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HISTOIRE(S) DES FÉMINISMES
SOMMAIRE
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Adelphité
ET SI NOTRE DEVISE NATIONALE
N’ÉTAIT PLUS EXCLUANTE ?
Trois mots figurent fièrement sur tous désigne le lien unissant des sœurs, serait à
les frontons des bâtiments publics de France : son tour excluant pour une partie de la popu-
« Liberté, Égalité, Fraternité ». Le troisième, lation. Les féministes Florence Montreynaud
dérivé du mot latin signifiant « frère », nous puis Réjane Sénac suggèrent le terme
invite à faire partie d’une nation de frères, d’adelphité, formé à partir de la racine
solidaires les uns des autres. Oui, mais… et grecque adelph, qui désigne les enfants issus
les sœurs alors ? Ne faisons pas semblant de d’une même mère − qu’il s’agisse de filles ou
croire que le masculin est neutre : à l’époque de garçons.
où la formule apparaît, lors de la Révolution
française, les femmes n’ont pas le droit de De la même manière, de plus en plus de
vote et sont effectivement exclues de la personnes proposent de remplacer « droits
citoyenneté active ! C’est bien une Républi- de l’Homme » par « droits humains ». Utiliser
que de frères qui est en train de se cons- le terme masculin pour désigner l’ensemble
truire, tandis que les femmes sont renvoyées des hommes et des femmes n’est pas neutre
à la sphère privée. et, comme pour la fraternité, la « Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen » adoptée
Comment corriger cette formulation qui, en 1789 ne s’appliquait pas aux femmes.
symboliquement, porte toujours la trace de Alors pourquoi garder aujourd’hui cette
l’exclusion ? Le terme « sororité », qui formulation datée ? ✖
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Afroféminisme
UN FÉMINISME PAR ET POUR
LES FEMMES NOIRES
Le renouveau afroféministe
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Un féminisme afropéen
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30 nuances de Noir(es) est une fanfare chorégraphique afroféministe, fondée par la danseuse et chorégraphe Sandra
Sainte Rose Fanchine en 2017. Pour contrer l’invisibilisation, cette fanfare réalise de magnifiques parades, inspirées
par celle de la Nouvelle-Orléans, dans lesquelles des femmes noires et afrodescendantes se réapproprient l’espace
public et entonnent des chants qui évoquent leur vie et leurs luttes.
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la peau. Son texte commence ainsi : « Prise, réappropriation
ou restitution de la parole ? Longtemps les négresses se sont tues.
N’est-il pas temps qu’elles (re)découvrent leur voix, qu’elles
prennent ou reprennent la parole, ne serait-ce que pour dire
qu’elles existent, qu’elles sont des êtres humains − ce qui n’est
pas toujours évident − et qu’en tant que tels, elles ont droit à la
liberté, au respect, à la dignité ? »
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Avortement
VOICI COMMENT DES MILITANTES FÉMINISTES ONT RÉUSSI
À METTRE LA PRESSION SUR LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS
POUR LE CONTRAINDRE À, ENFIN, LÉGALISER L’AVORTEMENT.
Mon corps, mon choix. Après la bataille mauvaises conditions sanitaires, avec des
pour le droit de vote, lors de la première ustensiles qui peuvent parfois perforer le
vague féministe, la question de la légalisation vagin, de nombreuses femmes font des
de l’avortement s’est imposée comme LA infections. Et, parfois, meurent.
revendication phare de la deuxième vague.
Celle qui a rassemblé les militantes, au-delà En 1967, la loi Neuwirth autorise la contra-
des différences de courants. ception. On espère ainsi faire baisser dras-
tiquement les avortements clandestins. Mais
Au début des années 1970, les avortements la pilule tarde à entrer réellement dans les
sont toujours sévèrement condamnés par la mœurs, les avortements sauvages font
loi française. Seul « l’avortement thérapeu- toujours autant de victimes et, bien vite,
tique » est autorisé (et seulement depuis 1955) l’idée qu’on ne peut pas se contenter des
lorsque la vie de la mère est en danger. contraceptifs gagne du terrain. Les
Pendant la guerre, le gouvernement de Vichy militantes du MLF s’emparent immé-
a même fait de l’avortement un « crime contre diatement de la question. Elles organisent
la sûreté de l’État », ce qui a conduit, en 1943, de nombreuses manifestations et actions
une « faiseuse d’anges » de Cherbourg, pour réclamer le droit à l’avortement.
Marie-Louise Giraud, à être condamnée et Ainsi, le 10 février 1971, un petit groupe
guillotinée (sur cette affaire, on vous conseille s’invite à une conférence du professeur
le beau film réalisé par Claude Chabrol en Lejeune, ennemi acharné de l’avortement, et
1988, Une Affaire de femmes). jette sur le bureau du mou de veau, censé
incarner un fœtus. Parce qu’une femme doit
Les avortements clandestins pouvoir disposer librement de son corps,
elles veulent l’avortement « libre et gratuit ».
Conséquence inévitable de l’article 317 du
Code pénal, qui interdit l’avortement : les L’impact du manifeste des 343
femmes qui ne veulent pas de leur grossesse
sont contraintes à se faire avorter clandes- Quelques semaines plus tard, le groupe
tinement, dans la honte et dans la peur, avec « avortement » du mouvement est contacté
les moyens du bord : cintre en métal, aiguilles par Le Nouvel Observateur. L’hebdomadaire
à tricoter ou même tiges de persil (!). À cause propose de publier dans ses pages une tribune
de ces interventions réalisées dans de dans laquelle des femmes déclarent avoir
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avorté. Le fameux « manifeste des 343 », torture par l’armée française en Algérie. Elle
publié le 5 avril 1971, restera dans les revient à la manœuvre lors d’un événement
mémoires sous le nom de « manifeste des majeur du débat sur l’avortement : le procès
343 salopes » parce que Charlie Hebdo avait de Bobigny.
titré en une, quelques jours plus tard : « Qui
a engrossé les 343 salopes du manifeste sur Marie-Claire Chevalier a 16 ans, elle vit avec
l’avortement ? » sa mère et ses deux sœurs dans un HLM de
banlieue parisienne. Daniel, 18 ans, qui fait
Parmi les signataires, des inconnues et de partie de sa bande d’ami·es, lui propose de
nombreuses célébrités, dont Simone de venir écouter des disques chez lui. Une fois
Beauvoir, Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, dans l’appartement, il réclame un rapport
Delphine Seyrig, Agnès Varda, Marguerite sexuel, la menace avec des ciseaux, la gifle.
Duras, Françoise Sagan, Christiane Roche- Et la viole.
fort, Françoise Fabian, Marie-France Pisier,
Brigitte Fontaine… L’écho médiatique est Quelques semaines plus tard, Marie-Claire
considérable. Le texte entend mettre en découvre, catastrophée, qu’elle est enceinte.
lumière l’hypocrisie du gouvernement, Elle ne veut pas de cet enfant. Le médecin qui
conscient que l’interdiction de l’avortement confirme la grossesse accepte de pratiquer
entraîne inévitablement des situations un avortement. Mais l’acte illégal a un prix :
dramatiques, mais réticent à s’emparer d’une 4 500 francs. La mère de Marie-Claire, Michèle
question qui fâche. Chevalier, employée du métro parisien, ne
gagne que 1 500 francs par mois. Il lui est tout
Gisèle Halimi et les procès bonnement impossible de réunir une telle
de Bobigny somme et elle se met à la recherche d’une
« adresse » moins chère. L’avorteuse qu’elle
Le geste de ces 343 femmes est courageux : en trouve ne demande que 1 200 francs. Elle
déclarant avoir avorté, elles prennent le utilise pour mettre fin à la grossesse une
risque d’être poursuivies. L’avocate Gisèle gaine électrique que Marie-Claire doit garder
Halimi, elle-même signataire, décide alors en elle trois semaines. Mais la lycéenne fait
de créer l’association Choisir, pour défendre une hémorragie et est transportée en urgence
celles qui pourraient être inquiétées. La à l’hôpital, où on lui fait un curetage − et la
première fois qu’elle a avorté, Gisèle Halimi morale.
avait tout juste 19 ans. Elle a fait une infection ;
à l’hôpital, le médecin lui a fait un curetage Les choses auraient pu en rester là, mais le
à vif, pour la punir. « Comme ça, tu ne violeur est arrêté par la police, qui le soup-
recommenceras plus », avait-il lâché. çonne de vol de voitures. Pour s’en sortir, il
dénonce Marie-Claire. La jeune femme est
Gisèle Halimi n’est pas une nouvelle venue inculpée, ainsi que l’avorteuse. Sa mère et les
dans le paysage de la gauche engagée. En 1961, deux collègues qui l’ont aidée à trouver le
elle a défendu la militante du FLN Djamila contact sont également poursuivies pour
Boupacha et a dénoncé l’utilisation de la complicité.
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Un tournant Une déposition, en particulier, retient
l’attention : celle du professeur Paul Milliez.
Michèle Chevalier veut se battre et contacte Très catholique, cet ancien résistant est
Gisèle Halimi, qui décide de donner à cette personnellement opposé à l’avortement.
affaire tout l’écho médiatique possible pour Mais il décrit comment, tout au long de sa
la transformer en un véritable « procès carrière, il a vu passer de nombreuses femmes
politique ». Au-delà des juges, il s’agit de désespérées et a fait en sorte qu’elles puissent
toucher l’opinion publique pour contraindre avorter. « Si Madame Chevalier était venue
le gouvernement à s’emparer de la question. me trouver, je l’aurais sûrement aidée »,
Alors que la date du procès approche, les plaide-t-il.
militantes de Choisir préparent avec soin la
mobilisation. Elles distribuent des tracts sur La défense met en avant le fait qu’un fœtus
les marchés et aux sorties des métros, pour de quelques semaines ne pouvant être
faire connaître l’histoire de Marie-Claire et considéré comme un être humain,
appeler à un rassemblement devant le l’avortement ne peut être assimilé à un crime.
tribunal. On parle souvent « du » procès de Gisèle Halimi insiste également sur les
Bobigny, au singulier, mais il y eut en réalité inégalités entre les femmes les plus riches,
deux procès. qui peuvent partir avorter à l’étranger, et
celles des classes populaires, qui représentent
Le premier, le 11 octobre 1972, est celui de la quasi-intégralité des femmes poursuivies
Marie-Claire qui se tient à huis clos devant le par la justice pour avortement. « Vous
tribunal pour enfants. Dans leur jugement, condamnez toujours les mêmes, les “madame
les magistrats mettent en avant son jeune âge Chevalier” », tacle l’avocate dans sa plaidoirie.
(elle est mineure) et les contraintes morales « Voilà vingt ans que je plaide (...). Je n’ai
et sociales auxquelles elle aurait été encore jamais plaidé pour la femme d’un
confrontée. La première bataille est rem- haut commis de l’État, ou pour la femme d’un
portée : Marie-Claire est relaxée ! médecin célèbre, ou d’un grand avocat, ou
d’un PDG de société, ou pour la maîtresse de
Des « grands témoins » ces mêmes messieurs. »
pour faire le procès de la loi
Des femmes qui subissent
Le procès de l'avorteuse, de Michèle Chevalier la loi des hommes
et de ses deux collègue se tient en public le 8
novembre 1972. Pour transformer l’audience Gisèle Halimi relève aussi l’injustice parti-
en tribune politique, Gisèle Halimi fait défiler culière qu’il y a pour ces femmes à être jugées
à la barre des « grands témoins » : Simone de par des hommes, pour avoir simplement
Beauvoir, les actrices Françoise Fabian et voulu pouvoir disposer librement de leur
Delphine Seyrig, qui racontent qu’elles ont corps. « Regardez-vous et regardez-nous.
déjà avorté, le député Michel Rocard, mais Quatre femmes comparaissent devant quatre
aussi le prix Nobel de médecine Jacques hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes,
Monod… d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avor-
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mais c’est tout de même une grande victoire.
Le gouvernement va-t-il enfin prendre ses
responsabilités ?
Un peu plus tôt, alors que l’avorteuse Le mois suivant, des membres du GIS, du
expliquait au président du tribunal comment MLF ou encore du Planning familial lancent
elle avait procédé avec un spéculum pendant le Mouvement pour la liberté de l’avortement
l’intervention, celui-ci l’avait interrogée : « Le et de la contraception (MLAC). Ce nouveau
spéculum, vous l’avez mis dans la bouche ? » groupe, animé à la fois par des soignant·es
Malaise dans la salle devant la profonde et des militantes féministes, organise des
ignorance de ceux-là même qui sont censés voyages collectifs vers les Pays-Bas et
rendre la justice… l’Angleterre pour les femmes qui souhaitent
avorter. Mais il revendique aussi de procéder
Le verdict tombe le 22 novembre. Les juges au grand jour à des avortements sur le
n’ont pas clairement tranché. Michèle territoire français, grâce à la méthode
Chevalier écope d’une amende de 500 francs Karman.
avec sursis, ses deux collègues sont relaxées.
L’avorteuse est condamnée plus sévèrement, Le psychologue états-unien Harvey Karman
à un an de prison avec sursis. Bien sûr, Gisèle est venu quelques mois plus tôt présenter sa
Halimi aurait préféré une relaxe générale, technique aux militantes féministes
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françaises, dans l’appartement de Delphine avortements, et notamment de l’association
Seyrig. Très simple, cette méthode consiste Laissez-les vivre, créée en 1970). Alors que
à aspirer le contenu de l’utérus à l’aide d’une le texte doit passer devant le Parlement
canule souple (sans risque de blesser l’utérus) au printemps 1974, Pompidou meurt.
et d’une seringue. Et ce sans nécessiter
d’anesthésie ! C’est une petite révolution. Valéry Giscard d’Estaing lui succède et
Cette méthode est la preuve que l’avortement souhaite incarner la modernité. Il confie à
peut être une procédure relativement simple, Simone Veil, ministre de la Santé, le soin
qui pourrait même être pratiquée par des d’élaborer une loi sur le sujet. À Simone Veil et
personnes qui n’ont pas de diplôme de non à Françoise Giroud, pourtant à la tête du
médecine. Certain·es ont ainsi l’espoir que tout premier secrétariat d’État à la Condi-
l’avortement ne soit plus médicalisé mais tion féminine : une manière de dire que la
puisse être pratiqué par des militantes réforme sera avant tout une question de santé
formées à cette nouvelle manière de faire. publique, et non de libération des femmes.
Devant cette fronde généralisée, le gouver- Les débats parlementaires sont longs,
nement est bien obligé de bouger. Au début intenses et parfois très violents (on se
de l’année 1973, Georges Pompidou, alors souvient de ce député qui avait demandé à
président de la République, concède que les Simone Veil si elle acceptait de voir les
textes de loi régissant l’avortement sont embryons « jetés au four crématoire » alors
« périmés » − tout en prenant bien soin de que celle-ci a été déportée à Auschwitz-
préciser que l’avortement le « révulse ». Le Birkenau pendant la guerre). Malgré
gouvernement travaille sur un premier projet l’hostilité d’une partie de son camp, la
de loi très frileux, qui se contente d’élargir ministre arrive à faire passer la loi avec les
l’accès à l’avortement thérapeutique (mais voix de la gauche. La loi Veil est promulguée
subit tout de même les attaques des anti- le 17 janvier 1975.
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C’est un texte de compromis : il permet aux festation féministe − la plus grosse des
femmes « en situation de détresse » (cette années 1970 − est organisée à Paris pour
notion sera supprimée en 2014) de mettre fin soutenir ce droit durement arraché. La loi
à leur grossesse dans les dix premières Veil est reconduite par le Parlement et devient
semaines, mais les IVG ne sont pas définitive le 31 décembre 1979.
remboursées par la sécurité sociale et les
médecins peuvent faire valoir une « clause de Trois ans plus tard jour pour jour, la loi
conscience » pour ne pas avoir à les pratiquer. Roudy du 31 décembre 1982 prévoit le
Enfin, la loi n’est valable que pour cinq ans, remboursement de l’IVG par la sécurité
les députés souhaitant faire un premier bilan sociale (le parcours de soin est pris en charge
pour vérifier ses effets sur la démographie. à 100 % depuis 2016). En 2001, la loi Aubry-
Guigou allonge à 12 semaines de grossesse
Le 6 octobre 1979, alors que la période des le délai légal pendant lequel une femme
cinq ans touche à sa fin, une grande mani- peut avorter. ✖
Backlash
DANS UN OUVRAGE QUI A FAIT DATE, SUSAN FALUDI
MONTRE COMMENT LES VICTOIRES FÉMINISTES
SONT GÉNÉRALEMENT SUIVIES D’UNE CONTRE-OFFENSIVE
RÉACTIONNAIRE : LE BACKLASH.
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La trentenaire a beau être une féministe convaincue, la lecture
de ces chiffres ne la laisse pas indemne. Alors qu’elle n’avait
jamais trop réfléchi au mariage, elle se sent tout d'un coup
« morose et grincheuse ». Elle ne sera pas la seule. Comme
une traînée de poudre, cette info va faire le tour de la presse
− jusqu’à se retrouver citée dans des séries et des films, comme
Nuits blanches à Seattle. Et elle fait paniquer un grand nombre
de femmes.
Dans les années 1980, les médias martèlent que les mou-
vements féministes n’ont plus de raison d’être (l’égalité entre
les femmes et les hommes serait désormais acquise !). Une
série de mythes, tous plus effrayants les uns que les autres,
inondent les pages des journaux : il y aurait une pénurie
d’hommes à épouser mais aussi une épidémie d’infécondité ;
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les femmes seraient dépressives parce qu’elles ont quitté la
chaleur du foyer pour se confronter au monde hostile du
travail ; ou encore les crèches seraient dangereuses et les
mères seraient bien avisées de s’occuper elles-mêmes de leurs
progénitures... Chiffres à l’appui, Susan Faludi dévoile que
toutes ces obsessions journalistiques sont fausses.
« Valeurs familiales »
vs droits des femmes
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Badass
UN MOT QUI MANQUE À LA LANGUE FRANÇAISE.
Des « héroïnes badass », une réplique physique − pensez à Katniss Everdeen dans
« trop badass »… Ce mot anglais est mis à Hunger Games ou à Buffy qui pulvérise les
toutes les sauces sur les blogs − ou sur les vampires en deux temps, trois mouvements −,
t-shirts − des féministes françaises. Et pour mais le terme ne devrait pas être limité aux
cause : il n’a pas vraiment d’équivalent dans femmes qui osent se battre comme les garçons.
la langue de Molière. On traduit généralement Les femmes qui ferraillent, au sens figuré du
« badass » par « personne qui déchire », mais terme, pour s’imposer dans des domaines
c’est tellement plus que ça. Badass, c’est un habituellement réservés aux hommes sont
mot parfait pour désigner une femme à la fois aussi de vraies badass. Alors, dictionnaire,
courageuse, intrépide voire casse-cou, qui merci d’inclure le terme dans ta prochaine
mérite d’être célébrée. La badasserie peut être édition. ✖
Beyoncé
CHANTEUSE, BUSINESSWOMAN, DIVINITÉ
Bingo
« SI ÇA CONTINUE, ON VA FINIR
COMME LES AMÉRICAINS ! »
Participer à une discussion sur le vous prouver que vous êtes une parfaite idiote.
féminisme n’est pas une sinécure. On se Ses armes : tous les poncifs sur le féminisme.
retrouve souvent face à un interlocuteur (ou Son bouclier : sa plus mauvaise foi.
une interlocutrice) qui n’a, en réalité, aucune
envie d'échanger ou d’essayer de comprendre Pour se moquer de ces arguments qui sont
votre point de vue, mais qui compte juste toujours, peu ou prou, les mêmes, certaines
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militantes ont proposé une grille de « bingo Le concept a eu tant de succès qu’on retrouve
féministe », sur le modèle du « bullshit désormais en ligne des bingos féministes
bingo » qui liste les mots à la con utilisés lors thématiques sur la culture du viol, sur les
de réunions en entreprise. Une grille dont on commentaires des réseaux sociaux, sur le
pourra cocher les cases, au fur et à mesure mauvais traitement journalistique des
que la conversation s’éternise et que les violences conjugales, etc. Voici un bingo de
clichés s’accumulent, histoire de se distraire notre cru pour animer vos plus belles
et de ne pas perdre patience face à la douleur soirées. ✖
imposée par cette épreuve.
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Black feminism
LORS DE LA DEUXIÈME VAGUE, DES FEMMES
NOIRES LUTTENT POUR LEUR ÉMANCIPATION.
DE CE BOUILLONNEMENT INTELLECTUEL NAÎTRA
UN CERTAIN NOMBRE D’OUVRAGES PHARES
DE LA PENSÉE FÉMINISTE.
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désignés comme des défauts. Pour mouvement féministe majoritaire,
ces dernières, il est capital de scander qui se prétend universel, est en réalité
« black is beautiful » et de célébrer la à l’image des femmes blanches et
flamboyance des femmes noires. hétérosexuelles de la classe moyenne
ou bourgeoise.
Un autre des grands combats des
années 1970 est celui de la lutte pour Afin de lutter efficacement pour toutes
le droit à l’avortement. Mais au même les femmes, les féministes blanches
moment, des femmes racisées sont doivent commencer par s’attaquer au
victimes de stérilisations forcées. racisme qui sévit dans leur rang.
Dans Femmes, race et classe (1983), Notamment en arrêtant de se com-
Angela Davis montre comment le porter en « propriétaires » du
gouvernement états-unien a mené féminisme appelant les femmes
une politique démographique raciste noires à les rejoindre : « Les “maî-
en subventionnant des stérilisations tresses de maison” et nous les
forcées visant en priorité les femmes “invitées” », tacle bell hooks dans un
noires, natives, portoricaines et de ses textes.
chicanas. Celles-ci se sont mobilisées
contre ces pratiques, mais « le mouve- Les premières
ment des femmes dans son ensemble organisations
ne s’est pas encore solidarisé de leur de femmes noires
lutte », regrette Angela Davis.
Pour toutes ces raisons, les féministes
« Nous, noires apostrophent leurs « sœurs »
les femmes… » blanches : « Femme blanche, écoute ! »,
pour reprendre le titre d’un texte de
La plupart des groupes féministes la Britannique Hazel Carby. Dès 1969,
restent aveugles à ces différences de Mary Ann Weathers écrit « An
vécus. On parle ici des États-Unis Argument for Black Women’s Libera-
mais on pourrait faire le même tion as a Revolutionnary Force », un
constat pour la France. Les féministes des textes fondateurs du Black
blanches vantent la « sororité » et feminism, dans lequel elle aspire à une
insistent sur le fait que les femmes sororité réellement inclusive et
subis sent une « oppression affirme que, oui, les femmes noires
commune ». Mais les militantes constituent également une « force
noires interrogent : qui est ce « nous, révolutionnaire ». L’année suivante,
les femmes » au nom desquelles le le collectif Third World Women’s
mouvement prétend parler, quand Alliance publie un « Black Women’s
celui-ci échoue à prendre en compte Manifesto » qui dénonce l’oppres-
les revendications et les expériences sion spécifique à laquelle sont
spécifiques des femmes noires ? Le confrontées les femmes noires. Audre Lorde >
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En 1973, des New-Yorkaises créent Elles décrivent les différents « sys-
une organisation spécifiquement tèmes d’oppression » (le racisme, le
constituée de féministes noires : la sexisme, la classe, etc.) comme
National Black Feminist Organi- « imbriqués » et en appellent à un
zation (NBFO). Le collectif se dissout Black feminism pour y mettre fin
rapidement pour cause de conflits conjointement : « En tant que femmes
internes entre divers courants (un noires, nous voyons le féminisme
grand classique de l’époque !). Mais noir comme le mouvement politique
qu’importe : le mouvement est lancé logique pour combattre les
et ne s’arrêtera plus. oppressions multiples et simultanées
qu’affronte l’ensemble des femmes
« Black Feminist de couleur. »
Statement »
Des textes fondateurs
En 1977, le Combahee River Collective
livre une déclaration, le « Black Les années suivantes voient la publi-
Feminist Statement », qui marque cation d’un certain nombre d’ouvrages
durablement la pensée féministe. phares du féminisme noir : Ne suis-je
Ce groupe lesbien radical, fondé à pas une femme ? de bell hooks (1981),
Boston en 1974 par Barbara Smith, Femmes, race et classe d’Angela Davis
Cheryl Clarke et Akasha Gloria (1983), Sister outsider d’Audre Lorde
Hull (entre autres), a pris ce nom en (1984), ou encore La pensée féministe
hommage à une bataille menée par la noire de Patricia Hill Collins (1990).
militante contre l’esclavage Harriet Notons également la publication
Tubman, qui a permis la libération en 1982 de l’anthologie dirigée par
de plus de 750 esclaves pendant la Akasha (Gloria T.) Hull, Patricia Bell
guerre de Sécession. Dans leur Scott et Barbara Smith, au titre
déclaration, ces militantes affirment : mémorable : All the Women Are White,
« Notre libération est une nécessité, All the Blacks Are Men, But Some of
non comme accessoire de celle de Us Are Brave (toutes les femmes sont
quelqu’un·e d’autre mais à cause de blanches, tous les noirs sont des
notre propre besoin d’autonomie hommes, mais certaines d’entre nous
comme personnes humaines. Cela sont courageuses).
peut paraître évident, simpliste et
pourtant, manifestement, aucun Réussir à être publiées reste
autre mouvement ostensiblement cependant un obstacle important
progressiste n’a jamais considéré pour les féministes noires. Géné-
notre oppression spécifique comme ralement dirigées par des blanc·hes,
une priorité, ni n’a travaillé sérieu- les maisons d’édition ne se préci-
sement à y mettre fin. » pitent pas sur leurs textes. En
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novembre 1980, Barbara Smith réunit Et pour montrer qu’il s’agit d’un
à Boston des femmes intéressées par collectif de femmes qui s’organisent
cette question. C’est ainsi que naît sur un coin de table. Ce nom résume
Kitchen Table : Women of Color bien l’esprit des Black feminists :
Press, la première maison d’édition pour contrer les obstacles qui se
uniquement consacrée aux écrits présentent à elles, les féministes
des femmes racisées, qu’elles soient noires, et plus largement les femmes
noires, d’origines asiatiques, racisées, s’organisent entre elles pour
chicanas ou issues du « tiers monde ». échanger sur leur vécu et tisser des
réseaux de solidarité. Elles profitent
Pourquoi Kitchen Table ? Parce que de leur position unique pour mettre
la cuisine est le « centre de la maison, des mots sur ce qui n’a pas encore été
l’endroit où les femmes, en particulier, pensé. Ce travail est aujourd’hui
travaillent et communiquent les unes poursuivi par de nombreuses fémi-
avec les autres », décrit Barbara Smith. nistes de la nouvelle génération. ✖
Une sororité
mensongère
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Trois penseuses
incontournables
du Black feminism
• 30 •
Buffy
LA BADASS EN CHEFFE
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