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Résumé
La présentation d'ensemble de l'auteur et de l'œuvre impose une évocation biographique. Réduite à ses lignes essentielles,
celle-ci permet de dégager l'importance et la diversité des rôles que tint Georges de Venise et de considérer le "De Harmonia
Mundi" comme leur reflet et leur résumé. La structure de l'œuvre, musicale et numérique, illustre à un premier titre l'originalité et
la rigueur de l'auteur. Son langage fondé sur le principe de l'analogie s'articule sur les différents niveaux de l'exégèse biblique
connus depuis les premiers siècles. Il constitue une herméneutique symbolique que la Renaissance enrichit cependant. Enfin
les méthodes en œuvre, liées au syncrétisme religieux lui-même, s'appuient sur une spéculation pythagoricienne et
kabbalistique dont la signification philosophique sera éclairée dans une étape ultérieure.
Maillard J.-F. Le « De Harmonia Mundi » de Georges de Venise. Aperçus sur la genèse et la structure de l'œuvre. In: Revue
de l'histoire des religions, tome 179, n°2, 1971. pp. 181-203;
doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1971.9698
https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1971_num_179_2_9698
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Une évocation de la vie et de l'œuvre de Georges de Venise
a moins pour but de sacrifier à l'érudition que d'éclairer
quelques-unes des caractéristiques du traité avant d'en
dégager les grandes lignes.
La vie de Georges de Venise est caractérisée par une
activité considérable et très diversifiée. Né en 1453, mais selon
la plupart en 14601, d'une des plus anciennes familles
patriciennes de Venise2, son origine le disposait bien davantage
à une carrière d'honneurs, comme en témoigne son inscription
sur le Balla d'Oro dès l'âge de 18 ans, qu'au sacerdoce dans
l'ordre franciscain, fruit d'une vocation profonde que sa
famille n'apprécia pas ; pour cette raison sa mère le déshéritera
en partie. C'est l'époque où des études auprès de maîtres
néo-platoniciens (soit ta Florence où Marsile Ficin fondateur
de l'académie néo-platonicienne enseigne et traduit les écrits
d'Hermès et de Platon, soit à Venise même auprès de maîtres
d'inspiration identique, plutôt qu'à Padoue où triomphait
alors l'aristotélisme) détermineront les thèmes et l'esprit de
ses œuvres futures. Dès son ordination, qui aurait eu lieu
en 14733, il reçut un poste de lecteur en théologie et en
philosophie : l'enseignement restera toute sa vie une de ses activités
les plus constantes. L'édification d'une œuvre comme le
De Harmonia Mundi et la forme de son argumentation
générale ne s'expliqueraient point sans une longue pratique
à la fois d'enseignement et de prédication.
Dans les années 1490-1500 se situe un voyage en
Palestine4, qui n'eut pas seulement des motifs dévotionnels, mais
permit à notre auteur d'approfondir, par des contacts directs,
1) Cf. Eugenio Garin, in Slnria délia Filosofia Italiana, éd. Einaudi, p. 595,
ri'prend la date traditionnelle mais certainement inexacte de 1460, l'inscription
de Georges de Venise sur le Balla d'Oro ayant eu lieu en 1471 et ne pouvant
réglementairement s'effectuer qu'à l'âge de 18 ans : cf. Vicentini Ulderico,
O.F.M., in Le Venezie Francescane, Venezia, 1954, n08 1, 2, 3 et 4.
2) II est le cousin de Marin Sanudo, le célèbre auteur des Diarii.
.'?) La date de son ordination serait en conséquence 1473 et non 148П, cf. n. 1.
1) Cf. Vicentini Ulderico O.F.M., lue. cil., 1952, n° 4, Francesco Zorzi e lu
Pale s lina.
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Les rares analyses que nous ont laissées les siècles passés
du De Harmonia Mundi s'accordent unanimement à en
blâmer, non seulement l'inspiration, mais de prime abord
la structure même et la méthode générale suivie par l'auteur.
Dans son Dictionnaire, le philosophe du siècle dernier
A. Franck2 se borne à adopter le même ton que Brucker3 et
1) СЛ. .1. Tinctoris, Terminorum musicne difjinitorium (147"> c), éd. Richard-
Masse, Paris, 1951, et Sachworte.rbuch der Musik (éd. Kroner, Stuttgart).
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La méthode suivie par Georges de Venise n'est pas moins
claire et rigoureuse que la structure décrite. Nicolas Le Fèvre
de La Boderie, frère du poète et traducteur Guy, nous en
montre quelques-uns des aspects les plus significatifs dans
son introduction à Y Harmonie du Monde. Dans la méthode
que nous pourrions qualifier d'une façon très générale
d'analogique, on distingue quatre niveaux2 qui peuvent coexister
et s'interpénétrer, ces quatre procédés d'exposition
correspondant aux quatre voies d'accès à la Vérité. La première
est la méthode littérale ou historienne qui décrit l'extérieur
1) — se promène.
2) = dévidant.
LE « DE HARMONIA MUNDI » DE GEORGES DE VENISE 193
1) Ibid., p. :{.
13
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L'énumération descriptive de ces quatre voies, elles-
mêmes comme on l'a vu subdivisées, ne serait pas
suffisamment éclairante sans une évocation des différents langages
1) = nage.
2) P. 4.
Í») /. e., elle ramène et raccompagne, au sens platonicien du rapatriement.
4) P. 4.
LE « DE HARMONIA MUNDI » DE GEORGES DE VENISE 10Г)
1) Cf. p. 15.
198- REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
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On persiste de nos jours, suivant une tradition bien établie,
à refuser la qualité de philosophes originaux aux penseurs
de la Renaissance pour les mêmes raisons qui firent condamner
Georges de Venise comme incohérent et alogique. Or le terme
même d'originalité est impropre puisqu'il ne s'agit pas dans
une perspective religieuse et mystique de construire des
systèmes nouveaux, d'exprimer des pensées nouvelles, mais
de retrouver par un acte de dévoilement les vérités éternelles
préexistantes à leur découverte. La valeur de la Tradition
tient d'ailleurs moins à l'opposition du contenu des pensées
qu'aux différents éclairages qu'elle présente selon les modes
d'approche et les formes de sensibilité. Le problème de
l'originalité se pose seulement lorsque la philosophie et les sciences
de la nature sont coupées de la perspective religieuse et que
la réflexion refuse d'intégrer la transcendance dans une vision
globale. Georges de Venise se situe bien évidemment dans la
Tradition ainsi définie. Cela explique l'humilité de l'auteur,
en sa préface, qui a « escous le grain, non pas nouveau, mais
antique et par quelque forme nouvelle conduict et moulu
et pestrý d'une nouvelle façon »x. Il voit clairement que son
originalité vient non pas des pensées qu'il exprime mais de
la « nouvelle lumière », c'est-à-dire des faisceaux convergents
de méthodes diverses qu'il projette sur la Vérité qui, elle,
ne peut changer : « Encore que selon le proverbe commun
toutes choses nouvelles plaisent : toutesfois aussi les choses
nouvelles excitent envie et offencent les yeux clignez et
louches non accoustumez à une nouvelle lumière : de là vient
qu'iceux se tournans en haine souventes fois commencent
d'assaillir et battre ce qu'ils n'ont point encore bien compris.
Et pource je n'ignore point que je ne m'expose aux risées
de plusieurs subtils et affetez moqueurs, qui ont de coustume
de mesdire aisément, tant pour la nouvelle manière de
procéder que je suy <-n cest œuvre que pour aucunes estin-
1) Ibid., p. 6.
2) Qui possédait dans sa bibliothèque un exemplaire de De Harmonia
Mundi de G. de Venise, cf. F. Secret, op. cit., p. .316. Entre autres, le cite
aussi Gaffarel, et s'en inspirent Nicolas de Nancel dans son Analogia Microcosmi >
ad Macrocnsmum (1610), en Angleterre le célèbre poète John Donne dans ses
Essays in Divinity.
.'}' Aurei Velleris libri 1res, Anvers, I6114.
LE « DE HARMONIA MUNDI » DE GEORGES DE VENISE 203
J.-F. Maillard.