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Winter School “Marx and Marxism”


Ilia State University / Institute for Social and Cultural Research
Kutaisi, 23 février-4 mars 2015

« Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser »


Guillaume Sibertin-Blanc
23-28 février 2015

(Programme initial)
1ère session. 24/02 16h-19h
La thèse de la coupure épistémologique (I) : Où trouver « la philosophie de Marx » ? Enjeux
politiques et théoriques d'un problème de localisation.
2ème session. 25/02 17h-20h
L'intériorisation de la coupure (II) : En quel sens « la philosophie de Marx » est-elle en
retard ? Luttes de classe dans la théorie et politisation de la philosophie
3ème session. 26/02 9h30-12h30
Vers une théorie matérialiste de l'idéologie : Si « l'idéologie est matérielle », que signifie être
matérialiste en philosophie ?
4ème session. 28/02 14h-17h
De 1968 à 1978 – masses, parti, Etat : de quelle « crise du marxisme » parle-t-on ?

Eléments bibliographiques :
1960-1966
Pour Marx (1965) (regroupant des textes publiés séparément entre 1960 à 1964 – notamment
« Contradiction et surdétermination » (1962) et « Sur le matérialisme dialectique » (1963))
Lire le Capital (1965-1966) (contributions de E. Balibar, P. Macherey, R. Establet,
J. Rancière)
1967-1968
Cours de philosophie pour scientifiques (1967)
« Du côté de la philosophie (cinquième Cours de philosophie pour scientifiques) » (1967)
[posthume]
« Sur Feuerbach » (1967) [posthume]
« La Querelle de l'humanisme » (1967) [posthume]
« Notes sur la philosophie » (1967-1968) [posthume]
1968-1970
Lénine et la philosophie (1968)
« La philosophie comme arme de la révolution (Réponse à huit questions) » (1968)
1970-1976
Eléments d'auto-critique (1972)
Soutenance d'Amiens (1975)
Initiation à la philosophie pour non philosophes (1976) [posthume]
« La transformation de la philosophie (Conférence de Grenade) » (1976)
1977-1978
« Enfin la crise du marxisme ! » (1977)
« Le marxisme comme théorie “finie” » (1978
« Le marxisme aujourd'hui » (1978)
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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Plan des séances

Préambule – Fil directeur, éléments bio-bibliographiques, conjoncture d'une


intervention

I. La thèse de la coupure épistémologique (1960-1965) : Où trouver « la philosophie de


Marx » ? Enjeux politiques et théoriques d'un problème de localisation

A. Démarcation de la thèse de la coupure dans l'histoire du marxisme

B. Formes et concepts de la thèse : structure problématique, coupure

C. Le contenu de la coupure épistémologique : les structures de la dialectique, entre


histoire des formations sociales et « analyse concrète de la situation concrète »
1) La structure de la dialectique matérialiste : un « tout social complexe structuré à
dominante »
2) Structure de la dialectique idéaliste et humanisme théorique
3) Pour un concept matérialiste de conjoncture : dialectique matérialiste et notions de
l'analyse concrète de la « situation concrète »

II. L'intériorisation de la coupure (1966-1969) : En quel sens « la philosophie de Marx »


est-elle en retard ? Luttes de classe dans la théorie et politisation de la philosophie

A. Althusser et son auto-critique : « déviation théoriciste », et rectification –


« politiciste » ?
1) La déviation théoriciste
2) Critique de l'auto-critique : quelques nuances sur la formulation althussérienne

B. Une « philosophie marxiste » de plus en plus inassignable


1) Du problème de la localisation de « la philosophie de Marx », au problème du retard de
« la philosophie marxiste«
2) 15 novembre 1967 : une première auto-critique (rémanences empiristes et cercle
herméneutique dans la lecture symptômale)

C. Les « conjonctures théorico-politiques » – le paradigme de la scène platonicienne


1) La subordination de la coupure à la topique
2) La scène platonicienne de la philosophie : le « ravaudage » idéaliste
a/ La philosophie et sa structure de dénégation
b/ L'invention platonicienne de la topique et ses enjeux : la « reconnaissance » duplice de la
science par la philosophie : théorie de la connaissance, subordination, exploitation
c/ Les abstractions philosophiques et leurs fonctions idéologiques : totalisations, catégories,
totalités, suppléments

D. Impasses et lignes de fuite : de la recherche de la « nouvelle philosophie » (marxiste)


au problème d'une « nouvelle pratique (matérialiste) de la philosophie »

Remarques conclusives : auto- et hétéro-référentialité du discours althussérien

Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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1ère session – 23 février 2015

Préambule – Fil directeur, éléments bio-bibliographiques, conjoncture d'une


intervention

J'ouvrirai ce séminaire en remerciant d'abord très chaleureusement Elene Ladaria et


Luka Nakhutsrishvili pour leur initiative et leur invitation. C'est un grand plaisir que de
pouvoir venir pour la première fois à Koutaisi, et de passer ces quelques jours avec vous.
Mais je dois aussi remercier Elene pour le travail de traduction qu'elle va assurer durant ces
quatre séances. Pour ne pas lui alourdir la tâche, je vous propose de garder la parole deux
heures, deux heures et quart maximum, de manière à laisser un temps substantiel aux
questions et discussions.
La proposition qui m'a été adressée était d'organiser ces quatre séances autour de la
pensée du philosophe marxiste français Louis Althusser. Il m'a semblé qu'un fil directeur
efficace serait de vous proposer quelques éléments sur la façon dont Althusser a problématisé
ce que signifie, précisément, être un « philosophe marxiste » dans les années 1960-1970.
Nous verrons en effet qu'Althusser n'a cessé de s'interroger sur cette expression, qu'il faut
d'emblée entendre dans les deux sens (l'un et l'autre problématiques). Premier sens : qu'est-ce
que cela signifie d'être marxiste en philosophie, ou qu'est-ce que cela engage de pratiquer la
philosophie quand on est marxiste ? Et deuxième sens : qu'est-ce que cela signifie d'être
philosophe dans le marxisme, qui ne se réduit pas à une philosophie ? On peut bien sûr être
marxiste, théoriquement parlant, de bien d'autres manières, en tant qu'historien, économiste,
anthropologue, linguiste etc. Et qui plus est, on peut être marxiste dans d'autres pratiques que
ces différentes pratiques scientifiques, à commencer par des pratiques politiques, comme
militant et acteur politique, mais aussi dans d'autres pratiques sociales, par exemple des
pratiques artistiques (Althusser a écrit deux beaux textes sur Brecht).
Bref, au premier sens, nous trouvons chez Althusser une réflexion incessante, mais
constamment relancée et reproblématisée, sur ce que cela fait à la philosophie d'être marxiste
théoriquement et communiste politiquement. Et puis dans un second sens, nous trouvons aussi
chez Althusser une réflexion tout aussi incessante sur ce que cela fait à cet espace théorico-
politique du communisme marxiste, d'être occupé par des positions philosophiques, et
d'impliquer des pratiques philosophiques.
Je commencerai aujourd'hui à dégager la façon dont ces questions interviennent déjà
au coeur d'une thèse très fameuse, que Althusser pose dès le début des années 1960, et à
laquelle va être immédiatement rattaché le sens polémique de son intervention, dans le champ
du marxisme, et plus généralement dans le paysage intellectuel et politique en France et au-
delà : la thèse dite d'une « coupure épistémologique » chez Marx. Cette idée que l'oeuvre de
Marx est divisée – Althusser dira d'abord : divisée en deux « périodes » successives de
l'oeuvre marxienne ; et plus tard : en deux « tendances » qui coexistent de façon
contradictoire dans toute son oeuvre –, nous verrons qu'elle s'ancre directement dans une série
de problèmes d'interprétation internes à l'exégèse marxiste, mais pour revêtir aussitôt des
enjeux qui la débordent et qui sont directement reliés à la place problématique que la
philosophie occupe au sein de ce champ à la fois théorique et politique qu'est le marxisme. Et
c'est précisément en réfléchissant sur cette place problématique que Althusser va engager une
série de critiques, touchant à la fois à la politique du Parti communiste, et à
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l'instrumentalisation d'une « philosophie marxiste » officielle pour légitimer cette politique.

Mais avant d'entrer dans le vif du sujet et de préciser un peu la trajectoire globale de ce
que nous allons suivre lors de ces séances, il faut tout de même commencer par quelques
rappels biographiques et bibliographiques assez généraux.
De la vie d'Althusser avant le début de sa carrière philosophique et de son engagement
politique, je rappellerai simplement : il naît en 1918 ; il est issu d'une famille catholique
originaire d'Alsace qui s'était installée (comme beaucoup d'autres après la défaite de la France
face à la Prusse en 1870 et la perte de la région d'Alsace) en Algérie alors sous domination
coloniale française. Après des études au lycée à Alger puis à Marseille, il est reçu à l'Ecole
Normale Supérieure de la rue d'Ulm, à Paris, en 1939. Mobilisé dès le début de la guerre, il
sera arrêté en 1940 et retenu captif jusqu'en 1944 dans un stalag en Allemagne. Il reprend sa
scolarité à l'ENS en 1945 ; et trois ans plus tard, en 1948, il est reçu au concours de
l'Agrégation de philosophie, et adhère au Parti Communiste français.
S'ouvre alors une longue période d'une trentaine d'année, à la fois d'enseignement à
l'Ecole Normale, où il va former plusieurs générations de philosophes universitaires, et
d'engagement intellectuel pour la cause communiste, en dialogue avec des marxistes italiens,
sud-américains, géorgiens (il est proche de Merab Mamardachvili), et dans un rapport de
tension permanente avec la direction du PCF. Cette période sera cependant régulièrement
interrompue par des crises de dépression aiguës le conduisant à être hospitalisé ; et elle
prendra fin brutalement avec un drame personnel survenu en 1980, quand un accès de
démence le poussera à assassiner sa femme, le faisant hospitaliser pendant plusieurs années.
Isolé, coupé de l'engagement philosophique et politique auquel il avait consacré trente années
de sa vie, Althusser décède en 1990. Je ne vous parlerai pas de cette dernière décennie, dont il
reste pourtant des textes tout à fait intéressants : une autobiographie intitulée L'Avenir dure
longtemps, des correspondances, et une série de textes dits du « matérialisme aléatoire » ou du
« matérialisme de la rencontre », où le référentiel marxiste et communiste devient
relativement marginal. L'exercice aujourd'hui répandu parmi les commentateurs consiste à
savoir quelle place donner à ces derniers textes dans l'oeuvre globale d'Althusser : sortent-ils
complètement de son cadre initial ? Ou bien au contraire, en seraient-ils le prolongement par
d'autres moyens ? Voire même, livreraient-ils ultimement la vérité ésotérique, longtemps
ajournée, de sa pensée ? (C'est par exemple la thèse défendue par un philosophe argentin,
Emilio de Ipola, dans un livre par ailleurs fort intéressant, Althusser : l'Adieu infini). Pour les
problèmes que je voudrais soulever avec vous dans ce séminaire, et sans entrer dans ces
débats, nous pouvons simplement retenir que ces dernières réflexions sur le sens du
matérialisme philosophique, sur ce que signifie être matérialiste en philosophie, est bien une
interrogation qui traverse tout le travail d'Althusser depuis longtemps, dans son
questionnement critique sur ce qu'il convient d'entendre par « la philosophie de Marx », et
dans sa réflexion permanente sur ce que signifie « être marxiste en philosophie », et ce que
signifie « intervenir philosophiquement » dans le marxisme.
J'ajoute maintenant quelques points de repère sur la séquence qui va nous intéresser
dans ces séances, c'est-à-dire la trajectoire conduisant du tournant des années 1950-1960 à la
fin des années 1970.
1°) À l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, Althusser donne depuis le début des
années 1950 des cours sur des auteurs et des objets très variés : sur la tradition de la
philosophie politique antique et moderne, sur Machiavel, Locke, Rousseau, Montesquieu, sur
l'idéalisme allemand, sur Hegel, sur Feuerbach, mais aussi sur la philosophie des sciences, sur
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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Auguste Comte...
2°) Mais c'est à partir de la fin des années 1950 qu'il intervient directement dans le
champ du marxisme théorique, et il va y intervenir de façon immédiatement polémique. Il faut
d'abord rapporter cela à une série d'événements qui affectent directement le mouvement
communiste international depuis le milieu des années 1950, en particulier la rupture sino-
soviétique, et le XXe Congrès du PCUS avec sa fameuse dénonciation du « culte de la
personnalité » et l'ouverture de tout un espace de critiques (plus ou moins approfondies, plus
ou moins opportunistes également) du stalinisme. C'est d'abord dans cet espace que
l'intervention d'Althusser va trouver les coordonnées de son intervention. Pour le dire d'abord
très schématiquement (nous y reviendrons plus tard), s'il est absolument nécessaire, à ses
yeux, de mener une critique sans compromis du stalinisme, il est tout aussi nécessaire de
savoir ce que l'on critique exactement. En particulier l'expression de « culte de la
personnalité » fixée par le XXe Congrès lui paraîtra toujours mal fondée, se contentant d'une
allusion qui, comme toute allusion, est une manière de se contenter d'une évocation
superficielle en s'épargnant de penser exactement ce qu'il faut justement penser, bref une
fausse critique qui est une manière de ne pas penser la crise du communisme en Union
Soviétique et, à travers elle, du mouvement ouvrier international. Il est donc surtout
nécessaire de savoir ce que l'on critique, et comment on le critique. Et cette tâche est pour
Althusser d'autant plus urgente face au marasme dans lequel il voit s'enfoncer le Parti
Communiste Français (et sans doute plus généralement les PC d'Europe de l'Ouest), et qu'il
diagnostique comme une critique « droitière » du stalinisme, une critique monnayée dans un
mixte d'« humanisme théorique » et de « technocratisme » qui témoigne à ses yeux de
l'emprise que l'idéologie bourgeoise est en train de gagner à l'intérieur de l'organisation
politique de la lutte ouvrière.
3°) Seulement – et c'est le troisième point préliminaire qu'il faut poser –, cette lecture
directement politique de l'intervention d'Althusser ne suffit pas. Elle n'éclaire nullement, ni la
forme et les moyens que Althusser va mettre en oeuvre philosophiquement, ni l'impact
considérable que son travail (un travail en grande partie collectif1) va avoir dans le champ
intellectuel de l'époque, et au-delà, pour toute une génération de philosophes, dont certains
noms vous sont peut-être connus, comme Etienne Balibar, Jacques Rancière, Alain Badiou,
Pierre Macherey, Nicos Poulantzas, Ernesto Laclau... ; – mais aussi pour beaucoup d'autres
qui seront en dialogues ouverts ou en débats implicites avec Althusser, comme Michel
Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Toni Negri...
Pour comprendre la portée considérable de l'intervention d'Althusser, il faut la replacer
à la confluence d'une multiplicité de facteurs, que je ne peux énumérer tous ici, – retenons-en
quatre ou cinq principaux :
a/ C'est d'abord la prise en compte par Althusser d'une tradition épistémologique qui, à
l'époque, est très féconde intellectuellement, ce qu'on appelle parfois l'« école
épistémologique française », qui à la fois une épistémologie historique et une
« épistémologique du concept ». On peut la faire remonter à Auguste Comte ; elle passe en
tout cas par Jean Cavaillès et par Gaston Bachelard (c'est à ce dernier que Althusser va
emprunter la notion de « rupture épistémologique » pour forger sa thèse d'une « coupure
épistémologique » chez Marx), par le philosophe et historien des sciences d'origine russe
1
Notamment à travers le séminaire qu'organise Althusser à l'ENS : ils portent successivement sur Le jeune Marx
(1961-1962), Les origines du structuralisme (1962-1963), Lacan et la psychanalyse (1963-1964), et le séminaire
de relecture du Capital en 1964-1965 dont seront tirés les textes rassemblés dans Lire le Capital, qui paraît en
novembre 1965.
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Alexandre Koyré. Enfin c'est une tradition épistémologique dans laquelle s'inscrivent
également, dans les années 1960, des philosophes très importants comme Georges
Canguilhem et Michel Foucault (Althusser suit de près, dans les années 1960, ces deux
hommes qu'il connaît bien personnellement). Nous verrons que cela est déterminant pour
comprendre la place que Althusser donne à l'idée que Marx invente, non pas simplement une
nouvelle « science » (le « matérialisme historique » comme science de l'histoire des
formations sociales), mais plus profondément un nouveau régime de scientificité, c'est-à-dire
une nouvelle forme de rationalité, qui n'a pas de précédent ni dans l'histoire des sciences ni
dans l'histoire de la philosophie, et qui transforme profondément, tant le statut de la
philosophie (dans son rapport aux sciences), que le statut de la politique (dans son rapport aux
sciences et à la philosophie).
b/ Deuxièmement, il faut tenir compte d'un contexte propre au renouvellement des
pratiques de lecture et de commentaire des textes dans l'institution universitaire, en
philosophie, mais aussi en littérature, en histoire, en ethnologie, avec l'introduction de
nouvelles techniques d'interprétation des textes en se concentrant sur leur logique interne, leur
structure, techniques qui empruntent au structuralisme linguistique, à la sémiologie, à la
psychanalyse. Althusser y apportera lui-même une contribution majeure en développant son
idée de « lecture symptômale » (nous pourrons éventuellement en reparler). Mais dès les
années d'après-guerre, c'est dans ce contexte que se sont développés des travaux nouveaux sur
la philosophie classique, sur Descartes d'abord (qui constitue en France une métonymie de
l'Institution philosophique en tant que telle...), mais aussi sur la philosophie de Spinoza. Je
mentionne ce point seulement en passant, mais il est d'une grande importante pour toute une
série d'opérations qu'Althusser va effectuer dans sa lecture de Marx : on pourrait dire
schématiquement que Althusser va chercher à déterminer la spécificité du matérialisme de
Marx en le plaçant dans l'héritage d'un matérialisme spinoziste, contre la filiation standard
que la tradition marxiste avec établi avec l'idéalisme hégélien. Spinoza ou Hegel : c'est le titre
d'un bel ouvrage d'un ancien élève d'Althusser, Pierre Macherey, paru en France en 1979, et
qui résume bien l'alternative, décisive selon Althusser, devant laquelle l'oeuvre de Marx nous
sommerait de choisir, pour déterminer précisément ce que l'on peut en faire.
c/ Le troisième point à garder en tête, concerne ce lieu où Althusser enseigne, et que
j'ai déjà évoqué : l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm. C'est, à l'époque, un épicentre
de l'activité philosophique hexagonale ; c'est aussi un lieu symboliquement prestigieux, et s'il
ne faut sans doute pas exagérer ce fait, il n'est cependant pas sans conséquences. L'une de ces
conséquences est la position d'autorité épistémique qu'elle donne à l'énonciation d'Althusser –
entendons ce nom propre (comme l'a suggéré un ancien althussérien, le linguiste et angliciste
Jean-Jacques Lecercle, en s'appropriant le concept de Deleuze et Guattari), comme nom d'un
« agencement collectif d'énonciation » –, qui devait sans doute rendre plus difficile à la
direction du PCF de ne pas prendre position par rapport à l'intervention d'Althusser et ses
jeunes collaborateurs. Ce sera le cas notamment en 1966, lors d'une séance du Comité Central
du PCF, consacrée aux questions culturelles et intellectuelles : séance importante parce que, si
la position officielle du Comité Central condamna implicitement les positions d'Althusser, elle
accepta aussi une prise de distance vis-à-vis des positions défendues par l'intellectuel en chef
du Parti, Roger Garaudy, et plus généralement, parce qu'elle commença officiellement à
libéraliser la discussion théorique. Une autre conséquence de cette localisation institutionnelle
et symbolique du collectif althussérien, c'est l'attraction de beaucoup d'étudiants, philosophes,
et militants communistes étrangers, d'Europe, mais aussi des autres continents, en particulier
d'Amérique latine, où la réception de l'althussérisme va être précoce et importante. (Vous avez
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un petit récit de cette atmosphère au début du livre de Emilio de Ipola déjà mentionné).
d/ Le quatrième point est également lié au site de l'Ecole Normale Supérieure, mais il
tient plus directement à une initiative d'Althusser, qui va être à la source de certains effets
majeurs pour la structuration du paysage intellectuel français des décennies suivantes, et dont
on peut encore voir aujourd'hui les effets. En 1964 Althusser propose au psychanalyste
Jacques Lacan de venir poursuivre son séminaire à la rue d'Ulm. Jusqu'à la fin des années
1960 toute une génération d'étudiants vont circuler entre les enseignements de Lacan et
d'Althusser, et inventer un langage tout à fait inédit : non pas freudo-marxiste, mais bien
« lacano-althussérien ». C'est également dans cette interface entre marxisme althussérien et
psychanalyse lacanienne que va cristalliser un courant politique, se donnant pour organisation
l'UJC-ml (Union des Jeunesses Communistes-Marxistes léninistes), et dont l'organe théorique
est les Cahiers marxistes-léninistes. Issue d'une scission de l'Union des Étudiants
Communistes, en dissidence avec le PCF, l'UJC-ml se mobilise d'abord en 1967 contre la
Guerre du Vietnam, et peu après, dans les contre-coups immédiats de la Révolution Culturelle
chinoise (ou de ce que l'on peut en apprendre en Europe occidentale sur le moment), l'un des
principaux sites de construction d'un « maoïsme » en France, en faveur duquel Althusser va
adopter, avec plus ou moins de discrétion, des positions avenantes (il contribuera d'ailleurs
personnellement aux Cahiers marxistes-léninistes, et notamment en 1967 par un article
important, « Sur la révolution culturelle »). Les organisations maoïstes disparaîtront
rapidement au début des années 1970, soit dissoutes, soit sous la retombée des événements de
mai 68. Elles n'en produiront pas moins des effets philosophiques durables, dont témoignent
encore par exemple, de façon certes indirecte (et différente entre elles), l'oeuvre de Jacques
Rancière et celle d'Alain Badiou.

J'interromps ici cette petite cartographie sommaire : elle suffit pour l'instant à poser
simplement quelques points de repère pour situer le contexte intellectuel et politique dans
lequel Althusser développe ses premières interventions à partir des années 1960. Ce sont ces
interventions elles-mêmes que je vais commencer maintenant à vous décrire, en commençant
par la première d'entre elles : la thèse dite de la « coupure épistémologique ». J'espère avoir le
temps d'en dire assez aujourd'hui pour pouvoir, à la fin de la séance, expliquer en quelques
mots le chemin que nous suivrons dans les trois séances suivantes.
Pour l'heure je voudrais simplement exposer la première formulation de cette thèse
d'une « coupure épistémologique » chez Marx : quelle est sa signification ? Quelles sont ses
implications théoriques (pour la lecture de Marx) ? Quelles sont ses implications méta-
théoriques (pour la conception de ce que c'est que pratiquer la théorie, et singulièrement cette
pratique théorique spéciale qu'est la philosophie) ? Et quelles sont aussi ses implications
politiques immédiates ? Cela fait déjà pas mal de choses à voir ! Mais le plus important, pour
nous, ce sera de repérer les points de tension, d'incertitude, ou au contraire d'extrême
radicalité, qui vont conduire Althusser – et très rapidement en fait, dès 1966-1967 – à réviser
sa thèse, à en chercher d'abord des reformulations, puis en lui faisant subir des modifications
substantielles, qui en maintiendront certains enjeux initiaux mais non sans modifier
profondément ses implications pour le rapport entre philosophie et politique. C'est ce que
nous verrons en détail les prochaines fois.

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I. La thèse de la coupure épistémologique (1960-1965) : Où trouver « la philosophie


de Marx » ? Enjeux politiques et théoriques d'un problème de localisation

La thèse de la coupure épistémologique trouve sa première formulation explicite dans


la Préface à Pour Marx en 1965. On ne la trouve pas textuellement dans les articles regroupés
dans ce livre, qui étaient d'abord parus séparément entre 1960 et 1964. Mais elle condense
bien ce que Althusser entend mettre au jour au fil de ses premiers articles, et qu'il reprendra
avec ses élèves dans Lire le Capital, qui paraît peu après Pour Marx, en novembre 1965.
Commençons par résumer très schématiquement cette thèse, avant de déplier les
multiples significations qu'elle enveloppe : l'oeuvre de Marx est le lieu d'une rupture radicale,
qui concerne à la fois la pensée de Marx considérée en elle-même, et l'histoire de la pensée,
tant scientifique que philosophique. Concernant la pensée de Marx elle-même, cette thèse
consiste à soutenir ceci : entre le « jeune Marx » (le Marx auteur de la Critique de la
philosophie du droit de Hegel en 1843-1844, de La Sainte Famille, de La Question Juive,
enfin des Manuscrits parisiens de 1844), et le « Marx de la maturité » (celui qui amorce dans
les années 1850 le programme d'une « critique de l'économie politique », l'auteur de la
Contribution à la critique de l'économie politique en 1857, des manuscrits des années 1857-
1858 dits des Grundrisse, des manuscrits des années 1862-1863 que publiera Karl Kautsky
sous le titre Théories de la Plus-value, et bien sûr l'auteur du grand chantier des trois livres du
Capital dont seul le premier paraîtra de son vivant), entre ces « deux Marx », donc, un
déplacement radical s'opère. Il y a entre eux une discontinuité qui les rend tout à fait
hétérogènes l'un à l'autre, et qui fait que ce n'est littéralement pas la même pensée. Certains
mots, certaines expressions, certaines « idées » générales peuvent se retrouver chez le « jeune
Marx » et chez le « Marx de la maturité » ; mais de l'un à l'autre ces mots ont changé de sens,
ces expressions veulent dire tout autre chose, ces idées n'ont ni les mêmes raisons ni les
mêmes conséquences, parce qu'elles ne répondent plus du tout aux mêmes problèmes. Que se
passe-t-il entre ces deux Marx ? Précisément, un changement de « problèmes », – Althusser
dit : l'émergence d'une « structure problématique » inédite, qui n'était pas « anticipable », qui
n'était pas préfigurée « en germe » dans les écrits philosophiques des années 1840-1844. Entre
les deux, Marx invente une nouvelle logique conceptuelle, qui constitue à la fois un nouvel
objet de connaissance et une nouvelle pratique scientifique : ce que la tradition marxiste a
enregistré sous le terme de « matérialisme historique », désignant la science des formations
sociales et de leurs facteurs immanents de transformation historique.
Ce simple énoncé appelle déjà de nombreux commentaires. Je les organiserai pour la
fin de cette première séance en trois séries de remarques : (A) la première visera d'abord à
situer cette thèse par rapport à d'autres thèses concurrentes que l'on trouve dans l'histoire du
marxisme ; (B) la seconde permettra de clarifier ensuite les termes dans lesquels Althusser
l'énonce, d'expliciter la forme conceptuelle de cette thèse ; (C) enfin la troisième visera à
élucider le contenu de cette thèse, c'est-à-dire le contenu de cette « coupure épistémologique »
elle-même, en fonction de laquelle Althusser va élaborer sa première définition de ce que c'est
qu'être marxiste en philosophie, et de ce que c'est que pratiquer la philosophie à l'intérieur du
marxisme.

A. Démarcation de la thèse de la coupure dans l'histoire du marxisme

Premièrement, pour le dire de façon très générale, le fait qu'il y ait une différence
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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entre, d'un côté, le jeune Marx des années 1840-1844 (dont l'unité ne va déjà pas de soi, qui
évolue beaucoup dans ces années-là, non seulement à travers ses débats au sein du groupe des
Jeunes Hégéliens, ses débats avec Bruno Bauer, puis avec Feuerbach, mais surtout qui évolue
beaucoup politiquement, passant de position démocrates-libérales à une position communiste,
avant de contribuer lui-même à redéfinir cette dernière), et de l'autre côté le Marx des années
1850-1870 (qui lui aussi ne cesse d'approfondir son chantier de critique de l'économie
politique), n'a évidemment en soi rien d'original. Seulement il y a différentes manières
d'entendre cette « différence ». Et la tradition marxiste lui en a donné au moins deux
principales, de significations opposées. (a) La première consiste à dire que cette différence est
pour l'essentielle de contenu, ou de champ d'investigation, à l'intérieur d'une continuité
globale de la pensée marxienne. Si Marx ne s'occupe plus guère de philosophie à partir des
années 1850 (plus exactement après L'Idéologie Allemande et les Thèses sur Feuerbach en
1845 (ni l'une ni les autres, rappelons-le, n'étant publiées) et Misère de la philosophie en
1847-1848), c'est tout simplement parce qu'il disposerait de la philosophie qui convient au
programme de la critique de l'économie politique dans lequel il s'engage alors, et qui convient
avec la tâche politique de la lutte communiste pour l'émancipation universelle sous la
direction des luttes du prolétariat ouvrier. La philosophie forgée par Marx au fil de son débat
avec l'idéalisme et la philosophie du droit de Hegel d'une part, avec l'anthropologie de
Feuerbach et sa critique de l'aliénation religieuse d'autre part, serait « la philosophie de
Marx » qui sous-tendrait l'édifice épistémologique et critique du Capital trente ans plus tard.
(b) L'autre interprétation majeure est orientée dans le sens inverse. Elle a pu s'appuyer sur des
formules des Thèses sur Feuerbach, et surtout sur les énoncés peut-être les plus
« positivistes » de Marx que l'on trouve dans L'idéologie allemande. Schématiquement, elle
consiste à soutenir que le « Marx de la maturité », précisément parce qu'il parvient à la
position d'une science, congédie purement et simplement toute philosophie, et relègue « la
philosophie » en tant que telle au statut d'une simple idéologie, une « forme idéologique »
parmi d'autres, voire même (comme le suggère L'Idéologie allemande) comme la forme
idéologique par excellence.
Ouvrons ici une parenthèse pour mentionner encore (c) une troisième interprétation
majeure, qui a pu elle aussi s'appuyer sur des passages des Thèses sur Feuerbach, et en
particulier sur une interprétation possible de la fameuse XIe et dernière Thèse : « Les
philosophes ont seulement interprété le monde de diverses manières, ce qui compte, c'est de
la transformer ». Elle sera particulièrement importante dans la tradition des philosophies dites
de la « praxis » (Gramsci lui donnera une portée retentissante dans sa conception des
philosophies comme « conceptions du monde »). Elle consisterait à dire : le problème n'est
pas de savoir s'il y a une philosophie marxiste qui soutient le matérialisme historique, ou au
contraire si la science du matérialisme historique dissipe la philosophie comme un nuage
idéologique ; le problème est de savoir comment la philosophie devient agissante, ou
comment une philosophie devient « immanente » aux agents historiques, et par là,
pratiquement active, politiquement efficace. Nous verrons qu'Althusser se confronte
indirectement à cette interprétation, et c'est particulièrement sensible dans son rapport à la fois
de proximité et de distance radicale par rapport à Gramsci. Car il est clair qu'on ne voit pas ce
que vaudrait une pratique philosophique sans effets, sans lien avec la pratique, et sans effets
sur les pratiques politiques des masses. Mais alors le problème, pour Althusser, serait de
confondre la philosophie, mais avec l'idéologie elle-même – cet élément idéologique, pour
reprendre un énoncé fameux de Marx, « dans lequel les hommes prennent conscience de leur

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conflit, et le mènent jusqu'au bout »2. S'il est nécessaire de penser un devenir-idéologique de
la philosophie (condition de son efficacité matérielle et historique), comment maintenir
cependant sa différence, et après tout, pourquoi le faire ?
Enfin on pourrait dire que ces trois positions majeures sont trois manières d'entendre
un passage fameux de la Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l'économie
politique, passage constamment réinterrogé dans l'histoire du marxisme (à commencer par
Engels lui-même, qui l'a reprise en 1888 pour ouvrir l'Avant-Propos de son Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande), où Marx relate le début de sa
collaboration avec Engels, et évoque alors en ces termes l'enjeu que revêtait pour eux
L'Idéologie allemande :

« Friedrich Engels, avec qui, depuis la publication dans les Deutsch-Französische


Jahrbücher de sa géniale esquisse d'une contribution à la critique des catégories écono-
miques, j'entretenais par écrit un constant échange d'idées, était arrivé par une autre
voie (comparez sa Situation des classes laborieuses en Angleterre) au même résultat que
moi-même, et quand, au printemps de 1845, il vint lui aussi s'établir à Bruxelles, nous
résolûmes de travailler en commun à dégager l'antagonisme existant entre notre
manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande ; en fait, de
régler nos comptes avec notre conscience philosophique d'autrefois. Ce dessein fut
réalisé sous la forme d'une critique de la philosophie post-hégélienne. Le manuscrit,
deux forts volumes in-octavo, était depuis longtemps entre les mains de l'éditeur en
Westphalie lorsque nous apprîmes que des circonstances nouvelles n'en permettaient
plus l'impression. Nous abandonnâmes d'autant plus volontiers le manuscrit à la
critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en
nous-mêmes. Des travaux épars dans lesquels nous avons exposé au public à cette
époque nos vues sur diverses questions, je ne mentionnerai que le Manifeste du Parti
communiste, rédigé par Engels et moi en collaboration, et le Discours sur le libre-
échange publié par moi. Les points décisifs de notre manière de voir ont été pour la
première fois ébauchés scientifiquement, encore que sous forme polémique, dans mon
écrit, paru en 1847, et dirigé contre Proudhon : Misère de la philosophie, etc.
L'impression d'une dissertation sur le Travail salarié, écrite en allemand et rassemblant
les conférences que j'avais faites sur ce sujet à l'Association des ouvriers allemands de
Bruxelles, fut interrompue par la révolution de Février et par mon expulsion de
Belgique qui en résulta. »3

2
K. Marx, Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l'économie politique : « Le mode de production de
la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la
conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en
contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les
rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces
productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution
sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme
superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement
matériel – qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production
économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes
idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. »
3
K. Marx, Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l'économie politique. (je souligne).
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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Mais que faut-il entendre par ce « règlement de compte avec notre conscience
philosophique d'autrefois » ? S'agit-il, en liquidant cette conscience philosophique, d'en avoir
fini avec toute conscience philosophique ? S'agit-il de sortir de cette conscience philosophique
d'autrefois en en produisant une nouvelle, qui saurait ce qu'elle doit à l'ancienne (les
« comptes » étant faits), ou bien qui serait tout autre (ne devant plus rien à la première) ?
S'agit-il de repenser la philosophie autrement que sous les figures d'une « forme de la
conscience » ? Et que signifie alors « voir clair en nous-mêmes »... La formule est, à
l'évidence, hautement équivoque ou polysémique...
Je ferme cette parenthèse pour revenir à ma premier remarque, en m'en tenant aux
deux premières interprétations mentionnées plus haut. La thèse de la coupure épistémologique
se démarque aussi bien de l'une que de l'autre de ces deux premières lectures ; en fait, elle
court-circuite leur alternative même. Elle marque le refus de considérer la science du
matérialisme historique comme un simple prolongement d'une philosophie préalablement
constituée, comme si cette « science » était simplement l'« application » de cette philosophie à
un objet « empirique ». Elle marque aussi refus de considérer cette science comme faisant
disparaître toute tâche spécifiquement philosophique, ou de l'identifier purement et
simplement à une forme idéologique. (Althusser donne souvent une signification politique à
ce double refus, en lui faisant correspondre une critique du subjectivisme d'une part, du
positivisme d'autre part4).
Entre le « jeune Marx » et le « Marx de la maturité », le passage n'est pas celui d'une
philosophie hégéliano-feuerbachienne à une étude socio-économique des sociétés capitalistes
(que cette étude présuppose cette philosophie ou au contraire qu'elle la rende inutile). Il est le
passage d'une « problématique » à une tout autre problématique, et ce passage est changement
radical, c'est-à-dire discontinu. « Discontinu » ne veut évidemment pas dire que ce
changement s'effectue d'un coup, miraculeusement (cela pose au contraire le problème de la
temporalité de cette coupure dans le travail de Marx : c'est une coupure qui prend du temps,
mais qui, du coup, est impossible à fixer dans une périodisation simple et univoque de son
oeuvre). « Discontinu » veut dire essentiellement que l'on ne peut pas passer d'une
problématique à une autre par simple transformation, variation, inversion ou « renversement »
de la première. Et ce changement de problématique affecte simultanément (a) le type de
scientificité qu'invente Marx à partir des années 1850, (b) le type de philosophie qui émerge
corrélativement, et (c) la nature du rapport entre cette science et cette philosophie (que la
tradition marxiste à partir de Engels et Lénine, et jusqu'au stalinisme lui-même, consacrera
sous le fameux doublet : « matérialisme historique » comme science des formations sociales
et de leurs transformations historiques / « matérialisme dialectique » ou philosophie marxiste
– un double qu'Althusser n'aura de cesse de reprendre, et à la lettre, mais pour le faire jouer,
nous le verrons, d'une façon inédite, et d'une façon en grande partie retourner contre l'usage
officiel consacré par le marxisme soviétique).

4
Ainsi dans l'entretien réalisé avec l'intellectuelle communiste italienne Maria Antonietta Macciocchi (paru dans
L'Unita, le quotidien du Parti Communiste Italien en février 1968), « La philosophie comme arme de la
révolution » : « – Macciocchi : Tu distingues donc dans la théorie marxiste une science et une philosophie ? Tu
sais que cette distinction est aujourd'hui contestée. – Althusser : Je sais. Mais cette “contestation” est une vieille
histoire. On peut, d'une manière extrêmement schématique, dire que, dans l'histoire du mouvement marxiste, la
suppression de cette distinction exprime une déviation soit droitière, soit gauchiste. La déviation droitière
supprime la philosophie : il ne reste que la science (positivisme). La déviation gauchiste supprime la science : il
ne reste que la philosophie (subjectivisme) ».
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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B. Formes et concepts de la thèse : structure problématique, coupure

Engageons notre seconde série de remarques, pour expliciter à présent les sources et
les implications les plus immédiates des concepts mobilisés par la thèse althussérienne, à
commencer par ces notions de « coupure épistémologique » et de « structure problématique ».
C'est ici qu'il faut tenir compte de l'apport de la tradition épistémologique française, et de la
façon dont Althusser va se l'approprier et forger un concept singulier de coupure. Sur ce point,
je m'appuierai abondamment sur les analyses qu'en a données Étienne Balibar dans un article
déterminant sur cette question, intitulé « L'objet d'Althusser », tiré d'une conférence
prononcée en 1991 à l'occasion du premier colloque consacré à Althusser peu après sa mort.
a/ Balibar remarque d'abord que l'idée de coupure épistémologique (à défaut de
l'expression elle-même) n'est pas nouvelle dans l'histoire de la philosophie. Indépendamment
de la source spinoziste que revendiquera Althusser, il suffit de songer à la définition kantienne
de la philosophie criticiste comme « révolution copernicienne » : pour sa « rupture “de
méthode” avec l'empirisme », pour l'idée corrélative que « la spécificité d'une pratique de
connaissance résulte de ses questions (ou de sa “problématique”) », enfin et surtout « pour
l'étroite association du problème de l'objet et de l'objectivité d'une science avec celui du
domaine de validité de ses concepts »5. Retenons au moins cet élément, qui sera en effet
fondamental pour Althusser : il n'est pas question de forger une théorie de « la science » en
général, qui est une abstraction mal fondée6. Il y a des sciences, qui sont déterminées par leur
régime de scientificité spécifique, c'est-à-dire par des logiques conceptuelles « régionales »,
qui dépendent elles-mêmes des problèmes auxquels ces concepts répondent, et dont dépend en
retour le type d'« objet » ou d'objectivité produit théoriquement par telle logique conceptuelle.
D'où l'élément essentiel de discontinuité : un concept (qu'il s'agisse d'un concept scientifique
ou d'un concept philosophique) peut paraître superficiellement le même chez deux
scientifiques ou chez deux philosophes ; mais si le concept répond chez l'un et l'autre à des
problèmes différents, c'est-à-dire s'il intervient dans une structure conceptuelle différente, ce
n'est littéralement pas le « même » concept. Ce peut être le même mot, mais c'est alors un
homonyme, un mot équivoque, et le lieu d'un quiproquo irréductible. Il en sera justement ainsi
pour Althusser, nous le verrons, du concept, nodal s'il en est, de « dialectique ».
b/ Mais l'idée de rupture épistémologique vient plus directement d'une conception de
l'histoire des sciences, qui s'écarte du concept an-historique de Raison chez Kant, qui s'amorce
à bien des égards avec Auguste Comte, et qui est surtout au coeur de l'oeuvre de Gaston
Bachelard et, et sous une forme sensiblement différente, de Alexandre Koyré 7. Nous avons
affaire à une tradition épistémologique qui associe étroitement l'idée d'une discontinuité à
celle d'une irréversibilité dans l'histoire des mutations des systèmes scientifiques. C'est une
5
E. Balibar, « L'objet d'Althusser », dans S. Lazarus (dir.), Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis
Althusser, P.U.F., Paris, 1993, p. 84.
6
Ou plutôt qu'une abstraction simplement « mal fondée », on pourrait examiner ici la façon dont Althusser
analyse en 1967 (dans « Du côté de la philosophie (Cinquième Cours de philosophie pour scientifiques) ») la
production de cette « abstraction » par la philosophie, lorsque celle-ci se confronte à une nouvelle science dont
elle doit reconnaître la révolution qu'elle opère dans l'ordre de pratiques de connaissance, et en même temps dont
elle cherche à s'approprier l'autorité épistémique de cette science, en la prenant pour modèle et s'ériger elle-
même comme « science des sciences »... (EPP II, p. 272-276). Nous reviendrons plus en détail sur cette
opération lorsque nous examinerons la question des « conjonctures théorico-politiques » chez Althusser.
7
Sur cette double référence de la « coupure épistémologique » althussérienne à Bachelard et à Koyré, leur
convergence mais aussi leurs différences d'inflexion, voir Balibar, « L'objet d'Althusser », op. cit., p. 85 n. 11 et
p. 101-102 n. 29.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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conception est à la fois anti-empiriste et anti-génétique de l'histoire des sciences, dans la


mesure où elle porte toute son attention sur les effets de « seuil » et d'émergence par lesquels
des nouvelles structures conceptuelles se mettent en place (des « rationalismes régionaux »
comme dira Bachelard, ou des « régimes de vérité » comme dira Foucault), structure qui
produisent rétroactivement (« récursivement » ou « dialectiquement ») une disqualification
des formes de rationalité et des structures conceptuelles antérieures comme « pré-
scientifiques » (voire comme de simple « idéologies scientifiques », suivant un concept forgé
par Althusser, et que l'on retrouvera par exemple dans un article important de Georges
Canguilhem en 1969). Et c'est bien en ce sens que Althusser comprendra invariablement
l'effet de coupure produit par Marx, au fil du labeur qui s'amorce dans L'Idéologie allemande
et se poursuivra de la Contribution à la critique de l'économie politique de 1857 et les
manuscrits des Grundrisse des années 1857-1858 jusqu'au Capital. C'est en forgeant une
science inédite, reposant sur une structure problématique sans véritable précédent, et appelant
une logique conceptuelle singulière, que l'oeuvre de Marx permet de poser rétroactivement
d'autres structures conceptuelles comme « idéologiques », et de qualifier en quoi elles sont
idéologiques, c'est-à-dire d'identifier en quoi consiste la dimension idéologique de ces
idéologies théoriques. (Nous verrons demain pourquoi cela va concerner essentiellement
(1) la philosophie de l'histoire de Hegel et la conception de la dialectique qui la sous-tend ;
(2) la philosophie de Feuerbach, son anthropologie ou son athéisme humaniste).
c/ Mais il faut mentionner auparavant une troisième source du concept althussérien de
coupure épistémologique entre science et idéologie – ce concept qui qualifie en 1965 l'objet
même de la philosophie marxiste dont Althusser est en train de chercher à redéfinir le statut et
les tâches. Il n'est pas facile de la rattacher à une provenance unique. On pourrait même y voir
le lieu d'une certaine hésitation d'Althusser entre deux langages, qu'il utilise alternativement
ou simultanément pour attacher à son concept de coupure épistémologique une idée tout à fait
essentielle à sa conception de la pratique scientifique. L'un de ces langages, c'est la distinction
spinoziste entre le « premier genre » et le « deuxième genre » de connaissance, c'est-à-dire,
entre une connaissance par l'imagination, indissociable des mécanismes affectifs et imitatifs
(ce que Spinoza appelait « l'imitation des affects »8) qui donnent sa consistance imaginaire à
un sujet ou à un moi, et une connaissance par démonstration, c'est-à-dire par la pratique
productive et impersonnelle d'une idée, idée qui n'est justement pas conçue comme une entité
mentale mais comme processus de production de pensée. L'autre langage, Althusser
l'emprunte à Freud (et très rapidement les élèves d'Althusser l'emprunteront aussi à Lacan).
Balibar suggère en ce sens :

« C'est du côté de Freud qu'il faut ici chercher les antécédents, en particulier dans la
célèbre thèse des “trois blessures narcissiques” infligées à l'homme par la connaissance
scientifique qui l'expulse successivement du “centre du monde” (la cosmologie
copernicienne), du “but de l'évolution” (la sélection naturelle darwinienne), enfin du
lieu d'origine de ses propres pensées (la psychanalyse). Quel rapport la coupure
althussérienne, élaborée à propos de la “révolution théorique de Marx”, mais flirtant
constamment avec la psychanalyse selon une analogie qui est d'abord négative ou
critique (la critique de l'économisme va pour lui de pair avec celle du psychologisme),
entretient-elle avec le schéma freudien de la désillusion du sujet dans et par la

8
Spinoza, Ethique, III.
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connaissance scientifique ? »9.

Mais l'on pourrait infléchir les choses un peu autrement, de façon à donner tout son
relief au couple illusion/désillusion, ou « croyance »/« blessure narcissique ». Dans l'idée
d'une coupure épistémologique par laquelle l'émergence d'une nouvelle problématique
scientifique « contre-pose » d'autres problématiques comme ses « autres » idéologiques, il y a
également une thèse implicite sur ce qu'est la pratique scientifique elle-même, qui n'est pas
seulement pratique de production de connaissance, mais qui est pratique de désubjectivation,
un processus d'ébranlement et de destitution de la position imaginaire d'un sujet du savoir, ou
(pour le dire d'un terme emprunté à Jacques Lacan) d'un « sujet-supposé-savoir »10. Vous
pouvez pressentir déjà, à travers cette analogie entre processus de la pratique scientifique et
processus de la cure psychanalytique, les virtualités politiques de la conception althussérienne
de la coupure épistémologique. Là où l'on a pu reprocher à Althusser, emboîtant le pas d'une
orthodoxie dogmatique, d'idéaliser une « science marxiste » qui serait finalement réservée à
une avant-garde intellectuelle, elle-même au service d'une direction politique, Althusser est en
train de mettre en place, dans ces années-là, un dispositif qui vise à soustraire la pratique
scientifique marxiste au contrôle politique du Parti, ou du moins, à empêcher que ce dernier
puisse se réfléchir dans une position idéologique qui en ferait le Sujet de cette science
marxiste. Comme l'a écrit récemment Jacques Rancière dans un entretien réalisé en France à
l'occasion du cinquantenaire de la parution de Pour Marx et de Lire le Capital : Althusser
« autonomisait la théorie de Marx et il la reprenait ainsi à ces appareils communistes qui
pensaient savoir seuls comment il fallait l’utiliser [...] ». Ce sera également un point nodal de
conjonction entre althussérisme et maoïsme – un maoïsme qui en France va être fortement
centré sur la question du savoir, sur la critique de la division entre travail manuel et travail
intellectuel non pas comme division non pas simplement technique ou socio-économique,
mais comme division et subordination politique, enfin sur la réappropriation des pratiques de
connaissance par « les masses »11. Nous aurons l'occasion de revenir ultérieurement sur ces
enjeux politiques.
d/ Je ferai une quatrième et dernière remarque, qui cette fois-ci concerne moins les
sources théoriques de la thèse de la coupure que la forme d'exposition qu'elles autorisent à sa
présentation althussérienne. En effet, n'hésitant pas à replacer l'intervention de Marx dans le
long cours de l'histoire des sciences, Althusser la place à maintes reprises dans une série
d'autres coupures épistémologiques, qui sont en même temps, suivant la métaphore qu'il
affectionne, autant de « découverte » de nouveaux « continents » ouverts au travail de la
connaissance : la découverte du « continent » des mathématiques théoriques dans la Grèce
des VIe-Ve siècles, celle du « continent » de la science physique avec la physique mécaniste
au XVIIe siècle, celle du « continent Histoire» avec le matérialisme historique lui-même (il
ajoutera parfois : la découverte du « continent Inconscient » par Freud), – chacune étant
incarnée par des noms propres, Thalès, Galilée, Marx ; – chacune étant aussi le déclencheur
d'une invention ou d'une ré-invention du langage philosophique, avec Platon, Descartes, Marx

9
E. Balibar, « L'objet d'Althusser », op. cit., p. 86.
10
C'est une idée que l'on trouve formulée avec force, par exemple, dans un ensemble de notes de 1966, fruit d'un
travail collectif des althussériens constitués alors en un « Groupe Spinoza », et publiées après la mort d'Althusser
sous le titre « Trois Notes sur la théorie du discours »
11
D'où l'importance du thème lancé par Mao de « l'étude », et le fameux mot d'ordre « Celui qui n'a pas fait
d'enquête n'a pas droit à la parole », qui répliquait « à la version scientiste et autoritaire du kautskysme-
léninisme : “importer la science dans le mouvement ouvrier” » (E. Balibar, « L'objet d'Althusser », p. 87, n. 14).
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(du moins en creux – mais c'est précisément là le problème...). À l'évidence cette présentation
ne va pas sans poser problème. Elle laisse en particulier en suspens la question de savoir si
l'oeuvre de Marx est simplement le lieu d'une coupure épistémologique parmi d'autres (un cas
particulier que l'on peut penser au moyen d'un concept générique de coupure
épistémologique), ou bien – en appliquant au concept de coupure épistémologique lui-même
la conception d'une histoire récurrente des sciences –, si la coupure effectuée par Marx oblige
à cerner le sens singulier, différentiel, que prend à partir de lui ce concept de coupure
épistémologique lui-même. La première hypothèse n'est pas tout à fait absente chez
Althusser : je reviendrai dans la dernière partie de ces séances sur les difficultés qu'Althusser
devra affronter en maintenant cette série ou cette similarité entre ces trois « coupures ». Mais
c'est la seconde hypothèse qu'il nous faudra d'abord suivre ici, la plus féconde pour cerner les
axes directeurs du travail d'Althusser et des althussériens jusqu'en 1967-1968. Et pour cela, il
faudra bien nous demander concrètement, enfin : (a) quel est le contenu de cette coupure ? ;
(b) où passe exactement cette coupure dans l'oeuvre de Marx ? ; (c) et enfin, quelles sont les
implications de cette coupure pour la tâche que Althusser et ses jeunes collaborateurs vont se
donner sur le terrain philosophique.
Mais c'est peut-être suffisant pour aujourd'hui. Je reprendrai à ce point demain. Le
programme sera donc le suivant :
- Je développerai ma troisième série de remarques, pour expliciter le contenu de cette
coupure épistémologique, qui définit, dans la première formulation althussérienne de cette
thèse, le contenu même de la philosophie marxiste, ce qui en établit la nécessité propre et en
circonscrit la tâche spécifique.
- Je commencerai ensuite à déplier une première série de difficultés soulevées par cette
définition de la philosophie marxiste induite par la thèse de la coupure, de façon à éclairer le
déplacement que Althusser va être amené à effectuer assez rapidement, dès 1967, en
proposant une seconde formulation de cette idée de coupure. Seconde formulation qui elle-
même replacera au centre de la question de la philosophie deux instances dont j'ai peu parlé
aujourd'hui, bien qu'il en était question implicitement partout : l'idéologie, et la politique.

Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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2ème session – 25 février 2015

C. Le contenu de la coupure épistémologique : les structures de la dialectique,


entre histoire des formations sociales et « analyse concrète de la situation concrète »

Nous nous sommes arrêtés hier au seuil de la troisième série de remarques que j'avais
annoncée, et qui devait aborder enfin le contenu de cette coupure épistémologique. Tout ce
que l'on a commencé à voir concernait jusqu'à présent 1°) les sources, 2°) la forme,
3°) certains enjeux du concept de coupure épistémologique que forge Althusser au milieu des
années 1960. Il faut aujourd'hui revenir à l'oeuvre de Marx, puisque c'est bien chez elle que
Althusser soutient qu'une coupure épistémologique est mise en oeuvre, et qu'il faut en dégager
le contenu exact.
Je vais prendre du temps pour développer ce point, quitte à décaler un peu le
programme que les intitulés des séances annonçaient initialement, car toute la suite de notre
trajectoire en dépend. En effet, de cette qualification du contenu de la coupure marxienne,
dépend pour Althusser, non pas tant la compréhension « enfin trouvée » (ultime, donc
« dogmatique ») d'un Texte de Marx fétichisé, mais une détermination de la fonction que peut
remplir une pratique philosophique dans ce champ du « marxisme », dans ses dimensions
indissociablement théoriques et politiques. Car cette fonction a toujours été très
problématique : non seulement en raison des dissensions permanentes sur l'interprétation de
ces textes de Marx auxquels on n'a jamais cessé de demander un langage pour poser des
problèmes – de compréhension de la société et de l'histoire, de lecture des rapports de forces
et de pouvoir, d'orientation tactique et stratégique au sein des luttes de classe dans lesquelles
ces rapports de forces « se subjectivent », – mais pour une raison plus profonde, en tout cas
pour une raison, chez Althusser, qui conditionne ces appropriations théoriques et pratiques
divergentes voire conflictuelles de la pensée de Marx : les rapports complexes et finalement
très instables entre ces trois types de pratiques théoriques que les productions scientifiques de
connaissance, les « idéologies théoriques », la philosophie ou les philosophies. Tout le
problème pour Althusser est de redéfinir ce qui distingue, mais aussi ce qui met en rapport ces
trois « instances » ou ces trois formes de pratique théorique, c'est-à-dire : l'impossibilité de
penser l'une d'elle sans les deux autres, mais aussi les impasses où conduit la tentation
d'annuler leur différence. C'est à ce problème que la théorie de la coupure, dès sa première
formulation, cherche à donner une articulation. Le fait que cette première articulation
apparaisse elle-même source de nouvelles difficultés sera évidemment le plus intéressant pour
comprendre pourquoi et comment Althusser lui-même va être amené à modifier sa conception
de la coupure, et à la déplacer, mais toujours en gardant son enjeu de fond : repenser les
rapports entre science, idéologie, et philosophie, rapports dont les implications politiques vont
prendre de plus en plus d'importance à partir des années 1967-1968. C'est le point vers lequel
nous allons nous acheminer dès aujourd'hui.
Programme donc de la séance :
- Préciser le contenu de la coupure épistémologique, dans ses enjeux
épistémologiques, politiques, et idéologiques
- Puis expliciter les difficultés que soulève cette première formulation althussérienne,
pour comprendre ses transformations ultérieures.

Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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1) La structure de la dialectique matérialiste : un « tout social complexe structuré à


dominante »

Repartons donc du contenu de la coupure épistémologique. Je résumais à la fin de la


séance hier : ce contenu, c'est une transformation des structures de la dialectique, qui seule
permet de comprendre la différence essentielle qui démarque la dialectique matérialiste de la
dialectique idéaliste hégélienne. « De la “dialectique hégélienne”, on passe par coupure (et
non par renversement, comme le voulait la tradition) à la “dialectique marxiste” 12 ». C'est ce
contraste que Althusser va accentuer terminologiquement en distinguant, de l'idée hégélienne
de totalité, une toute autre conception de la totalité qui apparaît chez Marx : celle d'un « tout
complexe structuré à dominante ». C'est ce concept qui commence à se mettre en place à
travers la description fameuse que l'on trouve dans la Préface de 1959 à Zur Kritik der
politischen Ökonomie (description qui est en grande partie une métaphore architecturale – il
faudra se demander pourquoi cette question aussi importante conserve, chez Marx, une
description partiellement métaphorique, celle-là même que Engels à son tour entérinera dans
son Anti-Dühring), cette description de la structure sociale comme formée par « l'ensemble
des rapports de production » (constituant die ökonomische Struktur der Gesellschaft, die reale
Basis), sur laquelle « s'élève un édifice juridique et politique » (ein juriditischer und
politischer Überbau), et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales
déterminées (gesellschaftliche Bewußtseinsformen)13 : ce que Althusser va appeler (il
emprunte le terme à Freud, mais pour en faire un nouveau concept qui occupera chez lui une
place centrale) la métaphore marxienne de la « topique ».
Schématiquement : la coupure entre les deux structures de la dialectique (idéaliste et
matérialiste) démarque : (1) d'un côté, une totalité historique « expressive », fondée sur un
principe simple qui se retrouverait identique à lui-même dans l’intégralité de ses
« manifestations » phénoménales contradictoires, et qui intégrerait ces contradictions comme
des moments à la fois dépassés et conservés, donc comme des contradictions internes à
l'auto-mouvement de ce principe ; (2) et de l'autre côté, non pas du tout une « inversion » de
cette conception de la totalité expressive (fût-ce en mettant à la place du « principe simple » la
matière plutôt que l'idée, une contradiction sociale fondamentale plutôt qu'une contradiction
spéculative, etc.), mais cette autre conception du tout social nommé un « tout complexe
structuré à dominante ». Précisons ses trois termes : complexe, structuré, à dominante :
- un tout complexe : cela veut dire un ensemble différencié en « instances » dont les
rapports sont des rapports d'hétérogénéité réelle irréductible (économique, politique et
juridique, idéologiques), instances qui sont donc irréductibles à une simplicité principielle, et
dont les contradictions chaque fois spécifiques ne sont pas intériorisables dans une unité
originaire ou finale ;
- un tout structuré : c’est-à-dire articulé en un ensemble de rapports entre ces instances
et au sein de chacune d’elle, chaque instance étant intérieurement marquée par la complexité
spécifique du tout qui en détermine et en fait varié, selon les formations sociales et selon les
conjonctures au sein d’une même formation sociale, le degré d’autonomie relative et le
12
E. Balibar, « L’objet d’Althusser », op. cit., p. 91.
13
« In der gesellschaftlichen Produktion ihres Lebens gehen die Menschen bestimmte notwendige von ihrem
Willen unabhängige Verhältnisse ein, Produktionsverhältnisse, die einer bestimmten Entwicklungsstufe ihrer
materiellen Produktivkräfte entsprechen. Die Gesamtheit dieser Produktionsverhältnisse bildet die ökonomische
Struktur der Gesellschaft, die reale Basis, worauf sich ein juristischer und politischer Überbau erhebt, und
welcher bestimmte gesellschaftliche Bewußtseinsformen entsprechen. »
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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coefficient d’efficacité propre ;


- un tout à dominante : c’est-à-dire marqué par des différences d’efficace entre ces
différentes instances, et entre les niveaux de contradictions qui les affectent inégalement (d’où
l’importance, dans Pour Marx, de la dialectisation maoïste du concept de contradiction lui-
même, différenciant contradiction principale et contradictions secondaires ou subordonnées,
et aspect principal et aspect secondaire d’une contradiction, et soulignant les déplacements de
ces inégalités).
De ce dispositif en un sens très abstrait, en tout cas formel, je vais relever
immédiatement les implications les plus directes – celles qui vont faire d'emblée la force de
frappe de la proposition althussérienne. Ce concept du tout complexe structuré à dominante
impose des contraintes rigoureuses à trois niveau : (1) théoriquement, (2) pratiquement, et
(3) sur le lien entre théorie et pratique :
(1) Théoriquement, ce concept rend impossible de réduire l'analyse d'une formation
sociale à une contradiction fondamentale (c'est-à-dire encore à un fondement). Cela signifie
d'abord qu'il est impossible de comprendre la fameuse « détermination en dernière instance »
par l'économie comme un « principe explicatif » ultime, dont on pourrait « déduire »,
« dériver », « engendrer » les autres structures du tout social (structures des rapports
juridiques, des rapports politiques, des rapports socio-idéologiques)14. Althusser va maintenir,
non sans tension, cet énoncé quasi-axiomatique du matérialisme historique qu'est « la
détermination en dernière instance » par la structure d'un « mode de production »15. Mais pour
nous en tenir ici au point minimal, cela signifie que cet énoncé cesse justement d'être un pur
axiome, et devient plutôt le nom d'un problème. (Althusser a cette formule frappante :
« L'heure de la dernière instance ne sonne jamais » : elle ne fournit pas la « norme » ou la
« mesure » absolue, à l'aune de laquelle devrait battre le temps de l'histoire).
Cela veut dire également, sur le plan de l'analyse historique, qu'il est tout aussi
impossible de « déduire » d'une contradiction fondamentale la temporalité historique et les
transformations auxquelles elle donne lieu. En d'autres termes, la contrainte conceptuelle de la
notion de « tout complexe structuré à dominante » bloque les grilles d'intelligibilité
évolutionniste, progressive et téléologique qui font découler les transformations historiques du
« développement » homogène d'une contradiction simple (suivant les formulations canoniques
de la tradition marxiste tirées de la Préface de 1859 : contradiction entre le « développement »
collectif de « forces productives » de plus en plus socialisées, et la reproduction de « rapports
de production » maintenus dans les limites de la propriété privée). Ce qui est ici mis en jeu,
c'est donc un nouveau concept de la causalité historique, comme causalité structurale, c'est-à-
dire comme causalité complexe qui inclut dans sa structure une nécessité de la contingence. Je
reviendrai sur ce point qui est essentiel pour comprendre le lien entre ce problème en un sens
très abstrait de temporalité historique, et le problème, pratiquement et politiquement très
14
Par exemple sous la forme d'une genèse spéculative : Althusser épingle en ce sens le « délire idéaliste » d’une
dialectique qui « produirait » son propre contenu, à l’instar d’un « Esprit du temps » dont l’auto-mouvement,
d’aliénation et de dépassement de l’aliénation, engendrerait les « sphères » de la société civile, des institutions
juridiques et politiques, de l’art, de la religion et de la science (ainsi par exemple « l’esprit romain » comme
moment de l’Idée, engendrant par son propre mouvement dialectique, par contradiction interne et dépassement
de ses contradictions, le droit romain, la religion et les mœurs romaines, la politique de l’Empire et de la
République etc.) : délire idéaliste que la dialectique matérialiste interrompt, en posant le fait que cette dialectique
s'opère toujours sous des présupposés matériels toujours déjà donnés qui ne sont pas « engendrés
dialectiquement » : les structures de production et de reproduction d'un « ensemble de rapports sociaux ».
15
En fait, N.B., de plusieurs modes de production : déjà structure de structures, « l'infrastructure » est elle-même
« complexe », « structurée », et « à dominante ».
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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concret, de l'analyse de conjoncture.


(2) Mais déjà sur ce plan de la pratique : de même que ce concept disqualifie les
représentations nécessitariste et évolutionniste d'un développement historique homogène et
linéaire, il disqualifie le réductionnisme politique qui réduirait toutes les contradictions et tous
les antagonismes d'une formation sociale à la seule contradiction du travail et du capital.
Premièrement, l'hétérogénéité des instances ou (suivant la métaphore de la topique) des
« lieux » du tout social, implique l'hétérogénéité des contradictions des rapports sociaux
correspondants, ce qui signifie la multiplicité réelle des lieux antagoniques potentiels ou
actuels : c'est un « anti-économisme » politique. Deuxièmement, l'inégalité d'« efficace » de
chaque instance, où les rapports de dominance et de subordination entre ces instances qui sont
chacune marquées d'un coefficient différentiel, ou d'un « degré inégal » d'incidence
historique, implique que ces antagonismes sont plus ou moins déterminants dans une situation
donnée, mais qu'aucun d'entre eux ne détient la clé absolue de la transformation sociale. Il n'y
a pas de clé absolu, tel un point d'Archimède, par même la contradiction capital/travail :
encore une fois, « l'heure de la dernière instance ne sonne jamais ». Troisièmement, les
variations historiques, d'une conjoncture à une autre, de ces degrés d'efficace, ou de ces
dominances et de ces subordinations, implique qu'un antagonisme secondaire dans une
conjoncture donnée peut devenir subitement tout à fait dominant et, partant, « décisif », – et
inversement. Il n'y a pas seulement une hétérogénéité (multiplicité réelle d'instances), une
inégalité (dominance ou inégalité d'efficace), mais aussi une variabilité de cette hétérogénéité
et de cette inégalité elle-même.
(3) Cela nous conduit directement au troisième impact immédiat de cette structure de
la dialectique matérialiste : cette structure d'un tout complexe à dominante touche au lien
même entre théorie et pratique. Finalement tout le travail mené à partir du début des années
1960 par Althusser est marqué par la tentative de prendre la mesure qu'impose
intellectuellement le renoncement à l’idée d’un sujet de l’histoire, et aux systèmes de
représentations qui lui sont attachées : (a) du point de vue d’une théorie de la connaissance, la
représentation d’un sujet capable d’appréhender le processus historique dans une
représentation totalisée ; (b) du point de vue d’une théorie de la pratique politique, la
possibilité pour un agent d’unifier sujet connaissant et sujet agissant, et donc de s’unifier lui-
même comme l’instance réfléchissant l’une dans l’autre, dans une transparence sans reste,
l’appropriation théorique et l’appropriation pratique du processus historique ; (c) du point de
vue d’une théorie de la temporalité historique elle-même, la garantie d’un acteur prédéterminé
à en incarner le sens, le principe de développement ou la fin (et c'est la déconstruction de ce
dispositif du Sujet, qui va le conduire immédiatement à ré-ouvrir un travail d'élaboration d’un
concept matérialiste de conjoncture, tout en éclairant a contrario l’instabilité qui marque cette
notion de conjoncture dans l’histoire théorique et idéologico-politique du marxisme, où elle a
toujours été à la fois absolument cruciale et passablement sous-élaborée. Cruciale pour une
connaissance des formations sociales, de leurs contradictions internes et de leurs vecteurs de
transformation ; cruciale pour une théorie de la pratique politique en tant qu'elle est prise et
partie prenante dans ces contradictions et ces transformations16, et qu'elle refuse d’abstraire la
pratique collective des conditions historiques qui la rendent possibles et en déterminent au
moins partiellement les modalités de réalisation : la notion de conjoncture concentre
finalement alors rien d’autre que le problème de l’articulation de la théorie et de la pratique.
16
Ce qui a imposé d’en chercher des différenciations internes, que ce soit en tentant de formaliser des séquences
ou des phases distinctes au sein d’une conjoncture révolutionnaire, ou encore en distinguant des conjonctures
révolutionnaires et des conjonctures où la révolution est seulement « à l’ordre du jour »
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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Elle vient désigner pour le marxisme le lieu par excellence où doit s’attester la positivité de sa
connaissance positive (dans ce que Lénine appelait « l’analyse concrète de la situation
concrète »), et simultanément le lieu de son épreuve pratique, moment de l’appropriation des
tendances historiques par un agent collectif capable d’en infléchir ou d’en précipiter le cours,
donc moment de subjectivation politique du procès historique.
Mais du même coup, on comprend en quel sens la représentation d’un processus
historique supposé prédéterminer et garantir les compositions subjectives des forces
collectives censées y intervenir, pouvait tendre simultanément à rendre secondaire
l’élaboration de ce concept de conjoncture, et à la limite, à le rendre superflu, comme un mot
creux apposé à ce qu’une philosophie de l’histoire était censée déjà nous garantir, déniant
ainsi d’un même geste, et les difficultés spécifiques que pose l’analyse de conjoncture, et le
problème même d’une politique marxiste. Le concept du tout complexe structuré à dominante
que forge Althusser pour rendre compte de la spécificité de la structure sur laquelle repose
chez Marx la dialectique matérialiste, cherche au contraire à « fonder » dans la complexité
structurale des formations historiques la nécessité de la contingence (la contingence à laquelle
est soumise la causalité historique), c'est-à-dire à fonder l'absence de fondement. Althusser
cherche à opérer ainsi un double geste : (a) il sape tout fondement à l’intervention politique,
c’est-à-dire toute garantie a priori de la justesse de son intervention dans un présent historique
déterminé ; (b) il réinterroge les conditions de validité des instruments théoriques dont se sert
la pratique politique pour analyser la conjoncture dans laquelle elle cherche à intervenir.

Je vais à présent expliciter un peu certaines de ces implications, en prolongeant leurs


lignes de répercussion sur trois plans :
(1) l'épistémologie d'une connaissance matérialiste des formations sociales et de leurs
transformations historiques (ce concept articule une certaine conception de la causalité
historique comme causalité structurale) ;
(2) la théorie de l'idéologie et un problème de lutte idéologique (ce concept arme une
critique radicale de l'humanisme théorique et de l'économisme : ce « double discours », ou ces
deux discours qui ne cessent de renvoyer l'un à l'autre, et qui vont former ensemble, pour
Althusser, la cible n° 1 de la lutte dans le champ des idéologies théoriques, précisément au
moment où Althusser voit que ces idéologies théoriques informent tout le discours des partis
communistes, dans les pays du « socialisme réel » comme dans les pays capitalistes) ;
(3) la théorie de la pratique politique (ce concept établit les conditions (et donc les
limites) de validité d'une série de notions utilisées par « l'analyse concrète de la situation
concrète » (suivant une expression de Lénine que reprend souvent Althusser) ; c'est-à-dire que
ce concept fonde la possibilité d'un concept matérialiste de conjoncture)17.
Je vais repartir du second point, puisque c'est sans doute celui qui a le plus
bruyamment attisé les débats au moment de l'intervention althussérienne.

2) Structure de la dialectique idéaliste et humanisme théorique

Le contraste entre dialectique idéaliste (reposant sur l'idée de « totalité expressive ») et


17
N.B. significativement, le concept nodal de surdétermination, que Althusser forge au cours des années 1960-
1965, est lui-même double orienté, vers l'épistémologie du matérialisme historique (1), et vers l'analyse politique
de conjoncture (3). Quant à l'humanisme théorique et à l'économisme (2), ils ont en propre d'exclure toute pensée
de la surdétermination. Ce concept est la cheville ouvrière de la structure de la dialectique matérialiste, dont elle
articule ces trois dimensions.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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dialectique matérialiste (présupposant un « tout complexe à dominante »), permet à Althusser


d'éclairer ce qui constitue à ses yeux la cible idéologique n°1 : ce qu'il appelle « l'humanisme
théorique », ou l'humanisme comme « idéologie théorique ». Il permet d'éclairer la structure
conceptuelle impliquée par cette idéologie théorique, qui n'est justement rien d'autre que la
dialectique idéaliste elle-même. L'argument de Althusser est schématiquement le suivant : on
a répété que la dialectique marxienne « inversait » la dialectique hégélienne, « la remettait sur
ses pieds », « renversait » la dialectique idéaliste en une dialectique matérialiste ; pourtant
celui qui effectue ce geste, ce n'est justement pas Marx... c'est Feuerbach ! Et donc c'est Marx
lorsqu'il est encore feuerbachien contre Hegel (en 1843-1844), puis lorsqu'il réintroduit des
problèmes hégéliens dans son anthropologie feuerbachienne (dans les Manuscrits de 1844, en
réarticulant le thème feuerbachien de l'aliénation au problème du travail, conçu à la fois
comme autoproduction de l'homme à travers la transformation de la nature, et comme
séparation de l'homme d'avec son être objectif à travers la division du travail). C'est
précisément chez Feuerbach (auquel Althusser consacre des cours et un travail éditorial dans
les années 1950-1960) et chez le Marx des Manuscrits de 44, que Althusser va dégager la
structure conceptuelle élémentaire de cet humanisme théorique, et montrer qu'elle est une
simple « inversion » de la dialectique idéaliste, c'est-à-dire qu'elle en conserve exactement la
structure. Mais c'est précisément toutes ces combinaisons, feuerbacho-marxiste, hégéliano-
marxiste, feuerbacho-hégélienne, hégéliano-feuerbacho-marxiste..., que Marx interrompt. La
fameuse « coupure épistémologique » dont parle Althusser, c'est d'abord celle qui rompt tout
compromis intellectuel possible entre la logique conceptuelle du matérialisme historique et
l'anthropologie feuerbachienne. C'est cette dissociation qui commence à s'opérer dans la VIe
Thèse sur Feuerbach, au sein du langage feuerbachien de « l'essence humaine », qu'elle fait
craquer littéralement de l'intérieur :

« Feuerbach résorbe l'essence religieuse en l'essence humaine. Mais l'essence humaine


n'est pas quelque chose d'abstrait qui réside dans l'individu unique. Dans sa réalité
effective, c'est l'ensemble des rapports sociaux [das Ensemble der gesellschaftlichen
Verhältnisse] ».

– Marx choisit bizarrement (comme l'on souligné plus récemment d'anciens collaborateurs
d'Althusser, comme Etienne Balibar et Pierre Macherey 18), non pas les termes qui lui étaient
disponibles dans le langage philosophique qui lui était familier – das Ganze, die Ganzheit, ou
die Totalität –, termes qui renverraient à « une totalité en soi, donc de droit, unifiée », mais le
terme français « das Ensemble », qui ne connote pas un tel principe d'unification, et qui
renverrait plutôt à « une multiplicité indéfiniment ouverte et en cours de recomposition », qui
résulte « de la combinaison et de l'interaction de “rapports sociaux” » qui ne peuvent alors
plus être pensés dans les catégories de « nature humaine », d'« essence » (religieuse ou
humaine peu importe), de « genre » ou d'« essence générique »19.
Mais cette coupure épistémologique, elle ne démarque pas seulement la logique
conceptuelle du matérialisme historique de l'anthropologie feuerbachienne ; elle démarque
simultanément cette logique conceptuelle de la dialectique hégélienne. Et c'est là la thèse forte
d'Althusser : c'est l'idée que Marx ne se contente pas de reprendre la dialectique hégélienne et
de la « remettre sur ses pieds », en la « renversant » (suivant une métaphore fameuse de
18
E. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993, p. 28 ; P. Macherey, 1845. Les “Thèses” sur
Feuerbach (traduction et commentaire), Paris, Amsterdam, p. 150-151.
19
Formules empruntées à Pierre Macherey, op. cit., p. 150.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
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Marx), ou encore (suivant une métaphore empiriste, elle aussi inlassablement reprise par la
tradition marxiste) en « extrayant le noyau rationnel » de la dialectique hégélienne de sa
« gangue idéaliste ». Il forge une tout autre dialectique, dont la structure même est
irréductible à la dialectique idéaliste ; mais ce faisant, il éclaire rétroactivement le fait que la
dialectique idéaliste chez Hegel, et l'humanisme théorique de Feuerbach, ont en réalité la
même structure. Une fois encore, j'emprunte à Étienne Balibar une formulation limpide de ce
mouvement :

« Comme l’avait indiqué Marx dans l’Idéologie allemande, il y a une identité de


structure entre dialectique idéaliste et philosophie humaniste de la conscience. L’une
ne fait au fond que généraliser spéculativement ce que l’autre incarne empiriquement.
D’où ce mouvement permanent d’aller et de retour qui fait toute l’histoire des
philosophies post-hégéliennes : de l’humanisme à l’essence positive de l’homme, à
l’anthropologie théorique, puis de celle-ci au sujet comme catégorie fondatrice, du
sujet à la question de l’origine, et de là enfin à la dialectique conçue comme le
mouvement même de l’origine, son auto-production ou son auto-manifestation. Et
retour. Ce que Marx interrompt, avec brutalité, par sa formulation : il n’y a certes pas
de philosophie sans présupposés, mais le présupposé “réel”, ce n’est ni l’Homme ni la
Conscience (ni le Sujet) (ni l’Origine), ce ne peuvent être que les conditions
matérielles, ou structurales, de production et de transformation de ces abstractions 20. »

Pour éclairer un peu ce nouage que Althusser opère ainsi entre la question de la
structure de la dialectique, celle des catégories de sujet et d’origine, celle de l’anthropologie et
de l’humanisme théorique, peut-être le plus simple de revenir, brièvement, sur la manière dont
fonctionne la structure de l'humanisme théorique chez Marx lui-même (c'est-à-dire dans les
Manuscrits de 44). C'est ce que Althusser va analyser tout particulièrement dans un texte de
1967 intitulé « La Querelle de l’humanisme » (où il approfondit des analyses qu'il avait
entamées dans le chapitre de Pour Marx intitulé « Marxisme et humanisme », et qui annonce
sur certain point un texte très important qui paraîtra en 1968 intitulé Lénine et la philosophie,
dont nous aurons à reparler plus tard).
Cette structure s’agence, selon Althusser, par la combinaison de deux éléments,
traduisant en fait un effet à double détente du hégélianisme dans la pensée marxienne : une
réaction anti-hégélienne (Feuerbach), elle-même aussitôt marquée, tel un effet d’après-coup,
par un retour de Hegel dans cette réaction même (Manuscrits de 1844). La « réaction »
humaniste figure d’abord dans la philosophie de Feuerbach comme une tentative pour
« résoudre » la contradiction d'une « idéologie allemande » déchirée entre, d'un côté,
l'aboutissement philosophique de la philosophie hégélienne (l’avènement de la liberté
pleinement effective dans la forme de l’Etat rationnel), et de l'autre, le fait réel de l’Etat
prussien (son despotisme irrationnel). La réaction humaniste commence déjà dans la façon de
concevoir cette contradiction à « résoudre » : comme l’effet d’une inversion mystificatrice
opérée par l’idéalisme, cet idéalisme qui s’exprime dans le monde sous la forme de la
religion, et qui s’exprime dans la philosophie sous la forme du spéculatif hégélien. Ce dernier
a fait du réel une réalisation de l’Idée qui s’aliène en lui ; il faut « renverser » les termes pour
comprendre que l’Idée n’est rien d’autre que l’Homme, essence humaine concrète ou
« sensible », et que la soit-disant réalisation de l’Idée n’est que le mode d’apparaître (et de

20
Ibid., p. 91-92.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
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dissimulation) de l’objectivation de cette essence humaine qui ne découvre son être que hors
d’elle-même, dans l’être d’un autre, prenant la forme d’un objet sacralisé, séparé et idéalisé,
et se rapportant à cet objet dans une relation de miroir qui est en même temps de mirage :
cette relation par laquelle l’Homme se voit sans reconnaître dans cet objet, « voit » et ne
« voit » pas que cet objet n’est rien d'autre que lui-même objectivé.
On a là la structure matricielle de tout humanisme théorique : a/ position d’une
essence ; b/ qualification de cette essence comme pure subjectivité originaire (dont les noms
peuvent être « l'homme réel », « l'individu concret », « l'être sensible » etc.) ; c/ rapport
d’aliénation de cette essence dans une existence étrangère, aliénation de cette subjectivité
objectivée comme être-autre ; d/ qualification de cette aliénation comme « rapport
spéculaire » tel que l’Homme ne reconnaît (ne « voit » et ne prend conscience de) ses propres
attributs essentiels que comme l'identité et les attributs d’un autre, à savoir son objet qu’il
idéalise en un Sujet absolu qui n’est pourtant que pure abstraction (qu’on l’appelle Idée, Dieu
ou Etat ne change rien) ; e/ enfin un déséquilibre théorique inévitable entre, d'un côté une
pseudo-épistémologie empiriste qui a pour seule instrument l'invocation verbale du
« concret », un psittacisme d'autant plus ostentatoire du « concret » que son contenu
conceptuel est vide, d'autre part une conception de la pratique tout entière contenue dans le
rapport de la conscience à elle-même, c'est-à-dire à l'objet dans lequel elle se reconnaît et se
méconnaît en s'y aliénant. C'est toute une vision morale de la pratique qui domine alors,
comme problème de conscience et de prise de conscience. À l'invocation verbale du
« concret », du « réel », du « sensible », répond l'invocation morale du « renversement » de la
philosophie hégélienne, c'est-à-dire du renversement de l'Idée dans le sensible, de l'abstrait
dans le concret, de Dieu dans l'Homme, cet Homme qui est en réalité le vrai « sujet », c'est-à-
dire le vrai Dieu devenu « concret », « sensible », empirique... Ce qu’on appelle ici
« renverser » Hegel, c'est de ce point de vue un renversement spéculaire d'un rapport
spéculaire, un renversement de la conscience sur elle-même, une « prise de conscience » qui
se dit adéquatement dans un lexique religieux : une conversion21. Et toute la dialectique
hégélienne ainsi humanisée, anthropologisée, est bien une dialectique de la conscience :

« Ce n’est pas sur les barricades que se joue le sort de l’humanité, ni à plus forte
raison de la classe ouvrière, mais dans la réforme de la conscience, dans la
reconnaissance que la religion de Dieu n’est, de toute éternité, que la religion de
l’Homme qui s’ignore. L’Humanisme théorique montrait ainsi, dans la pratique, ce
qu’il avait “dans la tête” : une idéologie petite-bourgeoise mécontente du despotisme
prussien et de l’imposture de la religion établie, mais effrayée par la Révolution que
ses concepts moraux avaient d’avance désarmée. »22

Il faut enfin, pour conclure ce point et éviter des quiproquos, ajouter quelques
précisions ou précautions :
a/ Si Althusser prend comme matrice de l'humanisme théorique l'anthropologie de
Feuerbach, ou celle dont Marx hérite encore dans les Manuscrits 44, c'est pour y dégager une
structure conceptuelle que l'on peut voir à l'oeuvre dans toutes sortes de contexte, jusque chez
des théoriciens et/ou dirigeants marxistes qui ne se réclament pas du tout de Feuerbach, et qui
appartiennent à une toute autre conjoncture que la Prusse des années 1840 23.
21
L. Althusser, « La querelle de l’humanisme » (1967), dans Ecrits philosophiques et politiques II, p. 476.
22
Ibid.
23
Cet humanisme, en tant qu’idéologie, est multiple : il prit des formes diverses selon les conjonctures qui le
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
24

b/ Cela appelle une seconde précaution : si Althusser critique « l'humanisme


théorique », c'est-à-dire l'humanisme comme « idéologie théorique », il ne disqualifie pas
purement et simplement tout humanisme en tant qu'idéologie pratique. Car une idéologie ne
peut s'évaluer purement et simplement d'un point de vue épistémologique, a fortiori
lorsqu'elle vient donner un langage à des prises de position pratique. Le problème est alors
celui de sa justesse, dans une conjoncture donnée, et par rapport à d'autres positions
idéologiques données. Et de ce point de vue, Althusser souligne que l'humanisme a pu avoir
(donc pourrait avoir), sur ce terrain, une justesse politique. Dans Lire le Capital, il en donne
pour exemple les réactions à l’économisme et aux conceptions les plus mécanistes de la
Seconde Internationale, et met dans la bouche de Gramsci cette protestation : « Non, les
forces mécaniques ne l’emportent jamais dans l’histoire : ce sont les hommes, ce sont les
consciences et l’esprit qui façonnent l’apparence extérieure et finissent toujours par triompher
[…] [À] la loi naturelle, au cours fatal des choses des pseudo-savants on a substitué la volonté
tenace de l’homme »24. Il n'en demeure pas moins que cette simple observation ne peut suffire
à nous dispenser d'une analyse théorique de cette idéologie humaniste, au risque sinon de la
livrer à tous les retournements les plus opportunistes, et à désarmer intellectuellement la lutte
contre les formations idéologies dominantes.
c/ Et précisément – troisième précision nécessaire –, si l’humanisme doit faire l’objet
d’une critique théorique radicale, c'est justement en raison de son extrême plasticité, qui peut
le faire servir des positions politiques les plus diamétralement opposées, c'est-à-dire qui peut
mettre tout le monde d'accord en effaçant imaginairement toute ligne d'antagonisme. C'est
aussi, pour Althusser, ce qui donne à cette critique son urgence dans la conjoncture actuelle,
au moment où il voit cet humanisme justifier les alliances les plus complaisantes, dans des
compromis ruineux pour les positions de classe de la lutte communiste. (Sa fonction
d'obstacle épistémologique est indissociable de son instrumentalisation idéologico-politique
affaiblissant les positions de classe prolétariennes). Car après tout, qui serait contre la
désaliénation de l'Homme ? Quel économiste libéral ne veut pas le bien de l'Homme ? Quel
capitaliste ne veut pas que l'on reconnaisse l'Homme dans sa position absolue de Sujet,
puisque c'est précisément dans cette position de sujet qu'il interpelle tout individu (comme
sujet moral et responsable, comme sujet de droit respectueux de la loi, comme sujet de droit
propriétaire de soi-même, de sa force de travail ou de son capital, etc.) ? Enfin, quel idéaliste
ayant un peu de bon sens empiriste refuserait d'admettre que ce sont « les hommes qui font
l'histoire » ? Il aura plus de mal à accepter que ce sont les masses (et non l'Homme ou « les
hommes ») qui font l'histoire, et encore, que ce sont les luttes (de classes) qui font l'histoire.
Toutes ces formules (« X font l'histoire ») ne sont pas équivalentes, mais sont au contraire,
pour Althusser, divisées par des conflits politiques irréductibles.
d/ Quatrième et dernière remarque : l'humanisme théorique est le revers, pour
Althusser, d'une autre formation idéologique, dont il est inséparable, et avec lequel il ne cesse
d'osciller, l'économisme. On pourrait dire que si l'humanisme est cette idéologie qui
hypostasie un Sujet originaire (Essence générique, l'Homme, la Conscience), l'économisme et
une idéologie qui hypostasie un Objet originaire (les forces productives et leur
« développement » ; l'Économie et ses « lois »). C'est pourquoi Althusser critique à la fois la
mobilisèrent ; celui des Jeunes hégéliens des années 1840 n’est pas strictement le même que celui de Gramsci,
qui n’est le même que celui de Roger Garaudy… Reste que, pour autant qu’on a voulu convoquer Marx à sa
défense, c’est bien dans la conjoncture des années 1840 qu’il faut se reporter, où se scelle la structure de
l’humanisme théorique chez le « Jeune Marx » lui-même : la conjoncture de l’idéologie allemande.
24
A. Gramsci, cité dans L. Althusser, Lire le Capital, p. 312 n. 10.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
25

thèse d'un sujet constituant ou originaire, et l'interprétation classique de la « détermination en


dernière instance » par l'économie : c'est en fait la même structure, qui conduit à un
réductionnisme théorique qui désarme la pratique : d'un côté on tend à réduire le problème de
la subjectivation politique à un phénomène de conscience (fût-ce en lui accordant toute la
volonté qu'il faut pour rendre cette conscience agissante), de l'autre côté on tend à réduire le
problème de l'intervention politique à l'auto-mouvement d'une objectivité économique suivant
ses lois économiques autonomes, et rendant ainsi cette intervention inutile (ou bien réservée à
des techniciens experts de ces « lois objectives »).
Les combinaisons entre humanisme et économisme peuvent prendre des formes très
variables : 1°) par exemple, combinaison de volontarisme (les contraintes objectives ne sont
rien, tout est dans la volonté des hommes, dans leur prise de conscience et dans le devenir-
agissante de cette conscience) et de positivisme objectiviste (une raison paresseuse comptant
sur la « maturation » des « conditions objectives », c'est-à-dire donnant pour norme à
l'intervention politique la « situation objective », – ce qui revient, lorsqu'on est en position de
dominés, à soumettre son action politique à une norme dominante qui la rend impossible, ou à
différer indéfiniment le moment d'agir, puisque par définition les conditions d'intervention des
classes dominées ne sont jamais « mûres », c'est-à-dire ne seront jamais « données » de façon
normative) ; 2°) par exemple encore, combinaison de moralisme (tout est un problème de
conscience, et de « prise de conscience ») et de technocratisme (tout est un problème
d'expertise par des spécialistes d'un fonctionnement économique supposé soumis à des lois
économiques aussi intangibles que des lois naturelles), etc. Ces positions inverses ne cessent
de passer l'une dans l'autre, et de s'appeler l'une l'autre dans leur antinomie même, puisque
chacune accorde à l'autre l'essentiel : l'objectivisme positiviste accorde au volontarisme
subjectiviste sa définition du sujet et de la conscience, pour lui objecter son ignorance des
« conditions objectives » et lui reprocher son aventurisme ; le subjectivisme accorde à
l'objectivisme sa définition de « l'objectivité sociale », pour lui objecter son ignorance de
l'énergie de la volonté des hommes et lui reprocher sa passivité, etc. Dans ce tourniquet sans
fin, c'est la problème central du marxisme qui disparaît : celui de sa politique.

3) Pour un concept matérialiste de conjoncture : dialectique matérialiste et notions


de l'analyse concrète de la « situation concrète »

Mais justement, comment l'explicitation althussérienne de cette structure de la


dialectique matérialiste, se répercute-t-elle sur le plan de la politique ?
Il est clair que dans ce dispositif complexe, il s’agit pour Althusser de faire pièce à
toute interprétation économiste de la « détermination en dernière instance » par les
contradictions de l’infrastructure, et de rompre avec ces interminables mouvements d’aller-
retour entre les interprétations mécanistes des transformations historiques par le
développement providentiel des forces productives, et, en réaction contre elles, les
interprétations volontaristes de la causalité historique invoquant une praxis constituante,
idéalisant sous une nouvelle forme un principe originaire, Essence ou Sujet, s’« exprimant »
dans les autres instances des rapports sociaux25. En posant au contraire la soumission de la
« détermination en dernière instance » aux conditions de complexité de la structure du tout qui
en « surdéterminent » et le degré d’autonomie relative par rapport aux autres instances

25
Balibar, « L’objet d’Althusser », op. cit., p. 91-92.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
26

(impliquant par exemple que l’instance dite « économique » puisse être impossible à isoler
comme telle dans certaines formations sociales, ou, ce qui revient au même, que les rapports
de production puissent être intérieurement constitués par des rapports non économiques 26), et
le degré d’efficacité inégale de cette dernière instance, donc possiblement subordonnée à
d’autres contradictions non-économiques, il s’agit pour Althusser de fonder dans cette
inégalité d’efficace, et dans les déplacements des contradictions hétérogènes, la contingence
de leur « fusion » (pour reprendre la métaphore de Pour Marx) ou de leur « rencontre » (pour
reprendre celle de Machiavel et nous). En d’autres termes : fonder dans la complexité
structurale des formations historiques la nécessité de cette contingence. C'est en ce sens que
j'annonçais précédemment que, en « fondant » ainsi la nécessité structurale de la contingence
à laquelle est soumise la causalité historique, Althusser sape tout « fondement » à
l’intervention politique dans une « philosophie de l'histoire », c’est-à-dire toute garantie a
priori de la justesse de son intervention dans un présent historique déterminé, et ré-ouvre du
même coup une interrogation sur les conditions de validité des instruments théoriques dont se
sert la pratique politique pour analyser la conjoncture dans laquelle elle cherche à intervenir.
C'est le dernier point que je veux examiner aujourd'hui.
C’est en 1965, dans le chapitre « L’objet du ”Capital” », que Althusser précise les
implications de ce geste, à l’occasion d’une discussion de l’historicisme gramscien dont il
veut montrer qu’il reste tributaire d’une représentation de la temporalité historique soumise à
la structure idéaliste de la dialectique. Suivant une telle représentation, la temporalité
historique serait la « réflexion, dans la continuité du temps, de l’essence intérieure de la
totalité historique incarnant un moment du développement du concept »27 (que ce concept soit
conçu de manière spéculative comme « Idée », anthropologique comme « forces génériques
de l’homme », empirico-spéculative comme « praxis », ou même économiste comme « forces
productives »). Partant, cette temporalité serait nécessairement continue et homogène –
puisque manifestant « la continuité dialectique du processus de développement » de ce
concept. Elle serait, surtout, toujours contemporaine d’elle-même en chacun de ses
« moments », puisqu'elle fait de chaque présent « l’expression » de l’identité à soi du principe
dans son existence historique, ou encore, l’expression empirique du fait que la totalité sociale
serait toujours synchrone, contemporaine d’elle-même puisque tout entière présente en
l’intégralité de ses éléments, comme en chacun de ses moments : « telle détermination
matérielle ou économique, telle institution politique, telle forme religieuse, artistique ou
philosophique, n’est jamais que la présence du concept à soi-même dans un moment
historique déterminé. C’est en ce sens que la co-présence des éléments les uns aux autres, et la
présence de chaque élément au tout sont fondées dans une présence préalable en droit : la
présence totale du concept dans toutes les déterminations de son existence ». Mais c’est
précisément ici, remarque Althusser, ce qui fait l’impossibilité de construire un concept
politiquement opératoire de la conjoncture.
Un tel concept impose au contraire d’inscrire le concept de temporalité historique dans
les conditions de complexité (i.e. d’hétérogénéité et d’inégalité internes) du tout social 28. Il
impose donc de penser une temporalité historique elle-même multiple, différentielle, marquée
par des inégalités internes et par des déplacements de ces inégalités. D'un même geste, cela
destitue la catégorie de présent historique comme « coupe d’essence » (« coupure du présent
26
Voir Emmanuel Terray, Le Marxisme devenant les sociétés « primitives », Paris, Maspero, 1969.
27
L. Althusser, « L'objet du “Capital” », in L. Althusser et coll., Lire le Capital, (1965), rééd. Presses
Universitaires de France, 1995, p. 270.
28
Cf. ibid., p. 295-296.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
27

telle que tous les éléments du tout révélés par cette coupe soient entre eux dans un rapport
immédiat, qui exprime immédiatement leur essence interne »29), et rend déterminables les
revirements internes d'une conjoncture, c'est-à-dire les déplacements des « lieux » de
l'intervention révolutionnaire (révolution politique, économique, culturelle...), les variations
de ses rythmes et de ses urgences, les répartitions mobiles des objectifs primaires et
secondaires...30.
L’enjeu ici n’est pas seulement l’élaboration d’une théorie générale de la temporalité
historique adéquate aux présupposés du matérialisme historique. Le problème est au contraire
d’établir les conditions de validité de toute une série de notions qu’Althusser estime
irremplaçables pour l’analyse concrète des conjonctures, bien que ces notions soient sans
doute irréductiblement ancrés dans une métaphorique qui continue de véhiculer l’idée d’un
temps de base ou d’une temporalité unique et unifiante. Ainsi des notions d’« inégalité de
développement », d’« avance » et de « retard », de « survivance » et d’« anachronisme », de
« régression sans répétition »31 etc.. Toutes notions (ces « quasi-concepts », dit Althusser)
connotent l’hétérogénéité à soi du présent, c'est-à-dire les inégalités internes (dominances /
subordinations) de la conjoncture comme « topique » :

« C’est dans l’unité spécifique de la structure complexe du tout, que nous devons
penser le concept de ces soi-disants retards, avances, survivances, inégalités de
développement, qui co-existent dans la structure du présent historique réel : le présent
de la conjoncture. Parler de types d’historicités différentielles n’a donc aucun sens en
référence à un temps de base, où pourraient être mesurés ces retards et ces avances.
Cela revient à dire, en revanche, que le sens dernier du langage métaphorique du
retard, de l’avance, etc., est à rechercher dans la structure du tout, dans le lieu propre à
tel ou tel élément, propre à tel niveau structurel dans la complexité du tout. Parler de
temporalité historique différentielle, c’est donc s’obliger absolument à situer le lieu, et
à penser, dans son articulation propre, la fonction, de tel élément ou de tel niveau dans
la configuration actuelle du tout ; c’est déterminer le rapport d’articulation de cet
élément en fonction des autres éléments, de cette structure en fonction des autres
structures, c’est s’obliger à définir ce qui a été appelé sa surdétermination, ou sa sous-
détermination, en fonction de la structure de la détermination du tout, c’est s’obliger à
définir ce qu’en un autre langage nous pourrions nommer l’indice de détermination,
l’indice d’efficace dont l’élément ou la structure en question sont actuellement affectés
dans la structure d’ensemble du tout. Par indice d’efficace, nous pouvons entendre le
caractère de détermination plus ou moins dominante ou subordonnée, donc toujours
plus ou moins “paradoxale”, d’un élément ou d’une structure donnée dans le
mécanisme actuel du tout. Et cela n’est rien d’autre que la théorie de la conjoncture
indispensable à la théorie de l’histoire. »32

On a ici une tentative pour donner un statut rigoureux à ce genre de notions mobilisées
par l'analyse de conjoncture : ce sont des notions par définition « impures », au niveau
desquelles la connaissance historique et les prises pour l’action au présent interfèrent, et qui
29
Ibid., p. 277.
30
Ce point sera central dans l'analyse althussérienne de la Révolution Culturelle Chinoise : voir L. Althusser,
« Sur la révolution culturelle », Cahiers marxistes-léninistes, novembre-décembre 1966, n° 14, p. 5-16.
31
Sur cette dernière notion, voir L. Althusser, « Sur la révolution culturelle », art. cit.
32
L. Althusser, Lire le Capital, op. cit., p. 293.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
28

fonctionnent donc à la fois comme concepts d’objet et comme indicateurs tactiques dans des
rapports de forces qui échappent toujours au moins partiellement à leur objectivation. C'est
également, et surtout, une tentative d'articuler le problème politique auquel ces quasi-concepts
font « allusion ». Plus Althusser s’attache à réduire la distance qui sépare l’analyse des
structures sociales (objet du matérialisme historique) et l’analyse de conjoncture (pièce
incontournable d’une politique marxiste qui ne déplacerait pas imaginairement ses difficultés
réelles sur le plan d’une philosophie de l’histoire), plus il se trouve face à l’exigence de
soutenir simultanément :
a) que le « sens de l’histoire » ne peut être appréhendé qu’au présent (ce qui revient à
dire qu'aucune écriture théorique ne peut le fixer par avance),
b) mais qu’en retour ce présent ne se donne que dans la complexité interne,
« asynchrone », d’une conjoncture, donc aussi dans l’équivocité de ce « sens »,
c) et que par conséquent se trouve exclue ipso facto toute possibilité de pouvoir
adopter un point de vue sur le tout – ou pour le dire inverse, que se trouve posée la nécessité
de parier sur un maillon décisif, sans aucune garantie théorique de la « conversion » des
tendances historiques en une pratique politique ajustée à ces tendances, et donc toute
possibilité de fusion de la théorie et de la pratique, comme toute unification de leur sujet
(masses, prolétariat, classes exploitées, multitude…) 33.

Voilà qui est suffisant je pense pour aujourd'hui. J'ai pris du retard sur le programme
initial, mais cela n'a pas d'importance. Vous disposez maintenant de tous les éléments pour
saisir les difficultés qui vont se poser à Althusser, dès le lendemain de la publication de Pour
Marx et de Lire Le Capital, et qui vont le conduire (1) à remanier profondément son
dispositif, (2) à changer le sens et la portée de son concept de « coupure », (3) et à
reproblématiser la place et le statut d'une « philosophie marxiste » – chez Marx, mais aussi et
surtout pour les militants, théoriciens ou non, qui se réclament du marxisme dans cette fin des
années 1960. C'est ce que nous allons approfondir dans les deux dernières séances.

33
D’où la nécessité où se trouve Althusser de redoubler, comme l’a bien souligné ici encore Balibar, le concept
de surdétermination d’une notion de sous-détermination, qui n’est pas simplement le complément ou le
symétrique du premier mais bien plutôt son point de butée, sa limite et son excès non dialectisable : si la notion
de surdétermination désigne la nécessité de la contingence des points de rupture ou de mutation des structures
sociohistoriques, celle de sous-détermination rapporte cette nécessité elle-même à sa foncière contingence, donc
à quelque chose comme une contingence de la contingence (ce qu’Althusser appellera tardivement
« l’aléatoire ») qui fait qu’il n’y a aucune garantie, pas même structurale, qu’il y ait de l’histoire, et qu’il y ait
une subjectivation et une politisation d’un « sujet » pour la faire. Au point qu’on peut se demander si l’on a
encore affaire ici à une « détermination » à proprement parler, si l’on a encore affaire à un élément inscriptible
dans le registre d’une causalité historique (structurelle et/ou conjoncturelle, structurale et/ou politique, objective
et/ou subjective), un élément capitalisable pour ainsi dire dans l’ordre d’une rationalité du processus historique,
d’un repérage de ses tendances contradictoires condensées dans le présent surdéterminé de la conjoncture, et
d’un ajustement des prises pratiques et politiques sur ces tendances ; ou bien s’il faut faire appel, comme l'a
proposé plus récemment Balibar, quelque chose comme une « hétéronomie de l’hétéronomie », en l’espèce d’une
« cause absente » machinant sur une « autre scène » la dialectique politico-historique de l’autonomie et de
l’hétéronomie du sujet de la politique. Voir É. Balibar, « Trois concepts de la politique : émancipation,
transformation, civilité », in La Crainte des masses, Galilée, Paris, 1997.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
29

3ème session – 25 février 2015

II. L'intériorisation de la coupure (1966-1969) : En quel sens « la philosophie de


Marx » est-elle en retard ? Luttes de classe dans la théorie et politisation de la
philosophie

Je vais consacrer les deux séances qui nous restent à signaler un certain nombre de
déplacements que Althusser est amené à infliger à sa première position. Ces déplacements
touchent directement la thèse de la coupure épistémologique. Or nous avons vu que cette
thèse articulait déjà des positions théoriques (concernant la science, l'idéologie, la
philosophie), des positions pratiques et politiques (la lutte contre « l'humanisme théorique »,
l'« économisme », le « technocratisme »), et des positions sur la théorie de la pratique
politique (la question de l'analyse de conjoncture et de ses conditions de complexité, l'écart
entre processus théorique et processus politique etc.). Ce sont tous ces éléments qui vont être
redistribués, en même temps que la thèse de la coupure épistémologique sera remaniée.
Pour aujourd'hui, voici le programme, en deux temps :
- Pour saisir la courbe générale de ce déplacement, le moyen le plus évident est de
partir de la façon dont Althusser a lui-même critiqué sa première position (celle développée
dans Pour Marx et dans Lire le Capital). C'est ce que Althusser va appeler son « auto-
critique », dont le contenu est le suivant : cette première position serait marquée par une
« déviation théoriciste », elle serait trop « théoriciste », et la raison de ce théoricisme serait
une minimisation du rapport interne de la philosophie avec la politique, c'est-à-dire (puisque
c'est dans cette grammaire politique que Althusser pense et écrit), le rapport interne de la
philosophie avec la lutte des classes. Je vais donc commencer par vous restituer les termes
généraux de cette auto-critique. Mais en même temps, je voudrais surtout pointer une ou deux
raisons pour lesquelles la façon dont Althusser formule son auto-critique tend à simplifier,
voire à déformer, ce qu'il avait fait entre 1960 et 1966.
- Sur cette base, je voudrais alors revenir sur certains textes qui séparent la parution de
Lire le Capital (en novembre 1965) et les textes de 1968-1972 qui vont radicaliser cette
nouvelle définition auto-critique de la philosophie, corrélative d'une nouvelle acception de la
philosophie et de son lien à la politique. Entre les deux, précisément, il y a toute une réflexion
collective d'Althusser avec ses collaborateurs qui se concentre dans l'automne 1967 et l'hiver
1967-1968 : ce sont des lettres, ce sont aussi des notes de travail assez développées, c'est enfin
un cours fait à plusieurs voix, le Cours de philosophie pour scientifiques, lancé par les
althussériens à l'ENS en 1967-1968 (dont une partie seulement sera publiée en 1974 sous le
titre Philosophie et philosophie spontanée des savants). C'est principalement sur certains de
ces textes que je m'appuierai aujourd'hui : ils ont été édités de manière posthume, en France,
dans le recueil Ecrits philosophiques et politiques (tome 2) : 1°) « Conjoncture philosophique
et recherche théorique marxiste » (juin 1966) ; 2°) « Du côté de la philosophie (cinquième
Cours de philosophie pour scientifiques » (1967) ; 3°) « Notes sur la philosophie » (1967-
1968).
Ces textes, qui sont assez peu commentés, sont pourtant fascinants, parce que l'on voit
comment Althusser cherche, de façon tâtonnante, à prendre la mesure des difficultés que
posent ses premières positions, et donc à prendre aussi la mesure des transformations qu'il va
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février 2015.
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devoir leur infliger, et des conséquences théoriques, philosophiques, idéologiques et


politiques de ces transformations.

A. Althusser et son auto-critique : « déviation théoriciste », et rectification –


« politiciste » ?

1) La déviation théoriciste

Voici, schématiquement, ce que Althusser commence à écrire à partir des années 1968-
1970 : dans mon premier travail, j'ai été « théoriciste », c'est un travail qui est marqué par une
« déviation théoriciste ». Que veut dire donc « théoriciste » ? Et pourquoi parler de
« déviation », plutôt que, par exemple, d'« erreur ».
Nous avons vu que la thèse d'une « coupure épistémologique » produite par la
révolution théorique de Marx dans le champ des sciences (la « Découverte du continent
Histoire », suivant la métaphore d'Althusser), c'était d'abord la thèse d'un effet de
discontinuité produit par cette « découverte » d'une nouvelle science (le matérialisme
historique), qui pose récursivement (rétroactivement) d'autres savoirs comme les « idéologies
théoriques » dont elle se démarque (des idéologies scientifiques, comme économie politique
classique ; des idéologies philosophiques, comme les philosophies de l'histoire et du progrès,
ou comme l'anthropologie humaniste). Et cet effet de coupure, il devait encore être lui-même
pensé, c'est-à-dire qu'il fallait en produire le concept ou la théorie. Et précisément la
philosophie marxiste, suivant cette première position, se définissait ainsi comme une
épistémologie générale et critique : une épistémologie, puisqu'il revenait à cette philosophie
de faire la théorie de la pratique théorique du matérialisme historique 34 ; une épistémologie
générale, puisqu'il lui appartenait de faire une Théorie de toutes les pratiques théoriques, pour
théoriser la spécificité des pratiques de production de connaissance scientifique, et pour
théoriser la spécificité de la pratique scientifique du matérialisme historique lui-même ; enfin
une épistémologie critique, puisqu'il lui revenait de produire le concept de la différence entre
cette pratique scientifique et les idéologies théoriques (scientifiques ou philosophiques) avec
lesquelles elle rompait. C'est en ce triple sens que la coupure épistémologique apparaissait à la
fois l'objet et le lieu de la philosophie marxiste35.
Mais finalement, dans tout ceci, on restait entièrement à l'intérieur de la théorie, et à
l'intérieur de débats théoriques entre des théories, comme si tout se jouait entre « la science »,
« les idéologies théoriques », « la philosophie ». Voilà le comble pour un philosophe
marxiste : a/ tout se jouait finalement dans une pure « bataille d'idées » (le « théoricisme »,
ici, confine à l'idéalisme) ; b/ le point crucial de cette bataille était le triomphe de la science
matérialiste contre les idéologies scientifiques qui parasitent son avénement (le

34
Une question qui se pose un moment à Althusser, sera de savoir si cette théorie de la théorie – la philosophie
comme « méta-théorie » du discours scientifique – peut remplir sa tâche sans devenir une épistémologie
générale, théorie de toutes les pratiques scientifiques, capable de déterminer ce qui différencie spécifiquement
chacune, la différence spécifique de chaque pratiques scientifiques « régionales ».
35
Une philosophie, donc, définie comme épistémologie du matérialisme historique, et comme théorie des
pratiques théoriques, de leurs différences et de leurs rapports (ce qui signifie aussi que la philosophie marxiste
doit pouvoir produire une théorie de l'idéologie – ce qui a toujours été un point particulièrement difficile dans le
marxisme
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février 2015.
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« théoricisme » se rapproche ici du positivisme, au sens dépréciatif du terme) ; c/ et entre les


deux, quelque chose avait purement et simplement disparu (et quelque chose qui n'est pas rien
quand on se dit marxiste !) : les conflits sociaux, les luttes contre l'exploitation, les inégalité et
la domination, bref la lutte des classes, c'est-à-dire la politique elle-même. Althusser va
formuler ainsi son auto-critique en disant : j'ai « oublié la politique », j'ai « oublié la lutte des
classes »... Et il va redéfinir d'une façon nouvelle, simultanément, [a] la fonction d'une
philosophie marxiste, et [b] notion de coupure :
[a] La philosophie ne plus pas être seulement une épistémologie : si la philosophie a
un rapport constitutif avec les savoirs (les discours théoriques en général, scientifiques et
idéologiques), elle ne peut pas se réduire uniquement à un « méta-discours » sur ce qui
différencie une science d'avec ses « autres » idéologiques. Il faut repenser au contraire le lien
de la pratique philosophique avec un champ politique dont elle ne peut pas être séparée ; – et
Althusser ira jusqu'à dire : ce lien avec la politique est constitutif de la philosophie en tant que
telle. La thèse que Althusser va alors approfondir, à travers toute une série de textes à partir de
1968 (retenons au moins : en 1968 : Lénine et la philosophie, et la Réponse à John Lewis ; en
1972 : Éléments d'auto-critique ; 1976 : La Soutenance d'Amiens) est que la philosophie n'a
pas « simplement » la tâche de penser la coupure science/idéologie produite la « révolution
théorique » du matérialisme historique (donc de produire le concept ou la théorie de cette
coupure), mais elle est ce discours théorique spécial qui « représente l'instance de la politique
dans la théorie » et dans les pratiques du savoir. Ce que condense la formule d'Althusser : la
philosophie instancie la lutte des classes dans les champs théoriques.
[b] Que la philosophie « représente l'instance de la lutte des classes dans la théorie »,
ne signifie cependant, ni que la philosophie subordonne les sciences à la politique (en faisant
de la théorie scientifique un simple « instrument » de la politique (pragmatisme)), ni qu'elle
subordonne la politique à la science (en imaginant une politique « dirigée » par « la science »
(positivisme technocratique)). Cela veut dire au contraire que la philosophie constitue elle-
même une politique intérieure aux pratiques théoriques, aux discours du savoir, aux discours
prétendant au savoir, précisément parce que ces discours n'échappent pas au « primat de la
pratique sur la théorie », c'est-à-dire qu'aucune pratique théorique n'est « à l'abri » des
rapports de force et de domination du champ social. C'est ce qui conduit Althusser à remanier
sont concept de « coupure ». Il ne supprime pas ce concept, qui reste au contraire central ; en
revanche sa définition va être notablement complexifiée.
Cette nouvelle définition en maintient un élément essentiel, à savoir : la thèse que le
matérialisme historique « coupe » irréversiblement avec tout un ensemble d'idéologies
théoriques, et que cette révolution dans l'ordre du savoir est déterminante pour les luttes
émancipatrices, parce que les dominés ont impérativement besoin de connaissance pour
pouvoir mener leurs luttes, ce qui veut dire qu'ils ont impérativement besoin de mener leurs
luttes à l'intérieur même du champ de la connaissance 36. 1°) Mais déjà une première
complexification apparaît : car la réaffirmation althussérienne du « primat de la pratique sur la
théorie » (c'est-à-dire, en dernière instance, le primat des luttes sociales politiques sur les
formes du savoir) va nécessiter de prendre en compte, non seulement les « idéologies
théoriques » (les « idéologies scientifiques » que critique le matérialisme historique), mais des
« idéologies pratiques » (ou la dimension sociale ou pratiques des idéologies), que la seule
36
La thèse de la coupure conserve en ce sens son enjeu de fond : l'idée qu'il n'y a pas de philosophie marxiste
sans une « référence » à une position de connaissance et à une pratique de la connaissance, une forme
d'intellectualité spécifique : les classes dominées ont impérativement besoin de connaissances, et de
connaissances nouant un régime de scientificité et d'intellectualité à leur position de dominés.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
32

coupure épistémologique ne suffit pas à combattre (sauf à donner un pouvoir exorbitant à la


science, ce que Althusser veut justement « rectifier »). 2°) Deuxième complexification : la
coupure épistémologique (qui ne peut être assignée que du point de vue de la science du
matérialisme historique) ne peut plus caractériser directement la tâche de la philosophie : elle
ne peut plus définir, à elle seule, le lieu et l'objet de la philosophie. En effet, si la philosophie
a affaire à la fois avec cette révolution scientifique et avec les luttes sociales et politiques 37,
cela signifie que la philosophie ne peut pas se définir uniquement par un point de vue interne
à l'histoire de sciences : elle n'est pas l'effet uniquement d'une coupure épistémologique (j'y
reviendrai plus tard : cela appellera un concept très intéressant de « conjoncture théorico-
politique ») ; et elle ne produit pas elle-même de coupure comme le fait une science (cela
signifie que la philosophie ne produit pas elle-même de connaissances, et n'a pas à y
prétendre : ce n'est pas son affaire).
Que fait donc la philosophie, si ce qu'elle fait a une signification fondamentalement
« politique » ? Elle effectue, dira Althusser, un autre type de coupure, qu'il va formuler par
une métaphore : la métaphore de la « ligne de démarcation » entre des positions théorico-
idéologiques (donc, virtuellement, des positions de classes) à l'intérieur de son propre
champ38. Ce qu'elle effectue, c'est re-tracer en permanence des « lignes de démarcation »,
c'est-à-dire démarquer en permanence des positions antagoniques, des « prises de parti », des
« camps », et ce à l'intérieur des champs théoriques, et d'abord et continuellement à l'intérieur
de son propre champ – un champ philosophique que Althusser caractérise (en reprenant une
métaphore kantienne) comme un kampfplatz39.
J'ajoute très rapidement deux compléments, qui se préciseront dans notre dernière
séance après-demain :
- Premièrement, si la philosophie n'est rien d'autre que l'acte de re-tracer des
démarcations, cela signifie qu'elle n'a aucun contenu propre, c'est-à-dire que la philosophie
n'a pas d'objet (au contraire des sciences, qui ont toujours un objet). Elle se joue tout entière
dans cette « performativité » schismatique, diviseuse, clivante : elle est cet acte de re-diviser
en permanence son propre champ (directement) et les autres champs théoriques
(indirectement, en vertu des positions philosophiques qui sont toujours impliquées, dans les
sciences comme dans les idéologies théoriques en générales). Mais alors cela signifie aussi
que la philosophie est elle-même constamment divisée par les divisions qu'elle opère. Prise et
partie prenante dans cette activité de division, cette division s'intériorise dans un champ
philosophique qui est lui-même constitutivement clivé ; – et vous voyez ici comment
Althusser va pouvoir réinvestir ici le grand leitmotiv fixé par Engels, du conflit entre
« matérialisme » et « idéalisme » comme lutte de tendances qui traversent toute l'histoire de la

37
Et Althusser va affirmer de plus en plus le « primat » des secondes sur la première, – qui est bien sûr une
variante de l'axiome matérialiste de base, affirmant le « primat de la pratique sur la théorie ».
38
Sur le fait que la notion de coupure épistémologique cesse d'être qualifiée par Althusser de « concept », et
devient une « métaphore », voir Balibar, « L'objet d'Althusser », p. 100-101, en référence à Lénine et la
philosophie.
39
Cela conduit à l'idée que la philosophie n'a pas d'objet (« au sens où une science a un objet », répète
Althusser), pas même la « coupure épistémologique » : elle est un acte, une activité (on serait tenté de dire, dans
le langage usuel à présent dans la philosophie contemporaine, elle est « performative ») : la philosophie en tant
qu'opération ou « intervention », donc, qui ne se spécifie plus en fonction de son objet propre (sur le modèle
d'une science – toute science se spécifie par son objet) mais en fonction de la nature et de l'efficacité propre à son
intervention. Quand philosopher c'est faire... c'est intervenir politiquement dans un certain champ – à savoir un
champ théorique –, avec les moyens propres à ce champ – des concepts.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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philosophie (qui traversent également chaque philosophie, chaque philosophe 40), mais pour
donner à ce leitmotiv de l'orthodoxie marxiste des significations et des enjeux tout à fait
inédits. (On y reviendra après-demain).
- Enfin, vous comprenez alors pourquoi Althusser parle de « tendance théoriciste »
comme « déviation », et non pas comme « erreur ». L'erreur ne peut se mesurer que par
rapport au « vrai » ; et ce couple vérité/erreur est propre à la science qui l'instaure comme tel
(une « coupure épistémologique », de ce point de vue, est précisément une mutation des
formes de détermination, de qualification et de répartition du vrai et de l'erreur). Dès lors que
l'on cesse de définir la philosophie par rapport aux seules sciences (a fortiori, quand on ne
tend plus à la penser sur le « modèle » de la science), dès lors que l'on pense au contraire
l'activité philosophique sous les métaphores de la politique (ces « quasi-concepts » du « tracé
de la ligne de démarcation », du « conflit de tendances », de la « justesse » ou de
« l'ajustement » d'une position, de la « déviation » et de la rectification), alors la vérité et
l'erreur ne valent pas plus pour la philosophie que pour la politique. Ce qu'elles ont en
commun, c'est précisément l'absence de norme transcendante qui fixerait a priori le « vrai », le
« droit », le « juste » : en philosophie, comme en politique, il y a seulement des prises de
position, des « ajustements », des lignes de démarcation qu'il faut constamment déplacer et
retracer, et des déviations qu'il faut rectifier en fonction des variations de la conjoncture dans
laquelle on intervient41.

2) Critique de l'auto-critique : quelques nuances sur la formulation althussérienne

Je voudrais à présent suggérer quelques raisons de prendre cette auto-critique avec


nuance. Elle touche certainement des difficultés bien réelles des premières positions
défendues par Althusser ; mais elle risque de nous faire minimiser au moins deux choses
importantes : (a) d'un côté, le soit-disant théoricisme n'était pas complètement sans politique ;
(b) deuxièmement, la critique du théoricisme ne conduira pas pour autant à un pur et simple
« politicisme », ou à « une politisation généralisée de la philosophie ».
a/ J'ai déjà mentionné le premier point avant-hier : si il est vrai que l'analyse de la
coupure épistémologique tend à faire de celle-ci la pure « transition théorique » conduisant
des idéologies bourgeoises du sujet (idéologie juridico-morale), du progrès (philosophie de
l'histoire), de l'économie politique classique (idéologie économique), à une science
matérialiste de l'histoire, et si en ce sens « il n'est plus question de la politique, il ne s'agit plus
de confronter directement la théorie à son extérieur, mais à la réalité temporelle du travail
théorique »42, cela ne signifie pas pour autant que ce geste revenait à « oublier la politique ».
L'opération d'Althusser était plutôt celle d'une « politique » intérieure à la théorie, dont la
fonction était essentiellement négative, ou, pour ainsi dire, « soustractive » : faire valoir
l'autonomie de la science des formations sociales (ou plutôt : l'auto-référentialité de la
40
Althusser, développant la métaphore politique (et politico-militaire) de cette « guerre de position »
philosophique, développera en effet l'idée que les philosophes sont forcés d'occuper, non seulement « leur »
position, mais préventivement les positions adverses ; de même que chaque philosophe voit son « terrain »
occupé par un autre. Mais ainsi la coupure idéalisme/matérialisme divise chaque philosophie en elle-même, en
même temps que le sens de ce « matérialisme » et le sens de cet « idéalisme », loin d'être des invariants, ne
cessent de changer de figure à travers l'histoire de la philosophie.
41
En d'autres termes, parler d'erreur théoriciste reviendrait à mener une critique théoriciste du théoricisme, et un
même un surcroît de théoricisme qui ferait de la philosophie une science ou une sorte de quasi-science, soumise
comme elle au partage du vrai et de l'erreur.
42
Balibar, « L'objet d'Althusser », p. 97.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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pratique scientifique – le spinozisme de « l'idée vraie » et de son auto-production –, dont


« l'objectivité » de la connaissance scientifique dépend), et la dépendance de la philosophie
vis-à-vis de la pratique scientifique qui la qualifie comme épistémologie (ou théorie de la
pratique scientifique) contre l'instrumentalisation politique de la philosophie 43. Il y a une sorte
d'humour44 dans la position d'Althusser : soumettre d'autant plus la philosophie à « la
science » que la science devient à elle-même sa propre mesure immanente, si bien que la
science ne peut être elle-même soumise à une norme politique ou à des objectifs idéologiques
extérieurs, mais ne se confronte qu'à une lutte idéologique qui lui est entièrement interne
(contre sa propre histoire « pré-scientifique », contre les positions idéologiques qu'elle ne
rencontre pas hors d'elle-même mais qui travaillent encore et toujours à l'intérieur de la
production de connaissances scientifiques – les deux aspects de ce qu'Althusser appellera la
« philosophie spontanée des savants », qui n'a évidemment rien de « spontanée »). Il reste
vrai, cependant, que cela impliquait de « libérer » la philosophie, non seulement de la
« philosophie officielle » des organisations politiques, mais « des impératifs imposés par
l’immédiateté des luttes [et leurs] perpétuels ajustements tactiques », et de lui retirer toute
implication directe aux luttes sociales et politiques 45.
43
« Le prétendu “théoricisme” n’oubliait pas du tout la politique, c’était une politique bien précise qui arrachait
le marxisme à ses détenteurs institutionnels pour le livrer à tous : à tous les lecteurs, mais d’abord à ceux qui
cherchaient alors l’arme d’une action révolutionnaire nouvelle [...]. C’est pour cela que, au-delà des intentions
d’Althusser et finalement contre elles, il a alimenté les ruptures avec l’orthodoxie communiste : celles des
mouvements gauchistes en Europe ou celles des nouvelles radicalités révolutionnaires en Amérique latine. »
(J. Rancière, Entretien 02/2015, déjà cité).
44
Au sens précis ici que donnait à ce terme Deleuze, qui parlait alors... du masochisme !
45
Dans un texte récent, Warren Montag explique : « La première définition althussérienne de la philosophie
[celle que l'on trouve en 1962-1963 dans « Contradiction et surdétermination » et dans « Sur le matérialisme
dialectique », tous deux repris dans Pour Marx] cherche à protéger la philosophie (et sa relation privilégiée aux
sciences), de la contamination par le politique – c’est-à-dire non seulement par les tentatives du P.C.F. d’imposer
une philosophie officielle à ses adhérents, mais aussi par le combat constitutif du politique lui-même. Il apparaît
maintenant que cette première définition est une première “distance prise” d’avec les positions de Lénine. Pour
libérer la philosophie des impératifs imposés par l’immédiateté des luttes – c’est-à-dire les perpétuels
ajustements tactiques dans une guerre qui reporte la théorie, même la théorie marxiste, à une époque de paix qui
n’arrivera jamais – Althusser doit l’amener à un niveau d’abstraction élevé bien au-delà du combat rapproché
que Lénine n’avait pas hésité à engager sur le terrain de la philosophie elle-même, mais il est vrai que Lénine
utilisait toutes les armes à sa disposition, dans une lutte dont on ne pouvait fixer à l’avance les limites. C’est
alors qu’Althusser éloigna la philosophie des exigences de la pratique politique en introduisant la distinction
entre Théorie, « théorie », et théorie. Althusser définit la théorie comme « une forme spécifique de la pratique »,
« théorie (entre guillemets) » comme « le système théorique déterminé d’une science réelle » c’est-à-dire les
concepts par lesquels ce système reflète les résultats de sa propre pratique, et « Théorie » (majuscule) comme
« la théorie générale, c’est-à-dire, la Théorie de la pratique en général, elle-même élaborée a partir de la Théorie
des pratiques théoriques existantes (des sciences), qui transforment en « connaissances » (vérités scientifiques),
les produits idéologiques des pratiques « empiriques« » (l’activité concrète des hommes) existantes ». La
volonté d’Althusser de conserver le terme « théorie », en le modifiant de façon seulement typographique et
imprononçable, a pour effet (entre autres) d’unifier les différentes formes de théories dans un pyramide dont le
sommet serait la Théorie [avec un grand T], élevée par la majuscule et par sa généralité au-dessus des pratiques
théoriques des sciences, qui sont elles-mêmes élevées par leurs pratiques au-dessus des produits idéologiques des
pratiques empiriques ou des activités concrètes des hommes. La lettre à Madonia nous permet de comprendre à
quel point la première définition qu’Althusser donne de la philosophie n’est pas simplement une déviation
« théoriciste » (ou rationaliste) comme il le dira plus tard, mais cherche effectivement à dénier, non pas
simplement son caractère politique, mais plus fondamentalement l’étendue de la participation de la philosophie
aux luttes sociales et politiques » (Warren Montag, « Le Lénine d'Althusser », Colloque annuel de clôture du
séminaire de philosophie politique « Penser la transformation », Lundi 27 mai 2013, Université de Montpellier
3).
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
35

[Pour reformuler autrement la même idée : On pourrait dire que la signification


politique de la coupure épistémologique consiste ici en ce qu'elle est conçue comme un
moyen 1° de dissocier le discours philosophique de la direction de la lutte politique (du Parti),
et corrélativement, 2° de faire de la philosophie un opérateur de dissociation de la direction
politique et de l'instance de la recherche scientifique. Rattacher le travail philosophique à la
science, c'est à la fois soustraire le discours philosophique à sa simple fonction de légitimation
et d'autorité symbolique de la direction politique, et empêcher la « philosophie officielle » du
parti de s'ériger en garant philosophico-politique de La Science. On a beaucoup reproché à
Althusser, non pas seulement son « théoricisme » (suivant le terme que lui-même inventera
pour qualifier rétrospectivement l'insuffisance de ses positions des années 1960-1965, et
auquel nous reviendrons après-demain), mais un positivisme voire un scientisme, hypostasiant
la « grande révolution scientifique » opérée par Marx dans Le Capital. Il est vrai également
que le refus d'inclure dans le marxisme une dimension scientifique, ou des prétentions
scientifiques, a elle-même une longue histoire polémique. Dans les Eléments d'auto-critique,
en 1972, Althusser fera remarquer : « Faut-il rappeler qu'elles ne dates pas d'hier... que bien
avant Aron, B. Croce, qui n'était pas le premier en date à le faire, déniait au Capital toute
valeur scientifique ? Que, sans remonter aux réactions “antithéoriques” de Stirner, la critique
“de gauche” de l'idée d'une science marxiste remonte à Lukacs jeune, à Korsch,
Pannekoek »... (Eléments d'auto-critique (1972), in Solitude de Machiavel, p. 170, n. 21).
Mais c'est manquer peut-être l'essentiel de l'opération qu'Althusser cherche alors à effectuer,
on pourrait dire une opération politique à l'intérieur du discours théorique. Ce qui démarque
la position d'Althusser d'un positivisme, c'est son refus de considérer que l'invention d'une
« science de l'histoire des formations sociales » (matérialisme historique) conduirait à une
dissolution de la philosophie, une philosophie reléguée au rang d'idéologie. Mais le maintien
de leur dissociation ne va que relancer le problème de savoir comment les idéologies
« agissent » à l'intérieur du champ philosophique, et comment la philosophie peut agir dans le
champ des idéologies.]

b/ Si on considère maintenant la période de « l'auto-critique » althussérienne, la


critique du théoricisme, l'affirmation du caractère constitutivement politique de l'activité
philosophique ne va pas conduire simplement à un « politicisme ». Si il ne s'agit plus d'aligner
la philosophie sur une science qu'elle tendrait à prendre pour modèle, il ne s'agit pas non plus
de l'aligner, inversement, sur la ligne du parti, ou d'en re-faire la « servante de la politique »46.
Althusser va au contraire parvenir à l'idée que si la philosophie est constitutivement politique,
ce n'est pas en « intervenant » dans le champ politique, en donnant aux agents politiques un
savoir particulier, des principes à leur décision, des normes ou des « garanties » à leur action
–, mais c'est au contraire, et paradoxalement, uniquement dans la mesure où la philosophie
intervient d'abord et fondamentalement dans son propre champ, sur son propre champ. Vous
voyez qu'on arrive à une idée quand même très paradoxale : suivant cette nouvelle
conception, la philosophie est d'autant plus « politique », et d'autant plus articulée aux luttes
sociales et politiques, que toute sa politique lui est immanente. La philosophie n'est rien
d'autre que cette activité de conflictualisation permanente de son propre champ, au sein
duquel elle démarque des positions adverses ou antagoniques, et en « représentant », dans ces
adversités purement « intra-philosophiques » entre matérialisme et idéalisme, les conflits qui

46
Comme dira plus tard Althusser, la philosophie a été longtemps la servante de la théologie, avant de devenir
celle des idéologies morales et juridiques bourgeoises (Initiation à la philosophie pour les non-philosophes).
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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se jouent hors d'elle : entre sciences et idéologies scientifiques, entre idéologies pratiques,
entre classes sociales47. Bref : nous avons là le paradoxe d'un maximum de politisation du
discours philosophique, sans pourtant jamais sortir du discours philosophique lui-même, sans
jamais en faire un simple instrument au main des acteurs sociaux et politiques. Là encore, il
nous faudra voir jusqu'à quel point ce paradoxe peut être tenu.

B. Une « philosophie marxiste » de plus en plus inassignable

1) Du problème de la localisation de « la philosophie de Marx », au problème du


retard de « la philosophie marxiste«

Ces dernières remarques visaient simplement à suggérer que la fameuse auto-critique


de « théoricisme » ne rend pas compte, par elle-même, des déplacements complexes
qu'Althusser est amené à effectuer à partir de 1967, et qui ne se réduisent pas au passage
schématique d'une définition de la philosophie par sa tâche épistémologique (comme méta-
discours de la science et comme épistémologie critique chargée de produire le concept de
l'écart entre science et idéologie) à une définition et une conception politiques de la tâche de
la philosophie (comme intervention politique dans la science et dans les idéologies
théoriques, ou comme intervention « représentant les luttes de classe dans les champs
théoriques »). Il nous faut donc prendre un peu de distance avec cette formulation
(évidemment rétrospective) de l'auto-critique d'Althusser, et repartir de la manière dont les
positions défendues en 1965 (Pour Marx, Lire le Capital) commencent (dès 1966-1967) à être
mises en tension, et à révéler leur instabilité 48.

47
Nous avons une première formulation de cette idée (contemporaine de Lénine et la philosophie) dans
l'entretien de 1968 avec M.A. Macciocchi « La philosophie comme arme de la révolution », où Althusser,
proposant des « thèses schématiques provisoires », reprend tout en la déplaçant la définition gramscienne de la
philosophie comme « conception du monde » : « 1. Les positions de classe qui s'affrontent dans la lutte des
classes sont “représentées” dans le domaine des iédologies pratiques (idéologies religieuse, morale, juridique,
politique, esthétique, etc.) par des conceptions du monde de tendance antagoniste : en dernière instance idéaliste
(bourgeoise) et matérialiste (prolétarienne). Tout homme a spontanément une conception du monde. 2. Les
conceptions du monde sont représentées dans le domaine de la théorie (sciences / idéologies “théoriques” dans
lesquelles baignent les sciences et les scientifiques) par la philosophie. La philosophie représente la lutte des
classes dans la théorie. C'est pourquoi la philosophie est une lutte (kampf, disait Kant), et lutte fondamentalement
politique : lutte de classes. Tout homme n'est pas spontanément philosophe : il peut le devenir. 3. La philosophie
existe dès qu'existe le domaine théorique : dès qu'existe une science (au sens strict). Sans sciences, pas de
philosophie, mais seulement des conceptions du monde. Il faut distinguer l'enjeu de la bataille, et le champ de
bataille. L'enjeu dernier de la lutte philosophie, c'est la lutte pour l'hégémonie entre les deux grandes tendances
des conceptions du monde (matérialiste, idéaliste). Le champ de bataille principal de cette lutte, c'est la
connaissance scientifique : pour ou contre elle. La bataille philosophique numéro 1 se joue donc à la frontière
entre le scientifique et l'idéologique. Les philosophes idéalistes qui exploitent les sciences y luttes contre les
philosophies matérialistes qui servent les sciences. La lutte philosophique est un secteur de la lutte des classes
entre les conceptions du monde. Dans le passé, le matérialisme a toujours été dominés par l'idéalisme » (in
Solitude de Machiavel, op. cit., p. 152-153..
48
C'est cette instabilité qu'indiquent les intitulés figurant dans le programme du séminaire, où je suggérais le
glissement entre deux formulation du problème d'une philosophie marxiste (à commencer par le problème d'une
« philosophie marxiste » chez Marx lui-même) d'un problème de « topique » ou de « localisation » (où se trouve
la philosophie marxiste), vers un problème « temporel » (pourquoi la philosophie marxiste est-elle « en retard »
par rapport à la « coupure » du matérialisme historique ?). Mais cette formulation m'apparaît maintenant
insatisfaisante : de part et d'autre de ce déplacement, on passe aussi d'une certaine conception de ce « retard » à
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
37

Pour vous faire sentir ce point, je vais faire quelques observations très simples en
repartant de quelque chose que nous avons déjà rencontré allusivement avant-hier :
a/ Quand Althusser se sert de la thèse d'une « coupure épistémologique » produite par
Marx pour opérer une périodisation de son oeuvre, cela pose évidemment un problème de
localisation : où passe, textuellement, cette coupure ? Et dès le début Althusser souligne qu'on
peut la localiser de façon seulement approximative. Cela veut dire essentiellement deux
choses corrélatives : d'une part, cela veut dire que cette coupure prend du temps chez Marx
lui-même, qu'elle s'opère sur un longue période qui commence seulement avec L'Idéologie
allemande et les Thèses sur Feuerbach ; mais cela veut dire aussi, du même coup, que nous
avons affaire dans l'oeuvre de Marx à toute une série d'écrits qui sont ambigus, encore pris
dans un ancien langage à l'intérieur duquel émerge un nouvelle structure problématique (ou
comme le dit Balibar, la localisation de cette coupure ne va pas sans produire un « résidu »).
Cela va d'abord conduire Althusser à proposer une distinction entre des « oeuvres de la
coupure », et des oeuvres de la « coupure consommée »49.
b/ Mais en fait – deuxième observation –, assez rapidement (dès Lire le Capital)
Althusser en viendra à dire que c'est jusque dans le Capital que l'on peut repérer cette
ambiguïté. Vous voyez la difficulté qui est en train d'apparaître : ce « résidu » ne va plus
concerner seulement les textes d'une période particulière de l'oeuvre de Marx ; il va tendre à
devenir une dimension coextensive à toute la pensée de Marx. Autrement dit : ce « résidu »
sera de plus en plus difficile à penser comme un « résidu », une anomalie, un simple « reste
idéologique » qui survivrait « irrationnellement » par-delà la coupure50. Il va falloir penser la
permanence, la persistance de ces structures conceptuelles de la dialectique idéaliste, de
l'humanisme théorique, et de l'économisme : c'est-à-dire que la coupure n'est jamais
complètement « consommée ». Mais pour penser cela, on ne pourra sans doute plus aborder
les problèmes uniquement de l'intérieur du champ théorique : nous verrons dans un petit
moment comment cela va conduire Althusser à réinscrire sa conception de la coupure
science/idéologies théoriques à l'intérieur d'un champ de forces et de rapport de forces bien
plus large : c'est alors à l'intérieur de ce champ idéologico-politique plus large que la tâche et
la pratique de la philosophie devront elles-mêmes être redéfinies ; ce qui signifie aussi qu'elles
ne pourront plus être réduites à la tâche de théoriser le contenu de cette coupure, ou de
produire une « théorie de la pratique théorique ».
Mais pour l'instant, retenons au moins le point suivant. Cette remarque d'Althusser
suivant laquelle le travail de cette coupure se poursuit chez Marx jusqu'à la fin (jusque dans
Le Capital), certains vont la reprendre pour la retourner contre la thèse althussérienne, pour
dire que c'est bien la « preuve » que cette thèse d'une coupure épistémologique entre un

une autre, et du même coup, d'une certaine conception du problème de localisation « topique » à une autre. Les
« Notes sur la philosophie » de l'automne-hiver 1967 portent précisément sur ces deux points ; elles montrent
surtout leur unité profonde, qu'introduisait déjà « L'objet du capital » en 1965 : impossible d'assigner un
« retard » sans le point de vue d'une topique qui permette d'en faire jouer la métaphore de façon
conceptuellement contrôlée.
49
L'exemple emblématique en est, pour les Althussériens, L'Idéologie allemande, où Marx commence à
introduire de nouveaux concepts – ceux de « forces productives » et de « mode d'échange » – qui sont encore
marqués par la philosophie de l'histoire à laquelle, en même temps, ils s'opposent (de même, ajoute Balibar, que
« dans les esquisses économiques de la même période, le “prix du travail” anticipe contradictoirement sur la
“valeur de la force de travail” », « L'objet d'Althusser », op. cit., p. 97).
50
Cf. « Notes sur la philosophie », EEP, p. 334 (« Je me demande aussi si on ne peut pas considérer que ce que
nous avons tenu pour des résidus irrationnels dans Le Capital (un décalage entre les anciennes catégories et
celles qui seraient requises par la problématique scientifique nouvelle)... »)
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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« jeune Marx » et un « Marx de la maturité » ne tient pas. Pour Althusser, cela ne prouve
nullement cela : cela témoigne au contraire du fait que cette coupure entre la structure
idéaliste (celle des philosophies de la conscience et de l'humanisme théorique) et la structure
marxiste de la dialectique, est une coupure continuée. Nous avons vu, lors de nos deux
premières séances, que cette coupure était radicale, discontinue ; mais le travail de cette
discontinuité est lui-même un travail continu, peut-être même interminable, à ré-effectuer sans
cesse, chez Marx lui-même, et dans toute l'histoire du marxisme après-lui ; – et c'est
précisément cela qu'il faut parvenir à penser.
c/ Il faut maintenant ajouter une troisième observation, pour faire le lien entre la façon
dont Althusser lit Marx et la façon dont il reproblématise, « au-delà de Marx », les formes et
les fonctions d'une philosophie marxiste. Althusser va en effet constamment s'interroger sur la
façon dont ce caractère à la fois approximatif (dans sa localisation) et continuée (dans sa
temporalité) vient « s'inscrire » dans la pensée de Marx, dans son langage conceptuel, dans la
matérialité même de son écriture. C'est un problème qui est au coeur de l'une des inventions
célèbres d'Althusser (développée dans le chapitre d'ouverture de Lire le Capital) : ce qu'il
appelle une « lecture symptômale ». Pour comprendre de quoi il s'agit, on peut là encore
repartir d'une remarque très simple, sur la base de ce que nous avons vu hier. Je vous ai
exposé la façon dont Althusser conceptualisait la coupure qu'opère la structure de la
dialectique matérialiste, par rapport à la dialectique idéaliste, par ce concept de « tout
structuré à dominante ». Mais évidemment ce concept ne se trouve pas dans ces mots-là chez
Marx. Althusser et ses collaborateurs devaient alors affronter au moins trois problèmes :
1°) (Une philosophie « à l'état pratique » de la « pratique théorique ») Le premier
problème (mais c'était bien là tout le travail de Lire le Capital), c'est bien sûr de montrer
minutieusement que c'est bien cette conception structurale que met en jeu Marx, aussi bien
dans ses textes méthodologiques que dans ses analyses sur la logique du capital. C'est-à-dire
montrer que, si ce concept n'est pas théorisé par Marx en tant que tel, s'il n'est pas
« thématisé » en tant que concept de la coupure, il est pourtant bien celui qui est mis en
oeuvre, dit Althusser, « à l'état pratique » de sa théorie (et aussi « à l'état pratique » non
seulement de la théorie, mais de « l'analyse concrète de la situation concrète » des grands
politiques marxistes après Marx : c'est pourquoi Althusser élabore ce concept en se référant
aussi bien à des textes de Mao, ou des textes de Lénine sur la conjoncture de la Russie en
1917).
2°) (Métaphores et « quasi-concepts ») Mais ce n'est qu'une partie du problème. Le
corrélat, c'est qu'il fallait examiner comment ce concept s'y ébauche sans pourtant être
conceptualisé comme tel, donc sous une forme non conceptuelle. Et Althusser s'intéresse ici
de prêt, non seulement à la fameuse description marxienne du tout social dont nous parlions
hier, mais au fait que cette description demeure chez Marx une métaphore, cette métaphore
architecturale (avec sa Struktur comme reale Basis et avec son Überbau juridique et politique,
et ses formes de consciences sociales déterminées), que Althusser appelle la métaphore de la
« topique », et qui est une métaphore contraignante théoriquement (nous l'avons vu hier),
mais une métaphore tout de même : et non pas un concept. Et cette métaphore architecturale
n'est pas seule concernée. Ce qui est posé ici (et ce sera un point central pour la technique de
lecture que vont forger les althussériens, dont les enjeux sont d'abord épistémologiques – mais
nous avons vu que l'épistémologie chez le « premier Althusser » est le lieu même où se
décident des positions idéologiques et politiques précises), c'est l'idée que le texte de Marx
n'est pas conceptuellement homogène. Il n'est pas théoriquement et philosophiquement
homogène, non seulement d'une période à une autre, ou d'un livre à un autre, mais au sein de
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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chaque livre, dans un paragraphe, parfois dans une même phrase. Si vous vous souvenez de ce
qu'on a dit hier à propos de la conception de la temporalité historique qu'impose la structure
marxiste de la dialectique, ou encore des remarques de Macherey et de Balibar que je vous
citais à propos de la XIe Thèse sur Feuerbach, vous voyez qu'il faut finalement appliquer au
texte de Marx lui-même les mêmes observations : le texte de Marx n'est pas « synchrone »
avec lui-même, il ne bat pas sur un seul rythme. C'est plutôt comme si nous avions affaire à
un texte qui était sans cesse en avance sur lui-même et en retard sur lui-même, et à une pensée
en permanence en quête, comme toute pensée nouvelle, de son propre langage à l'intérieur
d'un langage ancien. Cela va s'incarner dans ces métaphores qui sont des quasi-concepts : des
concepts comme « en retard » sur eux-mêmes, des concepts qui sont en attente de leur
conceptualisation. Et c'est ce retard qui s'incarne dans le texte marxien sous la forme de
métaphore qui sont déjà théoriquement contraignante, tout en n'étant pas encore des
concepts : ainsi la métaphore de la « topique » ; ou encore ces instruments de l'analyse de
conjoncture que sont ces métaphores spéciales de « l'avance » et du « retard » (qui sont pour
ainsi dire des métaphore de la métaphore, puisque toute métaphore est déjà en elle-même
l'indice d'un « retard » du concept philosophique).
3°) (Le « retard » de la théorie marxiste sur elle-même) Et voilà du coup le troisième
problème que va devoir se poser Althusser : pourquoi cela reste chez Marx, justement, une
métaphore ? Althusser rappelle à plusieurs reprises que l’annonce par Marx de livrer un
opuscule sur la dialectique resta sans suite51. Pourquoi donc cette nouvelle structure
matérialiste de la dialectique, qui forme (d'après la première formulation de la thèse de la
coupure épistémologique) le point de rupture même de Marx – ce par quoi il révolutionne le
champ des sciences (en inventant le matérialisme historique) et le champ de la philosophie (en
redéfinissant la dialectique spécifiquement matérialiste) – ne trouve justement pas de
formulation philosophique explicite et autonome chez Marx lui-même ? Pourquoi cette sorte
de « décalage », ou de « retard », entre la coupure épistémologique produite par une nouvelle
science, et la philosophie censée théoriser cette coupure, c'est-à-dire censée produire les
concepts de son écart même ? Les textes de 1967 que je mentionnais tout à l'heure, et que je
vais détailler un peu maintenant, tournent constamment autour de ce problème. En tout cas
c'est dans les termes de ce problème que vont commencer à se formuler les déplacements
critiques de la thèse de la coupure, et cette ré-articulation de plus en plus étroite entre
philosophie et politique (la définition de la philosophie comme « représentant la lutte des
classes dans les champs théoriques »).

2) 15 novembre 1967 : une première auto-critique (rémanences empiristes et cercle


herméneutique dans la lecture symptômale)

Je vais en prendre immédiatement un exemple, en commentant brièvement l'une de ces


« Notes sur la philosophie » de l'automne-hiver 1967. Il s'agit d'une brève note de 4 pages qui
date du 15 novembre 1967 (et qui fait suite notamment à une longue de Pierre Macherey
intitulé « Sur la nature de la philosophie », datée du 5 novembre 1967 52), où Althusser formule
51
Voir par ex. Soutenance d’Amiens (1976), rééd. in Solitude de Machiavel, P.U.F., Paris, 1998, p. 208 ; et
« Marx dans ses limites », dans Ecrits philosophiques et politiques I, Stock/Imec, Paris, 1994, p. 400.
52
Au sujet des premières formulations de l'auto-critique d'Althusser, l'éditeur des « Notes sur la philosophie » de
1967-1968, François Matheron, décrit différents texte : la note d'Althusser du 16 octobre 1967 « Note critique et
autocritique pour les lecteurs de Pour Marx et Lire le Capital » (8 pages), un « livre sans titre inachevé de 44
pages, en partie consacré à “rectifier” certaines thèses antérieures », et d'un « texte de 6 pages intitulé “À propos
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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une première fois une « auto-critique » du travail mené dans Pour Marx puis, collectivement,
dans Lire le Capital : une auto-critique qui porte précisément sur cette question du « retard de
la philosophie marxiste sur le matérialisme historique ». Et vous allez voir comment tous les
problèmes vont se réouvrir ici, à partir de cette simple question – qui apparaît de moins en
moins « simple »...
Althusser commence dire : finalement, tout le travail que nous avons mené ces
dernières années autour de ce problème du retard d'une philosophique marxiste par rapport à
cette « révolution théorique » qu'est la « découverte » du matérialisme historique, tout ce
travail paraissait bien reposer sur une sorte de « loi générale », que l'on pourrait « observe[r]
dans toute l'histoire de la philosophie » : « toute grande découverte scientifique “porte en elle”
(ou provoque [...]) » une « révolution philosophique ». Et de cette sorte de loi générale
présupposée par notre travail jusqu'ici, s'ajoutaient deux corollaires : « la science précède
toujours la philosophie » (Althusser en fait, dans cette note de novembre 1967, un cas
particulier du fameux axiome matérialiste du « primat de la pratique sur la théorie ») ; « il faut
du temps pour que la philosophie subséquente soit élaborée, ou élaborable ».
Deux ou trois remarques sur ces formulations :
a/ Premièrement, c'est bien cette sorte de « loi générale » qui permet à Althusser, à
maintes reprises, de placer la « double révolution théorique de Marx » (scientifique et
philosophique), non pas simplement dans l'histoire de la philosophie moderne, mais dans une
série de grandes mutations décisives de l'histoire « occidentale » de la pensée et de la
connaissance : la « découverte du continent Mathématiques » par Thalès et les Grecs des VIe-
Ve siècles (« porteuse » d'une invention du discours philosophique, ou « provoquant » cette
invention) ; la « découverte » du « continent Physique » par « Galilée et ses successeurs »
(« porteuse » de la philosophie nouvelle – Descartes, Hobbes etc. –, ou provoquant une
révolution radicale d'un discours philosophique sortant de son double cadre aristotélicien et
thomiste) ; la « découverte du continent Histoire » par Marx lui-même (« porteuse » d'une
« philosophie nouvelle » qui serait le « matérialisme dialectique »)53. Cette série exprimait
cette thèse fondamentale pour Althusser, que le discours philosophique, depuis son apparition
dans l'histoire, était constitutivement lié à l'émergence et aux mutations des rationalités
scientifiques, c'est-à-dire des rationalités procédant à la fois par production d'objets abstraits
et par des traitements démonstratifs et déductifs de ces abstractions (Althusser est
certainement ici un lecteur de L'Origine de la géométrie de Husserl). Évidemment, ce que
cette série laissait dans l'ombre, c'était de savoir si chacune de ces conjonctures si différentes
pouvait être formalisée de la même manière ; – et si c'était le cas, qu'est-ce qui distinguait
spécifiquement la coupure marxienne.
b/ Deuxièmement, on peut remarquer l'hésitation des formules, l'instabilité de la
terminologie adoptée : l'effet-philosophique d'une révolution scientifique reçoit différents
termes qui ne s'équivalent pas tout à fait (« une philosophie nouvelle, ou une révolution
[philosophique], ou encore une mutation sensible, ou encore un remaniement
philosophique »). Surtout, la nature du rapport entre révolution scientifique et bouleversement
philosophique reçoit une formulation instable (« porte en elle », « ou provoque, mais surtout

des ouvrages publiés” ». Matheron ajoute : « Non datés, ces textes inédits ont vraisemblablement été rédigés en
1967. La préface d'Althusser à l'édition italienne de Lire le Capital (datée du 5 décembre 1967) contient la
première apparition publique de “tendance théoriciste” » (EPP II, p. 359, note a [page 343]).
53
N.B. que Althusser, parfois, ajoute d'autres termes : la physique newtonienne et la révolution philosophique
kantienne, ou encore la logique mathématique et la philosophie de Husserl (5ème Cours de philosophie pour
Scientifiques, EEP II, p. 268), où même encore la Découverte du « continent Inconscient » etc.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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“porte en elle” »).


c/ Troisième remarque – elle concerne maintenant le point exact que Althusser, dans ce
texte, commence à prendre pour cible de son auto-critique : ces expressions trahissent elles-
mêmes une conception empiriste du lien entre révolution scientifique et rupture
philosophique, et du même coup une conception empiriste du retard de la seconde par rapport
à la première ; – conception empiriste que Althusser, pourtant, avait énergiquement combattue
comme une variante de l'idéalisme (un « renversement » empiriste de l'idéalisme produit
simplement un idéalisme empiriste) :
D'un côté, Althusser prend pour cible une conception empiriste de l'activité théorique,
qui représente cette activité comme une simple opération d'« extraction » ou
d'« abstraction » : il faudrait extraire ou abstraire d'un objet « concret » son « idée » – le
concept ou la théorie de cet objet –, comme si cette « idée » ou ce « concept » était déjà-là,
donné virtuellement, « contenu en germe » dans l'objet dit « concret »54 (et non pas à
« produire » par les moyens et par le processus spécifiques d'une « pratique théorique »).
Ainsi on présupposait que la mutation du discours et de la pratique scientifiques « contiendrait
en germe » la philosophie nouvelle qui serait à la fois l'effet de cette mutation, et la théorie de
cette mutation. La remise en cause de cette idée a pour première conséquence de remettre en
cause à la fois l'idée de théorie « à l'état pratique » et la notion de « lecture symptômale »
(elles ne sont pas purement et simplement disqualifiée, mais soupçonnées de « flirter » encore
avec cette conception empiriste-idéaliste) :

« Notre lecture du Capital, avec notre recherche des “blancs” (et la théorie de la
lecture que j'y ai jointe [la lecture dite « symptômale »]), peut être considérée comme
une application de la thèse : toute coupure “porte en elle” une rupture philosophique,
à l'état latent, qu'il s'agit de retrouver, d'identifier, et de développer. Nous avons eu
beau protester que nous ne proposions pas une herméneutique, je me demande quand
même si, à certains moment, nous n'en avons pas produit l'équivalent [...]. D'une
certaine manière, nous aurions projeté sur le texte original du Capital une philosophie
marxiste constituée ultérieurement (Engels, Lénine, et... nous), en faisant semblant de
croire qu'elle existait déjà, à l'état pratique, dans le texte scientifique de Marx. Ce qui
était conforme à la définition que je donnais dès Pour Marx de la philosophie comme
Théorie de la pratique théorique. La théorie de la science étant l'objet de la
philosophie, la philosophie marxiste était bien, à nos yeux, à l'état pratique dans Le
Capital, on pouvait donc l'y lire, à condition de l'y savoir déchiffrer »55.

Corrélativement, explique Althusser, le « retard » de la philosophie marxiste sur la


révolution scientifique de Marx (« retard » du matérialisme dialectique sur le matérialisme
historique) reste lui-même enfermé dans cette conception empiriste, ce retard tombant
simplement dans le fait contingent d'un temps homogène et indéterminé : le temps qu'il
faudrait à Marx (ou aux « philosophes marxistes » après lui) pour « prendre conscience » de
cette philosophie restée latente ou implicite. Ou bien, sous une forme plus raffinée mais qui
n'en conserve pas moins l'idée d'une temporalité homogène, en renvoyant ce retard à des
considérations purement intra-théoriques sur les « difficultés philosophiques » que Marx
rencontraient pour dire simplement « que Marx n'était pas en état de les surmonter ». Comme
54
N.B. c'est une métaphore que Marx lui-même avait utilisé une fois, expliquant qu'il avait « extrait » de la
dialectique hégélienne son « noyau rationnel ».
55
« Notes sur la philosophie » (Note du 15 novembre 1967, EPP II, p. 332-333).
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
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si tout se jouait finalement entre Marx et Marx : entre son langage ancien et son langage
nouveau ; entre sa « conscience philosophique d'autrefois » et son dispositif scientifique
nouveau ; entre cette science nouvelle et les idéologies théoriques dont elle cherchait à se
démarquer56.
Qu'est-ce qui va alors faire bouger ce dispositif ? Précisément, la réintroduction de « la
politique », et, avec elle, la question de la façon dont les luttes idéologiques et politiques,
(donc tout un ensemble d'idéologies non pas seulement « théoriques » mais « pratiques »,
sociales, discursives et institutionnelles etc.) produisent des effets permanents à l'intérieur du
champ des pratiques théoriques (dans les sciences et dans les idéologies théoriques). C'est tout
cet ensemble complexe qui va venir donner à ce « retard philosophique » (et à ce « long
silence philosophique » qui sépare les Thèses sur Feuerbach et Misère de la philosophie
(1845-1848) et L'Anti-Dühring de Engels (1877)), non plus la signification contingente d'un
temps empirique, mais la portée d'un fait à la fois structural et politique 57. Et il en résume ici
la raison : « Il faut autre chose [qu'une révolution scientifique] pour que se produise la
nouvelle philosophie : il faut le relais des “révolutions” idéologiques, issues des expériences
de la pratique politique »58. Autrement dit, une révolution scientifique, à elle seule, ne
provoque pas de bouleversement philosophique : elle ne le fait que dans la mesure où elle a
d'abord des répercussions dans le champ des luttes idéologiques et politiques. Et Althusser se
demande ce que cela change, non seulement pour cette « philosophie nouvelle » que doit être
cette « philosophie marxiste » encore « en retard » (donc partiellement inexistante), mais pour
notre compréhension de la philosophie comme telle, pour notre conception de la nature du
philosophique en tant que tel. Et c'est pour penser cela que Althusser, dans ces notes de 1967,
introduit un nouveau concept : le concept de « conjoncture théorico-politique ». Et c'est pour
cette raison qu'il va le mettre en place en remontant à Platon 59.
C'est ce dont je parlerai lors de notre dernière séance. Finalement je n'aurais pas
vraiment eu le temps de vous parler de la pensée d'Althusser dans les années 1970 ; mais je
tâcherai tout de même de dégager, à partir de cette idée de « conjoncture théorico-politique »,
56
Il est clair que ce schéma « empiriste » est en même temps parfaitement isomorphe avec un schéma idéaliste
de la « réflexion » : la philosophie de Marx serait présente « à l'état pratique » dans les analyses de Capital, et il
« suffirait » de les porter à la conscience de soi, de les rendre explicite là où elles étaient seulement implicites
etc. De ce point de vue, cela donnerait une interprétation de ce « retard philosophique » tout à fait compatible
avec le sens que lui a donné, évidemment, le grand philosophe idéaliste avec lequel Althusser ne cesse de
s'expliquer, à savoir Hegel (cf. Préface de La Phénoménologie de l'Esprit), – du moins pour autant que la
« patience du concept » (Lebrun) conserve ici l'idée d'une temporalité homogène (puisque toute intérieure au
travail du concept lui-même).
57
Althusser approche de cette idée dans ces termes : « Je me demande maintenant s'il ne faut pas attribuer une
tout autre cause que celle que je proposais au “retard de la philosophie marxiste”. [E]lle s'annonce d'une certaine
manière dans les Thèses sur Feuebach, pour disparaître ensuite pendant des années et des années, et reparaître
pour la première fois, dans une forme particulière (intervention idéologique présentée comme contre-système),
dans l'Anti-Dühring, qui sera reprise par Lénine dans Matérialisme et Empiriocritisme. En somme ce ne serait
pas un hasard, ou l'occasion de la prise de conscience d'un “retard” auquel on n'avait pas jusque-là pris garde,
que cette apparition tardive – mais l'effet d'une nécessité tenant aux conditions d'apparition de toute différence
dans la philosophie : cette nécessité constitutive tiendrait aux exigences de la lutte idéologique dans l'idéologie
théorique. En un certain sens, ce serait bien la reprise des intuitions philosophiques des Thèses sur Feuerbach,
mais en un autre sens on pourrait fixer la raison de cette reprise dans les nécessités de la lutte idéologique dans
l'idéologie théorique » (« Notes sur la philosophie », EPP II, p. 333-334).
58
« Notes sur la philosophie » (Note du 15 novembre 1967, EPP II, p. 332).
59
Précisons : il présente lui-même cette notion comme une notion encore purement descriptive. Mais il fait à
mon sens tout autre chose : il renverse le rapport entre la thèse de la coupure épistémologique et la métaphore de
la topique (cf. infra.), et c'est ce qui lui donne précisément sa consistance proprement conceptuelle.
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quelques lignes de fuite qui conduiront en effet vers les nouveaux problèmes qui se poseront à
Althusser jusque dans les années 1976-1978.

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4ème session – 27 février 2015

C. Les « conjonctures théorico-politiques » – le paradigme de la scène


platonicienne

1) La subordination de la coupure à la topique

Les formulations auto-critiques qui commencent à se mettre en place à partir de 1967,


tournent autour de ce que Althusser appelle alors des « conjonctures théorico-politiques »,
« conjonctures scientifico-idéologiques », « conjonctures historiques-théoriques »60,
« conjonctions politico-scientifiques »61, ou encore « conjonctures révolutions [idéologiques] /
coupures [scientifiques] »62, – cette variation des formules suggérant suffisamment l'instabilité
d'une recherche en cours. Cette réflexion apparaît tout particulièrement dans ces « Notes sur
la philosophie » qu'Althusser échange alors avec ses collaborateurs (puis dans le 5ème
« Cours de Philosophie pour Scientifiques »).
Ce qui frappe d'abord dans ces notes, c'est la jonction de deux niveaux ou deux points
de vue d'énonciation très hétérogènes. D'un côté, on a un problème théorique tout à fait
interne à la discursivité marxiste (mais surinvesti par Althusser d'enjeux idéologiques et
politiques concernant l'usage de ce signifiant-maître qu'est « la Philosophie marxiste »), à
savoir les raisons du « retard » de l'avènement d'une philosophie marxiste sur la coupure
épistémologique produite par Marx dans l'histoire des sciences. Mais de l'autre côté, on voit
Althusser chercher des moyens d'une portée beaucoup plus ample, n'hésitant pas à remonter à
Platon lui-même, et tendant ainsi à donner une extension maximale à des énoncés qui
prennent alors l'allure de prolégomènes à une « théorie de la philosophie » comme telle63.
Quel est le fil conducteur d'une telle démarche ? Le passage de la Note du 15
novembre 1967, cité à la fin de la dernière séance, le résume : « pour que se produise la
nouvelle philosophie », « il faut autre chose » que la coupure épistémologique d'une
révolution scientifique ; « il faut le relais des “révolutions” idéologiques, issues des
expériences de la pratique politique »64. Ce qui provoque la philosophie, c'est, à chaque fois

60
EPP II, p. 321.
61
Althusser, Sur la reproduction (1969-1970), Paris, PUF, p. 36 sq.
62
EPP II, p. 324-325.
63
Le terme revient à plusieurs reprise dans ces Notes d'automne-hiver 1967 ; on se souvient qu'il réapparaîtra
comme tel dans Lénine et la philosophie l'année suivante. Dans un passage essentiel de la « Triple note » datée
du 28 novembre 1967, Althusser écrit : « en disant que la philosophie énonce des Thèses (rien que cette seule
Thèse), nous présentons en fait une “théorie” de la philosophie. Cette “théorie” fait nécessairement intervenir,
comme ce qui la conditionne absolument en tant que théorie de la philosophie, des réalités qui relèvent du
Matérialisme Historique : les idéologies pratiques, les sciences, en tant qu'instances figurant dans une
conjonction telle que l'effet-philosophie y est produit, puis reproduit. C'est donc une théorie dans laquelle le
Matérialisme Dialectique peut faire sa propre “théorie” sous la condition d'un double enveloppement
(Matérialisme Historique dans le Matérialisme Dialectique et Matérialisme Dialectique dans le Matérialisme
Historique). Ce double enveloppement reproduit (d'une manière nouvelle puisque le Matérialisme Historique
existe, alors qu'auparavant il n'existait pas) le double enveloppement de la philosophie dans les
révolutions/coupures et des révolutions/coupures dans l'effet philosophie. C'est peut-être à partir de cette
reproduction qu'il est possible de formuler une “théorie” de la philosophie qui échappe aux apories du
“théoricisme” » (EPP II, p. 345-346).
64
« Notes sur la philosophie » (Note du 15 novembre 1967, EPP II, p. 332). Cela signifie évidemment que, alors
que le concept de coupure épistémologique opposait uniquement une science aux idéologies scientifiques dont
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(dans chaque conjoncture), non pas directement une coupure épistémologique (la
« Découverte » d'un nouveau « continent » ouvert au travail de la connaissance), mais
l'efficacité de cette révolution scientifique sur l'ensemble du champ idéologique : non
seulement les idéologies théoriques et scientifiques (directement), mais également les
idéologies pratiques et sociales (indirectement). Si la « nature de la philosophie » se définit à
présent par la forme et les modalités de son intervention, la raison de cette intervention ne
peut plus se définir seulement d'un point de vue interne aux pratiques théoriques, quand bien
même la philosophie n'intervient nulle part ailleurs que dans ces pratiques. Elle se définit par
la déstabilisation que produit toute révolution scientifique dans les langages de la domination,
de la légitimation de l'ordre établi et des inégalités existantes, de la justification des
hiérarchies entre dominants et dominés, entre gouvernants et gouvernés, entre savants et
ignorants etc. (Rappelez-vous qu'Althusser est un grand lecteur de Brecht : c'est finalement
toute l'histoire de La Vie de Galilée de Brecht). Pour le dire encore autrement, en des termes
plus gramsciens : ce qui provoque la philosophie, c'est à chaque fois une conjoncture où une
révolution scientifique induit, directement ou indirectement, une crise d'hégémonie où se
combinent révolution scientifique et bouleversement des langages idéologiques des
antagonismes sociaux, économiques, politiques. Et ce qui définit la nature de la philosophie,
c'est la modalité et les moyens de son intervention dans cette crise d'hégémonie.

J'ouvre ici une parenthèse. Avant de voir comment cela s'illustre pour Althusser dès la
naissance de la philosophie, chez Platon, une observation générale s'impose concernant cette
notion de « conjoncture théorico-politique », qui permet de re-mobiliser tout ce que nous
avons vu au fil des trois séances précédentes. Si vous souvenez ce qu'on a vu jusqu'ici sur la
thèse de la coupure épistémologique, et si vous vous rappelez l'importance de la « métaphore
de la topique », non seulement pour l'analyse historique des formations sociales comme
« touts structurés à dominante, mais aussi pour « l'analyse concrète de la situation concrète »
(l'analyse de conjoncture), alors on pourrait dire que ce qui est en jeu, avec le travail
d'Althusser autour de cette notion de « conjoncture théorico-politique », c'est un certain
renversement : un renversement du rapport entre la thèse de la coupure et la métaphore de la
topique :
– Jusqu'en 1965-1966, la métaphore de la topique permet de penser (sous le concept de
« tout structuré à dominante ») la structure de la dialectique matérialiste présente « à l'état
pratique » de la critique marxienne de l'économie politique comme dans les analyses de
conjoncture requise par la pratique politique (celle de Lénine en octobre 1917 – Althusser

elle se démarque et qu'elle critique (suivant une différence encore simple), l'insistance est mise désormais sur
l'impossibilité de « rédui[re] les Idéologies [...] à leur seule modalité théorique », donc sur la nécessité de tenir
compte du fait que « ces Idéologies sont des réalités sociales historiques, qu'elles font corps avec les classes
sociales et la lutte des classes » (EPP II, p. 324). Cela pose donc le problème de savoir comment des idéologies
pratiques « agissent » à l'intérieur des idéologies théoriques, et inversement comment des idéologies théoriques
« informent » les matérialités discursives, institutionnelles, subjectives et corporelles des idéologies (religieuses,
morales, juridiques, politiques etc.). Cela pose en même temps le problème de savoir comment le travail de la
connaissance scientifique (en l'occurrence le matérialisme historique) peut agir, non seulement à l'intérieur de
son propre champ (contre ce qu'elle démarque comme les « idéologies scientifiques » qu'elle critique « en
théorie »), mais indirectement dans cet élément infiniment complexe des idéologies pratiques et sociales
(autrement dit comment la pratique scientifique peut produire des effets non scientifiques mais idéologico-
politiques et pratiques). On voit alors comment la philosophie va devenir cet espace intermédiaire ou
« intercallaire » qui précisément ne cesse d'« inscrire » les effets d'une pratique dans une autre pratique, ou le
rapport de force d'un « lieu » dans un autre « lieu »...
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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ajoutera plus tard : celle de Mao pendant la Révolution Culturelle). À ce moment-là, cette
spécificité de la dialectique matérialiste est l'objet même de la coupure épistémologique ; et la
philosophie se rapporte à la métaphore de la topique pour conceptualiser cet objet ;
– Or, à partir de 1966-1967, c'est la coupure épistémologique elle-même qui doit être
pensée sous les conditions de complexité d'une conjoncture (et non plus seulement du point de
vue récurrent d'une histoire des sciences), en rapports avec d'autres « lieux » non-théoriques,
avec des forces sociales, avec des luttes pratiques, idéologiques et politiques. Mais cela
signifie aussi que la philosophie n'est plus en surplomb par rapport à cette conjoncture
complexe. Un « objet » en général peut être pensé de l'extérieur, en gardant par rapport à lui
une position réflexive ; mais la pensée d'une conjoncture ne peut la penser sans y figurer, et ne
peut « figurer dans la conjoncture qu'elle pense qu'en y intervenant. Ce n'est pas une affaire de
choix, c'est une nécessité inhérente à l'entreprise même désigné par l'expression : penser une
conjoncture »65. Dans ces conditions, la « topique » n'est plus simplement cette métaphore (ou
ce « quasi-concept ») qui oriente la philosophie dans sa conceptualisation de l'objet de la
coupure ; construire une « topique » devient la pratique même de la philosophie, parce que la
philosophie ne peut penser une conjoncture sans y intervenir, et ne peut y intervenir sans s'y
situer, s'y positionner elle-même d'une manière ou d'une autre. C'est ainsi l'activité
philosophique elle-même qui passe sous les contraintes de la métaphore topique. Althusser
introduit cette idée dans sa Note du 28 octobre 1967 :

« Sans topique, on ne peut s'“orienter” dans une conjoncture. L'objet d'une pratique
(réelle, et non théorique) est toujours une conjoncture » dans laquelle celui qui veut
agir ne peut le faire qu'en intervenant en elle, – ce qui lui impose de « savoir quelle
place il occupe dans [cette] conjoncture qu'il a dessein de modifier dans et par sa
pratique, en fonction de la place qu'occupent les autres “éléments” combinés dans
ladite pratique [...]. Ce qui suppose un repérage multilatéral des places, donc une
topique. Or une topique est une mise en place, non seulement une désignation des
lieux dans un champ théorique, mais une désignation des rapports de force en
fonction de l'efficacité attribuée à chaque force en fonction de son lieu »66.

Pour reformuler encore autrement cette même idée : La philosophie cesse, à partir de
ce moment-là, de pouvoir être simplement une épistémologie, ou une théorie des pratiques
théoriques, c'est-à-dire quelque chose comme une méta-théorie. Elle perd sa position réflexive
par rapport aux autres pratiques théoriques (scientifiques et idéologiques) ; mais
paradoxalement c'est précisément à ce moment-là que passe au premier plan, pour Althusser,
le problème d'une « théorie de la philosophie » elle-même, qui inclut nécessairement a/ une
théorie de la complexité de la conjoncture qui provoque l'intervention philosophique ; b/ une
requalification de la manière dont la philosophie, pour intervenir dans cette conjoncture, doit
inclure sa complexité dans son propre champ, donc sous la forme d'une topique
philosophique. Bref, la topique ne concerne plus seulement la structure sociale et l'analyse de
conjoncture (les deux faces d'une épistémologie du matérialisme historique) ; elle concerne
immédiatement la structuration interne du champ philosophique. Et plus Althusser définira la
philosophie comme le pur acte de déplacer-retracer les lignes de démarcation interne à ce
champ, plus le geste de créer des topiques s'identifiera à la pratique philosophique en tant que

65
« Notes sur la philosophie » (Note du 28 octobre 1967), EPP II, p. 325.
66
Ibid., EPP II, p. 326.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
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telle.

2) La scène platonicienne de la philosophie : le « ravaudage » idéaliste

Tout cela concerne directement, pour Althusser, la question de cette « philosophie


nouvelle » qu'est la philosophie marxiste, cette philosophie encore et toujours en « retard ».
C'est pourtant sur une tout autre « scène » qu'il va expliciter plus concrètement ce dispositif.
Quelle meilleure « philosophie nouvelle » pourrait-on considérer que précisément la
philosophie à son point de « nouveauté » radicale, son point de « naissance », son
commencement, nommément chez Platon67 ? Je vais développer un peu cette « scène
platonicienne », en en dégageant d'abord les enjeux principaux, puis en soulignant les
difficultés qu'elle soulève.
Examinons donc d'abord cette scène platonicienne pour elle-même.

a/ La philosophie et sa structure de dénégation. Quelle est la première chose qui


apparaît chez Platon ? Une combinaison entre :
- une « coupure » scientifique : en l'occurrence l'invention des mathématiques
théoriques au VIe siècle,
- et d'une « révolution » des conditions sociales et idéologiques de la lutte de classes :
en l'occurrence, le puissant développement de l'idéologie démocratique à Athènes, à travers
les réformes successives de Solon, Clisthène et de Périclès, l'affaiblissement de l'aristocratie,
le déclin de l'idéologie aristocratico-religieuse au profit d'une idéologique politique et morale
nouvelle, et au profit de cette nouvelle idéologie théorique qu'est la Sophistique.
Une telle « conjonction politico-scientifique » fait naître la philosophie dans
l'assignation d'une tâche contradictoire : a/ la tâche d'enregistrer une mutation de la rationalité
scientifique en prenant acte de son irréversibilité, mais en même temps b/ la tâche de conjurer
les bouleversements que cette mutation produit potentiellement dans les langages
idéologiques des classes dominantes, autrement dit, la tâche d'effacer les bouleversements
qu'elle induit potentiellement dans les logiques, les langages et les rationalités de la
domination de classe. La philosophie se constitue historiquement par cette tâche
contradictoire. Et la thèse que Althusser croit pouvoir tirer de la démarche de Platon, c'est que
la philosophie ne « résout » cette contradiction qu'en inventant un dispositif théorique inédit
(« la philosophie ») qui est structuré comme une « dénégation ». Althusser emprunte ce terme
à la psychanalyse, pour désigner un rapport (lui-même contradictoire) de reconnaissance et de
négation, de reconnaissance et de refus de connaître. Par exemple quand on dit : « Je sais
bien, mais quand même... » ; ou encore : « Je ne veux pas dire que vous m'ennuyez, mais
maintenant je dois partir... » : on reconnaît quelque chose dans la forme de sa négation. La
philosophie naît, avec Platon, comme un dispositif qui permet de reconnaître la positivité et
l'irréversibilité d'une révolution de la rationalité scientifique combinée à une révolution des
conditions idéologiques de la domination de classe (les logiques par lesquelles cette
domination se rationalise, les langages qu'elle utilise pour le légitimer etc.), mais en
67
Althusser ne cessera de projeter sur cette scène platonicienne du « commencement de la philosophie » tous les
problèmes touchant à une détermination de l'« instance philosophique », bien qu'avec des inflexions chaque fois
sensiblement différentes : dans le cinquième Cours de philosophie pour scientifiques, dans les contemporaines
« Notes sur la philosophie », en mode mineur dans Lénine et la philosophie, de nouveau en mode majeur au
début de Sur la reproduction des rapports sociaux, puis encore en 1976-1977 dans son Initiation à la
philosophie pour les non philosophes...
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
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intériorisant cette reconnaissance à l'intérieur d'une structure intellectuelle qui en opère la


dénégation.
Par cette dénégation, résume Althusser, la philosophie se voit déléguée la tâche
réactive de « colmater », ou suivant la métaphore qu'il affectionne ici, de « ravauder »
l'idéologie dominante : la philosophie se définit alors par son entreprise de « restauration »
idéologique dans la forme d'un aggiornamento68 ou d'une « réconciliation supérieure »69.

b/ L'invention platonicienne de la topique et ses enjeux : la « reconnaissance » duplice


de la science par la philosophie : théorie de la connaissance, subordination, exploitation.

Notons bien cependant – seconde remarque –, que cette intervention philosophique ne


consiste pas à intervenir directement, « en personne », ni dans le champ social, ni dans le
champ scientifique ; et la philosophie ne se borne jamais à relayer simplement une idéologie
dominante défaillante. Comme le souligne Althusser en 1968 dans le cinquième Cours de
philosophie pour scientifiques, pour que cette dénégation opère, il faut encore que le dénié (la
révolution scientifique) trouve cependant à s'inscrire quelque part, et à être « représenté »
dans l'espace philosophique. Comment cela se manifeste chez Platon ? Althusser part d'un
« mot d'ordre célèbre », celui qui figurait sur le fronton de l'Académie de Platon : « Que nul
n'entre ici s'il n'est géomètre ». Je cite Althusser dans le 5ème Cours de Philosophie pour
scientifique :

« Le rapport avec la géométrie grecque (une science) est officiellement déclaré :


condition d'entrée. La science est donc officiellement invitée comme l'hôte par
excellence de la philosophie. Toute la question est de voir quel traitement elle subit ;
comme elle est reçue, à quelle place elle est installée et quel rôle on lui fait jouer au
“Banquet” de la philosophie ».70

Première idée, donc : pour « ravauder » le bouleversement idéologico-théorique qu'une


révolution scientifique a contribué à produire, la philosophie commence par inviter cette
science dans ses murs. Elle ne la refoule pas, elle ne cherche pas à la disqualifier pour
l'exclure ; au contraire elle la fait entrer chez elle avec tous les honneurs. Mais elle ne la fait
pas entrer sans produire une représentation philosophique de cette science, sans lui assigner, à
l'intérieur de son propre espace, une place et une fonction précises. Voilà que les choses
deviennent intéressantes : car ce rapport philosophique que la philosophie platonicienne
invente avec la science est un rapport très ambigu, ambivalent, et pour tout dire, duplice :

68
« Notes sur la philosophie », EPP II, p. 323, et p. 343. Répétons que sont ici visées, non seulement les
« idéologies scientifiques » qu'une nouvelle science démarque comme erreurs ou illusions, mais potentiellement
l'ensemble des rapports socio-idéologiques. L'efficace d'une coupure épistémologique et le champ de son effet ne
se réduit plus à des idéologies théoriques démarquée par récurrence comme « pré- » ou « non-scientifique »,
mais aussi et indissociablement à un tissu d'« idéologies sociales », dans la mesure où « ces idéologies
théoriques comportent aussi des “connaissances” (…) qui viennent pour une part non négligeable de pratiques
réelles » elles-mêmes conditionnées par des rapports socio-idéologiques ». Voir L. Althusser, Note du 28 octobre
1967, in EPP, II, p. 330, où il souligne que « le concept d'idéologie théorique fait bien apparaître la récurrence
de la coupure » mais non le « contenu avec lequel il coupe, au moins en ces éléments divers constitutifs de ce
contenu », qui n'est autre que les idéologies pratiques (« locales ») et sociales (« régionales ») sous lesquels se
réalisent les pratiques sociales.
69
EPP II, p. 323.
70
EPP II, p. 273.
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D'un côté, « la science reçoit une double reconnaissance de la philosophie : pratique et


théorique. Pratique : de fait, la philosophie platonicienne en tant que philosophie (donc en tant
qu'elle se distingue des pseudo-philosophies pré-platoniciennes, donc des conceptions du
monde ioniennes, etc.), procède par des raisonnements et des démonstrations qui s'inspirent
profondément de la rationalité de la science existante. Le discours philosophique vise par
essence à une forme de caractère scientifique. La science reçoit une promotion extraordinaire
dans la philosophie, car la philosophie se déclare elle-même science : épistémè. La
philosophie vise elle-même à être science ». Donc une reconnaissance à la fois pratique et
« symbolique » : la philosophie prend pour modèle de pratique théorique, une pratique
argumentative et déductive portant sur des concepts ou objets abstraits.
Mais d'un autre côté, dans cette représentation philosophique de la science, cette
dernière est placée dans une position doublement subalterne, théoriquement et pratiquement.
Théoriquement : car dans ce champ de représentation philosophique, la science est toujours
(sauf exceptions rarissimes dans l'histoire de la philosophie, remarque Althusser) subordonnée
à la philosophie, cette philosophie qui prétend précisément être, non une science particulière
mais « la Science, entendons à la limite la Science des sciences ». (Althusser énumère de
façon elliptique : « Exemple Descartes : la métaphysique est le tronc d'un arbre dont les
sciences sont les branches. La métaphysique est la Science des principes des sciences.
Exemple Kant : la philosophie, en tant qu'elle pense les conditions de possibilité de la
connaissance (scientifique), assigne aux sciences (mathématiques, physique) leur place, donc
leurs limites ; elle est Science, comme Critique et comme Métaphysique transcendantales.
Exemple Hegel : la philosophie spéculative est le savoir absolu dont les sciences ne sont que
des moments subordonnés »71). Pratiquement : car la philosophie exploite des éléments ou des
démonstrations des sciences pour en faire un usage apologétique, c'est-à-dire les transformer
en arguments utilisables sur un tout autre plan, celui de la lutte idéologique. C'est ce que
Althusser identifie dans un célèbre passage de La République, où Platon utilise la géométrie
pour définir une égalité géométrique comme égalité de proportion entre les segments inégaux
d'une ligne : c'est-à-dire une égalité capable d'établir (« géométriquement ») une inégalité
réelle, et permettant de « justifier l'inégalité des classes sociales dans la cité de la
République »72. En somme : exploitation théorique établissant un rapport de primauté et de
hiérarchie théorique entre la philosophie et la science ; et exploitation pratique de certaines
propriétés (en l'occurrence) mathématiques pour « démontrer » des thèses extra-scientifiques
et (en l'occurrence) politiques73.
Récapitulons : suivant cette scène « idéale » platonicienne, la dénégation qu'opère la
philosophie (entendons : la philosophie en tant qu'elle naît comme idéalisme philosophique)
n'est pas une simple négation. La philosophie platonicienne reconnaît bien la coupure
épistémologique des mathématiques, mais à la condition de « l'incorporer », pour ainsi dire,
en représentant cette science dans une hiérarchie philosophique des formes de pensée,
hiérarchie au sein de laquelle la pensée scientifique est à la fois reconnue, et même érigée en

71
EPP II, p. 274-275.
72
EPP II, p. 273.
73
Althusser récapitule ainsi ce cercle : « la science ou les sciences, [tout en étant] reconnu par la philosophie, est
mise ou sont mises par la philosophie dans un état que nous connaissons bien : un état de soumission et
d'exploitation. La philosophie ne reconnaît la science ou les sciences que pour les soumettre à une exploitation
apologétique servant des valeurs extrascientifiques. La philosophie ne reconnaît là ou les sciences qu'à la
condition de les soumettre à son exploitation, de les gauchir-trahir plus ou moins dans la reconnaissance qu'elle
accomplit » (EPP II, p. 275).
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
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modèle éminent de rationalité pour la pensée philosophique elle-même, et subordonnée à


elle74, et exploitée par elle à des fins idéologiques et politiques. Ainsi, la philosophie travaille
à la restauration d'un discours idéologique dans le langage même de la nouvelle science qui
déstabilise pourtant ce discours (ou du moins dans un langage qui doit faire allusion à cette
nouvelle science). D'où l'hommage duplice que la philosophie rend à la science, ou
l'idéalisation circulaire qu'elle opère et de « la science », et d'elle même sous les différentes
figures de la « science reine », de la connaissance anhypothétique, du savoir absolu. Si la
philosophie a des abstractions qui lui sont spécifiques, elle n'a en revanche pas d'autre
rationalité que celle qu'elle emprunte aux sciences « pures ». C'est dans leurs régimes
démonstratifs et non-empiriques que les catégories philosophiques opèrent une double
tractation, insérant des catégories idéologiques décisives (par exemple l'égalité et l'inégalité
comme catégories de l'idéologie politique) dans une discursivité déductive procédant sur des
objets abstraits, hypostasiant des concepts scientifiques « hors des conditions d'existence
finies » de leur objet. (N.B. : plus encore peut-être que Platon ou Hegel, c'est un certain
kantisme qui alimente cette description de la portée idéologique de l'intervention
philosophique ; cf. dialectique transcendantale).

Ouvrons une parenthèse pour signaler la façon dont les formulations précédentes,
tirées du 5ème Cours de philosophie pour scientifiques, trouveront en particulier un
intéressant prolongement dans la Note de février 1968 sur la « topique philosophique », qui
détaille encore la façon dont la conjoncture théorico-politique combinant bouleversement de
la rationalité scientifique et effritement des langages idéologiques des luttes de classes, est
intériorisée ou « représentée » dans l'espace philosophique :
1) Premièrement, comment la philosophie « reconnaît » la coupure produite par une
révolution scientifique ? En la représentant, à l'intérieur de son propre espace, sous la forme
d'une « théorie de la connaissance » (et chaque philosophe en a proposé une à sa manière), qui
opère une différenciation entre des « degrés de connaissance », correspondant à des facultés
de connaître, et correspondant à des genres d'être ou des régions ontologiques différenciées :

« Toute philosophie distingue entre des êtres différents, des connaissances


différentes, entre des genres d'être et des modes de connaissance, etc. Platon : l'être
vraiment être, l'essence, l'apparence/le nous, la dianoia, la doxa. Descartes : la
74
Mais on ajoutera encore : et subordonnante, car c'est aussi le champ des « connaissances pratiques » et
« techniques » qui se trouvent, par cette hiérarchisation idéaliste, rejetée dans les bas-fonds des fausses
connaissances, « infra- » ou « pré-scientifiques », ou reconnues dans la seule positivité d'une exécution
mécanique appliquant des savoirs forgés ailleurs, « au-dessus », par « les savants ». N.B. Cela ne va pas sans
préciser la position de l'empirisme philosophique au sein de la tendance idéaliste, comme un redoublement de sa
dénégation structurelle. L'empirisme est précisément l'effet de cette seconde dénégation portant sur les
connaissances produites par les pratiques non scientifiques mais sociales au sens le plus large du terme. Ou plus
exactement : il est l'effet en retour, dans la philosophie, de l'idéalisme incorporé par les sciences sous forme de
positivisme (philosophie « spontanée » des savants). On soulignera a contrario l'importance que reçoivent (dans
l'Initiation à la philosophie pour les non philosophes – son jeu d'adresse peut également l'expliquer) ces
« découvertes » techniques, irréductibles tant aux « coupures » scientifiques qu'aux « ruptures » philosophiques
et aux « révolutions » idéologiques, et « qui surgissent parfois dans le monde de la “culture” comme une surprise
et comme un scandale insupportable aux idées dominantes », tout comme ces connaissances pratico-techniques
qui conditionnent les mutations scientifiques, en incorporent inégalement les effets dans les pratiques et rapports
sociaux, déstabilisent le partage entre « idéologie théorique » et « idéologie pratique », mais ne disparaissent
jamais purement et simplement dans l'ombre portée des « faux savoirs » projetés par les nouvelles lumières d'une
mutation scientifique.
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sensibilité et l'entendement. Kant : sensibilité, entendement, Raison. Raison pure et


Raison pratique, etc. »75

Althusser remarque que les scientifiques n'ont jamais prêté grande importance à ces
théories philosophiques de la connaissance, ces théories ne disant rien des pratiques effectives
de production des connaissances scientifiques (ce ne sont nullement des épistémologies). Mais
ce geste typiquement philosophique de distinguer-différencier des modes de connaissance et
des genres d'être à connaître, est précisément la manière dont la philosophie structure son
champ en intériorisant la coupure épistémologique : la philosophie reconnaît cette coupure,
mais en en produisant une représentation ou une traduction proprement philosophique : par
exemple chez Platon, en distinguant l'opinion (doxa), la pensée discursive (dianoia), et
l'intelligence intuitive des principes (noûs) ; et en distinguant corrélativement des genres ou
« régions » ontologiques : le « lieu sensible » et le « lieu intelligible » (N.B. c'est Platon qui
invente la métaphore topique !).
2) Deuxièmement, les philosophes se contentent rarement de simplement différencier ;
ils hiérarchisent ces modes de connaissance, et les types d'étants correspondant, en degrés
inégaux. Et le point essentiel pour Althusser, c'est que la science soit placée dans cette cette
hiérarchie, et que la philosophie se positionne elle-même dans cette hiérarchie, ce qui inscrit
dans cet espace abstrait de la philosophie la restauration d'un ordre qui est un ordre
idéologique et politique : « La hiérarchie est sanctionnée par une évidence : un type d'être ou
de connaître occupe la place de la domination hiérarchique, est au pouvoir » ; et dans son
« opération d'autoplacement » la philosophie se donne à elle-même (« sauf exception
(rarissime) », observe Althusser) la « place du pouvoir (la plus haute dans la hiérarchie) »76.
Ce que l'on voit apparaître ici, c'est que cette structure du champ philosophique (avec ses trois
opérations fondamentales de 1° distinction-différenciation, 2° hiérarchisation, 3° d'auto-
positionnement de la philosophie en lieu et place du pouvoir dans son propre espace) n'est pas
structurée seulement par une coupure entre science et non-science, mais par une forme
politique privilégiée, hiérarchique et centralisée : par la forme de l'Etat : une forme étatique
qui informe intérieurement la façon dont la philosophie constitue son domaine (sa topique) et
se positionne elle-même dans ce domaine.

c/ Les abstractions philosophiques et leurs fonctions idéologiques : totalisations,


catégories, totalités, suppléments

Je conclus cette brève présentation de cette « scène originaire » de la philosophie


qu'Althusser décrit chez Platon : le point essentiel ici, c'est la tentative de décrire la fonction
nodale que la philosophie (idéaliste) est ainsi amenée à jouer dans le champ des luttes socio-
idéologiques, sans pourtant jamais sortir de son propre espace théorique.
Quelle est cette fonction, en deux mots ?
– Premièrement, la thèse que fixera Lénine et la philosophie : « la philosophie
représente la lutte des classes dans les champs théoriques et scientifiques », est déjà en place.
Ce que la philosophie idéaliste fait dans ce jeu de délégation, c'est exploiter les « retombées »
des sciences dans les langages idéologiques, en contribuant elle-même à idéologiser les
concepts et objets scientifiques en les traitant comme des « réponses » aux problèmes d'une

75
EPP II, p. 348.
76
EPP II, p. 349.
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formation idéologique en crise, c'est-à-dire en les traduisant dans un langage de « sens » et de


« vérité » étranger au mode de production de connaissances (comme l'illustre typiquement,
pour Althusser, l'usage platonicien de l'égalité de proportion pour ré-articuler et
« rationaliser » l'inégalité socio-politique). Mais en outre, en instrumentalisant les sciences
tout en se présentant elle-même comme La Science par excellence (anhypothétique, des
principes, absolue, etc.), la philosophie gagne alors une efficacité idéologique qu'aucune
science ne pourrait avoir. Car les concepts scientifiques sont des abstractions déductives dont
l'universalité est toujours conditionnée par le champ d'investigation de telle science
particulière. Mais cette « discipline supplémentaire »77 qu'est la philosophie, elle, forge des
catégories qui sont, non pas universelles, mais totalisantes : en s'érigeant en position de
Science des sciences, la philosophie peut prétendre forger une totalisation théorique de « ce
qui existe », et y inclure même le possible, et même l'impossible (en le qualifiant justement
comme impossible), et même l'inexistant (en le qualifiant comme inexistant), dans un tout de
pensée qui assigne en droit à chaque chose « sa place, son origine, sa fonction et sa
destination ». La philosophie forge ainsi à la fois la justification la plus abstraite d'un ordre
établi qu'elle absolutise, et un moyen pour les classes dominantes de justifier leur domination
par l'ordre du réel en lui-même, et de se garantir la fiction de maîtriser leur avenir.
– Deuxièmement, la métaphore du « ravaudage philosophique » suggère encore une
autre thèse, qui découle de ce qui précède : la philosophie n'est jamais l'expression d'une
idéologie dominante ; elle est toujours entre deux idéologies au moins, et active précisément
dans leur espace de « transition », d'ambivalence, et de traduction de l'une dans l'autre : entre
idéologie religieuse et idéologie scientifique (la scène platonicienne elle-même), mais aussi
entre idéologie religieuse et idéologie juridique (lieu décisif pour Althusser de la lutte
idéologique d'une nouvelle classe bourgeoise), et non moins entre idéologie juridique et
idéologie politique (soit le site conflictuel de l'idéologie prolétarienne elle-même qui, à se
démarquer comme le soutient Althusser par son essentielle politicité, ne s'est constituée et
transformée qu'à travers sa lutte contre l'idéologie juridique bourgeoise qui la travaille sans
cesse du dedans).
– Vous voyez peut-être comment cela conduit Althusser à replacer la question de
« l'intervention » philosophique (telle qu'elle est pensée à partir de Platon) au coeur du
problème de l'hégémonie78, qui s'avérera d'autant plus centrale lorsqu'on passera de la scène
platonicienne à la scène « bourgeoise » de la modernité philosophique. En effet le concept
d'hégémonie tend à désigner chez Althusser, non un mode spécifique de domination, mais le
mode de domination spécifiquement inventé par la classe bourgeoise, comme en témoigne sa
double singularité : le perfectionnement inédit de son État, et l'adhésion des classes dominées
qu'elle a toujours eu besoin d'exploiter politiquement non moins qu'économiquement. Mais
c'est alors que lien de la philosophie au champ des luttes idéologico-politiques se resserre le
plus, l'opération philosophique de totalisation n'étant rien d'autre que de contribuer à
l'unification idéologique indispensable à la formation d'une idéologie dominante, tant

77
EPP II, p. 325.
78
N.B. Il y a évidemment ici un déplacement massif, de la scène platonicienne du commencement philosophique
à la scène « bourgeoise » de la modernité, ou lorsque l'on passe de l'intervention « restauratrice » du « ravaudage
philosophique » dont le platonisme, ou le nom de Platon comme « aristocrate réactionnaire », donne le
prototype, à la problématique idéologico-politique de la philosophie moderne, moins réactive qu'offensive,
moins « en retard » par rapport aux bouleversements de la lutte idéologique qu'elle devrait palier, qu'en
« avance » sur une révolution sociale et politique qu'elle prépare en passant au service de la lutte idéologique
d'une classe ascendante.
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objectivement (unification dominante d'idéologies « locales » et « régionales ») que


subjectivement (unification de la classe dominante elle-même et hégémonisation de ses
« valeurs » et de ses « intérêts » par le consentement des classes dominées 79). Deux thèses
vont s'en trouver placées au premier plan dans les travaux d'Althusser sur les « appareils
idéologiques d'Etat » des années 1969-1970 :
a/ L'une réfère à la lutte de classe de la classe dominante ou ascendante l'élément
idéologique dans lequel la philosophie, ce « laboratoire théorique » de l'hégémonie, opère ses
remaniements et inventions catégoriels. Cela fait intervenir une thèse majeure qu'Althusser
développe dans le manuscrit de 1969-1970 Sur la reproduction, en distinguant entre
idéologies « primaires » et « secondaires », et en soulignant plus généralement l'irréductible
multiplicité des idéologies (ou pour le dire à l'inverse : l'extension de la lutte de classe dans
toutes les pratiques, à travers leur soumission aux « rituels » disciplinaires des appareils
idéologiques d'État). Chaque appareil idéologique procédant déjà à une unification de sens et
de reconnaissance des agents qui y sont assujettis, l'abstraction philosophique intervient en
opérant une sur-unification des idéologies elles-mêmes (religieuse, scientifique, juridique,
morale, politique…), sous la dominance d'une idéologie particulière. Car la philosophie n'a
peut-être pas d'objet (« au sens où une science à un objet »), mais elle a bien une matière :
l'idéologie régionale rendue déterminante par les pratiques et les luttes de la classe dominante.
Ce qu'illustre le passage (qui n'a rien d'une substitution terme à terme) du long travail de la
philosophie dans l'idéologie religieuse, au rapport constitutif de la philosophie moderne à
l'idéologie juridique : en témoignent la catégorie de sujet dont elle fait son signifiant-maître,
et peu ou prou tous les philosophèmes de la pensée moderne qui confèrent à son présupposé
son extension systématique (« le Sujet, l'Objet, la Liberté, la Volonté, la (les) Propriété(s), la
Représentation, la Personne, la Chose… »80), et de aussi, la conception même du système
pensé sur le modèle d'une constitution, la représentation du « porteur » du discours
philosophique dispensateur des questions de juris, et retour (d'où ici encore la prégnance de
l'arrière-plan kantien dans l'Initiation), l'idée théorique et pratique du « sujet législateur »81.
b/ Mais le corrélat en est bien, pour finir, celui-ci : sceller la philosophie à l'État et à
ses appareils idéologiques, donc à la lutte pour l'unification idéologique de la classe
ascendante dont l'État est à la fois le lieu, le moyen et l'effet. Comme le suggérait déjà le
détournement de la formule léniniste « L'État n'a pas toujours existé », en cette autre qui la
prolonge en la redoublant : « la philosophie n'a pas toujours existé », tout a lieu comme si
l'unité de l'idéologie dominante était toujours sujette à une double inscription, ou l'œuvre
d'une double unification, de et dans l'État, et de et dans la philosophie82, ce « redoublement

79
Suivant des formulations ici encore au plus près de la théorie gramscienne de l'hégémonie, comme on le verra
par exemple à la reprise de la dialectique de « domination » et de « direction » dans le chapitre 16.
80
L. Althusser, Éléments d'autocritique, op. cit., p. 171, n. 22.
81
Cf. Sur la reproduction, op. cit., p.88, 96 ; Eléments d'autocritique, op. cit., p. 171-172, note 22. On notera que
dès 1967 la géniale description ébauchée par Althusser de « l'effet de topique » de l'idéalisme, décrit la
constitution de l'espace interne à chaque philosophie comme un système qui évoque moins la doctrine
hégélienne du savoir absolu que la systématicité du Droit : « Notes sur la philosophie », op. cit., pp. 348-350 et
355-356 (cf. sur la systématicité des axiomatiques juridiques modernes, Sur la reproduction, op. cit., p. 94). Ce
qui confirmerait du point de vue d'Althusser la thèse qui domine les derniers chapitres de l'Initiation : le système
comme forme d'existence de la philosophie marque l'intériorisation par celle-ci de la « forme de l'État » (l'État
pensant son unité dans la forme de l'ordre juridique, la philosophie pensant l'unité des idéologies dans la forme
systématique du droit).
82
Mais il n'est pas difficile d'y retrouver aussi un schéma théologico-politique conjoignant pouvoir temporel et
du pouvoir spirituel, ou le double visage de Dieu à la fois tout-puissant et omniscient.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
School “Marx and Marxism” (Ilia State University/Institute for Social and Cultural Research), Kutaisi, 23-28
février 2015.
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empirico-transcendantal », pour le dire en termes foucaldiens, impliquant pour l'État de se


faire d'une manière ou d'une autre représenter au sein de la philosophie elle-même. Le
système est essentiel à la philosophie, non seulement comme sa forme d'exposition privilégiée
mais comme sa forme d'existence (ou ce que les Notes de 1967 appelaient son « effet de
topique » interne), dans la mesure exacte où il est essentiel à la « domination » idéaliste de la
philosophie, comme « laboratoire » expérimental de l'hégémonie. Ce qui fait de la forme du
système ce par quoi la philosophie « reproduit en elle la forme de l'État » tout en faisant
fonctionner son instance dans le procès social des savoirs.

D. Impasses et lignes de fuite : de la recherche de la « nouvelle philosophie »


(marxiste) au problème d'une « nouvelle pratique (matérialiste) de la philosophie »

Examinons maintenant, pour conclure, quelques difficultés que vont soulever ce


dispositif conceptuel.
On peut dire d'abord que ces difficultés tournent autour d'un paradoxe central. D'un
côté, Althusser cherche manifestement à donner un maximum d'extension à son concept de
« conjoncture théorico-politique » : il s'agit d'établir une détermination générique de la
philosophie à partir du discernement de ses conditions d'apparition, qui sont à la fois ses
conditions d'existence et les conditions de ses grandes mutations au fil de son histoire. D'une
certaine manière, le « philosophique », en tant que tel, ne sera jamais rien d'autre que la
répétition du geste platonicien83, dans des conditions évidemment très variables
historiquement84. Ce qui définit ce geste (le geste philosophique comme tel), ce n'est pas un
contenu doctrinal, c'est une modalité d'intervention dans une conjoncture (Jacques Rancière,
au début de la Mésentente, sinon dans tout le livre, sera bien plus « althussérien » qu'il ne
voudrait le reconnaître). Mais de l'autre côté, Platon, qui n'est certes pas spécialement réputé
pour ses positions de classe prolétariennes, représente évidemment, pour Althusser comme
pour tant d'autres, la quintessence de la « tendance idéaliste » en philosophie, dont Platon
invente même le langage au moment même où il invente le langage du conflit entre idéalistes
et matérialistes (la fameuse dissension entre « Amis des Formes » et « Amis de la matière »,
dans Le Sophiste). Tout se passe donc comme si, en cherchant par le détour de cette scène
platonicienne les moyens de poser la spécificité d'une « philosophie matérialiste marxiste »,
Althusser rendait d'autant plus difficile de déterminer la spécificité matérialiste de cette
philosophie. Ou pour le dire encore inversement : comme s'il rendait d'autant plus compliqué
de comprendre de quelle pratique de la philosophie le marxisme est le nom, si son
« matérialisme » empêche d'en faire la seule répétition du geste platonicien, geste réitératif
pourtant définitionnel du philosophique en tant que tel 85...
83
Dont Althusser suggéra au moins une fois combien s'y enchevêtrait une observation simplement empirique des
conditions d'apparition historique de la philosophie, et la scène d'un fantasme, scénarisant l'inconscient d'une
pensée philosophique n'ayant pas d'autre histoire que la répétition de cette scène originaire. Sur cette idée d'un
« inconscient philosophique », cf. EPP II, p. 347-356 (Note du 8 février 1968).
84
Cf. Sur la reproduction, op. cit., p. 36-39.
85
Une formulation du problème serait de déterminer jusqu'à quel point la détermination de la « nature de la
philosophie » est ainsi suturée au geste platonicien, ou encore, où circonscrire exactement la teneur idéaliste de
ce geste, c'est-à-dire l'identification de la « nature de la philosophie » avec sa seule tendance idéaliste. Le
problème devient particulièrement aigu lorsque Althusser identifie dans le geste platonicien l'invention de la
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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Dans le peu de temps qui nous reste, je vais conclure ces sessions en me bornant à à
relever, de façon très elliptique, quelques motifs de ce problème que vous pourrez retrouver
dans les textes des années 1970.
1) Je crois qu'à partir de Lénine et la philosophie en 1968, on voit coexister chez
Althusser deux manières d'affronter cette difficulté. La première est fidèle à un certain
« rationalisme althussérien », qui est une fidélité d'Althusser à un rationalisme constamment
affirmée par la tradition marxiste. Ainsi dès les « Notes sur la philosophie » de 1967,
Althusser soutient que ce qui distingue radicalement la philosophie marxiste par rapport au
dispositif de la philosophie existante depuis Platon, c'est : 1/ premièrement, qu'« elle ne
subvertit pas sa fonction de rupture dans une dénégation de cette fonction, dans une
“réconciliation” supérieure sous les “intérêts” idéologiques dominants de Dieu, du Bien, de
l'Art, etc. Elle “joue” le “jeu” sans tricher. Elle sait qu'elle est rupture, intervention dans la
conjoncture révolutions/coupures, et qu'elle fait partie de cette conjoncture »86 ;
2/ deuxièmement, qu'elle n'a pas le même rapport de duplicité/d'exploitation des productions
scientifiques ; 3/ troisièmement, qu'elle ne se projette pas elle-même dans la position d'une
« science reine », d'une science de l'absolu ou de l'inconditionné, puisqu'au contraire elle
« sait » qu'elle est elle-même sous la condition de luttes idéologiques, luttes qui ne s'incarnent
pas seulement dans le champ des pratiques théoriques (dans les conflits entre travail
scientifique et idéologies scientifiques), mais qui renvoient d'abord (« primat de la pratique
sur la théorie » oblige) à des idéologies qui sont « des réalités sociales historiques [qui] font
corps avec les classes sociales et la lutte des classes ».
Cette première perspective ne disparaîtra jamais complètement chez Althusser, qui
verra bien cependant les difficultés qu'elle soulève. 1°) L'une de ces difficultés est la
suivante : en prêtant à la philosophie marxiste le privilège d'être la seule à ne pas dénier le
champ des luttes historiques dans lesquelles elle prend position (« une pratique qui a renoncé
à la dénégation, et qui, sachant ce qu'elle fait, agit selon ce qu'elle est »87), on est obligé
d'accepter son corrélat, qui est plus que douteux : il faudrait arrimer l'idéalisme philosophique
à une bourgeoise inexorablement inconsciente de ses propres luttes, une bourgeoisie déniant
les forces réelles qu'elle doit affronter, une bourgeoisie portée par les mécanismes objectifs de
l'ordre existant, qui rendraient cette bourgeoisie d'autant plus puissante qu'elle lutterait en
aveugle… Une autre de ces difficultés, c'est que, même dans cette forme « rationaliste », il
paraît difficile de soustraire cette philosophie matérialiste à son inscription dans le champ des
luttes idéologiques, et dans une lutte de contre-hégémonisation à laquelle elle doit elle-même
contribuer. Ce qui doit signifier dire non seulement le « devenir-social » ou le « devenir-
idéologique » de la philosophie marxiste, mais bien aussi, et plus paradoxalement, le devenir-
idéaliste de cette philosophie matérialiste, et même la nécessité de ce devenir-idéaliste, aussi
bien pour construire une hégémonie alternative à l'hégémonie bourgeoise, que pour les
nécessités de l'organisation politique. Althusser soulignera fortement les difficultés que recèle
une telle « unité des contraires », en 1978, dans un article intitulé « Le marxisme

« topique », et plus encore, lorsqu'il analyse la nécessité pour la philosophie de constituer son champ comme une
topique pour pouvoir réaliser sa « dénégation » de la coupure. Prenant exactement à revers la thèse centrale
défendue depuis le début des années 1960, qui identifiait la topique (fût-ce comme métaphore) comme la trace
distinctive essentielle du matérialisme marxiste d'avec la totalité « expressive » de l'idéalisme, voici à présent
que la topique est étroitement articulée à l'opération inaugurale, avec Platon, non simplement de la philosophie
idéaliste, mais de la philosophie comme idéalisme.
86
EPP II, p. 324.
87
L. Althusser, Lénine et la philosophie, rééd. Solitude de Machiavel, op. cit., p. 135.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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aujourd'hui » :

« Toute organisation de lutte sécrète une idéologie spécifique destinée à défendre et


assurer son unité propre pour sa lutte et dans sa lutte. S'ils ont bien reconnu que la
théorie marxiste devait reprendre les “formes idéologiques” de masse pour devenir
politique active, ils n'ont pas vraiment pris en compte ce fait de la différence et de la
contradiction possibles entre l'idéologie marxiste et cette idéologie exigée par
l'existence, l'unité et la défense de l'organisation. Faute d'une théorie du parti, et des
effets produits par sa structure d'appareil, ils ne se sont pas avisés que l'idéologie
marxiste pouvait être déformée par l'idéologie nécessaire au parti comme tel. (…) Pour
que le parti fût unifié dans sa pratique d'organisation, sûr de sa cause et de son avenir
dans une période dramatique, il ne lui fallait rien moins que la garantie proclamée de
la Vérité de son idéologie, et de l'unité sans faille de sa théorie et de sa pratique. Et
comme le Parti comporte nécessairement un appareil, la tentation était grande que la
direction de cet appareil s'attribuât la garantie idéologique d'une sorte de Savoir
Absolu, au point de ne plus apercevoir la fonction idéologique de ce savoir confondu
avec son pouvoir, et donc les risques de cette confusion. Au point même de ne plus
apercevoir que cette fonction méconnue de l'idéologie pouvait finir par reproduire
dans le parti même, dans la différence entre ses dirigeants et ses militants, la structure
même de l'État bourgeois, qui est séparation entre “les gouvernants et les
gouvernés”. »88

2) En même temps, on voit apparaître (et ce également dès 1968, dans Lénine et la
philosophie), une formulation sensiblement différente : il s'agirait moins de faire naître enfin
cette « nouvelle philosophie » marxiste (que l'on a appelé anticipativement « le matérialisme
dialectique »), mais d'inventer une « nouvelle pratique de la philosophie », dont le marxisme
nommerait encore l'exigence, comme position de classe prolétarienne dans le Kampfplatz
philosophique. Et suivant cette autre perspective, on verra se développer l'idée (qui restera
cependant, pour reprendre une autre métaphore althussérienne, plus « souterraine » que la
première) d'une « pratique matérialiste de la philosophie » conçue comme une lutte contre les
déterminations idéologico-politiques constitutives de la philosophie comme telle (et en
dernière instance : contre le lien intime entre la forme du système philosophique (ou des
totalisations philosophiques) et la forme de l'État (ou la forme de ses appareils – y compris la
forme du Parti)). Bref, une pratique contradictoire : une pratique contre-philosophique dans
la philosophie.
Faute de temps, je laisse de côté des aspects importants dans cette perspective, qui
touchent à la forme d'exposition de la philosophie, et la surdétermination idéologico-politique
de la forme du système. Ce qui va conduire Althusser à réévaluer positivement (et non comme
des formes imparfaites en l'attente de leur exposition développée et systématisée) les formes
non-unifiées et non-unifiantes qu'à pu prendre la philosophie dans l'histoire du marxisme, à
commencer par le fragment et la thèse, dont les Thèses sur Feuerbach constituent bien sûr le
prototype.
Je voudrais simplement signaler à votre attention cet autre élément, qui me paraît
relever de cette pratique matérialiste de la philosophie comme pratique contre-philosophique

88
L. Althusser, « Le marxisme aujourd'hui », Solitude de Machiavel, p. 306. Cf. Sur la reproduction, op. cit.,
pp. 263-264.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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de la philosophie (idéaliste), dans la mesure où elle prend à contre-pied la fonction


d'hégémonisation idéologique assurée par la philosophie et ses catégories totalisantes. Bien
sûr Althusser ne renonce jamais à l'idée que la philosophie a à produire et à travailler ses
catégories (ce qui veut dire aussi : critiquer, déconstruire, reconstruire ces catégories, pour
déplacer les « lignes de démarcation »). De même qu'il ne renonce jamais à l'idée que le
problème politique n°1 est celui de construire une hégémonie alternative, dont le prolétariat
restera pour lui le signifiant majeur. Mais on peut être intrigué par l'attention dont il témoigne
– et on en voit les occurrences se multiplier, et de plus en plus, à partir du milieu des années
1970 – pour ce qu'il appelle les riens (aux marges des totalités idéalistes), pour les déchets (en
contrepoint des refoulements et des dénis exercés par l'idéalisme), pour les silences (dans les
failles de la prétention idéaliste à détenir la Vérité toute, et à remplir la place de son discours
infini parlant « pour tout le monde et à la place de tout le monde »)… Dans la Soutenance
d'Amiens (en 1976), lors qu'il démarque une fois encore de la « totalité » hégélienne le
« tout » marxien, Althusser ne mentionne plus seulement les différences réelles ou les
inégalités irréductibles qui structurent le « tout » matérialiste. Il souligne aussi cette
conséquence, que tout ne peut pas « rentrer dans ce tout » (« il n'est pas dit […] que tout soit
ou infrastructure ou superstructure »). Et il ajoute en passant que Le Capital donnait lui-même
à penser, dans les marges de la logique du capital déployée par Marx, que « la théorie
marxiste des sociétés et de l'histoire implique toute une théorie de leurs faux frais et de leurs
déchets », tout comme du procès de production chutent certains « restes », qui ne trouvent à
s'inscrire ni dans la forme-valeur ni dans les codes de la valeur d'usage 89.
C'est ce que l'on retrouve dans un souci que Althusser placera de plus en plus au coeur
de son portrait du philosophe matérialiste : un souci pour ce qui « ne sert à rien » et n'a aucune
« valeur », pour des expériences que ne rachète aucune « utilité », pour des événements que
ne sauve aucun « sens », pour des souffrances que rien ne répare, angoisses sans cesse
renaissantes, pertes irréversibles ou « échecs sans appel »90. En 1977 dans son Initiation à la
philosophie pour les non philosophes, il ajoutera que c'est l'histoire de la philosophie elle-
même, sous sa domination idéaliste séculaire 91, qui est partout jalonnée par une « prodigieuse
quantité de philosophies laissées pour compte (…) comme autant de déchets théoriques »92,
mais aussi par les refoulés de son conflit de tendances lui-même. Tout se passe comme si
Althusser articulait la recherche de cette « nouvelle pratique de la philosophie » qu'il appelle
de ses voeux, à une autre pratique de l'histoire de la philosophie elle-même. Non pas une
histoire philosophique de la philosophie, qui ne peut être que son histoire dominante : mais au
contraire, une histoire subalterne, d'une histoire mineure de la philosophie (et Althusser
renvoie ici, en France, à « l'œuvre de Foucault et [au] travail de Rancière »).
Or je crois que ces remarques sont intimement liées à la reconnaissance par Althusser,
à ce moment-là (dans les années 1977-1978), de l'importance que sont en train de prendre des
mouvements de lutte « en dehors des partis, et même du Mouvement ouvrier ». C'est aussi le
moment où ses interventions sont autant d'appel à « externaliser » le parti par rapport son

89
L. Althusser, Soutenance d'Amiens (1975), in Solitude de Machiavel, Paris, PUF, « Actuel Marx
Confrontation », 1998, p. 214.
90
L. Althusser, Initiation à la philosophie pour les non philosophes (1977), Paris, PUF, 2014, chap. 2.
91
Soit les deux faces du traitement idéaliste de la tendance matérialiste elle-même : son refoulement névrotique
(exposant du coup l'idéalisme au retour permanent de son refoulé), ou sa forclusion psychotique (selon
l'interprétation paranoïaque, littéralisant le mot d'Aristoxène, d'une destruction orchestrée des écrits de
Démocrite, conformément au secret désir de Platon lui-même…).
92
L. Althusser, initiation à la philosophie pour les non philosophes, op. cit., chap. 16.
Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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propre fonctionnement comme appareil idéologique d'État (ce qui se formulera dans le mot
d'ordre d'une lutte de classe « hors de l'État » – ce qui veut dire aussi « hors du Parti » en tant
qu'appareil d'Etat). Et c'est au même moment qu'il invoque les droits d'une « Histoire de tout
ce que la philosophie idéaliste dominante (et même la philosophie dominée, matérialiste, trop
souvent contrainte, par la pression de l'autre, à penser dans ses seules questions), a négligé,
rejeté, censuré, abandonné comme des déchets de l'existence et de l'histoire » : non seulement
« le travail, ses conditions, l'exploitation, l'esclave, le serf, le prolétaire, les enfants et les
femmes dans l'enfer de l'usine, les taudis, la maladie, l'usure (l'usure de l'usurier et l'usure
physique) », mais aussi, « avant tout le corps et son désir qui lui vient du sexe, cette part
suspecte de l'homme et de la femme que surveillèrent et surveillent encore d'innombrables
autorités ; avant tout la femme, cette vieille propriété de l'homme, et l'enfant, quadrillé dès
l'enfance par tout un système de contrôle ; avant tout la folie, vouée à la prison “humanitaire”
des asiles ; avant tout les prisonniers que traquent la loi et le Droit, et tous les bannis, tous les
condamnés et tous les torturés ; avant tout les Barbares pour les Grecs et les “métèques” ou
“étrangers” ou “indigènes” pour nous… »93.
Ce à quoi aboutit Althusser, dans ces textes dits de « la crise du marxisme », c'est
essentiellement un appel à réinventer cette nouvelle pratique de la philosophie en étant à
l'écoute des nouvelles formes de luttes d'émancipation, y compris hors des formes que leur
avait donné l'histoire du mouvement ouvrier (ou suivant l'adage léniniste qu'avait si souvent
repris Althusser : la « fusion de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier »). Ainsi en
1978, dans un article intitulé « Le marxisme aujourd'hui », Althusser écrit :

« Plus que jamais, les masses sont en mouvement. Il faut se mettre à leur “écoute”
pour le comprendre [...]. Il ne s'agit pas [...] “d'élargir” la politique existante, mais de
savoir être à l'écoute de la politique là où elle naît et se fait. Une tendance importante
se dessine actuellement pour faire sortir la politique de son statut juridique bourgeois.
La vieille distinction parti/syndicat est mise à rude épreuve, des initiatives politiques
totalement imprévues naissent en dehors des partis, et même du mouvement ouvrier
(écologie, lutte des femmes, des jeunes, etc.), dans une grande confusion certes, mais
qui peut être féconde »94.

Aussi l'initiative de cette transformation de la pratique philosophique, ou de la


réinvention d'une position marxiste dans la philosophie, demeure-t-elle toute entière sous la
leçon exotérique de la lutte des classes dominées. D'où la résonance entre les deux portraits du
philosophe matérialiste que l'on découvre chez Althusser à ce moment-là (par exemple dans
l'Initiation à la philosophie pour les non-philosophes) : d'un côté, le philosophe militant, « un
homme qui se bat dans la théorie », mais qui ne peut apprendre à le faire que par la lutte dans
les autres pratiques, à commencer par les pratiques de la lutte de classe idéologique et
politique ; de l'autre côté, ces penseurs qui « savent qu'ils ne peuvent devenir philosophes que
peu à peu, modestement, et que leur philosophie leur viendra du dehors : alors, ils se taisent et
écoutent ».

Remarques pour (ne pas trop) conclure


J'espère, par cette introduction à quelques thèmes de la pensée d'Althusser, vous avoir

93
Ibid., chap. « Le Grand détour ».
94
L. Althusser, Solitude de Machiavel, op. cit., p. 289, p. 308.
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transmis un peu de l'intérêt de continuer à interroger les problèmes auxquelles ce philosophe


s'est confronté. Mais j'espère également vous avoir fait sentir au moins une raison, elle-même
problématique sans doute, de la force d'interpellation que la pensée althussérienne conserve,
et dont témoigne à la fois des auteurs et des débats dans l'espace philosophique actuel. C'est
une pensée qui est elle-même prise (pour détourner sa propre formule) entre deux tendances.
D'un côté, elle est inextricablement liée à une histoire théorico-politique dans laquelle elle n'a
pas cessé de chercher à « prendre position » pour y « déplacer les lignes ». Et ainsi, en tant
que pensée marxiste – pensée d'un philosophie marxiste et intervenant dans le marxisme –,
l'oeuvre d'Althusser est à la fois un moment de cette histoire, un exemple remarquable de la
puissante auto-référentialité du marxisme théorique (sa capacité à remettre en cause son
langage par le moyen de ce langage même, tout autant que sa capacité à être instrumentalisé et
dogmatisé par les institutions et organisations communistes : et les deux ensemble, car si c'est
bien dans ces dernières qu'il s'agissait pour Althusser d'intervenir, il ne pouvait être question
de sortir de ce langage), mais aussi un symptôme d'une crise du marxisme, celle qu'il
diagnostiquera dans les années 1977-1978, et qui est d'abord la crise de cette auto-
référentialité, ou la difficulté croissante à critiquer le marxisme d'un point de vue marxiste.
Mais d'un autre côté, dès le début Althusser a tenté de prendre au sérieux l'idée que le
marxisme a impérieusement besoin d'une philosophie, ou de philosophie, ou d'une pratique
philosophique (et peut-être même plusieurs) spécifique, et qu'il en a d'autant plus besoin
lorsque tendent précisément à fusionner un discours de connaissance aveugle à ses structures
conceptuelles, et une idéologie confondue avec la justification de l'opportunisme de
d'organisations et de directions politiques, précisément pour « dé-suturer » la fusion
qu'opéraient aussi bien le socialisme réel que les organisations communistes des sociétés
libérales-capitalistes, entre discours de connaissance, idéologie, et direction politique. Une
pratique philosophique qui ne pouvait être dissociée d'aucun de ces trois termes, mais ne
pouvait se confondre avec aucun des trois, au risque sinon de ne plus s'identifier qu'à une
simple caution idéologique se bornant à sanctifier des décisions politiques. Or pour ce faire
Althusser est resté un philosophe – et on pourrait même dire un philosophe très classique, ne
cessant de replacer les problèmes d'une philosophie marxiste dans l'histoire d'autres figures de
la tradition philosophique (et pas seulement celles auxquelles Marx lui-même s'était confronté
en son temps), dans une histoire au long cours, et qui explique aussi qu'on puisse replacer
l'intervention althussérienne dans cette histoire philosophique plus large que celle qu'aura
précipité durant 150 ans « le marxisme ».
Voici donc une pensée marquée, à la fois, par une extrême auto-référentialité de son
discours (en tant que marxiste intervenant dans le marxisme), et en même temps par une
extrême hétéro-référentialité de son discours (en tant que philosophe mobilisant toutes les
ressources de l'histoire de la philosophie pour reposer les problèmes théoriques, idéologiques
et politiques des luttes d'émancipation ouvrières). Ce qui explique peut-être que, hors de la
séquence historique à laquelle ils sont attachés, bien de ses textes nous soient devenus très
difficiles à lire, et que pourtant on ne cesse de les relire, d'y trouver matière à réflexion, et d'y
voir posé des problèmes que l'on se pose peut-être maintenant différemment, ou que l'on
s'épargne la peine de poser, mais qui n'ont pas été « résolus » pour autant. Mais c'est peut-être
finalement le cas de tous les grands philosophes marxistes du siècle passé.

Guillaume Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Winter
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