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Mystère et Théologie de l’Icône

Présentation par Thierry Anglès d’Auriac


du premier chapitre du livre du Père Egon SENDLER :
LE SECRET DE LA LIGNE, Editions Istina
L’absence du conférencier Carol Saba, appelé au dernier moment à l’étranger, m’a amené ce
matin même à la décision de vous présenter, avec l’accord du Père Sendler, un aperçu, limité au
premier chapitre, de son livre, épuisé en édition française : « Le secret de la ligne ».

Dans l’introduction de son livre, le Père Igor pose la question : d’où viennent les racines de l’art
byzantin ? Il explique que ce n’est pas ce n’est pas l’influence de l’Orient sur la culture gréco-
romaine, mais c’est la théologie, la pensée des Pères, le travail des conciles, l’expérience des
grands mystiques qui ont contribué à la création de ce style. La ligne y joue un rôle important :
elle transforme le trait en ligne de force, pour devenir invisible, unissant les personnes et leur
pensée.
Un peu plus loin il souligne que l’art byzantin est caractérisé par ces structures linéaires et qu’il
perdrait sa nature s’il les abandonnait (ce qu’a fait l’art baroque). D’où l’intérêt de comprendre la
richesse qui se cache dans le phénomène de la ligne, et qui est l’âme de l’art byzantin.
Le premier chapitre traite de la ligne droite.
Tout d’abord, énonce Egon Sendler, il faut se rendre compte que la ligne est surtout créée par
notre intelligence. Elle n’existe pas indépendamment de notre pensée. « Elle est d’abord
mouvement pur, non seulement dans un sens de mouvement qui se fait dans l’espace, mais
surtout mouvement qui se fait dans le domaine de l’esprit, qui est donc immatériel. Par le fait
qu’elle est mouvement pur, elle est progression continuelle ». Elle fait partie du temps et de
l’espace, mouvement sans fin, qui aborde la dimension d’une autre réalité, celle de l’Etre absolu.
La ligne droite a donc une dimension métaphysique, elle est présente là où une idée
transcendantale est exprimée. Dans l’art byzantin elle exprime la dimension théologique d’un
évènement ou d’une personne. La personne et les évènements se réalisent dans le temps, sans
retour ni arrêt.
Dans le domaine du dessin les lignes droites donnent d’abord la structure. La verticale exprime
l’équilibre et l’horizontale la stabilité. La ligne horizontale n’est pas la ligne d’horizon qui sépare
la terre du ciel. Elle a une autre fonction, celle d’exprimer la fermeté, même l’immobilité.
Cela est aussi valable pour les schémas de composition. Pour les représentations en buste ou en
pied Egon Sendler invite retenir deux principes : un axe de symétrie pour garder l’équilibre et
également toujours l’existence d’un mouvement, soit en tournant le buste, soit en inclinant la
tête, indiquant ainsi une autre direction dans une ligne invisible. Il montre aussi que le
mouvement est aussi présent dans les figures en pied : un pied porte le poids du corps, l’autre, un
peu écarté, assure l’équilibre. Dans les icônes qui font partie de la Déesis de l’iconostase tout le
corps est tourné vers le centre ou se trouve le Christ sur le trône. Cette direction est comme une
ligne droite qui n’est pas structure mais mouvement exprimant le sens théologique de la
composition. Dans les icônes de « procession » le mouvement vient de l’Est.

Puis le livre traite des proportions. Le premier rôle des proportions est bien, à première vue, de
rendre compte de la réalité. Mais dans les icônes les proportions vont être construites en fonction
du contenu spirituel que l’artiste veut leur faire exprimer. Les silhouettes allongées donneront
par exemple un aspect plus spirituel. Elles reçoivent alors un sens théologique. Et justement la
spiritualisation des formes est le but principal de l’art byzantin.
On trouve, comme le dit Egon Sendler dans so livre, des exemples dans l’architecture, dans les
objets, ou encore très souvent dans les plis des vêtements que l’on les verra dessinés avec des
lignes droites ou légèrement courbées « comme expression d’une pensée théologique qui est
proche de l’abstraction ». Les icônes tardives se sont éloignées de cette stylisation, se
rapprochant de l’art occidental en recherchant une imitation plus ou moins réussie de la nature.

Le paragraphe suivant traite de la courbe. Le dessin est fait le plus souvent de lignes courbes.
« On peut voir en elle une déviation de la ligne droite ». Elle crée un plan, et ouvre ainsi sur une
deuxième dimension. Plus ou moins bombée ou aplatie, poursuit-il, elle ralentit plus ou moins le
mouvement du spectateur et, de mouvement pur, elle s’est transformée en expression de la vie.
Tournée vers une autre direction, la ligne courbe devient communication. Dans l’iconographie,
ce mouvement est présent partout : l’inclinaison de la tête des Saints devant le Christ, le
consentement de la Vierge dans la scène de l’Annonciation, la tête inclinée du Christ crucifié.
Dans tous ces exemples se manifestent le don de soi et la prière. Le cercle, mouvement sans fin,
peut refléter l’éternité et la perfection.
Une autre fonction remplie par la ligne courbe est l’union. L’icône de la Trinité telle que conçue
par André Roublev, représente l’exemple magistral de cette composition. Le texte exprime que :
« Dans le cercle les trois personnes sont unies pour manifester leur amour pour la création. Le
symbole de cet amour est la coupe sur la table. Elle rappelle que le Verbe s’est fait homme pour
se donner à tous. La coupe est le signe de l’Eucharistie, sacrement de l’unité ».
Dans les icônes de la Transfiguration et de la Résurrection, le cercle régit également la
composition. Le Christ apparaît au centre de trois cercles concentriques, symbolisant les trois
personnes de la Trinité.

Après les courbes, le livre va décrire les rythmes. « La ligne n’est pas seulement mouvement,
elle est aussi instrument pour créer l’harmonie ». Un rythme est créé dans la répétition qui suit
un ordre précis. La représentation des processions est lieu privilégié de ces rythmes que l’on
trouve également dans des fresques et dans de nombreuses icônes où les montagnes, comme le
disait Georges Drobot, font un mouvement rythmé vers le spectateur.

L’espace, dans les icônes est représenté à travers une projection dans un plan. Et là va intervenir
le point de la perspective, avec les développements sur la perspective inversée. Le livre précise
que la perspective n’est pas seulement un procédé technique, mais une manière de donner le
cadre pour l’unité de l’action, et va montrer qu’elle découle d’un choix. Il rappelle les deux
possibilités, de la perspective réelle, ou d’une perspective intentionnelle.
La perspective linéaire est celle utilisée pour donner l’illusion de l’espace par des points de
fuite où se rencontrent les lignes. Egon Sendler rappelle que les peintres de la Renaissance ont
construit leurs tableaux avec plusieurs points de fuite pour être le plus possible fidèle à la nature.
Ce qui est important est mis au premier plan, faisant en quelque sorte « toucher » au spectateur la
réalité représentée. Elle crée une unité entre les éléments de la représentation, ceux qui sont plus
proches du point de fuite étant plus petits. L’unité de temps est également présente car ce qui est
derrière est contemporain de ce qui se passe au premier plan.
Dans les icônes, on aura donc des choses totalement différentes, à tout point de vue. Ainsi le
passé ou le « futur » peut être relié au présent de l’évènement. Et la très belle phrase du Père qui
dit : « L’éternel ‘présent’ fait partie de la nature de l’icône, car elle est présence du représenté ».
La perspective inversée traduit une autre conception de l’espace et de la vision dans l’art
byzantin, et surtout dans l’iconographie. Chaque personnage, chaque objet a son point de fuite
non pas au fond de la représentation, mais devant l’image. Chaque partie rayonne donc vers le
spectateur. Le résultat est que les architectures, les montagnes, les figures ont un aspect irréel,
déformé. Il n’y a pas de profondeur (parfois cependant une faible) et c’est pourquoi l’intérieur
des fenêtres ou des portes est peint en noir, couleur du néant. Friederika Anglès d’Auriac
rapporte que Le Père insiste sur l’idée que derrière ce noir, il n’y a rien, tout est à regarder
devant. Par la perspective inversée, les parties éloignées des escabeaux, des tables, des toits sont
plus grandes que les parties proches. Elles semblent s’incliner vers le plan de l’image. On voit
« les rochers se tourner vers le spectateur et même les visages participent à ce mouvement : ils
perdent l’arrondi, la profondeur d’une sphère, et deviennent plats. Ce qui est corps reçoit de la
sorte une forme immatérielle ».
La relation espace-temps devient également différente et les objets et figures existent
indépendamment les uns des autres. Une remarque à ce propos, hors du livre, permet de voir le
dépassement des lois de la science que propose l’icône car nous savons que dans l’univers aucun
objet n’existe indépendamment des autres, ne serait-ce que par les lois d’attraction universelle.
Mais dans les icônes, cette indépendance existe et seul le sens de la scène commande la
composition. Par exemple indique le Père Sendler, dans l’icône de la Résurrection de Lazare, les
éléments chronologiques sont réunis sur une même scène et trouvent leur aboutissement dans la
résurrection de Lazare. De même dans l’icône de la Nativité coexistent des scènes différentes
dans le temps et l’espace. Ainsi dans les icônes « un monde apparaît, affranchi des lois de
l’espace et du temps de notre existence terrestre, celui de l’éternité ».

Une théologie de l’espace est ainsi développée. C’est donc une réponse à la question déjà posée
de savoir si la perspective a un sens ou n’est qu’un aspect technique.
Le livre rappelle que les choix de perspective ont été divers selon les époques et les lieux. Dans
les peintures de Pompéi elle semble n’avoir qu’une forme décorative, puis elle prend sens dans
l’art chrétien. Dès le temps des catacombes elle est abandonnée, trop proche des formes
terrestres de l’art païen, alors que les chrétiens avaient déjà une conception transcendantale de
l’art. Puis au 15ème siècle, selon Erwin Panofsky, les lignes de fuite deviennent parallèles et se
rejoignent dans l’infini qui n’est plus seulement en Dieu mais dans la matière. L’univers est
« déthéologisé ». Mais en fait dans de nombreuses représentations de l’Annonciation de cette
époque, les lignes de carrelages ne créent pas seulement une espace profondeur mais conduisent
vers un détail qui a une signification théologique. « La perspective fait ainsi partie d’une réalité
surnaturelle comme ‘outil de construction d’un monde régulier, proportionné, mais aussi
admirable de beauté représentant la vision paradisiaque’. Par elle se manifeste la richesse de l’art
occidental qui a sa manière propre de représenter le mystère ».
Le Père Sendler rappelle que monde byzantin, héritier de la théologie des Pères grecs a créé une
forme de perspective qui est différente de ce que l’on peut observer dans le monde terrestre. Elle
correspond aux idées-clés de sa spiritualité : la transcendance et la grandeur de Dieu.
Faisant comme écho aux idées exposées par Georges Drobot dans sa conférence précédente, le
livre du Père Igor explique que le peintre regarde l’image comme s’il se trouvait à la place de
l’objet représenté. Donc il le dessine dans ses « vraies » dimensions, puisqu’il est « à
l’intérieur » de l’objet, et cela correspond ainsi à la perspective inversée.
Le Père indique que les idées de Denys l’Aréopagite ont certainement pu influencer l’art
byzantin. Dans son système tout est déterminé par le rayonnement de la lumière divine à travers
les créatures. A travers l’icône rayonnent les vérités de la foi vers ceux qui la contemplent. Ce
rayonnement et ce mouvement qui va vers celui qui regarde devient essentiel pour la structure de
l’icône.
Une idée non présente dans le livre mais à partager est celle-ci. Nous savons que lorsque l’on
regarde un objet, le cerveau commence par « décrypter ». Il y a ensuite une sorte d’appropriation
de l’objet par celui qui regarde. Face à cela, la perspective inversée présente une vision hors
norme, déformée, qui heurte la raison, perturbe le processus mental de décryptage. Celui qui
regarde ne peut plus s’approprier et posséder l’objet, au contraire il lui faut abandonner sa
rationalité, s’abandonner au don pour recevoir l’icône.
Revenant au livre du Père Egon Sendler, un paragraphe sur la Transfiguration est exposé. Il
rappelle qu’exprimer la dimension spirituelle du monde est la tâche de la vie d’un iconographe.
« Pour lui tous les moyens doivent donc concourir au service de la beauté transcendantale de
Dieu ». Comment exprimer alors l’infini ? Une des possibilités de s’approcher de l’infini est la
stylisation par la ligne. Cela veut d’abord dire simplifier : « La ligne aide à trouver des formes
claires et se limitant à l’essentiel, car tout ce qui est décor extérieur ou expression théâtrale est
opposé à l’esprit, c’est même la profanation de l’infini ». Cela ne veut pas dire que la stylisation
doit produire des images figées, des figures raides. L’icône, reflet de l’Incarnation, doit montrer
la vie, qui est union de l’esprit et de la matière. « Et la vie est un mouvement dynamique qui peut
exprimer une joie débordante ou la douleur silencieuse de la souffrance ».

La ligne de force à travers le regard est ensuite développée. Georges Drobot citait cette superbe
phrase de Saint Macaire qui dit le corps des Saints est un corps qui est devenu tout visage et un
visage qui est devenu tout regard. De même le Père insiste sur le fait que le regard est la partie la
plus importante du visage et même de l’icône. « Ses rayons cherchent le spectateur, semblent le
pénétrer, ce ne sont pas nos yeux qui regardent l’icône, mais l’icône qui nous regarde. Ici la ligne
droite reçoit ici toute sa signification. Et sa nature infinie a son origine dans le regard de celui
qui est Infini ».
Le regard se manifeste alors comme une véritable ligne de force qui donne à l’ensemble son
sens, le sens de l’icône. Tout concourt au regard, le corps, les arcades qui donnent au regard une
force menaçante ou triste, la forme des sourcils ouverte qui indique bienveillance et accueil ou
esprit sévère si elle est fermée, les autres parties du visage également accentuent la force du
regard, comme la bouche pleine ou serrée. Pour le monde byzantin le regard est important car
c’est dans la vision que s’exprime la dimension spirituelle de l’être humain. C’est la vision
spirituelle qui va au-delà du monde matériel, qui manifeste les richesses intérieures.

Le premier chapitre du livre du Père Sendler se termine sur la ligne invisible. Elle est « Invisible
car elle va au-delà des lignes qui déterminent la composition ou l’expression, et atteint une
sphère où habite le spirituel. Elle appartient au domaine de la pensée ». Elle est mouvement et a
une dimension métaphysique. Citons encore le Père : « Elle ne communique plus par le
mouvement psychologique du regard, elle est présente dans les relations de la pensée, elle va au
plus profond de la nature spirituelle de l’existence ».
Les nombreux exemples de ligne invisible se trouvent dans les plus grandes icônes. Les trois
icônes de trois grandes fêtes de la liturgie byzantine illustrent le mouvement d’en haut illustrant
la forme la plus importante qui est l’action de Dieu vers le monde. Dans la Nativité le
mouvement d’en-haut se sépare en trois rayons, vers la grotte, touchant l’Enfant dans la crèche,
traversant le corps de la Mère de Dieu pour aboutir à une montagne. Le même mouvement se
trouve dans l’iconographie de la Théophanie ou un rayon descend d’une sphère. La ligne
exprime alors deux vérités de la foi : le salut donné par Dieu et la présence de la Trinité. L’icône
de la Transfiguration montre aussi l’action de Dieu qui s’étend sur toute la création.
Citons une dernière fois le Père : « La célèbre Trinité de Roublev donne aussi un exemple où
l’on voit la clé de la signification de l’icône dans la direction des regards. Au centre l’ange avec
les couleurs du Pantocrator se penche à sa droite et incline sa tête en signe d’obéissance. L’ange
avec la maison au-dessus qui indique le Père Eternel est immobile et regarde en face. Son regard
touche l’ange en face avec un manteau vert, couleur de la vie du monde et des hommes,
représente l’Esprit. Lui regarde le calice au milieu de l’autel. Les regards deviennent don total du
Dieu trinitaire, et ce don reste pour toujours présent sur l’autel, dans le don de l’Eucharistie ».
Voici donc quelque aperçu du premier chapitre de ce livre magnifique.
Thierry Anglès d’Auriac
20 juin 2013

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