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(Programme initial)
1ère session. 24/02 16h-19h
La thèse de la coupure épistémologique (I) : Où trouver « la philosophie de Marx » ? Enjeux
politiques et théoriques d'un problème de localisation.
2ème session. 25/02 17h-20h
L'intériorisation de la coupure (II) : En quel sens « la philosophie de Marx » est-elle en
retard ? Luttes de classe dans la théorie et politisation de la philosophie
3ème session. 26/02 9h30-12h30
Vers une théorie matérialiste de l'idéologie : Si « l'idéologie est matérielle », que signifie être
matérialiste en philosophie ?
4ème session. 28/02 14h-17h
De 1968 à 1978 – masses, parti, Etat : de quelle « crise du marxisme » parle-t-on ?
Eléments bibliographiques :
1960-1966
Pour Marx (1965) (regroupant des textes publiés séparément entre 1960 à 1964 – notamment
« Contradiction et surdétermination » (1962) et « Sur le matérialisme dialectique » (1963))
Lire le Capital (1965-1966) (contributions de E. Balibar, P. Macherey, R. Establet,
J. Rancière)
1967-1968
Cours de philosophie pour scientifiques (1967)
« Du côté de la philosophie (cinquième Cours de philosophie pour scientifiques) » (1967)
[posthume]
« Sur Feuerbach » (1967) [posthume]
« La Querelle de l'humanisme » (1967) [posthume]
« Notes sur la philosophie » (1967-1968) [posthume]
1968-1970
Lénine et la philosophie (1968)
« La philosophie comme arme de la révolution (Réponse à huit questions) » (1968)
1970-1976
Eléments d'auto-critique (1972)
Soutenance d'Amiens (1975)
Initiation à la philosophie pour non philosophes (1976) [posthume]
« La transformation de la philosophie (Conférence de Grenade) » (1976)
1977-1978
« Enfin la crise du marxisme ! » (1977)
« Le marxisme comme théorie “finie” » (1978
« Le marxisme aujourd'hui » (1978)
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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Mais avant d'entrer dans le vif du sujet et de préciser un peu la trajectoire globale de ce
que nous allons suivre lors de ces séances, il faut tout de même commencer par quelques
rappels biographiques et bibliographiques assez généraux.
De la vie d'Althusser avant le début de sa carrière philosophique et de son engagement
politique, je rappellerai simplement : il naît en 1918 ; il est issu d'une famille catholique
originaire d'Alsace qui s'était installée (comme beaucoup d'autres après la défaite de la France
face à la Prusse en 1870 et la perte de la région d'Alsace) en Algérie alors sous domination
coloniale française. Après des études au lycée à Alger puis à Marseille, il est reçu à l'Ecole
Normale Supérieure de la rue d'Ulm, à Paris, en 1939. Mobilisé dès le début de la guerre, il
sera arrêté en 1940 et retenu captif jusqu'en 1944 dans un stalag en Allemagne. Il reprend sa
scolarité à l'ENS en 1945 ; et trois ans plus tard, en 1948, il est reçu au concours de
l'Agrégation de philosophie, et adhère au Parti Communiste français.
S'ouvre alors une longue période d'une trentaine d'année, à la fois d'enseignement à
l'Ecole Normale, où il va former plusieurs générations de philosophes universitaires, et
d'engagement intellectuel pour la cause communiste, en dialogue avec des marxistes italiens,
sud-américains, géorgiens (il est proche de Merab Mamardachvili), et dans un rapport de
tension permanente avec la direction du PCF. Cette période sera cependant régulièrement
interrompue par des crises de dépression aiguës le conduisant à être hospitalisé ; et elle
prendra fin brutalement avec un drame personnel survenu en 1980, quand un accès de
démence le poussera à assassiner sa femme, le faisant hospitaliser pendant plusieurs années.
Isolé, coupé de l'engagement philosophique et politique auquel il avait consacré trente années
de sa vie, Althusser décède en 1990. Je ne vous parlerai pas de cette dernière décennie, dont il
reste pourtant des textes tout à fait intéressants : une autobiographie intitulée L'Avenir dure
longtemps, des correspondances, et une série de textes dits du « matérialisme aléatoire » ou du
« matérialisme de la rencontre », où le référentiel marxiste et communiste devient
relativement marginal. L'exercice aujourd'hui répandu parmi les commentateurs consiste à
savoir quelle place donner à ces derniers textes dans l'oeuvre globale d'Althusser : sortent-ils
complètement de son cadre initial ? Ou bien au contraire, en seraient-ils le prolongement par
d'autres moyens ? Voire même, livreraient-ils ultimement la vérité ésotérique, longtemps
ajournée, de sa pensée ? (C'est par exemple la thèse défendue par un philosophe argentin,
Emilio de Ipola, dans un livre par ailleurs fort intéressant, Althusser : l'Adieu infini). Pour les
problèmes que je voudrais soulever avec vous dans ce séminaire, et sans entrer dans ces
débats, nous pouvons simplement retenir que ces dernières réflexions sur le sens du
matérialisme philosophique, sur ce que signifie être matérialiste en philosophie, est bien une
interrogation qui traverse tout le travail d'Althusser depuis longtemps, dans son
questionnement critique sur ce qu'il convient d'entendre par « la philosophie de Marx », et
dans sa réflexion permanente sur ce que signifie « être marxiste en philosophie », et ce que
signifie « intervenir philosophiquement » dans le marxisme.
J'ajoute maintenant quelques points de repère sur la séquence qui va nous intéresser
dans ces séances, c'est-à-dire la trajectoire conduisant du tournant des années 1950-1960 à la
fin des années 1970.
1°) À l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, Althusser donne depuis le début des
années 1950 des cours sur des auteurs et des objets très variés : sur la tradition de la
philosophie politique antique et moderne, sur Machiavel, Locke, Rousseau, Montesquieu, sur
l'idéalisme allemand, sur Hegel, sur Feuerbach, mais aussi sur la philosophie des sciences, sur
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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Auguste Comte...
2°) Mais c'est à partir de la fin des années 1950 qu'il intervient directement dans le
champ du marxisme théorique, et il va y intervenir de façon immédiatement polémique. Il faut
d'abord rapporter cela à une série d'événements qui affectent directement le mouvement
communiste international depuis le milieu des années 1950, en particulier la rupture sino-
soviétique, et le XXe Congrès du PCUS avec sa fameuse dénonciation du « culte de la
personnalité » et l'ouverture de tout un espace de critiques (plus ou moins approfondies, plus
ou moins opportunistes également) du stalinisme. C'est d'abord dans cet espace que
l'intervention d'Althusser va trouver les coordonnées de son intervention. Pour le dire d'abord
très schématiquement (nous y reviendrons plus tard), s'il est absolument nécessaire, à ses
yeux, de mener une critique sans compromis du stalinisme, il est tout aussi nécessaire de
savoir ce que l'on critique exactement. En particulier l'expression de « culte de la
personnalité » fixée par le XXe Congrès lui paraîtra toujours mal fondée, se contentant d'une
allusion qui, comme toute allusion, est une manière de se contenter d'une évocation
superficielle en s'épargnant de penser exactement ce qu'il faut justement penser, bref une
fausse critique qui est une manière de ne pas penser la crise du communisme en Union
Soviétique et, à travers elle, du mouvement ouvrier international. Il est donc surtout
nécessaire de savoir ce que l'on critique, et comment on le critique. Et cette tâche est pour
Althusser d'autant plus urgente face au marasme dans lequel il voit s'enfoncer le Parti
Communiste Français (et sans doute plus généralement les PC d'Europe de l'Ouest), et qu'il
diagnostique comme une critique « droitière » du stalinisme, une critique monnayée dans un
mixte d'« humanisme théorique » et de « technocratisme » qui témoigne à ses yeux de
l'emprise que l'idéologie bourgeoise est en train de gagner à l'intérieur de l'organisation
politique de la lutte ouvrière.
3°) Seulement – et c'est le troisième point préliminaire qu'il faut poser –, cette lecture
directement politique de l'intervention d'Althusser ne suffit pas. Elle n'éclaire nullement, ni la
forme et les moyens que Althusser va mettre en oeuvre philosophiquement, ni l'impact
considérable que son travail (un travail en grande partie collectif1) va avoir dans le champ
intellectuel de l'époque, et au-delà, pour toute une génération de philosophes, dont certains
noms vous sont peut-être connus, comme Etienne Balibar, Jacques Rancière, Alain Badiou,
Pierre Macherey, Nicos Poulantzas, Ernesto Laclau... ; – mais aussi pour beaucoup d'autres
qui seront en dialogues ouverts ou en débats implicites avec Althusser, comme Michel
Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Toni Negri...
Pour comprendre la portée considérable de l'intervention d'Althusser, il faut la replacer
à la confluence d'une multiplicité de facteurs, que je ne peux énumérer tous ici, – retenons-en
quatre ou cinq principaux :
a/ C'est d'abord la prise en compte par Althusser d'une tradition épistémologique qui, à
l'époque, est très féconde intellectuellement, ce qu'on appelle parfois l'« école
épistémologique française », qui à la fois une épistémologie historique et une
« épistémologique du concept ». On peut la faire remonter à Auguste Comte ; elle passe en
tout cas par Jean Cavaillès et par Gaston Bachelard (c'est à ce dernier que Althusser va
emprunter la notion de « rupture épistémologique » pour forger sa thèse d'une « coupure
épistémologique » chez Marx), par le philosophe et historien des sciences d'origine russe
1
Notamment à travers le séminaire qu'organise Althusser à l'ENS : ils portent successivement sur Le jeune Marx
(1961-1962), Les origines du structuralisme (1962-1963), Lacan et la psychanalyse (1963-1964), et le séminaire
de relecture du Capital en 1964-1965 dont seront tirés les textes rassemblés dans Lire le Capital, qui paraît en
novembre 1965.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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Alexandre Koyré. Enfin c'est une tradition épistémologique dans laquelle s'inscrivent
également, dans les années 1960, des philosophes très importants comme Georges
Canguilhem et Michel Foucault (Althusser suit de près, dans les années 1960, ces deux
hommes qu'il connaît bien personnellement). Nous verrons que cela est déterminant pour
comprendre la place que Althusser donne à l'idée que Marx invente, non pas simplement une
nouvelle « science » (le « matérialisme historique » comme science de l'histoire des
formations sociales), mais plus profondément un nouveau régime de scientificité, c'est-à-dire
une nouvelle forme de rationalité, qui n'a pas de précédent ni dans l'histoire des sciences ni
dans l'histoire de la philosophie, et qui transforme profondément, tant le statut de la
philosophie (dans son rapport aux sciences), que le statut de la politique (dans son rapport aux
sciences et à la philosophie).
b/ Deuxièmement, il faut tenir compte d'un contexte propre au renouvellement des
pratiques de lecture et de commentaire des textes dans l'institution universitaire, en
philosophie, mais aussi en littérature, en histoire, en ethnologie, avec l'introduction de
nouvelles techniques d'interprétation des textes en se concentrant sur leur logique interne, leur
structure, techniques qui empruntent au structuralisme linguistique, à la sémiologie, à la
psychanalyse. Althusser y apportera lui-même une contribution majeure en développant son
idée de « lecture symptômale » (nous pourrons éventuellement en reparler). Mais dès les
années d'après-guerre, c'est dans ce contexte que se sont développés des travaux nouveaux sur
la philosophie classique, sur Descartes d'abord (qui constitue en France une métonymie de
l'Institution philosophique en tant que telle...), mais aussi sur la philosophie de Spinoza. Je
mentionne ce point seulement en passant, mais il est d'une grande importante pour toute une
série d'opérations qu'Althusser va effectuer dans sa lecture de Marx : on pourrait dire
schématiquement que Althusser va chercher à déterminer la spécificité du matérialisme de
Marx en le plaçant dans l'héritage d'un matérialisme spinoziste, contre la filiation standard
que la tradition marxiste avec établi avec l'idéalisme hégélien. Spinoza ou Hegel : c'est le titre
d'un bel ouvrage d'un ancien élève d'Althusser, Pierre Macherey, paru en France en 1979, et
qui résume bien l'alternative, décisive selon Althusser, devant laquelle l'oeuvre de Marx nous
sommerait de choisir, pour déterminer précisément ce que l'on peut en faire.
c/ Le troisième point à garder en tête, concerne ce lieu où Althusser enseigne, et que
j'ai déjà évoqué : l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm. C'est, à l'époque, un épicentre
de l'activité philosophique hexagonale ; c'est aussi un lieu symboliquement prestigieux, et s'il
ne faut sans doute pas exagérer ce fait, il n'est cependant pas sans conséquences. L'une de ces
conséquences est la position d'autorité épistémique qu'elle donne à l'énonciation d'Althusser –
entendons ce nom propre (comme l'a suggéré un ancien althussérien, le linguiste et angliciste
Jean-Jacques Lecercle, en s'appropriant le concept de Deleuze et Guattari), comme nom d'un
« agencement collectif d'énonciation » –, qui devait sans doute rendre plus difficile à la
direction du PCF de ne pas prendre position par rapport à l'intervention d'Althusser et ses
jeunes collaborateurs. Ce sera le cas notamment en 1966, lors d'une séance du Comité Central
du PCF, consacrée aux questions culturelles et intellectuelles : séance importante parce que, si
la position officielle du Comité Central condamna implicitement les positions d'Althusser, elle
accepta aussi une prise de distance vis-à-vis des positions défendues par l'intellectuel en chef
du Parti, Roger Garaudy, et plus généralement, parce qu'elle commença officiellement à
libéraliser la discussion théorique. Une autre conséquence de cette localisation institutionnelle
et symbolique du collectif althussérien, c'est l'attraction de beaucoup d'étudiants, philosophes,
et militants communistes étrangers, d'Europe, mais aussi des autres continents, en particulier
d'Amérique latine, où la réception de l'althussérisme va être précoce et importante. (Vous avez
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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un petit récit de cette atmosphère au début du livre de Emilio de Ipola déjà mentionné).
d/ Le quatrième point est également lié au site de l'Ecole Normale Supérieure, mais il
tient plus directement à une initiative d'Althusser, qui va être à la source de certains effets
majeurs pour la structuration du paysage intellectuel français des décennies suivantes, et dont
on peut encore voir aujourd'hui les effets. En 1964 Althusser propose au psychanalyste
Jacques Lacan de venir poursuivre son séminaire à la rue d'Ulm. Jusqu'à la fin des années
1960 toute une génération d'étudiants vont circuler entre les enseignements de Lacan et
d'Althusser, et inventer un langage tout à fait inédit : non pas freudo-marxiste, mais bien
« lacano-althussérien ». C'est également dans cette interface entre marxisme althussérien et
psychanalyse lacanienne que va cristalliser un courant politique, se donnant pour organisation
l'UJC-ml (Union des Jeunesses Communistes-Marxistes léninistes), et dont l'organe théorique
est les Cahiers marxistes-léninistes. Issue d'une scission de l'Union des Étudiants
Communistes, en dissidence avec le PCF, l'UJC-ml se mobilise d'abord en 1967 contre la
Guerre du Vietnam, et peu après, dans les contre-coups immédiats de la Révolution Culturelle
chinoise (ou de ce que l'on peut en apprendre en Europe occidentale sur le moment), l'un des
principaux sites de construction d'un « maoïsme » en France, en faveur duquel Althusser va
adopter, avec plus ou moins de discrétion, des positions avenantes (il contribuera d'ailleurs
personnellement aux Cahiers marxistes-léninistes, et notamment en 1967 par un article
important, « Sur la révolution culturelle »). Les organisations maoïstes disparaîtront
rapidement au début des années 1970, soit dissoutes, soit sous la retombée des événements de
mai 68. Elles n'en produiront pas moins des effets philosophiques durables, dont témoignent
encore par exemple, de façon certes indirecte (et différente entre elles), l'oeuvre de Jacques
Rancière et celle d'Alain Badiou.
J'interromps ici cette petite cartographie sommaire : elle suffit pour l'instant à poser
simplement quelques points de repère pour situer le contexte intellectuel et politique dans
lequel Althusser développe ses premières interventions à partir des années 1960. Ce sont ces
interventions elles-mêmes que je vais commencer maintenant à vous décrire, en commençant
par la première d'entre elles : la thèse dite de la « coupure épistémologique ». J'espère avoir le
temps d'en dire assez aujourd'hui pour pouvoir, à la fin de la séance, expliquer en quelques
mots le chemin que nous suivrons dans les trois séances suivantes.
Pour l'heure je voudrais simplement exposer la première formulation de cette thèse
d'une « coupure épistémologique » chez Marx : quelle est sa signification ? Quelles sont ses
implications théoriques (pour la lecture de Marx) ? Quelles sont ses implications méta-
théoriques (pour la conception de ce que c'est que pratiquer la théorie, et singulièrement cette
pratique théorique spéciale qu'est la philosophie) ? Et quelles sont aussi ses implications
politiques immédiates ? Cela fait déjà pas mal de choses à voir ! Mais le plus important, pour
nous, ce sera de repérer les points de tension, d'incertitude, ou au contraire d'extrême
radicalité, qui vont conduire Althusser – et très rapidement en fait, dès 1966-1967 – à réviser
sa thèse, à en chercher d'abord des reformulations, puis en lui faisant subir des modifications
substantielles, qui en maintiendront certains enjeux initiaux mais non sans modifier
profondément ses implications pour le rapport entre philosophie et politique. C'est ce que
nous verrons en détail les prochaines fois.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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Premièrement, pour le dire de façon très générale, le fait qu'il y ait une différence
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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entre, d'un côté, le jeune Marx des années 1840-1844 (dont l'unité ne va déjà pas de soi, qui
évolue beaucoup dans ces années-là, non seulement à travers ses débats au sein du groupe des
Jeunes Hégéliens, ses débats avec Bruno Bauer, puis avec Feuerbach, mais surtout qui évolue
beaucoup politiquement, passant de position démocrates-libérales à une position communiste,
avant de contribuer lui-même à redéfinir cette dernière), et de l'autre côté le Marx des années
1850-1870 (qui lui aussi ne cesse d'approfondir son chantier de critique de l'économie
politique), n'a évidemment en soi rien d'original. Seulement il y a différentes manières
d'entendre cette « différence ». Et la tradition marxiste lui en a donné au moins deux
principales, de significations opposées. (a) La première consiste à dire que cette différence est
pour l'essentielle de contenu, ou de champ d'investigation, à l'intérieur d'une continuité
globale de la pensée marxienne. Si Marx ne s'occupe plus guère de philosophie à partir des
années 1850 (plus exactement après L'Idéologie Allemande et les Thèses sur Feuerbach en
1845 (ni l'une ni les autres, rappelons-le, n'étant publiées) et Misère de la philosophie en
1847-1848), c'est tout simplement parce qu'il disposerait de la philosophie qui convient au
programme de la critique de l'économie politique dans lequel il s'engage alors, et qui convient
avec la tâche politique de la lutte communiste pour l'émancipation universelle sous la
direction des luttes du prolétariat ouvrier. La philosophie forgée par Marx au fil de son débat
avec l'idéalisme et la philosophie du droit de Hegel d'une part, avec l'anthropologie de
Feuerbach et sa critique de l'aliénation religieuse d'autre part, serait « la philosophie de
Marx » qui sous-tendrait l'édifice épistémologique et critique du Capital trente ans plus tard.
(b) L'autre interprétation majeure est orientée dans le sens inverse. Elle a pu s'appuyer sur des
formules des Thèses sur Feuerbach, et surtout sur les énoncés peut-être les plus
« positivistes » de Marx que l'on trouve dans L'idéologie allemande. Schématiquement, elle
consiste à soutenir que le « Marx de la maturité », précisément parce qu'il parvient à la
position d'une science, congédie purement et simplement toute philosophie, et relègue « la
philosophie » en tant que telle au statut d'une simple idéologie, une « forme idéologique »
parmi d'autres, voire même (comme le suggère L'Idéologie allemande) comme la forme
idéologique par excellence.
Ouvrons ici une parenthèse pour mentionner encore (c) une troisième interprétation
majeure, qui a pu elle aussi s'appuyer sur des passages des Thèses sur Feuerbach, et en
particulier sur une interprétation possible de la fameuse XIe et dernière Thèse : « Les
philosophes ont seulement interprété le monde de diverses manières, ce qui compte, c'est de
la transformer ». Elle sera particulièrement importante dans la tradition des philosophies dites
de la « praxis » (Gramsci lui donnera une portée retentissante dans sa conception des
philosophies comme « conceptions du monde »). Elle consisterait à dire : le problème n'est
pas de savoir s'il y a une philosophie marxiste qui soutient le matérialisme historique, ou au
contraire si la science du matérialisme historique dissipe la philosophie comme un nuage
idéologique ; le problème est de savoir comment la philosophie devient agissante, ou
comment une philosophie devient « immanente » aux agents historiques, et par là,
pratiquement active, politiquement efficace. Nous verrons qu'Althusser se confronte
indirectement à cette interprétation, et c'est particulièrement sensible dans son rapport à la fois
de proximité et de distance radicale par rapport à Gramsci. Car il est clair qu'on ne voit pas ce
que vaudrait une pratique philosophique sans effets, sans lien avec la pratique, et sans effets
sur les pratiques politiques des masses. Mais alors le problème, pour Althusser, serait de
confondre la philosophie, mais avec l'idéologie elle-même – cet élément idéologique, pour
reprendre un énoncé fameux de Marx, « dans lequel les hommes prennent conscience de leur
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conflit, et le mènent jusqu'au bout »2. S'il est nécessaire de penser un devenir-idéologique de
la philosophie (condition de son efficacité matérielle et historique), comment maintenir
cependant sa différence, et après tout, pourquoi le faire ?
Enfin on pourrait dire que ces trois positions majeures sont trois manières d'entendre
un passage fameux de la Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l'économie
politique, passage constamment réinterrogé dans l'histoire du marxisme (à commencer par
Engels lui-même, qui l'a reprise en 1888 pour ouvrir l'Avant-Propos de son Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande), où Marx relate le début de sa
collaboration avec Engels, et évoque alors en ces termes l'enjeu que revêtait pour eux
L'Idéologie allemande :
2
K. Marx, Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l'économie politique : « Le mode de production de
la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la
conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en
contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les
rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces
productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution
sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme
superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement
matériel – qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production
économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes
idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. »
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K. Marx, Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l'économie politique. (je souligne).
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Mais que faut-il entendre par ce « règlement de compte avec notre conscience
philosophique d'autrefois » ? S'agit-il, en liquidant cette conscience philosophique, d'en avoir
fini avec toute conscience philosophique ? S'agit-il de sortir de cette conscience philosophique
d'autrefois en en produisant une nouvelle, qui saurait ce qu'elle doit à l'ancienne (les
« comptes » étant faits), ou bien qui serait tout autre (ne devant plus rien à la première) ?
S'agit-il de repenser la philosophie autrement que sous les figures d'une « forme de la
conscience » ? Et que signifie alors « voir clair en nous-mêmes »... La formule est, à
l'évidence, hautement équivoque ou polysémique...
Je ferme cette parenthèse pour revenir à ma premier remarque, en m'en tenant aux
deux premières interprétations mentionnées plus haut. La thèse de la coupure épistémologique
se démarque aussi bien de l'une que de l'autre de ces deux premières lectures ; en fait, elle
court-circuite leur alternative même. Elle marque le refus de considérer la science du
matérialisme historique comme un simple prolongement d'une philosophie préalablement
constituée, comme si cette « science » était simplement l'« application » de cette philosophie à
un objet « empirique ». Elle marque aussi refus de considérer cette science comme faisant
disparaître toute tâche spécifiquement philosophique, ou de l'identifier purement et
simplement à une forme idéologique. (Althusser donne souvent une signification politique à
ce double refus, en lui faisant correspondre une critique du subjectivisme d'une part, du
positivisme d'autre part4).
Entre le « jeune Marx » et le « Marx de la maturité », le passage n'est pas celui d'une
philosophie hégéliano-feuerbachienne à une étude socio-économique des sociétés capitalistes
(que cette étude présuppose cette philosophie ou au contraire qu'elle la rende inutile). Il est le
passage d'une « problématique » à une tout autre problématique, et ce passage est changement
radical, c'est-à-dire discontinu. « Discontinu » ne veut évidemment pas dire que ce
changement s'effectue d'un coup, miraculeusement (cela pose au contraire le problème de la
temporalité de cette coupure dans le travail de Marx : c'est une coupure qui prend du temps,
mais qui, du coup, est impossible à fixer dans une périodisation simple et univoque de son
oeuvre). « Discontinu » veut dire essentiellement que l'on ne peut pas passer d'une
problématique à une autre par simple transformation, variation, inversion ou « renversement »
de la première. Et ce changement de problématique affecte simultanément (a) le type de
scientificité qu'invente Marx à partir des années 1850, (b) le type de philosophie qui émerge
corrélativement, et (c) la nature du rapport entre cette science et cette philosophie (que la
tradition marxiste à partir de Engels et Lénine, et jusqu'au stalinisme lui-même, consacrera
sous le fameux doublet : « matérialisme historique » comme science des formations sociales
et de leurs transformations historiques / « matérialisme dialectique » ou philosophie marxiste
– un double qu'Althusser n'aura de cesse de reprendre, et à la lettre, mais pour le faire jouer,
nous le verrons, d'une façon inédite, et d'une façon en grande partie retourner contre l'usage
officiel consacré par le marxisme soviétique).
4
Ainsi dans l'entretien réalisé avec l'intellectuelle communiste italienne Maria Antonietta Macciocchi (paru dans
L'Unita, le quotidien du Parti Communiste Italien en février 1968), « La philosophie comme arme de la
révolution » : « – Macciocchi : Tu distingues donc dans la théorie marxiste une science et une philosophie ? Tu
sais que cette distinction est aujourd'hui contestée. – Althusser : Je sais. Mais cette “contestation” est une vieille
histoire. On peut, d'une manière extrêmement schématique, dire que, dans l'histoire du mouvement marxiste, la
suppression de cette distinction exprime une déviation soit droitière, soit gauchiste. La déviation droitière
supprime la philosophie : il ne reste que la science (positivisme). La déviation gauchiste supprime la science : il
ne reste que la philosophie (subjectivisme) ».
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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Engageons notre seconde série de remarques, pour expliciter à présent les sources et
les implications les plus immédiates des concepts mobilisés par la thèse althussérienne, à
commencer par ces notions de « coupure épistémologique » et de « structure problématique ».
C'est ici qu'il faut tenir compte de l'apport de la tradition épistémologique française, et de la
façon dont Althusser va se l'approprier et forger un concept singulier de coupure. Sur ce point,
je m'appuierai abondamment sur les analyses qu'en a données Étienne Balibar dans un article
déterminant sur cette question, intitulé « L'objet d'Althusser », tiré d'une conférence
prononcée en 1991 à l'occasion du premier colloque consacré à Althusser peu après sa mort.
a/ Balibar remarque d'abord que l'idée de coupure épistémologique (à défaut de
l'expression elle-même) n'est pas nouvelle dans l'histoire de la philosophie. Indépendamment
de la source spinoziste que revendiquera Althusser, il suffit de songer à la définition kantienne
de la philosophie criticiste comme « révolution copernicienne » : pour sa « rupture “de
méthode” avec l'empirisme », pour l'idée corrélative que « la spécificité d'une pratique de
connaissance résulte de ses questions (ou de sa “problématique”) », enfin et surtout « pour
l'étroite association du problème de l'objet et de l'objectivité d'une science avec celui du
domaine de validité de ses concepts »5. Retenons au moins cet élément, qui sera en effet
fondamental pour Althusser : il n'est pas question de forger une théorie de « la science » en
général, qui est une abstraction mal fondée6. Il y a des sciences, qui sont déterminées par leur
régime de scientificité spécifique, c'est-à-dire par des logiques conceptuelles « régionales »,
qui dépendent elles-mêmes des problèmes auxquels ces concepts répondent, et dont dépend en
retour le type d'« objet » ou d'objectivité produit théoriquement par telle logique conceptuelle.
D'où l'élément essentiel de discontinuité : un concept (qu'il s'agisse d'un concept scientifique
ou d'un concept philosophique) peut paraître superficiellement le même chez deux
scientifiques ou chez deux philosophes ; mais si le concept répond chez l'un et l'autre à des
problèmes différents, c'est-à-dire s'il intervient dans une structure conceptuelle différente, ce
n'est littéralement pas le « même » concept. Ce peut être le même mot, mais c'est alors un
homonyme, un mot équivoque, et le lieu d'un quiproquo irréductible. Il en sera justement ainsi
pour Althusser, nous le verrons, du concept, nodal s'il en est, de « dialectique ».
b/ Mais l'idée de rupture épistémologique vient plus directement d'une conception de
l'histoire des sciences, qui s'écarte du concept an-historique de Raison chez Kant, qui s'amorce
à bien des égards avec Auguste Comte, et qui est surtout au coeur de l'oeuvre de Gaston
Bachelard et, et sous une forme sensiblement différente, de Alexandre Koyré 7. Nous avons
affaire à une tradition épistémologique qui associe étroitement l'idée d'une discontinuité à
celle d'une irréversibilité dans l'histoire des mutations des systèmes scientifiques. C'est une
5
E. Balibar, « L'objet d'Althusser », dans S. Lazarus (dir.), Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis
Althusser, P.U.F., Paris, 1993, p. 84.
6
Ou plutôt qu'une abstraction simplement « mal fondée », on pourrait examiner ici la façon dont Althusser
analyse en 1967 (dans « Du côté de la philosophie (Cinquième Cours de philosophie pour scientifiques) ») la
production de cette « abstraction » par la philosophie, lorsque celle-ci se confronte à une nouvelle science dont
elle doit reconnaître la révolution qu'elle opère dans l'ordre de pratiques de connaissance, et en même temps dont
elle cherche à s'approprier l'autorité épistémique de cette science, en la prenant pour modèle et s'ériger elle-
même comme « science des sciences »... (EPP II, p. 272-276). Nous reviendrons plus en détail sur cette
opération lorsque nous examinerons la question des « conjonctures théorico-politiques » chez Althusser.
7
Sur cette double référence de la « coupure épistémologique » althussérienne à Bachelard et à Koyré, leur
convergence mais aussi leurs différences d'inflexion, voir Balibar, « L'objet d'Althusser », op. cit., p. 85 n. 11 et
p. 101-102 n. 29.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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« C'est du côté de Freud qu'il faut ici chercher les antécédents, en particulier dans la
célèbre thèse des “trois blessures narcissiques” infligées à l'homme par la connaissance
scientifique qui l'expulse successivement du “centre du monde” (la cosmologie
copernicienne), du “but de l'évolution” (la sélection naturelle darwinienne), enfin du
lieu d'origine de ses propres pensées (la psychanalyse). Quel rapport la coupure
althussérienne, élaborée à propos de la “révolution théorique de Marx”, mais flirtant
constamment avec la psychanalyse selon une analogie qui est d'abord négative ou
critique (la critique de l'économisme va pour lui de pair avec celle du psychologisme),
entretient-elle avec le schéma freudien de la désillusion du sujet dans et par la
8
Spinoza, Ethique, III.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
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Mais l'on pourrait infléchir les choses un peu autrement, de façon à donner tout son
relief au couple illusion/désillusion, ou « croyance »/« blessure narcissique ». Dans l'idée
d'une coupure épistémologique par laquelle l'émergence d'une nouvelle problématique
scientifique « contre-pose » d'autres problématiques comme ses « autres » idéologiques, il y a
également une thèse implicite sur ce qu'est la pratique scientifique elle-même, qui n'est pas
seulement pratique de production de connaissance, mais qui est pratique de désubjectivation,
un processus d'ébranlement et de destitution de la position imaginaire d'un sujet du savoir, ou
(pour le dire d'un terme emprunté à Jacques Lacan) d'un « sujet-supposé-savoir »10. Vous
pouvez pressentir déjà, à travers cette analogie entre processus de la pratique scientifique et
processus de la cure psychanalytique, les virtualités politiques de la conception althussérienne
de la coupure épistémologique. Là où l'on a pu reprocher à Althusser, emboîtant le pas d'une
orthodoxie dogmatique, d'idéaliser une « science marxiste » qui serait finalement réservée à
une avant-garde intellectuelle, elle-même au service d'une direction politique, Althusser est en
train de mettre en place, dans ces années-là, un dispositif qui vise à soustraire la pratique
scientifique marxiste au contrôle politique du Parti, ou du moins, à empêcher que ce dernier
puisse se réfléchir dans une position idéologique qui en ferait le Sujet de cette science
marxiste. Comme l'a écrit récemment Jacques Rancière dans un entretien réalisé en France à
l'occasion du cinquantenaire de la parution de Pour Marx et de Lire le Capital : Althusser
« autonomisait la théorie de Marx et il la reprenait ainsi à ces appareils communistes qui
pensaient savoir seuls comment il fallait l’utiliser [...] ». Ce sera également un point nodal de
conjonction entre althussérisme et maoïsme – un maoïsme qui en France va être fortement
centré sur la question du savoir, sur la critique de la division entre travail manuel et travail
intellectuel non pas comme division non pas simplement technique ou socio-économique,
mais comme division et subordination politique, enfin sur la réappropriation des pratiques de
connaissance par « les masses »11. Nous aurons l'occasion de revenir ultérieurement sur ces
enjeux politiques.
d/ Je ferai une quatrième et dernière remarque, qui cette fois-ci concerne moins les
sources théoriques de la thèse de la coupure que la forme d'exposition qu'elles autorisent à sa
présentation althussérienne. En effet, n'hésitant pas à replacer l'intervention de Marx dans le
long cours de l'histoire des sciences, Althusser la place à maintes reprises dans une série
d'autres coupures épistémologiques, qui sont en même temps, suivant la métaphore qu'il
affectionne, autant de « découverte » de nouveaux « continents » ouverts au travail de la
connaissance : la découverte du « continent » des mathématiques théoriques dans la Grèce
des VIe-Ve siècles, celle du « continent » de la science physique avec la physique mécaniste
au XVIIe siècle, celle du « continent Histoire» avec le matérialisme historique lui-même (il
ajoutera parfois : la découverte du « continent Inconscient » par Freud), – chacune étant
incarnée par des noms propres, Thalès, Galilée, Marx ; – chacune étant aussi le déclencheur
d'une invention ou d'une ré-invention du langage philosophique, avec Platon, Descartes, Marx
9
E. Balibar, « L'objet d'Althusser », op. cit., p. 86.
10
C'est une idée que l'on trouve formulée avec force, par exemple, dans un ensemble de notes de 1966, fruit d'un
travail collectif des althussériens constitués alors en un « Groupe Spinoza », et publiées après la mort d'Althusser
sous le titre « Trois Notes sur la théorie du discours »
11
D'où l'importance du thème lancé par Mao de « l'étude », et le fameux mot d'ordre « Celui qui n'a pas fait
d'enquête n'a pas droit à la parole », qui répliquait « à la version scientiste et autoritaire du kautskysme-
léninisme : “importer la science dans le mouvement ouvrier” » (E. Balibar, « L'objet d'Althusser », p. 87, n. 14).
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(du moins en creux – mais c'est précisément là le problème...). À l'évidence cette présentation
ne va pas sans poser problème. Elle laisse en particulier en suspens la question de savoir si
l'oeuvre de Marx est simplement le lieu d'une coupure épistémologique parmi d'autres (un cas
particulier que l'on peut penser au moyen d'un concept générique de coupure
épistémologique), ou bien – en appliquant au concept de coupure épistémologique lui-même
la conception d'une histoire récurrente des sciences –, si la coupure effectuée par Marx oblige
à cerner le sens singulier, différentiel, que prend à partir de lui ce concept de coupure
épistémologique lui-même. La première hypothèse n'est pas tout à fait absente chez
Althusser : je reviendrai dans la dernière partie de ces séances sur les difficultés qu'Althusser
devra affronter en maintenant cette série ou cette similarité entre ces trois « coupures ». Mais
c'est la seconde hypothèse qu'il nous faudra d'abord suivre ici, la plus féconde pour cerner les
axes directeurs du travail d'Althusser et des althussériens jusqu'en 1967-1968. Et pour cela, il
faudra bien nous demander concrètement, enfin : (a) quel est le contenu de cette coupure ? ;
(b) où passe exactement cette coupure dans l'oeuvre de Marx ? ; (c) et enfin, quelles sont les
implications de cette coupure pour la tâche que Althusser et ses jeunes collaborateurs vont se
donner sur le terrain philosophique.
Mais c'est peut-être suffisant pour aujourd'hui. Je reprendrai à ce point demain. Le
programme sera donc le suivant :
- Je développerai ma troisième série de remarques, pour expliciter le contenu de cette
coupure épistémologique, qui définit, dans la première formulation althussérienne de cette
thèse, le contenu même de la philosophie marxiste, ce qui en établit la nécessité propre et en
circonscrit la tâche spécifique.
- Je commencerai ensuite à déplier une première série de difficultés soulevées par cette
définition de la philosophie marxiste induite par la thèse de la coupure, de façon à éclairer le
déplacement que Althusser va être amené à effectuer assez rapidement, dès 1967, en
proposant une seconde formulation de cette idée de coupure. Seconde formulation qui elle-
même replacera au centre de la question de la philosophie deux instances dont j'ai peu parlé
aujourd'hui, bien qu'il en était question implicitement partout : l'idéologie, et la politique.
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Nous nous sommes arrêtés hier au seuil de la troisième série de remarques que j'avais
annoncée, et qui devait aborder enfin le contenu de cette coupure épistémologique. Tout ce
que l'on a commencé à voir concernait jusqu'à présent 1°) les sources, 2°) la forme,
3°) certains enjeux du concept de coupure épistémologique que forge Althusser au milieu des
années 1960. Il faut aujourd'hui revenir à l'oeuvre de Marx, puisque c'est bien chez elle que
Althusser soutient qu'une coupure épistémologique est mise en oeuvre, et qu'il faut en dégager
le contenu exact.
Je vais prendre du temps pour développer ce point, quitte à décaler un peu le
programme que les intitulés des séances annonçaient initialement, car toute la suite de notre
trajectoire en dépend. En effet, de cette qualification du contenu de la coupure marxienne,
dépend pour Althusser, non pas tant la compréhension « enfin trouvée » (ultime, donc
« dogmatique ») d'un Texte de Marx fétichisé, mais une détermination de la fonction que peut
remplir une pratique philosophique dans ce champ du « marxisme », dans ses dimensions
indissociablement théoriques et politiques. Car cette fonction a toujours été très
problématique : non seulement en raison des dissensions permanentes sur l'interprétation de
ces textes de Marx auxquels on n'a jamais cessé de demander un langage pour poser des
problèmes – de compréhension de la société et de l'histoire, de lecture des rapports de forces
et de pouvoir, d'orientation tactique et stratégique au sein des luttes de classe dans lesquelles
ces rapports de forces « se subjectivent », – mais pour une raison plus profonde, en tout cas
pour une raison, chez Althusser, qui conditionne ces appropriations théoriques et pratiques
divergentes voire conflictuelles de la pensée de Marx : les rapports complexes et finalement
très instables entre ces trois types de pratiques théoriques que les productions scientifiques de
connaissance, les « idéologies théoriques », la philosophie ou les philosophies. Tout le
problème pour Althusser est de redéfinir ce qui distingue, mais aussi ce qui met en rapport ces
trois « instances » ou ces trois formes de pratique théorique, c'est-à-dire : l'impossibilité de
penser l'une d'elle sans les deux autres, mais aussi les impasses où conduit la tentation
d'annuler leur différence. C'est à ce problème que la théorie de la coupure, dès sa première
formulation, cherche à donner une articulation. Le fait que cette première articulation
apparaisse elle-même source de nouvelles difficultés sera évidemment le plus intéressant pour
comprendre pourquoi et comment Althusser lui-même va être amené à modifier sa conception
de la coupure, et à la déplacer, mais toujours en gardant son enjeu de fond : repenser les
rapports entre science, idéologie, et philosophie, rapports dont les implications politiques vont
prendre de plus en plus d'importance à partir des années 1967-1968. C'est le point vers lequel
nous allons nous acheminer dès aujourd'hui.
Programme donc de la séance :
- Préciser le contenu de la coupure épistémologique, dans ses enjeux
épistémologiques, politiques, et idéologiques
- Puis expliciter les difficultés que soulève cette première formulation althussérienne,
pour comprendre ses transformations ultérieures.
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Elle vient désigner pour le marxisme le lieu par excellence où doit s’attester la positivité de sa
connaissance positive (dans ce que Lénine appelait « l’analyse concrète de la situation
concrète »), et simultanément le lieu de son épreuve pratique, moment de l’appropriation des
tendances historiques par un agent collectif capable d’en infléchir ou d’en précipiter le cours,
donc moment de subjectivation politique du procès historique.
Mais du même coup, on comprend en quel sens la représentation d’un processus
historique supposé prédéterminer et garantir les compositions subjectives des forces
collectives censées y intervenir, pouvait tendre simultanément à rendre secondaire
l’élaboration de ce concept de conjoncture, et à la limite, à le rendre superflu, comme un mot
creux apposé à ce qu’une philosophie de l’histoire était censée déjà nous garantir, déniant
ainsi d’un même geste, et les difficultés spécifiques que pose l’analyse de conjoncture, et le
problème même d’une politique marxiste. Le concept du tout complexe structuré à dominante
que forge Althusser pour rendre compte de la spécificité de la structure sur laquelle repose
chez Marx la dialectique matérialiste, cherche au contraire à « fonder » dans la complexité
structurale des formations historiques la nécessité de la contingence (la contingence à laquelle
est soumise la causalité historique), c'est-à-dire à fonder l'absence de fondement. Althusser
cherche à opérer ainsi un double geste : (a) il sape tout fondement à l’intervention politique,
c’est-à-dire toute garantie a priori de la justesse de son intervention dans un présent historique
déterminé ; (b) il réinterroge les conditions de validité des instruments théoriques dont se sert
la pratique politique pour analyser la conjoncture dans laquelle elle cherche à intervenir.
– Marx choisit bizarrement (comme l'on souligné plus récemment d'anciens collaborateurs
d'Althusser, comme Etienne Balibar et Pierre Macherey 18), non pas les termes qui lui étaient
disponibles dans le langage philosophique qui lui était familier – das Ganze, die Ganzheit, ou
die Totalität –, termes qui renverraient à « une totalité en soi, donc de droit, unifiée », mais le
terme français « das Ensemble », qui ne connote pas un tel principe d'unification, et qui
renverrait plutôt à « une multiplicité indéfiniment ouverte et en cours de recomposition », qui
résulte « de la combinaison et de l'interaction de “rapports sociaux” » qui ne peuvent alors
plus être pensés dans les catégories de « nature humaine », d'« essence » (religieuse ou
humaine peu importe), de « genre » ou d'« essence générique »19.
Mais cette coupure épistémologique, elle ne démarque pas seulement la logique
conceptuelle du matérialisme historique de l'anthropologie feuerbachienne ; elle démarque
simultanément cette logique conceptuelle de la dialectique hégélienne. Et c'est là la thèse forte
d'Althusser : c'est l'idée que Marx ne se contente pas de reprendre la dialectique hégélienne et
de la « remettre sur ses pieds », en la « renversant » (suivant une métaphore fameuse de
18
E. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993, p. 28 ; P. Macherey, 1845. Les “Thèses” sur
Feuerbach (traduction et commentaire), Paris, Amsterdam, p. 150-151.
19
Formules empruntées à Pierre Macherey, op. cit., p. 150.
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Marx), ou encore (suivant une métaphore empiriste, elle aussi inlassablement reprise par la
tradition marxiste) en « extrayant le noyau rationnel » de la dialectique hégélienne de sa
« gangue idéaliste ». Il forge une tout autre dialectique, dont la structure même est
irréductible à la dialectique idéaliste ; mais ce faisant, il éclaire rétroactivement le fait que la
dialectique idéaliste chez Hegel, et l'humanisme théorique de Feuerbach, ont en réalité la
même structure. Une fois encore, j'emprunte à Étienne Balibar une formulation limpide de ce
mouvement :
Pour éclairer un peu ce nouage que Althusser opère ainsi entre la question de la
structure de la dialectique, celle des catégories de sujet et d’origine, celle de l’anthropologie et
de l’humanisme théorique, peut-être le plus simple de revenir, brièvement, sur la manière dont
fonctionne la structure de l'humanisme théorique chez Marx lui-même (c'est-à-dire dans les
Manuscrits de 44). C'est ce que Althusser va analyser tout particulièrement dans un texte de
1967 intitulé « La Querelle de l’humanisme » (où il approfondit des analyses qu'il avait
entamées dans le chapitre de Pour Marx intitulé « Marxisme et humanisme », et qui annonce
sur certain point un texte très important qui paraîtra en 1968 intitulé Lénine et la philosophie,
dont nous aurons à reparler plus tard).
Cette structure s’agence, selon Althusser, par la combinaison de deux éléments,
traduisant en fait un effet à double détente du hégélianisme dans la pensée marxienne : une
réaction anti-hégélienne (Feuerbach), elle-même aussitôt marquée, tel un effet d’après-coup,
par un retour de Hegel dans cette réaction même (Manuscrits de 1844). La « réaction »
humaniste figure d’abord dans la philosophie de Feuerbach comme une tentative pour
« résoudre » la contradiction d'une « idéologie allemande » déchirée entre, d'un côté,
l'aboutissement philosophique de la philosophie hégélienne (l’avènement de la liberté
pleinement effective dans la forme de l’Etat rationnel), et de l'autre, le fait réel de l’Etat
prussien (son despotisme irrationnel). La réaction humaniste commence déjà dans la façon de
concevoir cette contradiction à « résoudre » : comme l’effet d’une inversion mystificatrice
opérée par l’idéalisme, cet idéalisme qui s’exprime dans le monde sous la forme de la
religion, et qui s’exprime dans la philosophie sous la forme du spéculatif hégélien. Ce dernier
a fait du réel une réalisation de l’Idée qui s’aliène en lui ; il faut « renverser » les termes pour
comprendre que l’Idée n’est rien d’autre que l’Homme, essence humaine concrète ou
« sensible », et que la soit-disant réalisation de l’Idée n’est que le mode d’apparaître (et de
20
Ibid., p. 91-92.
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dissimulation) de l’objectivation de cette essence humaine qui ne découvre son être que hors
d’elle-même, dans l’être d’un autre, prenant la forme d’un objet sacralisé, séparé et idéalisé,
et se rapportant à cet objet dans une relation de miroir qui est en même temps de mirage :
cette relation par laquelle l’Homme se voit sans reconnaître dans cet objet, « voit » et ne
« voit » pas que cet objet n’est rien d'autre que lui-même objectivé.
On a là la structure matricielle de tout humanisme théorique : a/ position d’une
essence ; b/ qualification de cette essence comme pure subjectivité originaire (dont les noms
peuvent être « l'homme réel », « l'individu concret », « l'être sensible » etc.) ; c/ rapport
d’aliénation de cette essence dans une existence étrangère, aliénation de cette subjectivité
objectivée comme être-autre ; d/ qualification de cette aliénation comme « rapport
spéculaire » tel que l’Homme ne reconnaît (ne « voit » et ne prend conscience de) ses propres
attributs essentiels que comme l'identité et les attributs d’un autre, à savoir son objet qu’il
idéalise en un Sujet absolu qui n’est pourtant que pure abstraction (qu’on l’appelle Idée, Dieu
ou Etat ne change rien) ; e/ enfin un déséquilibre théorique inévitable entre, d'un côté une
pseudo-épistémologie empiriste qui a pour seule instrument l'invocation verbale du
« concret », un psittacisme d'autant plus ostentatoire du « concret » que son contenu
conceptuel est vide, d'autre part une conception de la pratique tout entière contenue dans le
rapport de la conscience à elle-même, c'est-à-dire à l'objet dans lequel elle se reconnaît et se
méconnaît en s'y aliénant. C'est toute une vision morale de la pratique qui domine alors,
comme problème de conscience et de prise de conscience. À l'invocation verbale du
« concret », du « réel », du « sensible », répond l'invocation morale du « renversement » de la
philosophie hégélienne, c'est-à-dire du renversement de l'Idée dans le sensible, de l'abstrait
dans le concret, de Dieu dans l'Homme, cet Homme qui est en réalité le vrai « sujet », c'est-à-
dire le vrai Dieu devenu « concret », « sensible », empirique... Ce qu’on appelle ici
« renverser » Hegel, c'est de ce point de vue un renversement spéculaire d'un rapport
spéculaire, un renversement de la conscience sur elle-même, une « prise de conscience » qui
se dit adéquatement dans un lexique religieux : une conversion21. Et toute la dialectique
hégélienne ainsi humanisée, anthropologisée, est bien une dialectique de la conscience :
« Ce n’est pas sur les barricades que se joue le sort de l’humanité, ni à plus forte
raison de la classe ouvrière, mais dans la réforme de la conscience, dans la
reconnaissance que la religion de Dieu n’est, de toute éternité, que la religion de
l’Homme qui s’ignore. L’Humanisme théorique montrait ainsi, dans la pratique, ce
qu’il avait “dans la tête” : une idéologie petite-bourgeoise mécontente du despotisme
prussien et de l’imposture de la religion établie, mais effrayée par la Révolution que
ses concepts moraux avaient d’avance désarmée. »22
Il faut enfin, pour conclure ce point et éviter des quiproquos, ajouter quelques
précisions ou précautions :
a/ Si Althusser prend comme matrice de l'humanisme théorique l'anthropologie de
Feuerbach, ou celle dont Marx hérite encore dans les Manuscrits 44, c'est pour y dégager une
structure conceptuelle que l'on peut voir à l'oeuvre dans toutes sortes de contexte, jusque chez
des théoriciens et/ou dirigeants marxistes qui ne se réclament pas du tout de Feuerbach, et qui
appartiennent à une toute autre conjoncture que la Prusse des années 1840 23.
21
L. Althusser, « La querelle de l’humanisme » (1967), dans Ecrits philosophiques et politiques II, p. 476.
22
Ibid.
23
Cet humanisme, en tant qu’idéologie, est multiple : il prit des formes diverses selon les conjonctures qui le
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25
Balibar, « L’objet d’Althusser », op. cit., p. 91-92.
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(impliquant par exemple que l’instance dite « économique » puisse être impossible à isoler
comme telle dans certaines formations sociales, ou, ce qui revient au même, que les rapports
de production puissent être intérieurement constitués par des rapports non économiques 26), et
le degré d’efficacité inégale de cette dernière instance, donc possiblement subordonnée à
d’autres contradictions non-économiques, il s’agit pour Althusser de fonder dans cette
inégalité d’efficace, et dans les déplacements des contradictions hétérogènes, la contingence
de leur « fusion » (pour reprendre la métaphore de Pour Marx) ou de leur « rencontre » (pour
reprendre celle de Machiavel et nous). En d’autres termes : fonder dans la complexité
structurale des formations historiques la nécessité de cette contingence. C'est en ce sens que
j'annonçais précédemment que, en « fondant » ainsi la nécessité structurale de la contingence
à laquelle est soumise la causalité historique, Althusser sape tout « fondement » à
l’intervention politique dans une « philosophie de l'histoire », c’est-à-dire toute garantie a
priori de la justesse de son intervention dans un présent historique déterminé, et ré-ouvre du
même coup une interrogation sur les conditions de validité des instruments théoriques dont se
sert la pratique politique pour analyser la conjoncture dans laquelle elle cherche à intervenir.
C'est le dernier point que je veux examiner aujourd'hui.
C’est en 1965, dans le chapitre « L’objet du ”Capital” », que Althusser précise les
implications de ce geste, à l’occasion d’une discussion de l’historicisme gramscien dont il
veut montrer qu’il reste tributaire d’une représentation de la temporalité historique soumise à
la structure idéaliste de la dialectique. Suivant une telle représentation, la temporalité
historique serait la « réflexion, dans la continuité du temps, de l’essence intérieure de la
totalité historique incarnant un moment du développement du concept »27 (que ce concept soit
conçu de manière spéculative comme « Idée », anthropologique comme « forces génériques
de l’homme », empirico-spéculative comme « praxis », ou même économiste comme « forces
productives »). Partant, cette temporalité serait nécessairement continue et homogène –
puisque manifestant « la continuité dialectique du processus de développement » de ce
concept. Elle serait, surtout, toujours contemporaine d’elle-même en chacun de ses
« moments », puisqu'elle fait de chaque présent « l’expression » de l’identité à soi du principe
dans son existence historique, ou encore, l’expression empirique du fait que la totalité sociale
serait toujours synchrone, contemporaine d’elle-même puisque tout entière présente en
l’intégralité de ses éléments, comme en chacun de ses moments : « telle détermination
matérielle ou économique, telle institution politique, telle forme religieuse, artistique ou
philosophique, n’est jamais que la présence du concept à soi-même dans un moment
historique déterminé. C’est en ce sens que la co-présence des éléments les uns aux autres, et la
présence de chaque élément au tout sont fondées dans une présence préalable en droit : la
présence totale du concept dans toutes les déterminations de son existence ». Mais c’est
précisément ici, remarque Althusser, ce qui fait l’impossibilité de construire un concept
politiquement opératoire de la conjoncture.
Un tel concept impose au contraire d’inscrire le concept de temporalité historique dans
les conditions de complexité (i.e. d’hétérogénéité et d’inégalité internes) du tout social 28. Il
impose donc de penser une temporalité historique elle-même multiple, différentielle, marquée
par des inégalités internes et par des déplacements de ces inégalités. D'un même geste, cela
destitue la catégorie de présent historique comme « coupe d’essence » (« coupure du présent
26
Voir Emmanuel Terray, Le Marxisme devenant les sociétés « primitives », Paris, Maspero, 1969.
27
L. Althusser, « L'objet du “Capital” », in L. Althusser et coll., Lire le Capital, (1965), rééd. Presses
Universitaires de France, 1995, p. 270.
28
Cf. ibid., p. 295-296.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
27
telle que tous les éléments du tout révélés par cette coupe soient entre eux dans un rapport
immédiat, qui exprime immédiatement leur essence interne »29), et rend déterminables les
revirements internes d'une conjoncture, c'est-à-dire les déplacements des « lieux » de
l'intervention révolutionnaire (révolution politique, économique, culturelle...), les variations
de ses rythmes et de ses urgences, les répartitions mobiles des objectifs primaires et
secondaires...30.
L’enjeu ici n’est pas seulement l’élaboration d’une théorie générale de la temporalité
historique adéquate aux présupposés du matérialisme historique. Le problème est au contraire
d’établir les conditions de validité de toute une série de notions qu’Althusser estime
irremplaçables pour l’analyse concrète des conjonctures, bien que ces notions soient sans
doute irréductiblement ancrés dans une métaphorique qui continue de véhiculer l’idée d’un
temps de base ou d’une temporalité unique et unifiante. Ainsi des notions d’« inégalité de
développement », d’« avance » et de « retard », de « survivance » et d’« anachronisme », de
« régression sans répétition »31 etc.. Toutes notions (ces « quasi-concepts », dit Althusser)
connotent l’hétérogénéité à soi du présent, c'est-à-dire les inégalités internes (dominances /
subordinations) de la conjoncture comme « topique » :
« C’est dans l’unité spécifique de la structure complexe du tout, que nous devons
penser le concept de ces soi-disants retards, avances, survivances, inégalités de
développement, qui co-existent dans la structure du présent historique réel : le présent
de la conjoncture. Parler de types d’historicités différentielles n’a donc aucun sens en
référence à un temps de base, où pourraient être mesurés ces retards et ces avances.
Cela revient à dire, en revanche, que le sens dernier du langage métaphorique du
retard, de l’avance, etc., est à rechercher dans la structure du tout, dans le lieu propre à
tel ou tel élément, propre à tel niveau structurel dans la complexité du tout. Parler de
temporalité historique différentielle, c’est donc s’obliger absolument à situer le lieu, et
à penser, dans son articulation propre, la fonction, de tel élément ou de tel niveau dans
la configuration actuelle du tout ; c’est déterminer le rapport d’articulation de cet
élément en fonction des autres éléments, de cette structure en fonction des autres
structures, c’est s’obliger à définir ce qui a été appelé sa surdétermination, ou sa sous-
détermination, en fonction de la structure de la détermination du tout, c’est s’obliger à
définir ce qu’en un autre langage nous pourrions nommer l’indice de détermination,
l’indice d’efficace dont l’élément ou la structure en question sont actuellement affectés
dans la structure d’ensemble du tout. Par indice d’efficace, nous pouvons entendre le
caractère de détermination plus ou moins dominante ou subordonnée, donc toujours
plus ou moins “paradoxale”, d’un élément ou d’une structure donnée dans le
mécanisme actuel du tout. Et cela n’est rien d’autre que la théorie de la conjoncture
indispensable à la théorie de l’histoire. »32
On a ici une tentative pour donner un statut rigoureux à ce genre de notions mobilisées
par l'analyse de conjoncture : ce sont des notions par définition « impures », au niveau
desquelles la connaissance historique et les prises pour l’action au présent interfèrent, et qui
29
Ibid., p. 277.
30
Ce point sera central dans l'analyse althussérienne de la Révolution Culturelle Chinoise : voir L. Althusser,
« Sur la révolution culturelle », Cahiers marxistes-léninistes, novembre-décembre 1966, n° 14, p. 5-16.
31
Sur cette dernière notion, voir L. Althusser, « Sur la révolution culturelle », art. cit.
32
L. Althusser, Lire le Capital, op. cit., p. 293.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
28
fonctionnent donc à la fois comme concepts d’objet et comme indicateurs tactiques dans des
rapports de forces qui échappent toujours au moins partiellement à leur objectivation. C'est
également, et surtout, une tentative d'articuler le problème politique auquel ces quasi-concepts
font « allusion ». Plus Althusser s’attache à réduire la distance qui sépare l’analyse des
structures sociales (objet du matérialisme historique) et l’analyse de conjoncture (pièce
incontournable d’une politique marxiste qui ne déplacerait pas imaginairement ses difficultés
réelles sur le plan d’une philosophie de l’histoire), plus il se trouve face à l’exigence de
soutenir simultanément :
a) que le « sens de l’histoire » ne peut être appréhendé qu’au présent (ce qui revient à
dire qu'aucune écriture théorique ne peut le fixer par avance),
b) mais qu’en retour ce présent ne se donne que dans la complexité interne,
« asynchrone », d’une conjoncture, donc aussi dans l’équivocité de ce « sens »,
c) et que par conséquent se trouve exclue ipso facto toute possibilité de pouvoir
adopter un point de vue sur le tout – ou pour le dire inverse, que se trouve posée la nécessité
de parier sur un maillon décisif, sans aucune garantie théorique de la « conversion » des
tendances historiques en une pratique politique ajustée à ces tendances, et donc toute
possibilité de fusion de la théorie et de la pratique, comme toute unification de leur sujet
(masses, prolétariat, classes exploitées, multitude…) 33.
Voilà qui est suffisant je pense pour aujourd'hui. J'ai pris du retard sur le programme
initial, mais cela n'a pas d'importance. Vous disposez maintenant de tous les éléments pour
saisir les difficultés qui vont se poser à Althusser, dès le lendemain de la publication de Pour
Marx et de Lire Le Capital, et qui vont le conduire (1) à remanier profondément son
dispositif, (2) à changer le sens et la portée de son concept de « coupure », (3) et à
reproblématiser la place et le statut d'une « philosophie marxiste » – chez Marx, mais aussi et
surtout pour les militants, théoriciens ou non, qui se réclament du marxisme dans cette fin des
années 1960. C'est ce que nous allons approfondir dans les deux dernières séances.
33
D’où la nécessité où se trouve Althusser de redoubler, comme l’a bien souligné ici encore Balibar, le concept
de surdétermination d’une notion de sous-détermination, qui n’est pas simplement le complément ou le
symétrique du premier mais bien plutôt son point de butée, sa limite et son excès non dialectisable : si la notion
de surdétermination désigne la nécessité de la contingence des points de rupture ou de mutation des structures
sociohistoriques, celle de sous-détermination rapporte cette nécessité elle-même à sa foncière contingence, donc
à quelque chose comme une contingence de la contingence (ce qu’Althusser appellera tardivement
« l’aléatoire ») qui fait qu’il n’y a aucune garantie, pas même structurale, qu’il y ait de l’histoire, et qu’il y ait
une subjectivation et une politisation d’un « sujet » pour la faire. Au point qu’on peut se demander si l’on a
encore affaire ici à une « détermination » à proprement parler, si l’on a encore affaire à un élément inscriptible
dans le registre d’une causalité historique (structurelle et/ou conjoncturelle, structurale et/ou politique, objective
et/ou subjective), un élément capitalisable pour ainsi dire dans l’ordre d’une rationalité du processus historique,
d’un repérage de ses tendances contradictoires condensées dans le présent surdéterminé de la conjoncture, et
d’un ajustement des prises pratiques et politiques sur ces tendances ; ou bien s’il faut faire appel, comme l'a
proposé plus récemment Balibar, quelque chose comme une « hétéronomie de l’hétéronomie », en l’espèce d’une
« cause absente » machinant sur une « autre scène » la dialectique politico-historique de l’autonomie et de
l’hétéronomie du sujet de la politique. Voir É. Balibar, « Trois concepts de la politique : émancipation,
transformation, civilité », in La Crainte des masses, Galilée, Paris, 1997.
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Je vais consacrer les deux séances qui nous restent à signaler un certain nombre de
déplacements que Althusser est amené à infliger à sa première position. Ces déplacements
touchent directement la thèse de la coupure épistémologique. Or nous avons vu que cette
thèse articulait déjà des positions théoriques (concernant la science, l'idéologie, la
philosophie), des positions pratiques et politiques (la lutte contre « l'humanisme théorique »,
l'« économisme », le « technocratisme »), et des positions sur la théorie de la pratique
politique (la question de l'analyse de conjoncture et de ses conditions de complexité, l'écart
entre processus théorique et processus politique etc.). Ce sont tous ces éléments qui vont être
redistribués, en même temps que la thèse de la coupure épistémologique sera remaniée.
Pour aujourd'hui, voici le programme, en deux temps :
- Pour saisir la courbe générale de ce déplacement, le moyen le plus évident est de
partir de la façon dont Althusser a lui-même critiqué sa première position (celle développée
dans Pour Marx et dans Lire le Capital). C'est ce que Althusser va appeler son « auto-
critique », dont le contenu est le suivant : cette première position serait marquée par une
« déviation théoriciste », elle serait trop « théoriciste », et la raison de ce théoricisme serait
une minimisation du rapport interne de la philosophie avec la politique, c'est-à-dire (puisque
c'est dans cette grammaire politique que Althusser pense et écrit), le rapport interne de la
philosophie avec la lutte des classes. Je vais donc commencer par vous restituer les termes
généraux de cette auto-critique. Mais en même temps, je voudrais surtout pointer une ou deux
raisons pour lesquelles la façon dont Althusser formule son auto-critique tend à simplifier,
voire à déformer, ce qu'il avait fait entre 1960 et 1966.
- Sur cette base, je voudrais alors revenir sur certains textes qui séparent la parution de
Lire le Capital (en novembre 1965) et les textes de 1968-1972 qui vont radicaliser cette
nouvelle définition auto-critique de la philosophie, corrélative d'une nouvelle acception de la
philosophie et de son lien à la politique. Entre les deux, précisément, il y a toute une réflexion
collective d'Althusser avec ses collaborateurs qui se concentre dans l'automne 1967 et l'hiver
1967-1968 : ce sont des lettres, ce sont aussi des notes de travail assez développées, c'est enfin
un cours fait à plusieurs voix, le Cours de philosophie pour scientifiques, lancé par les
althussériens à l'ENS en 1967-1968 (dont une partie seulement sera publiée en 1974 sous le
titre Philosophie et philosophie spontanée des savants). C'est principalement sur certains de
ces textes que je m'appuierai aujourd'hui : ils ont été édités de manière posthume, en France,
dans le recueil Ecrits philosophiques et politiques (tome 2) : 1°) « Conjoncture philosophique
et recherche théorique marxiste » (juin 1966) ; 2°) « Du côté de la philosophie (cinquième
Cours de philosophie pour scientifiques » (1967) ; 3°) « Notes sur la philosophie » (1967-
1968).
Ces textes, qui sont assez peu commentés, sont pourtant fascinants, parce que l'on voit
comment Althusser cherche, de façon tâtonnante, à prendre la mesure des difficultés que
posent ses premières positions, et donc à prendre aussi la mesure des transformations qu'il va
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1) La déviation théoriciste
Voici, schématiquement, ce que Althusser commence à écrire à partir des années 1968-
1970 : dans mon premier travail, j'ai été « théoriciste », c'est un travail qui est marqué par une
« déviation théoriciste ». Que veut dire donc « théoriciste » ? Et pourquoi parler de
« déviation », plutôt que, par exemple, d'« erreur ».
Nous avons vu que la thèse d'une « coupure épistémologique » produite par la
révolution théorique de Marx dans le champ des sciences (la « Découverte du continent
Histoire », suivant la métaphore d'Althusser), c'était d'abord la thèse d'un effet de
discontinuité produit par cette « découverte » d'une nouvelle science (le matérialisme
historique), qui pose récursivement (rétroactivement) d'autres savoirs comme les « idéologies
théoriques » dont elle se démarque (des idéologies scientifiques, comme économie politique
classique ; des idéologies philosophiques, comme les philosophies de l'histoire et du progrès,
ou comme l'anthropologie humaniste). Et cet effet de coupure, il devait encore être lui-même
pensé, c'est-à-dire qu'il fallait en produire le concept ou la théorie. Et précisément la
philosophie marxiste, suivant cette première position, se définissait ainsi comme une
épistémologie générale et critique : une épistémologie, puisqu'il revenait à cette philosophie
de faire la théorie de la pratique théorique du matérialisme historique 34 ; une épistémologie
générale, puisqu'il lui appartenait de faire une Théorie de toutes les pratiques théoriques, pour
théoriser la spécificité des pratiques de production de connaissance scientifique, et pour
théoriser la spécificité de la pratique scientifique du matérialisme historique lui-même ; enfin
une épistémologie critique, puisqu'il lui revenait de produire le concept de la différence entre
cette pratique scientifique et les idéologies théoriques (scientifiques ou philosophiques) avec
lesquelles elle rompait. C'est en ce triple sens que la coupure épistémologique apparaissait à la
fois l'objet et le lieu de la philosophie marxiste35.
Mais finalement, dans tout ceci, on restait entièrement à l'intérieur de la théorie, et à
l'intérieur de débats théoriques entre des théories, comme si tout se jouait entre « la science »,
« les idéologies théoriques », « la philosophie ». Voilà le comble pour un philosophe
marxiste : a/ tout se jouait finalement dans une pure « bataille d'idées » (le « théoricisme »,
ici, confine à l'idéalisme) ; b/ le point crucial de cette bataille était le triomphe de la science
matérialiste contre les idéologies scientifiques qui parasitent son avénement (le
34
Une question qui se pose un moment à Althusser, sera de savoir si cette théorie de la théorie – la philosophie
comme « méta-théorie » du discours scientifique – peut remplir sa tâche sans devenir une épistémologie
générale, théorie de toutes les pratiques scientifiques, capable de déterminer ce qui différencie spécifiquement
chacune, la différence spécifique de chaque pratiques scientifiques « régionales ».
35
Une philosophie, donc, définie comme épistémologie du matérialisme historique, et comme théorie des
pratiques théoriques, de leurs différences et de leurs rapports (ce qui signifie aussi que la philosophie marxiste
doit pouvoir produire une théorie de l'idéologie – ce qui a toujours été un point particulièrement difficile dans le
marxisme
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31
37
Et Althusser va affirmer de plus en plus le « primat » des secondes sur la première, – qui est bien sûr une
variante de l'axiome matérialiste de base, affirmant le « primat de la pratique sur la théorie ».
38
Sur le fait que la notion de coupure épistémologique cesse d'être qualifiée par Althusser de « concept », et
devient une « métaphore », voir Balibar, « L'objet d'Althusser », p. 100-101, en référence à Lénine et la
philosophie.
39
Cela conduit à l'idée que la philosophie n'a pas d'objet (« au sens où une science a un objet », répète
Althusser), pas même la « coupure épistémologique » : elle est un acte, une activité (on serait tenté de dire, dans
le langage usuel à présent dans la philosophie contemporaine, elle est « performative ») : la philosophie en tant
qu'opération ou « intervention », donc, qui ne se spécifie plus en fonction de son objet propre (sur le modèle
d'une science – toute science se spécifie par son objet) mais en fonction de la nature et de l'efficacité propre à son
intervention. Quand philosopher c'est faire... c'est intervenir politiquement dans un certain champ – à savoir un
champ théorique –, avec les moyens propres à ce champ – des concepts.
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33
philosophie (qui traversent également chaque philosophie, chaque philosophe 40), mais pour
donner à ce leitmotiv de l'orthodoxie marxiste des significations et des enjeux tout à fait
inédits. (On y reviendra après-demain).
- Enfin, vous comprenez alors pourquoi Althusser parle de « tendance théoriciste »
comme « déviation », et non pas comme « erreur ». L'erreur ne peut se mesurer que par
rapport au « vrai » ; et ce couple vérité/erreur est propre à la science qui l'instaure comme tel
(une « coupure épistémologique », de ce point de vue, est précisément une mutation des
formes de détermination, de qualification et de répartition du vrai et de l'erreur). Dès lors que
l'on cesse de définir la philosophie par rapport aux seules sciences (a fortiori, quand on ne
tend plus à la penser sur le « modèle » de la science), dès lors que l'on pense au contraire
l'activité philosophique sous les métaphores de la politique (ces « quasi-concepts » du « tracé
de la ligne de démarcation », du « conflit de tendances », de la « justesse » ou de
« l'ajustement » d'une position, de la « déviation » et de la rectification), alors la vérité et
l'erreur ne valent pas plus pour la philosophie que pour la politique. Ce qu'elles ont en
commun, c'est précisément l'absence de norme transcendante qui fixerait a priori le « vrai », le
« droit », le « juste » : en philosophie, comme en politique, il y a seulement des prises de
position, des « ajustements », des lignes de démarcation qu'il faut constamment déplacer et
retracer, et des déviations qu'il faut rectifier en fonction des variations de la conjoncture dans
laquelle on intervient41.
46
Comme dira plus tard Althusser, la philosophie a été longtemps la servante de la théologie, avant de devenir
celle des idéologies morales et juridiques bourgeoises (Initiation à la philosophie pour les non-philosophes).
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se jouent hors d'elle : entre sciences et idéologies scientifiques, entre idéologies pratiques,
entre classes sociales47. Bref : nous avons là le paradoxe d'un maximum de politisation du
discours philosophique, sans pourtant jamais sortir du discours philosophique lui-même, sans
jamais en faire un simple instrument au main des acteurs sociaux et politiques. Là encore, il
nous faudra voir jusqu'à quel point ce paradoxe peut être tenu.
47
Nous avons une première formulation de cette idée (contemporaine de Lénine et la philosophie) dans
l'entretien de 1968 avec M.A. Macciocchi « La philosophie comme arme de la révolution », où Althusser,
proposant des « thèses schématiques provisoires », reprend tout en la déplaçant la définition gramscienne de la
philosophie comme « conception du monde » : « 1. Les positions de classe qui s'affrontent dans la lutte des
classes sont “représentées” dans le domaine des iédologies pratiques (idéologies religieuse, morale, juridique,
politique, esthétique, etc.) par des conceptions du monde de tendance antagoniste : en dernière instance idéaliste
(bourgeoise) et matérialiste (prolétarienne). Tout homme a spontanément une conception du monde. 2. Les
conceptions du monde sont représentées dans le domaine de la théorie (sciences / idéologies “théoriques” dans
lesquelles baignent les sciences et les scientifiques) par la philosophie. La philosophie représente la lutte des
classes dans la théorie. C'est pourquoi la philosophie est une lutte (kampf, disait Kant), et lutte fondamentalement
politique : lutte de classes. Tout homme n'est pas spontanément philosophe : il peut le devenir. 3. La philosophie
existe dès qu'existe le domaine théorique : dès qu'existe une science (au sens strict). Sans sciences, pas de
philosophie, mais seulement des conceptions du monde. Il faut distinguer l'enjeu de la bataille, et le champ de
bataille. L'enjeu dernier de la lutte philosophie, c'est la lutte pour l'hégémonie entre les deux grandes tendances
des conceptions du monde (matérialiste, idéaliste). Le champ de bataille principal de cette lutte, c'est la
connaissance scientifique : pour ou contre elle. La bataille philosophique numéro 1 se joue donc à la frontière
entre le scientifique et l'idéologique. Les philosophes idéalistes qui exploitent les sciences y luttes contre les
philosophies matérialistes qui servent les sciences. La lutte philosophique est un secteur de la lutte des classes
entre les conceptions du monde. Dans le passé, le matérialisme a toujours été dominés par l'idéalisme » (in
Solitude de Machiavel, op. cit., p. 152-153..
48
C'est cette instabilité qu'indiquent les intitulés figurant dans le programme du séminaire, où je suggérais le
glissement entre deux formulation du problème d'une philosophie marxiste (à commencer par le problème d'une
« philosophie marxiste » chez Marx lui-même) d'un problème de « topique » ou de « localisation » (où se trouve
la philosophie marxiste), vers un problème « temporel » (pourquoi la philosophie marxiste est-elle « en retard »
par rapport à la « coupure » du matérialisme historique ?). Mais cette formulation m'apparaît maintenant
insatisfaisante : de part et d'autre de ce déplacement, on passe aussi d'une certaine conception de ce « retard » à
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Pour vous faire sentir ce point, je vais faire quelques observations très simples en
repartant de quelque chose que nous avons déjà rencontré allusivement avant-hier :
a/ Quand Althusser se sert de la thèse d'une « coupure épistémologique » produite par
Marx pour opérer une périodisation de son oeuvre, cela pose évidemment un problème de
localisation : où passe, textuellement, cette coupure ? Et dès le début Althusser souligne qu'on
peut la localiser de façon seulement approximative. Cela veut dire essentiellement deux
choses corrélatives : d'une part, cela veut dire que cette coupure prend du temps chez Marx
lui-même, qu'elle s'opère sur un longue période qui commence seulement avec L'Idéologie
allemande et les Thèses sur Feuerbach ; mais cela veut dire aussi, du même coup, que nous
avons affaire dans l'oeuvre de Marx à toute une série d'écrits qui sont ambigus, encore pris
dans un ancien langage à l'intérieur duquel émerge un nouvelle structure problématique (ou
comme le dit Balibar, la localisation de cette coupure ne va pas sans produire un « résidu »).
Cela va d'abord conduire Althusser à proposer une distinction entre des « oeuvres de la
coupure », et des oeuvres de la « coupure consommée »49.
b/ Mais en fait – deuxième observation –, assez rapidement (dès Lire le Capital)
Althusser en viendra à dire que c'est jusque dans le Capital que l'on peut repérer cette
ambiguïté. Vous voyez la difficulté qui est en train d'apparaître : ce « résidu » ne va plus
concerner seulement les textes d'une période particulière de l'oeuvre de Marx ; il va tendre à
devenir une dimension coextensive à toute la pensée de Marx. Autrement dit : ce « résidu »
sera de plus en plus difficile à penser comme un « résidu », une anomalie, un simple « reste
idéologique » qui survivrait « irrationnellement » par-delà la coupure50. Il va falloir penser la
permanence, la persistance de ces structures conceptuelles de la dialectique idéaliste, de
l'humanisme théorique, et de l'économisme : c'est-à-dire que la coupure n'est jamais
complètement « consommée ». Mais pour penser cela, on ne pourra sans doute plus aborder
les problèmes uniquement de l'intérieur du champ théorique : nous verrons dans un petit
moment comment cela va conduire Althusser à réinscrire sa conception de la coupure
science/idéologies théoriques à l'intérieur d'un champ de forces et de rapport de forces bien
plus large : c'est alors à l'intérieur de ce champ idéologico-politique plus large que la tâche et
la pratique de la philosophie devront elles-mêmes être redéfinies ; ce qui signifie aussi qu'elles
ne pourront plus être réduites à la tâche de théoriser le contenu de cette coupure, ou de
produire une « théorie de la pratique théorique ».
Mais pour l'instant, retenons au moins le point suivant. Cette remarque d'Althusser
suivant laquelle le travail de cette coupure se poursuit chez Marx jusqu'à la fin (jusque dans
Le Capital), certains vont la reprendre pour la retourner contre la thèse althussérienne, pour
dire que c'est bien la « preuve » que cette thèse d'une coupure épistémologique entre un
une autre, et du même coup, d'une certaine conception du problème de localisation « topique » à une autre. Les
« Notes sur la philosophie » de l'automne-hiver 1967 portent précisément sur ces deux points ; elles montrent
surtout leur unité profonde, qu'introduisait déjà « L'objet du capital » en 1965 : impossible d'assigner un
« retard » sans le point de vue d'une topique qui permette d'en faire jouer la métaphore de façon
conceptuellement contrôlée.
49
L'exemple emblématique en est, pour les Althussériens, L'Idéologie allemande, où Marx commence à
introduire de nouveaux concepts – ceux de « forces productives » et de « mode d'échange » – qui sont encore
marqués par la philosophie de l'histoire à laquelle, en même temps, ils s'opposent (de même, ajoute Balibar, que
« dans les esquisses économiques de la même période, le “prix du travail” anticipe contradictoirement sur la
“valeur de la force de travail” », « L'objet d'Althusser », op. cit., p. 97).
50
Cf. « Notes sur la philosophie », EEP, p. 334 (« Je me demande aussi si on ne peut pas considérer que ce que
nous avons tenu pour des résidus irrationnels dans Le Capital (un décalage entre les anciennes catégories et
celles qui seraient requises par la problématique scientifique nouvelle)... »)
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38
« jeune Marx » et un « Marx de la maturité » ne tient pas. Pour Althusser, cela ne prouve
nullement cela : cela témoigne au contraire du fait que cette coupure entre la structure
idéaliste (celle des philosophies de la conscience et de l'humanisme théorique) et la structure
marxiste de la dialectique, est une coupure continuée. Nous avons vu, lors de nos deux
premières séances, que cette coupure était radicale, discontinue ; mais le travail de cette
discontinuité est lui-même un travail continu, peut-être même interminable, à ré-effectuer sans
cesse, chez Marx lui-même, et dans toute l'histoire du marxisme après-lui ; – et c'est
précisément cela qu'il faut parvenir à penser.
c/ Il faut maintenant ajouter une troisième observation, pour faire le lien entre la façon
dont Althusser lit Marx et la façon dont il reproblématise, « au-delà de Marx », les formes et
les fonctions d'une philosophie marxiste. Althusser va en effet constamment s'interroger sur la
façon dont ce caractère à la fois approximatif (dans sa localisation) et continuée (dans sa
temporalité) vient « s'inscrire » dans la pensée de Marx, dans son langage conceptuel, dans la
matérialité même de son écriture. C'est un problème qui est au coeur de l'une des inventions
célèbres d'Althusser (développée dans le chapitre d'ouverture de Lire le Capital) : ce qu'il
appelle une « lecture symptômale ». Pour comprendre de quoi il s'agit, on peut là encore
repartir d'une remarque très simple, sur la base de ce que nous avons vu hier. Je vous ai
exposé la façon dont Althusser conceptualisait la coupure qu'opère la structure de la
dialectique matérialiste, par rapport à la dialectique idéaliste, par ce concept de « tout
structuré à dominante ». Mais évidemment ce concept ne se trouve pas dans ces mots-là chez
Marx. Althusser et ses collaborateurs devaient alors affronter au moins trois problèmes :
1°) (Une philosophie « à l'état pratique » de la « pratique théorique ») Le premier
problème (mais c'était bien là tout le travail de Lire le Capital), c'est bien sûr de montrer
minutieusement que c'est bien cette conception structurale que met en jeu Marx, aussi bien
dans ses textes méthodologiques que dans ses analyses sur la logique du capital. C'est-à-dire
montrer que, si ce concept n'est pas théorisé par Marx en tant que tel, s'il n'est pas
« thématisé » en tant que concept de la coupure, il est pourtant bien celui qui est mis en
oeuvre, dit Althusser, « à l'état pratique » de sa théorie (et aussi « à l'état pratique » non
seulement de la théorie, mais de « l'analyse concrète de la situation concrète » des grands
politiques marxistes après Marx : c'est pourquoi Althusser élabore ce concept en se référant
aussi bien à des textes de Mao, ou des textes de Lénine sur la conjoncture de la Russie en
1917).
2°) (Métaphores et « quasi-concepts ») Mais ce n'est qu'une partie du problème. Le
corrélat, c'est qu'il fallait examiner comment ce concept s'y ébauche sans pourtant être
conceptualisé comme tel, donc sous une forme non conceptuelle. Et Althusser s'intéresse ici
de prêt, non seulement à la fameuse description marxienne du tout social dont nous parlions
hier, mais au fait que cette description demeure chez Marx une métaphore, cette métaphore
architecturale (avec sa Struktur comme reale Basis et avec son Überbau juridique et politique,
et ses formes de consciences sociales déterminées), que Althusser appelle la métaphore de la
« topique », et qui est une métaphore contraignante théoriquement (nous l'avons vu hier),
mais une métaphore tout de même : et non pas un concept. Et cette métaphore architecturale
n'est pas seule concernée. Ce qui est posé ici (et ce sera un point central pour la technique de
lecture que vont forger les althussériens, dont les enjeux sont d'abord épistémologiques – mais
nous avons vu que l'épistémologie chez le « premier Althusser » est le lieu même où se
décident des positions idéologiques et politiques précises), c'est l'idée que le texte de Marx
n'est pas conceptuellement homogène. Il n'est pas théoriquement et philosophiquement
homogène, non seulement d'une période à une autre, ou d'un livre à un autre, mais au sein de
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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chaque livre, dans un paragraphe, parfois dans une même phrase. Si vous vous souvenez de ce
qu'on a dit hier à propos de la conception de la temporalité historique qu'impose la structure
marxiste de la dialectique, ou encore des remarques de Macherey et de Balibar que je vous
citais à propos de la XIe Thèse sur Feuerbach, vous voyez qu'il faut finalement appliquer au
texte de Marx lui-même les mêmes observations : le texte de Marx n'est pas « synchrone »
avec lui-même, il ne bat pas sur un seul rythme. C'est plutôt comme si nous avions affaire à
un texte qui était sans cesse en avance sur lui-même et en retard sur lui-même, et à une pensée
en permanence en quête, comme toute pensée nouvelle, de son propre langage à l'intérieur
d'un langage ancien. Cela va s'incarner dans ces métaphores qui sont des quasi-concepts : des
concepts comme « en retard » sur eux-mêmes, des concepts qui sont en attente de leur
conceptualisation. Et c'est ce retard qui s'incarne dans le texte marxien sous la forme de
métaphore qui sont déjà théoriquement contraignante, tout en n'étant pas encore des
concepts : ainsi la métaphore de la « topique » ; ou encore ces instruments de l'analyse de
conjoncture que sont ces métaphores spéciales de « l'avance » et du « retard » (qui sont pour
ainsi dire des métaphore de la métaphore, puisque toute métaphore est déjà en elle-même
l'indice d'un « retard » du concept philosophique).
3°) (Le « retard » de la théorie marxiste sur elle-même) Et voilà du coup le troisième
problème que va devoir se poser Althusser : pourquoi cela reste chez Marx, justement, une
métaphore ? Althusser rappelle à plusieurs reprises que l’annonce par Marx de livrer un
opuscule sur la dialectique resta sans suite51. Pourquoi donc cette nouvelle structure
matérialiste de la dialectique, qui forme (d'après la première formulation de la thèse de la
coupure épistémologique) le point de rupture même de Marx – ce par quoi il révolutionne le
champ des sciences (en inventant le matérialisme historique) et le champ de la philosophie (en
redéfinissant la dialectique spécifiquement matérialiste) – ne trouve justement pas de
formulation philosophique explicite et autonome chez Marx lui-même ? Pourquoi cette sorte
de « décalage », ou de « retard », entre la coupure épistémologique produite par une nouvelle
science, et la philosophie censée théoriser cette coupure, c'est-à-dire censée produire les
concepts de son écart même ? Les textes de 1967 que je mentionnais tout à l'heure, et que je
vais détailler un peu maintenant, tournent constamment autour de ce problème. En tout cas
c'est dans les termes de ce problème que vont commencer à se formuler les déplacements
critiques de la thèse de la coupure, et cette ré-articulation de plus en plus étroite entre
philosophie et politique (la définition de la philosophie comme « représentant la lutte des
classes dans les champs théoriques »).
une première fois une « auto-critique » du travail mené dans Pour Marx puis, collectivement,
dans Lire le Capital : une auto-critique qui porte précisément sur cette question du « retard de
la philosophie marxiste sur le matérialisme historique ». Et vous allez voir comment tous les
problèmes vont se réouvrir ici, à partir de cette simple question – qui apparaît de moins en
moins « simple »...
Althusser commence dire : finalement, tout le travail que nous avons mené ces
dernières années autour de ce problème du retard d'une philosophique marxiste par rapport à
cette « révolution théorique » qu'est la « découverte » du matérialisme historique, tout ce
travail paraissait bien reposer sur une sorte de « loi générale », que l'on pourrait « observe[r]
dans toute l'histoire de la philosophie » : « toute grande découverte scientifique “porte en elle”
(ou provoque [...]) » une « révolution philosophique ». Et de cette sorte de loi générale
présupposée par notre travail jusqu'ici, s'ajoutaient deux corollaires : « la science précède
toujours la philosophie » (Althusser en fait, dans cette note de novembre 1967, un cas
particulier du fameux axiome matérialiste du « primat de la pratique sur la théorie ») ; « il faut
du temps pour que la philosophie subséquente soit élaborée, ou élaborable ».
Deux ou trois remarques sur ces formulations :
a/ Premièrement, c'est bien cette sorte de « loi générale » qui permet à Althusser, à
maintes reprises, de placer la « double révolution théorique de Marx » (scientifique et
philosophique), non pas simplement dans l'histoire de la philosophie moderne, mais dans une
série de grandes mutations décisives de l'histoire « occidentale » de la pensée et de la
connaissance : la « découverte du continent Mathématiques » par Thalès et les Grecs des VIe-
Ve siècles (« porteuse » d'une invention du discours philosophique, ou « provoquant » cette
invention) ; la « découverte » du « continent Physique » par « Galilée et ses successeurs »
(« porteuse » de la philosophie nouvelle – Descartes, Hobbes etc. –, ou provoquant une
révolution radicale d'un discours philosophique sortant de son double cadre aristotélicien et
thomiste) ; la « découverte du continent Histoire » par Marx lui-même (« porteuse » d'une
« philosophie nouvelle » qui serait le « matérialisme dialectique »)53. Cette série exprimait
cette thèse fondamentale pour Althusser, que le discours philosophique, depuis son apparition
dans l'histoire, était constitutivement lié à l'émergence et aux mutations des rationalités
scientifiques, c'est-à-dire des rationalités procédant à la fois par production d'objets abstraits
et par des traitements démonstratifs et déductifs de ces abstractions (Althusser est
certainement ici un lecteur de L'Origine de la géométrie de Husserl). Évidemment, ce que
cette série laissait dans l'ombre, c'était de savoir si chacune de ces conjonctures si différentes
pouvait être formalisée de la même manière ; – et si c'était le cas, qu'est-ce qui distinguait
spécifiquement la coupure marxienne.
b/ Deuxièmement, on peut remarquer l'hésitation des formules, l'instabilité de la
terminologie adoptée : l'effet-philosophique d'une révolution scientifique reçoit différents
termes qui ne s'équivalent pas tout à fait (« une philosophie nouvelle, ou une révolution
[philosophique], ou encore une mutation sensible, ou encore un remaniement
philosophique »). Surtout, la nature du rapport entre révolution scientifique et bouleversement
philosophique reçoit une formulation instable (« porte en elle », « ou provoque, mais surtout
des ouvrages publiés” ». Matheron ajoute : « Non datés, ces textes inédits ont vraisemblablement été rédigés en
1967. La préface d'Althusser à l'édition italienne de Lire le Capital (datée du 5 décembre 1967) contient la
première apparition publique de “tendance théoriciste” » (EPP II, p. 359, note a [page 343]).
53
N.B. que Althusser, parfois, ajoute d'autres termes : la physique newtonienne et la révolution philosophique
kantienne, ou encore la logique mathématique et la philosophie de Husserl (5ème Cours de philosophie pour
Scientifiques, EEP II, p. 268), où même encore la Découverte du « continent Inconscient » etc.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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février 2015.
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« Notre lecture du Capital, avec notre recherche des “blancs” (et la théorie de la
lecture que j'y ai jointe [la lecture dite « symptômale »]), peut être considérée comme
une application de la thèse : toute coupure “porte en elle” une rupture philosophique,
à l'état latent, qu'il s'agit de retrouver, d'identifier, et de développer. Nous avons eu
beau protester que nous ne proposions pas une herméneutique, je me demande quand
même si, à certains moment, nous n'en avons pas produit l'équivalent [...]. D'une
certaine manière, nous aurions projeté sur le texte original du Capital une philosophie
marxiste constituée ultérieurement (Engels, Lénine, et... nous), en faisant semblant de
croire qu'elle existait déjà, à l'état pratique, dans le texte scientifique de Marx. Ce qui
était conforme à la définition que je donnais dès Pour Marx de la philosophie comme
Théorie de la pratique théorique. La théorie de la science étant l'objet de la
philosophie, la philosophie marxiste était bien, à nos yeux, à l'état pratique dans Le
Capital, on pouvait donc l'y lire, à condition de l'y savoir déchiffrer »55.
si tout se jouait finalement entre Marx et Marx : entre son langage ancien et son langage
nouveau ; entre sa « conscience philosophique d'autrefois » et son dispositif scientifique
nouveau ; entre cette science nouvelle et les idéologies théoriques dont elle cherchait à se
démarquer56.
Qu'est-ce qui va alors faire bouger ce dispositif ? Précisément, la réintroduction de « la
politique », et, avec elle, la question de la façon dont les luttes idéologiques et politiques,
(donc tout un ensemble d'idéologies non pas seulement « théoriques » mais « pratiques »,
sociales, discursives et institutionnelles etc.) produisent des effets permanents à l'intérieur du
champ des pratiques théoriques (dans les sciences et dans les idéologies théoriques). C'est tout
cet ensemble complexe qui va venir donner à ce « retard philosophique » (et à ce « long
silence philosophique » qui sépare les Thèses sur Feuerbach et Misère de la philosophie
(1845-1848) et L'Anti-Dühring de Engels (1877)), non plus la signification contingente d'un
temps empirique, mais la portée d'un fait à la fois structural et politique 57. Et il en résume ici
la raison : « Il faut autre chose [qu'une révolution scientifique] pour que se produise la
nouvelle philosophie : il faut le relais des “révolutions” idéologiques, issues des expériences
de la pratique politique »58. Autrement dit, une révolution scientifique, à elle seule, ne
provoque pas de bouleversement philosophique : elle ne le fait que dans la mesure où elle a
d'abord des répercussions dans le champ des luttes idéologiques et politiques. Et Althusser se
demande ce que cela change, non seulement pour cette « philosophie nouvelle » que doit être
cette « philosophie marxiste » encore « en retard » (donc partiellement inexistante), mais pour
notre compréhension de la philosophie comme telle, pour notre conception de la nature du
philosophique en tant que tel. Et c'est pour penser cela que Althusser, dans ces notes de 1967,
introduit un nouveau concept : le concept de « conjoncture théorico-politique ». Et c'est pour
cette raison qu'il va le mettre en place en remontant à Platon 59.
C'est ce dont je parlerai lors de notre dernière séance. Finalement je n'aurais pas
vraiment eu le temps de vous parler de la pensée d'Althusser dans les années 1970 ; mais je
tâcherai tout de même de dégager, à partir de cette idée de « conjoncture théorico-politique »,
56
Il est clair que ce schéma « empiriste » est en même temps parfaitement isomorphe avec un schéma idéaliste
de la « réflexion » : la philosophie de Marx serait présente « à l'état pratique » dans les analyses de Capital, et il
« suffirait » de les porter à la conscience de soi, de les rendre explicite là où elles étaient seulement implicites
etc. De ce point de vue, cela donnerait une interprétation de ce « retard philosophique » tout à fait compatible
avec le sens que lui a donné, évidemment, le grand philosophe idéaliste avec lequel Althusser ne cesse de
s'expliquer, à savoir Hegel (cf. Préface de La Phénoménologie de l'Esprit), – du moins pour autant que la
« patience du concept » (Lebrun) conserve ici l'idée d'une temporalité homogène (puisque toute intérieure au
travail du concept lui-même).
57
Althusser approche de cette idée dans ces termes : « Je me demande maintenant s'il ne faut pas attribuer une
tout autre cause que celle que je proposais au “retard de la philosophie marxiste”. [E]lle s'annonce d'une certaine
manière dans les Thèses sur Feuebach, pour disparaître ensuite pendant des années et des années, et reparaître
pour la première fois, dans une forme particulière (intervention idéologique présentée comme contre-système),
dans l'Anti-Dühring, qui sera reprise par Lénine dans Matérialisme et Empiriocritisme. En somme ce ne serait
pas un hasard, ou l'occasion de la prise de conscience d'un “retard” auquel on n'avait pas jusque-là pris garde,
que cette apparition tardive – mais l'effet d'une nécessité tenant aux conditions d'apparition de toute différence
dans la philosophie : cette nécessité constitutive tiendrait aux exigences de la lutte idéologique dans l'idéologie
théorique. En un certain sens, ce serait bien la reprise des intuitions philosophiques des Thèses sur Feuerbach,
mais en un autre sens on pourrait fixer la raison de cette reprise dans les nécessités de la lutte idéologique dans
l'idéologie théorique » (« Notes sur la philosophie », EPP II, p. 333-334).
58
« Notes sur la philosophie » (Note du 15 novembre 1967, EPP II, p. 332).
59
Précisons : il présente lui-même cette notion comme une notion encore purement descriptive. Mais il fait à
mon sens tout autre chose : il renverse le rapport entre la thèse de la coupure épistémologique et la métaphore de
la topique (cf. infra.), et c'est ce qui lui donne précisément sa consistance proprement conceptuelle.
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quelques lignes de fuite qui conduiront en effet vers les nouveaux problèmes qui se poseront à
Althusser jusque dans les années 1976-1978.
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44
60
EPP II, p. 321.
61
Althusser, Sur la reproduction (1969-1970), Paris, PUF, p. 36 sq.
62
EPP II, p. 324-325.
63
Le terme revient à plusieurs reprise dans ces Notes d'automne-hiver 1967 ; on se souvient qu'il réapparaîtra
comme tel dans Lénine et la philosophie l'année suivante. Dans un passage essentiel de la « Triple note » datée
du 28 novembre 1967, Althusser écrit : « en disant que la philosophie énonce des Thèses (rien que cette seule
Thèse), nous présentons en fait une “théorie” de la philosophie. Cette “théorie” fait nécessairement intervenir,
comme ce qui la conditionne absolument en tant que théorie de la philosophie, des réalités qui relèvent du
Matérialisme Historique : les idéologies pratiques, les sciences, en tant qu'instances figurant dans une
conjonction telle que l'effet-philosophie y est produit, puis reproduit. C'est donc une théorie dans laquelle le
Matérialisme Dialectique peut faire sa propre “théorie” sous la condition d'un double enveloppement
(Matérialisme Historique dans le Matérialisme Dialectique et Matérialisme Dialectique dans le Matérialisme
Historique). Ce double enveloppement reproduit (d'une manière nouvelle puisque le Matérialisme Historique
existe, alors qu'auparavant il n'existait pas) le double enveloppement de la philosophie dans les
révolutions/coupures et des révolutions/coupures dans l'effet philosophie. C'est peut-être à partir de cette
reproduction qu'il est possible de formuler une “théorie” de la philosophie qui échappe aux apories du
“théoricisme” » (EPP II, p. 345-346).
64
« Notes sur la philosophie » (Note du 15 novembre 1967, EPP II, p. 332). Cela signifie évidemment que, alors
que le concept de coupure épistémologique opposait uniquement une science aux idéologies scientifiques dont
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(dans chaque conjoncture), non pas directement une coupure épistémologique (la
« Découverte » d'un nouveau « continent » ouvert au travail de la connaissance), mais
l'efficacité de cette révolution scientifique sur l'ensemble du champ idéologique : non
seulement les idéologies théoriques et scientifiques (directement), mais également les
idéologies pratiques et sociales (indirectement). Si la « nature de la philosophie » se définit à
présent par la forme et les modalités de son intervention, la raison de cette intervention ne
peut plus se définir seulement d'un point de vue interne aux pratiques théoriques, quand bien
même la philosophie n'intervient nulle part ailleurs que dans ces pratiques. Elle se définit par
la déstabilisation que produit toute révolution scientifique dans les langages de la domination,
de la légitimation de l'ordre établi et des inégalités existantes, de la justification des
hiérarchies entre dominants et dominés, entre gouvernants et gouvernés, entre savants et
ignorants etc. (Rappelez-vous qu'Althusser est un grand lecteur de Brecht : c'est finalement
toute l'histoire de La Vie de Galilée de Brecht). Pour le dire encore autrement, en des termes
plus gramsciens : ce qui provoque la philosophie, c'est à chaque fois une conjoncture où une
révolution scientifique induit, directement ou indirectement, une crise d'hégémonie où se
combinent révolution scientifique et bouleversement des langages idéologiques des
antagonismes sociaux, économiques, politiques. Et ce qui définit la nature de la philosophie,
c'est la modalité et les moyens de son intervention dans cette crise d'hégémonie.
J'ouvre ici une parenthèse. Avant de voir comment cela s'illustre pour Althusser dès la
naissance de la philosophie, chez Platon, une observation générale s'impose concernant cette
notion de « conjoncture théorico-politique », qui permet de re-mobiliser tout ce que nous
avons vu au fil des trois séances précédentes. Si vous souvenez ce qu'on a vu jusqu'ici sur la
thèse de la coupure épistémologique, et si vous vous rappelez l'importance de la « métaphore
de la topique », non seulement pour l'analyse historique des formations sociales comme
« touts structurés à dominante, mais aussi pour « l'analyse concrète de la situation concrète »
(l'analyse de conjoncture), alors on pourrait dire que ce qui est en jeu, avec le travail
d'Althusser autour de cette notion de « conjoncture théorico-politique », c'est un certain
renversement : un renversement du rapport entre la thèse de la coupure et la métaphore de la
topique :
– Jusqu'en 1965-1966, la métaphore de la topique permet de penser (sous le concept de
« tout structuré à dominante ») la structure de la dialectique matérialiste présente « à l'état
pratique » de la critique marxienne de l'économie politique comme dans les analyses de
conjoncture requise par la pratique politique (celle de Lénine en octobre 1917 – Althusser
elle se démarque et qu'elle critique (suivant une différence encore simple), l'insistance est mise désormais sur
l'impossibilité de « rédui[re] les Idéologies [...] à leur seule modalité théorique », donc sur la nécessité de tenir
compte du fait que « ces Idéologies sont des réalités sociales historiques, qu'elles font corps avec les classes
sociales et la lutte des classes » (EPP II, p. 324). Cela pose donc le problème de savoir comment des idéologies
pratiques « agissent » à l'intérieur des idéologies théoriques, et inversement comment des idéologies théoriques
« informent » les matérialités discursives, institutionnelles, subjectives et corporelles des idéologies (religieuses,
morales, juridiques, politiques etc.). Cela pose en même temps le problème de savoir comment le travail de la
connaissance scientifique (en l'occurrence le matérialisme historique) peut agir, non seulement à l'intérieur de
son propre champ (contre ce qu'elle démarque comme les « idéologies scientifiques » qu'elle critique « en
théorie »), mais indirectement dans cet élément infiniment complexe des idéologies pratiques et sociales
(autrement dit comment la pratique scientifique peut produire des effets non scientifiques mais idéologico-
politiques et pratiques). On voit alors comment la philosophie va devenir cet espace intermédiaire ou
« intercallaire » qui précisément ne cesse d'« inscrire » les effets d'une pratique dans une autre pratique, ou le
rapport de force d'un « lieu » dans un autre « lieu »...
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ajoutera plus tard : celle de Mao pendant la Révolution Culturelle). À ce moment-là, cette
spécificité de la dialectique matérialiste est l'objet même de la coupure épistémologique ; et la
philosophie se rapporte à la métaphore de la topique pour conceptualiser cet objet ;
– Or, à partir de 1966-1967, c'est la coupure épistémologique elle-même qui doit être
pensée sous les conditions de complexité d'une conjoncture (et non plus seulement du point de
vue récurrent d'une histoire des sciences), en rapports avec d'autres « lieux » non-théoriques,
avec des forces sociales, avec des luttes pratiques, idéologiques et politiques. Mais cela
signifie aussi que la philosophie n'est plus en surplomb par rapport à cette conjoncture
complexe. Un « objet » en général peut être pensé de l'extérieur, en gardant par rapport à lui
une position réflexive ; mais la pensée d'une conjoncture ne peut la penser sans y figurer, et ne
peut « figurer dans la conjoncture qu'elle pense qu'en y intervenant. Ce n'est pas une affaire de
choix, c'est une nécessité inhérente à l'entreprise même désigné par l'expression : penser une
conjoncture »65. Dans ces conditions, la « topique » n'est plus simplement cette métaphore (ou
ce « quasi-concept ») qui oriente la philosophie dans sa conceptualisation de l'objet de la
coupure ; construire une « topique » devient la pratique même de la philosophie, parce que la
philosophie ne peut penser une conjoncture sans y intervenir, et ne peut y intervenir sans s'y
situer, s'y positionner elle-même d'une manière ou d'une autre. C'est ainsi l'activité
philosophique elle-même qui passe sous les contraintes de la métaphore topique. Althusser
introduit cette idée dans sa Note du 28 octobre 1967 :
« Sans topique, on ne peut s'“orienter” dans une conjoncture. L'objet d'une pratique
(réelle, et non théorique) est toujours une conjoncture » dans laquelle celui qui veut
agir ne peut le faire qu'en intervenant en elle, – ce qui lui impose de « savoir quelle
place il occupe dans [cette] conjoncture qu'il a dessein de modifier dans et par sa
pratique, en fonction de la place qu'occupent les autres “éléments” combinés dans
ladite pratique [...]. Ce qui suppose un repérage multilatéral des places, donc une
topique. Or une topique est une mise en place, non seulement une désignation des
lieux dans un champ théorique, mais une désignation des rapports de force en
fonction de l'efficacité attribuée à chaque force en fonction de son lieu »66.
Pour reformuler encore autrement cette même idée : La philosophie cesse, à partir de
ce moment-là, de pouvoir être simplement une épistémologie, ou une théorie des pratiques
théoriques, c'est-à-dire quelque chose comme une méta-théorie. Elle perd sa position réflexive
par rapport aux autres pratiques théoriques (scientifiques et idéologiques) ; mais
paradoxalement c'est précisément à ce moment-là que passe au premier plan, pour Althusser,
le problème d'une « théorie de la philosophie » elle-même, qui inclut nécessairement a/ une
théorie de la complexité de la conjoncture qui provoque l'intervention philosophique ; b/ une
requalification de la manière dont la philosophie, pour intervenir dans cette conjoncture, doit
inclure sa complexité dans son propre champ, donc sous la forme d'une topique
philosophique. Bref, la topique ne concerne plus seulement la structure sociale et l'analyse de
conjoncture (les deux faces d'une épistémologie du matérialisme historique) ; elle concerne
immédiatement la structuration interne du champ philosophique. Et plus Althusser définira la
philosophie comme le pur acte de déplacer-retracer les lignes de démarcation interne à ce
champ, plus le geste de créer des topiques s'identifiera à la pratique philosophique en tant que
65
« Notes sur la philosophie » (Note du 28 octobre 1967), EPP II, p. 325.
66
Ibid., EPP II, p. 326.
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47
telle.
68
« Notes sur la philosophie », EPP II, p. 323, et p. 343. Répétons que sont ici visées, non seulement les
« idéologies scientifiques » qu'une nouvelle science démarque comme erreurs ou illusions, mais potentiellement
l'ensemble des rapports socio-idéologiques. L'efficace d'une coupure épistémologique et le champ de son effet ne
se réduit plus à des idéologies théoriques démarquée par récurrence comme « pré- » ou « non-scientifique »,
mais aussi et indissociablement à un tissu d'« idéologies sociales », dans la mesure où « ces idéologies
théoriques comportent aussi des “connaissances” (…) qui viennent pour une part non négligeable de pratiques
réelles » elles-mêmes conditionnées par des rapports socio-idéologiques ». Voir L. Althusser, Note du 28 octobre
1967, in EPP, II, p. 330, où il souligne que « le concept d'idéologie théorique fait bien apparaître la récurrence
de la coupure » mais non le « contenu avec lequel il coupe, au moins en ces éléments divers constitutifs de ce
contenu », qui n'est autre que les idéologies pratiques (« locales ») et sociales (« régionales ») sous lesquels se
réalisent les pratiques sociales.
69
EPP II, p. 323.
70
EPP II, p. 273.
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49
71
EPP II, p. 274-275.
72
EPP II, p. 273.
73
Althusser récapitule ainsi ce cercle : « la science ou les sciences, [tout en étant] reconnu par la philosophie, est
mise ou sont mises par la philosophie dans un état que nous connaissons bien : un état de soumission et
d'exploitation. La philosophie ne reconnaît la science ou les sciences que pour les soumettre à une exploitation
apologétique servant des valeurs extrascientifiques. La philosophie ne reconnaît là ou les sciences qu'à la
condition de les soumettre à son exploitation, de les gauchir-trahir plus ou moins dans la reconnaissance qu'elle
accomplit » (EPP II, p. 275).
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Ouvrons une parenthèse pour signaler la façon dont les formulations précédentes,
tirées du 5ème Cours de philosophie pour scientifiques, trouveront en particulier un
intéressant prolongement dans la Note de février 1968 sur la « topique philosophique », qui
détaille encore la façon dont la conjoncture théorico-politique combinant bouleversement de
la rationalité scientifique et effritement des langages idéologiques des luttes de classes, est
intériorisée ou « représentée » dans l'espace philosophique :
1) Premièrement, comment la philosophie « reconnaît » la coupure produite par une
révolution scientifique ? En la représentant, à l'intérieur de son propre espace, sous la forme
d'une « théorie de la connaissance » (et chaque philosophe en a proposé une à sa manière), qui
opère une différenciation entre des « degrés de connaissance », correspondant à des facultés
de connaître, et correspondant à des genres d'être ou des régions ontologiques différenciées :
Althusser remarque que les scientifiques n'ont jamais prêté grande importance à ces
théories philosophiques de la connaissance, ces théories ne disant rien des pratiques effectives
de production des connaissances scientifiques (ce ne sont nullement des épistémologies). Mais
ce geste typiquement philosophique de distinguer-différencier des modes de connaissance et
des genres d'être à connaître, est précisément la manière dont la philosophie structure son
champ en intériorisant la coupure épistémologique : la philosophie reconnaît cette coupure,
mais en en produisant une représentation ou une traduction proprement philosophique : par
exemple chez Platon, en distinguant l'opinion (doxa), la pensée discursive (dianoia), et
l'intelligence intuitive des principes (noûs) ; et en distinguant corrélativement des genres ou
« régions » ontologiques : le « lieu sensible » et le « lieu intelligible » (N.B. c'est Platon qui
invente la métaphore topique !).
2) Deuxièmement, les philosophes se contentent rarement de simplement différencier ;
ils hiérarchisent ces modes de connaissance, et les types d'étants correspondant, en degrés
inégaux. Et le point essentiel pour Althusser, c'est que la science soit placée dans cette cette
hiérarchie, et que la philosophie se positionne elle-même dans cette hiérarchie, ce qui inscrit
dans cet espace abstrait de la philosophie la restauration d'un ordre qui est un ordre
idéologique et politique : « La hiérarchie est sanctionnée par une évidence : un type d'être ou
de connaître occupe la place de la domination hiérarchique, est au pouvoir » ; et dans son
« opération d'autoplacement » la philosophie se donne à elle-même (« sauf exception
(rarissime) », observe Althusser) la « place du pouvoir (la plus haute dans la hiérarchie) »76.
Ce que l'on voit apparaître ici, c'est que cette structure du champ philosophique (avec ses trois
opérations fondamentales de 1° distinction-différenciation, 2° hiérarchisation, 3° d'auto-
positionnement de la philosophie en lieu et place du pouvoir dans son propre espace) n'est pas
structurée seulement par une coupure entre science et non-science, mais par une forme
politique privilégiée, hiérarchique et centralisée : par la forme de l'Etat : une forme étatique
qui informe intérieurement la façon dont la philosophie constitue son domaine (sa topique) et
se positionne elle-même dans ce domaine.
75
EPP II, p. 348.
76
EPP II, p. 349.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
52
77
EPP II, p. 325.
78
N.B. Il y a évidemment ici un déplacement massif, de la scène platonicienne du commencement philosophique
à la scène « bourgeoise » de la modernité, ou lorsque l'on passe de l'intervention « restauratrice » du « ravaudage
philosophique » dont le platonisme, ou le nom de Platon comme « aristocrate réactionnaire », donne le
prototype, à la problématique idéologico-politique de la philosophie moderne, moins réactive qu'offensive,
moins « en retard » par rapport aux bouleversements de la lutte idéologique qu'elle devrait palier, qu'en
« avance » sur une révolution sociale et politique qu'elle prépare en passant au service de la lutte idéologique
d'une classe ascendante.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
53
79
Suivant des formulations ici encore au plus près de la théorie gramscienne de l'hégémonie, comme on le verra
par exemple à la reprise de la dialectique de « domination » et de « direction » dans le chapitre 16.
80
L. Althusser, Éléments d'autocritique, op. cit., p. 171, n. 22.
81
Cf. Sur la reproduction, op. cit., p.88, 96 ; Eléments d'autocritique, op. cit., p. 171-172, note 22. On notera que
dès 1967 la géniale description ébauchée par Althusser de « l'effet de topique » de l'idéalisme, décrit la
constitution de l'espace interne à chaque philosophie comme un système qui évoque moins la doctrine
hégélienne du savoir absolu que la systématicité du Droit : « Notes sur la philosophie », op. cit., pp. 348-350 et
355-356 (cf. sur la systématicité des axiomatiques juridiques modernes, Sur la reproduction, op. cit., p. 94). Ce
qui confirmerait du point de vue d'Althusser la thèse qui domine les derniers chapitres de l'Initiation : le système
comme forme d'existence de la philosophie marque l'intériorisation par celle-ci de la « forme de l'État » (l'État
pensant son unité dans la forme de l'ordre juridique, la philosophie pensant l'unité des idéologies dans la forme
systématique du droit).
82
Mais il n'est pas difficile d'y retrouver aussi un schéma théologico-politique conjoignant pouvoir temporel et
du pouvoir spirituel, ou le double visage de Dieu à la fois tout-puissant et omniscient.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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Dans le peu de temps qui nous reste, je vais conclure ces sessions en me bornant à à
relever, de façon très elliptique, quelques motifs de ce problème que vous pourrez retrouver
dans les textes des années 1970.
1) Je crois qu'à partir de Lénine et la philosophie en 1968, on voit coexister chez
Althusser deux manières d'affronter cette difficulté. La première est fidèle à un certain
« rationalisme althussérien », qui est une fidélité d'Althusser à un rationalisme constamment
affirmée par la tradition marxiste. Ainsi dès les « Notes sur la philosophie » de 1967,
Althusser soutient que ce qui distingue radicalement la philosophie marxiste par rapport au
dispositif de la philosophie existante depuis Platon, c'est : 1/ premièrement, qu'« elle ne
subvertit pas sa fonction de rupture dans une dénégation de cette fonction, dans une
“réconciliation” supérieure sous les “intérêts” idéologiques dominants de Dieu, du Bien, de
l'Art, etc. Elle “joue” le “jeu” sans tricher. Elle sait qu'elle est rupture, intervention dans la
conjoncture révolutions/coupures, et qu'elle fait partie de cette conjoncture »86 ;
2/ deuxièmement, qu'elle n'a pas le même rapport de duplicité/d'exploitation des productions
scientifiques ; 3/ troisièmement, qu'elle ne se projette pas elle-même dans la position d'une
« science reine », d'une science de l'absolu ou de l'inconditionné, puisqu'au contraire elle
« sait » qu'elle est elle-même sous la condition de luttes idéologiques, luttes qui ne s'incarnent
pas seulement dans le champ des pratiques théoriques (dans les conflits entre travail
scientifique et idéologies scientifiques), mais qui renvoient d'abord (« primat de la pratique
sur la théorie » oblige) à des idéologies qui sont « des réalités sociales historiques [qui] font
corps avec les classes sociales et la lutte des classes ».
Cette première perspective ne disparaîtra jamais complètement chez Althusser, qui
verra bien cependant les difficultés qu'elle soulève. 1°) L'une de ces difficultés est la
suivante : en prêtant à la philosophie marxiste le privilège d'être la seule à ne pas dénier le
champ des luttes historiques dans lesquelles elle prend position (« une pratique qui a renoncé
à la dénégation, et qui, sachant ce qu'elle fait, agit selon ce qu'elle est »87), on est obligé
d'accepter son corrélat, qui est plus que douteux : il faudrait arrimer l'idéalisme philosophique
à une bourgeoise inexorablement inconsciente de ses propres luttes, une bourgeoisie déniant
les forces réelles qu'elle doit affronter, une bourgeoisie portée par les mécanismes objectifs de
l'ordre existant, qui rendraient cette bourgeoisie d'autant plus puissante qu'elle lutterait en
aveugle… Une autre de ces difficultés, c'est que, même dans cette forme « rationaliste », il
paraît difficile de soustraire cette philosophie matérialiste à son inscription dans le champ des
luttes idéologiques, et dans une lutte de contre-hégémonisation à laquelle elle doit elle-même
contribuer. Ce qui doit signifier dire non seulement le « devenir-social » ou le « devenir-
idéologique » de la philosophie marxiste, mais bien aussi, et plus paradoxalement, le devenir-
idéaliste de cette philosophie matérialiste, et même la nécessité de ce devenir-idéaliste, aussi
bien pour construire une hégémonie alternative à l'hégémonie bourgeoise, que pour les
nécessités de l'organisation politique. Althusser soulignera fortement les difficultés que recèle
une telle « unité des contraires », en 1978, dans un article intitulé « Le marxisme
« topique », et plus encore, lorsqu'il analyse la nécessité pour la philosophie de constituer son champ comme une
topique pour pouvoir réaliser sa « dénégation » de la coupure. Prenant exactement à revers la thèse centrale
défendue depuis le début des années 1960, qui identifiait la topique (fût-ce comme métaphore) comme la trace
distinctive essentielle du matérialisme marxiste d'avec la totalité « expressive » de l'idéalisme, voici à présent
que la topique est étroitement articulée à l'opération inaugurale, avec Platon, non simplement de la philosophie
idéaliste, mais de la philosophie comme idéalisme.
86
EPP II, p. 324.
87
L. Althusser, Lénine et la philosophie, rééd. Solitude de Machiavel, op. cit., p. 135.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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aujourd'hui » :
2) En même temps, on voit apparaître (et ce également dès 1968, dans Lénine et la
philosophie), une formulation sensiblement différente : il s'agirait moins de faire naître enfin
cette « nouvelle philosophie » marxiste (que l'on a appelé anticipativement « le matérialisme
dialectique »), mais d'inventer une « nouvelle pratique de la philosophie », dont le marxisme
nommerait encore l'exigence, comme position de classe prolétarienne dans le Kampfplatz
philosophique. Et suivant cette autre perspective, on verra se développer l'idée (qui restera
cependant, pour reprendre une autre métaphore althussérienne, plus « souterraine » que la
première) d'une « pratique matérialiste de la philosophie » conçue comme une lutte contre les
déterminations idéologico-politiques constitutives de la philosophie comme telle (et en
dernière instance : contre le lien intime entre la forme du système philosophique (ou des
totalisations philosophiques) et la forme de l'État (ou la forme de ses appareils – y compris la
forme du Parti)). Bref, une pratique contradictoire : une pratique contre-philosophique dans
la philosophie.
Faute de temps, je laisse de côté des aspects importants dans cette perspective, qui
touchent à la forme d'exposition de la philosophie, et la surdétermination idéologico-politique
de la forme du système. Ce qui va conduire Althusser à réévaluer positivement (et non comme
des formes imparfaites en l'attente de leur exposition développée et systématisée) les formes
non-unifiées et non-unifiantes qu'à pu prendre la philosophie dans l'histoire du marxisme, à
commencer par le fragment et la thèse, dont les Thèses sur Feuerbach constituent bien sûr le
prototype.
Je voudrais simplement signaler à votre attention cet autre élément, qui me paraît
relever de cette pratique matérialiste de la philosophie comme pratique contre-philosophique
88
L. Althusser, « Le marxisme aujourd'hui », Solitude de Machiavel, p. 306. Cf. Sur la reproduction, op. cit.,
pp. 263-264.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
57
89
L. Althusser, Soutenance d'Amiens (1975), in Solitude de Machiavel, Paris, PUF, « Actuel Marx
Confrontation », 1998, p. 214.
90
L. Althusser, Initiation à la philosophie pour les non philosophes (1977), Paris, PUF, 2014, chap. 2.
91
Soit les deux faces du traitement idéaliste de la tendance matérialiste elle-même : son refoulement névrotique
(exposant du coup l'idéalisme au retour permanent de son refoulé), ou sa forclusion psychotique (selon
l'interprétation paranoïaque, littéralisant le mot d'Aristoxène, d'une destruction orchestrée des écrits de
Démocrite, conformément au secret désir de Platon lui-même…).
92
L. Althusser, initiation à la philosophie pour les non philosophes, op. cit., chap. 16.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
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propre fonctionnement comme appareil idéologique d'État (ce qui se formulera dans le mot
d'ordre d'une lutte de classe « hors de l'État » – ce qui veut dire aussi « hors du Parti » en tant
qu'appareil d'Etat). Et c'est au même moment qu'il invoque les droits d'une « Histoire de tout
ce que la philosophie idéaliste dominante (et même la philosophie dominée, matérialiste, trop
souvent contrainte, par la pression de l'autre, à penser dans ses seules questions), a négligé,
rejeté, censuré, abandonné comme des déchets de l'existence et de l'histoire » : non seulement
« le travail, ses conditions, l'exploitation, l'esclave, le serf, le prolétaire, les enfants et les
femmes dans l'enfer de l'usine, les taudis, la maladie, l'usure (l'usure de l'usurier et l'usure
physique) », mais aussi, « avant tout le corps et son désir qui lui vient du sexe, cette part
suspecte de l'homme et de la femme que surveillèrent et surveillent encore d'innombrables
autorités ; avant tout la femme, cette vieille propriété de l'homme, et l'enfant, quadrillé dès
l'enfance par tout un système de contrôle ; avant tout la folie, vouée à la prison “humanitaire”
des asiles ; avant tout les prisonniers que traquent la loi et le Droit, et tous les bannis, tous les
condamnés et tous les torturés ; avant tout les Barbares pour les Grecs et les “métèques” ou
“étrangers” ou “indigènes” pour nous… »93.
Ce à quoi aboutit Althusser, dans ces textes dits de « la crise du marxisme », c'est
essentiellement un appel à réinventer cette nouvelle pratique de la philosophie en étant à
l'écoute des nouvelles formes de luttes d'émancipation, y compris hors des formes que leur
avait donné l'histoire du mouvement ouvrier (ou suivant l'adage léniniste qu'avait si souvent
repris Althusser : la « fusion de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier »). Ainsi en
1978, dans un article intitulé « Le marxisme aujourd'hui », Althusser écrit :
« Plus que jamais, les masses sont en mouvement. Il faut se mettre à leur “écoute”
pour le comprendre [...]. Il ne s'agit pas [...] “d'élargir” la politique existante, mais de
savoir être à l'écoute de la politique là où elle naît et se fait. Une tendance importante
se dessine actuellement pour faire sortir la politique de son statut juridique bourgeois.
La vieille distinction parti/syndicat est mise à rude épreuve, des initiatives politiques
totalement imprévues naissent en dehors des partis, et même du mouvement ouvrier
(écologie, lutte des femmes, des jeunes, etc.), dans une grande confusion certes, mais
qui peut être féconde »94.
93
Ibid., chap. « Le Grand détour ».
94
L. Althusser, Solitude de Machiavel, op. cit., p. 289, p. 308.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
59
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.