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Romania

Philomena. Une révision de l'attribution de l'œuvre


Elisabeth Schulze-Busacker

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Schulze-Busacker Elisabeth. Philomena. Une révision de l'attribution de l'œuvre. In: Romania, tome 107 n°428, 1986. pp. 459-
485;

doi : https://doi.org/10.3406/roma.1986.1802

https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1986_num_107_428_1802

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PHILOMENA
UNE RÉVISION DE L'ATTRIBUTION
DE L'ŒUVRE

Depuis que Gaston Paris communiqua en 1884 à l'Académie des


Inscriptions et Belles Lettres la découverte d'une œuvre
monumentale qui inclut à deux reprises des textes plus anciens, adaptations de
fables d'Ovide J , la discussion n'a plus cessé autour d'une de ces
insertions, le conte de Philomena. En effet, cette œuvre est introduite
dans Y Ovide moralisé par des références explicites à une source qui
mentionne un (ou deux) Chrétien. Au début et à la fin de l'insertion,
on lit
« Mes ja ne descrirai le conte,
Fors si com Crestiens le conte,
Qui bien en translata la letre ».

« De Philomena faut le conte


si com Crestiens le raconte »,

et à l'exacte moitié du récit, figure « ce conte Crestiiens li Gois »2.


En 1886, dans Y Histoire littéraire de la France, G. Paris affirme que
ce Crestiens li Gois est identique à Chrétien de Troyes 3. Son opinion

1. G. Paris, Un poème retrouvé de Chrétien de Troyes, dans Rom., t. 13


(1884), p. 399-400.
2. Chrétien de Troyes, Philomena, éd. crit. par C. de Boer, Paris, 1909,
App. II, v. 29-31, App. Ill, v. 1-2, et p. 61, v. 734.
3. Chrétien Legouais et autres traducteurs ou imitateurs d'Ovide, dans HLF,
t. XXIX (1885), p. 455-517, surtout p. 490-491.
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ne s'imposa pas et depuis lors, on suit les méandres d'une attribution
de texte controversée.
La discussion est animée tout d'abord par une réflexion sur les
rapports entre la source (Ovide), l'auteur de l'Ovide moralisé
(Chrétien Legouais de Sainte-Maure ou un poète anonyme), les
annotateurs et copistes des divers manuscrits de Y Ovide moralisé et
l'auteur de Philomena (G. Paris, L. Sudre, A. Thomas, C. de Boer)4.
On se tourne ensuite vers une question plus spécifique,
l'identification de l'auteur de Philomena. Ici, on passe de l'analyse de la langue
et du style en comparaison avec Chrétien de Troyes aux spéculations
multiples sur le nom de Crestiens li Gois5. Depuis 1910, deux
positions ont été adoptées : d'une part, on aboutit à la conclusion
que YOvide moralisé a été écrit par un auteur anonyme « du Sud-est
de la France du Nord », probablement en Bourgogne6, et que
Philomena, attribué par l'auteur de YOvide moralisé à un Chrétien,
doit être tenu pour la première en date des œuvres de Chrétien de
Troyes7. La grande majorité des interprètes arrive à cette
conclusion. Le plus convaincant parmi eux, Ernest Hoepffner, fait
subtilement la part entre les remaniements introduits par l'auteur du
xive siècle qui rajeunit la langue, régularise la versification et ajoute
certains détails au texte, et l'œuvre originale par Chrétien de Troyes
qui serait tributaire de Wace, des romans de Thèbes et de Tristan,
mais indépendante à' Eneas8.
D'autre part, on maintient pour des raisons linguistiques que

4. Voir la bibliographie dans F. Zaman, L'attribution de Philomena à


Chrétien de Troyes, thèse, Amsterdam, 1928, p. 31-36.
5. Voir R. Bossuat, Manuel bibliographique de la littérature française au
moyen âge, Melun, 1951, n08 1072-81, Suppl. I (1955) n° 6212, Suppl. II
(1961) n° 7262, et Suppl. III (Paris, 1986) nos 2218-2220, ainsi que les deux
présentations de l'état de la recherche par R. Levy, État présent des études sur
l'attribution de Philomena, dans Les Lettres romanes, t. 5 (1951), p. 46-52 et
M. C. Gérard-Zai, L'auteur de Philomena, dans Revista de istorie si teorie
¡iterara, t. 25 (1976), p. 361-368.
6. C. de Boer, Ovide moralisé, Verhandelingen der Koninklijke Akademie
van Wetenschappen te Amsterdam, t. I (1915), p. 10-11.
7. Voir la liste de Zaman, op. cit., p. 33-34, et les publications indiquées
dans Bossuat, Manuel bibl. (cf. note 5, supra).
8. E. Hoepffner, La Philomena de Chrétien de Troyes, dans Rom., t. 57
(1931), p. 13-74.
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Philomena n'est pas à compter, du moins avec certitude, parmi les


œuvres de Chrétien de Troyes9. Philomena ne figure pas dans les
éditions critiques de l'auteur. Après une période d'hésitation entre
1899 et 1910, W. Foerster l'exclut de la quatrième version de son
édition publiée en 1914. Les CF. M. A. ne présentent que les cinq
romans de Chrétien qui figurent dans la copie de Guiot publiée par
M. Roques, A. Micha et F. Lecoy. On évite ainsi le problème posé
par le conte de Philomena. Jean Frappier hésite quant à l'attribution
et parle d'un « exercice d'école », « d'un beau talent dans sa période
d'apprentissage » et de passages d' « une élégance et [d']un agrément
dignes de Chrétien » 10.
Aucune opinion émise jusqu'à présent n'a réussi à s'imposer ; la
question reste donc toujours ouverte, si oui ou non Philomena est à
compter parmi les œuvres de Chrétien de Troyes.
Si je reviens aujourd'hui sur ce problème, je le fais suite à une
étude toute autre qui m'a amenée à l'envisager par un biais de prime
abord neutre face à l'attribution d'un texte. Il s'agissait de déceler
l'utilisation d'un procédé rhétorique dans les œuvres narratives
françaises des xne et xme siècles : l'emploi littéraire des proverbes ou
expressions proverbiales.
Ce n'est qu'après un relevé complet des formules proverbiales
dans les romans et contes, l'établissement d'un recueil, l'analyse
détaillée des contemporains — Chrétien de Troyes, Gautier d'Arras
et Hue de Rotelande — et l'examen des particularités stylistiques des
lais et fabliaux sous cet aspect n, queje suis revenue sur le problème
de Philomena, en me posant les questions suivantes : tout d'abord,
où se situe Philomena dans la tradition de l'emploi littéraire du
proverbe; ensuite, quelles sont les particularités stylistiques dans
l'utilisation du proverbe dans Philomena; et finalement, quel est le
rapport entre son usage et celui de ses contemporains, en particulier
Chrétien de Troyes. Ces questions ont été posées dans le but de
localiser Philomena dans la tradition littéraire et d'élucider, dans la
mesure du possible, l'attribution du texte.

9. Voir la liste de Zaman, op. cit., p. 34-35.


10. J. Frappier, Chrétien de Troyes, Paris, 1968, p. 67-68.
U.E. Schulze-Busacker, Proverbes et expressions proverbiales dans la
littérature narrative du moyen âge français, Paris, 1985 (à propos de
Philomena, voir p. 63-64, 152-153).
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Le récit de Philomena a été daté de 1165/70; C. de Boer parle de
116812. L'œuvre appartient ainsi à une époque particulièrement
importante pour l'évolution de la littérature française et à une phase
de transition dans la tradition parémiologique. Du point de vue
littéraire, l'époque est marquée par les romans de Wace, Brut (1 155)
et Rou (1160 et 1170/74), les œuvres majeures de la mode antique,
Thèbes (vers 1150), Eneas (vers 1160) et Troie (1165/70), les
différentes versions du Tristan par Thomas, Béroul (1160/70) et les
auteurs des deux Folies Tristan (1160-1170/80), ainsi que les Lais de
Marie de France (1160/65).
Pour la tradition parémiologique française, la période entre 1 1 50
et 1180 constitue le tournant vers la vulgarisation de la littérature
didactique, gnomique et parémiologique. Après une première
traduction (anglo-normande) des Proverbes de Salomon vers 1150, on
emprunte trois voies bien distinctes : celle des simples recueils de
proverbes proprement dits (classés ou commentés et accompagnés de
traductions latines) ; leur premier représentant, les Proverbia Magis-
tri Serlonis (1150/70), formera le substrat des recueils bilingues
(français-latin) ; celle ensuite des proverbes en rimes : les Proverbes
au vilain (vers 1180) créeront une nouvelle mode littéraire et seront
aussi la base d'une autre branche continentale et indépendante de
Serlon de simples collections de proverbes ; et celle, finalement, des
documents gnomiques dont le témoin le plus ancien est le recueil des
Disticha Catonis, vulgarisés en français à partir de la 2e moitié du
xiie siècle, d'abord en Angleterre (Evrard, Anonymus, Elie de
Winchester), plus tard sur le Continent.
Ce goût renaissant pour la didactique ne restera pas sans influence
sur la littérature; les auteurs reprennent la pratique rhétorique
presqu'écartée par les chansons de geste d'intégrer un élément
proverbial ou gnomique dans le contexte narratif.
Une première période importante de cette reprise se situe entre
1150 et 1170, elle devient une véritable mode littéraire entre 1170 et
1230 et elle réapparaîtra encore une fois brièvement vers la fin du
siècle, entre 1270 et 1285.
Philomena appartient donc à une époque qui a contribué
largement à l'évolution dans l'utilisation littéraire du proverbe. Avant de
circonscrire la place de Philomena dans cette nouvelle tradition

12. Cf. éd. de Boer, p. cix.


PHILOMENA 463
parémiologique, rappelons brièvement les principes d'analyse qui
m'ont guidée pour déceler cette périodisation de la « mode
proverbiale » et qui me serviront maintenant à situer Philomena. Je me
réfère à mon volume sur les proverbes et expressions proverbiales 13.
Cette analyse stylistique est basée sur une comparaison entre le
proverbe tel qu'il est conservé par les recueils médiévaux et tel qu'il
figure dans les œuvres narratives ; elle est tripartite à tous les niveaux
en distinguant les attitudes fondamentales de la narrativité — le
récit, la digression et le discours direct — et les principales formes
d'utilisation du proverbe dans la narration — l'intégration ou la
citation et l'exploitation du procédé (avec trois niveaux de sous-
catégorie pour chaque type d'utilisation). Il en ressort un corpus
complexe de presque deux mille occurrences auquel Philomena
participe d'une manière significative et spécifique. En moyenne, on
compte deux à trois occurrences par mille vers; Philomena, par
contre, contient dans ses 1468 vers vingt occurrences proverbiales.
Ceci est non seulement contraire à la source de cette adaptation
française, le récit de Progné et Philomèle dans le VIe Livre des
Métamorphoses d'Ovide qui ne contient ni proverbes ni sentences,
mais aussi à la pratique d'un bon nombre de textes de la 2e moitié du
xiie siècle, en particulier aux récits antiquisants comme Pyrame et
Thisbé (inséré dans le même texte que Philomena, YOvide moralisé),
le lai du Narcisse, les lais de Marie de France et le lai du Cor. Il en
est de même pour certains romans contemporains, le Brut, la
première partie du Rou et le roman de Troie.
Du point de vue de la simple fréquence des occurrences
proverbiales, Philomena se rapproche des romans de Thèbes (vers 1150),
à' Eneas (1 160), des deux Tristan (1 160/70), d'Erec (1 170) et des deux
dernières parties du Rou ( 1 1 70/74). Cette constatation basée sur la
fréquence des proverbes utilisés s'écarte légèrement des résultats
d'autres analyses stylistiques du poème (C. de Boer, Zaman,
Hoepffner). On reconnaît depuis longtemps les affinités avec les
romans de Wace ainsi qu'avec Thèbes et Erec, mais Hoepffner avait
écarté Eneas 14. L'examen du type de proverbe utilisé peut apporter
des précisions à cet égard, car Philomena participe clairement à
plusieurs tendances; mais passons d'abord à la description des

13. E. Schulze-Busacker, op. cit. (cf. note 11, supra).


14. Voir l'art, cit. d'E. Hoepffner, p. 53-71, surtout p. 69.
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particularités de Philomena dans l'utilisation du proverbe en tant
que procédé rhétorique. Les proverbes se répartissent d'une manière
à peu près égale entre les trois types de narration : huit figurent au
récit, cinq dans les digressions de l'auteur et sept aux discours directs
des personnages.
Les proverbes au récit sont essentiellement de deux types, les
citations (4 occurrences) et les références moins explicitement
rattachées à un modèle proverbial connu par les recueils médiévaux
(4 occurrences). Dans la catégorie des proverbes directement cités au
récit, parfois légèrement adaptés au contexte, on distingue deux
modalités d'emploi, le commentaire et l'interjection à base
proverbiale.
Un exemple pour illustrer les deux modalités : après le viol de
Philomena par son beau-frère, l'auteur prépare la péripétie du
deuxième crime de Térée en deux étapes scandées par des proverbes :
Et trestot son buen an a fet.
Voir dist qui dist : « Toz jorz atret
Li uns maus l'autre et sel norrist, » Mor. 2454 Ung meschief ne viendra
seul 1?
Et male norreture an ist.
Si male come issir an doit.
Tereus ancor ne recroit
Qu'après ce mal ne face pis.
Un canivet tranchant a pris,
(v. 839-846)
Cui avient une n'avient sole : Mor. 438 Cui avient une n'avient
seule
La langue li tret de la gole,
S'an tranche près de la meitie.
(v. 853-855) lô

Le premier exemple est conventionnel dans son style. Présenté par le


renvoi traditionnel à la vérité et à l'oralité de l'énoncé proverbial,
l'auteur cite (en adaptation au contexte) Mor. 2454 « Ung meschief
ne viendra seul » et le développe dans un commentaire didactique.
Le deuxième, par contre, a peu d'antécédents dans la littérature
française avant Philomena. Il s'agit d'une simple interjection, sans

15. Proverbes français antérieurs au XVe siècle, éd. par J. Morawski, Paris,
1925 (sigle : Mor.).
16. Les citations ont été tirées de l'éd. de Boer de 1909.
PHILOMENA 465
formule introductive ou conclusive et sans modification par rapport
à un modèle proverbial connu par les recueils.
Pour ces deux modalités d'emploi au récit, il existe d'autres
exemples dans Philomena.
Le commentaire apparaît surtout sous la forme de proverbes
intégrés et adaptés au contexte; par exemple au moment où
Philomena se hâte d'envoyer la broderie à sa sœur.
Car folie est. ce dit la letre.
De son afeire respitier
Puisqu'an an puet bien espleitier.
Mes de ce s'est el bien gardée
Qu'el n'a pas la chose tardée
Puisqu'ele an pot venir a chief.
(v. 1214-19)
L'auteur rattache son commentaire au lexique du vers précédent
« Nel ne viaut plus an respit metre » (v. 1213), et s'éloigne ainsi en
syntaxe et lexique de sa base proverbiale : Mor. 2026 « Qui ne fait
quant il puet ne fait quant il veult » (cf. Mor. 1458, 1457, 2107.
2451). Il conserve toutefois une de ces formules qui accompagnent
traditionnellement le proverbe au contexte littéraire « ce dit la
letre ». Dans un autre cas, l'auteur fait appel à plusieurs noyaux
proverbiaux entrelacés, mais la technique reste essentiellement la
même :
Cele an fu moût joieuse et liée
Et moût ceste chose li plot.
Mes sovant avient qu'on s'esjot Mor. 400 Cil rit des cotes qui voit
sun damage(s).
Ancontre sa mesavanture. Mor. 2328 Tel a son desirrier qui a
son enconbrier.
Mor. 1 1 1 Après grant joie grant
corrous.
Moût cuidoit bien estre seüre Mor. 1545 Len seit bien quant on
vait, maz len ne set quant
on revient.
D'aler bien et de revenir.
Et cornant poïst ç'avenir
Que s'apansast de la mervoille Mor. 356 Chascuns ne set que ave-
„ ,. . ., nir li est.
Que li tiranz aparoille?
(v. 674-682)
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La forme de l'interjection auctoriale au récit est maniée avec moins
d'aisance. Elle porte encore les marques du passage d'un
commentaire à cette nouvelle forme d'emploi du proverbe. Un exemple
particulièrement clair à cet égard :
Einsi a fet del lo pastor. Singer III, p. 96-97. Foulz est qui fait
de leu bergier n.
Pastor an a fet sanz mantir
Se cil ne se viaut repantir
De sa folie et de sa rage,
(v. 704-707)
Un autre est remarquable surtout par le choix du proverbe qui
apparaît ici pour la première fois dans la littérature française :
Pandions tenir ne se pot
Qu'il ne plorast avuesques lui.
Si fort ploroient anbedui
Que ne sai liqueus ploroit miauz.
C'est droiz d'ome, quant il est viauz. Mor. 512 De ligier plore qui la
lippe pent
Que de legier plore sovant 18.
(v. 552-557)
Ainsi, l'emploi du proverbe dans le récit se caractérise surtout par
deux tendances, une conventionnelle, représentée par les
commentaires à base proverbiale et maniée avec une souplesse certaine ; et une
autre, plus audacieuse mais utilisée encore avec quelque maladresse,
celle des simples interjections proverbiales, sans formules introducti-
ves ou conclusives.

17. S. Singer, Sprichwörter des Mittelalters, 3 vol., Berne, 1944, 1946, 1947
(sigle : Singer).
18. Un dernier exemple, la question rhétorique
Qui porroit Amors contrester
Que trestot son voloir ne face?
(v.234-235)
est plutôt un reflet du récit d'Ovide, Métamorphoses, Liber VI, v. 465-466 :
Et nihil est quod non effreno captus amore
Ausit, nec capiunt inclusas pectora flammas.
(éd. G. Lafaye),
qu'une évocation de la phrase déjà proverbiale dans l'Antiquité « Omnia
vincit Amor » = Mor. 89 « Amor veint tute rien ».
PHILOMENA 467

Le proverbe dans la digression où il revêt traditionnellement la


fonction d'une introduction ou d'une conclusion d'un discours
auctorial est peu présent dans Philomena. Seulement deux passages
avec leurs divers éléments proverbiaux appartiennent à cette
catégorie. Le premier se distingue à peine de la technique du commentaire
déjà rencontrée. Ici le proverbe lui-même et non un élément du récit
est le point de départ de l'insertion (v. 750-765). Il est cité, « Lerre
voit son eise de mal feire » (v. 750-751 — Mor. 39), développé en
une réflexion générale sur le « maufeitor » par opposition à un
« franc home leal et sage » et ramené ensuite habilement au récit qui
relate la quête d'amour de Térée suivie par le viol de Philomena. Le
deuxième passage est une longue digression sur amor ci folie (v. 390-
494) telle qu'on la trouve si fréquemment à partir á' Eneas dans les
romans français. L'auteur utilise les lieux communs d'un tel discours
— tout en les structurant à partir de formules d'allure proverbiale.
Par exemple, les deux passages suivants :
La folie son savoir vaint. Mor. 628 En amours a folie et sens
Folie? Mes amors. ce cuit.
Cele qui tot vaint et destruit Mor. 89 Amor veint tute rien
Et quant li plest an petit d'ore Sous-entendus sont Mor. 679 « En
Le veincu remet au desore. pou d'eure Deus labeure » et l'idée
(v. 392-396) de la roue de la Fortune (cf. Mor.
764 et 1400).
Ainz est [Amors] desleaute aperte.
Que chascun selonc sa desserte
Et selonc ce que il miauz vaut
Doit ses loiiers monter plus haut,
(v. 411-414)

Sous-entendue est ici l'idée du service et de sa récompense,


proverbiale déjà dans la Bible et transmise sous des formes diverses
dans la tradition médiévale, par exemple Mor. 166 « A tel sergent,
tel loier » (cf. Le Roux II, 102; Singer III, 158-159; Hasseil, S80
« Qui bien sert bon loyer attend » 19).
En somme, l'auteur a repris dans la digression le procédé déjà
appliqué au récit : structurer une intervention auctoriale à partir

19. Le Livre des proverbes français... par M. Le Roux de Lincy, 2 vol.,


Paris, 1859 (sigle : Le Roux). J. W. Hassell, Middle French Proverbs,
Sentences, and Proverbial Phrases, Toronto, 1982 (sigle : Hassell).
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d'une formule proverbiale, qu'elle soit citée ou adaptée et


développée par la suite en fonction du contexte.
La majeure partie des occurrences rencontrée jusqu'à présent reste
ainsi dans les voies traditionnelles prônées aussi par les Arts
poétiques. Une mince partie cependant — trois exemples au récit —
indique une tendance nouvelle qui se renforcera clairement avec les
proverbes utilisés au discours direct.
Ce qui était encore appliqué timidement au récit devient ici, dans
les parties dialoguées, une des caractéristiques les plus frappantes du
conte. Introduire des proverbes au discours direct n'est plus une
nouveauté à l'époque de Philomena, mais leur donner en quelque
sorte un rôle actif l'est certainement.
Encore une fois, l'auteur a recours à deux modalités, l'une plutôt
proche de la convention, l'autre novatrice. Dans la voie
tradit on el e se placent deux exemples : le premier élabore l'idée de l'homme
face à la mort en tournant autour d'une notion proverbiale.
Il s'agit, en fait, plutôt d'une série de lieux communs pour lesquels
on peut citer des parallèles parmi les proverbes que d'un véritable
emploi d'expressions proverbiales en série :
Morte est ma suer? Cheitive.
lasse! -
Voir, ne sai que plus le celasse.
Mes atanprez vostre corage. Mor. 1403 *Nul duel sordoleir ne
nule joye sorjoyr.
Qu'an ne se doit de son domage
Trop gueimanter ne trop dolon.
Morz fet de chascun son voloir. Mor. 417 Contre mort nul resort
Que nus buens ne maus n'an estort.
Cest don devons tuit a la mort :
Ce nos covandra toz paiier :
Ja ne savrons tant delaiier:
Et des que tel est l'avanturc
Que morz a prise sa droiture
Que vostre suer li devoit randre ;
N'an vueilliez trop grant duel an Mor. 475 De ce qu"on ne puet
prandre. amender Ne se doit l'on
pas trop doler (cf. Mor.
1466).
Mes sofrez sanz trop grant corroz
Ce que sofrir covandra toz. » —
(v. 949-964)
PHILOMENA 469

Un autre passage applique le même procédé, l'exploitation de lieux


communs connus aussi sous la forme d'un proverbe comme Mor.
2041 « Qui ne rueve ne prend », mais deux particularités
intéres antes ont été ajoutées.
Cele, qui n'estoit mie foie,
Li respont : « Sire, ma parole
Anvers la vostre que vaudroit?
Se vos esgardiiez a droit
Vos devriiez proiier einçois.
Tel est la costume as François
Que cil qui viaut la chose avoir.
S'il a tant proesce et savoir,
Del avoir se painne et travaille,
Et s'il avient que il i faille
N'espleitier ne puisse par lui.
Lors doit feire proiier autrui ». —
« Dameisele, voir avez dit
Et neporquant un seul petit
I poissiez bien amander :
Primes deiissiez demander
Se je l'an ai requis ou non. » —
(v. 275-291)
D'une part, on qualifie le fait de demander quelque chose à l'aide
d'autrui comme une « costume as François ». Contrairement à
d'autres interprètes qui voyaient ici une allusion au roman de Thèbes
ou un rapprochement possible à Cligés20, je crois que l'auteur
souligne tout simplement le fait qu'il paraphrase un proverbe
français et non une formule gnomique ou parémiologique verna-
culaire aux antécédents classiques. D'autre part, on complète cette
paraphrase par une réponse directe à la formule proverbiale :
« Dameisele, voir avez dit » (v. 287).

20. Voir E. Hoepfïner, op. cit., p. 33, 66-67 qui renvoie à J. Acher, A.
Hilka et F. Zaman. En complétant la liste des exemples donnés par
Hoepffner tirés de Thèbes et Brut, on peut ajouter Partonopeu de Blois, « l'us
del pais Et de France l'afaitement » (éd. Gildea, v. 5597-98) et Girart de
Roussillon, « a la guise de France » (éd. Hackett, v. 3818-19). Le contenu
proverbial du passage est d'ailleurs comparable aux romans à"1 Eneas, v. 4385-
90 (cf. Mor. 1193) et de Troie, v. 15048-53 (cf. Mor. 761, 2037, 2039), ainsi
qu'aux Proverbes au vilain, éd. Tobler, nos 86 et 138.
470 E. SCHULZE-BUSACKER
Ce procédé d'employer le proverbe ou l'expression proverbiale en
discours direct suivis d'une réponse affirmative ou négative par le
partenaire au dialogue forme une des caractéristiques les plus
marquées du conte de Philomena. L'auteur qui pour les interjections
proverbiales au récit faisait encore sentir sa maladresse, manie le
registre du discours direct avec grande souplesse; l'intégration du
proverbe n'en est qu'une preuve supplémentaire. Que ce soit le docte
échange entre Philomena et Térée qui débattent de la décision de
Pandion, père de Philomena et Progné,
« II oï tote ma proiiere
Et escouta moût volantiers.
Que mot ne dist andemantiers
Et por ce cuit je qu'il li plest.
Qu'assez otroie qui se test. » Mor. 140 Assez otroie qui se taist
(v. 312-316)
Le passage met bien en évidence les habiletés rhétoriques de
Philomena dont il a été question auparavant (v. 170-176, 194-197,
202-204).
Ou que ce soit la caractérisation du traître Térée à travers le
discours direct. Ici. la mauvaise nouvelle apportée d'une manière
mensongère et adoucissante par Térée à Progné :
« Dame, dist il. c'est chose voire
Que consirrer par force estuet Mor. 1460 Len doit lesser aller ce
que len ne peut tenir.
De ce que 1 an avoir ne putt.
Voirs est. Por moi l'avez voz dit.
Ma suer ne vient mie. ce cuit.
Non. voir. dame, n'est pas venue». —
(v. 910-915)
Là, la brutalité de l'annonce de la mort de Philomena introduite par
la banalité d'une généralisation proverbiale :
Lors dist ce qu'il avoit an pans. Mor. 2431 Trop tost vient qui male
nouvele aporte (cf. Mor.
i fi%\
« Dame, dist il. trop vient a tans
Qui mauveise novele aporte.
Sachiez que vostre suer est morte. —
Morte est ma suer? Cheitive. lasse! —
Voir, ne sai que plus le celasse,
(v. 945-950)
PHILOMENA 47 1
Les trois exemples tiennent bien la comparaison avec d'autres,
relevés chez les grands auteurs qui précèdent ou suivent notre
auteur.
La comparaison de Philomena avec ses contemporains, en
particulier Chrétien de Troyes, doit donc garder en vue cette double
tendance de l'œuvre, d'une part, le maintien de la voie traditionnelle,
et d'autre part, les éléments novateurs dans l'application d'un
procédé rhétorique ancien.
L'examen de Philomena s'est concentré jusqu'à présent sur les
divers aspects stylistiques de l'emploi du proverbe dans cette œuvre.
Une comparaison avec ses prédécesseurs, ses contemporains et ses
successeurs doit élargir le terrain d'enquête et inclure aussi l'aspect
thématique des proverbes choisis et leur appartenance à la tradition
des recueils médiévaux. Le troisième point de l'analyse se répartit
par conséquent en une comparaison à trois niveaux : en premier lieu,
les affinités stylistiques de Philomena avec le contexte littéraire de
l'époque; ensuite, le choix thématique des proverbes, et finalement,
son affiliation à l'une ou l'autre des traditions manuscrites des
recueils.
En .;? qui concerne les affinités stylistiques, Philomena sera
comparé aux romans de Wace, aux romans antiques Thèbes, Eneas
et Troie et aux Tristan, ainsi qu'à la tradition des lais et contes qui
lui sont contemporains. Pour simplifier la présentation des faits, je
procéderai plutôt par modalité d'emploi que par texte ou genre21.

Voir l'ensemble des textes analysés à titre de comparaison :


Proverbes
Texte Date récit digression dise, direct
Thèhes i vers 1 1 50) !0 _._ 23
Brut ,1155) 8 .__ 14
Eneas ers 1 1 60) 5 8 41
Ron . ! 160-1 170/74) 20 4 17
Marie de France. il 16065) 8 1 13
Lais
Sarcisse (vers 1170) 1 — 4
Troie (1165/70) 12 8 46
Pyrame et Thishê (avant 1170) 2 — 1
Cor f 1 1 50/70) __ — 1
Thomas. Tristan (1160/70) 3 10
472 E. SCHULZE-BUSACKER
La première des catégories distinguées et la plus utilisée était celle
des proverbes au récit où les exemples se répartissaient dans
Philomena à part presqu'égale entre le commentaire à base
proverbiale et les interjections auctoriales sans formules introductives ou
conclusives. Parmi les textes historiquement proches, il n'y a que le
roman de Rou qui se caractérise par une prédominance des
proverbes au récit; sur 41 occurrrences proverbiales, 20 figurent au
récit (17 au discours direct et 4 à la digression). En comparant de
plus près, on remarque que Wace préfère en plus les mêmes procédés
que Philomena, le commentaire et l'interjection à base proverbiale.
Citons deux exemples pour démontrer la proximité des emplois.
Pour la technique du commentaire :
Mor. 2454 Ung meschief ne viendra seul
Rou II, v. 4108-10
Tiebaut fu malement damagiez et récit
grevez,
une perte atrait l'autre, tost est un proverbe
un deul doublez, + commentaire
qui vienent une soulte, bien peut estre + formule conclusive
provez.
(cf. Mor. 1124)
Philomena, v. 840-845
Voir dist qui dist : « Toz jorz atret formule introductive + proverbe
Li uns maus l'autre et sel norrist, »
Et male norreture an ist, commentaire
Si maie comme issir an doit.
Tereus ancor ne recroit récit
Qu'après ce mal ne face pis. 22

Texte Date récit digression dise, direct


Béroul, Tristan (1160/70) 1 12
Erec (1170) 9 3 22
Folies Tristan (1170-80) 1 1 5
Philomena ( 1 1 65/70 ou 1 1 68) 8 5 7
22. Un autre exemple comparable entre les deux textes :
Rou, v. 6677-82 Philomena, v. 674-681
— référence aux proverbes — référence aux proverbes
Mor. Ill, 168, 400, 1891, 1942, Mor. 400, 2328, 111, 1545, 356.
2431.
PHILOMENA 473
Pour l'interjection proverbiale :
Rou II, v. 1338-41
Berengier s'acorda, si fist sens et ves- récit
die,
ne fist puiz a Guillaume n'a son heir
tricherie,
ou que Guillaume vout ala puiz s'en
aïe.
Moût a buer le vergant qui son ami Mor. 309 Buer a son verjant qui
chastie. chastie son enfant
Philomena, v. 853-855
Cui avient une n 'avient sole : Mor. 438 Qui advient une n'advient
seule
La langue li tret de la gole, récit
S'an tranche près de la meitie. 23

En dehors du roman de Rou et de Philomena, on relève nombre


d'exemples pour le commentaire proverbial, surtout dans les romans
antiques Thèbes, Eneas et Troie et à l'occasion dans les lais de Marie
de France. L'interjection proverbiale, cependant, est relativement
rare. Je ne peux citer qu'une occurrence dans le roman de Thèbes,
une dans Eneas et deux dans Troie; trois exemples relativement
proches sont à tirer du Brut et trois autres peuvent être relevés dans
Erec dont la fameuse exclamation intercalée au monologue d'Enide
« Tant grate chievre que mal gist » 24. Cette technique sera reprise
(moins fréquemment, cependant) dans les autres romans de

23. D'autres exemples comparables tirés du roman de Rou sont les suivants
RoU II, v. 3513-17 — Mor. 1092
Rou III, v. 231-234 — Mor. 1098, 2196
v. 2160-61 — Mor. 950
v. 3616-18 — Mor. 2170
24. Voici le détail des occurrences :
Thèbes, v. 9273-80 — Mor. 679
Eneas, v. 1598-1603 — Mor. 1877
Troie, v. 3091-94 — Mor. 2427
v. 30297-300 — Mor. 2283
Brut, v. 4621-24 — Mor. 1245
v. 5464-66 — Mor. 171
v. 14692-697 — Mor. 2190
474 E. SCHULZE-BUSACKER
Chrétien, par Hue de Rotelande, Jean Renart, certains fabliaux et
Philippe de Beaumanoir, entre autres. L'interjection proverbiale au
récit, sans formule introductive ou conclusive, n'est donc pas une
trouvaille de l'auteur de Philomena. Sa présence dans certains
romans de l'époque confirme toutefois le fait constaté depuis
longtemps que Philomena est particulièrement proche des romans
antiques et des œuvres de Wace. Si Chrétien de Troyes l'utilise dans
Erec et à l'occasion dans les romans qui suivent, il ne fait que
participer à la même mode. L'interjection proverbiale au récit ne
peut donc pas servir d'argument pour l'attribution de Philomena à
cet auteur.
Il en est de même pour les proverbes dans la digression, procédé
rarement employé par Philomena. Encore une fois, des antécédents
existent. Pour la longue digression sur l'amour, placée dans
Philomena avant le viol de l'héroïne, il faut rappeler deux fameux
passages dans Eneas et Troie, l'un sur fortune (Eneas, v. 674-692),
l'autre sur l'inconstance des femmes (Troie, v. 13431-456). Dans les
trois cas, il s'agit d'un entrelacement d'une série de proverbes.
Philomena se distingue toutefois á' Eneas et de Troie par le jeu de
question et réponse qu'adoptent les réflexions à propos de l'amour ;
ceci est plus voisin de Cligés (par ex. v. 580-600) que à" Eneas et de
Troie. Des passages tout à fait semblables se trouvent d'ailleurs dans
Pyrame et Thisbé, texte conservé par le même manuscrit de YOvide
moralisé. Il n'est donc pas à exclure qu'il s'agisse dans les deux cas
d'un ajout du remanieur tardif. La deuxième digression de
Philomena, beaucoup moins élaborée et tournant autour de Mor. 39 « Aise
fait larron », est davantage à mettre en rapport avec la 2e partie du
Rou qui contient trois passages très semblables en style et
contenu 2S ; également proche est cette fois-ci le Tristan de Thomas
avec ses digressions sur l'inconstance et la malchance, deux passages

Erec, v. 2584 — Mor. 2297


v. 4974-76 — Mor. 2086
v. 6466-69 -- Mor. 1927
25. Rou II, v. 91-94 — Mor. 1011
v. 1262-64 — Mor. 1393
v. 3513-17 — Mor. 1092;
voir aussi Rou III, v. 11285-289 — Mor. 434
PHILOMENA 475
conservés par le manuscrit Sneyd1 26. Ici comme pour les proverbes
au récit, l'utilisation des proverbes est trop peu spécifique pour
permettre des conclusions à propos de l'attribution de l'œuvre.
La situation est différente pour les proverbes au discours direct. Il
est vrai, tous les textes qui précèdent Philomena préfèrent l'emploi
du proverbe au discours direct. Partout, on insiste sur la véracité et
l'universalité de l'énoncé proverbial mais on le considère seulement
comme un des éléments du discours, qu'il soit commentaire, résumé
ou simplement partie d'un dialogue. Philomena porte encore les
marques de cette convention, surtout dans le passage déjà cité qui
élabore l'idée de l'homme face à la mort (v. 949-964) exprimée à la
manière des romans de Brut, Rou, Thèbes, Eneas et Troie21 . Plus
loin de cette tradition est déjà le discours de Philomena à propos de
la « costume de François » à « feire proiier autrui » (v. 275-291). Le

26. Thomas, Tristan (Sneyd1), v. 233-296 — Mor. 1852


v. 297-304 et v. 335-345 — Mor. 2351,
des digressions sur l'inconstance et la malchance.
27. Thématiquement proches sont les occurrences sous Mor. 417 et 1011
indiquées dans mon volume, Proverbes et expressions proverbiales.... p. 198-
199 et 230-231. Stylistiquement voisins sont surtout les passages :
Brut. v. 10739-746 — Mor. 1611, 39
v. 7935-40 — Mor. 1800, 1666
v. 1875-78 — Mor. 2079, 1987, 2271
Thèbes. v. 7983-7994 — Mor. 1730
v. 4443-4458 — Mor. 2062
v. 737-746 — Mor. 2290, 725, 1614
Eneas. v. 4230-36 — Mor. 688
v. 9883-92 — Mor. 1020, 1050, 87. 728.
1150, 1022, 1333
v. 9928-43 — Mor. 2011
v. 7957-61 — Mor. 2266, 109
v. 6896-6904 — Mor. 2329, 229
v. 6756-64 — Mor. 2347, 2193, 1060. 86,
OO
RK
Troie. v. 26693-699 — Mor. 3
v. 11866-871 — Mor. 170
Thomas, Tristan (Douce) v. 244-256 — Mor. 1765, 565, 1768
v. 683-686 — Mor. 2272, 174. 1181
476 E. SCHULZE-BUSACKER
fait de conserver uniquement l'idée et non le lexique ou la structure
grammaticale du proverbe n'est pas tout à fait nouveau — Wace,
l'auteur à' Eneas, Benoît de Sainte-Maure et Béroul font pareil 28 — ,
mais contrairement aux prédécesseurs et contemporains, l'auteur de
Philomena fait répondre le partenaire du dialogue directement à
l'énoncé proverbial en insistant sur la véracité du propos. Si une telle
insistance peut encore passer presqu'inaperçue dans le premier
échange entre Philomena et Térée (v. 284-286 — v. 287-291), la
technique de l'auteur devient claire dans les dialogues qui suivent,
par exemple v. 315-319 :
« ... Et por ce cuit je qu'il li plest,
Qu'assez otroie qui se test ». —
« N'est pas voire ceste sentance,

28. Voir entre autres :


Brut, v. 8143-46 — Mor. 1287
Rou III, v. 411-414 — Mor. 303
v. 10245-249 — Mor. 2196
Thèbes, v. 4899-4902 — Mor. 226
Eneas, v. 323-333 — Mor. 1356
v. 5230-35 — Mor. 1441
v. 1339-43 — Mor. 1516
v. 5694-96 — Mor. 486
Troie, v. 3643-50 — Mor. 174
v. 14060-067 — Mor. 355
v. 6157-60 1 — Mor.788
v. 8935-38 >
v. 6157-60 l
v. 8935-38 — Mor. 1093
v. 17551-555 J
v. 6425-30 — Mor. 1949
v. 15093-095 — Mor. 2425
v. 19897-899 — Mor. 724
v. 9370-73
v. 13741-747 — Mor. 1272
v. 18379-384
v. 25095-097
v. 13611-616 — Mor. 1441
v. 5901-06 — Mor. 2110
Béroul, Tristan v. 140-142 — Mor. 1272
PHILOMENA All
Qu'ancor somes nos an dotance
De l'escondit ou de l'otroi. » —
(cf. aussi v. 910-915, 946-950).

Ce type d'emploi du proverbe, renoncé proverbial indépendant suivi


directement d'une assertion, est exceptionnel, et chez les
prédécesseurs et chez les successeurs de l'auteur de Philomena. Je n'ai pu
retracer que ces trois occurrences historiquement proches, dans
Thèbes, Erec et Y vain29.
« ... mes, si com je cuit, miex seroit
serement que Ten fet a droit Mor. 1250
garder et tenir loiaument
que cil que l'en fet malement. »
— « Dame », fet il, « vous dites voir; — assertion
faire l'estuet par estouvoir : Mor. 761
parjurer nous estuet vers l'un,
quant juré l'avons a chascun... »
(Thèbes, v. 7407-14).
[la Reine]... dist : « Sire, or avez
veü »,
or avez vos bien antandu
d'Erec le vaillant chevalier.
Molt vos donai boen consoil hier,
quant jel vos loai a atandre :
por ce fet il boen consoil prandre. Mor. 777, 1872
Li rois a dit : « N'est mie fable,
ceste parole est veritable :
qui croit consoil n'est mie fos ; Mor. 777, 1872
buer creümes hier vostre los. »
(Erec, v. 1211-1220)
« Mes des que la chose est alee
si n'i a que del consirrer. Mor. 1727, 1744
Tel hore cuide an desirrer Mor. 2328, cf. Mor. 1968, 2353. 400

29. Eneas serait encore à rapprocher, v. 1589-1592 :


Antr' eis dient, et si ont droit,
molt par est fous qui feme croit :
ne se tient prou an sa parolle ;
tel tient l'en sage qui est foie ;
(cf. Mor. 777).
478 E. SCHULZE-BUSACKER
son bien qu'an desirre son mal ;
si con je crui, de cest vasal
don cuidai bien et joie avoir.
Si ai perdu de mon avoir
tot le meillor et le plus chier.
Ne por quant bien vos vuel prier
de lui servir sor tote rien. »
— « Ha, dame, or dites vos molt
bien
que ce seroit trop vileins geus
qui feroit d'un domage deus. » Mor. 784
(Yvain, v. 3114-3126).

Après Thèbes, Erec et Yvain, il n'y a que les épigones de l'un ou de


l'autre qui reprennent le procédé: Florimont (vers 1188), Les
Merveilles Rigomer (1er tiers XIIIe siècle) et Claris et Lar is (vers
1268) 30. L'attention doit se concentrer par conséquent sur Chrétien
de Troyes et le roman de Thèbes. Les affinités entre Philomena et
Thèbes d'une part, Thèbes et Chrétien de l'autre, ont été remarquées
à plusieurs reprises ; le parallélisme des occurrences dans Philomena,
Erec et Yvain par contre n'a pas encore été signalé; il est
suffisamment frappant pour renforcer l'hypothèse que Philomena
représente la première œuvre de Chrétien de Troyes qui soit
conservée, avant la rédaction d'Erec (1170) et à1 Yvain (1176) qui
sont les romans les plus visiblement marqués par l'emploi du
proverbe.
Regardons maintenant si cette hypothèse peut être étayée
davantage par le choix thématique des proverbes et par leur appartenance
à la tradition manuscrite des recueils de proverbes.
L'auteur de Philomena choisit ses proverbes dans quatre secteurs :
le destin, l'amour, la mort et la sagesse populaire. La notion du
destin est la mieux représentée, la moitié de toutes les occurrences y
appartient. Il n'y a que les romans de Rou et d' Eneas qui préfèrent le
même thème31. Autour de ce sujet, Philomena a cinq proverbes
directement en commun avec le Rou :

30. Florimont, v. 10149-151; Rigomer, v. 12477-479; Claris et Lar is,


v. 1342-43 et 14727-728.
31. Pour les détails des rapprochements thématiques, voir dans mon
volume cité sous les entrées de Morawski.
PHILOMENA 479

Mor. 2454 Ung meschief ne viendra seul (cf. Mor. 438)


Mor. 2431 Trop tost vient qui male nouvele aporte (cf. Mor. 168)
Mor. 400 Cil rit des cotes qui voit sun damage(s)
Mor. 1 1 1 Après grant joie grant corrous (aussi dans Troie et Erec)
Mor. 417 Contre mort nul resort (aussi à plusieurs reprises dans Brut,
Thebes et le Tristan de Béroul).

Avec Eneas, Philomena partage les allusions proverbiales à l'amour :


Mor. 89 Amor veint tute rien (aussi dans Pyrame et Thisbé, Narcisse et la
Folie Tristan de Berne)
Mor. 628 En amours a folie et sens

et à la fortune.
Mor. 764 Fortune torne en petit d'eure (cf. Mor. 1400. aussi dans
Lancelot),

mais aussi la préférence pour certaines leçons de la sagesse populaire


comme
Mor, 1403 *Nul duel sordoleir ne nule joye sorjoyr (cf. Mor. 567)
Mor. 1193 Mar fu nés qui prie (cf. Mor. 2041).

Les affinités thématiques avec les proverbes dans les romans de


Chrétien de Troyes sont particulièrement remarquables, car un quart
des énoncés proverbiaux qui figurent dans Philomena se retrouve
dans l'œuvre de Chrétien. Il s'agit des proverbes suivants :
Mor. 2026 Qui ne fait quant il puet ne fait quant il veult (aussi dans Yvain et
Perceval)
Mor. 2328 Tel a son desirrier qui a son enconbrier (aussi dans Yvain)
Mor. 1545 Len seit bien quant on vait. maz len ne set quant on revient
(aussi dans Yvain)
Mor. 475 De ce qu'on ne puet amender Ne se doit l'on pas trop doler (cf.
Mor. 1466, aussi dans Lancelot, à deux reprises)
Mor. 1 1 1 Après grant joie grant corrous (aussi dans Erec).

Cette situation correspond non seulement aux taux d'affinités avec


l'œuvre de Wace et avec Eneas, mais elle rappelle également une
particularité de Chrétien, celle de reprendre certains proverbes d'une
480 E. SCHULZE-BUSACKER
œuvre à l'autre32. Chrétien utilise un quart de ses proverbes à
plusieurs reprises (Erec : 34 proverbes dont 8 réutilisés ailleurs,
Cligés 23 : 3, Lancelot 20 : 4, Yvain 34 : 6 et Perceval 24 : 5).
Philomena a le plus en commun avec Yvain qui est avec Erec le
roman dans lequel Chrétien a prêté la plus grande attention au
procédé d'intégrer des proverbes dans une œuvre littéraire.
Rappelons que leur emploi exceptionnel — l'énoncé proverbial
indépendant suivi directement d'une assertion — se trouve dans les mêmes
œuvres : Philomena, Erec et Yvain. En dehors de ses liens avec Wace,
les romans antiques et Chrétien, Philomena semble avoir exercé de
l'influence à son tour. Ceci me paraît moins évident pour les
quelques proverbes attestés en premier lieu par Philomena que pour
les séries de proverbes identiques réutilisés par certains auteurs de la
fin du xiie et du début du xme siècle.
Sur les cinq proverbes d'allure populaire qui figurent dans
Philomena pour la première fois dans la littérature narrative
française, quatre appartiennent à la tradition de Serlon et celle des
Proverbes au vilain 33, recueils dont les fortes influences sur la
littérature sont à retracer partout à partir de 1160/80 et à travers
tout le xme siècle. Ceci n'est toutefois pas le cas pour Mor. 512 « De
ligier plore qui la lippe pent » qui après Philomena n'est attesté que
par lpomedon (peu après 1180) et Dolopathos (début xme siècle). La
provenance de ce proverbe est incertaine, il vivra toutefois encore en
moyen français34.

32. Erec et Cligés ont en commun Mor. 2351 ; Erec et Lancelot — Mor.
1437; Erec et Yvain — Mor. 1356, 1927, 2128, 2446; Erec et Perceval —
Mor. 1822, 1826; Cligés et Lancelot — Mor. 1941, 21 10; Lancelot et Perceval
— Mor. 1272; Yvain et Perceval — Mor. 794, 2026.
33. Il s'agit des proverbes Mor. 438, 1545, 39, 140 et 512. Mor. 438 « Cui
avient une n'avient seule » n'est qu'une variante du proverbe bien répandu
« Ung meschief ne viendra seul » (Mor. 2454, cf. Mor. 1732) attesté par
Philomena et le Roman de la Violette (v. 3932). Mor. 1545 « Len seit bien
quant on vait, maz len ne set quant on revient » (cf. Mor. 356) figure
uniquement dans Philomena, Yvain (v. 2589-91) et Brun de la Montagne
(v. 3014, fin xme siècle) avec des formulations très semblables. Les proverbes
bien connus Mor. 39 « Aise fait larron » et Mor. 140 « Assez otroie qui se
taist » deviennent fréquents dans la littérature vers la fin du xne siècle.
34. Le proverbe Mor. 512 pourrait bien appartenir à l'héritage classique
mais aucune indication n'a pu être repérée, même pas dans les matériaux du
PHILOMENA 48 1
Mor. 512 n"est pas le seul lien entre Philomena et Ipomedon. les
deux textes ont sept proverbes en commun et même Prothese/aus, le
deuxième roman d'Hué de Rotelande, contient encore trois
proverbes qui figurent d'abord dans Philomena35. Un lien semblable existe
éventuellement aussi avec Gerbert de Montreuil et son Roman de la
Violette (Mor. 2454, 438). Une affinité avec Robert de Blois est
possible, elle se limiterait toutefois au conte antiquisant de Floris et
Liriopé (3e quart XIIIe siècle. Mor. Ill, 1403. 2328, 2454) 3Ó.
Ainsi, le choix thématique des proverbes dans Philomena réaffirme
non seulement les affinités de l'auteur avec la littérature de son
époque tout en soulignant sa propre position exceptionnelle face à
certains successeurs, mais il renforce surtout le lien évident du texte
avec Chrétien de Troyes.
Reste à examiner dans quelle mesure l'appartenance des proverbes
de Philomena à la tradition manuscrite des recueils conservés peut
contribuer à élucider l'attribution de cette œuvre à Chrétien de
Troyes.
D'après Morawski, qui a publié sa collection de 2500 proverbes
antérieurs à 1500 sur la base des vingt-neuf manuscrits conservés des
xme, xive et xve siècles, les recueils français médiévaux se ramènent à
quatre groupes principaux : Serlon (.v), v, a et cl31.

Thesaurus Proverbiorum Medii Aevi (TPMA), en préparation à Berne. Voici


les occurrences identifiées: Philomena, v. 556-557, Ipomedon, v. 8611-14,
Dolopathos, v. 3581-84. Morawski indique une attestation dans Pamphile et
Galatée par Jehan-Bras-de-Fer (thèse. Paris, 1917, v. 517), traduction
française de la comédie latine Pamphilus. La version latine de la fin du
xne siècle ne contient pas de proverbe de ce type, malgré une nette préférence
pour le style proverbial. Hassell cite des attestations chez Machaut, Charles
d'Orléans et Molinet (cf. sous L73).
35. Proverbes dans Philomena et Ipomedon : Mor. 39, 89, 109, 111, 512,
1403, 2454; dans Philomena et Protheselaus, Mor. 1193, 1403, 2328.
36. Les affinités thématiques entre les proverbes dans Philomena et ceux
dans les récits brefs (lais, fabliaux) se limitent à Mor. 39 (Trubert), 89 (Le
Meunier et les deux Clers, Un Chivalier et sa Dame et un Clerk), 168
(Guillaume au Faucon), 417 (Le Sacristain, 2e version), 438 (La Plantez), 679
(Es tula), 2328 (Estormi), 2431 (Guillaume au Faucon) et 2454 (La Plantez).
37. Voir le Recueil de J. Morawski, p. xi-xm, et son article Les recueils
d'anciens proverbes français analysés et classés, dans Rom., t. 48 (1922),
p. 481-558.
482 E. SCHULZE-BUSACKER
Les proverbes de Serlon de Wilton (ca. 1150/70; .v) forment le
substrat des recueils de proverbes français-latins avec les manuscrits
/, J, K, t (= T U), L et M, surtout.
Les Proverbes au vilain (v) écrits vers 1 180 par un auteur à la cour
de Philippe de Flandre ont été conservés par six manuscrits du
xme siècle auxquels se rattachent également à des degrés variables les
manuscrits K, L, R, K' et P: en plus, « il y a peu de recueils qui ne
leur doivent quelque chose »38.
Le groupe a remonte probablement à un recueil primitif anglo-
normand. Ce groupe de recueils alphabétiques principalement est
représenté par les manuscrits B, Ba, C, Ca, U' , Q, R, Z, et X. La
plupart des « proverbes » au comte de Bretagne sont tirés de ce
même groupe.
Le groupe cl procède en grande partie des groupes a et v. Le grand
recueil A y appartient autant que les compilations tardives P et S.
ainsi que les manuscrits D, E, F et G. Même si tous ces manuscrits de
recueils de proverbes datent d'après 1200, on est en droit de
supposer l'utilisation par les auteurs du xnc siècle d'un type de
recueil semblable aux versions conservées. La compilation des
occurrences proverbiales dans la littérature narrative des xne et xnr
siècles a révélé des ressemblances telles entre les proverbes dans les
textes littéraires et ceux des recueils que les deux doivent remonter à
des modèles identiques. Sur la base donc d'une comparaison entre
les proverbes dans les recueils conservés et les citations et expressions
proverbiales (c'est-à-dire les proverbes syntaxiquement adaptés au
contexte) dans les textes, la situation de Philomenu est la suivante :
v. 281-286 paraphrase de Mor. 2041. 1193. 591 qui figure dans les
Proverbes au vilain sous la forme « Dolent celui qui rueve »
(n° 138 + variantes)
v. 316 Mor. 140 mss des groupes v. a et d
v. 390-494 — amalgame de proverbes et lieux communs, dont
uniquement Mor. 89 et 628 ( = v. 392-396) ressortent clairement,
appartenant respectivement au ms. K' (n°" 16 et 361 ) et aux
mss tardifs R Z
v. 556-557 -- Mor. 512 mss K' (n" 343) et R Z
v. 674-682 — proverbes en série appartenant aux groupes s (Mor. 400.
1545) et a (Mor. 2328. 11!. 356)

38. Ibid., p. 541-553. et Recueil, p. xn.


PHILOMENA 483
v. 750-751 — Mor. 39 — mss des groupes v et a ; la forme exacte dans les
mss A" (n° 182). L (n° 179). Respit del cuitéis et del vilain
(début XIIIe siècle. n° 33)
v. 840-841 — Mor. 2454 — sous cette forme dans les Proverbes au vilain
(nos 31 et 35), mais déjà dans la Fecunda ralis I. 759
v. 853 — Mor. 438 — Proverbes au vilain (nos 31 et 35) et les mss A"
(nos 298, 131), L (n°51) et P (n° 97 avec variantes)
v. 910-912 Mor. 1460. 475 et 1466 sous cette forme dans les
Proverbes au vilain (n° 279) et les mss tardifs P(n° 414) et Q
v. 946-947 — Mor. 2431 ms. A" (n" 134). cf. aussi Mor. 168 (ms. A)
v. 952-953 Mor. 1403 ms. A" (n" 300) et dans les mss tardifs, cf.
aussi Mor. 1424, 1425, 2274. 670 et 1506
v. 954-961 — Mor. 417. dans les Proverbes au vilain (n" 105) et le groupe d
v. 1214-1216 ■— Mor. 2026 (mss du groupe d. entre autres au Respit del
curteis et del vilain, n° 15), Mor. 2107 — ms. / appartenant
aux Proverbia Magistri Serlonis (n° 5, éd. Friend, p. 187).
Mor. 1458 (ms. Q. xivc siècle)
Philomena dépend clairement du groupe v avec une affinité
particulière pour le manuscrit K' qui conserve d'après Morawski les
proverbes d'une des versions perdues des Proverbes au vilain
(groupe v), tout en omettant les commentaires profanes qui les
caractérisent généralement. Le manuscrit K' est plus ancien que les
manuscrits des Proverbes au vilain conservés avec commentaires. Les
sept proverbes dans Philomena (Mor. 39, 89, 438, 512, 628, 1403,
2431) qui appartiennent clairement à la tradition de K' ne figurent
d'ailleurs que dans K' (sauf Mor. 438) et dans les manuscrits qui en
dépendent. Les romans de Chrétien de Troyes, par contre, ont très
peu de rapports avec la tradition de v et encore moins avec le
manuscrit K'. Les cinq proverbes que Philomena et les romans de
Chrétien ont en commun remontent au groupe s (Mor. 1545, 2026,
2328) ou aux groupes a et d (Mor. Ill); seulement Mor. 475 (cf.
Mor. 1460, 1466) appartient aux Proverbes au vilain.
Tous les romans de Chrétien empruntent leurs proverbes aux
groupes de manuscrits a et d; le pourcentage d'énoncés relevant du
groupe a augmente graduellement entre Erec, Cligés, Yvain et
Perceval. Lancelot reste â part, surtout à cause du nombre
d'éléments proverbiaux utilisés par le continuateur Geoffroi de
Leigni qui proviennent tous des Proverbes au vilain*9.

39. Voir aussi mon volume, p. 44-64.


484 E. SCHULZE-BUSACKER
Un recueil du type manuscrit A est d'une importance particulière
pour tous les romans de Chrétien. Il a dû s'agir d'une vaste
compilation présentée par ordre d'initiales, accompagnée de
commentaires moitié bibliques, moitié allégoriques et destinée à
l'origine « à l'usage des prédicateurs n40. Le recueil conservé de ce
type, le manuscrit A, combine les fonds des groupes a et v tout en
insérant des éléments inconnus par ailleurs.
Sur la base de l'appartenance à la tradition manuscrite des recueils
de proverbes, Philomena et les romans de Chrétien de Troyes se
distinguent donc clairement.
Les proverbes dans Philomena font référence à une tradition plus
ancienne conservée surtout dans des recueils aux commentaires
profanes comme les Proverbes au vilain; ils proviennent du Nord
(Angleterre, Normandie, Flandres), sans dépendre toutefois de la
tradition de Serlon41.
Les proverbes dans les romans de Chrétien, par contre, se
rapprochent essentiellement d'un fonds mixte conservé par des
recueils qui transmettent les proverbes par ordre d'initiales ou
alphabétique en les accompagnant de commentaires bibliques ou
allégoriques. Ce type de compilation est moins ancien que celui des
proverbes commentés du style de Serlon ou des Proverbes au vilain ;
il a été répandu davantage dans le centre de la France d'où provient
également la majorité des manuscrits conservés dans ce style42.
Ce rapprochement à l'une ou l'autre des traditions manuscrites
des recueils de proverbes ne permet toutefois pas, à lui tout seul, de
mettre en doute la thèse qui attribue Philomena à Chrétien de
Troyes.
Un déplacement de l'auteur par exemple entre la cour des
Plantagenêt et celle de Champagne, le changement de genre littéraire
(du conte antiquisant au roman arthurien) ou encore la commodité
d'utiliser plutôt un recueil de proverbes classé par ordre d'initiales
ou alphabétique qu'un du type Proverbes au vilain suffisent pour
expliquer cette différence.
Plus lourds pèsent à mon avis d'autres arguments.

40. Voir J. Morawski, Les recueils d'anciens proverbes..., p. 503, 522-523.


41. Ibid., p. 488-489.
42. Ibid., p. 489, 521-527 et 541.
PHILOMENA 485
En premier lieu, les particularités stylistiques dans l'emploi du
proverbe qui placent l'auteur de Philomena, d'une part, proche de
Wace, des romans antiques et des Tristan (surtout pour les proverbes
au récit et à la digression) et qui, d'autre part, établissent une
filiation entre Thèbes, Philomena, Erec et Yvain, plus spécialement
pour l'énoncé proverbial indépendant au discours direct suivi
directement d'une assertion, celle-ci aussi en discours direct. Quant
au choix thématique des proverbes, il accentue les affinités de
Philomena avec le Rou et Eneas, d'une part, et Chrétien de Troyes,
d'autre part, en particulier les romans à' Erec et d' Yvain qui sont
justement ceux dans lesquels Chrétien a prêté la plus grande
attention au procédé d'intégrer des proverbes dans une œuvre
littéraire. Comme pour les romans de Chrétien, Hue de Rotelande,
Gerbert de Montreuil et Robert de Blois ont des liens manifestes
avec Philomena, eux aussi.
Les particularités stylistiques dans l'utilisation du proverbe et les
affinités thématiques dans leur choix me font supposer que
Philomena est une œuvre de Chrétien de Troyes. Les forts liens avec la
tradition rhétorique, les tentatives d'innovation et le fait de
rencontrer dans Philomena comme dans les romans de Chrétien les marques
d'une réflexion soutenue sur l'emploi du proverbe dans une œuvre
littéraire font croire qu'il s'agit d'une œuvre de jeunesse de l'auteur
écrite au moment du regain d'intérêt pour le proverbe dans la
littérature (dernier quart du xiie siècle), juste avant la constitution
des grands recueils comme les Proverbes au vilain ou la compilation
du manuscrit A *.

Elisabeth Schulze-Busacker.

* A propos de l'emploi de que que « pendant que » dans Philomena


(v. 1391) souligné récemment par B. Woledge {Commentaire sur « Yvain »
(le « Chevalier au ¡ion ») de Chrétien de Troyes I : vv. 1-3411, Genève, 1986,
p. 59-61 et 44), il faut tenir compte des remarques de Ph. Ménard, dans
CCM, t. 30 (1987), p. 183. L'usage de que que n'est donc pas à utiliser pour
l'attribution de Philomena à Chrétien de Troyes.

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