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Textes Illustrations

MARIE KIRSCHEN ANNA WANDA GOGUSEY

HERSTORY
HISTOIRE(S) DES FÉMINISMES
SOMMAIRE

7 • Avant-propos 71 • « Féminazie »

8 • Adelphité 72 • Féminicide

9 • Afroféminisme 77 • Féminisme

13 • Avortement 78 • Féminisme blanc

18 • Backlash 80 • Féminisme matérialiste

21 • Badass 82 • Gaslighting

23 • Beyoncé 84 • Gender mainstreaming

23 • Bingo 85 • Genre

25 • Black feminism 93 • Gouines rouges

31 • Buffy 96 • Grossophobie

32 • Charge mentale 101 • Harcèlement de rue

34 • « Crime passionnel » 105 • Harcèlement sexuel

38 • Culture du viol 107 • Herstory

43 • Déclaration des droits de 108 • Hymne des femmes


la femme et de la citoyenne
114 • Intersectionnalité
46 • Deuxième Sexe (Le)
117 • Journée internationale
54 • Droit de vote des droits des femmes

60 • Écoféminisme 122 • La Fronde


66 • Écriture égalitaire 125 • Lesbophobie

126 • Male gaze


134 • Mansplaining 191 • Première, deuxième
(ou mecsplication) et troisième vagues

137 • Manspreading 195 • Prostitution

139 • Masculinisme 198 • Riot grrrl

146 • Masculinités 206 • Sexisme

148 • Menace lavande 208 • Sexisme bienveillant

151 • #MeToo 209 • Slogans

154 • Misogynoir 212 • Soutien-gorge


(brûler son)
155 • MLF (Mouvement
de libération des femmes) 215 • Suffragettes

161 • « Ne suis-je pas une femme ? » 221 • Syndrome


(“Ain’t I A Woman? ”) de la Schtroumpfette

164 • #NiUnaMenos 225 • TERF

166 • Non-mixité 229 • Transféminisme

170 • Not all men 230 • Trigger Warning

176 • Notre corps, nous-mêmes 232 • Vêtements


(Our Bodies, Ourselves)
234 • Viol
177 • Parité
241 • Womanism
183 • Pensée straight (La)
242 • Wonder Woman
186 • Plafond de verre
248 • Bibliographie
188 • Planning familial
« L’une des phrases les plus tristes que j’aie entendues
au cours de mes déplacements est : “Je ne suis pas assez savante
pour être féministe”, voire : “Je ne suis pas assez intelligente
pour être féministe.” Cela me fend le cœur. »
— Gloria Steinem, Ma vie sur la route.
AVANT-PROPOS

Aujourd’hui, « le féminisme est Adolescente, quand j’ai commencé à


tendance », entend-on un peu partout... Mais m’intéresser aux féminismes, j’ai eu le
tout à la mode qu’il soit, le féminisme reste sentiment qu’on m’avait volé cette histoire
encore, pour beaucoup de personnes, une – le mot n’est pas trop fort. Je m’identifiais à
terra incognita. Que connaît-on réellement de ces femmes qui ont combattu pour mes
son histoire ? Simone de Beauvoir, bien sûr. droits, mais je n’avais pas accès à leurs vies,
Olympe de Gouges peut-être. Le MLF, qui étaient comme recouvertes d’un épais
éventuellement, mais combien de noms de brouillard. En menant mes propres recher-
militantes ayant participé à ce mouvement ches, en fouillant et défrichant, de livre en
peut-on citer ? Ou de suffragistes françaises livre, j’ai découvert des histoires incroyables
du XIXe siècle, dont les combats ont permis qui, pour moi, ont tout changé.
aux femmes d’aujourd’hui de pouvoir voter ?
Sait-on de quand date le mot « féminisme » ? Herstory vous propose une grande balade dans
Et qu’il faudrait plutôt parler de l’histoire des féminismes, à travers ses grands
« féminismes », tant ces mouvements ont termes et ses mots-clés. Des mots français,
été, et sont toujours, riches et protéiformes. mais aussi des expressions anglophones pas-
sées dans le langage courant des féministes
Depuis des décennies, et même des siècles, en France. Qu’est-ce qui se cache derrière
les féminismes ont été décriés et moqués. Les « l’adelphité », le « womanism » ou encore le
femmes bataillant pour l’égalité des droits « male gaze » ? Dans quelles circonstances a
seraient des hystériques, des castratrices se été créé le terme « mansplaining » ? Pourquoi
victimisant et victimisant toutes les femmes parle-t-on de « sexisme bienveillant » ou de
au passage (inutile de dire que ce n’est pas « menace lavande » ?
avec cette attitude qu’elles vont se trouver un
mari...). Conséquence directe de cet achar- Nous espérons que, pour vous aussi, le récit
nement antiféministe : les femmes portant ces de ces histoires absolument incroyables
combats ont eu du mal à accéder à la parole changera tout. ✖
publique. Ridiculisées ou invisibilisées,
elles sont quasiment absentes de nos cours
d’histoire. Comment des mouvements ayant
complètement révolutionné nos sociétés
peuvent-ils être aussi peu racontés ?

• 7 •
Adelphité
ET SI NOTRE DEVISE NATIONALE
N’ÉTAIT PLUS EXCLUANTE ? 

Trois mots figurent fièrement sur tous désigne le lien unissant des sœurs, serait à
les frontons des bâtiments publics de France : son tour excluant pour une partie de la popu-
« Liberté, Égalité, Fraternité ». Le troisième, lation. Les féministes Florence Montreynaud
dérivé du mot latin signifiant « frère », nous puis Réjane Sénac suggèrent le terme
invite à faire partie d’une nation de frères, d’adelphité, formé à partir de la racine
solidaires les uns des autres. Oui, mais… et grecque adelph, qui désigne les enfants issus
les sœurs alors ? Ne faisons pas semblant de d’une même mère − qu’il s’agisse de filles ou
croire que le masculin est neutre : à l’époque de garçons.
où la formule apparaît, lors de la Révolution
française, les femmes n’ont pas le droit de De la même manière, de plus en plus de
vote et sont effectivement exclues de la personnes proposent de remplacer « droits
citoyenneté active ! C’est bien une Républi- de l’Homme » par « droits humains ». Utiliser
que de frères qui est en train de se cons- le terme masculin pour désigner l’ensemble
truire, tandis que les femmes sont renvoyées des hommes et des femmes n’est pas neutre
à la sphère privée. et, comme pour la fraternité, la « Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen » adoptée
Comment corriger cette formulation qui, en 1789 ne s’appliquait pas aux femmes.
symboliquement, porte toujours la trace de Alors pourquoi garder aujourd’hui cette
l’exclusion ? Le terme « sororité », qui formulation datée ? ✖

• 8 •
Afroféminisme
UN FÉMINISME PAR ET POUR
LES FEMMES NOIRES

En France, ces dernières années, de plus en plus de


jeunes femmes noires discutent − et se réclament − de l’afro-
féminisme. L’usage de ce terme se multiplie sur Twitter, au
sein de la blogosphère féministe et dans les médias qui,
curieux, se sont intéressés à ces nouvelles militantes,
engagées dans les combats contre le sexisme et le racisme,
et très critiques du féminisme majoritaire.

Le renouveau afroféministe

Si le courant de pensée dans lequel l’afroféminisme s’inscrit


n’est pas nouveau, le mot a gagné en visibilité depuis 2013.
Des jeunes femmes noires ouvrent des blogs où elles se
passionnent pour l’histoire de leurs aînées ou dénoncent la
misogynoir. Citons notamment Ms. DreydFul, Laura Nsafou
et son blog Mrs Roots, Many Chroniques, Kiyémis,
The Economiss, Po Lomami du blog Equimauves ou encore
les chaînes YouTube de Naya Ali ou Elawan.

Les afroféministes sont également très présentes sur


Twitter, où elles n’hésitent pas à interpeller les médias ou
personnalités coupables de remarques discriminatoires.
À l’intersection du racisme et du sexisme, elles analysent les
préjugés dont elles sont victimes et dénoncent la domination
blanche dans les discours féministes. Cette nouvelle vague
est bien sûr facilitée par Internet : les afroféministes n’ont
plus besoin d’attendre que les médias veuillent bien
s’intéresser à ces sujets pour accéder à la parole publique.
Ce mouvement est visibilisé en 2017 par le très beau
documentaire Ouvrir la voix d’Amandine Gay, dans lequel la
réalisatrice interroge 24 femmes afro-descendantes.

• 9 •
Un féminisme afropéen

De plus en plus utilisé, le terme « afroféministe » est, cepen-


dant, parfois mal compris par le grand public : il ne s’agit pas
d’un féminisme qui serait « africain » mais bien de la réflexion
menée par les militantes afropéennes (c’est-à-dire les femmes
afro-descendantes vivant en Europe) − ce qui n’empêche pas
certaines militantes de se réclamer du panafricanisme et de
cultiver des alliances avec les féministes africaines.

Autre idée reçue : l’afroféminisme viendrait des États-Unis.


Même s’il existe des liens entre le Black feminism états-unien
et l’afroféminisme européen, ils ont chacun leur spécificité.
Alors que les penseuses états-uniennes questionnent l’impact
de l’esclavage dans leur pays, les afropéennes vont
particulièrement travailler sur l’histoire de la colonisation
et développer un féminisme « décolonial ». Les afroféministes
s’inspirent de féministes noires d’Europe, des Antilles ou de
La Réunion, injustement snobées par nos livres d’histoire.
Comme les sœurs Paulette et Jane Nardal, femmes de lettres
martiniquaises, pionnières d’une conscience féministe
noire, qui ont tenu à Paris dans les années 1920 un salon
littéraire ayant permis l’émergence du courant littéraire et
politique de la négritude. Comme Suzanne Césaire,
cofondatrice en 1941 de la revue Tropiques. Ou encore comme
la députée communiste Gerty Archimède qui a créé l’Union
des femmes guadeloupéennes dans les années 1950. 1- Une personne
est dite « racisée »
quand elle est
Des collectifs invisibilisés assignée à une
catégorie raciale,
à un groupe perçu
S’il n’y a pas eu de mouvement équivalent au Black feminism
comme différent du
états-unien en France, n’oublions pas que, durant les années groupe majoritaire.
1970, les femmes noires se sont aussi organisées dans notre Le terme ne se base
pas sur une vision
pays. Elles sont alors peu visibles au sein du MLF, qui peine biologique de la
à prendre réellement en compte leurs vécus. Déçues à la fois race, mais met au
contraire l’accent sur
par le mouvement des femmes et par le sexisme de certains
le processus social
groupes antiracistes et panafricains, des femmes racisées1 de « racisation »,
décident de se regrouper entre elles. La Coordination des et donc sur
l’expérience sociale
femmes noires est créée en 1976. Elle se consacre, entre autres, qu’est le fait de
aux questions de sexualité et de contraception, aux conditions subir le racisme.

• 10 •
30 nuances de Noir(es) est une fanfare chorégraphique afroféministe, fondée par la danseuse et chorégraphe Sandra
Sainte Rose Fanchine en 2017. Pour contrer l’invisibilisation, cette fanfare réalise de magnifiques parades, inspirées
par celle de la Nouvelle-Orléans, dans lesquelles des femmes noires et afrodescendantes se réapproprient l’espace
public et entonnent des chants qui évoquent leur vie et leurs luttes.

de vie des femmes immigrées en France, et dénonce l’impé-


rialisme occidental et la domination patriarcale. En 1982, c’est
au tour du Modefen (Mouvement pour la défense des droits
de la femme noire) de se lancer, présidé par la journaliste
Lydie Dooh-Bunya, et qui sera actif jusqu’en 1994.

Une des femmes à l’origine de la Coordination des femmes


noires, l’anthropologue sénégalaise Awa Thiam, publie en
1978 La Parole aux négresses, où elle évoque notamment
l’excision, la polygamie ou les pratiques de blanchiment de

• 11 •
la peau. Son texte commence ainsi : « Prise, réappropriation
ou restitution de la parole ? Longtemps les négresses se sont tues.
N’est-il pas temps qu’elles (re)découvrent leur voix, qu’elles
prennent ou reprennent la parole, ne serait-ce que pour dire
qu’elles existent, qu’elles sont des êtres humains − ce qui n’est
pas toujours évident − et qu’en tant que tels, elles ont droit à la
liberté, au respect, à la dignité ? »

Ces mobilisations ont bien vite été oubliées par la mémoire


collective. Mais aujourd’hui, de nombreuses femmes reven-
diquent cet héritage et ont bien l’intention de faire en sorte
que leurs voix, ainsi que celles des femmes les ayant précé-
dées, ne puissent plus être effacées de l’Histoire. ✖

Des groupes militants

PROFONDÉMENT ceci en contribuant de manière


POLITIQUE, importante à la construction de
L’AFROFÉMINISME la pensée féministe que ce soit en
S’INCARNE  DANS DES France, en Afrique subsaharienne,
COLLECTIFS MILITANTS.  dans les Caraïbes ou dans la
diaspora afro. (...) Nous nous
Mwasi est créé en 2014 par un groupe inscrivons dans un afroféminisme
d’Africaines et d’afro-descendantes. de combat, qui vise au changement
Sa déclaration politique proclame : radical de la société par la lutte
« Notre afroféminisme est une collective. »
réponse politique et collective au
système raciste, hétéro-patriarcal Les collectifs Afro-Swiss (Genève,
et capitaliste, s’inscrivant dans 2009), Mwanamke (Bruxelles, 2016),
l’histoire et les héritages des ou encore le groupe Sawtche (Lyon,
femmes et féministes noires 2017) se réclament également de
ayant mené des luttes pour l’afroféminisme.
l’émancipation et la libération,

• 12 •
Avortement
VOICI COMMENT DES MILITANTES FÉMINISTES ONT RÉUSSI
À METTRE LA PRESSION SUR LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS
POUR LE CONTRAINDRE À, ENFIN, LÉGALISER L’AVORTEMENT.

Mon corps, mon choix. Après la bataille mauvaises conditions sanitaires, avec des
pour le droit de vote, lors de la première ustensiles qui peuvent parfois perforer le
vague féministe, la question de la légalisation vagin, de nombreuses femmes font des
de l’avortement s’est imposée comme LA infections. Et, parfois, meurent.
revendication phare de la deuxième vague.
Celle qui a rassemblé les militantes, au-delà En 1967, la loi Neuwirth autorise la contra-
des différences de courants. ception. On espère ainsi faire baisser dras-
tiquement les avortements clandestins. Mais
Au début des années 1970, les avortements la pilule tarde à entrer réellement dans les
sont toujours sévèrement condamnés par la mœurs, les avortements sauvages font
loi française. Seul « l’avortement thérapeu- toujours autant de victimes et, bien vite,
tique » est autorisé (et seulement depuis 1955) l’idée qu’on ne peut pas se contenter des
lorsque la vie de la mère est en danger. contraceptifs gagne du terrain. Les
Pendant la guerre, le gouvernement de Vichy militantes du MLF s’emparent immé-
a même fait de l’avortement un « crime contre diatement de la question. Elles organisent
la sûreté de l’État », ce qui a conduit, en 1943, de nombreuses manifestations et actions
une « faiseuse d’anges » de Cherbourg, pour réclamer le droit à l’avortement.
Marie-Louise Giraud, à être condamnée et Ainsi, le 10 février 1971, un petit groupe
guillotinée (sur cette affaire, on vous conseille s’invite à une conférence du professeur
le beau film réalisé par Claude Chabrol en Lejeune, ennemi acharné de l’avortement, et
1988, Une Affaire de femmes). jette sur le bureau du mou de veau, censé
incarner un fœtus. Parce qu’une femme doit
Les avortements clandestins pouvoir disposer librement de son corps,
elles veulent l’avortement « libre et gratuit ».
Conséquence inévitable de l’article 317 du
Code pénal, qui interdit l’avortement : les L’impact du manifeste des 343
femmes qui ne veulent pas de leur grossesse
sont contraintes à se faire avorter clandes- Quelques semaines plus tard, le groupe
tinement, dans la honte et dans la peur, avec « avortement » du mouvement est contacté
les moyens du bord : cintre en métal, aiguilles par Le Nouvel Observateur. L’hebdomadaire
à tricoter ou même tiges de persil (!). À cause propose de publier dans ses pages une tribune
de ces interventions réalisées dans de dans laquelle des femmes déclarent avoir

• 13 •
avorté. Le fameux « manifeste des 343 », torture par l’armée française en Algérie. Elle
publié le 5 avril 1971, restera dans les revient à la manœuvre lors d’un événement
mémoires sous le nom de « manifeste des majeur du débat sur l’avortement : le procès
343 salopes » parce que Charlie Hebdo avait de Bobigny.
titré en une, quelques jours plus tard : « Qui
a engrossé les 343 salopes du manifeste sur Marie-Claire Chevalier a 16 ans, elle vit avec
l’avortement ? » sa mère et ses deux sœurs dans un HLM de
banlieue parisienne. Daniel, 18 ans, qui fait
Parmi les signataires, des inconnues et de partie de sa bande d’ami·es, lui propose de
nombreuses célébrités, dont Simone de venir écouter des disques chez lui. Une fois
Beauvoir, Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, dans l’appartement, il réclame un rapport
Delphine Seyrig, Agnès Varda, Marguerite sexuel, la menace avec des ciseaux, la gifle.
Duras, Françoise Sagan, Christiane Roche- Et la viole.
fort, Françoise Fabian, Marie-France Pisier,
Brigitte Fontaine… L’écho médiatique est Quelques semaines plus tard, Marie-Claire
considérable. Le texte entend mettre en découvre, catastrophée, qu’elle est enceinte.
lumière l’hypocrisie du gouvernement, Elle ne veut pas de cet enfant. Le médecin qui
conscient que l’interdiction de l’avortement confirme la grossesse accepte de pratiquer
entraîne inévitablement des situations un avortement. Mais l’acte illégal a un prix :
dramatiques, mais réticent à s’emparer d’une 4 500 francs. La mère de Marie-Claire, Michèle
question qui fâche. Chevalier, employée du métro parisien, ne
gagne que 1 500 francs par mois. Il lui est tout
Gisèle Halimi et les procès bonnement impossible de réunir une telle
de Bobigny somme et elle se met à la recherche d’une
« adresse » moins chère. L’avorteuse qu’elle
Le geste de ces 343 femmes est courageux : en trouve ne demande que 1 200 francs. Elle
déclarant avoir avorté, elles prennent le utilise pour mettre fin à la grossesse une
risque d’être poursuivies. L’avocate Gisèle gaine électrique que Marie-Claire doit garder
Halimi, elle-même signataire, décide alors en elle trois semaines. Mais la lycéenne fait
de créer l’association Choisir, pour défendre une hémorragie et est transportée en urgence
celles qui pourraient être inquiétées. La à l’hôpital, où on lui fait un curetage − et la
première fois qu’elle a avorté, Gisèle Halimi morale.
avait tout juste 19 ans. Elle a fait une infection ;
à l’hôpital, le médecin lui a fait un curetage Les choses auraient pu en rester là, mais le
à vif, pour la punir. « Comme ça, tu ne violeur est arrêté par la police, qui le soup-
recommenceras plus », avait-il lâché. çonne de vol de voitures. Pour s’en sortir, il
dénonce Marie-Claire. La jeune femme est
Gisèle Halimi n’est pas une nouvelle venue inculpée, ainsi que l’avorteuse. Sa mère et les
dans le paysage de la gauche engagée. En 1961, deux collègues qui l’ont aidée à trouver le
elle a défendu la militante du FLN Djamila contact sont également poursuivies pour
Boupacha et a dénoncé l’utilisation de la complicité.

• 14 •
Un tournant Une déposition, en particulier, retient
l’attention : celle du professeur Paul Milliez.
Michèle Chevalier veut se battre et contacte Très catholique, cet ancien résistant est
Gisèle Halimi, qui décide de donner à cette personnellement opposé à l’avortement.
affaire tout l’écho médiatique possible pour Mais il décrit comment, tout au long de sa
la transformer en un véritable « procès carrière, il a vu passer de nombreuses femmes
politique ». Au-delà des juges, il s’agit de désespérées et a fait en sorte qu’elles puissent
toucher l’opinion publique pour contraindre avorter. « Si Madame Chevalier était venue
le gouvernement à s’emparer de la question. me trouver, je l’aurais sûrement aidée »,
Alors que la date du procès approche, les plaide-t-il.
militantes de Choisir préparent avec soin la
mobilisation. Elles distribuent des tracts sur La défense met en avant le fait qu’un fœtus
les marchés et aux sorties des métros, pour de quelques semaines ne pouvant être
faire connaître l’histoire de Marie-Claire et considéré comme un être humain,
appeler à un rassemblement devant le l’avortement ne peut être assimilé à un crime.
tribunal. On parle souvent « du » procès de Gisèle Halimi insiste également sur les
Bobigny, au singulier, mais il y eut en réalité inégalités entre les femmes les plus riches,
deux procès. qui peuvent partir avorter à l’étranger, et
celles des classes populaires, qui représentent
Le premier, le 11 octobre 1972, est celui de la quasi-intégralité des femmes poursuivies
Marie-Claire qui se tient à huis clos devant le par la justice pour avortement. « Vous
tribunal pour enfants. Dans leur jugement, condamnez toujours les mêmes, les “madame
les magistrats mettent en avant son jeune âge Chevalier” », tacle l’avocate dans sa plaidoirie.
(elle est mineure) et les contraintes morales « Voilà vingt ans que je plaide (...). Je n’ai
et sociales auxquelles elle aurait été encore jamais plaidé pour la femme d’un
confrontée. La première bataille est rem- haut commis de l’État, ou pour la femme d’un
portée : Marie-Claire est relaxée ! médecin célèbre, ou d’un grand avocat, ou
d’un PDG de société, ou pour la maîtresse de
Des « grands témoins » ces mêmes messieurs. »
pour faire le procès de la loi
Des femmes qui subissent
Le procès de l'avorteuse, de Michèle Chevalier la loi des hommes
et de ses deux collègue se tient en public le 8
novembre 1972. Pour transformer l’audience Gisèle Halimi relève aussi l’injustice parti-
en tribune politique, Gisèle Halimi fait défiler culière qu’il y a pour ces femmes à être jugées
à la barre des « grands témoins » : Simone de par des hommes, pour avoir simplement
Beauvoir, les actrices Françoise Fabian et voulu pouvoir disposer librement de leur
Delphine Seyrig, qui racontent qu’elles ont corps. « Regardez-vous et regardez-nous.
déjà avorté, le député Michel Rocard, mais Quatre femmes comparaissent devant quatre
aussi le prix Nobel de médecine Jacques hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes,
Monod… d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avor-

• 15 •
mais c’est tout de même une grande victoire.
Le gouvernement va-t-il enfin prendre ses
responsabilités ?

Le MLAC et les avortements


militants

Sur le terrain militant et médical, plusieurs


groupes continuent de faire monter la
pression. Des médecins d’extrême gauche,
membres du GIS (le Groupe information
santé, qui veut repenser les rapports de
pouvoir entre les patient·es et les médecins),
ont l’idée de publier un manifeste, sur le
modèle de celui des 343, où ils et elles reven-
diquent d’avoir pratiqué des avortements.
Le manifeste des 331 médecins est publié en
tements ! Croyez-vous que l’injustice fonda- février 1973, à nouveau dans Le Nouvel
mentale et intolérable n’est pas déjà là ? (...) Observateur. Il défie ouvertement la loi.
Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, Pourtant ni la justice, ni le Conseil de l’Ordre
de comparaître devant des tribunaux de des médecins, opposé de manière virulente
femmes parce que vous auriez disposé de à l’IVG, n’osent prendre des sanctions. Trop
votre corps ? » risqué. La mobilisation pourrait redoubler...

Un peu plus tôt, alors que l’avorteuse Le mois suivant, des membres du GIS, du
expliquait au président du tribunal comment MLF ou encore du Planning familial lancent
elle avait procédé avec un spéculum pendant le Mouvement pour la liberté de l’avortement
l’intervention, celui-ci l’avait interrogée : « Le et de la contraception (MLAC). Ce nouveau
spéculum, vous l’avez mis dans la bouche ? » groupe, animé à la fois par des soignant·es
Malaise dans la salle devant la profonde et des militantes féministes, organise des
ignorance de ceux-là même qui sont censés voyages collectifs vers les Pays-Bas et
rendre la justice… l’Angleterre pour les femmes qui souhaitent
avorter. Mais il revendique aussi de procéder
Le verdict tombe le 22 novembre. Les juges au grand jour à des avortements sur le
n’ont pas clairement tranché. Michèle territoire français, grâce à la méthode
Chevalier écope d’une amende de 500 francs Karman.
avec sursis, ses deux collègues sont relaxées.
L’avorteuse est condamnée plus sévèrement, Le psychologue états-unien Harvey Karman
à un an de prison avec sursis. Bien sûr, Gisèle est venu quelques mois plus tôt présenter sa
Halimi aurait préféré une relaxe générale, technique aux militantes féministes

• 16 •
françaises, dans l’appartement de Delphine avortements, et notamment de l’association
Seyrig. Très simple, cette méthode consiste Laissez-les vivre, créée en 1970). Alors que
à aspirer le contenu de l’utérus à l’aide d’une le texte doit passer devant le Parlement
canule souple (sans risque de blesser l’utérus) au printemps 1974, Pompidou meurt.
et d’une seringue. Et ce sans nécessiter
d’anesthésie ! C’est une petite révolution. Valéry Giscard d’Estaing lui succède et
Cette méthode est la preuve que l’avortement souhaite incarner la modernité. Il confie à
peut être une procédure relativement simple, Simone Veil, ministre de la Santé, le soin
qui pourrait même être pratiquée par des d’élaborer une loi sur le sujet. À Simone Veil et
personnes qui n’ont pas de diplôme de non à Françoise Giroud, pourtant à la tête du
médecine. Certain·es ont ainsi l’espoir que tout premier secrétariat d’État à la Condi-
l’avortement ne soit plus médicalisé mais tion féminine : une manière de dire que la
puisse être pratiqué par des militantes réforme sera avant tout une question de santé
formées à cette nouvelle manière de faire. publique, et non de libération des femmes.

En juin 1973, le MLAC est rejoint par le Les débats houleux


Planning familial. Cette stratégie de l’illégalité sur la loi Veil
ne fait pas l’unanimité (Choisir est absolument
contre), mais elle a l’avantage de créer un état La figure de Simone Veil, qui a défendu avec
de fait. Un documentaire participe également beaucoup de courage le texte, a souvent fait
à la mobilisation. Histoire d’A, réalisé par un peu d’ombre au travail des féministes et
Marielle Issartel et Charles Belmont, donne à des médecins pro-choix. Ce sont pourtant
voir les permanences du MLAC, ainsi qu’un bien les mobilisations militantes qui ont
avortement réalisé avec la méthode Karman. contraint le gouvernement à légiférer. Ainsi,
Le film est censuré par le gouvernement mais alors que Simone Veil prend ses fonctions de
qu’à cela ne tienne, on organise des projec- ministre, son prédécesseur la met en garde :
tions militantes illégales ! il va falloir agir très vite sur la question de
l’avortement sous peine de voir le MLAC
Vers une loi à minima ? « réaliser un avortement sur [son] bureau » !

Devant cette fronde généralisée, le gouver- Les débats parlementaires sont longs,
nement est bien obligé de bouger. Au début intenses et parfois très violents (on se
de l’année 1973, Georges Pompidou, alors souvient de ce député qui avait demandé à
président de la République, concède que les Simone Veil si elle acceptait de voir les
textes de loi régissant l’avortement sont embryons « jetés au four crématoire » alors
« périmés » − tout en prenant bien soin de que celle-ci a été déportée à Auschwitz-
préciser que l’avortement le « révulse ». Le Birkenau pendant la guerre). Malgré
gouvernement travaille sur un premier projet l’hostilité d’une partie de son camp, la
de loi très frileux, qui se contente d’élargir ministre arrive à faire passer la loi avec les
l’accès à l’avortement thérapeutique (mais voix de la gauche. La loi Veil est promulguée
subit tout de même les attaques des anti- le 17 janvier 1975.

• 17 •
C’est un texte de compromis : il permet aux festation féministe − la plus grosse des
femmes « en situation de détresse » (cette années 1970 − est organisée à Paris pour
notion sera supprimée en 2014) de mettre fin soutenir ce droit durement arraché. La loi
à leur grossesse dans les dix premières Veil est reconduite par le Parlement et devient
semaines, mais les IVG ne sont pas définitive le 31 décembre 1979.
remboursées par la sécurité sociale et les
médecins peuvent faire valoir une « clause de Trois ans plus tard jour pour jour, la loi
conscience » pour ne pas avoir à les pratiquer. Roudy du 31 décembre 1982 prévoit le
Enfin, la loi n’est valable que pour cinq ans, remboursement de l’IVG par la sécurité
les députés souhaitant faire un premier bilan sociale (le parcours de soin est pris en charge
pour vérifier ses effets sur la démographie. à 100 % depuis 2016). En 2001, la loi Aubry-
Guigou allonge à 12 semaines de grossesse
Le 6 octobre 1979, alors que la période des le délai légal pendant lequel une femme
cinq ans touche à sa fin, une grande mani- peut avorter. ✖

Backlash
DANS UN OUVRAGE QUI A FAIT DATE, SUSAN FALUDI
MONTRE COMMENT LES VICTOIRES FÉMINISTES
SONT GÉNÉRALEMENT SUIVIES D’UNE CONTRE-OFFENSIVE
RÉACTIONNAIRE : LE BACKLASH.

En ce début du mois de juin 1986, la journaliste états-


unienne Susan Faludi est calée dans son siège d’avion, en route
pour le mariage d’une connaissance. Pour passer le temps,
elle se plonge dans la presse. Newsweek se fait l’écho d’une
étude universitaire selon laquelle les femmes qui ont pris le
temps, dans leur vingtaine, de faire des études plutôt que de
se marier risquent de ne jamais se faire passer la bague au
doigt. Le ton est alarmiste : « Si vous êtes une femme seule,
voilà vos chances de vous marier », prévient la couv’ de
l’hebdomadaire sur laquelle s’étale un graphique aussi
énorme que flippant. À 40 ans, une célibataire diplômée a
« plus de chance d’être tuée par un terroriste que de se
marier », s’amuse l’article (qui ne recule devant aucune
comparaison foireuse).

• 18 •
La trentenaire a beau être une féministe convaincue, la lecture
de ces chiffres ne la laisse pas indemne. Alors qu’elle n’avait
jamais trop réfléchi au mariage, elle se sent tout d'un coup
« morose et grincheuse ». Elle ne sera pas la seule. Comme
une traînée de poudre, cette info va faire le tour de la presse
− jusqu’à se retrouver citée dans des séries et des films, comme
Nuits blanches à Seattle. Et elle fait paniquer un grand nombre
de femmes.

Un retour en arrière insidieux

Susan Faludi décide de se pencher sur le sujet et découvre


que… ces chiffres sont complètement bidons. Ce sera le point
de départ de son enquête, qui aboutira cinq ans plus tard à
la publication d’un livre, Backlash. Sous-titré « La guerre
froide contre les femmes », l’ouvrage montre comment,
après les conquêtes féministes des années 1970, la décennie
suivante a été le théâtre d’une offensive réactionnaire
insidieuse, qui tente de revenir sur ces acquis.

Dans les années 1980, les médias martèlent que les mou-
vements féministes n’ont plus de raison d’être (l’égalité entre
les femmes et les hommes serait désormais acquise !). Une
série de mythes, tous plus effrayants les uns que les autres,
inondent les pages des journaux : il y aurait une pénurie
d’hommes à épouser mais aussi une épidémie d’infécondité ;

• 19 •
les femmes seraient dépressives parce qu’elles ont quitté la
chaleur du foyer pour se confronter au monde hostile du
travail ; ou encore les crèches seraient dangereuses et les
mères seraient bien avisées de s’occuper elles-mêmes de leurs
progénitures... Chiffres à l’appui, Susan Faludi dévoile que
toutes ces obsessions journalistiques sont fausses.

« Valeurs familiales »
vs droits des femmes

La « revanche » dénoncée par Faludi se déroule aussi au


cinéma et à la télévision, qui chantent les louanges des femmes
au foyer tout en dépeignant les célibataires carriéristes
comme d’affreuses sorcières − tel le personnage joué par
Glenn Close dans Liaison fatale (1987). Construit pour
déchaîner la haine du public, il présente toutes les carac-
téristiques d'une folle dangereuse. Cerise sur le gâteau, elle
est à la fin du film violemment punie pour ses choix de vie.

Derrière ce retour de bâton généralisé, la nouvelle droite, de


plus en plus influente, brandit l’étendard des valeurs
familiales et de la religion. Un peu partout aux États-Unis,
des groupes conservateurs se mobilisent contre le droit à
l’avortement et organisent des raids contre des cliniques et
des médecins pro-choix.

L’enquête de Susan Faludi est minutieuse : sur plus de 700


pages, nourries par de nombreuses statistiques et des
exemples édifiants, elle analyse chaque pan de la revanche
(dans le monde politique, dans la mode, dans l’industrie de
la beauté, etc.). Quand le livre sort en 1991, il devient
immédiatement un best-seller, largement discuté dans la
presse. Faludi (qui a reçu le prix Pulitzer quelques mois plus
tôt) a nommé ce qui n’avait pas encore été identifié. Elle
montre aussi que le backlash est cyclique : depuis l’ère
victorienne, chaque période de militantisme actif pour les
droits des femmes aux États-Unis a été suivie par un retour
en arrière. Une analyse reprise par de nombreuses féministes
qui craignent aujourd’hui qu’un nouveau retour en arrière
succède au mouvement #metoo. ✖

• 20 •
Badass
UN MOT QUI MANQUE À LA LANGUE FRANÇAISE.

Des « héroïnes badass », une réplique physique − pensez à Katniss Everdeen dans
« trop badass »… Ce mot anglais est mis à Hunger Games ou à Buffy qui pulvérise les
toutes les sauces sur les blogs − ou sur les vampires en deux temps, trois mouvements −,
t-shirts − des féministes françaises. Et pour mais le terme ne devrait pas être limité aux
cause : il n’a pas vraiment d’équivalent dans femmes qui osent se battre comme les garçons.
la langue de Molière. On traduit généralement Les femmes qui ferraillent, au sens figuré du
« badass » par « personne qui déchire », mais terme, pour s’imposer dans des domaines
c’est tellement plus que ça. Badass, c’est un habituellement réservés aux hommes sont
mot parfait pour désigner une femme à la fois aussi de vraies badass. Alors, dictionnaire,
courageuse, intrépide voire casse-cou, qui merci d’inclure le terme dans ta prochaine
mérite d’être célébrée. La badasserie peut être édition. ✖
Beyoncé
CHANTEUSE, BUSINESSWOMAN, DIVINITÉ

C’est la question qu’adorent poser les musicienne de talent est probablement la


médias : Beyoncé peut-elle vraiment être plus grande pop star actuelle. Elle est aussi
considérée comme féministe alors qu’elle une femme d’affaire hors pair, qui a bâti un
sexualise son corps pour plaire au regard empire tout en prenant, à travers son art, des
masculin ? Mais la chanteuse n’a pas attendu positions très politiques. Elle sample un
l’autorisation des commentateurs et commen- texte de l’écrivaine nigériane Chimamanda
tatrices pour réclamer fièrement l’étiquette : Ngozi Adichie sur le sexisme, rend hommage
la photo de « Queen B », lors de la cérémonie aux Black Panthers, dénonce les inégalités
des MTV Video Music Awards, en 2014, salariales, met en scène sa sororité avec
fièrement campée devant une gigantesque les femmes noires, particu lièrement
inscription lumineuse « FEMINIST », a fait le discriminées. Dans le clip de Freedom, elle
tour de la planète. Et a décomplexé pas mal filme les mères d’Eric Garner, de Michael
de monde sur l’utilisation du mot. Non, être Brown − des hommes noirs tués par des
féministe ne veut pas dire qu’on est une policiers blancs − et de Trayvon Martin − tué
ringarde coincée, et la pop star en est le plus par un vigile volontaire. La diva est devenue
bel exemple. le sujet de plusieurs cours universitaires qui
utilisent sa carrière pour parler des questions
Féministe revendiquée, Beyoncé est surtout raciales et de genre. Who run the world ? Très
une icône pour nombre de femmes. Cette clairement, Beyoncé. ✖

Bingo
« SI ÇA CONTINUE, ON VA FINIR
COMME LES AMÉRICAINS ! »

Participer à une discussion sur le vous prouver que vous êtes une parfaite idiote.
féminisme n’est pas une sinécure. On se Ses armes : tous les poncifs sur le féminisme.
retrouve souvent face à un interlocuteur (ou Son bouclier : sa plus mauvaise foi.
une interlocutrice) qui n’a, en réalité, aucune
envie d'échanger ou d’essayer de comprendre Pour se moquer de ces arguments qui sont
votre point de vue, mais qui compte juste toujours, peu ou prou, les mêmes, certaines

• 23 •
militantes ont proposé une grille de « bingo Le concept a eu tant de succès qu’on retrouve
féministe », sur le modèle du « bullshit désormais en ligne des bingos féministes
bingo » qui liste les mots à la con utilisés lors thématiques sur la culture du viol, sur les
de réunions en entreprise. Une grille dont on commentaires des réseaux sociaux, sur le
pourra cocher les cases, au fur et à mesure mauvais traitement journalistique des
que la conversation s’éternise et que les violences conjugales, etc. Voici un bingo de
clichés s’accumulent, histoire de se distraire notre cru pour animer vos plus belles
et de ne pas perdre patience face à la douleur soirées. ✖
imposée par cette épreuve.

• 24 •
Black feminism
LORS DE LA DEUXIÈME VAGUE, DES FEMMES
NOIRES LUTTENT POUR LEUR ÉMANCIPATION.
DE CE BOUILLONNEMENT INTELLECTUEL NAÎTRA
UN CERTAIN NOMBRE D’OUVRAGES PHARES
DE LA PENSÉE FÉMINISTE.

Dans les années 1960 et 1970, Friedan dénonce le mal-être des


aux États-Unis, les femmes noires mères au foyer (blanches) de la classe
sont nombreuses à être frustrées par moyenne, qui aspirent à se réaliser à
le sexisme qui prévaut dans les mou- travers une carrière professionnelle.
vements pour les droits civiques, Mais la situation est souvent dif-
dont les leaders − toujours des férente pour les femmes noires : une
hommes − cultivent souvent une grande partie d’entre elles, plus
image macho. Mais elles ne se précaires, sont contraintes de prendre
reconnaissent pas forcément non un emploi rémunéré − et rarement
plus dans les mou vements épanouissant.
féministes, où le racisme est (mal)
dissimulé derrière les bons Des vécus différents
sentiments. Comme au temps des
suffragistes, les responsables des Les stéréotypes qui enferment les
collectifs féministes sont des femmes femmes noires ou blanches, hérités
blanches aisées, qui privilégient de la période esclavagiste, ne sont
leurs propres revendications sans se également pas les mêmes. Les femmes
rendre compte qu’elles oublient noires sont régulièrement pré-
celles des autres femmes. sentées comme colériques (le cliché
de la « angry black woman »),
Or la discrimination sexiste vécue lubriques, comme des matriarches
par les femmes noires − et, au-delà, qui « castrent » les hommes noirs,
par les femmes racisées − ne prend par opposition aux femmes blanches
pas toujours la même forme que celle douces et fragiles, incarnant les
subie par les blanches. Aux États- normes esthétiques. Dans les années
Unis, on considère souvent que la 1970, alors que les féministes blanches
deuxième vague féministe a été dénoncent les injonctions à la beauté,
amorcée par la publication de La les traits ou les cheveux crépus des
Femme mystifiée, en 1963, où Betty femmes noires sont trop souvent

• 25 •
désignés comme des défauts. Pour mouvement féministe majoritaire,
ces dernières, il est capital de scander qui se prétend universel, est en réalité
« black is beautiful » et de célébrer la à l’image des femmes blanches et
flamboyance des femmes noires. hétérosexuelles de la classe moyenne
ou bourgeoise.
Un autre des grands combats des
années 1970 est celui de la lutte pour Afin de lutter efficacement pour toutes
le droit à l’avortement. Mais au même les femmes, les féministes blanches
moment, des femmes racisées sont doivent commencer par s’attaquer au
victimes de stérilisations forcées. racisme qui sévit dans leur rang.
Dans Femmes, race et classe (1983), Notamment en arrêtant de se com-
Angela Davis montre comment le porter en « propriétaires » du
gouvernement états-unien a mené féminisme appelant les femmes
une politique démographique raciste noires à les rejoindre : « Les “maî-
en subventionnant des stérilisations tresses de maison” et nous les
forcées visant en priorité les femmes “invitées” », tacle bell hooks dans un
noires, natives, portoricaines et de ses textes.
chicanas. Celles-ci se sont mobilisées
contre ces pratiques, mais « le mouve- Les premières
ment des femmes dans son ensemble organisations
ne s’est pas encore solidarisé de leur de femmes noires
lutte », regrette Angela Davis.
Pour toutes ces raisons, les féministes
« Nous, noires apostrophent leurs « sœurs »
les femmes… » blanches : « Femme blanche, écoute ! »,
pour reprendre le titre d’un texte de
La plupart des groupes féministes la Britannique Hazel Carby. Dès 1969,
restent aveugles à ces différences de Mary Ann Weathers écrit « An
vécus. On parle ici des États-Unis Argument for Black Women’s Libera-
mais on pourrait faire le même tion as a Revolutionnary Force », un
constat pour la France. Les féministes des textes fondateurs du Black
blanches vantent la « sororité » et feminism, dans lequel elle aspire à une
insistent sur le fait que les femmes sororité réellement inclusive et
subis sent une « oppression affirme que, oui, les femmes noires
commune ». Mais les militantes constituent également une « force
noires interrogent : qui est ce « nous, révolutionnaire ». L’année suivante,
les femmes » au nom desquelles le le collectif Third World Women’s
mouvement prétend parler, quand Alliance publie un « Black Women’s
celui-ci échoue à prendre en compte Manifesto » qui dénonce l’oppres-
les revendications et les expériences sion spécifique à laquelle sont
spécifiques des femmes noires ? Le confrontées les femmes noires. Audre Lorde >

• 26 •
• 27 •
En 1973, des New-Yorkaises créent Elles décrivent les différents « sys-
une organisation spécifiquement tèmes d’oppression » (le racisme, le
constituée de féministes noires : la sexisme, la classe, etc.) comme
National Black Feminist Organi- « imbriqués » et en appellent à un
zation (NBFO). Le collectif se dissout Black feminism pour y mettre fin
rapidement pour cause de conflits conjointement : « En tant que femmes
internes entre divers courants (un noires, nous voyons le féminisme
grand classique de l’époque !). Mais noir comme le mouvement politique
qu’importe : le mouvement est lancé logique pour combattre les
et ne s’arrêtera plus. oppressions multiples et simultanées
qu’affronte l’ensemble des femmes
« Black Feminist de couleur. »
Statement »
Des textes fondateurs
En 1977, le Combahee River Collective
livre une déclaration, le « Black Les années suivantes voient la publi-
Feminist Statement », qui marque cation d’un certain nombre d’ouvrages
durablement la pensée féministe. phares du féminisme noir : Ne suis-je
Ce groupe lesbien radical, fondé à pas une femme ? de bell hooks (1981),
Boston en 1974 par Barbara Smith, Femmes, race et classe d’Angela Davis
Cheryl Clarke et Akasha Gloria (1983), Sister outsider d’Audre Lorde
Hull (entre autres), a pris ce nom en (1984), ou encore La pensée féministe
hommage à une bataille menée par la noire de Patricia Hill Collins (1990).
militante contre l’esclavage Harriet Notons également la publication
Tubman, qui a permis la libération en 1982 de l’anthologie dirigée par
de plus de 750 esclaves pendant la Akasha (Gloria T.) Hull, Patricia Bell
guerre de Sécession. Dans leur Scott et Barbara Smith, au titre
déclaration, ces militantes affirment : mémorable : All the Women Are White,
« Notre libération est une nécessité, All the Blacks Are Men, But Some of
non comme accessoire de celle de Us Are Brave (toutes les femmes sont
quelqu’un·e d’autre mais à cause de blanches, tous les noirs sont des
notre propre besoin d’autonomie hommes, mais certaines d’entre nous
comme personnes humaines. Cela sont courageuses).
peut paraître évident, simpliste et
pourtant, manifestement, aucun Réussir à être publiées reste
autre mouvement ostensiblement cependant un obstacle important
progressiste n’a jamais considéré pour les féministes noires. Géné-
notre oppression spécifique comme ralement dirigées par des blanc·hes,
une priorité, ni n’a travaillé sérieu- les maisons d’édition ne se préci-
sement à y mettre fin. » pitent pas sur leurs textes. En

• 28 •
novembre 1980, Barbara Smith réunit Et pour montrer qu’il s’agit d’un
à Boston des femmes intéressées par collectif de femmes qui s’organisent
cette question. C’est ainsi que naît sur un coin de table. Ce nom résume
Kitchen Table : Women of Color bien l’esprit des Black feminists :
Press, la première maison d’édition pour contrer les obstacles qui se
uniquement consacrée aux écrits présentent à elles, les féministes
des femmes racisées, qu’elles soient noires, et plus largement les femmes
noires, d’origines asiatiques, racisées, s’organisent entre elles pour
chicanas ou issues du « tiers monde ». échanger sur leur vécu et tisser des
réseaux de solidarité. Elles profitent
Pourquoi Kitchen Table ? Parce que de leur position unique pour mettre
la cuisine est le « centre de la maison, des mots sur ce qui n’a pas encore été
l’endroit où les femmes, en particulier, pensé. Ce travail est aujourd’hui
travaillent et communiquent les unes poursuivi par de nombreuses fémi-
avec les autres », décrit Barbara Smith. nistes de la nouvelle génération. ✖

Une sororité
mensongère

Dans son texte Sororité : la solidarité politique entre les


femmes, bell hooks décrit la désillusion des militantes noires :

« L’“oppression commune” était un mot d’ordre mensonger et


malhonnête qui masquait la véritable nature de la réalité sociale
vécue par les femmes, sa complexité et sa variété. Les attitudes
sexistes, le racisme, les privilèges de classe et toute une kyrielle
d’autres préjugés divisent les femmes. Elles ne peuvent s’unir
durablement qu’à condition de reconnaître ces divisions et
de prendre les mesures nécessaires à leur élimination. Certes,
il est important de mettre en lumière les expériences vécues
par l’ensemble des femmes, mais il existe aussi des clivages,
et ce n’est pas avec des vœux pieux et de belles idées romantiques
qu’on les fera disparaître. »

• 29 •
Trois penseuses
incontournables
du Black feminism

Angela Davis bell hooks Audre Lorde


Membre du Parti communiste Issue d’une famille nombreuse Elle se décrivait comme
et des Black Panthers, cette du Sud rural et ségrégé des « noire, lesbienne, mère,
universitaire est arrêtée États-Unis, bell hooks a tout guerrière, poétesse ». Née à
en 1970 par le FBI, qui la juste 19 ans quand, en 1971, Harlem de parents originaires
soupçonne d’être mêlée à une elle écrit son œuvre la plus des Caraïbes, Audre Lorde s’est
prise d’otage. Elle passe plus connue, Ain’t I a Woman? : efforcée, à travers son œuvre,
d’un an en prison mais, Black women and feminism, de dénoncer les injustices pour
après une vaste mobilisation (en français : Ne suis-je pas mieux « transformer le silence
internationale, elle est une femme ? Femmes en paroles et en actes ». Elle
finalement reconnue noires et féminisme), a également eu une grande
non coupable. Outre les qui sera publiée dix ans plus influence en Allemagne, où
questions de racisme, de tard. Soucieuse de toucher elle a régulièrement séjourné.
sexisme ou d’homophobie le plus grand nombre, cette Sa poésie et sa prose se font
(elle est elle-même lesbienne), universitaire a toujours fait souvent très personnelles
Angela Davis est très engagée attention à écrire sans jargon comme dans son Journal
contre le « système industriel académique. Née Gloria Jean du cancer, où elle évoque son
carcéral » et soutient la cause Watkins, bell hooks a adopté combat contre cette maladie,
palestinienne. Dans les années comme pseudonyme le nom dont elle meurt en 1992.
1980, elle a été, à deux de sa grand-mère, dont elle
reprises, la candidate du Parti admirait la liberté de ton.
communiste états-unien Elle choisit cependant de
à la vice-présidence. l’écrire sans majuscule pour
signifier que l’important n’est
pas qui elle est, mais bien
la « substance » de ses écrits.

• 30 •
Buffy
LA BADASS EN CHEFFE

Buffy Summers est une lycéenne,


blonde, mince, féminine, californienne avec
un look très girl next door. Elle adore la mode
et le maquillage et elle a un nom à la con. Sauf
qu’elle est « tueuse de vampires » et peut
mettre à terre un démon en trois coups de
poing. Et ça, on ne l’avait pas vu venir !

Dès le départ, l’idée de Joss Whedon, le


créateur de la série diffusée à partir de 1997,
est de renverser le scénario classique de la
blonde ingénue qui est toujours tuée au qui passera du statut de nerd timide à celui
début des films d’horreur. La demoiselle en de sorcière puissante − et lesbienne assumée,
détresse sera cette fois l’héroïne, casse-cou un fait plutôt rare à l’époque.
et courageuse. À bien des égards, Buffy se
retrouve dans le rôle traditionnellement L’empowerment féministe mis en scène dans
réservé au lead masculin des films d’action. la série atteint son paroxysme dans la septième
Elle est « l’élue », avec ce poids sur ses épaules : et dernière saison, quand il devient collectif.
être la seule à pouvoir sauver le monde des À chaque génération, il est censé n’y avoir
forces du mal. qu’une seule tueuse. Mais Buffy Summers se
rebelle contre cette règle élaborée par des
Tout en ayant des problèmes d’adolescente hommes − le Conseil des Observateurs. Elle
assez communs (les garçons, être populaire souhaite transmettre son pouvoir à toutes les
au lycée), Buffy est dotée d’une force sur- « tueuses potentielles » et encourage alors
naturelle − et d’un sens de la répartie qui tue. ces femmes à se rebeller pour devenir aussi
Un role model parfait pour les spectatrices. Si puissantes qu’elle : « Toutes les filles qui
le show est célébré pour son féminisme, c’est pourraient avoir le pouvoir auront ce pouvoir.
aussi parce que l’héroïne est entourée de Celles qui peuvent résister résisteront. (...)
femmes fortes (Anya, Faith, Dawn), et plus C’est votre décision. Êtes-vous prêtes à être
particulièrement sa meilleure amie Willow, fortes ? » Message reçu cinq sur cinq, Buffy. ✖

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