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Schulze-Busacker Elisabeth. Philomena. Une révision de l'attribution de l'œuvre. In: Romania, tome 107 n°428, 1986. pp. 459-
485;
doi : https://doi.org/10.3406/roma.1986.1802
https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1986_num_107_428_1802
15. Proverbes français antérieurs au XVe siècle, éd. par J. Morawski, Paris,
1925 (sigle : Mor.).
16. Les citations ont été tirées de l'éd. de Boer de 1909.
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formule introductive ou conclusive et sans modification par rapport
à un modèle proverbial connu par les recueils.
Pour ces deux modalités d'emploi au récit, il existe d'autres
exemples dans Philomena.
Le commentaire apparaît surtout sous la forme de proverbes
intégrés et adaptés au contexte; par exemple au moment où
Philomena se hâte d'envoyer la broderie à sa sœur.
Car folie est. ce dit la letre.
De son afeire respitier
Puisqu'an an puet bien espleitier.
Mes de ce s'est el bien gardée
Qu'el n'a pas la chose tardée
Puisqu'ele an pot venir a chief.
(v. 1214-19)
L'auteur rattache son commentaire au lexique du vers précédent
« Nel ne viaut plus an respit metre » (v. 1213), et s'éloigne ainsi en
syntaxe et lexique de sa base proverbiale : Mor. 2026 « Qui ne fait
quant il puet ne fait quant il veult » (cf. Mor. 1458, 1457, 2107.
2451). Il conserve toutefois une de ces formules qui accompagnent
traditionnellement le proverbe au contexte littéraire « ce dit la
letre ». Dans un autre cas, l'auteur fait appel à plusieurs noyaux
proverbiaux entrelacés, mais la technique reste essentiellement la
même :
Cele an fu moût joieuse et liée
Et moût ceste chose li plot.
Mes sovant avient qu'on s'esjot Mor. 400 Cil rit des cotes qui voit
sun damage(s).
Ancontre sa mesavanture. Mor. 2328 Tel a son desirrier qui a
son enconbrier.
Mor. 1 1 1 Après grant joie grant
corrous.
Moût cuidoit bien estre seüre Mor. 1545 Len seit bien quant on
vait, maz len ne set quant
on revient.
D'aler bien et de revenir.
Et cornant poïst ç'avenir
Que s'apansast de la mervoille Mor. 356 Chascuns ne set que ave-
„ ,. . ., nir li est.
Que li tiranz aparoille?
(v. 674-682)
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La forme de l'interjection auctoriale au récit est maniée avec moins
d'aisance. Elle porte encore les marques du passage d'un
commentaire à cette nouvelle forme d'emploi du proverbe. Un exemple
particulièrement clair à cet égard :
Einsi a fet del lo pastor. Singer III, p. 96-97. Foulz est qui fait
de leu bergier n.
Pastor an a fet sanz mantir
Se cil ne se viaut repantir
De sa folie et de sa rage,
(v. 704-707)
Un autre est remarquable surtout par le choix du proverbe qui
apparaît ici pour la première fois dans la littérature française :
Pandions tenir ne se pot
Qu'il ne plorast avuesques lui.
Si fort ploroient anbedui
Que ne sai liqueus ploroit miauz.
C'est droiz d'ome, quant il est viauz. Mor. 512 De ligier plore qui la
lippe pent
Que de legier plore sovant 18.
(v. 552-557)
Ainsi, l'emploi du proverbe dans le récit se caractérise surtout par
deux tendances, une conventionnelle, représentée par les
commentaires à base proverbiale et maniée avec une souplesse certaine ; et une
autre, plus audacieuse mais utilisée encore avec quelque maladresse,
celle des simples interjections proverbiales, sans formules introducti-
ves ou conclusives.
17. S. Singer, Sprichwörter des Mittelalters, 3 vol., Berne, 1944, 1946, 1947
(sigle : Singer).
18. Un dernier exemple, la question rhétorique
Qui porroit Amors contrester
Que trestot son voloir ne face?
(v.234-235)
est plutôt un reflet du récit d'Ovide, Métamorphoses, Liber VI, v. 465-466 :
Et nihil est quod non effreno captus amore
Ausit, nec capiunt inclusas pectora flammas.
(éd. G. Lafaye),
qu'une évocation de la phrase déjà proverbiale dans l'Antiquité « Omnia
vincit Amor » = Mor. 89 « Amor veint tute rien ».
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20. Voir E. Hoepfïner, op. cit., p. 33, 66-67 qui renvoie à J. Acher, A.
Hilka et F. Zaman. En complétant la liste des exemples donnés par
Hoepffner tirés de Thèbes et Brut, on peut ajouter Partonopeu de Blois, « l'us
del pais Et de France l'afaitement » (éd. Gildea, v. 5597-98) et Girart de
Roussillon, « a la guise de France » (éd. Hackett, v. 3818-19). Le contenu
proverbial du passage est d'ailleurs comparable aux romans à"1 Eneas, v. 4385-
90 (cf. Mor. 1193) et de Troie, v. 15048-53 (cf. Mor. 761, 2037, 2039), ainsi
qu'aux Proverbes au vilain, éd. Tobler, nos 86 et 138.
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Ce procédé d'employer le proverbe ou l'expression proverbiale en
discours direct suivis d'une réponse affirmative ou négative par le
partenaire au dialogue forme une des caractéristiques les plus
marquées du conte de Philomena. L'auteur qui pour les interjections
proverbiales au récit faisait encore sentir sa maladresse, manie le
registre du discours direct avec grande souplesse; l'intégration du
proverbe n'en est qu'une preuve supplémentaire. Que ce soit le docte
échange entre Philomena et Térée qui débattent de la décision de
Pandion, père de Philomena et Progné,
« II oï tote ma proiiere
Et escouta moût volantiers.
Que mot ne dist andemantiers
Et por ce cuit je qu'il li plest.
Qu'assez otroie qui se test. » Mor. 140 Assez otroie qui se taist
(v. 312-316)
Le passage met bien en évidence les habiletés rhétoriques de
Philomena dont il a été question auparavant (v. 170-176, 194-197,
202-204).
Ou que ce soit la caractérisation du traître Térée à travers le
discours direct. Ici. la mauvaise nouvelle apportée d'une manière
mensongère et adoucissante par Térée à Progné :
« Dame, dist il. c'est chose voire
Que consirrer par force estuet Mor. 1460 Len doit lesser aller ce
que len ne peut tenir.
De ce que 1 an avoir ne putt.
Voirs est. Por moi l'avez voz dit.
Ma suer ne vient mie. ce cuit.
Non. voir. dame, n'est pas venue». —
(v. 910-915)
Là, la brutalité de l'annonce de la mort de Philomena introduite par
la banalité d'une généralisation proverbiale :
Lors dist ce qu'il avoit an pans. Mor. 2431 Trop tost vient qui male
nouvele aporte (cf. Mor.
i fi%\
« Dame, dist il. trop vient a tans
Qui mauveise novele aporte.
Sachiez que vostre suer est morte. —
Morte est ma suer? Cheitive. lasse! —
Voir, ne sai que plus le celasse,
(v. 945-950)
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Les trois exemples tiennent bien la comparaison avec d'autres,
relevés chez les grands auteurs qui précèdent ou suivent notre
auteur.
La comparaison de Philomena avec ses contemporains, en
particulier Chrétien de Troyes, doit donc garder en vue cette double
tendance de l'œuvre, d'une part, le maintien de la voie traditionnelle,
et d'autre part, les éléments novateurs dans l'application d'un
procédé rhétorique ancien.
L'examen de Philomena s'est concentré jusqu'à présent sur les
divers aspects stylistiques de l'emploi du proverbe dans cette œuvre.
Une comparaison avec ses prédécesseurs, ses contemporains et ses
successeurs doit élargir le terrain d'enquête et inclure aussi l'aspect
thématique des proverbes choisis et leur appartenance à la tradition
des recueils médiévaux. Le troisième point de l'analyse se répartit
par conséquent en une comparaison à trois niveaux : en premier lieu,
les affinités stylistiques de Philomena avec le contexte littéraire de
l'époque; ensuite, le choix thématique des proverbes, et finalement,
son affiliation à l'une ou l'autre des traditions manuscrites des
recueils.
En .;? qui concerne les affinités stylistiques, Philomena sera
comparé aux romans de Wace, aux romans antiques Thèbes, Eneas
et Troie et aux Tristan, ainsi qu'à la tradition des lais et contes qui
lui sont contemporains. Pour simplifier la présentation des faits, je
procéderai plutôt par modalité d'emploi que par texte ou genre21.
23. D'autres exemples comparables tirés du roman de Rou sont les suivants
RoU II, v. 3513-17 — Mor. 1092
Rou III, v. 231-234 — Mor. 1098, 2196
v. 2160-61 — Mor. 950
v. 3616-18 — Mor. 2170
24. Voici le détail des occurrences :
Thèbes, v. 9273-80 — Mor. 679
Eneas, v. 1598-1603 — Mor. 1877
Troie, v. 3091-94 — Mor. 2427
v. 30297-300 — Mor. 2283
Brut, v. 4621-24 — Mor. 1245
v. 5464-66 — Mor. 171
v. 14692-697 — Mor. 2190
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Chrétien, par Hue de Rotelande, Jean Renart, certains fabliaux et
Philippe de Beaumanoir, entre autres. L'interjection proverbiale au
récit, sans formule introductive ou conclusive, n'est donc pas une
trouvaille de l'auteur de Philomena. Sa présence dans certains
romans de l'époque confirme toutefois le fait constaté depuis
longtemps que Philomena est particulièrement proche des romans
antiques et des œuvres de Wace. Si Chrétien de Troyes l'utilise dans
Erec et à l'occasion dans les romans qui suivent, il ne fait que
participer à la même mode. L'interjection proverbiale au récit ne
peut donc pas servir d'argument pour l'attribution de Philomena à
cet auteur.
Il en est de même pour les proverbes dans la digression, procédé
rarement employé par Philomena. Encore une fois, des antécédents
existent. Pour la longue digression sur l'amour, placée dans
Philomena avant le viol de l'héroïne, il faut rappeler deux fameux
passages dans Eneas et Troie, l'un sur fortune (Eneas, v. 674-692),
l'autre sur l'inconstance des femmes (Troie, v. 13431-456). Dans les
trois cas, il s'agit d'un entrelacement d'une série de proverbes.
Philomena se distingue toutefois á' Eneas et de Troie par le jeu de
question et réponse qu'adoptent les réflexions à propos de l'amour ;
ceci est plus voisin de Cligés (par ex. v. 580-600) que à" Eneas et de
Troie. Des passages tout à fait semblables se trouvent d'ailleurs dans
Pyrame et Thisbé, texte conservé par le même manuscrit de YOvide
moralisé. Il n'est donc pas à exclure qu'il s'agisse dans les deux cas
d'un ajout du remanieur tardif. La deuxième digression de
Philomena, beaucoup moins élaborée et tournant autour de Mor. 39 « Aise
fait larron », est davantage à mettre en rapport avec la 2e partie du
Rou qui contient trois passages très semblables en style et
contenu 2S ; également proche est cette fois-ci le Tristan de Thomas
avec ses digressions sur l'inconstance et la malchance, deux passages
et à la fortune.
Mor. 764 Fortune torne en petit d'eure (cf. Mor. 1400. aussi dans
Lancelot),
32. Erec et Cligés ont en commun Mor. 2351 ; Erec et Lancelot — Mor.
1437; Erec et Yvain — Mor. 1356, 1927, 2128, 2446; Erec et Perceval —
Mor. 1822, 1826; Cligés et Lancelot — Mor. 1941, 21 10; Lancelot et Perceval
— Mor. 1272; Yvain et Perceval — Mor. 794, 2026.
33. Il s'agit des proverbes Mor. 438, 1545, 39, 140 et 512. Mor. 438 « Cui
avient une n'avient seule » n'est qu'une variante du proverbe bien répandu
« Ung meschief ne viendra seul » (Mor. 2454, cf. Mor. 1732) attesté par
Philomena et le Roman de la Violette (v. 3932). Mor. 1545 « Len seit bien
quant on vait, maz len ne set quant on revient » (cf. Mor. 356) figure
uniquement dans Philomena, Yvain (v. 2589-91) et Brun de la Montagne
(v. 3014, fin xme siècle) avec des formulations très semblables. Les proverbes
bien connus Mor. 39 « Aise fait larron » et Mor. 140 « Assez otroie qui se
taist » deviennent fréquents dans la littérature vers la fin du xne siècle.
34. Le proverbe Mor. 512 pourrait bien appartenir à l'héritage classique
mais aucune indication n'a pu être repérée, même pas dans les matériaux du
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Mor. 512 n"est pas le seul lien entre Philomena et Ipomedon. les
deux textes ont sept proverbes en commun et même Prothese/aus, le
deuxième roman d'Hué de Rotelande, contient encore trois
proverbes qui figurent d'abord dans Philomena35. Un lien semblable existe
éventuellement aussi avec Gerbert de Montreuil et son Roman de la
Violette (Mor. 2454, 438). Une affinité avec Robert de Blois est
possible, elle se limiterait toutefois au conte antiquisant de Floris et
Liriopé (3e quart XIIIe siècle. Mor. Ill, 1403. 2328, 2454) 3Ó.
Ainsi, le choix thématique des proverbes dans Philomena réaffirme
non seulement les affinités de l'auteur avec la littérature de son
époque tout en soulignant sa propre position exceptionnelle face à
certains successeurs, mais il renforce surtout le lien évident du texte
avec Chrétien de Troyes.
Reste à examiner dans quelle mesure l'appartenance des proverbes
de Philomena à la tradition manuscrite des recueils conservés peut
contribuer à élucider l'attribution de cette œuvre à Chrétien de
Troyes.
D'après Morawski, qui a publié sa collection de 2500 proverbes
antérieurs à 1500 sur la base des vingt-neuf manuscrits conservés des
xme, xive et xve siècles, les recueils français médiévaux se ramènent à
quatre groupes principaux : Serlon (.v), v, a et cl31.
Elisabeth Schulze-Busacker.