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Annales.

Économies, Sociétés,
Civilisations

Les domaines des princes du Songhay. Comparaison avec la


grande propriété foncière en Europe au début de l'époque féodale
Michal Tymowski

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Tymowski Michal. Les domaines des princes du Songhay. Comparaison avec la grande propriété foncière en Europe au début
de l'époque féodale. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25ᵉ année, N. 6, 1970. pp. 1637-1658;

doi : 10.3406/ahess.1970.422309

http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1970_num_25_6_422309

Document généré le 12/03/2016


Les domaines des princes

du Songhay (Soudan occidental)

COMPARAISON AVEC LA GRANDE PROPRIÉTÉ FONCIÈRE


EN EUROPE AU DÉBUT DE L'ÉPOQUE FÉODALE

Dans les recherches consacrées à l'histoire de l'Europe à l'époque des débuts


du régime féodal, on s'est intéressé tout particulièrement à l'apparition de la grande
propriété foncière et au rôle joué dans ce processus par la propriété des souverains.
Ce fut là, en effet, le problème clé des sociétés agricoles féodales, au moment de
leur formation en Europe. Au début, les recherches sur ce point étaient poursuivies
dans le cadre de chaque histoire nationale1. Les recherches polonaises ont, elles
aussi, emprunté la même voie, en concentrant l'attention en particulier sur le
problème des domaines princiers du haut Moyen Age. Il en est résulté nombre
d'excellents ouvrages 8. Cette ligne de recherches, orientée sur l'histoire nationale, se
poursuit de nos jours. Cependant, déjà en 1937, Marc Bloch, dans un bref article publié
par les Annales ď histoire économique et sociale, lançait l'idée de recherches
comparatives sur la grande propriété foncière. En effet, une telle approche d'un sujet qui
relève de l'histoire universelle ouvre aux historiens des possibilités toutes
nouvelles de compléter leurs sources, souvent maigres, et de poser de nouveaux
problèmes. La méthode n'est cependant pas facile, puisque la recherche de
ressemblances ne doit pas nous faire perdre de vue les différences 3. L'idée de M. Bloch,
qu'il exposa également dans ses cours de Sorbonně, a trouvé finalement son
expression la plus complète dans l'ouvrage édité en 1960 sous le titre Seigneurie française
et manoir anglais. Éditée deux ans plus tard, l'étude de synthèse de G. Duby pré-

1. La littérature à ce sujet est trop étendue pour qu'on puisse la citer en entier. La
bibliographie se trouve dans : M. Bloch, Seigneurie française et manoir anglais, Paris, 1960, pp. 152-159 ;
G. Duby, L'Économie rurale et la vie des campagnes dans V occident médiéval, 2 tomes, Paris, 1962,
t. 1, pp. 22-26, 32-39.
2. R. Grodecki, « Ksiazeca wlosc trzebnicka na tle organizacji majatkow ksiazecych w Polsce
ХП w. », Kwartalnik History czny, XXVI-XXVII, Lwow, 1912-1913 ; K. Tymieniecki, « Majet-
nosc ksiazeca w Zagosciu i pierwotne uposazenie klasztoru Joannitow na tle osadnictwa dorzecza
dolnej Nidy », Rozprawy Pau, Wydz. Hist. Filoz, 55, Krakow, 1912.
3. M. Bloch, « La genèse de la seigneurie, idée d'une recherche comparée », Annales H.E.S.
1937, pp. 225-227.

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L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

sente l'histoire de l'exploitation agricole médiévale en Europe occidentale dans


son ensemble, et une bonne part des considérations de l'auteur sont consacrées à
la grande propriété 1. Cependant, les recherches sur la naissance et le
fonctionnement de la grande propriété foncière ne peuvent pas se limiter à la seule histoire
de l'Europe occidentale. La grande propriété existait aussi dans d'autres sociétés,
même si l'on peut relever des différences notables quant à son caractère
économique, la date de sa formation, etc. Je viens de faire mention de recherches
polonaises menées depuis bien longtemps. Il en va de même pour les autres pays de
l'Europe de l'Est2. Une synthèse future tiendra certainement compte de toutes
ces recherches, déjà bien avancées, sur l'histoire socio-économique de ces
territoires.
L'idée d'entreprendre des recherches comparatives implique d'elle-même la
possibilité, voire la nécessité, d'étendre celles-ci au delà de l'Europe. Il faut en
premier lieu que ces études embrassent des territoires à l'agriculture hautement
développée ; or tel est, précisément, le cas du Soudan occidental aux xive-xvie siècles.
La littérature du sujet (les publications de M. Malowist, D. Olderoge, J. Rouch)
a déjà signalé l'existence, dans l'État songhay, de domaines appartenant aux
princes 3. Il semble qu'une étude de ce problème visant à faire connaître
l'organisation de ces domaines, leur caractère économique et les processus sociaux
accompagnant leur fonctionnement, répond aussi bien aux besoins des recherches sur
l'Afrique noire qu'à ceux des recherches historiques comparatives.

Nous disposons, pour connaître l'histoire du Soudan occidental aux xive-


XVIe siècles, de matériaux relativement abondants4. Ils nous sont fournis par les
chroniques locales Tarikh el-Fettach et Tarikh el-Soudan 6, dont la première surtout,
écrite au xvr siècle, puis recomposée et complétée au milieu du xvne, apporte de
nombreuses données sur l'économie et le système social de l'État songhay. Ces
sources se trouvent complétées par des récits des observateurs étrangers —
commerçants et voyageurs arabes et berbères — ainsi que par ceux des explorateurs
européens 6 dont le plus important, pour le sujet qui nous intéresse, est le récit de
Ca da Mosto, un Vénitien au service d'Henri le Navigateur, qui avait commandé,

1. G. Duby, op. cit., t. 1. L'économie seigneuriale, pp. 88-129.


2. Dans ce cas la littérature est aussi trop abondante pour qu'on puisse la citer. La
bibliographie nécessaire pour l'étude de la genèse du régime dans les pays slaves et spécialement le
problème de formation de la propriété foncière, se trouve dans Slownik Starozytnosci Slowianskich
(Dictionnaire des Antiquités slaves), Wroclaw, 1964, t. 2, cz. 1, pp. 12-55.
3. M. Malowist, Wielkie panstwa Sudanu Zachodniego w poznym sredniowieczu, Warszawa,
1964, pp. 382-383, 4422 ; D. Olderogge, Zapadnyj Sudan v XV-XIX vv, Moskva, 1960, p. 55 í
J. Rouch, Contribution à l'histoire des Songhay, Dakar, I.F.A.N., 1953, pp. 204-205.
4. L'appréciation des sources a été présentée dans R. Mauny, Tableau géographique de V Ouest
africain au Moyen Age, Dakar, I.F.A..N, 1961, pp. 21-53 ; M. Malowist, op. cit., pp. 13-51.
5. Tarikh el-Fettach, ou Chronique du chercheur, par Mahmoud Kati et l'un de ses petits-
fils, texte arabe, traduction française par O. Houdas, M. Delafosse, Paris, 1964 (cité plus loin :
Tel-F) ; Tarikh es-Soudan, par Abderrahman es-Sadi, texte arabe, édité et traduit par O. Houdas,
Paris, 1964 (cité plus loin : T es-S).
6. Voir note 1, p. suiv.

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DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

dans les années 1455 et 1456, les expéditions sur la côte de l'Afrique occidentale x.
Nous obtenons ainsi des matériaux assez variés. Mais ce qui fait défaut, ce sont des
archives écrites ; bien qu'il y ait eu au Songhay une chancellerie du prince, une
seule copie de document est parvenue jusqu'à nos jours, tout le reste ayant disparu 2.
Malgré cette importante lacune, les sources dont nous disposons permettent de
tirer plusieurs conclusions concernant l'économie et l'organisation sociale du
Soudan occidental ; elles permettent notamment de constater l'existence de domaines
princiers et de replacer le processus de leur naissance et de leur fonctionnement
dans le contexte de l'ensemble des rapports socio-économiques du Soudan
occidental. Des matériaux supplémentaires nous seront fournis par les résultats de
recherches de certaines autres sciences, avant tout la géographie. En revanche, les
résultats de recherches ethnographiques et anthropologiques, habituellement d'un
très grand secours, ne présentent pour nous qu'une importance mineure, étant
donnés les profonds changements provoqués dans le régime de la propriété
terrienne par la régression économique et politique des xvne et XVIIIe siècles, et par
la période coloniale 3.
C'est chez Ca da Mosto qu'on relève la plus ancienne mention de domaines
appartenant aux princes 4. La description qu'il nous donne, venant d'un
observateur direct et pénétrant, semble digne de foi. Ca da Mosto s'était rendu à
plusieurs reprises à l'intérieur du continent, dans le pays des Ouolofs, en vue de nouer
des contacts commerciaux avec les chefs locaux ; il connaît donc la situation qu'il
décrit, non par des récits de traducteurs noirs (sources d'information de plusieurs
autres voyageurs), mais par une observation directe. La description de Ca da Mosto
a pour nous d'autant plus de valeur qu'elle est contemporaine de l'existence du
Mali, pour lequel il n'existe aucune autre source relative au sujet qui nous
intéresse. (Toute la côte occidentale de l'Afrique située au sud du pays des Ouolofs
était soumise à l'État du Mali.) Dans les chroniques locales, en revanche, il est fait
à maintes reprises mention de domaines des princes du Songhay. Tarikh el-Fettach rend
compte de tout le système de domaines et de son fonctionnement et comporte, en
outre, une description détaillée de l'un de ces domaines, du nom d'Abda5. Le
contexte de cette description semble, lui aussi, bien important, car son analyse
nous permet de juger du degré de véracité de tout ce fragment de la chronique.
L'auteur de Tarikh el-Fettach, en consacrant un chapitre au règne prospère de
l'Askia Daoud (1549-1583), voulait sans doute mettre en valeur la libéralité de
ce prince. Aussi raconte-t-il l'histoire d'un don magnifique fait par Missakoulallah,
l'un des administrateurs des biens de Daoud, pour en venir ensuite à décrire les dons
et aumônes plus généreux encore faits par Daoud lui-même. La largesse de
Missakoulallah se voit de la sorte éclipsée par celle du prince e. Ce n'est évidemment

1. Le navigazioni atlantické di Ahise da Ca da Mosto, Antoniotto Usodimare e Niccoloso da


Recco, a cura di Rinaldo Caddeo, 2e éd., Milano, 1929 (cité plus loin : ca da mosto).
2. T el-F, le texte du document, pp. 139-142 de l'édition ; allusion à l'enregistrement d'un
autre document par le secrétaire de la chancellerie du prince, Vaskia-alfa, pp. 194, 200, 201, 245.
3. Dans la troisième chronique soudanaise, du xvme siècle : Tedzkiret en-Nisian, traduction
française, texte arabe, édité par O. Houdas, Paris, 1966, on ne trouve pas de renseignements au
sujet des propriétés foncières.
4. Ca da Mosto, pp. 210-211, 220.
5. T el-F, pp. 178-180.
6. T el-F, pp. 176-217.

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qu'une anecdote, plus ou moins digne de foi. Étant donné ce caractère


tendancieux de la chronique, tout ce qu'elle rapporte sur les chiffres, les prix, le volume
des récoltes et l'importance des dons doit être apprécié avec beaucoup de
prudence. En revanche, tout ce qui constitue le décor du récit, la toile de fond destinée
à rendre celui-ci plus véridique, tout ce que l'auteur décrit en quelque sorte en
passant, semble plus sûr et tout à fait digne de foi. La description des biens de
l'Askia Daoud sert précisément de toile de fond à l'histoire anecdotique évoquée
plus haut. Elle est donc très précieuse, parce que dépourvue d'intention
tendancieuse, et abonde en détails parfois minimes mais d'un très grand intérêt.

L'auteur de la chronique écrit ce qui suit, pour mettre en relief le bien-être qui
régnait à l'époque de l'Askia Daoud : « II avait en effet des plantations dans tous
les pays placés sous son autorité. » x Vient alors l'énumération de ces pays,
ordonnée de telle sorte qu'ils englobent les territoires principaux de l'État du Songhay
situés tout au long de la boucle du Niger, depuis Dendi au sud-est, jusqu'au lac
Debo au sud-ouest 2. C'est la première information que nous ayions sur les biens du
prince du Songhay. Toutes les autres mentions que l'on trouve dans les chroniques
sont postérieures. « Dans chacun des villages situés dans les pays que nous venons
d'énumérer — écrit le chroniqueur — sans en excepter un seul, le prince avait des
esclaves et un fanfa. Sous les ordres de certains de ces fanafi (pluriel de fanfa) se
trouvaient cent esclaves employés à la culture du sol, tandis que d'autres n'en
avaient auprès d'eux que soixante, cinquante, quarante ou vingt. » 3 Situés au bord
du fleuve, ces domaines se consacraient à la production du riz. Chaque année,
le prince fournissait aux fanafi des semences et leur envoyait des peaux pour en faire
des sacs d'un volume déterminé (unité de mesure appelée sounnou, correspondant
à 200-250 litres). C'est dans ces sacs en cuir que chaque domaine devait livrer au
prince, tous lès ans, et~quellë"quë"Tuflà~rëcôltë7~u"në quantité déterminée de céréales.
Au moment de recevoir ces prestations en nature, le prince rémunérait les fanafi et
leurs supérieurs, les administrateurs, en leur offrant des noix de cola, du sel et des
tissus de coton, en quantité fixée d'avance. Le transport des céréales expédiées des
domaines à destination de la capitale, tout comme celui des peaux, du sel, des
tissus de coton et des noix de cola, allant de la capitale aux domaines, était organisé
à partir du centre, au moyen d'une flottille de chalands 4. Cette organisation
rigoureuse et cohérente de tout l'ensemble des biens du prince, leur disposition le long
du Niger attestent l'existence d'un système rationnel et délibérément créé. Ce qui
semble essentiel, à côté de l'administration elle-même, c'est la fourniture des
semences de riz par le prince. La culture du riz, céréale d'un excellent rendement,
était la plus rentable, et la disposition des domaines le long du Niger fut
parfaitement mise à profit pour exploiter de façon rationnelle les terrains marécageux,
souvent inondés, bordant le fleuve. Ce sont là précisément les conditions requises

1. T el-F, p. 178. La traduction française se sert du mot « plantation ». Le texte arabe parle
de « champs de culture aquatique appartenant au prince ». Ce pourquoi je me sers de la définition :
les biens du prince, les domaines, la propriété foncière, au lieu du mot trop peu précis de «
plantation ».
2. T el-F, p. 178 (Cf. p 1639, note 3).
3. T el-F, p, 179.
4. T el-F, pp. 179-180.

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DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

pour la culture du riz. L'Afrique occidentale connaît plusieurs espèces de riz 1.


C'est une plante aborigène, connue depuis les origines de l'agriculture au Soudan
occidental 2. Cependant, les espèces locales : oryza barthi, oryza glaberrima et autres,
d'un rendement plus faible, sont, de nos jours encore, un objet de cueillette plutôt
que de culture. La seule espèce d'un rendement supérieur est V oryza sativa,
d'origine asiatique et dont l'introduction au Soudan remonte, dans la littérature, à la
période arabe, du vine au xve siècle 3. On peut raisonnablement supposer que les
princes, soucieux de bonnes récoltes, envoyaient à leurs domaines, précisément,
les semences de Y oryza sativa. Cette hypothèse expliquerait la répartition centralisée
des semences du riz, tout en confirmant le rôle décisif joué par l'organisme de l'État
dans la création du système des domaines du prince.
Dans le Songhay du temps de PAskia Daoud, nous nous trouvons donc en
face d'un système déjà formé. La question qui se pose est de savoir comment ce
système a vu le jour.

Pour le sujet qui nous intéresse, nous manquons de sources portant sur l'époque
de l'hégémonie du Mali. On sait cependant que, sur les territoires du littoral, au
sud de l'embouchure du Sénégal, dans le pays des Ouolofs et aussi dans des pays
soumis à l'influence du Mali, État plus puissant, les domaines des princes locaux
commencèrent à se constituer au xve siècle. Comme le rapporte Ca da Mosto, à
propos du pays des Ouolofs, « le roi n'a pas de revenu stable sous forme
d'impôts (...), il subsiste grâce aux incursions qui lui rapportent des esclaves (...). Il
emploie ces esclaves à la culture des lots de terre lui appartenant, mais il en vend
aussi beaucoup aux Asenéguèses (...), il y a certains villages et endroits où il tient
de huit à dix épouses. Chacune d'entre elles possède une maison avec une jeune
domesticité et des esclaves pour cultiver les terres qui lui ont été assignées par le
prince. Elles ont aussi un certain nombre de bêtes telles que vaches et chèvres (...).
Lorsque le roi arrive dans un de ces villages, ses épouses ont le devoir de le
nourrir, lui et sa suite, grâce à leurs récoltes » 4. Les vivres n'étant point abondants,
comme le note Ca da Mosto, « le roi se déplace d'un endroit à l'autre, sans se
soucier des moyens de subsistance, vivant tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre de ses
épouses » 5. Cette description, ainsi que certains autres passages du récit de Ca da
Mosto, nous donnent une image bien vivante des rapports féodaux en formation,
tant sur le plan socio-économique que politique 6. Il en allait de même, d'après Ca
da Mosto, pour les rapports socio-économiques dans les pays des Sérères et des
Mandingues, ainsi que dans le petit État de Farosangoli, région gouvernée par le
chef Batimasa. Selon Ca da Mosto, ces derniers pays dépendaient politiquement

1. R. Mauny, « Notes historiques autour des principales plantes cultivées d'Afrique


occidentales », Bulletin de VI.F.A.N., t. XV, n° 2, 1953, pp. 684-730, au sujet du riz, p. 718 ; du même auteur,
Tableau géographique..., pp. 242-243.
2. Ibidem.
3. R. Mauny, « Notes... », p. 725.
4. Ca da Mosto, pp. 210-211.
5. Ca da Mosto, p. 211.
6. M. Malowist, op. cit., pp. 419-428 ; R. Karpinski, « Considérations sur les échanges
de caractère
xvie siècle »,local
Afričana
et extérieur
Bulletin,
de la
Warszawa,
Sénégambie
1968,
dans
n° la8, pp.
deuxième
65-83. moitié du xve et au début du

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Annales (25* année, novembre-décembre 1970, n° 6) 10


L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

du Mali, ce qui est confirmé par la chronique et par les noms des princes x. Peut-on
en déduire que le Mali avait lui aussi connu l'institution de domaines du
souverain ? C'est bien probable, et l'on peut supposer que c'est de cette manière
précisément que les chefs des différentes régions de l'État tiraient leurs moyens d'existence.
Cependant, une semblable organisation, où l'excédent des récoltes était consommé
sur place par les chefs voyageant avec leur suite et où l'administration des domaines
était assurée par la famille (les épouses), ne pouvait guère suffire à l'organisme,
bien plus étendu et plus complexe, de l'Etat du Mali. C'était un État aux territoires
très étendus, doté d'une vaste administration et d'une forte armée. Pour les besoins
de cette administration centrale et de cette armée, les princes du Mali avaient créé
un système ministerial approprié 2. Parmi les douze groupes serviles qui nous sont
connus, la majorité se consacraient aux spécialités artisanales, et trois étaient astreints
exclusivement aux prestations agricoles : c'étaient les groupes serviles du peuple
Bambara 3. Le caractère de leurs prestations subit diverses modifications dont
l'examen peut se révéler utile pour nos recherches. A l'époque de l'hégémonie du
Mali (du xine à la moitié du xve siècle), chaque couple d'agriculteurs serviles devait
cultiver pour le prince 40 aunes de terre. Lorsque, vers le milieu du xve siècle, le
pouvoir passe aux mains des souverains du Songhay, de la dynastie des Chi (Sonni),
la prestation change de forme. Les hommes serviles sont regroupés par centaines
(hommes et femmes) dont chacune se voit assigner, par les fonctionnaires du roi,
200 aunes de terre. A un signe donné (son du tambour), tout le monde s'en va
travailler aux champs. La totalité de la récolte appartient aux Chi qui la partagent
entre leurs soldats. Quand la récolte est mauvaise, les travailleurs serviles, tenus
pour responsables, sont fouettés4. C'est ainsi que des changements interviennent
dans le cadre du système ministerial et que se forment, progressivement, les domaines
des princes. On voit s'opérer une division des terres : désormais, il y a la terre
cultivée par les travailleurs serviles pour le prince et celle qui sert à couvrir leurs propres
besoins ; on voit de теще se former et s'améliorer un appareil de surveillance des
serfs. Le processus ne se déroule que lentement. Les princes se considèrent comme
propriétaires des personnes serviles et non de la terre. Les prestations sont
calculées de telle sorte que le nombre de serfs détermine les dimensions des terres
cultivées et, par conséquent, la quantité des céréales à livrer. Étant données les méthodes
du travail agricole à l'époque, il y avait beaucoup de terre libre, et c'était le nombre
des colons qui déterminait les possibilités et l'étendue des cultures. Dans ces
conditions, on ne peut pas parler de domaines, déjà formés, des princes du Mali et du
Songhay, à l'époque de la dynastie des Chi.
Il ressort des dispositions citées plus haut que les princes se considéraient
probablement comme propriétaires de la terre non colonisée. Nous ne savons rien, par
contre, des prétentions qu'ils pouvaient avoir à l'égard des terres déjà colonisées.

1. Ca da Mosto, pp. 265-266, 269-271. Dans la langue mandingue, mansa signifie « le roi »,
tandis que dans la langue songhy le roi est désigné par le mot faran.
2. Dans la chronique T el-F, on trouve deux fois une liste de 12 groupes ministériaux.
L'auteur ajoute qu'il existait 12 autres groupes de ce genre, qui n'ont pas été cités car l'Askia
Mohammed n'avait aucun droit sur eux (T el-F, pp. 20-21, 107-111). Voir aussi R. Karpinski, « Organi-
zacja služebna a probien kast w Zachodnim Sudanie », Przeglad Historyczny, t. LVII, 1966, z. 2,
pp. 235-250.
3. T el-F, pp. 108-109.
4. Ibidem.

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DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

H est probable que, sauf pour l'assignation des lots de terre et la levée des
redevances, les fonctionnaires ne s'ingéraient guère dans la vie des serfs, qui cultivaient
pour leur propre compte d'autres lots de terre, peut-être collectivement, dans le
cadre de grandes familles \ La superficie des terres cultivées par les serviles, pour
leurs propres besoins, n'était pas limitée. Elle n'était déterminée que par les
possibilités démographiques et techniques, ainsi que par le temps disponible, après
déduction du temps occupé par le travail sur les lots du prince.
L'Askia Mohammed le Grand (1492-1529), fondateur d'une nouvelle dynastie
au Songhay, après avoir conquis le pouvoir réalisa nombre de réformes politiques
et économiques. La fixation des prestations des agriculteurs serviles fut, elle aussi,
modifiée. « Quand l'Askia Mohammed fut devenu le maître de ces tribus, écrit le
chroniqueur, il fixa ainsi la prestation [nouvelle] : chaque année, au moment de la
moisson, il envoyait un homme de son entourage percevoir les produits de la
récolte. » 2 Le montant de cette redevance était fixé par l'envoyé lui-même, en tenant
compte des possibilités de chaque famille. On percevait 10, 20 ou 30 mesures de
farine, sans jamais dépasser 30 mesures. Dans ce système de perception, rien ne
subsiste de l'ancienne division des terres en lots du prince et en lots cultivés par les
serfs pour leurs propres besoins. Le prince se borne à prélever, par
l'intermédiaire de ses envoyés, l'excédent, calculé en fonction de la situation des agriculteurs
et de la récolte de l'année en cours. Il enlève également aux cultivateurs serviles
« un certain nombre de jeunes garçons », dont la vente lui permet d'acheter des
chevaux8. La surveillance administrative est limitée. La formation des domaines
princiers connaît ainsi un temps d'arrêt ; il y a même un recul, tant en ce qui
concerne l'attitude à l'égard de la propriété terrienne que la situation sociale des
populations serviles. Le prince cesse de s'intéresser aux questions agraires, aux
dimensions des champs cultivables, à l'adaptation de leur superficie au nombre de
personnes disponibles. Il renforce, en revanche, son pouvoir sur les travailleurs
serviles, ses droits de propriété sur les hommes. Quelles pouvaient être les raison d'une
telle réforme ? Les nombreuses guerres de la seconde moitié du xve siècle
entraînèrent peut-être un dépeuplement notable du pays. Dans ces conditions, les
possibilités de l'agriculture dépendaient plus des hommes que de la terre. On trouve
une certaine confirmation de cette hypothèse dans l'intérêt particulier que l'Askia
apporte à faire valoir son droit sur la descendance des serfs 4. De même, les dons
que l'Askia fait aux oulémas comportent le plus souvent des hommes et le droit de
tirer profit de leur travail ; ce n'est qu'exceptionnellement qu'un don englobe des
hommes demeurant sur un territoire nettement défini 5. L'Askia Mohammed entama
avec énergie une œuvre de colonisation à l'aide des populations locales, ainsi que
de populations enlevées au cours d'expéditions militaires hors des frontières de

1. La culture des champs pour le compte de celui qui les cultive caractérise l'organisation minis-
tériale au Soudan occidental, ainsi qu'en d'autres régions du monde, cf. R. Karpinski, « Grga-
nizacja... », pp. 246-247.
2. T el-F, p. 109.
3. Ibidem. Sur la question de la position sociale des paysans « ministériales » et l'obligation
où ils sont de laisser prendre leurs enfants, voir plus loin.
4. T el-F, pp. 21-22.
5. T el-F, pp. 38-39 et 110-111 : donation de gens du groupe Zendji (Sorko) au chérif
Es-Seqli, pp. 53 et 137 : donations de gens des groupes Diam-Ouali, Diam Téné, Sorobanna à
l'oulem Mohammed Toule, pp. 53-54 et 136 : donations de gens des différents groupes à l'oulem
Salin Diawara.

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L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

l'État г. Si cette réforme de l'Askia renforçait la dépendance personnelle des


populations serviles, elle entraîna en revanche, on peut le supposer, un affaiblissement
de la pression économique de l'État. Les prestations sont désormais fixées en
fonction des possibilités de chaque famille, et ne dépassent jamais la limite de 30 mesures
de farine. Le fonctionnaire du prince ne vient chercher les prestations qu'après les
moissons, ce qui permet de dissimuler une partie de la récolte. Cette atténuation de
la pression économique de l'État peut s'expliquer par un développement de la
colonisation. D'une part, ces facilités ont pour but de maintenir les nouveaux colons
sur le territoire où ils se sont établis et de niveler les prestations des anciens et des
nouveaux colons 2. D'autre part, étant donné l'accroissement des populations
serviles, le volume global des revenus du prince peut continuer à augmenter, même si
les prestations de différentes familles ou de différents groupes de familles
diminuent. La politique de colonisation, menée par l'Askia Mohammed, dura des
dizaines d'années. Il est difficile de savoir, à défaut de sources, si cette action fut
poursuivie, et pour combien de temps, par ses successeurs. Le fondateur de la
dynastie resta au pouvoir jusqu'à 1529. Devenu vieux et aveugle, il fut dépossédé par ses
fils 3. Vient ensuite une période de luttes pour le pouvoir, au cours de laquelle les
prétendants se soucient moins de réformes économiques que de question militaires
et de manœuvres politiques, à la cour de Gao. Seul l'Askia Ishaq réussit à rester
plus longtemps au pouvoir — dix ans, de 1539 à 1549 — mais nous savons que
son règne fut orageux 4. Ce n'est que l'accession au pouvoir de l'Askia Daoud qui
ramena le calme. Daoud gouverna le pays durant trente-quatre ans ; avant
d'accéder au trône, il avait assumé les fonctions de plus haut dignitaire après l'Askia, de
Kourmina-farU administrateur de la partie occidentale de l'État 5. C'était donc
un homme de grande expérience en matière de gouvernement, et c'est à lui, sans
doute, que l'on doit l'introduction de la réforme qui devait donner au système des
domaines appartenant au prince sa forme définitive
L'obligation de cultiver une- espèce de riz déterminée (Voryza sativa,
probablement) entraîna, vu son rendement, des effets économiques rapides, et permit
d'obtenir, en peu de temps, un accroissement considérable des récoltes. Dans une
économie faible, le succès d'une réforme dépend souvent, précisément, de la rapidité de
ses effets économiques. Lorsque les résultats d'une réforme se font attendre
longtemps, il est fort difficile de la réaliser dans une économie aux excédents réduits.
Elle est, en effet, trop coûteuse, car elle représente pour une économie faible une
charge excessive, tant du point de vue du mécanisme économique que sur le plan
de la psychologie humaine. Aussi, l'existence d'un décret relatif à la culture
obligatoire d'une espèce de riz dont les semences sont distribuées par l'État est-elle, à
mon avis, liée à la réforme du système de prestations dont nous avons parlé. L'Askia

1 T el-F, p. 118 : enlèvement des 500 « maçons » de Diaga, pp. 119 et suiv. : construction de
Tendirma des'; pp.135-137, 145-147 : expéditions de l'Askia Mohammed ; T es-S, pp. 122-123 ;
enlèvement gens du pays Mossi ; p. 125 : de ceux du Mali ; pp. 214-215 : colonisation par des serfs
Mossi et par des gens du Koussata et Bourgou-Yassigui.
2. Je suppose que l'assiette de la prestation pour les « ministériales » définit la tendance
générale de la politique économique des princes envers la population soumise.
3. T es-S, pp. 132-134 ; T el-F, pp. 148-149, 155.
4. T es-S, pp. 156-164.
5 Daoud était Kourmina-fari du temps de l'Askia Ishaq (Г es-S, p. 161 ; T el-F, p. 212) ; il
fut Àskia en 1549-1583 (T el-F, pp. 176-217 ; T es-S, pp. 165-183).

1644
DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

Daoud fait donc figure d'organisateur du nouveau système de recettes de l'État et


aussi, probablement, du système de domaines princiers dont il a été question plus
haut. Il fut probablement impossible de maintenir à la longue la situation créée par
la réforme de PAskia Mohammed г. Durant tout le xvie siècle, les revenus du prince
du Songhay découlant du commerce de l'or n'avaient cessé de diminuer 2. C'était
la conséquence, d'une part de la situation géographique du Songhay, plus éloigné
des mines d'or que le Mali 3, et, de l'autre, du reflux croissant de l'or, à partir du
XVe siècle, vers les comptoirs portugais d'Arguim et de la côte du golfe de Guinée 4.
Mais, surtout, la forte demande de l'or, si caractéristique de l'Europe médiévale,
avait nettement diminué, à partir du milieu du xvie siècle, à la suite des
importations massives d'argent d'Amérique 6. Dans cette situation, les princes du Songhay
attachaient un prix particulier à réformer et améliorer l'économie locale et à
s'assurer la main-d'œuvre, les vivres et les produits artisanaux nécessaires. Sous le règne
de l'Askia Mohammed la réforme n'avait encore porté que sur le système
ministerial et allait de pair avec une intense action de colonisation. On peut supposer que
la réforme de l'Askia Daoud refléta la nouvelle situation marquée par la mise en
valeur des terres riveraines du Niger, les meilleures pour la qualité du sol et les
possibilités de transport. C'est dans ces conditions que surgit le problème des droits
sur la terre. Le prince est désormais non seulement propriétaire de la main-d'œuvre
mais aussi de la terre. Citons à ce propos le dialogue entre l'administrateur Missa-
koulallah et l'imam du village Denki-Doumdé : « Qui a droit aux produits de cette
plantation ? Qui donc y aurait droit en dehors de son propriétaire, c'est-à-dire de
l'Askia ? 6» C'est ainsi que, avec l'organisation des biens du prince, un problème
entièrement nouveau surgit au Soudan occidental, celui de la propriété terrienne.
A l'origine il ne s'agit que des droits et de la propriété des princes, mais ceux-ci
avaient le droit d'en disposer et, par conséquent, de faire don de leur propriété 7.
Cela ne veut pas dire que le problème de la main-d'œuvre ait perdu désormais
de son importance. Mais, tout en tenant la même place, il se rattache, déjà, à la
superficie d'une plantation déterminée. Nous avons vu que les fanafi avaient sous

1. Il est possible que la réforme de l'Askia Mohammed, qui donna au début des résultats
positifs, s'avérât plus tard défavorable pour le prince. La diminution des revenus du souverain et de
l'administration de l'État a été peut-être la cause principale des luttes entre les prétendants au
pouvoir, après la déposition de l'Askia Mohammed. Ce n'est que le règne de l'Askia Daoud,
probablement réformateur habile, qui a apporté la paix au pays. La seule mention de la propriété
foncière du prince dans la chronique T es- S date de la période du règne de l'Askia Daoud (T es-S-
p. 183).
2. On peut noter que Nara, fille du sultan du Mali arrivant au Gao comme femme de l'Askia
Daoud, stupéfia les habitants par l'énorme quantité d'or qu'elle apportait (T es-S, p. 170).
3. Ces mines se trouvaient au sud-ouest du territoire contrôlé directement par les Askias.
4. Il est difficile de savoir si l'afflux de l'or à Arguim et Sao Jorge da Mina a causé
l'augmentation de l'extraction de l'or ou a seulement modifié les routes du commerce de l'or. En tout cas l'or
apporté à Mina venait aussi du fond du continent (Lobi, Boure), car les marchands Mandingues
se rendaient dans cette factorerie. Voir Duarte Pacheco Pereira, Esmeraldo de Situ Orbis, Transi,
by G. H. T. Kimble, London, 1937, Hakluyt Society, Ser. II, p. 120 ; voir aussi M. Malowist,
op. 4,
n° cit.,Warszawa,
pp. 249-2501966,
et « Le
pp.commerce
56-59. d'or et d'esclaves au Soudan occidental », Afričana Bulletin,
5. M. Bloch, « Le problème de l'or au Moyen Age », Annales H.E.S., 1933, t. 5, pp. 1-34 ;
F. Braudel, « Monnaies et civilisations : De l'or du Soudan à l'argent d'Amérique », Annales
E.S.C., 1946, pp. 9-22 ; A. M. Watson, « Back to Gold and Silver », Economic History Review,
XX, 1, 1967, pp. 1-34.
6. T el-F, p. 180.
7. Voir plus loin.

1645
L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

leur dépendance cent, soixante, cinquante, quarante ou vingt esclaves x ; un autre


fragment de la chronique parle d'une plantation comportant trente esclaves s.
Il semble donc que les chiffres indiqués dans la première mention expriment non
pas tous les cas existants mais seulement les plus caractéristiques, puisqu'il y manque
le chiffre trente indiqué dans la seconde mention. Nous aurions ainsi affaire à un
système décimal, ce qui n'est pas pour nous étonner, étant donné les contacts du
Soudan occidental avec le monde arabe. Une telle division devait permettre
d'adapter le nombre des serfs à l'importance des différents biens du prince. La superficie
des lots était inégale et la réforme de PAskia Daoud ne pouvait l'uniformiser, s'il
voulait faire exploiter toutes les bonnes terres. L'importance de chacune des
plantations destinées à la culture du riz, et nécessitant par conséquent un sol inondé
périodiquement par les eaux du fleuve, dépendait des conditions géographiques
et physiques régionales et en particulier de la dimension des territoires inondés par
le Niger ; d'où leur inégalité très prononcée. En appliquant la division décimale
de la main-d'œuvre les princes pouvaient envoyer sur chaque plantation le nombre
de personnes requis par les conditions et les besoins.
Le transport fluvial, commode, bon marché et rapide, influa considérablement
sur le caractère des domaines princiers, ainsi que sur le système d'administration
et de perception des redevances agricoles. Les chalands pouvaient, en quelques
jours, transporter les récoltes jusqu'aux capitales de l'État 8. Même lorsque la
moisson devait se faire simultanément dans différentes parties de l'État, le transport
rapide du riz demeurait possible. Nous savons que le prince disposait, à Gao, d'une
flottille de plusieurs centaines de chalands, sans compter les pirogues de moindre
importance 4. L'organisation du transport fluvial, centralisée sous la direction de
fonctionnaires de la Cour, était fort efficace 5. Aussi, le transport des récoltes vers
les greniers des capitales s'effectuait-il sans difficulté. J'emploie le mot « capitales »
au pluriel, quoiqu'il n'y eût, théoriquement, qu'une seule capitale de l'Etat : Gao.
Il existait en effet; à côté de Gao, d'autres villes dont les fonctions administratives,
militaires et économiques n'étaient pas moins importantes. A Gao même, on
emmagasinait les récoltes des domaines princiers situés dans la partie sud-est de l'État,
dans la province de Dendi, et probablement aussi des domaines bordant la partie
nord de la boucle du Niger (au-dessus du secteur Gao-Bamba, sans doute). Il
semble, en revanche, que les produits des domaines de l'Askia, situés dans la partie
sud-ouest, ne parvenaient pas à Gao. A l'ouest, en effet, un important centre
militaire et administratif se trouvait à Tendirma. C'était le siège du Kourmina-fari
(Kanfari), deuxième dignitaire de l'État après l'Askia, et le lieu de cantonnement
de forces armées considérables 6. La production des domaines situés autour de ce

1. T el-F, p. 179.
2. T el-F, p. 211.
3. Sur la rapidité du transport nigérien : M. Tymowski, « Niger jako droga wodna w wielkich
panstwach Sudanu Zachodniego do konca XVI w », Przeglad Historyczny, t. LVH, 1966, z. 3,
pp. 346-365 ; du même auteur, « Le Niger, voie de communication des grands États du Soudan
occidental jusqu'à la fin du xvie siècle», Afričana Bulletin, n° 6, Warszawa, 1967, pp. 73-95.
4. T el-F, p. 270.
5. M. Tymowski, « Le Niger... », pp. 93-94.
6. T el-F, pp. 119-124 : Tendirma, sa construction et importance ; pp. 13 et 118 :
l'importance du Kourmina-fari.

1646
DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

centre était destinée à couvrir les besoins de la cour et de l'armée à Tendirma.


L'Askia était considéré comme propriétaire de ces domaines, mais c'est le Kour-
mina-fari et les fonctionnaires de sa Cour qui en assumaient la gestion au nom du
prince et les récoltes étaient acheminées directement vers les greniers de Tendirma \
II est en effet difficile d'admettre qu'on les fît transporter d'abord à Gao pour les
renvoyer ensuite à Tendirma. Un tel système eût été trop coûteux, et aucune
mention documentaire ne le laisse supposer.
Le droit de gérer les biens de l'Askia fut sans doute l'un des fondements de la
position autonome du Kourmina-fari.
La ville de Tombouctou et son port Kabara étaient un autre centre d'entrepôt
des récoltes livrées par les domaines du prince. Principal centre économique de
l'État, c'est la force de ses commerçants qui assura à Tombouctou une autonomie
administrative considérable 2. A côté des organes de l'administration urbaine,
il existait à Tombouctou des organes de pouvoir à l'échelle de l'État. Telle était
notamment la position des Cadis de Tombouctou dont l'influence en matière de
juridiction, d'administration religieuse et de culture s'étendait sur l'État tout entier.
Les princes s'efforçaient d'avoir des relations correctes avec les Cadis, ce qui se
traduisait entre autres par de nombreuses donations. C'est également par les mains
des Cadis que passaient les dons des princes destinés à secourir la population pauvre
de la ville, ainsi que les récoltes du domaine appelé « jardin des pauvres »,
donation du prince au profit des miséreux de la ville 8. Cependant, quelle que fût
l'autonomie des organes municipaux, les princes ne voulaient pas pour autant perdre
leur influence directe sur Tombouctou. Aussi, installèrent-ils dans le port nigérien
de Kabara, à quelques kilomètres de la ville, à côté du représentant de
l'administration de l'État, le Kabara-farma, un haut commandant de l'armée, Balama, avec
une forte garnison militaire* . C'est aussi vers ce port qu'on acheminait une partie
de la production des domaines princiers gérés par le Kabara-farma, afin de couvrir
les besoins de ce dernier et des unités militaires 5. Ces trois centres (Gao, Tendirma
et Tombouctou) sont les seuls — semble-t-il — ■ qui reçoivent des céréales
directement des domaines de l'Askia. Il existait encore une autre grande ville,
économiquement très forte : Djenné. Mais aucune information ne nous est parvenue sur un
transport de récoltes des domaines de l'Askia vers Djenné, ni sur un stationnement,
dans cette ville, de troupes nécessitant des envois de vivres, ni enfin sur l'existence,
en ses alentours, de domaines appartenant à l'Askia. L'auteur de la description
des domaines de l'Askia Daoud précise nettement que ceux-ci s'étendaient depuis
Dendi, à l'est, jusqu'au lac Debo, à l'ouest e. Il n'y en avait donc pas sur les terri-

1. On ne trouve pas là-dessus de mention directe, mais il fallait approvisionner la garnison


du Tendirma. La situation devait être semblable à celle du Kabara. Voir plus loin.
2. La question de l'autonomie des villes du Soudan occidental n'est pas encore étudié. Pour
Tombouctou, voir T el-F, pp. 202-203, 217, 223 ; T es-S, p. 112. Dans les deux chroniques on cite
plusieurs fois Tombouctou-koi et Tombouctou-mondzo. Ces deux expressions signifient « chef »
en Songhay.
3. T el-F, p. 211.
4. T el-F, p. 231.
5. T el-F, p. 237 « le terrain en question avait toujours été attribué à celui qui était
investi des fonctions de Kabara-farma, lequel le cultivait pour le compte de la maison royale de
l'Askia ».
6. T el-F, p. 178.

1647
L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

toires relevant de Djenné, situés au sud-ouest de Debo. La région de Djenné


conserva une grande autonomie, et le contrôle de l'État songhay se réduisait
principalement à y lever l'impôt annuel (par l'intermédiaire des chefs locaux de Djenné) г.
Il n'était donc pas possible à l'Askia d'y organiser ses domaines. Les chefs de
Djenné en possédaient-ils, eux ? Nous l'ignorons.
Le fait de pouvoir entreposer, grâce à un transport fluvial commode, les récoltes
de riz dans les trois capitales évoquées rendait inutiles les déplacements des princes
et de leur suite en vue de consommer les récoltes sur place. Il stimulait aussi le
développement des grandes villes et permettait d'y entretenir des unités armées
considérables, installées dans de grandes garnisons, au lieu d'être dispersées dans la
région. Ce fait ne manque pas d'avoir de fortes implications aussi bien sur tout le
système des domaines du prince que sur l'organisation de chacun d'eux. Nul besoin
donc, pour les souverains, de déplacer leur Cour dans tel ou tel centre, où seraient
amassées les récoltes et où ils séjourneraient temporairement. Ces résidences
itinérantes ne sont pas, en tout cas, dans l'intérêt des princes. Il y a cependant
contradiction entre l'intérêt du prince et celui des administrations des domaines ou des
groupes de domaines de l'Askia : ces administrateurs, qui gardent pour eux une
partie considérable des récoltes, ont tendance à agrandir le centre où ils résident.
Nous savons par exemple que Misakoulallah vivait dans son manoir, près du
domaine Abda, « comme un roi » 2 ; il était cependant assez prudent pour envoyer
à Gao 3 les céréales recueillies dans les greniers de sa maison. Aussi, le manoir d'Abda
n'était-il que sa résidence et le siège de l'administration du domaine, et n'assumait
pas les fonctions économiques caractéristiques des domaines européens
(conservation et distribution des récoltes, centres d'artisanat). On n'y amassait le riz que pour
un certain temps, avant de l'envoyer à un port du Niger, d'où il était emporté par
les chalands des princes ou les pirogues des administrateurs.
Un-autre problème encore, tout différent et sur lequel nous sommes très peu
renseignés, mérite d'être abordé. Celui des voies de propagation de l'islam,- dans
le cadre du système des domaines du prince. A Dendi-Doumdé, village proche du
domaine Abda, séjournait un imam avec ses talèbes 4. Nous ne rencontrons en
principe de mosquées et de groupes d'oulémas que dans les grandes villes. La
présence d'un imam (et d'une mosquée aussi, sans doute) exerçant ses fonctions dans
un village, est très rarement mentionnée. La coïncidence avec l'existence, en ce
même endroit, d'un domaine du prince ne me semble pas fortuite. La propriété
foncière est une institution nouvelle dans la société du Soudan occidental. Une
propriété privée, même si elle se trouve entre les mains du prince, est bien difficile
à justifier au regard de la traditionnelle religion animiste, qui ne connaît que
l'utilisation en commun, par plusieurs familles, de la terre et des autres moyens de
production. Par contre, la nouvelle religion, l'islam, peut se montrer d'un grand secours
pour justifier les droits du prince à la propriété. Aussi, cette religion bénéficie-t-elle
du soutien de l'appareil de gestion des domaines du prince, des administrateurs
et des fanafi, pour lesquels la conversion à l'islam constitue un facteur de promotion
sociale 5. Enfin, la propagation de l'islam est plus facile parmi des populations

1. Pour l'autonomie de Djenné : T el-F, p. 166 et suiv. ; T es-S, pp. 22-28.


2. T el-F, p. 183.
3. T el-F, pp. 186-188.
4. T el-F, p. 180.
5. Pour les conditions d'avancement voir plus loin.

1648
DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

placées dans des conditions inhabituelles, souvent en dehors de la grande famille,


et dont l'attitude à l'égard de la terre — le travail dans le cadre de petites familles —
est, elle aussi, nouvelle, différente de l'attitude traditionnelle. Ainsi donc le
système de domaines princiers non seulement manifeste une nouvelle forme
d'économie, mais se rattache à la propagation d'une nouvelle religion, sanctionnant les
transformations économiques. L'influence du droit musulman, qui comporte la
notion de propriété, n'est pas sans signification à cet égard. C'est là un vaste
problème à part et qui appellerait une étude particulière.

Phénomène nouveau, l'apparition de la propriété terrienne a eu de fortes


répercussions sur la situation des différents groupes sociaux, sur l'amélioration ou la
détérioration de leurs conditions de vie. Comme nous le savons, c'est surtout la
population servile qui est liée aux domaines. Elle est divisée en « dizaines » ; mais
l'on ne sait pas avec certitude ce que signifie le terme de dix, vingt, etc. esclaves.
S'agit-il exclusivement d'hommes x ? plus probablement de familles, mais étaient-ce
des familles élémentaires ou des grandes familles ? J'incline à penser que, par
« familles », il faut entendre un couple marié et ses enfants. Ce sont souvent des
captifs enlevés au cours d'expéditions militaires, c'est-à-dire des gens arrachés à
leur grande famille. Mais on n'enlevait pas seulement des hommes, et les princes
étaient intéressés à la formation de familles, étant donné le droit qu'avait l'Askia
sur la descendance de ses esclaves 2. La division en familles élémentaires serait
confirmée par l'inégalité de la situation matérielle des personnes travaillant dans
les domaines de l'Askia, ce qui semble à peu près incompatible avec la vie dans
une grande famille 3 ainsi que par l'existence,à l'époque précédente déjà, dans le
système ministerial de l'État du Mali, de charges assignées à chaque « couple » 4.
La chronique désigne du nom ď « esclaves du prince » les personnes
travail ant dans les domaines, et j'ai repris ce terme. Il convient cependant d'en examiner
le sens. Les esclaves et le système de l'esclavage étaient connus au Soudan occidental
depuis des siècles ; les sources en font mention dès le VIIe siècle après Jésus-Christ 6.
Les contacts commerciaux avec le monde arabe étaient fondés sur l'exportation
de l'or mais aussi des esclaves du Soudan occidental. Les princes du Ghana, du
Mali et du Songhay organisaient des expéditions armées contre les peuples païens
voisins, en vue de s'emparer de prisonniers destinés à la vente. Les exportations
d'hommes peuvent varier en intensité, elles demeurent cependant un élément
constant de l'économie médiévale du Soudan occidental 6. Il existe également un escla-

1. Des esclaves des deux sexes faisaient partie de l'héritage de Moussa Sagansaro (Tel-F, p. 191).
2. T el-F, pp. 21-22. Les descendants des esclaves étaient en effet considérés comme un
accroissement de main-d'œuvre, en différentes périodes de l'histoire. Voir, par exemple, I. Beezunska-
Malowist, « Sur quelques formes non typiques de l'esclavage dans le monde ancien », Antičnoje
občrestvo, Moskva, 1967, pp. 91-96 ; « Glówne kierunki badán nad niewolnictwem starožytnym
we wspólczesnej historiografii », Przeglad Historyczny, t. LIX, z. 3 Warszawa, 1968, pp. 359-360.
3. T el-F, p. 181.
4. T el-F, p. 108 « elles étaient astreintes à une prestation annuelle de quarante coudées
[de terre à mettre en valeur] par chaque couple, mari et femme... ».
5. Arabskije istočniki VII-X vekov po etnografii i istorii Afriki južnee Sahary, Moskva, 1960 ;
Ibn Abd al-Hakam, p. 19 ; voir aussi R. Mauny, Tableau géographique..., pp. 336-343 : index des
sources du vne au xvie siècle sur ce sujet.
6. Sur ces expéditions et la traite d'esclaves au Ghana, voir Idrisi, texte dans : Arabskije
istočniki X-XII vekov po etnografii i istorii Afriki južnee Sahary, Moskva, 1965, p. 284 ; Ch. Monteil,

1649
L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

vage domestique. La domesticité est composée d'esclaves locaux ou ramenés du


Maghreb et de l'Egypte. Une partie de l'armée est, elle aussi, composée d'esclaves \
Les esclaves employés comme agriculteurs constituent un groupe tout à fait à part.
Dans sa description des domaines des chefs des Ouolofs, Ca da Mosto fait une
nette distinction entre les esclaves travaillant dans l'agriculture et ceux que l'on
vend aux marchands, musulmans ou chrétiens 2. Les détails nous sont inconnus
mais la situation des premiers est considérée par l'auteur comme meilleure. En
décrivant le système ministerial ainsi que le système, postérieur, des domaines
princiers, l'auteur de la chronique Tarich el-Fettach emploie le mot « esclave » pour
désigner les personnes travaillant dans le cadre de l'un comme de l'autre système.
Or toute une série de différences séparent le statut de ces personnes de celui des
esclaves vendus aux marchands arabes et berbères ou employés dans la domesticité.
Ces différences proviennent d'abord les liens rattachant les nommes à la terre qu'ils
cultivent. A l'époque de l'existence du Mali et sous la dynastie des Chi, les
agriculteurs serviles travaillaient sur des lots de terre qui leur avaient été assignés et
dont toute la moisson était destinée au prince 3, ils devaient donc, pour leurs propres
besoins, cultiver des lots particuliers en plus de ceux qui leur avaient été attribués.
Sous le règne de PAskia Mohammed, l'administration enlevait aux cultivateurs
serviles une quantité de farine dont l'importance dépendait de la situation de chaque
famille 4. La position économique de ces cultivateurs s'en trouva améliorée, car
ils pouvaient garder pour eux une partie de récoltes plus grande qu'auparavant.
Toutefois, le droit du prince à s'approprier un certain nombre de leurs enfants pour
les vendre, rapprochait leur situation de celle des esclaves 5. Le prince, il est vrai,
ne prenait pas les adultes, qui, de ce fait, bénéficiaient d'une certaine stabilité.
Dans le système domanial, le prince peut déplacer ses « dizaines » de serfs d'un
domaine à l'autre, il peut transmettre une plantation, avec ses travailleurs, à un
autre propriétaire, voire vendre les serfs qui cultivaient son domaine 6. Mais une
telle opération équivaudrait à liquider le domaine et à renoncer à un revenu
permanent au profit d'un prix de vente perçu en une seule fois. Aussi ne trouvons-
nous, dans les sources, aucune trace de vente de cultivateurs serviles.
L'auteur de la chronique emploie toujours le mot « esclaves ». Cependant, comme
je viens de l'indiquer, le statut des divers groupes désignés par ce mot est loin d'être
uniforme. Le terme « esclave » peut donc avoir, dans les chroniques, une
signification diverse et, pour en saisir le sens exact, il faut le replacer chaque fois dans son

« Les Empires du Mali », Bulletin du Comité d'Études Historiques et Scientifiques de l'A.O.F., 1929,
p. 331 et suiv. ; M. Malowist, « Le commerce d'or et d'esclaves au Soudan occidental », Afričana
Bulletin, n° 4, 1966, pp. 49-72. Les mots suivants de l'Askia Daoud sont très caractéristiques : «Sou-
leiman n'aurait qu'à faire une expédition... et avant même la fin de la nuit, il aurait ramassé un
butin de dix mille esclaves » (Г el-F, p. 195).
1. C. Defrémery, R. B. Sanguinetit, Voyages d'Ibn Batoutah, Paris, 1858, t. 4, pp. 403, 422
(esclaves de la Cour et soldats) ; T el-F, p. 189 (fonctionnaire-esclave), p. 111 (la situation du groupe
Arbi) ; Ibn Fadl Allah Al Omari, Masalik el Absar fi Mamalik el Amsar, trad, et annot. par Gau-
Defroy-Demombynes, Paris, 1927, p. 65 (esclaves turques au Mali) ; Maqrizi, dans Al Omari, p. 91
(esclaves turques et éthiopiennes chanteuses au Mali) ; Ibn Batoutah, p. 434 (esclave arabe).
2. Ca da Mosto, p. 210.
3. T el-F, p. 108.
4. T el-F, p. 109.
5. Ibidem.
6. T el-F, p. 191 et suiv.

1650
DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

contexte. A la différence des esclaves destinés à être vendus, ou à entrer dans la


domesticité ou encore dans l'armée, la population servile et la main-d'œuvre des
domaines du prince sont liées à la terre qu'elles cultivent. Pour cette raison et
conformément à l'usage des historiens européens, j'incline à désigner ces cultivateurs
du nom de serfs. Il ressort des sources citées que le statut des serfs était bien
incertain. Le terme proposé n'en est pas moins utile, en ce qu'il indique le sens
d'évolution sociale de ce groupe. Le travail des champs, avec toutes les prestations que je
viens de décrire, offre néanmoins la possibilité d'une certaine autonomie, une
certaine marge de liberté. Nous savons que la situation matérielle des serfs travaillant
dans les domaines de Daoud était fort inégale. Il y avait parmi eux « les pauvres et
les malheureux qui ne peuvent pas se procurer de pirogues », « les propriétaires de
petites pirogues » et « les propriétaires de grandes pirogues » 1. L'auteur rattache
nettement la situation matérielle de chacun de ces hommes à la possession de
pirogues. La différenciation des serfs, selon leur situation matérielle, nous donne une
idée de leurs chances de promotion.
Afin de garder la main-d'œuvre dans les domaines du prince, il était nécessaire,
soit de céder aux serfs une partie des récoltes suffisante pour couvrir au moins un
minimum de leurs besoins, soit de leur permettre de cultiver le sol pour leur propre
compte 2. Nous ne savons pas exactement laquelle de ces deux solutions fut
appliquée. L'existence des différences matérielles parle en faveur de la seconde
hypothèse. Nous avons sur ce point d'autres renseignements encore. On connaissait
au Soudan occidental la façon de mesurer le sol, ce qui permettait d'assigner aux
serfs des lots déterminés 3. Nous savons aussi qu'on accordait aux administrateurs
et aux fanafi des terres pour leur propre usage *. Or, si l'on appliquait ce système
à l'égard des gérants des domaines, il était possible de l'étendre aussi à toute la
main-d'œuvre. En tout état de cause, il est certain que le système de transmission
de terres pour l'exploitation était connu, sans que nous sachions, cependant, s'il
était déjà universellement appliqué ou seulement en voie de formation. Beaucoup
d'éléments parlent en faveur de la première possibilité. Les chances, pour les serfs,
d'obtenir une certaine marge de liberté ne résidaient pas uniquement dans la
culture de la terre qui leur était accordée. Ils avaient également la possibilité de
participer à la gestion des domaines du prince. Dans le domaine Abda travaillaient,
d'après le chroniqueur, deux cents esclaves sous la direction de quatre fanafi 5. La
gestion de l'ensemble était assumée par l 'administrateur Missakoulallah. Les fanafi
aussi bien que l'administrateur sont appelés, dans la chronique, « esclaves du
prince ». Nous les désignerons du terme de « serfs », d'autant que leur situation
était encore meilleure que celle des serfs travaillant directement aux champs. Les
fanafi étaient mieux traités par l'administrateur que les autres serfs et la participation
à la gestion leur offrait de sérieuses possibilités d'augmenter leurs revenus.
L'administrateur Missakoulallah, pourtant serf lui-même, avait sa propre maison à Gao,

1. T el-F, p. 181. Le terme serfs a été déjà employé par M. Malowist, Wielkie panstwa...,
p. 179.
2. Les administrateurs et les fanafi étaient payés en nature et recevaient un champ. T el-F,
p. 180.
3. Les mesures de terre en coudes. T el-F, p. 108.
4. T el-F, p. 181.
5. T el-F, pp. 179-181.

1651
L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

ses propres esclaves (on indique même le nom du chef des esclaves appartenant à
Misakoulallah x). Le chroniqueur décrit, avec indignation et non sans ironie, un
Missakoulallah accordant, dans le domaine du prince qu'il gérait, des audiences
« comme un roi », « étendu sur des coussins et passant la veillée en causant avec ses
courtisans » 2. L'administrateur avait aussi un « champ », qu'il considérait comme
sien, et sa maison à Gao était entourée de « boo », de greniers à riz 3.
L'administrateur disposait de grandes possibilités de s'enrichir. Rappelons qu'il était obligé de
livrer chaque année une quantité déterminée de riz. Une année de bonne récolte
lui permettait donc de garder pour lui l'excédent, souvent important. Il le
consacrait à augmenter sa fortune, à multiplier le nombre de ses domestiques, mais aussi,
s'il était avisé, il en conservait une bonne portion pour les mauvaises années4.
C'est également par les mains de l'administrateur que passaient les dons envoyés
par l'Askia, selon la coutume, chaque année après les moissons, sous forme de sel,
de noix de cola et de vêtements d'hommes et de femmes.
Malgré toutes ses richesses et le pouvoir qu'il exerça sur un grand nombre
d'hommes, Missakoulallah, en tant que serf, pouvait à chaque instant perdre sa
position, ses biens, sa liberté, voire sa vie, par la volonté de l'Askia 5 ; tel était en
effet le droit du prince, mais on peut se demander s'il pouvait réellement l'exercer.
Il devait être quelque peu risqué de s'attaquer à l'administrateur et, à plus forte
raison, au groupe social dont il faisait parti, étant donnée l'importance que
représentait pour l'Askia l'appui de ce nouveau groupe d'enrichis dans la vie politique
intérieure 6. La carrière de Missakoulallah nous fait connaître les voies de
promotion d'un homme qui, servile du point de vue juridique, n'en était pas moins lié
à la classe dirigeante. Cette promotion ne s'effectue pas au demeurant sans conflit,
comme en témoigne l'ironie avec laquelle parle de Missakoulallah le petit-fils de
Kati, représentant des groupes « anciens » de la classe dirigeante.
Les domaines du prince, je l'ai déjà indiqué, étaient avant tout destinés à la
production du riz. Aussi, les obligations des serfs consistaient-elles principalement
à travailler aux champs. Mais était-ce là leur seul devoir ? Il ne le semble pas. Nous
savons que la population servile possédait des pirogues 7. Ce fait n'était-il pas lié
à certaines obligations en matière de transport ? Certes, l'Askia envoyait lui-même,
de Gao, des chalands pour transporter les récoltes, mais une partie seulement de
celles-ci arrivait par cette voie à Gao, Tendirma et Tombouctou. Missakoulallah
possédait, dans le jardin de sa maison à Gao, plusieurs boo — greniers à riz —
à l'insu du prince et des fonctionnaires de sa Cour. Il lui était donc impossible de
faire transporter le riz destiné à ses boo à l'aide de chalands du prince. Il est peu
probable aussi que Missakoulallah pût acheter de telles quantités de riz à Gao à
l'insu de tout le monde. Son riz venait sans doute du domaine Abda, où une année
de bonne récolte avait pu permettre à l'administrateur de se réserver une bonne

1. T el-F, p. 184 : la maison de Missakoulallah à Gao ; p. 186, le chef des esclaves de


Missakoulallah.
2. T el-F, p. 183.
3. T el-F, pp. 187-188.
4. Les récoltes du riz dans la vallée du Niger dépendent de la crue du fleuve, Voir Pâques, Les
Bambara, Paris, 1954, pp. 29-30.
5. T el-F, p. 182.
6. Il est probable que c'était l'un des fondements de stabilité du règne de l'Askia Daoud.
7. Voir plus haut p. 1651, note 1.

1652
DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

part des moissons. Mais, en ce cas, Missakoulallah devait organiser lui-même le


transport de son riz, d'Abda à Gao, sans doute en utilisant la population servile
qui lui était soumise. Nous savons qu'il y avait à Abda un petit port fluvial et que
l'administrateur avait à sa disposition des pirogues et des rameurs 1. L'Askia envoyait
chaque année, avec les chalands qui devaient rapporter le riz, des peaux destinées
à l'administrateur en vue d'en faire des sounnou 2. On peut penser que le prince
envoyait des peaux de dimension déterminée, afin de prévenir une réduction
éventuelle du volume des sounnou en question. Toutefois, il envoyait des peaux et non
pas des sacs tout prêts, ce qui indique que le devoir de coudre ces sacs incombait
aux serfs travaillant à Abda. C'étaient peut-être les femmes qui en étaient chargées.
Quoi qu'il en soit, ces renseignements, bien que fragmentaires, nous permettent
de supposer que les obligations des serfs ne se bornaient pas au travail agricole,
mais s'étendaient aussi à d'autres travaux : transport, artisanat et autres besognes,
dont le chroniqueur ne fait pas mention 3. Étant donné le faible développement, à
l'époque, de la division sociale du travail, cette hypothèse semble très probable.
A côté de la spécialisation agricole, qui est prédominante, un certain rôle
incombe aussi à l'élevage. C'était une branche d'économie liée, elle aussi, au fleuve
qui permettait d'abreuver le bétail et fournissait du fourrage grâce à une herbe
aquatique appelée « bourgou » (Echinochlea stagnina) 4. Par deux fois, le
chroniqueur évoque l'élevage de vaches, de moutons et de chevaux dans les domaines
de l'Askia : la première mention se rapporte à un territoire à l'est de l'État, la
seconde, à la région des lacs à l'ouest 5. Certaines obligations des serfs devaient donc
forcément se rapporter aux travaux d'élevage.

Du vivant de l'Askia Daoud déjà, certains des domaines du prince avaient


passé aux mains d'autres personnes. On pourrait voir là une certaine évolution vers
le système féodal. Cela n'allait d'ailleurs pas sans conflits au sein de la classe
dirigeante. Un petit-fils de Mahmoud Kati (dont le nom reste inconnu) énumère les
dons faits à son grand-père par l'Askia Daoud. Appartenant à la famille intéressée,
il connaissait fort bien l'affaire dont il traite et que voici. Mahmoud Kati, père de
cinq fils adultes et de quatre filles, s'était trouvé dans une situation difficile. Il vint
donc à Gao pour solliciter l'aide de l'Askia, par l'intermédiaire du chef de sa
chancellerie, Boukar Lanbar. Il lui demandait notamment « un terrain de culture avec les
esclaves et les graines nécessaires pour le mettre en valeur et, enfin, quarante vaches
laitières » 6. L'Askia accéda à la demande du vieil ouléma et lui fit don, entre autres,
d'une plantation appelée Diangadia, située dans la province Youna au bord du
lac Koratou, au nord-est du lac Debo. Il y avait là-bas 30 serfs, et le prince offrit

1. T el-F, p. 183.
2. T el-F, p. 180.
3. Ce n'étaient probablement que des prestations fixes, mais elles étaient assignées selon la
situation. C'était possible à cause de la situation servile de la main-d'œuvre dans les domaines.
4. G. Roberty, Les associations végétales de la vallée moyenne du Niger, Berne, 1946, p. 165.
T el-F, p. 109.
5. T el-F, pp. 191, 200.
6. T el-F, pp. 199-201 (le problème entier), texte cité, p. 200.

1653
L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

en outre 40 sounnou de grains de semence. Selon l'auteur de la chronique, le don


de ce domaine provoqua un violent litige entre Y alfa Kati et le Kabara-farma Alou г.
L'auteur y revient une seconde fois dans la partie de la chronique consacrée au
règne de l'Askia Mohammed Bani (1586/1587-1588) 2. Le Kabara-farma Alou
refusa à l'un des oulémas Til s'agit du même Mahmoud Kati dont nous venons de
parler) de reconnaître son droit à une plantation dans la province de Youna, en
arguant qu'elle appartenait aux domaines du souverain et était traditionnellement
accordée à l'homme assumant les fonctions de Karaba-farma, afin qu'il la gère et
cultive au nom de l'Askia. On ne sait si ce litige autour de la plantation offerte à
Kati éclata du vivant de l'Askia Daoud ou aussitôt après sa mort, au cours de la
brève et orageuse période du règne de l'Askia Mohammed Bani. Nous ne
connaissons pas non plus la fin du litige ni exactement les arguments des parties en
présence. L'affaire nous étant contée par un petit-fils de Kati, c'est-à-dire un homme
qui s'y trouvait lui-même engagé, il n'est pas exclu qu'en l'insérant dans sa
chronique, il l'ait présentée de façon tendancieuse, en vue de renforcer d'autres
arguments, plus faibles. Quoi qu'il en soit, ce litige autour d'une propriété est un fait

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1. Ibidem.
2. T el-F, p. 237.

1654
DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

incontestable. Il en résulte, d'un côté, que le groupe social représenté par Valfa
Kati et son petit-fils (c'est-à-dire le groupe des oulémas) aspirait à entrer en
possession de terres et, de l'autre, que l'administration s'y opposait, ses représentants
ne voulant pas perdre les revenus qu'ils en tiraient. Cette résistance opposée par
l'administration à la volonté du prince ne peut s'expliquer que par la période de
désordres qui suivit la mort de l'Askia Daoud x. Mais elle traduit aussi le caractère
inhabituel de la donation. Le passage d'un bien de l'Askia aux mains de personnes
privées ne devait donc pas constituer un cas fréquent à l'époque. En revanche, il
ressort du contexte de ce litige que les représentants de l'administration d'État
géraient les terres de l'Askia. Bien que l'Askia en restât nominalement propriétaire,
ses domaines étaient, de par la coutume, attribués toujours aux personnes assumant
des fonctions d'État déterminées. Par contre, le don du « jardin des pauvres »,
déjà évoqué, présente un caractère tout différent de celui de Diangadia, ses récoltes
étant destinées, par l'Askia Daoud, aux pauvres de Tombouctou. La distribution
du riz relève du cadi de Tombouctou ; c'est donc lui qui est le vrai gérant des
revenus de ce domaine 2. L'Askia en reste le propriétaire, et le don fait de cette manière,
économiquement sans équivoque mais assez imprécis du point de vue juridique,
ne provoque aucune opposition. Sans doute la puissance des cadis de Tombouctou,
avec lesquels les représentants locaux de l'administration d'État ne se sentaient
pas de force à rivaliser, joua-t-elle un certain rôle en l'occurrence.
Nous avons encore un renseignement de plus, relatif au caractère de ces
donations. La chronique note l'arrivée, à la Cour de l'Askia Daoud, du gari-tia
(l'envoyé) Boukar. Il avait été dépêché à Dendi pour prendre posssession, au
profit de l'Askia, des biens de Moussa Sagansâro, décédé. Il opéra la saisie des esclaves
des deux sexes, du grain accumulé dans de nombreux boo, des troupeaux de bœufs,
_de moutons, de chevaux de trait et de selle, des harnais, des vêtements et des
armes 3. J. Rouch voit en Moussa Sagansâro un administrateur de même
rang que Missakoulallah 4. Cependant, le chroniqueur l'appelle « le serviteur de
l'Askia, diango Moussa Sagansâro », le titre diango dont la signification exacte
nous échappe, étant visiblement un titre honorifique, comme en témoigne le
contexte 5. Par contre, Missakoulallah est toujours présenté par le chroniqueur comme
« un esclave » de l'Askia. La différence est nette. Étant données les armes laissées
par Moussa Sagansâro, je le tiendrais plutôt pour un guerrier de l'Askia Daoud,
qui avait reçu son bien en récompense de quelques services inconnus. La
donation ne s'étendait pas, comme nous le voyons, à la descendance du bénéficiaire
puisque, après sa mort, le bien foncier revint au prince. Il est cependant possible
que certaines donations aient été héréditaires ; autrement, comment expliquer
l'intérêt porté par le petit-fils de Mahmoud Kati au domaine qu'avait reçu son
grand-père ? On voit, par tout ce qui précède, que le processus de formation de la
propriété foncière des guerriers et des oulémas ne faisait que débuter et ne se
déroulait pas, comme en témoignent les sources citées, sans contradictions, reculs, et
luttes internes au sein de la classe dirigeante.
Nous ignorons ce que fut l'évolution ultérieure de la propriété foncière. Les
domaines existent probablement encore au xvne siècle, puisque les auteurs de ce

1. Les deux chroniques décrivent la situation après la mort de Daoud. T el-F, pp. 218-296 ;
T es-S, pp. 184-231.
2. T el-F, p. 211.
3. T el-F, p. 191.
4. J. Rouch, Contribution..., p. 205 et note 21.
5. M. Malowist, Wielkiepanstwa.., p. 410, note 137, présente Moussa Sagansaro comme un noble.

1655
L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

temps, le petit-fils anonyme de Mahmoud Kati et es-Sadi, en parlent comme d'une


chose habituelle. Mais, à la suite de l'effondrement de l'État du Songhay, le
système de biens fonciers du prince, créé pour couvrir des besoins de l'administration
et de l'armée, s'effondra aussi. La faiblesse du pouvoir des pachas marocains, les
luttes internes et le chaos politique, ont conduit à l'éclatement de ce secteur,
cohérent et très efficient, de l'économie du Soudan occidental. La mention de domaines
disparaît des sources ; ils ont cessé d'exister, puisque n'existe plus la force qui les
avait créés, contrôlés et mis en valeur, c'est-à-dire l'État1.

Notre propos était d'examiner le caractère économique et l'organisation des


domaines des princes de l'État songhay ; mais le peu de sources dont on dispose
sur ce chapitre ne permettent pas, souvent, d'aller au delà des hypothèses.
D'une façon plus large, nous nous sommes aussi proposé d'utiliser les matériaux
des chroniques soudanaises pour des recherches comparatives sur la formation de
la propriété foncière. La manière la plus rationnelle consiste, me semble-t-il, à
comparer les domaines des princes du Songhay avec ceux du système féodal à ses
débuts en Europe.
Cette comparaison révèle plusieurs différences. L'absence d'un artisanat
distinct dans les domaines du Soudan occidental — une économie qui se réduit
principalement à la culture du riz — l'absence de la rente foncière en argent sont autant de
preuves d'un développement de plus bas niveau. On observe une nette
prédominance du souverain sur le groupe, encore faible, des potentats, les normes juridiques
ne sont que peu développées. Certaines différences découlent des conditions
géographiques locales (par exemple, les possibilités d'utiliser le transport fluvial, bon
rnarcbé au Soudan occidental"). Mais, à côté ds ces différences in^portcintes, ci
d'autres de moindre portée, on peut relever aussi une quantité de traits de
ressemblance.
De telles comparaisons ne peuvent évidemment s'effectuer que dans le cadre
d'hypothèses plus vastes, comparant des modèles de systèmes dans leur ensemble.
Ne peuvent en effet être comparées, comme le souligne la littérature des recherches
comparatives, que des structures entières, et non pas leurs fragments. Mais, d'un
autre côté, il semble légitime de partir d'une vaste hypothèse comparant des modèles
de systèmes, et de passer ensuite à la vérification de l'hypothèse au moyen de
recherches plus détaillées.
Un des problèmes discutés dans la littérature du sujet est celui du système socio-
économique du Soudan occidental à l'époque pré-coloniale. Certains auteurs y
voient des traits du mode de production asiatique, d'autres, des caractéristiques

1. Le pays des Uolofs présente un cas particulier. D'après Ca da Mosto, au xve siècle, il y avait
là des domaines des chefs Uolofs. Aux xvme-xixe siècles, selon les traditions locales, « les captives
mariées étaient tenues d'aller chaque année rendre hommage au maître avec vingt mesures de mil
d'environ 35 kilogs » ; voir R. Rousseau, « Le Sénégal d'autrefois. Étude sur les Oualo »,
Bulletin du Comité d'Études Historiques et Scientifiques de l'A.O.F., 1929, n° 1/2, p. 194. Pour les terres
riveraines de la boucle du Niger, depuis la moitié du xvne siècle on n'a pas démentions concernant
des domaines. Au xixe siècle et aujourd'hui domine le système des grandes familles qui cultivent
la terre commune collectivement.

1656
DOMAINES PRINCIERS AU SONGHAY M. TYMOWSKI

du système féodal x. M. Malowist, après avoir étudié l'histoire du Mali et du Songhay,


estime que leur système était celui du « féodalisme » naissant 2. Les recherches
effectuées par R. Karpinski sur le système ministerial et le rôle des échanges de
marché sont venues appuyer la thèse selon laquelle l'économie et la société du
Soudan occidental se rapprochaient, par leurs traits, du système féodal à ses débuts 3.
Ici même, je prendrai position dans ce débat : la formation des domaines des
Askia révèle, à mon avis, des traits proches du régime féodal naissant en Europe,
et cela aussi bien dans les lignes générales de ce processus que dans certains de
ses détails.
Les partisans, si je puis dire, du mode de production asiatique, peuvent arguer
du rôle décisif de l'État dans la création des domaines au Soudan occidental et dans
la circulation de leurs produits, qui s'effectuait non par la voie du commerce mais
par le biais de livraisons obligatoires et d'une répartition centralisée. Des éléments
d'un tel système existaient effectivement. Mais dans les sociétés européennes aussi,
l'État, à l'époque du féodalisme naissant, a joué un rôle dominant dans l'organisation
de la vie économique, et les féodaux ont imité les modèles créés par l'activité des
souverains. Il n'en fut pas autrement au Songhay. Une partie seulement des
produits de leurs domaines revenait aux princes et était distribuée à partir du centre.
Parallèlement, un commerce intérieur s'était développé, comme l'atteste l'existence
de l'institution de foires 4. La possession de domaines fonciers contribua à renforcer
un autre groupe de la classe dirigeante, à côté de la Cour et des chefs militaires.
Ce groupe était constitué par des enrichis, dans le genre de Missakoulallah.
Certains biens passaient, par le biais de dons, aux mains des oulémas, des guerriers
et autres. Leur « propriété » n'était cependant pas complète, car, s'ils avaient le
droit de disposer des récoltes et peut-être même de la terre, le bien n'en revenait
pas moins au prince après la mort du bénéficiaire, non sans que, probablement,
ses descendants n'essaient de se faire renouveler le même don à leur profit 5. Ainsi
donc, l'attitude d'une importante partie de la classe dirigeante envers la propriété
et l'exploitation de la terre offre nombre des traits qui caractérisent le féodalisme
naissant.
Il importe également de saisir le rôle joué, dans l'ensemble de l'économie du
Soudan occidental, par les domaines des princes du Songhay. Ces domaines
s'étaient développés sur les terrains limitrophes du Niger, où l'agriculture était
favorisée par les inondations du fleuve et les facilités de transport. D'où, sur ces
territoires, une colonisation plus rapide, une plus grande densité de population et,
par conséquent, l'apparition, du moins pour certains terrains proches du fleuve,

1. J. Suret-Canale, « Les sociétés traditionnelles en Afrique tropicale et le concept de mode


de production asiatique », La Pensée, X, 1964. Il existe plusieurs travaux concernant le «
féodalisme africain » comme le système de dépendance vassalique, de seigneur à vassal, de maître à sujets.
J. Lombard, Structures de type «féodal » en Afrique noire, Paris, 1965, chapitre IV, L'État féodal,
pp. 341-381 ; G. V. Kabore, « Caractère « féodal » du système politique mossi », Cahiers d'Études
Africaines. Vol. II, 1962.
2. M. Malowist, Wielkie panstwa... p. 202 etnote 123. L'auteur sesert du terme «féodalisme» pour
définir le système socio-économique. Voir aussi D. A. Olderogge, « Feudalism v Zapadnom
Sudane v XVI-XIX w », Sovetskaja Etnografia, 1957, n° 4, pp. 91-102.
3. R. Karpinski, Organizacja služebna... Du même auteur, Considérations...
4. Pour les marchés, voir T el-S, p. 24 ; R. Mauny, Tableau..., pp. 381-383 ; R. Karpinski,
Considérations..., p. 79.
5. Tel-F, p. 192 : les esclaves de Moussa Sagansaro appartenaient auparavant à son père.

1657

Annales (25* année, novembre-décembre 1970, n° 6) 11


L'HISTOIRE SAUF L'EUROPE

du problème de la propriété foncière. En revanche, ce problème ne se posa pas sur


les territoires éloignés du fleuve, et parfois même, dans des endroits proches du
fleuve mais peu fertiles, où la colonisation était moins dense et où demeurait
beaucoup de terre disponible. Les terrains de culture extensive, exploités dans le cadre
des grandes familles, étaient beaucoup plus vastes. Il ne faut donc pas oublier que
les domaines fonciers représentaient un phénomène nouveau et encore mineur,
qui se développait dans une société marquée par des rapports à caractère tribal et
un droit à la terre de caractère communautaire, les groupes des grandes familles
étant seulement tenus de livrer au prince, au guerrier ou à l'ouléma des
prestations en nature 1. La formation des domaines des princes et les premières donations
de domaines sont donc les symptômes d'une certaine tendance vers un système
socio-économique féodal, tendance représentant dans ce pays l'une des lignes
d'évolution possible. Il y eut là, sans doute, les débuts d'un processus qui ne devait jamais
l'emporter. Car la différence la plus marquante entre les domaines du Soudan
occidental et ceux de l'Europe du haut Moyen Age, réside dans la chronologie du
phénomène. Nous pouvons suivre la longue évolution des rapports socio-économiques
au Soudan occidental, depuis le viie siècle au moins, jusqu'au xvne, ce qui accuse
un développement bien lent 2. Ce n'est qu'entre le xive et le xvre siècle que se
formèrent au Soudan occidental des domaines fonciers à caractère pré-féodal, ainsi
que d'autres traits évoquant les débuts du système féodal. Et pourtant, le Soudan
occidental, quoique éloigné et isolé par le désert, n'en était pas moins lié par de
nombreuses attaches avec le monde musulman, voire, indirectement, avec
l'Europe, chrétienne. Ces liens entraînèrent des conséquences diverses. Lorsque, dans la
seconde moitié et à la fin du xvie siècle, le Soudan occidental dut faire face à une
double confrontation — économique et militaire — avec les pays plus développés,
la lente évolution des territoires situés sur le Niger se trouva interrompue. Le
renforcement et l'expansion de l'économie mondiale, la baisse du commerce
transsaharien de l'or et les exportations accrues d'esclaves (en conséquence de la
découverte de l'Amérique), et, d'autre part, l'invasion des Marocains en 1591, finirent
par détruire l'État du Songhay et, ce qui pire est, par étouffer les germes des
changements socio-économiques que nous avons essayé de retracer ici.

Michal Tymowski.

1. Déjà au temps de l'Askia Daoud nous trouvons une donation de gens, avec droit sur leurs
exploitations (Г el-F, pp. 212-215).
2. M. Malowist, « The Social and Economie Stability of the Western Sudan in the Middle
Ages », Past and Present, n° 33, April 1966, pp. 3-15. La discussion à ce sujet : A. G. Hopkins,
The Western Sudan in the Middle Ages : Underdevelopment in the Empires of the Western Sudan ;
M. Malowist, « Rejoinder », Past and Present, n° 37, July 1967, pp. 149-162.

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