assimilée par un conte du Mali à
une énorme calebasse qui, en roulant, engloutit toutes choses sur son
passage 1269. Ou encore il se représente Eve comme un océan sur lequel
son frêle navire flotte avec précarité, comme un gouffre qui l'aspire, un
lac profond, un puits sans fond. Le vide est la manifestation femelle de la
perdition. Aussi faut-il résister aux troubles appels de Circé et de Lorelei.
Car, de toute façon, l'homme n'est jamais gagnant dans le duel sexuel. La
femme lui est « fatale ». Elle l'empêche d'être lui-même, de réaliser sa
spiritualité, de trouver le chemin de son salut. Epouse ou amante, elle est
geôlière de l'homme. A tout le moins, celui-ci doit-il, à la veille ou sur le
chemin de grandes entreprises, résister aux séductions féminines. Ainsi
font Ulysse et Quetzalcoatl. Succomber à la fascination de Circé c'est
perdre son identité. De l'Inde à l'Amérique, des poèmes homériques aux
sévères traités de la Contre-Réforme on retrouve ce thème de l'homme
perdu parce qu'il s'est abandonné à la femme.
De l'homme à la femme, a-t-on cru longtemps, l'amitié est impossible.
Tout se passe, écrit Marie-Odile Métral, « comme si [l'amitié] était une
invention des hommes pour dominer leur vieille peur de la femme »... La
liaison amicale apparaît alors comme un moyen de « neutraliser la magie
féminine, effet du pouvoir de la femme sur la vie et de sa connivence
avec la nature ». Dès lors, « asservir la femme, c'est maîtriser le caractère
dangereux qu'on prête à son impureté fondamentale et à sa force
mystérieuse 1270 ».
Mal magnifique, plaisir funeste, venimeuse et trompeuse, la femme a
été accusée par l'autre sexe d'avoir introduit sur terre le péché, le malheur
et la mort. Pandore grecque ou Eve judaïque, elle a commis la faute
originelle en ouvrant l'urne qui contenait tous les maux ou en mangeant
du fruit défendu. L'homme a cherché un responsable à la souffrance, à
l'échec, à la disparition du paradis terrestre, et il a trouvé la femme.
Comment ne pas redouter un être qui n'est jamais si dangereux que
lorsqu'il sourit ? La caverne sexuelle est devenue la fosse visqueuse de
l'enfer.
Ainsi, la peur de la femme n'est pas une invention des ascètes
chrétiens. Mais il est vrai que le christianisme l'a très tôt intégrée et qu'il
a ensuite agité cet épouvantail jusqu'au seuil du XXe siècle. C'est dire que
l'antiféminisme agressif que nous mettrons plus particulièrement en relief
durant la période XIVe-XVIIe siècles n'était pas une nouveauté dans le
discours théologique. Celui-ci était-il une juste lecture de l'Evangile ? On
trouve au contraire dans les textes qui font connaître l'enseignement de
Jésus « un souffle de charité qui s'étend aussi bien aux femmes qu'aux
lépreux » (Simone de Beauvoir1271, et surtout l'exigence révolutionnaire
d'une égalité foncière entre l'homme et la femme. Aux pharisiens qui lui
demandent s'il est permis de répudier sa femme pour n'importe quel
motif, Jésus répond : « N'avez-vous pas lu que le Créateur, dès l'origine,
les fit homme et femme et qu'il a dit : — Ainsi donc l'homme quittera son
père et sa mère pour s'attacher à sa femme et les deux ne feront qu'une
seule chair ? Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair » (Mtt.
XIX, 1-9, et Mc x, 1-9). L'attitude de Jésus vis-à-vis des femmes a été à
ce point novatrice qu'elle a choqué même ses disciples. Alors que les
femmes juives n'avaient aucune part à l'activité des rabbins et étaient
exclues du culte du Temple, Jésus s'entoure volontiers de femmes, cause
avec elles, les considère comme des personnes à part entière, surtout
quand elles sont méprisées (la Samaritaine, la pécheresse publique). Il
associe des femmes à son activité de prédication : « Les Douze, écrit
saint Luc, l'accompagnaient ainsi que quelques femmes qui avaient été
guéries d'esprits mauvais et de maladies : Marie, surnommée la
Magdaléenne..., Jeanne, femme de Chouza, intendant d'Hérode, Suzanne
et plusieurs autres qui les assistaient de leurs biens » (Lc VIII, 1-4). Alors
que tous les disciples sauf Jean abandonnent le Seigneur le jour de sa
mort, des femmes demeurent, fidèles, au pied de la croix. Elles seront les
premiers témoins de la Résurrection : point sur lequel s'accordent les
quatre Evangiles 1272. Mais, dès le début et notamment avec saint Paul,
l'Eglise eut du mal à passer de la théorie à la pratique. L'égalité
préconisée par l'Evangile céda devant des obstacles de fait, nés du
contexte culturel dans lequel le christianisme se répandit1273. Jouèrent
ensemble contre « l'annonce contestataire de l'égale dignité1274 » des deux
conjoints les structures patriarcales des Juifs et des Gréco-Romains et
une longue tadition intellectuelle qui, du pythagorisme au stoïcisme, en
passant par Platon, prônait le détachement des réalités terrestres et
affichait un égal mépris du travail manuel et de la chair (« Tota mulier in
utero »). Saint Paul, qui est à l'origine des ambiguïtés du christianisme à
l'égard du problème féminin, proclama certes l'universalisme évangélique
(« Il n'y a ni Juif ni Grec..., ni esclave ni homme libre, ni homme ni
femme : car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus » [Epître aux
Galates III, 8]). Mais, fils et élève de pharisien en même temps que
citoyen romain, il contribua à placer la femme chrétienne dans une
position de subordination à la fois dans l'Eglise et dans le mariage. Il lui
demanda d'avoir la tête voilée dans les assemblées de prière et, rappelant
le deuxième récit de la création (Gen. II, 21-24), écrivit : « Ce n'est pas
l'homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour
l'homme » (I Cor. XI, 9) — paroles que dément partiellement le contexte
— mais de celui-ci la tradition chrétienne oublia de se souvenir. Quant à
la célèbre allégorie conjugale, elle devint le fondement « du dogme de la
subordination inconditionnée de la femme à l'homme » et contribua à «
sacraliser une situation culturelle antiféministe 1275 ». Rappelons-en les
termes :

« Que les femmes soient soumises à leur mari comme au Seigneur ; en effet, le mari
est chef [ = la tête] de sa femme, comme le Christ est chef de l'Eglise, lui, le Sauveur
du corps. Or, l'Eglise se soumet au Christ ; les femmes doivent donc, et de la même
manière, se soumettre en tout à leurs maris» (Eph. v, 22-24.)

Deux passages du corpus paulinien ont joué un rôle important dans


l'exclusion des femmes du ministère presbytéral-épiscopal. D'abord I Cor.
XIV, 34-35 : « Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne
leur est pas permis de prendre la parole ; qu'elles se tiennent dans la
soumission comme la loi elle-même le dit. » Le second passage (I Tim.
II, 11-14) est tout aussi catégorique — saint Thomas d'Aquin s'appuiera
sur lui — et déclare : « Je ne permets pas à la femme d'enseigner et de
gouverner l'homme. » La majorité des exégètes pensent maintenant que
ces deux textes sont des interpolations. D'autre part, saint Paul a
manifesté à plusieurs reprises sa reconnaissance à l'égard des femmes
dont l'activité apostolique secondait la sienne. Il n'était sûrement pas un
misogyne. Il reste qu'il a partagé l'androcentrisme de son temps 1276.
Accentuèrent encore la marginalisation de la femme dans la culture
chrétienne en train de se constituer l'attente de la fin du monde longtemps
considérée comme prochaine, l'exaltation de la virginité et de la chasteté
et l'interprétation masculinisante du récit de la chute dans la Genèse (III,
1-7). Dès lors, ne nous étonnons pas de trouver sous la plume des
premiers écrivains chrétiens et des Pères de l'Eglise des traits
antiféministes lourdement appuyés. Tertullien, s'adressant à la femme, lui
dit :

« ...Tu devrais toujours porter le deuil, être couverte de haillons et abîmée dans la
pénitence, afin de racheter la faute d'avoir perdu le genre humain... Femme, tu es la
porte du diable. C'est toi qui as touché à l'arbre de Satan et qui, la première, a violé la
loi divine 1277. »

L'agressivité de Tertullien et son austérité outrancière camouflaient


une véritable aversion pour les mystères de la nature et de la maternité.
Dans le De monogamia, il évoque avec dégoût les nausées des femmes
enceintes, les seins ballants et les mioches qui braillent. D'une certaine
manière l'esprit de Tertullien se retrouve chez saint Ambroise qui, lui
aussi, dénigre le mariage. Il est vrai qu'en exaltant la virginité il propose
un type de féminisme inédit appelé à une longue carrière : le mariage
n'étant qu'un pis-aller, la maternité n'apportant que douleurs et ennuis,
mieux vaut s'en détourner et opter pour la virginité, état sublime et quasi
divin1278. Pour saint Jérôme, le mariage est un don du péché. Ecrivant à
une jeune fille, à qui il conseille de rester vierge, il traite par le mépris le
commandement biblique : « Croissez, multipliez et remplissez la terre ».

« Tu oses rabaisser le mariage qui a été béni par Dieu ? direz-vous. Ce n'est point
rabaisser le mariage que de lui préférer la virginité... Personne ne compare un mal à
un bien. Que les femmes mariées tiennent fierté de prendre rang derrière les vierges. «
Croissez, multipliez et remplissez la terre » (Gen. I, 28). Qu'il croisse et se multiplie
celui qui veut remplir la terre. Ta cohorte à toi est dans les cieux. « Croissez et
multipliez... » : ce commandement s'est accompli après le paradis, après la nudité et
les feuilles de figuier qui annonçaient les folles étreintes du mariage 1279. »

La sexualité est le péché par excellence : cette équation a pesé lourd


dans l'histoire chrétienne. Le mariage qui accoutume aux voluptés —
celles-ci étant comparées au « pus » par Méthode d'Olympe — s'oppose à
la contemplation des choses divines. Au contraire, « la virginité, écrit
Marie-Odile Métral, intégrité physique, purification de l'âme et
consécration à Dieu... est retour à l'origine [et] à l'immortalité dont elle
atteste la réalité 1280 ». Le désir étant réputé trouble, mauvais et insatiable,
une série de relations s'établit pour longtemps dès le temps de Pères de
l'Eglise que Marie-Odile Métral pose de la façon suivante 1281 :

Dans les milieux d'Eglise, on tint désormais pour évidente vérité que «
virginité et chasteté remplissent et peuplent les sièges du paradis » —
formulation du XVIe siècle. Mais, tout en exaltant la virginité féminine, la
théologie n'en continua pas moins de théoriser la misogynie foncière de
la culture qu'elle avait inconsciemment adoptée. Comment toutefois
concilier cet antiféminisme avec l'enseignement évangélique sur l'égale
dignité de l'homme et de la femme ? Saint Augustin y parvint grâce à une
étonnante distinction : tout être humain, déclara-t-il, possède une âme
spirituelle asexuée et un corps sexué. Chez l'individu masculin, le corps
reflète l'âme, ce qui n'est pas le cas chez la femme. L'homme est donc
pleinement image de Dieu, mais non la femme qui ne l'est que par son
âme et dont le corps constitue un obstacle permanent à l'exercice de sa
raison. Inférieure à l'homme, la femme doit donc lui être soumise 1282.
Cette doctrine, ultérieurement aggravée dans des textes faussement
attribués à saint Augustin lui-même et à saint Ambroise, passa avec ceux-
ci dans le fameux Décret de Gratien (vers 1140-1150), qui devint
jusqu'au début du XXe siècle la principale source officieuse du droit de
l'Eglise 1283 et où on peut lire :
« Cette image de Dieu est dans l'homme [= Adam], créé unique, source de tous les
autres humains, ayant reçu de Dieu le pouvoir de gouverner, comme son remplaçant,
parce qu'il est l'image d'un Dieu unique. C'est pour cela que la femme n'a pas été faite
à l'image de Dieu. » Gratien prend ensuite à son compte le texte du pseudo Ambroise :
« Ce n'est pas pour rien que la femme a été créée, non pas de la même terre dont a été
fait Adam, mais d'une côte d'Adam... C'est pour cela que Dieu n'a pas créé au
commencement un homme et une femme ni deux hommes ni deux femmes ; mais
d'abord l'homme, ensuite la femme à partir de lui 1284. »

Saint Thomas d'Aquin n'a donc pas innové en enseignant à son tour
que la femme a été créée plus imparfaite que l'homme, même quant à son
âme, et qu'elle lui doit obéir « parce que naturellement chez l'homme
abonde davantage le discernement et la raison 1285 ». Mais aux arguments
théologiques il ajouta, pour faire bonne mesure, le poids de la science
aristotélicienne : seul, l'homme joue un rôle positif dans la génération, sa
partenaire n'étant que réceptacle. Il n'y a véritablement qu'un seul sexe, le
masculin. La femme est un mâle déficient. Il n'est donc pas étonnant
qu'être débile, marqué par l'imbecillitas de sa nature — un cliché mille
fois répété dans la littérature religieuse et juridique — la femme ait cédé
aux séductions du tentateur. Aussi doit-elle demeurer sous tutelle 1286. « La
femme a besoin du mâle non seulement pour engendrer, comme chez les
autres animaux, mais même pour se gouverner : car le mâle est plus
parfait par sa raison et plus fort en vertu 1287. »
Saint Thomas d'Aquin s'efforça toutefois de désacraliser les interdits
relatifs au sang menstruel, adoptant sur ce sujet, à l'intérieur, bien sûr, du
système artistotélicien, une attitude qu'on pourrait qualifier de
scientifique. Pour lui, les règles sont le résidu du sang produit en dernier
par la digestion ; il sert à fabriquer le corps de l'enfant : Marie n'a pas
constitué autrement celui de Jésus 1288. Mais des tabous venus du fond des
âges ne se laissent pas facilement abattre par le raisonnement. De
nombreux auteurs ecclésiastiques (Isidore de Séville, Rufin de Bologne,
etc.) et les canonistes glossateurs du Décret de Gratien affirmèrent tout
au long du Moyen Age le caractère impur du sang menstruel, en se
référant souvent explicitement à l'Histoire naturelle de Pline. Selon eux,
ce sang chargé de maléfices empêchait la germination des plantes, faisant
mourir la végétation, rouillait le fer, donnait la rage aux chiens. Des
pénitentiels interdirent à la femme ayant ses règles de communier, voire
d'entrer à l'Eglise. D'où, plus généralement, l'interdiction aux femmes de
servir la messe, de toucher les vases sacrés, d'accéder aux fonctions
rituelles 1289.
Ainsi le Moyen Age « chrétien », dans une assez large mesure,
additionna, rationalisa et majora les griefs misogynes reçus des traditions
dont il était l'héritier. En outre, la culture se trouvait maintenant, dans une
très large mesure, aux mains de clercs célibataires qui ne pouvaient
qu'exalter la virginité et se déchaîner contre la tentatrice dont ils
redoutaient les séductions. C'est bien la peur de la femme qui a dicté à la
littérature monastique ces anathèmes périodiquement lancés contre les
attraits fallacieux et démoniaques de la complice préférée de Satan.

Odon, abbé de Cluny (Xe siècle) : « La beauté physique ne va pas au-delà dé la


peau. Si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la vue des femmes leur
soulèverait le cœur. Quand nous ne pouvons toucher du bout du doigt un crachat ou de
la crotte, comment pouvons-nous désirer embrasser ce sac de fiente 1290 ? »
Marborde, évêque de Rennes puis moine à Angers (XIe siècle) : « Parmi les
innombrables pièges que notre ennemi rusé a tendu à travers toutes les collines et les
plaines du monde, le pire et celui que presque personne ne peut éviter, c'est la femme,
funeste cep de malheur, bouture de tous les vices, qui a engendré sur le monde entier
les plus nombreux scandales... La femme, doux mal, à la fois rayon de cire et venin,
qui d'un glaive enduit de miel perce le cœur même des sages 1291. »
Naturellement les moines, pour se justifier eux-mêmes, tâchaient de détourner les
autres du mariage. Ainsi fait Roger de Caen au XIe siècle : « Crois-moi, frère, tous les
maris sont malheureux... Celui qui a une vilaine épouse s'en dégoûte et la hait ; si elle
est belle, il a terriblement peur des galants... Beauté et vertu sont incompatibles...
Telle femme donne à son époux de tendres embrassements et lui plaque de doux
baisers, qui sécrète le poison dans le silence de son cœur ! La femme n'a peur de rien ;
elle croit que tout est permis 1292. »

C'est le même discours injuste et odieux fondé sur une opposition


simpliste entre le blanc et le noir — le blanc étant l'univers de l'homme et
le noir celui de la femme — qu'expriment de nombreuses sculptures
médiévales : à Charlieu et à Moissac la femme enlacée par un serpent
dont un énorme crapaud dévore le sexe ; à la cathédrale de Rouen la
danse d'Hérodiade ; à la cathédrale d'Auxerre, la jeune fille qui
chevauche un bouc : quatre exemples entre mille.
Ne tombons pas à notre tour dans le simplisme. Le Moyen Age a de
plus en plus exalté Marie et lui a consacré d'immortelles œuvres d'art ; et
il a, d'autre part, inventé l'amour courtois qui a réhabilité l'attrait
physique, placé la femme sur un piédestal au point d'en faire la suzeraine
de l'homme amoureux et le modèle de toutes perfections. Le culte marial
et la littérature des troubadours ont eu des prolongements importants et
ont peut-être contribué dans la longue durée à la promotion de la femme.
Mais dans la longue durée seulement. Car au Moyen Age ne furent-ils
pas interprétés et utilisés comme une sorte de mise à l'écart, hors
d'atteinte, de personnages féminins exceptionnels, nullement
représentatifs de leur sexe ? L'exaltation de la Vierge Marie eut pour
contrepartie la dévaluation de la sexualité. Quant à la littérature
courtoise, elle ne parvint pas, même en Occitanie sa terre d'élection, à
changer les structures sociales 1293. En outre, elle contenait en elle-même
une évidente contradiction. Certes, le fin'amors (l'amour pur) accordait
l'initiative aux dames et constituait une manière de triomphe sur une
misogynie quasi universelle, sans nier pour autant la sexualité. L'asag —
c'est-à-dire « la mise à l'épreuve », avec nudité de partenaires,
embrassements, caresses et attouchements, mais refus de l'orgasme
masculin — constituait finalement une technique érotique et un éloge du
plaisir 1294 qui rompaient avec le naturalisme vulgaire et hostile à la femme
du second Roman de la Rose. Mais si l'amour courtois sublimait et même
divinisait telle ou telle femme exceptionnelle et une féminité idéale, en
contrepartie il abandonnait à leur sort l'immense majorité des personnes
du « deuxième sexe ». De là les palinodies du clerc André Le Chapelain
qui, dans le De amore (vers 1185), après deux livres où il chante les
mérites de la dame et la soumission de l'amant, se lance ensuite dans une
furieuse diatribe contre les vices féminins. De là encore — tandis que l'on
glisse de l'amour courtois à l'amour platonicien — l'étrange paradoxe
d'un Pétrarque amoureux de Laure, angélique et irréelle, mais allergique
aux soucis quotidiens du mariage et hostile à la femme réelle, réputée
diabolique :

« La femme... est un vrai diable, une ennemie de la paix, une source d'impatience,
une occasion de disputes dont l'homme doit se tenir éloigné s'il veut goûter la
tranquillité... Qu'ils se marient, ceux qui trouvent de l'attrait à la compagnie d'une
épouse, aux étreintes nocturnes, aux glapissements des enfants et aux tourments de
l'insomnie... Pour nous, si c'est en notre pouvoir, nous perpétuerons notre nom par le
talent et non par le mariage, par des livres et non par des enfants, avec le concours de
la vertu et non avec celui d'une femme 1295. »

Bel aveu d'égoïsme misogyne qui prouve, dans le cas du « premier


homme moderne » de notre civilisation, le faible impact de l'amour
courtois sur la culture dirigeante encore dominée par les clercs.

2. La diabolisation de la femme

C'est précisément à l'époque de Pétrarque que la peur de la femme


s'accroît dans une partie au moins de l'élite occidentale. Aussi convient-il
de rappeler ici un des thèmes dominants du présent livre : tandis que
s'additionnent pestes, schismes, guerres et crainte de la fin du monde —
une situation qui s'installe pour trois siècles — les plus zélés des
chrétiens prennent conscience des multiples dangers qui menacent
l'Eglise. Ce qu'on a appelé « montée de l'exaspération et de l'outrance »
fut en réalité la constitution d'une mentalité obsidionale. Les périls
identifiables étaient divers, extérieurs et intérieurs. Mais Satan était
derrière chacun d'eux. Dans cette atmosphère chargée d'orages,
prédicateurs, théologiens et Inquisiteurs désirent mobiliser toutes les
énergies contre l'offensive démoniaque. En outre, plus que jamais ils
veulent donner l'exemple. Leur dénonciation du complot satanique
s'accompagne d'un douloureux effort vers plus de rigueur personnelle.
Dans ces conditions, on peut légitimement présumer, à la lumière de la
psychologie des profondeurs qu'une libido plus que jamais réfrénée s'est
changée chez eux en agressivité 1296. Des êtres sexuellement frustrés qui
ne pouvaient pas ne pas connaître des tentations projetèrent sur autrui ce
qu'ils ne voulaient pas identifier en eux-mêmes. Ils posèrent devant eux
des boucs émissaires qu'ils pouvaient mépriser et accuser à leur place.
Avec l'entrée en scène au XIIIe siècle des ordres mendiants, la
prédication prit en Europe une importance extraordinaire, dont nous
avons maintenant quelque mal à mesurer l'ampleur. Et son impact
s'accrut encore à partir des deux Réformes, protestante et catholique.
Même si la plupart des sermons d'autrefois sont perdus, ceux qui nous
restent laissent assez deviner qu'ils furent souvent les véhicules et les
multiplicateurs d'une misogynie à base théologique : la femme est un être
prédestiné au mal. Aussi ne prend-on jamais assez de précautions avec
elle. Si l'on ne l'occupe pas à de saines besognes, à quoi ne pensera-t-elle
pas ? Ecoutons prêcher saint Bernardin de Sienne :

« Y a-t-il à balayer la maison ? — Oui. — Oui. Fais-la-lui balayer. Y a-t-il à relaver


les écuelles ? Fais-les-lui relaver. Y a-t-il à tamiser ? Fais-la tamiser, fais-la donc
tamiser. Y a-t-il à faire la lessive ? Fais-la-lui faire dans la maison. — Mais il y a la
servante ! — Qu'il y ait la servante. Laisse faire à elle [l'épouse], non par besoin que
ce soit elle qui le fasse, mais pour lui donner de l'exercice. Fais-lui garder les enfants,
laver les langes et tout. Si tu ne l'habitues pas à tout faire, elle deviendra un bon petit
morceau de chair. Ne lui laisse pas ses aises, je te dis. Tant que tu la maintiendras en
haleine, elle ne restera pas à la fenêtre, et il ne lui passera pas par la tête tantôt une
chose, tantôt une autre 1297. »

Dans les ouvrages du prédicateur alsacien Thomas Murner,


principalement la Conjuration des fous et la Confrérie des fripons — tous
deux de 1512 — l'homme n'est certes pas ménagé, mais la femme est
plus encore vilipendée 1298. D'abord, elle est un « diable domestique » : à
l'épouse dominatrice, il ne faut donc pas hésiter à appliquer des raclées
— ne dit-on pas qu'elle a neuf peaux ? Ensuite, elle est communément
infidèle, vaniteuse, vicieuse et coquette. Elle est l'appât dont Satan se sert
pour attirer l'autre sexe en enfer : tel fut pendant plusieurs siècles un des
thèmes inépuisables des sermons. A preuves, entre mille autres, ces
quelques accusations lancées par trois prédicateurs célèbres des XVe et
XVIe siècles : Ménot, Maillard et Glapion. « La beauté dans une femme
est cause de beaucoup de maux », affirme Ménot qui, sans originalité
d'ailleurs, tonne contre la mode :

« Pour se faire voir du monde [la femme qui ne se contente pas des vêtements qui
conviennent à son état] aura toute sorte de vains ornements : de grandes manches, la
tête pomponnée, la poitrine découverte jusqu'au ventre avec un fichu léger, au travers
duquel on peut voir tout ce qui ne devrait être vu de personne... C'est... dans un tel
dévergondage d'habits qu'elle passe, son livre d'heures sous le bras, devant une maison
où il y a une dizaine d'hommes qui la regardent d'un œil de convoitise. Eh bien, il n'y
a pas un seul de ces hommes qui ne tombe à cause d'elle dans le péché mortel 1299. »

Pour Maillard, la traîne des longues robes « achève de faire ressembler


la femme à une bête, puisqu'elle lui ressemble déjà par sa conduite ». Et «
les riches colliers, les chaînes d'or bien attachées à son col » marquent «
que le diable la tient et l'entraîne avec lui, liée et enchaînée ». Les dames
de son temps, ajoute-t-il, aiment lire des « livres obscènes qui parlent des
amours déshonnêtes et de la volupté, au lieu de lire dans le grand livre de
la conscience et de la dévotion ». Enfin, leurs « langues... babillardes
causent de grands maux 1300 ». Quant à Glapion, confesseur de Charles
Quint, il refuse de prendre en considération le témoignage de Marie-
Madeleine sur la résurrection de Jésus : « Car la femme, entre toutes
créatures, est variable et muable, parquoy elle ne poulroit assez prouver
contre les ennemis de notre foy 1301 » — transposition sur le plan
théologique de la sentence des juristes : « Les femmes — devant les
tribunaux — sont toujours moins croyables que les hommes 1302 ».
Au long des siècles, les litanies antiféministes récitées par les
prédicateurs ne varieront guère que dans la forme. Au XVIIe siècle, Jean
Eudes, célèbre missionnaire de l'intérieur, s'en prend un jour après saint
Jérôme aux :

« amazones du diable qui s'arment de pied en cape pour faire la guerre à la chasteté,
et qui, par leurs cheveux frisez avec tant d'artifice, par leurs mouches, par la nudité de
leurs bras, de leurs épaules et de leurs gorges, tuent cette princesse du ciel dans les
âmes qu'elles massacrent aussi avec la leur toute la première 1303 ».

Au début du XVIIIe siècle, Grignion de Montfort « déclare la guerre »


à toutes les femmes coquettes et vaniteuses, pourvoyeuses de l'enfer :

Femmes braves, filles belles


Que vos charmes sont cruels !
Que vos beautés infidèles
Font périr de criminels !
Vous paierez pour ces âmes
Que vous avez fait pécher
Que vos pratiques infâmes
Ont enfin fait trébucher.
Tant que je serai sur terre,
Idôles de vanité,
Je vous déclare la guerre,
Armé de la vérité 1304.

Rappelons qu'il s'agit ici de cantiques composés à l'usage des fidèles et


qui, dans la pensée de leur auteur, constituaient autant de sermons. Ceux-
ci, au cours des siècles, exprimèrent de mille façons la peur durable que
des clercs voués à la chasteté éprouvaient devant l'autre sexe. Pour ne pas
succomber à ses charmes ils le déclarèrent inlassablement dangereux et
diabolique. Ce diagnostic conduisait à d'extraordinaires contre-vérités et
à une indulgence singulière à l'égard des hommes. Témoin cet extrait
d'un panégyrique de Henri IV prononcé en 1776 à La Flèche par le
supérieur du collège :
« Déplorons ici, messieurs, le triste sort des rois à la vue des artifices funestes dont
Henri IV fut la victime. Un sexe dangereux oublie les plus saintes lois de la retenue et
de la modestie, joint à ses charmes naturels les ressources de son art diabolique,
attaque sans pudeur, trafique de sa vertu, et se dispute l'humiliant avantage d'amollir
notre héros et de corrompre son cœur 1305. »

Ainsi, le sermon, moyen efficace de christianisation à partir du XIIIe


siècle, a sans répit diffusé et tenté de faire pénétrer dans les mentalités la
peur de la femme. Ce qui était dans le haut Moyen Age discours
monastique est devenu ensuite, par l'élargissement progressif des
auditoires, avertissement affolé à l'usage de toute l'Eglise enseignée qui
fut invitée à confondre vie des clercs et vie des laïcs, sexualité et péché,
Eve et Satan.

Bien entendu, les prédicateurs ne faisaient que monnayer et distribuer


largement à l'aide du jeu oratoire une doctrine depuis longtemps établie
par de savants ouvrages. Mais ceux-ci, à leur tour, connurent un
rayonnement nouveau grâce à l'imprimerie qui contribua à accabler la
femme en même temps qu'elle renforçait la haine du Juif et la crainte de
la fin du monde. Soit le De planctu ecclesiae rédigé vers 1330 à la
demande de Jean XXII par le franciscain Alvaro Pelayo, alors grand
pénitencier à la cour d'Avignon. Cet ouvrage, oublié de nos jours, mérite
d'être exhumé des bibliothèques 1306. Il fut imprimé à Ulm dès 1474,
réédité à Lyon en 1517 et à Venise en 1560 — indications chronologiques
et géographiques qui laissent deviner une audience relativement
importante, au moins dans le monde des clercs chargés de diriger les
consciences. Or, on peut lire dans sa seconde partie un long catalogue des
cent deux « vices et méfaits » de la femme. A cet égard, il ressemble
beaucoup par sa structure et par le parallélisme des intentions au
Fortalicium fidei dirigé contre les Juifs. Tout ce que le Malleus
contiendra de plus misogyne est explicité dans le De planctu... avec force
références à l'Ecclésiastique, au livre des Proverbes, à saint Paul et aux
Pères de l'Eglise. Ces citations deviennent incendiaires parce qu'elles sont
coupées de leur contexte et tirées de façon arbitraire dans le sens d'un
antiféminisme virulent. On se trouve ici devant ce qui est peut-être le
document majeur de l'hostilité cléricale à la femme. Mais cet appel à la
guerre sainte contre l'alliée du diable ne se comprend que replacé dans le
milieu qui l'a lancé : celui des ordres mendiants soucieux de
christianisation et inquiets de la décadence du corps ecclésial.
Le livre Ier traite de façon peu originale de la constitution de l'Eglise.
Mais le second expose sur le mode pathétique la misère de la chrétienté.
C'est à l'intérieur de cette longue complainte que se situe, à l'article XLV
— le plus étendu du volume ! — la litanie des reproches adressés aux
filles d'Eve. Tantôt le franciscain met en case « les femmes » ou « des
femmes », tantôt « certaines femmes », tantôt plus catégoriquement « la
femme », et c'est bien de celle-ci comme telle qu'il instruit le procès sans
que l'accusée ne soit jamais assistée d'un avocat. Dès l'abord, il est
entendu qu'elle partage « tous les vices » de l'homme. Mais, en plus, elle
a les siens propres, nettement diagnostiqués par l'Ecriture :

« N° 1 : Ses paroles sont mielleuses... ; n° 2 : Elle est trompeuse... ; n° 13 : Elle est


pleine de malice. Toute malice et toute perversité viennent d'elle [Eccl. XXV]... ; n°
44 : Elle est bavarde, surtout à l'église... ; n° 81 : Souvent prises de délire, elles tuent
leurs enfants... ; n° 102 : Certaines sont incorrigibles... »

Malgré ses intentions méthodiques, ce catalogue contient des redites et


manque de cohérence interne. Mieux vaut donc regrouper en sept points
les arguments principaux d'un réquisitoire qui amalgame, à l'insu même
de son auteur, accusations théologiques, peur immémoriale de la femme,
autoritarisme des sociétés patriarcales et orgueil du clerc mâle.
a) Grief premier, du moins au niveau de la conscience claire : Eve a
été le « commencement » et la « mère du péché ». Elle signifie
pour ses malheureux descendants « l'expulsion du paradis
terrestre ». La Femme est donc désormais « l'arme du diable », «
la corruption de toute loi », la source de toute perdition. Elle est
« une fosse profonde », « un puits étroit ». « Elle tue ceux qu'elle
a trompés » ; « la flèche de son regard transperce les plus
vaillants ». Son cœur est « le filet du chasseur ». Elle est « une
mort amère » et par elle nous avons tous été condamnés au trépas
(introd. et nos 6, 7 et 16).
b) Elle attire les hommes par des appâts mensongers afin de mieux
les entraîner dans le 'goufre de la sensualité. Or, « il n'est aucune
immondicité à laquelle ne conduise la luxure ». Pour mieux
tromper, elle se peint, elle se farde, elle va jusqu'à placer sur sa
tête la chevelure des morts. Fondamentalement courtisane, elle
aime fréquenter les danses qui allument le désir. Elle retourne «
le bien en mal », « la nature en son contraire », spécialement
dans le domaine sexuel. « Elle s'accouple avec le bétail », se met
sur l'homme dans l'acte d'amour (vice qui aurait provoqué le
déluge), ou, « contre la pureté et la sainteté du mariage »,
accepte de s'unir avec son mari à la façon des bêtes. Les unes
épousent un proche parent ou leur parrain, d'autres sont
concubines de prêtres ou de laïcs. Certaines ont des rapports
sexuels trop tôt après un accouchement ou dans la période des
règles (nos 5, 23, 24, 25, 26, 27, 31, 32, 43, 45, 70).
c) Des femmes sont des « devineresses impies » et jettent des sorts.
Certaines, « très criminelles », « en usant d'enchantements, de
maléfices et de l'art de Zabulon », empêchent la procréation.
Elles provoquent la stérilité avec des herbes et des compositions
magiques. « Souvent [on remarquera l'insistance sur cet adverbe]
elles étouffent, par manque de précaution, les petits enfants
couchés [avec elles] dans leur lit. Souvent, elles les tuent, prises
de délire. Quelquefois, elles sont les collaboratrices de l'adultère
: soit qu'elles livrent des vierges à la débauche, soit qu'elles
s'arrangent pour faire avorter une fille qui s'est abandonnée à la
fornication. » (Nos 43, 79, 80, 81.)
d) L'accusation la plus longuement développée — elle forme le
huitième de l'article — est ainsi libellée : « La femme est
ministre d'idolâtrie. » Car « elle rend l'homme inique et le fait
apostasier » : en quoi elle est comparable au vin qui provoque le
même résultat. Quand on s'abandonne à la passion de la chair, on
élève un temple à une idole et on délaisse le vrai Dieu pour des
divinités diaboliques. Ainsi fit Salomon qui n'eut pas moins de
soixante-dix épouses — « elles furent presque comme des reines
» — et trois cents concubines. Au temps de ses dérèglements, il
sacrifia aux idoles qu'elles adoraient : Astarté, Thamuz, Moloch,
etc. C'est son mauvais exemple que suivent les chrétiens
lorsqu'ils s'accouplent avec des juives ou des musulmanes (nos 21,
22).
e) On peut regrouper dans une cinquième rubrique une série de
reproches dispersés au long des cent deux grains de ce noir
chapelet : la femme est « insensée », « criarde », « inconstante »,
« bavarde », « ignorante », « elle veut tout à la fois ». Elle est «
querelleuse » et « coléreuse ». Il n'existe pas de colère plus forte
que la sienne ». Elle est « envieuse ». C'est pourquoi
l'Ecclésiastique (XXVI) dit : « C'est crève-cœur et douleur
qu'une femme jalouse d'une autre. Et tout cela c'est le fléau de la
langue. » Elle est portée vers le vin (ebriesa) qu'elle supporte
mal. Or, c'est un spectacle honteux que celui d'une femme ivre,
et qu'on ne peut dissimuler (nos 5, 8, 13, 14, 17, 18).
f) Le mari doit se défier de son épouse. Parfois elle l'abandonne ou
bien « lui apporte un héritier conçu d'un étranger », ou bien lui
empoisonne la vie de ses soupçons et de sa jalousie. Certaines
agissent contre la volonté de leur conjoint et font l'aumône au-
delà de ce qu'il permettrait. D'autres, « saisies d'une inspiration
fantasque, veulent prendre l'habit de veuve, en dépit de leur mari
auquel elles refusent la copulation charnelle ». Laisse-t-on à la
femme la bride sur le cou dans le ménage, elle sera tyrannique :
« Si elle ne marche pas à ton commandement [ad manum tuam],
elle te fera honte devant tes ennemis. » « Elle méprise l'homme,
aussi ne faut-il pas lui donner d'autorité. » De toute façon,
comment empêcher qu'elle ne manifeste « une haine quasi
naturelle » aux fils et aux filles d'un premier lit, à ses gendres et
belles-filles ? (Nos 5, 11, 12, 15, 16, 20, 34, 77, 78.)
g) A la fois orgueilleuses et impures, les femmes apportent le
trouble dans la vie de l'Eglise. Elles parlent durant les offices et y
assistent la tête non voilée malgré les recommandations de saint
Paul. Or, elles devraient se couvrir la chevelure « en signe de
soumission et de honte pour le péché que la femme, la première,
a introduit dans le monde ». Des moniales touchent et souillent
les linges sacrés ou veulent encenser l'autel. « Elles se tiennent à
l'intérieur des grilles du choeur et prétendent y servir les prêtres.
» Elles lisent et prêchent du haut du pupitre » comme si elles en
avaient l'autorité. Certaines reçoivent des ordres qui leur sont
interdits ou cohabitent avec des clercs. D'autres vivent comme
des chanoinesses régulières — statut que l'Eglise n'a pas
approuvé — et impartissent la bénédiction solennelle et
épiscopale (nos 44, 57, 58, 59, 61, 65, 68, 73, 74). Relevons au
passage cette crainte d'un religieux de voir des femmes s'emparer
de la fonction cléricale. Des siècles durant, elle a hanté les
hommes d'Eglise qui ont redouté, par le biais de cette intrusion,
l'effondrement de tout un système. A deux cent cinquante ans de
distance, le jésuite Del Rio fait écho à Pelayo et parle avec
indignation d'une « certaine religieuse, laquelle trenchoit du
prestre et communioit le peuple avecque des hosties qu'elle
consacroit 1307 » : actes monstrueux dont la répétition n'aurait pas
manqué de ruiner de fond en comble la grandiose construction
ecclésiastique. Mais retournons à Pelayo. Arrivé au cent
deuxième numéro de sa litanie, le franciscain espagnol conclut
que les femmes, sous un extérieur d'humilité, cachent un
tempérament orgueilleux et incorrigible, en quoi elles
ressemblent aux Juifs.
De l'analyse ci-dessus, ressort à l'évidence que, par leur ton et leur
contenu, les accusations et imprécations d'Alvaro Pelayo renvoient dans
une assez large mesure à toute une littérature misogyne antérieure où l'on
trouve rassemblés des poèmes monastiques et le second Roman de la
Rose. Mais, en même temps, elles marquent le passage à une nouvelle
étape de l'antiféminisme clérical. Pour mieux saisir celui-ci, relisons des
extraits d'un De contemptu feminae (en vers) rédigé au XIIe siècle par un
moine de Cluny, Bernard de Morlas, dont l'œuvre poétique se partage par
ailleurs entre la louange de Marie, le mépris du monde et la description
terrifiante du Jugement dernier :

La femme ignoble, la femme perfide, la femme lâche


Souille ce qui est pur, rumine des choses impies, gâte les actions...
La femme est un fauve, ses péchés sont comme le sable.
Je ne vais pas cependant déchirer les bonnes que je dois bénir...
Que la mauvaise femme soit maintenant mon écrit, qu'elle soit
[mon discours...
Toute femme se réjouit de penser au péché et de le vivre.
Aucune, certes, n'est bonne, s'il arrive pourtant que quelqu'une
[soit bonne.
La femme bonne est chose mauvaise, et il n'en est presque aucune
[de bonne.
La femme est chose mauvaise, chose malement charnelle, chair
[tout entière.
Empressée à perdre, et née pour tromper, experte à tromper,
Gouffre inouï, la pire des vipères, belle pourriture,
Sentier glissant... chouette horrible, porte publique, doux poison...,
Elle se montre l'ennemie de ceux qui l'aiment, et se montre l'amie
[de ses ennemis...
Elle n'excepte rien, elle conçoit de son père et de son petit-fils.
Gouffre de sexualité, instrument de l'abîme, bouche des vices...
Tant que les moissons seront données aux cultivateurs et confiées
[aux champs,
Cette lionne rugira, cette fauve sévira, opposée à la loi.
Elle est le délire suprême, et l'ennemi intime, le fléau intime...
Par ses astuces une seule est plus habile que tous...
Une louve n'est pas plus mauvaise, car sa violence est moindre,
Ni un serpent, ni un lion...
La femme est un farouche serpent par son cœur, par son visage
[ou par ses actes.
Une flamme très puissante rampe en son sein comme un venin.
La femme mauvaise se peint et se pare de ses péchés,
Elle se farde, elle se falsifie, elle se transforme, se change et
[se teint...
Trompeuse par son éclat, ardente au crime, crime elle-même...
Autant qu'elle peut, elle se plaît à être nuisible...
Femme fétide, ardente à tromper, flambée de délire,
Destruction première, pire des parts, voleuse de la pudeur.
Elle arrache ses propres rejetons de son ventre...
Elle égorge sa progéniture, elle l'abandonne, la tue, dans un
[enchaînement funeste.
Femme vipère, non pas être humain, mais bête fauve, et infidèle
[à soi-même.
Elle est meurtrière de l'enfant, et, bien plus, du sien d'abord,
Plus féroce que l'aspic et plus forcenée que les forcenées...
Femme perfide, femme fétide, femme infecte.
Elle est le trône de Satan, la pudeur lui est à charge ; fuis-la,
[lecteur 1308.

A la lecture de ces invectives accablantes, on voit combien Alvaro


Pelayo à certains égards est peu original. Dans le noir poème de Bernard
de Morlas, on trouve déjà les éléments stéréotypés repris par le
franciscain espagnol : le passage de l'accusation contre la femme
mauvaise au discrédit lancé contre toutes les femmes ; les griefs contre la
perfidie, la tromperie, la violence de l'autre sexe ; contre la luxure
effrénée de la femme, son art de se farder et de se peindre, ses instincts
criminels qui la conduisent aux avortements provoqués et aux
infanticides. Fille aînée de Satan, elle est un « abîme » de perdition. Mais
ce discours misogyne qui était banal dans le monde monastique, Alvaro
Pelayo le retouche et l'aggrave de plusieurs façons. D'abord — et c'est
l'essentiel — il apporte force textes bibliques à l'appui de chaque
affirmation qui se trouve ainsi fondée en droit. Ensuite il démontre avec
une ampleur nouvelle que la femme est ministre d'idolâtrie — on a vu
l'importance qu'il accorde à ce thème —, que le mari doit tenir son
épouse bien en main et enfin que l'élément féminin cherche à perturber la
vie quotidienne de l'Eglise. Dès lors apparaissent les objectifs de ces
mises en garde. Alvaro Pelayo ne donne pas seulement des conseils à des
moines. En tant que prédicateur et confesseur, il s'adresse à l'ensemble
des fidèles — clergé séculier et laïcs réunis. Son propos revêt donc une
universalité que n'avaient pas ceux des bénédictins et cisterciens de la
période antérieure. Il est, quant au public visé, beaucoup plus proche de
Jean de Meung que de Bernard de Morlas. Mais, aux accusations
misogynes du second Roman de la Rose, il ajoute le support d'un solide
fondement théologique et les préoccupations de la pastorale.
L'antiféminisme virulent d'Alvaro Pelayo et de ses semblables,
cheminant à travers les multiples canaux du discours oral et écrit de
l'époque, ne pouvait manquer d'aboutir à la justification de la chasse aux
sorcières. Aussi bien le trouve-t-on au cœur des argumentations
manichéennes du Malleus maleficarum. Celui-ci, selon l'heureuse
formule d'A. Danet, est composé par un rédacteur qui a « la peur au
ventre » et se sent environné par un désordre satanique. Les mots dont la
racine est mal — mal, malheur, mauvais, maléfique, maléfice —
reviennent sans cesse sous sa plume : jusqu'à trente fois dans une même
page 1309. Il voit des catastrophes partout, des adultères et des nouements
d'aiguillettes sans cesse multipliés. Ce temps du péché est celui de la
femme. Celle-ci cependant trouve parfois grâce à ses yeux — ne faut-il
pas expliquer l'annonce faite à Marie ? Il se refuse donc à « mépriser un
sexe en qui Dieu, pour notre confusion, a toujours fait des œuvres de
puissance1310 ». Il évoque Judith, Deborah et Esther, Gisèle de Hongrie et
Clotilde. Il s'appuie sur l'Ecclésiastique, les Proverbes et saint Paul pour
« faire la louange des femmes bonnes » et proclamer heureux l'époux
dont la compagne est excellente 1311. Faibles contreparties cependant dans
un lourd dossier qui, le plus souvent, accable la branche féminine de
l'humanité représentée comme coupable face à une branche masculine
réputée victime 1312. Pour le rédacteur du Malleus « l'expérience enseigne
» que la perfidie (de sorcellerie) se trouve plus souvent chez des femmes
que chez des hommes 1313. Importe donc d'expliquer cette disproportion.
Or, les explications abondent, fournies par toute la littérature sacrée, elle-
même grossie d'apports venus de l'antiquité païenne. Cicéron, Térence et
Sénèque, l'Ecclésiastique, saint Jean Chrysostome et Lactance sont
mobilisés pour dénoncer la malice de la femme :
« Toute malice n'est rien près d'une malice de femme... La femme qu'est-elle d'autre
que l'ennemie de l'amitié, la peine inéluctable, le mal nécessaire, la tentation naturelle,
la calamité désirable, le péril domestique, le fléau délectable, le mal de nature peint en
couleurs claires ?... Une femme qui pleure est un mensonge... Une femme qui pense
seule pense à mal1314. »

Suit l'énonciation stéréotypée des faiblesses majeures de la femme :


elle est crédule, impressionnable, bavarde, inconstante « dans l'être... et
dans l'action », « déficiente dans ses forces d'âme et de corps »,
semblable à l'enfant « par la légèreté de la pensée », plus charnelle que
l'homme ( « on le voit à ses multiples turpitudes »). « Par nature, elle a
une foi plus faible... Femina vient de Fe et minus, car toujours elle a et
garde moins de foi. » Elle a des « affections et passions désordonnées »
qui se déchaînent dans la jalousie et la vengeance, les deux principaux
ressorts de la sorcellerie. Elle est menteuse par nature, non seulement
dans son langage, mais aussi dans « sa démarche, son port et son
maintien ».
Le Malleus conclut avec Caton d'Utique : « S'il n'y avait pas la malice
des femmes, même en ne disant rien des sorcières, le monde serait libéré
d'innombrables périls 1315.» La femme est une « chimère... Son aspect est
beau ; son contact fétide, sa compagnie mortelle 1316 ». Elle est « plus
amère que la mort, c'est-à-dire que le diable dont le nom est la mort selon
l'Apocalypse 1317 ».
Une diabolisation de la femme — celle-ci se trouvant déshonorée en
même temps que la sexualité — : voilà le résultat auquel aboutissent dans
un « climat dramatisé 1318 » tant de réflexions cléricales sur le danger que
représente alors pour les hommes d'Eglise — et pour l'Eglise entière
qu'ils annexent — l'éternel féminin.

3. Le discours officiel sur la femme à la fin du XVIe siècle et au début


du XVIIe siècle
a) Celui des théologiens

L'action antiféministe du Malleus dont on a marqué plus haut la large


diffusion1319 s'est trouvée renforcée à la fin du XVIe siècle et au début du
XVIIe par un discours ecclésiastique aux multiples facettes. Et d'abord,
les théologiens démonologues n'ont pas manqué de répéter le Malleus.
Del Rio assure que « quant au sexe, celui des femmes est plus suspect »,
qu'il est « imbecille » et « abonde en passions âpres et vehementes ».
Dominées par leur imagination, « n'estant pas si bien fournies [que les
hommes] de raison ny de prudence », elles se laissent facilement «
decevoir » par le démon. Le savant jésuite constate que les lettres sacrées
mentionnent fort peu de « prophétesses de Dieu » alors que celles des
idoles ont été légion chez les gentils. En outre, « la volupté, le luxe et
l'avarice » sont les défauts ordinaires des femmes qui sont volontiers «
trotieres, vagabondes, babillardes, querelleuses et cupides de louanges 1320
».
A l'étage d'une civilisation, les affirmations des démonologues
dominicains ou jésuites étaient peut-être moins dangereuses pour le «
deuxième sexe » que celles des casuistes qui, par le truchement des
confesseurs, avaient un impact considérable sur les mentalités
quotidiennes. S'appuyant sur l'Ancien Testament, Benedicti enseigne
dans sa Somme des pechez que « la femme [soulignons ce singulier
collectif] brusle en regardant..., c'est-à-dire elle se brusle et brusle les
autres ». Plus loin, il ajoute :

« ... Les anciens sages nous ont aprins que toutesfois et quantes que l'homme parle
long temps avec la femme il procure sa ruyne et se destourne de la contemplation des
choses celestes et finalement tombe en enfer. Voyla les dangers qu'il y a de prendre
trop grand plaisir à jazer, rire et caqueter avec la femme, soit bonne soit mauvaise. Et
ie crois que c'est ce que veut conclure le paradoxe de l'Ecclesiastique qui dit que «
l'iniquité de l'homme est meilleure que la femme de bien 1321. »

Significative des généralisations accusatrices auxquelles les


théologiens et moralistes d'alors se laissent constamment — et
inconsciemment — entraîner, la lecture que Benedicti propose du mot
MVLIER. Mettant en garde contre la « femme dissolue », il affirme
qu'elle « trayne après soi » toutes sortes de malheurs exprimés par les six
lettres du mot : « M : la femme mauvaise est le mal des maux ; V : la
vanité des vanités ; L : la luxure des luxures ; I [ira] : la cholère des
cholères ; E [allusion aux Erinyes] : la furie des furies ; R : la ruyne des
royaumes 1322. » En principe, il n'est question ici que de la « femme
mauvaise », mais si l'usage a appliqué le mot mulier à l'ensemble de
l'autre sexe, n'est-ce pas parce que celui-ci est globalement dangereux ?
Mais quittons les lourds ouvrages des casuistes pour la menue monnaie
des manuels de confeseurs et en particulier les célèbres Instructions aux
confesseurs de saint Charles Borromée1323 que l'Eglise post-tridentine
réédita inlassablement, plusieurs siècles durant, dans tous les diocèses de
la catholicité. On y verra sur le vif comment l'autorité ecclésiastique a
diffusé au niveau le plus large la peur panique de la femme et le dogme
de sa foncière infériorité. Rappelons toutefois en contrepoint qu'une
visite canonique effectuée en Bavière à l'époque du concile de Trente
révéla que 3 ou 4 % seulement des prêtres n'y vivaient pas en
concubinage 1324. Devant un tel fléau, une société religieuse à dominante
masculine — et qui entendait conserver ce privilège — ne pouvait que
réagir avec démesure. Satan s'était introduit dans la place. Pour saint
Charles Borromée, le confesseur ne saurait prendre trop de précautions
avec les pénitentes. Il ne les recevra pas si elles se présentent avec « des
cheveux frisez, des visages fardez et plastrez, des pendans d'oreilles ou
d'autres semblables ornemens pleins de vanité1325 ». Il refoulera
pareillement celles qui porteraient dentelles, broderies et étoffes d'or et il
exigera de toutes qu'elles viennent au saint tribunal le visage couvert «
avec décence d'un voile qui ne soit pas notablement transparent, fait de
crespe, de linge, de laine, ou pour le moins de quelque estoffe de soye
d'une couleur modeste 1326 ». Sauf autorisation mûrement pesée d'un
supérieur, un prêtre de moins de trente ans ne confessera pas les femmes
1327
. Quant aux confessionnaux qui leur sont destinés — indispensable
ségrégation — « qu'ils soient en un lieu descouvert de l'église », la
confession des femmes ne devant se faire que de jour 1328. Ainsi pour
l'Eglise catholique d'alors, le prêtre est un être constamment en danger et
son grand ennemi est la femme. A cet égard on ne le surveille — et il ne
se surveille — jamais assez.
Les Instructions aux confesseurs de saint Charles furent diffusées en
France sur l'ordre des assemblées du clergé : d'où la multiplicité des
éditions que conservent nos bibliothèques. Dans toutes celles que j'ai
consultées, les consignes de l'archevêque sont confortées en annexe par la
lettre que saint François Xavier écrivit au père Gaspard Barzé chargé de
la mission d'Ormuz. Sans doute faut-il lire ce document en se rappelant
qu'il trace une ligne de conduite à un religieux chargé d'évangéliser un de
ces pays d'Orient où la jalousie masculine est un trait de civilisation.
Mais les lecteurs européens de ce texte opéraient-ils toujours cette
correction ? En outre, il est évident que l'apôtre des Indes, à la fois
victime et agent d'une longue tradition antiféministe, glisse constamment
du particulier (l'Orient) au général. Il conseille bel et bien un
comportement global du prêtre à l'égard de la femme en assénant deux
lourdes affirmations : a) la religion qui importe est celle des hommes ; b)
dans un conflit conjugal, le confesseur ne donnera jamais tort au mari
devant son épouse :

« Et pour ce que la legerete de leur esprit [aux femmes] et de leur humeur donne
ordinairement beaucoup de travail aux confesseurs, l'une des meilleures précautions
qu'on puisse y apporter, c'est de cultiver davantage les âmes des maris, qui sont
chrétiens, que celles de leurs femmes : car la nature ayant donné plus de poids et de
fermeté à l'esprit de l'homme, il y a bien plus de profit de les instruire, veu mesme que
le bon ordre des familles et la piété des femmes dépend communément de la vertu des
hommes...
« Ne donnez jamais le tort au mary en presence de sa femme, fust-il le plus
coupable du monde ; mais dissimulant tandis qu'elle y est, prenez-le à part et engagez-
le à une bonne confession. C'est là que vous lui remontrerez ses obligations à la paix
et concorde mutuelle, vous gardant bien pourtant de vous montrer trop partisan de la
femme... Autrement si vous tancez le mary devant sa femme [comme elles sont
naturellement moqueuses et peu discrètes] elle ne cessera de le picoter et luy
reprocher la faute que vous avez reprise en luy..., tellement que le mary n'en sera que
plus despité et la femme insolente. Pour moy [en pareil cas]..., je représenterais aux
femmes le respect qu'elles doivent à leurs maris et leur proposerais les grandes peines
que Dieu prépare à l'immodestie, et arrogance de celles qui s'oublient d'un devoir si
saint et légitime : partant que c'est à elles de digérer et souffrir patiemment toutes les
fascheries, dont elles ne se plaignent que faute d'une deüe soumission d'esprit, comme
elles ne leur arrivent que par leur propre indiscrétion et désobéissance 1329. »
Ces lignes ont été lues à partir de la fin du XVIe siècle par des milliers
et des milliers de confesseurs qui furent les directeurs de conscience de
dizaines de millions de foyers. On voit quel mépris de la femme elles
véhiculaient — mépris qui camouflait la peur d'un être mystérieux et
inquiétant devant lequel devait jouer la solidarité masculine, c'est-à-dire
la connivence du prêtre et du mari.

b) La science médicale

A côté des hommes d'Eglise, d'autres personnes de poids — les


médecins — ont affirmé l'infériorité structurelle de la femme. Héritiers à
cet égard de conceptions anciennes mais les reprenant à leur compte, ils
les ont, grâce à l'imprimerie, largement diffusées dans les divers secteurs
de la culture dirigeante.
A ce sujet, se pose en incidente la question de savoir comment il faut
interpréter ce que le moine-médecin Rabelais a écrit sur le « deuxième
sexe », notamment dans le Tiers Livre. A-t-il voulu prendre position dans
la « Querelle des femmes » ? Celle-ci a commencé tôt dans le siècle et,
dès 1503, Symphorien Champier avait publié sa Nef des dames
vertueuses. En sens inverse Tiraqueau donna en 1513 la première édition
de son De legibus connubialibus qui est un ouvrage violent contre les
femmes. Néanmoins la « Querelle » au sens propre se situe autour des
années 1540-1560. En 1541-1542, paraissent L'Amie de cour de La
Borderie — livre hostile à la femme — et La Parfaite Amie d'Antoine
Heroet, qui au contraire en fait l'apologie. 1544 est l'année où paraît La
Délie, objet de plus haute vertu de Maurice Scève. Le Tiers Livre de
Rabelais est de 1546. En 1555, François de Billon, qui publie son Fort
inexpugnable de l'honneur du sexe féminin, considère l'auteur de
Pantagruel et de Gargantua comme un ennemi et comme un
contempteur de la femme. D'où l'idée que le Tiers Livre serait une prise
de position dans la « Querelle » et plus précisément une réponse à La
Parfaite Amie d'Heroet.
Mais alors pourquoi Rabelais ne nomme-t-il pas Heroet alors que,
parmi ses ennemis, il ne se gêne pas pour nommer Calvin, par exemple ?
Pour V.-L. Saulnier, il est certain que le Tiers Livre a, d'une certaine
façon, sa place dans le grand débat qui a opposé, au XVIe siècle, les «
courtois » et les « satiriques » et qu'il est un réquisitoire contre la femme,
comme la Délie est une apologie de l'amour 1330. Mais « ni plus ni moins
». V.-L. Saulnier conteste que Rabelais ait voulu écrire un livre
spécialement sur la femme et le mariage. « Dominant le problème
particulier du mariage, le dessein général [de l'ouvrage] est celui d'une
enquête, donc d'une méditation sur le bon conseil. » Sur une question
déterminée — ici le mariage — Pantagruel et Panurge décident de
consulter les gens en place, ceux que l'on dit sages et qui ont la réputation
d'être hommes de savoir : le théologien Hippothadée, le médecin
Rondibilis, le philosophe Trouillogan, l'énigmatique Raminagrobis, etc.
Hommes de bonne volonté, les pantagruelistes doivent constater qu'aucun
des conseilleurs ne sait conseiller : ils abdiquent. Les sages de ce monde
sont de faux sages. Le Tiers Livre est lui aussi un « Eloge de la folie ».
Quelle est donc l'opinion de Rabelais sur la femme ? Assurément
l'ouvrage est farci d'épisodes paillards et le ton est souvent goguenard. A
première vue, la femme apparaît comme lascive, désobéissante,
indiscrète et curieuse. Mais le Tiers Livre est dédicacé à Marguerite de
Navarre et Rondibilis loue à l'occasion les « preudes femmes ». En outre,
Rabelais ne pense pas que la femme ait été créée seulement pour la «
perpétuité de l'espèce humaine ». Elle l'a été aussi pour la « sociale
délectation de l'homme », pour la « consolation domestique et
l'entretènement de ménage ». La femme est moins vicieuse que fragile ( «
O grande fragilité du sexe féminin », chap. XVIII). C'est pourquoi elle a
besoin de protection et d'abord celle d'une bonne éducation et de bons
parents. D'où le conseil de choisir une épouse « issue de gens de bien,
instruite en vertus et honnêteté, non ayant hanté ni fréquenté compagnie
que de bonnes mœurs ». Rabelais est en outre très dur, dans le chapitre
XLVIII, contre les corrupteurs de jeunes filles. Quand elles deviennent
épouses, c'est aux maris de veiller à leur « pudicité et vertu ». Mais non
d'une façon tyrannique. Panurge conseille d'abord de caresser la femme à
satiété pour qu'elle n'ait pas l'envie d'aller ailleurs. Il est vrai d'autre part
que les femmes sont curieuses : elles désirent le fruit défendu. Se montrer
jaloux et tyrannique, c'est se préparer à être cocu.
Il est bien certain en revanche que Rabelais refuse une certaine
mièvrerie précieuse mise à la mode par les Italiens et qu'il condamne les
amoureux transis qui « s'appoltronnent autour » de la femme et négligent
à cause d'elle « l'affectation que doit l'homme à Dieu... les offices qu'il
doit naturellement à sa patrie, à la république, à ses amis..., [à] ses études
» (chap. xxxv). A ceux qui font de Rabelais un misogyne endurci, il vaut
la peine d'opposer le passage suivant tiré du Philogame ou Amy des
nopces, un éloge du mariage publié en 1578 par François Tillier. Celui-ci
y paraphrase purement et simplement le chapitre xxxv du Tiers Livre en
citant d'ailleurs ses sources :

« Quand ce docte Rabelais met en avant son sage-fol Panurge, qui interroge un
philosophe s'il se doit marier ou non, il luy respond ne l'une l'autre et tous deux
ensemble. C'est à dire, il faut avoir une femme comme si on n'en avoit point ; l'avoir,
di-je, telle que Dieu l'a mise au monde pour l'aide et société, et ne l'avoir est ne
s'appoltronner autour d'elle, ne s'enrouiller en une négligence, de laquelle naist un
amortissement de l'affection qu'on doit porter à Dieu, ne mettre sous ses piez la
volonté qu'on a de secourir son pays, de tenir main forte à la république, d'entretenir
ses amis, ne laisser ses études et affaires, pour toujours s'amuser à la chasse de la
femme 1331. »

Résumons d'un mot la position de Rabelais à l'égard de la femme :


indulgence et même gentillesse, soit. Dévotion, non. Elle a besoin d'être
tenue en laisse et ne doit pas détourner l'homme des nobles tâches qui lui
sont réservées.
Dans un autre contexte, Jean Wier, médecin du duc de Clèves, eut le
mérite dans un ouvrage célèbre, Histoires, disputes et discours des
illusions et impostures des diables, de plaider, lui aussi, pour l'indulgence
à l'égard des femmes, en particulier des sorcières. Car, face au diable, « le
sexe féminin... est inconstant à raison de sa complexion ». S'appuyant
successivement sur saint Pierre, saint Jean Chrysostome, saint Jérôme,
Quintilien, Valère Maxime, Fulgence et Aristote pour terminer avec
Platon, il répète inlassablement que la femme est de tempérament «
mélancolique », « débile, fragile et mol », que sa nature est « imbecille »
et « infirme ». « Par quoy Platon semble faire doute assez civilement en
quel nombre il doit mettre les femmes, ou au nombre des humains ou au
nombre des bestes ». Dès lors, peut-on punir les femmes aussi
sévèrement que les hommes 1332 ?
Mais pourquoi le deuxième sexe est-il « infirme » ? Ambroise Paré
l'explique, qui n'est pas un antiféministe virulent et conseille à l'époux la
tendresse envers sa compagne. Mais il n'est pas facile de se libérer du
poids de la science aristotélicienne selon laquelle le chaud vaut plus que
le froid et le sec plus que l'humide. Or, pour Ambroise Paré comme pour
l'immense majorité de ses confrères, « la femme a tousiours moins de
chaleur que l'homme... Les parties spermatiques d'icelle sont plus froides,
et plus molles et moins seches que celles de l'homme 1333 ». Ses actions
naturelles ne sont donc « tant parfaictes en elle qu'en l'homme 1334». Si les
organes sexuels de la femme sont à l'intérieur, contrairement à ceux de
l'homme, cela tient à « l'imbecillité » de sa nature « qui n'a peu expeller
et ieter dehors les dictes parties, comme à l'homme 1335 ». Traitant de la
procréation, le chirurgien de Laval assure que « la semence plus chaude
et plus seiche engendre le masle et la plus froide et humide la femelle 1336
». Et parce que — redoublement du raisonnement — « l'humidité est de
moindre efficace que la siccité... la femelle est plus tard formée que le
masle ». D'où il suit que Dieu insuffle l'âme au quarantième jour pour le
garçon et au cinquantième seulement pour la fille 1337. L'expérience ne
prouve-t-elle pas que « l'enfant masle est plus excellent et parfaict que la
femelle » ? En effet la femme enceinte d'un fils « est plus dispose et
gaillarde en toute sa grossesse, et la couleur plus vermeille, l'oeil gay, vif,
le teint plus net et plus clair que d'une fille » et elle a meilleur appétit. En
outre, elle porte plus volontiers son enfant à droite, le côté noble. « Ses
parties droictes sont [alors] plus habiles à tous mouvemens », son « oeil
dextre est plus mobile », son « tetin droict grossit plustost 1338. » Si
évidents que soient les privilèges naturels du mâle, c'est Dieu toutefois
qui décide du sexe de l'enfant et « me semble, conclut Ambroise Paré,
que les maris ne sont sages de se courroucer contre leurs femmes et
compagnes, pour avoir faict des filles 1339 ».
Laurent Joubert, « conseiller et médecin ordinaire du roy [Henri III],
docteur régent, chancelier et juge de l'université en médecine de
Montpellier », pousse plus avant qu'Ambroise Paré les explications en
matière de génération. Il diffère d'ailleurs d'avec lui quant aux rôles
respectifs de la semence et de la matrice, mais ne se libère pas de notions
tenues pour fondamentales de chaud et de froid, de sec et d'humide. Bien
que dédiant son livre sur les Erreurs populaires (1578) à la reine
Marguerite, alors épouse du futur Henri IV, il n'en affirme pas moins que
« le masle est plus digne, excellent et parfaict que la femelle... » ;
laquelle « est comme un défaut, quand ne se peut mieux faire » :

« Car Nature prétend faire tousiours son ouvrage parfait et accomply : mais si la
matiere n'y est propre, elle fait le plus approchant du parfait qu'elle peut. Dont si la
matiere n'y est assez propre et convenable à former un filz, elle en fait une femelle qui
est [comme parle Aristote] un masle mutilé et imparfait. Ainsi donc on desire par cest
instinct naturel plus de filz que de filles, iaçoit que tout est bon [bien que tout soit
bon] 1340. »

En dépit de ce correctif à la fois nécessaire et peu convaincant, Laurent


Joubert veut expliquer à ses lecteurs comment procréer des garçons
plutôt que des filles. Son raisonnement est le suivant 1341 : la semence est «
de soy indifférente » et « elle sera convertie en corps masle ou feminin
selon la disposition de la matrice et du sang menstrual ». La matrice est
dès lors comparable à un champ. Une terre trop humide convertit le grain
de blé ou d'orge en ivraie ou en avoine stérile. De même une semence
masculine, quoique apte à former un mâle, « degenere souvent en
femelle, par la froideur et humidité de la matrice... et par la trop grande
abondance du sang menstrual, cru et indigest ». De là suit qu'une
procréation opérée au moment où la femme est sur le point d' « avoir ses
fleurs » risque fort d'engendrer une fille (« car a donc la matrice est fort
moite de l'humeur qui croupit à l'entour d'elle comme un étang»).
Inversement, on aura plus de chance d'obtenir un garçon si l'acte sexuel a
lieu juste après la fin des règles quand la matrice est devenue « seiche et
plus chaude ».
Telle est la femme pour les plus illustres médecins de la Renaissance :
un « masle mutilé et imparfait », « un défaut, quand ne se peut mieux
faire ». Elle est comme l'ivraie et l'avoine stérile par rapport au blé et à
l'orge. Ainsi l'a faite nature qui l'a établie dans un statut d'infériorité
physique... et morale. La science médicale du temps ne fait donc que
répéter Aristote revu et corrigé par saint Thomas d'Aquin. Or, on peut
deviner l'audience d'un Laurent Joubert quand on sait que la Bibliothèque
nationale ne conserve pas moins de douze éditions de son livre sur les
Erreurs populaires publiées entre 1578 et 16081342.

c) L'autorité des légistes

Théologiens et médecins, s'épaulant les uns les autres pour dévaloriser


la femme, apportaient conjointement leurs arguments complémentaires et
péremptoires aux légistes — la troisième grande autorité du temps. De
sorte que la restitution du discours officiel sur le « deuxième sexe » à
l'époque de la Renaissance serait incomplète si l'on en soustrayait la
composante juridique. A grand renfort de citations puisées dans Aristote,
Pline et Quintilien, dans les lois antiques et les ouvrages théologiques, les
jurisconsultes affirment la catégorique et structurelle infériorité des
femmes. Tiraqueau, l'ami de Rabelais, est intarissable sur le sujet. Elles
ont, dit-il, moins de raison que les hommes 1343. On ne peut donc se fier à
elles1344. Elles sont bavardes, surtout les prostituées et les vieilles. Elles
livrent les secrets : « C'est plus fort qu'elles » (« vel invitae »). Jalouses,
elles sont alors capables des pires forfaits, comme de tuer leur mari et le
fils qu'elles ont eu de lui. Plus fragiles que les hommes devant les
tentations, elles doivent fuir la compagnie des personnes de mauvaise
vie, les conversations lascives, les jeux publics, les peintures obscènes. Il
leur convient d'être sobres « pour rester pudiques », d'éviter l'oisiveté et
surtout de se taire (mulieres maxime decet silentium et taciturnitas). Les
sentences de Tiraqueau concernant les femmes sont un long catalogue
d'interdictions de toutes sortes dont certaines sont la reprise de vieux
tabous : on ne leur permettra pas d'enseigner à l'église ni d'entrer dans les
camps. Elles s'abstiendront de faire l'amour quand elles allaitent et durant
leurs règles. Et, en outre — nous voilà enfin sur le terrain juridique — on
exigera un serment de celles qui sont appelées à se porter garantes ; elles
ne signeront point de contrat ni ne feront de donation sans le
consentement de leurs proches ; et il leur est interdit de tester sans
l'accord du conjoint, etc. Théoricien de l'incapacité de la femme mariée,
A. Tiraqueau fut surnommé en son temps le « législateur matrimonial ».
Son De legibus connubialibus connut quatre éditions de son vivant et
dix-sept après sa mort1345.
Un autre jurisconsulte, B. Chasseneuz, commentant au XVIe siècle la
coutume de Bourgogne, déclare que « la femme est un animal changeant,
variable, inconstant, léger, incapable de garder un secret 1346 ». D'où la
succession masculine au trône de France. Le conseiller d'Etat Le Bret
déclare à ce propos en 1632 : « L'exclusion des filles et des mâles issus
des filles est conforme à la loy de la nature, laquelle ayant créé la femme
imparfaite, foible et débile, tant du corps que de l'esprit, l'a soumise à la
puissance de l'homme 1347. » Et Richelieu d'approuver et de renchérir avec
référence à l'Ecriture :

« Il faut avouer que, comme une femme a perdu le monde, rien n'est plus capable
de nuire aux Etats que ce sexe, lorsque, prenant pied sur ceux qui les gouvernent, il les
fait souvent mouvoir comme bon lui semble et mal, par conséquent, les meilleures
pensées des femmes étant presque toujours mauvaises en celles qui se conduisent par
leurs passions, qui tiennent d'ordinaire lieu de raison en leur esprit... 1348 »

Texte significatif choisi entre mille de la même veine que la culture


dirigeante européenne a inlassablement produits de l'Espagne à la Russie
et du Moyen Age au XIXe siècle. Toutefois, c'est naturellement chez les
démonologues laïcs, proches cousins à cet égard des inquisiteurs, qu'on
trouve hors de l'espace ecclésiastique le jugement le plus pessimiste sur
la femme. Il leur faut en effet expliquer pourquoi les tribunaux voient
défiler dix sorcières pour un sorcier. Nicolas Rémy, juge lorrain, n'est pas
surpris d'une telle proportion, car « ce sexe est beaucoup plus enclin à se
laisser tromper par le démon 1349 ». Pierre de Lancre, conseiller au
parlement de Bordeaux et qui fut au début du XVIIe siècle le bourreau du
Labourd, n'est pas davantage étonné de ce que « les femmes sont plustost
sorcieres, et en plus grand nombre que les hommes », car :

« C'est un sexe fragile, qui repute et tient souvent les suggestions demoniaques pour
divines... Davantage, elles abondent en passions aspres et vehementes, outre qu'elles
sont ordinairement de nature humide et visqueuse. Or est-il que l'humide s'esmeut
aisément, et reçoit diverses impressions et figures, elles ne cessent leurs mouvements
qu'à peine et bien tard, et les hommes entretiennent moins obstinément leurs
imaginations 1350. »

Polyvalence néfaste de l'humide que l'homme d'autrefois retourne sans


cesse contre la femme : un excès d'humidité dans la matrice conduit à
engendrer des filles qui, trop visqueuses par nature, laissent libre cours à
une imagination dont Satan a tôt fait de s'emparer.
La « fragilité » des femmes n'empêche pas Rémy et Lancre d'envoyer
nombre d'entre elles au bûcher. Mais Jean Bodin refuse de croire à cette
fragilité : en quoi il rejoint les plus virulents adversaires du « deuxième
sexe » parmi les hommes d'Eglise. Polémiquant contre Jean Wier, jugé
trop indulgent, il déclare :

« Qu'on lise les livres de tous ceux qui ont écrit des sorciers, il se trouvera
cinquante femmes sorcières, ou bien demoniaques, pour un homme... Ce qui advient,
non pas par la fragilité du sexe à mon avis : car nous voyons une opiniastreté
indontable en la plupart... Il y aurait plus d'apparence de dire que c'est la force de la
cupidité bestiale qui a réduit la femme à l'extremité pour jouir de ces appetis ou pour
se venger. Et semble que pour ceste cause Platon met la femme entre l'homme et la
beste brute. Car on voit les parties visceralles plus grandes aux femmes qu'aux
hommes, qui n'ont pas les cupiditez si violentes : et au contraire les testes des hommes
sont plus grosses de beaucoup et par conséquent ils ont plus de cerveau et de prudence
que les femmes 1351. »

Fort de ces constatations que chacun peut faire, s'appuyant non


seulement sur Platon mais aussi sur Pline, Quintilien et les proverbes
hébreux, Jean Bodin redit après tant d'autres les sept défauts essentiels
qui poussent la femme vers la sorcellerie : sa crédulité, sa curiosité, son
naturel plus impressionnable que celui de l'homme, sa méchanceté plus
grande, sa promptitude à se venger, la facilité avec laquelle elle
désespère, enfin son bavardage. Diagnostic, on le voit, hautement motivé
et prononcé en pleine chasse aux sorcières par un magistrat écouté qui est
successivement avocat au parlement de Paris, maître des requêtes en
l'hôtel du duc d'Anjou, député du Vermandois aux états généraux de
1576, lieutenant général, puis procureur du roi au bailliage de Laon. En
ses dires péremptoires confluent les assertions de trois hautes sciences :
la théologie, la médecine et le droit .
Telle étant la nature de la femme — plus méchante ou, à tout le moins,
plus légère que l'homme — une logique millénaire, mais qui par plus
d'un trait se durcit encore au début des temps modernes, place
juridiquement le « deuxième sexe » dans une condition inférieure. En
France, c'est au XIVe siècle que se fixe la loi fondamentale qui veut que
la couronne ne se transmette ni aux femmes ni par les femmes. Une règle
générale dans l'Europe d'Ancien Régime leur interdit l'accès aux
fonctions publiques. « La femme, enseigne au XIVe siècle le jurisconsulte
Boutillier, souvent édité deux cents ans plus tard, « ne peut ne doit
nullement estre juge, car au juge appartient tres grande constance et
discretion, et la femme de sa propre nature n'en est garnie 1352 ». « Item,
sont privées femmes [d'être avocats en cour] par raison de leur hastiveté
1353
. » A Namur, une ordonnance urbaine de 1687 interdit aux maîtresses
d'école d'enseigner aux garçons : ce serait « indécent 1354 ». Certains
tribunaux admettent que le témoignage d'un homme vaut celui de deux
femmes 1355. Et tel est aussi le sentiment de Jean Bodin qui cite à cet égard
la législation vénitienne (et celle de l'Orient) et assure que, comme
témoins, les femmes sont « tousiours moins croyables que les hommes ».
Toutefois, en cas d'extrême nécessité c'est-à-dire d'enquêtes sur la
sorcellerie, il faut aussi recevoir « les personnes infâmes de faict et de
droit [les femmes] en tesmoignage 1356 ». Partout dans l'Europe d'autrefois
la femme mariée est « au pouvoir de son mary » au moins « après le
mariage consommé 1357 » et lui doit respect et obéissance 1358, le devoir de
cohabitation pesant plus lourd sur elle que sur son conjoint. « Mout doit
preude fame soufrir et endurer avant qu'ele se mete hors de la compaignie
de son mari 1359 » : cette sentence de Philippe de Beaumanoir dans la
Coutume de Beauvaisis (XIIIe siècle) était toujours reçue au XVIIe.
Suivant leur tempérament — et leur plus ou moins grande peur de
l'autre sexe — les légistes de la Renaissance se partagent en deux quant à
la punition méritée par une femme coupable (ou réputée telle). Les uns
optent pour une indulgence méprisante inspirée par les mêmes raisons
que le plaidoyer du médecin Wier en faveur des sorcières. L'insuffisance
de raison et l'« imbécillité » d'un être imparfait par nature constituent à
leurs yeux des circonstances atténuantes. Telle est l'opinion mûrement
réfléchie de Tiraqueau :

« L'homme qui commet la fornication ou l'adultère pèche plus gravement que la


femme, eu égard au fait que l'homme possède plus de raison que la femme...
« Mon avis est donc celui-ci : les hommes ayant plus de raison que les femmes,
grâce à laquelle ils peuvent plus vigoureusement qu'elles résister aux incitations du
vice et, comme disent les théologiens, aux tentations il est juste que les femmes soient
punies avec plus de clémence. Ce qui ne signifie pas ne pas les punir du tout comme
si elles étaient des bêtes brutes totalement privées de raison. Car les femmes
possèdent un certain degré de raison [« cum foeminae aliquid rationis habeant »] 1360.
»

Au début du XVIIe siècle, le jurisconsulte italien Farinacci conseille,


lui aussi, d'apprécier avec plus de bénignité la culpabilité des femmes,
surtout s'il s'agit d'une infraction « contraire au droit positif, mais non au
droit divin ou humain ou à celui des gens 1361 ». Plus largement, le droit
romain — et ici l'on rejoint Tiraqueau — voulait que la femme fût moins
sévèrement punie que l'homme en cas d'inceste (sauf en ligne directe), de
sacrilège et d'adultère1362.
A l'inverse, le redoutable Jean Bodin n'aperçoit pour la femme
coupable aucune circonstance atténuante, puisqu'il ne croit pas à la «
fragilité » d'un sexe qui lui paraît au contraire marqué « en la plupart »
par une « opiniastreté indontable » et la « force de la cupidité bestiale ».
Pour lui comme pour les auteurs du Malleus, la femme est « la flèche de
Satan », et la « sentinelle de l'enfer ».
Mais c'est peut-être chez Pierre de Lancre que le refus des
circonstances atténuantes est le plus net. D'une part, il reconnaît que les
femmes sont « un sexe fragile qui repute et tient souvent les suggestions
demoniaques pour divines » et qu'elles « se forgent plusieurs songes
qu'elles croient véritables, suivant ce dire commun que les vieilles
songent ce qu'elles veulent ». Mais, ailleurs, il déclare sans hésiter :

« La vérité est que la vieillesse n'est pas une cause idoine pour diminuer la peine és
delicts si execrables qu'elles ont accoustumé de commettre. Et d'ailleurs c'est un conte
de dire que toutes les sorcieres soient vieilles, car entre une infinité que nous avons
veu pendant notre commission au pays de Labourd, il y en avoit presqu'autant de
jeunes que de vieilles. Car les vieilles instruisent les jeunes 1237... »

On aurait tort assurément d'évaluer la position de la femme dans la


société de la Renaissance par les seules indications négatives groupées
dans le présent dossier. En réalité, deux lignes d'évolution se sont alors
croisées dont l'une était favorable et l'autre défavorable au « deuxième
sexe ». Nous retrouverons dans un ouvrage ultérieur le courant féministe
1363
, dont il faut toutefois souligner dès maintenant l'audace, compte tenu
des obstacles qu'il rencontrait. En outre, dans une certaine mesure au
moins, la pratique tempérait la stricte théorie. En France, par exemple,
même si les femmes ne pouvaient régner seules, contrairement à ce
qu'acceptaient les Anglais, des régentes ou des favorites royales
exercèrent un réel pouvoir. De même, dans toutes les grandes villes
d'Europe, les épouses de marchands eurent parfois une part active aux
affaires. Enfin, la jurisprudence ne se modifia pas toujours entre les XIVe
et XVIIe siècles, dans un sens uniformément défavorable à la femme 1364.
Le droit de correction maritale, inscrit dans les coutumes médiévales,
tendit à disparaître. La séparation de corps, rarement accordée à l'épouse
pendant le Moyen Age, le fut davantage par la suite. En même temps
s'améliora la protection des intérêts financiers de la femme mariée. Ainsi,
pour garantir les créances de celle-ci contre son conjoint, la jurisprudence
coutumière française créa au XVIIe siècle une hypothèque légale grevant
les immeubles du mari et les acquêts. Si, aux XVIe et XVIIe siècles, le
douaire1365 de la veuve perdit sa primauté, au contraire la communauté des
biens entre époux se perfectionna. Enfin, au décès de son mari, l'épouse
devint de plus en plus la gardienne ou tutrice des enfants.
Ces correctifs une fois notés, demeure vrai que le renouveau du droit
romain, la montée de l'absolutisme et du « modèle » monarchique (avec
leurs corollaires sur le plan familial) et l'action conjointe — et qui n'avait
jamais été aussi forte — de trois discours « officiels » s'épaulant l'un
l'autre, aggravèrent au début des Temps modernes l'incapacité juridique
de la femme mariée : ce qu'ont remarqué historiens, juristes et
sociologues. Cette incapacité, prônée notamment dans la France du XVIe
siècle par André Tiraqueau et Charles Du Moulin, est désormais admise
par l'ensemble des rédacteurs de coutumes. Le contrôle du mari s'accroît
sur les actes juridiques de son épouse : ceux-ci, sauf rares exceptions,
doivent être autorisés par le conjoint. La femme mariée ne peut plus se
substituer au mari absent ou incapable.

« Il lui faut pour agir valablement (dans ce dernier cas) l'autorité supplétive de la
justice. On la considère comme incapable en soi et on l'assimile à un mineur. Quand
son mari ne peut renforcer sa capacité, il lui faut le secours de la puissance publique.
De même, si elle s'engage sans l'autorisation de son mari, non seulement son
engagement ne lie pas la communauté, ce qui est normal, mais il est absolument nul et
ne la lie pas elle-même1366. »

Fr. Olivier-Martin, rédacteur de ces lignes, avait bien marqué en


conclusion de son Histoire du droit français, cette détérioration à partir
de la Renaissance du statut juridique de la femme mariée. Au Moyen
Age, l'autorité maritale, liée au régime de communauté, visait à assurer la
discipline du ménage en donnant le dernier mot au mari. A la fin de
l'Ancien Régime, elle est devenue une institution d'ordre public,
indépendante de l'arrangement matrimonial adopté. Jadis le mari était «
maître et seigneur de la communauté », à l'âge classique il est devenu «
maître et seigneur de sa femme 1367. » Arnolphe exprimait bien le droit de
l'époque lorsqu'il entendait que l'épouse regardât son conjoint « pour son
mari, son chef, son seigneur et son maître 1368 ».
Aussi, et malgré l'indiscutable montée d'un courant féministe dans
l'Europe du XVIe siècle, ne peut-on plus maintenant souscrire à l'opinion
de J. Burckhardt qui écrivait : « Pour comprendre la société à l'époque de
la Renaissance dans ce qu'elle a d'élevé, il est essentiel de savoir que la
femme était considérée comme l'égal de l'homme1369.» Le grand historien
suisse a été abusé par quelques cas italiens sortis de leur contexte et il n'a
pas remarqué que la promotion de la femme s'est produite à l'époque en
dépit des autorités au pouvoir et de l'idéologie officielle. Elle a résulté
d'une contestation dont il n'était pas alors évident qu'elle obtiendrait gain
de cause. Jugeons-en plutôt par deux textes que nous fournit l'Angleterre
élisabéthaine. Le premier est extrait du De republica anglorum (1583) de
Thomas Smyth, ouvrage consacré à la société et aux institutions
anglaises.

Ayant rappelé que les serfs « ne peuvent avoir ni autorité ni juridiction sur les
hommes libres, car ils ne sont que l'instrument, la propriété et la possession d'autrui »,
Thomas Smyth enchaîne aussitôt pour placer les femmes dans la même catégorie, car
« la nature les a créées pour qu'elles s'occupent du foyer et nourrissent leur famille et
leurs enfants, et non pour qu'elles occupent des fonctions dans une cité ou une
communauté nationale — pas plus qu'elle n'a créé pour cela les enfants en bas âge1370
».
Tels étant les principes, voici le vécu quotidien — l'éducation d'une fille — tel que
lady Jane Grey le décrivait à l'humaniste Robert Ascham († 1568) : « Quand je suis en
présence de mon père ou de ma mère, que je parle, me taise, marche, sois assise ou
debout, mange, boive, couse, joue, danse ou fasse n'importe quoi d'autre, je dois pour
ainsi dire le faire de façon aussi pondérée, grave et mesurée, oui, de façon aussi
parfaite que Dieu créant le monde, faute de quoi je suis vertement réprimandée,
cruellement menacée, et parfois pincée, égratignée, battue et maltraitée de bien
d'autres manières dont je ne parlerais pas à cause du respect que je leur dois — bref, si
injustement punie que je crois être en enfer 1371. »

Où est l'égalité des sexes aperçue par Burckhardt ? Trop de lourdes


traditions et d'affirmations péremptoires s'efforçaient alors d'empêcher
l'émancipation de la femme.
On ne doit donc pas juger de la situation concrète de la femme à
l'époque de la Renaissance à partir de quelques souveraines ou de
quelques écrivains appartenant au « deuxième sexe ». Les unes et les
autres ne furent que des « alibis1372» qui ont caché à des historiens hâtifs la
condition réelle de l'immense majorité des femmes de l'époque. La
promotion de quelques-unes d'entre elles ne signifia absolument pas une
émancipation globale.

4. Une production littéraire souvent hostile à la femme

Il convient maintenant de remonter un instant le cours du temps pour


rappeler avec quelle insistance la littérature des XIIIe-XVe siècles, en
France par exemple, a souligné les défauts féminins et vilipendé le
mariage. Or, nous sommes ici au niveau d'une culture savante qui puisait
une partie au moins de sa substance dans le « discours officiel » des
autorités du temps tel que nous venons de le restituer, notamment dans
son argumentation théologique. La seconde partie du Roman de la Rose
est, on le sait, une démythification de l'amour courtois et de l'amour tout
court. Certes, il ne faut pas se priver du plaisir sexuel, déclare Jean de
Meun par le truchement de Raison et de Genius. Mais cette délectation
légitime n'est qu'une ruse de nature pour que soit assurée la pérennité de
l'espèce humaine. Tout le reste n'est que naïveté d'un côté, duperie de
l'autre. Voilà certes une morale peu chrétienne, mais qui s'accompagne
d'un antiféminisme proche parent de celui qu'étalera bientôt Alvaro
Pelayo. Ami affirme en effet que les femmes sont volages et plus
difficiles à tenir qu'une anguille saisie, en Seine, par la queue. Les
vertueuses sont toutefois exclues de ce réquisitoire : restriction qui n'est
qu'une pirouette, car Ami enchaîne aussitôt en avouant qu'il n'en a pas
rencontré une seule non plus que Salomon. Que si vous en tenez une, ne
la laissez pas filer 1373! Le même état d'esprit se retrouve dans les
Lamentations de Mahieu qu'écrivit vers 1290 un clerc qui avait épousé
une mégère. Pour lui aussi la femme est rioteuse (querelleuse), curieuse,
désobéissante, envieuse, avide, luxurieuse, cupide, hypocrite,
superstitieuse, indiscrète et cruelle 1374.
Plus caractéristique pour nous est peut-être le cas d'Eustache
Deschamps, tour à tour homme de guerre, diplomate et bailli. Ce
contemporain de la guerre de Cent Ans et du Grand Schisme — il meurt
en 1406 — est le représentant sans génie d'une génération noyée dans le
pessimisme. Il répète inlassablement que l'Eglise est « dolente », «
piteuse » et « désolée ». Le monde est devenu « si mauvais qu'il faut que
Dieu le punisse 1375 ». Il « va de mal en pis1376 ». « Convoitise regne avec
Vaine Gloire, // Desloyauté, Envie et Traïson 1377. » « Guerre de jour en
jour s'avance....// Par ce peut on apercevoir // Que le monde approuche sa
fin1378. » Par cette attente d'un jugement dernier imminent, Eustache
Deschamps rejoint les prédicateurs alarmistes de son temps et, comme les
plus logiques d'entre eux — songeons à Manfred de Vercelli — il
déconseille le mariage : « Qui se marie, il a mal en sa tête 1379. » Certes,
son œuvre contient des ballades amoureuses. Mais son attitude
fondamentale face à la femme est marquée par une hostilité globale. De
sorte que tout homme désireux d'être heureux en ménage doit se faire
aveugle et sourd et évacuer toute indiscrétion : « Qui bien vivre veult en
son mariage, // Aveugle soit et sourt sans rien oïr, // Et se gart bien de sa
femme enquerir 1380. » La dernière œuvre — inachevée — du poète est un
épuisant Miroir du mariage (en douze mille vers) dans lequel Franc-
Vouloir, en dépit de Désir, Folie, Servitude et Faintise, est tiré du côté du
célibat — le « mariage spirituel » — par Répertoire de Science1381. Celui-
ci, qui parle au nom d'Eustache Deschamps, montre « comment mariage
[pour l'homme s'entend] n'est que tourment, quelque femme ne de
quelque estat qu'on la prangne 1382 ». Il s'appuie sur les « anciens
philosophes » pour assurer que « beauté de femme est commencement de
rage et pervertissement d'omme 1383 » et que « par femme on perd tout
sens et entendement », même si la « cause d'amour » est « honneste 1384 » :
forts arguments auxquels se rend Franc-Vouloir.
L'épisode pour nous le plus révélateur du Miroir de mariage porte le
n° XXXI et a pour titre : « Cy parle des chalours desordonnées et
impudicité des femmes 1385 ». Répertoire de Science y raconte l'apologue
que voici : « Un philosophe nommé Secons avait lu dans les livres
qu'aucune femme n'est chaste. Il voulut vérifier une si noire assertion.
Ayant quitté depuis longtemps la maison de sa mère qui était restée
veuve, il y revient déguisé en pèlerin. Accueilli mais non reconnu par la
servante, il promet à la maîtresse de celle-ci « grant plaisir, soulas et
deduit » si elle l'accueille en son lit. Il lui offrira en outre « bon argent sec
» et s'en ira dès le lendemain sans plus donner de ses nouvelles. C'était
tout bénéfice et toute sécurité pour la vieille femme qui, à l'écoute de
telles promesses, « S'échauffa du feu de luxure // Et convita de sa nature
// Avoir l'or qu'om lui promettoit 1386 ». Le faux pèlerin révèle alors son
identité et la mère tombe morte de honte. »
Ainsi, un antiféminisme incontrôlé pouvait conduire à traîner dans la
boue l'ensemble du « deuxième sexe ». Le sinistre apologue d'Eustache
Deschamps nous aide à lire avec une loupe grossissante l'abondante
littérature des ouvrages hostiles à la femme qui, des Quinze Joyes du
mariage à la Mégère apprivoisée, ont inondé l'Europe au début des
Temps modernes. A titre d'échantillon significatif, voici, dans une
traduction française du début du XVIe siècle, un extrait du Remède
d'amour de l'humaniste Eneas Silvio Piccolomini qui devait devenir le
pape Pie II (1458-1464). Le texte ci-dessous renvoie aux affirmations
d'un autre humaniste du XVe siècle, Battista Mantovano, qui était, il est
vrai, un religieux :

Mantuan dit le genre féminin


Estre servile, despit, plein de venin :
Cruel et fier, remply de trahison,
Sans foy, sans loy, sans moyen, sans raison
Desprisant droit, justice et equité...
[Femme est] inconstante, mobile, vagabonde,
Impropre, vaine, avare, indignabonde,
Suspeditant, bislingue, menassant,
Querelleuse, baveuse, ravissant,
Impatiente, envieuse, menteuse,
Legere à croire, yvrongneuse, onereuse,
Temeraire, mordante, mensongere,
Maquerelle, devorante, sorciere,
Ambitieuse et superstitieuse,
Petulente, indocte, pernicieuse,
Delicate, litigieuse, active,
Despiteuse et fort vindicative,
De flatterie et de moleste pleine,
Habandonnee a courroux et a haine,
Pleine de feinte et simulation,
Pour soy venger querant dilation,
Impetueuse, ingrate, tres cruelle,
Audacieuse et maligne, rebelle1387...

Ces invectives, rapprochées des cent deux accusations d'Alvaro


Pelayo, démontrent que les litanies misogynes étaient devenues un
discours stéréotypé, une manière habituelle de parler de la femme.
Est-ce un hasard si, dans l'Allemagne luthérienne des années 1560-
1620, travaillée par l'attente des échéances apocalyptiques, la haine de la
femme atteignit une sorte de sommet, et cela notamment à cause de
l'imprimerie ? J. Janssen a jadis réuni à cet égard un dossier
impressionnant, dont voici quelques pièces majeures. En 1565, un auteur
à succès, Adam Schubert, dans un livre au titre significatif, Le Diable
domestique, encourage les maris à user du bâton envers leur épouse,
surtout si celle-ci est un véritable démon, une femme-homme (Sieman).
A la fin de l'ouvrage Sieman est tuée par son époux, et les choses sont
bien ainsi. « Ce petit livre, conclut Schubert, a été composé dans le but
d'incliner les femmes vers l'obéissance. » En 1609, un prédicant de
Zwickau publie un lourd volume, le Malus mulier, sur la « soif de
domination qui dévore la méchante femme ». Deux rééditions suivent —
en 1612 et 1614 — et bientôt un nouveau traité du même auteur sur
l'Imperiosis mulier dans l'introduction duquel on peut lire : « Favorisée
par un bon vent, ma satire est entrée à pleines voiles dans tous les pays ;
elle a pénétré partout, ses bons mots sont passés en proverbes. »
« Bon vent » : précisons en effet le sens de cette expression à partir des
réactions outrées de deux pasteurs qui, l'un et l'autre, s'émeuvent du
déchaînement des attaques contre la femme. Le premier, dans un prêche
publié en 1593, se plaint en ces termes :
« Il est évident qu'il y a bien plus d'auteurs qui médisent des femmes et les criblent
d'insultes qu'il ne s'en trouve pour en dire un peu de bien. A bord des navires, dans les
auberges, les cabarets, partout on répand de petites brochures qui colportent en tous
lieux l'injure contre les femmes et ces lectures servent de passe-temps aux oisifs... Et
l'homme du peuple, à force d'entendre et de lire ces choses, est exaspéré contre les
femmes, et quand il apprend que l'une d'elles est condamnée à périr sur le bûcher, il
s'écrie : C'est bien fait ! car la femme est plus méchante, plus rusée que des démons
1388

En 1617, le second de nos prédicants parle dans le même sens :

« ... Les femmes sont... l'objet d'une haine singulière ; une foule d'écrivains
prennent à tâche de répandre contre le sexe féminin les calomnies les plus noires. Le
mariage est outragé, on lui fait une guerre ouverte... On prête volontiers l'oreille à tout
ce qu'on écrit contre elles [les femmes], on s'en délecte et ces petits livres et ces rimes
burlesques trouvent un grand débit ; on se les arrache dans les boutiques des libraires
1389

Ainsi les gens qui savaient lire dans l'Allemagne d'alors — donc une
étroite minorité — s'arrachaient la littérature antiféministe qui était en
même temps grivoise, voire ordurière : influence inattendue de
l'imprimerie dont nous avons trop tendance à lier le destin à celui d'un
humanisme éthéré.
Revenant maintenant en France — mais l'expérience serait tout aussi
valable ailleurs — on peut tenter par un autre biais de pénétrer dans
l'antiféminisme collectif. Pour cela il n'est que d'ouvrir les recueils de
proverbes. A leur sujet, s'impose une remarque qui s'applique aussi aux
brochures allemandes de colportage. Les uns et les autres reflètent
incontestablement des sentiments populaires. Mais ils sont en même
temps des produits de la culture savante. Les clercs (au sens large),
lorsqu'ils composent des listes de proverbes, opèrent un tri dans les
maximes des Grecs et des Romains, lisent avec une certaine grille les
livres de l'Ancien Testament et, couchant par écrit les dictons quotidiens,
sont libres de les formuler à leur guise et d'en aggraver la virulence.
Toujours est-il que les recueils de proverbes, encore une fois grâce à
l'imprimerie, se multiplient à l'époque de la Renaissance. Et eux aussi, le
plus souvent, disent du mal de la femme. Rassemblant des sentences
venues de différents horizons, renforçant leur circulation dans le public,
ils accroissent de ce fait la violence de la misogynie collective.
Un chercheur actuellement aux prises avec ce matériau à la fois
polymorphe et fuyant calcule que sur dix proverbes français des XVe-
XVIIe siècles relatifs à la femme, sept en moyenne lui sont hostiles1390.
Ceux qui lui sont favorables mettent en relief les vertus de l'épouse bonne
ménagère, laissant d'ailleurs entendre qu'une telle perle est rare : « De
bonnes armes est armé qui à bonne femme est marié1391. » « Femme bonne
vaut une couronne 1392. » « Femme prudente et bien sage est l'ornement du
ménage 1393.» « Qui a femme de bien vit longtemps bien1394. » Telle n'est
pas cependant la note dominante. La transition avec la longue litanie des
dictons misogynes peut être fournie par cette sentence : « Si la femme
vaut, elle vaut un empire. Si est autre, au monde n'y a beste pire 1395. » Or,
« mal an et femme sans raison ne manquent en mille saison 1396 ». Le mari
avisé veillera donc à commander dans sa maison : « Ne souffre à ta
femme pour rien de mettre son pied sur le tien. Car lendemain la pute
beste le voudroit mettre sur ta teste 1397. » Mais peut-on vraiment se faire
obéir de son épouse ? « Ce que femme veut, Dieu le veut1398. » « Ce que
veut une femme est écrit dans le ciel1399. » Dans la vie de ménage,
l'homme aura de toute façon besoin du bâton : « Bon cheval, mauvais
cheval veut l'esperon. Bonne femme, mauvaise femme veut le bâton1400. »
Alors faut-il se marier ? E. Deschamps, ainsi que plusieurs proverbes, le
déconseillent formellement : « Qui a femme à garder n'a pas journée
assurée. » « Qui a femme, est marri 1401. » « Qui femm' a, nois'a 1402. » «
Qui entretient femme et dez, il mourra en pauvretez 1403. » « Se garde de
femme espouser qui veut en paix se reposer1404. »
Les défauts féminins justifient dans les recueils de dictons ces
avertissements désabusés. La femme est dépensière : « Tout ce que clerc
laboure, folle femme dévore1405.» » « Les femmes n'ayment que les
rubis1406. » En outre le luxe du vêtement cache souvent — ou révèle — la
laideur de l'âme : « Femme de riche vêtement parée à un fumier est
comparée. Qui de vert fait sa couverture, au descouvert appert l'ordure
1407
.» » Quant à la beauté, elle est suspecte et dangereuse : « Beauté -de
femme n'enrichit homme 1408. » « Belle femme mauvaise teste. Bonne
mule mauvaise beste1409.» « Dites une seule fois à une femme qu'elle est
jolie, le diable le lui répétera dix fois 1410. » Elle fatigue l'homme à force
de pleurer. Mais ses larmes ne sont pas sincères. « A toute heure chien
pisse et femme pleure1411. » « Femme rit quand elle peut et pleure quand
elle veut1412. » « Pleur de femme crocodille semble1413. » D'où l'accusation
de duplicité lancée contre elle : « Femme se plaint, femme se deult.
Femme est malade quand elle veut1414.» » « Femmes sont anges à l'église,
diables à la maison et singes au lit 1415. »
A une époque où, de haut en bas de la société, on exalte mais aussi on
redoute à l'extrême le pouvoir de la parole (songeons à la médisance qui
ternit l'honneur, à l'intérêt pour la rhétorique, à l'action des prédicateurs),
on s'inquiète vivement du bavardage féminin que les hommes doivent
s'efforcer de contrôler. « Deux femmes font un plaid, trois un grand
caquet, quatre un plein marché1416. » « Femme à son tour doibt parler
quand la poule va uriner 1417.» « Ne dire à ta fame ce que tu celer veus1418. »
« Une femme ne cèle que ce qu'elle ne sçait pas 1419. » D'où le mépris
qu'on affiche pour elle : « C'est grand miracle si une femme meurt sans
faire folie.1420. » « Femme est un cochet à vent qui se change et mue
souvent 1421. » « Femme seule est rien 1422.» « Le cerveau de la femme est
faict de cresmes de singe et de fromage de renard 1423. »
Le mépris est souvent doublé d'une véritable hostilité à l'égard d'un
être considéré comme trompeur, irrécupérable et maléfique. A cet égard,
les proverbes reprennent sous forme d'accusations lapidaires le discours
des célibataires (masculins) de l'Eglise. « Cœur de femme trompe le
monde, car en luy malice abonde1424. » « Femme et vin ont leur venin1425. »
« Femme est mère de tout dommage. Tout mal en vient et toute rage 1426. »
« L'œil de la femme est une araignée 1427. » « Une bonne femme, une
bonne mule, une bonne chièvre sont trois meschantes bestes 1428. » «
Femmes sont trop périlleuses, et par nature dangereuses 1429. » Aussi la
redoutable sagesse des sentences établit-elle un lien entre l'élément
féminin et le monde infernal : « Femme scet art avant le diable1430. » «
Femme plus volontiers devine que n'oyt la parole divine1431. » Or, combien
de devineresses de villages périrent à l'époque sur les bûchers ! Dès lors,
pourquoi l'homme regretterait-il la mort de son épouse ? Ce décès n'est-il
pas une faveur que Dieu fait au mari? « Deuil de femme morte dure
jusqu'à la porte1432. » « Dieu ayme l'homme quand il lui oste sa femme
n'en sachant plus que faire 1433. » Ce dernier dicton se trouve aussi sous
une forme plus catégorique et plus générale : « A qui Dieu veut ayder sa
femme meurt 1434. »

5. Une iconographie souvent malveillante

Des éléments et des confirmations, si l'on ose dire, de cet atroce


réquisitoire se retrouvent dans les estampes du XVIe siècle. A la suite de
Mme Sara F. Matthews-Grieco 1435, on étudiera ici pour exemple celles qui
furent alors gravées en France. Une telle production est assurément
ambivalente, ou mieux hésitante, présentant de la femme une image tour
à tour favorable et défavorable de sorte que l'une dément l'autre. Ainsi la
maîtresse de maison est valorisée, comme dans certains proverbes, à la
fois comme compagne affectueuse de son mari et comme mère des
héritiers de celui-ci. La maternité, dans telle représentation d'Adam et
Eve, est proposée comme une sorte d'équivalent féminin du travail
masculin : Eve donne le sein à un bébé tandis que Adam bêche ; ou bien
elle se repose, fatiguée, à côté de deux enfants pendant que son mari
laboure la terre. D'autres estampes qui mettent en scène les couples
faucheur-ramasseuse ou berger-tondeuse, font ressortir l'aide que les
femmes peuvent apporter aux hommes dans les tâches agricoles.
Illustrations des livres d'heures et allégories des douze mois se plaisent à
évoquer les femmes regroupant et transportant les tailles de vignes
coupées par les hommes, trayant les vaches, vendangeant, apportant à
manger aux laboureurs, aidant l'homme à tuer le porc ou lui préparant la
pâte qu'il boulangera. Dans l'estampe, la femme est encore celle qui file
et qui tisse ; celle qui puise de l'eau à la fontaine ; celle qui cuisine ; celle
qui soigne les malades et donne aux morts les derniers soins corporels.
Mais toutes ces occupations la situent dans un rôle mineur et dans
l'ombre de l'homme. Pourtant — l'iconographie antiquisante relayant les
allégories médiévales — la forme féminine, plus plastique que la
silhouette masculine, est utilisée avec prédilection pour personnifier des
abstractions : la Chasteté, la Vérité, la Charité, la Nature, la Majesté, la
Religion, la Sagesse, la Force, voire les « Neuf Preuses » ; ou encore les
Quatre Vertus cardinales, les Quatre Eléments et les Quatre Parties du
monde. Promotion de la femme ? Partiellement, sans doute, mais
seulement partiellement. Car la plupart de ces allégories ainsi que
Minerve (ou les Amazones) sont, tout comme la Vierge Marie, des
manières d'anti-Eve, des êtres qui n'accomplissent pas la totalité de leur
vocation féminine et sont placés au-dessus ou du moins hors de leur sexe.
Aussi ne croyons pas trop vite que le goût pour l'imagerie gréco-romaine
a bouleversé les habitudes mentales et modifié de fond en comble les
valeurs et les croyances. Des thèmes reparaissent sous un autre habillage.
Entre la Dame à la licorne et Diane chasseresse à côté de son cerf il y a
continuité ; Eve et Pandore jouent le même rôle, déchaînant par leur
curiosité coupable une cascade de malheurs sur l'humanité. Le jugement
de Pâris n'est souvent qu'une autre version du mythe d'Eve tendant la
pomme à Adam. La nudité du premier couple dans le jardin d'Eden tout
comme les amours de Mars et de Vénus, de Jupiter et de Callisto
expriment en commun le désir dans un univers où la sensualité n'était pas
encore condamnée ; la jouissance dans un paradis terrestre — ou
préchrétien — où elle était encore permise. Mais ce jardin des délices,
provisoirement recréé, n'est finalement qu'illusion. Illusoire est aussi
l'évocation d'une femme qui serait à la fois érotique et sans péché.
Désormais elle est un piège. Certes, elle est l'image de la paix, mais
tout autant elle détourne l'homme de sa vocation militaire ou
intellectuelle. Des soldats cueillent des fruits à un pommier dont le tronc
et le visage sont d'une femme et ils s'endorment ensuite au lieu d'aller
combattre. Xanthippe empêche Socrate de philosopher ; une courtisane
transforme Aristote en bête de somme. Nous voilà donc à nouveau rejetés
du côté de la misogynie qui, selon Mme S. Matthews-Grieco, se serait
aggravée pour un bon demi-siècle dans l'estampe française à partir de
1560. Observation pénétrante : quand des figures féminines personnifient
de nobles abstractions, elles ne sont jamais habillées à la mode du XVIe
siècle, étant le plus souvent nues ou vêtues de robes flottantes à l'antique
et parfois placées sur un piédestal ou environnées d'un paysage idyllique.
Au contraire, lorsqu'elles incarnent des allégories néfastes, alors elles
portent le costume du temps et sont insérées dans le décor quotidien.
Ainsi la femme vertueuse est rejetée hors du réel, alors que la femme
mauvaise y est introduite de plein droit. Soit maintenant la
personnification des péchés capitaux. Léon Davent — en 1547 — les
représente enchaînés à la taille de la Justice. Deux sont incarnés par des
hommes (la gourmandise et la colère) mais les cinq autres par des
femmes (orgueil, cupidité, envie, luxure et paresse). Dans une estampe
populaire parisienne de la seconde moitié du XVIe siècle, seule, l'avarice
est figurée au masculin (un homme comptant son or). Les six autres vices
sont attribués à l'autre sexe. La gloutonnerie est une femme assise à table
et qui vomit ; la paillardise est Vénus accompagnée par un amour ; la
paresse est symbolisée par une femme dormant sur la paille près d'un âne,
la colère par la meurtrière d'un enfant — et derrière elle une ville brûle
—, l'orgueil par une aristocrate richement parée se regardant dans un
miroir, un paon à côté d'elle, l'envie par une vieille, laide et nue, mordue
par des serpents. Au second plan, l'artiste a placé le diable et évoqué le
Jugement dernier.
Inspirées par les fables antiques ou l'Apocalypse, les estampes disent
inlassablement le pouvoir séducteur de la femme qui conduit les hommes
à la perdition. Ici, un jeune homme doit choisir entre le vice et la vertu, le
premier figuré par une courtisane habillée à la dernière mode et assise sur
un paon, la seconde par un ange simplement vêtu d'une robe flottante et
couronné d'une auréole. Là — c'est le thème de la « Belle assise sur la
Bête » traité notamment par Etienne Delaune — « le monde qui, par les
plaisir qu'il fait goûter, entraîne l'homme dans l'abîme », est personnifié
par une femme assise sur une bête à sept têtes. Souriante, couronnée,
habillée de façon exotique, la gorge dénudée, elle tient haut la coupe des
plaisirs tandis que le démon, qui l'attend dans les flammes d'un gouffre,
lui fait signe de s'approcher. Instrument de perdition, la femme est Médée
dont l'histoire a particulièrement retenu le talent des graveurs du XVIe
siècle : elle qui a séduit Jason, cuisiné des drogues pour Eson et
finalement tué ses propres enfants. Elle est également Circé qui changea
en pourceaux les compagnons d'Ulysse.
L'histoire de Médée est doublement significative, puisqu'elle exprime à
la fois la séduction et la violence féminines. De cette violence, les
hommes du XVIe siècle ont peur : à preuve toujours l'iconographie. Diane
est une vierge inattaquable ; mais sa virginité est inquiétante et sauvage,
incarnant une nature rebelle. Actéon, qui a vu la déesse se baigner nue,
est transformée en cerf et dévoré par les chiens. Margot l'enragée (Dulle
Griet), dans le célèbre tableau de Breughel1436, est sans doute l'incarnation
de la femme acariâtre et dominatrice. Margot et ses folles compagnes
s'attaquent aux hommes auxquels elles ont trop longtemps obéi.
Devenues libres, elles détruisent tout. Sur un fond d'incendie, la mégère
ahurie et armée d'un glaive, se dirige vers l'enfer, suivie d'une armée de
viragos en délire.
La fureur féminine est souvent à base érotique. Une gravure de 1557 se
moque des maris qui ne sont pas assez virils. Quatre femmes d'âges et
niveaux sociaux différents, salent des hommes déculottés « par devant et
par derrière affin de voeir leur nature plus fiere ». Un autre thème
burlesque, déjà connu en Italie au XVe siècle, est traité en France et en
Flandre — notamment durant la seconde moitié du XVIe siècle — sous le
titre « l'amoureuse cohorte et la culotte » : des femmes se livrent une
bataille féroce pour la possession d'une paire de chausses dont la
braguette accuse la forme du membre viril. Une inscription invite les
combattantes à plus de retenue : « Traites modestement, amoureuse
cohorte, // Ce membre ; car ce n'est pied, teste, espaule ou main // Pour
quy vous vous donnés la bataille si forte, // Mais le pere germeux de tout
le genre humain. » Toutefois la violence féminine dépasse ce stade
sexuel. La rage de Margot plonge ses racines dans la soif de domination
d'un sexe qui supporte mal les lois du mariage et se révèle subversif par
nature. D'où l'insistance avec laquelle les estampes, surtout dans la
seconde moitié du XVIe siècle, reprenant la leçon des charivaris,
représentent les scènes de ménage et gourmandent les maris «
débonnaires » qui laissent à leur épouse le gouvernement de la maison. Il
s'agit encore d'une « lutte pour la culotte », mais cette fois entre l'homme
et la femme. Celle-ci enfile les pantalons de son époux qui porte jupe,
tient la quenouille ou est agenouillé devant sa mégère de compagne, ou
est battu par elle. Des variantes de cette satire apparaissent aussi dans
l'abondante iconographie du « monde à l'envers ». Car la subversion
féminine est une des causes du renversement des hiérarchies. Comment
tout ne serait-il pas sens dessus dessous lorsque Phyllis chevauche
Aristote et que la femme porte l'épée, son trop paisible époux s'occupant
à filer ? L'insoumission du « deuxième sexe » donne encore la clé de la
fable connue sous le nom de « Bigorne et Chiche-Face ». Cet apologue
figure déjà dans le Clerk's Tale de Chaucer et connaît en France un vif
succès à l'époque de la Renaissance. Il illustre, par exemple, un plafond
du château du Plessis-Bourré en Anjou et la galerie de celui de
Villeneuve-Lembron en Auvergne. La Bigorne « qui ne vit que de bons
hommes » est un monstre très gras, alors que la Chiche-Face « qui ne vit
que de bonnes femmes » est maigre comme un squelette. La Bigorne est
même trop bien nourrie, car nombreux sont les hommes qui se laissent
dévorer pour échapper à leurs femmes grondeuses. La Chiche-Face se
plaint au contraire de la rareté des épouses obéissantes. Ainsi les femmes
sont péché et révolte, notamment si elles appartiennent au groupe social
inférieur. Dans le Branle des folles, bois anonyme des environs de 1560,
quinze femmes représentant autant de défauts dansent en rond, chacune
portant un chapeau à oreilles d'âne soit sur la tête soit pendu au cou. Au
centre, une maîtresse du ballet, debout sur un piédestal, joue de la
trompette. Cinq des danseuses portent des vêtements distingués mais les
dix autres appartiennent manifestement au petit peuple, rural ou urbain,
comme si la perversité féminine s'accroissait à mesure qu'on descend
l'échelle sociale : indication à rapprocher des nombreux procès intentés
aux malheureuses sorcières de villages et du rôle joué par « le deuxième
sexe » dans les séditions d'autrefois.
Importe en outre de souligner une autre corrélation. Souvent la vieille
femme laide est présentée comme l'incarnation du vice et l'alliée
privilégiée de Satan. A l'époque de la Renaissance, elle suscite une
véritable peur. De sorte qu'un thème littéraire et iconographique qui
n'était que fugitif au Moyen Age devient envahissant au début des Temps
modernes sous les influences conjuguées de l'Antiquité mieux connue,
des œuvres de Boccace et de La Célestine de Fernando de Rojas (1499).
La Renaissance et l'âge baroque ont laissé, spécialement sous la plume de
poètes appartenant à la caste aristocratique — Ronsard, Du Bellay,
Agrippa d'Aubigné, Sigogne, Saint-Amant, etc. — un portrait ignoble de
la vieille femme laide, le plus souvent représentée comme une carcasse
squelettique, « Respirande momie // Dont l'on cognoist l'anatomie // Au
travers d'un cuir transparent » (Sigogne). Elle a, en outre, les dents «
chancreuses et noires », « l'œil chassieux » et « le ne morveux » (Catin de
Ronsard). De sa bouche blêmie, sort « ...une odeur infectée // Qui fait
éternuer les chats » (Maynard). Saint-Amant parle de Perrette « de qui la
gueule sent plus fort // Que ne fait quelque vieille emplâtre 559 ». Autant
dire que la vieille femme est l'image de la mort. Ses yeux sont ténèbres ;
elle est un « esquelette de peaux et d'os... // Portrait vif de la mort,
portrait mort de la vie... // Charogne sans couleurs, dépouille du tombeau,
// Carcasse déterrée, atteinte d'un corbeau ». Telle le décrit Sigogne avec
toute la démesure baroque, qui voit dans cette « seiche pièce de bois » et
cette « triste ordonnance d'os » un « fantosme... qui fait craindre la
crainte, et fait peur à la peur1437 ».
Qu'une époque qui redécouvrait avec délectation la beauté du jeune
corps féminin ait été révulsée au spectacle de la décrépitude n'a rien pour
étonner. Mais ce qui mérite plus d'attention, c'est ce qui se cachait
derrière la peur de la vieille femme laide. En un temps où le néo-
platonisme à la mode enseignait que beauté égale bonté, on crut
logiquement — et en oubliant les épuisantes servitudes de la maternité —
que décadence physique signifie méchanceté. Certes, quelquefois dans
l'iconographie la vertu est symbolisée par une vieille. Ainsi dans une
édition illustrée de La Nef des fous de Brant et dans une suite de six
estampes murales de confection parisienne intitulée Le Vrai Miroir de la
vie humaine... (seconde moitié du XVIe siècle 1438. La Chasteté y est
figurée par une femme vieille et laide qui tient une branche de palmier.
Son char tiré par deux licornes écrase Cupidon. Mais telle n'est pas la
règle habituelle. Mme S. Matthews-Grieco a calculé — comptage
provisoire — qu'on ne trouve guère plus d'une allégorie sur trois cents
qui donne à la vieille femme un rôle positif. En général celle-ci
symbolise selon les besoins l'hiver, la stérilité, la famine, le carême,
l'envie (association très fréquente), l'entremetteuse et, bien entendu, la
sorcière.
S'agissant de ce dernier thème, aux évocations de Manuel Deutsch, de
Baldung Grien, de Dürer et de beaucoup d'autres artistes moins connus
répondent les imprécations de Ronsard, de Du Bellay et d'Agrippa
d'Aubigné, elles-mêmes inspirées par une poésie antique désormais
mieux connue. Dans une ode de 1550, Ronsard se déchaîne contre
Denise, « vieille sorcière » du Vendômois que les bourreaux ont fouetté à
moitié nue, mais que, malheureusement, ils n'ont pas exécutée. Puisse-t-
elle mourir bientôt ! Et que « ses os diffamez, // Privez d'honneur de
sépulture, // Soient des corbeaux goulus pasture, // Et des chiens affamez
». Cette « Médée » villageoise sait la recette des philtres d'amour, elle
jette des sorts, hante les cimetières, terrorise bêtes et gens. Les forces
mauvaises de la nature lui obéissent :

Au seul soupir de ton haleine


Les chiens effrayez, par la plaine,
Aguisent leurs abois ;
Les fleuves contremont reculent,
Les loups suivant ta trace hurlent
Ton ombre par les bois1439.

Même frayeur chez Du Bellay qui, à son tour, couvre une vieille
femme d'injures et de noirs griefs. Il la traite de « sorcière et maquerelle
», de « Gorgone », de « vieille enchanteresse » et, reprenant les thèmes
les plus communs de la littérature démonologique, précise :

Par toy les vignes sont gelées,


Par toy les plaines sont greslées,
Par toy les arbres se démentent.
Par toy les laboureurs lamentent
Leurs bledz perdus, et par toy pleurent
Les bergers leurs troppeaux qui meurent1440.
Ainsi, une poésie qui se veut humaniste nous reconduit aux pires
accusations des inquisiteurs. Les Gorgones refont surface et sont
maintenant identifiées comme les sinistres agents de l'enfer.
Il était dans la logique des choses qu'une époque qui a tellement
redouté le Jugement dernier, le diable et ses suppôts, redonne une
nouvelle dimension à la peur millénaire du « deuxième sexe ». En dépit
d'une réhabilitation qui s'amorce en marge des affirmations officielles et
dont on traitera dans un autre volume, une civilisation, plus que jamais,
accuse la femme. La culture du temps, inquiète et encore mal assurée,
cherche à renforcer le contrôle de cet être trop proche d'une nature dont
Satan est « le prince et le dieu ». Pour la plupart des hommes de la
Renaissance, la femme est à tout le moins suspecte et le plus souvent
dangereuse. Ils nous ont livré d'elle moins un portrait réel qu'une image
mythique. L'idée que la femme n'est ni meilleure ni pire que l'homme
semble avoir été étrangère aux dirigeants de la culture écrite.
II.

Une énigme historique : la grande répression de


la sorcellerie I.— Le dossier

1. La montée d'une peur

La peur de la femme — moitié subversive de l'humanité — ayant


culminé en Occident, chez les théologiens et les juges au début des temps
modernes, rien d'étonnant si la chasse aux sorcières prit alors une
violence stupéfiante. Evoquer cette crise est nécessaire ici, mais à
l'intérieur d'un cadre précis, c'est-à-dire en la reliant aux autres formes de
peur déjà étudiées. Il ne s'agit donc pas de réécrire une histoire des procès
de sorcellerie1441, mais d'éclairer ceux-ci en les replaçant dans un contexte
global qui, seul, permet de les situer à leur juste place en les rattachant à
une religion et à une culture qui se sentirent menacées.
Les empereurs chrétiens du IVe siècle, puis Justinien en Orient,
Childéric III, Charlemagne et Charles le Chauve en Occident avaient
menacé de punitions sévères ceux qui s'adonnaient aux pratiques
magiques. En même temps, les conciles censuraient inlassablement les «
magiciens 1442». Toutefois, l'Eglise du haut Moyen Age avait dans
l'ensemble plaidé pour la clémence et pour la prudence à l'égard des
coupables. A ceux-ci il valait mieux laisser la vie « afin qu'ils fassent
pénitence » — lettre de Léon VII à un archevêque allemand ; et il fallait
éviter de persécuter des femmes innocentes sous prétexte de tempêtes et
d'épidémies — lettre de Grégoire VII au roi de Danemark1443. En outre, un
guide des visites épiscopales rédigé vers 906 à la demande de
l'archevêque de Trèves — le célèbre Canon episcopi — dénonçait
comme illusoire la vieille croyance aux chevauchées nocturnes
auxquelles certaines femmes croyaient participer sur l'ordre de Diane.
Ajouter foi à de tels mirages, c'était assurément se laisser tromper par
Satan. Néanmoins, puisqu'il s'agissait d'illusion, il n'y avait pas lieu de
sévir1444. Ainsi, face à des masses demeurées largement païennes et à une
loi civile théoriquement draconienne au sujet de la magie, l'autorité
religieuse, durant le haut Moyen Age, avait fait preuve d'un relatif esprit
critique et en tout cas de pragmatisme.
Son attitude se modifia à partir de la fin du XIIe siècle sous l'effet de
deux causes liées entre elles : d'une part, l'affirmation de l'hérésie avec
les vaudois et les albigeois ; d'autre part, une volonté croissante de
christianisation qu'exprimèrent et actualisèrent les prédicateurs issus des
ordres mendiants. La montée de l'inquiétude cléricale apparaît dans les
débats du IVe concile du Latran qui rendit obligatoire la confession et la
communion annuelles, renforça la ségrégation des Juifs et obligea les
évêques sous peine de déposition à poursuivre et punir les hérétiques de
leurs diocèses1445. Puis, tandis que les cathares étaient vaincus dans le sud
de la France1446, Grégoire IX nommait en 1231 le premier inquisiteur
officiel de l'Allemagne, Conrad de Marbourg, un fanatique d'une
effarante austérité qui, pendant un an et demi, terrorisa Erfurt, Marbourg
et la vallée du Rhin, jusqu'à son assassinat en juillet 1233. Alors les
bûchers s'arrêtèrent. Mais, à sa demande, le pape avait publié
successivement deux bulles (en 1232 et 1233) qui énuméraient tous les
crimes commis par la secte contre laquelle luttait Conrad. Il s'agissait —
croyaient l'inquisiteur et le pontife — d'une société secrète où les novices
baisaient le derrière d'un crapaud et celui d'un chat noir, faisaient
hommage à un homme pâle, maigre et froid comme glace. Dans ces
assemblées diaboliques, on adorait Lucifer, on se livrait aux pires
débordements sexuels et, à Pâques, on recevait le corps du Sauveur pour
le cracher ensuite sur les ordures 1447. Voilà, dessinée la typologie de ce
qu'on appellera bientôt « sabbat », et clairement posée, face au
christianisme, une antireligion menaçante. Pourtant, les successeurs de
Grégoire IX hésitèrent avant de relancer la chasse aux sectes
démoniaques. En 1275, Alexandre IV repoussa les requêtes de
dominicains qui lui demandaient un pouvoir d'inquisition contre la
sorcellerie, ne l'accordant que si celle-ci se trouvait liée manifestement à
l'hérésie1448. Combat d'arrière-garde ! car l'appréhension devant la
puissance du démon grandissait.
En la matière saint Thomas d'Aquin innova assez peu. Il dépassa
toutefois en plusieurs points la réserve du Canon episcopi, en affirmant
notamment que les démons peuvent empêcher l'acte charnel ou encore,
sous forme d'incubi et de succubi, avoir des relations sexuelles avec les
humains 1449. Mais le docteur angélique insista plutôt sur la divination, ne
s'occupant qu'épisodiquement des maléfices. Capitale en revanche fut
l'intervention de Jean XXII qu'avaient précédée des procès retentissants
qui, tous, prouvaient une montée de l'obsession satanique. De 1307 à
1314, se déroula celui des Templiers qui avouèrent — sous la torture —
avoir renié le Christ et craché sur la croix. Au même moment un évêque
de Troyes était accusé d'avoir tué par magie la reine de France et
empoisonné la mère de celle-ci. Il fut mis hors de cause, mais
Enguerrand de Marigny, ancien gardien du trésor de Philippe le Bel, fut
pendu à Montfaucon, en 1315, pour avoir tenté d'obtenir la mort du roi
avec l'aide de magiciens et de poupées de cire. Enfin, en 1317, la
comtesse d'Artois, Mahaut, fut accusée à son tour d'avoir fait fabriquer
des philtres et des poisons par une sorcière de Hesdin. Elle avait toutefois
été innocentée 1450. C'est dans cette atmosphère trouble et parce qu'il
entendait parler de pratiques magiques à la cour d'Avignon que Jean
XXII, après consultation d'évêques, de supérieurs d'ordres et de
théologiens, rédigea la bulle Super illius specula (13261451. La sorcellerie
étant désormais assimilée à une hérésie, les inquisiteurs recevaient
habilitation pour la poursuivre. Car les magiciens, adorant le diable et
signant un pacte avec lui ou tenant des démons à leur service dans des
miroirs, des anneaux ou des fioles, tournaient le dos à la vraie foi. Ils
méritaient donc le sort des hérétiques. Les chrétiens avaient huit jours
pour renoncer à Satan, abandonner les pratiques magiques et brûler les
livres qui en traitent. Ainsi étaient désormais posées de redoutables
équations : maléfices = sorcellerie diabolique = hérésie. Le triangle se
trouvait fermé à l'intérieur duquel allaient bientôt s'allumer de nombreux
bûchers.
Dans la suite du XIVe siècle, l'intervention de l'Inquisition contre la
sorcellerie se précise aux niveaux pratique et théorique. Dans des procès
intentés à des sorcières toulousaines au cours des années 1330-1340,
apparaît pour la première fois le mot « sabbat ». Habitués à combattre le
dualisme cathare, les inquisiteurs du Languedoc posent en face d'eux,
grâce aux aveux obtenus sous la torture, une anti-Eglise, nocturne qui
adore Satan incarné dans un bouc, renie le Christ, profane l'hostie et la
paix des cimetières et se déchaîne en débauches exécrables. Les réunions
diaboliques identifiées au XIIIe siècle par Conrad de Marbourg portent
maintenant ce nom odieux : « sabbat 1452 ». Quelques années après — en
1376 — Nicolau Eymerich, qui avait fonctionné pendant douze ans
comme Inquisiteur général en Aragon, met par écrit le résultat de son
expérience et codifie celle-ci à l'usage de ses confrères : c'est le
Directorium inquisitorum, manuel à rapprocher du Fortalicium fidei du
farouche antisémite Alphonse de Spina. Eymerich accorde que lire dans
les lignes de la main et tirer au sort ne constituent pas des gestes
hérétiques. En revanche, il y a hérésie dès que les démons sont en
quelque façon impliqués. Si on leur rend hommage — au sabbat ou
ailleurs — il y a culte de latrie ; si on les prend pour intercesseurs auprès
de Dieu, il y a culte de dulie. C'est encore être hérétique que d'invoquer
les puissances de l'enfer (même sans latrie ni dulie) à l'aide de figures
magiques, ou en plaçant un enfant dans un cercle, ou en lisant des
formules dans un livre 1453. Tout est maintenant en place pour la grande
chasse aux sorciers et aux sorcières désormais confondus avec les
vaudois et les cathares : les autorisations sont données, la procédure a été
mise au point, les crimes sont catalogués. En outre, la confusion
croissante entre hérésie et sorcellerie fait que les présumés coupables
pourront être indifféremment poursuivis, selon les temps et les lieux, par
les tribunaux d'Eglise ou par les tribunaux laïcs.
A la fin du XIVe siècle, puis au long du XVe, s'accroissent les procès de
sorcellerie et les traités qui la condamnent, avec une interaction des uns
sur les autres. Car les ouvrages théoriques impulsent les poursuites, mais
inversement ils sont nourris de l'expérience des juges. On a comptabilisé
en Europe — chiffres non exhaustifs, bien sûr — 12 procès de
sorcelleries conduits par les tribunaux d'Inquisition entre 1320 et 1420
contre 34 entre 1421 et 1486 (date de la publication du Malleus) ; et 24
intentés devant des tribunaux laïcs de 1320 à 1420 contre 120 entre 1420
et 14861454. En 1387, 67 sorciers et sorcières sont condamnés au bûcher à
Carcassonne « pour magie, ou pour crimes tenant aux diverses hérésies
des vaudois, béguins et albigeois ». En 1410, on signale des procès à
Venise et à nouveau à Carcassonne ; en 1412, à Toulouse et encore à
Carcassonne. Des foyers de sorcellerie sont détectés par les autorités dans
le diocèse de Sion en 1428, dans le Dauphiné vers 1440 et plus
généralement dans les Alpes françaises et suisses. Les coupables sont
souvent qualifiés d'« hereges » ou de « vaudois », et accusés en même
temps de se rendre par la voie des airs aux rendez-vous du diable. Dans le
Jura, on constate aussi un accroissement du nombre des procès après
14301455. Puis, en 1453 et 1459, interviennent en France deux actions
juridiques sensationnelles. La première, à Evreux, est dirigée contre un
docteur en théologie, Guillaume Adeline, accusé à la fois de prêcher
contre la réalité du sabbat et d'avoir conclu un pacte avec Satan.
Condamné à la prison perpétuelle, il meurt quatre ans après dans sa
prison. Puis, en 1459, commence le procès des « vaudois » d'Arras, deux
suspects ayant déclaré, sous la torture, avoir rencontré au sabbat des
personnalités de la ville. L'enquête est menée par l'inquisiteur de la ville
et surtout par deux dominicains persuadés qu'un chrétien sur trois est
sorcier. Les 32 accusés, dont 18 seront brûlés, avouent après torture avoir
participé au sabbat et déclarent véridique la description qu'en font les
juges d'après leurs témoignages 1456. Mais au moment de mourir les
condamnés se rétractent. En juin 1491, tous les accusés sont réhabilités.
Regrets tardifs, dont bientôt on ne s'embarrassera plus, car la peur des
sorciers grandit chez les juges ecclésiastiques et laïcs. A la fin du XVe
siècle, la haute Allemagne d'une part et le diocèse de Côme d'autre part
sont le théâtre d'une chasse active aux suppôts de Satan.
En même temps, se multiplient les écrits incendiaires qui poussent à la
répression. On a dénombré 13 traités sur la sorcellerie entre 1320 et 1420
contre 28 entre le Formicarius (1435-1437) de Jean Nider, prieur des
dominicains de Bâle, et le Malleus maleficarum (14861457. Le Formicarius
( « La Fourmilière ») expose les persécutions qu'avaient menées en
Suisse l'inquisiteur Pierre de Berne et les conclusions qu'on en peut tirer :
sorciers et sorcières jettent des maléfices, provoquent les tempêtes,
détruisent les cultures, adorent Lucifer et vont au sabbat par la voie des
airs. Les femmes magiciennes se spécialisent dans la fabrication des
philtres d'amour, les rapts d'enfants et l'anthropophagie. Tous et toutes
font partie d'une secte démoniaque où l'on renie Dieu. Le Formicarius est
le premier ouvrage démonologique à insister sur le rôle des femmes dans
la sorcellerie1458 : un thème que, cinquante ans plus tard, le Malleus va
développer jusqu'à l'obsession.
Le Malleus avait été précédé par la célèbre bulle d'Innocent VIII,
Summis desiderantes affectibus (1484), par laquelle un pape de la
Renaissance de mauvaise vie et très peu préoccupé par la religion
engageait les prélats allemands à renforcer la répression de la sorcellerie.
Ce texte est en réalité l'écho des fantasmes des inquisiteurs germaniques
qui, à l'époque, voyaient partout des maléfices, des reniements du
baptême, des démons incubes et succubes. Les auteurs du Malleus
placèrent la bulle pontificale en tête de leur ouvrage. Celui-ci a souvent
été isolé à tort dans la littérature démonologique, alors qu'il n'est qu'un
des maillons d'une chaîne infernale. Il a des silences et des demi-lacunes,
ne disant rien du sabbat et n'apportant que peu de détails sur le pacte avec
Satan, la marque diabolique et les activités collectives des sorcières. Mais
il a contribué plus qu'aucun autre avant lui à identifier la magie populaire
comme une forme d'hérésie, joignant ainsi un crime civil à un crime
religieux et incitant les tribunaux laïcs à la répression. D'autre part,
jamais auparavant on n'avait dit aussi nettement que la secte diabolique
est essentiellement constituée de femmes. Et puis le caractère
systématique du livre, sa méthodologie de l'enquête et du procès en firent
un outil de travail de premier ordre pour ses utilisateurs. Il devint par
excellence l'ouvrage de référence des juges en la matière : d'où son
succès : 14 éditions entre 1487 et 1520, plus que n'en eut aucun autre
ouvrage antérieur ou postérieur de démonologie 1459.
Durant tout le XVIe siècle et la première moitié du XVIIe procès et
exécutions de sorciers et sorcières se sont multipliés en différents coins
d'Europe occidentale et centrale, la folie persécutrice atteignant son
paroxysme entre 1560 et 1630. A Douai, les procès de sorcellerie se
répartissent chronologiquement ainsi1460 : XVe siècle : 8 ; 1re moitié du
XVIe : 13 ; 2e moitié du XVIe: 23 ; 1re moitié du XVIIe : 16 ; 2e moitié du
XVIIe : 3 ; XVIIIe : 1. Pour l'ensemble des prévôtés allemandes et
wallonnes du Luxembourg, on conserve trace de 224 procès de
sorcellerie entre 1606 et 1631 et de 7 seulement entre 1632 et 16501461. On
peut tenter, comme l'ont déjà fait W. Monter1462 et R. Muchembled 1463, de
regrouper quelques chiffres certains ou probables concernant les victimes
de ces procès en plusieurs secteurs d'Europe qui ont fait l'objet d'études
rigoureuses. Un tel tableau n'est que l'addition de données partielles.
Mais il précise la chronologie, apporte des ordres de grandeur, et fait
ressortir les points chauds de l'épidémie :

Régions Dates Total des exécutions connues

Sud-ouest de l'Allemagne 1560-1670 3 229


(Bade-Wurtemberg actuel1464
Angleterre (Home Circuit: Sussex, Surrey, 1560-1700 109
Hertford, Kent, Essex) : Assize Courts 1465
Ecosse1466 1590-1680 4 400 (?)
Genève 1467 1537-1662 132
Canton de Vaud1468 1537-1630 90
Cantons de Zürich, Soleure et Lucerne1469 1533-1720 387
Canton de Neuchâtel et évêché de Bâle 1470 1570-1670 > 500
Parlement de Franche-Comté1471 1599-1668 62
Lorraine1472 1576-1606 > 2 000
Luxembourg1473 1606-1650 > 355
Comté de Namur1474 1500-1645 149
Actuel département du Nord1475 1371-1783 161
Iles Anglo-Normandes1476 1562-1736 144
Labourd (Pays basque français)1477 1609 plusieurs centaines
Nouvelle Castille1478 1540-1685 0

Si limités soient-ils, ces chiffres ont l'avantage, d'une part, de corriger


des évaluations fantastiques ou excessives (Michelet avait parlé de 500
sorciers brûlés en trois mois à Genève en 15131479, et récemment H.
Trevor-Roper a affirmé que 150 bûchers y avaient été allumés dans les
soixante ans qui suivirent l'arrivée de Calvin 1480 ; et, d'autre part, de faire
ressortir la violence de la persécution entre 1560 et 1630. Celle-ci, durant
la première moitié du XVIe siècle, était restée relativement limitée,
frappant surtout les régions alpines et pyrénéennes. Après 1550 et
pendant un siècle environ, elle fut particulièrement intense en Suisse, en
Allemagne du Sud (catholique et protestante), en Franche-Comté, en
Lorraine, dans le Luxembourg et les Pays-Bas — en somme, le long
d'une grande dorsale sud-est - nord-ouest. En Angleterre et plus
particulièrement dans l'Essex, la chasse aux sorciers et sorcières fut
surtout violente sous le règne d'Elisabeth, malgré une panique meurtrière
plus tardive, mais assez brève en 16451481. La répression fut également très
dure en Ecosse à partir du moment où la Réforme y triompha (1560). Au
sud de la France, dans le Labourd, les enquêtes impitoyables du juge de
Lancre à la fin du règne d'Henri IV aboutirent à plusieurs centaines de
bûchers. Quelques-uns furent allumés aussi à la même époque dans le
Pays basque espagnol1482. A l'autre bout de l'Europe, l'onde répressive
gagna à la fin du XVIe siècle le Danemark et la Transylvanie 1483. Elle
déferla sur la Suède dans les années 16601484. Elle atteignit la Pologne
quand elle s'essoufflait en Occident, c'est-à-dire pendant la seconde
moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe en même temps qu'invasions et pestes
frappaient le pays et qu'il basculait dans l'antisémitisme. En France et en
Allemagne, plus tard au Massachusetts, l'obsession de la sorcellerie fut
accompagnée ou se prolongea par des phénomènes hystériques que l'on
qualifia de « possessions diaboliques » et qui, après des scandales
sensationnels, aboutirent à l'exécution à Aix en 1611, à Loudun en 1634,
à Louviers en 1647 de quatre prêtres reconnus coupables d'avoir
ensorcelé des religieuses qui étaient leurs pénitentes 1485. A Salem, en terre
puritaine, les malheureuses victimes qui furent pendues en 1692 avaient
été pareillement désignées par des jeunes filles atteintes de crises de
convulsions, comme les responsables de leur possession par le Malin1486.
Quelques rares exécutions de sorciers ou sorcières eurent encore lieu au
XVIIIe siècle en Occident, mais « les procès de Salem furent les derniers
à propos desquels toute une communauté crut son existence menacée par
les maléfices de la sorcellerie1487 ».
Avant ce tardif retour au bon sens, de véritables massacres s'étaient
produits en certains lieux qui parurent aux autorités particulièrement
infectés par le poison démoniaque. Dans la petite ville allemande de
Wiesensteig, 63 femmes furent brûlées dans la seule année 1562. A
Obermarchtal, modeste terroir rural de 700 habitants, 43 femmes et 11
hommes périrent sur le bûcher en 1586-1588, soit 7 % de la population
1488
. Dans 22 villages de l'archevêché de Trèves, 368 sorcières furent
brûlées entre 1587 et 15931489. Dans la principauté ecclésiastique de
Wurtzbourg, il y eut 900 exécutions dans les huit années 1623-16311490. A
Oppenau, en Wurtemberg, une localité de 650 habitants, 50 personnes en
moins de neuf mois furent brûlées sur 8 bûchers collectifs 1491. Quant à la
mission confiée à de Lancre en 1609 au Pays basque, elle ne dura que
quelques mois et elle aboutit néanmoins à plusieurs centaines
d'exécutions 1492. L'Angleterre fut en général prudente dans la chasse aux
sorciers et aux sorcières. Cependant en 1645, année fiévreuse dans
l'Essex, les Assizes locales firent procès à 36 suspectes et en exécutèrent
191493.

2. Une législation d'affolement

Ces procès et ces mises à mort n'auraient évidemment pas été possibles
sans l'incitation répétée des autorités religieuses et civiles. La bulle
Summis disederantes de 1484, qu'on a appelée « le chant de guerre de
l'enfer », fut en effet suivie de plusieurs textes pontificaux allant dans le
même sens. En 1500, Alexandre VI écrit au prieur de Klosterneubourg et
à l'inquisiteur Institoris pour s'informer des progrès de la sorcellerie en
Bohême et Moravie1494. En 1513, Jules II ordonne à l'inquisiteur de
Crémone de sévir contre ceux qui adorent Satan et utilisent l'hostie dans
un but maléfique. En 1521, Léon X proteste, avec menace
d'excommunication et d'interdit, auprès du sénat de Venise qui
contrecarre l'action des inquisiteurs de Brescia et de Bergame contre les
sorciers. Ainsi agissent les papes de la brillante Renaissance italienne. A
son tour, Adrien VI ordonne aux inquisiteurs de Crémone et de Côme de
poursuivre la sorcellerie avec sévérité. Son successeur Clément VII
donne des consignes analogues au gouverneur de Bologne et au chapitre
de Sion. Comment ne pas être frappé par la répétition de ces injonctions
et par l'obsession satanique qu'elles sous-entendent ? Quant aux textes
tristement célèbres de Jean XXII et d'Innocent VIII, ils sont
solennellement repris et confirmés par des bulles de 1585 et 1623. A ces
consignes générales venues de Rome font écho, sur le plan local, des
décisions conciliaires. E. Brouette a calculé que dans les diocèses de
Cologne, Trèves, Cambrai, Malines, Tournai, Anvers, Namur, Metz et
Liège 17 conciles tenus entre 1536 et 1643 avaient appelé à la répression
de la sorcellerie. Du côté protestant, les foudres synodales atteignaient
pareillement les sorciers. Aux Provinces-Unies, 15 synodes échelonnés
de 1580 à 1620 portèrent condamnation contre eux et les
excommunièrent. De même firent en France les synodes de Montauban
(1594), Montpellier (1598) et La Rochelle (1607).
Mais le pouvoir civil a plus qu'épaulé l'Eglise dans la lutte contre la
secte satanique. L'obsession démoniaque, sous toutes ses formes, permit
à l'absolutisme de se renforcer. Inversement, la consolidation de l'Etat à
l'époque de la Renaissance donna une dimension nouvelle à la chasse aux
sorciers et aux sorcières. Les gouvernements marquèrent une tendance
croissante à s'annexer ou du moins à contrôler les procès religieux et à
sévir contre les infractions à la religion. Plus que jamais, l'Eglise se
confondit avec l'Etat, au bénéfice d'ailleurs de celui-ci. Mais l'urgence du
péril fit qu'elle ne put pas ou ne voulut pas s'opposer à cette annexion. La
création de l'Inquisition espagnole en 1478 n'est qu'une des nombreuses
illustrations de ce phénomène de phagocytose. Détail révélateur : lorsque
Charles Quint institua en 1522 une Inquisition d'Etat aux Pays-Bas, il
choisit un laïc, François Van der Hulst, membre du Conseil de Brabant,
pour diriger la recherche de « ceux qui seraient infectés du venin de
l'hérésie 1495 ». Deux docteurs en théologie lui étaient adjoints, mais
seulement à titre d'experts. Par la suite, l'empereur dut révoquer Van der
Hulst et composer avec Rome, mais le pape ne put jamais lui imposer
l'inquisiteur de son choix. L'absolutisme qui s'affirmait et la répression de
la sorcellerie, réagissant l'un sur l'autre, eurent pour résultat commun de
transformer la procédure criminelle. Le Moyen Age permettait la libre
défense de l'accusé et avait peu employé la torture dans les procès civils.
A l'époque de la Renaissance, la justice d'Etat adopta la procédure
inquisitoriale. En France, l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), aux
Pays-Bas les ordonnances criminelles de Philippe II (1570) — pour ne
retenir que deux exemples probants — durcirent le droit pénal,
généralisèrent l'emploi de la question, entravèrent la défense du suspect,
renforcèrent l'arbitraire de la procédure. Une instruction écrite et secrète
se substitua au débat oral et public : ce qui laissait sans défense des
individus souvent illettrés placés en face de juges maniant l'écriture et
connaissant seuls le contenu du dossier. L'« intimidation » devint l'idée
maîtresse de la nouvelle procédure. Enfin, alors qu'au Moyen Age un
procès était en général considéré comme une affaire entre personnes
privées, il se transforma au début des Temps modernes en un conflit entre
la société et l'individu : d'où la sévérité, voire l'atrocité de sentences qui
se voulaient exemplaires 1496.

Une brève étude de la législation laïque dans l'empire, dans les Pays-
Bas et en Angleterre, permet de vérifier la dureté croissante de l'Etat à
l'égard de la sorcellerie, au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Dans
l'empire, la Nemesis Carolina, « monument de justice criminelle »,
publiée par Charles Quint en 1532, consacre trois passages à la
sorcellerie. Le chapitre XLIV traite des enchantements et de ceux qui
utilisent livres, amulettes, formules étranges et objets suspects ou ont des
attitudes inhabituelles : on pourra les arrêter et les soumettre à la torture.
Le chapitre LII porte sur les interrogatoires : il faudra chercher à savoir
quand et comment les sorciers procèdent, s'ils se servent de poussière
empoisonnée ou de sachets magiques, s'ils fréquentent le sabbat et ont
conclu un pacte avec le diable. Le chapitre CIX, rappelant que le droit
romain (c'est-à-dire le Code de Justinien) vouait au feu les magiciens,
ordonne de les punir dès lors qu'ils ont nui au prochain1497.

« Si quelqu'un, lit-on dans la Nemesis, a fait quelque tort à autrui par sortilège ou
maléfice, il sera puni de mort, et même condamné au bûcher. Si quelqu'un a pratiqué
la sorcellerie sans nuire à autrui, il ne faudra le punir que dans la mesure où il a péché
et cette punition sera laissée à l'appréciation du juge. » (Art. CIX1498.)

Comme Innocent VIII l'avait fait en 1484 dans un texte ecclésiastique,


l'empereur à son tour reconnaît dans un document législatif laïc la réalité
des pratiques magiques et en fournit une énumération qui ne peut
qu'accréditer leur existence et accroître dans l'opinion la hantise des
machinations diaboliques. Toutefois, en Allemagne, l'arsenal répressif se
renforce encore dans la seconde moitié du XVIe siècle. Les
Constitutiones saxonicae de 1572 décrètent que toute sorcière devra être
brûlée pour le seul fait d'avoir conclu un pacte avec le diable, « même si
elle n'a pas fait de mal avec son art1499 ». La même mesure est prise dix
ans plus tard par l'Electeur palatin et bientôt par divers princes et villes
d'Allemagne qui remanient leur législation en ce sens 1500.
Dans les Pays-Bas, théoriquement terre d'Empire, Charles Quint
n'avait pas osé appliquer la Nemesis Carolina. Cependant dans le Comté
de Namur par exemple, les tribunaux laïcs, entre 1505 et 1570,
envoyèrent au bûcher 58 personnes accusées de sorcellerie1501. Des abus
étaient souvent commis par les juridictions rurales contre quoi la
législation royale s'efforça de lutter par l'ordonnance criminelle de
15701502. Celle-ci déplore notamment certaines arrestations et exécutions
réalisées « mesmes sans causes légittimes... au grand mespris de la
justice et de nos dites ordonnances ». Elle réglemente donc
minutieusement la torture. Mais, en sens contraire, son article LX enjoint
aux magistrats de poursuivre avec vigilance sorciers et devins et de les
frapper des peines les plus sévères1503. Dans ce secteur de l'Europe, le
texte législatif essentiel est toutefois celui du 20 juillet 1592 qui
abandonne toute prudence dans la répression.
L'introduction restitue l'atmosphère dramatique dans laquelle vivent
les conseillers de Philippe II :

« ... Entre aultres grands pechez, malheurs et abominations que ce miserable temps
nous apporte chacun jour à la ruyne et confusion du monde, sont les sectes des divers
malefices, sorcelleries impostures, illusions, prestiges et impietez que certains vrays
instrumens du diable, après les heresies, apostasies et atheysmes, s'advancent
journellement mectre en avant. »

Suit, comme dans la bulle de 1484 et la Nemesis Carolina, mais avec


plus de détails que dans cette dernière, une liste des « innumerables
impostures de sortilèges, enchantemens, imprecations, venefices et
aultres semblables malefices et abominations » que commettent les
magiciens. L'éventail va de l'astrologie à la divination par les lignes de la
main, des philtres d'amour au nouement de l'aiguillette, des « inventions
superstitieuses et dampnables » pour « troubler l'air, ensorceller et
charmer les personnes » aux guérisons « surnaturelles » et soi-disant «
miraculeuses » des hommes et du bétail. Toutes ces pratiques sont
détestables et diaboliques, même quand, pour provoquer ces guérisons,
on utilise l'eau bénite, l'effigie de la croix ou des textes de l'Ecriture
sainte. Ces précisions ne sont toutefois données que pour l'information
des juges. Autorités et prédicateurs se garderont en public d'entrer dans
les détails de ces horreurs afin de ne pas exciter la curiosité du peuple ou
même lui apprendre comment ces « impietez » se commettent. En
revanche, le roi attend que

« ceulx de justice tant ecclesiastique que seculiere feront leurs debvoires


d'enquester et proceder respectivement contre tous ceulx qui useront praticquement ou
consentiront à tels malefices pour les punir en court spirituelle selon les canons et
bulles appostolicques et en court seculiere par les loix civiles et ordonnances..., [et]
avons commande à tous nos consaulx, officiers et justiciers et ceulx de nos vassaux de
faire semblables informations et chastoys exemplaires selon les lois divines et
humaines ».

L'ordonnance sera adressée aux autorités compétentes de « toutes les


villes [et] villages » des Pays-Bas qui auront

« ... l'œil et bon regard pour tout diligemment enquester et informer de ces abuz et
crimes affin de descouvrir ceulx qui en seront entachez et coupables pour les chastier
et signamment enquérir contre ceulx ou celles qui pouvent estre les plus diffamez
d'estre devins, enchanteurs, sorciers, vaudois ou notez de semblables malefices et
crimes ; et s'ils en sçavent aucuns, qu'ils ayent à procéder rigoreusement contre eulx
par toutes les peines et chastoiemens severes et exemplaires en conformité desdites
lois divines et humaines sans y faire faulte, à peine de se prendre aux defaillans ;
partant que chacun s'en garde autant qu'il veult éviter l'indignation de Dieu et de
nous1504 ».
Ressortent de ce document plusieurs évidences. Le vocabulaire de
l'ordonnance glisse constamment du juridique au religieux et poursuit la
magie avant tout comme un péché, comparable à l'hérésie et à l'athéisme.
L'accent porte moins sur le tort occasionné au prochain — c'était encore
la dominante de la bulle Summis desiderantes — que sur le fait de
s'adonner à des pratiques interdites, parce qu'elles sous-entendent
l'intervention de « malings esprits ». Les juges sont invités à la sévérité et
le gouvernement ne tolérera pas leur défaillance. La délation est
encouragée, puisque les autorités s'informeront des « plus diffamez
d'estre devins, enchanteurs, vaudois, etc. », et « s'ils en sçavent aucuns,
qu'ils ayent à procéder rigoureusement contre eulx ».
Avec quelques atténuations de détails (par exemple, la réprobation de
pratiques telles que le bain des sorcières), l'ordonnance de 1592 fut
répétée par Philippe II en 1595 et en 1606 par les archiducs 1505.
Dans les îles Britanniques, comme sur le continent, la législation
contre la sorcellerie fut renforcée, voire instituée, dans la seconde moitié
du XVIe siècle et au début du XVIIe. « La révolution calviniste, note H.R.
Trevor-Roper, amena en Ecosse en 1563 la première loi contre la
sorcellerie inaugurant un siècle de terreur 1506.» » Le premier statut anglais
la condamnant date de 1542, il fut aggravé en 1563 par un « Act contre
les conjurations, enchantements et sorcelleries1507 ». Le gouvernement
était en effet préoccupé par la multiplication d'activités perfides qui
prenaient la forme de fausses prophéties, prédictions astrologiques et
conjurations diverses. L'Act déclarait crime l'invocation des malins
esprits pour quelque but que ce fût, même sans intention de provoquer un
maléfice. Toutefois, il échelonnait les peines en fonction de la gravité des
cas. Le crime n'était capital que si charmes, enchantements et maléfices
avaient provoqué mort d'homme. Si la victime était indemne, ou n'avait
été que blessée, ou si un animal seulement avait été tué, le coupable serait
puni d'un an de prison et de quatre expositions au pilori. La récidive, en
revanche, entraînait la mort. De même on prévoyait une peine réduite
dans le cas de pratiques magiques tendant à chercher des trésors,
retrouver des objets perdus, ou provoquer des amours coupables, la
récidive étant sanctionnée par la prison à vie et la confiscation des biens.
Cette relative clémence était, à l'époque, en retrait sur les exigences des
théologiens de l'Angleterre élisabethaine qui souhaitaient la mort de tous
les magiciens, même adonnés à la magie blanche. Le statut, plus
rigoureux, de 1604, adopta les normes continentales. A. Macfarlane a fait
ressortir dans le tableau ci-contre les aggravations apportées par l'Act de
1604 par rapport à celui de 1563 1508 :
En dépit de cette rigueur accrue, la torture (sauf durant la panique de
1645 dans l'Essex) semble avoir été peu utilisée en Angleterre où d'autre
part les condamnés étaient pendus et non brûlés.

3. Chronologie, géographie et sociologie de la répression

La chronologie, la géographie et la sociologie de la chasse aux sorciers


et aux sorcières ont été précisées par des travaux récents qui font ressortir
la complexité du phénomène. Il existe une corrélation chronologique
globale entre la période des guerres de religion en Europe (1560-1648) et
celle où l'on persécuta avec le plus de frénésie magiciens et magiciennes.
Mais faut-il affirmer avec H.R. Trevor-Roper que « cette recrudescence
de l'épidémie de sorcellerie vers 1560 [a été] directement liée avec le
retour des guerres de Religion 1509 » ? Cet historien déclare en effet : « La
géographie le montre : toute crise importante se trouve située dans une
zone frontière où le combat religieux n'est pas intellectuel 1510...» »
Plusieurs études locales infirment partiellement cette assertion. Situé en
pleine zone frontière entre les deux confessions rivales, le canton suisse
de Neuchâtel fut cependant épargné par les guerres de Religion. Mais il
connut entre 1610 et 1670 un nombre important de procès de sorcellerie
1511
. Dans l'évêché de Bâle, la partie protestante, contournée par le va-et-
vient des soldats, fut atteinte entre 1600 et 1610 par une grande vague
répressive. En revanche, le secteur nord-ouest catholique vit fléchir le
nombre des procès dans les années 1620, au moment où commença
l'occupation militaire, à laquelle s'ajoutèrent épidémies et famines1512.
E.W. Monter, à qui l'on doit ces précisions, constate un semblable
effondrement de la répression en Franche-Comté et dans le Bade-
Wurtemberg à partir du moment où ces deux territoires basculent dans la
guerre. A Genève, le même historien observe que les chasseurs de
sorciers et sorcières font relâche durant la période de conflit aigu avec la
catholique Savoie (1588-15941513. Conclusion concordante de Mme
Dupont-Bouchat au sujet du Luxembourg : la lutte contre la magie y
cesse pratiquement après 1631 : les calamités qui s'abattent « sur le duché
dans les années suivantes (notamment avec l'entrée de la France dans la
guerre de Trente Ans) semblent mettre un point final à la répression 1514 ».
R. Muchembled observe pareillement que dans le nord de la France les
deux principales flambées de persécution, en 1590-1600 et en 1610-1620,
se situèrent à l'intérieur d'une période de paix 1515. L'étude des procès de
sorcellerie dans

le ressort du parlement de Paris fait, elle aussi, ressortir une période de


sévérité maximale dans les dernières années du XVIe siècle, quand
s'apaisent les guerres de Religion 1516. Concluons de ces monographies
éclairantes que si globalement les guerres de Religion et la séquence la
plus dramatique de la lutte contre la sorcellerie ont coïncidé, au plan
local, se vérifie souvent une relation d'inverse proportionnalité entre
opérations militaires et procès aux magiciens. La contradiction entre les
deux faits est-elle plus qu'une apparence ?
La géographie des bûchers montre que l'Italie centrale et méridionale
n'en a guère allumé (même si l'on y instruisit aussi des procès de
sorcellerie 1517 et que l'Inquisition espagnole s'avéra clémente, y compris
dans le Pays basque1518, au moment même où la folie persécutrice se
déchaînait en France, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Ecosse. Il est
certain que la répression fut particulièrement active dans certains pays de
montagne, commençant au XIVe siècle dans les Pyrénées, se continuant
ensuite dans les Alpes et aboutissant plus tard à l'Ecosse. Mais comment
apprécier cette corrélation ? H.R. Trevor-Roper écrit de façon
catégorique : « Les grandes chasses aux sorcières en Europe eurent pour
centres les Alpes et leurs alentours, le Jura et les Vosges, ainsi que les
Pyrénées et leurs prolongements en France et en Espagne 1519. » Cette
nouvelle affirmation (qui suggère d'ailleurs d'établir un lien entre
sorcellerie et catharisme) appelle des nuances comparables à celles que
nécessitait la corrélation schématiquement instituée entre guerre de
Religion et répression du magisme. Le monde orthodoxe n'a pas mis à
mort les sorciers. Or, il comprenait la totalité des Balkans, zone de
montagnes s'il en est. La « vauderie » d'Arras au XVe siècle et de
nombreux procès de sorcellerie en France, en Angleterre et dans les
Pays-Bas mirent en cause des gens des plaines. Il est vrai en revanche —
et là est le point essentiel à cet égard — que les victimes de la répression
— à l'exception des « vaudois » d'Arras et de quelques autres — furent
en général des paysans. Ainsi, entre 1565 et 1640, la grande majorité des
appels au parlement de Paris pour condamnations motivées par la
sorcellerie provient du milieu rural et « plus de la moitié (57%) de
personnes liées à la terre1520 ». Aussi ne devons-nous pas nous attarder ici
sur la sorcière urbaine d'Espagne (La Célestine de F. de Rojas) ou d'Italie
qui, comme le dit Burckhardt, « exerce un métier, ...veut gagner de
l'argent » et est essentiellement « une agente de plaisir 1521 ». Les
religieuses possédées — leurs couvents étaient en ville — qui défrayèrent
la chronique dans la France du XVIIe siècle sont, elles aussi, marginales
par rapport à notre propos. Leurs comportements hystériques éclairent,
certes, la démonologie des gens d'Eglise, mais sont peu significatifs par
rapport aux accusations de maléfices qu'on entendait d'ordinaire surtout
dans les campagnes.
Sur la dominante rurale de la sorcellerie, les procès genevois sont à
leur tour éclairants qui ne mettaient pas forcément en cause des gens de
la ville elle-même. E. William Monter s'est au contraire aperçu que les
villages soumis à l'autorité de Genève, qui formaient moins du septième
de la population de la république, ont été à l'origine de la moitié des
procès 1522. Cette estimation souligne bien l'origine surtout campagnarde
des personnes inculpées de sorcellerie. Il est facile de deviner qu'elles
accusaient partout un retard culturel considérable par rapport aux
exigences et aux modèles de pensée des élites urbaines. Et parfois même,
dans le Labourd par exemple, elles ne parlaient pas la même langue que
leurs juges. Ces décalages, assurément, semblent avoir été, à l'époque,
particulièrement néfastes aux montagnards (de Lambert Daneau à Pierre
Bayle, la Savoie maintint, au niveau des gens instruits, une solide
réputation de pays de sorciers). Mais il apparaît aussi — et ceci ne
contredit pas cela — que la persécution fut très active dans les zones
forestières et, plus généralement, dans celles qui, sur petite ou grande
échelle, étaient marginales par rapport aux centres de décision (c'est
encore le cas du Labourd) et dans lesquelles l'Etat absolutiste en voie
d'affirmation voulait se faire mieux obéir.
Autre constatation indiscutable : la lutte contre la sorcellerie atteignit à
la fois des pays catholiques et des pays protestants. Y eut-il cependant
une plus grande sévérité chez les uns que chez les autres ? W. Monter a
dégonflé les chiffres d'exécutions que l'on tenait pour acquis dans la
Genève de Calvin et de ses successeurs immédiats. Les autorités locales
n'ont pas brûlé 150 personnes 1523 dans les soixante années qui
commencent à l'arrivée de Calvin (1537), mais 132 entre 1537 et 1662,
étant incluses dans cette addition les mises à mort d'« engraisseurs » et
autres « bouteurs de peste » prononcées dans une atmosphère de panique
lors des épidémies de 1545, 1567-1578, 1571 et 16151524. S'agissant du
sud-ouest de l'Allemagne, de 1560 à 1670, E. Midelfort a pu établir le
comptage suivant à partir des procès1525 :
En ce secteur de l'Europe, la répression a été incontestablement plus
sévère dans les régions catholiques. Et, d'autre part, elle s'y est aggravée
au XVIIe siècle alors qu'elle devenait moins rigoureuse en pays
protestant. En Alsace aussi, la persécution catholique semble avoir été
plus dure que celle des protestants 1526. On peut encore assurer que
l'Angleterre a moins violemment poursuivi la sorcellerie que les Pays-
Bas ou la Lorraine. Mais on ne saurait généraliser ces constatations
locales. Dans le Jura étudié par E.W. Monter, magistrats catholiques et
protestants ont jugé et condamné à peu près de la même façon 1527. Mais
ceux de la catholique Fribourg ont été beaucoup plus indulgents que ceux
du calviniste canton de Vaud, ce qui ressort de la comparaison suivante 1528
:

D'autre part, l'Ecosse presbytérienne a sévi sans pitié contre les «


suppôts du diable » alors que l'Etat pontifical a échappé à l'obsession de
la sorcellerie et que l'Inquisition espagnole a été étonnamment modérée
dans ses condamnations en ce domaine1529. Enfin, non seulement
protestants et catholiques eurent leurs théoriciens respectifs de la chasse
aux sorciers (ainsi le calviniste Daneau, le roi d'Ecosse Jacques VI —
plus tard Jacques Ier d'Angleterre —, le luthérien Carpzov), mais encore
ils s'influencèrent réciproquement à cet égard. Le catholique Binsfield
cite les protestants Erastus et Daneau ; le Hollandais Voetius et
l'Allemand Carpzov se réfèrent au Malleus et à Del Rio. La
Démonomanie de Jean Bodin est traduite en latin par un calviniste
hollandais 1530.
Au plan de la sociologie, il est impossible aujourd'hui d'adhérer à
l'opinion de Michelet et de voir dans la sorcière une rebelle poussée à un
refus global de l'Eglise et de la société par la misère et le « désespoir1531 ».
Trop vite rédigé, l'ouvrage de l'historien romantique est à cet égard
infirmé par les recherches récentes. Dans l'Essex, s'il paraît certain que la
plupart des personnes accusées de sorcellerie se situaient à un niveau
social plus modeste que leurs « victimes », en revanche elles n'étaient pas
nécessairement les plus pauvres du village. « Aucune connexion, note H.
Macfarlane, ne peut être établie entre pauvreté et accusations 1532. » Dans
le Jura, E.W. Monter constate que toutes les victimes des procès de
sorcellerie ne sont pas des « pauvres, des marginaux ou des déviants ».
Telles d'entre elles appartiennent à la bourgeoisie de Neuchâtel et de
Porrentruy. Dans les secteurs ruraux plusieurs sont issues du monde des
notables, étant épouses qui d'un « lieutenant », qui d'un « châtelain », qui
d'un « magistrat 1533 ». Dans le nord de la France actuelle, l'affaire des «
vaudois » d'Arras, qui débuta en 1459, reste un cas aberrant à la fois par
son caractère urbain et par le niveau social élevé des inculpés. Mais
l'enquête de R. Muchembled sur la sorcellerie dans le Cambraisis rejoint
les conclusions de A. Macfarlane : en règle générale les sorcières étaient
plus pauvres que leurs « victimes » : « ce qui ne signifie pas que les
premières aient été nécessairement les plus déshéritées du village ».
L'étude de Mme Dupont-Bichat sur le duché de Luxembourg aboutit, elle
aussi, à une sociologie nuancée. Certes, en dehors des régions de
Luxembourg et dans une moindre mesure de Bitbourg, la grande majorité
des inculpés sont de pauvres gens et les confiscations de biens
consécutifs aux exécutions n'apportent dans les meilleurs des cas que des
produits dérisoires 1534. Souvent même les documents relatent : « On n'a
rien pu recouvrer à cause de la pauvreté de la dite exécutée. » En
revanche, à Bitbourg et plus encore à Luxembourg, la répression s'en est
prise à la fois à des pauvres et à des gens importants — mayeurs,
échevins, riches drapiers. « Aucune catégorie sociale ne semble avoir été
épargnée 1535. » Dans le ressort du parlement de Paris, à la fin du XVIe
siècle et au début du XVIIe, la plupart des condamnés pour sorcellerie qui
font appel sont des gens d'humble condition. Mais « d'autres, à en juger
par les amendes qui leur sont infligées, et qui affirment par ailleurs qu'ils
sont là parce qu'on en veut à leurs biens, sont loin d'être pauvres 1536 ». Ces
correctifs fondés sur de minutieuses investigations éloignent évidemment
des vues trop simplistes de Michelet. Les accusés étaient surtout des
pauvres. Mais parmi les inculpés il y eut suffisamment de personnes
moins démunies — certaines même étaient aisées — pour qu'on ne puisse
pas identifier la soi-disant sorcellerie avec une révolte sociale.

Mérite également d'être nuancée la formule commode, mais un peu


rapide, de « chasse aux sorcières ». Certes, les femmes pour les raisons
développées au chapitre précédent furent les plus nombreuses victimes de
la répression. Mais il y eut aussi des hommes. D'une région à l'autre, la
distribution par sexe des victimes des procès varia sensiblement. Entre
1606 et 1650, dans les prévôtés allemandes du Luxembourg, 31 %
d'hommes et 69 % de femmes furent traînés en justice pour sorcellerie,
mais dans les prévôtés wallonnes 13 % d'hommes seulement et 87 % de
femmes 1537. Des pourcentages établis dans les autres régions de
persécution, en l'état actuel de recherches et par rapport au nombre total
des procès, donnent 5 % d'hommes dans l'évêché de Bâle, 8 % dans le
comté de Namur et dans l'Essex, 14 % dans la principauté de
Montbéliard, 18 % dans le canton de Soleure, dans le sud-ouest de
l'Allemagne et dans l'actuel département français du Nord, 19 % dans le
canton de Neuchâtel, 24 % à Genève et en Franche-Comté, 29 % à
Tolède, 32 % à Cuenca, 36 % dans le canton de Fribourg et même 42 %
dans celui de Vaud 1538. Sans doute peut-on retenir 18-20 % comme chiffre
moyen, étant vrai à Arras au XVe siècle comme à Luxembourg au XVIIe,
que la répression de la sorcellerie faisait d'ordinaire proportionnellement
plus de victimes masculines en ville qu'à la campagne. En somme, les
hommes furent plus nombreux parmi les inculpés que ne le crurent les
contemporains et qu'on ne l'a longtemps affirmé. Il reste que l'élément
féminin fournit — et de loin — le plus grand contingent de victimes.
Il est souvent difficile de connaître avec exactitude l'âge des accusés.
E.W. Monter a cependant calculé sur 195 échantillons (dont 155 femmes)
choisis dans les procès suisses, anglais et français, un âge moyen de 60
ans 1539 : se trouve ainsi confirmé le stéréotype de la vieille sorcière tel que
l'époque se l'est représenté de haut en bas de la société 1540. Enfin, quant à
la situation de famille des femmes inculpées, une statistique fondée sur
582 cas (en Suisse, à Montbéliard, à Toul, en Essex en 1545) donne 37 %
de veuves, 14 % de célibataires et 49 % d'épouses 1541. Ressort de ces
chiffres la surreprésentation des veuves. Cela tient sans doute à ce que,
comme on vient de le dire, les accusations de sorcellerie visaient surtout
les vieilles femmes, parmi lesquelles beaucoup étaient veuves.
Faut-il obligatoirement établir un lien, s'agissant notamment des
femmes, entre accusation de sorcellerie et déviances sexuelles ? La
réponse à cette question doit être nuancée en fonction du résultat des
enquêtes locales. Celles qui concernent l'Angleterre et la Lorraine
n'invitent pas à affirmer cette relation. Les documents se rapportant à
l'Essex pour la période 1560-1670 montrent que, sur 25 cas d'inceste, un
seul est associé à une suspicion de sorcellerie1542. De même, sur 43
personnes présumées sorcières décrites avec force détails dans les
pamphlets de l'Essex, 5 seulement sont présentées comme ayant une vie
sexuelle irrégulière. Plus généralement d'ailleurs, le lien ne paraît pas
étroit — en Angleterre — entre accusation de sorcellerie et criminalité au
sens large. A l'inverse, dans le Luxembourg des années 1.590-1630
étudié par Mme Dupont-Bouchat, la sorcière dans la mentalité collective
est le plus souvent une « macrale », une « putaine » et une « ribaude », ou
encore une « larronnesse » et une « menteuse », en tout cas une personne
de « mauvaise réputation et fame 1543 ». Reste toutefois qu'au Luxembourg
comme en Angleterre, en Lorraine et en Suisse, l'accusation populaire
vise moins une déviance sexuelle ou des vols que le pouvoir exceptionnel
de personnes facilement regardées comme dangereuses, voire «
méchantes ». Elles rendent malades ou elles tuent ; elles déchaînent des
tempêtes et jettent des sorts sur les hommes, les bêtes et les champs.
Avant d'achever la constitution de ce dossier sur la sorcellerie, il
importe encore de répondre à quelques questions. Et, d'abord, par rapport
au nombre de procès, quelle était la proportion des sentences de mort ?
On a vu que d'importantes différences avaient existé à cet égard d'une
région à l'autre, ainsi entre le canton de Vaud et celui de Fribourg. Mais,
en règle générale, un décalage sensible a existé — heureusement ! —
entre le nombre des procès et celui des exécutions. En combinant les
résultats de plusieurs enquêtes déjà utilisées dans les pages précédentes,
on peut constituer la statistique ci-contre (tableau), incomplète
évidemment, mais révélatrice tout de même 1544.
Ces moyennes, calculées sur des durées assez longues, dissimulent
inévitablement des conjonctures courtes d'affolement et d'extrême
sévérité. Ainsi à Genève, lors de l'épidémie de 1545, 43 « bouteurs de
peste » passèrent en jugement dont 39 furent exécutés 1546. A Chillon, sur
le Léman, 27 personnes accusées de sorcellerie furent brûlées en quatre
mois, l'année 1613 1547. A Ellwangen (sud-ouest de l'Allemagne), plus de
300 condamné (e) s périrent sur quarante bûchers en 1611-1613 1548. En
1645 dans l'Essex, alors atteint par une onde persécutrice, 36 suspectes
furent emprisonnées : 19 furent sentenciées à mort par les Assizes ; 9
moururent dans les cachots ; 6 étaient encore en prison en 1548 ; une
seule avait été acquittée 1549. Mais ces multiplications soudaines de mises à
mort ne doivent pas faire oublier la longue continuité de la répression.
Genève, dans les années ordinaires de la période 1573-1662, connaissait
entre un et quatre procès de sorcellerie par an1550. A côté des moments de
panique, il y avait — aussi

% des exécutions par rapport au nombre


Régions 1545 Dates
des inculpés

République de Genève 1537- 27,7


1662

Cantons de Zürich, Soleure et 1533- 44


Lucerne 1720
Canton de Neuchâtel 1568- 67,5
1677

Parlement de Franche-Comté 1599- 62


1668

Luxembourg 1606- 64
1650

Comté de Namur 1509- 54


1646

Iles Anglo-Normandes 1562- 66


1736

Essex 1560- 25
1675

Département du Nord (en 1371- 49


France) 1783

grave — la monotone récurrence d'une obsession. Ce que confirme


parfois la localisation des inculpés. Dans le Jura comme dans l'Essex des
XVIe-XVIIe siècles, il s'agit plus d'endémie que d'épidémie. Le bailliage
d'Ajoie (évêché de Bâle) a livré 144 procès de sorcellerie échelonnés de
1590 à 1622. Ils ont affecté 24 localités sur les 28 du bailliage1551. La
voisine seigneurie de Valangin (comté de Neuchâtel) a laissé 45 procès
pour les années 1607-1667, qui mirent en cause 16 villages sur les 18 de
ce district 1552. Cette distribution relativement large ressort aussi de
l'enquête de A. Macfarlane sur l'Essex, où les 503 inculpations pour
sorcellerie de la période 1560-1680 s'éparpillèrent sur 108 des 426
villages du comté1553.
C'est donc souvent une région entière qui se trouvait prise — ou qui se
jetait — dans les filets des sinistres chasseurs. La répression, loin d'être
toujours spectaculaire, revêtit souvent, à l'intérieur de certaines limites de
temps et d'espace, des aspects de continuité et d'étendue, sans se signaler
à l'attention des contemporains — et des chercheurs — par des éclats
particuliers. D'où une déduction qui semble s'imposer : les paniques et
épidémies de sorcellerie n'auraient pas éclaté sans l'existence d'un fonds
endémique de peur des maléfices. Mais celui-ci s'est trouvé réactivé par
des circonstances qui mirent en cause à la fois populations et juges.
12.

Une énigme historique : la grande répression


de la sorcellerie II. — Essai d'interprétation

1. Sorcellerie et cultes de la fertilité

Ayant grosso modo rassemblé les pièces du dossier relatif à la


répression de la sorcellerie dans l'Europe du début des Temps modernes,
nous voici maintenant conduits à raisonner sur elles et à tenter
d'expliquer cette crise — et cette peur. Deux tentations ont tour à tour
séduit les chercheurs : l'une invitant à résoudre cette grande énigme
historique par les comportements populaires, l'autre par ceux des juges.
Je voudrais, quant à moi, fuyant toute appréciation systématique et
univoque d'un phénomène aussi complexe, en proposer une lecture
synthétique qui tienne compte à la fois des deux niveaux culturels et de
leur interaction 1554.
Dans la première partie du XIXe siècle, des savants allemands, K.E.
Jarcke et F.J. Mone — catholiques hostiles à la Révolution française et
qui croyaient voir partout de redoutables sociétés secrètes — identifièrent
la sorcellerie d'autrefois à une vaste conspiration contre l'Eglise 1555. C'est
le même point de vue, mais exposé cette fois avec une chaleureuse
sympathie, que défendit Michelet dans La Sorcière. Pour l'historien
romantique, le christianisme victorieux avait tué l'aristocratie de
l'Olympe, mais non « la foule des dieux indigènes, la populace des dieux
encore en possession de l'immensité des campagnes, des bois, des monts,
des fontaines ». Et non seulement ces dieux étaient toujours « logés au
cœur des chênes, dans les eaux bruyantes et profondes » mais plus encore
ils se cachaient dans la maison. La femme les maintenait vivants au cœur
du foyer1556. Dépassant ces prémisses fécondes à titre d'hypothèse, mais
présentées trop péremptoirement, Michelet affirma l'existence des
sabbats. Les serfs s'y vengeaient d'un ordre social et religieux oppressif,
en moquant le clergé et les nobles, en reniant Jésus, en célébrant des
messes noires, en narguant la morale officielle, en dansant autour d'un
autel dressé en l'honneur de Lucifer, « l'éternel Exilé », « le vieux
Proscrit injustement chassé du ciel », « le Maître qui fait germer les
plantes ». Bacchus par ses cornes et par le bouc qui était près de lui,
Satan était aussi Pan et Priape par ses attributs virils. Sa prêtresse, « la
fiancée du diable », représentante de toutes les serves écrasées par la
société du temps, Michelet la voyait comme une Médée à « l'œil profond,
tragique et fiévreux avec de grands flots de serpents descendant au hasard
», entendez « un torrent noir d'indomptables cheveux 1557 ». Des
assemblées rituelles de paysans, assure Michelet, existaient déjà aux XIIe-
XIIIe siècles, mais c'est au XIVe siècle qu'elles prirent cette allure de défi
à l'ordre établi au moment où Eglise et noblesse devenaient l'objet d'un
discrédit croissant.
La vogue dont Michelet jouit à nouveau actuellement a redonné du
crédit à sa conception du sabbat. En France, plusieurs historiens de talent
paraissent croire soit au pacte diabolique, moyen de sauvetage d'une
culture magique et animiste qui refusait d'abdiquer1558, soit aux réunions
paysannes à caractère démoniaque. Elles auraient constitué une « révolte
imaginaire et fantastique », une évasion grâce au mythe diabolique hors
des contraintes du présent 1559. Une ethnologue du C.N.R.S., qui a vécu
trente mois dans le bocage normand à la découverte de la sorcellerie,
revient à son tour à Michelet. Polémiquant contre Robert Mandrou qui
nie la réalité du sabbat, Jeanne Favret pose l'existence indiscutable de
celui-ci. La vérité de la sorcellerie européenne, pense-t-elle, a été de
représenter ailleurs ce dont l'Eglise interdisait l'expression : « Le sabbat,
c'est la représentation que les exilés de la société médiévale se donnent à
eux-mêmes de leur libération dans un espace défini par la proscription
1560
... »
L'affirmation commune à K.E. Jarcke, à F.J. Mone et à Michelet selon
laquelle les cultes païens auraient survécu en pleine chrétienté a reçu
depuis quelque quatre-vingts ans l'adhésion massive de chercheurs soit
ethnographes eux-mêmes, soit attentifs aux résultats de l'ethnographie.
Décisive à cet égard fut l'influence du Rameau d'or ( « The Golden
Bough ») — première édition en 1890 — de J. Frazer qui, comme l'écrit
N. Cohn, « lança le culte des cultes de la fertilité 1561 ». Son œuvre marqua
celle de l'égyptologue Margaret Murray qui, délaissant son terrain
privilégié de recherche, publia en 1921 The Witch-Cult in Western
Europe1562, puis un ouvrage d'ethnologie comparée, The God of the
Witches (1931). La thèse centrale de ces deux ouvrages est que, jusqu'au
XVIIe siècle, l'Europe garda le vieux culte de Dianus ou Janus, divinité
cornue et à deux faces et qui, symbolisant le cycle des saisons et de la
végétation, était censée mourir et renaître. Thomas Becket, Jeanne d'Arc
et Gilles de Rais en constituèrent des représentations de niveau national :
d'où leur mort rituelle nécessaire à la résurrection du dieu. Au niveau
local celui-ci était figuré par un personnage cornu que les juges et
théologiens prirent pour Lucifer. Ce culte sans âge avait été préservé par
une ethnie de petite taille refoulée par les invasions successives, mais qui
garda contact avec les populations : celles-ci les appelèrent fées et nains.
Les assemblées rituelles étaient de deux ordres : les « esbats »
hebdomadaires groupant treize participants et les « sabbats » de plus
larges dimensions. La discipline y était très stricte. Pour M. Murray, « la
seule explication du nombre immense des sorciers traînés devant les
tribunaux et condamnés à mort en Europe occidentale est que nous
sommes en présence d'une religion qui était répandue dans tout le
continent et dont les membres se rencontraient à tous les étages de la
société, du plus élevé au plus bas 1563 ». L'offensive chrétienne des XVIe-
XVIIe siècles démantela cette religion millénaire.
Contemporains des ouvrages de M. Murray furent ceux d'un catholique
fanatique, M. Summers, dont les conclusions rejoignaient celles de K.E.
Jarcke et F.J. Mone, mais recoupaient aussi certaines des assertions de la
savante égyptologue. The History of Witchcraft and Demonology (1926)
et The Geography of Witchcraft (1927) — republiées récemment 1564 —
assurent en effet comme les livres de M. Murray, qu'une organisation de
sorcières a jadis existé, qu'elle célébrait des sabbats et qu'au cours de ces
liturgies un homme personnifiait la divinité adorée — Satan en
l'occurrence. En revanche, là où M. Murray n'apercevait que des rites
d'origine préchrétienne, justiciables d'études purement scientifiques, M.
Summers détectait, sur la foi des démonologues de jadis, une vaste
conspiration diabolique contre Dieu et la société. S'étant penché «
pendant trente ans » sur cette séquence monstrueuse de l'histoire
humaine, il annonçait en ces termes son grand projet :

« Je me suis efforcé de montrer la sorcière telle qu'elle était réellement : à savoir


une débauchée et une parasite ; la récitante d'un credo répugnant et obscène ; une
habituée des poisons, du chantage et autres crimes ; le membre d'une puissante
organisation secrète hostile à l'Eglise et à l'Etat ; une blasphématrice en paroles et en
actes ; un être qui dominait les villageois par la terreur et la superstition, exploitait
leur crédulité et parfois faisait mine de guérir ; une impudique ; une avorteuse ; la
noire conseillère dans les cours des dames lascives et de leurs amants adultères ; la
pourvoyeuse du vice et de toutes corruptions s'enrichissant des ordures et des plus
immondes passions de l'époque 1565. »

Malgré les rééditions successives de ses livres, M. Summers ne


convainc plus guère. Mais l'idée que sorciers et sorcières formaient des
groupes structurés dont la cohérence s'affirmait dans des rites collectifs
refait régulièrement surface : ainsi dans le livre du Finlandais A.
Runeberg, Witches, Demons and Fertility Magic (1947), qui, avec des
nuances et des correctifs, se situe dans le sillage des travaux de J. Frazer
et de M. Murray. Pour A. Runeberg, les assemblées appelées « sabbats »
par les théologiens ont réellement existé et ne résultèrent ni
d'hallucinations ni d'une suggestion créée par les interrogatoires des
persécuteurs. Des magiciens, formant de véritables assocations, avaient
hérité d'un lointain passé les formules et les liturgies (nocturnes) capables
de procurer la fertilité et de nuire aux ennemis. A. Runeberg a d'ailleurs
remarqué que tous les mots signifiant « sorcier » et « sorcellerie » dans
les langues européennes ont quelques rapports avec la fertilité. L'Eglise, à
la fin du Moyen Age, entreprit de sévir contre ce paganisme persistant en
même temps qu'elle déclarait la guerre aux cathares. Pourchassés par le
même pouvoir, magiciens et cathares se fondirent en une secte qui oublia
les rites de fertilité et se mit à adorer Satan. Mais derrière les
déformations de cette phase ultime le chercheur retrouve des cultes et des
secrets primitifs qui visaient à rendre la nature bienveillante et féconde.
L'ouvrage d'E. Rose, A Razor for a Goat (1962), constitue, à bien des
égards, une critique des thèses de M. Murray dont il reste pourtant
tributaire. E. Rose rejette toute permanence des rites de fertilité, mais
remontant à l'âge des cavernes, affirme la continuité dans le temps des
associations de sorciers et sorcières, qui devinrent secrètes au temps de la
répression chrétienne. Leur dieu, mi-homme, mi-animal, devint
progressivement Satan et les danses dionysiaques des Bacchantes et des
Ménades se transformèrent en sabbats frénétiques dont les participants,
grâce à la connaissance de certaines plantes, tombaient en des états
seconds. Avec la persécution des XVIe-XVIIe siècles, les groupes locaux
durent se constituer en organisations plus vastes et plus solides, encore
que souterraines. L'une d'entre elles aurait été — et à cet égard E. Rose
rejoint et M. Murray et M. Summers — le « Grand Coven » d'Ecosse à la
tête duquel se serait trouvé dans les années 1590 Francis Stewart, comte
de Bothwell, qui chercha par des moyens magiques à tuer Jacques VI.
Le livre de J. Russell, Witchcraft in the Middle Age (1972), marque de
son côté la reprise modernisée des thèses de Michelet, corrigées ou
complétées par des éléments puisés dans M. Murray et A. Runeberg : des
rites millénaires et des liturgies ordonnées en vue de la fertilité, avec
danses, banquets et défoulements érotiques, se sont transformés en
sabbats sous la pression de la société chrétienne. Dès le XIe siècle et, à
plus forte raison, au XIIIe, à l'époque des persécutions de Conrad de
Marbourg, existaient des sectes de « sorciers hérétiques » adorateurs du
démon. Plus tard, elles se réunirent non plus dans des caves mais dans
des campagnes reculées. Certes, les sorcières ne se rendaient pas sur des
balais aux assemblées nocturnes — ce n'était là qu'illusion créée par des
drogues. Mais il est vrai qu'elles reniaient l'Eglise, baisaient le derrière de
l'homme ou de l'animal symbolisant le diable, s'adonnaient à des orgies et
au cannibalisme. Rébellion contre le conformisme social et religieux, ces
groupes nihilistes furent le produit d'une civilisation chrétienne
oppressive, et spécialement de l'Inquisition.
Les faits réellement repérés par les recherches récentes d'ethno-histoire
permettent-ils le passage aux vastes généralisations et aux catégoriques
affirmations qu'on vient de présenter ? J. Russell, par exemple, s'appuie
beaucoup sur l'ouvrage justement estimé de C. Ginzburg, I Benandanti
. Fondé sur des documents de l'Inquisition du Frioul, échelonnés de
1566

1575 à 1650, ce travail pionnier a effectivement révélé la survivance de


cultes de la fertilité après mille ans de christianisme officiel. Les
Benandanti (les « Bien allant ») étaient des hommes et des femmes nés
avec la membrane amniotique qu'ils conservaient suspendue à leur cou,
comme une amulette. Aux changements de saisons, ils s'imaginaient
sortir la nuit — alors qu'apparemment ils dormaient — armés de fenouils
et en groupes ordonnés, combattre les sorciers, eux aussi organisés et
armés de sorghos. De cette bataille rituelle, dépendaient, affirmaient-ils,
récoltes et moissons. L'Inquisition, sans utiliser la torture, finit par
convaincre les Benandanti qu'ils assistaient aux sabbats et étaient, eux-
mêmes, des sorciers, mais sans les punir comme tels : en Italie, vers
1650, on ne condamnait plus les sorciers. C. Ginzburg s'est efforcé de
replacer les Benandanti du Frioul dans un ensemble folklorique plus
large, rapprochant leurs rites des combats symboliques entre Hiver et
Printemps, Hiver et Eté ; établissant une connexion entre Benandanti et
chamanes, en raison de leur sommeil extatique et de leurs voyages
supposés dans la nuit afin d'assurer la fertilité des champs ; rappelant la
durable croyance aux processions nocturnes des morts et au cortège
féminin d'une divinité de la fécondité appelée tantôt Diane, tantôt
Hérodiade, tantôt Hoda, tantôt Perchta 1567. Le Canon episcopi et ensuite
de nombreuses autres autorités jusqu'au XVIe siècle — Burchard de
Worms, Jean de Salisbury, Vincent de Beauvais, Jacques de Voragine,
Jean Nider, Martin d'Arles — attestent la persistance dans toute l'Europe
de cette légende 1568 qui a sans doute contribué à la création du mythe du
sabbat.
Plus généralement, le maintien dans l'univers chrétien et jusqu'à une
époque tardive de rites, de conduites religieuses et de croyances hérités
du paganisme semble chaque jour se confirmer à mesure que la recherche
progresse à l'humble niveau du vécu quotidien. Les enquêtes des ethno-
historiens italiens — G. Bonomo, E. de Martino, L. Lombardi Satriani,
G. De Rosa et C. Ginzburg lui-même — sur le folklore de la Péninsule,
en particulier celui du Mezzogiorno, ont mis en relief la survivance à
travers des formes syncrétiques et sous des dehors chrétiens de rites
bacchiques préchrétiens et de résidus païens 1569. A cet égard les
documents abondent. En plein XVIIe siècle, des missionnaires jésuites
découvrent en Italie du Sud des paysans qui croient qu'il y a cent dieux,
et d'autres qu'il y en a mille 1570. Cent ans plus tard, Benoît XIV se met en
devoir d'interdire, dans l'Etat pontifical, les cortèges de personnes nues
qui continuent à fêter les « lupercales » (1742) et les danses, jeux et
masques des « bacchanales » (1748). Car, passé le mardi gras, des gens
se permettent d'entrer dans les églises, masqués et déguisés et d'y
recevoir les cendres en cet état 1571. En Biscaye et dans le Guipuzcoa, J.
Baroja a noté la longue survivance d'un lien entre les anciens lieux du
culte païen — grottes, sources et dolmens — et la durable croyance en
ces régions jusqu'à une époque récente « en une présidente des sorcières
dite Mari, sorte de déesse des montagnes qui vit sur les hauts sommets
des sierras... et qu'on nomme la Dame ou la Maîtresse 1572 ». En Bretagne,
au début du XVIIe siècle, le père Le Nobletz découvrit avec stupeur des
gens qui rendaient un culte à la lune et aux fontaines :

« C'était dans ces mêmes lieux [la basse Bretagne] une coutume reçue de se mettre
à genoux devant la nouvelle lune et de dire l'oraison dominicale en son honneur ; c'en
était une autre de faire le premier jour de l'an une espèce de sacrifice aux fontaines
publiques, chacun offrant un morceau de pain couvert de beurre à celle de son village
1573

Des rites identiques sont signalés par K. Thomas dans les îles
Britanniques au début des Temps modernes1574. Un auteur anglais du XVe
siècle se désole de constater que « des gens rendent un culte au soleil, à
la lune et aux étoiles ». De fait, en 1453, un boucher et un laboureur de
Stanton (Hertfordshire) sont poursuivis pour avoir affirmé qu'il n'existe
pas d'autre divinité que le soleil et la lune. Au XVIIe siècle, quand le
puritain Richard Baxter arrive dans sa paroisse de Kidderminster, il
découvre que, parmi ses ouailles, plusieurs sont ignorantes « au point de
croire que le Christ est le soleil..., et le Saint-Esprit la lune ». W. Camden
rapporte, toujours au XVIIe siècle, que les « sauvages Irlandais » —
comme les Bretons évangélisés par Le Nobletz — s'agenouillent devant
la nouvelle lune et récitent le Notre-Père en son honneur, rite attesté aussi
dans le Yorkshire à la même époque. A Londres, en 1641, une secte de «
saturniens » et de « junoniens » rend un culte aux divinités planétaires.
Dans le Luxembourg des années 1590-1630, où sévit une dure
persécution de la sorcellerie, se maintient — il est vrai, déformé — le
souvenir de Diane, popularisée sous le nom de « Gene ». Encore au
XVIIIe siècle, de nombreuses statues de la déesse subsisteront dans le
duché. Du mélange qui résulta des alluvions religieuses successives,
témoigne en 1626 l'étrange prière que récite devant ses juges une femme
de la province, accusée de sorcellerie. Dans ce poème rythmé, qu'a
retranscrit Mme Dupont-Bouchat, il est tour à tour question (un peu
comme dans les cultes afro-brésiliens d'aujourd'hui) du Christ et de la
croix, de saint Jean et du diable, d'arbres, de feuilles et de champs fleuris,
de Marie et de déesses appelées « Enégies » (Euménides1575 ?). A ces
indications dispersées, il faut ajouter celles qui concernent les diables
populaires et dont on a parlé plus haut. Souvent ils ne sont pas le Satan
de l'Eglise, mais des divinités familières aussi utiles que nuisibles et que
les paysans cherchent à se rendre propices 1576.
Tous ces faits éparpillés dans le temps et l'espace et dont les enquêtes
au ras du sol ne manqueront pas d'allonger la liste éclairent, dans une
certaine mesure, le jugement de Freud qui affirma : « Les peuples
chrétiens sont mal baptisés. Sous un mince vernis de christianisme, ils
sont restés ce qu'étaient leurs ancêtres, des barbares polythéistes 1577. »
Diagnostic sommaire, assurément, mais que l'historien de l'Europe des
XVe-XVIIe siècles ne peut récuser d'un trait de plume et que confirme
encore, au moins sur le plan local, un regard même rapide sur la Lucanie
du début du XXe siècle 1578.
Mais christianisation incomplète, survivance d'un polythéisme de fait
et débris des religions anciennes ne signifient pas pour autant cultes
cohérents de la fertilité, maintien d'un paganisme conscient de lui-même,
organisations clandestines de liturgies a- et surtout antichrétiennes. La
seule certitude qu'apporte la documentation actuellement dépouillée est
celle d'un syncrétisme religieux qui, en particulier dans les campagnes, a
longtemps surimposé des croyances apportées par l'Eglise à un fonds plus
ancien. Mais les populations se regardaient comme chrétiennes et
n'avaient pas le sentiment d'adhérer à une religion condamnée par
l'Eglise. Et elles ont dû être très surprises par l'acculturation intensive
menée en Europe par les missionnaires des deux Réformes qui, eux,
virent du paganisme partout. Celui-ci était depuis longtemps un miroir
brisé, un univers éclaté. Il subsista assurément dans des noms déformés
de divinités et sous forme de mentalités et de comportements magiques,
mais sans panthéon tant soit peu organisé, ni prêtres (ou prêtresses), ni
corps de doctrine. Il était peut-être vécu, mais il n'était ni pensé ni voulu.
Alors, les sabbats ont-ils existé ?
Avec de nombreux historiens — notamment R. Mandrou, H.R. Trevor-
Roper, K. Thomas, N. Cohn — je penche pour la négative 1579. Tous les
auteurs qui affirment la continuité à travers le Moyen Age d'un culte
païen cohérent (lequel aurait tardivement revêtu des aspects sataniques)
s'appuient, comme Michelet, sur des documents très postérieurs des XVIe
et XVIIe siècles — ouvrages des démonologues et relations de procès. Et,
d'autre part, ils n'expliquent pas comment ni pourquoi des organisations
rituelles restées souterraines pendant mille ans réapparurent ensuite. Il est
étonnant que des inquisiteurs spécialisés du XIVe siècle tels que Bernard
Gui et Nicolau Eymerich n'aient pas mentionné les sectes lucifériennes à
un moment où elles auraient été en pleine activité. De plus, M. Murray et
ceux qui l'ont suivie — tout en la critiquant dans le détail — ont fait subir
aux documents anglais et écossais des XVIe-XVIIe siècles qu'ils ont
utilisés de sensibles mutilations. Dans les relations de procès, ils ont
gommé les détails invraisemblables pour ne conserver que ceux qui
donnaient une certaine cohérence aux réunions des prétendus sabbats. Or,
si on restitue cette documentation dans son intégralité, pourquoi éliminer
les vols sur des balais vers les assemblées nocturnes ou les
transformations en crapauds et maintenir l'adoration du bouc et le
cannibalisme ? Et encore, pourquoi rejeter comme légendaires les
meurtres rituels jadis attribués aux Juifs et les déclarer authentiques
quand il s'agit des sorcières ? En somme, toute une école historique s'est
refusée en la matière à la critique rigoureuse de la documentation. Celle-
ci — livres de démonologie et relations de procès contenant les aveux
des inculpés — provient toute de la culture dirigeante. Doit-on prendre
pour argent comptant l'imaginaire issu de sa peur ? Certes — nous
insisterons bientôt sur ce point — des gens d'autrefois ont, sans aucun
doute possible, utilisé des procédés magiques pour nuire à autrui. Mais,
dans de tels cas, les documents qui nous restent mettent en cause des
individus beaucoup plus que des groupes. Même dans l'Afrique du XXe
siècle, il paraît difficile d'établir- l'existence de groupes organisés de «
sorciers nocturnes » auxquels les populations croient toutefois
fermement1580.

2. Au niveau populaire: le magisme

Ainsi l'ethno-histoire est muette sur les sabbats et ne révèle, dans


l'Europe du début des Temps modernes, ni cultes organisés de la
fécondité, ni sociétés secrètes sataniques, ni conspiration cohérente
contre l'Eglise. En revanche, elle fait ressortir à l'évidence — au point
qu'il n'est plus nécessaire d'insister très longuement sur ce point — la
longue permanence d'une mentalité magique et la croyance largement
répandue au pouvoir exceptionnel de certaines personnes capables de
rendre autrui malade ou de le tuer, de détruire ou d'empêcher l'amour, de
nuire au bétail et aux cultures. La lecture attentive des procès de
sorcellerie permet assez souvent de distinguer deux catégories bien
différentes d'accusations portées contre les inculpés. Celles qui viennent
de la population locale mentionnent seulement des maléfices ; au
contraire, celles que formulent les juges ont de plus en plus tourné autour
du pacte et de la marque diaboliques, du sabbat et des liturgies
démoniaques et donc du crime de « lèse-majesté divine1581 ». La culture
dirigeante a ainsi intégré dans un système démonologique et le thème
carnavalesque du monde à l'envers et des faits aberrants qu'on ne mettait
guère en doute et que, de haut en bas de la société, on se refusait à croire
naturels : un enfant qui meurt après une menace adressée aux parents,
une personne qui tombe malade à la suite d'un contact avec une autre
réputée suspecte, la tempête soudaine qui ravage un champ mais laisse
intact celui du voisin. Ce qui changeait en fonction du niveau culturel
c'était l'interprétation de tels événements. Pour les simples gens,
notamment dans les campagnes, ils résultaient du mana — ce terme
polynésien désignant une force mystérieuse s'applique bien ici — dont
bénéficiaient certains individus. Mais pour les juges et les théologiens ce
qui ne semblait pas naturel ne pouvait logiquement s'expliquer que par
une intervention suprahumaine. Derrière les maléfices, se cachait la
puissance de l'enfer que les aveux de pacte satanique et de participation
au sabbat permettaient enfin de faire sortir de l'ombre. Pour le sens
commun — je cite ici, après K. Thomas un Anglais contemporain
d'Elisabeth — « n'était réputé sorcier que celui dont on pensait qu'il avait
vouloir et pouvoir de nuire aux hommes et aux bêtes 1582 ». Au contraire,
les hommes du pouvoir — Etat et religion s'épaulant mutuellement —
amalgamèrent dans un même ensemble magie blanche et magie noire,
divinations et maléfices, formules qui guérissent et formules qui tuent,
les unes et les autres ne pouvant agir que par la force du démon.
Entre beaucoup de documents qui tiennent le même langage, un
Confessionnal rédigé en breton au début du XVIIe siècle est révélateur de
cette confusion à l'étage théologique entre pratiques bienfaisantes, rites
de la Saint-Jean, divinations, maléfices et pactes avec le diable :

« Quiconque rassemble, lors de la nuit de la fête de la Saint-Jean, des herbes en


disant oraisons ou conjurations de quelque sorte qu'elles soient... pèche
mortellement... Invoquer et nommer le diable... pour deviner ou pour une quelconque
autre chose est péché mortel. Avoir familiarité avec l'Ennemi, ou faire un accord avec
lui ou un pacte quelconque est péché mortel... Croire dans les rêves en mettant foi en
eux, avec des oraisons, pour savoir les choses à venir, ou cachées, est péché mortel...
Observer les divinations que l'on fait avec « art » et intelligence venue de l'Ennemi,
par le chant ou le vol des oiseaux ou la marche des animaux, comme faisaient les
Anciens, est péché mortel. Ensorceler ou conjurer une chose quelconque pour deviner
ou soigner des maladies, comme c'est [le cas] en tournant le tamis pour deviner des
choses perdues, guérir avec de l'osier des membres cassés ou déplacés ou pour autres
choses semblables, est péché mortel... Quiconque noue l'aiguillette pour mettre mal et
malice entre époux, outre qu'il pèche mortellement, ne peut être absous s'il ne dénoue
d'abord... Faire quelque chose avec des versets de psaumes pour trouver des choses
perdues, ou pour tromper femmes et filles, ou obtenir leur amour et les épouser, pèche
mortellement... Quiconque veut soigner le mal de dent par un clou invoqué au nom de
Dieu pèche mortellement 1583. »

Dans ce document exemplaire, sont donc identifiées comme sorcellerie


et qualifiées de péchés mortels même les recettes de guérison et de
divination qui s'accompagnaient de la récitation de psaumes ou
d'invocations à Dieu, autrement dit toute conduite tendant à provoquer
des résultats extraordinaires sans l'approbation de l'Eglise et de la
médecine officielle. De même, les juges de Lorraine déclarèrent à des
prévenues que « cet art de deviner ne procédait d'aultre part que du
Maling Esprit », que c'était « œuvre diabolique » et que « toutes ces
superstitions n'estoient qu'une vraye sorcellerie forgée en la boutique du
diable 1584 ». De même encore le clergé anglais, avant et plus encore après
la rupture avec Rome, partit en guerre contre les devins et guérisseurs «
en qui de nombreux fous, disait Thomas More, ont bien plus de confiance
qu'en Dieu » et qui « comptent beaucoup plus de disciples que les plus
grands théologiens » — affirmation d'un noble en 16801585.
La distinction entre les deux conceptions — populaire et élitique — et
d'intéressantes comparaisons avec les sociétés africaines1586 aident à mieux
comprendre la fonction du sorcier (et/ou de la sorcière) dans la
civilisation européenne traditionnelle. Grâce à lui (ou à elle) les malheurs
insolites frappant les individus (car pour les calamités collectives on
pensait plutôt à la colère de Dieu) trouvaient une explication. Ils avaient
pour origine telle personne du village réputée malfaisante à cause de son
comportement bizarre, de ses anomalies physiquse ou d'une mauvaise
réputation souvent héritée de sa mère ou d'une parente. Elle possédait —
croyait-on — un pouvoir exceptionnel, « mauvais œil » ou « mauvais
souffle », et connaissait de funestes recettes. Mais on ne lui prêtait pas
pour autant des relations particulières avec un quelconque Satan. Elle
était, par elle-même, cause de mort, de maladie, d'impuissance sexuelle.
Etre néfaste, elle était à la fois jalousie et vengeance, avec capacité de
passer du sentiment à l'acte. Dans la structure d'une société demeurée
encore largement au stade magique, elle était donc nécessaire comme
bouc émissaire, étant d'ailleurs vrai que certains individus ont réellement
cherché à jouer ce rôle néfaste d'envoûteur. Sont transposables ici les
analyses présentées par R. Luneau et L.-V. Thomas à propos des
Nawdeba du Nord-Togo :

« Tout d'abord, la sorcellerie devient un instrument de libération des pulsions. Les


conflits inévitables dans une collectivité où prédominent les rapports interpersonnels
quotidiens se résolvent directement dans/par la violence ou par voie institutionnelle
(justice). Si, en cas de refoulement systématique, les tensions ne parviennent pas à
s'exprimer, une dérivation vers l'imaginaire devient inévitable. D'où l'anti-institution,
ou institution à l'envers de la sorcellerie, grâce à laquelle les conflits s'investissent
pour s'exprimer en relations symboliques par des accusations. Celles-ci, qui ne sont,
contrairement à une opinion souvent soutenue, ni arbitraires ni indifférentes
interviennent en certaines occasions, à propos de certains rapports sociaux dans le
discours. Les accusations de sorcellerie aident indiscutablement à décharger une
agressivité trop longtemps réprimée, une tension trop durablement contenue ; sa
fonction cathartique ne fait aucun doute. Ainsi déplacées, jouées, les oppositions
tendent, sans toujours y parvenir, à se résoudre sur le plan de l'affectivité : le groupe
doit nécessairement se choisir un bouc émissaire sur lequel va se polariser
l'agressivité. Cette décharge émotionnelle, ou ab-réaction, entraîne par efficacité
symbolique, l'abolition des conflits. Une fois encore, nous retrouvons le rôle de la
violence organisatrice : le sorcier devient une victime sacrificielle [à l'envers],
puisque surchargée du mal qui habite l'accusateur... Contrepoids anomique, la
sorcellerie offre la soupape qui permet le défoulement libérateur sous la forme d'une
violence à la fois spontanée mais étroitement réglée : n'importe qui ne peut être accusé
n'importe comment 1587. »

Dans leur étude sur la sorcellerie togolaise, les deux ethnologues


expliquent ensuite comment celle-ci remplit une fonction d'explication en
rendant compte de la singularité de l'événement maléfique et une fonction
homogénéisante en déclarant suspectes toute conduite et toute personne
s'écartant de la norme. Ce qui est vrai de l'Afrique du début du XXe siècle
semble bien l'avoir été aussi de l'Europe rurale du début des Temps
modernes.
Dans des sociétés de ce type il est nécessaire de placer face à la
puissance de mort du sorcier ou de la sorcière celui ou celle qui découvre
le jeteur de sorts, qui désenvoûte, qui guérit, qui retrouve les objets
perdus. Que l'un puisse envoûter et un autre désenvoûter, « cela donne au
drame existentiel de [l'univers] magique le caractère d'un combat où sera
victorieuse la présence la plus forte. De sorte que... toute la communauté
est entraînée dans cette lutte, s'y trouvant poussée par une nécessité à
laquelle elle ne peut se soustraire 1588 ». D'où la place considérable que
toutes les enquêtes sur la sorcellerie occidentale accordent maintenant
aux devins-guérisseurs dont le savoir-faire, lui aussi mystérieux, associait
une médecine et une pharmacopée empiriques à de pieuses formules
empruntées à l'Eglise. K. Thomas pense qu'en Angleterre tout au moins
le passage à la Réforme et le rejet des prières aux saints guérisseurs
donnèrent momentanément un surcroît d'audience à ces bénéfiques
magiciens qui devinrent plus que jamais le recours des villageois
inquiets. On s'explique dès lors l'irritation et les anathèmes du clergé qui
vit en eux de redoutables concurrents. Toutefois, la diabolisation de la
magie blanche par la culture dirigeante a tout autant sévi en pays
catholique. Certes, là aussi, elle a résulté d'une concurrence. Mais on peut
se demander si en toute région, elle n'a pas été, en outre, suggérée aux
hommes d'Eglise et de loi par les comportements des villageois eux-
mêmes. La société d'autrefois sécrétait et le sorcier et le devin-guérisseur.
Mais il est arrivé qu'une personne soit appelée, bon gré mal gré, à jouer
successivement les deux rôles. En raison des pouvoirs exceptionnels
qu'on lui prêtait, elle était tour à tour redoutée et courtisée par le village,
sollicitée tantôt de nuire et tantôt de guérir, tantôt d'envoûter et tantôt de
défaire les sorts. Ou encore, telle qui avait longtemps opéré des guérisons
se voyait accusée en cas d'échec. A un niveau très général, G.
Condominas peut écrire à ce sujet : « Il arrive... que le magicien utilise à
mauvaise fin les dons qu'il possède et devienne sorcier. En outre, le
magicien d'une communauté n'est-il pas fréquemment tenu pour sorcier
par les membres de la communauté voisine ? Tant il est vrai que
l'étranger est souvent l'ennemi 1589. » Cette ambiguïté de statut n'a pu que
favoriser le diagnostic sommairement négatif qui confondit dans une
même réprobation des conduites opposées par leurs objectifs, mais
entourées du même mystère et parfois pratiquées par les mêmes
personnes.
Nous voici en tout cas réintroduits dans cette civilisation du « face à
face » définie par K. Thomas et A. Macfarlane et que nous avons
évoquée plus haut 1590. Inutile par conséquent d'insister à nouveau sur le
rôle essentiel que l'hostilité entre voisins a joué dans les accusations de
sorcellerie. Celles-ci, dans la mesure où elles provenaient de la
population elle-même, sous forme de dénonciations de maléfices, furent
un moyen d'exprimer de façon acceptable — pour autrui et pour soi — de
profondes animosités. à l'intérieur des villages 1591.
Dans l'Angleterre, et aussi le Cambraisis des XVIe et XVIIe siècles, en
règle générale, les accusateurs apparaissent d'un niveau social supérieur à
celui de leurs victimes 1592. Sans doute est-il facile de s'en prendre à un
plus pauvre que soi, dont les possibilités de défense sont réduites. Mais
surtout, pensent conjointement K. Thomas et A. Macfarlane, de façon
quasi constante, on a soupçonné certaines personnes déshéritées ou en
difficulté de vouloir se venger pour quelque service qu'on leur avait
refusé. Se pose alors la question capitale : pourquoi, à un certain moment
de l'histoire européenne, les dénonciations de maléfices ont-elles été
soudain très nombreuses ? K. Thomas et A. Macfarlane ont constaté
qu'en Angleterre l'initiative de la chasse aux sorciers et sorcières est
venue moins des juges et des hommes d'Eglise que des villageois eux-
mêmes. Dès lors ils ont été conduits à chercher les causes de cette crise à
l'intérieur d'un monde rural en voie de mutation. Les enclosures s'y
multipliaient ; la traditionnelle économie du « manoir » laissait place à
des spéculations agricoles plus modernes ; les riches devenaient plus
riches et les pauvres plus pauvres, et le nombre de ces derniers
s'accroissait. Dans les structures antérieures, les gens fortunés aidaient les
déshérités et leur permettaient de subsister. Au contraire, dans les
nouvelles en train de se mettre en place, l'individualisme gagna du terrain
et des institutions plus ou moins anonymes et très inhumaines de secours
aux malheureux se substituèrent aux actes de charité traditionnels. D'où
des refus de plus en plus nombreux d'aide en argent et en nature à des
personnes en détresse qui pouvaient dès lors être tentées de se venger.
Mais surtout ceux qui refusaient un secours éprouvaient un complexe de
culpabilité qu'ils transformaient en ressentiment contre les demandeurs
d'aumônes. Si un malheur arrivait à quelqu'un qui était ainsi resté
insensible à l'appel du prochain, il pensait automatiquement qu'un
maléfice avait été jeté contre lui par la personne qui lui avait en vain
demandé un secours. Tel aurait été, au niveau villageois, le mécanisme
psychologique profond responsable des persécutions. A quoi il faudrait
ajouter, pour l'Angleterre, l'impact de la Réforme elle-même qui rejeta en
bloc toutes les recettes d'une magie christianisée (eau bénite, invocations
aux saints guérisseurs, etc.), mais, assurent K. Thomas et A. Macfarlane,
grandit démesurément les pouvoirs du démon. De sorte qu'hommes
d'Eglise et fidèles éprouvèrent la tentation conjointe d'attribuer tous les
malheurs aux forces démoniaques. En face d'elles, les populations se
seraient senties plus démunies qu'auparavant. Toutes les raisons ci-dessus
expliqueraient aussi pourquoi les procès de sorcellerie firent plus de
victimes parmi les femmes que parmi les hommes. Car l'élément féminin
est par excellence celui qui reste attaché aux traditions. Or, celles-ci se
trouvaient bousculées à la fois par la révolution religieuse et par les
transformations économiques et sociales.

Les déductions des deux historiens anglais sont-elles applicables au


continent européen ? La persécution des sorciers et sorcières a sévi tout
autant dans certains pays catholiques (France, Pays-Bas, Sud-Ouest de
l'Allemagne) que dans les régions protestantes. Et l'on a vu
précédemment que, d'un côté comme de l'autre de la barrière
confessionnelle, théologiens et juges ont alors insisté, avec un luxe inouï
de détails, sur les pouvoirs de Satan. D'autre part, les victimes de la
répression ne furent pas toujours des pauvres. Enfin, des procès pour
sorcellerie se déroulèrent en Suisse, dans le Labourd, en Lorraine, en
Franche-Comté, en Luxembourg, donc dans des régions économiquement
attardées où ne se produisaient pas les transformations socio-
économiques identifiées en Angleterre. Les explications anglaises ne sont
donc pas transposables, telles quelles, dans le reste de l'Europe. En
revanche elles ont, méthodologiquement, l'avantage d'attirer le regard des
historiens vers le niveau populaire — cela moins pour y retrouver des
cultes sataniques et des liturgies antichrétiennes que pour chercher aux
dénonciations de maléfices des raisons propres aux villageois eux-
mêmes.
Or, de façon assez générale, dans l'Europe du début des Temps
modernes, les populations ont dû être plus anxieuses et donc plus
soupçonneuses qu'auparavant. Et pourquoi cette anxiété et ce sentiment
plus grand d'insécurité ? Pourquoi ce pessimisme accru, justement noté
par J.-C. Baroja qui rappelle le lien dans d'autres civilisations entre
sorcellerie et conception pessimiste de l'existence 1593 ? Les paysans du
temps ont subi en même temps une inflation galopante, de sévères
disettes, la raréfaction des terres due à la croissance démographique, un
chômage structurel avec pour conséquence le vagabondage et enfin les
troubles nés des conflits religieux.
Au sujet de ces derniers, on constate, certes, que souvent, au plan
local, guerres de Religion et procès de sorcellerie n'ont pas coïncidé.
Mais, de façon plus générale, une bonne partie de l'Europe occidentale et
centrale — celle précisément où l'on a poursuivi les auteurs de maléfices
— a été affectée par les incertitudes religieuses. Est-ce un hasard si
l'Italie et l'Espagne, qui ont mieux et plus vite résisté à l'assaut protestant,
ont été moins traversées par la peur des sorciers et des sorcières ? En
dehors de ces deux pays, les conflits religieux n'ont pu qu'accroître le
sentiment global d'insécurité. A cet égard, a joué un facteur peu mis en
relief jusqu'à présent mais qui, à mon avis, a compté : celui du plus ou
moins solide encadrement par le clergé. La crise de la sorcellerie s'est
produite dans une chrétienté où l'absentéisme des évêques et des curés
avait pris des proportions inquiétantes, où beaucoup de desservants
étaient discrédités et où la naissance de la Réforme a, pendant un certain
temps, accru les flottements. Dans l'Allemagne du milieu du XVIe siècle,
certains curés de campagne, un dimanche, célébraient la messe romaine
et, un autre, le culte selon Luther. Se sentant plus livrées à elles-mêmes,
les populations européennes auraient de ce fait éprouvé un surcroît
d'inquiétude.
Il est donc impossible, pour appréhender dans sa complexité la grande
persécution de la sorcellerie en Europe, de ne pas étudier de très près les
comportements des paysans. Ils baignaient dans une civilisation magique.
Souvent, ils connaissaient mal le christianisme et le mélangeaient
inconsciemment à des pratiques païennes venues du fond des âges. Ils
croyaient au pouvoir maléfique de certains d'entre eux ; et il n'est guère
douteux que tel ou telle a pu croire posséder cette puissance
exceptionnelle et chercher à s'en servir pour des motifs de vengeance. En
outre, ils ont été soumis, au début des Temps modernes, à une série
d'épreuves qui ont accru leur pessimisme. Celles-ci se sont produites à un
moment d'affaiblissement de l'encadrement paroissial — du moins dans
les campagnes — mais aussi en un temps où le clergé a certainement
répandu au niveau rural la démonologie de la culture savante. Ainsi
s'expliquent que des bribes de ce discours aient été assimilées même par
les paysans et que, d'autre part, en Angleterre des villageois aient eux-
mêmes porté des dénonciations aux autorités ou, comme au Luxembourg,
participé aux enquêtes officielles. En somme, les procès de sorcellerie, là
où ils se sont produits, ont indiscutablement reflété un profond désarroi
du monde rural. Quelle qu'ait été la responsabilité des hommes d'Eglise et
de loi, sur laquelle nous allons bientôt insister, la chasse aux sorcières ne
se serait pas produite sans un minimum de consensus local, sans une
certaine forme de soutien ou de complicité populaires. Il est donc
méthodologiquement nécessaire, dans l'étude des multiples facteurs qui
se sont additionnés pour provoquer cette énigmatique séquence de
l'histoire européenne, de ne pas se tenir à un seul niveau social et
culturel: celui de l'élite ou celui du monde rural. Importe au contraire de
les éclairer tour à tour l'un et l'autre et de rétablir leurs constantes
relations réciproques.

3. Au niveau des juges: la démonologie

En 1609, Henri IV, donnant commission au président du parlement de


Bordeaux et au conseiller de Lancre d'aller faire procès « aux sourciers et
sourcières » du Labourd, leur écrivait :

« ... Les manans et habitants de nostre pays de Labourd nous ont fait dire et
remontré que despuis quatre ans déjà il s'est trouvé dans ledict pays ung si grand
nombre de sorciers et sorcières qu'il en est quasy infecté en tous endroicts dont ils
reçoivent une telle affliction qu'ils seront contraincts d'abandonner leurs maisons et le
pays, s'il ne leur est pourveu promptement de moyens pour les préserver de tels et sy
fréquents maléfices 1594. »

Apparaît bien ici une « demande » locale adressée aux autorités,


encore qu'il soit difficile de déterminer qui sont réellement ces « manans
» qui appellent à l'aide contre les maléfices. Mais il est clair que, même
lorsque les accusations venaient d'en bas, il fallait des juges — civils ou
ecclésiastiques — pour les accueillir, les déclarer recevables et les
authentifier par la condamnation des inculpés. En outre, il est évident
qu'en diverses périodes et de nombreuses régions la persécution des
sorcières a résulté de l'initiative même des hommes d'Eglise et de Loi. Ce
fait ressort, par exemple, de l'enquête menée par Mme Dupont-Bouchat
dans le Luxembourg des années 1590-1630. Dans ce duché et plus
généralement dans les Pays-Bas, le pouvoir politique adressa des
questionnaires aux prévôts les incitant à provoquer des dénonciations et à
rechercher les cas de maléfices 1595. En outre ici, mais sans doute aussi
ailleurs, les bourreaux furent de véritables rabatteurs des sorcières au
service d'une justice inquiète. On ne peut donc nier une relation de cause
à effet entre les obsessions des inquisiteurs de toutes catégories et
certaines vagues d'exécutions de sorciers, sorcières et autres suppôts de
Satan. Les juges ont souvent créé les coupables. Cela a été vrai de
Conrad de Marbourg en 1231-1232 et de N. Rémy qui a condamné au feu
2 000 à 3 000 sorcières entre 1576 et 1606 1596 et des princes-évêques de
Fulda, Trèves, Wurtzbourg et Bamberg qui furent, à la fin du XVIe siècle
et au début du XVIIe, d'infatigables ennemis de l'engeance démoniaque
1597
. Dans les Alpes de Lombardie, si une recherche systématique des
suppôts du diable se produisit à la fin du XVIe siècle et au début du
XVIIe, c'est parce que Milan eut alors deux archevêques particulièrement
zélés : Charles et Frédéric Borromée1598. De même encore, durant
l'épidémie de sorcellerie de 1645 dans l'Essex, deux chasseurs de
sorcières, J. Stearne et surtout M. Hopkins, jouèrent un rôle de premier
plan, même s'ils eurent l'impression de répondre aux vœux de certains
habitants 1599. Contrairement aux traditions anglaises, ces deux inquisiteurs
employèrent la torture — méthode infaillible pour obtenir des aveux.
De façon plus générale, comment nier que la torture ou la menace de la
question a multiplié le nombre des prétendus coupables ? Le témoignage
du jésuite F. Spee, dans sa célèbre Cautio criminalis (1631), est formel à
cet égard :

« La torture remplit notre terre d'Allemagne de sorcières et y fait apparaître une


méchanceté inouïe, et pas seulement l'Allemagne, mais toute nation qui en use. Si
nous n'avons pas tous avoué être sorciers, c'est que nous n'avons pas été torturés 1600. »

Notre époque est, hélas ! mieux armée qu'une autre pour opérer la
critique des aveux. Avec la torture, on peut tout faire avouer. Il est vrai
que, dans l'Angleterre des XVIe-XVIIe siècles, on l'a moins utilisée que
sur le continent. Mais la faim et la privation de sommeil sont aussi des
tortures capables de briser toute résistance. A quoi s'ajoutait le décalage
culturel entre juge et inculpé. Intimidé, comprenant parfois mal les
questions qu'on lui posait, celui-ci avait tendance à acquiescer aux
interrogations qui lui étaient adressées. Pourtant, en Angleterre par
exemple, des personnes vinrent d'elles-mêmes trouver les juges pour
s'accuser. D'autres avouèrent spontanément un commerce supéfiant avec
des esprits malins. D'autres encore, niant l'évidence, s'obstinèrent à
confesser des crimes qu'elles n'avaient pas commis. Comment faut-il lire
de telles confessions ? La réponse varie sans doute avec chaque cas. L'un
aura sombré dans un état de dépression aiguë — à l'époque, on parlait de
« mélancolie ». Tel autre aura cherché une publicité de mauvais aloi. Un
autre encore, qui nourrissait secrètement une sombre hostilité contre des
voisins, aura cherché à se libérer en l'exprimant 1601. Mais ces aveux
spontanés n'étaient recevables par les juges que libellés et traduits dans le
langage qui leur étaient familier, celui de la démonologie — un langage
que la prédication hebdomadaire avait certainement acclimaté
progressivement dans l'opinion. De façon probante, J.-C. Baroja apporte
à cet égard le témoignage d'un inquisiteur éclairé, Alonso de Salazar y
Frias, qui, dans les années 1610, tenta de démythifier la sorcellerie du
Pays basque. Dans ses Mémoires, Salazar signale l'importance capitale de
la suggestion collective due aux sermons. A Olagüe, près de Pampelune,
c'est — dit-il — après les prêches d'un religieux que les gens tombèrent
dans la plus aveugle crédulité. Ailleurs, ce sont les précisions contenues
dans l'édit de grâce de 1611 qui déclenchèrent chez. les jeunes des
confessions sur les aquelarres (assemblées nocturnes) et sur les vols
aériens vers le sabbat 1602. Ainsi sommes-nous renvoyés à l'univers des
théologiens et des juges.
Les uns et les autres exprimèrent leur peur de la subversion à l'aide
d'un stéréotype depuis longtemps constitué. Déjà les premiers chrétiens,
lorsqu'ils formaient des petites minorités dont les croyances et les
comportements paraissaient nier les valeurs de la civilisation gréco-
romaine, furent accusés de conspiration. Leurs réunions eucharistiques
furent représentées par leurs ennemis comme des orgies incestueuses où
l'on tuait et mangeait des enfants et où l'on adorait un âne 1603. Puis, le
christianisme étant arrivé au pouvoir, des accusations du même type
furent successivement reportées sur les montanistes de Phrygie (au IVe
siècle), sur les pauliciens d'Arménie (au VIIIe siècle), sur les bogomiles
de Thrace (au XIe siècle). En Occident, ces diffamations, assorties d'une
démonisation (les hérétiques poursuivis étant automatiquement dénoncés
comme adorateurs de Satan) jouèrent dès 1022 contre de pieux chanoines
d'Orléans, puis, tour à tour, contre les victimes de Conrad de Marbourg,
contre les cathares, contre les vaudois et contre les fraticelles. Plus un
groupe dissident se voulait austère, plus on accumulait sur lui les charges
outrancières (adoration collective du diable au cours de liturgies
nocturnes, infanticides, cannibalisme, sexualité débridée). On a vu aussi
que les Juifs, détestés et redoutés, furent l'objet de semblables
accusations 1604. De même encore, au XVIe siècle, les conventicules des
huguenots en France donnèrent souvent lieu, de la part de leurs
adversaires catholiques, aux pires interprétations. En somme, pour les
autorités, l'hérétique ne pouvait être qu'un déviant de la plus noire espèce.
Or, les sorciers et sorcières furent de plus en plus regardés comme des
hérétiques. On leur appliqua donc les accusations stéréotypées que
fournissait une tradition millénaire.
On peut saisir, grâce à deux documentations différentes mais
convergentes, comment des gens du peuple en arrivaient, au cours des
interrogatoires à avouer, avec ou sans torture, tout ce que souhaitaient
leurs juges ou confesseurs : transport au sabbat, assemblées diaboliques,
orgies sexuelles, etc.
Nous sommes en février 1657 à Sugny, au Luxembourg 1605. Une
certaine Pierrette Petit, soupçonnée d'être sorcière, est interrogée. On la
questionne d'abord sur des maléfices : a-t-elle « fait sécher » la vache
d'Henry Tellier ? A-t-elle soufflé son haleine dans la bouche de la femme
Bailly qui en serait morte ? A-t-elle voulu tuer sa voisine Isabelle Mergny
en lui donnant des poireaux et de la tarte ? Elle le nie. Deux jours plus
tard, l'interrogatoire reprend à nouveaux frais :
A propos d'un tel document, s'impose le commentaire pertinent de
Mme Dupont-Bouchat : si la question du juge est précise, l'accusée
répond par « oui » ou reprend presque textuellement les termes mêmes de
la question. Si, en revanche, on lui demande d'ajouter une précision, elle
déclare ne plus se souvenir de rien. « L'ajustement précis des réponses
aux questions, l'adhésion quasi automatique de la prévenue aux
accusations lancées contre elle par les juges, et, d'autre part, son absence
de mémoire lorsqu'il s'agit de donner une réponse plus personnelle,
permettent de saisir très concrètement une des phases capitales de
l'élaboration du mythe démonologique et sabbatique. Certes, les
villageois ont entendu parler du diable, par leur curé, à l'église. La
sorcière déclare spontanément que le diable vient la visiter lorsqu'elle
omet de se signer. Son démon a un nom savant : Belzébuth. Mais, pour le
reste, l'essentiel de ses réponses lui est suggéré par les juges. »
Voici maintenant un autre type de document qui éclaire le précédent :
c'est le « directoire du confesseur » que le père Maunoir, qui missionna
en Bretagne de 1640 à 1683, rédigea vers 1650 et auquel il donna le titre
significatif de La Montagne 1606. Car il crut que la « montagne » bretonne
était peuplée de sorciers, formant une organisation ou « cabale », et
constituait un lieu privilégié pour les sabbats. Il l'identifia comme une
vaste « synagogue ». En Bretagne, les procès de sorcellerie furent peu
nombreux. Quand Maunoir entreprit sa croisade les bûchers en France
étaient en train de s'éteindre. Aussi bien le rôle des missionnaires était-il
de convertir, non de punir. D'où la méthode que l'infatigable jésuite leur
conseilla pour provoquer les aveux et rompre le « charme du silence »
par lequel Satan essaie d'empêcher de parler ceux qui ont conclu un pacte
avec lui. « Ce pacte est si diabolique, écrit Maunoir dans son Journal
latin, que les pénitents ne peuvent se résoudre à se confesser sincèrement
; donc il faut que le confesseur les aide efficacement 1607. » L'erreur serait
de se fier aux confessions anodines. Car « il est d'expérience que ce genre
de pénitents [les sorciers] ne confessent d'eux-mêmes aucun des péchés
énormes qu'ils commettent si le confesseur ne les aide 1608 ».
Le missionnaire pourra déduire de plusieurs indices la culpabilité
présumée de la personne dont il entend la confession : si elle habite un
pays où l'on parle de sorcellerie et de maléfices ; si elle sait. mal son
catéchisme ; si elle ne possède point de chapelet ; si elle porte des
amulettes superstitieuses. Toutefois, ces « marques n'étant pas tout à fait
asseurées..., on peut interroger tout le monde 1609 ». Certes, Maunoir
recommande la discrétion mais en même temps de ne pas hésiter à
choquer ou rebuter le pénitent ; car si on n'interrogeait que sur la base de
graves soupçons, « on ferait encore plus de confessions mauvaises qu'on
en fait ». En pratique, le confesseur est persuadé que la sorcellerie est
partout, que tout pénitent est soupçonnable et que chaque confession
donne l'occasion d'un nouveau combat entre l'Eglise et Satan. Comment
sortir victorieux d'une telle joute, pour le plus grand bénéfice de la
victime du diable ? Tel est le problème du missionnaire qui traitera son
vis-à-vis comme un inculpé à qui il faut arracher l'aveu. Le missionnaire
est le commissaire de Dieu appelé à instruire des centaines de dossiers de
sorcellerie.
Pour les tirer au clair, il existe de bonnes recettes et d'abord de ne point
se lasser d'interroger. Car tel pénitent qui aura commencé d'avouer «
discontinuera, protestant qu'il ne veut dire certaine choses. C'est alors
qu'il faut que le confesseur se ranime en zèle ». Ou encore, le coupable
présumé, qui paraissait d'abord se taire, dira « quelque chose de commun
» ou de « différent de ce qu'on demande ». Alors « il faut renouveler
intérieurement la conjuration » et pousser inlassablement les questions
1610
.
Mais comment interroger ? Maunoir l'explique dans les parties II et III
de La Montagne, indiquant en même temps l'objectif à atteindre. Car
beaucoup des accusés du tribunal de la pénitence, en basse Bretagne, ont,
selon le missionnaire, participé au « mystère d'iniquité ». Ils ont conclu
un pacte avec Satan, adoré un démon aux pieds fourchus, participé à des
sabbats marqués par des orgies et des débauches sexuelles. Tels sont les
aveux à obtenir, souvent grâce à une approche oblique. Car il faut
interroger « progressivement », « tâcher d'entrer, non obstant lès
obstacles du démon, dans la conscience du pénitent » et il est bon que
celui-ci ne « s'aperçoive pas [d'abord] de ce qu'on veut lui demander ».
D'où le vague volontaire des questions où abondent des mots voilés tels
que « quelqu'un », « quelque chose », « un certain », etc. On ne révélera
donc qu'en fin d'interrogatoire qu'il s'agissait du diable et du sabbat. Mais
« induire doucement », cela signifie aussi apporter à l'accusé des
apparences d'excuses : « Il vous semblait que vous étiez quelquefois la
nuit dans une grande assemblée ? Ce vilain — entendez Satan — y était
comme assis qui s'y glorifiait ?... Pour vous, vous étiez peut-être comme
tout étourdi, hors de vous-même ; vous ne saviez pas bien ce que vous
faisiez ; vous faisiez comme les autres. » On facilitera donc l'aveu en
confondant veille et rêve. Si on croit que les pénitents ne disent pas tout,
« on pourra les attirer doucement — encore la méthode insinuante — leur
frayant le chemin en leur disant que les autres le faisaient, que c'était en
apparence et en esprit que cela se faisait, qu'ils étaient étourdis et comme
endormis »... La pensée profonde du confesseur est toutefois celle-ci : «
...Il est très probable que cela est réel, quoy qu'ils n'en soient pas toujours
asseurés à cause de leur enyvrement. » Et puis, dans « le songe » aussi, il
y a « opération du démon » et « péché de l'homme ».
D'autre part, dans l'esprit de Maunoir, comme dans celui des auteurs du
Malleus, existe un lien étroit entre fautes sexuelles et abandon à Satan.
C'est par la « porte de l'impureté » qu'on entre le plus facilement dans la
secte infernale. Dès lors, des questions sur les « nuitées » bretonnes —
banquets et danses nocturnes — sur les « mauvaises compagnies » et les
péchés de la chair permettent insensiblement de diriger l'interrogatoire
vers le sabbat. « Vous alliez quelquefois dans votre jeunesse jouer avec
des petits enfants ? Ils faisaient des choses déshonnêtes ? Il s'en trouvait
un — Satan évidemment — plus malicieux que les autres ? Vous ne le
connaissiez pas ? » Si la réponse est affirmative, suivra cette autre
question : « De quel côté était cela ? » Le confesseur songe, bien sûr, à
quelque lande écartée propice aux forfaits et aux assemblées diaboliques.
En outre, quel pénitent ne serait pas conduit à répondre par oui à
l'interrogation suivante : « Vous avez quelquefois de vilaines pensées et
de vilaines représentations ?... Il y a quelque chose qui vous dit de faire
de même ? » Evoquant les « nuitées » — quel paysan breton n'y avait pas
participé ou rêvé de s'y trouver ? — le confesseur est pareillement assuré
d'une réponse positive : « C'était un banquet où on mangeait du pain
blanc, du sucre, des chapons....Il y avait bien du monde, tous y faisaient
grande chère, burent tant qu'ils voulurent et puis dansèrent ? »
D'acquiescement en acquiescement, l'inculpé du confessionnal
s'enfonce à son insu dans le sombre chemin au bout duquel il découvrira
soudain Satan et le sabbat. La retraite lui est coupée. Car l'avalanche des
interrogations lui ôte la possibilité de se reprendre. De plus, les questions
formulées sur le mode affirmatif comportent déjà la réponse. Ebranlé,
conditionné, cerné de tous côtés, il se trouve face à quelqu'un qui paraît
en savoir plus que lui sur lui-même. Trois conseils convergents de
Maunoir éclairent cette tactique mûrement réfléchie : « Si [le pénitent]
répond de façon brusque qui donne quelque soupçon au confesseur, il
faut tâcher de l'attaquer d'un autre côté. » « Ne [lui] laissez pas trop de
temps pour réfléchir » et dites-lui : « J'en sais plus long que vous ne
pensez. »
Pour le confesseur, aucun doute n'est possible : ce compagnon suspect
qui a entraîné sa victime hors du droit chemin, ce maître des cérémonies
qui présidait banquets et danses au cœur de la lande, c'était Satan. Et
donc il devait avoir des pieds fourchus. C'est le signe infaillible auquel on
le reconnaît. D'où les questions insistantes et rusées sur les pieds de celui
qui est évidemment Lucifer :

« S'ils disent qu'ils n'ont pas vu les pieds, il faut leur demander s'ils voudraient les
avoir semblables, et s'ils répondent que non, il faut rabattre ainsi : — Eh bien,
comment étaient-ils donc puisque les vôtres ne sont pas de même ?... »
Autre interrogatoire du même type : « Comment ses pieds étaient-ils faits ? Avez-
vous vu ses bas et ses souliers ? » S'il dit que non, poursuivez : « Vous avez donc vu
ses pieds, comment étaient-ils ? Comme ceux d'un homme ou d'une bête ? Dites-moi
la vérité ! Voudriez-vous avoir des pieds comme eux ? »

Si le pénitent convient enfin de ce détail — essentiel pour l'homme de


Dieu, car le paysan qui ne connaît pas les ouvrages de démonologie n'en
saisit sans doute pas l'importance — alors tout devient clair. Le
confesseur a eu raison de poursuivre sans relâche son interrogatoire. A
l'accusé, désormais éclairé sur lui-même, il ne reste plus qu'à avouer sa
faute et à abjurer la secte diabolique pour revenir dans l'espace sécurisant
de l'Eglise. Quoi d'étonnant si, munis d'une telle méthode d'investigation,
Maunoir et ses compagnons découvrirent partout en Bretagne des
sorciers et des sorcières ?

4. Un danger pressant

Se pose alors le problème suivant — combien intéressant et important


du point de vue historiographique : pourquoi, à l'étage de la culture
dirigeante, cette hantise de la sorcellerie que n'avaient pas connue les
autorités de la période antérieure ? Pourquoi — je reprends ici les termes
de H.R. Trevor-Roper — les siècles de la Renaissance et des Réformes
ont-ils été « moins scientifiques que l'ère des Ténèbres et de haut Moyen
Age 1611 » ?
H.R. Trevor-Roper a mis en cause la formation aristotélicienne des
hommes d'Eglise et de justice. Au XVIe siècle, dit-il, le clergé et les
magistrats étaient rationalistes. Ils croyaient en un univers rationnel,
aristotélicien, et de l'exacte similitude des aveux des sorcières ils
déduisaient la vérité objective de leurs propos. Les dominicains qui
furent les grands responsables de la folie persécutrice étaient férus
d'Aristote à cause de leur maître à penser, saint Thomas d'Aquin. Ils
construisirent un système démonologique manichéen qui avait sa logique
interne mais passait à côté d'une réalité complexe 1612. A l'inverse, le néo-
platonisme issu de Florence, parce qu'il mettait l'accent sur la magie «
naturelle » et le concept de « nature », indiqua la voie de la véritable
science 1613.
Ces arguments et cette vue historiographique globale ont peu
convaincu les historiens. D'une part, H.R. Trevor-Roper reconnaît lui-
même que des aristotéliciens comme Nifo, Pomponazzi et plus
généralement les « Padouans » refusèrent de voir dans la sorcellerie une
intervention démoniaque 1614. D'autre part, même si des néo-platoniciens
tels qu'Agrippa, Cardan, Paracelse et van Helmont restèrent sceptiques à
l'égard de la démonologie officielle, en revanche comment nier les
aspects irrationnels du néo-platonisme, qui fut le courant culturel
dominant de la Renaissance ? Il privilégia magie naturelle, astrologie et
alchimie, il peupla l'univers de « démons », expression qui ne se voulait
pas forcément péjorative. Mais saint Augustin avait enseigné que tous les
démons sont mauvais. Dès lors, la diffusion du néo-platonisme dans les
milieux ecclésiastiques ne put que renforcer la conviction que Satan est
partout et sa puissance énorme 1615.
Question plus large : l'humanisme n'a-t-il pas développé la croyance de
l'élite aux maléfices et liturgies des sorcières ? Une meilleure
connaissance des écrivains anciens et l'imprimerie firent que les œuvres
de Horace, Ovide, Pétrone, Apulée devinrent de lecture courante. Or,
elles contiennent de nombreuses descriptions de sorcières,
d'envoûtements, et de rites magiques et des évocations du monde à
l'envers des Bacchanales. Ces ouvrages antiques, devenus disponibles
pour les lettrés et lus souvent à travers la grille chrétienne de l'époque,
ont dû normalement accroître la hantise et la crédibilité du monde
démoniaque au niveau de la culture dirigeante 1616.
S'agissant de la promotion intellectuelle du secteur cultivé dans la
société de la Renaissance, une autre considération mérite peut-être
attention, au moins à titre d'hypothèse : l'accumulation des lectures et des
connaissances n'a-t-elle pas élargi le fossé entre culture savante et culture
populaire ? Le retour au latin classique, l'accès retrouvé ou élargi à la
mythologie, à l'iconographie, à la philosophie gréco-romaines ne
créèrent-elles pas un isolement croissant des lettrés au milieu d'un monde
à qui le langage érudit était inaccessible ? Dès lors, avant les triomphes
intellectuels de la période suivante, avant la multiplication des collèges
qui diffusèrent son savoir, est-ce que la culture écrite ne s'est pas sentie
fragile, en prenant la mesure de l'univers rural et oral qui l'encerclait 1617 ?
Si oui — ce que je crois — cette prise de conscience aurait été une
composante de la mentalité obsidionale que le présent essai cherche à
mettre en lumière. En tout cas, la distance accrue entre les deux cultures
paraît bien avoir renforcé la répulsion de l'élite pour les
incompréhensibles comportements d'une masse paysanne qui lui devenait
de plus en plus étrangère. Cette altérité engendra agressivité et, à cet
égard, on rejoint les analyses de Th. Szasz 1618. Il existe un besoin humain
de se valider comme bon et normal et d'invalider autrui comme mauvais
et anormal. Les procès de sorcellerie furent une autodéfense de l'éthique
dominante contre une pratique collective qui la déjugeait et servit de
bouc émissaire.
Il est donc vain de se demander si ce sont plutôt les juges laïcs ou
plutôt les hommes d'Eglise qui furent les grands responsables de la
chasse aux sorcières. Au vrai, ce furent les uns et les autres, comme
défenseurs d'un même pouvoir, comme détenteurs d'un même savoir,
comme utilisateurs d'un même langage. N'étaient-ils pas, issus des
mêmes milieux sociaux et familiaux ? N'avaient-ils pas reçu la même
instruction ? N'étaient-ils pas les deux piliers de la chrétienté ? Il est
significatif que le jésuite Del Rio, théoricien ecclésiastique de la
démonologie, ait d'abord été un juriste civil, procureur général au Conseil
de Brabant1619. Juges et théologiens, qui se sont abondamment cités les uns
les autres, ont eu le sentiment de poursuivre le même combat. M.
Hopkins, le « visiteur général des sorcières » de l'Essex, ne paraît pas
avoir été motivé par des raisons spécialement religieuses. Plusieurs de ses
victimes appartenaient au clergé et il eut pour adversaires d'ardents
puritains. Mais il fut convaincu d'avoir rendu un service public en
écartant de la collectivité un danger pressant 1620. Les juges estimèrent
qu'ils avaient une « mission divine 1621 ».- Dans la lutte commune contre la
sorcellerie, les hommes d'Eglise apportèrent l'idéologie et le pouvoir laïc
l'arme de la répression. Mais, en un temps de symbiose étroite entre
pouvoirs civil et religieux, l'Etat joua sur les deux tableaux et employa un
langage d'Eglise. De façon révélatrice, Philippe II, dans la grande
ordonnance publiée à Bruxelles en 1592, partit en guerre contre les «
grands pechez » de ce « misérable temps », à savoir : « Maléfices,
sorcelleries, impostures, illusions, prestiges et impiétez. » Invoquant à la
fois les « canons ecclésiastiques » et les « loix civiles », il chargea des
poursuites et la justice laïque et celle des évêques ( « commandant
partant les dits evesques à leurs officiaulx et promoteurs d'en faire tous
les debvoirs a eulx possibles 1622 »). En somme, l'Eglise et l'Etat firent
front contre un ennemi — Satan — « qui se sert des hommes comme des
chevaux de bagage, et après les avoir fait suer d'ahan en ce monde, n'a
rien pour les faire rafraîchir en l'autre qu'un estang de feu et de souffre
qui ne s'esteindra jamais 1623 ».
Nous voici donc par une nouvelle approche replacés devant la peur
ressentie par la culture dirigeante. Les responsables de celle-ci ont
éprouvé la durable conviction que la sorcellerie devenait envahissante,
que les maléfices se multipliaient, que la secte des suppôts du diable
prenait des proportions gigantesques. Le pouvoir — civil et religieux —
se trouvait assiégé. A cet égard, les témoignages sont légion et on ne peut
tous les citer. Mais il faut en rappeler quelques-uns pour mieux restituer
la mentalité obsidionale de ceux qui avaient mission de défendre la
société. Sous différentes formes, on a mille fois répété du milieu du XVe
au milieu du XVIIe siècle l'affirmation que sorciers et sorcières sont
légion. Lors du procès des « vaudois » d'Arras, les inquisiteurs déclarent
que la chrétienté est pleine de sorciers (dont certains sont même évêques
et cardinaux) et qu'un tiers de chrétiens nominaux sont des sorciers
camouflés 1624. La bulle Summis disiderentes de 1484 et le Malleus,
s'écartant de ces généralisations sommaires, précisent en revanche que le
danger est en train de prendre de l'ampleur. « Récemment, écrit le pape, il
est parvenu à nos oreilles, non sans nous causer grande peine, que...
maintes personnes de l'un et l'autre sexe [en Allemagne], oublieuses de
leur propre salut, et déviant de la foi catholique, se sont livrées elles-
mêmes aux démons incubes et succubes 1625... » Les auteurs du Malleus
affirment, quant à eux, que la malice des hommes grandit et que l'Ennemi
fait maintenant « pousser dans le champ du Seigneur une perversion
hérétique surprenante 1626 ».
Ces aveux de peur se sont à nouveau multipliés au moment de la
grande folie persécutrice entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du
XVIIe, étant certain en outre pour les démonologues que les participants
des sabbats sont toujours très nombreux. Pour Jean Bodin, si les sorciers
pullulent, c'est par punition de Dieu contre les hommes qui n'ont jamais
autant blasphémé :

« Et tout ainsi que Dieu envoye les pestes, guerres et famines par ministere des
malins esprits, executeurs de sa justice, aussi faict-il des sorciers, et principalement
quand le nom de Dieu est blasphémé, comme il est à présent partout, et avec telle
impunité et licence que les enfants en font mestier 1627. »

Quelques années plus tard, N. Rémy se réfère précisément à J. Bodin


pour affirmer que la France, sous Charles IX, a compté de « nombreux
milliers de personnes infectées » de la lèpre démoniaque. Tous ceux,
ajoute-t-il, qui ont assisté à des sabbats avouent « d'une seule voix » que
l'affluence y est « très grande ». Telle des accusées citées par N. Rémy
déclare, par exemple, qu'à la première nuit où elle s'y rendit elle ne
compta pas moins de 500 participants 1628. H. Boguet, grand lecteur du
Malleus et de J. Bodin, est à son tour catégorique : « Les sorciers
marchent partout à milliers, multipliant en terre, tout ainsi que les
chenilles en nos jardins. Qui est une honte aux magistrats, ausquels
appartient le chastoy des crimes et délits 1629. » Et les juges de Dôle de
confirmer dans les années 1628-1630 : « Le mal va croissant chaque jour
et cette malheureuse engeance va pullulant de toutes parts 1630. »
S'agissant de la France, un témoignage plus tardif corrobore ce
diagnostic stéréotypé. Dans son Journal latin, rédigé à partir de 1671,
Maunoir écrivit : « Sur 300 prêtres qui ont voulu sérieusement user de
cette méthode [le « directoire des confesseurs »], il n'y en a pas un qui ne
convienne de la multiplication de ceux qui se rendent coupables de ce
crime horrible [la sorcellerie] 1631. »
La même constatation — la sorcellerie gagne du terrain — n'a pas
manqué d'apparaître dans des textes officiels, ecclésiastiques et civils,
avec référence toutefois à l'hérésie, source de toutes perversités. En 1581,
le concile provincial de Normandie constate

« comme quasi toutes les heresies sont tombées en sorcelerie, et souz la domination
de Sathan ; aussi avons nous occasion de nous condouloir de ce que nous voions, en
ce royaume et plusieurs autres lieux, la magie fort pulluler et multiplier 1632 ».

De même, l'ordonnance de Philippe II pour les Pays-Bas, datée du 20


juillet 1592, met en rapport les « malheurs et abominations que ce
miserable temps nous apporte chaque jour » — ici la sorcellerie — avec
« tant d'hérésies et faulses doctrines et apostasies pullulantes par tout 1633
».
« Multiplication », « pullulement » des sorciers : telle fut aussi
l'impression conjointe d'ecclésiastiques et de magistrats anglais. Pour
l'évêque Jewel, qui écrit en 1559, durant le règne précédent — celui de
Marie Tudor —, « le nombre des magiciens et sorciers est partout devenu
énorme... Cette sorte de gens... dans l'espace des quelques dernières
années, s'est merveilleusement accrue 1634 ». En 1602, le Lord Chief
Justice Anderson déclare : « Le pays est plein de sorciers. Ils abondent en
toutes régions. » Sans une rapide action défensive, « ils auront sous peu
ravagé le pays tout entier ». Plus tard, en 1650, l'évêque Hall précise :
auparavant un sorcier était une rareté. « Maintenant on en découvre des
centaines dans un seul comté. Si la nouvelle n'est pas erronée, dans un
village du Nord de 14 maisons on a trouvé autant de membres de cette
espèce damnée. » Au temps des inquisitions de M. Hopkins, un
contemporain assure qu'en Angleterre à son époque on a plus arrêté. de
sorciers et de sorcières qu'à n'importe quelle autre période de l'histoire
depuis la création.
Devant un péril aussi pressant, la justice se doit d'être prompte et
sévère. Ecoutons plutôt J. Bodin. Lorsqu'il s'agit de sorcellerie, écrit-il, «
il faut appliquer les cautères et fers chaux et couper (dans la société) les
parties putrifiées 1635 ». Et d'abord, vu la gravité du mal, « outre les juges
ordinaires, il est besoing d'establir commissaires à ceste fin, pour le
moins un ou deux en chacun gouvernement ». Pour la recherche des
sorciers, on utilisera la délation, « coutume louable » d'Ecosse et de
Milan où des troncs placés dans les églises reçoivent des papiers où
chacun peut indiquer le nom d'un sorcier et « le cas par luy commis ». Il
faut aussi promettre l'impunité ou du moins un allégement de peine au
prévenu qui accusera un complice. « Et si par ce moyen on n'y peut
parvenir il faut prendre les jeunes filles des sorcières. » Car souvent leurs
mères les ont instruites et « menées aux assemblées ». A elles aussi, on
promettra l'impunité. Si des personnes arrêtées et soupçonnées d'être
sorciers ou sorcières ne confessent rien, il faut « leur faire changer
d'habits » ou les mettre nus et « leur faire razer tout le poil ». Car
beaucoup portent des « drogues de taciturnité » cachées sur eux. Les en
priver les rendra sans force. Il n'est pas toujours nécessaire d'appliquer les
prévenus à la question, mais il est bon de les impressionner par les
préparatifs de la torture — ainsi fit-on pour Jeanne.d'Arc :
« Il faut que devant que appliquer à la question, faire contenance de préparer des
instruments en nombre, et des cordes en quantité et des serviteurs pour les geyner, et
les tenir quelque temps en cette frayeur et cette langueur. Il est aussi expédient
auparavant que faire entrer l'accusé en la chambre de la question de faire crier
quelqu'un d'un cry espouvantable, comme s'il estoit geyné et qu'on die à l'accusé que
c'est la question qu'on donne, l'estonner par ce moyen et arracher la vérité. »

Il convient aussi d'utiliser des « moutons » : « Espions accords et bien


entendus qui se disent prisonniers pour cas semblable que le sorcier
accusé, et par ce moyen tirer sa confession. »
Mais sur quelles preuves asseoir une accusation de sorcellerie,
indépendamment de la confession volontaire du prévenu ? Il y a d'abord
« la vérité du faict notoire » : si la sorcière porte sur elle des crapauds,
des hosties, des images de cire ; si on trouve sur elle ou chez elle le pacte
démoniaque ; « si elle parle au diable, et que le diable, ores qu'il soit
invisible, luy responde » ; si elle « fascine et éblouit les yeux, ou charme
de parolles ». Mais, à défaut de ces évidences, quel crédit accorder aux
témoins ? J. Bodin avance ici une lourde sentence : « Ne faut pas
chercher grand nombre de témoins en choses si détestables, et qui se
fonct la nuict, ou ès cavernes et lieux secrets. » Donc, trois témoins «
sans reproche » suffisent « pour asseoir jugement... jusques à la mort
exclusivement ». Et pour les cas méritant la peine capitale, il suffit pour
appliquer un prévenu à la question « d'un tesmoing homme de bien et
sans reproche, ny suspicion quelconque, duquel la déposition soit
accompagnée de raison, ou des sens ». Bien que le témoignage des
femmes soit moins recevable que celui des hommes, cependant, en
matière de sorcellerie, il faut aussi recevoir « les personnes infâmes de
faict et de droit en tesmoignage... pourveu qu'il y en ait plusieurs
concurrens avecques indices : autrement il ne faut pas espérer que jamais
ceste impiété si excecrable soit punie ». Mais doit-on accepter les
témoignages des complices des sorciers et sorcières ? Certes, pour les
autres crimes, ils ne font pas preuve. En revanche, « les complices
sorciers accusant ou testifians contre leurs complices font preuve
suffisante pour estre procédé à la condamnation ». Enfin, quelle
confiance en la matière accorder à la rumeur publique ? « Quand il est
question de sorciers, répond J. Bodin, le bruit commun est presque
infaillible. »
Soit maintenant des prévenus qui avouent, quelle valeur attribuer à
leurs confessions lorsque celles-ci contiennent des « choses estranges» ?
Certains juges pensent alors que ce sont des « fables » ; « les autres
craignent que telles personnes désespérées ne cherchent qu'à mourir ». J.
Bodin donne sans difficulté la solution : si on ne retenait pas les aveux
d'actions contre nature, on ne devrait pas punir les sodomites « qui
confessent le péché contre nature ». Contre nature ne signifie pas
impossible. Aussi bien voit-on souvent des « actions des intelligences »
et des « œuvres de Dieu » qui vont contre le cours ordinaire des choses. «
Il ne faut donc pas mesurer les actions des esprits et démons aux effects
de nature » : ce serait « argument sophistic et captieux ». D'où la
conclusion logique : « Je dy donc que la confession des sorciers d'estre
transportez [au sabbat] est possible et véritable, et encore plus que les
sorciers à l'ayde et invocation des malings esprits tuent les hommes et les
bêtes. »
Ainsi raisonne Jean Bodin au quatrième livre de sa Démonomanie
lorsqu'il traite de « l'inquisition des sorciers ». Une affirmation globale
résume bien sa pensée et sa peur :

« Or il faut que le jugement de ce crime si détestable soit traicté extraordinairement,


et autrement que les autres crimes. Et qui voudroit garder l'ordre de droit et
procédures ordinaires, il pervertiroit tout droit humain et divin. »

A péril urgent, procédure d'exception.

Telles furent, aux siècles de la Renaissance et des deux Réformes


religieuses, les obsessions de gens qui appartenaient à l'élite et détenaient
le pouvoir. Car , il faut redire, après H.R. Trevor-Roper et R. Mandrou1636,
que ces personnalités prises de panique n'étaient pas n'importe qui. Cela
n'est pas vrai seulement de J. Bodin, auteur de la célèbre Response à M.
de Malestroit, l'un des créateurs du droit moderne et de la science
historique. Jacques Ier avait eu comme précepteur l'humaniste George
Buchanan et se piquait de littérature et de théologie. N. Rémy participa à
la rédaction de la coutume de Lorraine publiée en 1596, s'adonna à
l'historiographie et se vit confier par son duc des missions diplomatiques.
H. Boguet, familier des auteurs classiques, signa une étude latine sur la
coutume de Bourgogne et fut, lui aussi, historien à ses heures. Pierre de
Lancre, grand érudit, fut un poète de talent. Il connaissait l'italien et, dit-
on, goûtait fort le bal et la vie de société. Del Rio fut salué par son ami
Juste Lipse comme un « miracle de l'époque » ; il pratiquait neuf langues
et procura, à dix-neuf ans, une édition de Sénèque où il ne citait pas
moins de onze cents autorités. On pourrait allonger ce palmarès...,
surprenant. pour nous, sauf si nous replaçons cette élite dans le climat de
peur qui fut le sien.
CONCLUSION

Hérésie et ordre moral

1. L'univers de l'hérésie

Le moment est maintenant venu de souligner la cohérence des peurs de


l'élite en restituant la solidarité des éléments qu'une analyse méthodique
nous avait forcément conduits à séparer les uns des autres. Depuis le
XIVe siècle — pestes, disettes, révoltes, avance turque, Grand Schisme
ayant alors additionné leurs effets traumatisants — une culture de «
chrétienté » se sent menacée. Cette angoisse atteint son apogée au
moment où la sécession protestante provoque une cassure apparemment
sans remède. Les dirigeants de l'Eglise et de l'Etat se trouvent plus que
jamais devant la pressante nécessité d'identifier l'ennemi. C'est
évidemment Satan qui mène avec rage son dernier grand combat avant la
fin du monde. Dans ce suprême assaut, il utilise tous les moyens et tous
les camouflages. C'est lui qui fait progresser les Turcs; c'est lui qui
inspire les cultes païens d'Amérique; c'est lui qui habite le cœur des Juifs;
c'est lui qui pervertit les hérétiques; c'est lui qui, grâce aux tentations
féminines et à une sexualité depuis longtemps réputée coupable, cherche
à détourner de leurs devoirs les défenseurs de l'ordre; c'est lui qui, par
sorciers et surtout sorcières interposés, perturbe la vie quotidienne en
envoûtant hommes, bêtes et récoltes. Il n'y a pas lieu de s'étonner si ces
diverses attaques se produisent en même temps. L'heure a sonné de
l'offensive démoniaque généralisée, étant évident que l'ennemi n'est pas
seulement aux frontières, mais dans la place et qu'il faut être encore plus
vigilant au-dedans qu'au-dehors.
En pratique cependant, il a fallu établir des priorités qui ont varié selon
les temps et les lieux. Dans l'Espagne du XVIe siècle et du début du
XVIIe, l'urgence est de chasser les Juifs et les Morisques et de surveiller
les conversos. Aussi ne s'y inquiète-t-on pas outre mesure des sorcières.
En revanche, dans beaucoup de pays d'Europe occidentale et centrale qui
n'ont pas ces soucis, on persécute tantôt les hérétiques — ici protestants
et là catholiques — et tantôt les sorcières. Et il semble — sans que cela
soit cependant une règle — que lorsqu'on s'attaque aux uns on oublie un
peu les autres.
Il existe plusieurs contre-épreuves aux affirmations ci-dessus. Dans la
géographie de la peur, telle qu'elle apparaît sur une carte de l'Europe de la
Renaissance, deux pays plus que les autres échappent aux craintes qui,
ailleurs, tenaillent les hommes du pouvoir : l'Italie et la Pologne. Certes
— on l'a montré plus haut 1637 — une partie au moins de l'élite italienne a
entendu sonner les trompettes du Jugement dernier. La Péninsule a été,
elle aussi, parcourue par des prêcheurs hostiles aux Juifs : d'où la création
de ghettos, voire certaines expulsions. Mais, au total, ce pays plus païen
peut-être que ses voisins (c'était l'opinion d'Erasme), ou mieux tenu en
main par l'Eglise, semble avoir été moins affolé que d'autres par les
dangers de l'heure et s'être ressaisi plus tôt. En tout cas, l'Italie a été le
pays le moins antisémite d'Occident, celui qui a brûlé le moins
d'hérétiques et de sorcières, celui qui, le premier, a promulgué un texte
officiel modérant les poursuites contre les prétendus suppôts de Satan —
l'instruction pontificale Pro formandis processibus in causis strigum
(16571638. C'est bien la preuve qu'un lien étroit unissait ces peurs entre
elles, ou mieux qu'elles n'étaient que les diverses manifestations d'une
même obsession. Le cas de la Pologne du « siècle d'or » est, à bien des
égards, semblable. Dans ce pays tolérant, qui ignore les guerres de
Religion et ne condamne pas les hérétiques, les israélites jouissent d'un
statut privilégié et on ne poursuit guère les sorcières. Mais tout changera
après 1648. Avec les guerres et les épidémies, se développeront
l'antijudaïsme et la répression de la sorcellerie.
C'est donc la peur qui explique l'action persécutrice tous azimuts
conduite par le pouvoir politico-religieux dans la plupart des pays
d'Europe au début des Temps modernes. Il a fallu ensuite arriver aux
totalitarismes de droite et de gauche du XXe siècle pour retrouver — à
bien plus grande échelle, hélas ! — des hantises comparables à l'échelon
des corps dirigeants et des inquisitions du même type au niveau des
persécutés.
Ces persécutés, autrefois, on les appelait « hérétiques ». A des
autorités politiques et religieuses vigoureusement centralisatrices, la
diversité publiquement manifestée — l'écart par rapport à la norme —
parut la conduite condamnable par excellence, la source de tous les
désordres. Certes, l'hérésie, d'une certaine façon, triompha au moins
partiellement au XVIe siècle avec la Réforme protestante. Mais il est vrai
en même temps que ce siècle vit l'extension maximale dans l'Europe
d'autrefois et de la crainte de l'hérésie et des mesures prises contre les
fauteurs de déviance — aboutissement d'une évolution qui s'était précisée
et accélérée depuis la révélation à la fin du XIIe siècle du danger cathare.
A mesure que malheurs et inquiétudes se multipliaient en Occident,
l'obsession de l'hérétique grandissait.
Rien d'étonnant par conséquent si les manuels d'inquisiteurs se
multiplièrent du XIVe au XVIe siècle et si les spécialistes de la police
religieuse procédèrent à une exploration méticuleuse du monde de
l'hérésie. Le livre de Nicolau Eymerich est exemplaire à cet égard. On y
trouve, arrêtée à la date de 1376, la liste de tous les hérétiques nommés
dans le droit canon et dans le droit civil, soit 96 catégories de déviants.
Certains de ceux-ci sont bien connus — gnostiques, ariens, pélagiens,
cathares. D'autres au contraire nous semblent tirés d'une étrange
nomenclature de zoologie — borborites, hydraparastates, tascodrogites,
batrachites, entacristes, apotacites, saccophores, etc 1639. A quoi s'ajoute
une énumération d'« hérétiques fameux » condamnés par les légats du
pape, dans la curie romaine ou ailleurs, notamment béguards et fraticelles
1640
. Ce que laisse deviner cette liste impressionnante, c'est l'affolement du
rédacteur et du milieu auquel il appartient. La chrétienté est entrée dans
une phase de crise aiguë, de sorte qu'elle ne peut plus se passer
d'inquisiteurs — pièces maîtresses d'un système. Aussi bien ceux-ci
s'éloigneront-ils le moins possible du champ de leur activité, notamment
pour aller à Rome. Car — phrase révélatrice d'une grande inquiétude :

« L'Eglise a beaucoup à perdre à l'absence des inquisiteurs de leurs régions et rien à


gagner à leur présence à Rome. Lorsque l'inquisiteur s'éloigne de la région qui lui a
été confiée, les hérésies et les erreurs qu'ils combattent y renaissent 1641. »

Ce conseil est repris par les auteurs du Marteau des sorcières. Que les
inquisiteurs, écrivent-ils, découragent les appels au pape, aillent eux-
mêmes rarement à Rome et, s'ils doivent tout de même s'y rendre, « qu'ils
s'arrangent pour en revenir le plus vite possible » ; sinon les hérétiques «
redresseront la tête, grandiront en mépris et en méchanceté » et «
sèmeront plus audacieusement des hérésies 1642 ».
Il existe une logique interne de la suspicion. Dans une situation d'état
de siège — en l'occurrence l'offensive démoniaque qui redouble de
violence avant les échéances apocalyptiques — le pouvoir politico-
religieux, qui se sent fragile, est entraîné à une surdramatisation et
multiplie comme à plaisir le nombre de ses ennemis de l'intérieur et de
l'extérieur. De façon significative, le Fortalicium fidei s'intitule « La
Forteresse de la foi : contre les hérétiques, les Juifs, les mahométans et
les démons ». Dans l'espace catholique, la sécession protestante ne fera
que porter à son paroxysme la peur de la subversion de la foi, déjà très
vive auparavant et la tendance à intégrer à l'univers de l'hérésie toutes les
catégories de suspects. On constate en effet que Juifs, musulmans et
idolâtres domiciliés dans des territoires relevant d'un prince chrétien ont
été progressivement assimilés à des hérétiques et donc punissables
comme tels. Le Fortalicium fidei dit, entre autres, du Talmud qu'il
contient « de multiples vanités, abominations et hérésies ». Convertis par
la force des choses, les israélites des pays ibériques deviennent suspects
d'hérésie dès lors qu'ils paraissent revenir à leur ancienne croyance. Un
exemple entre des milliers : en 1644, à Bahia, un « chrétien nouveau » est
condamné par l'Inquisition avec les attendus suivants :

« Etant baptisé, il est obligé de faire et de croire tout ce que fait et enseigne la
Sainte Mère Eglise de Rome. Or il fait le contraire, vivant à part de notre sainte foi
catholique 1643. »
En Espagne, l'autre minorité inquiétante, celle des musulmans, a été,
elle aussi, amenée de force au christianisme par décisions
gouvernementales. Mais le baptême n'a pas eu l'effet attendu : les coeurs
des morisques sont restés endurcis. Dès lors, ils sont devenus les pires
des hérétiques : ce qu'exprime, entre autres, le licencié en théologie Pedro
Aznar Cardona dans un ouvrage de 1612 justifiant leur expulsion :

« Ils étaient, dit-il, le poison et la gale et les mauvaises herbes dans le champ de
l'Espagne, les zorilles dévorantes, les serpents, les scorpions, les crapauds, les
araignées, les vipères venimeuses dont la morçure cruelle blessait et tuait beaucoup de
monde. Ils étaient les éperviers brigands et les oiseaux de proie qui vivent en donnant
la mort. Ils étaient les loups parmi les brebis, les faux bourdons dans la ruche, les
corbeaux parmi les colombes, les chiens dans l'Eglise, les gitans parmi les israélites, et
finalement les hérétiques parmi les catholiques 1644. »

Ainsi, pour les dirigeants de l'Espagne du « siècle d'or », faux


convertis et protestants sont à mettre sur le même plan : ennemis
également redoutables puisqu'ils refusent de se conformer à la foi et aux
rites officiels. Au cours de l'autodafé de 1560 à Murcie, les 48
penitenciados se répartissent ainsi : 22 pour judaïsme, 12 pour
mahométisme, 5 pour luthéranisme, plus 7 pour polygamie et 2 pour
blasphèmes 1645. Francisco de Quevedo, dans son Sueño del Juicio Final
(1608), place Mahomet en enfer en compagnie de Judas et du « maudit
Luther1646 ». Certains catholiques espagnols particulièrement vigilants
redoutent même une collusion entre protestantisme et religion islamique.
Effectivement, quelques nouveaux-chrétiens d'origine musulmane se
convertissent à la Réforme par haine de l'Inquisition : preuve de la
solidarité entre tous les adversaires de l'orthodoxie.

Le comportement de l'Eglise et des Etats ibériques à l'égard des


idolâtres d'Amérique nouvellement intégrés à l'espace chrétien a été
semblable à celui qui était adopté vis-à-vis des Juifs et des musulmans.
On les baptisait hâtivement. Après quoi, on poursuivait comme
hérétiques ceux qui paraissaient conserver la foi de leurs ancêtres. On l'a
signalé plus haut1647 : le vice-roi Toledo, arrivant au Pérou en 1570, fait
décider par les dignitaires ecclésiastiques de Cuzco que les sorciers
indigènes baptisés, puis devenus apostats, seront considérés comme des
hérétiques et punis de mort. La politique d'« extirpation » de l'idolâtrie
conduite en Amérique par les autorités espagnoles à la fin du XVIe siècle
et au début du XVIIe n'est dès lors qu'une variante de celle pratiquée en
Europe à l'égard des hérétiques traditionnels. L'appareil répressif des
visites d'« extirpation » reproduit celui de l'Inquisition qui, outre-
Atlantique, n'a pas autorité sur les Indiens, et une prison spéciale de Lima
reçoit les baptisés qui s'avèrent être des païens impénitents. Enfin, de
même que certains en Espagne ont redouté une collusion entre
musulmans et protestants, de même en Amérique on a craint une alliance
entre Anglo-Hollandais et idolâtres indiens. D'où la nécessité de convertir
ceux-ci. Hérésie et idolâtrie n'étaient-ils pas deux pions interchangeables
dans le jeu de Satan ? Dans les commentaires que Fco Pena ajoute en
1578 au Manuel des inquisiteurs de Nicolau Eymerich, il est significatif
de voir qualifiés pêle-mêle d'hérétiques celui qui se fait circoncire ou
passe à l'islam, « ceux qui sacrifient aux idoles..., ceux qui fréquentent les
hérétiques, les Juifs et les Sarrasins », etc 1648.
Dans cette liste, figurent pareillement « ceux qui adorent ou vénèrent
les diables 1649 ». Dangereux par excellence, les sorciers et les sorcières
devaient logiquement être, eux aussi, catégorisés comme hérétiques : ils
le furent dès 1326 par la bulle Super illius specula, qui déclara
l'Inquisition compétente à leur sujet 1650. Un demi-siècle plus tard, Nicolau
Eymerich explicita comment et pourquoi les magiciens versent dans
l'hérésie, même lorsqu'ils n'invoquent ni Satan ni les démons :

« Il y a [aussi] hérésie, précise-t-il — et conséquemment nécessité d'intervention de


l'inquisiteur —, dans tous ces sortilèges que l'on utilise communément pour retrouver
des choses disparues et qui comportent l'utilisation de chandelles bénites ou d'eau
bénite, ou la prononciation de versets de l'Ecriture, ou du Credo, ou du Notre-Père,
etc. Cela découle du fait que, s'il s'agissait de divination pure et simple, point ne serait
nécessaire de recourir au sacré 1651. »
Ainsi tout sacré non officiel est réputé démoniaque, et tout ce qui est
démoniaque est hérétique, l'inverse n'étant pas moins vrai : toute hérésie
et tout hérétique sont démoniaques. Les XIV-XVIe siècles vécurent sur
ces redoutables équations. L'assimilation entre sorcellerie et hérésie était
devenue, on s'en souvient, tellement évidente dans l'esprit des
inquisiteurs qu'en Languedoc, en Suisse, en Artois des accusés de
sorcellerie furent qualifiés d'« albigeois », de « béguins », de « vaudois »
et d'« hérèges ». Quant au Malleus, il renforça l'identification de la
sorcellerie comme hérésie en insistant sur trois points : a) il est hérétique
de ne pas croire à l'existence des sorciers1652 ; b) en ces derniers temps de
l'histoire humaine, la sorcellerie constitue une « perversion hérétique
surprenante » ; elle se déchaîne avec .une violence nouvelle1653 ; c) après
le péché de Lucifer, le péché des sorcières « dépasse tous les autres »,
étant l'hérésie par excellence, c'est-à-dire « apostasie » et « trahison » de
la foi : raison pour laquelle les sorcières sont plus dangereuses et
coupables que les Juifs et les païens1654.
Désormais, au moins sur le continent, tribunaux ecclésiastiques et laïcs
séviront contre la sorcellerie avant tout à cause de son aspect de trahison
à l'égard de Dieu. De façon révélatrice, Jean Bodin, dans sa
Démonomanie, détaillant les quinze crimes dont sorciers et sorcières se
rendent coupables, énumère d'abord les neuf « impietez » qu'ils
commettent « contre Dieu et son honneur », et, en deuxième position
seulement, les six catégories d'« injures faites aux hommes 1655 ». Or, le
plus grand danger possible pour la société est de laisser en liberté ceux
qui commettent le crime de « lèse-majesté divine ». Car Dieu se venge
sur la collectivité des atteintes à son honneur. D'où la nécessité de punir
les coupables. « Les juges, déclare J. Bodin, doivent venger à toute
rigueur [le crime de sorcellerie] afin de faire cesser l'ire de Dieu 1656. »
Un pouvoir, à la fois religieux et civil, de plus en plus annexionniste et
centralisateur qui, de façon croissante, redoute les déviances ; une
atmosphère de fin du monde, d'ailleurs conjuguée avec la certitude que
Dieu se venge par des punitions collectives des trahisons de son peuple :
tels sont les éléments qui expliquent, pour l'essentiel, la hantise de
l'hérésie qui a travaillé l'élite occidentale au début des Temps modernes.
Tout adversaire devenait un hérétique et tout hérétique un agent de
l'Antéchrist ou l'Antéchrist lui-même. Soit le cas de Savonarole : dans sa
bulle d'excommunication du 13 mai 1497, Alexandre VI le déclara «
suspect d'hérésie, à cause de son insoumission 1657 ». Et, après la mort du
prophète de Florence, Marsile Ficin, se déchaînant contre lui, ne craignit
pas d'écrire :

« ... Il ne s'agit pas d'un simple mortel, il s'agit d'un démon, des plus rusés et même
pas d'un démon unique, mais d'une troupe diabolique... Cet Antéchrist possédait une
astuce incomparable pour simuler la vertu et dissimuler le vice avec une constance
parfaite 1658... »

Ainsi, tout « membre pourri », pour reprendre une autre expression


employée par Alexandre VI contre Savonarole, se voyait accusé de
déviance doctrinale, c'est-à-dire d'hérésie. Ce glissement, ou mieux cette
escalade dans l'accusation permettait toutes les condamnations. Que
Wyclif, Hus et Luther aient été déclarés hérétiques, cela se comprend à la
rigueur des termes dans la mesure où l'on décelait un écart entre leurs
positions doctrinales et celles de l'Eglise officielle. Plus révélateur en
revanche est le fait que le concile de Constance ait condamné Pierre de
Luna (Benoît XIII). Comme il fallait trouver une justification théorique à
cette condamnation, le concile argua qu'il était « déviant de la foi »,
puisqu'il « détruisait l'unité de la sainte Eglise catholique1659 ». De la
même façon, le Ve concile de Latran en 1512 qualifia les ci-devant
cardinaux (olim cardinales) siégeant à Pise de « schismatiques et
hérétiques », et en outre, de « fils de damnation1660».

2. Le paroxysme d'une peur

La révolte protestante provoqua naturellement dans l'Eglise catholique


un surcroît d'aversion pour l'hérésie, considérée comme le mal suprême.
Un livre est à cet égard révélateur. Il s'agit du Catalogus haereticorum
que publie en 1522 le dominicain Bernard de Luxembourg1661. Cette
étonnante encyclopédie, dédiée à l'archevêque de Cologne, compare
d'abord les hérétiques à des animaux impurs et trompeurs, notamment
aux loups1662, puis à des arbres d'automne, devenus stériles parce que
coupés des racines de la charité 1663. La ville des hérétiques, dit-il encore,
est une cité « inutile » et les pierres dont elle est construite tomberont
dans l'abîme 1664. Il faut fuir l'hérétique qui n'a pas obéi à deux
réprimandes successives, car il est « subversif » (subversus1665. On ne doit
pas communiquer ni négocier avec lui, ni lui donner asile 1666. C'est avec
raison que l'Eglise le poursuit et le punit, et il faut arracher « ce vice
pestiféré » afin de terroriser les autres1667. Dieu ne permet pas que les
hérétiques vivent, en raison de la gravité de leur crime. Ceux que l'on
peut appréhender doivent être tués autant et plus que des « incendiaires »
et des « faussaires1668 ». Après ce préambule, notre inquisiteur range
méthodiquement les adversaires de la foi par ordre alphabétique. Déjà
Nicolau Eymerich, on l'a vu, dénombrait 96 catégories d'adversaires.
Avec Bernard de Luxembourg, contemporain de Luther, on arrive à une
addition stupéfiante de 432 hérésiarques ou catégories d'hérétiques passés
ou présents. Parmi eux figurent en bonne place, à côté de Judas, «
premier des hérétiques », les fraticelles, les flagellants, les hussites et
naturellement les luthériens, et puis aussi les « magiciens », les Juifs, les
marranes et les musulmans 1669. Mais ce n'est pas tout, car ces 432
catégories sont, à leur tour, suivies de 26 hérésies non étiquetées (additio
de haeresibus innominatis 1670. Le livre se termine — l'urgence l'impose —
par vingt pages (un huitième de l'ouvrage) consacrées à Luther et à ses
disciples, alors que moins de deux pages traitent de la défense contre le
Turc (et encore est-ce pour combattre à cet égard le défaitisme de
Luther1671.
On retrouve ici cet élément constitutif de toute mentalité obsidionale :
le traître de l'intérieur est pire que l'ennemi du dehors. Il faut le sortir de
sa cachette, l'éliminer en priorité et aucun châtiment n'est assez dur pour
lui. Ainsi s'expliqueront plus tard, dans un autre contexte, les massacres
de septembre 1792. Robert Bellarmin affirma :
« Juifs et musulmans sont les ennemis déclarés du christianisme ; ils ne cherchent
pas comme les hérétiques à introduire leurs erreurs sous un déguisement évangélique.
Les plus simples fidèles peuvent discerner les points qui les séparent de la vérité
chrétienne. En revanche, seuls, des hommes de doctrine peuvent discerner l'hérésie
1672

Un cantique tchèque des environs de 1600 s'exprime dans le même


sens :

« Ouvrez donc les yeux, chrétiens de toutes régions, et vous surtout, Tchèques,
Moraves et habitants des contrées voisines. Voici qu'un méchant hôte a surgi dans vos
parages ; sa cruauté est bien connue ; il fait planer la colère sur les âmes.
« L'hérésie s'est démultipliée. Elle avait péri pourtant avec les anciens hérésiarques,
et jamais l'on ne vit pareil fait dans le passé...
« Elle infeste la foule des chrétiens ; elle lève des guerres et des combats et
combine à cet effet rets et filets...
« Vous défendre contre les Turcs, bouter ces mécréants hors du pays, voilà qui est
fort louable...
« Il en faut rendre grâces aux puissants de ce monde. Mais qu'ils font peu de cas de
la sainte Eglise !
« Ils souffrent en ce pays de pires meurtriers, d'exécrables factieux de la loi. Qui
pourrait les dénombrer ?...
« Lorsque les païens tuent le corps, il n'abîment en rien l'âme. Les hérétiques
égorgent les deux.
« Qu'on mette fin à leurs progrès. Qu'il n'y ait plus qu'une chrétienté.
« Qu'on honore Dieu dans une seule foi1673 ! »

En Occident, la peur de l'hérésie et des hérétiques atteignit donc son


paroxysme au XVIe siècle et au début du XVIIe. Comptage révélateur :
dans les actes du concile de Trente, la formule « qu'il soit anathème »,
excommunication lancée contre quiconque rejette l'une ou l'autre des
affirmations doctrinales élaborées par les pères de l'assemblée, revient
126 fois (contre 18 seulement lors de Vatican I et zéro lors de Vatican II).
L'institution un peu partout de la censure préventive1674 et la
compilation des index de livres prohibés s'inscrivent dans le même
contexte d'affolement devant la montée de l'hérésie et sa croissante
diffusion par l'imprimerie. Déjà en 1546 et 1550, l'université de Louvain
avait publié des catalogues de livres prohibés. Puis Rome fit imprimer
successivement ceux de Paul IV (1559) et de Pie IV (1564), la
congrégation de l'Index étant créée en 1571. L'Espagne, toujours jalouse
de son indépendance, tint à avoir ses propres index, sensiblement
différents de ceux de Rome. Ces listes noires valables pour tout le pays
parurent dès 1559 et furent renforcées en 1583. L'inflation, d'un index à
l'autre, du nombre des ouvrages rejetés est pour nous révélatrice d'une
peur obsessionnelle de l'hérésie qui allait en s'aggravant.

« La liste de 1583, écrit J.-M. de Bujanda, contient presque cinq fois plus de titres
[que celle de 1559]. Les ouvrages latins condamnés augmentent de 300 à 1 800... ; les
ouvrages allemands et flamands montent de 11 à 220 ; les volumes en français qui
étaient au nombre de 2 passent à 93, les livres italiens qui n'avaient pas de section
dans la liste de Valdès (1559) sont au nombre de 71 ; 6 titres portugais sont ajoutés
aux 12 déjà existants ; et enfin, au lieu de 170 livres castillans, on en compte 2071675. »

La nouvelle rigidité doctrinale s'accompagna dans l'Eglise catholique


du rejet, également nouveau, de la diversité. Au sujet des rites et langues
de la messe et des sacrements, le IVe concile de Latran (1215) avait pris
la décision suivante, valable seulement, il est vrai, pour les églises
orientales, mais point de départ possible d'une plus large libéralisation :

« Puisque, en de nombreuses régions, à l'intérieur d'une même cité et d'un même


diocèse sont mélangés des peuples de langues différentes ayant la même foi, mais des
habitudes et des rites divers, nous recommandons notamment que les pontifes de ces
diocèses et cités choisissent des hommes capables qui, pour ces gens-là, célébreront
les offices divins et administreront les sacrements selon la diversité des rites et des
langues, les instruisant par la parole et par l'exemple 1676. »
Inversement, le concile de Trente jugea désormais intolérables les
diversités liturgiques qui avaient toujours existé auparavant et trouvaient
leur justification dans la coutume. L'utilisation du livre imprimé facilita
en ce domaine la lutte contre les usages locaux et l'action du Saint-Siège
pour définir la liturgie par voie autoritaire. C'est dans ce contexte qu'il
faut comprendre la principale innovation de Trente en matière
sacramentaire, à savoir l'obligation, sous peine d'invalidité, de ne
contracter mariage qu'en présence du curé 1677.
Au plan des mentalités, ces cadres rigides et les classifications
doctrinales assorties de menaces d'anathèmes apportaient sans doute une
sécurisation. A. Danet évoque justement le « fantasme » maternel qui
joua dans l'inconscient des ecclésiastiques comme réponse à leur peur 1678.
Les définitions théologiques et les réglementations religieuses multipliées
au début des Temps modernes furent comme des murailles qui
délimitèrent et protégèrent un espace menacé. A l'intérieur, c'était, grâce
à l'obéissance, la paix rassurante d'une Eglise maternante, pleine de
miséricorde et de pitié, qui apportait à coup sûr les moyens de salut. A
l'extérieur, au contraire — et l'on savait maintenant où passait la frontière
— régnaient le désordre satanique, les ténèbres, l'inavouable, et s'étendait
l'immense pays de la perdition. Aussi les hommes d'Eglise eurent-ils
constamment tendance à assimiler, en particulier aux dépens des
sorcières, « dépravation hérétique » et « perversion des mœurs ». Hors de
l'enceinte surveillée, le pire était possible, pour ne pas dire certain. Et
introduire dans la cité barricadée, désormais enclose de forts remparts, la
nouveauté et la diversité théologique ou éthique ne pouvait être que
dangereux. Puisque toute la doctrine avait été définie et la morale
codifiée, la vérité et la sécurité résidaient dans la docile acceptation des
enseignements proclamés. De là cette suprême admonestation de l'official
à Luther lors de la diète de Worms (1521) : « Dépose là ta conscience,
frère Martin, la seule chose qui soit sans danger est la soumission à
l'autorité établie 1679. »
Il était, d'autre part, essentiel pour les juges et tous les hommes du
pouvoir d'amener les hérétiques à avouer leur crime. Car l'aveu justifiait
le procès intenté aux « mal sentant de la foi » et, en même temps,
ramenait les coupables au sein de l'espace clos qu'ils avaient quitté par
effraction. Peut-être seraient-ils condamnés et brûlés — épisode
secondaire au prix de l'éternité. L'important était que leur âme fît retour
au port que n'atteignent pas les tempêtes. L'aveu, et donc le repentir
redonnaient paix et sûreté aux déviants tout en consolidant l'Eglise et en
colmatant la brèche opérée dans le mur protecteur. Mais si les appels à la
repentance n'étaient pas entendus des coupables, si prédication,
confession ou exorcismes ne parvenaient pas à récupérer ceux
qu'attiraient les chemins écartés, alors le feu devenait l'ultimum refugium,
la « dernière chance » de l'Eglise. Le negotium fidei des inquisiteurs
conduisait logiquement à cette élimination des « aliénés » volontaires,
grâce à laquelle se trouvait en même temps purifié l'espace religieux.

Dans les développements précédents, nous nous sommes situés à


l'intérieur du domaine catholique, avant, puis après la Réforme
protestante. Celle-ci fit triompher dans une partie de l'Europe la
discordance dans la foi en même temps que la rupture avec la
communion hiérarchique. En outre, elle mit en circulation les notions
subversives de « libre examen » et de « sacerdoce universel » qui
pouvaient faire de chaque chrétien le juge de sa foi. La logique de ces
prises de position aurait dû conduire à une dévaluation de l'hérésie et à un
assouplissement de l'attitude de l'Etat vis-à-vis des diversités doctrinales.
Effectivement, des hétérodoxes du protestantisme — Franck,
Schwenckfeld, Weigel, Castellion, pour ne citer que quelques noms —
poussent jusque-là les premières intuitions luthériennes. Quant à Luther,
qui au début de sa carrière se trouve dans une inconfortable position
défensive, tout en maintenant intacte la notion d'hérésie, il plaide d'abord
pour la tolérance vis-à-vis des hérétiques.

« ... Si tu veux extirper l'hérésie, écrivait-il en 1523, tu dois savoir comment faire
pour l'arracher avant tout du cœur et amener les hommes à s'en détourner par un
mouvement profond de la volonté. Par la force tu n'en viendras pas à bout, mais tu la
renforceras... Car si, par la force, on brûlait tous les Juifs et les hérétiques, on n'en
convaincrait ni n'en convertirait un seul par ce moyen 1680. »
Mais, après les violences de Th. Muntzer et la guerre des paysans et
tandis que princes et villes adhèrent en grand nombre à la Réforme, voici
que Luther change de ton, en vertu d'une autre logique contraire à la
première : le protestantisme est retour à l'Ecriture, éviction des «
nouveautés » — aussi bien les « superstitions » romaines que le «
sacramentarisme » de Zwingli. Inversement, « la méchanceté du monde »
se manifeste à la fois par « l'idolâtrie et l'hérésie1681 ». L'Etat n'a pas à
tolérer ces aberrations sataniques. Le Réformateur juge donc nécessaire
l'intervention de l'autorité civile pour faire cesser les « abominations »
telles que la messe. Sous la menace, le chapitre de la collégiale de
Wittenberg doit cesser, à la Noël 1524, la célébration de la messe. Deux
ans plus tard, Luther écrit au nouvel Electeur de Saxe, Jean : « En un
lieu, il ne doit y avoir qu'une seule espèce de prédication. » En 1527, il
demande à l'Electeur d'organiser des « visites ecclésiastiques » sur son
territoire. Désormais dans les Etats luthériens l'Etat contrôlera
l'organisation de l'Eglise, brisera les déviances religieuses, veillera à la
prédication de l'Evangile. Les « spiritualistes mystiques allemands »,
déçus par Luther, ont alors beau jeu de lui reprocher ainsi qu'aux autres
Réformateurs de l'époque d'avoir substitué à la papauté romaine « une
papauté nouvelle », un « pape de papier » (la Bible 1682. Pour
Schwenckfeld, Luther « nous a fait sortir d'Egypte et nous a conduits
dans le désert à travers la mer Rouge, mais il nous a laissés là, errant à
l'aventure, tout en s'efforçant de nous persuader que nous étions déjà dans
la Terre promise 1683 ». Un peu plus tard, Weigel reproche au « pape de
Wittenberg » d'avoir organisé un nouvel esclavage et de persécuter les
inspirés1684.
L'exécution à Genève de l'antitrinitaire Michel Servet (1553) et les
polémiques qui opposent alors quelques esprits iréniques comme
Castellion aux défenseurs de l'orthodoxie réformée (Calvin, Th. de Bèze,
etc.) donnent la mesure de la peur que ceux-ci éprouvent face à l'hérésie.

Castellion avait écrit, dès 1551, dans sa préface de la traduction latine de la Bible :
« Oh ! en quel temps sommes-nous ?... Nous serons sanguinaires et meurtriers par
zèle que nous avons en Christ, lequel, afin que le sang des autres ne dût être répandu,
il a épandu le sien. Par zèle de Christ, nous arracherons l'ivraie, lequel, afin que le blé
ne fût arraché, a commandé l'ivraie être laissée jusqu'à la moisson 1685. »

Dans le Traité des hérétiques, Castellion relativise la notion d'hérésie :

« Nous voyons qu'il n'y a presque aucune de toutes les sectes (qui sont aujourd'hui
sans nombre) laquelle n'ait les autres pour hérétiques : en sorte que si en cette cité ou
région tu es estimé vrai fidèle, en la prochaine tu serais estimé hérétique 1686. »

En somme, « nous estimons hérétiques tous ceux qui ne s'accordent


avec nous en notre opinion ». A ces déclarations laxistes qui atomisent et
subjectivisent l'hérésie, répondent les affirmations péremptoires de
Calvin et de Th. de Bèze qui lui conservent au contraire son statut
objectif et comptent sur l'Etat pour le faire respecter. Quelques mois
après l'exécution de Servet, Calvin publie une effrayante Déclaration
pour maintenir la vraie foy où on lit :

« Nos miséricordieux, qui prennent si grand plaisir à laisser les hérésies impunies...,
voudraient, de peur que l'Eglise de Dieu ne soit diffamée de trop grande rigueur, qu'on
donnât vogue à toutes erreurs... Or Dieu ne veut point qu'on épargne même ni les
villes ni les peuples, voire jusqu'à raser les murailles et exterminer la mémoire des
habitants, et fruster [sic] tout en signe de plus grande détestation, de peur que
l'infection ne s'étende plus loin 1687. »

Pour Th. de Bèze, qui, toujours en 1554, rompt des lances contre
Castellion à propos de Servet, l'hérésie est « le plus grand et le plus
outrageux » des crimes, et c'est une cruauté extrême que de laisser faire
les « loups » qui veulent « mettre en proie tout le troupeau de Jésus-
Christ ». Ce sont des « monstres déguisés en hommes ». Dès lors
s'impose l'action du bras séculier :
« La tyrannie est un moindre mal que d'avoir une licence telle que chacun fasse à sa
fantaisie et vaut mieux avoir un tyran, voire bien cruel, que de n'avoir du tout prince
quelconque, ou d'en avoir un sous lequel il soit permis à chacun de faire tout ce qu'il
veut... Ceux qui ne veulent point que le magistrat se mêle des affaires de la religion, et
principalement de punir les hérétiques, méprisent la Parole de Dieu expresse... et
machinent une ruine et destruction extrême à l'Eglise 1688. »

Ainsi, aux XVIe et XVIIe siècles, le pouvoir réformé réagit vis-à-vis de


la déviance doctrinale exactement comme le pouvoir catholique. L'un et
l'autre voient en elle le danger suprême qu'il faut détruire par le glaive. R.
Bellarmin enseigne à ce sujet, comme aurait pu le faire Calvin :

« Cette liberté de croire est mortelle pour l'Eglise ; elle en détruit l'unité faite de
l'unité de la foi. Les princes ne doivent donc en aucune façon, s'ils veulent être fidèles
à leur devoir, concéder cette liberté 1689. »

Les différences théologiques de part et d'autre de la barrière


confessionnelle ont longtemps dissimulé la similitude de ces
comportements. Et derrière cette similitude, se camouflait une peur
unique : celle éprouvée par un pouvoir politico-religieux qui redoutait de
façon croissante toutes les diversités. Inutile dès lors d'insister
longuement sur les persécutions subies par les catholiques (et les
anabaptistes) dans la plupart des pays protestants : elles furent le
symétrique de celles qui frappaient les réformés dans les régions restées
fidèles à Rome. Un texte de 1574 — encore de Th. de Bèze — illustrera
cette théorie et cette pratique de l'intolérance qui furent si communes à
l'époque :

Le prince « doit dresser et entretenir de bons édits contre ceux qui par seule
opiniâtreté voudront résister à l'établissement de la vraie religion, comme nous voyons
de notre temps avoir été pratiqué en Angleterre, Danemark, Suède, Ecosse, une bonne
partie de l'Allemagne et de Suisse, contre la papauté, anabaptistes et autres hérétiques
1690
».

3. Une civilisation du blasphème

Cette lutte sans merci contre des ennemis clairement identifiés ne peut
être disjointe de celle qui fut conduite en même temps contre tout un
ensemble de comportements jugés répréhensibles, suspects ou
inquiétants. Les autorités civiles et religieuses décidèrent de discipliner
une société rétive qui leur parut vivre en marge des normes proclamées.
Le vécu leur sembla par trop différent du prescrit 1691. Entre les deux,
existait un fossé qu'il importait de combler.
C. Ginzburg, à la suite de M. Bakhtine, juge que, jusqu'à Rabelais et
Brueghel, la circulation entre culture d'en haut et culture des masses s'est
opérée dans les deux sens. Après quoi, se produisit une coupure qui mit
fin à de féconds échanges souterrains.

« La période suivante, écrit-il, fut au contraire marquée soit par une distinction sans
cesse plus rigide entre culture des classes dominantes et culture artisanale et rurale,
soit par l'endoctrinement à sens unique des masses populaires. On peut situer la césure
chronologique entre ces deux époques durant la seconde moitié du XVIe siècle, en
significative coïncidence avec l'aggravation des différences sociales sous l'impulsion
de la hausse des prix 1692. »

J'intègre ici cette explication — sans toutefois la prendre entièrement à


mon compte — parce qu'elle souligne comme je le fais moi-même la
nouvelle et croissante volonté d'acculturation qui habita les élites. Il s'est
donc bien agi d'une « normalisation » en ce sens que l'on chercha, par la
manière forte, à faire entrer dans le cadre religieux et moral d'une
chrétienté austère des populations trop souvent réfractaires à cet ordre
rigoureux.
Révélatrice de cette « normalisation » vigilante, la lutte contre les
blasphèmes. C'est un sujet en cours d'étude 1693 que je ne veux ici
qu'effleurer, simplement pour en marquer l'importance dans un contexte
historique précis. De multiples documents — lettres de rémission, édits,
procès devant les tribunaux laïcs et ecclésiastiques, manuels de
confesseurs, ouvrages de casuistes, etc. — prouvent que les Européens du
début des Temps modernes juraient et blasphémaient énormément. En
outre, les contemporains — rappelons-nous un texte de J. Bodin cité plus
haut1694 — eurent le sentiment que ce péché devenait de plus en plus
fréquent. En un temps où l'instabilité psychique était grande, les
individus dans leur vie de relation passaient constamment d'un extrême à
l'autre et de la violence au repentir1695. D'où peut-être leur promptitude
dans les moments de colère à renier Dieu, la Vierge et les saints. Mais on
peut aussi se demander, contrairement à l'opinion exprimée
conjointement à deux siècles de distance par Montesquieu, Huizinga et S.
Bonnet 1696, si jurons et blasphèmes n'exprimaient pas une christianisation
superficielle, une sympathie pour l'hérésie, voire une adhésion secrète à
l'athéisme. Tel était, en tout cas, le sentiment des auteurs de la grande
ordonnance anglaise de 1648 contre les blasphèmes. Dans leur esprit, il
s'agissait d'atteindre et de punir des gens qui niaient l'immortalité de
l'âme, doutaient des Ecritures, rejetaient le Christ et le Saint-Esprit, et
même récusaient l'existence de Dieu 1697. Ce sont tous ces périls conjugués
que les autorités de l'Europe du temps aperçurent derrière les paroles
injurieuses pour la religion, susceptibles en outre de constituer un grave
indice de sorcellerie : elles signifiaient une déviance contre laquelle
l'Eglise et l'Etat devaient ensemble protéger la société, ne serait-ce qu'en
raison de la possible vengeance de Dieu courroucé.

Ainsi une loi de janvier 1416 promulguée au Portugal par Jean Ier assure que : «
Depuis quelque temps certaines personnes, pour leurs péchés, sont tombées et
tombent dans le très grave péché d'hérésie, disant croyant et affirmant des choses qui
vont contre Notre-Seigneur Dieu et sainte mère l'Eglise sans craindre les grands
châtiments éternels et temporels prévus par le droit commun et par nos lois. » Onze
ans plus tard, le roi revient sur la nécessité d'une stricte punition des blasphémateurs,
car ils attirent sur le monde « famines », « pestes » et « tremblements de terre1698 ».
En France, Saint Louis n'avait pas manqué de sévir contre les
blasphémateurs. Sa législation fut constamment reprise par la suite, en
particulier sous Louis XIV (1666), mais avec une insistance significative
à la fin du XVe siècle et au cours du XVIe dans des textes signés
successivement de Charles VII (1460), Charles VIII (1490), Louis XII
(1510) et François Ier (1524, 1535 et 1544). Considérées comme
attentatoires à la majesté divine, les paroles blasphématoires furent
punies — en France et ailleurs — d'amendes de plus en plus lourdes à
mesure que se renouvelaient les récidives et de peines corporelles
'(pouvant aller jusqu'à la langue coupée) lorsque le coupable persévérait
dans ses comportements sacrilèges1699.
Casuistes et confesseurs des XVIe-XVIIe siècles ont unanimement jugé
que les deux grands péchés le plus fréquemment commis par leurs
contemporains étaient la luxure et le blasphème (le vol étant certes très
répandu, mais moins grave). Tel était bien le cas dans l'Espagne de
Charles Quint et de Philippe II. Le catalogue — incomplet — du tribunal
de l'Inquisition de Tolède, nous apprend B. Bennassar, avoue 644 procès
pour blasphèmes durant le seul XVIe siècle avec 600 condamnations.
Mais, à l'évidence, beaucoup de blasphémateurs n'étaient pas traduits en
justice, faute de témoins dénonciateurs 1700.
Sur la gravité que le blasphème revêtait au regard des autorités civiles
elles-mêmes, le cas vénitien est révélateur. Le 29 août 1500, des lettres
reçues à Venise annoncent que les Turcs ont occupé Modon. Aussitôt est
prise une loi aggravant les peines contre les blasphémateurs et les
sodomites. En août 1537, Corfou est assiégée ; en septembre, Malvoisie
est en mauvaise posture. Le 20 décembre, le Conseil des Dix crée une
magistrature spéciale, Gli Esecutori contro la bestemmia. Les coupables
de ce crime passeront désormais devant deux tribunaux : celui de l'Eglise
(Inquisition) et celui de l'Etat. En février 1695, un tremblement de terre
secoue Venise. Le 10 mars on publie un nouvel édit contre les
blasphémateurs. Ainsi pour les dirigeants le blasphème est plus qu'une
réaction de colère. Défi à Dieu, il attire sa juste vengeance sur la
collectivité. A Venise comme à Modène, les procès aux blasphémateurs
semblent avoir été surtout nombreux entre le milieu du XVIe siècle et le
milieu du XVIIe, soit au moment de la plus vive action de la Réforme
catholique. A Modène, qui a conservé à cet égard une riche
documentation, le tournant se situe vers 1570. Avant, l'Inquisition locale
s'occupe peu de blasphèmes. Après, et pour un siècle, ceux-ci viennent en
tête des chefs d'accusation.
Les délits, ainsi que les lois et appareils de répression énumérés ci-
dessus, nous ont surtout été apportés par les pays catholiques. Mais le
blasphème a tout autant sévi en pays protestant où il fut poursuivi avec
non moins de vigueur. Calvin essaya de faire passer à Genève une
législation contre les blasphémateurs et les « paillards ». Mais il dut
composer avec les résistances locales 1701. En Allemagne, les pasteurs et
théologiens luthériens du XVIe siècle éprouvèrent le sentiment —
parallèle à celui ressenti en France par J. Bodin — que jamais on n'avait
autant blasphémé qu'en leur temps.

J. Andrae écrivait en 1568 : « Un vice exécrable, inconnu autrefois à ce degré, s'est


implanté parmi nous : c'est le blasphème par lequel le nom du Seigneur est outragé de
la manière la plus odieuse... Et ce hideux blasphème règne dans toutes les conditions :
femmes, vieillards, jeunes gens, jusqu'aux enfants [même réflexion, on l'a vu, chez J.
Bodin] qui peuvent à peine parler, tous l'ont sur les lèvres, ce qui ne s'était jamais vu
du temps de nos pères 1702. »

Constatation identique, trente ans plus tard, de la part de J.G. Sigwart,


professeur à Tübingen :

« Jadis on n'entendait blasphémer que la plus vile soldatesque. Mais... aujourd'hui


[ce vice] est devenu si commun qu'il ne règne pas seulement dans telle ou telle
corporation, telle maison, tel village, ville ou pays, mais qu'il a presque envahi le
monde entier. Ce ne sont plus seulement les hommes qui jurent, ce sont les femmes ;
ce ne sont pas seulement les vieillards, mais les jeunes gens ; le maître et le serviteur,
la maîtresse et la servante ; les petits enfants qui ne savent pas encore leurs prières
jurent si bien que parfois ils surpassent leurs aînés dans cet art exécrable 1703... »
Un surintendant de circonscription ecclésiastique, A. Musculus,
s'attendait dans ces conditions à une punition exemplaire de l'Allemagne :

« Le nouveau péché d'aujourd'hui qui, depuis le commencement du monde et


encore à cette heure, n'est pas aussi habituel dans les autres pays chrétiens qu'il ne l'est
chez nous, ne mérite que trop que Dieu nous visite, et nous châtie d'une manière
terrible ; sans aucun doute Dieu changera un jour l'Allemagne en une chaudière
bouillante, où seront précipités tous les impies, et cela parce que l'autorité n'aura ni
réprimé ni vengé l'effroyable insulte faite à Dieu par le blasphème 1704. »

Ainsi, dans une grande partie de l'Europe du XVIe siècle, des


observateurs inquiets eurent l'impression d'être confrontés à une
civilisation du blasphème et que sorciers et blasphémateurs s'étaient
multipliés en même temps : indices conjoints d'une même offensive
satanique, et périls solidaires qu'il importait de combattre sans merci.
D'où l'insistance des hommes d'Eglise sur la nécessité d'une rude « police
de la religion ». L'expression est de Calvin qui écrivit en finale de
l'Institution de la religion chrétienne :

« [La police] n'appartient pas seulement à ce que les hommes mangent, boivent et
soient sustentés en leur vie..., mais [aussi] à ce que l'idolâtrie, les blasphèmes contre le
nom de Dieu et sa vérité, et autres scandales de la religion ne soient publiquement mis
en avant et semés dans le peuple 1705. »

Ainsi s'explique notamment que l'Eglise et l'Etat aient partout et


indéfiniment répété (mais, apparemment, avec assez peu de succès)
l'interdiction des jeux de hasard. Sans doute était-ce en partie à cause des
pertes d'argent qui pouvaient en résulter pour des gens sans fortune et en
partie aussi en raison des rixes qu'ils provoquaient. Mais surtout ils
donnaient occasion à blasphèmes : en cela résidait leur plus grand danger.

4. Un projet de société
Jamais la « police chrétienne » ne s'est faite aussi lourde en Europe
qu'une fois assises les deux Réformes — protestante et catholique —,
étant clair toutefois que le grand processus de « normalisation » évoqué
ici s'était déjà progressivement mis en marche au cours d'une longue
Préréforme. Soit maintenant la lutte contre les fêtes « païennes ». Elles
constituèrent un autre grand chapitre de l'action tenace et multiforme
pour christianiser la vie quotidienne par voie autoritaire et opérer de
façon radicale la nécessaire séparation — nécessaire aux yeux de l'élite
au pouvoir — entre sacré et profane. Cette action fut, comme celle contre
le blasphème, inséparable du combat conduit en même temps contre la
sorcellerie et tous les ennemis ouverts ou couverts du nom chrétien.
Satan s'était introduit dans les divertissements, les avait pervertis,
paganisés, s'en servant en outre pour confondre les hiérarchies et
bouleverser l'ordre social. Une dénonciation s'imposait. Les fêtes des
Fous et de l'Innocent disparurent progressivement au XVIe siècle, ne
subsistant plus au-delà que comme vestiges archaïques. Car ceux qui y
remplissaient des fonctions de parodie « profanoient les sacrements et les
dignités ecclésiastiques [et] se mocquoient des choses sacramentales » —
ainsi s'exprimait déjà en 1444 la Faculté de théologie de Paris 1706. La fête
des Brandons, le premier dimanche de carême, fut un peu partout
interdite. Car, déclarait une addition de 1683 aux Constitutions du
diocèse d'Annecy, ces « superstitions... ne sont qu'un débris honteux du
paganisme 1707 ». Le calendimaggio fut pareillement prohibé dans la
Lombardie de saint Charles Borromée au nom de la « décence » et parce
qu'on y confondait le sacré et le profane :

« Nous avons esté informé, écrivait l'austère archevêque, d'une mauvaise coutume
qui s'observe dans toute la province de Milan le premier jour du mois de may où l'on
célèbre la feste des saint Jacques et Philippe, apôtres, de couper des arbres
nouvellement fleuris et les porter comme en spectacle par les villes et par les champs
afin de les planter dans les rues et devant les maisons avec une forme de jeu et de
triomphe puéril.
« Nous avons trouvé que la chose estoit de conséquence et de telle nature qu'on la
devoit regarder comme une source empoisonnée et une pépinière de plusieurs maux.
Car il y a des gens là qui, pour avoir ce divertissement ridicule, négligent d'assister au
sacrifice de la messe un jour de feste et coupent le plus souvent des arbres dans les
fonds d'autrui, principalement dans les terres ou les bois de l'Eglise, ce qu'ils ne font
point qu'avec larcin et mesme avec violence et par voyes de fait injurieuses. D'où il
arrive grand nombre de péchez comme les querelles, les disputes, les reproches, les
haines, les inimitiez et quelquefois les batteries et les meurtres. Ces spectacles sont
ordinairement accompagnez de clameurs de la populace qui s'y amuse et du grand
bruit des instruments de guerre, du son des tambours et des trompettes ; ce qui trouble
grandement les divins offices et les sermons. Ensuite on se met à boire et la débauche
attire les ivrogneries, les paroles sales, les folâtreries impudentes et deshonnetes, les
allechemens et les engagemens aux œuvres de la chair avec une infinité de semblables
desordres qui deshonnorent le nom et la religion de Jésus Christ.
Ordre est donc donné au clergé d'exhorter « puissamment » les populations « en
leur représentant le grand péchez avec les torts et les dommages qu'ils font à leurs
corps et leurs âmes par l'observance de cette coutume pernicieuse qui tient encore des
superstitions du paganisme ; qu'il leur apprenne de passer ce jour-là en des exercices
de piété, à faire des prières et des processions, à chanter des hymnes et des psaumes...
au lieu de s'occuper à ces niaiseries dont ils font un spectacle à planter ces arbres dans
les rues avec une éfusion de fausse joie et de clameurs profanes 1708. »

Document exemplaire et de grande portée à l'époque : s'y trouvent en


effet tour à tour condamnés les vestiges du « paganisme », la
contamination du sacré par un profane envahissant, les bruits, clameurs et
débauches propres aux réjouissances bachiques des foules non contrôlées
tandis qu'on exalte la fête chrétienne recueillie, ordonnée, méditante et
priante, qui aura rompu avec les « corruptions », « vanités », « niaiseries
» et « folâtreries » où se complaît la « populace ». Elargissons le propos :
entre le dimanche religieux tel que l'a rêvé saint Charles Borromée et
celui des puritains anglais, il y avait beaucoup plus de ressemblances que
de différences.
On comprend mieux dès lors que les feux de la Saint-Jean aient été
l'objet de l'hostilité, ou du moins de la suspicion commune des autorités
catholiques et protestantes. Calvin les supprima à Genève, les considérant
« non seulement [comme] une superstition, mais [comme] une pure
sorcellerie » introduite par le diable 1709. En pays catholique, les évêques
qui n'osèrent pas interdire les feux de la Saint-Jean s'efforcèrent — tel
Bossuet à Meaux — de les faire étroitement contrôler par les
ecclésiastiques du lieu 1710 : ainsi seraient-ils dépaganisés.
La suspicion des Eglises se porta également sur les charivaris. Dans
l'état actuel de la recherche il apparaît que, dans la France d'Ancien
Régime (en y ajoutant Avignon), au moins 42 statuts synodaux rédigés
entre 1321 et 1743 dans 28 diocèses différents condamnèrent les
charivaris. Les interdictions furent répétées avec une particulière
insistance dans la seconde moitié du XVIe siècle et au XVIIe (23 sur 421711.
L'Eglise, autorisant les secondes noces, entendait que celles-ci ne fussent
pas contestées par une opinion hostile à certains remariages marqués par
une grande différence d'âge entre époux. En effet par crainte des
charivaris, certains préféraient vivre en concubinage plutôt que de se
marier. Mais, de plus en plus, d'autres motifs d'interdiction firent surface.
On entendit supprimer cette occasion de « vacarme, tumulte et bruits
scandaleux ». « Insolences », « indécences », désordres festifs devinrent
comme tels répréhensibles aux yeux des autorités religieuses, catholiques
ou protestantes 1712. Dès lors, cet encadrement de la fête valut aussi bien
pour les mariages que pour les remariages. A preuves, ces extraits de
statuts synodaux cités par A. Burguière :

« Les curés ne souffriront pas des haut-bois, violons ou autres semblables


instruments dans l'église, à l'occasion des mariages. » (Beauvais, 1699.)
« Nous voulons que [le mariage] soit épuré dans notre diocèse de cette pompe et de
cet appareil profane que les payens avaient coutume d'y employer : et, à cet effet, nous
défendons de conduire des futurs époux au son des violons à l'église, soit pour les
fiançailles, soit pour le mariage, même de sonner aux fiançailles, comme aussi tout ce
qui s'appelle bien-venues, bouquets et autres semblables appareils qui ressentent
l'esprit du paganisme. » (Laon, 169b1713.)

La dépaganisation et la cléricalisation des fêtes chrétiennes signifièrent


encore — et entre autres — purification des chants de Noël, interdiction
de danser dans les églises et cimetières et d'introduire des animaux dans
les sanctuaires, suppression des festins de confréries, notamment à
l'occasion des reinages (élection du roi ou de la reine d'une confrérie1714,
etc. Les documents à cet égard sont légion. Quelques-uns parleront pour
tous les autres.

« Les curés adviseront soigneusement, ordonne saint François de Sales en 1617,


que l'on ne chante es églises certains noëls pleins de paroles indignes, profanes et
contraires à la piété et révérence due aux lieux et choses sacrées comme encore de
n'adjouter es psalmes que l'on chante es solennité de la nativité de Notre-Seigneur
certaines paroles ridicules et pleines de blasphème 1715. »
Sur le même sujet (et aussi à propos des baptêmes), voici les plaintes, suivies de
prohibitions, de l'archevêque d'Avignon en 1669 : « ...Aux fêtes de Noël et aux
baptêmes, se commettent plusieurs scandales et irrévérences dans ladite église [de
Pujant], sçavoir qu'aux fêtes de Noël l'on va chanter impieusement des chansons de
Noël qui donnent sujet au monde de se scandaliser... ; aux baptêmes, on joue du
tambour jusqu'à la porte de l'église 1716. »

La surveillance des confréries se fit partout vigilante :

« Lesdits curez, exigent les constitutions synodales de Rouen en 1618, tiendront la


main à ce que les statuts de celles [les confréries] qui auront été approuvées soient
observez sans permettre qu'il s'y commette aucun abus, ni souffrans qu'ils s'y fassent
danses ou banquets aux dépens de la confrairies, ni que les confrères tiennent leur
conseil et traitent de leurs affaires dans l'église 1717. »
Les statuts synodaux d'Avranches en 1600 décrètent : « Nous défendons
expressément aux frères des confrairies et à toutes autres personnes de tenir leur
conseil ou traiter de leurs affaires dedans l'église. Voulons que tout le service qu'ils
font faire par les églises ne soit fait ou conduit par autre prêtre que par le curé de la
paroisse ou autre commis par lui ou de son consentement. Nous prohibons les
banquets et yvrogneries qui s'y sont faites par le passé et en somme tout ce qui s'y fait,
qui n'appartient en rien à la charité de Dieu et du prochain, et excommunions tous
ceux qui d'une pertinacité voudront continuer en tels abus. Tout ce qui sera de reste
des quêtes et contributions des frères après le service divin fait, qu'on l'employé en
prière pour les trépassez, aux réparations et ornements de l'église et autres œuvres de
piété 1718. »

Un archevêque d'Avignon, dans la seconde moitié du XVIIe siècle,


inspectant son diocèse, y constata un usage navrant : le lundi de
Pentecôte des confréries, sous prétexte d'apporter du pain à l'église, y
pénétraient « en corps et en bande avec des tambours, bannières,
étendards et autres instruments », la licence se portant « jusqu'à cette
irrévérence que de faire entrer les ânes et autres animaux dans la dite
église 1719 ». L'interdiction suivit un tel constat. Un questionnaire établi en
1687 par J.-N. Colbert, coadjuteur de l'archevêque de Rouen, résume et
symbolise cette volonté cléricale d'encadrer sévèrement désormais les
rites festifs :

« Ne se passe-t-il rien la nuit de Noël, la veille des morts ni dans d'autres temps qui
soit indiscret ? » (Art. 104.) N'entre-t-on pas [dans les églises] avec des chiens de
chasse, des oiseaux et des armes à feu ? » (Art. 105.) « Ne joue-t-on pas dans le
cimetière ? » (Art. 106.) « N'y fait-on pas des danses ? » (Art. 112.) « Ne fait-on pas
des festins de confréries les jours des patrons ? » (Art. 114.) « Dans la célébration des
mariages, ne se passe-t-il rien de contraire au respect dû à ce sacrement ? » (Art. 134.)
« Les secondes noces ne sont-elles point deshonorées par des tumultes, des cris et des
attroupements ridicules ? » (Art. 1351720.)

Bien que la législation civile ait continué en plusieurs pays à tolérer les
feux de la Saint-Jean et le carnaval (auquel l'Eglise tridentine tenta
d'opposer les « Quarante Heures »), cependant à partir du XVIe siècle
pouvoir ecclésiastique et pouvoir civil s'appuyèrent puissamment l'un sur
l'autre pour mieux surveiller la conduite religieuse et morale des
populations. En France, par exemple, des ordonnances sévères et
répétées, suivant celles d'Orléans (1560) et de Blois (1579), font plus que
jamais du roi le protecteur de l'Eglise. La royauté s'engage complètement
pour « prêter la main » à la religion. Elle légifère sur l'interdiction des
activités serviles et mécaniques les dimanches et fêtes d'obligation,
faisant reporter aux lendemains les foires et marchés. Elle veille à la
fermeture des cabarets durant les offices ; à ce qu'on ne joue pas à ce
moment-là aux quilles ou à la paume ; à ce que des rassemblements
indiscrets ne suivent pas la messe sur la place de l'église ou au cimetière.
Elle combat les danses publiques, les jeux de hasard, les banquets de
confréries, les fêtes patronales trop bruyantes, les dévotions suspectes.
Elle surveille les « récréations dangereuses » et censure le théâtre. Elle
appuie les évêques qui cherchent à diminuer le nombre des jours chômés
— autant d'occasions de scandales et d'ivrogneries. Elle impose un ordre
aux processions. Et finalement, à partir de Louis XIV, elle soumet à
autorisation les pèlerinages à l'étranger, prétextes au vagabondage, à des
désordres, à la fuite hors du royaume de la main-d'œuvre et de l'argent.
Bien sûr, entre le prescrit et le vécu, une marge a subsisté et des
résistances populaires ne manquèrent pas de contrecarrer les intentions
du pouvoir. Pourtant, cette parfaite concordance entre les deux
législations — civile et ecclésiastique - et la conjonction d'une
centralisation agressive avec le dynamisme conquérant des Réformes
religieuses créèrent autour des populations un réseau serré d'interdits,
beaucoup plus rigoureux que celui du passé.
Deux textes significatifs, retenus entre mille, nous aideront encore à
faire revivre la nouvelle atmosphère d' « ordre moral » qui s'abattit sur
l'Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Voici d'abord en quels termes le
calviniste L. Daneau parle de la danse. A travers sa diatribe, on devine le
sentiment de tout le corps pastoral réformé et l'idée globale qu'il se fait de
la religion :

« Elle [la danse] incite à la volupté, ce qui est incompatible avec la religion, car
toutes les parties de la vocation chrétienne ne nous parlent que d'abstinence, de
mortification et les danses tranchent tous ces liens et donnent la liberté à la chair pour
l'affranchir de telles craintes, et sollicitudes et lui ouvrir une plaine salle de plaisirs
pour s'y épandre en toutes ses ailes..
« Entre tant de fautes qui se trouvent ensemble en la danse, le comble du mal est
que les hommes y sont mêlés aux femmes avec des inconvénients si grands et si
certains témoignages de paillardise et convoitises qu'on ne peut faire doute que la
danse ne soit de l'invention propre de Satan 1721... »

Le second document est extrait des statuts synodaux du diocèse


d'Evreux promulgués en 1576. Traitant, entre autres, de la discipline à
l'église, ils exigent que cessent les désordres qui y sont habituels, que les
fidèles ne prennent pas dans le chœur les places réservées au clergé et
surtout que trois personnes vigilantes surveillent en permanence le
comportement des assistants au cours des offices :

« L'église devant être la maison de Dieu et de la prière et donc un lieu sacré, nous
ne pouvons pas ne pas être ému [c'est l'évêque qui parle] par l'irrévérence du peuple
qui ne s'y comporte pas autrement que dans n'importe quel lieu où l'on traite d'affaires.
Sachant que exhortations et avertissements sont de peu de pouvoir à l'égard du peuple
s'il n'y a pas quelqu'un en personne pour blâmer et continuellement combattre son
impudence nous décidons ce qui suit : le curé ou son vicaire, avec l'accord des
gardiens de l'église, prêtres de la paroisse, nobles, juges s'il y en a, choisira trois
personnes, l'une parmi les prêtres, la seconde dans la confrérie de la Charité — s'il en
existe une — ou dans la population, la troisième également parmi les fidèles. Ils
seront de bonne renommée et hommes d'âge de façon à ce que les autres respectent
leurs cheveux blancs et ils devront accepter le choix qu'on aura fait d'eux au nom de la
sainte obéissance due à Dieu, à l'évêque et à leur propre curé. Ils seront appelés
portiers — ostiarii — de l'église en raison de l'office que nous leur imposons.
« En effet, les jours de fête ils observeront et noteront les noms des prêtres et
paroissiens absents des offices, s'enquéreront pourquoi et s'ils ne sont pas à passer le
temps au cabaret, dans des jeux ou dans d'autres occupations séculières. A l'intérieur
de l'église, ils veilleront à ce que chacun soit en son lieu et place et à ce que —
attitude dépravée et ambitieuse — des personnes du peuple n'occupent les premières
chaises à côté de l'autel devant les prêtres, derrière lesquels il convient que tous
s'assoient, au rang propre à sa qualité et condition. A cet égard, les ostiarii auront
autorité pour faire cesser, dans l'église, les habituelles querelles et désaccords de
préséance.
« En outre, ils observeront l'attitude des assistants, comment ils se comportent, du
plus petit au plus grand, s'ils ont la tête découverte, s'agenouillent au moment
opportun, s'ils participent à l'office avec les oreilles et avec l'âme, s'ils s'appliquent à
la prière. Avec révérence et modestie, les ostiarii feront des observations aux
contrevenants et les ramèneront à leur devoir. Et ils ne permettront pas sans bonne
raison aux fidèles de sortir de l'église avant la fin de la liturgie.
« Pour une meilleure efficacité d'une telle charge, nous décidons qu'à tour de rôle
l'un des trois se tiendra dans le chœur, un autre hors du choeur et le troisième à
l'extrémité de l'église afin qu'ils puissent voir et inspecter tous les assistants 1722... »

Comment, à la lecture de ces statuts synodaux, ne pas évoquer, de


l'autre côté de la frontière confessionnelle, les célèbres Ordonnances
ecclésiastiques rédigées par Calvin en 1541 à l'usage de Genève ? Les
douze anciens du consistoire y reçoivent mission « de prendre garde sur
la vie d'un chacun, d'admonester aimablement ceux qu'ils [verraient]
faillir et mener vie désordonnée et, là où il en serait métier, faire rapport à
la compagnie... députée pour faire les corrections fraternelles ». Les
anciens seront assistés de « dizeniers » chargés précisément de surveiller
leurs concitoyens dans les différents quartiers de la ville, « résolu... que
les dizeniers aillent maison par maison faire commandement de venir au
sermon 1723 ». Quelques années auparavant, le luthérien Urbain Rhégius,
farouche adversaire des anabaptistes, avait écrit à Philippe de Hesse : « Il
appartient aux prédicateurs de pousser les gens vers le prêche par de
bonnes paroles et des exhortations ; mais il appartient à l'autorité civile
d'employer la force [si c'est nécessaire], pour conduire les gens au prêche
ou les détourner de l'erreur 1724... »
Jamais auparavant le compelle intrare n'avait été appliqué en Europe
occidentale et centrale avec autant de vigueur et surtout de méthode qu'à
l'époque des deux Réformes religieuses. Surveillance, quadrillage,
encadrement : autant de termes qui expriment dans notre langage
moderne les moyens employés pour rendre les populations d'alors plus
chrétiennes, plus morales, plus dociles. Aussi faut-il rattacher à
l'ensemble des mesures évoquées ci-dessus celles qui tendirent à
l'enfermement des fous et des pauvres. La recherche récente ayant
largement éclairé ces deux aspects d'une transformation sociale et
mentale on n'y reviendra dans cette synthèse terminale que pour marquer
l'étroite solidarité des comportements élitiques face à toutes les situations
aberrantes et dangereuses.
On a dit plus haut, à la suite de M. Foucault, que la folie était devenue,
sinon pour Erasme, du moins pour beaucoup d'esprits cultivés de son
temps une véritable hantise. Liée à la tentation, au péché, aux
cauchemars, à la mort, elle prit alors figure de danger public. Aussi
convenait-il de la maîtriser en la plaçant hors-circuit, derrière les hautes
murailles d'établissements correctionnaires. Au XVIIe siècle, à Paris ou à
Bicêtre, on mettra les fous soit parmi les « bons pauvres » (à la
Salpêtrière, le quartier de la Madeleine), soit parmi les « mauvais pauvres
» (la Correction ou les Rachats 1725. En s'affirmant comme besoin d'ordre,
la modernité européenne désacralisa la folie. Au Moyen Age, le fou et le
pauvre étaient comme des pèlerins de Dieu1726. Durant la période suivante
ils apparurent comme des êtres déchus, suspects et inquiétants, qui
troublaient la paix publique. Il convient donc, comme l'a fait M.
Foucault, de ne pas séparer le cas des pauvres de celui des fous.
Jadis image du Christ, le pauvre devient à partir du XIVe siècle un être
qui fait peur. Les poussées démographiques, la hausse des prix, la
paupérisation salariale, le chômage croissant, l'accaparement des terres,
le passage des gens de guerre accumulent dans les villes ou jettent sur les
routes des contingents sans cesse plus lourds de « vagabonds agressifs,
dénués de terre et de salaire », en désoccupation saisonnière ou
permanente. Ils sont, dès lors, chargés de tous les péchés capitaux.
Réputés oisifs, les voici accusés de transporter avec eux la peste et
l'hérésie. Certes, on prend soin de distinguer « bons » et « mauvais »
pauvres. Mais la mentalité collective associe désormais mendiants, rixes
et cabarets — témoins les œuvres de Bellange, Callot et des
Caravagesques. Elle s'inquiète du langage mystérieux — l'argot — dont
usent les habitués des « cours des miracles » et se demande à quel
étrange gouvernement ils obéissent. Elle tient pour certain — et c'est
d'ailleurs probable — que les vagabonds mènent une vie de païens, ne
font pas baptiser leurs enfants, s'approchent rarement des sacrements,
préfèrent le concubinage au mariage. Ces « libertins », qui se situent en
dehors de toute règle, ne connaissent ni raison ni religion 17271728. D'où la
nécessité de les y amener. « Désormais, écrit M. Foucault, la misère n'est
plus prise (comme à l'époque de saint François d'Assise) dans une
dialectique de l'humiliation et de la gloire, mais dans un certain rapport
du désordre à l'ordre qui l'enferme dans la culpabilité... Elle est une faute
contre la bonne marche de l'Etat 1729. » Et, ajouterai-je, contre la discipline
chrétienne. La lutte contre la mendicité est donc l'un des chapitres d'une
histoire globale : celle de l'encadrement politico-religieux d'une société
jugée en haut lieu anarchique et rétive.
Economistes, magistrats et hommes de piété parlèrent le même
langage au sujet des pauvres et conjuguèrent leurs efforts pour parer au
danger qu'ils représentaient. D'abord — élémentaire nécessité de
clarification statistique — on s'efforça dans de nombreuses villes
d'Occident, au XVIe siècle, de recenser et d'enregistrer les mendiants 1730.
Ce préalable permettrait ensuite, grâce à une taxe urbaine et à l'action de
« bureaux des pauvres » et d'« aumônes générales », de nourrir les
invalides, de donner du travail aux bien-portants, de placer les enfants en
apprentissage, de chasser les « coquins » et d'interdire la mendicité. Ce
premier type d'organisation administrative de la charité trouve son
expression la plus achevée dans la grande loi anglaise de 1598, qui resta
en vigueur jusqu'en 1834 et dont l'application était confiée à des
Overseers of the Poor. Une taxe établie au niveau paroissial devait
fournir les fonds d'aide aux pauvres ; le refus de la payer entraînait la
saisie et la vente des biens et même l'emprisonnement des récalcitrants.
La mendicité était interdite. Les pauvres âgés ou invalides étaient
secourus, les enfants des ex-mendiants placés en apprentissage jusqu'à 24
ans pour les garçons et 21 ans pour les filles. Les pauvres valides
devaient, en principe, recevoir du travail et les Overseers constituer dans
ce but des stocks de chanvre, laine, fil, fer, etc. Cette législation s'ajoutait
à des Acts antérieurs obligeant les pauvres sans domicile à retourner au
lieu de leur naissance sous menace des sanctions rigoureuses — carcan,
pilori, fouet, marque au fer chaud, essorillement, peine de mort en cas de
récidive — et défendant de loger les sans-aveu 1731.
Un perfectionnement de ce système consista à séparer les mendiants
du reste de la société, donc à les enfermer : une solution que découvrirent
simultanément à la fin du XVIe siècle les papes de la Contre-Réforme et
les magistrats des Provinces-Unies protestantes. A Rome 1732, Pie V aurait
eu, en 1569, l'idée de concentrer les pauvres dans quatre quartiers de la
ville et de leur faire distribuer de la nourriture. Son successeur Grégoire
XIII décide en 1581 de réunir tous les mendiants malades ou estropiés de
sa capitale dans un ancien couvent. Mais le local est inadéquat et la
confrérie chargée de sa gestion est mal préparée à sa tâche. Endettée, elle
capitule. Alors Sixte Quint, avec le style méthodique qui lui est propre,
ordonne de construire un hospice capable de recevoir deux mille
personnes. Les pauvres y sont rassemblés en juillet 1587, toute mendicité
devenant interdite dans les rues. Les invalides sont gardés à l'hospice,
complètement tondus et habillés de gris ; une nourriture convenable leur
est assurée. Les fillettes apprennent à coudre ; les garçons à lire, à écrire
et à exercer un métier. Les mendiants de passage à Rome peuvent
bénéficier de trois repas à l'hospice ; après quoi ils doivent reprendre la
route. Les disettes qui suivent la mort de Sixe Quint (1590) rendent
toutefois les autorités incapables de maintenir cette institution.
Mais, en cette fin du XVIe siècle, Amsterdam possède une Spinhuis (la
« Maison où l'on file », qui héberge des mendiants, des prostituées et des
épouses que leurs maris font interner pour inconduite 1733. Par ailleurs, un
Rasphuis impose à ses pensionnaires de râper du bois du Brésil: d'où son
nom. La formule fait école. En 1621, Bruxelles est dotée d'un Tuchthuys
où les pauvres fabriquent des draps. En France, le premier hôpital général
destiné à la clôture des pauvres est créé à Lyon en 1614. Puis des lettres
patentes de 1622 et le Code Michaud en 1629 prescrivent — avec peu de
succès, il est vrai — d'enfermer les mendiants des villes : ce que s'efforce
de réaliser pour Paris l'hôpital général créé en 16561734. Six ans plus tard,
un édit ordonne l'établissement d'un hôpital général dans « toutes les
villes et gros bourgs » du royaume. La plus grande diffusion de ces
établissements se situera en France dans les années 1680. En Angleterre,
des maisons de correction soit municipales, soit de comté, les Bridewels,
existaient depuis la fin du XVIe siècle. Mais cent ans après apparaissent
les Workhouses, maisons de travail municipales dont un Act de George Ier
en 1722 généralise l'institution. L'internement des pauvres dans les
Workhouses n'est pas obligatoire, mais celui qui refuse d'y entrer est privé
des secours paroissiaux distribués par les Overseers, la mendicité restant
par ailleurs interdite. De même, des « maisons de correction »
(Zuchthäusern) pour « sans travail » s'ouvrent à Hambourg en 1620, à
Bâle en 1667, à Breslau en 1668, à Francfort et à Spandau en 1684, à
Königsberg en 1691. Elles se multiplieront dans l'Europe du Nord au
cours du XVIIIe siècle 1735.
Ce n'est pas un hasard si la formule de l'enfermement des pauvres est
née durant la période la plus active des deux Réformes religieuses.
Certes, les aspects hygiéniques, politiques et économiques de cette lutte
contre le vagabondage sont évidents : il s'agit d'assainir les villes en y
diminuant les vecteurs de contagion, d'y réduire la troupe des émeutiers
potentiels, de remédier au chômage, d'utiliser dans la production et les «
œuvres publiques » une main-d'œuvre disponible. Mais plus encore il
s'agit d'une œuvre de portée morale et religieuse. La pauvreté étant
maintenant déchue de sa noblesse d'antan et le pessimisme devenu de
rigueur à l'égard des pauvres, il n'est plus question de voir dans les
mendiants des envoyés de Dieu «comme si, écrit Vivès dans le De
subventione pauperum (1526), le Christ reconnaissait pour siens des
pauvres si éloignés de ses mœurs et de la sainteté de vie qu'il nous
enseigna 1736 !» Au contraire, assure un archevêque de Tours en 1670, ils
sont « la lie et le rebut de la République, non pas tant par leurs misères
corporelles, dont on doit avoir compassion, que par les spirituelles qui
font horreur 1737 ». L'oisiveté des paresseux et les péchés qui s'ensuivent
appellent la colère de Dieu : il risque de punir les Etats qui les tolèrent.
L'édit de 1656, créant l'hôpital général de Paris, déclare à ce sujet :

« Le libertinage des mendiants est venu jusqu'à l'excès par un malheureux abandon
à toutes sortes de crimes, qui attire la malédiction de Dieu sur les Etats, quand ils sont
impunis 1738. »

Un siècle auparavant, Calvin avait enseigné que ne pas vouloir


travailler, c'est tenter l'Eternel et « essayer outre mesure la puissance de
Dieu 1739 ». Pour les oisifs volontaires, la maison de force constitue donc
un juste et nécessaire « châtiment » ; et pour tous les ex-mendiants qui y
sont reclus elle est un moyen de rédemption. Aussi ne peut-elle se passer
de « poteaux, carcans, prisons et basses fosses », ainsi que le prévoit
l'article XII de l'édit instituant l'hôpital général de Paris 1740. En outre,
précise le règlement de cet hôpital :

« On les fera travailler [les pensionnaires] le plus longtemps et aux ouvrages les
plus rudes que leurs forces et lieux où ils seront le pourront permettre 1741. »

L'oisiveté étant mère de tous les vices, on ne saurait abuser des


thérapeutiques qui la combattent et sont tout à la fois éducation et
pénitence. Au Rasphuis d'Amsterdam, le pauvre qui refusait de travailler
était enfermé dans une cave qu'on emplissait lentement d'eau. Il
n'échappait à la noyade qu'en pompant sans arrêt. On espérait ainsi lui
donner le goût du travail1742.
Aux rudes tâches éducatrices ou salvatrices, il importait d'ajouter
l'enseignement religieux. Les pauvres devaient être conduits ou
reconduits à l'intérieur de l'espace chrétien au moyen d'une intensive
catéchèse et d'une existence monacale. C'est en effet à une vie
conventuelle rythmée par une exacte pratique que sont astreints les
mendiants internés, le but étant « de donner ordre à [leur] nourriture
spirituelle », comme le disaient les recteurs de la Charité de Lyon1743.
Dans les hôpitaux généraux, des aumôniers sont chargés d'enseigner le
catéchisme aux adolescents et aux adultes. Les règlements précisent les
messes, confessions et communions qui seront obligatoires et l'alternance
du travail et de la prière. En pays protestant objectifs et méthodes sont les
mêmes. Dans le Zuchthaus de Hambourg, un directeur veille à ce que «
tous ceux qui sont dans la maison, s'acquittent de leurs devoirs et en
soient instruits ». Au Workhouse de Plymouth, un schoolmaster « pieux,
sobre et discret » préside aux prières du matin et du soir. Les jours de fête
et chaque samedi après-midi il s'adresse aux internés et les instruit des «
éléments fondamentaux de la religion protestante 1744 ».
Il est probable qu'en pays catholique les objectifs religieux des
maisons d'internement furent plus vigoureusement affirmés qu'en terre
protestante. M. Foucault, qui suggère cette nuance, cite à l'appui un
sermon révélateur de saint Vincent de Paul auquel notre propos doit aussi
faire sa place :

« La fin principale pour laquelle on a permis qu'on ait retiré ici des personnes hors
des tracas de ce grand monde et fait entrer en cette solitude [l'hôpital général] en
qualité de pensionnaires, n'était que pour les retenir de l'esclavage du péché, d'être
éternellement damnés et leur donner le moyen de jouir d'un parfait contentement en
cette vie et en l'autre 1745... »

De fait, en France, les milieux dévots et notamment la compagnie du


Saint-Sacrement à laquelle M. Vincent était lié, contribuèrent, plus peut-
être que les autorités civiles, à la création et à la multiplication des
maisons d'enfermement. Plusieurs membres influents de la compagnie
travaillèrent à la mise sur pied de celle de Paris. En outre, les sections
locales de cette société pieuse furent à l'origine de la création d'un hôpital
général à Orléans, à Marseille, à Angoulême. A la fin du siècle, elles
appuyèrent l'action de trois jésuites (dont le père Guévarre, auteur d'une
brochure intitulée La Mendicité abolie) qui parcoururent la France en
créant des hôpitaux généraux selon une méthode dite « à la capucine ».
On organisait une mission, on y insistait sur la nécessité d'enfermer les
pauvres, on quêtait trois jours durant. Le produit de cette quête permettait
le démarrage de l'institution, legs et donations assurant ensuite son
maintien 1746.

La création des hôpitaux généraux (où pauvres et fous se trouvèrent


souvent mêlés), des Zuchthäusern et des Workhouses est pour nous
révélatrice d'un vaste dessein d'encadrement d'une société qui, par ses
sorciers, ses hérétiques, ses vagabonds et ses fous, mais aussi par ses
fêtes « païennes » et ses blasphèmes répétés s'évadait constamment hors
des normes prescrites. Un processus général de christianisation, de
moralisation et d'unification, démesurément amplifié à partir des deux
Réformes, tendit à discipliner désormais des populations qui avaient
jusque-là vécu dans une sorte de liberté « sauvage ». Cette mise au pas
générale, que nous avons expliquée par une grande peur culturelle, nous
permet maintenant de mieux comprendre et les causes et la fin de la
chasse aux sorciers et aux sorcières sur laquelle il faut un instant revenir,
dans le cadre d'une explication globale.
Localement, l'arrêt de la persécution a pu être provoqué par une grave
désorganisation de l'existence quotidienne : ainsi dans le Luxembourg et
l'évêché de Bâle soumis aux exactions de la soldatesque durant la guerre
de Trente Ans. La justice s'y est trouvée paralysée et les habitants se
mirent à redouter les hommes d'armes et les vagabonds plus que la
sorcellerie. On avait changé d'inquiétude. D'autre part, il est possible —
mais la documentation permet-elle de le vérifier ? — que les révoltes
rurales des XVIe-XVIIe siècles aient servi d'exutoire, ici ou là, à une
agressivité paysanne qui se dirigeait autrement contre les auteurs de
maléfices.. De toute façon, impossible de ne pas souligner la coïncidence
chronologique à l'échelle européenne entre le temps des révoltes et celui
de la hantise de la sorcellerie. Les deux phénomènes renvoient
conjointement au même manque de sécurité ontologique ressenti par une
société inquiète. Dès lors, à un plan général, et compte non tenu
d'inévitables cas particuliers plus ou moins aberrants, on peut penser que
la répression de la sorcellerie s'est affaissée quand la peur a diminué aux
différents niveaux de l'échelle sociale. Et cet apaisement, à y regarder de
près, s'est produit avant les grands changements de la législation, avant
les grandes améliorations médicales, avant le triomphe de la science. En
simplifiant certes, mais avec le souci de ne pas considérer seulement le
peuple rural ou seulement l'élite urbaine, on pourrait dire que la
persécution s'est assoupie quand le paysan a eu moins peur des
envoûteurs et les hommes du pouvoir moins peur de Satan, les deux
craintes ayant, plus ou moins, fléchi en même temps.
A l'étage paysan, le tassement de la hausse des prix après la flambée
du XVIe siècle et la stagnation démographique du XVIIe siècle
apportèrent sans doute un relatif soulagement matériel. Mais jouèrent en
même temps les effets sécurisants d'un plus strict encadrement par
l'Eglise et par l'Etat. L'« ordre moral », si contraignant fût-il, diminua
probablement les tensions à l'intérieur des villages et réprima les
tentations de déviance. L'habitant des campagnes (et, à plus forte raison,
celui des villes) dut se sentir mieux protégé qu'auparavant, davantage pris
en charge par l'autorité civile et surtout par le pouvoir ecclésiastique.
Mon hypothèse est donc qu'un plus strict contrôle de la vie quotidienne
par un Etat mieux armé et une religion plus exigeante diminuèrent dans
une certaine mesure la crainte des maléfices. A partir de 1650 environ,
l'acculturation intensive conduite par les deux Réformes, chacune sur son
terrain respectif, avait déjà obtenu de sensibles effets. Le culte s'était
modifié et spiritualisé, la prière s'était intensifiée, les pasteurs étaient plus
respectés et plus respectables. Satan avait reculé ; son pouvoir et celui de
ses prétendus adeptes s'était effrité. L'homme de Dieu, en pays catholique
comme en terre protestante, était plus qu'autrefois le conseiller de la
population. Sorciers et devins furent marginalisés.
En même temps, la culture dirigeante se décontractait. Avec
Montaigne et Malebranche, elle entreprenait la critique de l'imagination.
Des médecins décrivaient mélancolie, possessions et obsessions
démoniaques comme des maladies mentales 1747. Depuis Galilée et
Descartes, progressait l'idée que le monde obéit à des lois rationnelles 1748.
R. Mandrou et K. Thomas ont certainement eu raison de mettre l'accent
sur cette graduelle transformation de l'outillage mental dans les milieux
éclairés. Mais s'y ajoutèrent d'autres éléments qui contribuèrent à faire
reculer à la fois la peur du diable et celle d'une culture sauvage et
dangereuse. La fin du monde tant redoutée n'arrivait toujours pas. Le
péril turc s'amenuisait. Au terme de guerres épuisantes et par la force des
choses, on s'habituait aux hérétiques et, même si on continuait de les
combattre à l'intérieur des frontières, on nouait avec ceux de l'extérieur
des relations diplomatiques et parfois on s'alliait avec eux. Plus
généralement, on se fatigua de rechercher les ennemis de Dieu : des
ressorts trop tendus finissent par s'user. Après 1650, les deux Réformes
s'essoufflèrent. Aussi bien pouvaient-elles désormais se permettre une
allure de croisière. On savait en haut lieu que les autorités civiles et
religieuses tenaient mieux que jadis la situation en main. Le catéchisme
faisait reculer le « paganisme ». Enfin, une culture qui, à l'époque de
l'humanisme s'était sentie fragile et ambiguë, prenait maintenant structure
et assise grâce aux collèges qui en assuraient le filtrage idéologique et la
diffusion. Elle n'avait plus à redouter l'assaut de forces incontrôlées.
Satan n'était pas nié mais il était progressivement maîtrisé.
Rien d'étonnant par conséquent si crainte du Jugement dernier et des
Turcs, procès de sorcellerie, guerres de Religion, antijudaïsme,
s'exténuèrent en même temps, dans la seconde moitié du XVIIe siècle : il
y avait eu erreur partielle de diagnostic et la peur avait été plus grande
que la menace. L'offensive généralisée de l'Ennemi, prélude à la fin des
temps, ne s'était pas produite et personne ne pouvait plus dire quand elle
aurait lieu. Une chrétienté, qui s'était crue assiégée, se démobilisait.
Notes

Introduction
1 MONTAIGNE, Journal de voyage, éd. M. Rat, Paris, 1955, p. 47-48.
2 P. 61. Rééd. de 1957.
3 L. FEBVRE, « Pour l'histoire d'un sentiment : le besoin de sécurité », dans Annales, E.S.C.,
1956, p. 244. Cf. aussi R. MANDROU, « Pour une histoire de la sensibilité » dans ibid., 1959, p.
581-588. Le petit livre de J. PALOU, La Peur dans l'histoire, Paris, 1958, concerne
essentiellement la période postérieure à 1789.
4 G. DELPIERRE, La Peur et l'être, Toulouse, 1974, p. 7.
5 FROISSART, Chroniques, éd. S. Luce, Paris, 1869. Ier, p. 2.
6 A. de LA SALE, Jehan de Saintré, éd. J. Misrah et Ch. A. Knudson, Genève, 1965, p. 29-30.
Pour tout ce qui suit, cf. mon article « Le Discours sur le courage et sur la peur à l'époque de
Renaissance », dans Revista de Historia (de São Paulo), n° 100, 1974, p. 147-160.
7 Livre IV, chant LII.
8 Les renseignements concernant l'édition au XVIe siècle dans L. FEBVRE et H.-J. MARTIN,
L'Apparition du livre, Paris, 1958, p. 429-432.
9 Cf. Collection des chroniques nationales françaises, éd. J.-A. Bucheron, Paris, 1826 et suiv.:
II, p. 17-18.
10 Ibid., XLII, p. xxxv.
11 Ed. G. Doutrepont et O. Dodogne, Bruxelles, 1935-1937 ; Ier, p. 207.
12 La Très joyeuse, plaisante et recreative hystoire du bon chevalier sans paour et sans
reproche, composée par le Loyal Serviteur, éd. M. Petitot, Paris, 1820, Ire série, XVI, 2, p. 133-134.
13 COMMYNES, Mémoires, éd. Calmette, 3 vol., Paris, 1924-1925, I, p. 23-26. Cf. J.
DUFOURNET, La Destruction des mythes dans les Mémoires de Commynes, Genève, 1966, p.
614.
14 La Très joyeuse ... histoire du bon chevalier..., 1, p. 307.
15 MODITAIGNE, Essais, Ier, chap. XVII (« De la peur »), éd. A. Thibaudet, Paris, 1965, p.
106.
16 Ibid. ; II, chap. XXVII (« Couardise, mère de la cruauté »), p. 357.
17 LA BRUYÈRE, Les Caractères (« Des grands »), éd. R. Garapon, Paris, 1962, p. 266-267.
18 CERVANTES, Don Quichotte, trad. L. Viardot, Paris, s.d., I, chap. XVIII, p. 126.
19 TIRSO de MOLINA, L'Abuseur de Séville don Juan, acte III, trad. P. Guenoun, Paris, 1968,
p. 159.
20 L'Ordre de chevalerie (1510), publié dans P. ALLUT, Etude historique et bibliographie sur
S. Champier, Lyon, 1899, p. 75-76.
21 Th. MORE, L'Utopie, éd. V. Stouvenel, Paris, 1945, p. 75.
22 Les Châtiments : « L'expiation ».
23 RABELAIS, éd. de La Pléiade, Paris, 1952, Quart Livre, chap. xix, p. 617.
24 SHAKESPEARE, Henry IV, Ire partie (acte V, scène Ire), éd. Garnier, 1961, t. II, p. 244-245.
25 Cf. à ce sujet, A. JOUANNA, « La Notion d'honneur au XVIe siècle », dans Revue d'histoire
moderne et contemporaine, oct.-déc. 1968, p. 597-623.
26 COMMYNES, Mémoires, éd. Calmette, Ier, p. 32-33.
27 MONTAIGNE, Essais, I, chap. XVIII, p. 107.
28 Ibid. ; I, chap. XVI, p. 101.
29 J. BURCKHARDT, La Civilisation de la Renaissance en Italie, éd. H. Schmitt et R. Klein,
Paris, 1966, Ier, p. 54-55.
30 COMMYNES, Mémoires, VI, p. 316.
31 Ibid., p. 288-291 et p. 322.
32 Ibid., p. 316.
33 Cf. notamment P. MURRAY-KENDALL, Louis XI, 1975, p. 430-435.
34 MONTAIGNE, Essais, II, chap. XI, p. 54.
35 E. DELANNOY, « La peur au combat », dans Problèmes, avril-mai 1961, p. 72.
36 ID., ibid. Cf. aussi J. DOLLARD, Fear in Battle, Yale, 1943.
37 Cf. M. BELLET, La Peur ou la foi, Paris, 1967.
38 Cité dans F. GAMBIEZ, « La peur et la panique dans l'histoire », dans Mémoires et
communications de la commission française d'histoire militaire, Ier, juin 1970, p. 98.
39 Interview du guide Fernand Parreau, de Servoz.
40 G. DELPIERRE, La Peur et l'être, p. 27.
41 Ibid., p. 8.
42 M. ORAISON, « Peur et religion », dans Problèmes, avril-mai 1961, p. 36. Cf. aussi du
même auteur Dépasser la peur, Paris, 1972.
43 J.-P. SARTRE; Le Sursis, Paris, 1945, p. 56.
44 Ch. ODIER, L'Angoisse et la pensée magique, Neuchâtel-Paris, 1947, p. 236.
45 P. DIEL, « L'Origine et les formes de la peur », dans Problèmes, avril-mai 1961, p. 106.
46 G. DELPIERRE, L'Etre et la peur, p. 17.
47 R. CAILLOIS, « Les masques de la peur chez les insectes », dans Problèmes, avril-mai 1961,
p. 25.
48 G. DELPIERRE, L'Etre et la peur, p. 75.
49 G. de MAUPASSANT, Œuvres complètes : Contes de la Bécasse, éd. 1908, p. 75.
50 DESCARTES, Les Passions de l'âme, I, art. 174 et 176, éd. P. Mesnard, s.d., p. 115-116.
51 G. SIMENON, Œuvres complètes, 1967: Ier, le Roman de l'homme, p. 32.
52 G. SOUSTELLE, « La " maladie de la frayeur " chez les Indiens du Mexique », dans Gazette
médicale de France, du 5 juillet 1972, p. 4252-4254.
53 J.-B. THIERS, Traité des superstitions qui regardent les sacrements, éd. d'Avignon, 1777, I,
p. 333 et 337.
54 M. ORAISON, « Peur et religion », dans Problèmes, avril-mai 1961, p. 38.
55 G. DELPIERRE, La Peur et l'être, p. 130.
56 M.-A. SECHEHAYE, Journal d'une schizophrène, Paris, 1969, notamment p. 19.
57 Ibid., p. 21.
58 E. ZOLA, La Débâcle, Paris, 1892, p. 64-65.
59 P. SALMON, « Quelques divinités de la peur dans l'antiquité gréco-romaine », dans
Problèmes, avril-mai 1961, p. 8-10, avec références.
60 R. CAILLOIS, « Les masques de la peur chez les insectes», dans ibid., p. 22.
61 L. KOCHNIZKY, « Masques africains véhicules de terreur », dans ibid., p. 61-62.
62 A. SAUVY, « Les peurs de l'homme dans le domaine économique et social », dans ibid., p.
17.
63 G. DEVEREUX, « La psychanalyse et l'histoire. Une application à l'histoire de Sparte »,
dans Annales, E.S.C., 1965, p. 18-44.
64 M. DOMMANGET, La Jacquerie, Paris, 1971, p. 14-15.
65 M. ELIADE, Histoire des croyances et des idées religieuses, Paris, 1976, I, p. 80.
66 Cf. toujours G. DELPIERRE, La Peur et l'être, p. 47-54.
67 Cf. G. LE BON, La Révolution française et la psychologie des foules, Paris, 1925, et
Psychologie des foules, Paris, rééd. de 1947. Cf. aussi G. HEUYER, Psychoses collectives et
suicides collectifs, Paris, 1973.
68 F. GAMBIEZ « La peur et la panique... », p. 102.
69 Voir plus loin, ch. V.
70 F. ANTONINI, L'Homme furieux: l'agressivité collective, Paris, 1970, p. 125-126.
71 R. MANDROU, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, 1968, notamment la
conclusion.
72 J'ai notamment utilisé, outre les ouvrages déjà cités : J. BOUTONNIER, Contribution à la
psychologie et à la métaphysique de l'angoisse, Paris, 1945, ouvrage fondamental ; Ch. ODIER,
L'Angoisse et la pensée magique, Neuchâtel-Paris, 1947 ; P. DIEL, La Peur et l'angoisse,
phénomène central de la vie et de son évolution, Paris, 1956 ; J. LACROIX, Les Sentiments et la
vie morale, Paris, 1968 ; le Dictionnaire de la douleur, par Fr. LHERMITE, etc., publié par les
Laboratoires Roussel, Paris, 1974 ; la plaquette intitulée L'Anxiété : de quelques métamorphoses
de la peur, publiée par les Laboratoires Diamant, 1er trimestre 1975 ; C. SPHYRAS, « L'Anxiété et
son traitement », dans la Provence médicale, mars 1975, p. 11-14 ; A. SOULAIRAC, « Stress et
émotion », dans Sciences et avenir, numéro spécial : « Cerveau et comportement », 1976, p. 27.
73 Dictionnaire de la douleur : art. « Douleur morale ».
74 Et pas seulement le langage courant. Dans une étude médicale, on lit : « ... L'angoisse et
l'anxiété sont toutes deux des manifestations émotionnelles traduisant un sentiment de peur. »
L'Anxiété, p. 8.
75 G. DELPIERRE, La Peur et l'être, p. 15.
76 Cf. notamment R. ZAZZO et autres auteurs, L'Attachement, ouvrage collectif, Neuchâtel,
1974.
77 G. BOUTHOUL, Traité de polémologie, Paris, 1970, p. 428-431.
78 K. LORENZ, L'Agression. Une histoire naturelle du mal, Paris, 1969 ; Essais sur le
comportement animal et humain, Paris 1970, et L'Envers du miroir. Une histoire naturelle de la
connaissance, Paris, 1976. Mêmes thèses dans I. EIBL-EIBESFELD, L'Homme programmé, Paris,
1976. Au sujet de ce débat, cf. aussi la revue internationale Agressologie publiée par H. LABORIT
et A. ADLER, Connaissance de l'homme, Paris, 1955 ; F. ANTONINI, L'Homme furieux...
79 Cf. notamment W. REICH, La Psychologie de masse du fascisme, Paris, 1972.
80 Cf. notamment J. DOLLARD et N.E. MILLER, Personality and Psychotherapy, New. York,
1950.
81 A. STORR, L'Instinct de destruction, Paris, 1973, p. 20. E. FROMM, La Passion de détruire,
Paris, 1976.
82 G. DELPIERRE, La Peur et l'être, p. 31-45.
83 E. MALE, L'Art religieux de la fin du Moyen Age en France, Paris, 1931, p. 154 et suiv., et
L'Art religieux après le concile de Trente, Paris, 1932, p. 147 et suiv.
84 G. DELPIERRE, La Peur et l'être, p. 55-56.
85 RONSARD, éd. G. COHEN, Œuvres complètes (La Pléiade), 1950, II, p. 334 (premier livre
des Poèmes) : « Homme ne vit qui tant haïsse au monde // Les chats que moy d'une haine
profonde. // Je hay leurs yeux, leur front et leur regard. // Et les voyant je m'enfuy d'autre part, //
Tremblant de nerfs, de veines et de membre... » Cf. H. NAÏS, Les Animaux dans la poésie
française de la Renaissance, Paris, 1961, p. 594-595.
86 Notamment Vie économique et sociale de Rome dans la seconde moitié du XVIe siècle, 2 vol.,
Paris, 1957-1959 (résumé dans Rome au XVIe siècle, Paris, 1975), et dans L'Alun de Rome, Paris,
1962.
87 Cité par G. DEVEREUX, « La psychanalyse appliquée à l'histoire », dans Annales, E.S.C.,
1965, p. 18.
88 A. BESANÇON, Histoire et expérience du moi, Paris, 1971; p. 66.
89 Prier et vivre en fils de Dieu (éd. salésiennes), p. 304-307. Je remercie le père Emile Bourdon
qui m'a redonné ce texte dont le souvenir me poursuivait' depuis mon enfance.
90 Eglise S. Anton, Madrid.

Chapitre premier
91 P. SEBILLOT, Légendes, croyances et superstitions de la mer, 2 vol., Paris, 1886, p. 39-73.
92 Ibid., p. 58-59.
93 Cette indication et d'autres du même genre sur « l'agressivité marine » dans J. TOUSSAERT,
Le Sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen Age, Paris, 1963, p. 365. Cette référence
rappelée par M. MOLLAT dans un exposé consacré par lui dans son séminaire, en 1977, aux
dangers de la mer. J'ai beaucoup utilisé cette conférence passionnante et j'en remercie vivement
son auteur. Très utile aussi sur le thème étudié ici J. BERNARD, Navires et gens de mer à
Bordeaux (vers 1400-1550), 3 vol., Paris, 1968: II, p. 715-764.
94 Cf. Chr. VILLAIN-GANDOSSI, « La mer et la navigation maritime à travers quelques textes
de la littérature française du XIIe au XIVe siècle », dans Revue d'histoire économique et sociale,
1969, n° 2, p. 150-192.
95 G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, rééd. 1947, p. 230-231.
96 R. HUYGENS, Lettres de Jacques de Vitry, Leyde, 1960, p. 80-81.
97 JOINVILLE, Histoire de Saint Louis (historiens et chroniqueurs du Moyen Age), Paris (éd.
de La Pléiade), 1952, p. 347-348.
98 Le Saint Voyage de Jherusalem du seigneur d'Anglure, éd. F. BONNARDOT, Paris, 1878, p.
79-80.
99 Canon Pietro Casola's Pilgrimage to Jerusalem (1494), éd. M. NEWETT, Man-chester,
1907, p. 323.
100 Cf. H. PRESCOTT, Le Voyage de Jérusalem au XVe siècle, Paris, 1959, p. 119.
101 L. de CAMOENS, Les Lusiades, trad. R. Bismut, Lisbonne, 1954, V, 16, p. 129.
102 A. JAL, Archéologie navale, 2 vol., Paris, 1840 : II, p. 552.
103 L. de CAMOENS, Les Lusiades, IV, 86, p. 118.
104 Ouvrage signé « J.P. T. », Rouen, 1600. Cf. M.-Th. FOUILLADE et N. TUTIAUX, La Peur
et la lutte contre la peur dans les voyages de découvertes aux XVe et XVIe siècles, mémoire de
maîtrise dactyl., Paris I, 1972, p. 110-111.
105 L. de CAMOENS, Les Lusiades, VI, 80, p. 171.
106 Les Caractères ( « De la peur, ou du défaut de courage »).
107 SHAKESPEARE, Œuvres complètes (éd. de La Pléiade), II, 1965, p. 1476-1477.
108 Ibid., p. 1477.
109 G. BACHELARD, L'Eau et les rêves, p. 103.
110 Je remercie très vivement le père Witters qui m'a signalé et traduit cette chanson.
111 P.-G. d'AYALA, « Les imagiers du péril en mer », dans Courrier des Messageries
maritimes, n° 125, nov.-déc. 1971, p. 17-24.
112 P. SÉBILLOT, Légendes..., II, p. 317-318.
113 Léonard de Vinci par lui-même, textes choisis, traduits et présentés par A. CHASTEL, Paris,
1952, p. 195-196.
114 Fr. RUSSEL, Dürer et son temps (coll. Time-Life), 1972, p. 159.
115 B.N., Paris, rés. Z 855 et rés. D 4722. Cf. M. LECLERC, La Crainte de la fin du monde
pendant la Renaissance, mémoire de maîtrise dactyl., Paris I, 1973, p. 48-66.
116 M. FOUCAULT, Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, éd. 1972, p. 23, et plus
généralement sur ce thème p. 22-24.
117 SHAKESPEARE, Œuvres complètes, II, p. 1481.
118 P. SÉBILLOT, Légendes..., I, p. 153.
119 J.-C. BAROJA, Les Sorcières et leur monde, Paris, 1972, p. 147.
120 P. SÉBILLOT, Légendes..., I, p. 173-175.
121 SHAKESPEARE, La Tempête, p. 1481.
122 N.-G. PLOITIS, « Le feu Saint-Elme en Grèce moderne », dans Mélusine, II, p. 117.
123 Cf. C. JOLICŒUR, Le Vaisseau fantôme. Légende étiologique, Québec (université Laval),
1970, notamment p. 136-139.
124 K. THOMAS, Religion and the Decline of Magic, Londres 1971, p. 92.
125 Bibl. de Corpus Christi Collège, Cambridge, ms. 148, f° 33v° ; et Londres, British Museum,
ms. 3120, f° 31.
126 SHAKESPEARE, La Tempête, p. 1481.
127 M.-Th. FOUILLADE et N. TUTIAUX, La Peur... dans les voyages de découvertes..., p. 59.
Je me suis également servi de ce travail pour ce qui suit.
128 J.-C. BAROJA, Les Sorcières..., p. 186.
129 P. MARTYR d'ANGHIERA, De Orbe novo, éd. Gaffarel, Paris, 1902, 2e décade, p. 142.
130 J. de LERY, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, éd. Paris, 1927, p. 138.
131 Cf. sur cette question R. CAILLOIS, « Du Kraken à la pieuvre », dans Courrier des
Messageries maritimes, n° 133, mars-avril 1973, p. 11-17.
132 DENYS-MONTFORT, L'Histoire naturelle, générale et particulière des mollusques, 6 vol.,
Paris, 1802. Les poulpes sont décrits t. II, p. 133-412, et t. III, p. 5-117.
133 C. JOLICŒUR, Le Vaisseau Fantôme..., p. 29.
134 J. GUYARD, Le Voyage d'Italie du père Cresp, thèse de IIIe cycle de Paris IV, 1971, ex.
dactyl., p. 32.
135 A. GRAF, Miti, leggende e superstizioni del Medio Evo, 2 vol., Florence-Rome, 1893: II, p.
363-375.
136 G.E. de ZURARA, Chronique de Guinée, trad. L. Bourdon, Dakar, 1960, p. 69-70.
137 L. de CAMOENS, Les Lusiades, V, p. 39-44. Allusions à Bartolomeu Dias qui découvrit le
cap en 1488 et à la tempête essuyée par la flotte de Cabral, en 1500, au retour du Brésil, près du
cap de Bonne-Espérance. B. Dias y périt.
138 J. LE GOFF, « L'Occident médiéval et l'océan Indien. Un horizon onirique », dans
Méditerranée et océan Indien. VIe colloque international d'histoire maritime, Paris, 1970, p. 243-
263.
139 A. DUCELLIER, Le Drame de Byzance, Paris, 1967, p. 169.
140 Cette opinion encore dans la seconde moitié du XVIe siècle dans BOAISTUAU, Histoires
prodigieuses, Paris, 1961, p. 52.
141 R. PILLORGET, Les Mouvements insurrectionnels en Provence entre 1596 et 1715, ex.
dactyl. (Paris IV), 1973, p. 712.
142 Cité dans Y.-.M. BERCÉ, Histoire des croquants. Etude des soulèvements populaires au
VIIe siècle dans le sud-ouest de la France, 2 vol., Paris-Genève, 1974: II, p. 636, M. FOISIL, La
Révolte des nu-pieds et les révoltes normandes de 1639, Paris, 1970, p. 150.
143 Cité dans Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants, Ier, p. 416.
144 R. MOUSNIER, Fureurs paysannes, p. 145.
145 Cité dans Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., p. 65. Cf. aussi M. FOISIL, La Révolte
des nu-pieds, p. 189.
146 Y.-M. BERCÉ, Histoire des Croquants, I, p. 205.
147 Ibid., II, p. 524-526.
148 M. FOISIL, La Révolte des nu-pieds, p. 189.
149 Ibid., p. 190.
150 Cité dans Y.-M. BERCÉ, Croquants et nu-pieds, Paris, 1974, p. 66.
151 Ibid., notamment p. 41-42, 66, 131-138, 152-153, 169-175. Pour 1789, cf. G. LEFEBVRE,
La Grande Peur, p. 45-46.
152 Ibid., p. 41.
153 G. LEFEBVRE, La Grande Peur, p. 111-113.
154 Y.-M. BERCÉ, Croquants et nu-pieds, p. 176.
155 Luther s'en prend aux « trois murs de la Romanité » dans l'Appel à la noblesse chrétienne
de la nation allemande (août 1520).
156 G. NIGRINUS, Apocalypsis, Francfort-sur-le-Main, 1593, p. 631, cité dans J. JANSSEN,
La Civilisation en Allemagne..., VI, p. 13.
157 Ch. PAILLARD, Mémoires historiques sur l'arrondissement de Valenciennes, publiés par la
Société d'agriculture, t. V et VI, Valenciennes, 1878-1879, 2 vol. Ici, V, p. 306.
158 A. FLECHTER, Tudor Rebellions, Londres, 1970, p. 34-35.
159 Ibid., p. 36.
160 Ibid., p. 128.
161 Ibid., p. 49.
162 H. HAUSER, La Prépondérance espagnole, 2e éd., 1940, p. 217.
163 LE Roux de LINCY, Le Livre des proverbes français, Paris, 1842, II, p. 289.
164 Ibid., id., et p. 358.
165 Ibid., p. 334.
166 M.-Chr. BRUGAILLÈRE et M. GERMAIN, Etude de mentalités à partir des proverbes
français (XIIIe-XVIe s.), mémoire de maîtrise dactyl., Paris I, p. 14-15. Même référence pour les
citations suivantes.
167 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau des sorcières, trad. A. Danet, Paris, 1973, p.
399-400.
168 Ibid., p. 419-420.
169 J. BODIN, La Démonomanie des sorciers, Paris, 1580, liv. III, chap. 11.
170 Communication de Mlle M. Shamay à mon séminaire.
171 J.C. BAROJA, Les Sorcières..., p. 173.
172 Fr. BAVOUX, Hantises et diableries dans la terre abbatiale de Luxeuil, Monaco, 1956, p.
59-61.
173 Pour la Suisse, par exemple, voir les cas cités par COHN, Europe's Inner Demons, Sussex
Univ. Press, 1975, p. 240-241, d'après E. HoFFMANN-KRAYER, « Luzerner Akten zum Hexen-
und Zauberwesen », dans Schweizerisches Archiv für Volkkunde, vol. II, Zurich, 1899, p. 22-40,
81-122, 189-224, 291-325.
174 A. MACFARLANE, Witchcraft in Tudor and Stuart England, Londres, 1970, p. 168.
175 R. SCOT, The Discovery of Witchcraft, 1584, p. 374 de l'éd. de 1964 cité par A.
MACFARLANE, Witchcraft..., p. 168.
176 J'utilise ici une étude de J.L. PEARL « Witchcraft in New France : the social Aspect »,
1975, que l'auteur m'a dressée en manuscrit, notamment p. 11-12.
177 Chapitre VIII du Lie-Tseu (environ 300 av. J.-C.), trad. L. Wieger dans Les Pères du système
taoïste, p. 199. Information aimablement communiquée par mon collègue Jacques Gernet que je
remercie.
178 J.-C. BAROJA , Les Sorcières..., p. 145-146.
179 Et. DELCAMBRE, Le Concept de sorcellerie dans le duché de Lorraine au XVIe et au
XVIIe siècle, 3 vol., Nancy, 1948-1951, IV, p. 215-216.
180 H. INSTITORIS..., Le Marteau..., p. 404-405.
181 Et. DELCAMBRE, Le Concept..., II, p. 73.
182 H. INSTITORIS et J. ESPRENGER, Le Marteau..., p. 355-356.
183 E. LE ROY-LADURIE, « L'aiguillette », dans Europe, 1974, p. 134-146.
184 Textes cités par J. ESTÈBE, Protestants du Midi, 1559-1598 (thèse d'Etat), 2 vol. dactylo.,
Toulouse, 1977: II p. 549-550. Cf. aussi E. LE ROY-LADURIE, Les Paysans du Languedoc, 2
vol., Paris, 1966: Ier, p. 409.
185 P. de LANCRE, L'Incrédulité et mescréance du sortilège plainement convaincue..., 1622, p.
314.
186 J. BODIN, La Démonomanie..., 1580, p. 57.
187 H. BOGUET, Discours exécrable des sorciers..., éd. 1603, p. 78. Cf. R. MANDROU,
Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris 1968, p. 149.
188 Ch. BERTHELOT Du CHESNAY, Les Missions de saint Jean Eudes, Paris, 1968, p. 114.
189 J.-B. THIERS, Traité des superstitions qui regardent tous les sacremens éd. consultée ici de
1777, II, p. 509-515.
190 J. BODIN, Démonomanie..., p. 58-59.
191 J.-B. THIERS, Traité des superstitions qui regardent tous les sacremens, IV, p. 519. Ces
textes et les suivants cités à la suite de Fr. LEBRUN « Le Traité des superstitions de J.-B. Thiers.
Contribution à l'ethnographie de la France au XVIIe siècle », dans Annales de Bretagne et des pays
de l'Ouest, 1976, n° 3, p. 454.
192 Ibid., IV, p. 521.
193 Ibid., id.
194 Ibid., p. 522.
195 Ibid., id.
196 Ibid., p. 504.
197 Ibid., p. 518.
198 P. CRESPET, Deux Livres sur la haine de Satan, 1590, p. 17.
199 E. LE ROY-LADURIE, « L'aiguillette », p. 137-138.
200 J.-L. FLANDRIN, « Mariage tardif et vie sexuelle », dans Annales E.S.C., 1972, p. 1368.
201 MONTAIGNE, Essais, I, chap. xxi. Les arguments de Montaigne sont repris par un devisant
des Sérées de G. Boucimr, éd. Roybet, en 6 vol. (1873...), Ier, p. 87-90.
202 Voir plus loin.
203 Cette citation et la précédente dans les sermons de la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais
comme témoins d'un « discours » qui avait été plus violent aux XVIe et XVIIe siècles. Cf. N.
PERIN, Recherches sur les formes de la dévotion populaire dans la région ardennaise à la fin du
XVIIe siècle. Thèse de 3e cycle dactyl., Nancy, 1974, I, p. 33.
204 J.-B. THIERS, Traité des superstitions... les sacremens, 1, p. 132-138.
205 J. DELUMEAU, « Les réformateurs et la superstition a dans Actes du colloque Coligny,
Paris, 1974, p. 451-487, avec les références des textes utilisés ci-dessous, notamment par B.
VOGLER, Vie religieuse en pays rhénan dans la seconde moitié du XVIe siècle (1556-1619), 3
vol., Lille, 1974, II, p. 815-839.
206 E. von KRAEMER, « Les maladies désignées par le nom d'un saint », dans
Commentationes humanarum litteratum, Helsinki, 1950, p. 1-148. Fr. LAPLANTINE, La
Médecine populaire des campagnes françaises aujourd'hui, Paris, 1978, p. 58.
207 Historia Francorum, IV, dans MIGNE, Patr. lat., LXXI, Paris, 1879, col. 281.
208 J. CHARTIER, Chronique de Charles VII, éd. Vallet de Viriville, I, Paris, 1858, p. 5-6.
209 Gargantua, II, éd. Lefranc..., Paris, 1912-1913, p. 365-366.
210 Coll. Peregrinatio..., trad. J. Pineau, La Pensée religieuse d'Erasme, Paris, 1923, p. 228.
211 H. ESTIENNE, Apologie pour Hérodote, 1566; éd. P. Ristelhuber, 2 vol., Paris, 1879: II, p.
324-326.
212 H. GAIDOZ, « L'étymologie populaire et le folklore », dans Mélusine, IV, col. 515.
213 C. LEBER, Collections des meilleures dissertations, notices et traités particuliers relatifs à
l'histoire de France, VII, Paris, 1838, p. 500-504.
214 Sur les feux de la Saint-Jean, cf. notamment A. VAN GENNEP, Manuel de folklore français
contemporain, 12 vol., Paris, 1943-1958. Ici, I, IV. 2, notamment p. 1818-1819.
215 J. DELUMEAU, « Les réformateurs et la superstition », dans Actes du colloque Coligny, p.
474-476.
216 B. SANNIG, Collectio sive apparatus absolitionum, benedictionum, conjurationum,
exorcismorum, Venise, 1779.
217 Cf. E. ROLLAND, Faune populaire de France, Paris, 1967, Ier, p. 105-106.
218 Cf. Ch. MARCEL-ROHILLARD, Le Folklore de la Beauce, VIII, Paris, 1972, p. 10.
219 MANSI XXI, p. 121 : Synodus compostellana, ann. 1114. Je remercie le père Chiovaro de
m'avoir signalé ce texte.
220 M.-S. DUPONT-BOUCHAT, La Répression de la sorcellerie dans le duché de Luxembourg
aux XVIe et XVIIe siècles, thèse (philo. et lettres), Louvain, 1977, ex. dactyl., I, p. 72-73. L'essentiel
de cette thèse doit être publié dans l'ouvrage collectif Prophètes et sorciers des Pays-Bas.
221 Cf. à ce sujet D. BERNARD, Les Loups dans le bas Berry au XIXe siècle et leur disparition
au début du XXe. Histoire et tradition populaire, Paris, 1977, surtout chap. VII et VIII.
222 P. de L'ESTOILE, Journal, éd. L.-R. Lefèvre, Paris, 1948, Ier, p. 527.
223 Mémoires du chanoine J. Moreau sur les guerres de la Ligue en Bretagne, publiés par
H.WAQUET, Quimper, 1960, p. 277-279.
224 Ph. WOLFF, Documents de l'histoire du Languedoc, Toulouse, 1969, p. 184.
225 Cf. R. MANDROU, Magistrats et sorciers..., notamment p. 149 et 162. Pour une
interprétation psychanalytique de la mythologie du loup-garou, cf. E. JONES, Le Cauchemar,
Paris, 1973, et N. BELMONT, « Comment on peut faire peur aux enfants » dans Topique, n° 13,
1974, p. 106-107.
226 M.-S. DUPONT-BOUCHART, La Répression..., Ier, p. 73.
227 Cf. E. ROLLAND, Faune populaire, I, p. 124.
228 Pour ces deux documents, successivement : a) Cinq Siècles d'imagerie française : cat.
expos. 1973 : musée des Arts et Traditions populaires de Paris, p. 90-91. Texte et gravure datent de
1820-1830 et sont imprimés à Paris ; b) A.D. Perpignan, G. 14 (liasse) : lettre de la curie
diocésaine signée du vicaire capitulaire Lléopart et dressée aux curés du diocèse. Texte en catalan
traduit par M. l'abbé E. Cortade qui a eu la gentillesse de me communiquer ce document.
229 Communication à mon séminaire. Une importante contribution de cet auteur à l'histoire de
l'astrologie est Le Signe zodiacal du Scorpion, Paris-La-Haye, 1976.
230 J. CALVIN, Œuvres françaises, éd. P. Jacob (Advertissement...), p. 112-115.
231 Cité par J. JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, éd. Paris, 1902, VI, p. 409-410.
232 Cf. Fr. PONTHIEUX, Prédictions et almanachs du XVIe siècle, mémoire de maîtrise, Paris
I, 1973, ex. dactyl.
233 Ibid., p. 75-76: prédictions de 1568. Et Un Couvent persécuté au temps de Luther. Mémoires
de Charité Pirkeimer, Paris, trad. H.-Ph. Heuzey, 1905.
234 M. LUTHER, Œuvres (éd. Labor et Fides), Genève, 1957 et suiv., VIII p. 103.
235 Tous ces titres de brochures dans J.-P. SEGUIN, L'Information en France avant le
périodique : 517 canards imprimés entre 1529 et 1631, Paris, 1964, p. 95-100.
236 ID., ibid.
237 Cité dans J. JANSSEN, La Civilisation en Allemagne, VI, Paris, 1902, p. 388.
238 Ibid., p. 388-389.
239 Ibid., p. 391.
240 E. LABROUSSE, L'Entrée de Saturne au Lion. L'éclipse de soleil du 12 août 1654, La
Haye, 1974, p. 5.
241 Cité dans ibid., p. 25.
242 Cité dans ibid., p. 26.
243 Cité dans ibid., p. 38. L'anecdote se retrouve dans les Pensées sur la comète de Bayle, § 51.
244 Cf. L. THORNDIKE, A History of Magic and Experimental Science, 8 vol., New York,
Londres, 1923-1958 : III (XIVe siècle) ; IV (XVe siècle) ; V et VI (XVIe siècle).
245 Cf. J. DELUMEAU, La Civilisation de la Renaissance, Paris, 1973, p, 393-402, 481-490 et
571.
246 J. BURCKHARDT, La Civilisation de la Renaissance en Italie, éd. Schmitt-Klein (Livre de
Poche) 1958: vol. III, p. 142-191.
247 Ces renseignements dans K. THOMAS, Religion and the Decline of Magic, Londres, 1971,
p. 355.
248 M. LEROUX de LINCY, Le Livre des proverbes..., I, p. 107 (Calendrier des bons
laboureurs, 1618).
249 ID., ibid. (Almanach perpétuel).
250 K. THOMAS, Religion..., p. 297.
251 Ibid., p. 297 et 616.
252 Ibid., p. 297 et 620.
253 Ibid., p. 296.
254 Ibid., p. 296.
255 Ibid., p. 616.
256 J.-B. THIERS, Traité des superstitions... les sacremens..., I, p. 153-229.

Chapitre 2
257 Cf. plus haut, p. 67.
258 RONSARD, Hymne des daimons, notamment V, p. 160-369.
259 L. FEBVRE, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle, éd. de 1968, p. 410-418. Au sujet
des revenants, cf. l'ouvrage fondamental de E. LEROY-LADURIE, Montaillou, Paris, 1975, p.
576-611.
260 N. TAILLEPIED, Traicté de l'apparition des esprits, à scavoir des âmes séparées,
fantosmes, prodiges et accidens merveilleux, Rouen, 1600. Ed. consultée, Paris 1616, p. 139. J'ai lu
le très beau livre de Ph. ARIÈS, L'Homme devant la mort, Paris, 1977, au moment où je remettais
le présent ouvrage à l'éditeur. Je compte m'en inspirer dans le tome qui suivra celui-ci. De toute
façon, Ph. Ariès a fait peu de place à la croyance aux revenants dans son étude, par ailleurs si riche
et si passionnante.
261 Communication d'H. PLATELLE au congrès des Sociétés savantes, Besançon, mars 1974.
262 Cf. J. LECLER, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, 2 vol., Paris, 1955 : I, p.
225.
263 Y. CASAUX, Marie de Bourgogne, Paris, 1967, p. 318-319. Je remercie le père W Witters
d'avoir attiré mon attention sur cette anecdote.
264 Ces deux récits m'ont été signalés par R. Muchembled que je remercie : B. M. de Lille ; ms.
n° 795, fos 588v°-589r° (n° 452 du Catalogue des manuscrits de la B.M. de Lille, Paris, 1897, p.
307-310).
265 RONSARD, Œuvres complètes, éd. G. Cohen (éd. de La Pléiade), 1950, Ier, p. 451.
266 Du BELLAY, Œuvres poétiques, éd. H. Chamard, 1923, V, p. 132.
267 N. TAILLEPIED, Traicté de l'apparition des esprits..., p. 125-126.
268 P. LE LOYER, Discours des spectres, ou visions et apparitions d'esprits, comme anges,
démons et âmes se monstrans visiblement aux hommes, 2e éd. Paris, 1608 (t. II, liv. VI., chap. xv).
La 1re éd. sous un titre différent est de 1586.
269 E. MORIN, L'Homme et la mort, Paris, éd. de 1970, notamment p. 132-156.
270 P. LE LOYER, Discours des spectres..., p. 3.
271 N. TAILLEPIED, Traicté de l'apparition des esprits..., p. 19, 34, 41 et 49.
272 P. LE LOYER, Discours des spectres.., p. 27.
273 Ibid., p. 31.
274 L. LAVATER, Trois livres des apparitions des esprits, fantosmes, prodiges et accidens
merveilleux qui précèdent souventes fois la mort de quelque personnage renommé, ou un grand
changement ès choses de ce monde, s.l., 1571.
275 G. DUBY, L'An mil, Paris, 1967, p. 76.
276 N. TAILLEPIED, Traicté de l'apparition des esprits..., p. 109.
277 Ibid., p. 227, 240-241.
278 A. d'AUBIGNÉ, Œuvres complètes, éd. Réaume, Paris, 1873-1892, IV (« Misères »), p. 56.
279 Bibl. mazarine, ms. 1337, fos 90v° -91r°. Je remercie très vivement Hervé Martin, maître
assistant à l'université de Haute-Bretagne, qui a bien voulu me communiquer la copie qu'il a faite
de ce document.
280 Dom Augustin CALMET, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les
revenants de Hongrie, de Moravie, etc., 2 vol. L'édition consultée ici est celle de 1751 : I, p. 342.
281 Ibid., I, p. 388-390.
282 Ibid., I, p. 438.
283 Cf. par exemple G. BOLLEME, La Bibliothèque bleue, Paris, 1971, p. 256-264: « Dialogue
du solitaire et de l'âme damnée. » (XVIIIe siècle.)
284 A. CALMET, Traité sur les apparitions..., II, p. 31-151. Pour la Roumanie, cf. « L'homme
», Revue française d'anthropologie, juil-sept. 1973, p. 155, n° 2.
285 G. et M. VOYELLE, Vision de la mort et de l'au-delà en Provence, Paris, 1970, p. 27.
286 Quentiliou Jésus, trad. Sécard, p. 134.
287 CAMBRY, Voyage dans le Finistère, éd. Fréminville, Brest, 1836, p. 164.
288 Ibid., p. 173.
289 Ed. de 1945, Paris, p. XLIII.
290 Ibid., p. XLII.
291 Outre l'ouvrage de A. LE BRAZ, cf. A. VAN GENNEP, Manuel..., 1, II, Paris, 1946, p. 800-
801.
292 Y. BRESILIEN, La Vie quotidienne des paysans en Bretagne au XIXe siècle, Paris, 1966,
notamment p. 214-215.
293 L.-V. THOMAS, Anthropologie de la mort, Paris, 1976, p. 182, et aussi p. 23-45, 152, 301,
353, 511-518.
294 J.-G. FRAZER, La Crainte des morts, Paris, 1934, p. 9.
295 Confessions devant l'Inquisition de Bahia de « Doña Custodia [de Faria], Cristâ nova et de
Beatis Antunes Cristã nova no tempo da graça », 31 janvier 1952 : Primeira visitação do Santo
Officio as partes do Brasil; II, Denunçãoes da Bahia, 1591-1593 ; Sâo Paulo, 1925. Sur les Juifs
au Brésil, cf. A. NOVINSKI, Cristños Novos na Bahia, Sâo Paulo, 1972.
296 J.-B. THIERS, Traité de superstitions, I, p. 236 ; IV, p. 347. Fr. LEBRUN, « Le Traité.. », p.
455.
297 A. VAN GENNEP, Manuel..., 1, II, p. 674.
298 D. FABRE et J. LACROIX, La Vie quotidienne des paysans du Languedoc au XIXe siècle,
Paris, 1973, p. 144-145.
299 J.-B. THIERS, Traicté des superstitions, I, p. 236 ; Fr. LEBRUN, « Le traité... », p. 456
300 N. BELMONT, Mythes et croyances de l'ancienne France, Paris, 1973, p. 64.
301 Ibid., p. 63.
302 A. VAN GENNEP, Manuel..., 1, II, p. 791.
303 L.-V. THOMAS, Anthropologie..., p. 301. Cf. aussi p. 512 de ce même ouvrage.
304 Fr. LEBRUN, Les Hommes et la mort..., p. 460-461. Ph. ARIÈS, L'Homme devant la mort,
p. 289 et suiv.
305 Communication de Mme Decornod à mon séminaire.
306 L.-V. THOMAS, Anthropologie..., p. 301.
307 A. LOTTIN, Vie et mentalité d'un Lillois sous Louis XIV, Lille, 1968, p. 282.
308 J.-B. THIERS, Traité des superstitions, I, p. 239. Fr. LEBRUN, « Le traité... », p. 455.
309 Ibid., I, p. 185. F. LEBRUN, « Le traité... », p. 456.
310 G. WELTER, Les Croyances primitives et leurs survivances, Paris, 1960, p. 62-63.
311 Télégramme de Brest du 31 août 1958. Je remercie M. Mollat qui m'a communiqué ce texte.
312 A. LE BRAZ, La Légende de la mort, II, p. 1639.
313 C. JOLICŒUR, Le Vaisseau fantôme..., p. 20-21.
314 J. TOUSSAERT, Le -Sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen Age, Paris, 1963, p.
364-365.
315 A. MICKIEWICZ, Œuvres poétiques complètes, 2 vol., Paris, 1845, I, p. 70.
316 P.-Y. SEBILLOT, Le Folklore de la Bretagne, rééd. Paris, 4 vol., 1968 : II, p. 239-242.
317 Communications de M. Ludwik Stomma (à deux colloques tenus à Sandomierz et à
Varsovie en avril 1976) qui m'a autorisé à reproduire ce tableau. Je l'en remercie très sincèrement.
318 Cf. à cet égard le t. II de l'ouvrage de dom CALMET, Traité sur les apparitions...
319 A. VAN GENNEP, Manuel.... 1, II, p. 791.
320 J'aborde plus loin à la fin du ch. IX le problème de la possible liaison entre antisémitisme et
peur des revenants.
321 Tous ces rappels inspirés du Vocabulaire de théologie biblique (sous la direction de X.
LÉON-DUFOUR, Paris, 1971, c. 680-690 et 848-851.
322 Je remercie vivement le père Th. Rey-Mermet d'avoir attiré mon attention sur ce roman.
323 G. SIMENON, Œuvres complètes : I, Le Roman de l'homme, p. 27-29. Le père Fr.
Bourdeau a bien voulu me signaler ce texte. Je lui exprime ma gratitude.
324 J. BOUTONIER, Contribution..., p. 134-146.
325 Ibid., p. 139.
326 A. de MUSSET, Poésies complètes (éd. de La Pléiade), 1954, p. 154.
327 G. de MAUPASSANT, Contes de la Bécasse («La peur »), éd. L. Conard, Paris, 1908, p.
75.
328 « La Peur » parut dans Le Gaulois du 23 octobre 1882.
329 M. LEROUX de LINCY, Le Livre des proverbes, I, p. 113 (Comédie des proverbes, acte Ier).
330 Ibid., II, p. 32 (GRUTHER, Recueil).
331 Ibid., I, p. 113 (Almanach perpétuel).
332 Ibid., id. (Comédie des proverbes, acte I).
333 Ibid., I, p. 132 (BOUVELLES, Proverbes).
334 Ibid., id. (Adages françois).
335 Ibid., id. (Adages françois).
336 Ibid., id. (Adages françois).
337 L. de CAMOENS, Les Lusiades, IV, 1, p. 97.
338 SHAKESPEARE, Le Songe d'une nuit d'été (éd. de La Pléiade), p. 1197.
339 Ibid., p. 1161.
340 Ibid., p. 1203.
341 Ibid., p. 1184.
342 Ed. de la bibl. elzévirienne, Paris, 1855.
343 Ibid., p. 156.
344 Ibid., id.
345 Ibid., p. 35.
346 Ibid., p. 36.
347 Ibid., p. 37.
348 Ibid., p. 153.
349 Ibid., p. 154.
350 Ibid., id.
351 SHAKESPEARE, Le Songe..:, p. 1163-1164.
352 M. T. JONES-DAVIES, Un Peintre de la vie londonienne : Thomas Dekker, 2 vol., Paris,
1958 : I, p. 294.
353 L.-V. THOMAS, Anthropologie..., p. 24-25.
354 Cité et traduit dans Ch. SCHWEITZER, Un Poète allemand du XVIe siècle. Etude sur la vie
et les œuvres de H. Sachs, Paris, 1886, p. 65.
355 Voir plus haut, p. 41.
356 DANTE, L'Enfer, trad. A. Masseron, Paris, 1947, p. 16, 36, 50 et 69.
357 G. BUDÉ, De transitu hellenismi ad christianismum, trad. M. Lebel, Sherbrooke, 1973, p.
8, 74, 85, 194, 198.
358 E. TABOUROT DES ACCORDS, Les Bigarrures et Touches du Seigneur Des Accords,
avec les Apophtegmes du sieur Gaulard et les Escraignes dijonnoises, Paris, 1603, s.p (partie IV).
359 R. VAULTIER, Le Folklore pendant la guerre de Cent Ans d'après les lettres de
rémission..., Paris, 1965, p. 112-114.
360 MONTAIGNE, Journal de voyage, p. 109-110 (le jour du « jeudi gras » . festin du «
Castellian »).
361 M.T. JONES-DAVIES, Un Peintre..., I, p. 306.
362 R. PIKE, « Crime and Punishment in Sixteenth-Century Spain », dans The Journal of
European Economic History, 1976, n° 3, p. 694.
363 Réponses à la violence (rapport présenté par le Comité d'études sur la violence, la
délinquance et la criminalité), 2 vol., Paris, 1977 (Press Pocket) : II, p. 179.
364 M.T. JONES-DAVIES, Un Peintre..., Ier, p. 326.
365 Ibid., I, p. 392.
366 Ibid., I, p. 247.
367 Ibid., I, p. 258.
368 J.-C. NEMEITZ, Séjour de Paris, c.-a.-d. Instructions fidèles, publié dans A. FRANKLIN,
La Vie privée d'autrefois, 27 vol., Paris, 1887-1902: t. XXI, p. 57-58.
369 Ces renseignements dans ibid., t. IV, p. 5. Cf. B. GEREMEK, Les Marginaux parisiens aux
XIVe et XVe siècles, Paris, 1976, p. 27 et suiv. (avec bibliographie).
370 R. VAULTIER, Le Folklore..., p. 111-112.
371 Cité dans ibid., p. 113. Cf. CAMPION, « Statuts synodaux de Saint-Brieuc », dans la Revue
de Bretagne, 1910, p. 23-25.
372 Ibid., p. 123.
373 Ibid., p. 169-170.
374 Ibid., p. 170.
375 M.T. JONES-DAVIES, Un Peintre..., I, p. 215.
376 Ibid., id.
Chapitre 3
377 L'ouvrage fondamental sur cette question est maintenant celui de J.-N. BIRABEN, Les
Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, 2 vol., Paris-La
Haye, 1975-1976. Pour ce qui concerne les attitudes collectives en temps d'épidémie, j'ai beaucoup
utilisé la thèse de médecine de Mme M.-Chr. DE-LAFOSSE, Psychologie des foules devant les
épidémies de peste du Moyen Age à nos jours en Europe, ex. dactyl., Rennes I, 1976.
378 Sur l'action de ces trois maladies au XVIIIe siècle dans l'ouest de la France, cf. Fr.
LEBRUN, Les Hommes et la mort en Anjou, Paris, 1971, p. 367-387, et J.-P. GouBERT, Malades
et médecins en Bretagne, 1770-1790, Paris-Rennes, 1974, p. 316-378.
379 Cf. J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., I, p. 25-48 et 375-377 ; « La peste dans l'Europe
occidentale et le bassin méditerranéen », dans Le Concours médical, 1963, p. 619-625 et 781-790,
et J.-N. BIRABEN et J. LE GOFF, « La peste dans le haut Moyen Age », dans Annales, E.S.C.,
nov.-déc. 1969, p. 1484-1510.
380 E. CARPENTIER, « Autour de la Peste Noire : famines et épidémies au XVIe siècle », dans
Annales, E.S.C., nov.-déc. 1962, p. 1082. Cf. du même auteur : Une Ville devant la peste : Orvieto
et la Peste Noire de 1348, Paris, 1962.
381 S. GUILBERT, « A Châlons-sur-Marne au XVe siècle : un conseil municipal face aux
épidémies », dans Annales, E.S.C., nov.-déc. 1968, p. 1286.
382 J.-N. BIRABEN, « La peste... », dans Le Concours médical, 1963, p. 781.
383 H. DUBLED, « Conséquences économiques et sociales des mortalités du XIVe siècle,
essentiellement en Alsace », dans Revue d'histoire économique et sociale, t. XXXVII, 1959, p.
279.
384 J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., Ier, p. 121.
385 Cf. notamment B. BENNASSAR, Recherches sur les grandes épidémies dans le nord de
l'Espagne à la fin du XVIe siècle, Paris, 1969, et P. CHAUNU, La Civilisation de l'Europe
classique, Paris, 1966, p. 214-223.
386 Compléter le livre de B. BENNASSAR par J.-P. DESAIVE, « Les épidémies dans le nord
de l'Espagne à la fin du XVIe siècle », dans Annales E.S.C., nov.-déc. 1969, 1969, p. 1514-1517.
387 BENAERTS et SAMARAN, Choix de textes historiques, la France de 1228 à 1610, Paris,
1926, p. 34-35. '
388 BOCCACE, Le Décaméron, trad. J. Bourciez, Paris, 1952, p. 15.
389 K.-J. BELOCH, Bevolkerungsgeschichte Italiens, 3 vol., Berlin-Leipzig, 1937-1961: II, p.
133-136 et p. 160.
390 G. FOURQUIN, Histoire économique de l'Occident médiéval, Paris, 1969, p. 324.
391 E. CARPENTIER, « Autour de la Peste Noire », dans Annales, E.S.C., nov.-déc. 1962, p.
1065.
392 Ibid., id. Le cas de Givry est réétudié et discuté par J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., I, p.
157-162.
393 Cf. M. POSTAN et J. TITOW, « Heriots and Prices in Winchester Manors », dans English
Historical Review, 1959.
394 Y. RENOUARD, « Conséquence et intérêt démographique de la Peste Noire de 1348 »,
dans Population, III, 1948, p. 463.
395 J.-N. BIRABEN, « La peste... », dans Le Concours médical, 1963, p. 781.
396 J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., I, p. 116. Cf. aussi D. DEFOE, Journal de l'année de la
peste, trad. J Aynard, Paris, 1943, p. 6, et F.P. WILSON, The Plague in Shakespeare's London,
Oxford, 1963, p. 212.
397 CARRIÈRE,-M. COURDURIE, F. REBUFFAT, Marseille, ville morte. La peste de 1720,
Marseille, 1968, p. 302.
398 G. GALASSO, Napoli spagnota dopo Masaniello, Naples, 1972, p. 46.
399 K.-J. BELOCH, Bevolkerungsgeschichte..., III, p. 359-360. J.-N. BIRABEN, Les
Hommes..., I, p. 186-189.
400 J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., I, p. 198-218.
401 Cf. A. DOMINGUEZ-ORTIZ, La Saciedad espaftola en el siglo XVII, Madrid, 1963, p. 81.
P. CHAUNU, La Civilisation de l'Europe classique, Paris, 1966, p. 219.
402 J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., I, p. 13-16. Ch. CARRIÈRE..., Marseille, ville morte.... p.
171-178.
403 Cité dans Ch. CARRIÈRE,..., p. 163.
404 Storia della peste avvenuta nel Borgo di Busto-Arsizio, 1630, publ. par J.W.S. JOHNSSON,
Copenhague, 1924, p. 15.
405 Cf. par exemple B. BENNASSAR, Recherches..., p. 51. Discussion approfondie sur la
question dans J.-N. BIRADEN, Les Hommes..., I, p. 147-154.
406 J.-N. BIRABEN, « La peste », dans Le Concours médical, 1963, p. 785.
407 BOCCACE, Le Décaméron, p. 9.
408 D. DEFOE, Journal de l'année de la peste..., p. 160.
409 Ch. CARRIÈRE..., Marseille, ville morte..., p. 165.
410 Storia... di Busto..., p. 29.
411 P. GILLES Histoire ecclésiastique des Eglises... autrefois appelées... vaudoises, Genève,
1644, p. 508-509.
412 Fco de SANTA-MARIA, Historia das sagradas congregaçoes des conegos seculares de S.
Jorge em alga de Venesa e de S. João evangelista em Portugal, Lisbonne, 1697, p. 271. Je
remercie M. Eugenio Dos Santos de m'avoir procuré des photocopies de cet ouvrage.
413 Ce rappel et ce qui suit d'après H. MOLLARET et J.-B. ROSSOLLET, « La peste, source
méconnue d'inspiration artistique », dans Jaarboek 1965 : Koninklijk Museum voor schone
Kunsten, Anvers, p. 61-67.
414 Cf. Légende dorée : 4 août.
415 E. CARPENTIER, Une Ville devant la peste..., p. 125 et pièce justificative n° III.
416 Maintenant à la Niedersachsische Landesgalerie de Hanovre. Surtout ici : H. MOLLARET
et J. BROSSOLLET, « La peste, source... », p. 61-67.
417 Nuremberg. Germanisches National Museum. Cf. aussi M. MEISS, Painting in Florence
and Siena after the Black Death, Princeton, 1951, p. 77.
418 Reproduction dans J. DELUMEAU, La Civilisation de la Renaissance, Paris, 1973, pl. 29,
p. 68-69. Bayerisches Staatsgemäldesammlung de Munich.
419 BENAERTS.... Choix de textes..., 1348-1610, p. 34-35.
420 Cité dans M. DEVÈZE, L'Espagne de Philippe IV, 1621-1665, II, Paris, 1971, p. 318.
421 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 135.
422 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille ville morte..., p. 163.
423 Ibid., p. 166.
424 J.-N. BIRABEN, « La peste », dans Le Concours médical, 1963, p. 620.
425 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille ville morte..., p. 163.
426 Cf. H. MOLLARET et J. BROSSOLLET, « La Peste, source... », p. 15-17.
427 B. BENNASSAR, Recherches..., p. 53.
428 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 83.
429 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 303-306.
430 BOCCACE, Le Décaméron, p. 15.
431 A. MANZONI, Les Fiancés, trad. R. Guise, Paris, 1968, 2 vol., II, p. 64.
432 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 304.
433 J. DELUMEAU, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, 1971, p. 241.
434 M. MEISS, Painting in Florence..., p. 77. Excellente étude locale du culte de saint
Sébastien de MM. ANTHONY et SCHMITT, Le Culte de saint Sébastien en Alsace, Strasbourg,
1977.
435 B. GUIDES, Breve relação da fondação do Colegio dos meninos orfâos de Nossa Senhra
da Graça, éd. Porto, 1951, p. 235. Texte aimablement communiqué par E. Dos Santos.
436 Cité dans M. DEVÈZE, L'Espagne de Philippe IV, 1621-1665, II, p. 318.
437 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 72.
438 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 86-87.
439 Texte de Fra Benedetto Cinquanta cité par R. QUAZZA, La Preponderanza spagnuòla,
Milan, 1950, p. 59.
440 E. CARPENTIER, Une Ville devant la peste..., p. 100.
441 S. GUILBERT, « A Châlons-sur-Marne... », dans Annales, E.S.C., nov.-déc. 1968, p. 1285.
442 A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 56 ; Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 61.
443 A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 58.
444 Texte cité par L. CHEVALIER dans Le Choléra, la première épidémie du XIXe siècle
(bibliothèque de la révolution de 1848, t. XX), La Roche-sur-Yon, 1958, p. 5.
445 Ibid., p. 93.
446 J.-N. BIRABEN, « La peste... », dans Le Concours médical, 1963, p. 786.
447 BOCCACE, Le Décaméron, p. 18.
448 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 24-25.
449 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 66.
450 L. CHEVALIER, Le Choléra..., p. 15.
451 B. BENNASSAR, Recherches..., p. 52 et 58.
452 M. DEVÈZE, L'Espagne de Philippe IV, 1621-1665, II, p. 318.
453 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 66.
454 Ibid., p. 122.
455 Documents inédits en la possession de M. Jean Torrilhon qui me les a aimablement
communiqués.
456 H. Mollaret et J. BROSSOLLET, « La peste, source... », p. 30.
457 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 99.
458 Fco de SANTA-MARIA, Historia..., p. 270-272.
459 A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 105.
460 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 134.
461 Successivement Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 104; puis L. CHEVALIER,
Le Choléra..., p. 131.
462 A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 77: texte de Ripamonti, De peste quae fecit anno 1630,
Milan, 1940, p. 81.
463 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 78-79.
464 D. DEPOB, Journal... de la peste, p. 70.
465 Ibid., p. 59.
466 Ibid., p. 145.
467 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 124.
468 Ibid., p. 109.
469 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 68.
470 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 82.
471 A. PARÉ, Œuvres, éd. de P. Tartas, Paris, 1969 (d'après l'éd. de 1585), III, p. VIIIcXLV. Sur
ce thème, J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., II. p. 37-38.
472 LE MAISTRE, Conseil préservatif et curatif des fièvres pestilentes, Pont-à-Mousson, 1631,
p 62.
473 M. BOMPART, Nouveau Chasse-Peste, Paris, 1630, p. 6.
474 L.-A. MURATORI, Del governo della peste, e delle maniere di guardarsene, Modène,
1714, p. 329. Cf. aussi p. 328-336 et 408-415. Je remercie B. Bennassar d'avoir attiré mon
attention sur ce texte.
475 Cité par L. CHEVALIER, Le Choléra..., p. 45.
476 Cf. H. MOLLARET et J. BROSSOLET, « La peste, source... », p. 40-41.
477 A. PARÉ, Œuvres, III, p. VIIICXLIV-XLV.
478 M. BOMPART, Nouveau Chasse-Peste, p. 39.
479 THUCYDIDE, Guerre du Péloponnèse, II, chap. LII. Trad. J. Voilquin, Paris, 1966, Ier, p.
143.
480 BOCCACE, Le Décaméron, p. 10.
481 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 30-31.
482 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 110.
483 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 60-61.
484 J.-N. BIRABEN, « La peste... », dans Le Concours médical, 1963, p. 789.
485 THUCYDIDE, Guerre du Péloponnèse, II, chap. LIII, p. 143-144.
486 BOCCACE, Le Decaméron, p. 10.
487 Th. GUMBLE, La Vie du général Monk, trad. franç., Rouen, 1672, p. 265.
488 Cf. W.L. LANGER, « The Next Assignment », dans American Historical Review, janv.
1958, p. 298.
489 Ch. CARRIÈRE, .... Marseille, ville morte..., p. 102-103.
490 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 139-140.
491 Ibid., p. 141.
492 Ibid., p. 55, 71 et 98.
493 Ibid., p. 72.
494 MONTAIGNE, Les Essais, III, chap. XII (éd. Thibaudet, p. 290-291).
495 M. DEVÈZE, L'Espagne de Philippe IV, 1621-1665, II, p. 318.
496 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 58.
497 A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 77.
498 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 38.
499 Ibid., p. 86.
500 Ibid., p. 95, 131-143 et 144.
501 S. PEPYS, Journal, éd. H.W. Wheatley, V, p. 65 (3 sept. 1665).
502 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 57.
503 Cf. E. MALE, L'Art religieux de la fin du Moyen Age, Paris, 1908, p. 375 et suiv., et 423 et
suiv. ; J. HUIZINGA, Le Déclin du Moyen Age, p. 141-155 ; M. MEISS, Painting in Florence...,
chap. II ; A. TENENTI, La Vie et la mort à travers l'art du XVe siècle, Paris, 1952, et les
indications bibliographiques qui figurent dans W.L. LANGER, « The New Assignment », p. 297.
504 H. MOLLARET et J. BROSSOLLET, « La peste, source... », p. 70-76.
505 Ibid., p. 74.
506 Fr. VIATTE, « Stefano Della Bella : le cinque morti », dans Arte illustrata, 1972, p. 198-
210.
507 Sur tout cela, H. MOLLARET et J. BROSSOLLET, « La peste, source... », p. 13-26.
508 Cité dans J. ROUSSET, Anthologie de la poésie baroque française, Paris, 2 vol., 1968, II, p.
148.
509 Cf. U. RUGGERI, « Disegni del Grechetto », dans Critica d'arte, 1975, p. 33-42.
510 B. BENNASSAR, L'Homme espagnol, Paris, 1975, p. 187.
511 FREOUR..., « Réactions des populations... », dans Revue de psychologie des peuples, 1960,
p. 72.
512 BENAERTS, ..., Choix de textes..., p. 33-35.
513 Cité dans J. JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, VII, p. 106.
514 B. BENNASSAR, Recherches..., p. 56.
515 A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 75.
516 G. GALASSO, Napoli spagnuola..., p. 45.
517 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 87-88.
518 Ibid., p. 100.
519 Sümmtliche Werke (éd. Erlangen-Francfort), XXII, p. 327-336.
520 F.P. WILSON, The Plague..., p. 159.
521 J.W. JOHNSSON, Storia della peste..., p. 66-67.
522 Cité dans M. MOLLAT, Genèse médiévale..., p. 40.
523 BOCCACE, Le Décaméron, p. 11.
524 J. JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, VII, p. 412.
525 J.W. JOHNSSON, Storia della peste..., p. 27.
526 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 95.
527 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 79.
528 BOCCACE, Le Décaméron, p. 10.
529 Cf. notamment A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 73-76 ; Ch. CARRIERE, ..., Marseille,
ville morte..., p. 77, 93-94.
530 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 30-31 et 73-74.
531 Tous ces renseignements rassemblés par J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., I, p. 175.
532 BENAERTS..., Choix de textes..., p. 34-35.
533 B. BENNASSAR, Recherches..., p. 56.
534 A. MANZONI, Les Fiancés. II, p. 76-77.
535 Tadino cité par A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 63-64.
536 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 149.
537 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte.., p. 103.
538 Ibid., p. 88-98.
539 Ibid., p. 100.
540 J.W. JOHNSSON, Storia della peste, p. 13.
541 Cité dans M. MOLLAT, Genèse médiévale..., p. 42. Cf. aussi J.-N. BIRABEN, Les
Hommes..., II, p. 9-14.
542 P. MARCELLIN, Traité de peste, Lyon, 1639, p. 6.
543 M. BOMPART, Nouveau Chasse-Peste, p. 3.
544 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 161.
545 BENAERTS ..., Choix de textes..., p. 34-35.
546 BOCCACE, Le Décaméron, p. 8.
547 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 33-35.
548 Cf. E. WICKERSHEIMER, « Les accusations d'empoisonnement portées pendant la
première moitié du XIVe siècle contre les lépreux et les Juifs ; leurs relations avec les épidémies de
peste », IVe Congrès international d'histoire de la médecine (Bruxelles, 1923), Anvers, 1927, p. 6-
7.
549 Ibid., p. 1.
550 Ibid., p. 4-5.
551 A. LOPEZ de MENESES, « Una consecuencia de la Peste Negra en Cataluña: el pogrom de
1348 », dans Sefarad, Madrid-Barcelone, 1959, année XIX, fasc. Ier, p. 92-131. Cf. aussi A.
UBIETO-ARTETA, « La Peste Negra en la Peninsula Ibérica », dans Cuadernos de Historia,
Madrid, 1975, p. 47-67.
552 BENAERTS et SAMARAN, Choix de textes..., p. 33-35.
553 A. LOPEZ de MENESSES, « Una consecuencia... », p. 93.
554 B. BENNASSAR, Recherches..., p. 49.
555 R. BAEHREL, « Epidémie et terreur », dans Annales historiques de la Révolution
française, XXIII, 1951, p. 139.
556 J.W. JOHNSSON, Storia della peste..., p. 19.
557 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 21.
558 Anecdote reprise dans A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 70.
559 Cf. A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 171.
560 Toutes ces informations dans E.W. MONTER, « Witchcraft in Geneva », dans Journal of
Modern History, vol. XLIII, n° 1, mars 1971, p. 183-184.
561 R. BAEHREL, Epidémie et terreur..., p. 114-115.
562 Sämmtliche Werke (éd. Erlangen), XXII, p. 327-336.
563 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 126-127.
564 Ibid., p. 41.
565 Successivement, LUTHER, Sämmttiche Werke, XXII ; A. PARÉ, Textes choisis, p. 155 ; D.
DEFOE, Journal... de la peste, p. 63.
566 L. CHEVALIER, Le Choléra..., p. 19.
567 Mêmes références qu'à la note 190.
568 H. RENAUD, « Les maladies pestilentielles dans l'orthodoxie islamique », dans Bulletin de
l'institut d'hygiène du Maroc, III, 1934, p. 6.
569 A. PARÉ, Œuvres, III, p. VIIIeCXXIX.
570 T. VICARY, The English Mans Treasure, 1613, p. 223.
571 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 167.
572 Ibid., p. 62.
573 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 76.
574 L. CHEVALIER, Le Choléra..., p. 136.
575 Ce texte et les informations qui précèdent dans F.P. WILSON, The Plague in Shakespeare's
London, p. 138-139.
576 Cette identification et les renseignements qui suivent dans H. MOLLARET et J.
BROSSOLET, « La peste, source... », p. 97-99.
577 Cf. les distinctions de B. BENNASSAR, Recherches..., p. 55. Cf. aussi sur les processions,
J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., II, p. 65-69.
578 A. MANZONI, Les Fiancés, II, p. 69.
579 J.W. JOHNSSON, Storia della peste..., p. 23.
580 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 123.
581 J. BLANCO-WHITE, Cartas de España, Madrid, 1972, p. 164-165. Je remercie B.
Benassar d'avoir attiré mon attention sur ce document.
582 J.-N. BIRABEN, Les Hommes..., II, p. 56-57.
583 Ibid., p. 71-72.
584 J.W. JOHNSSON, Storia della peste..., p. 23.
585 Cité dans H. MELLARET et J. BROSSOLLET, « La peste, source... », p. 79.
586 Cf. Vita sti Rochi, auctore Fr. Diedo, dans Acta sanctorum, août, III, p. 399-407, et Acta.
brevoria, auctore anonymo, ibid., p. 407-410. Références aimablement communiquées par le père
W. Witters.
587 D. DEFOE, Journal... de la peste, p. 167.
588 Ch. CARRIÈRE, ..., Marseille, ville morte..., p. 118.
589 BENAERTS..., Choix des textes..., p. 34-35.

Chapitre 4
590 Y.-M. Bercé, Histoire des Croquants..., II, p. 674-681.
591 D. MORNET, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, Paris, 2e éd., 1934, p.
443-446.
592 G. RUDE, The Crow in History, 1730-1848, New York-Londres, 1964, p. 35. Cf. aussi
Violence and Civil Disorder in Italian Cities, 1200-1500, éd. L. Martines, Berkeley, 1972.
593 N.Z. DAVIS, Society and Culture in Early Modern France, Stanford (Cal.), 1975, p. 152-
187 avec bibliographie, p. 315-316.
594 G. LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, Paris, 1932, p. 61. Le livre de G. LEFEBVRE
est à compléter par les études de H. DINET, « La Grande peur en Hurepoix », dans Paris et Ile-de-
France, t. XVIII-XIX, Paris, 1970, p. 99-204, et « Les Peurs du Beauvaisis et du Valois, juillet
1789 », dans ibid., t. XXIII-XXIV, 1972-1973, p. 199-392. L'auteur insiste sur la diversité des
peurs et leur inégale répartition géographique. La concomitance des paniques autorise toutefois à
conserver l'expression « Grande Peur ».
595 G. Le BON, La Révolution française et la psychologie des foules, Paris, 1925, et
Psychologie des foules, Paris, éd. de 1947.
596 M. GARDEN, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, p. 582-592.
597 J'utilise ici une analyse présentée à mon séminaire par Mme Laurence FONTAINE.
598 L'ouvrage de E.J. HOBSBAWN, Les Primitifs de la révolte dans l'Europe moderne (éd.
franç. 1963), permet lui aussi ce regard rétroactif.
599 E. MORIN, La Rumeur d'Orléans, Paris, 1969, p. 108.
600 R.-H. TURNER, « Collective behavior », dans Handbook of Modern Sociology, edited by
R.E.L. Faris, Chicago, 1964, p. 398.
601 Ouest-France, 7 mars 1975.
602 E. MORIN, La Rumeur..., condensé des p. 11-116.
603 Pour ne pas alourdir la bibliographie, je renvoie seulement à M.I. PEREIRA de QUEROZ,
Réforme et révolution dans les sociétés traditionnelles: histoire et ethnologie des mouvements
messianiques, Paris, 1968.
604 Ibid., p. 81-87. Cf. aussi E.J. HOBSBAWN, Les Primitifs de la révolte, p. 73-91.
605 Ibid., p. 139.
606 Ibid., p. 72-75. Cf. aussi H. CANTRIL, The Psychology of Social Movements, New York,
1948, p. 139-140.
607 Cf. surtout P. LAWRENCE, Le Culte du cargo, Paris, 1974, et P. WORSLEY, Elle sonnera
la trompette, Paris, 1977.
608 Cf. surtout J. MACEK, Jean Hus et les traditions hussites, Paris, 1973, R. FRIE-
DENTHAL, Hérétique et rebelle, Paris, 1977, et aussi M. MOLLAT et Ph. WOLFF, Ongles bleus,
Jacques et Ciompi. Les révolutions populaires aux XIVe et XVe siècles, Paris, 1970, p. 251-270.
609 Cf. la monographie de F. GRAUS, Mětskà chudina ν době pěedhugitokě (« Les Indigents
des villes à l'époque préhussite »), Prague, 1949.
610 Par exemple en Allemagne à la veille de la guerre des paysans. Cf. à ce sujet J. JANSSEN,
La Civilisation en Allemagne depuis la fin du Moyen Age jusqu'au commencement de la guerre de
Trente Ans, 9 vol., Paris, 1887-1914 : II, p. 439-446.
611 J. MACEK, Jan Hus..., p. 127.
612 Ibid., p. 139.
613 N. COHN, Les Fanatiques de l'Apocalypse, Paris, 1962, p. 243-260.
614 Ph. DOLLINGER, Histoire de l'Alsace, Toulouse, 1970, p. 212-213.
615 Fr. ENGELS, La Guerre des paysans en Allemagne, trad. E. Bottigelli, Paris, 1974, p. 55.
616 Cité dans N. CORN, Les Fanatiques..., p. 247-248.
617 Cité dans ibid., p. 268. Voir dans ce livre la bibliographie p. 336-337. Cf. aussi J. LECLER,
Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, 2 vol., Paris, 1955 : I, p. 213-215.
618 Expression de M. LE LANNOU dans le Déménagement du territoire, Paris, 1967.
619 J. FROISSART, Chroniques (ed. Société histoire de France, 1874), V, (1356), p. 60 et 71.
620 Cf. M. MOLLAT et Ph. WOLFF, Ongles bleus, Jacques et Ciompi..., p. 116-118.
621 Cf. notamment L. MIROT, Les Insurrections urbaines au début du règne de Charles VI,
Paris, 1906.
622 J. FROISSART, Chroniques, X (1381), p. 95.
623 Cf. G. LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789. H. DINET, les deux longs articles cités à la
note 5.
624 Rapprochement établi par Y.-M. BERCE, Histoire des croquants, II, p. 694 et Croquants et
nu-pieds, Paris, 1974, p. 168.
625 N. WACHTEL, Le Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole,
Paris, 1971, p. 272-273. Cf. aussi J. NEUMANN, Révoltes des Indiens Tarahumars (1626-1724),
trad., introd. et commentaires par L. Gonzalez, Paris, 1969, notamment p. 61.
626 Paroles du député Cravioto citées dans J.A. MEYER, Apocalypse et révolution au Mexique.
La guerre des cristeros 1926-1929, Paris, 1974, p. 42.
627 N. WACHTEL, La Vision..., p. 275-276.
628 J. NEUMANN, Révoltes..., p. 61.
629 J.-A. MEYER, Apocalypse..., p. 77.
630 J. FROISSART, Chroniques..., V (1357), p. 94-95.
631 Ch. PORTAL, « Les insurrections des Tuchins », dans Annales du Midi, 1892, p. 438-439.
632 F. CHABOD, « L'Epoca di Carlo V » dans Storia di Milano, IX, p. 392. Les populations
fuyaient notamment dans la Vénétie voisine.
633 Don J. VAISSETTE, Histoire générale du Languedoc, éd. de 1889, XII, col. 1280-1282.
634 H.J. von GRIMMELSHAUSEN, Les Aventures de Simplicius Simplicissimus, trad. de M.
Colleville, Paris, 1963, Ier, p. 59.
635 Lettre de Mme de Sévigné du 5 janvier 1576 dans P. CLÉMENT, La Police sous Louis XIV,
Paris 1886, p. 314. Cf. Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., I, p. 63.
636 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., Ier, p. 63.
637 Ibid., id.
638 M. MOLLAT (sous la direction de), Histoire de l'Ile-de-France, Toulouse, 1971, p. 289.
639 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., p. 549-550.
640 Ibid., p. 562.
641 Ibid., p. 549.
642 J. DELUMEAU, Vie économique et sociale de Rome dans la seconde moitié du XVIe siècle,
2 vol., Paris, 1957-1959 : II, p. 542-543. Cf. aussi F. BRAUDEL, La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II, 2 vol., Paris, 2e éd., 1966: II, p. 75-96.
643 G. ROUPNEL, La Ville et la campagne au XVIIe siècle. Etude sur les populations du pays
dijonnais, Paris, 2e éd., 1955, p. 12.
644 J. DELUMEAU, Vie économique..., II, p. 564.
645 J.-P. GUITON, La Société et les pauvres en Europe (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, 1974, p. 27-
30.
646 F. BRAUDEL, La Méditerranée..., II, p. 81.
647 R. MOUSNIER, Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du XVIIe siècle (France,
Russie, Chine), Paris, 1967, p. 165. J.-P. GUTTON, La Société..., p. 31.
648 R. COBB, La Protestation populaire en France, 1789-1820, Paris, 1975, p. 315.
649 J. LEBEAU, Salvator mundi: l'exemple de Joseph dans le théâtre allemand du XVIe siècle,
2 vol., Neuwkoop, 1977 : I, p. 367 et 477.
650 R. MANDROU, Introduction à la France moderne, Paris, 1961, p. 28-35, et pl. p. 64.
651 P. GOUBERT, Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, 1966, p. 167.
652 A.-M. PUIZ, « Alimentation populaire et sous-alimentation au XVIIe siècle. Le cas de
Genève et de sa région », dans Pour une histoire de l'alimentation (sous la direction de J.-J.
HEMARDINQUER), Paris, 1970, p. 143.
653 Ibid., p. 129 et 140.
654 Cf. MESSANCE, Recherches sur la population, 1756 : « Les années où le blé a été le plus
cher ont été en même temps celles où la mortalité a été la plus grande et les maladies plus
communes. » Cité par R. MANDROU, La France aux XVIIe et XVIIIe siècles, 3e éd. 1974, p. 99.
655 Arch. nat. P. 1341, fos 280 suiv. Cité dans M. MOLLAT (sous la direction de), Etudes... sur
la pauvreté..., II, p. 604.
656 Partie la plus grossière du son.
657 M. MOLLAT (sous la direction de), Etudes... sur la pauvreté..., II, p. 605.
658 J. DELUMEAU, Vie économique..., II, p. 622.
659 A.-M. Puiz, « Alimentation... », p. 131.
660 Fr. LEBRUN, Les Hommes et la mort..., p. 338.
661 Ibid., p. 339.
662 Ibid., p. 345.
663 H. PLATELLE, Journal d'un curé de campagne au XVIIe siècle, Paris, 1965, p. 90-94, cité
dans P. GOUBERT, L'Ancien Régime, 2 vol., Paris, 1969-1973 : I, p. 49-50.
664 A. MALET et J. ISSAC, XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, 1923, p. 113, citant A. FEUILLET, La
Misère au temps de la Fronde et saint Vincent de Paul, Paris, 1868.
665 Ibid., id.
666 G. ROUPNEL, La Ville..., p. 32.
667 Cf. R. MANDROU, Introduction..., p. 34. Elle était fréquente en Europe centrale au Moyen
Age : F. CURSCHMANN, Hungersnöte im Mittelalter, Leipzig, 1900.
668 H. de VILLALOBOS, Somme de théologie morale et canonique, trad. franç. 1635, chap. x.
Excuses pour l'anthropophagie également chez AZPICUELTA, Abrégé du manuel..., trad. franc.
1602, p. 271, et chez E. SA, Les Aphorismes des confesseurs, trad. franc. 1601, article « Manger ».
669 P. GOUBERT, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, 1960, p. 76-77.
670 Cf. F. BRAUDEL, Civilisation matérielle..., Paris, 1967, Ier, p. 89-91.
671 A.-M. PUIZ, « Alimentation... », p. 130-131.
672 Fr. LEBRUN, Les Hommes et la mort..., p. 340.
673 G. GOUBERT, Beauvais..., p. 609.
674 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., II, p. 538, et pour ce qui suit p. 538-548.
675 R. MANDROU, Introduction..., p. 34-35.
676 Cf. E. FAURE, La Disgrâce de Turgot, Paris, 1961, p. 195-293.
677 G. LEFEBVRE, La Grande Peur..., p. 105 ; cf. aussi p. 146-148. Les études de H. DINET
(cf note 5) confirment le grand nombre d'émeutes frumentaires dans la région parisienne en juillet
1789.
678 R. COBB, Terreur et subsistances, 1793-1795, Paris, 1965, p. 257-293.
679 C.S.L. DAVIES, Révoltes populaires..., p. 31-32.
680 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., II, p. 690.
681 M. MOLLAT et Ph. WOLFF, Ongles bleus..., p. 190.
682 C.S.L. DAVIES, Révoltes populaires..., p. 53-54. A. FLECHTER, Tudor Rebellions, p. 17-
20.
683 C.S.L. DAVIES, Révoltes populaires..., p. 54.
684 Ibid., p. 53.
685 L. MIROT, Les Insurrections urbaines..., p. 3-4 et 87-94.
686 Y.-M. BERCÉ, Croquants et nu-pieds, p. 19-43.
687 M. FOISIL, La Révolte des nu-pieds et les révoltes normandes de 1639, Paris, 1970, p. 156-
158.
688 Ibid., p. 158-160.
689 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., I, p. 403.
690 Ibid., p. 476.
691 R. MOUSNIER, Fureurs paysannes..., p. 123-156. Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants...,
p. 53-82.
692 Art. 5 du Code paysan.
693 Pour la Provence, cf. la thèse de R. PILLORGET, Les Mouvements insurrectionnels de
Provence entre 1596 et 1715, Paris, 1976.
694 B. PORCHNEV, Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris, 1963, p.
427.
695 P. GOUBERT, L'Ancien Régime, II, p. 126.
696 Cité dans Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., I, p. 322.

Chapitre 5
697 A. FLECHTER, Tudor Rebellions, p. 38.
698 Ibid., p. 33.
699 Ibid., p. 49.
700 C. HEUYER, Psychoses collectives et suicides collectifs, Paris, 1973, p. 40. Cf. aussi F.
GAMBIEZ, « La peur et la panique dans l'histoire », dans Mémoires et communications de la
commission française d'histoire militaire, I, juin 1970, p. 115.
701 M. GARDEN, Lyon et les Lyonnais..., p. 585-586.
702 E.-J.-F. BARBIER, Journal d'un bourgeois de Paris. sous le règne de Louis XV, textes
choisis par Ph. Bernard, Paris, 1963, p. 218-219.
703 Ibid., p. 223.
704 J. KAPLOW, Les Noms des rois. Les pauvres de Paris à la veille de la Révolution, Paris,
1974, p. 55.
705 ALLETZ, Dictionnaire de police moderne pour toute la France, Paris, 1823, 4 vol. Ici, I, p.
22.
706 Tous ces renseignements dans Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., II, p. 622-624.
707 Ibid., id.
708 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., Ier, p. 300.
709 Ibid., p. 317.
710 Ibid., p. 324.
711 M. FOISIL, La Révolte..., p. 156-178.
712 R. MOUSNIER, Fureurs paysannes, p. 138-140.
713 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., I, p. 228.
714 Le Journal d'un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier (1515-1536), éd. V.-L.
Bourrilly, Paris, 1920, p. 162.
715 Ibid., id.
716 Ibid., p. 164.
717 Ibid., p. 148.
718 R.H. TURNER, Handbook..., p. 397.
719 Ibid., p. 393.
720 A. STORR, L'Instinct..., p. 100-108.
721 A. METRAUX, Religions et magies indiennes d'Amérique du Sud, Paris, 1967, chap. III.
722 Récit de Tavannes cité dans J. ESTÈBE, Tocsin..., p. 137. Au sujet du massacre de la Saint-
Barthélemy qu'il faut replacer dans son véritable contexte, cf., l'ouvrage essentiel de Ph.
JOUTARD, J. ESTÈBE, E. LABROUSSE, J. LECUIR, La Saint-Barthélemy ou les Résonances
d'un massacre, Neuchâtel, 1976, notamment p. 22, 30, 33, 41, 45, 51 (à cette dernière page, figure
le rapprochement avec les massacres pratiqués par les Tupinamba).
723 Mémoires de Claude Haton publiés en 1857, cités dans J. ESTÈBE, Tocsin..., p. 82.
724 Mémoires de l'estat de la France sous Charles IX, s.l.n.d. (ouvrage protestant), p. 205.
725 G. LEFEBVRE, La Grande Peur, p. 87.
726 Fr. FURET et D. RICHET, La Révolution française, Paris, 1973, p. 135.
727 Encore que les émeutes aient été plus nombreuses que ne l'avait cru G. Lefebvre,
notamment dans le Hurepoix.
728 Ce renseignement et ceux qui suivent dans P. CARON, Les Massacres de septembre, Paris,
1935, p. 366.
729 Ibid., p. 367-368.
730 Ibid., p. 102.
731 Documents cités dans ibid., p. 450-451.
732 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants, II, p. 543.
733 Ibid., I, p. 432.
734 Ibid., I, p. 324, et M. FOISIL, La Révolte, p. 271.
735 E. LE ROY-LADURIE, Les Paysans..., Ier, p. 497.
736 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants, II, p. 585.
737 Ibid., II, p. 621.
738 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., p. 73.
739 Cf. notamment N.Z. DAVIS, Society and Culture..., p. 27-28, 88, 146 et suiv., 175-183, E.P.
314. THOMSON, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », dans
Past and Present, févr. 1971, p. 115-117, et O. HUFTON, « Women in Revolution, 1789-1796 »,
dans ibid., nov. 1971, p. 39 et suiv.
740 N.Z. DAVIS, Society..., p. 88.
741 R. COBB, La Protestation populaire..., p. 158.
742 L. PLIOUCHTCH, Dans le carnaval de l'histoire, Paris, 1977, p. 155.
743 Cf. N.Z. DAVIS Society..., p. 154, et 315-316 pour les renvois bibliographiques à G. RUDE,
E.J. HOBSBAWN, E.P. THOMPSON, Ch. TILLY, E. LE ROY-LADURIE ; liste à laquelle il faut
ajouter Y.-M. BERCÉ. Guillaume PARADIN, Mémoires de l'histoire de Lyon, Lyon, 1573, p. 238.
744 E. LE ROY-LADURIE, Les Paysans..., I, p. 394-399.
745 Cf. les considérations toujours utiles à cet égard de G. LE BON, Psychologie des foules, éd.
de 1947, p. 78-92.
746 Sur le rôle des bouchers : M. MOLLAT et Ph. WOLFF, Ongles bleus..., p. 231.
747 Toutefois, problématique nouvelle qui rejoint la mienne dans N.Z. DAVIS, Society..., p.
152-156, 164-167, 170-180.
748 G. LAMBERT, Histoire des guerres de Religion en Provence, 1530-1598, rééd. Nyons,
1972, I, p. 146. Cf. aussi Ph. JOUTARD, ..., La Saint-Barthélemy..., p. 33 et D. RICHET, «
Aspects socioculturels des conflits religieux à Paris dans la seconde moitié du XVIe siècle », dans
Annales, E.S.C., 1977, p. 770-771.
749 N.Z. DAVIS, Society..., p. 165-166.
750 Histoire de Toulouse (sous la direction de Ph. WOLFF), Toulouse, 1974, p. 276.
751 J. ESTÈBE, Tocsin..., p. 98-99.
752 Mémoires de l'estat de la France..., p. 247.
753 N.Z. DAVIS, Society..., p. 167.
754 Ibid., p. 152-153 et 167.
755 Ibid., p. 165.
756 Cité dans P. BEUZART, La Répression à Valenciennes..., p. 25. Correspondance de
Marguerite de Parme avec Philippe II, I, p. 176.
757 Le dossier ci-dessous présenté par Mme Deyon et A. Lottin à mon séminaire doit fournir la
matière d'un livre (à paraître chez Hachette). Cf. aussi E. de MOREAU, Histoire de l'Eglise en
Belgique, Bruxelles : V, 1952, p. 122-128.
758 M. FOISIL, La Révolte..., p. 203-206.
759 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., I, p. 369.
760 Ibid., I, p. 422-423.
761 Ibid., II, p. 666.
762 R. MOUSNIER, Fureurs paysannes, p. 146.
763 Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants..., II, p. 666.
764 M. GENDROT, Saint L.-M. Grignion de Montfort, Œuvres complètes, Paris, 1966 :
cantique CVIII, p. 1461.
765 Ibid., p. 1460.
766 Ibid., cantique CI, p. 1419.
767 Fr. CHEVALIER, L'Amérique latine, de l'indépendance à nos jours, Paris, 1977, p. 473.
768 Sur « l'enchevêtrement des aspects festifs et des aspects émeutiers », par exemple en France
en 1790, cf M. OZOUF, La Fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris, 1976, p. 50.
769 Récit dans les Mémoires de Felix Platter. Cf. J. LECLER, Histoire de la tolérance au siècle
de la Réforme, 2 vol., Paris, 1955: I, p. 225-226.
770 Cités dans J. JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, VI, p. 9-10.
771 Ibid., p. 10.
772 P. BEUZAT, La Répression à Valenciennes..., p. 20.
773 G. LE MARCHAND, « Crises économiques et atmosphère sociale en milieu urbain sous
Louis XIV», dans Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1967, p. 251.
774 Textes cités dans Fr. PONTIEUX, Prédictions..., mémoire de maîtrise, Paris I, 1973, p. 98,
et conservés à la B.N. Paris, respectivement rés. PS 149, 288, 215 et 217.
775 Cf. F. de VAUX de FOLETIER, Mille ans d'histoire des tziganes, Paris, 1970.
776 Cf. B. GEREMEK, « Les Hommes sans maître. La marginalité sociale à l'époque
préindustrielle », dans Diogène, avril-juin 1977, notamment p. 32.
777 Cf. P.A. SLACK, « Vagrants et vagrancy in England, 1598-1664 », dans Economie History
Review, 2e série, XXVII, 1974, p. 366. B. GEREMEK, « Les Hommes sans maître... », p. 45.
778 Sur tout cela, le livre capital de B. GEREMEK, Les Marginaux parisiens aux XIVe et XVe
siècles, Paris, 1976, p. 29-38 et 208-222. Cf. aussi M. MOLLAT, Les Pauvres au Moyen Age,
Paris, 1978, notamment, p. 235-303.
779 N. VERSORIS, Livres de raison de me N. Versoris (1519-1530), éd. G. Fagniez, Paris,
1885, p. 36 cité dans J.-P. GUTION, La Société et les pauvres: l'exemple de la généralité de
Lyon,'1534-1789, Paris, 1971, p. 229. Sur la montée de la peur des pauvres, cf. aussi M. MOLLAT
(sous la direction de), Etudes sur l'histoire de la pauvreté (Moyen Age-XVIe siècle), 2 vol., Paris,
1974: II, p. 542-546.
780 C.S.L. DAVIES, « Révoltes populaires en Angleterre », dans Annales, E.S.C., 1969, p. 46-
48.
781 Cité dans Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants, I, p. 251.
782 Cf. à ce sujet l'excellent article de B. GEREMEK, « Criminalité, vagabondage, paupérisme :
la marginalité à l'aube des Temps modernes », dans Revue d'histoire moderne et contemporaine,
XXI, juil-sept. 1974, p. 337-375.
783 A. PARÉ, Œuvres, éd., P. de Tartas, p. MLIII. Cité dans R. CHARTIER, « Les élites et les
gueux. Quelques représentations (XVIe-XVIIe siècle) », dans Revue d'histoire moderne et
contemporaine, p. 379.
784 B. GEREMEK, « Criminalité, vagabondage... », p. 357.
785 G. HERMANT, Discours chrestien pour le bureau des pauvres de Beauvais, 1654, p. 5.
786 Ces renseignements dans B. GEREMEK, « Criminalité, vagabondage... », p. 354-356 (avec
bibliographie) et dans E.M. LÉONARD, The Early History of English Poor Relief, Cambridge,
1900, rééd. Londres, 1965, p. 80 et suiv.
787 J.-P. GUTTON, La Société et les pauvres..., généralité de Lyon..., p. 200-201. Cf. aussi dans
M. MOLLAT, Etudes sur l'histoire de la pauvreté, II, p. 539-542 (la criminalité de groupes).
788 Ibid., p. 207-209.
789 Cité par J. KAPLOW, Les Noms des rois..., p. 229-230.
790 G. LEFEBVRE, La Grande Peur, passim, et H. DINET, « Les peurs du Beauvaisis et du
Valois », notamment p. 257-274.

Chapitre 6
791 Ed. POGNON, L'An mille, Paris, 1947, p. XIV.
792 G. DUBY, L'An mil, Paris, 1967, p. 9. Cf. aussi P. RICHÉ, « Le mythe des terreurs de l'an
mil », dans Les Terreurs de l'an 2000, Paris, 1976, p. 21-29.
793 L. GRODECKI,..., Le Siècle de l'an mil, Paris, 1973, p. 214.
794 Ibid., p. 192-194.
795 Poésie latine chrétienne du Moyen Age (IIIe-XVe siècle), textes recueillis, traduits et
commentés par H. SPITZMULLER, Tournai, 1971, p. 15, 23, 391, 447, 563.
796 Fr. RAPP, Réformes et Réformation à Strasbourg. Eglise et société dans le diocèse de
Strasbourg, Paris, 1974, p. 160.
797 J. HUIZINGA, Le Déclin du Moyen Age, 1967, p. 34.
798 E. MALE, L'Art religieux de la fin du Moyen Age en France, 1925, p. 440.
799 E. DELARUELLE, ..., L'Eglise au temps du Grand Schisme, Tournai, 1964, II, p. 827.
800 Dans l'attente de Dieu, Paris, 1973, p. 56. C'est à ce livre que j'ai emprunté le titre de ce
chapitre.
801 Préface à H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau..., p. 59.
802 Je résume ci-dessous la note 26 sur le livre XX de La Cité de Dieu dans Œuvres de saint
Augustin (éd. Bardy, trad. franç. Combes), Desclée de Brouwer, 1960, t. XXXVII, p. 768-770.
803 Cf. chap. 5.
804 Br.W. BALL, A Great Expectation, Leyde, 1975, notamment p. 2-3, 160-177.
805 Cf. l'article de J. Séguy, « Les non-conformismes religieux », dans l'Histoire des religions
de la Pléiade, II, p. 1229-1303.
806 Cf. plus haut, chap. 4.
807 Utile rappel de ces textes dans J. FOURNÉE, Le Jugement dernier d'après le vitrail de
Coutances, Paris, 1964, p. 29-58.
808 R. AUBENAS et R. RICARD, L'Eglise et la Renaissance, Paris-Tournai, 1951, p 364.
809 J. FOURNÉE, Le Jugement dernier..., p. 166-167.
810 Pour tout ce qui concerne le millénarisme portugais et le père Viera, cf. R. CANTEL,
Prophétisme et messianisme dans l'œuvre d'A. Viera, Paris, 1960, Les deux principaux ouvrages de
Viera sont Historia do futuro et Clavis prophetarum.
811 Le corps du roi Sébastien a été retrouvé à Rabat en 1957.
812 CANTEL, Prophétisme..., p. 101.
813 Ibid., p. 146.
814 Sur l'importance accordée aux prophéties de Daniel dans l'Allemagne du XVIe siècle, cf. J.
LEBEAU, Salvator mundi, I, p. 525-534.
815 Br.W. BALL, A Great Expectation, p. 29-30, 38-39 et 97.
816 D. WEINSTEIN, Savonarole et Florence; prophétie et -patriotisme à la Renaissance, Paris,
1973.
817 Ibid., p. 86.
818 Ibid., p. 89.
819 Ibid., p. 101.
820 Cité dans Ibid., p. 148-150, Prediche sopra Aggeo, déc. 1494.
821 M. MAHN-LOT, Christophe Colomb, Paris, 1960, p. 150. Au sujet des aspects
eschatologiques de la découverte et des missions en Amérique, cf. R. RICHARD, La « Conquête
spirituelle » du Mexique, Paris, 1933. M. BATAILLON, « Nouveau Monde et fin du monde »,
dans l'Education nationale, déc, 1952, n° 32 ; « Evangélisme et millénarisme au Nouveau Monde
», dans Courants religieux et humanisme à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, Paris, 1959 ;
P.L. PHELAN, The Millenium Kingdom of the Franciscans in the New World, Berkeley, 1956: J.
LAFAYE, Quetzalcôatl et Guadalupe. Eschatologie et histoire du Mexique, Lille, 1972, Ier, p. 135-
190 ; « Le Messie dans le monde ibérique », dans Mélanges de la Casa de Velazquez, VII, 1971, p.
164-183.
822 Cf. M. BATAILLON et A. SAINT-Lu, Las Casas et la défense des Indiens, Paris, 1971,
particulièrement p. 41 et 262.
823 M. LUTHER, Propos de table, éd. G. Brunot, Paris, 1844, p. 276-279.
824 Ibid., p. 274-275.
825 H. BULLINGER, Cent Sermons sur l'Apocalypse de Jésus-Christ, édités par Jean Crespin,
Genève, 1558, préface.
826 Cité dans D. KORN, Das Thema des jüngsten Tages in der deutschen Literatur des 17.
Jahrhunderts, Tübingen, 1957, p. 16.
827 Ibid., p. 26-27.
828 Cité dans Br. W. BALL, A Great Expectation, p. 28-29. R. BAXTER, The Saints... Rest, p.
837 et 791.
829 Cité dans ibid. ; R. SIBBES, The Brides Longing for her Bridegroomes Second Coming,
1638, p. 34.
830 Respectivement i Jn II, 18, et IV, 3, et Paul, épître aux Thessaloniciens, II, 3-4.
831 Cf. A. CHASTEL, « L'Apocalypse en 1500 », dans Bibliothèque d'humanisme et
Renaissance, t. XIV (Mélanges A. Renaudet), 1952, p. 124-140. ,
832 J. CHOCHEYRAS, Le Théâtre religieux en Savoie au XVIe siècle, Genève, 1971, p. 24.
833 G. DUBY, L'An mil, p. 10.
834 E. DELARUELLE..., L'Eglise au temps du Grand Schisme..., II, p. 640.
835 J. PREUSS, Die Vorstellungen vom Antichrist im spâteren Mittelalter, Leipzig, 1906, p. 28.
836 J. JANSSEN, La Civilisation en Allemagne..., VI, p. 230-231.
837 D. KORN, Das Thema..., p. 64.
838 L'Attesa dell'età nuova nella spiritualità della fine del Medioevo, Todi, 1962,
communication d'E. DELARUELLE, p. 53. Republication dans E. DELARUELLE, La Piété
populaire au Moyen Age, Turin, 1975.
839 J. JANSSEN, La Civilisation en Allemagne..., VI, p. 231-232.
840 L. FEBVRE et H.-J. MARTIN, L'Apparition du livre, Paris, 1958, p. 181.
841 E. MALE, L'Art religieux de la fin du Moyen Age..., p. 442-443.
842 L. FEBVRE et H.-J. MARTIN, L'Apparition du livre, p. 381-382.
843 H. ZAHRNT, Dans l'attente de Dieu, p. 56-57.
844 R. GARCIA-VILLOSLADA, Racies historicas del luteranismo, Madrid, 1969, p. 236.
845 D. KORN, Das Thema..., p. 57.
846 E.-L. EISENSTEIN, « L'avènement de l'imprimerie et la Réforme », dans Annales, E.S.C.,
nov.-déc. 1971, p. 1355, corrigé par R. GARCIA-VILLOSLADA, Raices..., p. 286.
847 E. MALE, L'Art religieux de la fin du Moyen Age..., p. 444.
848 Ibid., p. 448.
849 Ibid., p. 156.
850 H. WOELFFLIN, Die Kunst Albrecht Dürers, Munich, 1905, p. 45.
851 J. LEBEAU, Salvator mundi..., I, p. 475. Sur les attentes apocalyptiques à l'époque de la
Renaissance, voir aussi l'important ouvrage de CI.-G. DUBOIS, La Conception de l'histoire de
France au XVIe siècle (1560-1610), Paris, 1977, p. 387-583.
852 G. FRANCASTEL, « Une peinture antihérétique à Venise ? », dans Annales, E.S.C., janv.-
fév. 1965, p. 16.
853 Ibid., id.
854 Ph. BRAUNSTEIN, « Artistes allemands et flamands à la fin du Moyen Age », dans
Annales, E.S.C., janv.-fév. 1970, p. 228.
855 P. de VOOGHT, L'Hérésie de Jean Hus, Louvain, 1960, p. 24-29.
856 Ibid., p. 347.
857 Ibid., p. 346.
858 Ibid., p. 78-79.
859 E. DELARUBLLE..., L'Eglise au temps du Grand Schisme..., II, p. 642.
860 Opera omnia, Venise, 1745, III, p. 138.
861 Ces renseignements et ceux qui suivent dans FAGES, Histoire de saint Vincent Ferrier, 2
vol., Louvain-Paris, 1901 : I, p. 320-335.
862 Ibid., p. 311-312.
863 Ibid., p. 324.
864 L. POLIAKOV, Histoire de l'Antisémitisme, 2 vol., Paris, 1961 : II, p. 166.
865 Ibid., p. 173.
866 Dans l'Angleterre du XVIIe siècle, on constate une concomitance (et sans doute une
interaction) entre attentes apocalyptiques chrétiennes et messianisme judaïque : Br. W. BALL, A
Great Expectation, p. 178-179.
867 Cf. D. WEINSTEIN, Savonarole et Florence, p. 343-345. Ce tableau se trouve au Fogg
Museum of Art, à l'université de Harvard.
868 Ibid., p. 361-364.
869 Cité dans ibid., p. 356.
870 D. CANTIMORI, Eretici italiani del Cinquecento, Florence, 1967, p. 11.
871 R. GARCIA-VILLOSLADA, Raices..., p. 235.
872 Luters Werke (éd. Weimar), VI, p. 454.
873 Ibid" XI, 2, P. 380. Cf. J. LEBEAU, Salvator mundi..., I, p. 527-528.
874 Ibid. ; Deutsche Bibel, VII, p. 416.
875 M. LUTHER, Propos de table, p. 275-276.
876 Ibid., p. 276. Cf. plus généralement sur cette question W. PEUCKERT, Die Grosse Wende;
das apokalyptische Saecudum und Luther, Hambourg, 1949.
877 J. JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, VI, p. 394.
878 Ibid., p. 395.
879 Cf. J. LEBEAU, Salvator mundi, I, p. 528-529, et II, p. 846-847.
880 Trois Livres des quatre empires souverains..., Genève, 1557, p. 114. Cité dans CI.-G.
DUBOIS, La Canception..., p. 439.
881 CI.-G. DUBOIS, La Conception..., p. 425.
882 Epîtres et Evangiles pour les cinquante et deux sepmaines de l'an (1523) : « Septième
dimanche après la Pentcoste. » Cf. J. BOISSET, « Les Epîtres et Evangiles pour les cinquante et
deux sepmaines de l'an par Lefèvre Etaples », dans Platon et Aristote à la Renaissance, Paris,
1976, p. 85.
883 J. CALVIN, Sermons sur les deux epistres de sainct Paul à Timothée, et sur l'epistre à Tite,
Genève, 1563, p. 502-503.
884 Christianismi restitutio, réimpression à Nuremberg en 1791 de l'édition de Vienne de 1553,
II, chap. Ier, p. 388-410, « De orbis perditione ».
885 Ouvrage publié à Genève en 1550. Ici, p. 203-207. Viret invite le chrétien à évacuer toute
préoccupation terrestre. « Monde à l'empire » signifie « monde qui empire ». Cf. Cl.-G. DUBOIS,
La Conception..., p. 443-465.
886 Deux Sermons de la fin du siècle et du jugement à venir de N.S.J.Ch., Genève (chez
Crespin), 1557, p. 38.
887 A. CHASTEL, « L'Apocalypse de 1500... », p. 131-136.
888 M. BATAILLON, Erasme et l'Espagne..., notamment p. 68-69.
889 R. ROUSSAT, Livre de l'estat et mutation des temps prouvant par authoritez de l'Ecriture et
par raisons astrologales la fin du monde estre prochaine, Lyon, 1550, p. 86.
890 G. PUELLI-MAFSTRELLI, Un grand prélat en Russie au XVe siècle: Gennadij,
archevêque de Novgorod, mémoire de maîtrise, Vincennes, 1970, p. 66.
891 A. PARE, Œuvres, II, p. VIIe. Dans son Catecismo cristiano (1558), Carranza se désole de
constater que la syphilis, envoyée par Dieu pour châtier les vicieux, ne provoque plus ni crainte ni
dégoût.
892 D. Du MONT, Corps universel diplomatique du droit des gens..., Amsterdam, 1728, V,
partie Ire, p. 35-41.
893 Fr. ISAMBERT, Recueil des anciennes lois françaises, Paris, 1829, XIV, p. 135.
894 J. BODIN, Démonomanie des sorciers, Paris, 1580, p. 12r°.
895 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau des sorcières, p. 260.
896 E. FORSYTH, La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1660), Le thème de la
vengeance, Paris, 1962, p. 250. Cf. aussi J. TRENEL, L'Elément biblique dans l'œuvre poétique
d'Agrippa d'Aubigné, Paris, 1904, notamment p. 33-36.
897 Ed. de 1961, Paris, p. 23.
898 A. d'AUBIGNÉ, Les Tragiques, VI, vers 1075-1079.
899 Ibid., vers 1129-1130.
900 Ibid., vers 1131-1132.
901 E. DESCHAMPS, Œuvres complètes, VII, p. 114-115, ballade MCCXL.
902 M. LUTHER, Exhortation à la prière contre le Turc, éd. Labor et Fides, Genève, 1957 et
suiv., VII, p. 276.
903 Contribution de W. FRIJHOFF à Prophètes et sorciers aux Pays-Bas (à paraître).
904 E. PANOFSKY, Essais d'iconologie, Paris, 1967, p. 115-130.
905 GERSON, De Distinctione verarum visionum a falsis; Opera, I, p. 411. Cf. J. HUIZINGA,
Le Déclin..., p. 202.
906 P. VIRET, Le Monde à l'empire..., p. 207.
907 Cité dans E. DELARUELLE, L'Eglise au temps du Grand Schisme, II, p. 894-895.
908 Traicté de la cognoissance de Dieu, Paris, 1625, p. 59-60. Cf., comme pour le texte suivant,
Fr. LAPLANCHE, Religion, culture et société dans le discours apologétique de la théologie
réformée en France au XVIIe siècle (1576-1670), thèse IIIe cycle, Paris IV, 1975, p. 22 et 223.
909 G. PACARD, Théologie naturelle..., éd. de Niort, 1606, p. 458.
910 P. VIRET, Le Monde à l'empire..., p. 203-204.
911 Ibid., p. 207.
912 Ibid., p. 347.
913 T. MALVEIZDA, De Antichristo. On utilise ici l'édition complétée de Lyon, 1647, I, p. 106.
914 Ibid., p. 100-101.
915 Alphonse X « le Sage» (1221-1284) qui avait dirigé la rédaction des « Tables alphonsines ».
916 Chr. COLOMB, Œuvres, prés. et trad. par A. Cionanescu, Paris, 1961, p. 300. Reste ouverte
la question de savoir si Chr. Colomb attendait au bout des 7 000 ans plutôt le Jugement dernier ou
plutôt le millenium.
917 Cf. plus haut.
918 P. VIRET, Le Monde à l'empire..., p. 207.
919 R. ROUSSAT, Livre de l'estat et mutation..., p. 86.
920 P. 23-24.
921 P. 10.
922 Cf. ch. 2.
923 Ibid., E. LABROUSSE, L'Entrée de Saturne..., p. 7, n. 21.
924 Chr. HILL, Antichrist in Seventeenth-Century England, Londres, 1971, p. 25.
925 Ibid., p. 26.
135. Ibis., p. 26.
926 Br. W. BALL, A Great Expectation, principalement p. 115-125.
927 Ibid., p. 2.
928 D. KORN, Das Thema..., p. 57. Sur les craintes eschatologiques en Allemagne dans la
seconde moitié du XVIe siècle et au début du XVIIe, cf. J. JANSSEN, La Civilisation en
Allemagne..., VI, p. 394-402.
929 Cf. Cl.-G. DUBOIS, La Conception..., p. 510-516.
930 Chr. HILL, Antichrist..., p. 17, n. 5.
931 Ibid., p. 16.
932 DUPLESSIS-MORNAY, Le Mystère... (éd. de Saumur, 1611), p. 606.
933 H. SMITH, Sermons, 1631, p. 416: cité dans Chr. HILL, Antichrist..., p. 32.
934 Chr. HILL, Antichrist..., p. 17, n. 5.
935 Cité dans Br. W. BALL, A Great Expectation, p. 17.
936 Sur tout cela, ibid., p. 36 et 89-90.
937 Cité dans ibid., p. 90. W. ALEXANDER, Dooms-day, p. 25, dans Recreations with the
Muses, 1637.
938 Cité dans ibid., p. 96. Th. ADAMS, A Commentary ... upon the Divine second
939 Epistle ... written by the Blessed Apostle St. Peter, 1633, p. 1138.
940 Ibid., p. 100-101 et 106.
941 J. JANSSEN, La Civilisation en Allemagne..., VI, p. 395-396.
942 FI. de RAEMOND, L'Antichrist, Lyon, 1597, p. 132. Cité dans CI.-G. DUBOIS, La
Conception..., p. 528.
943 La 1re édition du De Antichristo de Malvenda parut en 1604. L'Apocalypse avec une
explication de Bossuet date de 1689.

Chapitre 7
944 J. LEVRON, Le Diable dans l'art, Paris, 1935, p. 14-18.
945 Cf. J. LE GOFF, La Civilisation de l'Occident médiéval, iconographies des p. 232-233.
946 Y. LEFÈVRE, L'Elucidarium et les lucidaires, Paris, 1954.
947 Ibid., p. 160-171.
948 E. MALE, L'Art religieux à la fin du Moyen Age, p. 468.
949 Ibid., p. 467-468. Il faut à cet égard corriger E. Mâle ; cf. Somme théologique, supplément à
la partie III, quaest. XCVII, art. II.
950 Ibid., p. 462-467.
951 Ibid., p. 468.
952 Sur l'infléchissement de l'art après la Peste Noire, cf. M. MEISS, Painting in Florence and
Sienna after the Black Death, Princeton, 1951.
953 E. MALE, L'Art religieux..., p. 468-469.
954 Ibid., p. 469-471.
955 Kunsthistorisches Museum de Vienne et Stedelijk Museum voor Schone Kunsten de
Bruges.
956 Musée d'art ancien de Lisbonne. Reproduction dans Encyclopaedia Universalis, V, p. 424-
425.
957 J. BALTRUSAITIS, Le Moyen Age fantastique, Paris, 1955, notamment p. 153, 164, 169,
187.
958 Ibid., p. 229-232.
959 Musée d'art ancien.
960 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau..., p. 387.
961 Ibid., p. 385-386.
962 Ouvrage rédigé dans la première moitié du xve siècle. Cf. J. LEFEBVRE, Les Fols et la
folie. Etude sur les genres du comique et la création littéraire en Allemagne pendant la
Renaissance, Paris, 1968, p. 94 et 185.
963 Cf. ibid., notamment p. 112.
964 Ibid., p. 181-188.
965 H. INSTITORIs et J. SPRENGER, Le Marteau..., p. 127.
966 Cf. J. LEFEBVRE, Les Fols..., p. 90.
967 Ibid., p. 179-183.
968 Ces huit extraits dans l'éd. Labor et Fides des Œuvres de Luther, successivement : II, p. 152
; III, p. 105 et p. 194 ; II, p. 270 et 137 ; IV, p. 177, 198-199.
969 Cf. A. AGNOLEM, « Storia e non storia in Filippo Melantone dans Nuova Rivista Storica,
1964, XLVIII, nos 5-6, p. 491-528, et « Appunti sull' escatologia in Filippo Melantone dans
Bolletino della Società di Studi Valdesi, 1966, LXXXVII, n° 120, p. 7-17.
970 Cité dans J. JANSEN, La Civilisation en Allemagne..., VI, p. 448.
971 Ibid., p. 440.
972 Toutes ces informations sur le satanisme dans le théâtre allemand de l'époque dans Ibid., VI,
successivement p. 275, 289, 291, 297 et 309.
973 S. BRANT, Das Narrenschiff, rééd., Hildesheim, 1961, successivement : 1-9 ; 27 ; 26-30 ;
48 ; 62-69 ; 103 ; 72-88. Cf. aussi J. Lefebvre, Les Fols..., p. 98.
974 Cité dans J. JANSSEN La Civilisation en Allemagne..., VIII, p. 56.
975 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau, introd., p. 17-19.
976 Ibid., VIII, p. 558, et Satan, coll. des Etudes carmélitaines, 1948 (n° 27), p. 653.
977 C.E. MIDELFORT, Witch Hunting in Southwestern Germany, 1562-1684, Stanford, Cal.,
1972, p. 69-70.
978 Cité dans J. JANSSEN, La Civilisation en Allemagne..., VIII, p. 558.
979 E. MALE, L'Art religieux à la fin du Moyen Age..., p. 471-475. A. TENENTI, La Vie et la
mort à travers l'œuvre du XVe siècle, Paris, 1952, p. 43-48.
980 R. MANDROU, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, 1968, p. 25-59. Cf.
aussi R. YVE-PLESSIS, Essai d'une bibliographie française méthodique et raisonnée de la
sorcellerie et de la possession démoniaque, Paris, 1900, et l'ouvrage collectif Satan des Etudes
carmélitaines, p. 352-385.
981 Cf. supra et J. DELUMEAU, « Les Réformateurs et la superstition », dans Coligny et son
temps, Paris, 1974, p. 447-448.
982 E.W. MONTER, « Patterns of Witchcraft in the Jura », dans Journal of Social History, vol.
V, n° 1, 1971, p. 20-22.
983 Cf. notamment CI. SEIGNOLLE, Les Evangiles du diable, Paris, 1964.
984 P.J. HELIAS, Le Cheval d'orgueil, Paris, 1975, p. 83-86.
985 J. CALVIN, Institution chrétienne, éd. J. Pannier, 1961, II, p. 248 (chap. v : « De la
pénitence »).
986 DEL Rio, Les Controverses et recherches magiques..., trad. franç., d'André Du Chesne,
Paris, 1611, p. 228, 277 et 552.
987 Comment. in Epist. ad. Eph., chap. II. Cf. D.T.C., IV « Démon », col. 402-403.
988 THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, la, q.LXIII-LXIV. SUAREZ, De angelis (liv.
VII et VIII). D.T.C., IV, «Démons, col. 396, 399-400.
989 J. CALVIN, Institution..., II, p. 90.
990 MALDONADO, Traicté des anges et démons, trad. franç. de La Borie, Paris, 1605, p. 170
A.
991 P. de BÉRULLE, Traité des énergumènes, Paris 1599, chap. IL
992 Par exemple J. MALDONADO, Traicté des anges..., p. 170A-170B.
993 M. LUTHER, Œuvres, IV : Une missive touchant le dur livret contre les paysans (1525), p.
197.
994 Ibid., XV: Commentaire de l'épître aux Galates, p. 200-202.
995 J. MALDONADO, Traicté des anges..., p. 170B.
996 M. LUTHER, Œuvres, IV : De l'autorité temporelle..., p. 38-39.
997 J. CALVIN, Institution..., p. 190-191.
998 M. DEL Rio, Les Controverses..., p. 228.
999 J. MALDONADO, Traicté des anges..., p. 192A.
1000 M. DEL RIO, Les Controverses..., p. 145-147. Cf. aussi dans le Malleus, trad. A. Danet,
les p. 145-146.
1001 Ibid., id.
1002 Ibid., p. 166.
1003 Ibid., p. 167.
1004 Ibid., p. 168.
1005 Ibid., p. 168-170.
1006 Ibid., p. 172-173.
1007 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau..., p. 172.
1008 M. DEL Rio, Les Controverses..., p. 186.
1009 Ibid., p. 193-196. Le Marteau..., p. 327-336 (contre le Canon episcopi).
1010 Ibid., p. 211 et 234. Le Marteau..., p. 245-246.
1011 J. BODIN, Démonomanie..., p. 102B.
1012 M. DEL Rio, Les Controverses..., p. 229.
1013 Ibid., p. 235.
1014 Ibid., p. 235.
1015 Ibid., p. 236.
1016 Ibid., p. 237.
1017 Ibid., p. 553-554..
1018 Ibid., p. 241.
1019 Ibid., p. 241.
1020 J.MALDONADO, Traicté des anges.... p. 216A.
1021 M. LUTHER, Œuvres, VII, p. 121.
1022 Cf. plus haut, pp. 39-40.
1023 E. LE ROY-LADURE, Histoire du climat depuis l'an mil, Paris, 1967, p. 155-156.
1024 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau..., p. 233.
1025 Ibid., id.
1026 Ibid., p. 232.
1027 Ibid., p. 235.
1028 Cf. pour le XVe siècle J. HUIZINGA, Le Déclin..., p. 255-256. Martin Lefranc, auteur du
Champion des dames (1440), Gerson, Nicolas de Cusa attribuent au démon les « imaginations »
des sorcières ou les lésions cérébrales qui les rendent crédules.
1029 M. LUTHER, XV, Commentaire de l'épître aux Galates, p. 200-202.
1030 J. CALVIN, Institution..., Ier, p. 68.
1031 M. DEL RIO, Les Controverses..., p. 134-140.
1032 Cf. les références données dans le D.T.C., art. «Démon », c. 384-403.
1033 J. JANSSEN, La Civilisation..., VI, p. 437-438.
1034 Ibid., p. 451-452.
1035 D.T.C., IV, « Démon », c. 391 et 394.
1036 D.T.C., IV, « Démon », c. 399-40.
s
1037 Bibl. mazarine, ms 1337, f° 90 r°-v°. Je remercie à nouveau H. Martin de m'avoir
communiqué ce document.
1038 Jn XIII, 18 ; VII, 7; xv, 18-19 ;
1039 Ibid., III, 18 ; VII, 7; xv, 18-19 ; XVII, 9.
1040 II Cor. IV, 4.
1041 Jn I, 9-10; XI, 27.

Chapitre 8
1042 J. de ACOSTA, Historia natural y moral de las Indias, 1590, V ; I, p. 140. Pour tout ce
qui suit, je vais beaucoup utiliser P. DUVIOLS, La Lutte contre les religions autochtones dans le
Pérou colonial, Lima-Paris, 1972. Ici, p. 23 et 29.
1043 J. de ACOSTA, De Procuranda Indorum salute..., 1588, V ; IX, p. 558. P. DUVIOLS, La
Lutte..., p. 23.
1044 Cf. P. DUVIOLS, La Lutte..., p. 44, et V.D. CARRO, La Teologia y los téologos y juristas
espanoles ante la conquista de América, 2e éd. ; Salamanque, 1951, p. 405.
1045 CASAS (B. de Las), Apologética historia de las Indias, Madrid, 1909, chap. LXXIV et
suiv. P. DUVIOLS, La Lutte..., p. 45.
1046 MONTAIGNE, Essais: I, « Les cannibales»; III, « Des coches ».
1047 Son grand ouvrage est L'Histoire générale des choses de la Nouvelle Espagne.
1048 R. RICARD, La « Conquête spirituelle » du Mexique, Paris, 1933, p. 75-79.
1049 P. DUVIOLS, La Lutte..., p. 47.
1050 Ibid., p. 46.
1051 P. SARMIENTO de GAMBOA, Historia de los Incas, 1572 ; éd. A. Rosemblat, Buenos
Aires, 1947, p. 127-128.
1052 P. DUVIOLS, La Lutte, p. 47.
1053 Cité dans M. BATAILLON, « Las Casas, Aristote et l'esclavage », dans Platon et Aristote
à la Renaissance, Paris, 1976, p. 408.
1054 Cité dans Ibid., p. 417.
1055 Ibid., p. 48-49 ; J. de ACOSTA, De Procuranda..., V ; IX, p. 564.
1056 Ibid., p. 59-62.
1057 Fco LOPEZ de GOMARA, Histoire generalle des Indes occidentales..., trad. franç. de
1584, p. 178B.
1058 P. DUVIOLS, La Lutte..., p. 37-39.
1059 C'est la conviction de J. de Acosta ; P. DUVIOLS, La Lutte..., p. 67-72 ; R. RICARD, La
«Conquête»..., p. 46 et 335.
1060 P. DUVIOLS, La Lutte..., p. 278. Huaca désignait au Pérou tout ce qui était tenu pour
sacré, mais surtout les lieux sacrés — cimetières et sanctuaires.
1061 Ibid., p. 39.
1062 Ibid., p. 40.
1063 Ibid., p. 40. Cf. aussi R. RICARD, La «Conquête»..., p. 130-131.
1064 Pour tout ce qui suit, cf. S. GRUZINSKI, « Délires et visions chez les Indiens du Mexique
» dans Mélanges de l'Ecole française de Rome (M.A. ; Temps modernes), t. LXXXVI, 1974. 2, p.
446-480.
1065 Fco LOPEZ de GOMARA, Histoire générale..., p. 188A-188B.
1066 A. CALANCHA, Histoire du Pérou... et grand progrès de l'Eglise..., Toulouse, 1653, p.
329-330. Cf. P. DUVIOLS, La Lutte..., p. 129.
1067 Ces renseignements et ceux qui suivent dans R. RIÇARD, La « Conquête »..., p. 51-52.
1068 Ce texte et ceux qui suivent dans P. CIEZA, La Cronica del Perú, éd. Col. austral, Buenos
Aires, 1945, p. 146, 179, 224. Cf. P. DUVIOLS, La Lutte..., p. 96.
1069 Ibid., p. 107-108.
1070 Ibid., p. 192-193.
1071 PEREIRA, NUNO-MARQUES, Compendio narrativo do Peregrino da America...,
Lisbonne, 1760, p. 123. Cité dans un livre capital sur le sujet : Ed. HOORNAERT, ..., Historia da
Igreja no Brasil, Petropolis, 1977, p. 395-396. Il s'agit du t. II d'une vaste Historia general da
Igreja na America latina en cours de parution.
1072 Ibid., p. 192.
1073 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau..., p. 127.
1074 P. ARRIAGA, La Extirpaciôn de la idolatria en el Perú, 1621, p. 2-3. P. DUVIOLS, La
Lutte..., p. 176-181.
1075 G. ATKINSON, Les Nouveaux Horizons de la Renaissance française, Paris, 1935, p 10.
Les Voyages en Terre sainte sont exclus de cette statistique.
1076 MONTAIGNE, Journal de voyage en Italie, éd. Dedeyan, Paris, 1946, p. 228.
1077 PIE II, Opera omnia, Bâle, 1571, p. 678.
1078 F. BRAUDEL, La Méditerranée..., II, p. 11.
1079 M.P. GILMORE, The World of Humanism, New York, 1952, p. 21.
1080 F. BRAUDEL, La Méditerranée... II, p. 15.
1081 Ibid., II, p. 29.
1082 Ibid., II, p. 32.
1083 Ibid., I, p. 66, et II, p. 33. Sur les « reniés », documents intéressants dans G. ATKINSON,
Les Nouveaux Horizons, p. 243-245.
1084 Ibid., II, p. 133.
1085 Cité dans Ibid., id.
1086 Ibid., id.
A. MONJO, La Poésie italienne, Paris, 1964, p. 217.
1088 Texte cité par L. von PASTOR, Histoire des papes, III, p. 73-74.
1089 R. AUBENAS et R. RICARD, L'Eglise et la Renaissance, Paris, 1951 (t. XV de l'Histoire
de l'Eglise, Fliche et Martin), p. 42.
1090 A. MAS, Les Turcs dans la littérature espagnole du siècle d'or, 2 vol., Paris, 1967: I, p. 18.
1091 V.-L. TAPIE, Monarchies et peuples du Danube, Paris, 1969, p. 75-76.
1092 M.P. GILMORE, The World of Humanism, p. 21.
1093 A. CHASTEL, Renaissance méridionale. Italie (1460-1500), Paris, 1965, p. 14.
1094 Ces renseignements m'ont été communiqués par I. HUNYADI que je remercie. Cf. le De
perditione regni Hungariae de SZEREMI-GYÖRGY, et la Turcia de GOELLNER.
1095 J. JANSSEN, La Civilisation en Allemagne..., III, p. 11.
1096 Mémoires de l'Europe (R. LAFFONT), Paris, 1971, II, p. 328 et 338.
1097 Sur tout cela, cf. F. BRAUDEL, La Méditerranée..., II, p. 118-131.
1098 Renseignements fournis par B. VINCENT au séminaire d'histoire maritime de M. Mollat.
1099 F. BRAUDEL, La Méditerranée..., II, p 121. H. LAPEYRE, Géographie de l'Espagne
morisque, Paris, 1960, p. 30
1100 F. BRAUDEL, La Méditerranée..., II, p. 359-370.
1101 Dépêches de M. de Fourquevaux..., 1565-1572, Paris, 1896-1964: I, p. 353-354 (8 mai
1568), citée dans B. VINCENT, « L'expulsion des morisques de Grenade », dans Mélanges de la
Casa de Velazquez, VI, 1970, p. 214.
1102 B. VINCENT, « L'expulsion des morisques... », Mélanges de la Casa de Velazquez, VI,
1970, p. 225 et 239.
1103 H. LAPEYRE, Géographie..., p. 204.
1104 P. GIOVIO, L'Histoire des empereurs de Turquie, Paris, 1538. G. ATKINSON, Les
Nouveaux..., p. 218.
1105 S. MUNSTER, La Cosmographie, éd. de Paris, 1552, p. 1206-1207. G. ATKINSON, Les
Nouveaux..., p. 179.
1106 P. BELON (Du Mans), Les Observations de ... singularités, Paris, 1553. G. ATKINSON,
Les Nouveaux..., p. 215.
1107 Cf. M. BATAILLON, Le Dr Laguna, auteur du « Voyage en Turquie », Paris, 1958 ; A.
MAS, Les Turcs..., I, p. 103-133.
1108 J. BODIN, La République, Paris 1576, p. 458 et 543; MONTAIGNE, Essais, I, (« Du
pédantisme » ; « Des destriers ») ; III ( « De la physionomie ») ; CHARRON, La Sagesse,
Bordeaux, 1601, vol. II, p. 841. G. ATKINSON, Les Nouveaux..., p. 367-368.
1109 MONTAIGNE, Essais, I ( « Du pédantisme »).
1110 CHARRON, La Sagesse, II, p. 831.
1111 J. ROGIER, R. AUBERT, M.D. KNOWLES, Nouvelle histoire de l'Eglise: III, Paris, 1968,
p. 316.
1112 Ibid., p. 315.
1113 Ibid., p. 316.
1114 Ibid., p. 319. Cf. d'autre part J. BÉRENGER, Finances et absolutisme autrichien dans la
seconde moitié du XVIIe siècle, 2 vol., Lille-Paris, 1975 ; I, p. 97-100.
1115 Cf. M. CYTOZSKA, « Erasme et les Turcs », dans Eos, LXII, 1974, p. 311-321.
1116 R. AUBENAS et R. RICARD, L'Eglise et la Renaissance, p. 41.
1117 Ibid., p. 63.
1118 J. JANSSBN, La Civilisation..., p. 11.
1119 Devons-nous porter la guerre aux Turcs? trad. J.-CI. MARGOLIN, dans Erasme. Guerre
et paix, Paris, 1973, p. 339-340.
1120 M. LUTHER, Propos de table, p. 66.
1121 J.-CI. MARGOLIN, Erasme. Guerre et paix..., p. 340 et 350.
1122 M. LUTHER, Œuvres, VII, p. 276. 81. HERMINJARD, Correspondance des
réformateurs..., 9 vol., Paris-Genève, 1866: IX, p. 26-27. G. ATKINSON, Les Nouveaux..., p. 307.
1123 Cf. Fr. LAPLANCHE, Religion, culture et société dans le discours apologétique de la
théologie réformée en France au XVIIe siècle (1576-1670). Thèse IIIe cycle, 2 vol., Paris-
Sorbonne, 1975: I, p. 35.
1124 J.-Cl. MARGOLIN, Erasme. Guerre et paix, p. 357.
1125 M. LUTHER, Œuvres, VII, p 280.
1126 Ibid., notamment p. 286 et 293.
1127 Ibid., p. 290.
1128 Article, peu convaincant de H. MECHOULAN, .< Le pacifisme de Luther ou le poids
d'une bulle », dans Mélanges de la Casa de Velazquez, IX, 1973, p. 723-729. La position de Luther
ne se comprend que restituée dans une eschatologie et une démonologie. En outre, Luther a usé sur
la question de formules contradictoires.

Chapitre 9
1129 4 vol., New York, Londres, 1906 et suiv. Ici I, p. 36. Ce livre est fondamental non
seulement pour l'étude de l'Inquisition espagnole, mais de l'Inquisition en général. Cf. aussi H.
KAMEN, Histoire de l'Inquisition espagnole, Paris, 1966.
1130 R. MUELLER, « Les Prêteurs juifs à Venise », dans Annales, E.S.C., nov.-déc. 1975, p.
1291
1131 A. SICROFF, Les Controverses des statuts de « pureté de sang en Espagne du XVe au
XVIIe siècle, Paris, 1960, p. 32-33.
1132 Prague Ghetto in the Renaissance Period (publ. du Musée juif d'Etat de Prague, 1965),
notamment p. 39 et 46.
1133 J.-P. SARTRE, Réflexions sur la question juive, éd. de 1961, p. 83.
1134 H. Ch. LEA History..., I, p. 50-68. Cf. aussi L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, 4
vol., Paris, 1961 et suiv. Ici I, p. 53. Dans les pages qui suivent j'utiliserai beaucoup cet ouvrage
bien informé : I, Du Christ aux Juifs de cour; II, De Mahomet aux marranes.
1135 Ibid., I, p. 81.
1136 Ibid., I, p. 99.
1137 Cf. par exemple B. BLUMENKRANZ (sous la direction de), Juifs et judaïsme de
Languedoc, Toulouse, 1977 : t. XII des « Cahiers de Fanjeaux ».
1138 Ibid., II, p. 114-119 et 127-137.
1139 Cf. A.D. ORTIZ, La Clase social de los conversos en Castilla en la edad moderna,
Madrid, 1959.
1140 Cité dans L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, I, p. 269.
1141 Ibid., p. 270.
1142 R. NEHER-BERNHEIM, Histoire juive de la Renaissance à nos jours, 2 vol., Paris, 1963:
er
I , p. 95.
1143 F. BRAUDEL, La Méditerranée..., II, p. 150-151.
1144 L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, I, p. 58.
1145 Cité dans Ibid., p. 64-65.
1146 J. LE GOFF, La Civilisation du Moyen Age, p. 390.
1147 L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, I, p. 122.
1148 Ibid., p. 331.
1149 J. ISAAC, L'Enseignement du mépris. Paris, 1962.
1150 Au sujet de l'exploitation des archives de l'Inquisition espagnole, cf. B. BENNASSAR, «
L'Inquisition espagnole, l'orthodoxie et l'ordre moral », dans Bulletin de la Société d'hisioire
moderne, 15e série, n° 19, 76e année ; n° 2 de 1977, p. 11-19.
1151 Pour tout ce développement, je suis H. PFLAUM « Les Scènes de Juifs dans la littérature
dramatique du Moyen Age ». dans Revue des études juives, LXXXIX, 1930, p. 111-134.
1152 Ibid., p. 115.
1153 L. REAU, Iconographie de l'art chrétien, t. II, Paris, 1957: La Bible. Nouveau Testament,
p. 612-613.
1154 Je remercie J.-Cl. Menou d'avoir attiré mon attention sur ce retable qui ne figure pas dans
la liste de L. Reau.
1155 Cité et traduit dans J. TOUSSAERT, Le Sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen
Age, p. 199.
1156 RONSARD, Œuvres complètes (éd. de La Pléiade), II, p. 674 (pièces posthumes).
1157 Cf. R. MANSELLI, La Religion populaire au Moyen Age, Paris-Montréal, 1975,
1158 L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, II, p. 148.
1159 A. LOPEZ de MENESES, « La Peste Negra en Cataluna... », dans Sefarad, 1959, p. 110.
1160 Ibid., p. 101.
1161 Textes et faits cités dans L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, II, p. 156-158.
1162 C. ROTH, The History of the Jews in Italy, Philadelphie, 1946, p. 247-248.
1163 Fca VENDRELL, « La actividad proselitista de San Vicente Ferrer durante el reinado de
Fernando I de Aragon », dans Sefarad, 1953, p. 94. Sur saint Vincent Ferrier et la bibliographie le
concernant, cf. E. DELARUELLE..., L'Eglise au temps du Grand Schisme, II, p. 639-642 et 1071-
1073.
1164 Fca VENDRELL, « La actividad... », p. 90.
1165 Ibid., p. 95.
1166 A. J. SARAIVA, Inquisiçâo e Cristâos-Novos, Lisbonne, 1969, p. 49-50.
1167 Cf. K.R. Slow, « The Church and the Jews », dans Bibliographical Essays in Medieval
Jewish Studies. The Study of Judaism, vol. II, 1975, p. 135.
1168 Sur cet ouvrage, cf. notamment M. ESPOSITO, « Notes sur le Fortalicium. fidel
d'Alphonse de Spina », dans Revue d'histoire ecclésiastique, 1948, p. 514-536. H. Ch. LEA, A
History..., I, p. 149-151.
1169 A ce sujet et pour tout ce qui suit, cf. C. ROTH, The History of the Jews of ltaly,
Philadelphie, 1946, p. 153-177.
1170 C. ROTH, The History of the Jews in Italy, p. 190.
1171 Sur l'attitude d'Etasme à l'égard des Juifs, cf. G. KISCH, Erasmus und die Judentum, Bâle,
1969, p. 10-47.
1172 Cité dans L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, I, p. 231.
1173 M. LUTHER, Werke, éd. Weimar, vol. XI, 1900, p. 307-337.
1174 Ibid., vol. LIII, 1919, p. 412-553 et p. 573-649. Textes cités dans L. POLIAKOV, Histoire
de l'antisémitisme, I, p. 238. Sem Hamephoras est « le nom en clair » de Dieu (le tétragramme
consonantique YHWH muni des voyelles), qu'il est interdit aux fidèles de prononcer.
1175 Ce texte et ceux qui suivent dans Les Propos de table, éd. Brunet, p. 70-74.
1176 Shem Hamephoras, voir note 46.
1177 Contre les Juifs et leurs mensonges, chap. « Quod longe satius sit porcum quam talem
habere Messiam qualem Judaei optant ».
1178 Prague Ghetto..., p. 47.
1179 L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme..., Ier, p. 277.
1180 Ibid., p. 162-163.
1181 A. SICROFF, Les Controverses..., p. 31.
1182 B. BLUMENKRANZ, Histoire des Juifs..., p. 23.
1183 C. ROTH, The History..., p. 409-410.
1184 Cf. les textes rappelés dans J. ISAAC, L'Enseignement du mépris, p. 24-39.
1185 Cf. Enclyclopaedia Judaica, vol. VIII, col. 1040-1044, art. « Host, Desecration of ».
1186 L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme..., I, p. 115-116.
1187 Cf. Pl.-F. LEFÈVRE, « Le thème du miracle des hosties poignardées par les Juifs à
Bruxelles en 1370 », dans Moyen Age, 1973, p. 373-398. Sur le thème des profanations d'hosties
faussement attribuées aux Juifs au Moyen Age, cf. l'article de P. BROWE dans Römische
Quartalschrift, 1927, p. 167-198.
1188 Miracle de l'hostie: Uccello, éd. Labergerie, Paris, 1966.
1189 Jean MOLINET, Chroniques, éd. J. Buchon, Paris, 1828 : II, p. 590-593.
1190 L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, II, p. 286.
1191 Ibid., p. 145. « Bouiller » a probablement ici le sens de frénétiquement.
1192 Ces panneaux ont été remontés dans la sacristie de l'église : cf. Inventaire général des
monuments et des richesses artistiques de la France: Finisfère, Carhaix, Plouguer, 2 vol., Paris,
1969 : II, p. 6.
1193 P. BROWE, « Die Hostienschändungen der Juden im Mittelalter », dans Römische
Quartalschrift, 1926, p. 169-171.
1194 G. TRACHTBNBERG, The Devil and the Jews, New Haven, 1943, p. 125.
1195 Cf. Encyclopaedia Judaica, t. IV, col. 1121-1131, art. « Blood Libel ».
1196 Réflexions sur la question juive, p. 82.
1197 Pour ce qui suit, cf. L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, I, p. 76-80.
1198 B. BLUMENKRANZ, Histoire des Juifs..., p. 17.
1199 C. ROTH, The History... of Italy, p 247.
1200 Publié par K. von AMIRA, dans Neudrucke deutscher Literaturwerke des 16. und 17.
Jhdts, t. XLI, Halle, 1883.
1201 C. ROTH, The History... of Italy, p. 172-173.
1202 L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, II, p. 196-197.
1203 Celui-ci quand il était encore le cardinal Ganganelli.
1204 Cité dans L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, I, p. 67.
1205 Ibid., II, p. 157-158.
1206 C. ROTH, The History ... of Italy, p. 248.
1207 Cité dans L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, II, p. 202.
1208 Conciliorum œcumenicorum decreta, éd. G. ALBERIGO, Bologne, 1973, p. 483.
1209 L. von PASTOR, Storia dei Papi, IX, p. 221-222. E. RODOCANACHI, Le Saint-Siège et
les Juifs, Paris, 1891, notamment p. 230 et suiv., p 274 et suiv.
1210 Cf. A. PACIOS-LOPEZ, La Disputa de Tortosa, Madrid-Barcelone, 2 vol., 1957. Le
premier volume est une analyse de la Disputa, le second une édition du compte rendu latin rédigé
par des notaires.
1211 C. ROTH, The History ... of Italy, p. 287-298.
1212 Conciliorum ... decreta, p. 265-267.
1213 O. DOBIACHE-ROJDESTVENSKY, La Vie paroissiale en France au XIIIe siècle d'après
les actes épiscopaux, Paris, 1911, p. 69. L. GENYCOT, Le XIIIe siècle européen, Paris, 1968, p.
269 et 385.
1214 B. BLUMENKRANZ (sous la direction de), Histoire des Juifs en France, Toulouse, 1972,
p. 31.
1215 V. ROBERT, Les Signes d'infamie au Moyen Age, Paris, 1889.
1216 Cités par L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, I, p. 170.
1217 Conciliorum ... decreta, p. 483-484.
1218 PAGES. Histoire de saint Vincent Ferrier, I, p. 296-297.
1219 C. ROTH, The History ... of Italy, p. 162.
1220 C. ROTH, The History... of Italy, p. 186. F. BRAUDEL, La Méditerranée... II, p. 141-142.
A. MILANO, Storia degli Ebrei in Italia, Turin, 1963, p. 281.
1221 Cf. M. BOITEUX, « Les Juifs dans le carnaval de la Rome moderne (XVe-XVIIIe siècle)
», dans Mélanges de l'Ecole française de Rome (M.A.T.M.), t. LXVIII, 1976, 2, p. 746-747, 750-
751 et 762. Cf. aussi RODOCANACHI, le Saint-Siège et les Juifs. Le Ghetto de Rome.
1222 Cf. L. AURIGEMMA, Le Signe zodiacal du scorpion, Paris-La Haye, 1976, p. 63-64, pl.
24.
1223 Au sujet de l'offensive romaine contre le Talmud, cf. K.R. STOWE, « The Burning of the
Talmud in 1553, in the light of Sixteenth Century Catholic Attitudes toward the Talmud », dans
Bibliothèque d'humanisme et Renaissance, vol. XXXIV, 1972, p. 435-459.
1224 Bullarium ... Summorum rom. pontificium, Taur. editio, 1860...: VI, p. 498 et suiv.
1225 L. von PASTOR, Storia dei Papi, VI, p. 487-490.
1226 Ibid., VIII, p. 228-233.
1227 Des papes plus cléments que Pie V à l'égard des Juifs, Sixte Quint notamment, permettront
leur réinstallation en certaines villes, en particulier à Bologne.
1228 C. ROTH, The History ... of Italy, p. 309-328.
1229 E. de LAURIÈRE, Recueils d'édits et d'ordonnances royaux, 1723..., VII, p. 675.
1230 L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, I, p. 135.
1231 C. ROTH, The History ... of Italy, p. 306-328.
1232 Cité dans L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, II, p. 198. Cf. F. BAER, Die Juden
im christlichen Spanien, 2 vol., Berlin, 1926-1929: II, p. 404-408.
1233 Ces renseignements et ceux qui précèdent dans L. POLIAKOV, Histoire de
l'antisémitisme, II, p. 186-198. Cf. par ailleurs H. BEINART, Records of the Spanish Inquisition in
Ciudad Real: I (1483-1485), Jérusalem, 1974.
1234 A. BAIAO, Episodios dramaticos, da Inquisição portuguesa, 3 vol., Lisbonne, 1972-1973
· III, p. 152-156.
1235 L. von PASTOR, Storia dei Papi, VI, p. 489-490. C. ROTH, The History ... of Italy, p.
300-301.
1236 Pour ce qui suit, cf. P. CHAUNU, L'Espagne de Charles Quint, 2 vol., Paris, 1973 ; ici: II,
p. 479-505.
1237 Voir plus haut p. 274.
1238 A. SICROFF, Les Controverses..., p. 32-35.
1239 Traité incorporé dans El Fuero real de España, Salamanque, 1569. Cf. A. SICROFF, Les
Controverses..., p. 36-39.
1240 Ibid., p. 71-74.
1241 Ibid., p. 74-75. H. Ch. LEA, A History..., Ier, p. 150. Alonso de Espina attaquant
violemment les conversos, il est peu probable qu'il l'ait été lui-même, malgré les nombreux
ouvrages récents qui affirment son ascendance juive.
1242 Ibid., p. 102-135.
1243 Ibid., p. 156-167.
1244 Ibid., p. 167-170.
1245 Ibid., p. 177-178.
1246 Tout ce qui suit d'après Ibid., p. 63-139 et 270-284.
1247 H. Ch. LEA, A History..., II, p. 287.
1248 Voir à cet égard le Libro de las cinco excelencias del español de Fray Benito de Peñalosa y
Mondragón (Pampelune, 1629) : A. SICROFF, p. 291-297.
1249 F. BRAUDEL, La Méditerranée..., II, p. 154.
1250 Ibid., p. 153.
1251 Ibid., p. 142.
1252 J.-P. SARTRE, Réflexions sur la question juive, p. 17.
1253 R. LOEWENSTEIN, Psychanalyse de l'antisémitisme, Paris, 1952, p. 5-6.
1254 S. FRIEDLANDER, Histoire et psychanalyse, Paris, 1975, p. 165.
Chapitre 10
1255 Cité dans W. LEDERER, Gynophobia ou la Peur des femmes, Paris, 1970. p. 94. Je vais
beaucoup utiliser dans les pages suivantes ce livre d'un psychiatre américain, sans en adopter pour
autant tous les points de vue. Je me servirai aussi de l'ouvrage fondamental de Simone de
Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, 1949, 2 vol.
1256 W. LEDERER, p. 207 {citation de Zilboorg).
1257 S. FREUD, « Ueber die weibliche Sexualität », dans Ges. Werke, IX, p. 180.
1258 S. de BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe, Paris, 1949, 2 vol. : I, p. 147.
1259 K. HORNEY, La Psychologie de la femme, Paris, 1969, principalement p. 106-120 et 135-
150.
1260 W. LEDERER, Gynophobia ..., p. 12.
1261 Ibid., p. 251.
1262 W. LEDERER, Gynophobia ..., p. 41.
1263 S. de BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe, I, p. 241.
1264 W. LEDERER, Gynophobia..., p. 63-64.
1265 Ibid., p. 121-137.
1266 Le rapprochement est proposé par N.Z. DAVIS, Society and Culture..., p. 129.
1267 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau..., p. 230-237.
1268 Ibid., p. 233-237 : « Les sorcières peuvent-elles empêcher l'acte de puissance génitale ? »
Cf. plus haut pp. 54-59.
1269 D. PAULME, La Mère dévorante, Paris, 1976, p. 225.
1270 M.-O. METRAL, Le Mariage. Les hésitations de l'Occident, Paris, 1977, p. 125.
1271 Le Deuxième Sexe, I, p. 153.
1272 Ces précisions soulignées dans l'important article de H.-M. LEGRAND, « L'ordination des
femmes au ministère presbytéral », dans Bulletin du secrétariat de la conférence épiscopale
française, n° 7, avril 1976, p. 6-7.
1273 J.-M. AUBERT, La Femme. Antiféminisme et christianisme, Paris, 1975, p. 48. Dans les
développements qui suivent, je vais beaucoup utiliser ce livre.
1274 Ibid., p. 20.
1275 Ibid., p. 99 et 100.
1276 H.-M. LEGRAND, « L'ordination... », p. 7.
1277 Cité dans Ibid., p. 191 : De cultu feminarum, dans Corpus christianorum, série latine,
œuvres de Tertullien, I, p. 343.
1278 Cf. le De virginibus, I, 1, chap. LVI (Patr. lat., XVI, 204), et D.T.C., V, 1922, art. « Femme
», col. 1336-1338.
1279 Lettre XXII à Eustochium reproduite dans La Femme. Les grands textes des Pères de
l'Eglise, textes choisis et présentés par Fr. QUÉRÉ-JAULMES, Paris, 1968, p. 19.
1280 M.-O. METRAL, Le Mariage. Les hésitations de l'Occident, p. 26. MÉTHODE
d'OLYMPE, théologien et évêque grec du IIIe siècle, Le Banquet, Paris, 1963, discours de
Marcelle.
1281 Ibid., p. 46.
1282 Sur l'antiféminisme de saint Augustin : K.E. BORRESEN, Subordination et équivalence.
Nature et rôle de la femme d'après Augustin et Thomas d'Aquin, Paris-Oslo, 1968, p. 25-114.
1283 J.-M. AUBERT, La Femme..., p. 88-89 où j'ai puisé les citations ci-dessous.
1284 GRATIEN, éd. Friedberg, I, 1254 et 1256.
1285 Somme théologique, Ier, q. 92, art. Ier, ad. 2 ; q. 93, art. 4, ad. Ier, et Commentaire des
sentences, II, dist. 21, 2, 1, ad. 2. A ce sujet, cf. La Femme (recueils de la Société Jean Bodin),
1962: XII, partie II, p. 75-79.
1286 Somme théologique, I, q. 99, art. 2 ; II, q. 149, art. 4 ; q. 165, art. 2.
1287 Contra gentiles, III, 123.
1288 Somme théologique, III, q. 31, art. 3. J.-M. AUBERT, La Femme..., p. 203.
1289 J.-M. AUBERT, La Femme..., p. 120 et 203. I. RAMING, Der Ausschluss der Frau von
priesterlichen Amt. Gottewollte Tradition oder Diskriminierung, Vienne, 1973, p. 80 et suiv.
1290 Cité par Y. LEFEVRE dans Histoire mondiale de la femme, II, Paris, 1966, p. 83.
1291 Cité dans Ibid., p. 82.
1292 Cité dans Ibid., p. 83.
1293 Cf. notamment E. LE ROY-LADURIE, Montaillou, village occitan, Paris, 1975.
1294 R. NELLI, L'Erotique des troubadours, Paris, 1963, notamment p. 292-294 et 304-312.
M.-O. METRAL, Le Mariage..., p. 113-145. M. ALBISTUR et D. ARMOGATHE, Histoire du
féminisme français du Moyen Age à nos jours, Paris, 1977, p. 38-41. Les conclusions de cet
ouvrage pour la période du Moyen Age et de la Renaissance rejoignent celles de ma propre
enquête. Cf. aussi pour le Moyen Age A. LEHMANN, Le Rôle de la femme dans l'histoire de la
femme au Moyen Age, Paris, 1951, et R. VERDON, La Femme dans la société aux Xe et XIe
siècles, thèse, Paris X, 1974.
1295 PÉTRARQUE, Des Remèdes de l'une et de l'autre fortune, cité dans Ibid., p. 213-214.
1296 A. BESANÇON, « Vers une histoire psychanalytique », dans Annales, B.S.C., 1969, p.
600.
1297 Cité et traduit par Ph. MONNIER, Le Quattrocento, 2 vol., Paris, 1924 : II, p. 198.
1298 Cf. notamment W.E. PEUCKERT, Die grosse Wende, Hambourg, 1948, p. 90 et suiv.
1299 A. GASTÉ, Michel Ménot : en quelle langue a-t-il prêché? ... Caen, 1879, p. 24-25. Cf.
aussi E. GILSON, «M. Ménot et la technique du sermon médiéval », dans Les Idées et les lettres,
Paris, 1932. p. 93-154.
1300 Cité dans A. SAMOUILLAN, Olivier Maillard, sa prédication et son temps, Paris, 1891,
p. 317.
1301 A. GODIN, Un émule d'Olivier Maillard et de Michel Ménot: frère Jehan Glapion, D.E.S.
dactyl., Lille, 1960.
1302 J. BODIN, La Démonomanie des sorciers, Paris, 1580, p. 176B.
1303 Cité par A. PIOGIER, Un orateur de l'école française, saint Jean Eudes, Paris, 1940, p.
276. Cf. Jean EUDES, Œuvres complètes en 11 t., Vannes, 1905-1909. Ici, V, p. 283-287.
1304 L. GRIGNION de MONTFORT, Œuvres complètes, éd. M. Gendrot, Paris, 1966, cantique
XXXIII, p. 1162.
1305 Panégyrique prononcé par le père Corbin, cité dans M. REINHARD, La Légende de Henri
IV, Paris, 1935, p. 77.
1306 Je remercie A. Danet d'avoir bien voulu attirer mon attention sur ce livre et pour ce thème.
J'ai consulté l'édition de Lyon, 1517 : Alvaro Pelayo écrivit aussi en 1344 un Collirium fidei
adversus haereses qui ne fut pas imprimé.
1307 M. DEL Rio, Les Controverses..., p. 526.
1308 H. SPITZMULLER, Poésie latine du Moyen Age (IIIe-XVe siècle), Paris, 1971, p. 617-621.
Cf. p. 1800-1802 de cet ouvrage l'article « Misogynie ».
1309 Introd. d'A. Danet au. Marteau des sorcières, notamment p. 64.
1310 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau des sorcières, p. 198.
1311 Ibid., p. 201.
1312 Ibid., introd., p. 89.
1313 Ibid., p. 202.
1314 Ibid., p. 200. Pour ce qui suit, p. 200-210.
1315 Ibid., p. 207.
1316 Ibid., id.
1317 Ibid., p. 208.
1318 Expression d'A. DANET, Ibid., p. 58.
1319 Cf. supra p. 239.
1320 M. DEL Rio, Les Controverses..., p. 526.
1321 BENEDICTI, La Somme des pechez et remède d'iceux, 1re éd. 1584, éd. consultée ici,
Paris, 1595, p. 347.
1322 Ibid., p. 348.
1323 Titre italien : Avvertimenti per li confessori.
1324 Je remercie le père Daniel Olivier d'avoir attiré mon attention sur cette information :
Concilium tridentinum (Görres Gesellschaft), VIII, p. 622. L'ambassadeur du concile du duc de
Bavière déclare dans un discours devant les Pères (1562) : « In proxima visitatione per Bavariam
facta, tam frequens concubinatus repertus fuit, ut vix inter centum ter vel quatuor inventi sint, qui
aut manifesti concubinarii non fuerint, aut clandestina matrimonia non contraxerint, aut uxores
palam non duxerint. » Aussi, l'ambassadeur demande-t-il le mariage des prêtres pour limiter
l'hémorragie cléricale vers le protestantisme.
1325 Ed. consultée ici, Paris, 1665, p. 19.
1326 Ibid., id.
1327 Ibid., p. 95.
1328 Ibid., p. 96.
1329 Ibid., p. 239-243.
1330 V.-L. SAULNIER, Le Dessein de Rabelais, Paris, 1957.
1331 Texte cité dans M.A. SCREECK, « A further Study of Rabelais's Position in the Querelle
des Femmes », dans François Rabelais (t. VII des Travaux d'humanisme et Renaissance, p. 146).
1332 J. WIER, Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des
magiciens infâmes, sorcières et empoisonneurs..., 1re trad. franç. 1569. Ed. utilisée ici, Paris, 1885:
I, p. 300-303.
1333 A. PARÉ, Œuvres, éd. P. de Tartas, Paris, 1969, en 3 vol., d'après l'édition de 1585: I, p.
xxv.
1334 Ibid., id.
1335 Ibid., I, p. CXXIIII.
1336 Ibid., III, p. IXeXXVII.
1337 Ibid., III, p. IXeXXXV.
1338 Ibid., III, p. IXeXL.
1339 Ibid., id.
1340 L. JOUBERT, Premiere et seconde partie des erreurs populaires et propos vulgaires
touchant la medecine et le regime de sante, refutez et expliquez. Ed. consultée ici. Lyon, 1601 : I,
p. 162-163.
1341 Ibid., p. 163-165.
1342 Dix en français, une en latin et une en italien.
1343 A. TIRAQUEAU, Tractatus varii, éd. de Lyon, 1587 : « De Poenis legum temperandis aut
remittendis », p. 273.
1344 Pour tout ce qui suit, A. TIRAQUEAU... : Ex commentaribus in Pictonum consuetudines :
sectio de legibus connubialibus et jure maritali, éd. de Lyon, 1586, principalement I, 12, 13, 15 et
16 et gl. 2, 4, 5 et 8.
1345 Dictionnaire de Droit canonique, fasc. XLI, col. 1255-1275.
1346 B. CHASSENEUZ, Commentarii in consuetudines ducatus Burgundiae fereque totius
Galliae, Lyon, éd. de 1624 ; rubrique « Foemina ». Cf. A. LAINGUI, La Responsabilité pénale
dans l'ancien droit (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, 1970, p. 251-253.
1347 C. LE BRET, De la souveraineté du roy, de son domaine et de sa couronne, Paris, 1632, I,
4. Cf. La Femme (recueil de la Société Jean Bodin), II, p. 450.
1348 A. de RICHELIEU, Testament politique, éd. L. André, Paris, 1947, p. 300-301.
1349 N. REMY, Demonolatriae libri tres, Lyon, 1595, notamment p. 125-127.
1350 P. de LANCRE, L'Incredulité et mescreance du sortilege plainement convaincue..., Paris,
1622, p. 627.
1351 Réfutation des opinions de Jean Wier, p. 225. Elle suit dans l'édition de 1580 la
Démonomanie des sorciers.
1352 J. BOUTILLIER, Somme rurale, éd. de 1603, liv. II, titre II, p. 663.
1353 Ibid., p. 374.
1354 La Femme (recueil de la Société Jean Bodin), XII, partie II, p. 261.
1355 Ibid., p. 346.
1356 J. BODIN, Démonomanie des sorciers, p. 177B.
1357 La Femme, p. 287.
1358 Ibid., p. 245.
1359 Ibid., id., et Ph. de BEAUMANOIR, Couutumes de Beauvaisis, éd. A. Salman, Paris, 2
vol., 1899-1900 : II, § 1631.
1360 A. TIRAQUEAU, Tractatus varii, Lyon 1587 : « De poenis legum temperandis aut
remittendis », p. 273.
1361 Pr. FARINACCI, Praxis et theorica criminalis, 3 vol., 1606-1610: q. 98 (cause 10), nos 14-
15.
1362 Cf. A. LAINGUI, La Responsabilité..., p. 252-253. 109. P. de LANCRE, De
l'Incrédulité..., respectivement p. 627 et 41. Pour Jean Bodin, cf. plus haut p. 331.
1363 Voir à ce sujet la Ire partie du livre de M. ALBISTUR et D. ARMOGATHE, Histoire du
féminisme..., avec la bibliographie à la fin des chapitres.
1364 Cf. à cet égard La Femme (recueil de la Société Jean Bodin), XII, partie II, p. 244-252, et
J.-L. FLANDRIN, Familles, parenté, maison, sexualité dans l'ancienne société, Paris, 1976, p.
124.
1365 Biens assignés par le mari à sa femme pour qu'elle en jouisse si elle lui survivait.
1366 Fr. OLIVIER-MARTIN, Histoire du droit français des origines à la Révolution, Paris,
1948, p. 653.
1367 Ibid., p. 655.
1368 L'Ecole des femmes, acte III, scène III.
1369 J. BURCKHARDT, La Civilisation..., II, p. 343.
1370 Th. SMYTH, De republica anglorum, 1583, p. 18. Cité dans Histoire mondiale de la
femme, II, p. 417.
1371 Cité dans Ibid., id., et Cl. St. BYRHE: Elizabethan Life in Town and Country, Londres,
1961, p. 215.
1372 Je reprends l'expression de M. ALBISTUR et D. ARMOGATHE, Histoire du féminisme...,
p. 27 : « ... des femmes-alibis, c'est-à-dire des femmes qui autorisent les observateurs superficiels à
parler d'égalité générale entre les sexes ».
1373 G. de LORRIS et J. de MEUN, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, 1968-1973, 3
vol. Ici, II, p. 50-52, vers 9886-9898.
1374 N. GREVY-PONS, Célibat et Nature : une controverse médiévale, Paris (C.N.R.S.), 1975,
p. 43. Ch. V. LANGLOIS, La Vie en France au Moyen Age ; t. II, Paris, 1926, p. 241-290.
1375 E. DESCHAMPS, Œuvres..., VII, ballade MCCXCIII, p. 43.
1376 Ibid., V, ballade DCCCCLXVIII, p. 235.
1377 Ibid., ballade MXIX, p. 287.
1378 Ibid., ballade DCCCCLXXXII, p. 226.
1379 Ibid., VII, p. 108.
1380 Ibid., p. 109.
1381 Ibid., tout le vol. IX.
1382 Ibid., p. 53 et suiv.
1383 Ibid., p. 174 et suiv.
1384 Ibid., p. 176 et suiv.
1385 Ibid., p. 96-98.
1386 Ibid., vers 2857-2859.
1387 Cité dans La Femme dans la littérature française et les traductions en français du XVIe
siècle, textes choisis et présentés par L. GUILLERM-CURUTCHET, J.-P. GUILLERM, L.
HORDOIR-LOUPPE, M.-Fr. PIEJUS, Lille, 1977, p. 89-99.
1388 C. BEERMANN, Eine nützlich Osterpredig über die frommen Weiber, für alle Ständes-
Personen, 1593, p. 3-4. Cité dans J. JANSSEN, La Civilisation..., VI, p. 355-356.
1389 K. BEINHAUS, Predig auf das Fest der unschuldigen Kinder, 1617, cité dans Ibid., p.
355.
1390 Il s'agit de M. Daniel Rivière. Par «proverbes du XVIe siècle », j'entends des proverbes
faisant partie d'un recueil imprimé au XVIe siècle. Beaucoup de sentences remontaient
évidemment à un passé lointain.
1391 En attendant l'achèvement du travail de D. Rivière, j'emprunte ce dicton et les suivants au
Livre des proverbes français de LE Roux de LINCY, Paris, 2 vol., 1859. Ici, I, p. 221 (G.
MEURIER, Trésor des sentences).
1392 Ibid., p. 222 (GRUTHER, Recueil).
1393 Ibid., p. 224 (Encyclopédie des proverbes).
1394 Ibid., p. 229 (Encyclopédie des proverbes).
1395 Ibid., p. 231 (GRUTHER, Recueil).
1396 : Ibid., p. 278 (G. MEURIER, Trésor des sentences).
1397 Ibid., id. (G. MEURIER, Trésor des sentences).
1398 Ibid., p. 220 (MERY, Histoire des proverbes).
1399 Ibid., id. (La Chaussée).
1400 Ibid., p. 161 (G. MEURIER, Trésor des sentences).
1401 Ibid., p. 229. Ces deux proverbes dans Adages françois.
1402 Ibid., p. 230 (G. MEURIER, Trésor des sentences).
1403 Ibid., id. (Proverbes communs, xve siècle).
1404 Ibid., id. (BRUSCAMBILLE, Voyage d'Espagne, XVIIe siècle).
1405 Ibid., p. 231 (Proverbes communs).
1406 Ibid., p. 228 (Adages françois).
1407 Ibid., p. 222 (G. MEURIER, Trésor des sentences).
1408 Ibid., p. 220 (BOVELLES, Proverbes).
1409 Ibid., id. (G. MEURIER, Trésor des sentences).
1410 Ibid., p. 221 (Encyclopédie des proverbes).
1411 Ibid., p. 219 (Trésor des sentences).
1412 Ibid., p. 224 (id°).
1413 Ibid., p. 229 (BOVELLES, Proverbes).
1414 Ibid., p. 225 (GRUTHER, Recueil).
1415 Ibid., p. 225 (Moyen de parvenir, chap. intitulé « Exposition », XVIe siècle).
1416 Ibid., p. 221 (Trésor des sentences).
1417 Ibid., p. 222 (id°).
1418 Ibid., p. 228 (Anc. Prov., XIIIe siècle).
1419 Ibid., p. 231 (Adages françois).
1420 Ibid., II, p. 263 (id°).
1421 Ibid., p. 490 (HERBERS, Roman de Dolopathos, XIIIe siècle).
1422 Ibid., I, p. 225 (Prov. gallic., XVe siècle).
1423 Ibid., p. 227 (Adages françois).
1424 Ibid., p. 221 (Encyclopédie des proverbes).
1425 Ibid., p. 222 (Trésor des sentences).
1426 Ibid., p. 223 (Suite aux mots dorés de Caton).
1427 Ibid., p. 228 (Adages françois).
1428 Ibid., p. 231.
1429 Ibid., p. 225 (Suite aux mots dorés de Caton).
1430 Ibid., p. 224 (Prov. gallic., XVe siècle).
1431 Ibid., p. 223 (Suite aux mots dorés de Caton).
1432 Ibid., p. 222 (Trésor des sentences).
1433 Ibid., p. 221 (Adages françois).
1434 Ibid., p. 18 (id°).
1435 Pour tout ce qui suit, je m'inspire de son mémoire de maîtrise (Panthéon-Sorbonne 1975) :
La Conception de la femme dans l'estampe française du XVIe siècle, 2 vol. dactyl. Mme S.
MATTHEWS-GRIEGO prépare sur ce même thème une thèse de IIIe cycle.
1436 Musée Mayer Van der Bargh, Anvers. 184. Cf. sur tout cela (avec les références) J.
BAILBÉ, « Le thème de la vieille femme dans la poésie satirique du XVIe et du début du XVIIe
siècle », dans Bibliothèque d'humanisme et Renaissance, 1964, p. 98-119.
1437 SIGOGNE, Œuvres complètes, éd. Fleuret et Perceau, p. 216 (Satyre contre une dame).
1438 Cette indication et celles qui suivent à nouveau dans le mémoire de maîtrise de Mme S.
MATTHEWS-GRIEGO.
1439 RONSARD, Œuvres complètes, éd. G. Cohen (La Pléiade), I, p. 451.
1440 Du BELLAY, Œuvres poétiques, éd. H. Chamard, V, p. 132.
Chapitre 11
1441 La littérature sur la sorcellerie s'accroît rapidement. A la base, se trouvent J. HANSEN,
Zauberwahn, Inquisition und Hexenprozess im Mittelalter und die Enstehung der Gressen
Hexenverfolgung, Munich-Leipzig, 1900, et Quellen und Untersuchungen zur Geschichte des
Hexenwahns und der Hexenverfolgung im Mittelalter, Bonn, 1901, rééd. 1964. H. Ch. LEA,
Histoire de l'Inquisition au Moyen Age, 3 vol., Paris, 1900-1902, et Materials toward a History of
Witchcraft, 3 vol., New York-Londres, 1957. Par ailleurs, j'ai surtout utilisé R. MANDROU,
Magistrats et sorciers, Paris, 1968. E.W. MONTER, « Witchcraft in Geneva 1537-1662 », dans
Journal of Modern History, vol. XLIII, n° 1, mars 1971, p. 179-240 ; « Patterns of Witchcraft in
the Jura », dans Journal of Social History, vol. V, n° 1, 1971, p. 1-25, et Witchcraft in France and
Switzerland, Ithaca-Londres, 1976. A. MACFARLANE, Witchcraft in Tudor and Stuart England,
Londres, 1970. K. THOMAS, Religion and the Decline of Magic, Londres, 1971. J.-C. BAROJA,
Les Sorcières et leur monde, Paris, 1972. H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme aux Lumières,
Paris 1972. E. MIDELFORT, Witch Hunting in Southwestern Germany, 1562-1684. The Social
and Intellectual Foundations, Stanford, Cal., 1972. N. COHN, Europe's Inner Demons, Sussex
Univ. Press, 1975. J'ai aussi lu en manuscrit les contributions de Mme DUPONT-BOUCHAT et R.
MUCHEMBLED à un livre à paraître, Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas. D'autres travaux
seront mentionnés en cours de route. Mises au. point très utiles sur la problématique de cette
question de P. CHAUNU, « Sur la fin des sorciers au XVIIe siècle », dans Annales, E.S.C., juil.-
août 1969, p. 985-911, et de F. SALIMBENI, « La Stregoneria nel tardo Rinascimento », dans
Nuova Rivista Storica, année LX, fasc. III-IV, p. 269-334. Importants articles aussi de F.
RAPHAEL « Conditionnements socio-politiques et socio-psychologiques du satanisme » dans
Revue des sciences religieuses, 1976, p. 112-156 et de A. SOMAN, « des procès de sorcellerie au
Parlement de Paris (1565-1640) », dans Annales, E.S.C., juillet-août 1977, p. 790-814.
1442 Cf. notamment pour ce rappel historique les deux ouvrages de J.-C. BAROJA, Les
Sorcières ..., p. 60-95, et N. COHN, Europe's ..., p. 16-59.
1443 J.-C. BAROJA, Les Sorcières ..., p. 76.
1444 N. COHN, Europe's..., p. 211. Texte dans Libri de synodalibus causis et ecclesiasticis, éd.
F. Wasserschleben, Leipzig, 1840, p. 354.
1445 Conciliorum œcumenicorum decreta, éd. Alberigo, p. 233-234.
1446 Sur les cathares, cf. notamment J. DUVERNOY, Le Catharisme: la religion des cathares,
Toulouse, 1976.
1447 J.-C. BAROJA, Les Sorcières ..., p. 93-94 ; N. COHN, Europe's ..., p. 24-31. Texte de la
bulle de 1233 dans W.G. SOLDAN et H. HEPPE, Geschichte der Hexenprozesse, 2 vol., Stuttgart,
1880: I, p. 161-163.
1448 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 147. Texte dans J. HANSEN, Quellen ..., p.
17.
1449 THOMAS D'AQUIN, Quodlibet, XI, 10, et Comment. in Job, I.
1450 Tous ces faits rappelés avec références, dans N. CORN, Europe's ..., p. 74-98, et J.-C.
BAROJA, Les Sorcières ..., p. 100-101.
1451 Texte dans J. HANSEN, Quellen ..., p. 5-6.
1452 E. Ch. LEA, Histoire de l'Inquisition au Moyen Age, III, p. 560-180 ; J. HANSEN,
Quellen ..., p. 315.
1453 Cf. Le Manuel des inquisiteurs de Nicolau EYMERICH et Francisco PENA, introd., trad.
et notes de L. Sala-Molins, Paris, 1973, p. 66-71.
1454 E.W. MONTER, Witchcraft ..., p. 19 ; R. KIECKHAFER, European Witch-Trials : their
Foundations in popular and learned Culture, 1300-1500, Londres-Berkeley, 1976, p. 106-107.
1455 E.W. MONTER, Witchcraft ..., p. 20-21.
1456 J. HANSEN, Quellen ..., p. 438-472.
1457 E.W. MONTER, Witchcraft ..., p. 18.
1458 Ire édition imprimée : 1475.
1459 E.W. MONTER, Witchcraft ..., p. 24.
1460 P. VILLETTE, « La sorcellerie à Douai », dans Mélanges de sciences religieuses, 1961, p.
129.
1461 Contribution de Mme M.-S. DUPONT-BOUCHAT à l'ouvrage collectif, Prophètes et
sorciers ...
1462 W. MONTER, « Witchcraft in Geneva, 1537-1662 », dans Journal of Modern History, vol.
XLIII, n° 1, mars 1971, p. 187.
1463 Regroupement opéré par cet auteur dans Witchcraft in France and Switzerland.
1464 Erik MIDELFORT, Witch Hunting ..., p. 32, et « Witchcraft and Religion in Sixteenth
Century Germany », dans Archiv für Reformationsgeschichte, 1971, p. 267.
1465 A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 61.
1466 G.F. BLACK, « A Calendar of Cases of Witchcraft in Scotland 1510-1727 », dans Bull.
New York Public Lib., XLI-XLII (1937-1938).
1467 E.W. MONTER, « Witchcraft in Geneva », p. 186.
1468 E.W. MONTER, Witchcraft in France ..., 1976, p 105.
1469 P. SCHWEIZER, « Der Hexenprozess und seine Anwendung in Zürich », dans Zürcher
Taschenbuch, n. F.25 (1902), p. 1-63. J. SCHACHER, Das Hexenwesen im Kanton Luzern, nach
den Prozessen von Luzern und Sursee (1400-1675), Lucerne, 1947, p. XI-XIII. A. KOCHER, «
Regesten zu den Solothurnischen Hexenprozessen », dans Jahrbuch für Solothurnische
Geschichte, 16 (1943), p. 121-140.
1470 E.W. MONTER, « Patterns of Witchcraft ... », p. 5.
1471 E.W. MONTER, « Witchcraft in Geneva », p. 187.
1472 R. MANDROU, Magistrats ..., p. 135, d'après le témoignage de Nicolas Rémy.
1473 Contribution de Mme M.-S. DUPONT-BICHAT à Prophètes et sorciers ...
1474 E. BROUETTE, « La sorcellerie dans le comté de Namur au début de l'époque moderne,
1509-1646 », dans Annales de la société archéologique de Namur, 48, 1953-1954, p. 390-410.
Satan (Etudes carmélitaines), 1948, p. 384-185.
1475 Contribution de R. MUCHEMBLED à Prophètes et sorciers ...
1476 J.L. PITTS, Witchcraft and Devil Lore in the Channel Island, Guernesey 1886, p. 28-32, et
G.R. ALLEINE, « Witch Trials in Jersey », dans Société jersiaise, 13, 1939.
1477 R. MANDROU, Magistrats ..., p. 135.
1478 S. CIRAC-ESTOPANAN, Los Procesos de hechiceria en la Inquisicion de Castilla la
Nueva, Madrid, 1942 : aucune exécution pour 307 procès pour sorcellerie. Je remercie très
vivement Mme Benassy d'avoir bien voulu consulter ce livre en Espagne pour moi.
1479 J. MICHELET, La Sorcière, éd. R. Mandrou, Paris, 1964, p. 24.
1480 H.R. TREVOR-ROPER, « The Persecution of Witches », dans Horizon, nov. 1959, p. 59.
1481 A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 28-29.
1482 J.-C. BAROJA, Les Sorcières ..., p. 182-225.
1483 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 181.
1484 Ibid., p. 207-208.
1485 R. MANDROU, Magistrats ..., p. 197-260. M. de CERTEAU, La Possession de Loudun,
Paris, 1970
1486 Ch. HANSEN, Sorcellerie à Salem, Paris, 1971.
1487 Ibid., p. 366.
1488 H.C. MIDELFORT, Witch Hunting ..., p. 89 et 96-98. N. COHN, Europe's..., p. 254.
1489 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 193.
1490 Ibid., p. 200.
1491 H.C. MIDELFORT, Witch Hunting ..., p. 137. N. COHN, Europe's ..., p. 254.
1492 J.-C. BAROJA, Les Sorcières ..., p. 183-184.
1493 A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 135.
1494 Tout ce qui suit d'après l'article de E. BROUETTE dans Satan (Etudes carmélitaines,
1948), p. 364-368, et M.A. PRATT, The Attitude of the Catholic Church towards the witchcraft
and the allied practices of sorcellery and magic, Washington, 1915, p. 94-95.
1495 L.-E. HALKIN, La Réforme en Belgique sous Charles Quint, Bruxelles, 1957, p. 39-40.
1496 Ce développement emprunté à R. MUCHEMBLED, Prophètes et sorciers ...,.
1497 E. POULLET, Histoire du droit pénal dans le duché de Brabant ..., dans mémoires
couronnés par l'Académie royale de Belgique, t. XXXV, Bruxelles, 1870, p. 48 et 418. J.H.
LANGBEIN, Prosecuting Crime in the Renaissance, England, Germany, France, Cambridge
(Mass.), 1974, p. 170.
1498 Texte dans Fr. von HOLTZENDORFF, Handbuch der deutschen Strafrechts, 4 vol., Berlin
1971-1977: I, p. 67 et suiv.
1499 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 185.
1500 Ibid., id.
1501 BROUETTE, Satan ..., p. 384-385.
1502 Même situation en France où le Parlement de Paris, en faisant jouer la procédure d'appel, a
tenté de corriger les excès des tribunaux locaux : A. SOMAN, « Les procès de sorcellerie... », p.
809-812.
1503 Prophètes et sorciers...
1504 Je donne ce texte selon la copie qui avait été envoyée au Conseil de Luxembourg (A.E.L.,
Registrature du Conseil provincial, 1591-1599, f°565° à 58v°) et tel qu'il figure dans la
contribution de Mme DUPONT-BOUCHAT, Prophètes et sorciers... J'ai modernisé la ponctuation.
1505 Ibid.
1506 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 182-185. Acts of the Parliament of Scotland,
II, p. 539.
1507 K. THOMAS, Religion ..., p. 442-443; A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 14-17.
1508 Ibid., p. 15.
1509 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 186.
1510 Ibid., id.
1511 E.W. MONTER, Patterns ..., p. 9-11.
1512 Ibid., id.
1513 E.W. MONTER, « Witchraft in Geneva ... », p. 185.
1514 Prophètes et sorciers...
1515 Ibid., p. 37.
1516 A. SOMAN, « Les procès de sorcellerie... », p. 796.
1517 Cf. L. OSBAT, « Sulle fonti per la storia del Sant'Ufficio a Napoli alla fine del Seicento »,
dans Ricerche di Storia sociale e religiosa, janv.-juin, 1972, p. 419-429.
1518 J.-C. BAROJA, Les Sorcières ..., notamment p. 205.
1519 , H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme..., p. 149.
1520 A. SOMAN, « Les procès de sorcellerie... », p. 798.
1521 J. BURCKHARDT, La Civilisation ..., III, p. 172.
1522 E.W. MONTER, « Witchcraft in Geneva... », p. 202-203.
1523 H.R. TREVOR-ROPER, « The Persecution of Witches », Horizon (nov. 1959), p. 59.
1524 E.W. MONTER, « Witchcraft in Geneva, 1537-1662 », dans Journal of Modern History,
mars, 1971, p. 185-186.
1525 E. MIDELFORT, Witch Hunting ..., p. 33. Le total = 2 953, est différent de celui (3 229)
donné dans le tableau de la p. 350 car l'auteur avait alors ajouté aux exécutions connues par les
procès d'autres mises à mort signalées par des sources diverses.
1526 A. REUSS, L'Alsace au XVIIe siècle, 2 vol., Paris, 1898 : II, p. 105.
1527 E.W. MONTER, « Witchcraft in Jura... », p. 13.
1528 E.W. MONTER, Witchcraft in France and Switzerland, p. 105-106.
1529 Les châtiments habituels ordonnés par l'Inquisition de Nouvelle-Castille étaient
l'admonestation publique ou privée, des jeûnes et prières, des coups de fouet (100 au maximum) et
l'exil : S. CIRAC-ESTOPANAN, Los Proceses..., passim.
1530 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 189-203.
1531 J. MICHELET, La Sorcière, principalement l'introd. et les chap. XI-XII.
1532 A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 155 (et tout le chap, x).
1533 E.W. MONTER, « Patterns of Witchcraft ... », p. 15.
1534 Prophètes et sorciers.
1535 Ibid.,
1536 A. SoMAN, « Les procès de sorcellerie... », p. 789.
1537 Prophètes et sorciers ...
1538 E.W. MONTER, Witchcraft in France and Switzerland, p. 119-120. Prophètes et sorciers
... Les .appelants qui s'adressent au Parlement de Paris entre 1565 et 1640 sont pour plus de la
moitié des hommes. Mais sans doute les femmes étaient-elles en général moins aptes à faire appel
que les hommes : A. SOMAN, « Les procès de sorcellerie... », p. 798.
1539 E.W. MONTER, Witchcraft in France and Switzerland, p. 123.
1540 Age moyen des appelants au Parlement de Paris, la cinquantaine : A. SOMAN, p. 799.
Mais, à l'époque, une femme de cinquante ans est vieille.
1541 E.W. MONTER, Witchcraft in France and Switzerland, p. 121 (statistique simplifiée).
1542 A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 159 et 165.
1543 Prophètes et sorciers ...
1544 Cf. les notes, passim.
1545 On n'a pas fait figurer dans ce tableau les chiffres se rapportant aux appels au Parlement de
Paris entre 1565 et 1640, parce que tous les condamnés ne faisaient pas appel. Mais A. SOMAN,
corrigeant R. Mandrou, a montré que ces appels étaient souvent suivis d'une atténuation de la
peine. « Si l'on considère, écrit-il, toutes les 75 années, il y eut 115 exécutions, soit 24 % des 463
peines de mort en première instance et 10,5 % seulement du total des 1 094 », appels de sentences
prononcées pour sorcellerie ou magie : « Les procès de sorcellerie... », p. 794.
1546 E.W. MONTER, « Witchcraft in Geneva ... », p. 186.
1547 E.W. MONTER, « Patterns ... », p. 8.
1548 Ibid., id.
1549 A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 135.
1550 E.W. MONTER, « Witchcraft in Geneva ... », p. 185.
1551 E.W. MONTER, « Patterns... », p. 7.
1552 Ibid., id.
1553 A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 29 et 97 et carte p. 32.

Chapitre 12
1554 Dans le même sens, se prononce R. MUCHEMBLED dans Prophètes et sorciers ...,
introduction.
1555 K.E. JARCKE, « Ein Hexenprozess », dans Annalen der deutschen und ausländischen
Criminal-RechtsPflege, vol. Ier, Berlin, 1828, spécialement p. 450, et F.J. MONE, « Ueber das
Hexenwesen », dans Anzeigen für Kunde der deutschen Vorzeit, 8e année, Karlsruhe, 1839, surtout
p. 271-275 et 444-453. Pour tout ce qui suit, N. COHN, Europe's ..., p. 103-125.
1556 J. MICHELET, La Sorcière..., p. 19-20.
1557 Ibid., p. 129-135 (chap. XI).
1558 P. CHAUNU, « Sur la fin des sorciers... », dans Annales, E.S.C., juillet-août 1969, p. 907.
1559 E. LEROY-LADURIE, Les Paysans du Languedoc, I, p. 407.
1560 J. FAVRET-SAADA, « Sorcières et Lumières », dans Critique, avril 1971, p. 358. Le
manuscrit de mon ouvrage était déjà remis à l'éditeur quand a paru le livre de Mme J. FAVRET-
SAADA, Les Mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Paris, 1977.
1561 Edition élargie en douze volumes, 1907-1915. N. COHN, Europe's ..., p. 108.
1562 Nombreuses réimpressions depuis.
1563 M. MURRAY, The God of Witches (rééd. de 1956), p. 54.
1564 Notamment en 1969 et 1973.
1565 M. SUMMERS, The History ... (éd. Londres, 1973), p. xiv.
1566 Turin, 1966.
1567 On trouve aussi les noms d'Abundia et Bensozia.
1568 C. GINZBURG, I Benandanti, p. 48-66 ; N. COHN, Europe's ..., p. 210-219. J. BAROJA,
Les Sorcières ..., p. 79-86. R. MUCHEMBLED me signale qu'en 1454 les autorités religieuses
d'Amiens rappelaient l'interdiction classique : « Nulla mulier se nocturnis horis equitare cum
Diana dea paganorum, vel cum Herodiade seu Bizazia, et in innumera mulierum multitudine
profiteatur. » Cf. Th. GOUSSET, Actes... de la province de Reims, 4 vol., 1842-1844. Ici, t. II, p.
700.
1569 G. BONOMO, Caccia alle streghe. La credenza nelle streghe dal secolo XIII al XIX con
particolare riferimento all'Italia, 2e éd., Palerme, 1971. E. de MARTINO, Morte e pianto rituale
nel mondo antico, Milan, 1958 ; Sud e magia, Milan, 1959 ; La Terra del rimorso, Milan, 1961 ; Il
Mondo magico. Prolegomeni a una storia del magismo, Turin, 1967. L. LOMBARDI-SATRIANI,
Antropologia culturale e analisi della cultura subalterna, Messine, 1968, et « Il Tesoro nascosto »,
introd. à Santi, streghe e diavoli. Il patrimonio delle tradizioni popolari nella società meridionale e
in Sardegna, Florence, 1971. G. de ROSA, Vescovi, popolo e magia nel Sud. Ricerche di storia
socio-religiosa dal secolo XVII al XIX secolo, Naples, 1971. C. GINZBURG, « Stregoneria e pietà
popolare. Note a proposito di un processo modenese del 1519 », dans Annali della Scuola normale
superiore di Pisa, s. II, XXX, 1961, p. 269-287. Cf. aussi G.E. BATTISTI, La Civiltà delle streghe,
Milan, 1964.
1570 Storia d'Italia, I : I caratteri originali, Turin, 1972; contribution de C. GINZBURG, p.
656-658. J. DEUJMEAU, Le Christianisme va-t-il mourir ? Paris, p. 193-194.
1571 Benedicti p. XIV, bullarium, t. I ; Opera omnia, XV, Prato, 1845, p. 233-234, et t. II, XVI,
1846, p. 319-322. Je remercie le père Willibrord Witters d'avoir attiré mon attention sur ces textes.
1572 J.-C. BAROJA, Les Sorcières ..., p. 262.
1573 A. de SAINT-ANDRÉ (dit le père VERJUS), Vie de Michel Le Nobletz, 1666, liv. V, chap.
III.
1574 K. THOMAS, Religion ..., p. 383-385.
1575 Prophètes et sorciers ...
1576 Cf. plus haut supra p. 242.
1577 S. FREUD, Moïse et le monothéisme, trad, franc., Paris, 1948, p. 140.
1578 CILENTO, « Luoghi di culto e religiosità popolare in Lucania », dans Ricerche di Storia
sociale e religiosa, nos 7-8, 1975, p. 247-265.
1579 Cf. notamment à ce sujet N. COHN, Europe's ..., p. 32-59 et 99-125, et K. THOMAS,
Religion ..., p. 512-519.
1580 A la suite de K. THOMAS, je renvoie ici à Witchcraft and Sorcery in East Africa, éd. J.
MIDDLETON et E.M. WINTER, 1963, p. 62-63 et 171-172.
1581 Sur les croyances aux maléfices que révèlent les procès de sorcellerie, cf. notamment K.
THOMAS, Religion ..., p. 441-449; A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 153-184 ; N. COHN,
Europe's ..., p. 239-246 ; R. KIECKHEFER, European Witch Trials ..., p. 47-92 ; et auparavant E.
DELCAMBRE, Le Concept de sorcellerie dans le duché de Lorraine au XVIe et au XVIIe siècle,
Nancy, 3 vol., 1948-1951, notamment vol. II, et R. MANDROU, Magistrats ..., p. 96. Cf. aussi
Anagron nos 3-4 (1973) p. 63-79 et nos 7-8, p. 82-105.
1582 K. THOMAS, Religion ..., p. 448.
1583 B.N. Paris, réserve D.36 955. Confessionnal publié à Nantes en 1612, ici p. 21-25 : «
Examen de conscience sur le premier commandement. » Je dois cette traduction à M. Louis
Fleuriot, professeur à l'Université de Haute-Bretagne, que je remercie vivement.
1584 Cité par E. DELCAMBRE, Le Concept de sorcellerie ..., III, p. 213.
1585 K. THOMAS, Religion ..., p. 263-264.
1586 Cf. à ce sujet A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 212-252 (avec bibliographie), et L.V.
THOMAS et R. LUNEAU, Les Sages dépossédés, Paris, 1977, notamment p. 124-129.
1587 L.V. THOMAS et R. LUNEAU, Les Sages ..., p. 126-127.
1588 DE MARTINO, Il Mondo magico, p. 135.
1589 Le Monde du sorcier (ouvrage collectif), Paris, 1966, p 16.
1590 Cf. plus haut pp. 49-52.
1591 K. THOMAS, Religion ..., p. 561.
1592 Ibid., p. 560.564 ; A. MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 172-173 et 200-206 ; Prophètes et
sorciers ...
1593 J.-C. BAROJA, Les Sorcières ..., p. 229.
1594 Cité par R. MANDROU, Magistrats ..., p. 134.
1595 Prophètes et sorciers ...
1596 R. MANDROU, Magistrats ..., p. 135.
1597 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 193-201.
1598 G. BONOMO, Caccia alle streghe ..., p. 291-300.
1599 A MACFARLANE, Witchcraft ..., surtout p. 138-142.
1600 Cité par H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme..., p. 202. F. SPEE, Advis aux
criminalistes ..., trad. franç. de 1660, p. 320.
1601 K. THOMAS, Religion ..., p. 518-519 ;
1602 J.-C. BAROJA, Les Sorcières ..., p. 215-216. La Relaction de Salazar a été publiée dans
l'Annuaire de Eusko Folklore, XIII, 1933, p. 115-130.
1603 Dans le développement qui suit, j'utilise beaucoup N. COHN, Europe's ..., p. 14-59, et
j'adhère pleinement à son point de vue.
1604 Voir plus haut supra pp. 287-291.
1605 Contribution de Mme DUPONT-BOUCHAT à Prophètes et sorciers ...
1606 J'utilise, dans les pages qui suivent, le mémoire de maîtrise de Mme PETITJEANS, La
Sorcellerie en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, Rennes, 1969. Un exemplaire de La Montagne
retranscrit par un recteur breton en 1752 se trouve aux arch. dép. d'Ille-et-Vilaine (5Fb). La
méthode du père Maunoir reçut l'approbation de la Sorbonne.
1607 Le Journal latin de Maunoir, écrit à partir de 1671, n'est pas publié jusqu'à ce jour. Des
extraits s'en trouvent dans X.-A. SÉJOURNÉ, Histoire du vénérable serviteur de Dieu Julien
Maunoir de la Compagnie de Jésus, Paris-Poitiers, 1885, Cf. notamment p. 273-291.
1608 J. MAUNOIR, Histoire de Catherine Daniélou, rééd. Perrot, Saint-Brieuc: 1913, p. 185.
1609 J. MAUNOIR, La Montagne, partie IV, § 1.
1610 Ces conseils dans la première des cinq parties qui composent La Montagne.
1611 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme..., p. 141.
1612 Ibid., p. 139.
1613 Ibid., p. 175-176.
1614 Ibid., id.
1615 Pertinentes remarques à cet égard de F. SALIMBENI, « La Stregoneria nel tardo
Rinascimento », p. 294-295. Sur néo-platonisme et magie à la Renaissance, cf. notamment L.
THORNDIKE, A History of Magic and experimental Science, 8 vol., New York, 1923-1958 ; D.P.
WALXER, Spiritual and Demonic Magic from Ficino to Campanella, Londres, 1958. E. GARIN,
L'Età nuova. Ricerche dt storia della cultura dal XII al XVI secolo. Naples, 1969, p. 385-500. W.
SHUMAKER, The Occult Sciences in the Renaissance, Amsterdam, 1972.
1616 Ici encore réflexions judicieuses de F. SALIMBENI, « La Stregoneria ... », p. 308. Cf.
aussi E. BATTISTI, L'Antirinascimento, Milan, 1962, p. 153.
1617 Je reprends ici et dans les pages suivantes certains thèmes de ma « Leçon inaugurale » au
Collège de France, publiée de nouveau dans Le Christianisme va-t-il mourir ?, Paris, 1977,
notamment p. 195.
1618 Cf. Th. SZASZ, Fabriquer la folie, Paris, 1976, notamment le chap. VII.
1619 Dictionnaire de Spiritualité..., III, 1, col. 131-132.
1620 A MACFARLANE, Witchcraft ..., p. 140.
1621 R. MANDROU, Magistrats ..., p. 134 et 146.
1622 Cité dans Prophètes et sorciers...
1623 Texte cité par R. MANDROU, Magistrats ..., p. 146, et tiré du Discours admirable d'un
magicien de la ville de Moulins ..., Paris, 1623 (bibl. Sainte-Geneviève).
1624 Cf. N. COHN, Europe's ..., p. 231.
1625 Texte traduit par A. Danet dans Le Marteau des sorcières, p. 117.
1626 Ibid., p. 127.
1627 J. BODIN, La Démonomanie ..., p. 122A.
1628 N. REMY, Demonolatriae libri tres, éd. de 1595, p. 125-127.
1629 H. BOGUET, Discours exécrable ..., éd. de 1627, p. 3B ; R. MANDROU, Magistrats ..., p.
134.
1630 BAVOUX, Hantises et diableries dans la terre abbatiale de Luxeuil ..., p. 129.
1631 Extrait du Journal latin cité dans le mémoire de maîtrise de Mme PETITJEANS, La
Sorcellerie en Bretagne ..., p. 140.
1632 CLAUDE de SAINCTES, Concile provincial des diocèses de Normandie tenu à Rouen [en
1581] ... par Mgr l'Illustrissime et Reverendissime Cardinal de Bourbon ..., Rouen, 1606, p. 12.
1633 Prophètes et sorciers ...
1634 Cette citation et les suivantes dans K. THOMAS, Religion ..., p. 455.
1635 Pour tout re qui suit, cf. J. BODIN, La Démonomanie ..., p. 165A-192B.
1636 H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme ..., p. 196-197 ; R. MANDROU, Magistrats ..., p.
138-140.

Conclusion
1637 Voir plus haut pp. 213-215.
1638 A son sujet, cf, R. MANDROU, Magistrats ..., p. 427-428.
1639 N. EYMERICH-Fco PEñA, Le Manuel des Inquisiteurs, introd., trad. et notes de L. Sala-
Molins, Paris-La-Haye, 1973, p. 56-59.
1640 Ibid., p. 59-60.
1641 Ibid., p. 152.
1642 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau ..., p. 669.
1643 A. NOVINSKI, Cristâos Novos na Bahia, Sâo Paulo, 1972, p. 152-157.
1644 P. AZNAR-CARDONA, Expulsion justificada de los Moriscos españoles, Huesca, 1612,
II, f°s 62-63: cité dans L. CARDAILLAC, Morisques et Chrétiens. Un affrontement polémique,
1492-1640, Paris, 1977, p. 97.
1645 L. CARDAILLAC, Morisques ..., p. 104.
1646 Ibid., p. 125.
1647 Cf. plus haut p. 260.
1648 N. EYMERICH-Fco PENA, Le Manuel..., p. 135.
1649 ID., ibid.
1650 Cf. plus haut p. 348.
1651 N. EYMERICH-Fco PENA, Le Manuel ..., p. 68.
1652 H. INSTITORIS et J. SPRENGER, Le Marteau ..., p. 133-147.
1653 Ibid., p. 127.
1654 Ibid., p. 264-267.
1655 J. BODIN, La Démonomanie ..., p. 198 r° et v°.
1656 Ibid., p. 198 r°.
1657 R. KLEIN, Le procès de Savonarole, Paris, 1957, p. 27-29 et 55.
1658 Ibid., p. 349-350.
1659 Conciliorum œcumenicorum decreta, éd. G. Alberigo, p. 437.
1660 Ibid., p. 597.
1661 J'ai consulté l'édition de 1524 publiée à Paris.
1662 Ibid., f° v r°.
1663 Ibid., f° VIII r°.
1664 Ibid., f° VIII V°.
1665 Ibid., f° IX v°.
1666 Ibid., f° x r°.
1667 Ibid., f° x v°.
1668 Ibid., f° xv r°.
1669 Ibid., fos XVII r° à LXXVI r°.
1670 Ibid., fos LXXVI r° à LXXVII v°.
1671 Ibid., fos LXXVII v° à LXXXVIII v°.
1672 R. BELLARMIN, Opera omnia, éd. 1869 ; III, De laicis, p. 38. Cité dans J. de LA
SERVIÈRE, La Théologie de Bellarmin, Paris, 1909, p. 262.
1673 ROSENPLUT, Kancional, Olomouc, 1601, p. 598-600. Trad. franç. de Marie-Elisabeth
Ducreux qui a bien voulu attirer mon attention sur ce texte.
1674 J.-M. de BUJANDA, « La censure littéraire en Espagne au XVIe siècle », dans Canadian
Journal of History, avril 1972, p. 1-15 ; et « Los libros italianos en el indice español de 1559 »,
dans Bibliothèque d'humanisme et Renaissance, 1972, p. 89-104.
1675 J.-M. de BUJANDA, « La censure... », p. 12.
1676 Conciliorum œcumenicorum decreta, éd. Alberigo, p. 239 : « De diversiis ritibus in eadem
fide. »
1677 P.-M. GY, « La réforme liturgique de Trente et celle de Vatican II », dans La Maison-Dieu,
n° 128, 1936, p. 61-75.
1678 Introduction d'A. Danet au Marteau des sorcières, p. 65-67.
1679 H. STROHL, Luther, sa vie et sa pensée, Strasbourg, 1953, p. 154.
1680 M. LUTHER, Œuvres, IV, p. 39 (De l'autorité temporelle).
1681 M. LUTHER, Œuvres, VI, p. 215 (Commentaire sur le psaume CXVII, 1530).
1682 Pour tout ce développement, cf. J. LECLER, Histoire de la tolérance au siècle de la
Réforme, 2 vol., Paris, 1955. Ici, I, p. 180.
1683 Cité dans ibid., p. 189.
1684 Ibid., I, p. 195.
1685 Ibid., I, p. 323. Larges extraits de cette préface dans le Traité des hérétiques, Rouen, 1554.
1686 Ibid., I, p. 325-326. Traité des hérétiques, éd. A. Olivet, Genève, 1913, p. 24-25.
1687 Ibid., I, p. 319. Déclaration pour maintenir la vraie foy ..., p. 47-48. La polémique contre
Servet reparaît dans l'Institution chrétienne (éd. Labor et Fides), I, p. 102-109.
1688 Ibid., I, p. 332: Traité de l'autorité du magistrat en la punition des hérétiques, Genève,
1560, p. 311-312. 1re éd. en latin, Genève, 1554.
1689 R. BELLARMIN, Opera omnia ; III, De laicis, 20, p. 35. Cité dans J. de LA SERVIÈRE,
La Théologie de Bellarmin, p. 259.
1690 J. LECLERC, Histoire de la tolérance, I, p. 333 ; Du droit des magistrats sur leurs sujets,
s.l., 1574, p. 42.
1691 Je renvoie, à propos de ce thème historiographique, à ma « Leçon inaugurale » du Collège
de France, republiée dans Le Christianisme va-t-il mourir ? notamment p. 192.
1692 C. GINZBURG, Il Formaggio e i vermi, Turin, 1976, p. 146.
1693 Mme PIOZZA-DONATI travaille à une thèse d'Etat sur les blasphèmes et jurons italiens.
C'est à elle que j'emprunte dans les paragraphes qui suivent les éléments se rapportant à l'Italie. Je
lui exprime ma vive gratitude.
1694 Cf. supra, plus haut p. 385.
1695 H. BAQUERO-MORENO, Tensoes sociais em Portugal na Idade Média, Porto, 1976, p.
82.
1696 MONTESQUIEU, Œuvres complètes (éd. de La Pléiade), 1956, p. 1552. J. HUIZINGA,
Le Déclin du Moyen Age, Paris, éd. de 1967, p. 168. S. BONNET, A hue et à dia, Paris, 1973, p.
43.
1697 K. THOMAS, Religion ..., p. 170. Cf. Acts and Ordinances of the Interregnum, 1642-
1650, éd. C.H. FIRTH et R.S. RAIT, 1911, I, p. 1133-1136.
1698 H. BAQUERO-MORENO, Tensôes sociais ..., p. 84-85.
1699 Dictionnaire de théologie catholique, t. II, Paris, 1937, art. « Blasphème », col. 902-909.
L'édit de juillet 1666 dans ISAMBERT, Recueil des anciennes lois françaises, t. XVIII, p. 86-87.
R. MANDROU, Magistrats ..., notamment p. 496-499.
1700 B. BENNASSAR, L'Homme espagnol, Paris, 1975, p. 77.
1701 E. DOUMERGUE, Calvin. Ici, t. VII, p. 121-122.
1702 Cité dans J. JANSSEN, La Civilisation ..., VIII, p. 453. J. ANDREA, Christliche
Erinnerung nach dem Lauf der irdischen Planeten gestellt in Predigten, Tübingen, 1568.
1703 Cité dans J. JANSSEN, La Civilisation ..., VIII, p. 454. J.G. SIGWART, Eilff Predigten
von der vornehmsten und zu jeder Zeit in der Welt gemeinsten Lastern, Tübingen, 1603.
1704 Cité par J. JANSSEN, La Civilisation ..., VIII, p. 455. A. MuscuLus, Wiser den
Fluchteufel, 1562.
1705 J. CALVIN, Institution de la religion chrétienne, éd. Labor et Fides, liv. IV, ch. xx, p. 450.
1706 J.-B. THIERS, Traité des jeux et divertissements, 1686, p. 440. La Mort des pays de
cocagne (sous la direction de J. Delumeau), Paris, 1976, p. 15.
1707 A. VAN GENNEP, Manuel de folklore ..., t. I, IV, 2, p. 1818.
1708 Texte reproduit dans J. DESLYONS, Traités singuliers et nouveaux contre le paganisme
du Roy-Boit, Paris, 1670, p. 258-263.
1709 J. CALVIN, Opera omnia, XXXXVI, p. 32 (« Sermon sur l'harmonie des trois
évangélistes »), 1562; voir aussi Ibid. XXVII, p. 505 (« Sermon sur le Deutéronome »), 1562. Cf.
J. DELUMEAU, « Les réformateurs et la superstition », dans Coligny et son temps, Paris, 1974, p.
448-449.
1710 Cf. sur tout cela, A. VAN GENNEP, Manuel de folklore ..., t. I, IV, p. 1818-1819, Y.-M.
BERCÉ, Fête et révolte, p. 149-150 et p. 203, R. MUCHEMBLED, Culture populaire et culture
des élites dans la France moderne, Paris, 1978.
1711 Communications de A. Burguière et Fr. Lebrun au « colloque sur le charivari », avril 1977,
Paris.
1712 Cf. à cet égard les interdictions des synodes réformés, par exemple celui de 1617: J.
DELUMEAU (sous la direction de), La Mort des pays de cocagne, p. 119.
1713 Communication de A. BURGUIÈRE au « Colloque sur le charivari ».
1714 Y.-M. BERCÉ, Fête et révolte, p. 145-146.
1715 Ordonnances synodales du diocèse d'Annecy, t. XXIII, vol. II, p. 397-398. Je remercie le
père Witters d'avoir attiré mon attention sur ce texte (exposé à mon séminaire).
1716 A.D. du Vaucluse : 1.G.306 f° 404. Renseignement communiqué par Mme Olry.
1717 Dom BESSIN, Concilia rotomagensis provinciae, Rouen, 1717, II, p. 301, (indication du
père Witters).
1718 Ibid., p. 119 (indication du père Witters).
1719 A.D. VAUCLUSE : 1.G.305 f° 341. Renseignement communiqué par Mme Olry.
1720 Cité dans Y.-M. BERCÉ, Fête et révolte, p. 148. M. JOIN-LAMBERT, Annales de
Normandie, 1953, p. 247-274.
1721 L. DANEAU, Traité des danses ..., 1579, p. 16-33.
1722 Dom BESSIN, Concilia rotomagensis provinciae, II, p. 393 (indication du père Witters).
1723 CALVIN, Opera omnia, 10a, cité par Fr. WENDEL, Calvin, sources et évolution de sa
pensée religieuse, Paris, 1950, p. 51.
1724 Mémoire de 1536 cité dans J. LECLER, Histoire de la tolérance ..., I, p. 253.
1725 M. FOUCAULT, Histoire de la folie ..., p. 73, n. 1.
1726 Ibid., p. 74
1727 E. LE ROY-LADURIE, Les Paysans du Languedoc, I, p. 322.
1728 Sur tout cela, cf. J.-P. GUTTON, La Société et les pauvres ..., p. 122-157.
1729 M. FOUCAULT, Histoire de la folie ..., p. 70.
1730 J.-P. GUTTON, La Société et les pauvres ..., p. 104-108.
1731 Ibid., p. 113-115. A.H. DODD, Life in Elizabeth England, 3e éd., Londres, 1964, p. 130-
133.
1732 J. DELUMEAU, Rome au XVIe siècle, Paris, 1975, p. 98-99.
1733 Ces renseignements et ceux qui suivent réunis par J.-P. GUITON, La Société et les pauvres
..., p. 126-130.
1734 M. FOUCAULT, Histoire de la folie ..., p. 60-61 et 77.
1735 Ibid., p. 64-65 et 79-80.
1736 Cité dans J.-P. GUTTON, La Société et les pauvres ..., p. 104.
1737 Cité dans M. FOUCAULT, Histoire de la folie ..., p. 72.
1738 Cité dans Ibid., p. 186.
1739 Cité dans Ibid., p. 83.
1740 Cité dans Ibid., p. 60.
1741 Cité dans J.-P. GUTTON, La Société et les pauvres ..., p. 135.
1742 Ibid., id.
1743 Ibid., p. 133.
1744 M. FOUCAULT, Histoire de la folie ..., p. 88.
1745 Ibid., p. 88-89. COLLET, Vie de saint Vincent de Paul, 3 vol., Paris, 1818.
1746 J.-P. GUTTON, La Société et les pauvres..., p. 126 et 129-130.
1747 R. MANDROU, Magistrats ..., notamment, p. 158-179.
1748 K. THOMAS, Religion ..., notamment p. 641-663.
Index thématique a

établi par Jacques Narinx


Les passages les plus importants sont indiqués en chiffres italiques.
ABANDON : cf. Isolement.
ACCULTURATION : 257, 369, 400, 414.
ADAMISME : 151, 183.
AGE D'OR: 47, 145, 148, 149, 167, 202, 224, cf. aussi Millénarisme,
Mythe de l'— perdu.
AGRESSIVITÉ, AGRESSION : 13-22 passim, 31, 40, 122, 131, 145,
147, 148, 154, 157, 167, 169, 183, 184, 253, 261, 262, 273, 275, 311,
315, 373, 384, 408, 410, 414.
AIGUILLETTE (nouement de l') : 54-59, 248, 308, 322, 354, 371.
ANGOISSE COUPABLE : 16, 23.
ANTÉCHRIST : 22, 47, 150, 152, 198, 207-208, 209, 211-212, 213-
218 passim, 223, 225, 227-231 passim, 237, 239, 282, 283, 394.
ASTRE, ASTROLOGIE : 7, 22, 66-73, 88, 92, 93, 101, 129-132
passim, 210, 216, 218, 222, 226, 230, 231, 247, 300, 307, 354, 368, 369,
383, cf. aussi Comète, Divination, Eclipse, Lune.
AUTRE (l') : 1, 2, 10, 43-44, 45, 47-50 passim, 102, 103, 112-114
passim, 126, 131-133 passim, 135, 137, 176, 192, 222, 244, 263, 274,
285, 293, 319, 374, 384, 390, 396-398 passim, 400, 404, 406, 407 ;
relation à autrui, 17, 50, 51, 82, 121, 135, 169, 296, 297, 353, 355, 357,
370, 372-373, 374, 378.
BLASPHÈME: 39, 52, 152, 186, 188, 191, 220, 221, 265, 284, 286,
287, 295, 366, 385, 392, 401-403, 404, 406, 414.
Bouc ÉMISSAIRE: 19, 23, 81, 131, 133, 136, 166, 173, 176, 274, 277,
309, 315, 372, 373, 384.
CAUCHEMAR : 12, 37, 89, 91-92, 103, 108, 122, 123, 187, 215, 233-
235 passim, 410.
CHASTETÉ : cf. Sexualité.
CHILIASME : cf. Millénarisme.
CIVILISATIONS : cf. Cultures.
COCAGNE (pays de) : 24, 43, 46, 202, 203, 206, 236.
COLÈRE : 32, 38, 44, 50, 62, 92, 103, 109, 117, 144, 155, 170, 172,
174, 182, 184, 186-190 passim, 202, 220, 248, 271, 274, 319, 324, 341,
342, 395, 401, 402 ; — collective, 121, 166, 182, 183 ; — divine, 47, 66,
104, 129-132 passim, 136, 140, 184, 214, 219, 285, 372, 393, 401, 412,
cf. aussi Punition divine, Vengeance de Dieu.
COMÈTE : 69-70, 103, 129-131 passim, 202, 231.
COMPENSATION: 119, 120, 149.
COMPLEXE : — de castration, 55, 58, 249, 306 ; — de culpabilité,
374 ; — de Damoclès, 17 ; — d'Œdipe, 303-304.
CONFESSEURS : 23, 39, 60, 70, 128, 281, 289, 316, 322-325 passim,
351, 379-382, 386, 401, 402.
CONTESTATION SPONTANÉE : 143-194, 405.
CONTRE-SOCIÉTÉS AGRESSIVES : 144, 149, 192.
COURAGE : 3-9, 34, 43, 112, 113, 117, 119-121 passim, 128, 129,
137, 141, 186, 188, cf. aussi Héroïsme, Lâcheté.
CULPABILISATION : 18, 27, 58, 104, 136-139, 258, 301, 322, 380-
382, 386, 389, cf. aussi Culpabilité.
CULPABILITÉ : 50, 58, 85, 129, 130, 131-136, 147, 154, 176, 203,
213, 219, 233, 278, 284, 289, 300, 325, 332, 341, 346, 348, 349, 351,
355, 377, 380, 381, 386, 393, 397, 402, 410, cf. aussi Culpabilisation.
CULTURES (opposition de deux) : 23, 45, 58, 60, 148, 153, 157-158,
173, 242-243, 254-262 passim, 268, 273, 305, 338, 346, 350, 353, 358-
359, 364, 365, 369, 371-373 passim, 376, 377, 383-384, 385, 400-401,
414, 415.
DÉCOURAGEMENT: 22, 117, 120, 121, 131, 265, cf. aussi Désespoir
; refus du —, 24, cf. aussi Courage.
DÉDOUBLEMENT DE LA PERSONNALITÉ : 64, 235-236, 237-
238, 240, 244, 247, 351, 358, 415.
DÉFENSIVES (réactions) : 13, 14, 31, 113, 114, 122, 123, 124, 145,
187, 272, 285, 286, 304, 384, 386.
DÉFOULEMENT : 131, 176, 367, 372-373, 374.
DÉFUNTS : Cf. Revenants.
DÉLIRE : 102, 121, 122, 141, 176, 179, 223, 237, 257, 258, 319, 321,
342, 356, 367 ; — collectif, 147; — prophétique, 153.
DÉLOCALISÉS : cf. Vagabonds.
DÉMENCE : 37, 38, 40, 73, 121, 122, cf. aussi Délire, Folie,
Psychose.
DÉMON, DÉMONOLOGIE : 19, 22, 23, 26, 38-40 passim, 47, 50, 51,
53-55 passim, 57-62 passim, 64, 67, 75, 77-80 passim, 86, 87, 93, 97,
125, 126, 129, 130, 133-136 passim, 156, 158, 160, 176, 189, 200-203
passim, 207, 208, 212, 214, 219, 223, 226, 228, 230, 232-253, 254-262
passim, 271, 272, 275, 279, 280, 283, 285, 286, 290, 291, 293, 294, 304,
305, 307, 308, 311-319 passim, 321-324 passim, 327, 330, 331, 332, 337-
339 passim, 341-345 passim, 346-355 passim, 357, 358, 360, 364-367
passim, 369-373 passim, 375, 376-382, 383-388 passim, 389-394 passim,
397, 398, 403-405 passim, 408, 414, 415, cf. aussi Enfer; pouvoir du —,
94, 241, 243-248, 249-253 passim, 256, 347, 371, 375, 383, 414.
DÉPRESSION : cf. Mélancolie.
DÉSAGRÉGATION : — de l'armée, 10, 11, 156 ; — de l' « empire
antichrétien », 227 ; — d'une masse, 146 ; — de la personnalité, 10, 22 ;
— d'une société, 22, 148.
DÉSESPOIR : 22, 23, 36, 38, 85, 102, 108, 113, 116, 120, 121, 122,
135, 141, 151, 159, 164, 169, 170, 360, 387.
DÉVIANCE : cf. Hérésie.
DIVERSITÉ : cf. Autre (l').
DIVINATION : 66-74, 296, 319, 339-340, 347, 354, 355, 371, 372,
393, cf. aussi Astrologie, Prédictions, présages ; devin-guérisseur, 373.
EAU: 6, 14, 21, 22, 31-42, 43, 51, 59-61 passim, 63, 65-68 passim, 71,
74, 76, 83, 85-88 passim, 91-94 passim, 97, 103, 111, 115, 126, 132, 134,
157, 173, 175, 177, 179, 202, 203, 216, 217, 227, 233, 235, 236, 240,
248, 251, 259, 267, 269, 274, 281, 291, 300, 307, 308, 344, 346, 349,
362, 364, 365, 368, 371, 397.
ECLIPSE : 70-71, 130, 210, 227, 231, 247.
ENFER, DAMNATION : 5, 8, 14, 20, 27, 33, 34, 36, 39, 53, 78-80
passim, 86, 88, 91, 93, 97, 110, 171, 194, 199, 201, 202, 204, 218, 226,
232-238 passim, 240, 242, 244-246 passim, 249-251 passim, 257, 258,
261, 271, 279, 285, 309, 316, 321, 324, 332, 334, 339, 341, 342, 344,
348, 352, 381, 386, 392, 394, 413.
ENNEMIS DE DIEU : 23, 152, 154, 208, 227, 229, 243, 415.
ERRANTS : cf. Vagabonds.
ESCHATOLOGIE : 27, 37, 40, 70, 71, 86, 150-152 passim, 154, 197-
231, 237, 238, 240, 253, 269, 272, 283, 288, 310, 315, 317, 335, 337,
389, 391, 393, 415, cf. aussi Jugement dernier, Millénarisme.
ESPÉRANCE, ESPOIR : 12, 16, 18, 23, 33, 66, 71, 88, 90, 91, 109,
119, 128, 135, 137, 150, 152, 156, 157, 167, 176, 178, 183, 184, 198,
199, 202, 207, 208, 211, 213, 221-223 passim, 225, 229, 291.
ETRANGER (l') : cf. Autre (l').
EXCOMMUNICATION : 55, 66, 87, 96, 197, 211, 212, 282, 302, 352,
394, 396, 397, 406.
FAIM, FAMINE : 14, 18, 21, 22, 32, 57, 58, 63, 64, 69, 86, 102, 103,
106, 108, 109, 121, 127, 130, 144, 149, 162-167, 173, 176-179 passim,
181-183 passim, 190, 194, 197, 219, 225, 248, 269, 277, 308, 344, 356,
375, 377, 385, 389, 401, 411.
FANTASME : 22, 43, 93, 131, 183, 235, 252, 257-258, 341, 346, 349,
354, 366, 367, 384, 397, cf. aussi Hallucination, Imaginaire.
FANTÔMES : cf. Revenants.
FEMME : 3, 14, 22, 25, 37-39 passim, 44, 50, 54, 58, 60, 61, 64, 68,
73, 91, 93-97 passim, 100, 102, 104, 107, 111, 113, 118, 119, 121-123
passim, 126, 133, 134, 140, 142, 147, 151, 153, 160-162 passim, 164-167
passim, 169, 173, 177, 180-182, 183, 185, 190, 193, 212, 213, 219, 225,
230, 234-236 passim, 246, 249, 252, 266, 276, 288-290 passim, 293, 295,
298, 305-345, 346, 349-351 passim, 358, 361, 362, 364-369 passim, 371,
375, 386, 387, 389, 402, 403, 408, 411, cf. aussi Sorcellerie, Virginité ;
défauts de la —, 314-317 passim, 318-322, 322-323, 324, 326, 329, 330,
331, 332, 335, 336-337, 339, 341, 343 ; émancipation de la —, 333, 334-
335, 340, 345 ; infériorité de la —, 310, 312-313, 322-323, 324, 326-330
passim, 331-332, 333-334 ; initiative de la —, 180-182 ; vieille — laide,
343-344, 361-362.
FÊTE : 39, 48, 49, 94, 96, 138, 146, 157, 187, 297, 300, 404-408, 414,
cf. aussi Rite(s) du carnaval.
FISCALITÉ : 22, 44-46 passim, 66, 148, 150-152 passim, 154, 157,
159, 160, 167-170, 173-174, 176, 181-182, 186, 187, 189, 194, 197, 274,
275, 277, 293, 294, 298, 410, 411.
FLÈCHE: 20, 104-105, 106, 107, 114, 125, 219, 234, 318, 332.
FOLIE : 31, 38, 60-62 passim, 68, 70, 92, 108, 116, 117, 121, 122,
151, 166, 170, 184, 220, 221, 234-237 passim, 245, 308, 336, 350, 358,
383, 385, 409-410, 413, cf. aussi Délire, Démence, Psychose ;
enfermement des fous, cf. Isolement.
FOULE : 4, 14, 20, 67, 71, 100, 111, 118, 122, 129, 133, 138-140
passim, 143-146 passim, 156, 166, 170, 171, 172, 174, 176, 177, 179-184
passim, 187-190 passim, 199, 208, 209, 213, 214, 217, 219, 270, 281-283
passim, 291, 338, 364, 395, 405.
FRUSTRATION : 18, 145, 149, 155, 176, 298, 315.
GRACE : 22, 23, 26, 65, 203, 205, 207, 305.
GUÉRISSEUR : 10, 52-53, 306, 354, 366, 371-373 passim ; devin- —,
cf. Divination.
GUERRE: 2, 7, 8, 11, 18, 22, 31, 35, 63, 69, 72, 103, 115, 133, 137,
146, 159, 161, 175, 177, 179, 197, 210, 219, 225, 230, 231, 245, 248,
255, 264, 265, 272, 274, 277, 282, 289, 308, 315-318 passim, 338, 352,
356, 366, 372, 384, 385, 390, 395, 404 ; — de Cent Ans, 197, 211, 213,
220, 335 ; — des Farines, 166, 177 ; — gréco-turque, 32 ; — de
Grenade, 267 ; — hussite, 149-151, 197, 278, 283 ; — mondiale (1re), 63
; — mondiale (2e), 8 ; — des paysans, 151-152, 155, 189, 237, 398 ; —
de religion, 15, 19, 48, 49, 64, 156, 159, 184, 219, 220, 239, 356, 358,
375, 390, 415, cf. aussi Saint-Barthélemy ; — de Trente Ans, 98, 160,
161, 164, 169-170, 207, 229, 356, 414 ; — de Vendée, 168 ; hommes de
—, cf. Soldats-brigands.
HALLUCINATION : 108, 122, 176, 233, 235, 249-250, cf. aussi
Fantasme.
HÉRÉSIE : 12, 22, 23, 48, 49, 57, 132, 150, 176, 177, 188, 193, 203,
212, 237, 239, 261, 262, 282-284 passim, 297, 299, 302, 303, 347, 348,
350, 353-355 passim, 367, 378, 385, 386, 389-400, 401, 410, 413-415
passim.
HÉROISME : 3-9, 27, 36, 124-129, 150, 160, 306, 317.
HYSTÉRIE : 122, 139, 147, 177, 188, 285, 342, 351, 358, cf. aussi
Névrose.
ICONOCLASME: 47, 146, 182, 184-186, 188-189.
ICONOGRAPHIE : 5, 8, 19-21 passim, 27, 37, 43, 47, 71, 76, 93, 101,
104-105, 106, 107, 111, 112, 115, 118, 122-124, 125, 126, 138, 140, 141,
173, 198, 199, 201-202, 208-211 passim, 214, 218, 232-236 passim, 239,
240, 244, 249-250, 253, 255, 257, 264, 266, 269, 279, 280, 284, 287,
289, 290, 293, 295, 305, 307, 308, 313-314, 340-345, 384, 410.
IDOLATRIE : 47, 55, 184, 189, 221, 254-262, 271, 284, 304, 317,
319, 322, 323, 391-393 passim, 398, 403.
IMAGINAIRE (l') : 5, 9, 15, 16, 20, 26, 39, 42, 43, 55, 58, 60, 61, 70,
78, 80, 89, 90, 93, 107, 117, 133, 145, 154, 155, 157, 158, 163, 170, 171,
181, 191, 199, 203, 206, 207, 209, 220, 240, 247, 249, 258, 323, 330,
365, 367, 370, 372, 415 ; prolifération de —, 16, 146, 158.
INCONSCIENT (l') : 16, 46, 131, 147, 223, 258 264, 306, 307, 308,
315, 324, 374, 376, 397 ; — collectif, 63, 115, 303.
INHIBITION : 14, 18, 58, cf. aussi Traumatisme psychique :
blocacage.
INQUISITION : 12, 23, 50, 54, 83, 260, 261, 278, 283, 286, 287, 295,
297.298, 302, 315, 330, 344, 347-349 passim, 352, 353, 358, 360, 367,
370, 377, 378, 385, 386, 388, 390-393 passim, 395, 397, 402.
INSÉCURITÉ : 2, 9, 15-17 passim, 19-21 passim, 71, 90, 95, 111,
149-157, 159, 161, 176, 178, 190, 262, 282, 345, 375-376, 414, cf. aussi
Sécurisation.
INTROSPECTION : 23, 25.
ISOLEMENT : 14, 19-21 passim, 52, 90, 100, 102, 108, 113, 114-115,
116, 125, 126, 131, 148, 154, 155, 172, 175, 293-296, 299, 300, 303,
347, 384, 390, 411, 413, cf. aussi Racisme, Rejet ; enfermement des fous,
409-470 ; enfermement des Juifs, 278, 286, 294, 296, 297 ; enfermement
des pauvres, 112, 193, 409-413.
JUGEMENT DERNIER : 22, 37, 54, 158, 198-200 passim, 201-202,
203-207 passim, 209-219 passim, 225, 227, 229-231 passim, 234, 237,
242, 250, 282, 285, 320, 335, 341, 345, 390, 415.
JUIF : 9, 12, 13, 22, 23, 44, 81, 83, 88, 131, 132-133, 147, 149, 199,
203, 208, 213, 214, 230, 242, 263, 273-304, 305, 310, 317-320 passim,
347, 351, 370, 378, 389-393 passim, 395, 398, 415 ; conversos, 83, 213,
274, 276-278 passim, 281, 282, 284, 286, 287, 291-293, 295, 296, 297-
304, 389, 392 ; enfermement des Juifs, cf. Isolement ; meurtre rituel, 278,
283, 290-291, 370.
LACHETÉ : 3-10, 35, 95, 124-129, 279.
LOINTAIN (le): 42-44, 49, 132, 169.
LOUP : 10, 14, 19, 22, 37, 51, 59, 63-65, 87, 91, 145, 166, 181, 219,
246, 247, 279, 294, 299, 344, 368, 392, 394, 399.
LUMIÈRE : 1-3 passim, 33, 36, 38, 43, 52, 68, 70, 87-91 passim, 93-
95 passim, 97, 140, 141, 153, 182, 185, 205-207 passim, 214, 225, 236,
249, 253, 260, 275, 289, 300, 306, 368, 369, 384.
LUNE : 34, 72-73, 77, 88, 91, 92-93, 95, 201, 306, 368, 369.
LYCANTHROPIE : 64, 90, 92, 240, 246-247, 249.
MAGIE, MAGISME : 52, 56, 60, 71-73 passim, 83, 107, 132, 140,
145, 154, 158, 173, 189, 235, 239, 240, 246-250 passim, 291, 293, 294,
296, 300, 309, 319, 344, 346-350 passim, 353-358 passim, 365, 366, 369,
370-376, 383, 386, 393, 395, cf. aussi Astrologie, Divination, Sorcellerie,
Superstition ; loi de contraste, 107, loi de similarité, 57, 65, 107, 223 ;
magisme chrétien, 62-63.
MAL (le) : 22, 39, 43, 55, 61, 95, 97, 99, 102, 104, 105, 108-110
passim, 112, 113, 117, 118, 121, 126, 129, 131, 132, 135-137 passim,
139, 193, 200, 212, 214, 235, 250, 253, 261, 267, 273, 286, 300, 303,
304, 311, 313, 315, 322, 324, 339, 354, 373, 385, 386, 394, 399, 408 ; —
absolu, cf. Juif.
MARGINAUX : cf. Vagabonds.
MASQUE: 11, 78, 101, 110, 114, 124, 131, 147, 176, 297, 368.
MASS MEDIA DE L'ÉPOQUE: imprimerie, 3, 57, 68, 69, 71, 94,
163, 208, 209-210, 211, 217, 222, 227, 228, 238-242, 243, 251, 253, 262,
271, 283, 286, 287, 305, 317, 322-324 passim, 326, 329-331 passim,
336-338, 344, 350, 383, 396 ; sermons, 8, 14, 20, 22, 46, 47, 55, 56, 58,
61, 62, 70, 80, 109, 138, 140, 150, 151, 157, 167, 177, 184-187, 200,
204, 206, 207, 208-209, 211-214 passim, 216, 217, 227, 236, 243, 256-
258, 269-271 passim, 276, 281-284, 286, 287, 289-296 passim, 315-317,
322, 335, 337-339 passim, 347, 349, 354, 378, 390, 397, 398, 404, 409 ;
théâtre religieux, 20, 162, 208, 209, 211, 238, 258, 279-280, 287, 289,
290, 292.
MÉLANCOLIE : 13, 15, 16, 57, 78, 117, 118, 121, 132, 170, 239, 262,
327, 378, 415.
MENDIANTS: 112, 149, 152, 161, 163, 165, 181, 190-194, 410-413,
cf. aussi Vagabonds ; enfermement des pauvres, cf. Isolement ; moines
—, 184, 208, 209, 281, 283, 284, 292, 315, 318, 347.
MENTALITÉ OBSIDIONALE : 12, 23, 111-117, 133-136, 176-180,
199, 211-213 passim, 222, 227, 229, 237, 245, 253, 254, 256, 261-262,
266-269 passim, 271, 272, 273, 278, 281, 283, 285, 289, 297, 299, 300,
304, 315, 317, 318, 322, 323, 325, 345, 346, 384, 385, 389, 395, 397,
415, cf. aussi Démon : pouvoir du —, Obsession.
MER : cf. Eau.
MILLÉNARISME: 46, 144, 147-149, 149-155, 157, 167, 186, 190,
199-201, 202-208 passim, 211, 214, 219, 222, 225-227 passim, 229.
MONDE RENVERSÉ : cf. Subversion.
MONTÉE DE LA PEUR : 8, 15, 199, 211-218, 232-236, 238, 267,
272, 346-352.
MORBIDITÉ : 16, 19-20, 22, 27, 93, 122, 123, 238, 240.
MORT (la) : 6-9 passim, 13, 15, 17-19 passim, 21, 22, 24-27 passim,
32, 34, 35, 37, 40, 41, 43, 60, 62, 75, 76, 78, 80-83 passim, 85-87 passim,
89, 91, 93, 97, 98, 99, 101, 103, 105, 106, 113, 115, 116, 119-132 passim,
134, 149, 151, 153, 154, 158, 163-165 passim, 169, 170, 174, 181, 183-
185 passim, 187, 193, 201, 217, 223, 224, 248, 253, 261, 281, 282, 293,
298, 300, 307, 309, 318, 323, 336, 340, 343, 347, 357, 372, 373, 387,
392, 410.
MOUVEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES : 2, 8, 12-14 passim, 18,
19, 21, 44-49 passim, 69, 72, 143-189, 189-194 passim, 197, 200, 202,
222, 223, 237, 263, 267, 268, 281, 282, 284, 298, 301, 343, 361, 365,
367, 389, 412, 414, cf. aussi Subversion.
MUSULMAN: 3, 133, 137, 214, 262-272, 276, 278, 293, 298, 319,
391-393 passim, 395 ; Morisques, 261, 266-268, 304, 389, 392 ; Turcs, 2,
21-23 passim, 44, 69, 160, 162, 197, 203, 208, 211, 213, 215, 221, 262-
272 passim, 273, 277, 283, 285, 286, 304, 389, 395, 402, 415.
MYTHE : 13, 18, 146, 147, 176, 178, 258, 345, 384 ; — de l'âge d'or
perdu, 46, 47, 236, 341, cf. aussi Age d'or; — du cargo, 148-149, 202 ;
— diabolique, 365, 380 ; — de l'Etat sans l'impôt, 46, 176 ; — d'Eve
tendant la pomme à Adam, 341 ; — de la guérison par la santé d'autrui,
132, 172, 173 ; de l'impôt sur la vie, 173, 181 ; — de la mort conçue
comme un départ sur l'eau, 36 ; — du « pacte de famine », 167, 178 ; —
de la pureté de sang, cf. Racisme ; — du retour à un paradis terrestre,
154, 155, 236, 341, cf. aussi Millénarisme ; — du sabbat, 368, 380 ; —
de St Thomas, 256 ; — de la vagina dentata, 308 ; — du vaisseau
fantôme, 39, 85-86 ; — du vol des enfants, 172-173, 181, 182.
NÉVROSE : 16, 19, 23, 181, 337, 342, cf. aussi Hystérie.
NORMALISATION : 193, 400-415.
NOUVEAU (le) : 16, 40, 44-49, 88, 97, 103, 152, 169, 174, 176, 184,
309, 397, 398.
NUIT : 1, 2, 7, 15, 33, 36, 37, 41, 55, 56, 60, 68, 72, 76, 77, 79, 81, 82,
85, 86, 87-97, 118, 122, 138, 153, 175, 180, 181, 206, 235, 251, 260,
261, 294, 307, 313, 348, 366-368 passim, 370, 371, 378, 379, 381, 385,
387.
OBÉISSANCE: 112, 154, 173, 184, 187, 191, 203, 211, 250, 300, 320,
337, 338, 342, 343, 359, 397, 408, cf. aussi Subversion.
OBJECTIVATION: 20, 122, 123, 238, 338.
OBSESSION : 16, 20, 27, 181, 187, 302, 349, 377, 383, 388, 390, 415
; — de l'Antéchrist, 207, 208 ; — des complots, 176-180 ; — de la
disette, 162 ; — de la disparition du soleil, 88-89 ; — eschatologiques,
211, 213, 215 ; — de la folie, 410 ; — de la foule, 189 ; — de l'hérésie,
390, 394, 396 ; — du meurtre rituel, cf. Juif : meurtre rituel ; — de la
mort, 21, 120 ; — du passé, 23 ; — du péché, 211 ; — de Satan, 237,
244, 347, 352, 354 ; — de la sorcellerie, 351, 360, 363, 383, 414 ; — de
la tentation, 233, 235, 236, 244, 251, 322.
OPPRESSION : 5, 45, 114, 144, 146, 148, 150, 151, 153, 154, 169,
176, 202, 207, 213, 222, 364, 367.
PANIQUE : 5, 10-14 passim, 19, 49, 57, 63, 70, 81, 98, 110, 127, 129,
134, 145, 146, 162, 166, 171, 191, 218, 222, 227, 266, 267, 272, 290,
324, 351, 356, 359, 362, 363, 388.
PASSÉ (le) : 2, 8, 12, 20, 45-47 passim, 49, 57, 75, 148, 150, 194, 224,
239, 366, 406.
PASTORALE DE LA PEUR : cf. Pédagogie de la peur.
PAYS DE LA PEUR (test du) : 19.
PÉCHÉ : 8, 22, 23, 25-27 passim, 39, 44, 66, 67, 71, 74, 81, 83, 85,
91-93 passim, 104, 116, 129, 131, 136, 137, 139, 150, 200, 206, 208,
211, 217, 219-221 passim, 223, 225, 234, 236, 240, 244, 249, 252, 253,
254, 255, 257, 258, 270, 271, 281, 284, 285, 288, 295, 298, 301, 309,
311, 316-318 passim, 320-322 passim, 332, 341, 343, 353-355 passim,
371, 372, 380, 381, 384, 385, 387, 393, 401-405 passim, 408, 410, 412,
413.
PÉDAGOGIE DE LA PEUR : 23, 27, 203, 216, 394.
PÉNITENCE: 23, 27, 32, 69, 70, 80, 104, 129, 137-140 passim, 158,
170, 208, 214, 227, 242, 260, 269-271 passim, 280, 285, 311, 346, 351,
380, 382, 392, 397, 401, 412.
PESTE : 15, 19, 21-23 passim, 31, 61, 65, 69, 75, 81, 87, 92, 98-142,
190, 191, 193, 197, 211, 213, 219, 225, 230, 233, 248, 261, 274, 276-278
passim, 280, 281, 288, 301, 308, 315, 351, 359, 362, 385, 389, 401, 410.
PEUR DE SOI : 23, 24.
PHOBIE : 14, 22, cf. aussi Obsession.
POGROM : cf. Juif.
POUVOIR (vacance du) : 146, 155-157, 176, 194.
PRÉDICTIONS, PRÉSAGES : 22, 40, 68-71, 74, 89, 97, 130, 131,
151, 153, 154, 189, 199, 202-204 passim, 210, 211, 213-216 passim, 218,
222, 223, 227, 228, 231, 243, 247, 256, 306, 355, 371, cf. aussi
Divination.
PRESSION POPULAIRE SUR LES AUTORITÉS : 66, 133-134, 139,
166, 284.
PROCESSION: 23, 81, 82, 106, 139-140, 141, 175, 183, 184, 187,
242, 259, 276, 288, 289, 405, 407.
PROCHAIN (le) : cf. Voisin (le).
PROJECTION : 32, 122, 125, 131, 170, 176, 182, 221-223, 237, 256,
315, 378, cf. aussi Bouc émissaire.
PROLÉTARIAT, LUMPENPROLÉTARIAT : cf. Vagabonds.
PSYCHOSE : 16, 257, 273, cf. aussi Délire, Démence, Folie ; — de
l'aiguillette, 55 ; — de la gabelle, 170, 174 ; — obsidionale, cf. Mentalité
obsidionale.
PUNITION DIVINE : 47, 66, 69, 104, 105, 107, 125, 126, 129-132
passim, 136, 137, 154, 206, 208, 214, 216, 219-221 passim, 235, 240,
248, 256, 258, 270, 271, 279, 285, 288, 301, 335, 385, 394, 401, 403,
412, cf. aussi Colère divine, Vengeance de Dieu.
RACISME : 12, 273, 287, 298-304.
RECUL DE LA PEUR : 15, 230-231, 414-415.
RÉFLEXE COLLECTIF : 146.
REJET : 17, 20, 26, 37, 59, 65, 78-80 passim, 96, 112, 114, 124, 131,
149-151 passim, 154, 176, 190, 199, 256, 261, 268, 273, 277, 278, 285,
288, 290, 294, 296-297, 298, 299-301 passim, 303, 364, 365, 373, 390,
396, cf. aussi Isolement, Racisme.
RENAISSANCE : 5-8 passim, 21, 23, 31, 34, 40, 43, 44, 58, 59, 61,
68, 71-73 passim, 90, 93-95 passim, 197-199 passim, 211, 213, 218, 221,
223, 231, 232, 240, 243, 250, 253, 254, 262, 268, 273-277 passim, 283,
285, 286, 289, 300, 303, 304, 305, 308, 329, 331-333-334-336 passim,
338, 342, 343, 345, 346, 349, 350, 352, 353, 364, 368, 370, 373, 375,
376, 383, 388, 390, 394, 397, 401, cf. aussi Cultures.
RÉPRESSION : (psycho.) 18, 58, 258 ; — et rechute dans la peur, 127,
147, 158, 187, 189, 193, 260, 392, 402, 403 ; — de la sorcellerie, 219,
346-388, 390, 414.
REVANCHE DES MUETS : 146, 149, 188, cf. aussi Vengeance.
REVENANTS : 14, 19, 22, 60, 73, 75-87, 89, 91, 92, 124, 131, 135,
136, 162, 192, 213, 248, 251, 281, 300, 303, 304, 343 ; fantômes et —,
78.
RÉVOLUTION FRANÇAISE : 2, 5, 76, 136, 143, 145, 155, 156-157,
167, 178-181, 183, 188, 190, 193, 194, 364 ; la Grande Peur, 2, 13, 17,
144, 157, 162, 166-167, 176, 178-179, 193, 194 ; les massacres de
Septembre, 144, 179-181.
RITE : 11, 62, 70, 85, 88, 116, 131, 139, 140, 151, 157, 166, 170, 176,
188, 254, 256, 258, 260, 261, 297, 306, 313, 368-370 passim, 375, 378,
383, 392, 396, 407, 409, cf. aussi Juif : meurtre rituel ; — d'achat des
biens du défunt, 83 ; — de l'aiguillette, cf. Aiguillette ; — s bachiques,
368 ; — (s) du carnaval, 187, 236, 407 ; — de la circoncision, 300 ; — de
circumambulation, 139, cf. aussi Procession ; — de conjuration,
d'exorcisme, 36, 40, 51, 56, 63, 65, 66, 73, 79, 84, 94, 139, 189, 249,
251-252, 292, 355, 371, 397 ; — s démoniaques, 371 ; — d'expiation, 23,
288 ; — s de fertilité, 364-370 ; — s funéraires, 115, 116, 173, 182, 307 ;
— (s) de la maladie, 114-116 passim ; — de passage, 53, 54, 86-87, 115,
157, 158, 171, 173, 259-261 passim, 266, 276, 282, 287, 291-293 passim,
296, 298-301 passim, 349, 369, 391, 392, 406, 410 ; — de purification,
307 ; — de réconciliation, 7, 32, 35, 70, 71, 114, 116, 120, 125, 137-139
passim, 256, 258, 324, 325, 347, 380-382, 397, 413 ; — de la St-Jean, 62,
81, 175, 223, 371, 407 ; — de sociabilité, 94 ; — s de la violence, 143,
183-189.
RUMEUR : 44, 53, 70, 127, 133, 134, 144, 146-147, 158, 160, 171-
180, 182, 183, 194, 222, 387.
RYTHMES QUOTIDIENS (rupture des) : 108-117, 121, 157, 183,
258, 389, 414.
SABBAT (sorcellerie) : 54, 93, 96, 246, 249, 347-349 passim, 353,
364-367 passim, 369, 370, 371, 378-382 passim, 385, 386, 388.
SACRALISATION: 5, 11, 46, 62, 88, 116, 139, 154, 189, 191, 208,
255, 292, 310, 312, 393, 402, 404-406 passim, 408, 410.
SADISME : 122, 135, 234.
SAGE-FEMME : 53-54, 95.
SAINT-BARTHÉLEMY (massacres de la) : 177-178, 184, 188.
SAINTS : — protecteurs, 7, 24, 35, 40, 61-62, 65, 104, 107, 139, 140-
141, 252, 373, 375 ; — vindicatifs, 61-62.
SALUT : 23, 24, 47, 79, 87, 90, 125, 126, 148, 156, 176, 183, 198,
255, 258, 308, 385, 397.
SATAN, SATANISME : Cf. Démon, démonologie.
SCHISME (le Grand) : 21, 71, 197, 199, 207, 211-213 passim, 220,
278, 281, 335, 389.
SCIENTIFIQUE (attitude) : 80, 133, 253, 312, 383, 414, 415.
SÉCURISATION : 2, 4, 9, 12, 24, 35, 65, 94, 109-110, 116, 129, 138,
145, 148, 154, 182, 183, 187, 188, 194, 258, 336, 382, 397, 414.
SEXUALITÉ, CHASTETÉ : 17, 18, 39, 51, 54-59, 60, 87, 94-97
passim, 118-120 passim, 122, 132, 151, 162, 184, 191, 208, 219, 220,
240, 306, 308-317 passim, 318-319, 320-324 passim, 328, 329, 332, 335,
336, 338, 340-342 passim, 344, 347-349 passim, 356-358 passim, 362,
366, 367, 372, 378, 379, 381, 385, 389, 402, 404, 405, 408, cf. aussi
Adamisme, Aiguillette, Femme, Virginité.
SOLDATS-BRIGANDS : 2, 4, 8, 13, 22, 64, 75, 93, 95, 96, 109, 149,
152, 157, 158-162, 163, 164, 167, 175, 176, 178-181 passim, 190, 192-
194 passim, 197, 259, 335, 341, 356, 410, 414, cf. aussi Vagabonds.
SORCELLERIE : 19, 21-23 passim, 36, 38, 50-52, 53, 54-61, 62, 64,
70, 74, 77, 79, 81, 84, 87, 93, 96, 115, 129, 130, 133, 134, 136, 158, 160,
208, 219, 235, 237-241 passim, 246, 248-252 passim, 258, 261, 279,
283-286 passim, 289, 291, 296, 305, 307, 308, 313, 319, 322, 323, 327,
330, 331-333 passim, 337, 339, 343, 344, 346-388, 389, 390, 392, 393,
397, 401, 403-405 passim, 413, 414-415, cf. aussi Sabbat.
SOUDAINETÉ : 1, 14, 32, 33, 43, 46, 52, 89, 104, 105-106, 110, 113,
116, 135, 143, 144, 146, 154, 156, 157, 187, 225, 245, 248, 249, 262,
279, 362.
SUBVERSION : 38, 48, 170, 179 189-194, 236, 237, 378, 383, 391,
394, 397, 404, cf. aussi Mouvements révolutionnaires ; — féminine, 342-
343, 346.
SUGGESTION COLLECTIVE : cf. Mass media sermons.
SUICIDE 10, 17, 84-86 passim, 89, 121, 248.
SUPERSTITION : 9, 10, 35, 47, 59, 67, 139, 217, 221, 256, 335, 354,
366, 372, 380, 398, 404, 405, cf. aussi Astrologie, Divination, Magie,
Sorcellerie.
SUSPICION : 2, 7, 44, 46, 48, 50-54 passim, 58, 60, 62, 80, 81, 94,
96, 99, 108, 109, 113, 114, 117, 127, 131, 132, 169, 172, 174, 175, 179,
180, 184, 191, 203, 222, 254, 260, 274, 293, 297, 299, 301, 319, 323,
339, 345, 349, 352, 353, 362, 371, 373-375 passim, 379-382 passim, 386,
387, 391, 394, 400, 405, 407, 410.
TABOU : 73, 110, 149, 290, 306, 312, 329.
TEMPS (représentation du) : 93, 147, 223-225, 307-308, 365.
TÉNÈBRES : 58, 87, 88, 225, 253, 289, 306, 307, 343, 383, 397, cf.
aussi Nuit.
TRAUMATISME PSYCHIQUE : 16, 19, 22, 25, 27, 49, 108, 117,
122, 129, 147, 148, 156, 175, 197, 199, 231, 257, 258, 262, 389 ; blocage
psychique, 9, 58, cf. aussi Inhibition.
UNIVERS VITALISÉ : 60-61, 67, 75.
UTOPIE: 5, 46, 144, 152, 186, cf. aussi Mythe.
VAGABONDS: 17, 47, 85, 86, 91, 92, 111, 131, 139, 149, 150, 152,
153, 155, 161-162, 165, 170, 172, 175, 176, 178, 186, 190-194, 242, 285,
288, 360, 375, 407, 410, 412-414 passim.
VEILLÉE : 85, 91, 94, 96, 115, 243, 381, 382.
VENGEANCE : 11, 20, 38, 50, 60, 61, 148, 154, 155, 177, 178, 191,
200, 221-223, 264, 287, 300, 308, 323, 206, 213, 214, 218-223, 279, 393,
403, cf. aussi Revanche des muets ; — de Dieu, 129, 131, 136, 206, 213,
214, 218,223, 279, 393, 394, 401, 402, 412, cf. aussi Colère divine,
Punition divine.
VIOLENCE : 15, 17-20 passim, 32, 34, 38, 43, 45, 47, 49, 51, 52, 58,
69, 81, 86, 91, 96, 99-102 passim, 104, 112, 120, 122, 131, 143, 144.
146, 147, 149, 153, 154, 155, 157, 161, 166, 167, 169, 177, 182, 183,
185, 190, 200, 201, 216, 231, 234, . 236, 253, 263, 266, 274, 277, 278,
280-282 passim, 285-288 passim, 291, 297, 321, 326, 331, 338, 342, 346,
350, 351, 356, 358, 359, 362, 372-374 passim, 383, 385, 390, 391, 393,
398, 401, 404, 414, cf. aussi Juif ; rites de la —, cf. Rite.
VIRGINITÉ : 8, 40, 48, 65, 104, 139, 140, 242, 280, 296, 305, 310,
311, 313, 314, 319, 340, 342.
VOISIN (le) : 44, 49-54, 59, 60, 82, 113, 114, 126, 371, 374, 378, 379.
a Un index cumulatif et plus détaillé sera publié avec le dernier tome de l'œuvre.

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