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GOROVEI (Stefan) et SZÉKELY (Maria Magdalena), « Élites autochtones et

allogènes à l’aube de la principauté de Moldavie (XIVe-XVe siècles) », Élites


chrétiennes et formes du pouvoir. (XIIIe-XVe siècle), p. 177-191

DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06458-9.p.0177

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RÉSUMÉ – L’enquête des sources permet d’analyser la naissance des élites dans la
principauté de Moldavie au XIVe siècle et de suivre leur évolution au XVe siècle. Il n’y
avait, à cette époque-là, que des élites chrétiennes, car l ’accès aux charges (dans
l ’administration du pouvoir, centrale ou provinciale) et le droit de posséder des
domaines fonciers étaient réservés aux orthodoxes seuls. Les allogènes hétérodoxes
participaient largement à l ’administration des villes et pouvaient jouer un rôle
important dans d’autres services.

ABSTRACT – An examination of sources makes it possible to analyze the formation of an


elite in the Principality of Moldavia in the fourteenth century and follow their
evolution in the fifteenth century. At that time, there were only Christian elites, since
access to positions (in the administration of power, whether central or provincial) and
the right to own landed estates were reserved for the Orthodox alone. Heterodox
allogènes participated broadly in the administration of cities and were able to play an
important role in other services.
ÉLITES AUTOCHTONES ET ALLOGÈNES
À L’AUBE DE LA PRINCIPAUTÉ
DE MOLDAVIE (XIVe-XVe SIÈCLES)

La thématique du colloque « Élites chrétiennes et formes du pouvoir


en Méditerranée centrale et orientale (xiiie-xve siècle) » présente une
importance exceptionnelle pour l’histoire des Roumains en général et
pour leur histoire médiévale en particulier. Guy Chaussinand-Nogaret
conclut par ces mots l’introduction d’un livre devenu classique :
Écrire l’histoire des élites, c’est écrire l’histoire de la France même, car elles en
sont le miroir et renvoient son image ; histoire sociale et politique sans doute,
mais avant tout histoire des mentalités, des représentations et des symboles,
elle est d’abord un “lieu de mémoire” où se réfléchit la nation1.

C’est une observation que nous pourrions faire nôtre, en remplaçant


le nom de France par celui de Roumanie. Néanmoins, la tentative
d’aborder ce thème et de l’approfondir, dans le cadre d’une recherche
méthodique, serait une véritable aventure à cause des grandes difficultés,
parfois insurmontables, qu’elle présente ; de toute façon, elle impose à
l’aventurier de maîtriser parfaitement les sources qui, elles-mêmes, ne
sauraient être comprises en dehors d’une parfaite connaissance du sens
du développement de l’histoire roumaine2.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques explications prélimi-


naires nous semblent utiles, pour mieux comprendre ce qui doit suivre.
Puisque nous évoquons les « élites chrétiennes », il faut préciser dès le
1 Guy Chaussinand-Nogaret, « Introduction », Histoire des élites en France du XVIe au XXe siècle.
L’honneur – Le mérite – L’argent, dir. Guy Chaussinand-Nogaret, Paris, Tallandier, 1991,
p. 13.
2 C’est peut-être l’encombrante réalité qui explique l’absence des réunions scientifiques dédiées
à ce thème. Le programme international Les élites au haut Moyen Âge, à la suite duquel six
volumes d’études ont été publiés, serait l’exemple éminent pour un travail à venir.

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début que, dans le délai indiqué (xive-xve siècles), les principautés rou-
maines (la Moldavie et la Valachie) ne connaissent que des élites chré-
tiennes : les non-chrétiens – les « païens », comme on avait l’habitude
de les nommer – ne pouvaient accéder à aucune charge administrative.
Mais quels sont les païens à cette époque-là ? Les anciens « chevaliers
de la steppe » n’existaient plus : une partie des Coumans, christianisés
au xiiie siècle, avait pris la fuite en Hongrie, à l’arrivée des Tatares ;
une autre partie, restée sur place, s’était dissoute dans la masse des
Roumains autochtones3. Les Tatares avaient été réduits en esclavage4
lorsque la domination de la Horde d’Or fut supprimée par la fondation
même de la principauté que nous allons évoquer. Aux Ottomans, on
défendit – par les « capitulations » (ahd-nāme) – de s’établir en terre
roumaine et d’y acquérir des propriétés. Quant aux Juifs, on n’en voit
pas en Moldavie à cette époque.
Parmi les chrétiens eux-mêmes, l’accès aux charges (dans
l’administration du pouvoir, centrale ou provinciale) et le droit de pos-
séder des domaines fonciers étaient réservés aux orthodoxes seuls. Ceux
qui appartenaient à la confession latine, les catholiques (Allemands,
Hongrois, Sicules, Italiens) et les Arméniens pouvaient acquérir (par
achat ou par donation) des vignobles, des terrains et des maisons dans
les villes et ils avaient la permission de pratiquer librement leur pro-
fession. Ils étaient donc commerçants (surtout les Arméniens et les
Allemands, mais aussi les Italiens), vignerons (parmi les Hongrois et les
Allemands), artisans, orfèvres, usuriers etc. Par contre, les hétérodoxes
participaient largement à l’administration des villes5. Par exemple, à
3 Victor Spinei, The Romanians and the Turkic Nomads North of the Danube Delta from the
Tenth to the Mid-Thirteenth Century, Leiden-Boston, Brill, 2009, p. 152-156, 168-169, 358-
360. L’auteur observe que : despite more than four hundred years of co-habitation within the
Carpathian-Dniester region, there was no real symbiosis between Romanians and Turkic nomads
(p. 359).
4 Leur héritage est néanmoins saisissable tant dans la toponymie, que dans l’organisation
économique de la principauté moldave ; cf., par exemple, Nicoară Beldiceanu, Irène
Beldiceanu-Steinherr, « Note asupra birului, câtorva dregătorii din Principate şi robilor
tătari », Buletinul Bibliotecii Române – Freiburg, XIII (XVII)/1986, p. 1-16 (la version fran-
çaise, « Notes sur le Bir, les esclaves Tatars et quelques charges dans les pays Roumains »,
Raiyyet Rüsûmu. Essays Presented to Halil Inalcik on his Seventieth Birthday by his Colleagues
and Students, dir. Carolyn Gross, Cambridge MA, Harvard University Press, 1986 =
Journal of Turkish Studies, 10/1985, p. 7-14).
5 Laurenţiu Rădvan, At Europe’s Borders. Medieval Towns in the Romanian Principalities, trad.
Valentin Cîrdei, Leiden-Boston, Brill, 2010, p. 393-409, 426-431.

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Suceava, la capitale de la principauté, les Arméniens – qui formaient


là-bas la communauté la plus nombreuse, la plus puissante et la plus
riche – avaient leur propre conseil municipal, avec leur maire (şoltuz :
judex primarius, Schultheiss) qui siégeait à côté du maire roumain de la ville
(şoltuzul armenesc et şoltuzul românesc). Dans les villes où les catholiques
(Allemands et Hongrois) formaient la majorité, ils donnaient eux aussi
des maires et des conseillers (pârgari : échevins, Bürgermeister), comme
par exemple à Baia, Hârlău, Cotnari, etc.
Outre cette participation à l’administration locale, les allogènes
hétérodoxes jouaient un rôle très important en tant qu’experts, en
matière de finances ou de diplomatie. Par exemple, dans la seconde
moitié du xve siècle, pendant le règne d’Étienne le Grand (1457-1504),
un Génois, Dorino Cattaneo, fut nommé grand douanier de l’État. Il
se maria à Suceava et il semble qu’il eut des descendants en Moldavie,
puisqu’on retrouve son prénom, inusité chez les Roumains, porté par
un boyard moldave du xvie siècle6. Un Hongrois fut envoyé auprès du
pape Sixte IV, en 1475, pour les questions relevant de la croisade et
de l’Église catholique de Moldavie7, tandis qu’un Arménien, Xač‛ik
(Khatchik), fut l’ambassadeur du même prince Étienne auprès du khan
mongol Mengli Ghyraï (1501)8. On va revenir à cette question, parce
qu’elle touche de près un autre thème : l’assimilation des allogènes et
leur contribution à la formation des élites de la Moldavie médiévale.
Dans ces conditions, il va de soi que les grands serviteurs de l’État,
les administrateurs du pouvoir, ceux avec lesquels le prince partageait
l’exercice du pouvoir et le gouvernement du pays étaient recrutés seu-
lement parmi les orthodoxes : Grecs, Russes (pas les Russes de Moscou,

6 Ştefan Andreescu, « Genovezi pe “drumul moldovenesc” » [Génois sur la route « mol-


dave »], I ; Id., Din istoria Mării Negre. Genovezi, români şi tătari în spaţiul pontic în secolele
XIV-XVII [De l’histoire de la mer Noire. Génois, Roumains et Tatars dans l’espace
pontique aux xive-xviie siècles], Bucarest, Editura Enciclopedică, 2001, p. 102 ; voir
aussi Id., « În loc de postfaţă. Un vlăstar genovez printre boierii Moldovei ? » [En guise
de postface. Un rejeton génois parmi les boyards de Moldavie ?], Id., Din istoria…, op. cit.,
p. 302-305 ; Ştefan S. Gorovei, « Contribuţii prosopografice şi epigrafice. 1. Dorin pitarul
şi Tetraevanghelul său » [Contributions prosopographiques et épigraphiques. 1. Dorin le
pitar et son Tétraévangile], Studii şi Materiale de Istorie Medie, XXVIII/2010, p. 71-78.
7 Ştefan S. Gorovei, Maria Magdalena Székely, Princeps omni laude maior. O istorie a lui
Ştefan cel Mare [Princeps omni laude maior. Une histoire d’Étienne le Grand], Le Saint
Monastère de Poutna, 2005, p. 143-144.
8 Ibid., p. 375-376 et notes 612-614.

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mais les Ruthènes de l’ancien duché de Galicie, terra Haliciensis, qui


appartenait à l’époque au Royaume de Pologne), Lituaniens orthodoxes
et, bien sûr, Roumains autochtones. Une fois passés à l’orthodoxie, les
hétérodoxes gagnaient eux aussi les mêmes droits (et les mêmes devoirs)
et partageaient, en toute légitimité, les pouvoirs et les privilèges des
élites. On peut documenter de tels cas pour les xive-xve siècles. Le plus
éclatant et le plus limpide nous est offert par un document de 1410,
qui atteste les trois fils d’un certain Ghelebi Miclouş : ils s’appelaient
Domoncuş, Blaj et Iacob9. Le père, qui vécut au xive siècle, porte un
nom typiquement hongrois : Kelebi Miklós ; ses fils aussi : Domoncuş
(c’est Domokos, Dominicus, Dominique), Blaj (c’est Balázs, Blasius,
Blaise), Iacob (inconnu dans l’onomastique moldave), c’est Jakab. Mais à
l’époque, au moins un de ces trois frères était déjà intégré à l’aristocratie
moldave : il remplissait la charge de stolnic (sénéchal, dapifer), il était
donc noble moldave. Son fils Steţco (Stefan) le devint lui aussi : il fut
membre du conseil princier (de 1455 à 1468), haut dignitaire, riche
propriétaire terrien et souche de plusieurs familles nobles10.

Il est intéressant de regarder de plus près l’histoire de ce pays mol-


dave, dont on a déjà parlé maintes fois, puisque la naissance des élites
et la naissance de la principauté vont de pair, et il faut remonter jusqu’à
l’époque des fondateurs, les princes Dragoş et Bogdan.
Que signifie « l’aube de la principauté de Moldavie » ? Cette princi-
pauté prend sa place parmi les États de l’Europe centro-orientale au milieu
du xive siècle, à l’ombre d’un prince capétien qui était à l’époque roi de
Hongrie (1342-1382) et qui allait devenir en 1370 roi de Pologne : Louis
d’Anjou, plus connu comme Louis le Grand. Au carrefour de plusieurs
influences culturelles, la jeune principauté ne tarda pas à se forger ses
propres institutions, parfois d’une étonnante originalité, en observant
des modèles occidentaux et byzantins et en employant plus d’une fois
l’héritage des empereurs bulgares ainsi que des rois et empereurs serbes.
Mais la fondation même de la principauté fut l’œuvre des élites.
Dragoş, noble roumain du pays de Maramureş (terra Maramorosio), au
9 Documenta Romaniae Historica, A. Moldova, I, éd. C. Cihodaru, I, Caproşu, L. Şimanschi,
Bucarest, Editura Academiei, 1975, p. 40, no 28.
10 Maria Magdalena Székely, « Familii de boieri din Moldova de origine transilvăneană
(secolele XIV-XVI) » [Familles de boyards moldaves originaires de Transylvanie (xive-
xvie siècles)], Arhiva Genealogică, I (VI)/1994, 1-2, p. 98.

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nord de la Transylvanie, fut le capitaine délégué par Louis le Grand


(1347)11 pour combattre et pourchasser les Tatares des terres à l’est des
Carpates orientaux, terra ultra montes nivium. À l’abri des montagnes,
il put étendre son contrôle et « possessioner » les plus fidèles de ses
compagnons. Un vaste territoire a conservé le souvenir de cette première
prise de possession (jus gladii) et de l’implantation de guerriers venus
de Transylvanie (Roumains, Sicules, Hongrois), récompensés pour leurs
mérites – le Champ de Dragoş (Campus Dragossii)12. On y retrouve les
traces de ces anciens domaines et seigneurs jusqu’au xvie siècle. Cette
continuité ne fut pas sans favoriser la puissante survivance des traditions
concernant le prince Dragoş, ses combats contre les Tatares et, bien
sûr, la « chasse rituelle » (selon l’expression de Mircea Eliade13) qui fut
à l’origine du nom du pays (terra Moldaviensis) et de ses armoiries (la
rencontre d’aurochs14).
11 Pour la chronologie de cette étape, voir : Ştefan S. Gorovei, « L’État roumain de l’est des
Carpates : la succession et la chronologie des princes de Moldavie au xive siècle », Revue
Roumaine d’Histoire, XVIII/1979, 3, p. 473-506, ainsi que (en roumain) « Cu privire la
cronologia primilor voievozi ai Moldovei », Revista de Istorie, 32/1979, 2, p. 337-345. Ces
deux études ont été reprises dans Id., Întemeierea Moldovei. Probleme controversate [La fon-
dation de la Moldavie. Questions controversées], Iaşi, Editura Universităţii « Alexandru
Ioan Cuza », 1997 (nouvelle édition, 2015).
12 Sur ce sujet, voir Costică Asăvoaie, « Observaţii şi precizări privitoare la Câmpul lui
Dragoş » [Observations et précisions concernant le Champ de Dragoş], I et II, Arheologia
Moldovei, XVII/1994, p. 271-279, et XIX/1996, p. 221-246.
13 Cf. Mircea Eliade, « Dragoş et la “chasse rituelle” », Revue des Études Roumaines, XI-XII/1969
(repris, « Le prince Dragoş et la “chasse rituelle” », dans Id., De Zalmoxis à Gengis Khan,
Paris, Payot, 1970).
14 La Moldavie a conservé ses armoiries jusqu’à son union avec la Valachie (1859) ; les
armoiries de la Roumanie moderne les ont incorporées. Les territoires détachés de
l’ancienne principauté (la Bucovine intégrée en 1775 dans l’Empire des Habsbourg et la
Bessarabie intégrée en 1812 dans l’Empire des Romanoff) ont conservé eux aussi le même
emblème. Par contre, la dynastie portait, au xive siècle, des armoiries qui évoquaient
l’ancienne relation de Bogdan Ier avec les rois Angevins de Hongrie – parti : fascé au
premier, semé de France au second – à la seule différence qu’on a substitué l’or et la
gueule des fasces hongroises avec l’argent et le sinople. Les lys d’or perdurèrent dans les
armoiries dynastiques jusqu’au milieu du xvie siècle. Voir, à ce sujet : Ştefan S. Gorovei,
« Les armoiries de la Moldavie et de ses princes régnants (xive-xvie siècles) », Recueil
du 11e Congrès International des Sciences Généalogique et Héraldique. Liège, 29 mai-2 juin
1972, Braga, 1973, p. 263-270. Ces armoiries princières ont connu une évolution très
intéressante, mais assez obscure, jusqu’à la grande « synthèse héraldique » d’Étienne le
Grand (attestée en 1494), avec plusieurs meubles dont la signification a provoqué une
véritable controverse : J.-N. Mănescu, « Considérations sur les armes de la Moldavie aux
xive et xve siècles », Recueil d’études généalogiques et héraldiques roumaines, Bucarest, 1982,
p. 48-69 ; Dan Cernovodeanu, « Les reflets des armes royales de Hongrie sur les armes

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Chasseur des Tatares et libérateur du pays moldave, où la tradition


le considère comme le premier prince (quoiqu’il ne le fut pas), il resta,
pourtant (tout comme son fils et successeur), vassal du grand roi angevin.
Par contre, Bogdan Ier – lui aussi noble roumain de Maramureş, ancien
voïvode des Roumains de ce pays et ancien vassal des rois angevins de
Hongrie, mais révolté contre leur suzeraineté et devenu infidelis notorius
de Louis le Grand – eut l’initiative d’une descente au-delà des Carpates
(1363), minutieusement et secrètement préparée. Avec ses compagnons –
des petits seigneurs roumains de Maramureş et leurs suivants (serviteurs
et soldats) – Bogdan chassa la famille de Dragoş et s’empara du pouvoir :
Bogdan Waywoda […] coadunatis sibi wolachis […] in terram Moldaviae […]
clandestine recessit15. Terre de croisade, soit contre les infidèles Tatares,

dynastiques des princes de Moldavie (xive-xvie siècles) », Comunicaciones al XV Congreso


de las Ciencias Genealógica y Heráldica, Madrid, 19-26.IX.1982, I, Madrid, 1983, p. 391-
428 ; autres opinions : Ştefan S. Gorovei, « Armoiries et rapports politiques : le “cas” des
princes moldaves au xive siècle », Revue Roumaine d’Histoire, XXIII/1984, 2, p. 117-128.
Le dernier point de vue : Ştefan S. Gorovei, « Stema lui Ştefan cel Mare. Observaţii,
interpretări, explicaţii » [Les armoiries d’Étienne le Grand. Observations, interprétations,
explications], Polychronion. Profesorului Nicolae-Şerban Tanaşoca la 70 de ani [Polychronion.
Mélanges offerts au Professeur Nicolae-Şerban Tanaşoca à l’occasion de ses 70 ans], dir.
Lia Brad Chisacof et Cătălina Vătăşescu, Bucarest, Editura Academiei, 2012, p. 243-262.
15 Le récit du passage de Bogdan en Moldavie forme le chapitre xlix de la chronique de
l’archidiacre Jean de Kükülő ou de Târnave (Küküllei János). Le voici en entier : Hujus
etiam tempore, Bogdan, Waywoda Olachorum de Maramorosio, coadunatis sibi olachis ejusdem
districtus, in terram Moldaviae, coronae regni Hungariae subjectam, sed a multo tempore, propter
vicinitatem Tartarorum, habitatoribus destitutam, clandestine recessit ; et quamvis per exercitus
ipsius regis saepius impugnatus extitisset, tamen, crescente magna numerositate Olachorum,
inhabitantium illam terram, in regnum est dilatata (Scriptores Rerum Hungaricarum veteres ac
genuini, éd. J. G. Schwandtner, I, 1765, Tyrnau, Typ. Coll. Acad. Soc. Jesu, p. 317). Un
diplôme du roi Louis du 2 février 1365 raconte le passage de Bogdan en Moldavie, pour
annoncer la confiscation des domaines : a Bokdan voyvodam et suis filiis, nostris videlicet
infidelibus notoriis, ob ipsorum detestandam infidelitatis notam, eo quod idem Bokdan et filii sui,
fulminate dyabulo, humani generis inimico, qui cor eorum tela sue nequicie et fraudis venenosus
graviter saucians, adhoc eis persuasit, ut a veritatis via et debite fidelitatis constancia pluries
deviantes, de dicto regno nostro Hungarie in pretactam terram nostram Molduanam clandestine
recedentes, eandem in nostre maiestatis contumeliam moliuntur conservare… (Documenta histo-
riam Valachorum in Hungaria illustrantia, éd. Em. Lukinich, L. Gáldi, A. Fekete Nagy,
L. Makkai, Budapest, Études sur l’Europe Centre Orientale / Ostmitteleuropäische
Bibliothek, dirigées par É. Lukinich, no 29, 1941, p. 178-181, no 141. Autres éditions :
Hurmuzaki-Densuşianu, Documente privitoare la istoria românilor [Documents concernant
l’histoire des Roumains], I, 2, Bucarest, Stabilimentul Grafic I. V. Socec, 1890, p. 94,
no LXX ; I. Mihályi de Apşa, Diplome maramureşene din secolele XIV şi XV [Chartes de
Maramureş du xive et xve siècles], Sziget, Tipografia lui Meyer şi Berger, 1900, p. 56-58,
no 29 ; Documenta Romaniae Historica, D. Relaţii între Ţările Române, I, éd. Ştefan Pascu,

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soit contre les Roumains schismatiques, terra Molduana est devenue


un regnum : illa terra in regnum est dilatata. Bogdan fonda l’État et son
indépendance, ainsi que la dynastie qui va régner plus de deux siècles.
Pour les Orientaux (les Turcs, par exemple), la Moldavie a toujours été
Bogdania, selon le nom du prince fondateur. Avec lui, une nouvelle
catégorie de seigneurs guerriers prit place à côté des autres élites, plus
anciennes, de ces territoires. Il semble qu’il soit possible de les identifier
sous le nom de viteji, d’après le nom hongrois vitéz. L’institution des vitéz
fut renforcée dans les dernières décennies du xve siècle, au temps des
grands combats que le prince Étienne le Grand dut porter contre ses
ennemis16. Une chronique moldave, écrite en allemand à cette époque,
permet d’identifier les vitéz avec les chevaliers (Ritter). Il s’agit, donc,
d’une véritable création de toute une élite guerrière, par les premiers
princes de Moldavie. On peut dénicher leur existence dans les documents
vers la fin du xive siècle et au commencement du xve. En 1395, comme
en 1399, plusieurs vitéz siégeaient au conseil princier, comme Costea
Viteazul, Grozea Viteazul, Dragoş Viteazul, Drăgoi Viteazul. À côté
d’eux, Ivaniş (ou Ioanăş) Viteazul permet d’entrevoir son origine tran-
sylvanienne : il ne saurait être qu’un Ioan nommé à la hongroise János.
Presque tous sont à l’origine de plusieurs grandes familles nobles de la
Moldavie médiévale. En même temps, il semble possible d’identifier les
descendants des grands seigneurs territoriaux antérieurs à la fondation de
l’État, ceux que le pape Clément IV nommait, le 29 mars 1347, potentes
illarum partium17. Dans le même laps de temps, on trouve, parmi les
membres du conseil princier, des boyards qui confirment la validité des
actes, ensemble avec leurs frères ou leurs fils, ou bien encore avec leurs
frères et leurs fils. Les médiévistes sont d’avis – et nous partageons cette
opinion – qu’il s’agit des descendants d’anciennes petites dynasties locales,
Constantin Cihodaru, Konrad G. Gündisch, Damaschin Mioc, Viorica Pervain, Bucarest,
Editura Academiei, 1977, p. 80-83, no 43 ; Documenta Romaniae Historica, C. Transilvania,
XII, éd. Aurel Răduţiu, Viorica Pervain, Sabin Belu, Ioan Dani, Marionela Wolf, Bucarest,
Editura Academiei, 1985, p. 398-401, no 382).
16 Constantin Crăescu, « Vitejii lui Ştefan cel Mare » [Les viteji d’Étienne le Grand], Analele
Putnei, I/2005, 1, p. 53-60.
17 A. Theiner, Vetera monumenta historica Hungariam sacram illustrantia, I, Rome, 1859, p. 737,
no MCVII ; Hurmuzaki-Densuşianu, Documente…, op. cit., I, 2, p. 5, no IV ; Urkundenbuch
zur Geschichte der Deutschen in Siebenbürgen, II, éd. Franz Zimmermann, Carl Werner,
Georg Müller, Hermannstadt, 1897, p. 40, no 621 ; Documenta Romaniae Historica, D, I,
p. 63, no 34.

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soumises aux princes fondateurs qui les avaient associées à l’exercice du


pouvoir : une sorte d’Uradel (médiatisée, selon l’expression de Georges
Brătianu) à côté d’une « noblesse d’épée » récemment créée. La pos-
session des domaines – hérités ou octroyés – a conféré aux membres
de ces trois catégories différentes de seigneurs territoriaux18 l’accès aux
charges et aux dignités les plus importantes de l’État : les conseillers
du prince ainsi que ses représentants dans les villes (qui appartenaient
au prince, tout en jouissant d’une large autonomie) étaient recrutés
parmi eux. Fournir les élites militaires était aussi leur privilège : les
chefs de l’armée ainsi que les commandants des forteresses siégeaient,
d’ailleurs, au conseil princier. Il en est de même pour les élites lettrées,
qui formaient le personnel de toute l’administration, surtout des chan-
celleries, et en particulier de la chancellerie princière (dïaks, logothètes,
grammatiki)19. Les dignitaires ecclésiastiques – l’archevêque du pays et
les évêques, ainsi que les higoumènes des grands monastères – ont dû
également appartenir à cette aristocratie terrienne et militaire20. Quant
au clergé séculier, on a pu démontrer que les prêtres provenaient des
mêmes familles nobles qui possédaient les terres (des cadets de familles
aristocratiques)21. L’emprise territoriale a donc effectivement conféré un
18 On les appelle boyards (boïars), mais ce mot désigne tant les nobles (tout court) que les
dignitaires. Le prince Démètre Cantemir (1673/1674-1723), dans sa Descriptio Moldaviae,
témoigne de cette ambiguïté en employant deux mots différents : nobiles et baroni. Voir, à
ce sujet, Ştefan S. Gorovei, « Dimitrie Cantemir şi boierimea Moldovei. Interesul pentru
strămoşi » [Démètre Cantemir et la noblesse de Moldavie. L’intérêt pour les ancêtres],
Dimitrie Cantemir. Perspective interdisciplinare [Démètre Cantemir. Perspectives interdis-
ciplinaires], dir. Bogdan Creţu, Iaşi, Editura Institutului European, 2012, p. 133-144.
19 I. C. Miclescu-Prăjescu, « Uricarii moldoveni până la Ştefan cel Mare » [Les dïaks moldaves
jusqu’au temps d’Étienne le Grand], ms ; Silviu Văcaru, « Scriitori de acte din cance-
laria domnească a lui Ştefan cel Mare » [Copistes des actes de la chancellerie princière
d’Étienne le Grand], Ştefan cel Mare la cinci secole de la moartea sa [Étienne le Grand à cinq
siècles depuis sa mort], dir. Petronel Zahariuc et Silviu Văcaru, Iaşi, Editura Alfa, 2003,
p. 93-107 ; Id., Diecii Ţării Moldovei în prima jumătate a secolului al XVII-lea [Les dïaks
de Moldavie pendant la première moitié du xviie siècle], Iaşi, Editura Junimea, 2006.
20 Ştefan S. Gorovei, « Originea socială a înaltului cler monahal » [L’origine sociale du haut
clergé régulier], Arhiva Genealogică, II (VII)/1995, 3-4, p. 183-190.
21 Bogdan-Petru Maleon, Clerul de mir din Moldova secolelor XIV-XVI [Le clergé séculier de
Moldavie aux xive-xvie siècles], Iaşi, Editura Universităţii « Alexandru Ioan Cuza », 2007 ;
Cătălin David, « Studiu asupra proprietăţii funciare a preoţilor de mir în secolele XV-XVI »
[Étude concernant la propriété foncière du clergé séculier aux xve-xvie siècles], Carpica,
XXXVIII/2009, p. 74-92 et Id., « Studiu asupra evoluţiei stăpânirilor familiilor preoţilor de
mir, în prima jumătate a secolului al XVII-lea » [Étude concernant l’évolution des propriétés
foncières du clergé séculier dans la première moitié du xviie siècle] (sous presse).

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ÉLITES À L’AUBE DE LA PRINCIPAUTÉ DE MOLDAVIE 185

rôle éminent aux boyards moldaves, qui ont constitué, quelques siècles
durant, le véritable rempart de la principauté22.

Comment distinguer, dans cette foule de boyards, leur origine eth-


nique ou celle de leurs ancêtres ? Au moment où ils font leur apparition
dans les documents, ils sont déjà tous assimilés. Ce qui reste, pourtant,
c’est le nom. Attestés soit directement, par les mentions de leurs por-
teurs, soit indirectement, par les noms des villages qu’ils avaient fondés
bien auparavant, les noms peuvent fournir des indications précieuses et
uniques. En observant les noms, on a pu retrouver un bon nombre de
Moldaves originaires de Transylvanie – Roumains, Hongrois, Sicules23.
Quelques exemples suffiront. Les villages qui s’appellent Antăleşti,
Laslăoani, Miclăuşeni ou Şendreni (Şendriceni) tiennent leurs noms des
anciens maîtres et fondateurs qui s’appelaient Ántál, László, Miklós ou
Sándor, c’est-à-dire Antoine, Ladislas, Nicolas, Alexandre. De ce point
de vue, une situation exceptionnelle, particulièrement intéressante, est
dévoilée par deux documents datant de 1411.
Le prince Alexandre le Bon (1400-1432) fit don d’un village, nommé
Tamărtăşăuţi, à un certain Şoldan Petru, à son épouse, fille du pan Giulea
et à leurs enfants, ainsi qu’au frère de Petru, Miclouş24. Examinons de
plus près les noms. Le titulaire de la donation princière et son frère portent
des noms à la hongroise. Ils ne sont pas encore des boyards, puisque
seulement le beau-père – qui s’appelle Giulea, c’est-à-dire Gyula – est
pan (dominus, seigneur). Le nom du village évoque, sans aucun doute, la
famille de l’ancien maître tatare, Temirtaš (pierre de fer !), déchue au
cours des campagnes qui avaient conduit à la fondation de l’État. Le
village abritait encore des Tatares, mais réduits en esclavage : le prince
se réservait le droit de retirer cinq « habitations » (le document évoque
dvor, cours) de Tatares pour en faire don à un couvent. La succession des
noms établit la succession des élites. Quelques décennies plus tard, le
village change lui aussi de nom, pour s’appeler Şoldăneşti.

22 Pour le rôle des boyards roumains tout au long de l’histoire roumaine, cf. Neagu Djuvara,
« Les “grands boïars” ont-ils constitué dans les Principautés Roumaines une véritable
oligarchie institutionnelle et héréditaire ? », Südost-Forschungen, XLVI/1987, p. 1-56.
23 Maria Magdalena Székely, « Familii… », art. cité, p. 95-104 ; Id., « O familie de secui
în Moldova : Seachileştii » [Une famille de Sicules en Moldavie : les Seachil], Arhiva
Genealogică, II (VII)/1995, 3-4, p. 19-22.
24 Documenta Romaniae…, éd. citée, I, p. 42-44, no 30. Voir aussi p. 44-45, no 31.

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186 ŞTEFAN S. GOROVEI ET MARIA MAGDALENA SZÉKELY

À l’extrême nord du pays, près de la frontière qui séparait autrefois la


Moldavie du royaume de Pologne, une très vieille église (aujourd’hui en
Ukraine) fut bâtie, au commencement du xve siècle (ou même plus tôt),
par un boyard nommé Vitolt – c’est le lituanien Vytautas25. D’autres
boyards ont été appelés du même nom ; les villages qu’ils ont fondés
ont d’ailleurs pris leur nom : Vitolteşti.
L’origine d’un boyard important, présent dans les documents entre
1393 et 1413, a été établie tout récemment : Stanislas Rotompan, dont
la famille était originaire de Silésie26 et qui fit souche en Moldavie. Les
Rotompan ont survécu jusqu’au xixe siècle, le toponyme de plusieurs
villages en témoigne (Rotopăneşti).
Un personnage hautement intéressant de la Moldavie d’Étienne le
Grand et de son successeur, est Ioan Tăutu, grand chancelier pendant
trente-six années (1475-1511)27, qui représentait la quatrième ou cin-
quième génération d’une famille d’origine slovaque, comme l’indique
son nom, Tóth. D’ailleurs, les documents attestent l’existence d’un
village nommé Tăuţi, ce qui suggère l’établissement en Moldavie au
xive siècle de tout un groupe de tóth – venus, sans doute, comme soldats
de l’armée du roi de Hongrie28.

Il ne faut pas non plus négliger les élites urbaines. Les gens les plus
riches des villes étaient surtout des allogènes, anciennement établis, ou
parfois, de plus fraîche date. Parmi eux, les Arméniens sont attestés en
25 Dimitrie Dan, Lujenii. Biserica, proprietarii moşiei, satul şi locuitorii lui [Lujeni. L’Église,
les propriétaires du domaine, le village et ses habitants], Czernowitz, 1893.
26 Alexandru Pînzar, « Originea lui Stanislav de Ielova – Rotompan. O ipoteză » [L’origine
de Stanislas de Ielova – Rotompan. Une hypothèse], Acta Moldaviae Septentrionalis, X/2011,
p. 34-43. La famille de ce noble moldave était peut-être venue de Silésie dans l’entourage
du duc Ladislas de Opole (Władysław Opolczyk), par deux fois gouverneur de la Galicie.
27 Personnage de premier rang de l’histoire moldave, il fut le meilleur spécialiste des rela-
tions avec la Pologne et surtout avec l’Empire ottoman, au temps d’Étienne le Grand et
de son successeur, Bogdan III. Pour sa cour, il fit bâtir une somptueuse église, qui servit
de nécropole pour lui et sa famille, ainsi que pour ses descendants jusqu’au xviie siècle.
Cf. Ştefan S. Gorovei, « Une ancienne famille moldave : le logothète Tăutu et sa descen-
dance », 12. Internationaler Kongreß für genealogische und heraldische Wissenschaften, München
1974. Kongreßbericht. Band G, Stuttgart, 1978, p. 157-163 ; Id., « Activitatea diplomatică
a marelui logofăt Ioan Tăutu » [L’activité diplomatique du grand chancelier Ioan Tăutu],
Suceava. Anuarul Muzeului Judeţean, V/1978, p. 237-251.
28 Ştefan S. Gorovei, « Contribuţii la genealogia familiilor Tăutu şi Callimachi » [Contributions
à la généalogie des familles Tăutu et Callimachi], Analele Ştiinţifice ale Universităţii
« Alexandru Ioan Cuza » din Iaşi. Istorie, LIX/2013, p. 99-119.

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ÉLITES À L’AUBE DE LA PRINCIPAUTÉ DE MOLDAVIE 187

Moldavie depuis 1386 mais, sans l’ombre d’un doute, ils y étaient déjà
établis depuis quelques décennies : en 1380, un archevêque avait été
nommé à la tête du diocèse de Lvov pour les Arméniens de Galicie et
de Moldavie29.
La plus « cosmopolite » des villes moldaves était, à cette époque,
Moncastro (Akkerman, Cetatea Albă, aujourd’hui en Ukraine) : y
étaient représentés les peuples qui pratiquaient le commerce dans les
régions de la mer Noire. Le célèbre écrivain, diplomate et voyageur
Ghillebert de Lannoy (c. 1386-1462) en témoigne : « une ville fermée
et port sur laditte mer Maiour, nommée Mancastre ou Bellegard, où il
habite Gènenois, Wallackes et Hermins30 ». Encore faut-il y ajouter les
Grecs, attestés par les documents. Cette fameuse cité marchande tomba
entre les mains des Turcs en 1484, à la suite de la campagne du sultan
Bajazet II31. Ses archives ont disparu à cette occasion, mais pour ce qui
concerne quelques décennies de ce xve siècle, les archives génoises et
les registres de la ville de Lvov peuvent fournir des informations utiles
pour la connaissance des élites urbaines.

29 G. Petrowicz, « I primi due Arcivescovi di Leopoli », Orientalia Christiana Periodica,


XXXIII/1967, p. 111-113. La bulle du catholicos Théodore II (1381-1393), émise à Sis, le
18 août 1388, pour confirmer Yovhannēs (Ohanes) Nasredinian au siège de l’Archevêché de
Lvov, mentionne expressément la communauté arménienne de Suceava (Ibid., p. 115-116).
Quelques années plus tard, ce Yovhannēs vint en Moldavie et fut reçu à la cour d’Alexandre
le Bon, qui lui offrit de siéger à côté de lui, dans la forteresse de Suceava, et lui soumit
les églises et les prêtres des communautés arméniennes de toute la Moldavie (Documenta
Romaniae…, éd. citée, I, p. 21-22, no 14. Le document fut trouvé par l’historien roumain
P. P. Panaitescu avant la Seconde Guerre Mondiale dans les archives de l’Archevêché de
Lvov).
30 Œuvres de Ghillebert de Lannoy, voyageur, diplomate et moraliste, éd. Ch. Potvin, avec des
notes géographiques et une carte de J.-C. Houzeau, Louvain, Imprimerie de P. Et J. Lever,
1878, p. 59.
31 Voir les études fondatrices de Nicoară Beldiceanu, « La campagne ottomane de 1484 :
ses préparatifs militaires et sa chronologie », Revue des Études Roumaines, V-VI/1960,
p. 67-77 et « La conquête des cités marchandes de Kilia et de Cetatea Albă par Bayezid
II », Südost-Forschungen, XXIII/1964, p. 36-90 ; les deux études ont été réimprimées
dans le recueil du même auteur, Le monde ottoman des Balkans (1402-1566). Institutions,
société, économie, Londres, Variorum Reprints, 1976, nos V et VI ; Hans Joachim Kissling,
« Einige Bemerkungen zur Eroberung Kilia’s und Aqkermân’s durch die Türken (1484) »,
Beiträge zur Südosteuropa-Forschung. Anlässlich des I. Internationalen Balkanologenkongresses in
Sofia, 26.VIII.-1.IX.1966, Munich, Rudolf Trofenik, 1966, p. 331-338. Bibliographie plus
récente concernant ce sujet : Ştefan S. Gorovei et Maria Magdalena Székely, « Autour des
relations moldo-ottomanes », Medieval and Early Modern Studies for Central and Eastern
Europe, V/2013, p. 167, note 63.

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188 ŞTEFAN S. GOROVEI ET MARIA MAGDALENA SZÉKELY

Les Allemands et les Hongrois dans des villes comme Baia (Civitas
Moldaviensis, Stadt Mulde, première capitale de la Moldavie : caput
ipsius patriae), Hârlău (Civitas Bachlovia) ou Cotnari, et les Arméniens à
Suceava ont pu constituer un véritable patriciat, dont on peut suivre les
généalogies et les activités (même dans le domaine culturel)32.

Nous avons présenté, en début de ce succinct exposé, les difficultés


d’une recherche méthodique concernant les élites moldaves aux xive-
xve siècles, assimilant cela à une véritable aventure. Il convient ici de
revenir sur nos propos.
Il s’agit, en premier lieu, des sources. Durant l’intervalle de l’enquête,
nous disposons d’environ 875 documents datés entre 1384 et 1504 (la
mort d’Étienne le Grand). Le nombre peut paraître considérable, mais
en même temps il ne faut pas négliger le caractère de ces documents.
À quelques exceptions près, ce sont des chartes princières concernant
uniquement la propriété des terres. Elles sont sorties de la chancellerie
des princes pour confirmer les ventes et les achats, les héritages et les
partages, ainsi que les donations faites par les souverains aux monas-
tères ou aux personnes ayant mérité de telles récompenses. À part ces
documents de politique intérieure, il y a encore quelques dizaines de
documents destinés à l’étranger : correspondance des princes, traités
diplomatiques ou privilèges accordés aux marchands de Pologne ou
de Transylvanie. Ce sont les seules sources écrites utilisables pour une
enquête portant sur les élites. Pas de grandes chroniques, de papiers
familiaux, de livres de comptes, de registres cadastraux ou paroissiaux,
d’enregistrements des procès, d’actes notariés…
Cette situation exceptionnelle s’explique par la destruction des archives
d’État et de celles des villes : seuls les familles nobles et les monastères
ont conservé leurs archives, même endommagées. Il s’agit d’une unila-
téralité déconcertante des sources, qui ne permet pas à l’historien d’aller
très loin dans ses investigations. Pour compenser, il faut faire appel à
d’autres sources, par exemple les sceaux (parfois armoriés), les tableaux
votifs et les dalles funéraires conservées dans les églises bâties par les
boyards ou les princes du pays.
32 Cf. Ştefan S. Gorovei, « Cu privire la patriciatul orăşenesc în Moldova medievală. Câteva
observaţii preliminare » [À propos du patriciat des villes en Moldavie médiévale. Quelques
observations préliminaires], Anuarul Institutului de Istorie şi Arheologie « A. D. Xenopol »,
XXV/1988, 1, p. 253-265.

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ÉLITES À L’AUBE DE LA PRINCIPAUTÉ DE MOLDAVIE 189

Étant donné la longue durée des phénomènes historiques en question,


on utilise souvent, et avec beaucoup de succès, les analogies : les xvie et
xviie siècles offrent une plus grande quantité de documents de toutes
sortes, grâce auxquelles l’étude des élites devient plus aisée.
L’argumentaire scientifique proposé aux participants de ce colloque
recommande de « prendre en considération les outils utiles à la recons-
titution et à l’identification de ces élites et des lignages des territoires
envisagés, tels que les travaux concernant l’apparition des noms de famille,
la généalogie ou la prosopographie ». Malheureusement, cette exhortation
ne saurait être suivie par les médiévistes roumains à cause de l’absence
presque totale des dits outils. Il nous faut expliquer cette situation, dans
laquelle on peut percevoir le lourd héritage du communisme. La généa-
logie est la principale voie pour étudier et comprendre les élites ; mais,
durant de longues années, les recherches généalogiques furent laissées de
côté, parce que « la morale prolétaire » les avait identifiées et dénoncées
comme préoccupations nobiliaires ou bourgeoises, incompatibles avec les
nouvelles directions de l’historiographie. Il n’y a donc pas de recherches
généalogiques, de prosopographie, ou encore d’études concernant les élites.
Ce ne fut qu’en 1971, à la fin d’un dégel temporaire et de très courte durée,
que la prosopographie fit ses timides débuts, avec un Dictionnaire des hauts
dignitaires des xive-xviie siècles. L’auteur, un éminent médiéviste, a dû
justifier son ouvrage qui enfreignait l’idéologie communiste à la lumière
de laquelle il était indiqué de questionner l’histoire : « On sait que la
grande noblesse a été la couche dirigeante dans les États médiévaux de
Valachie et de Moldavie ; par conséquent, on ne peut pas étudier sérieu-
sement l’histoire politique de ces États sans connaître la noblesse et les
relations de ses membres, problèmes peu investigués ces derniers temps33 ».
Une manière de se justifier qui peut paraître aujourd’hui assez étrange…
La prosopographie n’est devenue une véritable direction de recherche
qu’après la parution, en 2002, d’un livre portant sur les conseillers du
prince Pierre Rareş34, qui a permis notamment de mettre en valeur,
33 Nicolae Stoicescu, Dicţionar al marilor dregători din Ţara Românească şi Moldova. Sec. XIV-
XVI [Dictionnaire des hauts dignitaires de Valachie et de Moldavie. xive-xvie siècles],
Bucarest, Editura Enciclopedică Română, 1971, p. 5.
34 Maria Magdalena Székely, Sfetnicii lui Petru Rareş. Studiu prosopografic [Les conseillers de
Pierre Rareş. Étude prosopographique], Iaşi, Editura Universităţii « Alexandru Ioan
Cuza », 2002. Pierre Rareş, prince de Moldavie en 1527-1538 et 1541-1546, a été le fils
(bâtard) d’Étienne le Grand et continuateur de la dynastie.

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190 ŞTEFAN S. GOROVEI ET MARIA MAGDALENA SZÉKELY

d’une manière très concrète et convaincante, les vertus de cette scienza


nuova pour l’étude du Moyen Âge35. Peu à peu, cette direction a gagné
des sympathisants, mais surtout pour des époques plus tardives ; le
Moyen Âge reste toujours très éloigné.
Mais c’est justement pour le Moyen Âge, dans le but d’avoir une
image assez claire des structures familiales, des systèmes de parenté, des
transferts patrimoniaux, de la formation et de l’évolution des réseaux
aristocratiques, de la continuité et des changements de cette aristocratie
même, que les enquêtes généalogiques sont indispensables et irrempla-
çables. Car comme l’a écrit le comte Wipertus-Hugo Rudt de Collenberg :
L’histoire du Moyen Âge est définie principalement par les liens de parenté
et par le sang qui créent le treillis aux relations politiques, religieuses et
culturelles ; ils décident aussi le caractère, l’hérédité, les possibilités offertes
et les influences qui s’exercent sur des personnes destinées à jouer un rôle
dans l’histoire36.

La formation des noms de famille et l’héritage des prénoms attendent


eux aussi, pour être mieux compris, les éclaircissements que seule la
généalogie peut apporter. Malheureusement, quoique la méthodologie
généalogique se soit imposée avec force en Roumanie, surtout ces der-
nières années (grâce aux congrès organisés à Iaşi par l’Institut Roumain
de Généalogie et d’Héraldique Sever Zotta37), les recherches généalo-
giques semblent trop compliquées et les jeunes générations d’historiens
ne les apprécient guère. Une imposante encyclopédie généalogique est
en cours de parution (trois volumes sont déjà édités38, trois autres sont
sous presse), mais elle est dédiée aux familles les plus importantes et
l’intérêt de l’éditeur porte surtout sur les xviiie-xxe siècle.
D’autre part, une étrange réticence subsiste, de nos jours encore,
lorsqu’il s’agit de cette science, tant dans le grand public (indifférent ou
même hostile à l’égard de la connaissance et la recherche de ses propres
35 Cf. Ştefan S. Gorovei, « L’homme – la raison d’être de l’histoire. Plaidoyer pour la pro-
sopographie », Classica et Christiana, 8/2013, 1, p. 129-144.
36 Wipertus-Hugo Rudt de Collenberg, Familles de l’Orient latin, XIIe-XIVe siècles, Londres,
Variorum Reprints, 1983, p. iii.
37 Membre de la Confédération Internationale de Généalogie et d’Héraldique depuis 2002.
38 Familiile boiereşti din Moldova şi Ţara Românească. Enciclopedie istorică, genealogică şi biografică
[Familles nobles de Moldavie et de Valachie. Encyclopédie historique, généalogique et
biographique], coordination et co-auteur Mihai Dim. Sturdza, I-III, Bucarest, Simetria,
2004, 2011, 2014.

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ÉLITES À L’AUBE DE LA PRINCIPAUTÉ DE MOLDAVIE 191

ancêtres), que parmi les scientifiques des autres spécialités. Pour les noms
de familles, par exemple, les philologues se sont attachés à les étudier
eux seuls, en fouillant les sources, bien sûr, mais ils sont dépourvus de
la vision intégratrice que seule la généalogie peut apporter lorsqu’il s’agit
des élites. On aimerait avoir des rencontres comme celles organisées
par Madame Monique Bourin et Monsieur Pascal Chareille entre 1986
et 1997, à la suite desquelles sont parus les cinq volumes des Études
d’anthroponymie médiévale. Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne39.
Nous ne possédons pas, pour les élites roumaines du Moyen Âge, de
recherches concernant l’anthroponymie40.

Par conséquent, lorsqu’il essaye de reconstituer et d’identifier les élites


et les lignages des territoires envisagés, de comprendre leur évolution
et leurs transformations, de même que de reconstituer la formation et
l’évolution de leurs domaines, le chercheur devient un véritable explo-
rateur : c’est à lui de « rassembler ce qui est épars », de refaire tous les
dossiers et de parcourir tous les champs pour recueillir les informations
disparates à travers lesquelles il doit voir ou entrevoir l’ensemble. C’est
cela l’aventure.

Ştefan S. GoRovei
et Maria Magdalena Székely
Université Alexandru Ioan Cuza,
Roumanie

39 Voir aussi la synthèse : Monique Bourin et Pascal Chareille, Noms, prénoms et surnoms au
Moyen Âge, Paris, Picard, 2014.
40 Voir, pourtant, Ştefan S. Gorovei, « Note de antroponimie medievală » [Notes
d’anthroponymie médiévale], Arhiva Genealogică, IV (IX)/1997, 1-2, p. 51-58.

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