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DIRECTEUR D’ÉTUDES
A L’ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES
PORPHYRE ET VICTORINUS
ÉTUDES AUGUSTINIENNES
8, rue François Ier
PARIS 8e
1968
PORPHYRE ET VICTORINUS
I
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PORPHYRE ET VICTORINUS
i
ÉTUDES AUGUSTINIENNES
8, rue François Ier
PARIS 8e
DILECTISSIMAE CONIUGI
RÉFÉRENCES USUELLES
1. Ibid., p. iO2.
2. Ibid., p. 103.
3. Ibid., p. 103. Il n’est pas exact que, dans la conception victorinienne de la
Trinité, l’Un plotinien soit le fond commun des trois hypostases trinitaires. L’Un
est bel et bien identifié à la première hypostase, comme nous le montrerons dans
le chapitre cinquième.
4. Ibid., p. 104-107.
5. Ibid., p. 107-109.
6. Comme doctrines caractéristiques de Jamblique, G. Geiger énumère la
distinction entre un premier et un second Un, entre intelligible et intellectuel
14 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
doctrines de Plotin et de Porphyre. G. Geiger fait à ce propos allusion* 1
à un problème sur lequel nous aurons à revenir au cours de cet ouvrage :
peut-on distinguer entre l’enseignement de Plotin et celui de Porphyre ?
Pour Geiger, Porphyre n’a pratiquement pas ajouté au système de
Plotin. Tout au plus, le disciple a-t-il distingué, avec plus de netteté
que son maître, les trois parties intégrantes de l’intelligence, l’être, la
vie et la pensée, et en cela, Victorinus est plus proche de Porphyre que
de Plotin. G. Geiger a eu le grand mérite de reconnaître que nous
possédons, avec Victorinus, « le meilleur et, pour ainsi dire, l’unique
monument de la philosophie néoplatonicienne en Occident2 ». Mais il
n’a pas été assez sensible à l’évolution de la pensée néoplatonicienne
après Plotin. C’est ainsi qu’il se refuse à reconnaître le rapport étroit
que Vacherot avait décelé entre Proclus et le Pseudo-Denys3. Le
Pseudo-Denys, pense Geiger, a pu s’inspirer du seul Plotin. Nous
touchons ici tà son erreur fondamentale. Il néglige trop, en faveur d’ana
logies doctrinales assez vagues, les différences précises qui empêchent
d’identifier aussi bien la pensée de Victorinus que celle du Pseudo-Denys
au système plotinien. Par suite, le caractère propre du néoplatonisme
de Victorinus lui échappe.
Un an après la parution du petit ouvrage de G. Geiger, A. von Harnack
emploie, dans sa Dogmengeschichte, à propos de Victorinus, une expres
sion assez frappante. Il le définit comme un « Augustin avant Augustin 45».
Le néoplatonisme chrétien de Victorinus, son essai de synthèse trini-
taire, ses commentaires de saint Paul permettent en effet, très facile
ment, de le concevoir comme « préaugustinien ». Toutefois la formule
de Harnack provoqua une réaction de R. Schmid. Étudiant les relations
de Victorinus avec Augustin ®, il conclut : « Il faut abandonner l’hypothèse
d’une influence décisive de Victorinus sur Augustin. Si l’on veut déter
miner sa situation historique avec plus de précision, on ne peut y par
venir qu’en s’éloignant d’Augustin et en le rapprochant plus étroitement
de la théologie et de la philosophie grecques 6 ». Le livre de R. Schmid
est important. Il insiste avec raison sur le contexte héréséologique 7,
1. Ibid., p. 17-18.
2. Ibid., p. 19 et p. 76.
3. Ibid., p. 34, n. 1 ; il s’agit de la triade status, progressio, regressus. Ibid.,
p. 38, n. 1 et p. 46.
4. Ibid., p. 23, n. 2.
5. Ibid., p. 69-76.
6. Ibid., p. 73.
7. Ibid., p. 74.
8. Ibid., p. 74.
9. Ibid., p. 75.
16 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
même professé une doctrine différente de celle qui était contenue dans
les Ennéades.
R. Schmid avait vu juste. Mais il a peu développé sa pensée. Il se
contente d’affirmer les différences sans les définir exactement. Aussi
le livre de E. Benz sur « Marius Victorinus et l’évolution de la méta
physique de la volonté en Occident1 » ne tient-il aucun compte des
réserves que Schmid avait faites au sujet de la continuité entre Plotin,
Victorinus et Augustin. Bien au contraire, tout l’ouvrage veut montrer
que les fondements de la métaphysique de la volonté, qui se manifeste
dans le De Trinitate de saint Augustin, doivent être recherchés chez Plo
tin et chez Victorinus.
E. Benz part d’une intuition juste. Avec Augustin, un homme nou
veau fait son apparition dans l’histoire de la conscience 12. Cette révolu
tion anthropologique est liée au nouveau concept de personne, créé
par la réflexion augustinienne sur le mystère trinitaire3. En concevant
la Trinité comme la vie intérieure de l’Esprit absolu qui se veut et se
pense, Augustin découvre, dans la personne humaine image de la Trinité,
l’unité d’un esprit qui reste identique en sa totalité, dans les trois rela
tions de l’être, du vouloir et du penser 4. « Je suis, je me pense, je me
veux »; le moi fait son entrée dans l’histoire de la conscience; le rapport
religieux prend la forme du dialogue entre le Toi et le Moi5. C’est
dans les treize livres des Confessions que prend forme pour la première
fois cette nouvelle conception de l’homme. « Chez Augustin, la cons
cience du fait que la vie spirituelle de l’individu est absolument unique,
que son histoire propre n’a lieu qu’une fois, est si forte, l’identité entre
l’histoire de sa piété et l’histoire de son esprit est si profonde, qu’il peut
oser présenter l’histoire de sa propre évolution, comme une « confes
sion », une louange de Dieu 6 ». Pour qu’une telle révolution anthropo
l’individu « homme ». Mais, en même temps, chacun en particulier doit donner une
forme personnelle à ce qu’il sait du sort de l’homme; en parler en disant : « Je »;
il doit toujours faire intervenir sa propre expérience de la vie, sa vie à lui...
L’homme retrouve en lui-même, sous la forme la plus personnelle, le sort de
l’homme en général. Il est malade du fait d’être homme. Il veut racheter l’homme
en lui. »
1. E. Benz, op. cit., p. 289 : « In einem Wort lasst sich der grosse neue Gedanke
formulieren, der im 4. Jahrhundert in die Spekulation des lateinischen Abend-
landes eingedrungen ist : Geist ist Wille. »
2. Ibid., p. 1-188. Dans son premier chapitre, consacré à la vie et aux œuvres
de Victorinus, Benz démontre, contre Monceaux, que Victorinus n’a pas traduit
Origène, ou du moins que le Victorinus, traducteur d’Origène, dont parle saint
Jérôme, n’est pas notre Victorinus. Pour présenter ensuite la théologie de Victo
rinus, Benz étudie successivement l’ontologie, la doctrine de Dieu, la christologie
(le Fils comme volonté, forme, image, acte et mouvement), la doctrine trinitaire,
le rôle de la foi et la notion d’Église. Il y a, dans tous ces exposés, un certain
nombre d’erreurs de détails ; plusieurs s’expliquent par le mauvais état du texte
de Victorinus dans la Patrologie Latine, utilisé par E. Benz.
3. Ibid., p. 42 : « Was ihm (sc. dem transzendentalen Nichtsein) eignet, ist
nicht das Sein, sondem die absolute Freiheit und Macht, das Sein (und zwar
primât sein eigenes Sein) frei zu setzen und in einem selbstgewollten Akt sich
als ein Seiendes zu hypostasieren... »
4. Adv. Ar., I, 31, 19 (cité selon la numérotation des chapitres et des lignes
de l’édition Henry-Hadot).
18 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
par la définition de la substance comme volonté. C’est le dynamisme
de la volonté se déterminant elle-même, qui assure la consubstantialité
entre le voulant et le voulu, entre la volonté encore indéterminée et la
volonté déterminée. Tel est le sens de la génération consubstantielle :
« Dieu ne peut agir à l’extérieur, tant qu’il n’est pas devenu substance
et personne, tant qu’il ne s’est pas donné à lui-même une forme en son
Fils, et n’a pas trouvé, définie en lui, comme Volonté et comme Esprit,
son infinité immense et sans forme *. »
On trouve donc déjà, chez Victorinus, les fondements métaphysiques
qui permettront la doctrine augustinienne. La volonté n’est plus fonction,
mais substance, la consubstantialité est assurée par le dynamisme de
l’Esprit qui se pense et se veut et la génération du Fils de Dieu est
conçue grâce à l’analogie de la génération des pensées et de la volonté
à l’intérieur de l’âme. 12 Mais, pour comprendre Augustin, on ne peut
s’arrêter à Victorinus. Celui-ci est en effet un néoplatonicien, traducteur
de Plotin, qui a mis le néoplatonisme au service du dogme. Il nous révèle
finalement les tendances profondes de la pensée plotinienne3. C’est
évidemment presque exclusivement sur le traité 8e de la VIe Ennéade
(Sur la Liberté et la Volonté de l’Un) que E. Benz concentre son atten
tion. Dans ce traité, Plotin semble donner à l’Un des déterminations
positives : l’Un se crée lui-même, se choisit lui-même, se veut lui-même.
Dans ce traité, l’Un n’est plus conçu comme l’absolue simplicité, trans
cendant toute multiplicité, mais il est vouloir de soi ; sa substance consiste
à se vouloir; il est ce qu’il a voulu être. La liberté absolue de l’Un est
liberté de pouvoir être lui-même, de se déterminer lui-même, de se
faire être et de se connaître lui-même. E. Benz reconnaît là l’autodétermi
nation du Dieu de Victorinus 4.
C’est donc chez Plotin lui-même qu’il faut rechercher le fondement
dernier du volontarisme augustinien. Et c’est déjà chez Plotin que la
liaison entre volontarisme et consubstantialisme se manifeste. En conce
vant, dans le traité Sur la Liberté de l’Un, la première hypostase, l’Un,
comme une liberté et une volonté de se donner l’être, Plotin réduit
la distance que son système semblait réserver entre l’Un et l’intelli
gence 5. Dans cette nouvelle perspective, l’intelligence représente un
moment de la vie intérieure de l’Un. L’Un se pose lui-même comme
1. Ibid., p. 290 : « Wenn die Schau, das Substanz-werden, das Sich — selbst —■
schaffen sich in Gott selbst vollzieht, dann bedeutet das, dass der trinitarische
Vorgang der Selbstentfaltung des absoluten Geistes nicht mehr hypostatisch,
sondern als sich im gôttlichen Sein selbst vollziehend gedacht ist; auf diese
Weise kann die Idee der Wesensgleichheit ihren metaphysischen Rückhalt im
plotinischen Gottesgedanken finden. Das Amsich-sein des Geistes wird jetzt
nicht mehr rein transzendentalistisch als ein Über-Sein, sondern als geformtes
Sein verstanden, indem sein Substanz-werden als in ihm selbst sich vollendend
gefasst wird. »
2. Enn., VI, 8 [39] 16, 19 dans Benz, op. cit., p. 290, n. 1.
3. Ibid., p. 290 : « Damit ist zwar der Hauptgedanke festgehalten : die Selbsthy-
postasierung des Geistes in der Selbst-Schau. »
4. Ibid., p. 302-306.
5. Ibid., p. 189-288.
6. Ibid., p. 197-210.
7. Ibid., p. 210-225.
20 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
sance de forme 12, de lumière 3 ou encore d’androgynie du Logos4.
Ainsi Victorinus et Plotin ont en commun une idée fondamentale :
il y a un autodéploiement de l’Être absolu et cet autodéploiement s’effectue
sur le modèle de la dialectique intérieure au processus de connaissance 5.
C’est donc dès le IVe siècle, conclut E. Benz, que l’on peut déceler une
profonde affinité élective entre le christianisme et la philosophie idéa
liste, puisque la formulation dogmatique de la doctrine trinitaire ne peut
se comprendre que dans la perspective d’une doctrine idéaliste de
l’Esprit6.
E. Benz a bien vu que la période qui va de Plotin à Augustin consti
tuait un tournant dans l’histoire de la pensée occidentale. Il a également
raison d’être particulièrement attentif au « subjectivisme » d’Augustin.
Avec Augustin le moi fait son entrée définitive dans l’histoire de la
pensée. Mais il n’est pas sûr que ce soit le volontarisme de Plotin et de
Victorinus qui constitue, comme le veut E. Benz, le fondement de cette
nouveauté. On s’étonnera également de voir affirmée l’existence d’un
consubstantialisme plotinien. Récemment P.V. Pistorius7 proposait
lui aussi une telle interprétation du plotinisme. Pour lui les trois hypos
tases du monde intelligible « ne seraient que trois aspects d’une essence
divine unique 8 ». L’exégèse de Plotin, telle que nous la présente P.V. Pis
torius, est d’ailleurs tout à fait différente de celle de E. Benz. Toutefois
il faut reconnaître que les rapports entre l’Un et l’intelligence sont
encore loin d’avoir été parfaitement approfondis et élucidés par les
exégètes de Plotin. Dans bien des phrases des Ennéades, on ne sait pas
clairement si Plotin parle de l’Un ou de l’intelligence. On peut donc
légitimement se demander s’il y a toujours, chez Plotin, cette différence
de niveau ontologique, sur laquelle insistent les présentations classiques
de son système. Surtout E. Benz a très bien vu l’importance de la notion
de volonté, chez Plotin, chez Victorinus, chez Augustin, mais aussi
dans l’ensemble des spéculations chrétiennes et païennes de l’époque.
On peut très bien, avec E. Benz 9, expliquer l’arianisme comme un refus
d’identifier la volonté divine à la substance divine : les Ariens restent
1. Ibid., p. 206-210.
2. Ibid., p. 226-233.
3. Ibid., p. 233-234.
4. Ibid., p. 245-248.
5. Ibid., p. 232 : « In der gemeinsamen Grundidee von der intelligiblenSelbst-
entfaltung des absoluten Seins und ihrer Orientierung an der Dialektik des
Erkenntnisvorgangs liegt der Hauptberührungspunkt und die innere Konge-
nialitât der plotinischen Hypostasenlehre und der viktorinischen Trinitâtsspe-
kulation. »
6. Ibid., p. 232.
7. P.-V. Pistorius, Plotinus and Neoplatonism. An Introductory Study, Cam
bridge, 1952.
8. Ibid., p. V.
9. E. Benz, op. cit., p. 414-421.
L’INTERPRÉTATION DE E. BENZ 21
fidèles à la définition antique de la volonté; pour eux, elle est fonction,
et non substance. Il est évidemment facile de reprocher à E. Benz d’avoir
formulé la doctrine de Plotin, et, par voie de conséquence, celles de
Victorinus et d’Augustin, en termes empruntés à l’idéalisme allemand.
Un tel anachronisme risque de fausser l’interprétation des systèmes. Mais
ici encore, E. Benz a entrevu quelque chose de juste : c’est avec le néo
platonisme postplotinien, dont Victorinus est un important témoin,
que s’amorce le mouvement historique qui aboutira finalement à l’idéa
lisme allemand x. Mais, dès maintenant, nous pouvons dire que Plotin
et Augustin sont, tous deux, assez étrangers à cette forme de néoplato
nisme qui admet ce que l’on a appelé une « odyssée de la conscience 12 ».
La liberté de l’Un plotinien et du Dieu de Victorinus est, pour E. Benz,
toute schellingienne ou mieux, toute boehmienne. La liberté surgit
du néant, comme fondement premier de l’Être. Elle est à la fois le Urgrund
et le Ungrund, le fondement et le sans-fondement, le déterminant
et l’indéterminé3. E. Benz pense que l’identification entre volonté et
substance qu’il trouve chez Plotin, et ensuite chez Victorinus et Augustin,
suffit à autoriser une telle interprétation. Mais si l’on lit attentivement le
traité de Plotin Sur la Liberté de T Un, on s’aperçoit que, si Plotin identifie
la volonté et l’être, c’est au profit de l’être, ou mieux de la simplicité,
que l’identification s’effectue. Comme l’a dit J. Trouillard, «le traité VI,
se termine en identifiant la liberté de T Un à sa simplicité métaphysique 4 ».
Aucune trace chez Plotin de ténèbres originelles d’où jaillirait, par un
choix préontologique, la lumière de l’Un. « Il est comme il veut être 5 »
signifie seulement qu’aucune nature ne s’impose à l’Un parce qu’il est
la simplicité absolument première. L’identité entre volonté et substance
n’est affirmée là que pour faire entrevoir l’abîme métaphysique de
l’origine radicale. E. Benz exagère donc le caractère volontariste et
« dialectique » de l’autocréation de l’Un, dans le traité de Plotin Sur la
Liberté de Γ Un. Il est conduit à cette erreur d’interprétation parce qu’il
croit que Victorinus a mis en œuvre, pour rendre compte de la géné
ration du Fils de Dieu, les formules par lesquelles Plotin décrivait l’auto
1. Ibid., p. 49.
2. Ibid., p. 50.
3. Ibid., p. 51.
4. Ibid., p. 52.
5. Ibid., p. 53-54.
6. Ibid., p. 54.
7. Ibid., p. 55.
8. W. Theiler, c.-r. de E. Benz, Gnomon, t. X, p. 493.
9. W. Theiler, ibid., p. 493.
10. Eunape, Vitae, p. 9, Boissonade (= p. 49* Bidez).
L’INTERPRÉTATION DE W. THEILER 25
de Plotin L Il faut bien comprendre la portée de cette affirmation. Nous
possédons toute l’œuvre de Plotin, sous la forme que lui a donnée Por
phyre : les Ennéades. Au contraire, les écrits de Porphyre lui-même, le
disciple de Plotin, sont en grande partie perdus. A cause de cela, W. Thei
ler utilise une hypothèse de travail qui lui permet d’en reconstituer le
contenu doctrinal : « Si, chez un néoplatonicien postplotinien, se présente
un développement qui peut se comparer par le contenu, la forme et la
structure, avec un passage analogue chez Augustin, mais non pas, ou
au même degré, avec un passage analogue chez Plotin, on peut le consi
dérer comme porphyrien 12 ». Ce principe correspond à un fait historique
inéluctable : le néoplatonisme postplotinien présente des différences,
parfois fondamentales, avec le néoplatonisme de Plotin. Cela ne veut pas
dire que le plotinisme soit oublié, mais cela veut dire qu’il est interprété
dans un sens différent de ce que pouvait être le plotinisme originel. Nous
aurons à le montrer tout au long du présent ouvrage. Et il faut bien recon
naître que le responsable de cette transformation du plotinisme, c’est
le disciple de Plotin, Porphyre. Dans son hypothèse de travail, W. Theiler
anticipe sur la conclusion que P. Courcelle établira d’une manière si
brillante, au moins en ce qui concerne l’Occident latin : à partir du
IVe siècle, « le maître des esprits est Porphyre 34». Sans être le maître
exclusif de l’Orient, Porphyre joue également un très grand rôle dans
la formation du néoplatonisme grec postplotinien. On peut donc espérer
reconstituer en partie sa doctrine, en comparant les enseignements des
néoplatoniciens postérieurs : Synésius, Proclus, Énée de Gaza, avec
ceux d’Augustin. S’il y a identité entre ces enseignements et différence
avec ceux de Plotin, on peut légitimement songer à une source commune x,
que les dates, la vraisemblance, des comparaisons avec ses écrits conser
vés, obligent à identifier avec Porphyre.
Le principe est bon, mais son application délicate, et même dangereuse.
W. Theiler n’a pas convaincu tous ses lecteurs, lorsqu’il a essayé de
montrer l’importance de l’influence de Porphyre sur Augustin i. C’est
que, souvent, les doctrines qu’il signale comme porphyriennes sont des
dans D.T.C., t. XV, 1950, col. 2887-2954, qui fournit un bon exposé général;
à propos de l’rid Candidum, on pourra consulter W. Kohnke, Plato’s Conception
of ούκ όντως ούκ ôv, dans Phronesis, t. II, 1957, p. 32-40, qui y décèle les traces
d’un commentaire de Porphyre sur le Sophiste. Voir également A. Orbe, Hacia
la primera teologia de la procesiôn dei Verbo, Estudios Valentinianos, I, 1, Rome,
1958, p. 490-503; A. Dempf, Der Platonismus des Eusebius, Victorinus und Pseudo-
Dionysius, dans Sitsungsber. d. Bayer. Ak. Wiss., Phil. Hist. Kl., 1962, 3,
p. 1-18 et Geistesgeschichte der altchristlichen Kultur, Stuttgart, 1964, p. 97-99.
1. Par exemple, R. Schmid, Marius Victorinus, p. 35, qui, en Adv. Ar., II, 4,
42, lit à la suite de P. L. t. VIII, 1092 C όμοούσιος au lieu de όμωνύμως, en conclut
que Victorinus est panthéiste. De même, le parallèle entre Plotin et Victorinus,
signalé par Paul Henry, Plotin et l’Occident, p. 55, ne peut être accepté, parce
qu’il faut lire en Adv. Ar., I, 30, 25 inseparabiliter et non separabiliter. Ainsi
encore les considérations de G. Huber, Das Sein und das Absolute, p. 97, sur
1’ « avoir-du-il-est » (Haben des Ist), sont sans fondement puisqu’il faut lire
Ad Cand., 4, 5 : « Iuxta quod supra omnia quae sunt, est esse » et non pas « quod
super omnia quae sunt habet est », leçon de la P. L.
2. Marius Victorinus, Traités théologiques, texte établi par Paul Henry,
introduction, traduction et notes par Pierre Hadot, Paris (S. C., t. 68-69), i960.
3. Jérome, De vir. ill., 101, éd. E. C. Richardson, Leipzig, 1896 (Texte und
Untersuchungen, t. XIV), p. 48, 20 : « Scripsit adversus Arium libros more
dialectico valde obscuros qui nisi ab eruditis non intelleguntur. »
L'OBSCURITÉ DE VICTORINUS 31
2 se moque des « bégaiements informes »
Latins x. » Au XVIIe siècle, Petau 1
de notre auteur et veut lui donner le surnom d’Héraclite : σκοτεινός. Les
modernes ne sont pas plus tendres. C. Gore nous prévient « qu’il faut
bien admettre qu’un grand nombre de passages de Victorinus concer
nant la Trinité sont réellement inintelligibles et qu’on ne peut l’absoudre,
même en croyant charitablement à la corruption du texte, de son usage
insensé du langage 3 ». G. Geiger fait remarquer lui aussi qu’il est presque
impossible de suivre avec certitude le développement des idées, dans les
exposés de Victorinus 4. R. Schmid 5 parle d’un « chaos de contradic
tions », W. Theiler, « de la quantité considérable de contradictions qui
se rencontrent dans les Theologica de Victorinus 6 ». Récemment enfin,
G. Huber affirme : « Une compréhension du texte de Victorinus qui
serait capable de le suivre dans tous les méandres et nuances de sa pensée
semble encore bien éloignée. Après une longue fréquentation avec ce
texte, on peut même d’ailleurs douter qu’une telle compréhension de
Victorinus soit effectivement possible.7 »
En traduisant le texte latin de Victorinus 8, en ponctuant ce texte
après mûre réflexion, enfin en l’analysant et en le commentant, je ne
prétends pas avoir tout éclairé. Pourtant je crois pouvoir dire que les
difficultés de compréhension qui surgissent, lorsque nous lisons Victo
rinus, proviennent surtout pour nous du fait que nous ne possédons pas
le texte grec des sources néoplatoniciennes qu’il a utilisées 9. Le présent
ouvrage est donc né du désir de compléter la première ébauche d’inter
prétation que j’ai donnée dans l’édition des Sources chrétiennes. Je me
suis proposé ici d’identifier les sources néoplatoniciennes utilisées par
Victorinus. Un travail ultérieur sera consacré à étudier la manière dont
Victorinus s’est servi de ce matériel pour formuler sa doctrine trinitaire.
*
* *
Je me suis donc efforcé de reconstituer les sources néoplatoniciennes
perdues des Theologica 10 de Victorinus. Cette reconstruction supposait
loppement n’ont pas été voulus par l’auteur. Certains de ces détours
reproduisent seulement le mouvement de la pensée de l’auteur-source.
Pour rattacher au tout ces développements en partie autonomes, il faut
découvrir ce qui en eux a attiré l’auteur latin qui les a empruntés : il
faut trouver la phrase, le mot, le groupe de formules que l’emprunteur a
voulu intégrer à son œuvre, mais qu’il n’a pas pu ou su ou voulu détacher
de leur contexte et qui expliquent la présence de tout le développement
auquel ils appartiennent. Pour comprendre le mouvement général
de l’œuvre, il faut suivre, comme un fil conducteur, l’enchaînement
des mots et des formules clés qui fait tenir ensemble tout le tissu \
Les démarches du raisonnement, chez ces auteurs de la fin de l’Antiquité,
ne sont jamais totalement libérées du jeu des analogies de formules et
des ressemblances verbales. La pensée progresse en s’appuyant beaucoup
plus sur des mots dont le sens est polyvalent que sur des concepts claire
ment définis. En tout cela se manifeste un art très subtil. Un tel mode
de composition ne diminue en rien l’originalité d’un génie comme celui
d’Augustin. Et des esprits mineurs, comme Calcidius ou Macrobe, qui
brodent bien peu sur la trame qu’ils ont empruntée, s’efforcent du moins
d’imiter plutôt que de traduire. Quant à Ambroise, il utilise très habile
ment les matériaux qu’il assemble pour rédiger ses sermons.
Étant donné cette manière de travailler, de composer, de raisonner,
qui est propre aux écrivains latins de l’Antiquité finissante, il est impos
sible de « comprendre une pensée donnée, en tant que telle, dans sa
structure interne, sa cohérence, sa portée, sa valeur1 2 » sans recourir
à la méthode de recherche des sources. Plus exactement, comme dans
toute application concrète d’une méthode scientifique, il y a une sorte
de va-et-vient perpétuel entre la critique interne et la critique externe.
L’étude de la « structure interne » de l’œuvre oriente immédiatement
l’historien vers la comparaison avec des sources possibles, parce que,
précisément, dans son effort de compréhension, il se heurte à ces élé
ments, dont j’ai parlé plus haut, qui ne sont pas pleinement intégrés
1. On comparera :
1. Ambroise, De Isaac, III, 6, Plotin, Enn., I, 8 [51] 6, 10.
C.S.E.L., t. XXXII, 1, p. 646, 3 :
« Fuga autem est, non terras relin Φυγή γάρ, φησίν, ου τό εκ γης άπελθεΐν
quere, sed esse in terris, iustitiam et αλλά και δντα επι γης δίκαιον καί δσιον,
sobrietatem tenere. » είναι.
2. Ambroise, De fuga saeculi, IV,
17, C.S.E.L., t. XXXII, 2, p. 178, 5 : Platon, Théétète, 176 b.
« Hoc est autem fugere, abstinere a
peccatis, ad similitudinem et imaginem Φυγή δε όμοίωσις θεφ κατά τό δυνατόν
dei formam uirtutum adsumere, exten όμοίωσις δε δίκαιον καί δσιον μετά φρονή-
dere uires nostras ad imitationem dei, σεως γενέσθαι... θεός συδαμή ουδαμώς
secundum mensuram nostrae possibili άδικος.
tatis... Hoc est igitur similem esse dei,
habere iustitiam, habere sapientiam et in
virtute esse perfectum. Deus enim sine
peccato. Et ideo qui peccatum fugit,
ad imaginem est dei. »
De bono mortis, V, 17, C.S.E.L.,
t. XXXII, I, p. 7)9, 5 :
« Fuga malorum similitudo dei est »’
3. Ambroise, De fuga saeculi, VII, Philon, De fuga, 60-63.
39, C.S.E.L., t. XXXII, 2, p. 114,. 11.
« Quis ergo non fugiat malitiae εθετο κύριος δ θεός τφ Καιν σημείον, του
locum, officinam improbitatis, quae μη άνελείν αυτόν πάντα τον εύρίσκοντα...
interire nesciat ? Denique non otiose ή άσέξεια κακόν... μηδέποτε σζεσθήναι
signum positum est supra Cain, ne δυνάμενον... ουρανόν μεν άγαθφ, τά δε
quis eum occideret ut significaretur περίγεια κακφ... τό δέ κακόν ένταυθοϊ
quod non extinguatur et auferatur a καταμένει, πορρωτάτω θείου χοροϋ διωκισ-
terris malitia... Versatur itaque in terris μένον, περιπολοΰν τον θνητόν βίον.
malitia atque istic errat; et ideo roga
mus voluntatem dei fieri in terris
sicut et in caelis, ut et his sit innocentia.
Itaque malitia quoniam illic iam locum
non habet, hic circuit, hic saevit, seseque
effundit.
Il est presque sûr que les textes groupés au n° 2 ne proviennent pas d’une
lecture directe de Platon et il est possible qu’Ambroise ne connaisse Plotin et
Philon que par un intermédiaire. Mais la découverte de celui-ci modifierait
la compréhension que nous avons d’Ambroise.
38 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
quelle valeur accorder à cette méthode lorsqu’elle prétend reconstituer
des sources perdues ?
Pour dissiper ce doute, il nous faut préciser clairement les conditions
grâce auxquelles la méthode de recherche des sources pourra, même
dans ce cas, être légitimement appliquée. Plaçons-nous tout d’abord
dans la perspective d’une étude portant sur l’auteur supposé « emprun
teur ». La première condition sera évidemment qu’il soit nécessaire de
supposer un emprunt. Par exemple, l’auteur en question affirmera
explicitement qu’il rapporte une opinion différente de la sienne, ou qu’il
réfute une doctrine déterminée. Mais, comme nous l’avons vu plus haut,
il sera également nécessaire de supposer un emprunt, lorsqu’un déve
loppement forme une sorte de corps étranger, mal intégré dans l’ensemble
de l’ouvrage : si l’on y rencontre un vocabulaire qui est étranger au voca
bulaire habituel de l’auteur, si, en même temps, il brise la suite des idées,
tout en ayant lui-même sa cohérence et son unité interne, surtout si
tout ceci : vocabulaire particulier, doctrine particulière, correspond
à une doctrine clairement attestée avant l’auteur en question, il faudra
bien supposer que, selon la manière de composer propre aux écrivains
latins de l’Antiquité tardive, ce développement a été emprunté à une
source déterminée et qu’il suppose un substrat littéraire antérieur. La
seconde condition de légitimité d’application de la méthode, c’est que
l’ouvrage-source ou du moins l’auteur-source, qui fait l’objet de l’hypo
thèse, soit en partie connu, c’est-à-dire que l’on ait suffisamment d’élé
ments doctrinaux et littéraires, pour pouvoir discuter l’hypothèse d’une
influence éventuelle. La troisième condition — la plus importante —
c’est que l’on puisse reconnaître une identité entre l’emprunteur et sa
source sur des points qui soient absolument caractéristiques. On ne
peut se contenter d’un mot ou d’une formule isolée, pour échafauder
dans le vide toute une reconstruction. C’est là, comme nous l’avons vu,
conclure indûment de la partie au tout. Puisque, dans l’hypothèse d’une
source perdue, un long parallèle textuel (seul argument immédiatement
convaincant dans la Quellenforschung) n’est pas possible, il faut tout au
moins rechercher ce qui s’en rapproche le plus et qui parfois peut lui
être équivalent, à savoir une combinaison d’éléments typiques, liés
ensemble de manière à former une configuration unique et se retrouvant
à la fois et uniquement dans l’emprunteur et dans sa source. On peut
nommer une telle configuration « structure conceptuelle », et entendre
par là un groupe de notions qui se supposent mutuellement les unes
les autres, dans un système philosophique donné. Par exemple, chez
Victorinus, les notions d’être, de vie, de pensée, de repos, de procession
et de conversion forment une « structure conceptuelle », parce que l’un
quelconque de ces éléments suppose tous les autres x. De même l’opposi-
* *
J’ai donc employé dans le présent ouvrage la méthode de recherche
des sources. L’analyse de l’œuvre théologique de Victorinus m’a en effet
conduit à découvrir que celle-ci comprenait certains développements qui,
par leur contenu doctrinal, leur unité interne, leur liaison assez lâche
avec le reste de l’œuvre, leur vocabulaire particulier, laissaient supposer
l’influence d’une source néoplatonicienne. J’ai réuni ces textes dans un
appendice 1 afin que le lecteur puisse les consulter plus facilement lors
qu’ils seront cités au cours de la présente étude. La première partie est
consacrée à l’énoncé des critères qui m’ont permis de reconnaître ces
textes, puis à leur description générale, enfin à l’identification de leur
source. Pour des raisons doctrinales qui correspondent d’ailleurs à la
vraisemblance historique, il apparat que cette source est Porphyre.
Un des arguments principaux de cette identification se trouve dans
l’étroit rapport qui existe entre la doctrine contenue dans ces textes et
celle qui est exprimée dans les fragments d’un commentaire sur le Parmé-
nide, que j’ai récemment identifiés comme étant l’œuvre de Porphyre.
J’ai donc donné également dans un appendice 2 le texte grec de ces
fragments, accompagné d’une traduction, d’un apparat critique et de
quelques notes. La seconde partie du présent ouvrage, complète et confirme
la première. J’y ai, en effet, étudié les « thèmes porphyriens » que l’on
peut découvrir dans les textes de Victorinus que la première partie a
reconnus comme purement néoplatoniciens. C’est, si l’on veut, une
reconstitution de la source perdue, au sens qui a été défini plus haut : il
s’agit d’une tentative pour replacer les structures conceptuelles, propres
à ces textes, dans la problématique de Porphyre lui-même. Cette seconde
partie confirme la première dans la mesure où elle montre comment les
textes « porphyriens » se situent dans l’ensemble de la pensée porphy-
rienne. Enfin une troisième partie essaie de déterminer dans quel ouvrage
de Porphyre, ou du moins dans quel genre d’ouvrages de cet auteur,
Victorinus a pu trouver ce qu’il lui a emprunté. A ce sujet, une compa
raison est établie entre le « Porphyre » de Victorinus, celui de Synésius,
et celui d’Augustin.
La présente étude ne porte donc que sur les textes « néoplatoniciens »
réunis en appendice; eux-mêmes sont extraits des œuvres théologiques
de Marius Victorinus 3. Je ne prétends pas avoir réuni là absolument
Porphyre
source des morceaux néoplatoniciens
contenus dans l’œuvre de Victorinus
CHAPITRE PREMIER
I. — « Principes » néoplatoniciens
ET « TEXTES » NÉOPLATONICIENS
i. Cf. p. 30.
46 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
avec l’être (ou substance) et c’est en cela que consiste pour Victorinus la
consubstantialité. La distinction entre le Père, le Fils et l’Esprit-Saint
provient au contraire de la prédominance : chacun est les trois, mais il
reçoit sa dénomination selon l’aspect qui prédomine en lui; le Père est
plus être, le Fils plus vie, l’Esprit-Saint plus intelligence. Cette prédo
minance doit être entendue d’une manière dynamique : la distinction
résulte d’un mouvement et d’une actuation; le Fils est le mouvement
ou l’acte de l’être, qui se manifeste sous une double forme, la vie, c’est-à-
dire le Christ, et l’intelligence, c’est-à-dire l’Esprit-Saint. Le Christ
se distingue du Père en tant qu’il est activité vivificatrice, l’Esprit-Saint,
en tant qu’il est activité illuminatrice. Mais en vertu de l’implication
mutuelle, le mouvement extériorisé du Fils préexiste dans le Père sous
une forme cachée et intériorisée. Cela signifie que la génération n’est
qu’une manifestation, un passage d’un état d’occultation à un état de
révélation; deux conséquences en résultent : tout d’abord, la génération
du Fils est une autogénération, parce que c’est le Fils lui-même qui
s’actue, qui passe de l’état d’occultation à l’état de manifestation; en second
lieu, le Père reste immobile, dans l’acte de génération du Fils, puisque
c’est le Fils lui-même qui est le mouvement qui se met lui-même en
mouvement L
1. Cf. p. 48, n. 4.
2. Adv. Ar., IV, 6, 18 : « Vivere ergo pater est, vita filius. »
3. Adv. Ar., IV, 28, 16 : « Haec foris intellegentia. Et hic est filius. »
4. Adv. Ar., IV, 16-18.
5. Adv. Ar., IV, 16, 25 : « Unde cum Christus vita sit, spiritus autem sanctus
scientia et intellegentia... id est ab eo quod est esse extiterit vita et vivere, exti-
terit scientia et intellegere. »
6. Adv. Ar., III, 9, 4 : « Ab eo quod est esse quae substantia est. » Hymn.,
I, 35 : « Hoc esse docti in deo memorant substantiam. »
7. Adv. Ar., IV, 33, 32 : « Exsistentia unusquisque sua. » II, 4, 23 : « "Τπαρξις
(= exsistentia) enim cum forma quod est esse. »
8. Adv. Ar., I, 30, 24 : « Substantiam autem subiectum cum his omnibus quae
sunt accidentia. » Cand., I, 2, 21 : « Substantia autem non esse solum habet, sed
et quale aliquid esse. »
9. Adv. Ar., I, 30, 21 : « Exsistentiam quidem et exsistentialitatem praeexsis
tentem subsistentiam sine accidentibus. » Cand., I, 2, 18 : » Exsistentia ipsum
esse est et solum esse. »
10. Adv. Ar., III, 2, 12 : « Potentia deus est, id est quod primum exsistentiae
universale est esse. »
11. Adv. Ar., IV, 15, 4 : « (Deum) ...actio ipsa in agendo exsistens. » IV, 18, 45-
46 : « Deum id esse quod est primum et principale vivere quod est verum et
principale esse. » IV, 23, 1 : « Verum cum a nobis dictum sit deum actum quem
dam esse quod est vivere. » IV, 23, 6 : « Necessario autem vivendi actu, uti docui,
conficitur atque exsistit forma quam universalem potentiam nominamus. »
12. Adv. Ar., I, 49, 9 : «Ante omnia quae vere sunt, unum fuit, sive unalitas,
sive ipsum unum... » I, 50, 22 : « Isto igitur uno exsistente, unum proexsiluit,
unum unum, in substantia unum, in motu unum... » Ad Cand., 14, 1 : « Quid
autem istud τό μή ôv super τό ov est? » 16, i : « Nos dicimus Iesum τό ôv pri
mum... » Ces affirmations s’harmonisent mal avec la synthèse victorinienne, parce
qu’on ne comprend pas comment le Père peut être « substance », avec laquelle le
Fils serait consubstantiel, s’il est purement Un ou s’il est Non-Etant.
50 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
Enfin, il arrive très souvent que la suite des idées, que le plan général
des œuvres ne soient pas clairs. Pourtant Victorinus est parfaitement
capable de bien composer. Par exemple, le second livre Adversus Arium
est destiné à réfuter des adversaires latins qui prétendaient que les mots
ousia et homoousion n’étaient pas attestés dans l’Ecriture sainte et qu’ils
étaient intraduisibles en latin. La réponse de Victorinus est présentée
d’une manière très habile. Après une introduction qui présente la foi
orthodoxe et les différentes hérésies qui s’y opposent x, Victorinus énonce
les objections des adversaires, qui portent sur les mots ousia et homoou
sion 12. Sa réfutation se développe ensuite en deux parties : défense du
mot ousia 3, puis défense du mot homoousion 4. A propos de chacun de ces
deux mots, Victorinus expose d’abord la res, c’est-à-dire le sens du mot56,
puis le nomen, c’est-à-dire l’emploi du mot ®. Pour le mot ousia, Victori
nus définit donc d’abord ce qu’est la substance de Dieu 7, puis celle du
Christ8 et le rapport entre ces deux notions 9, ensuite il énumère les
textes scripturaires dans lesquels est employé le mot ousia1011 . Mais, en
fait, il le sait bien, il ne peut énumérer que des textes dans lesquels se
trouve le mot latin substantia, qui traduit ύπόστασις. Il lui faut donc
démontrer que le mot ύπόστασις est équivalent au mot ούσίαu. Il
entreprend donc une étude des sens des mots ύπόστασις et ούσία 12 ;
puis il montre que, dans l’Ecriture sainte, le mot ύπόστασις a exacte
ment le même sens que le mot ούσία13. Pour le mot homoousion, NïcXo-
rinus définit tout d’abord le sens (res) du mot : il signifie que le Père est
dans le Fils et le Fils dans le Père14. Puis il discute la légitimité de son
emploi1S. Sans doute, ne le trouve-t-on pas en toutes lettres dans l’Écri-
ture sainte. Mais on le déduit légitimement de mots qui se trouvent dans
l’Ecriture16. Victorinus répond ensuite17 plus directement aux attaques des
adversaires contre ce terme, et notamment il montre qu’on peut le tra
duire en latin par les expressions simul substantia ou eadem substantia. Et
il termine le traité en proposant d’ajouter à la profession de foi la formule
1. Ad Cand., 3, i — 14, 5.
2. Ad Cand., 4, 1 — 5, 16.
3. Ad Cand., 6, 1 — 11, 12.
4. Ad Cand., 14, 5 — 16, 27.
5. Ad Cand., 17, 1 — 18, 12.
6. Ad Cand., 19, 1 — 22, 18.
7. Ad Cand., 21, 1 — 22, 18.
8. Ad Cand., 24, r — 30, 26.
54 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
on peut distinguer entre la problématique propre au livre et ce qui lui
est étranger. La question posée au début du traité et à laquelle il essaie
de répondre est la suivante : « Est-ce que l’Esprit, le Logos, le Noûs, la
Sagesse et la Substance sont identiques ou différents les uns des autres P1 »
Ces cinq termes sont des noms attribués par la sainte Écriture au Père ou
au Fils 2. La question est donc celle-ci : ces termes sont-ils totalement
identiques et, dans ce cas, n’y a-t-il aucune différence entre le Père et le
Fils ? Ou bien, ces termes sont-ils différents, et alors, n’y a-t-il aucune
consubstantialité entre le Père et le Fils ? Tout spécialement, ces termes
sont-ils identiques à la Substance, la Substance, pour Victorinus, étant
identique elle-même au Père ? Il s’agit de découvrir le mode d’identité,
grâce auquel ces termes peuvent être identiques à la Substance, tout en
sauvegardant la distinction du Père et du Fils, dont ils sont les noms
propres dans l’Écriture sainte. La solution 3 sera la suivante : Père, Fils,
Esprit-Saint sont tous trois « Esprit », tous trois « Logos », mais le Père
est par prédominance « Esprit », le Fils par prédominance « Logos »,
et, par conséquent, l’Esprit-Saint par prédominance « Sagesse ». La
solution consiste donc à considérer les cinq termes, placés au début du
traité, comme des noms communs qui sont en même temps des noms
propres, par le jeu des deux principes de prédominance et d’implication
mutuelle. Le type d’identité qu’il faut reconnaître dans le rapport qui
lie les cinq termes, c’est donc 1’ « altérité dans l’identité », c’est-à-dire
un mélange d’altérité et d’identité, dans lequel prédomine l’identité.
L’altérité provient du fait que chacune des puissances contenues dans la
substance (Esprit ou Logos ou Sagesse) vient à prédominer par son auto
actuation 4. En prévision de cette solution, le début du traité avait,
immédiatement après la question initiale, distingué les différents modes
possibles de rapport entre l’altérité et l’identité 5. Le thème fondamental
du traité consiste donc essentiellement dans la question et la réponse
concernant l’identité ou l’altérité qui existent entre les noms d’Esprit,
de Logos, de Noûs, de Sagesse et de Substance donnés par l’Écriture
sainte au Père ou au Fils. Victorinus souligne fortement ce thème et
énonce clairement la solution qu’il donne au problème posé. Mais, entre
la question et la solution, d’une part, et à la suite de la solution, d’autre
part, se situent des développements dont on ne voit pas, à première vue,
le lien avec le problème posé et la solution donnée. Après la question
initiale et la présentation des différents modes possibles d’identité et
1. Cf. p. 49, n. 8 — 9.
2. Adv. Ar., I, 30, 26 : « In usu autem accipientes et exsistentiam et substan
tiam, ubicumque eodem modo esse aliquid significantes utimur istis nomini
bus. »
3. Cf. p. 49, n. 7.
4. Adv. Ar., I, 33, 4-5.
5. Adv. Ar., I, 33, 5-14.
6. Adv. Ar., I, 33, 14-16 : « Sed scriptura et omnis intellegentia istum deum
et esse dicit et ante ipsum nihil esse, qui et id est quod est esse et id quod operari. »
7. Adv. Ar., IV, 4, 1-3.
8. Cf. p. 58 n. 2.
9. Boèce, Contra Eut. et Nest., III, 1-101, Stewart-Rand.
DES TEXTES MAL INTÉGRÉS 67
inutiles et ne sont plus utilisées dans l’argumentation théologique. Il
faut souligner ce caractère particulier de l’emploi de la philosophie
chez Boèce comme chez Victorinus : mise au service de la théologie, la
philosophie se réduit souvent à très peu de chose, parce qu’il est extrê
mement difficile d’intégrer à la démonstration théologique tous les
éléments qui font partie du matériel philosophique utilisé. Ces élé
ments non assimilés restent juxtaposés à la synthèse théologique et
révèlent que le matériel philosophique en question répondait à une
problématique tout à fait différente de celle qui est propre à la
théologie.
Nous sommes donc conduits à l’hypothèse suivante : si les dévelop
pements philosophiques que nous avons rencontrés dans l’analyse des
œuvres de Victorinus introduisent des incohérences, des déséquilibres
dans le plan, des obscurités, s’ils ne sont pas pleinement intégrés à la
synthèse doctrinale de Victorinus, c’est qu’ils supposent un substrat
littéraire préexistant que Victorinus utilise, soit sous le mode de para
phrases, soit sous le mode d’extraits ou de traductions. Autrement dit :
à côté des « principes », intégrés à sa synthèse théologique, il semble
bien que Victorinus ait emprunté au néoplatonisme des « textes », qu’il
a employés pour rédiger certains de ses traités.
Différents indices indépendants et convergents nous permettent de
reconnaître l’existence de ce substrat littéraire derrière certains textes
de Victorinus. i° Ces textes ont un contenu seulement philosophique,
c’est-à-dire que l’on n’y trouve que peu ou pas d’allusions au Père, au
Fils et à l’Esprit-Saint, ou à des notions chrétiennes. 2° La doctrine
philosophique qui y est exposée correspond à des positions néoplato
niciennes. 3° Elle est mal intégrée à la synthèse doctrinale de Victorinus.
4° Ces textes ont leur mouvement propre, leur unité intérieure, une
cohérence interne. Mais ils brisent le mouvement général des traités
de Victorinus, ils introduisent des considérations étrangères au dessein
propre de ces traités. 50 Dans ces textes, enfin, apparaissent beaucoup
plus d’hellénismes et de mots grecs philosophiques que dans le reste
de l’œuvre; et c’est aussi dans ces textes que l’on trouve le plus de mots
qui supposent un substrat grec ou qui ne sont employés qu’une fois ou
peu de fois par Victorinus.
C’est en utilisant ces critères que j’ai reconnu les textes « purement néo
platoniciens » de Victorinus : le lecteur les trouvera réunis dans le tome II.
Je leur ai donné des numéros de paragraphes, afin de faciliter les cita
tions : il est bien entendu que ces numéros n’ont qu’une valeur pure
ment pratique. J’ai réparti ces textes en trois groupes pour les raisons
qui vont maintenant être exposées.
68 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
1. Cette unité littéraire correspond au groupe I (t. Il, p. 13), c’est-à-dire aux
textes numérotés 1 à 22. Ce groupe est étudié plus spécialement dans notre
chapitre troisième.
2. Ad. Cand., 2, 21 — 15, 12.
3. Voir dans le tome II, le n° 2 (= § 2)
4. T. II, §§ 3-6.
5. §§ 7-16.
6. § 10.
7· § n.
8. § 12 et § 14.
9· § 15·
10. §§ 17-19.
n. § 10 (= Ad Cand., 7, 4-6) et § 19 (= Ad Cand., 13, 6-8).
12. Ad Cand., 14, 6 sq. = §§ 20-22.
LES TROIS GROUPES DE TEXTES 69
génération est appliqué à Jésus-Christ. Toutefois je pense que certains
éléments faisant partie de l’unité littéraire dont nous parlons continuent
à être utilisés par Victorinus : on reconnaît notamment la notion de
προόν 1 et la notion très importante d’zzMMm et solum δν12 qui est
intimement liée au développement précédent.
On peut reconnaître un second groupe, une seconde « unité littéraire »
dans le livre I B Adversus Arium 3. Elle représente sans doute un bloc
moins compact que le premier groupe, mais si l’on applique les critères
que j’ai énoncés plus haut, on reconnaît nettement les différents éléments
qui appartiennent à ce nouveau groupe et leur cohérence interne. Aus
sitôt après la question initiale qui constitue la première phrase du traité,
on trouve un développement4 sur les différents rapports possibles entre
l’altérité et l’identité, dans lequel aucune allusion à la théologie chré
tienne n’apparaît et qui est émaillé de mots grecs. Ce développement
appartient sûrement à l’unité littéraire que nous sommes en train de
décrire, car le thème des rapports entre identité et altérité est tellement
lié à la problématique générale de cette unité littéraire que, lorsqu’il
s’agira d’exposer l’autogénération de l’intelligence, la formule suivante
sera employée pour décrire le processus de cette autogénération : « L’alté
rité qui vient de naître retourne en hâte vers l’identité5. » Après cet
exposé initial sur les rapports entre identité et altérité, vient un dévelop
pement sur l’Un antérieur à l’être, qui est décrit successivement selon
la méthode de la théologie négative 6, puis de la théologie affirmative :
cet Un est la puissance de la vie et de l’intelligence (plus exactement
de la béatitude) en tant qu’il est puissance de l’être 7. De cet Un jaillit
l’Un-Un, c’est-à-dire le second Un qui est l’actuation de la puissance
qu’est le premier Un 8. En tout cela, aucune allusion à la théologie chré
tienne ; l’exposé sur les deux Uns se développe selon les méthodes reçues
dans la tradition néoplatonicienne. Le second Un est ensuite assimilé
au mouvement qui est vie et intelligence 9. Ici cinq lignes10 font allusion
au Logos et au Fils de Dieu de la théologie chrétienne, mais l’ensemble
1. Athanase, De synodis, 53, p. 276, 26, Opitz (P.G., t. XXVI, 788 B-C).
2. Victorinus §§ 2, 3, 7, 17, 19, 20, 21, 22, 36, 36 a, 36 b, 40,41,44, 64, 65,
67, 7°, 73, 74, 76, 77, 78, 81.
3. §§ 10, 17, 19, 20, 21, 52, 56, 57, 58, 59, 60, 62, 64, 66, 83.
4· §§ il, 15, 56, 57, 58, 59, 60, 64, 66, 68, 74, 83.
5- §§ 12, 14, 57, 60, 64, 66, 68, 83.
6. §§ 15, 24, 57, 83.
7. §§ 17, 18, 36, 77, 78, 81.
8. §§ 28, 37, 38, 40, 41, 44, 65 (vivere), 67, 69, 70, 71, 73, 81.
9· §§ 42, 43·
10. §§ 17, 18, 42.
11. §§ 10, 20, 21, 22, 51, 7°, 73-
12. §§ 51, 53, 56, 58, 59, 74, 87, 88, 89.
UNE SOURCE GRECQUE UNIQUE 75
étants x. En troisième lieu se situe l’âme qui peut rester au plan des
véritablement étants ou descendre plus bas 1 2. La deuxième hypostase,
l’intelligence, se pose elle-même en un acte d’autogénération3 : ce trait
est constant dans les trois groupes. Cela signifie qu’elle passe d’un état
d’intériorité à un état d’extériorité, d’un état où elle est confondue avec
la première hypostase à un état où elle en est distinguée. Cette auto
génération peut être décrite de deux manières. On peut dire que l’intel
ligence désirant se voir sort de l’être, devient ainsi vie et altérité, puis
revient vers l’être qui est en même temps son être, dans l’acte de connais
sance de soi4. On peut aussi dire — et ce sera la formulation propre
au troisième groupe de textes — que l’intelligence, originellement
confondue avec l’être de Dieu, se prend pour objet, se pense et ainsi
s’extériorise5. Dans cette dernière description, le moment de la vie
n’intervient pas. De toute manière, être, vie, intelligence constituent la
structure conceptuelle fondamentale commune aux trois groupes. Ou
bien vie et intelligence s’opposent à l’être comme le mouvement au
repos et elles sont originellement confondues avec l’être avant de s’en
distinguer 6, ou bien l’être-vivre-penser représente un agir unique qui
produit par son activité même une forme qui est l’existence-vie-pensée 7.
Ces trois notions se situent entre Dieu et l’intelligence, c’est-à-dire
qu’elles servent à décrire la génération de l’intelligence. A ce sujet, on
peut souligner déjà un fait important sur lequel nous aurons à revenir :
l’être, la vie et la pensée ne sont pas des « hypostases », mais des « genres 8 »,
dans le sens néoplatonicien, c’est-à-dire les contenus intelligibles irré
ductibles qui correspondent aux différents aspects de la substance
intelligible.
On peut comparer ces constantes doctrinales qui se retrouvent dans
les trois groupes de textes avec la synthèse théologique victorinienne
que nous avons résumée plus haut9. Il apparaît tout d’abord clairement
que les principes intégrés dans cette synthèse théologique et la doctrine
contenue dans nos groupes de textes philosophiques sont fondamentale
ment identiques : de part et d’autre on retrouve la même structure
conceptuelle fondamentale, la triade être-vie-pensée, dans laquelle la
vie et la pensée s’opposent à l’être comme le mouvement au repos, dans
laquelle aussi il y a une identité et une confusion originelle de la vie et
de la pensée dans l’être ; de part et d’autre on retrouve la même concep
1. §§ 21, 51.
2. §§ IO, II, 15, 57, 74.
3. §§ 20, 22, 53, 88.
4- §§ 53-54-
5. §§ 8o, 87, 88, 89.
6. §§ 25, 26, 28, 30, 31, 31a, 32, 33, 41, 43, 44, 45, 49, 51, 53, 55, 56, 60.
7. §§ 64, 65, 77, 78.
8. Cf. p. 245.
9. Cf. p. 45-48.
LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
tion de la génération divine comme une autogénération, la même opposi
tion entre l’intérieur et l’extérieur, les mêmes principes d’implication
mutuelle et de distinction par prédominance x. Mais la synthèse théo
logique ne retient de la doctrine commune à nos groupes de textes philo
sophiques que ce qui suffit à éclairer la notion de consubstantialité entre
le Père et le Fils et le mode de génération de ce dernier. Tout ce qui peut
compliquer inutilement la synthèse est laissé de côté : la distinction
entre un premier et un second Un, la définition de l’Étant ou de l’exis-
tentialité-vitalité-intellectualité comme genres suprêmes, la distinction
entre l’omniexistence-omnivitalité-omnivoyance et la préexistence-pré-
vitalité-préintelligence, l’opposition entre l’intelligence intérieure et
l’intelligence extérieure. « Principes » et « textes » correspondent donc à
deux degrés différents d’assimilation d’un même substrat. Les « textes »
se contentent de le reproduire littéralement sans parvenir à adapter
parfaitement ce substrat à la problématique chrétienne. Les « principes »
correspondent à ce que Victorinus a su tirer de ce substrat pour l’intégrer
à sa synthèse doctrinale ; ils sont en même temps ce qui, dans ce substrat,
est compatible avec le dogme.
Le vocabulaire de nos textes reflète leur structure conceptuelle com
mune. Dans les différents groupes que nous avons'distingués, on retrouve,
soit sous une forme grecque soit sous une forme latine, des termes qui
distinguent des degrés d’abstraction (vie-vitalité, existence-existentialité,
par exemple), des formations enprae-, en omni-, en in-, qui correspondent
à des méthodes précises de théologie 1 2.
Cette unité doctrinale et lexicographique laisse donc supposer que
nos différents groupes de textes utilisent une source unique. Cette source
est grecque. En effet, sur 43 mots grecs philosophiques, non traduits,
qui se rencontrent dans l’œuvre théologique de Victorinus, 5 seulement
sont employés par Victorinus en dehors des textes néoplatoniciens que
nous considérons, 38 s’y trouvent, et 23 parmi ceux-ci ne sont employés
que dans ces textes3. Beaucoup de mots latins traduisent d’ailleurs
très certainement des mots grecs; ils sont facilement reconnaissables
à leur forme composée et à leurs désinences en -itas, -alis, -ibilis ou
-entia. C’est également dans ces textes néoplatoniciens que l’on rencontre
le plus d’hellénismes, notamment plusieurs génitifs absolus 4.
Porphyre
source des morceaux néoplatoniciens
I. — Le problème
IL — La vraisemblance historique
sius cite précisément dans un contexte porphyrien (cf. W. Lang, Das Traumbuch
des Synesios, dans Heidelb. Abh. zur Philos, und ihrer Geschichte, 10, Tübingen,
1926, p. 72-74) deux Oracles où se trouvent cette image, De Insomniis, IX, p. 161,
15, Terzaghi (PG., t. LXVI, 1293 d et 12976) : on y rencontre le terme κρημνός.
2° Le salut de l’âme se trouve dans la purification des passions et dans le
ressouvenir de son origine divine, Mathesis, I, 4, 3 : « Animus qui immortalis
est, si a vitiis ac libidinibus terreni corporis fuerit separatus ac suae originis
et seminis conscientiam retinens vim suae maiestatis agnoverit, omnia quae diffi
cilia putantur atque ardua, facile divina mentis vestigatione consequitur »; Ibid.,
I, 4, 5 : « Et in fragilitate terreni corporis constitutus brevi maiestatis suae recor
datione haec omnia ut traderit non didicit, sed agnovit »; Ibid., VIII, 1, 1 : «Terreni
corporis labe purgata »; Ibid., VIII, 1, 6 : « Mens nostra maiestatis suae recor
datione formata »; De errore, XVIII, 2 : « Terrena fragilitate contempta »; Ibid.,
XX, 7 : « Supra homines erigitur et a terrena fragilitate separatus caelestium
se rerum societate coniungit qui in omnibus actibus suis prout potest dei summi
sequitur voluntatem. » On comparera, pour le fond, avec Macrobe, reproduisant
la théorie porphyrienne des vertus, In Somn. Scip., I, 8, 8 : « Secundae (virtutes),
quas purgatorias vocant, hominis sunt, qua divini capax est, solumque animum
eius expediunt, qui decrevit se a corporis contagione purgare et quadam huma
norum fuga solis se inserere divinis. » Quant à l’idée de ressouvenir, cf. Macrobe,
In Somn. Scip., I, 9, 3 : « Homini autem ut diximus una est agnitio sui, si originis
natalisque principii exordia prima respexerit nec se quaesiverit extra. Sic enim
anima virtutes ipsas conscientia nobilitatis induitur. »
1. De errore, XIII, 4 : « Nam ita esse Porphyrius, defensor sacrorum, hostis
dei, veritatis inimicus, sceleratarum artium magister, manifestis nobis proba
tionibus prodidit. In libris enim quos appellat περί της έκ λογίων φιλοσοφίας,
maiestatem eius praedicans de infirmitate confessus est. In primis enim librorum
partibus, id est in ipsis auspiciis positus, dixit : « Serapis vocatus et intra corpus
hominis conlatus talia respondit. » Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 363,
n. 201.
2. J. C. M. Van Winden, Calddius on Matter. His Doctrine and Sources.
A Chapter in the History of Platonism, dans Philosophia Antiqua, 9, Leyde, 1959,
p 246-247 et surtout J. H. Waszink, Timaeus a Calcidio translatus (dans Plato
Latinus, t. IV), Londres-Leyde, 1962, p. xc.
3. Fragments conservés dans Boêce, In Isagogen Porphyrii commentorum
editio prima, éd. Schepps-Brandt, C.S.E.L., t. XLVIII, Vienne, 1906, et rassemblés
par L. Minio Paluello, dans Aristoteles Latinus, I, 6-7, Bruges - Paris, 1966,
p. 63-68.
86 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
qu’Augustin lut dans la traduction de Victorinus, ils comprenaient, très
probablement, à côté de textes plotiniens, des textes porphyriens x.
Dans la seconde moitié du IVe siècle, l’influence de Porphyre dans les
milieux aristocratiques romains ne fait que s’accroître. Dans son com
mentaire Sur le Songe de Scipion et dans ses Saturnales, Macrobe nous
laisse entrevoir les lectures philosophiques de cette élite. Si l’on connaît
certains traités des Ennéades, c’est surtout les commentaires de Porphyre
Sur la République, Sur le Timée, ses traités Sur le retour de l’âme, Sur le
Soleil, sa Vie de Pythagore qui sont utilisés 1 2. Il en sera de même chez
Servius 3, chez Augustin 45, peut-être même chez Ambroise B.
On a donc pu dire très justement que Porphyre était, à partir du
IVe siècle, le « maître des esprits » en Occident 6. C’est lui qui révèle le
néoplatonisme aux philosophes latins. Alors que Jamblique triomphe
en Orient, sans d’ailleurs éclipser tout à fait Porphyre, il reste inconnu
en Occident jusqu’à la fin du IVe siècle7.
On peut donc très légitimement supposer que cette influence pré
pondérante de Porphyre s’est exercée tout spécialement sur Marius
Victorinus, l’un des témoins les plus importants de la tradition néo
platonicienne à Rome.
1. Augustin, Conf., VII, 9, 13. Sur le contenu des libri platonicorum, cf.
P. Courcelle, Les Lettres grecques... p. 165 sq., et récemment A. Solignac,
Introduction aux « Confessions », dans : Œuvres de saint Augustin, B.A., t. XIII,
Paris, 1962, p. 109-112.
2. Cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques..., p. 22-33.
3. Cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques..., p. 18-20.
4. Cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques..., p. 159-176.
5. Cf. P. Hadot, Platon et Plotin dans trois sermons de saint Ambroise dans
Revue des études latines, t. XXXIV, 1956, p. 219-220.
6. P. Courcelle, Les Lettres grecques..., p. 394 : « Le maître des esprits est
Porphyre, le grand ennemi des chrétiens. »
7. Augustin connaît Jamblique de nom (De civ. dei, VIII, 12), cf. P. Cour
celle, Les Lettres grecques..., p. 394, n. 2. Récemment R. Turcan, dans son
article Martianus Capella et jamblique, Revue des études latines, t. XXXVI, 1958,
p. 235-254, a cru pouvoir établir une influence de Jamblique sur l’encyclopédiste,
η εit ses arguments, nous aurons à le redire, ne sont pas tous convaincants.
LES STRUCTURES CONCEPTUELLES PORPHYRIENNES 87
d’application dans l’introductionx. Des trois conditions que j’avais
énumérées, la première est réalisée — nous l’avons vu dans le premier
chapitre — : avec Victorinus, nous sommes en présence d’une œuvre,
dans laquelle nous rencontrons des textes que nous ne pouvons com
prendre sans supposer une source philosophique néoplatonicienne,
source qui paraît malheureusement perdue. Nous avons à nous demander
maintenant si les autres conditions définies se réalisent dans le cas de
Victorinus et de sa source présumée : Porphyre. Tout d’abord, l’œuvre
philosophique de Porphyre nous est-elle suffisamment connue, pour
que nous puissions juger en connaissance de cause de la possibilité d’une
influence de Porphyre sur Victorinus ? Ensuite, pouvons-nous reconnaître,
entre Porphyre et Victorinus, une identité doctrinale sur des points
absolument caractéristiques, plus précisément une identité de « structure
conceptuelle », c’est-à-dire une combinaison d’éléments typiques, liés
ensemble de manière à former une configuration unique, se retrouvant
à la fois chez Porphyre et chez Victorinus ?
A la première question, voici ce que nous pouvons répondre. Une
certaine partie de l’œuvre philosophique de Porphyre nous est parve
nue 12. On peut donc se faire une certaine idée de l’enseignement de
Porphyre 3. Toutefois, on peut mettre en doute l’hypothèse qu’il y ait
eu un « système » de Porphyre. Les « variations » de Porphyre étaient
bien connues déjà dans l’Antiquité4. Même lorsqu’il traite un sujet
identique, par exemple la philosophie de la religion, il peut avoir les
attitudes les plus diverses, depuis la bonne volonté crédule qui trans
paraît dans la Philosophie des Oracles jusqu’au scepticisme inquiet de la
Lettre à Anébon. Et quelle différence de contenu doctrinal entre les
Sententiae, extraites en partie des Ennéades de Plotin, la Lettre à Marcella,
centon de sentences pythagoriciennes, le traité Sur l’abstinence des ani
maux qui plagie souvent Plutarque et Théophraste, le commentaire sur
les Catégories d’Aristote qui s’efforce d’être fidèle à la tradition péripa
téticienne, tout en acceptant beaucoup de notions stoïciennes. Devrons-
nous donc renoncer à notre recherche en faisant nôtre le jugement de
J. Bidez sur Porphyre : « Si l’on voulait le caractériser avec les expressions
qui s’emploient pour un écrivain de notre temps, on dirait de lui qu’il
avait l’esprit vif et rapide d’un excellent publiciste, une plume alerte,
des ciseaux adroits, et qu’il mit ces instruments tour à tour au service
de la crédulité et de la superstition des cultes orientaux, de la critique
scientifique et littéraire de Longin, enfin de la religiosité de Plotin.
1. Cf. P. 38.
2. Cf. p. 456, n. 1.
3. Cf. la reconstitution de R. Beutler, art. Porphyrios, dans Paulys Realen
cyclopadie, t. XXII, 1, col. 175-313, et le volume collectif consacré à Porphyre,
Entretiens de la Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève, t. xn, 1966.
4. Cf. G. Wolff, Porphyrii de philosophia ex oraculis haurienda, p. 37.
88 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
Dans tout ce qui nous reste de ses écrits, il n’y a pas une pensée, pas une
image dont on puisse affirmer à coup sûr qu’elle est de lui. Non seule
ment il se contredit à mesure qu’il avança en âge et qu’il découvrit de
nouveaux penseurs et de nouveaux milieux, mais même dans la période
la plus belle et la plus féconde de sa vie, quand il eut subi l’ascendant
de Plotin, il ne réussit pas à établir, entre les divers compartiments de
son intelligence, des communications assez rapides et assez complètes
pour supprimer les désaccords et faire régner dans l’ensemble une
parfaite harmonie x. »
Ce jugement sévère demande une mise au point. Outre qu’il exige
de Porphyre une cohérence et une originalité qui se rencontrent rarement
chez les auteurs de la Basse Antiquité, il laisse de côté deux faits impor
tants. D’une part, dans ses différentes œuvres, même si elles sont très
diverses par leur contenu doctrinal, Porphyre est fidèle à un petit nombre
de schèmes ou de structures conceptuelles qui sont ainsi comme des
« constantes » reconnaissables au travers de toute sa production. D’autre
part, si Porphyre n’a pas de système général et se contredit souvent, il
n’en est pas moins capable de donner une réponse très systématique à
un problème déterminé, précisément parce qu’il réfléchit sur les solu
tions traditionnelles données à ce problème. Le présent ouvrage s’effor
cera de décrire la solution imaginée par Porphyre pour répondre à la
problématique ontologique qui résultait de certaines expressions du
Parménide et de certaines formules des Oracles chaldaïques. C’est un
« Porphyre » à côté d’autres « Porphyre », mais il est parfaitement
identifiable.
En ce qui concerne les « constantes » porphyriennes, on peut remar
quer que c’est en reconnaissant de telles structures conceptuelles carac
téristiques que K. Kalbfleisch1 2, dès 1895, avait pu identifier comme
une œuvre de Porphyre le traité anonyme Sur l’animation de l’embryon.
Depuis, les travaux de W. Lang3, de W. Theiler4, et récemment de
H. Dôrrie 5 ont mis en lumière d’autres structures conceptuelles pro
prement porphyriennes et R. Beutler 6 a fourni une excellente synthèse
en insistant avec raison sur la doctrine de Porphyre concernant l’origine
de la matière et la constitution du monde, concernant également la
hiérarchie des étants et la psychologie. A titre d’exemples et tout en signa
συμφθειρόμενα, καί πάλιν ούτως τάς οικείας δυνάμεις σφζουσιν ώς τά άκρατα καί καθ’
έαυτά διακεκριμένα. A ces deux textes, on pourra d’ailleurs ajouter Sent., 33, 5,
p. 27, 10 (toujours à propos du mélange de l’intelligible et du sensible) : διό καί ή
σύνοδος έκβεβηκυϊα των θεωρεϊσθαι είωθότων έπί των όμοουσίων. Ούτε ούν κράσις ή μίξις
ή σύνοδος ή παράθεσις (on reconnaît les quatre types de mélange stoïciens) άλλ’
έτερος τρόπος φαντάζων μέν παρά τάς όπωσοϋν γινομένας άλλων πρός άλλα κοινωνίας
των όμοουσίων, πασών δέ έκβεβηκώς των πιπτουσών ύπδ την αϊσθησιν. Enfin on
pourra ajouter également le texte du commentaire Sur le Parménide, cf. t. II,
p. 100-101. Voir 1.1, p. 109.
1. A la suite de Banquet, 203 c-e, Porphyre oppose Poros et Penia comme
deux états de l’âme, le premier correspondant à la conversion vers l’intelligible,
le second à la conversion vers le sensible (W. Theiler, Porphyrios und Augustin,
p. 43; R. Beutler, Porphyrios, dans Paulys Realencyclopadie, t. XXII, 1, col. 306,
32). Il peut être intéressant de mettre les (textes en parallèles afin de montrer
combien les structures conceptuelles, chez Porphyre, sont liées aux structures
littéraires.
Sent., yj, p. 33, 17, Mommert.
Έπεί δέ πρός μέν ύλην ρέπον ϊσχει
άπορίαν πάντων καί της οικείας δυνά-
μεως κένωσιν, εις δέ τόν νοϋν άναγόμενον
τό πλήρες αύτής καί τήν δύναμιν έχειν
της πάσης (sc. ψυχής) εύρίσκετο, την
μέν εικότως Πενίαν, την δέ Πόρον
(avec Creuzer contre Mommert et
les mss. qui ont la leçon Κόρον)
οί τούτο πρώτον γνόντες τής ψυχής
τό πάθος (πλήρες UQRMLN) ήνί-
ξαντο.
Sent., 40, ρ. 36, 17, Mommert : De abstin., III, 27, Ρ· 225, 25, Nauck :
“Οταν ούν τις και έκ τού μη βντος Αιτία δέ ή γένεσις (Banquet, 204 b)
γένηται, έστιν ού πας καί τό έν τή πενία ημάς γενέσθαι, τού
(leçon que je propose en m’appuyant πόρου άπορρυέντος... "Οστις ούν πλει-
sur Enn., VI, 5, 12, 23 ; τόπος V, κόρος νόων δεϊται τών έξωθεν, έπί πλέον τή
Kroll) τή πενία σύνοικος (Banquet, 203 d) πενία προσήλωταΐ' καί δσφ πλεόνων
καί ενδεής πάντων.Ά,φείς ούν τό μή δν, ένδεής, τοσούτω θεού μέν άμοιρος, πενία δε
τότε πας, κόρος αύτός εαυτού. σύνοικος... πλουτών δέ ούδείς καί χρήζων
Sent., 40, ρ. 38, 13 : μηδενός αδικεί' έως γάρ άδικεϊ, καν
Εΐ δ’ήμεις έπεφύκειμεν ΐδρΰσθαι πάντα έχη χρήματα καν πάντα τής
έν τή αυτή ούσία καί πλουτεϊν άφ’ εαυτών γής πλέθρα, πένης έστιν πενία υπάρχων
καί μή άπέρχεσθαι πρός δ μή ή μεν καί σύνοικος, διά ταΰτα δή καί άδικος καί
πένεσθαι εαυτών καί διά τούτο πάλιν άθεος καί ασεβής... Λήρος ούν πάντα,
τι πενία συνεήναι καίπερ παρόντος αύτού... έως τις τής άρχής άπέσφαλται, καί
ώστε πας φαύλος βίος δουλείας πλήρης ενδεής πάντων, έως ού πρός τόν πόρον ού
καί άσεζείας καί διά τούτο άθεός τε βλέπει, εΐκει τε τώ θνητφ τής φύσεως
καί άδικος <διά τό> έν αΰτώ πνεύμα αύτού, έως τόν όντως εαυτόν ούκ έγνώ-
πλήρες ύπάρχον τής άσεβείας καί διά ρισεν... αδικίας μέν έξορισθείσης άπ’
τούτο καί αδικίας. Καί οΰτω πάλιν έν άνθρώπων, δικαιοσύνης δέ πολιτευομένης
ίδιοπραγία όρθώς είρηται εύρίσκεσθαι τό καί παρ’ ήμϊν.
δίκαιον.
Comme l’ont bien vu W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 43, et A. Soli-
gnac, Confessions, t. I (B.A., t. XIII), n. 10 et 11, p. 664-665, ce schème por-
phyrien joue un grand rôle chez Augustin (Epist. ad Nebridium, III, 2,
P.L., t. XXXIII, col. 64, C.S.E.L., t. XXXIV, p. 6, 21 : diuitias... egestatem;
De ordine, I, 1 - 2, 3 (cf. A. Solignac, Réminiscences plotiniennes et porphyriennes
L’OPPOSITION ENTRE PORPHYRE ET JAMBLIQUE 91
la présence à Dieu et la présence à soi-même *. Nous possédons
donc un certain nombre de moyens pour identifier une doctrine comme
porphyrienne.
Seconde question : pouvons-nous reconnaître entre Victorinus et
Porphyre une identité de structure conceptuelle ? Nous pouvons y
répondre en montrant que les doctrines fondamentales contenues dans
nos morceaux néoplatoniciens coïncident avec des thèses typiquement
porphyriennes, et, contre-épreuve indispensable, s’opposent à l’enseigne
ment de Jamblique, l’autre grand maître du néoplatonisme au IVe siècle.
Jamblique avait été probablement l’élève de Porphyre à Rome *12. Celui-
1. Ce sont les « dieux » qui parlent par ces Oracles, cf. H. Lewy, Chaldaean
Oracles..., p. 443-447.
2. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 78-83, notamment la n. 47, et 106-
107, notamment la n. 164, qui montre bien que les Oracles distinguaient dans le
Père trois aspects actifs, sa puissance, son intellect et sa volonté, mais que les
néoplatoniciens admettaient que le Père formait triade avec sa puissance et son
Intellect, (πατήρ, δύναμις, νους) à cause du vers suivant : ή μεν γάρ δύναμις σύν έκείνω
(se. τφ πατρί), ), νους δ’άπ’ έκείνου (Kroll, De orae, chald., p. 13). Les Oracles
appelaient d’ailleurs le Père, Monade à la triple puissance (μούναδα... τριοϋχον,
Lydus, De mens.,p. 23,12, Wünsch, H.Lewy, ChaldaeanOracles..., p. 106, n. 164).
3. Damascius, Dub. et Sol., § 43, t. I, p. 86, 3-10, Ruelle : Μετά δέ ταϋτα
έκεϊνο προβαλλώμεθα εις έπίσκεψιν, πότερον δύο εΐσίν αί πρώται άρχαΐ προ της νοητής
πρώτης τριάδος,ή τεπάντη άρρητος καί ή άσύντακτος πρδς την τριάδα, καθάπερ ήξίωσεν
ό μέγας 'Ιάμβλιχος έν τφ ΚΗφ βιβλίφ τής χαλδαϊκής τελειοτάτης θεολογίας, ή ώς οί
πλειστοι των μετ’ αύτον έδοκίμασαν, μετά την άρρητον αιτίαν και μίαν είναι την πρώτην
τριάδα των νοητών ή καί ταύτης ύποβησόμεθα τής ύποθέσεως, κατά δέ τόν ΙΙορφύριον
έροϋμεν την μίαν τών πάντων αρχήν είναι τον πατέρα τής νοητής τριάδος;
4· Cf. Damascius, Dub. et Sol., § 43,1.1, p. 86, 12-17, Ruelle.
L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE 97
Pour Jamblique, en effet, le second principe est l’Un. Il découvre ce
second principe en appliquant la méthode traditionnelle du pythago
risme : il remonte aux principes des couples d’opposés qui constituent
toute la réalité, c’est-à-dire à l’Un ou Monade première et la Dyade
indéterminée, puis il dépasse ce couple de principes pour atteindre l’Un,
principe universel, antérieur à toute opposition. Il place sur un même
plan et coordonne Monade, Dyade et Triade intelligible, cette dernière
résultant des deux premières, et il place sur le plan immédiatement
supérieur l’Un supérieur à toute division et à toute coordination L Mais,
pour lui, la notion d’Un a encore un contenu intelligible, elle ne peut
donc être le principe absolument transcendant12. Il faut donc placer
avant l’Un, un Ineffable, un Inconnaissable absolu.
L’exégèse de Porphyre concernant la triade suprême des Oracles
chaldaïques est beaucoup plus simple. Non seulement Porphyre ne connaît
pas de principe transcendant, antérieur à l’Un, mais il ne place même
pas l’Un avant la triade. L’Un devient le premier terme de cette triade.
C’est bien ainsi qu’il faut entendre la formule de Damascius : « Le Père
de la triade intelligible est le Principe unique de toutes choses. » En effet
1. Cf. Damascius, Dub. et Sol., § 50, t. I, p. 101, 14. 21; § 51, p. 103, 7;
§ 52 bis, p. 104, 15. On a cherché (C. J. De Vogel, Greek Philosophy, t. III,
1149 c, p. 557, Leyde, 1959) à rapprocher la doctrine de Jamblique telle qu’elle
est exposée par Damascius, d’un texte du De mysteriis (VIII, 2) dans lequel ce
même Jamblique distingue entre deux Dieux, le Dieu-Un et le Dieu-Monade.
Sans doute, est-il exact que ce texte du De mysteriis suppose des spéculations
pythagoriciennes, comme l’a montré A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès
Trismégiste, t. IV, p. 23. Mais précisément, chez Damascius, l’Un antérieur à
la Monade, n’est, selon Jamblique, qu’un second principe, tandis que, dans le
De mysteriis, il est le premier principe. D’autre part, Jamblique, dans cet ouvrage,
ne fait que rapporter une doctrine hermétique. Il semble difficile de concilier
les deux témoignages. Voir, à ce sujet, les réflexions de Ph. Merlan, From Pla-
tonism to Neoplatonism, La Haye, 2e éd., i960, p. 101.
2. Il est possible que les premiers chapitres des Apories et Solutions de Damas
cius soient une discussion de la doctrine de Jamblique. L’Un y apparaît comme
l’extrémité du connaissable (Dub. et Sol., § 7, t. I, p. 13, 16, Ruelle) et Damas
cius se demande s’il faut supposer un Inconnaissable au-delà de l’Un (Dub. et
Sol., ibid., p. 13, 17 et § 25, p. 41, 21 sq.). Damascius lui-même semble
admettre finalement la théorie de Jamblique, mais en plaçant avant la triade
intelligible, qu’il appelle l’Unifié, l’Un-Tout (et non le purement Un) et l’inef
fable (cf. Dub. et Sol., § 44, t. I, p. 87, 8 et surtout § 53, t. I, p. 108, 8 : « Le
premier Principe est l’Un avant Tout, le second est Tout, le troisième (= la
triade intelligible) est l’Un-Tout selon l’union (c’est-à-dire l’Unifié). » Ces spé
culations sur l’ineffable et l’Un se retrouvent chez Théodore d’Asiné qui fut
disciple de Jamblique. Si l’on compare Proclus, In Tim., t. II, p. 274, 19, Diehl,
et Proclus, In Parm., p. 52, 9, Klibansky, on constate que Théodore d’Asiné
considérait le premier principe comme ineffable, mais qu’il plaçait immédiate
ment à sa suite la triade intelligible, constituée de ia première monade, de la
première dyade et de la première triade. Cette triade intelligible pouvait être
symbolisée par le mot Hen, c’est-à-dire Un. En effet, le mot Hen est formé d’une
aspiration, imprononçable, si elle reste seule (c’est l’esprit rude), d’une voyelle
prononçable, et d’une consonne imprononçable sans la voyelle. Ainsi la première
triade réunit en elle l’ineffable et le dicible.
98 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
le « Père » est effectivement le premier terme de cette triade, et le « prin
cipe unique » n’est autre que l’Un. C’est bien ainsi que les néoplato
niciens postérieurs comprendront la doctrine de Porphyre et c’est pour
quoi ils la critiqueront âprement : ils lui reprocheront de « compter
ensemble » l’Un et ce qui vient après luix. Faut-il en conclure que Por
phyre, commentateur des Oracles, sacrifie la transcendance de l’Un que
Porphyre, disciple de Plotin, affirme fortement12 ? Une telle incohérence
ne serait pas inconcevable 3. Mais en fait, nous comprendrons grâce aux
textes néoplatoniciens de Victorinus comment Porphyre pouvait affirmer
en même temps ces deux positions, en apparence au moins, contradic
toires 4.
En effet, c’est bien la doctrine de Porphyre que nous retrouvons dans
nos « discours » néoplatoniciens. Nous y découvrons d’abord une triade,
celle de l’être, de la vie et de la pensée, qui, nous le verrons 56, correspond
à la triade chaldaïque. Et nous constatons que Dieu est effectivement
le premier terme de cette triade : il est l’être, premier terme qui contient
les deux autres, la vie et la pensée, qui se manifesteront à partir de lui e.
Non seulement Dieu est le premier terme de la triade, mais, principe
de tout, il est l’Un, parce que l’Être et l’Un s’identifient7. Nous ren
controns donc dans nos « discours » néoplatoniciens une doctrine des
principes premiers qui n’est ni celle de Plotin — Dieu serait alors anté
rieur à la triade 8 — ni celle de Jamblique — il y aurait alors deux prin
cipes antérieurs à la triade. Sur un point essentiel et extrêmement typique,
puisqu’aucun néoplatonicien n’a voulu reprendre cette doctrine, héré
tique en quelque sorte, nous constatons la présence, dans nos discours
néoplatoniciens, d’un dogme porphyrien très caractéristique.
Si nous ne retrouvons chez Victorinus aucune trace de la multiplication
des premiers principes, chère à Jamblique, n’allons-nous pas pourtant
découvrir dans la distinction qu’il établit entre l’intelligible et l’intel
1. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel und die Hymnen des Synesios,
p. 7-8. Cf. p. 258. Sur la triade Père, Puissance, Intellect, cf. p. 261 sq.
2. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel..., p. 7, n. 4, oppose cette acceptation
de la « connumération » au refus de « connumérer » Dieu avec ce qui vient après
lui, exprimé par Porphyre, dans son Hist. Philos., fr. XVIII, p. 15, 10, Nauck.
3. Ainsi Jamblique, commentant les Oracles, place le Démiurge au troisième
rang dans l’hebdomade intellectuelle, alors que, commentant le Timée, il l’iden
tifie à tout le monde intelligible (cf. Proclus, In Tim., 1.1, p. 307, 14-309, 13).
4. Cf. p. 286.
5. Cf. p. 260.
6. Victorinus, § 28 = Adv. Ar., III, 2, 12 : « Potentia deus est, id est quod
primum exsistentiae universale est esse, quod secum, id est in se, vitam et intel
legentiam habet, magis autem, ipsum quod est esse hoc est quod vita atque
intellegentia, motu interiore et in se converso. » Voir également § 37, § 38, § 41
et p. 276.
7. Cf. § 70 et p. 415.
8. Enn., I, 6 [1] 7, 11 ; V, 5 [32] 10, 12,-14; VI, 7 [38] 23, 18-24; V, 3 [49] 16,
38-42.
TJINTELLIGIBLE ET L’INTELLECTUEL 99
lectuel des traces d’une doctrine proprement jambliquienne ? La plupart
des historiens du néoplatonisme s’accordent en effet à penser que c’est
Jamblique qui le premier opposa les νοητά aux νοερά comme deux plans
de la réalité divine 4.
Il s’agit ici encore d’un problème d’exégèse se rapportant aux Oracles
chaldaïques. Ceux-ci employaient sans distinction νοητόν et νοερόν,
pour désigner l’intelligible2, par opposition au sensible. Comme le
remarque A. J. Festugière, cette confusion semble bien avoir pour ori
gine « la doctrine, commune au IIe siècle, des νοητά comme pensées de
Dieu 3 ». Mais certains passages des Oracles semblaient impliquer l’exis
tence d’un intelligible (νοητόν), totalement simple, sans distinction
interne, donc sans activité intellectuelle4. A ces difficultés inhérentes
aux Oracles, venait s’ajouter le problème traditionnel posé par l’exégèse
de Timée, 39 e : le Vivant en soi constituait-il un monde intelligible
antérieur à l’intelligence démiurgique qui le contemple5*? Et, pour
revenir aux Oracles, fallait-il identifier à cette intelligence démiurgique
du Timée, les dieux, dont les Oracles disaient qu’ils contemplaient
l’abîme paternel8? Pour résoudre ces difficultés, Jamblique, renonçant
à la doctrine plotinienne concernant l’implication totale de l’intelligible
et de l’intelligence, distinguait un monde intelligible purement intel
ligible et sans multiplicité, et des dieux intellectuels qui le contemplaient.
Exactement, il plaçait à la suite du Principe ineffable et de l’Un, les
triades intelligibles, puis trois triades de « dieux intellectuels », enfin,
une hebdomade de dieux intellectuels, dans laquelle il plaçait le
Démiurge ’. Il y avait donc désormais une opposition entre le Connu
généralement, a été inventée par Syrianus et reprise par Proclus (cf. p. ioo, n. 5).
En effet, pourquoi Jamblique aurait-il distingué trois triades de dieux intel
lectuels de l’hebdomade de dieux intellectuels qui leur fait suite? Damascius,
Dub. et Sol., § 113, t. I, p. 291, 22 et 292, 7, qui éprouve une certaine dif
ficulté à accorder les résultats de sa réflexion philosophique (§ 110,1.1, p. 284, 22)
avec l’exégèse néoplatonicienne des Oracles, souligne qu’il ne se permettra pas
d’innover dans ce domaine et qu’il suivra sur ce point le « divin » Jamblique, qui
oppose au monde intelligible, absolument indistinct et étroitement lié à l’Un,
les dieux intellectuels qui le contemplent. La suite du texte, en nous rapportant
un raisonnement de Jamblique, nous permet peut-être d’affirmer que Jamblique
lui-même connaissait déjà la notion d’« intelligible et intellectuel ». En effet,
Damascius nous dit que si l’intelligible est absolument « unifié » et l’intellectuel
totalement « distingué », il faut supposer entre ces deux extrêmes, un moyen
terme qui sera l’ordre « intelligible et intellectuel ».
1. Le tableau établi par H. Lewy (Chaldaean Oracles..., p. 483-484) à propos
de Proclus, fait bien comprendre ces exigences de systématisation.
2. Victorinus, § 11 = Ad Cand., 7, 7-16.
3. § 14 — Ad Cand., g, 4 (la puissance de Dieu est « intelligible et intellectuelle ») ;
§ 57 = Adv. Ar., I, 61, 11-12 (l’âme est seulement intellectuelle et n’est plus
« intelligible et intellectuelle »); § 62 = Adv. Ar., IV, 2, 18 et § 83 = Adv. Ar.,
IV, 25, 20 (« intelligible et intellectuel » désigne l’ensemble des choses divines).
4. Plutarque, Platon. Quaest., 3, 1002 e, p. 121, 4, Hubert : της έν ήμϊν νοητής
καί νοεράς δυνάμεως
5· Proclus, Plat. Theol., IV, 1, ρ. 179, 8, IV, 37, Ρ· 238, 43, Portus; In Crat.,
ρ. 64, 28-65, ι; 59, 9-ιι ; 6ο, 21-25, Pasquali; In Tim., t. III, ρ. ΐ02, 3-5, Diehl.
L’omission de cette notion dans les Elem. Theol. (E. R. Dodds, Proclus’Eléments
of Theology, p. xvii) ne correspond peut-être qu’à un besoin de simplification.
L’INTELLIGIBLE ET L’INTELLECTUEL 101
Jamblique x, cette notion devient technique : elle sert à introduire un
moyen terme entre l’« intelligible » pur et l’« intellectuel » pur. On place
ainsi trois triades de dieux « intelligibles et intellectuels » entre les trois
triades d’intelligibles et l’hebdomade de dieux « intellectuels 1 2 ». Chez
Victorinus, au contraire, la notion d’« intelligible et intellectuel » ne
revêt pas encore ce sens particulier. Le fait qu’elle s’identifie à la notion
d’« intelligible » révèle l’absence de la notion d’intelligible pur dans les
morceaux néoplatoniciens. Les textes néoplatoniciens de Victorinus
contiennent donc une forme de systématisation moins développée que
celle qui apparaît chez Jamblique, puisque celui-ci, qu’il connaisse ou
non un « intelligible et intellectuel » intermédiaire, oppose radicalement
l’intelligible et l’intellectuel.
Finalement nous retrouvons encore une fois dans nos « discours »
néoplatoniciens une doctrine typiquement porphyrienne. En effet,
Porphyre, comme nos discours, considère l’âme comme essentiellement
« intellectuelle 3 », et il lui donne cette dénomination précisément parce
qu’elle connaît l’intelligence. L’Intelligence de Porphyre, qui est, comme
l’intelligence plotinienne, un monde intelligible qui se connaît, est donc
proprement intelligible et intellectuelle4. Elle se connaît elle-même
immédiatement, tandis que l’âme se connaît elle-même dans l’Intel-
5.
Une nouvelle confirmation nous sera fournie par l’examen des frag
ments du commentaire de Porphyre Sur le Parménide.
On ne connaissait jusqu’ici ce commentaire que par une citation de
Damascius 4. Ce maigre indice présentait un double intérêt. En premier
lieu, il nous permettait de supposer que Porphyre avait commenté le
dialogue au moins jusqu’à Parm., 144 c, puisque Damascius nous rapporte
1. Cf. W. Theiler, c.r. de E. Benz, Marius Victorinus und die Entwicklung der
abendlandischen Willensmetaphysik, dans Gnomon, t. X, 1934, p. 495-496, cf.
p. 177, n. 3 etp. 311, n. 1.
2. F. W. Kohnke, Plato’s Conception of ούκ όντως ούκ ôv, dans Phrenesis, t. II,
1957, P· 32-40.
3. Nous avons laissé de côté un des trois noms cités plus haut (p. 81), celui
de Théodore d’Asiné. Nous avons déjà vu, en effet (p. 97), que la théorie des
principes, chez Théodore, était très proche de celle de Jamblique et nous pouvons
en conclure qu’elle est très éloignée de celle de Victorinus. On pourrait remarquer
un point de rencontre entre notre auteur latin et le philosophe grec : selon Théo
dore, la triade intellectuelle comprend l’être avant l’étant, le penser avant la
pensée, le vivre avant la vie (Proclus, In Tint., t. II, p. 274, 24, Diehl). Or nous
trouvons chez Victorinus, notamment en § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 23 - 6, 18, une
doctrine dans laquelle l’être engendre l’étant, le vivre, la vie, et le penser, la
pensée. Cette rencontre nous révèle seulement que ce genre de distinctions
continue à jouer un rôle dans le néoplatonisme postérieur à Porphyre et Jam
blique. Mais, entre Victorinus et Théodore, les contextes sont différents. Théo
dore fait cette distinction à propos de la triade intellectuelle qui vient pour lui,
au troisième rang, dans la hiérarchie des étants, tandis que pour Victorinus, il
s’agit du rapport entre la première et la seconde hypostase. D’autre part, on
remarquera l’ordre différent : être, vie et pensée chez Victorinus, être, pensée et
vie, chez Théodore.
4. Damascius, Dub. et Sol., § 238, t. II, p. 112, 14, Ruelle. Cf. E. Zeller,
Philosophie der Griechen, t. III, 2, 6e éd., p. 697; J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 66*,
n° 13 de la liste; R. Beutler, Porphyrios, dans Paulys Realencyclopadie, t. XXII,
1, col. 280, 54, n° 3 de la liste.
UN COMMENTAIRE ANONYME 103
précisément l’exégèse que Porphyre donnait de ce passage. En second
lieu, la citation de Damascius nous permettait de constater la différence
de méthode exégétique chez Porphyre et chez les néoplatoniciens pos
térieurs. En effet, selon Damascius, Porphyre 1 affirmait qu’en Parm.,
144 c, l’expression « quelque un » s’opposait à « pas un », Jamblique et
Syrianus 2, au contraire, faisaient correspondre cette expression à une
hypostase de leur propre système. Porphyre cherchait donc à comprendre
le sens obvie du texte de Platon. Ses successeurs, au contraire, avaient
tendance à « hypostasier » les moindres distinctions platoniciennes3.
En 1892, W. Kroll avait publié4 des fragments d’un commentaire
anonyme Sur le Parmenide, retrouvés à l’état de palimpseste, par Peyron
et Studemund dans un évangéliaire de Bobbio, et conservés à la biblio
thèque de Turin. J’ai montré ailleurs 5 comment le vocabulaire et la
doctrine de ces fragments nous permettaient de reconnaître que Porphyre
était leur auteur. Il suffira ici de rappeler les raisons doctrinales de cette
identification. Le lecteur pourra se reporter au tome II du présent ouvrage,
où il trouvera le texte et la traduction de ces fragments, ainsi que des
notes et un index des mots.
Pour dater ces fragments, nous possédons un terminus ante quem. Ils
sont certainement antérieurs à Syrianus et à Proclus. Comme l’a souligné
W. Kroll 6, ces deux auteurs faisaient correspondre des hypostases diffé
rentes aux subdivisions des hypothèses du Parménide. Par exemple,
si Platon démontrait successivement que l’Un-Étant est à la fois même
et autre, en soi et en un autre, mû et en repos 7, Proclus voyait dans
chacune de ces oppositions le symbole des trois premiers dieux intel
lectuels. Chaque subdivision correspondait ainsi à un ordre divin diffé
1. Sur les deux Juliens, cf. « Suidas », s. v. Ίουλιανός (nos 433-434, Adler). I[
y a eu en effet deux Juliens, le père et le fils, le premier, contemporain de
Trajan, le second, de Marc Aurèle. Le premier est surnommé le « Chaldéen », cf.
« Suidas », s. v. Ίουλιανός, t. Il, p. 641, 32 (n° 433), Adler. Le second s’appelait
Julien le Théurge, cf. « Suidas », s. v. Ίουλιανός, t. II, p. 642, 1 (n° 434), Adler.
Selon Suidas, le père n’aurait composé qu’un ouvrage Sur les Démons. C’est le
fils qui serait l’auteur de plusieurs ouvrages dont les Oracles. Mais les néoplato
niciens confondaient le père et le fils. Selon Psellus, Scripta minora, éd. Kurtz-
Drexl, Milan, 1936, p. 241, 29, qui s’inspire du commentaire de Proclus, Sur
les Oracles (cf. J. Bidez, Catalogue des manuscrits alchimiques grecs, t. VI, Bruxelles,
1928, p. 106), c’est le Julien né sous Trajan, c’est-à-dire le père, qui aurait
composé les Oracles. Sur tout ceci, cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel,
p. 1-2; H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 3-7.
2. Les néoplatoniciens postérieurs ne distinguent entre les « dieux » et le ou
les « théurges » que lorsqu’ils citent des ouvrages autres que les Oracles eux-
mêmes, rédigés par Julien le Théurge, par exemple ses explications en prose
(ύφηγητικά), cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 124, 16, Diehl. Sur tout ceci, cf.
W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 2 et H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 444 g et 446 o. Porphyre avait composé un ouvrage intitulé εις τά Ίουλιανοϋ
τοϋ Χαλδαίου (cf. J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 52*, 18 et p. 70*, n° 50, Beutler,
Porphyrios, dans Paulys Realencyclopddie, t. XXII, 1, col. 296, n. 48 a) dont nous
ne savons rien. H. Lewy, op. cit., p. 449-451 voudrait l’identifier avec le De
regressu animae. Mais nous ne pouvons affirmer avec certitude si Porphyre dis
tinguait ou confondait les deux Juliens, le Théurge et le Chaldéen, nous ne savons
donc pas non plus si Porphyre, dans cet ouvrage, commentait le traité de Julien
le Chaldéen (le père) Sur les démons, ou les Oracles rassemblés par Julien le
Théurge (le fils) ou un autre ouvrage du second. On peut seulement présumer
que, dans cet ouvrage, Porphyre commentait les Oracles.
3. Cf. p. 94.
4. Cf. <Porphyre>, In Parm., IX, 8-26 (t. II, p. 92).
5. Cf. Ibid., IX, 27-X, ii (t. II, p. 94).
PORPHYRE AUTEUR DU COMMENTAIRE 109
pensée indicible de l’indicible 1 ». Au « chaldaïsme », Porphyre et notre
commentateur préfèrent la tradition platonicienne.
Nous trouvons également dans ces fragments des démarches intel
lectuelles analogues à celles que l’on rencontre chez Porphyre. Porphyre
avait utilisé le schème stoïcien des mélanges, et notamment l’opposition
entre fusion et juxtaposition (σύγχυσις et ποφάθεσις), pour définir le mode
d’union de l’âme et du corps 2. Dans la σύγχυσις les composants se modi
fient réciproquement et forment une unité nouvelle qui est indissoluble.
Dans la παράθεσις les composants restent juxtaposés, sans se modifier
réciproquement, et ils peuvent être séparés, sans être détruits. L’union
de l’âme transcende cette opposition, parce que l’âme et le corps sont de
substance différente : ils forment donc une unité aussi étroite que celle
qui résulte d’une fusion et pourtant ils sont aussi facilement séparables
que les éléments d’une juxtaposition. Ce schème stoïcien domine égale
ment la pensée logique de Porphyre. Les accidents sont seulement
juxtaposés au sujet : en effet, l’accident peut disparaître sans entraîner
la destruction du sujet dans lequel il se trouve 3. Au contraire, les parties
de l’essence, par exemple, « animal » et « raisonnable », sont si étroitement
fusionnées que la disparition de l’un des éléments entraîne la disparition
de l’unité qu’ils constituent ensemble 4. Il y a donc dans l’essence de
l’homme σύγχυσις entre le genre et la différence. Or c’est précisément
cet exemple de l’essence de l’homme 5 que notre commentateur choisit
pour faire comprendre le rapport entre l’Un et l’Étant, dans le tout :
Un-Étant. De même qu’ « animal » et « raisonnable » se modifient réci
proquement, c’est-à-dire forment une σύγχυσις, de même Un et Étant
constituent un tout indissoluble 6 et non une juxtaposition. Alors qu’entre
l’âme et le corps, il fallait imaginer un mode spécial de mélange réunissant
paradoxalement les caractéristiques opposées de deux types de mélanges,
la fusion et la juxtaposition, dans le monde intelligible, au contraire,
on peut admettre cette unité maxima qu’est la σύγχυσις, puisqu’il s’agit
précisément de l’unité intérieure de la substance intelligible, consubstan
1. Cf. p. no.
2. <Porphyre>, In Parm., XII, 22-35 (t· H, P· 104).
3. Cf. p. 97-98.
4. Cf. Damascius, Dub. et Sol., § 44,1.1, p. 87, 10, Ruelle où les trois termes de
la triade intelligible, empruntée aux Chaldéens, ne sont plus πατήρ, δύναμις, νους,
mais ΰπαρξις, δύναμις, νους. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 18.
5. Damascius, Dub. et Sol., § 120, t. I, p. 312, n sq. : ταύτη άρα διοίσει της
ούσίας ή ΰπαρξις, ή το είναι μόνον καθ’ αύτδ τοϋ άμα τοϊς άλλοις δρωμένου et VICTORI
NUS, § 23 = Adv. Ar., I, 30, 18-26. Sur l’origine porphyrienne, cf. p. 269.
6. Sur la fidélité de Porphyre à Numénius, cf. NumÉnius, test. 18, Leemans
(Proclus, In Tim., t. I, p. 77, 23, Diehl) : Πορφύριος... Ôv καί θαυμάσειεν άν τις εΐ
έτερα λέγοι τής Νουμηνίου παραδόσεως. Sur la fidélité de Porphyre à Longin,
cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 315 ; H. Dôrrie, Porphyrios' Symmikta Zete
mata, p. VIII.
PREMIER FRAGMENT : LA NOTION D’UN 113
nisme, en sorte qu’il paraît presque hérétique par rapport à la tradition
du néoplatonisme issu de Plotin. Non seulement il n’hésite pas à appeler
Dieu le « véritablement étant », non seulement il identifie Un et Être pur,
mais il ose parler d’une connaissance propre à Dieu x, transcendante, il
est vrai, et libérée de la nécessité de correspondre à un objet. Par cette
doctrine, comme par celle des deux états de l’intelligence 12, l’auteur
semble développer des aspects de l’enseignement de Plotin que celui-ci
avait laissé inexploités, peut-être parce qu’ils l’éloignaient de son intuition
centrale 3. Ce disciple de Plotin, encore proche du maître, fidèle à des
traditions antérieures, c’est Porphyre lui-même, qui, en répétant trois
fois, en ces quatorze pages, la formule ό έπΐ πασιν θεός4, semble avoir
laissé, en quelque sorte, sa signature dans ces fragments.
L’analyse plus détaillée de ces textes va donc nous révéler des aspects
nouveaux de la métaphysique de Porphyre.
Les quatorze folios édités par Kroll se groupent en six fragments
séparés par des lacunes. Leur ensemble correspond à un commentaire
s’étendant de Parm., 137 a-b à 143 a, c’est-à-dire commençant peu avant
la première hypothèse et se terminant au milieu de la seconde hypothèse.
Le premier fragment (fol. I-II) se termine en annonçant que Platon
« ayant achevé son exposé, revient aux modes d’exercice qu’il a proposés 5 ».
Ces modes d’exercice, il les a proposés en Parm., 135 d-e. Il va les appli
quer à partir de 137 c, en examinant la première hypothèse : si l’Un est
Un. Porphyre, dans notre fragment, commente donc ce qui, dans le dia
logue, précède immédiatement cette première hypothèse. Or nous le
voyons traiter de la notion d’Un. Il est donc probable qu’il commente
exactement ce texte de Platon (137 b) : « ...que, posant à propos de l’Un en
soi, ou qu’il est un ou qu’il n’est pas un, j’examine ce qui doit en résul
ter ? » Le fragment de Porphyre commence, semble-t-il, en faisant allusion
à une opinion fausse 6. C’est probablement cette opinion qui, précisé
ment, va être discutée dans le texte que nous possédons. Il s’agit de la
doctrine attribuée à Speusippe et selon laquelle le principe serait appelé
un, parce qu’il est la plus petite des choses, la plus indivisible, mais aussi
la plus imparfaite7. Notre fragment la réfute en affirmant que la notion
d’Un convient à Dieu, parce qu’elle sert à exprimer que Dieu est étranger
à toute multiplicité et qu’il est principe de toutes choses 8. Si on voulait à
1. Cf. p. no.
2. <Porphyre>, In Parm., Il, 2-4, cf. p. in, n. 6.
3. On comparera
Plotin Porphyre <PORPHYRE>
Enn., VI, 9 [9] 5, 30-4°. Phil. Hist., fr.XV.p. 13, In Parm., I, 6 :
Harder : n, Nauck :
φ όνομα μέν κατ’ αλή όνομα δέ αύτώ μηδέν ίκανώς γάρ άφίστησιν
θειαν ούδέν προσήκον, εί- έφαρμόττειν... εί δέ όλως (sc. ή τοϋ ενός έννοια)
περ δέ δεϊ όνομάσαι, κοι έκ τών παρ’ ήμϊν ονομά άπ’ αύτοΰ παν πλήθος καί
νώς αν λεχθέν προσήκον των χρή τι τολμήσαι σύνθεσιν καί ποικιλίαν καί
τος έν ... ονομάζομεν έν, λέγειν περί αύτοΰ, μάλλον το άπλοϋν εννοεΐν δίδωσι
έξ ανάγκης τοϋ σημαίνειν την τοϋ ενός προσηγορίαν καί τό μηδέν πρό αύτοΰ καί
άλλήλοις αύτήν (sc. δύνα- καί την τάγαθοΰ τακτέον τό αρχήν είναι τών άλλων
μιν ) τώ όνόματι είς έννοιαν επ’ αύτοΰ. Τό μέν γάρ τό έν πως... Οικεία ούν
άμέριστον άγοντες... έμφαίνει την περί αύτόν αΰτη πασών τών άλλων
VI 9, 6, 10 : τφ άπε- απλότητα καί διά τοΰτο προσηγοριών τω έπί πασι
ριλήπτω τής δυνάμεως... αντάρκειαν χρήζει γάρ ού- θεφ ... διανοηθέν[τες τήν]
16 : τώ αύταρκεϊ δ’άν τις δενός, ού μερών, ούκ ού- άπειρον δνναμιν καί πάν
καί το έν αύτοΰ ένθυμηθείη. σίας, ού δυνάμεων, ούκ των των δντων αιτίαν
V 5, 6, 24 : καί λέγομεν ενεργειών, άλλ’ έστι πάν καί [ά]ρ[χήν] τών μετ’
περί ού ρητοΰ, καί όνομά- των τούτων αίτιος. αύτόν πάντων...
ζομεν σημαίνειν έαυτοϊς
θέλοντες, ώς δυνάμεθα.
Τάχα δέ καί το έν όνομα
τοΰτο άρσιν έχει πρός τά
πολλά...
32 : απλότητάς έστι
σημαντικόν.
4· <Porphyre>, In Parm., I, 10-17 (t· H, Ρ· 64).
5· Enn., N, 4, 1, 4-7! HI, 9, 4, ι-9! IU, 8, ίο, 16-17
6. <Porphyre>, In Parm., I, 10-13 (t· Π, Ρ· 64).
7· Ibid., I, 14-17 (t· H, Ρ· 66).
116 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
1. Cf. p. io6.
2. Cf. p. 106, n. 2.
3. «Porphyre), In Parm., II, 4-14 (t. II, p. 68).
4. Plotin, Enn., V, 5 [32] 6, 32 (suite du texte cité p. 115, n. 3) : ίνα ô
ζητήσας άρξάμενος άπ’ αύτοϋ δ πάντων απλότητάς έστι σημαντικόν άποφήση τελευτών
και τοϋτο.
5· Enn., VI, 9 [91 3> ϊ6 ’· ούτε πόρρω δει γενέσθαι τών περί τά πρώτα et III, 8,
10, 20-35 où l’on trouve liées les deux idées que notre fragment II, 4-10 rapproche :
en voulant saisir l’unité-source de chaque chose (de la plante, de l’animal ou du
tout) on croira ne rien avoir saisi, mais pourtant si le principe n’est rien de ce
dont il est principe, on reconnaîtra sa grandeur par ses effets ( συνορών δέ τδ μέγα
αύτοϋ τοϊς μετ’ αύτδ δι’ αύτδ ουσιν, formule que l’on peut comparer avec «Por
phyre), In Parm., II, 8 : νοεΐν πάντα τά παρ’ αύτοϋ καί δι’ αύτόν).
6. Cf. t. II, p. 69, n. 5.
7. Sent., 26, p. il, 8-14, Mommert. Plotin, Enn., VI, 9 [9] 11, 35-42 avait
déjà esquissé cette distinction entre les deux mouvements de l’âme, dirigés soit
vers l’Un soit vers le néant inférieur.
8. <Porphyre>, In Parm., II, 9-14 (t. II, p. 68).
9. Cf. p. 96-97·
10. «Porphyre), In Parm., II, 17-27 (t. II, p. 70).
11. Ibid., II, 18 : συμβήσεταί σοί ποτέ (t. II, p. 70).
12. Vita Plotini, 23, 12 : άπαξ, i6 : τετράκις.
PREMIER FRAGMENT : LA NOTION D’UN 117
arrivera alors, c’est que l’on se tiendra dans la prénotion ineffable de
l’ineffable. Cette « prénotion » est décrite comme un acte de l’esprit qui
ne s’arrête à rien de déterminé, qui n’énonce rien, qui n’a même pas
conscience de lui-même, mais qui « est » ineffablement l’ineffable x.
C’est dans cet état de pure existence silencieuse et inconsciente qu’elle
représente l’ineffable.
Cette idée de « prénotion », de προέννοια, n’est pas si singulière qu’on
pourrait le croire. On la retrouve d’abord dans les Sententiae de Porphyre
qui nous disent que nous avons une prénotion (προνοοϋμεν ou προεννοοΰμεν)1 2
du Non-Étant au-dessus de l’Étant, c’est-à-dire de l’Un. Plotin y fait
allusion lorsqu’il imagine, au-delà de la dualité de la pensée, la simplicité
absolue d’un toucher sans intellection qui anticipe la pensée (προνοοϋσα)3.
Enfin l’hermétisme employait l’expression : ό προεννούμενος Θεός 4. On
s’est souvent demandé comment il fallait traduire cette dernière expres
sion 5. L’ensemble des données que nous trouvons chez Porphyre et
chez Plotin nous éclaire sur ce point. Le premier Dieu est « préconçu »
(aussi bien par les autres que par lui-même) parce qu’il ne peut être
atteint que par un mode de connaissance antérieur à la connaissance et
qui corresponde précisément au fait qu’il est « préexistant » 6.
Adv. Ar., I, 50, i et § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 15, voir p. 418. Chez Proclus, la
πρόνοια sera également une activité antérieure à l’intelligence, cf. J. Trouillard,
Note sur προούσιος et πρόνοια chez Proclus, dans Revue des études grecques, t. LXXIII,
i960, p. 80-87. J’ai traduit προέννοια par « prénotion » parce que je pense que
cette expression et cette doctrine sont issues d’une élaboration de l’idée stoïcienne
de πρόληψις. La « prénotion » stoïcienne pouvait fournir le modèle d’un mode de
connaissance antérieur à l’activité proprement intellectuelle, se rapportant
précisément à l’existence divine. Transposées dans le néoplatonisme, les « notions
naturelles » pouvaient prendre une valeur mystique (cf. Jamblique, Dernyst., 1,3 ;
Porphyre, Epist. ad Marc., 26, p. 291, 10, Nauck.)
1. Enn., VI, 7 [38] 34, 14 et VI, 9, 10, 20.
2. <Porphyre>, In Parm., II, 19-20 (t. II, p. 70) : στήναι έπ! τήν αύτοϋ άρρητον
προέννοιαν. Στήναι est très plotinien, par exemple Enn., N, 5 [32] 4, 8-9 :
χρή... μηδέν αύτφ ετι προσθειναι, άλλα στήναι παντελώς, mais, pour Plotin, on
se « tient » dans l’Un lui-même, Énn., VI, 9 [9] 9, 51-52 : άποθέσθαι τά άλλα δει και
έν μόνω. στήναι τοϋτω.
3· Car la προέννοια est inconscience (ούδέ... παρακολουθούσαν) et non-savoir
(ούδέ τι εΐδυϊαν) Cf. «Porphyre), In Parm., II, 22-24 (t- U> P- 7°)·
4. Damascius, Dub. et Sol., § 7, t. I, p. 12, 21, Ruelle. Le ούδέν προς ήμάς de
Damascius correspond au renversement de perspective décrit dans «Porphyre),
in Parm., IV, 19 (t. II, p. 76) : nous croyons qu’il n’est rien pour nous parce que
nous ne sommes rien par rapport à lui. Cette représentation vide dont parle
Damascius rappelle l’intellection « qui ne conçoit rien » de notre fragment II,
17 (t. II, p. 68) et Victorinus § 71 = Adv. Ar. I, 33, 12-14 où la praenoscentia par
laquelle nous connaissons Dieu est définie comme une connaissance qui par
elle-même n’est rien, c’est-à-dire qui est sans contenu, sinon qu’elle conçoit
la préexistence de Dieu.
DEUXIÈME FRAGMENT : DIEU ET LA DIFFÉRENCE 119
tion à cette doctrine : peut-on dire que Dieu n’est ni différent ni dissem
blable, alors qu’il est différent de l’intelligence? Une telle question
suppose évidemment le système plotinien des hypostases : Dieu étant
la première hypostase et l’intelligence étant la seconde hypostase, toutes
deux ne sont séparées que par l’altéritéx. Comment éviter de dire que Dieu
est différent de l’intelligence ? Si l’on concède que Dieu ne participe
pas à l’altérité pour être différent de l’intelligence, peut-on nier qu’il ne
2 ? La solution proposée par Porphyre ne répond
soit pas l’intelligence 1
pas à cette question précise, elle se contente d’affirmer que les relations
que ceux qui sont après Dieu ont avec Dieu ne sont pas réciproques. Cela
signifie implicitement que si l’intelligence est différente de Dieu, Dieu
n’a aucun rapport, ni d’identité ni d’altérité, avec l’intelligence. Notre
fragment ne démontre pas cette doctrine : il l’affirme seulement, mais
avec beaucoup de force et de cohérence.
Après avoir affirmé que Dieu est étranger à toute ressemblance ou
dissemblance parce qu’il est incommensurable avec tout ce qui vient
après lui3, Porphyre cherche à expliquer pourquoi nous nous représen
tons Dieu comme différent de nous. C’est que nous nous imaginons que
nos relations avec lui sont réciproques. Nous projetons donc en lui ce
qui n’est qu’en nous, comme on peut s’imaginer que le soleil se lève ou
encore que la terre s’éloigne alors que c’est le bateau qui prend le large 4.
Ce qui vient après Dieu ne s’ajoute pas à lui pour former un tout avec
lui; ce n’est même pas un vide qu’il remplirait. Dieu et « toutes choses »
ne peuvent être nombrés ensemble parce que le tout et nous-mêmes
sommes néant par rapport à lui56 . Nous retrouvons ici le renversement
de perspective que nous avons déjà rencontré : si nous concevons Dieu
comme un néant, c’est précisément que nous sommes néant par rapport
à lui.
Si Dieu n’a pas de rapports avec ce qui le suit, faut-il en conclure
qu’il ne connaît pas le tout 8 ? Il faudrait l’admettre s’il n’y avait d’autre
connaissance que celle qui suppose une relation à un objet connu et qui
est contraire à l’ignorance. Mais il y a une autre connaissance qui n’est
que connaissance pure, comme la lumière du soleil est lumière pure 7.
Arrivé à ce point, Porphyre sent bien qu’en attribuant cette connaissance,
même absolue, à Dieu, il risque de compromettre la transcendance qu’il
1. Cf. n. 2-8.
2. PLOTIN, Enn., VI, g [9] 6, 42 : ούδέ νόησις, ϊνα μή έτερότης.
3· Enn., VI, 9, 6, 44 : Porphyre, in Parm., V, 11-13
(t. Il, p. 78).
ΙΊρό νοήσεως τοίνυν άγνοών έσται Καί πώς γιγνώσκων ου γιγνωσκει η
καί νοήσεως δεήσεται, ϊνα γνώ εαυτόν πώς γιγνώσκων ούκ έν άγνοια έστιν;
ό αύτάρκης έαυτω. 'Ότι ού γιγνώσκει, ούχ ώς έν άγνοια
γενόμενος, άλλ’ ώς πάσης ύπερέχων
γνώσεως.
4· Enn., VI, 9, 6, 46 : Ού τοίνυν δτι V, 15-ι6 : Ού γάρ ποτ’ άγνοήσας
μή γινώσκει μηδέ νοεί έαυτόν, άγνοια ούκ έπεγίγνωσκεν.
περί αύτόν έσται" ή γάρ άγνοια ετέρου V, 23-24 : οΰ μήν ούδ’ άγνοεϊ εΐ
δντος γίνεται, δταν θάτερον άγνοή θάτερον. μή γιγνώσκει.
Τό δέ μόνον οΰτε τι γινώσκει οΰτε V, 25-27 : Καί τήν άγνοιαν λαμβάνη
τι έχει δ άγνοεϊ. λ_>’ αύτοΰ μή
έπ κατ’ έναντίωσιν καί
στέρησιν.
5· Enn., VI, g, 6, 49 : εν δέ δν συνόν V, 21-23 : Άλλ’ ώς αν άχώριστον
αύτφ ού δεϊται νοήσεως έαυτοΰ. δν έαυτοΰ καν μή άγνοών ού γιγνώσκει.
6. Enn., VI, g, 6, 50 : Έπεί ούδέ τό συνεϊναι δει προσάπτειν, ϊνα τηρής τό έν.
7· Enn., VI, g, 6, 51 : άλλά καί τό νοεϊν καί τό συνεϊναι άφαιρεϊν καί έαυτοΰ νόησιν
καί τών άλλων.
8. Enn., VI, g, 6, 52 : ού γάρ κατά τό νοοΰν δεϊ τάττειν αύτό, άλλά μάλλον κατά τήν
νόησιν. Νόησις δέ οΰ νοεί, άλλά τοΰ νοεϊν άλλω. Cf. ρ. 428.
9- Enn., V, 6 [24] 6, g : έπειτα ούδ’ ή νόησις νοεϊ, άλλά τό έχον τήν νόησιν- δύο ούν
πάλιν αδ έν τφ νοοϋντι γίγνεται- τοΰτο δέ ούδαμή δύο.
124 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
« S’il est pensée, il ne pense pas, pas plus que le mouvement ne se meut x. »
Dans ces trois textes, Plotin n’affirme pas que l’Un soit pensée. Il se
contente de réfuter la doctrine aristotélicienne en admettant ses prémisses
à titre d’hypothèse. Porphyre comprend la formule en un sens dogma
tique. Il imagine donc une connaissance absolue, une connaissance « dans
la simplicité », une connaissance sans objet et qui est l’Un lui-même 1 2.
L’Un apparaît ainsi, selon un mouvement que nous retrouverons dans
le cinquième fragment3, comme l’idée de la seconde hypostase : il est
l’idée de la connaissance, la connaissance en soi, de même qu’il sera
l’idée de l’étant, l’être pur, l’être en soi. Il est la préexistence de la connais
sance, comme il sera la préexistence de l’étant. Mais en comparant cette
connaissance absolue à la lumière pure et absolue 4, Porphyre revient à
Plotin. Comme l’a bien montré W. Beierwaltes 5, la lumière plotinienne
est en effet vision de soi : elle transcende l’opposition entre le voir et
l’être vu, elle est pur regard, et pure clarté « qui engendre intelligence et
intelligible 6 ». La connaissance absolue, dont nous parle Porphyre, peut
donc se concevoir sur le modèle de cette clarté originelle.
Le troisième fragment (fol. VII-VIII) nous renseigne surtout sur la
forme que revêtait le commentaire de Porphyre Sur le Parménide. Nous
y trouvons d’abord le lemme, Parm., i^ia-d, cité in extenso 7. Puis Por
phyre analyse le texte en montrant l’articulation du raisonnement8.
Enfin, il commence à discuter les objections, en rapportant d’abord les
interprétations de ses prédécesseurs 9.
Le quatrième fragment (fol. IX-X) se rapporte probablement à la fin
de la première hypothèse (Parm., 142a). Platon donnait à cette hypothèse
la conclusion suivante : « II n’est donc ni nommé, ni désigné, ni opiné,
ni connu, il n’y a aucun être qui le perçoive 10. » Il semble bien qu’au
moment où notre fragment commence, Porphyre venait d’exposer une
1. Enn., VI, 7 [38] 37, 15 : ούκ άν οδσα νόησις νοοϊ, ώσπερ ούδέ κίνησις κινοϊτο άν.
2. «Porphyre), In Parm.,V, 32 (t. II, ρ. 8ο) : ή γνώσις έστιν ούχ ώς γιγνώσκοντος
τά γνωστά, άλλ’ αύτδ τοϋτο γνώσις ούσα.VI, 8 : γνώσις απόλυτος ού γιγνώσκοντος ούσα
καί γιγνωσκομένου, άλλα τδ έν τοϋτο γνώσις ούσα. Cf. VI, 14; V, 19.
3. «Porphyre), In Parm., XII, 29-35; cf. également XIII, 18-23. Voir t. II,
p. 106 et 108.
4. Ibid., V, 34-VI, 4.
5. W. Beierwaltes. Die Metaphysik des Lichtes in der Philosophie Plotins, dans
Zeitschrift fur Philosophische Forschung, t. XV, 1961, p. 359.
6. Enn., VI, 7 [38] 36, 22 : αύγή γεννώσα ταΰτα (sc. νοϋς καί νοούμενον) εις ύστερον.
Sur le regard de l’Un, cf. Enn., VI, 8 [39] 16, 20-21 : οϊον πρδς αύτδν βλέπει καί τό
οίον είναι τοϋτο αύτφ τδ πρδς αύτδν βλέπειν. Tout ceci repose évidemment sur
cette idée : la vision est lumière (Enn., V, 3 [49] 8, 19 et surtout V, 5 [32] 7, 23-
35 (sur la lumière intérieure à l’intelligence comparée à la lumière intérieure à
l’œil) et VI, 7, 41, 6 : la lumière n’a pas besoin de penser.
7. «Porphyre), In Parm., VII, i-VIII, 1 (t. II, p. 84-86).
8. Ibid., VIII, 1-21 (t. II, p. 88).
9. Ibid., VIII, 21-35 (t· II, P· 9°)·
10. Parm., 142 a.
QUATRIÈME FRAGMENT : LA THÉOLOGIE 125
objection à la doctrine platonicienne : comment pouvait-on dire que
l’Un n’est ni nommé, ni défini, ni connu, alors que certaines traditions
sacrées nous révèlent un enseignement positif au sujet de l’Un ? Porphyre
avait dû citer un premier exemple de révélation, introduit probablement
par un οί μεν. Notre fragment commence par un οί δέ qui désigne, cette
fois, les Oracles chaldaïques. Après avoir résumé 1 l’enseignement des
Oracles concernant le premier Dieu, Porphyre montre que l’existence
de ces révélations ne contredit pas l’enseignement de Platon. Car, lorsque
nous avons entendu ces révélations, nous ne connaissons pas mieux
l’Un. En effet, même si ces Oracles sont vrais, nous ne pouvons compren
dre ce qu’ils nous disent, parce qu’il nous manque la faculté qui nous
permettrait de percevoir l’objet dont ils nous parlent. Nous sommes
comme des aveugles à qui l’on ferait une description des couleurs 2. La
meilleure méthode pour connaître Dieu reste donc bien la théologie
négative dont nous parlait Platon à la fin de la première hypothèse, car
il faut finalement nier toutes les affirmations positives que l’on peut
faire au sujet de Dieu3. D’ailleurs toutes nos facultés cognitives sont
impuissantes à l’atteindre, puisque, comme l’a bien vu Platon4, elles
ne nous font connaître que la qualité et jamais l’être 56. Or Dieu est au-
delà de l’être même. L’âme doit donc se contenter de son ignorance,
qui est la seule représentation qu’elle puisse se faire de Dieu ®. Notre
fragment s’achève en faisant allusion aux révélations qui portent non
plus sur l’Un, mais sur le mode de procession des choses qui viennent
après lui7. Il y a là peut-être une transition qui s’amorce pour annoncer
la seconde hypothèse qui a pour objet précisément les choses « secondes »,
l’Un-Étant, l’intelligence.
Ce fragment est donc consacré avant tout au problème de la connais
sance de Dieu. On y reconnaît l’attitude, si caractéristique, que Porphyre
prenait à l’égard des Oracles chaldaïques 8. D’une part, il veut maintenir,
à la suite de Plotin, la supériorité de la philosophie de Platon sur les
révélations positives. D’autre part, il n’ose pas refuser totalement l’ensei
gnement des « dieux », mais il le déclare incompréhensible aux hommes.
Nous retrouvons dans notre fragment ce qu’à propos du premier et du
second fragment, nous avions appelé le subjectivisme et l’agnosticisme
de Porphyre. Nous entendons par là cette attention toute particulière
portée à la description des états d’âme subjectifs qui correspondent en
1. Sur l’identité entre cet être pur et la quiddité, cf. p. 360 et p. 415.
2. <Porphyre>, In Parm., X, 23-26 (t. II, p. 96).
3. Ibid., X, 28 (t. II, p. 96).
4. Ibid., IL 21 (t. II, p. 70).
5. Ibid., II, 17 (t. II, p. 70).
6. Sent., 43, p. 42, 5 et 8, Mommert, où il est question de la κατάληψις
propre au νους. Selon une méthode qui lui est familière, Porphyre montre, dans
le contexte, que le stoïcisme n’a de sens que si on le transpose sur le plan intel
ligible. Il n’y a de représentation véritablement compréhensive que dans la
conversion de l’intelligence sur elle-même.
7. <Porphyre>, In Parm., X, 26 (t. II, p. 96).
8. DlOGÈNE LAERCE, VII, 46 : καταληπτικήν (φαντασίαν)... ήν κριτήριον είναι τών
πραγμάτων φασί.
9· <Porphyre>, In Parm., II, 16 (t. II, ρ. 7°)·
128 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE
rapportant à un objet inexistant ou visant un objet 'existant, d’une
manière obscure et sans en recevoir l’impression \
La théologie, selon notre fragment, comporte trois degrés. Le premier
cherche à obtenir une notion de Dieu grâce à des métaphores et des
allégories, en partant des choses « d’ici » 12. On reconnaît là la voie d’ana
logie 3. Le second s’attache aux prédicats qui sont propres à Dieu 4 :
il est possible que Porphyre place à ce degré les révélations sacrées 56 .
C’est la théologie affirmative, qui s’appuie surtout sur la voie d’éminence e.
Enfin le troisième degré nie toutes les déterminations positives que le
second degré appliquait à Dieu 7. C’est évidemment la théologie négative,
la voie de négation 8.
C’est encore une autre méthode théologique qui est utilisée par Por
phyre lorsqu’il nous donne, au début de notre fragment, un résumé
de la théologie des Oracles. Il s’agit cette fois de la méthode des prédicats
antithétiques. Nous la retrouverons chez Victorinus 9. Elle semble avoir
été particulièrement chère à Porphyre qui, par exemple, dans les Senten
, note que les « anciens » ont décrit l’incorporel en juxtaposant les
tiae 1011
attributs les plus contraires afin de nous faire renoncer aux notions
d’origine corporelle. Les Oracles, selon Porphyre u, affirment en même
temps des doctrines diamétralement opposées. D’une part, ils disent
que Dieu s’est dérobé à toutes choses, même à celles qui lui sont propres,
et qu’il se soustrait totalement au nombre. Nous reconnaissons là la
propre doctrine de Porphyre qui, dans le deuxième fragment, a montré
comment Dieu était séparé de tout et comment les choses ne pouvaient se
connumérer à Dieu. D’autre part, les Oracles affirment que Dieu possède
une puissance et un intellect et que cette puissance et cet intellect sont
« co-unifiés » avec lui dans la simplicité : ils ne séparent pas Dieu de la
triade. Cette fois, nous reconnaissons l’interprétation porphyrienne12
1. Cf. p. 109.
2. Cf. p. 109. On peut ajouter que la théorie de la différence, dans ('Isagoge,
correspond à cette même conception : les différences spécifiques sont des qua
lités qui rendent autre, c’est-à-dire qui, en s’ajoutant à un être, constituent avec lui
une unité nouvelle, Isag., p. 8, 21, Busse : τω γάρ ζώω διαφορά προσελθοϋσα ή τοϋ
λογικού άλλο έποίησεν.
3· Isag., ρ. 7, ι6-22.
4· Isag., ρ. 7, 21 : άτομα οΰν λέγεται τά τοιαϋτα, δτι έξ ιδιοτήτων συνέστηκεν
έκαστον, ών τδ άθροισμα ούκ αν έπ’ άλλου ποτέ τδ αύτδ γένοιτο.
5· <Porphyre>, In Parm., XI, 10-15 (t. II, ρ. ιοο).
6. Ibid., XI, 15-19 (t· ΙΙ> Ρ· ιοο). Cf. 1.1, ρ. iog-no.
7. Ibid., XI, 9 et XI, 20 (t. II, p. 99 et n. 4).
8. Ibid., XII, 14-22 (t. II, p. 104).
132 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
1. Cf. p. 136, n. 4.
2. Proclus, Plat, theol., I, n, p. 27, 13 m., Portus : Πορφύριος δέ αΰ μετά τούτον
(sc. Plotin) έν τη περί άρχών πραγματεία τον νοΰν είναι μέν αιώνιον έν πολλοϊς καί καλοις
άποδείκνυσι λόγοις, έχειν δέ όμως έν έαυτω καί προαιώνιον, <καί τδ μέν προαιώνιον>
(Westerink) τδν νοϋν (scr. Saffrey, τοϋ νοϋ codd.) τφ ένί συνάπτειν... ό νοϋς έχει
τι κρεϊττον έν έαυτφ τοϋ αιωνίου. Je dois compléments et corrections à une aimable
communication de H. D. Saffrey, le futur éditeur (avec L. G. Westerink) de la
Théologie platonicienne de Proclus.
3. Enn., VI, 9 [9] 3, 27 : « Il faut contempler (l’Un) le plus pur des objets par
la pure Intelligence et par ce qu’il y a de primitif en l’intelligence (τοϋ νοϋ τφ
πρώτφ). » V, 5 [32] 8, 24 : « Parce que l’intelligence est l’intelligence, elle
contemple l’Un, mais, lorsqu’elle le contemple, c’est par la partie d’elle-même
qui n’est pas Intelligence (τφ έαυτοΰ μή νφ). » VI, 7 [38] 35> 3° : “ L’Intelli
gence possède toujours, et la pensée et cet état où elle ne pense pas mais où elle
a de l’Un une vision différente de la pensée (ό δέ έχει τδ νοεϊν άεί, έχει δέ καί τό μή
LES DEUX ÉTATS DE L’INTELLIGENCE 135
Mais Porphyre va plus loin. Il tend à distinguer deux Intelligences. La
première est une Intelligence en repos, dans un état de simplicité absolue :
elle ne peut « rentrer en elle-même », précisément parce qu’elle est
absolument simple. Elle semble bien se confondre avec l’Un lui-même x.
La seconde est une Intelligence en mouvement et en acte, qui sort de soi
pour revenir à soi. Une telle doctrine rappelle celle de Numénius * 12 :
Plotin lui-même qui, un moment, l’avait admise 3, l’avait ensuite vigou
reusement rejetée 4. Elle sera reprise dans le néoplatonisme postérieur 5,
νοεϊν,άλλά άλλως εκείνον βλέπειν)... L’Intelligence voit l’Un par cette puissance
d’elle-même qui lui permet de penser (εκείνο δέ (όρά) ή δυνάμει έμελλε νοειν). »
Cette « puissance qui lui permet de penser » est très proche de la puissance
qui, dans le commentaire Sur le Parménide, transcende l’opposition entre intelli
gence et intelligible et rend possible leur accord. Mais Plotin n’y fait qu’une
simple allusion, tout attentif qu’il est au problème de la connaissance de l’Un.
Porphyre, au contraire, s’intéresse précisément à la possibilité de la connaissance
intellectuelle. (Cette « puissance qui permet de penser » est moins pour lui l’organe
propre de la connaissance de l’Un que l’origine de l’intelligence.) VI, 8 [39] 18,
21 : « L’Intelligence et l’Étant sont engendrés à partir de Lui : ils sont comme
écoulés et déployés à partir de lui; ils sont comme suspendus; par leur nature
intellectuelle, ils témoignent qu’il y a dans l’Un une sorte d’intelligence qui n’est
pas Intelligence (τον οΐον έν ένΐ νοϋν ού νοϋν δντα). » V, 3 [49] τ4> τ4 : “ Lorsque
nous participons à l’intelligence pure, nous pressentons prophétiquement qu’il
est l’intelligence intérieure (χρώμενοι ώς ούτος έστιν ό ένδον νους). » Sur ce
thème, cf. J. M. Rist, Mysticism and Transcendence in later Neoplatonism, dans
Hermes, t. XCII, 1964, p. 213-225.
1. Cela n’est pas dit clairement par Porphyre. Mais les prédicats propres à la
première hypothèse, donc à la première hypostase, lui sont rapportés (XIV, 30-
34). On remarquera également XIV, 2-4 et 13-15 (t. II, p. 108 et 110).
2. Numénius définissait le premier Dieu comme une intelligence prise à
l’état de repos et n’effectuant pas d’acte de penser, et le second Dieu, comme une
intelligence en acte, ayant pour fonction propre de penser (cf. Numénius, test. 25,
Leemans = Proclus, In Tim., t. III, p. 103, 28, Diels)
3. Enn., III, 9 [13] 1, 15-18 (Cf. la démonstration de E. R. Dodds, Numénius
and. Ammonius, dans Sources de Plotin, p. 19) : ή τό μέν νοητόν ούδέν κωλύει και νοϋν
είναι έν στάσει καί ένότητι καί ησυχία, την δέ τοϋ νοΰ φύσιν τοϋ όρώντος έκεϊνον τόν
νοϋν τόν έν αύτφ ένέργειάν τινα άπ’ εκείνου, ή όρά έκεϊνον ’ όρώντα δέ έκεϊνον οίον
[έκεϊνον] είναι νοϋν έκείνου, δτι νοεϊ έκεϊνον.
4- Enn., II, 9 [33] 1,30: ούδ’ έπινοεϊν τόν μέν τινα νοϋν έν ησυχία τινί, τόν δέ
οίον κινούμενον. II, 9, I, 33 : °ΰ μην ούδέ διά τοΰτο πλείους νοΰς ποιεϊν, εί ό μέν νοεϊ,
ό δέ νοεϊ δτι νοεϊ. II, g, 6, 19 : τόν μέν έλαβον έν ήσυχία έχοντα έν αύτω παντά τά δντα,
τόν δέ νοϋν έτερον παρ’ αύτόν θεωροϋντα.
5· Proclus, De decem duhit., p. 79, 35, Cousin : de même qu’il faut un iudica-
torium indivisible des formes sensibles, de même il faut un sujet antérieur aux
idées, ayant une connaissance indivisible. (Nous retrouvons ici la comparaison
avec le sens commun qui caractérise notre sixième fragment). Plat. Theol., III, 21,
p. 164, Portus : dans la triade intelligible, 1’δν est le troisième terme, c’est-à-dire
un νοϋς, mais tellement transcendant qu’on peut lui appliquer les prédicats de la
première hypothèse. Au niveau immédiatement inférieur, vient le νοϋς νοητός
(cf. In Tim., t. I, p. 243, 30, Diehl; t. III, p. 101, 3-4, Diehl; Elem. Theol.,
prop. 160, p. 140, 9, Dodds ; In Parm., p. 900, 25, Cousin) dans lequel intelligence
et intelligible sont totalement identifiés. L’acte intellectuel n’apparaîtra qu’après la
médiation de la vie (In Tim., t. I, p. 244, 5). Si l’on retrouve chez Proclus la
notion d’une Intelligence pure, non coordonnée à un objet, il reste que, chez
Proclus, cette Intelligence reste inférieure à l’intelligible (cf. J. Pépin, L’intelli
gence et l’intelligible chez Platon et dans le néoplatonisme, dans Revue philosophique,
136 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
celui-ci est aussi une puissance ou un acte qui « voit » ou « énonce » l’accord
entre les sensations et leurs objets x. Toutefois, à la fin de l’exposé de
Porphyre, la distinction entre l’intelligence en son état primitif et la
puissance ou l’acte, par lequel elle voit, tend à s’estomper. L’Intelligence,
en son état primitif, se confond avec cet acte transcendant 12, comme
l’intelligence qui sort et rentre en soi se confond avec les trois actes,
existence, vie et pensée, qui sont les moments de ce processus. Ainsi
finalement le sens commun est comparé à l’intelligence qui ne peut
rentrer en soi. Mais, seconde difficulté, il faudrait pour que la compa
raison fût parfaite, que l’intelligence « qui ne peut rentrer en elle-même »
eût elle aussi un double aspect. C’est en effet le sens commun lui-même
qui peut être considéré comme point unique et comme limite double.
Dans la comparaison, telle qu’elle est exposée par Porphyre, le sens
commun correspond bien à l’intelligence « qui ne peut rentrer en elle-
même »; mais ce sont les sens particuliers, actes multiples 3 dominés par
le sens commun, qui correspondent aux actes multiples qui constituent
l’intelligence en son état second. Le double aspect du sens commun
aristotélicien ne peut donc se comparer immédiatement avec le double
aspect de l’intelligence porphyrienne.
Toutefois la théorie porphyrienne du sens commun, telle que nous
pouvons la connaître grâce à Synésius4, nous permet de mieux
comprendre le sens de la comparaison. Porphyre en effet identifiait
sens commun et imagination et il situait ce sens commun ou cette imagi
nation dans le pneuma, ou premier corps de l’âme. En face de ce sens
commun, les sens particuliers perdaient de leur autonomie :
« Ouïe et vue ne sont pas vraiment des sensations, mais elles sont les organes
du sens commun : elles lui servent comme des portiers annoncent à leur maî
tresse les sensibles, venus de l’extérieur, qui frappent à la porte des sens
extérieurs. Ce sens commun est parfait en toutes ses parties. Car c’est par la
totalité du pneuma qu’il entend, qu’il voit et qu’il peut tout le reste. Il divise
chaque puissance différente pour une fonction différente. Ces puissances
procèdent du vivant, chacune à part des autres, et elles sont comme des rayons
tirés du centre et revenant au centre, toutes sont une quant à la racine
commune mais multiples quant à la procession 5. »
Nous retrouvons ici un certain nombre de traits présents dans notre
commentaire : les sens particuliers « servent6 » le sens commun; ils cons
« Chacun des autres actes (c’est-à-dire les actes par lesquels l’intelligence
sort, puis rentre en soi) est fixé à quelque chose de déterminé et il est ordonné
totalement à cette chose, à la fois selon sa forme et selon son nom. Mais cet
acte-là (c’est-à-dire l’unité transcendante qui est à l’origine de l’intelligence)
n’est l’acte de rien, c’est pourquoi il n’a ni forme, ni nom, ni substance. Car
il n’est dominé par rien et ne reçoit pas non plus une forme de quelque chose
d’autre, étant essentiellement impassible, essentiellement inséparable de soi,
n’étant ni intellection, ni intelligible, ni substance, mais au-delà de tout et
cause incoordonnée de tout3. »
Cette opposition entre le coordonné et l’incoordonné, le déterminé
et l’indéterminé, le relatif à quelque chose et le non-relatif, se retrouve
dans nos fragments sous plusieurs formes. Il y a l’opposition entre la
connaissance absolue qui est l’Un et la connaissance qui est celle d’un
connaissant se rapportant à un connu. Il y a ensuite l’opposition entre
l’être absolu, qui n’est ni l’être d’un sujet ni même un sujet, mais qui
est agir pur, et l’étant déterminé, qui est un sujet-qui-est-quelque-chose.
Il y a enfin l’opposition entre la puissance de vision propre à l’intelli
gence « qui ne peut rentrer en elle-même » et les actes déterminés par
lesquels l’intelligence sort d’elle-même et rentre en soi. La première
est absolue, incoordonnée, transcendante; elle est vision pure. Les actes
au contraire sont liés ensemble, forment un mouvement ordonné dont
les moments sont relatifs les uns aux autres.
Cette doctrine a des conséquences diamétralement opposées. Elle
semble d’abord conduire à une affirmation vigoureuse de la transcendance
divine : Dieu est sans relations aux choses, nous sommes néant par rapport
à Lui, il ne peut y avoir qu’ignorance totale et réciproque entre l’homme
et Dieu. Mais en même temps elle permet toute une théologie affirmative :
tout ce qui est relatif dans les choses « engendrées » peut être conçu
comme existant déjà en Dieu mais sous un mode absolu. On peut alors
imaginer avant l’étant déterminé, l’être pur et absolu, avant la connais
sance, une connaissance pure et absolue. Il y aura cette fois continuité
entre Dieu et les choses qui viennent après lui. La procession des choses
apparaîtra alors comme le mouvement par lequel une réalité, existant en
Dieu sous un mode absolument pur, se détermine, entre en relations
d’abord avec elle-même, puis avec les autres réalités déterminées. C’est
ainsi que l’intelligence passe de son état de repos et de coïncidence avec
l’Un à un mouvement de distinction et de sortie, puis de conversion et
de retour à soi, qui lui permet d’entrer en relations avec elle-même.
La pensée pure devient alors pensée de la pensée.
Nous retrouverons tous ces thèmes chez Victorinus. Il nous suffira
pour l’instant de souligner combien la lecture des fragments du commen
taire de Porphyre Sur le Parménide vient confirmer notre hypothèse.
1. Victorinus Adv. Ar., IV, 29, 10 (cf. t. II, p. 55, § 89) : « Intellegentiam
intellegendo se genita intellegentia. »
2. Victorinus Adv. Ar., IV, 24, 10 (cf. t. II, p. 51, § 80) : « In his autem
primis ubi quod esse est id est quod vivere et quod intellegere (vivre et penser
sont encore identifiés à l’être) esse cognoscibile non potest nisi ipsa cognoscentia
nondum apparens, sed se intus tenens, manensque quieta, cessans atque in se
versa, sibi se cognoscibile praebens. » Adv. Ar., iV, 29, 1 (cf. t. II, p. 55, § 89 ) :
« Una intus exsistens quod est illi esse. » Cf. sur l’unité entre intelligence et
intelligible dans le premier moment de l’existence <Porphyre>, In Parm., XIV,
16 : καί τδ νοούν καί τδ νοούμενου ύπαρξει, Sur le repos, correspondant à ce
premier moment, Ibid., XIV, 23 : κατά τήν ΰπαρξιν έστώσα άν εϊη ή ενέργεια
3· < Porphyre >, In Parm., XIV, 17- Victorinus
26 (t. II, p. 110) : § 80 = Adv. Ar., IV, 24, 18 : « Velut
Τδ δέ νοούν, ήν <5 νοϋς μετεξέλθη από egressa se circuminspiciens. »
τής νπάρξεως εις το νοοϋν Ινα επανέλθη § 53 = Adv. Ar., I, 57, 13 : « Omnis
είς το νοητόν και εαυτόν Ιδη, εστιν ζωή' enim cognoscentia, secundum quod
ιδδ αόριστος δ κατά τήν ζωήν. cognoscentia est, foris est ab illo quod
cupit cognoscere. Foris autem dico,
sicut in inspectione, secundum quod
est videre semet ipsam, quod est scire
vel videre potentiam illam praeexsis
tentem et patricam. »
§ 55 = Adv. Ar., I, 57, 17 : « In isto
igitur sine intellectu temporis tempore,
ab eo quod erat esse veluti egrediens in
inspiciendum ipsum quod erat... alteritas
nata cito in identitatem revenit. »
§ 53 = Adv. Ar., I, 57, 10 : « Vitae
perfectae in motione exsistentis, volen
tis videre semet ipsam, hoc est poten
tiam suam... facta est ipsa manifestatio
sui, quae generatio est et dicitur, et
iuxta hoc foris exsistens. »
§ 43 = Adv. Ar., I, 51, 14 : « Vita
quae sit infinita. » § Si = Adv. Ar., I,
56, 36 : « Ipsa autem (vita) per semet
ipsam infinita fuit. »
LES COÏNCIDENCES AVEC VICTORINUS 143
Ces coïncidences 1 ne nous permettent pas pourtant d’affirmer que
Victorinus ait lu le commentaire de Porphyre Sur le Parménide. En effet
Porphyre se répète beaucoup et souvent très littéralement2. Victorinus
a donc pu trouver dans un autre ouvrage de Porphyre ces suites d’idées.
Mais il reste qu’elles sont typiquement porphyriennes et qu’elles ne
peuvent s’expliquer que dans la situation historique propre à Porphyre.
« Des étants nous dit Victorinus, les uns sont véritablement, étants, les
autres, étants, les autres, non-véritablement non-étants, les autres, non-étantsx. »
Les termes grecs correspondant sont όντως οντα, όντα, μή όντως μή
όντα, μή οντα1 2.
Dans son commentaire sur le Timée, Proclus cite une classification
analogue :
« C’est pourquoi certains des anciens ont appelé « véritablement étant »,
le plan intelligible, « non-véritablement étant », le plan des âmes, « non-véri
tablement non-étant », le plan sensible, « véritablement non-étant », la matière3. »
Nous reconnaissons ici les degrés d’être distingués dans le morceau
néoplatonicien de Victorinus que nous étudions : les intelligibles, les
âmes, le sensible et la matière. Les « anciens », ce sont pour Proclus, ou
les poètes et les philosophes antérieurs à Platon, tels qu’Homère, Phéré-
cyde ou Philolaos, ou bien les commentateurs de Platon, tels que Plotin,
Porphyre, Longin 4. Par les « anciens », Proclus désigne ici très probable
ment Porphyre. En effet, non seulement nous retrouverons plus bas
une classification analogue rapportée explicitement à Porphyre 56, mais
nous reconnaissons ici même une des caractéristiques de l’enseignement
porphyrien, la confusion entre le plan « intellectuel » et le plan des âmes.
A la différence de Jamblique et des néoplatoniciens postérieurs, Porphyre
ne distingue pas de plan intellectuel entre l’intelligible et les âmes. Ce
sont les âmes qui constituent le plan intellectuel e. C’est exactement la
doctrine du texte néoplatonicien conservé par Victorinus.
1. Victorinus, § 8.
2. § 13·
3. Proclus, In Tim., t. I, p. 233, 1, Diehl : διά κα'ιτών παλαιών τινες όντως μέν
δν καλοϋσι τό νοητόν πλάτος, ούκ όντως δέ δν τό ψυχικόν, ούκ όντως δέ ούκ δν τό αισ
θητόν, όντως δέ ούκ όν τήν ύλην. Cf. F. W. Kohnke, Plato’s Conception of τό ούκ όν
τως ούκ όν dans Phronesis, t. |II, 1957, p. 32-40, qui cite également Proclus, In
Tim., t. II, p. 127, 33 et 128, 5.
4. Cf. l’index de Proclus, In Tim., t. III, p. 368, Diehl au mot παλαιοί. Par
exemple 1.1, p. 322, 20, Plotin, Porphyre et Longin sont des παλαιοί έξηγηταί. Les
παλαιότεροι seront, t. III, p. 234, 17, Albinus et Atticus.
5. Cf. p. 163, n. 1.
6. Cf. p. 101.
LES MODES DES ÉTANTS 149
On aura peut-être remarqué les différences de vocabulaire qui existent
entre la citation de Proclus et le texte de Victorinus. Ce dernier parle
d’étant, Proclus de non-véritablement étant ou encore Victorinus parle
de non-étant et Proclus de véritablement non-étant.
Victorinus connaît les deux vocabulaires. Il utilise le même vocabu
laire que Proclus lorsqu’il écrit :
« Tu connais donc les quatre modes : les véritablement étants, les étants,
les non-véritablement non-étants, les non-étants. Mais en reliant inverse
ment ces termes on peut encore imaginer deux modes : les non-véritablement
étants et les véritablement non-étants. Mais les non-véritablement étants signi
fient la même chose que les étants sans plus. Car les non-véritablement étants
sont, sans plus. Quant aux véritablement non-étants, ils ne trouvent pas de lieu
pour être.1 »
Comme l’a remarqué F. W. Kohnke 2, les termes employés par Proclus,
et donc par Victorinus, dans le texte que nous venons de citer, supposent
le schéma suivant, que l’on trouve d’ailleurs représenté dans les scholies 3
du texte de Proclus :
accident particulier
C’est ce que Porphyre4, premier témoin de ce diagramme, appelle
une χιαστή τάξις, une disposition en forme de χ.
1. Victorinus, § i6.
2. F. W. Kohnke, Plato’s Conception, p. 32 et n. 2.
3. Proclus, In Tim., t. I, p. 469, 18, Diehl.
4. Porphyre, In Categ., p. 78, 36 - 79, 8, Busse. Cf. P. Hadot, Cancellatus
respectus, L’usage du chiasme en logique dans Archivum latinitatis Medii Aevi
(Bulletin du Cange), t. XXIV, 1954, p. 280-281. On trouve un schème analogue
dans Maxime de Tyr, Diss., XV, 1 (Deus Socratis), p. 56, 21 sq., Dübner : oppo
sition et liaison άθάνατος-θνητός, άπαθές-έμπαθές.
150 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
Ajoutons que le jeu des négations 2 est analogue à celui que nous avons
étudié dans le De Caelo pour expliquer le schéma des modes des étants
chez Porphyre :
A είναι Ôv είναι μή Ôv B
Γ μή είναι όν μή είναι μή 0ν Δ
étant. — C’est tout à fait vrai. — Donc puisque l’étant a part au ne pas être et
que le non-étant a part à l’être, il s’ensuit qu’il est nécessaire pour l’Un aussi,
puisqu’il n’est pas, d’avoir part à l’être pour n’être pas. — C’est nécessaire. —
Et ainsi s’il n’est pas, en l’Un, l’être apparaît. — Il apparaît. — Et le non-être
aussi, puisqu’il n’est pas. — Comment le nier? » Sur la leçon <μή> είναι [μή]6ν,
cf. n. 2.
1. F. W. Kohnke, Plato’s Conception, p. 39.
2. C’est la symétrie de ce schéma qui justifie la correction en Parm., 162 b 1-2 :
τοϋ <μή> είναι [μή]ον. Sans cette correction, on aurait deux fois : τοϋ είναι μή
βν. En réalité le schéma est encore plus complexe puisque s’y introduit le facteur
ουσία ou μή ουσία. On a exactement :
Τό ον (μετέχει), Τό μή δν (μετέχει)
1. ούσίας τοϋ είναι δν 1. μή ούσίας τοϋ μή είναι μή δν
2. μή ούσίας τοϋ είναι μή ον 2. ούσίας τοϋ μή είναι δν
Il y a là une sorte de jeu mathématique : si ούσία, είναι, δν sont positifs et μή
ούσία, μή είναι, μή δν négatifs, on a les équivalences suivantes :
+ —
+ (+) (+) = + — (—) (—) = —
-(+)(-) = + , +(—)( + )= —
On trouvera dans l’ouvrage de J. Roland de Réneville, Essai sur le problème de
l’Un-Multiple et de l’attribution chez Platon et les Sophistes, Paris, 1962, p. 162-
179, une étude détaillée de ce passage du Parménide et notamment p. 165-166
une paraphrase de Parm., 162 a-b. J. Roland de Réneville suit la traduction et
donc le texte reçu de A. Diès. Il admet donc la leçon (Parm., 162 b 1-2) : είναι μή
δν alors que nous pensons qu’il faut lire <μή> είναι [μή]δν. Pourtant, il nous fournit
lui-même la formule excellente qui justifie cette leçon (ibid., p. 162) : « Par l’effet,
entre l’être de ce qui est et le non-être de ce qui n’est pas, d’une symétrie qui à
elle seule mériterait également d’être regardée comme un postulat spécial dési-
gnable sous le nom de principe de symétrie, l’acte négatif de ne pas posséder un
attribut déterminé équivaut ontologiquement à l’acte positif de posséder la néga
tion de cet attribut, comme si cette négation constituait elle-même un attribut. »
C’est précisément ce qu’exige le principe de symétrie en Parm., 162 b 1-2 :
l’acte négatif de ne pas être étant est considéré par Platon comme l’acte positif
(μετέχειν ούσίας) de posséder la négation de cet attribut (μή είναι δν).
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ PLATON 153
On peut donc dire que le type de schéma que nous rencontrons chez
Porphyre, selon le témoignage de Victorinus et de Proclus, remonte
finalement à Platon. On peut même ajouter que tous les termes de ce
schéma, tel que nous le trouvons chez Victorinus, se retrouvent chez Platon,
tout spécialement dans le Sophiste. 'Όντως δν x, δν 12, ούκ δντως ούκ δν 3,
δντως μή δν 4 sont des termes qui sont effectivement employés par Platon.
Toutefois on ne les trouve pas réunis chez Platon selon un schéma
rigoureux, comparable à celui que nous avons rencontré dans la sixième
hypothèse du Parménide. Il est impossible de faire correspondre terme à
terme, les quatre notions que nous venons d’énumérer et les quatre
membres de l’opposition du Parm., 162 ab. Notamment il me semble
difficile d’admettre, comme le fait F. W. Kohnke 56, que le μή είναι μή δν
de Parm., 162 a 6 est équivalent à 1’ούκ δντως ούκ δν de Soph., 240 6 7 et
12. Sans doute chacune de ces notions apparaît dans un contexte où
l’entrelacement entre l’étant et le non-étant est fortement affirmé. Mais,
dans le Sophiste, 1’ούκ δντως ούκ δν s’oppose d’une part à 1’δντως δν, d’autre
part au μή δν αύτδ καθ’ αύτό (238 c 10). L’δντως δν, 1’ « essentiellement
étant », c’est la réalité véritable et l’objet de science. En le traduisant par
quod vere est, à la suite de Cicéron ®, Victorinus reste donc fidèle à l’esprit
de Platon7. Ι7ούκ δντως ούκ δν, qui s’oppose à cette réalité véritable,
est « ce qui n’est pas essentiellement non-étant », c’est-à-dire un ordre du
réel qui n’a qu’une réalité apparente : c’est l’image ou le reflet de 1’ « essen
tiellement étant », qui est son modèle 8. Cette apparence de réalité, qui
explique la possibilité de l’erreur, s’oppose donc au néant total qui, par
lui-même, ne pourrait rendre compte de l’existence d’une sophistique,
c’est-à-dire d’un art du simulacre. Dans le Parménide, le μή είναι μή δν
sert, il est vrai, à définir par opposition le néant total : le néant plénier,
nous est-il dit, participe au non-être du « ne pas être non-étant », ce qui
1. Parm., 162 b 1.
2. J. Roland de Réneville, Essai sur le problème de Γ Un-Multiple, p. 167-168.
3. Parm., 161 e (identité de l’être et de l’affirmation vraie).
4. J. Roland de Réneville, ibid., p. 168.
5. Soph., 238 c.
6. Soph., 263 b.
7. J. Roland de Réneville, ibid., p. 163.
8. Parm., 162 ab.
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ PLATON 155
différents dialogues. C’est ainsi que l’on s’efforcera de systématiser les
données du Sophiste, les genres de réalité distingués dans le Timée *, les
différents modes de connaissance énumérés par la République 1 2.
Le texte du Timée pouvait embarrasser les commentateurs. En effet,
Platon, au début de son dialogue, oppose l’objet d’intellection et l’objet
de sensation en les définissant respectivement comme le « toujours étant »
et le « toujours devenant », comme l’Être et le Devenir3. Plus loin, il ajoute
à ces deux réalités, le « lieu », le « réceptacle » du devenir4. Ailleurs,
l’Âme apparaît comme un intermédiaire composé de la substance indivi
sible et de la substance divisible 5. Nous ne pouvons ici faire toute l’histoire
de l’exégèse de Platon. Il nous suffira de montrer que la doctrine de
Porphyre s’inscrit dans une longue tradition scolaire et qu’elle représente
un effort de systématisation qui réduit à l’unité plusieurs éléments,
jusque-là disparates de cette tradition.
Un des premiers éléments ainsi intégrés est l’opposition entre l’intelli
gible et le sensible, entre le « véritablement étant » et ce qui n’est pas
« véritablement étant ». Cicéron 6 y fait allusion, mais on rencontre sur
tout cette opposition chez Philon7, Albinus8, Apulée9, Maxime de
ov) possumus dicere. » L’expression ούκ δντως δν ne se trouve pas chez Platon.
On peut supposer, ou bien qu’Apulée est un témoin de l’apparition de ce terme
qui fera partie du schéma porphyrien (Sénèque pourrait être un autre témoin,
cf. p. 000), ou bien que non vere esse est inexact et qu’il faut lire non vere non esse
= ούκ δντως ούκ δν, de Soph., 240 b 7).
1. Maxime DE Tyr, Diss., XVII (Τί δ Θεάς κατά Πλάτωνα), ρ. 67, 35> Dübner.
2. Plutarque, De E apud Delph., 391/-393 b (cité notamment par Eusèbe,
Praep. ev., XI, n, 1-15, t. II, p. 29, 1-31, 20, Mras). Il identifie 1’δντως 6và Dieu;
et la réalité fluente et inconstante est avant tout la réalité humaine.
3. Numénius, fr. 14, Leemans (= Eusèbe, Praep. ev., XI, 10, 1, t. II, p. 26,
1-27, 2), fr. is (XI, 10, 6-8, p. 27, 4-14), fr. 16 (XI, 10, 9-11, p. 27, 16-25), &· 17
(XI, 10, 12-13, p. 28, 2-7). Ce dernier fragment résume assez bien l’ensemble de
la doctrine de Numénius : Εί μέν δή τό δν πάντως πάντη άίδιόν τέ έστι καί άτρεπτον
καί ούδαμώς ούδαμή έξιστάμενον έξ έαυτοΰ, μένει δέ κατά τά αύτά καί ωσαύτως
έστηκε, τοϋτο δήπου άν είη τό τή νοήσει μετά λόγου περιληπτόν. Εί δέ τδ σώμα
ρεϊ κα'ι φέρεται ύπδ της εύθύ μεταβολής, άποδιδράσκει καί ούκ έστιν. "Οθεν ού πολλή
μανία μή ού τοϋτο είναι άόριστον, δόξη δέ μόνη δοξαστδν καί, ώς φησι Πλάτων, γινόμε
νον και άπολλύμενον, δντως δε ουδέποτε δν. Dans cette doctrine traditionnelle,
Numénius introduit un vocabulaire nouveau, évidemment antistoïcien : 1’δντως
δν est άσώματον et νοητόν (fr. 16, p. 27, 16, Mras, et surtout fr. 15, p. 27, 7 : μή
γελασάτω τις εάν φώ τοϋ άσωμάτου είναι δνομα ούσίαν καί δν).
4· Enn., VI, 5 [23] 2, 9-16 : Έπεί γάρ τδ μέν έστι πεφορημένον (Tim., 52 a) καί
παντοίας δεχόμενου μεταξολάς καί εις πάντα τόπον διειλημμένον, δ δή γένεσιν άν προσ-
ήκοι όνομάζειν, άλλ’ ούκ ούσίαν, τδ δέ δν άεί, [διειλημμένον] ωσαύτως κατά ταύτά
εχον, ούτε γινόμενον οϋτε άπολλύμενον ούδέ τινα χώραν ούδέ τόπον ούδέ τινα έδραν
έχον ούδ’ έξιόν πόθεν ούδ’ αύ είσιόν εις δτιοΰν, άλλ’ έν έαυτώ μένον.
5· Porphyre, Sent., 39, Ρ· 34> ΐ9-35> Ι0·> Mommert : τά κατηγορούμενα τοϋ
αισθητού καί ένύλου άληθώς έστι ταΰτα'τό πάντη είναι διαπεφορημένον (Tim. 52 a), τδ
μεταξλητόν είναι, τδ ύφεστάναι έν έτερότητι, τδ σύνθετον είναι, τδ καθ’ αύτδ λυτδν
ύπάρχειν, τδ εν τόπφ (Tim. 52 a), τδ έν δγκω θεωρεϊσθαι καί όσα τούτοις παραπλήσια.
Τοϋ δέ δντως δντος καί καθ’ έαυτδ ύφεστηκότος άύλου τό είναι άεί έν έαυτώ ιδρυμέ
νου, τό ωσαύτως κατά ταύτά εχειν, τδ έν ταυτότητι ούσιώσθαι, τό άμετάβλητον
είναι κατ’ ούσίαν, τό άσύνθετον, τδ μήτε λυτόν μήτε έν τόπω είναι μήτε εις δγκον διαπε-
φορήσθαι, τδ [μήτε γιγνόμενον μήτε άπολλύμενον (Tim. 52 a) είναι καί δσα τούτοις
δμοια...
6. Cf. ρ. 103, η. ι et ρ. Ι79> η. 2.
7· Cf. ρ. ΐ57> η. ίο et ρ. 162, η. 2.
8. Cf. ρ. 164-165.
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ SÉNÈQUE 157
son énumération d’une introduction qui est destinée à faire comprendre à
Lucilius que l’Étant est le genre suprême de tous les étants L Cette
introduction effectue successivement une remontée au genre suprême,
puis une descente de ce genre suprême vers les espèces et les genres
particuliers. Comme l’a bien remarqué E. von Ivanka 12, nous sommes ici
en présence d’une tradition scolaire qui sera définitivement codifiée
dans Vlsagoge de Porphyre. Sénèque remonte3 donc des espèces,
« homme », « chien » ou « cheval », au genre « animal », puis du genre
« animal » au genre « être vivant », puis de celui-ci au genre « corps » et
enfin de celui-ci au genre suprême des étants, Γδν. Il signale ensuite
en passant que certains Stoïciens plaçaient au-dessus de cet étant, genre
suprême, un genre encore plus général, le « quelque chose »4. Mais
avant d’exposer leur doctrine, il effectue l’opération logique inverse de
celle qu’il vient de terminer. Il redescend à partir de l’étant suprême
vers les genres et les espèces 56. Il peut ensuite citer plus explicitement
l’opinion des Stoïciens : il faut placer au-dessus de l’étant, le quelque
chose, parce que celui-ci embrasse à la fois les étants et les non-étants ®.
Après cette introduction, commence l’exposé proprement dit. Le
premier mode, c’est précisément l’étant, genre suprême, purement
intelligible7. Le second mode, c’est Dieu, qui est l’étant par excellence 8.
Les « proprement étants » sont le troisième mode, ce sont les idées,
formes immuables de toutes choses 9. Le quatrième mode, c’est ce que
Sénèque appelle Vidos, évidemment 1’εΙδος, expression qui sert à désigner
la forme introduite dans la matière 10. Le cinquième mode, ce sont les
« communément étants », c’est-à-dire ceux qui ne sont pas « proprement11 ».
Cet ordre désigne le monde sensible. Enfin le sixième mode 12 correspond
aux « quasi étants » : le vide, le temps.
1. DlOG. LAERCE, VII, 61 : γενικώτατον δέ έστιν ô γένος δν γένος ούκ έχει, οϊον
τό δν. Comme le remarque V. Goldschmidt {op. cit., p. 13, n. 5), le οΐον
marque bien que 1’« étant » n’est pas le seul genre suprême. Cf. également O. Rieth,
op. cit., p. 91.
2. DlOG. LAERCE, VII, 60, γένος δέ έστι πλειόνων... έννοημάτων σύλληψις.
Chrysippe, dans Aétius, Placita IV, 9, 13 (Dox. Gr., p. 398, 15, Diels) : τό δέ
ειδικόν... αισθητόν.
3· Philon, Quod det. pot. insid., 160, t. I, p. 294, 19, Cohn-Wendland :
ό Θεός μόνος έν τφ είναι ύφέστηκεν ού χάριν άναγκαίως έρει περί αύτοϋ- έγώ είμι ό
ών.
4. Plutarque, De-E apud Delph., 20, 393 a : μόνον έστι τό κατά τοΰτον δντως
δν.
5· Comme l’a montré V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 18-19, la clas
sification stoïcienne du réel va de la pensée la plus vide vers le concret le plus
déterminé. En effet le « quelque chose », genre suprême, n’est ni étant, ni non-
étant. L’étant lui-même, en tant que genre suprême, n’est lui-même qu’une notion
abstraite. La réalité concrète ne commence qu’avec l’union du sujet et de la
qualité. Dieu, « matière qualifiée », est donc subordonné, dans l’ordre logique,
au genre abstrait de l’« étant ».
6. Cf. W. Theiler, op. cit., p. 8, citant Sextus Empiricus, Adv. Math., X, 218
et Proclus, In Tim., t. III, p. 95, 3, Diehl. Cf. également V. Goldschmidt, Le
système stoïcien, p. 13 et n. 1 et 2. Ce sixième mode correspond finalement à la
matière. En effet, les incorporels stoïciens sont des non-étants et la matière (dans
la tradition platonicienne) est elle-même aussi un non-étant.
7. V. Goldschmidt, ibid., p. 18 : « Les incorporels et les « pensées «jouissent
d’un statut de quasi-existence » et il cite, n. 5, Arius Didyme, Epitome, 40, dans
Doxographi Graeci, p. 472, 1-2, Diels : τά έννοήματα μήτε τινα (= substances)
είναι μήτε ποιά (= qualités), ώσανεί δέ τινά καί ώσανεί ποιά φαντάσματα ψυχής.
On peut ajouter DlOG. LærCE, VII, 61 : έννόημα δέ έστι φάντασμα διανοίας οΰτε
τι δν οΰτε ποιόν, ώσανε'ι δέ τι δν και ώσανεί ποιόν. L’incorporel est à la fois
non-étant et quasi étant, parce qu’il est « quelque chose », c’est-à-dire qu’il rentre
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ SÉNÈQUE 161
Nous reconnaissons donc, dans l’énumération proposée par Sénèque,
des éléments qui appartiennent à une classification proprement stoïcienne.
On peut les grouper dans le schéma *1 suivant :
lieu
'μή Ôv (= άσώματον) (6e mode)
temps
exprimable
En considérant ce schéma, on constate que, si Sénèque 2 a raison de
dire que le genre suprême qu’est le « quelque chose » comprend les étants
et les non-étants, il a tort de donner comme exemple de non-étants, les
faux concepts et les phantasmes de l’esprit. En effet, les non-étants,
c’est-à-dire les incorporels, ce sont le lieu, le vide, le temps et l’exprima
ble, c’est-à-dire des entités qui ont un statut de quasi-réalité : ce sont
celles qu’il énumère en partie dans le sixième mode 3. Mais les faux
concepts, les notions forgées par l’esprit ne s’opposent pas à l’étant, mais
au « quelque chose ». Ce sont des « non-quelque-chose » (οΰτινα) 4. Le
dans le genre suprême du quelque chose » qui dépasse l’opposition entre étant
et non-étant. A l’intérieur du genre « quelque chose », il n’y a pas de place pour
l’absolument non-étant. Sur ce genre suprême qui est et qui n’est pas, cf. Plotin,
Enn., VI, i, 25, 6-10.
1. Cf. O. Rieth, Grundbegriffe, p. 91. J’admets avec O. Rieth que les quatre
catégories (sujet, qualités, manières d’être et manières d’être relatives) subdivisent
le genre de l’étant. Voir la discussion du problème danS V. Goldschmidt, Le
système stoïcien, p. 21, n. 5. Les deux dernières catégories pourraient sembler
« incorporelles », (donc ne devraient pas être placées dans le genre de l’étant),
mais elles se rapportent à des étants. Cf. l’excellente formule de V. Goldschmidt,
ibid. : « Ce qui tombe sous les deux dernières catégories est bien incorporel, mais
ce sont des manières d’être des corps, alors que les incorporels proprement dits,
le temps, par exemple, et le vide, n’ont initialement aucun support corporel;
ils sont, si l’on peut dire, irréels « par essence ».
2. Sénèque, Epist., 58, 15.
3. Epist., 58, 22.
4. Sextus Emp., Adv. Math., I, 17 : ανυπόστατα γάρ έστι τη διανοία ταϋτα (sc.
οΰτινα) κατά τοϊς άπο της στοάς. Les οΰτινα n’ont aucune réalité, même dans
la pensée, c’est-à-dire, ce sont des pseudo-concepts. O. Rieth, Grundbegriffe,
p. 91, n. 3, souligne bien la confusion de Sénèque. Cette confusion est bien excu
sable, car l’ambiguïté de la notion de « quelque chose » entraînait nécessairement
celle du « non quelque chose ». Selon Alexandre Aphr., In Top., p. 359, 12,
Wallies; Origène, In Ioh., II, 13, 93; Simplicius, In Categ., p. 105, 11, Kalb-
fleisch, les Stoïciens auraient considéré les genres et les espèces, c’est-à-dire les
universaux, comme des οΰτινα. C’est possible, car ce sont les énoncés, les λεκτά,
qui sont des incorporels, donc des τινά. Les concepts eux-mêmes n’ont aucune
réalité, dans la mesure où ils ne sont pas insérés dans un « discours ».
162 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
« quelque chose » et le « non-quelque-chose » rentrent eux-mêmes
finalement dans ce genre absolument général que sont les νοούμενα, les
« notions 1 ». Le premier et le sixième mode de Sénèque sont donc des
genres qu’il a tort de connumérer avec leurs espèces respectives.
Restent quatre modes d’origine proprement platonicienne, les deuxième,
troisième, quatrième et cinquième. Le second, qui correspond à l’Étant
par excellence, transcende toute l’échelle des étants. Les troisième, qua
trième et cinquième mode constituent ensemble une structure propre,
une division à trois termes de la totalité du réel. Nous y retrouvons d’abord
l’opposition entre l’intelligible et le sensible. Le premier est défini par
l’expression : quae proprie sunt, qui traduit vraisemblablement τά όντως
όντα. Le second est défini par l’expression quae communiter sunt, qui
correspond probablement à τά μή όντως δντα : les non-proprement
étants. Entre l’intelligible et le sensible, il y a un intermédiaire, le qua
trième mode de Sénèque, 1’είδος, c’est-à-dire la forme « prise du modèle
et imposée à l’œuvre », autrement dit, la forme qui entre en composition
avec la matière, pour constituer le monde sensible. Cette notion se
retrouve chez Albinus 2.
Tout se passe donc comme si, dans la classification stoïcienne des
concepts, Sénèque remplaçait les quatre catégories qui divisent les étants
(substances, qualités, manières d’être et manières d’être relatives)3
par quatre modes de réalité empruntés à la~tradition platonicienne :
τί <------------- > οδτι
, „ ( deus (2e mode)
το ov » ae je gunt ( e mode)
(i-mode) zWoi(4emode)
\ quae communiter sunt (5e mode)
inane
‘τό μή δν
(6^-mode)
tempus
Il s’agit cette fois du passage du Timée (52a) dans lequel Platon dis
tingue entre trois « genres » : « ce qui est », « ce qui est engendré », le
« réceptable ». Calcidius, à la suite de Porphyre, comme un texte parallèle
de Simplicius 1 nous permet de le conjecturer, identifie « ce qui est » à
1’ « Idée », le « réceptacle » à la matière, et « ce qui est engendré », à l’un des
deux intermédiaires de son schéma, exactement à ce troisième rang de la
réalité qui correspond aux choses sensibles, mélangées de forme et de
matière 2 :
« La forme qui est engendrée (= 3e mode) est située entre la nature qui est
véritablement (= Ier mode), qui est constante, qui est toujours la même, à
savoir l’idée, l’intellect éternel du Dieu éternel, et la nature qui est, sans
doute, mais qui n’est pas toujours la même, à savoir la matière (= 4e mode).
Car la matière, par sa nature propre, n’est rien des choses qui sont, bien qu’elle
1. Cf. p. 171, n. 3.
2. L’Un étant, pour Porphyre, le Non-étant transcendant, on a donc à la
suite de l’Un, le véritablement étant, le seulement étant, le non-véritablement
non-étant, et le non-étant. Mais ces termes techniques ne se trouvent pas chez
Plotin d’une manière systématique, comme chez Porphyre. Remarquer Ènn., IV,
2, 2, 53-55 où l’on trouve quatre termes : ce qui est le plus élevé est seulement
« Un », l’âme est « Un et Plusieurs », les formes corporelles sont « Plusieurs et Un »,
les corporels sont seulement « Plusieurs ».
3. Cf. déjà chez Apulée, De Plat., I, 6, p. 88, 1 sq., Thomas, où, après l’oppo
sition entre la substance intelligible et la substance sensible, on trouve, classés
dans la substance intelligible, Dieu, puis l’intelligence et les Formes, puis
l’Âme, et classées dans la substance sensible, « toutes les choses qui reçoivent
forme et sont engendrées » (c’est-à-dire ce qui sera le troisième mode de Porphyre).
4. Sur Syrianus, cf. K. Praechter, art. Syrianos, dans Paulys Realencyclo
padie, 2. Reihe, iV, 2, col. 1738, 21 (rapprochant les données de Syrianus, In
Metaph., p. 11, 21 ; 81, 33 ; 12, 5 ; 48, 6 ; 150, 2-5, Kroll) : on trouve chez lui, à la
suite de i’Un supersubstantiel, les intelligibles, les intellectuels, les « raisonnables »
(c’est-à-dire les âmes), les êtres « naturels », puis vivants, puis corporels, et enfin
la matière. Jamblique peut-être, et certainement Proclus, placent d’ailleurs
l’intelligible et intellectuel entre l’intelligible et l’intellectuel, cf. p. 99, n. 7.
168 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
qui n’est pas encore, mais qui sera et peut être; selon l’être qui est au-dessus
de tous les étants 1 ».
Cette énumération, qui, aussi bien que la classification des étants,
dominera tout le discours sur Dieu « non-étant au-dessus de l’étant »,
correspond, comme celle-ci, à un effort de systématisation des données
aristotéliciennes et platoniciennes concernant le non-étant.
L’opposition entre le non-étant absolu et le non-étant relatif provient
à la fois du Sophiste de Platon et de la Physique d’Aristote. On sait que
Platon cherche, dans le Sophiste, à expliquer la possibilité de l’erreur,
nécessaire à la définition du « sophiste ». Il faut pour cela renoncer à la
thèse parménidienne selon laquelle le non-étant n’est absolument pas.
Le μηδαμώς δν, l’absolument non-étant, est impensable et inexprimable,
cela est vrai 2, mais il faut supposer qu’il y a un autre non-étant, puisque
l’étude des genres révèle qu’il y a un « autre » que l’être. On peut donc
opposer au non-étant absolu le non-étant « selon la nature de l’autre »,
comme dit Platon 3. C’est précisément la formule que l’on retrouve chez
Victorinus : « secundum naturam alterius 4 ». Aristote reprend la distinc
tion platonicienne dans la discussion avec les Éléates qui ouvre le pre
mier livre de la Physique : « Rien n’empêche qu’il existe, non pas le non-
étant absolu (απλώς μή ov) mais un certain non-étant (μή δν τι)5. »
Le non-étant « selon la puissance », distingué ensuite par Victorinus,
vient d’Aristote. La Métaphysique propose en effet cette classification
des non-étants :
« Le non-étant, au point de vue des différentes catégories, se prend sous
autant d’acceptions qu’il y a de catégories de l’étant, il y a en outre le non-
étant au sens de faux, et le non-étant en puissance. 6 »
Quant au non-étant au-dessus de l’étant, il remonte peut-être à Speu
sippe 7, mais il n’est attesté clairement que chez Porphyre 8.
1. Maxime de tyr, Diss., XVII (τί ό θεός κατά Πλάτωνα) ρ. 67, 46, Dübner : έν
ποτέρα δή των φύσεων τούτων τόν θεόν τακτέον;
2. Maxime de Tyr, Ibid., p. 6γ, 46-68, 2ΐ. Cf. le résumé de A. J. Festugiêre,
Révélation d’Hermès, t. IV, p. m-112, qui souligne avec raison le fait que le
Dieu de Maxime n’est pas seulement un Intelligible, mais l’intellect en acte,
comme le Dieu d’Aristote.
3. Aristote, Metaph., VI, 1, 1025 b 18-1026 a 23. Sur ce texte, cf. A. J. Festu-
gière, Révélation d’Hermès, t. II, p. 600; Ph. Merlan, From Platonism to Neopla-
tonism, p. 59-87. Je laisse de côté le problème du sens de χωριστά, étudié spéciale
ment par Ph. Merlan, op. cit., p. 71-72.
4. Metaph., VI, 1, 1026 a 19.
5. Ph. Merlan, op. cit., p. 59, insiste bien sur les difficultés qui en résultent
pour la pensée aristotélicienne.
6. Metaph., I, 6, 987 b 15; VII, 2, 1028 b 19-21; XI, 1, 1059 b 6-8.
DIEU AU-DESSUS DES ÉTANTS ET DES NON-ÉTANTS 173
tote \ et que les « véritablement étants » correspondent aux Idées de
Platon et à l’intellect divin d’Aristote.
Mais, alors que pour Aristote et pour toute la tradition platonicienne,
Dieu n’est que l’un des étants 1 2, même s’il est l’étant suprême, pour le
disciple de Plotin qu’est Porphyre, Dieu ne peut être un des étants 3.
Cette négation radicale est nouvelle dans la tradition platonicienne.
Sans doute, Speusippe avait déjà dit que l’Un « ne peut être appelé
étant4. » Mais, dans la mesure où il est possible de reconstruire la doctrine
de Speusippe, il semble bien qu’elle ne considérait pas l’Un comme une
réalité divine. 5 Et s’il existait, bien avant Plotin, une théologie négative,
elle n’allait jamais jusqu’à nier que Dieu fût un étant, ou l’Étant par
excellence 6. Avec Plotin, Dieu ou le Bien cesse d’être l’un des étants :
« Il n’est aucun des étants et n’est même pas étant... parce qu’il est privé
de toute forme, même intelligible7. »
La doctrine de Porphyre, dans l’état où nous la trouvons chez Victo
rinus, s’efforce d’adapter les schémas traditionnels à l’expression de
cet enseignement nouveau. La théorie générale des modes des étants ne
servira plus désormais à définir Dieu en le plaçant dans le mode le plus
noble des étants, mais au contraire à montrer que Dieu transcende tous
les modes, si nobles soient-ils 89 . Et si Dieu est non-étant, il faudra éga
lement intégrer à l’exposé la théorie générale des modes des non-étants,
pour préciser selon quel mode Dieu peut être lui-même non-étant. Aux
trois modes traditionnels : le non-étant absolu, le non-étant selon la
nature de l’Autre, le non-étant selon le devenir et la puissance, il faudra
ajouter le non-étant transcendant, le non-étant au-dessus de l’étant,
c’est-à-dire finalement un au-delà des étants et des non-étants :
« Qu’est-ce donc que ce non-étant au-dessus de l’étant? Il est tel qu’il n’est
connu ni comme étant, ni comme non-étant, mais comme connaissable dans
l’inconnaissance, puisqu’il est à la fois étant et non-étant ®. »
Ou encore :
« Dieu est donc au-dessus de l’étant et, en tant qu’il est au-dessus, Dieu est
appelé non-étant, non pas par privation de tout l’étant, mais comme un étant
différent qui lui-même est non-étant, car, par rapport aux étants qui sont
encore à venir, il est non-étant, mais par rapport au fait qu’il est cause de la
génération des étants, il est étantL »
Il me semble que la tradition platonicienne ne pouvait fournir à
Porphyre les moyens de concevoir cet Étant-Non-Étant transcendant.
L’implication de l’étant et du non-étant affirmée fortement dans le
Sophiste ou dans le Parménide sert à exprimer les relations internes d’une
multiplicité intelligible : elle correspond exactement à un ordre de déter
minations 2, et ne peut être appliquée à une indétermination transcen
dante.
Selon un mouvement de pensée familier à Porphyre 3, l’indétermina
tion transcendante du « non-étant au-dessus de l’étant » semble bien être
conçue à l’aide de notions stoïciennes transposées dans une ontologie
platonicienne. Nous avons déjà vu 4 que le genre suprême stoïcien était
le τί, le « quelque chose », et qu’il dépassait l’opposition entre étant et
non-étant : il n’est ni étant, ni non-étant. Chez les Stoïciens, il ne s’agit
là que d’une notion abstraite, puisque leur classification des étants et des
non-étants est une classification de notions 5. Comme l’a bien montré
V. Goldschmidt, le τί, ce « quelque chose » qui dépasse l’opposition
entre le corporel et l’incorporel, entre l’étant et le non-étant, est un
simple έννόημα, une pensée, mieux encore, la pensée la plus vide,
« indétermination et virtualité pures 6 » qui se détermineront et se diffé
rencieront progressivement dans la division entre étants et non-étants,
puis dans la progression des catégories vers la détermination concrète.
1. Cf. p. 173-174·
2. II peut être intéressant de rappeler que l’énumération des modes des étants
selon Sénèque pouvait, elle aussi, être présentée selon ce schéma (cf. p. 161).
Cela signifie que ces structures, conscientes ou non, dominaient depuis long
temps la pensée platonicienne, même lorsqu’elle croyait les combattre.
3. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 18 : « Mais après avoir, plus déci
dément qu’Aristote, « corporalisé » la forme platonicienne et, pour ainsi dire,
l’avoir « incarnée », les Stoïciens sont d’autant plus libres pour faire ouvertement
sa part au platonisme... Ce τί, dont on ne peut dire qu’il est, qui n’est pas une
substance, mais un simple έννόημα, apparaît bien... comme l’essence platoni
cienne, réduite à la « simple pensée ».
4. Cf. p. 366-367.
5. Cf. p. 413.
6. Phédon, 79 c-d : « L’âme est traînée par le corps dans la direction de ce qui
jamais ne garde son identité (εις τά ουδέποτε κατά ταύτά έχοντα), elle est
elle-même errante, troublée... Quand par contre... elle est en elle-même et par
elle-même dans cet examen, c’est là-bas qu’elle s’élance, dans la direction de ce
qui est pur, qui est toujours (άεί όν), qui est immortel, qui se comporte tou
jours de même façon... alors, elle s’arrête d’errer et, au voisinage des objets dont
il s’agit, elle conserve, elle aussi, toujours son identité et sa même façon d’être. »
LE NON-ÉTANT PROJECTION DE L’ÂME 177
aille vers la matière ou vers l’Un, c’est-à-dire, dans les deux cas, vers
l’informe, elle chancelle et craint de ne plus rien posséder x. Comment
saura-t-elle qu’elle est dans la bonne direction ? Plotin répond que l’âme
ne doit pas s’éloigner des choses qui sont au voisinage de l’Un, et qu’elle
ne doit pas se tourner vers le sensible 1 2. Elle doit devenir Intelligence
pour dépasser l’intelligence.
La systématisation porphyrienne des modes d’étant et de non-étant
est destinée à formuler avec plus de rigueur cette réponse plotinienne.
Un texte des Sententiae 3 peut nous aider à comprendre cette intention
générale. Porphyre y montre comment, selon la direction de son mou
vement, l’âme atteint le non-étant supérieur ou le non-étant absolu.
Lorsque l’âme se sépare de l’étant, c’est-à-dire de l’intelligible, elle
« engendre » le non-étant, c’est-à-dire qu’elle produit en elle une imagina
tion fausse (analogue aux ουτινα du stoïcisme). Si au contraire, elle
reste attachée à l’étant, c’est-à-dire tournée vers l’intelligible, elle est
capable de dépasser cette connaissance de l’intelligible et d’avoir la
« préconnaissance » du non-étant au-dessus de l’étant. Cette « précon
naissance », c’est la προέννοια du commentaire de Porphyre Sur le Parmé
nide et la praenoscentia de Victorinus 4. Porphyre insiste plus que son
maître Plotin sur le fait que le non-étant n’est qu’un concept, relatif à
l’état de l’âme. Le non-étant absolu n’est qu’un mirage de l’âme, détour
née de l’intelligible. Mais le non-étant au-dessus de l’étant n’est aussi
qu’une « projection » comme le montre bien le commentaire Sur le
Parménide 5. Si Dieu nous apparaît comme non-étant, c’est parce que
nous sommes différents de lui, donc néant par rapport à lui. C’est lui
qui est le seul Étant véritable et par rapport à lui, nous sommes non-
étants.
1. Enn., VI, 9 [9] 11, 35 : ού γάρ δή εις το πάντη μή δν ήξει ή ψυχής φύσις. II, 4,
ίο, 34 · άλγοΰσα τφ άορίστφ οιον φόβφ τοϋ έξω των δντων είναι καί ούκ άνεχομένη
έν τφ μή δντι έπιπολύ έστάναι.
2. Ènn., VI, 9 [9] ΙΤ> 30 : » Quand l’âme descend, elle ira jusqu’au mal, c’est-
à-dire vers un non-étant, mais non jusqu’au non-étant absolu ; dans la direction
inverse, elle n’ira pas vers un autre, mais vers elle-même, et ainsi n’étant pas
en un autre, elle est en soi; et lorsqu’elle est en elle seule, et non plus dans
l’étant, elle est en Lui. » Texte qui semble contredire Ènn., III, 9 [13] 3,
8-11, cf. p. 182, n. 3 et p. 192, n. 1-5.
3. Sent., 26, p. il, 8, Mommert : Μή δν τδ μέν γεννώμεν χωρισθέντες τοϋ δντος,
τδ δέ προνοοΰμεν (cf. ρ. ΙΙ7, η. 2) έχόμενοι τοϋ δντος, ώς είγε χωρισθείημεν τοϋ
δντος, ού προνοοΰμεν τδ υπέρ τδ δν μή δν, άλλά γεννώμεν ψευδές πάθος, τδ μή δν
συμβεβηκδς περί τδν έκστάντα έαυτοΰ. Καί γάρ αύτδς έκαστος, ώπερ δντως καί δι’ έαυτοΰ
ένήν άναχθήναι έπί τδ ύπέρ τδ δν μή δν καί παραχθήναι έπί τδ κατάπτωμα τοϋ δντος
μή δν.
Les dernières lignes insistent fortement sur le fait que c’est le même individu
qui peut s’élever vers le néant transcendant ou descendre vers le néant qui est
une chute en dehors de ce qui est. Sortir de l’étant, c’est d’ailleurs sortir de
soi, cf. p. 91, n. 1.
4. Cf. p. 117, et Victorinus § 70-71.
5. Cf. <Porphyre>, In Parm. IV, 19-, V, 7 (t. II, p. 76).
178 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME
Je pense finalement que ces quae supra caelum sunt désignent la sphère des
fixes et je m’appuie pour cela sur Macrobe, In Somn. Scip., I, 17, 12. Dans ce
texte, en effet, la sphère des fixes, présentée par Cicéron comme la sphère qui
englobe tout et qui est le Dieu souverain, apparaît comme la première création
de l’âme : « Cum globus ipse quod caelum est animae sit fabrica » (cf. ibid., I,
17, 9 : « Primum autem omnium caeli corpus anima fabricata sit »). Il semble donc
vraisemblable que lorsque Victorinus, § 57, nous dit que l’âme, en quittant
le monde intelligible, devient « mère des choses qui sont au-dessus du ciel »,
il veuille signifier par là que l’âme engendre le « premier corps », selon l’expression
d’Aristote, De Caelo, 270 b 2, lui-même étemel et divin. Mais, alors que Macrobe
lui-même appelle « ciel » la sphère des fixes, selon l’usage traditionnel, nous trou
vons cette même sphère des fixes désignée chez Victorinus comme « quae super
caelum sunt », parce que le mot « ciel » est réservé à l’ensemble constitué par les
planètes et qui a pour élément propre l’éther (même vocabulaire dans l’oracle
d’Apollon, cité par Porphyre, dans sa Philosophie des Oracles, cf. H. Lewy, Chal
daean Oracles, p. 18, n. 46 et p. 19„ : ύπερουρανίου
' . . ' κύτεος ' (cf.
' " G. Wolff,
Porphyr. de phil. ex orac., p. 232). Le tableau; suivant résumera notre étude
Oracles Chaldaïques Victorinus-Porphyre
Monde intelligible : Empyrée Empyrée
Sphère des fixes : Ether ou Ciel Éther Au-dessus du ciel
Sphères des planètes : Éther Monde Ciel = Éther = Monde
Lune et monde sublunaire : Monde Monde Monde sublunaire
matériel
Selon l’interprétation qui vient d’être proposée, l’âme serait « mère des choses
qui sont au-dessus du ciel » parce qu’elle engendre le premier corps, qu’est la
sphère des fixes. L’idée d’une « maternité » de l’âme peut venir des Oracles
chaldaïques qui faisaient de l’Ame-Hécate une divinité maternelle, cf. W. Theiler,
Die chaldâischen Orakel, p. 26 et H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 83 sq. Si l’on
entendait « supracéleste » comme désignant non la sphère des fixes, ainsi que
nous le proposons, mais le monde intelligible (comme en Victorinus, § 10), il
faudrait entendre la maternité de l’âme en un sens tout différent. Descendant au
plan intellectuel, l’âme ne pourrait être la mère génératrice du monde intelli
gible, mais elle pourrait être mère au sens où il est dit que la matière est
mère, cf. p. 206. Il faudrait alors rapprocher notre texte de § 60 = Adv.
Ar., I, 64, 3, où l’Ame apparaît comme la « substance », c’est-à-dire la matière,
du monde intelligible.
1. Cet aspect cosmologique apparaît surtout à partir du 11e siècle ap. J.-C.
dans les spéculations gnostiques, chaldaïques et hermétiques. Sur le voyage de
l’âme au travers des sphères, cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 413-417.
2. C’est le schème propre aux Oracles chaldaïques, selon H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 182, n. 26 (= W. Kroll, De or. chald., p. 47). Cette doctrine est
liée à celle du « véhicule » (όχημα) de l’âme. Selon l’oracle cité par Proclus, In
Tim., t. III, p. 234, 26, Diehl, ce véhicule est formé des portions de l’éther, du
soleil, de la lune et de l’air que l’âme a traversés. Cf. note suivante.
182 LES NIVEAUX N0ÉT1QUES DE L’ÂME
1. Cette doctrine se trouve chez les Gnostiques (cf. Irénée, Adv. Haer., I, 29, 4
( = I 27, 2, Harvey)), dans l’Hermétisme (cf. Poimandres, 25-26), chez Numénius
et Porphyre (il est difficile de distinguer leurs doctrines dans Macrobe, In Somn.
Scip., I, 11-12, cf. pour l’attribution à Numénius, E. R. Dodds, Numénius and
Ammonius dans Sources de Plotin, p. 8-9, et, pour l’attribution à Porphyre,
K. Mras, Macrobius’ Kommentar zu Ciceros Somnium dans Sitzungsberichte der
Preuss. Akad. der Wissensch., Phil.-Hist. Klasse, 1933, 6, p. 255 et P. Courcelle,
Les Lettres grecques, p. 30. Porphyre lui-même interprétait en un sens psycholo
gique la doctrine des Oracles rapportée à la note précédente, cf. Sent., 29, 2, p. 14,
11-18 : le corps de l’âme (c’est-à-dire son véhicule) correspondait à ses dispo
sitions intérieures et à son mode de connaissance : « Lorsqu’elle est disposée
d’une manière plus pure (lorsqu’elle exerce une activité raisonnable), c’est le
corps le plus proche de l’immatériel, c’est-à-dire un corps éthéré, qui lui est
connaturel. Si elle s’avance du raisonnement à la projection de l’imagination,
c’est le corps solaire qui lui est connaturel. Si elle se féminise et brûle de désir
pour la forme, c’est le corps lunaire qui vient s’ajouter; enfin lorsqu’elle tombe
dans les corps, afin que prenne consistance la forme, selon ce qui dans l’âme est
précisément informe (c’est-à-dire que le corps matériel reçoit sa forme de ce
qui, dans l’âme, est le plus informe), c’est un corps constitué de vapeurs humides,
qui lui est connaturel : il s’ensuit une ignorance totale de « ce qui est », obscurcis
sement et état d’enfance. » Cette suite : éther, soleil, lune, air est chaldaïque
comme le remarque Proclus, In Tim., t. III, p. 61, 8, Diehl, cité par H. Lewy,
Chaldaean Oracles, p. 142, n. 287 (W. Kroll, De or. chald., p. 33). Ce même
Proclus fait remarquer d’ailleurs que Porphyre utilisait dans sa doctrine de la
descente de l’âme l’enseignement des Oracles, qui assurent que le véhicule de
l’âme est composé de particules d’éther, de soleil, de lune et d’air (In Tim., t. III,
p. 234, 26, Diehl; cité par H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 182, n. 26 = Kroll;
p. 47 et voir la remarque de H. Lewy, p. 416, n. 61). Voir également, cité par
H. Lewy, ibid., p. 182, n. 26, un témoignage de J. Lydus, De mens., IV, 22,
p. 80, 20, Wünsch, qui lie l’irascible à l’éther et le concupiscible à la lune.
2. La doctrine apparaît surtout chez Plotin, Enn., V, 2 [11] 1,18 et III, 9 [13] 3,
11 : l’âme, en tendant vers elle-même (cf. p. 192, n. 1-5) produit au-dessous d’elle
une image d’elle-même à laquelle elle donne ensuite une forme; et se complai
sant en cette image, elle descend en elle. C’est en somme l’erreur de Narcisse.
Certains textes de Macrobe, qui sont probablement plutôt d’origine porphyrienne,
insistent également sur la liaison entre la descente de l’âme et la création des plans
de réalité, notamment, I, 17, 9-12 et surtout I, 14, 7 : « Paulatim regrediente
respectu in fabricam corporum incorporea ipsa degenerat. » Macrobe continue
en affirmant qu’elle a reçu de l’intelligence la faculté de raisonnement, et que
c’est cette partie la plus pure d’elle-même qu’elle utilise pour créer le ciel et les
astres qui sont ses premières créatures (cf. Porphyre, Sent., 29, 2, p. 14, n,
Mommert, cité à la note précédente : c’est le corps éthéré qui est connaturel
à l’âme qui n’est encore que raisonnable). L’âme en continuant de descendre
ne peut plus communiquer que la puissance de sentir et la puissance de croître
que les corps inférieurs pourront seulement supporter à cause de leur imper
fection.
3. Les éléments de cette doctrine se trouvent dans Plotin. D’une manière
générale, le regard, chez Plotin, est créateur (cf. Enn., III, 8 [30] 4, 9). Tout
particulièrement l’âme est susceptible d’un double mouvement, vers le haut,
PLAN INTELLIGIBLE ET PLAN INTELLECTUEL 183
Si l’âme restait tournée vers le νοϋς, c’est-à-dire si elle continuait à
exercer l’activité d’intuition propre au monde intelligible, elle resterait
elle-même au plan des « intelligibles et intellectuels » et des réalités véri
tables : elle demeurerait dans sa forme idéale.
Mais elle peut aussi se détourner de cette activité et descendre au
niveau no étique qui, nous le verrons, lui est propre, celui du raison
nement et du discours. Ce faisant, elle engendre le plan de réalité des
« seulement intellectuels ». Il y a désormais séparation entre l’intellect
de l’âme et son objet, et elle ne peut rejoindre celui-ci que par des
démarches discursives4. Cette séparation s’accompagne donc d’un
obscurcissement 2 et d’un mouvement de recherche, qui est rendu pos
sible par la présence dans l’âme du νοϋς qui lui est propre 3. Cette force
propre à l’âme, cette étincelle du νοϋς4, restera avec elle tout au long
qui l’assimile à l’intelligence (VI, 2 [43] 22, 29; III, 9 [13] 3, 7; IV, 8 [6] 3, 26),
vers le bas, qui lui fait produire une image inférieure et lui fait actuer ses propres
puissances autres que l’intelligence (VI, 2, 22, 30; III, 9, 3, 10; IV, 8, 3, 26).
Plotin parle également d’un regard de l’âme vers elle-même, mais la valeur de ce
regard est différente en Enn., III, 9, 3, 10 où il est le point de départ de la descente
(comme dans Victorinus, § 57, cf. p. 185) et en VI, 9 [9] 11, 39 où il est le point
de départ de l’extase vers l’Un. Chez Macrobe, In Somn. Scip., I, 14, 7, on
remarquera l’opposition entre « patrem qua intuetur » et « regrediente respectu ».
1. Sur les deux niveaux de l’activité intellectuelle de l’âme, cf. Porphyre,
Symmikta Zetemata, p. 85, Dôrrie (= Némésius, p. 135, 7) : ώς ή ψυχή ποτέ μέν
έν έαυτή έστιν, δταν λογίζηται, ποτέ δέ έν τφ νφ, δταν νοή.
2. Faut-il rapprocher cet obscurcissement de l’âme (privatione veri luminis)
de l’ivresse qui, selon Porphyre utilisé par Macrobe, In Somn. Scip., I, 12, 7
(cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques, p. 30, n. 4) saisit l’âme lorsqu’elle s’abreuve
à la « Coupe de Bacchus » placée dans le ciel entre le Cancer et le Lion, c’est-
à-dire entre les deux signes entre lesquels commence la descente de l’âme au
travers des sphères. Voir p. 186, n. 3.
3. Sur ce νοϋς, cf. p. 192.
4. Nous sommes ici en présence d’un groupement de notions très caractéris
tique. L’intellect propre à l’âme est présenté comme une étincelle qui reste en
la possession de celle-ci après qu’elle a été privée de la lumière par sa sortie du
monde intelligible. Mais cette étincelle correspond aussi à la puissance propre
de l’âme, à la force qui lui permet de remonter vers le haut. Ce groupe de notions
se retrouve chez Synésius, en liaison étroite avec des citations des Oracles chal-
daîques et dans un contexte très porphyrien. Tout d’abord, Synésius distingue
(comme Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 9) entre le νοϋς pur et le νοϋς dans
l’âme, Dio, 6, p. 249, 13, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1129 A) : ού γάρ έσμεν ό άκήρατος
νοϋς, αλλά νοϋς έν ζφου ψυχή. Ce νοϋς « dans le vivant » peut s’identifier à 1’ « étincelle
du νοϋς descendue dans la matière » (Hymn., I, 562, Terzaghi) et à la semence
déposée dans l’âme par le Père (Hymn., I, 560, et Dio, 9, p. 255, 18, Terzaghi (P.G.,
t. LXVI, 1136 C) : το γάρ ένδοθεν σπέρμα, (cf. le texte du De Insomniis qui
suit) δεινός αΰξήσαι καί σμικρον σπινθήρα λόγου παραλαβών πυρκαϊάν δλην άνάψαι (cf.
plus bas, Hymn., I, 596). Cette étincelle doit s’enflammer, cette semence doit se
développer, afin d’assurer la remontée de l’âme. Or Synésius rapporte explicite
ment cette doctrine aux Oracles chaldaïques, De insomn., p. 151, 13, Terzaghi
(P.G., t. LXVI, 1288 D) : » Tu as entendu ce que les Oracles disent des voies diffé
rentes (pour remonter) ; après cette énumération des moyens qui sont en nous en vue
de la « remontée » et selon lesquels il est possible « de développer la semence qui
est à l’intérieur » (τδ ένδοθεν σπέρμα αύξήσαι), l’Oracle ajoute : « A certains, Dieu
a donné d’acquérir la connaissance de la lumière par l’enseignement, les autres,
184 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L’ÂME
de sa descente et lui permettra de rejoindre le monde intelligible. Cette
étincelle du νους fonde la liberté de l’âme : elle peut se diriger et se
il les a fécondés dans leur sommeil par sa propre puissance. » Cette « puissance »
venue de Dieu devient en même temps « puissance propre à l’âme ». La « puis
sance propre à l’âme » (δι’ έής άλκής) par laquelle elle peut s’élever vers Dieu est
une expression typiquement chaldaïque, cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 194,
n. 67 et W. Kroll, De or. chald., p. 52. Synésius l’identifie à l’étincelle du νοϋς
comme le remarque H. Lewy, ibid., p. 194, n. 67, cf. Synésius, Hymn., I, 578 sq. :
x Mais il y a en moi un peu de force dans ma prunelle cachée (ένι μοι βαιόν τι μένος
κρύφιας γλήνας) ; elle n’a pas encore perdu toute sa force, mais un grand trouble
s’est répandu sur elle, rendant aveugle l’œil qui contemplait Dieu. Aie pitié, ô
Père, de ta fille suppliante que souvent, lorsqu’elle entreprend ses remontées
intellectuelles, la puissance de la matière impudente oppresse. Mais toi, brille,
ô Roi, lumière qui fait remonter, allume la flamme et l’incendie, faisant grandir
la force de la petite semence dans le sommet de mon âme (596 : &y>ov δέ σέλας καί πυρκ-
αίάν, σπέρμα, τό βαιόν αΰξωι> εν έμφ κρατός άώτω). Place-moi ô Père, dans la force
de la lumière qui porte la vie. » Hymn., IX, 100 : « Mais il y a pourtant une force
dans les prunelles cachées, il y a ici une force qui ramène ceux qui sont tombés,
lorsque fuyant les flots de la vie d’ici-bas, ils ont entrepris une sainte remontée
vers le palais du Père (ένι τι φέγγος κεκαλυμμέναισι γλήναις · ένι καί δεΰρο πεσόντων
άνάγωγιός τις άλκά). » Chez Victorinus, dans le texte que nous étudions (§ 57),
il y a également une liaison étroite entre l’image de l’étincelle qui désigne le νοϋς
propre à l’âme, et les notions de puissance propre à l’âme (suae licentiae est) et
de remontée vers la lumière. Comme nous savons d’autre part que Synésius a
connu ces images chaldaïques par Porphyre (cf. W. Lang, Das Traumbuch des
Synesios, p. 72 et sq. et W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 9), nous pouvons
en conclure que Victorinus fait lui aussi ce groupement d’images et de notions à
la suite de Porphyre. On remarquera également Victorinus, § 27 ( = Adv. Ar.,
I, 32, 74-75) où les images de la semence et de l’incendie sont étroitement liées.
E. von Ivanka, c.-r. de Marius Victorinus, Traités Théologiques, dans Theo-
logische Literaturzeitung, t. LXXXVI, 1961, p. 927, se demande pourquoi, dans
mon commentaire à Adv. Ar., I, 61, 22, je cite les Oracles chaldaïques, à propos
de l’image de l’étincelle, plutôt que Sénèque, Epist., 94, 29 (49, 29 est une faute
d’impression dans le c.-r. de E. von Ivanka) : « Omnium honestarum rerum
semina animi gerunt quae admonitione excitantur, non aliter quam scintilla flatu
leui adiuta ignem suum explicat. » Il est vrai, l’image de l’étincelle et de la
semence sont souvent liées dans la tradition philosophique pour désigner une
réalité innée, susceptible d’un éveil et d’un développement. On en trouvera des
exemples, non seulement dans la Lettre 94 de Sénèque, mais dans Cicéron,
Definibus,N, 15, 43 : «uirtutum...[scintillas»; Tuscul., III, 1, 2 : «igniculos...semina
virtutum »; De leg. I, 12, 33 : « igniculi »; Sénèque, Dial. VIII (= De otio), 5,5:
« An illud uerum sit quo maxime probatur homines diuini esse spiritus partem
ac veluti scintillas quasdam astrorum in terras desiluisse. » L’image de l’étincelle
semble correspondre à la fusion entre la doctrine stoïcienne des notions innées
et les traditions platoniciennes sur la réminiscence. Il est aussi exact que les
Oracles ont repris beaucoup de doctrines et d’images du moyen-platonisme
comme l’a bien montré H. Lewy, op. cit., p. 311-398. Mais il reste que le groupe
ment de notions que nous trouvons chez Victorinus et chez Synésius est unique.
Dans les textes de Cicéron ou de Sénèque, l’image de l’étincelle est rapportée
aux « semences » des vertus innées dans l’âme ou encore à l’origine astrale de
l’âme. Chez Victorinus et Synésius, il s’agit de l’étincelle de l’intelligence, demeu
rant dans l’âme tombée, lui permettant de remonter vers la lumière. Il nous
importe moins encore de reconnaître ici la trace des Oracles chaldaïques que celle
de l’utilisation de ces Oracles par Porphyre. Deux impératifs méthodologiques
nous semblent très importants : considérer dans quel contexte, dans quelle
structure s’insèrent les lieux communs traditionnels, rechercher la source immé
diate où ils ont été puisés. Il apparaîtra souvent que les lieux communs ne sont
pas si communs qu’on pourrait le croire.
L’ACTIVITÉ DISCURSIVE DE L’ÂME 185
mouvoir elle-même, soit vers le haut, soit vers le bas 1 : elle peut conti
nuer à descendre ou remonter au plan intelligible, vers lequel elle est
« rappelée 2 ». Le plan de 1’ « intellectuel » est donc celui où l’âme devient
elle-même, où elle conquiert son autonomie et sa réalité propre en se
séparant de l’intelligible, où elle devient capable de décision libre et de
raisonnement, parce qu’elle a renoncé à l’intuition unitive 3. Le mouve
ment céleste semble d’ailleurs être lié à cette activité discursive 4.
Le texte de Victorinus ne comporte pas de jugement de valeur concer
nant cette première descente de l’âme. Il nous dit seulement que l’âme
s’est « penchée vers le bas 5 ». Il semble bien, si l’on en croit d’autres
17, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1288 A sq.) comme l’a montré W. Lang, Das
Traumbuch des Synesios, p. 45 sq. Sur la composition matérielle de ce pneuma-
véhicule, chez Porphyre, cf. plus haut, p. 182, n. 1.
1. Cf. Porphyre, Sent., 29, 2, p. 14, n sq. cité plus haut, p. 182, n. 1.
2. Cf. Porphyre, Sent., 29, 1-3 : le pneuma suit l’âme dans tous ses mouve
ments, ou plutôt il assure la présence de l’âme dans les différents lieux de l’uni
vers, même l’Hadès.
3. Ad Gaurum, p. 50, 17-21, Kalbfleisch.
4. Ad Gaurum, p. 48, 22-49, 1.
5. Ad Gaurum, p. 50, 21-22. Texte qui explique, Symmikta Zetemata, p. 87,
Dôrrie : l’âme est dans le corps comme Dieu est en nous. Elle est liée au corps
par la relation, l’inclination et la disposition.
6. Ad Gaurum, p. 48, 4 : φυτικήν ψυχήν, appelée ensuite φύσις, p. 48, 9.
7. Ad Gaurum, p. 48, 9.
8. Ad Gaurum, p. 48, 10 : <ούκ> αναγκαζόμενος . <Ούκ> doit être restitué en vertu
de p. 48, 17 : οΰτ’ οδν άναγκαζομένη.
9· In sua exprime la relation étroite et la parenté entre l’âme et le pneuma.
Vi sua exprimerait le caractère spontané de la descente, cf. la note précédente.
L'ÂME DANS L’INTELLIGIBLE 189
l’âme intellectuelle et l’âme inférieure, pneuma vivifiant constitué des
parties les plus pures de la matière.
Sous une forme elliptique, la citation qui termine notre texte se rap
porte probablement elle aussi à la doctrine du pneuma. Il s’agit peut-
être d’un Oracle qui s’adresse à l’âme et qui fait allusion à la remontée
de celle-ci dans le monde intelligible. Dans cette ascension, l’âme restitue
chacun des éléments qui composent son pneuma à la place qu’il occupait
au moment où il a été emprunté par l’âme, dans le mouvement de des
cente de celle-ci. L’âme « sépare » donc les divers éléments de son pneuma x.
Tout cet exposé sur l’âme fait partie d’un ensemble plus vaste que
nous avons appelé le groupe II, dans lequel, nous le verrons, l’idée de
la manifestation du divin au travers des différents plans de réalité jusque
dans le monde sensible joue un rôle capital1 2. On voit l’importance de
la descente de l’âme dans cette perspective.
Dans le groupe I, étudié dans le présent chapitre, les différents niveaux
noétiques engendrent les différents plans de réalité que nous venons de
rencontrer et que la classification des modes d’étants distingue en quelque
sorte a priori.
L’exposé commence par les « véritablement étants3 », c’est-à-dire
par le plan de l’intelligible, ou mieux encore, selon l’expression que nous
avons déjà rencontrée et qui, pour Porphyre et Victorinus, est parfaite
ment équivalente, par le plan des « intelligibles et intellectuels4 ». Il
s’agit ici des genres de l’être. On peut y distinguer au sommet l’étant
qui est 1’ « unique et seul étant », puis deux triades, au sujet desquelles
il nous faudra voir 5 si elles sont réellement superposées : l’existentialité,
la vitalité, l’intellectualité et l’existence, la vie et l’intelligence, puis
d’autres genres, placés dans un ordre difficile 6 à expliquer : « L’esprit,
le νοϋς, l’âme, la connaissance, la science, les vertus, les logoi, les opinions,
la perfection. »
1. Cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 234, 18, Diehl : le véhicule de l’âme et l’âme
irrationnelle se dissolvent, selon Porphyre, dans les planètes dont ils sont issus.
Ceci, remarque Proclus, se fonde sur V Oracle chaldaïque (W. Kroll, De or.
chald., p. 47; H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 182, n. 26) qui affirme que l’âme
revêt dans sa descente des portions de l’éther, du soleil, de la lune et de l’air.
La purification des Oracles chaldaïques n’a pour résultat selon Porphyre lui-même
(dans Augustin, De civ. dei, X, 9, 2) que de purifier l’âme « pneumatique »,
c’est-à-dire le pneuma. Cette purification ramène le pneuma vers l’air ou l’éther,
mais n’apporte rien à l’âme intellectuelle. Sur la « purification » chaldaïque, cf.
H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 184-226.
2. Cf. p. 330. Voir également la descente de la Vie, § 66.
3. Victorinus, § 10. On peut comparer natura manifesta (7, 2) avec Aristote,
Περί φιλοσοφίας, fr. 8, Ross (= Philopon, In Nie. Isag., 1, 1) : τά νοητά... φανότατά
έστιν κατά την εαυτών ούσίαν.
4- Cf. ρ. ιοο.
5· Cf. ρ. 368 etp. 391·
6. Cf. § 10 — Ad Cand., 7, 1-7 (voir la note de l’édition Sources chrétiennes). On
remarquera que l’âme se trouve ici dans le monde intelligible, cf. p. 178.
190 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME
De soi, ce plan des intelligibles et intellectuels devrait seul exister,
avec sa hiérarchie propre, couronnée par le premier Etant, illuminée
par l’existence, la vie et la pensée, se diversifiant en Idées, sciences,
vertus, intelligences.
Ce monde intelligible est déjà beaucoup plus structuré et hiérarchisé
que celui de Plotin. Nous aurons à analyser sa structure et ses rapports
avec Dieu, lorsque nous aborderons l’étude des genres de l’être x.
C’est l’abaissement du niveau noétique de l’âme qui provoque l’appa
rition d’un second plan de réalité, celui des âmes, c’est-à-dire des « intel
lectuels ».
Le présent exposé ne nous dit rien du mode de procession de l’âme.
Il se contente de prendre l’âme après qu’elle s’est distinguée du monde
2. Il se place immédiatement à « notre » point de vue, c’est-à-
intelligible 1
dire au plan des âmes, séparées de l’intelligible. Sa description suppose
l’obscurcissement passager qui, nous l’avons vu3, accompagne cette
séparation. Si « notre » intellect4 s’approche comme il faut des intel
ligibles, il trouve le repos 5, sa pensée n’étant plus désormais dans la
confusion de la recherche. C’est donc qu’en se distinguant de l’intel
ligible, l’âme a d’abord été plongée dans une sorte d’errance, sa pensée
a commencé par être informe et confuse. Cette recherche inquiète ne
s’arrêtera que par la venue de l’intellect dans l’âme. En venant dans
l’âme, l’intellect actif a éveillé, c’est-à-dire mis en acte, sa puissance
intellectuelle6. Ainsi déterminée et illuminée par l’intellect, l’âme
connaît les intelligibles. Mais elle les connaît comme différents d’elle.
Elle n’est donc pas les « intelligibles », elle est seulement « intellectuelle 7 ».
Par rapport à l’intellect qui l’illumine, l’âme se comporte comme une
matière, c’est pourquoi on l’appelle proprement substance et sujet8.
On ne peut donc considérer l’âme intellectuelle comme un véritablement
étant; elle se découvre elle-même comme « seulement étant » et, pour
elle, connaissance des véritablement étants et connaissance des seulement
étants sont inséparables 9.
Pour résumer cette doctrine, Victorinus dira que, lorsque l’âme est
1. Alexandre, De anima, p. 86, 5-6, Bruns : ό γάρ κατά έξιν νους άποκείμενά
πώς έστιν άθρόα καί ήρεμοϋντα τά νοήματα.
2. Enn., III, g [13] 5> 2 · πεφυκυϊαν δέ νοεϊν (il s’agit de l’âme). Pour Porphyre,
cf. p. 193, n. 4.
3. Enn., V, 3 [49] 4, 21 : (το διανοητικόν)... έχον έν έαυτω τά πάντα οϊον γεγραμμένα
(cf. ibid. 4, 2 : τοϊς οϊον γράμμασιν ώσπερ νόμοις έν ήμϊν γραφεϊσιν). Cf. également I,
2 [19] 4> 2ΐ : εϊχεν ούκ ένεργοϋντα, άλλά άποκείμενά (cf. le texte d’Alexandre cité
n. ι)άφώτιστα. La suite du texte fait allusion très nettement au problème de
l’intellect actif : l’intellect n’est pas étranger à l’âme, du moins si elle se
tourne vers lui. Pour Porphyre, on peut citer Ad Marc., p. 281, 4, où la remontée
vers les intelligibles est présentée sous la forme d’une mise en ordre et d’une
illumination des notions innées et, p. 291, 3 : « Il faut tenir que le corps de l’intel
lect est l’âme raisonnable : c’est elle qu’il nourrit, en mettant en mouvement,
pour qu’elles les reconnaissent, grâce à la lumière qui est en lui, les notions (έννοιας)
qui sont dans l’âme et que l’intellect a imprimées et gravées en elle, sur le modèle
de la loi divine. » Cf. également In Parm., VI, 23-25 et Victorinus, § 1.
4. Voir notamment Enn., V, 1 [10] 3, 15 sq., et V, 9 [5] 5, 1-5.
5. Porphyre, dans Augustin, De civ. dei, X, 28 et 29 : νους πατρικός.
6. Victorinus, § 1 = Ad Cand., 1, 6-8.
7. Cf. p. 183-185.
8. Porphyre, Ad Gaurum, p. 50, 13, Kalbfleisch, faisant allusion à Platon,
Lois, II, 653 a : φρόνησιν δέ καί άληθεϊς δόξας βεβαίους εύτυχές δτω καί πρός τό γήρας
παρεγένετο, qu’il paraphrase sous la forme : τόν νοϋν, ôv καί Πλάτων άγαπητόν
δτω εις γήρας άφικνεϊται, en Ad Gaurum, ρ. 50, 23- On retrouve la paraphrase por
phyrienne, chez Synésius, De insomn., p. 156, 5, Terzaghi, (P. G., t. LXVI, 1292
D) et Simplicius, In Categ., p. 193, 24, Kalbfleisch.
9. Porphyre, Ad Gaurum, p. 50, 13 faisant probablement allusion à De anim.
gen., Il, 3, 736 b 28.
10. Ad Gaurum, p. 50, 14-15.
L'ACTIVITÉ INTELLECTUELLE DE L'ÂME 195
C’est donc la potentialité qui distingue le plan intellectuel, propre à
l’âme, du plan intelligible, propre à l’intelligence. Cette dernière est
toujours en acte. En se distinguant d’elle, en sortant du plan intelligible,
l’âme n’est plus qu’une puissance intellectuelle qui doit désormais être
actuée par l’intelligence. Elle n’a qu’un intellect passif, c’est-à-dire une
pure disposition qui ne sera actuée que par la conversion de l’âme vers
le plan supérieur. On peut exprimer cette situation en disant que l’âme
est « sujet » ou « substance » de l’intelligence *. En vertu de l’assimilation,
traditionnelle depuis le stoïcisme, entre matière, sujet et substance1 2,
ces expressions signifient que l’âme est la matière de l’intelligence.
Comme l’avait dit Plotin :
« Indéterminée avant d’avoir vu l’intelligence, l’âme a une disposition natu-
telle à penser et elle est à l’intelligence comme la matière à la forme 3. »
L’âme apparaît donc ainsi, en quelque sorte, comme la matière du
monde intelligible4.
La distinction porphyrienne entre l’intelligible et l’intellect ne contre
dit donc pas la doctrine plotinienne selon laquelle « les Intelligibles ne
sont pas en dehors de l’intelligence 5 ». En efFet, au plan intelligible,
que l’on peut tout aussi bien appeler « intelligible et intellectuel », il y a
immanence réciproque des intelligibles et de l’intelligence 6. Au plan
intellectuel, l’intellect passif est séparé de l’acte d’intellection par sa
potentialité et il est actué, non pas seulement par les intelligibles qui
seraient extérieurs à lui, mais par l’intelligence transcendante, qui est
présente en lui, dans la mesure où il se tourne vers elle et se dispose à
recevoir son action.
La suite du texte de Victorinus semble vouloir dire que l’âme connaît
les intelligibles, les « véritablement étants », à partir d’elle-même7.
Lorsqu’elle reçoit en elle l’intelligence, elle se connaît comme âme,
donc comme étant et comme intellectuelle. Mais puisque 1’ « intellectuel »
n’a de sens que par rapport à un intelligible, l’âme en se connaissant
comme relative à l’intelligible connaît également ce à quoi elle est rela-
1. Cf. Plotin, Enn., V, 3 [49] 6, 3 : ή μέν γάρ ψυχή ένόει έαυτήν δτι άλλου.
2. Victorinus, § 12 = Ad Cand., 8, 8-19.
3. Cf. ρ. 187-188.
4. Synésius, De insomn.,ρ. 184, ii, Terzaghi (P. G.,t. LXVI, 1316 C) : δτανδέ
τη φαντασία έξωθήται μέν τοϋ είναι τά δντα, άντεισάγηται δέ είς τδ είναι τά μηδαμή
μηδαμώς μήτε δντα μήτε φύσιν έχοντα είναι. Voir aussi, Proclus, In Parm.,p. 44,
29, Klibansky : « Ad exterminationem quidem nullatenus entis et indetermina-
tionem. »
5. Victorinus, § 12 = Ad Cand., 8, 12 Exterminare, c’est proprement exiler,
bannir.
6. §§ 14-15·
7. § 14 = Ad Cand., 9, 4-11.
L'INTELLIGENCE SENSIBLE 197
considère donc les objets physiques : le ciel, les choses qui sont sous le
ciel et le devenir des formes dans la matière. Tous ces objets constituent
précisément la classe des non-véritablement non-étants, qui sont com
posés de matière et de forme L L’intelligence sensible est donc, elle
aussi, double dans son activité. Elle utilise les sens et en même temps
elle est intellectuelle. En effet les sens, par eux-mêmes, n’atteignent
que les qualités sensibles qui sont dans un flux perpétuel. L’intelligence,
au contraire, atteint l’ousia qui ne change pas, c’est-à-dire la forme dont
les qualités sensibles sont l’image et le reflet. On est ainsi conduit à
opposer la substance et la qualité, la première étant immobile et perma
nente, la seconde, mobile et fluente 1 2. La réalité sensible apparaîtra alors
comme le résultat de l’action de l’âme sur la matière, c’est-à-dire d’une
substance permanente sur une autre substance permanente. En effet, si
l’âme est substance, elle doit être permanente. Mais ne dit-on pas aussi
qu’elle est changeante 3 ? Pour répondre à ce problème, on comparera
l’âme et la matière 4. Toutes deux paraissent être le sujet de qualités.
Mais leurs qualités sont des qualités substantielles, c’est-à-dire identiques
à la substance. On dit donc que la matière et l’âme sont changeantes
parce que les qualités avec lesquelles elles s’identifient peuvent entrer
en mouvement. Mais même lorsque leurs qualités sont en mouvement,
âme et matière restent immobiles. Le changement et la mobilité se
situent entre elles, et non en elles.
C’est ainsi que l’on peut reconstruire la suite des idées dans l’exposé
que nous trouvons chez Victorinus. Mais, même ainsi reconstruite,
cette suite d’idées demeure très obscure, parce que des problématiques
extrêmement différentes y sont mélangées. Nous allons essayer de dis
tinguer ces différents éléments.
Le premier thème est celui des niveaux noétiques de l’âme. Jusqu’ici
nous en avons rencontré deux : celui où l’âme est intelligible et intel
lectuelle 5 et celui où elle est seulement intellectuelle 67.Si l’âme se détourne
de la contemplation des intelligibles ou tout au moins de son activité
intellectuelle propre qui est le raisonnement, si donc elle se tourne vers
le bas, elle s’abaisse à un niveau noétique inférieur qui est celui de l’intel
ligence utilisant les sens, intellegentia sensualis1. On peut dire que ces
1. § 14 = Ad Cand., 9, 12-20.
2. § 14 = Ad Cand., 9, 20-26.
3. § 14 = Ad Cand., 9, 26-27.
4. § 15 = Ad Cand., 10, 1-37.
5. Cf. p. 189.
6. Cf. p. 183 et p. 190.
7. Nous avons vu plus haut, p. 196, que le niveau noétique qui correspondait
au relâchement de l’activité intellectuelle de l’âme et à l’introduction de la notion
de non-étant était, pour Porphyre, l’imagination, la φαντασία. Le texte de Victo
rinus, comme nous l’avons vu, ne fait aucune allusion explicite à cette doctrine.
Mais on peut essayer de préciser le rapport entre 1’intellegentia sensualis et l’imagi-
198 LES NIVEAUX NOÉT1QUES DE L’ÂME
1. Cf. Ad Gaurum, p. 48, 21, Kalbfleisch : φυσική γάρ ή έμψύχωσις καί Si’ ολου
ή έξαψις κατά συμφωνίαν τών άρμοσθέντων προς τδ έναρμόσαι οίόν τε.
2. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 9 : “ Si perfecte percipit operationem
intellegentiae. » Cette formule rappelle § n = Ad Cand., 7, 7-8 : « Si recte ingre
ditur », où il s’agissait de l’harmonie entre l’intellect passif et les intelligibles.
Cf. n. suivante.
3. § 14 = Ad Cand., 9, 11 : propinquus... vicinus. Ces termes peuvent avoir un
double sens. En premier Éeu, ils peuvent désigner la parenté, c’est-à-dire la simi
litude et l’harmonie, entre le sens et l’intelligence : si le sens se laisse perfectionner
et actuer par l’intelligence, il réalise sa puissance propre qui le destine à imiter
l’intelligence, cf. Porphyre, Ad Gaurum, p. 42, 25, Kalbfleisch : ή άλογία
ή τώ λόγω συναφής ...ύπδ τοϋ λόγου τελειοΰται. Mais ces termes peuvent avoir aussi
un sens local : c’est ainsi que Plotin, Enn., IV, 3 [27] 23, 21-25, affirme que la
partie inférieure de la raison est voisine des parties supérieures des facultés
de sentir et de désirer : les fonctions intellectuelles sont situées dans la faculté
de sentir, elle-même située dans le cerveau (cf. Calcidius, In Tim., 213, p. 228,
14-20, Waszink).
4. Cf. plus bas, p. 200, n. 1 et p. 201, n. 2.
5. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 23. Ce sont les « qualités affectives », cf.
Aristote, Categ., 9 b 5, ainsi appelées parce qu’elles provoquent une affection
dans le sens. Ces qualités sont distinctes des qualités substantielles, cf. plus bas,
p. 204.
6. Sur ce rapport entre forme et qualité, cf. Plotin, Enn., II, 6 [17] 3, 14-20.
7. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 23-25.
8. Cf. p. 195, n. 2.
9. Cf. p. 202.
200 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L’ÂME
nelle 1 », atteint la substance, tandis que la sensation pure est incapable
de la saisir.
Cette doctrine concernant les deux modes possibles de l’activité de
l’intelligence peut remonter en dernière analyse au passage du Timée 2
dans lequel Platon affirme que la connaissance de l’âme peut s’exercer
dans deux directions, selon le cercle du Même, en entrant en contact
avec la substance indivisible — ce sera alors la science —, selon le cercle
de l’Autre, en entrant en contact avec la substance divisible — ce sera
alors l’opinion. Evidemment, chez Platon, il s’agit de la connaissance
de l’âme. Mais précisément, dans notre présent exposé, l’intelligence
dont il s’agit est celle de l’âme, puisqu’elle peut utiliser la sensation,
c’est-à-dire être une activité du « composé ». Porphyre lui-même dis
tingue deux mouvements dans l’activité intellectuelle. Selon lui, l’âme,
qui possède en elle les raisons de toutes choses, peut se tourner vers
l’intérieur et connaître directement ces raisons. Elle peut aussi se tourner
vers l’extérieur, répondre à l’appel de 1’ « Autre », et produire alors les
sensations 3.
Dans notre exposé, les deux modes d’activité de l’intelligence ont une
dimension démiurgique. Au niveau intelligible déjà, la puissance de
Dieu qui est « intelligible et intellectuelle » produit toutes choses « selon
l’intelligence 4 ». Au niveau intellectuel qui lui est propre, l’âme pourrait
aussi avoir une activité démiurgique purement intellectuelle. Mais
elle peut aussi exercer cette activité en utilisant le sens qui imite l’acte
de l’intelligence 56. On peut se demander s’il n’y a pas dans cette doctrine,
à côté de souvenirs platoniciens ®, une influence de certaines notions
1. Proclus, In Tim., t. I, p. 251, 26, Diehl : δόξα μέν τάς ούσίας γινώσκει τώιι
πραγμάτων, αϊσθησις δέ οΰ. La doxa est une λογική αϊσθησις (ρ. 251, ιό) et elle a
pour objet, entre autres, la connaissance du ciel. Ce rôle scientifique de la doxa
peut remonter à l’Ancienne Académie. Xénocrate, cité par Sextus Empiricus,
Adv. Math., VII, 147 (= fragm. 5, Heinze), distingue trois « substances », la
substance objet d’intellection (νοητήν) qui se trouve à l’extérieur du ciel, la
substance objet d’opinion (δοξαστήν), qui est celle du ciel, la substance objet de
sensation (αισθητήν), qui est à l’intérieur du ciel. Il définissait la doxa comme un
mélange de science et de sensation. Les trois substances sont rattachées aux trois
Parques : la substance intelligible à Atropos, la substance sensible à Clotho, la
substance objet d’opinion à Lachesis. On remarquera également la notion
ύ’έπιστημονική αϊσθησις chez Speusippe (fragm. 29, Lang; Sextus Empiricus,
Adv. Math., VII, 145).
2. Tim., 37 a-c.
3. Porphyre, Sent., 16, p. 5, 3-13, Mommert, notamment, p. 5,5 :ΰπ’ άλλου μέν·
έκκαλουμένη ώς προς τά έξω τάς αισθήσεις άποδίδωσιν.
4· Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 4-5·
5. § Χ4 = Ad Cand., 9, 5-7·
6. — ι° Les deux modes de connaissance de l’âme du monde (Tim., 37 a-c,
cf. n. 2) peuvent être compris en un sens démiurgique. 20 Dans Soph. 265
c-266 c, la puissance créatrice, qui fait naître les étants en les tirant de leur
non-être primitif, est divine et elle est accompagnée d’une « science divine ». Mais
la production divine a un double résultat : la chose elle-même et l’image qui
l’accompagne. Cette doctrine platonicienne pouvait donner lieu à une théorie
L’IMAGINATION DE LA MATIÈRE 201
1. §§ 20-21.
2. § 2i = Ad Cand., 15, 2 : « Nihil aliud genuit quam δν ante omnia. »
3. § 10 = Ad Cand., 7, 6.
4. § 20 = Ad Cand., 14, 23-24 : « Quod est supra generale δν genus quod
supra δντως δντα. » L’étant genre suprême est lui-même au-dessus des véri
tablement étants : § 21 = Ad Cand., 15, 5 : « Super genus generale δν unum est
et solum δν. »
5. Sénèque, Epist., 58, 12 : « Genus generale ». Cf. p. 160 sq.
6. Cf. p. 159, n. 6, et O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 90.
208 LA GÉNÉRATION DE L'ÉTANT
qu’il est la réalité absolument supérieure à tout autre. Dans le schéma
déjà esquissé plus hautx, on placera donc le premier Étant, un et seul,
au-dessus de l’étant genre général et immédiatement à la suite du Non-
Étant au-dessus de l’étant :
μή ôv ύπέρ το Ôv απλώς μή ον
τό ον τό εν και μόνον
Cet Étant, un et seul, est donc l’étant plénier, — celui qui possède
la vie et la pensée 2 — et il est au-dessus de l’étant genre suprême des
étants. C’est cet Étant, un et seul, qui est le principe de tous les étants 3
et aussi bien des non-étants, dans la mesure où ils sont impliqués dans
les étants. C’est donc de ce principe universel que Dieu est la cause
immédiate.
Seconde question : comment Dieu, Non-étant au-dessus de l’étant,
peut-il être cause de l’Étant ? C’est, répond notre exposé 4, que le Non-
étant au-dessus de l’étant est étant en puissance, c’est-à-dire qu’il a en
lui et qu’il est l’étant sous un mode transcendant, en un mot qu’il est le
Pré-étant. Causer l’étant, c’est donc pour lui le faire apparaître. Cette
génération de l’étant est une autogénération, puisque c’est l’étant en
puissance qui s’actue et se manifeste lui-même. Nous aurons à revenir
sur cet ensemble de notions porphyriennes : la génération comme auto
génération, la préexistence de l’effet au sein de la cause, la puissance
comme état de repos et de transcendance 5. La notion de Pré-étant vient
donc éclairer la notion de Non-étant au-dessus de l’étant. Sans doute,
la notion existait déjà dans le gnosticisme 6, mais nous la trouvons ici
r. Cf. p. 175.
2. Victorinus, § 22 = Ad Cand., 2, 28-30.
3. § 21 = Ad Cand., 15, 9 : « Primum Ôv a quo sunt omnia quae sunt et in
quo. » Cf. Porphyre, Phil. Hist., fr. XVIII, p. 14, 23-24 : έν ω δή τά όντως
οντα και ή πάσα ούσία τών δντων.
4· § 20 = Ad Cand., 14, 19-25; § 21 = Ad Cand., 15, 6-12; § 22 = AdCand.,
2, 27-30.
5. Cf. p. 304-312.
6. Irénée, Adv. Haer, I, 1, 1 : τέλειον αιώνα προόντα, cf. A. Orbe, A propo
sito de un nombre Personal del 1. Eon Valentiniano, dans Gregorianum, t. XXXVI,
1953, p. 264-270 et Hacia la primera teologia de la procesiôn del Verbo, Estudios
Valentinianos I, 1, p. 17-18.
LE PRÉ-ÉTANT 209
intégrée dans un système général des modes des étants et des non-
étants. C’est ce même système que suppose un texte attribué par Stobée
à Hermès, où nous retrouvons cette notion de Pré-étant :
« Le Pré-étant est donc pré-étant au-dessus des étants et des véritablement
étants. Il y a, en effet, un Étant par qui vient ce qu’on appelle la substantialité
universelle, commune aux intelligibles, qui sont les véritablement étants, et
aux étants considérés en eux-mêmes (c’est-à-dire sous un mode universel) L »
On reconnaît ici le Non-étant au-dessus de l’étant, devenu le Pré-étant,
puis l’Etant, principe des étants, ensuite ce genre suprême des étants,
qu’est la substantialité, enfin les intelligibles et universels. Ce fragment
hermétique paraît influencé par le néoplatonisme porphyrien 1 2.
Nous sommes donc maintenant en mesure de reconnaître les grandes
1. Corp. Herm., Exc., XXI, t. III, p. 90, Festugière : έστι τοίνυν τό προόν έπί
πάντων τών δντων και τών όντως δντων προόν δν γάρ έστι, δι’ οΰ ή ούσιότης ή καθόλου
λεγομένη, κοινή <τών> νοητών τών δντως δντων και τών δντων τών καθ ’έαυτά νοουμένων.
Le texte présente des difficultés, cf. A.-J. Festugière, ibid., p. cxvii. Je lis, au
début de la seconde phrase προόν δν γάρ έστι avec les mss et Desrousseaux.
A.-J. Festugière reconnaît la légitimité de cette lecture. Dans cette seconde
phrase, je lis κοινή <τών> νοητών. Les mss. attestent κοινή νοητών; A.-J. Fes
tugière, à la suite d’Usener, propose κοινή νοείται. Tous ces problèmes
sont évidemment liés intimement à l’interprétation du morceau. La première
phrase ne fait pas de difficulté : le Pré-étant est avant les étants et les véritable
ment étants. Pour le début de la seconde phrase, j’accepte δν γάρ έστι, parce
que je pense que l’auteur veut expliquer προόν : s’il y a un Pré-étant, c’est qu’il
y a un Étant. Cette seconde phrase situe donc cet Étant. C’est de lui que pro
vient la « substantialité ». Qu’est-ce que cette substantialité ? C’est une notion
universelle (καθόλου λεγομένη) commune aux intelligibles, c’est-à-dire aux
véritablement étants, et d’une manière générale, aux étants considérés en eux-
mêmes, c’est-à-dire considérés sous un mode universel. (Sur cet emploi de
καθ’ έαυτό νοουμένον, cf. par exemple, Dexippe, In Categ., p. 56, S, Busse, où
τοϋ κοινού καί καθ’ έαυτό νοουμένου ζώου s’oppose à τοϋ κατατεταγμένου και έν
ύπάρξει καί έν τφδε δντος, c’est-à-dire où la notion universelle d’animal, consi
déré en soi, s’oppose à ia notion prise dans un individu.) La substantialité est
donc la notion de substance, prise universellement, comme commune à tous les
étants pris eux-mêmes sous un mode universel : elle est la substance universelle
en soi, l’universel des universels. Elle correspond donc à l’étant genre suprême
que nous avons rencontré chez Victorinus. Cet étant, genre suprême, provenait
de l’Étant premier, comme ici la substantialité provient de cet étant premier.
Que la « substantialité » puisse provenir de la seconde hypostase (représentée
par l’Étant premier), c’est ce que l’on trouve également affirmé chez Porphyre,
Phil. Hist., fr. XVIII, p. 14,24, Nauck : έν φ δή τά δντως βντα καί ή πάσα ούσία τών δν
των et surtout chez Jamblique, De myst., VIII, 2, p. 262, 5, des Places : άπ’ αύτοϋ
γάρ ή ούσιότης καί ή ούσία. Sur la notion d’universel, cf. plus bas, p. 412.
Je pense enfin que l’on est obligé de garder νοητών et de renoncer à la correction
νοείται, parce que l’on ne voit pas bien pourquoi cette substantialité serait « con
çue » (comme commune aux véritablement étants et aux étants universels)
grâce à l’Étant. Mais l’on comprend très bien qu’elle provienne de l’Étant, et
que cette substantialité universelle, ce genre suprême des universels, soit com
mun à tous les universels.
Sur les rapprochements possibles de ce texte hermétique avec des schémas
gnostiques, cf. A. Orbe, Hacia la primera teologia, p. 17, n. 7 sq.
2. Sur des influences de ce genre, cf. la note de A. D. Nock, dans Corpus
Hermeticum, éd. A.-J. Festugière et A. D. Nock, t. IV, p. 116.
210 LA GÉNÉRATION DE L’ÉTANT
lignes de l’exposé de Porphyre que Victorinus a utilisé dans VAd Can
didum. Répondant au problème de la place de Dieu parmi les étants et
les non-étants, cet exposé montre, en définissant les modes des étants
et des non-étants à partir des niveaux noétiques de l’âme, que Dieu est
non-étant au-dessus de l’étant, parce qu’il est cause à la fois des étants
et des non-étants. Sa causalité s’exerce en engendrant l’Étant, un et seul,
qui est au-dessus de l’étant genre suprême. Nous retrouvons ici des
notions porphyriennes connues par ailleurs, notamment celle de non-
Science Théologie
Conjecture
CHAPITRE IV
La triade intelligible :
être, vie et pensée
1. Cf. p. 71.
2. Victorinus, §§ 24-27.
3· § 28.
4· §§ 30-34·
214 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
Le mouvement de pensée que nous constatons dans les textes que nous
étudions est assez analogue à celui qui s’effectue dans le second traité de
Plotin, Sur les genres de ΓÉtant x. Là aussi, on s’élève de l’âme à la sub
stance en soi, à l’intelligence, pour y découvrir un mouvement intérieur
qui rendra compte des rapports d’implication qui peuvent exister entre
les différents moments de l’unité-multiple qui la constitue. Seulement,
chez Plotin, il s’agit avant tout des cinq genres de l’Étant : l’Étant lui-
même, le mouvement, le repos, l’identité et l’altérité, que le Sophiste
avait énumérés. Dans les textes de Victorinus, au contraire, il s’agit de
l’existence, de la vie et de la pensée. Comment existence, vie et pensée
ont pu être considérées comme des genres de l’Étant1 2, du type des genres
platoniciens du Sophiste, c’est la première question que nous devons nous
poser.
Dans le dialogue de Platon, la notion de genre trouve sa place au cours
d’une longue recherche entreprise pour définir précisément ce qu’est
un sophiste3. Le sophiste pratique un art d’imitation, qu’il produise
copie ou simulacre 45 . Mais copie ou simulacre, puisqu’ils ne sont pas
ce qu’ils représentent, nous posent le problème du non-étant6. Si, comme
le veut Parménide, jamais on ne forcera le non-étant à être, comment le
non-étant pourra-t-il être ? Il faut bien remettre en question la définition
de l’étant. On est alors obligé d’admettre, s’il faut que l’étant soit défi
nissable et connaissable en quelque manière, que l’étant soit non seule
ment immobile, mais mû 6. Faut-il en conclure que, dans l’étant, les
contraires se confondent et que mouvement et repos ne s’y distinguent
pas7. On se heurte là au problème de la possibilité du langage.
En effet, ce n’est pas parce que, dans le langage, une chose peut rece
voir plusieurs dénominations, même contraires, que toutes les dénomina
tions se mélangent. Le langage n’est possible que parce qu’il n’y a ni
irréductibilité totale ni confusion totale entre les dénominations : il
implique communion de certaines dénominations avec certaines déno
minations 8. Il faudra donc une science pour se guider à travers ces com
1. P. Hadot, Être, vie et pensée chez Plotin et avant Plotin, dans Sources de
Plotin, p. 107-157,
2. Soph., 248 e, cf. P. Hadot, Être, vie et pensée, p. 108.
3. Enn., V, 9 [5] 10, 10-14.
4. Enn., N, 1 [10] 4, 29-41.
5. Ibid., 4, 41-43-
6. Enn., II, 6 [17] 1, 1.
LES GENRES DE L’ÉTANT CHEZ PLOTIN 217
Ces questions nous révèlent un Plotin en pleine réflexion sur les genres
du Sophiste. Ceux-ci ne sont plus les essences intelligibles qui, pour
Platon, rendaient possible l’entrelacement12 du discours, mais ils sont
maintenant les éléments constitutifs (στοιχεία) de la substance intelli
gible. Il y a là un nouveau type de réalité qui pose des problèmes nou
veaux de logique. La substance elle-même est une et, pourtant, elle est
constituée par ces genres, et en même temps chacun de ces genres est
substance 3. Aucun d’entre eux ne se confond avec les autres et, pourtant,
c’est leur mélange qui assure à la substance, à la fois, son unité et sa mul
tiplicité intérieure. L’étant pose donc un problème particulier. Élément
de la substance, il est identique à elle en même temps que distinct d’elle.
Il s’identifie à elle dans la mesure où il est pris avec les autres genres ; il se
distingue d’elle, si on le considère seul. Pris isolément, il est donc sans
détermination, puisque cette détermination ne sera achevée que lorsque,
grâce à l’addition des autres genres, l’étant sera substance 3.
Pour concevoir ce type de réalité, Plotin fait appel à un modèle emprunté
à la pensée stoïcienne : dans la raison séminale aussi, « tout est ensemble
et chacun est tout; ni la main ni la tête, ne sont à part4. » On voit s’amorcer
ici une solution qui fait appel au dynamisme intérieur de la substance.
Un traité entier de la maturité de Plotin, le second du groupe intitulé
Sur les genres de l’Étant, est consacré à l’interprétation des genres du
Sophiste. Les genres y sont définis, dès le début, comme des éléments
constitutifs, comme les principes, de la nature intelligible 56 . Puis Plotin
cherche à déterminer les rapports qui peuvent exister entre ces éléments
constitutifs. Il s’agit d’expliquer comment une unité multiple est possi
ble ®. Selon une méthode qui lui est chère, Plotin remonte alors de l’unité
multiple la plus inférieure vers les conditions supérieures qu’elle présup
pose. Un individu matériel constitue un type d’unité multiple : il y a
un corps unique et une multitude d’aspects : substance, quantité, mouve
ment, couleur, forme78 . Mais l’unité de cette multiplicité ne provient
pas du monde sensible lui-même, c’est l’âme qui en est la cause ®. L’âme
apparaît alors comme une unité multiple, dans la mesure où sa simplicité
est productrice de formes : elle est un logos, la somme de tous les logoi ;
elle est la puissance de toutes les raisons séminales 9. Mais peut-on dire
1. Soph., 262 d.
2. Enn., II, 6 [17] 1, 7 : ή καί αύτή (sc. ή κίνησις) ή ούσία καί τά έκεϊ πάντα
ούσία.
3· Sur la problématique qui se dessine ici, cf. p. 224.
4. Enn., II, 6, 1, 10 : ώσπερ έν μέν τώ σπέρματι δμου πάντα καί έκαστον πάντα
καί ού χειρ χωρίς καί χωρίς κεφαλή.
5- Enn., VI, 2 [43] 2, 6-ιο.
6. VI, 2, 3, 20-36.
7· VI, 2, 4, ι-2ΐ et 5, ι-ιο.
8. VI, 2, 5, 9·
9· VI, 2, 5, ίο-is·
218 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
que l’âme soit encore une unité multiple, lorsqu’elle est prise en elle-
même, lorsqu’elle ne produit pas ? 1 N’est-elle pas simplicité totale, dans
la mesure où elle est être pur ? Mais il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait
d’abord l’être pur, auquel viendrait s’ajouter ensuite une différence
grâce à laquelle l’être de l’âme deviendrait être-âme 2. L’âme et son être
ne font qu’un. La détermination ne s’ajoute pas de l’extérieur à l’être
de l’âme, mais elle est intérieure à lui3 : la multiplicité est donc intérieure
à l’unité; prise en son être, c’est-à-dire en son essence, l’âme est
une unité-multiple. C’est ainsi que l’être de l’âme, en tant même qu’être
de l’âme, est vie 4. La vie ne vient pas s’ajouter à l’être, mais l’être lui-
même est vie. Cela veut dire, puisque vivre, c’est se mouvoir soi-même,
que l’être de l’âme est par lui-même mouvement et mouvement auto
moteur. Plotin nous donne d’ailleurs la raison de ce mouvement de
l’être de l’âme; c’est, nous dit-il, en essayant de se contempler elle-même
que l’âme devient multiple 56. C’est la contemplation qui est la raison pour
laquelle la multiplicité se manifeste : il faut être multiple, pour pouvoir se
penser.
Mais en découvrant ainsi que l’unité multiple de l’âme est l’unité
multiple d’une vie et d’une pensée, nous nous sommes transportés à un
plan supérieur, celui de l’intelligence, c’est-à-dire le plan même de la
substance intelligible dont nous voulions découvrir la structure. La
substance intelligible apparaît d’abord comme unité de la vie et de la
pensée ·. La notion de vie nous permet donc de reconnaître déjà deux
genres du Sophiste, l’étant et le mouvement, puisque la vie est l’unité
de l’être et du mouvement7. Plotin cherche d’abord à définir le rapport
entre ces deux genres. Puisqu’il n’y en a encore que deux, il est amené à
concevoir ce rapport selon le modèle d’une implication dyadique et c’est
dans la seconde hypothèse du Parménide qu’il trouve pareil modèle. De
même que dans l’Un qui est, chacun des deux termes, l’Un et l’Étant,
pris à part, contient l’autre, de même l’étant contient le mouvement et le
mouvement contient l’étant8. Mais il y a pourtant un certain sens dans
cette implication réciproque : le mouvement est l’acte de l’étant, il se
manifeste dans l’étant, sans faire sortir l’étant de sa propre nature 9.
Plotin passe ensuite au troisième genre : le repos. Si l’étant est mouve
1. VI, 2, 5, 15.
2. VI, 2, 5, 22-24. Sur cette problématique, cf. p. 359.
3. VI, 2, 6, 1-8 : tout dans l’âme est être et dans son être se trouve tout ce
qu’elle est.
4. VI, 2, 6, 6-13.
5. VI, 2, 6, 13-20.
6. VI, 2, 7, 1-4.
7. VI, 2, 7, 6 : ουσίαν δε καί κίνησιν.
8. VI, 2, 7, 6-24-
g. VI, 2, 7> 23-26 : κινήσεως δέ περί το ον φανείσης ούκ έξιστάσης την εκείνου φύσιν,
μάλλον δ’έν τφ είναι οίον τέλειον ποιούσης.
LES GENRES DE L’ÉTANT CHEZ PLOTIN 219
ment, dans la mesure où il est vie et acte, il est repos, dans la mesure où il
reste identique à lui-même 4. Mais si l’étant est mouvement et repos,
faut-il identifier ensemble mouvement et repos ? 2 C’était la question de
Platon, dans le Sophiste, et il y répondait par une réflexion sur les possi
bilités de communion des genres dans le logos 3. Telle est aussi maintenant
la question, pour Plotin, mais il y répond en affirmant que, si l’étant, le
mouvement et le repos sont une seule chose dans l’unité dynamique de
l’intelligence, ils n’en sont pas moins distincts puisque nous en avons
une notion distincte. Nous sommes ainsi ramenés à la dyade étant-
mouvement4. En effet, dans l’intelligence, l’étant correspond à l’objet
de l’intelligence, c’est-à-dire à elle-même, en tant qu’intelligible. Quant
au mouvement, il correspond à l’intelligence, en tant qu’elle est pensée
d’elle-même 5. L’étant est donc repos, dans la mesure où il est le point de
départ de la pensée, et son point d’aboutissement 6, en tant qu’il est
1’ « idée » en repos de la pensée. L’Intelligence sera alors le mouvement
de cette idée, et dans ce mouvement circulaire, chaque moment, c’est-à-
dire chaque genre, sera dans les autres 7. Étant, mouvement et repos
sont donc à la fois identiques dans la mesure où c’est une seule Intelli
gence qui se pense comme Étant, et ils sont distincts, dans la mesure où
le mouvement de la pensée suppose des moments différents8.
Notre intelligence va donc de l’unité à l’altérité et de l’altérité à l’unité
en contemplant l’étant, le mouvement et le repos, mais, ce faisant, elle
reproduit en elle le mouvement intérieur à l’intelligence 9. Et dans ce
1. VI, 2, 7, 27-41.
2. VI, 2, 7, 41-45·
3. Soph., 250 a sq.
4. VI, 2, 8, 1-26.
5. VI, 2, 8, 11 : έν μέν ούν τφ νοεϊν ή ένέργεια καί ή κίνησις, έν δέ τφ εαυτόν ή ούσία
καί τό δν.
6. VI, 2, 8, 20-23·
7· VI, 2, 8, 23-25 : ετι δέ ή μέν ιδέα έν στάσει πέρας ούσα νοϋ, ό δέ νοϋς αύτης ή
κίνησις. "Ωστε δν πάντα, καί κίνησις καί στάσις, καί δι’δλων δντα γένη. La suite du
texte n’a pas le sens que lui donne Bréhier : καί έκαστον τών ύστερον τι δν καί τις
στάσις καί τις κίνησις ne signifie pas : « Chacun d’eux est déjà quelque peu
celui qui lui succède; le mouvement est un repos et le repos un mouvement »,
mais : « Chacune des choses qui viennent après, c’est-à-dire des choses inférieures,
est un étant particulier et un repos particulier et un mouvement particulier. »
Ce sens s’impose notamment en raison de 8,41, passage parallèle qui termine un
développement consacré, non plus, comme ici, à l’étant, au mouvement et au
repos, mais au même et à l’autre, et qui affirme que « chacune des choses infé
rieures est un même particulier et un autre particulier ».
8. VI, 2, 8, 5 : ϊδε δέ νοΰν καθαρόν... όρας δή ουσίας έστίαν... καί ώς έστηκεν έν
αύτφ καί ώς διέστηκεν όμοΰ δντα καί ζωήν μένουσαν καί νόησιν ούκ ένεργοΰσάν εις τό
μέλλον, άλλ’είς τό ήδη.
9· VI, 2, 8, 20 : τρία δή ταΰτα ίδών τις, έν προσβολή της τοϋ δντος φύσεως γεγεν-
ημένος. On voit alors l’étant, le mouvement et le repos, par l’étant, le mou
vement et le repos qui sont en nous. Ce sera, par un mouvement analogue, que
l’âme porphyrienne, elle-même étant, vie et intelligence, connaîtra l’étant, la
vie et l’intelligence.
220 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
mouvement de distinction et de réunion, elle découvre les quatrième et
cinquième genres, l’altérité et l’identité :
« Est-ce que celui qui voit l’Étant (δν), le repos et le mouvement -.trois termes
dont chacun est un (τρία ταΰτα καί έκαστον έν), ne déclare pas qu’ils sont
différents les uns des autres ; ne les distingue-t-il pas dans l’altérité, ne recon
naît-il pas l’altérité qui est dans l’étant, lorsqu’il pose trois termes dont chacun
est un? Mais, en retour, si ces termes vont vers l’unité, s’ils sont dans l’unité,
si tout est un, est-ce qu’en les rassemblant en une même chose, en contemplant
ainsi l’identité, on ne reconnaît pas que cette identité était déjà présente et
qu’elle l’est toujours ? 1 »
« Ils sont trois, chacun est un, et pourtant les trois sont un. » Nous
retrouverons ces formules dans les textes de Victorinus 2. Pour le moment,
constatons que Plotin fait toujours appel au dynamisme de l’intelligence
pour rendre compte des deux derniers genres.
On voit la transformation que l’exégèse plotinienne fait subir aux
données platoniciennes3. Alors que tout le développement de Platon
sur les genres était destiné à apprendre au philosophe à distinguer soi
gneusement ce qui est même et ce qui est autre, l’exposé de Plotin enseigne
au contraire à percevoir le mélange d’identité et d’altérité qui résulte
de la continuité dynamique propre à l’intelligence. Les cinq termes
tendent d’ailleurs à se grouper en un rapport dyadique : étant-mouve-
ment4, ou étant-pensée 5 (la pensée étant le mouvement de l’étant) ou
identité-altérité 6. L’étant prend une valeur particulière, puisque les
genres eux-mêmes sont des genres de l’étant, c’est-à-dire les moments
de son autodétermination. Le mouvement est également privilégié,
puisqu’il assure l’unité dynamique de la multiplicité. Des notions nou
velles apparaissent : la vie, identifiée à l’acte et au mouvement7, la réflexion
sur soi ou pensée qui provoque la mise en mouvement de l’étant 8. L’impli
1. VI, 2, 8, 32.
2. Cf. p. 245.
3. Cette transformation a fait l’objet de nombreuses études. Signalons notam
ment M. de Gandillac, La sagesse de Plotin, Paris, 1966, p. 185-210 (chapitre
intitulé, La dialectique intellectuelle, surtout, p. 208 et sq.), G. Nebel, Plotins
Kategorien der intelligiblen Welt, dans Heideïberger Abhanàlungen sur Philosophie
und ihrer Geschichte, Tübingen, 1929 (insiste sur l’idéalité de l’intelligence
plotinienne), K. H. Volkmann-Schluck, Plotin als Interpret der Ontologie
Platos, dans Phüosophische Abhandlungen, t. X, Francfort sur le Main, 1941
(notamment, p. 112 : « Die Verwandlung der Gattungen des Sophistes in die
dynamischen Konstitutiva des Geistes », la découverte propre de Plotin serait
celle de la réflexivité de l’esprit), G. Huber, Das Sein und das Absolute, dans
Studia philosophica, Supplem. 6, Bâle, 1955 (p. 20-48).
4. Cf. p. 218, n. 7-9.
5. Cf. p. 219, n. 7.
6. Cf. n. 1.
7. Enn., VI, 2, 7, 35 : ή δέ κίνησις... ζωή τις αύτοΰ (sc. τοϋ δντος) καί ενέργεια.
VI, 2, 7> 9 : Τ’1ν κίνησιν ή την ζωήν. VI, 2, 7, τ7 : ένέργεια (sc. ή κίνησις) γάρ αύτοΰ
(sc. τοϋ δντος).
8. Cf. ρ. 2ΐ8, η. 5 et VI, 2, 8, ιχ : έν μέν οΰν τφ νοεϊν ή ένέργεια καί ή κίνησις.
LES GENRES DE L’ÉTANT CHEZ PLOTIN 221
cation réciproque entre les genres de l’étant tend donc à devenir, chez
Plotin, implication entre l’étant, la vie et la pensée \ considérés comme
les moments d’un mouvement unique par lequel l’étant devient son
propre objet de pensée. On retrouve d’ailleurs ce groupement de notions
dans un texte de Plotin consacré à l’éternité 12.
Dans cette description, la vie (ou le mouvement) apparaît en quelque
sorte comme 1’ « entre-deux » qui assure l’implication réciproque de
l’étant et de la pensée 3. Mais, dans certains textes de Plotin, la vie appa
raît plutôt comme antérieure à la constitution simultanée de l’étant et
de la pensée 4. En effet, Plotin appelle parfois vie ce qui sort immédiate
ment de l’Un 5 et qu’il nomme ailleurs altérité 6. Comme l’altérité7, la
vie est infinie et elle ne reçoit une limite que lorsqu’elle effectue un
mouvement de conversion vers sa source8. A ce moment, elle devient
l’intelligence : « La vie qui a reçu une limite, c’est l’intelligence 9. » Ces
spéculations nous laissent entrevoir le souvenir d’autres genres plato
niciens, ceux du Philèbe. Dans ce dernier dialogue, en effet, la substance
apparaît comme le résultat d’un mélange entre l’infini et la limite, sous
l’action d’une cause supérieure : les quatre genres seront alors l’infini,
la limite, le mixte et la cause 10. La substance peut se concevoir alors
télicienne des deux actes. Plotin distingue effectivement entre l’acte de l’essence
et l’acte qui résulte de l’essence (Enn., V, 4,2, 28-31), mais il donne comme exemple
de cette distinction la chaleur qui est dans le feu et celle que le feu fournit aux
autres choses (V, 1, 3, 6-12). Cette chaleur qui est dans le feu, c’est la qualité
substantielle du feu. La doctrine des deux actes, chez Plotin, suppose donc
la distinction stoïcienne entre la qualité substantielle et les effets extérieurs qui
résultent d’elle. Elle suppose cette transposition du stoïcisme que nous décri
vons dans le présent chapitre. Le vocabulaire aristotélicien n’est pas absent :
il est impliqué dans la distinction de deux « actes », mais il est intégré
à une transposition platonicienne (puisque l’acte premier est conçu comme une
idée) du stoïcisme (puisque l’acte premier est conçu comme une qualité substan
tielle).
1. Porphyre, Ad Gaurum, p. 33, 14, Kalbfleisch. J’utilise la traduction de
A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. III, p. 266.
2. Porphyre, Ad Gaurum, p. 52, 6 : τό τ<ήν έ> ξιν άναδεδεγμένον καί μή ενεργούν
άλλ’ έν τή δυνάμει ήσυχάζον, τέλειον γεγονός κατά τό είδος ήρεμον μέν ήν εί δ’άτελές
είη κατά τό είδος, κατηγοροίη δέ τις αύτοΰ τ<ό δυνάμει>, έπί τό έτερον σημαινόμενον τοϋ
δυνάμει μεταβαίνων, τό <δέ> τεταγμένον κατά τό τέλειον είδος τοϋ δ<υνάμει σ>ημαινόμενον
καί μόνον έν ησυχία άνενέργητον παραιτού<μενος> φαίνεται. Cf. A. J. FESTUGIÈRE,
ibid., p. 290.
3. Surtout l’exemple de la grammaire, cf. De anima, II, 1, 412 a 22 sq. La distinc
tion entre nosse et cogitare, chez Augustin, De trin., X, 5, 7 se situe dans la
même tradition.
4. Porphyre, Ad Gaurum, p. 52, 12-15, Kalbfleisch : οΰτω γά<ρ...> ρει μέν ό έπί
τής κώπης άπ<ό> τής νεώς έκβεβλημένης κατήγορων τό δυνάμει διά τό μή έρέττειν τήν
ναΰν τό καθ’ έξιν μέν τέλειον δυνάμει, ήσυχάζον <δ’ά>πό τής ένεργείας έν τή οικεία
δυνάμει σημαίνων εύρίσκεται.
5· Cf. Simplicius, In Categ., p. 306, 19, Kalbfleisch : τό έξ έαυτοΰ κινεϊσθαι ώς
ή μάχαιρα τό τέμνειν έκ τής οικείας έχει κατασκευής (κατά γάρ τό σχήμα καί τό είδος ή
ποίησις έπιτελεϊται). Cicéron, De fato, 18, 43 : le cylindre se meut suapte ui
et natura, il a de lui-même sa uolubilitas (cf. Aulu-Gelle, Noct. Att., VII,
2 : « Quoniam ita sese modus eius et formae uolubilitas habet... »). La causa-
230 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
de la même manière, la rame est motrice « d’elle-même ». Σ’εξις stoïcienne
n’est pas, comme son homonyme aristotélicienne, une qualité acciden
telle, elle est la nature même de la chose, son être propre, le principe
de son activité. Elle correspond donc à la direction du mouvement
tonique vers l’intérieur, à la force de cohésion interne qui constitue
l’être avant qu’il se mette en rapport avec le monde extérieur x.
Cette doctrine est très importante dans le stoïcisme; elle sert à assurer
l’indépendance du sujet à l’égard des circonstances extérieures : Vhegemo-
nikon, la partie directrice de l’âme, perçoit ainsi « de lui-même », c’est-
à-dire qu’il est maître de ses sensations *2; le sage a sa perfection en lui-
même, il n’a pas besoin de se tourner vers les choses extérieures pour
être sage et pour posséder éminemment toutes les qualités3; Zeus,
enfin, reste seul et en repos, sans activité, après comme avant la période
du monde, lorsque les différents dieux qui correspondent à ses différentes
activités sont confondus en lui dans une unité totale 4 En tout ceci, on
retrouve la notion d’un premier moment où la conversion vers soi assure
la perfection. Il en résulte que « la puissance est au-dessus de l’acte,
parce qu’elle est puissance infinie de tous les actes possibles 5 ».
On comprend donc en quel sens nos textes identifient l’être à l’état
selon lequel le mouvement reste en repos, tourné vers soi et en puis-
1. Enn., II, 6 [17] 1, 22-40 et VI, 2 [43] 14, 17 : τά μέν (τής ούσίας συμπληρωτικά)
έν ταϊς ούσίαις ένεργείας αύτών.
2. VI, 2, 15, 6 : εΐ γάρ ή κίνησις ένέργειά έστιν αυτής, ένέργεια δέ το δν... ούδ’άν
συμπληρωτικόν έτι λέγοιτο, άλλ’ αύτή.
3· Victorinus § 25.
4. Cf. ρ. 130-131.
5· <Porphyre>, In Parm., XI, 5-23·
234 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
pond à un mélange total : le mouvement est déjà dans l’être, l’être se
déploie dans le mouvement. Mais cette intériorité réciproque ne supprime
pas la subordination de la définition ou du mouvement à la substance.
En passant de l’être à sa définition, du mouvement tourné vers l’intérieur
au mouvement tourné vers l’extérieur, on passe de l’indétermination
transcendante à la détermination particulière, de l’involution à l’évolution.
C’est précisément ce que Plotin refusait. Selon nos textes, le premier
moment, celui de l’être pur, contient les autres selon un mode transcen
dant, précisément parce qu’il est plus pur et plus indéterminé; les autres
moments, la vie et la pensée, le mouvement et l’altérité, sont postérieurs,
dans la mesure même où ils se posent eux-mêmes et se déterminent
eux-mêmes. Ils ajoutent quelque chose au premier moment, non pas
dans l’ordre de l’être pur, qui reste transcendant, mais dans l’ordre de la
détermination, dans l’ordre de la substance « achevée », « complétée » par
le mouvement. Cette opposition entre l’indétermination et la détermina
tion, entre l’être et la forme qui le limite, conduira à la distinction, expli
citée dans les textes du groupe III, entre l’Être transcendant, identifié à
l’Un, et l’étant déterminé, identifié à la substance intelligible ou à
l’intelligence x.
stoïcien. C’est ainsi que Sénèque, Epist., 113, 2 rapporte cette définition
stoïcienne : « Virtus autem nihil aliud est quam animus quodammodo se habens »
( = ήγεμονικόν πως έχον). Dans cette lettre, Sénèque discute la doctrine stoïcienne,
selon laquelle les vertus seraient des vivants. C’est cette même doctrine qui
semblait absurde à Plutarque, De comm. not., 45,1084 a-b. Et, comme le remarque
V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 23, la signification de
cette doctrine nous est indiquée par Sénèque, rapportant dans sa lettre 113, 23,
cet exemple : « Pour Cléanthe, la promenade est un souffle qui se transmet de la
partie hégémonique de l’âme jusqu’aux pieds, pour Chrysippe, c’est la partie
hégémonique même. » L’opposition entre Chrysippe et Cléanthe n’est d’ailleurs
pas très grande : dans les deux opinions, la promenade, (comme la vertu, la
science, ou l’opinion) est originellement confondue avec le souffle qui constitue
l’hegemonikon. Mais Cléanthe insiste plus sur le fait que la promenade est une
extension de ce souffle (cf. le texte de Diogène Laerce, VII, 52 cité plus haut),
tandis que Chrysippe insiste plus sur l’identité foncière entre le « comporte
ment » qu’est la promenade et la réalité corporelle, l’hegemonikon, dont elle
émane. Vertu, science, sensation, promenade, sont des mouvements tournés
vers l’extérieur, des extériorisations, d’une réalité corporelle et substantielle,
dans laquelle ils sont contenus originellement. Ils correspondent à la phase
d’extériorisation du mouvement tonique.
1. Cf. p. 227.
2. Cf. le texte de Diogène Laerce, VII, 52. cité p. 235, n. 5. Cf. également
Philon, Leg. Alleg., II, 36-37, qui distingue entre la sensation καθ’έξιν et la
sensation en acte. La sensation en acte est une extension et une mise en mouve
ment de 1’έξις : άποτελεΐται δέ ή (αΐσθησις) κατ’ ένέργειαν, όταν ή καθ’ έξιν κινη-
θεϊσα ταθ'ή μέχρι τής σαρκός καί τών αισθητικών άγγείων’ ώσπερ γάρ φύσις άποτελεΐται
κινηθέντος σπέρματος, ούτως καί ενέργεια κινηθείσης έξεως.
3- Victorinus, § 33 — Adv. Ar., III, 5, 10 : “ Quasi progressione sui. » 5, 12 :
« Intentione ac vigore propriae potestatis. »
4. Victorinus, § 33 = Adv. Ar., III, 5, 16-24.
LES TROIS MOMENTS DE LA VISION 237
Notre texte semble hésiter sur le sens de cette troisième phase : est-ce
reconnaître qu’on voit ou reconnaître ce qu’on voit, s’agit-il de la cons
cience de la vision ou de la perception d’une chose1 ? A vrai dire, fonction
réflexive et fonction discriminative étaient intimement liées dans la
doctrine aristotélicienne de la sensation : « En attribuant à chaque sens
particulier le pouvoir de distinguer entre eux ses propres sensibles...
(Aristote) doit penser que chaque sensation s’accompagne de la conscience
de cette sensation pour qu’il soit possible de la confronter et de la distin
guer de toute autre sensation appartenant au même sens 2. » Aristote
avait en effet reconnu le caractère réflexif de toute sensation et cette
doctrine avait été reprise par toute l’école péripatéticienne, notamment
par Alexandre d’Aphrodise 3. Mais cette doctrine n’est pas non plus
étrangère au stoïcisme. Pour ce dernier, l’acte de sensation n’est pas
réception d’une impression sensible, mais assentiment et compréhen
sion 4. Nous ne sommes pas envahis par un objet étranger, lorsque nous
percevons, mais nous reconnaissons entre nous et cet objet une appro
priation 5. Pour pouvoir reconnaître cette appropriation, nous devons
donc, en percevant l’objet, nous percevoir nous mêmes et notre rapport
à l’objet. Appropriation et co-perception (οίκείωσις et συναίσθησις) sont
intimement liées 6. Mais cette reconnaissance nous ramène à nous-mêmes :
le mouvement de tension qui allait du sujet percevant à l’objet, du centre
à la périphérie, revient maintenant à son centre. L’immanence totale du
processus visuel est ainsi assurée : l’acte de voir est inséparable de ce
retour à l’intérieur et à soi-même qu’est le jugement sur l’acte de voir.
Le processus visuel, tel qu’il est décrit dans notre texte, suppose donc
lui aussi le schème stoïcien du mouvement tonique. Nous pouvons
songer à une transposition porphyrienne du stoïcisme. Car nous ren
controns quelques traces d’une telle transposition dans des textes de
Porphyre lui-même. La sensation visuelle y est décrite comme un pro
cessus totalement immanent :
ce que signifie cette consubstantialité. Elle est, avant tout, unité d’origine :
les dieux sont originellement confondus avec Zeus, et les vertus, avec
Yhegemonikon. Le mélange total est d’abord un état d’unité totale au sein
du feu divin. Mais la consubstantialité est aussi unité de mouvement :
les différentes activités, qui reçoivent les noms des différents dieux ou
des différentes vertus, constituent un unique mouvement de la substance
elle-même; se différenciant par son propre mouvement, la substance se
pose elle-même sous ses différents aspects : elle est cause et effet d’elle-
même, grâce à son mouvement automoteur. La substance unique revêt
des modes différents, mais garde toujours son unité.
Ce schème de la consubstantialité sera lui aussi transposé dans le
néoplatonisme. Olympiodore, qui écrit au vie siècle, résume excellement
le schème stoïcien :
« Si les vertus s’impliquent réciproquement, elles diffèrent pourtant par
leurs propriétés. Car il n’y a pas qu’une seule vertu, mais toutes les vertus
sont dans la force sous le mode propre à la force, et dans une autre, sous le
mode propre à la tempérance; c’est ainsi que les dieux, en Zeus, sont sous le
mode propre à Zeus, et en un autre dieu, sous le mode propre à Héra; car aucun
Dieu n’est imparfait. Et comme Anaxagore a dit que tout est dans tout, mais
qu’une chose surabonde, nous disons aussi la même chose à propos des dieux.1 »
Avant d’être adopté par le néoplatonisme, ce schème fut utilisé dans
les domaines plus divers : théorie morale d’Antiochus d’Ascalon 2, doc
trine des tempéraments et des caractères héréditaires, chez Galien par
exemple3. On le trouve appliqué notamment, chez Philon, à définir
le rapport entre les trois éléments de la paideia : la nature, l’exercice et
la doctrine, symbolisés par les trois patriarches, Abraham, Isaac, Jacob :
« Le premier, surnommé Abraham, est le symbole de la vertu didactique;
le second, Isaac, de la vertu naturelle, le troisième, Jacob, de la vertu ascétique.
Il ne faut pas ignorer que chacun prétendait également aux trois puissances,
mais chacun a reçu son nom de la puissance qui surabondait en lui par prédo
minance (άπο της πλεοναζούσης κατ, επικράτειαν); impossible en effet que la
1. Proclus, Elem. Theol., prop. 103, cf. E. R. Dodos, Proclus, The Eléments of
Theology, p. 254.
2. Cette dimension « horizontale » se trouve chez Plotin lui-même, cf. mon
article Être, vie et pensée, p. 130-132, et chez <Porphyre>, In Parm., XIV, 15-26.
3. Cf. p. 233.
4. Cf. Victorinus, §§ 28-29.
5· §§ 30-34· x ,
6· § 30 (= Adv. Ar., III, 4, 6-22) : la vie est être, donc elle est identique à l’être,
l’intelligence est être, donc elle est également identique à l’être. Ici l’être apparaît
comme la quiddité de la vie et de l’intelligence, selon le rapport qui sera décrit
p. 270 et p. 360.
7. § 32 (= III, 4, 39-46).
DISTINCTION ENTRE GENRES ET HYPOSTASES 245
de vie et d’intelligence, possédant celles-ci rassemblées dans l’unité,
avant que s’exerce l’acte de pensée x. »
Comme nous aurons l’occasion de le redire 12, si l’on compare un tel
texte avec celui dans lequel Proclus 3 évoque la doctrine des « anciens »
sur l’âme comme « être, vie, intelligence », et comme « consubstantielle
à elle-même », il est difficile de ne pas reconnaître que les anciens, dont
parle Proclus, ne sont autres que Porphyre lui-même, tant la description
que nous trouvons chez Victorinus coïncide avec celle que nous trouvons
chez Proclus.
Proclus4 fait remarquer, dans le texte auquel nous faisons allusion,
que si dans les trois termes : être, vie, pensée, qui définissent l’âme, l’on
en prend un à part, on y joint nécessairement les deux autres. C’est
exactement le principe qui régit la triade être, vie, pensée, telle que nous
la trouvons dans nos textes. Les trois termes sont dans les trois, c’est-à-
dire que la vie est déjà dans l’être, la pensée est déjà dans la vie; c’est le
principe d’implication réciproque 5. Si les trois sont dans les trois, chacun
des trois est pourtant lui-même ou plutôt chacun est les trois selon son
mode propre. Au sein du mélange total, la distinction s’effectue grâce
à la prédominance 6. Si chacun des trois est plus lui-même, ce plus ne
signifie rien de quantitatif. Il doit s’entendre dans l’ordre de l’activité
et du mouvement : chacun fait triompher sa puissance propre, chacun
s’approprie le mouvement commun, en sorte que ce mouvement devient
son propre mouvement.
On voit en quel sens on peut parler d’individualité hypostatique à
propos des Trois. De soi être, vie et pensée ne sont pas des hypostases,
mais des genres, c’est-à-dire les aspects différents d’une même hypostase,
comme nous l’avons vu à propos de l’exégèse plotinienne des genres du
Sophiste 7. Ce sont les différences intérieures à la Substance intelligible,
à l’intelligence, à la seconde hypostase. Mais, comme nous aurons à le
constater dans le prochain chapitre8, le premier moment de la triade
(l’être) transcende les deux autres, c’est-à-dire qu’il dépasse le niveau de
la Substance intelligible. Les trois genres tendent donc à devenir les
moments du mouvement par lequel la seconde hypostase se constitue.
A partir d’un moment transcendant, dans lequel la vie et la pensée sont
I. — Identité et altérité
ί
248 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
différents les uns des autres ?1 » Les termes en question appartiennent
au vocabulaire de la théologie chrétienne 2. Ils servent à désigner aussi
bien le Père que le Fils et il s’agit donc, en répondant à cette question,
de définir la consubstantialité qui lie ce Père et ce Fils. Mais, ce faisant,
Victorinus identifie une problématique proprement chrétienne et une
problématique platonicienne. En effet, lorsqu’il répondra à la question 3,
il remplacera les termes énumérés au début du traité par ceux d’être,
de vie et de pensée. La question initiale était bien une question de théo
logie chrétienne. Mais elle a été immédiatement identifiée au problème
platonicien que posent les relations entre les genres suprêmes : sont-ils
identiques, sont-ils différents entre eux 4 ?
Identité et altérité sont, chez Platon5 comme chez Plotin6, deux
genres qui viennent s’ajouter aux trois premiers. Si l’étant, le mouvement
et le repos peuvent être aussi bien identiques que différents entre eux,
identité et altérité deviennent à leur tour des genres premiers. Nous
restons donc ici dans la problématique des genres suprêmes. D’ailleurs,
nous savons déjà qu’un texte du groupe III place l’identité et l’altérité
à la suite de l’être, de la vie et de la pensée, dans l’énumération des genres
universels 7.
Chez Platon 8, la tâche propre de la dialectique consistait à distinguer,
dans les genres suprêmes, ce qui pouvait s’identifier et ce qui restait
différent : le « même » et l’« autre ». Chez Plotin 9, il s’agit moins d’opposer
identité et altérité que de reconnaître leur mélange dans cette réalité
unique qu’est l’intelligence1011 .
C’est précisément ce mélange d’identité et d’altérité, propre à la
substance intelligible, que le début du livre I B Adversus Arium cherche à
déterminer u.
Pour cela, il faut définir à l’avance les modes possibles selon lesquels
des réalités peuvent être identiques ou différentes, c’est-à-dire selon
lesquels l’identité et l’altérité peuvent se mélanger. Il y aura évidemment
deux modes extrêmes, l’identité pure et l’altérité pure, et deux modes
intermédiaires, l’altérité mélangée d’identité et l’identité mélangée
1. Cf. p. 150.
2. Victorinus, § 35 = Adv. Ar., I, 48, 7-8.
3· § 35 = I, 48, 6-7.
4· § 35 = I, 48, 8-11.
5· § 35 = I, 48, 11-13·
6. § 35 = I, 48, 18-19.
7. § 35 = I, 48, 19-22. Sur ce mode de non-étant, cf. p. 168 et sq.
8. § 35 = I, 48, 12-13.
9· § 35 = I, 48, 13-15·
10· §35 = 1» 48, 15-16.
250 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
chains et leurs espèces subordonnées et homonymie entre ces genres
eux-mêmes, entre le véritablement étant et le seulement étantx. On a
le schéma général suivant :
esse (magis genus)
en
0O
vere esse ΰ solum esse
3.
•S
^Ôv (genus)
i· § 35 = I, 48, 16-18.
2. Porphyre, Isag., p. 6, 6-9, Busse.
3. Aristote, Metaph., N, 28, 1024 b 15.
4. Cf. p. 207.
5. Cf. p. 159, n. 6 et 207.
6. Cf. p. 219.
LE CONTENU NOTIONNEL DES HOMONYMES 251
le problème posé par l’homonymie qui existe entre les étants. Il semble
bien que Porphyre lui-même ait utilisé cette distinction pour résoudre
la difficulté. Nous savons en effet par Dexippe 1 que Plotin reprochait
à Aristote d’admettre que la substance fût le genre commun pour ces
réalités homonymes que sont la substance intelligible et la substance
sensible; il retournait ainsi contre Aristote l’argumentation de celui-ci
contre la possibilité d’un étant genre des étants. La réponse à l’objection
plotinienne que nous trouvons chez Dexippe paraît bien venir de Por
phyre 2. Elle consiste à dire que, dans la philosophie même de Plotin3,
la substance apparaît comme un « genre » unique, qui fournit l’être aux
formes incorporelles et qui donne également l’être aux choses sensibles
et aux formes matérielles. La solution consiste donc ici à utiliser la
notion de « genre » au sens platonicien. La substance, « genre » plato
nicien, est principe de l’être. En tant que « genre » suprême, elle n’est
pas attribuable d’une manière univoque aux intelligibles et aux sensibles.
Mais, par son unité et par la continuité de son activité à travers les
choses 4, elle fonde la possibilité de découvrir une certaine unité notion
nelle entre substance intelligible et substance sensible, donc entre des
notions homonymes. Porphyre 5 souligne en effet que les notions homo
nymes sont quand même porteuses de signification, que l’on peut en
donner une « description » et qu’une telle définition permet de faire
entendre le sens du nom commun « substance » donné aux substances
intelligibles et sensibles. Porphyre 6 fait remarquer qu’une telle descrip
tion n’atteint pas la substance proprement dite, mais seulement la sub
1. Dexippe, In Categ., p. 40, 13-18, Busse (cf. Plotin, Enn., VI, 1, 2, 3).
2. Dexippe, In Categ., p. 40, 19-41, 3. La réponse me semble porphyrienne,
car elle suppose la distinction entre genre incoordonné et genre coordonné,
cf. p. 409, et elle s’appuie sur l’interprétation porphyrienne des Catégories
d’Aristote, περί λέξεων et non περί τών δντων (cf. Porphyre, In Categ.,
P· 57-58, Busse).
3. Dexippe, In Categ., p. 40, 26 : άπ’ αύτης άρχεσθαι της Πλωτίνου φιλοσοφίας...
έν γάρ δή γένος τήν ούσίαν έν τοϊς νοητοϊς ούτος τίθεται ώς κοινή τό είναι παρέχουσαν
τοϊς άσωμάτοις είδεσι καί ώς αίσθητοϊς άπασι καί τοϊς ένύλοις είδεσι τά είναι ένδιδοϋσαν.
4· Dexippe, ibid., ρ. 4°, 3° · δέ τοϋτο ούτως έχει καί διατείνει δι" δλων ή της
ούσίας αρχή ή αύτή τάξιν έχουσα πρώτην καί δευτέραν καί τρίτην καθ’ ας τοϊς μέν
πρώτως τοϊς δέ άλλον τρόπον παρέχει τό είναι’ ώστε εί πάντα άνήκει εις αύτήν ώς άπ’
αύτης ήρτημένα, δύναται ή ταύτης υπογραφή έμφαίνειν καί τήν πρώτην αρχήν, άφ’ής εις
τήν έσχάτην ΰφεσιν αύτή πέπτωκεν. La description (ύπογραφή) du terme homonyme
« substance » se fonde sur l’unité de la substance intelligible qui « s’étend » au
travers de toutes choses. Sur la « description » du terme homonyme « substance »,
cf. n. 5 et 6. Développements analogues à celui de Dexippe, dans Simplicius,
In Categ., p. 76, 48; 82, 30 sq., Kalbfleisch.
5. Cf. l’étude de O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 177 et sq.
Le nom homonyme peut être défini, Simplicius, In Categ., p. 27, 33 - 28, 8,
Kalbfleisch, notamment, p. 28, 7 : έστιν γάρ τοϋ κοινοΰ σημασία.
6. Porphyre, dans Simplicius, In Categ., p. 30, 13-15, Kalbfleisch : ή δέ
ύπογραφή ώς τήν ιδιότητα τήν περί τήν ούσίαν σημαίνουσα καί τήν ύπαρξιν κοινήν
ούσαν της τε κυρίως ούσίας καί της άλλης ύποστάσεως. Cf. Ibid., ρ. 34> 21-23·
252 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
stance improprement dite, c’est-à-dire ce qui sert à désigner l’existence1
de chaque chose. Dans cette perspective, le « genre » substance, au sens
logique, devient donc une pure notion, dont l’unité interne et le sens
se fondent sur l’unité du genre suprême « substance », c’est-à-dire sur
la substance première. Porphyre insiste d’ailleurs également très forte
ment sur le fait que, pour lui, les catégories sont des termes et non des
réalités 2. La solution proposée à propos de la substance peut être appli
quée également au problème posé par le terme « étant ». Nous pouvons
établir une distinction entre l’étant « un et seul », et l’étant, genre des
étants. L’étant, genre des étants, c’est, pour Porphyre, comme pour les
Stoïciens, une pure notion, qui correspond à ce qu’il y a de commun
entre les véritablement étants et les seulement étants34 . Mais, pour
Porphyre, cette notion se fonde sur la réalité hypostatique de l’étant
« un et seul », c’est-à-dire du genre platonicien de l’étant, principe des
étants i.
Quel rapport faut-il maintenant imaginer entre l’étant, genre des
étants, et l’être, genre supérieur à l’étant? Notre texte nous dit que la
division des étants, en « véritablement » et « seulement » étants, reproduit
la division de l’être en « véritablement » et « seulement » être 5. Pour
comprendre que l’on ait pu imaginer un genre « être » au-dessus du genre
« étant », il faut revenir une fois de plus à la distinction entre genre plato
nicien et genre stoïcien, entre genre ontologique et genre logique. Nous
verrons 6 en effet en étudiant le groupe III, que Porphyre n’hésitait pas
à placer au-dessus de la seconde hypostase définie comme « Étant »,
une première hypostase définie comme « Être ». Si donc l’unité notion
nelle du terme « étant » se fonde sur l’Étant, principe premier des étants,
de même l’unité notionnelle du terme « être » peut se fonder sur l’Être,
principe de l’Étant lui-même. La distinction entre le genre « être » et le
genre « étant » a, dans notre présent développement, peu d’importance,
l’intention générale du texte étant de prouver qu’il y a un minimum
d’identité entre les étants. Nous pouvons donc renvoyer au groupe III
l’examen de la distinction entre « être » et « étant »7.
Il résulte de cette étude sur les genres que l’homonymie qui existe
entre les véritablement étants et les seulement étants ne va pas jusqu’à
une pure équivoque et une différence totale de contenu notionnel. Le
1. Cf. Proclus, Elem. Theol., prop. 113-165 (et les notes correspondantes
de E.-R. Dodds); Plat. Theol., III, 1, p. 122, 1 sq., Portus.
2. Cf. p. 96 et 258.
3. Cf. p. 98-xoi.
4. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 455.
5. Cf. p. 262.
6. Jean Lydus, De mens., IV, 53, p. 110, 18, Wünsch : ό μέντοι Πορφύριος έν τφ
ύπομνήματι τών λογίων τον ΔΙς έπέκεινα, τουτέστι τόν τών δλων δημιουργόν, τόν
παρά Ιουδαίων τιμώμενον είναι άξιοι, δν δ Χαλδαϊος δεύτερον άπό τοϋ άπαξ έπέκεινα,
τουτέστι τοϋ άγαθοΰ, θεολογεί. Contre Η. Lewy, Chaldaean Oracles, ρ. g, n. 23-24
et avec E. R. Dodds, New Light on the Chaldaean Oracles, dans Harvard Theolo-
giccd Review, t. LIV, 1961, p. 267; J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 70*, n° 50;
W. Kroll, art. Ioulianos dans Paulys Realencyclopadie, t. X, p. 15; W. Theiler,
Die chaldaischen Orakel, p. 2; R. Beutler, art. Porphyrios, dans Paulys Realen
cyclopadie, t. XXII, p. 296-297, nos 48-48 a, je pense que Lydus cite ici le com
mentaire de Porphyre sur les Oracles chaldaïques. Porphyre identifiait le Noûs
L’EXÉGÈSE PORPHYRIENNE DES TRIADES CHALDAÏQUES 265
c’est-à-dire le second Dieu avec le Démiurge, Phil. Hist., XVI, p. 14, 5, Nauck.
Sur les Variations dans son interprétation philosophique du Dieu des Hébreux,
cf. P. Hadot, Citations de Porphyre chez Augustin, dans Revue des études augus-
tiniemtes, t. VI, i960, p. 214, n. 36. Sur tout ceci, cf. également W. Theiler.
Die chaldâischen Orakel, p. 6.
1. Proclus, In Crat., p. 59, 14, Pasquali : τδν Κρόνον διά τό άμέριστον αύτοϋ
καί ένιαϊον καί πατρικόν καί άγαθουργόν έντοϊςνοεροϊς εις ταύτόν τινες όίγουσιτη μια τών
πάντων αίτια. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 8.
2. Cf. p. 263.
3. Cf. p. 258.
4. Cf. p. 263. Plus exactement Proclus, comme l’a bien montré W. Theiler,
Die chaldâischen Orakel, p. 5 et p. 12-13, donne la fonction de déesse de la vie,
aussi bien à Hécate qu’à Rhéa. Le caractère féminin et maternel de cette entité
est très important, cf. p. 275. Sur Hécate dans les Oracles, cf. H. Lewy, Chal
daean Oracles, p. 83 sq.
5. Cf. p. 305 sq. et 322 sq.
266 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
Oracles disait : « Le centre d’Hécate se meut entre les Pères 4. » Ces Pères,
Proclus, par un ensemble de nécessités exégétiques, les plaçait au plan
intellectuel12, mais nous avons de bonnes raisons de penser que Porphyre
les identifiaient au premier et au second Dieu. En effet, comme l’ont
remarqué H. Lewy 34 56789et W. Theiler 4, saint Augustin, au dixième livre de
la Cité de Dieu s’étonnait de ce que Porphyre plaçât entre le Dieu Père
et l’intellect, son Fils, un quelque chose de mal défini, un medium5.
Étant donné ce que nous savons par ailleurs de l’exégèse porphyrienne
des Oracles, il s’ensuit donc que Porphyre plaçait une entité entre Γάπαξ
επέκεινα et le δίς έπέκεινα. En commentant les Oracles, comme le fait
Porphyre dans le texte auquel Augustin fait allusion ®, on ne pouvait
introduire un intermédiaire entre le premier et le second Dieu qu’en
s’appuyant sur le vers que nous venons de citer; cet intermédiaire ne
pouvait donc être autre que le principe de la vie, Hécate 7. Les principes
suprêmes seraient donc selon Porphyre :
le Père ou άπαξ έπέκεινα
Hécate ou la Vie
le second Intellect ou δίς έπέκεινα
Mais un élément important du texte d’Augustin doit être souligné.
Augustin ne parle pas de l’intellect démiurgique, mais de l’intellect
paternel, νους πατρικός 8. Selon les Oracles, c’est cet Intellect paternel
qui forme triade avec le Père et la Puissance :
Père Puissance Intellect paternel9.
1. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 142, n. 283 (W. Kroll, De or. chald.
p. 27) : μέσσον τών πατέρων 'Εκάτης κέντρον πεφορήσθαι (Damascius, Dub. et,
Sol., t. Il, p. 164, 19). H. Lewy, ibid., p. 142 sq., montre que cet Oracle, en son
sens primitif, désignait des réalités astrales.
2. Cf. p. 263.
3. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 455.
4. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 8-9 et p. 6.
5. Augustin, De civ. dei, X, 23 : « Quae autem dicat (sc. Porphyrius) esse
principia tanquam Platonicus novimus. Dicit enim deum patrem et deum filium
quem Graece appellat paternum intellectum vel paternam mentem; de spiritu
autem sancto aut nihil aut non aperte aliquid dicit; quamvis quem alium dicat
horum medium, non intellego. Si enim tertiam, sicut Plotinus, ubi de tribus
principalibus substantiis disputat, animae naturam etiam iste vellet intellegi,
non utique diceret horum medium, id est patris et filii medium. Postponit quippe
Plotinus animae naturam paterno intellectui; iste autem cum dicit medium,
non postponit sed interponit. »
6. Le texte d’Augustin se rapporte à l’exégèse porphyrienne des Oracles.
Comme le montre le contexte, De civ, dei, X, 23, il s’agit du commentaire d’un
Oracle chaldaïque ; « Principia posse purgare » (cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 148, n. 300 et p. 455) ; d’autre part le Dieu « Fils » est appelé « Intellect Pater
nel », en grec νοϋς πατρικός, terme d’origine chaldaïque, cf. H. Lewy, ibid.,
p. 79, n. 48.
7. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 455; W. Theiler, Die chaldâischen
Orakel, p. 6; P. Hadot, Citations de Porphyre chez Augustin, p. 235-236.
8. Cf., n. 6.
9. Cf. p. 261.
L’EXÉGÈSE PORPHYRIENNE DES TRIADES CHALDAÏQUES 267
peu d’intérêt s’il n’était lié à toute une élaboration philosophique. Pour
Damascius, la triade Existence-Puissance-Intellect sert en effet à décrire
le processus d’autoposition par lequel la réalité passe de l’existence à
la substance. Le premier moment en est donc l’existence : l’étymologie
du mot ΰπ-αρξις signifie qu’elle représente le premier commencement, la
présupposition, le fondement de la substance x. Nous aurons d’ailleurs à
constater que, de ce point de vue, existence et préexistence se confon
dent *2. Cette existence est l’être pur, encore indéterminé, n’ayant pas
encore reçu les déterminations qui constitueront la substance3. Elle est
aussi la simplicité première ou l’Un qui précède la composition propre
à la substance4. Damascius identifie donc l’existence, l’être, l’Un et le
Père 56.Cette simplicité première veut se déployer ®. Ce désir, cette volonté,
c’est la Puissance, qui est en quelque sorte l’épanchement de l’Un7. Le
troisième moment, l’intellect, arrête cette effusion de l’Un, la circonscrit,
la limite et la ramène à son origine8. Nous avions déjà vu que chez
Proclus 9, la triade chaldaïque, Père, Puissance, Intellect, liée d’ailleurs
très intimement à la triade existence, vie, intellect aussi bien qu’à la
triade substance, puissance, acte 10, constituait le schème fondamental
ΰπαρξις était rapporté au Père par les Oracles, cf. également Damascius
Dub. et Sol., § 22i, t. II, p. ιοί, 25 : έπεί καί, ώς χαλδαϊκώς είπεϊν, ό μέν νοϋς κατά
τήν ενέργειαν ίσταται μάλλον, ή δέ ζωή, κατά τήν δύναμιν, ή δέ ούσία, κατά τήν τοϋ
πατρός ΰπαρξιν.
ι. Damascius, Dub. et Sol., § 121, t. I, p. 312, 15 : ή ϋπαρξις, ώς δηλοϊ τό
δνομα, τήν πρώτην άρχήν δηλοϊ της ύποστάσεως έκάστης, οΐόν τινα θεμέλιον ή οΐον
έδαφος προΰποτιθέμενον της δλης καί πάσης οΐκοδομήσεως.
2. Cf. ρ. 270.
3. Damascius, ïbid., § 120, t.I, ρ. 312, ιι :ταύτη άρα διοίσει της ούσίαςήΰπαρξις,
ή τό είναι μόνον καθ’ αύτό τοϋ άμα τοϊς άλλοις δρωμένου' στοιχειον γάρ της ούσίας
είναι τήν ΰπαρξιν καί παρειλήφθαι πρός ενόειξιν τής άπλονστάτης άρχής, έχοιμεν άν
τινα οΰτω λεγόμενα. § 6ι, t. I, ρ. 132, 23 : οΰτω μέν ούν άλλο παρά τήν ούσίαν ή ΰπ-
αρξις, ώς ίδιότης μία γυμνουμένη τών άλλων εις ενόειξιν τής πρώτης αρχής.
4. Damascius, ibid., § 121, t. I, ρ. 312, 2Ο : αΰτη δέ έστιν ή πρό πάντων άπλότης
ή πάσα προσγίγνεται σύνθεσις' αΰτη δέ έστιν αύτό δήπου τδ πάντων έπέκεινα προϋποκεί-
μενον έν, δπερ αίτιον μέν πάσης ούσίας, οΰπω δέ ούσία' πάσα γάρ ούσία σύνθετος.
5· Damascius, ibid., § 121, t, I, ρ. 312, 28 : είς ταύτόν άρα ήκει ήμϊν έν τε καί
ΰπαρξις καί πατήρ.
6. Damascius, ibid., § 121, t, I, ρ. 312, 31 · τοϋ ένός... πάντα βουληθέντος είναι
πρό πάντων. Cf. ρ. 3θΐ·
7. Damascius, ibid., § 121, t. I, ρ. 3Ι3, 5 : άλλο μέσον ή δύναμις, έκβάσα μέν
άπό της πατρικής άπλότητος... μόνη χύσις καί απειρία τοϋ ένός είναι βουλομένη.
8. Damascius, ibid., § 121, t. I, ρ. 3!3> 3 : διό καί έοικε τφ οίκείφ πατρί ό
πατρικός νοϋς καί έπέστραπται πρδς αύτόν, ώς... τή ύπάρξει ή ούσία et ρ. 313, 7>
avant le νοϋς, la δύναμις n’est pas encore εις ένωσιν περιγραφεϊσα.
9- Cf. ρ. 202.
ίο. Cette triade est attestée chez Jamblique, cf. A.-L Festugière, La Révélation
d’Hermès Trismégiste, t III, p. 190, n. 1, à propos de Jamblique, De anima, dans
Stobée, I, 49, 33 sq., p. 367, 10 sq., Wachsmuth. Comme le fait remarquer
A.-J. Festugière, cette division, en germe chez Aristote, se|retrouve dans les manuels
scolaires, cf. le De anima de Tertullien. Il semble bien que chez Jamblique déjà
(De myst., I, 4) et, en tout cas, chez Proclus (par exemple In Tim., t. II, p. 125,
10, Diehl; In Parm., p. 1106, 28, Cousin), cette division ait été conçue comme
L’UN IDENTIFIÉ AU « PÈRE » ET À L’EXISTENCE 269
de la constitution de toute réalité. Sur ce point, le texte de Damascius
ne nous apprend rien de nouveau. Mais en faisant du premier terme :
Père, l’équivalent d’ « existence », et en faisant du résultat de tout le
processus, l’équivalent de la substance, Damascius présente l’ensemble
de ce processus comme un passage de l’existence à la substance, de l’être
sans détermination à l’être déterminé. Cette détermination est d’ailleurs,
en fait, une autodétermination. C’est l’être lui-même, ou 1’ « Un », qui se
répand, qui devient infini, qui sort de soi, pour pouvoir ensuite se limiter
en revenant à soi x. Tel était déjà le mouvement de sortie vers l’extérieur,
de retour à l’intérieur qui constituait la triade existence, vie, pensée dans
le commentaire de Porphyre Sur le Parménide * 12.
Dans ce développement, Damascius semble bien utiliser des éléments
doctrinaux d’origine porphyrienne. L’identification explicite entre l’Un,
le Père et l’existence 3 est déjà à elle seule très caractéristique. Évidem
ment Damascius place cet « Un » au niveau de la triade intelligible 456et
non pas à celui de la cause suprême, mais c’est bien le schème porphyrien
qui est utilisé ici. Nous connaissons bien maintenant l’identification
porphyrienne entre l’Un et le Père s, et nous nous souvenons également
de l’identification entre l’Un et l’Être pur (c’est-à-dire l’existence) qui
s’effectue dans le commentaire de Porphyre Sur le Parménide ®. Plus
particulièrement, l’opposition entre existence et substance doit remonter
à Porphyre. Non seulement on la retrouve déjà chez Proclus 7, mais
surtout elle est explicitement définie chez Victorinus, dans des termes
tout à fait analogues à ceux que nous avons rencontrés chez Damascius.
Chez Victorinus et dans la lettre de Candidus, l’existence, c’est l’être
encore indéterminé, c’est l’être pur, pris sans qualifications, sans sujet
et sans prédicat; la substance au contraire, c’est l’être qualifié et déterminé,
l’être de quelque chose et qui est quelque chose 8. L’existence est donc
même, sans ses accidents, en sorte que n’existent d’abord, purement et seule
ment, que les seules réalités qui constituent son être pur, sans addition, en tant
qu’elles sont appelées ensuite à subsister; ils définissent la substance comme le
sujet pris avec tous les accidents qui sont inséparablement inhérents à la sub
stance. » Candidus, I, 2, 19 : « Exsistentia ipsum esse est et solum esse et non
in alio esse aut subiectum alterius, sed unum et solum ipsum esse, substantia
autem non esse solum habet, sed et quale aliquid esse. Subiacet enim in se positis
qualitatibus et idcirco dicitur subiectum. »
1. Cf. p. 224.
2. Victorinus, § 23 = Adv. Ar., I, 30, 22. J’ai traduit par « fondement initial
préexistant à la chose »; en grec, l’expression est très probablement προϋπ-
άρχουσα ύπόστασις.
3· Cf. ρ. 268, η. 3-6.
4. Damascius, Dub. et Sol., § 34, t. I, p. 66, 22 : έστιν άρα έν παντί έκάστφ το
άναλογοϋν τφ προ πάντων καί αΰτη έστιν ή έκείνου πρόοδος εις πάντα, ή κατά το έν έχα-
σταχοϋ προϋπάρχουσα παντελής ύπόστασις, μάλλον δέ ρίζα τής ύποστάσεως έκάστης.
5. Cf. ρ. 286 et 302.
6. Cf. ρ. 124 et 132; voir <Porphyre>, In Parm., XII, 32-33.
EXISTENCE ET SUBSTANCE 271
l’idée x. Cette identification entre Idée et existence sera d’ailleurs encore
attestée chez Psellus, le dernier commentateur des Oracles 1 2.
Ainsi cette opposition entre existence et substance qui se rencontre
chez Victorinus et chez Damascius est intimement liée à l’identification
entre Un, Père et Être. Comme cette dernière doctrine, elle remonte à
Porphyre lui-même. Nous retrouvons ici les éléments hétérogènes déjà
rencontrés plus haut. En premier lieu, la doctrine des genres de l’étant
pouvait conduire à distinguer entre l’étant, pris sans les autres genres,
et la substance, constituée par l’ensemble des genres. C’est l’hypothèse à
laquelle Plotin s’arrêtera un instant : l’étant ne serait-il pas une sorte de
position pure de l’être ? 3 Mais Plotin ne la retiendra pas 4. Dans une
perspective, selon laquelle mouvement et repos, vie et pensée, viennent
définir l’être et jouent le rôle de qualités substantielles 56, on admettra
au contraire facilement qu’il y ait une opposition radicale entre le pre
mier moment, l’être pur indéterminé ou existence, et le résultat du pro
cessus, la substance ou être qualifié et déterminé. En second lieu, l’exégèse
du Parménide conduit à une distinction analogue. Si avec Porphyre l’on
conçoit l’Un purement Un comme Être pur (antérieur à l’Étant) et l’Un-
Étant comme substance, le passage de l’Un à l’Un-Étant apparaît comme
une substantification et une détermination de l’être pur. Être pur et
existence étant identifiés, il s’ensuivra alors que, dans la triade existence-
vie-pensée qui, selon Porphyre, définit l’intelligence, le premier moment,
l’existence, tendra à s’identifier à l’état transcendant de l’intelligence,
et cet état transcendant de l’intelligence tendra à son tour à s’identifier
à l’Un lui-même e. En troisième lieu, si la triade chaldaïque Père-Puis-
sance-Intellect est assimilée à la triade être-vie-pensée ou intellect, la
notion de Père et la notion d’être pur se confondront.
Nous pouvons donc tirer les conclusions suivantes. Proclus et Damas
cius nous révèlent un état postérieur de l’exégèse des Oracles : le Père,
avec sa Puissance et son Intellect, constitue pour eux la « triade intelli
gible » de l’être, de la vie et de l’intellect7. Dans cette triade, le premier
moment est l’existence ou l’être pur, mais aussi l’Un, comme le dit
explicitement Damascius 8. Damascius lui-même entend par là qu’à la
suite de l’Un transcendant et incoordonné, il y a un Un qui fait partie
de la triade intelligible, qui est coordonné avec elle et qui est le premier
1. Cf. p. 97, n. 2.
2. Cf. p. 264-270.
3. Cf. p. 258.
4. Cf. p. 258.
5. Cf. p. 249.
6. Cf. p. 249.
7. Cf. Victorinus, § 50.
LA STRUCTURE DU GROUPE II 273
Immédiatement après avoir défini ces modes possibles d’identité et
d’altérité et sans transition réelle, notre exposé passe à un développement
concernant les deux Uns x. On passe donc de la problématique issue du
Sophiste à la problématique issue du Parménide. Nous avons déjà expliqué
la signification de ce mouvement de la pensée 1 23. L’unité multiple qui
existe entre les genres est assimilée par Plotin et par Porphyre à l’unité
multiple propre à l’Un-Étant, c’est-à-dire à la seconde hypostase qui
correspond à la seconde hypothèse du Parménide. On comprend donc
que voulant définir, en termes d’identité et d’altérité, cette unité multiple,
notre exposé remonte à la source de cette unité, c’est-à-dire à l’identité
pure ou à l’unité pure qui correspond à la première hypothèse du
Parménide.
Ici encore, la suite des idées est apparemment déroutante. Après un
long développement de théologie négative, appliquée au premier Un,
conformément à l’interprétation traditionnelle du Parménide5, notre
exposé passe brusquement à un développement de théologie affirma
tive 4. A propos de cet Un, dont toute détermination vient d’être niée,
il n’hésite pas à déclarer : « C’est lui Dieu, c’est lui, le Père, préintelli
gence préexistante et préexistence se conservant elle-même et sa propre
béatitude, en un immobile mouvement. 5 » Ce Père unit intérieurement
en lui-même ces trois puissances : l’existence universelle, la vie univer
selle, la pensée universelle 6 — nommée ici « béatitude7 », dans la mesure
même où le Père est lui-même puissance de l’être. Comment ne pas
reconnaître ici l’exégèse porphyrienne des Oracles? L’Un, c’est le Père,
qui, en tant qu’être, contient en lui la vie et la pensée, substituées par
Porphyre à la Puissance et à l’intellect des Oracles 8. Il y a là deux traits
caractéristiques et inséparables : l’Un est le Père et il est l’être qui contient
en lui « co-unifiés en sa simplicité 9 » la vie et la pensée.
La description du second Un, qui vient ensuite 10, trahit la même ren
contre entre problématiques différentes. Nous retrouvons tout d’abord
la trace de l’exégèse du Parménide. Comme dans le commentaire de
Porphyre sur ce dialogue, le second Un est appelé « Un sous le mode
substantiel » tandis que le premier Un est défini comme « Un sous le
1. Victorinus, § 36 et sq.
2. Cf. p. 255-257.
3. Victorinus, § 36.
4- §§ 37-41·
5- § 37 = Adv. Ar., I, 50, 1-4.
6. § 41 = Adv. Ar., I, 50, 4-15.
7. Cf. p. 287.
8. Cf. p. 258-260 et 264-271.
9. Victorinus, § 41 = Adv. Ar., I, 50, 10 : « Simplicitate unus qui sit tres
potentias couniens » à comparer avec Porphyre, In Parm., IX, 4 : έν τή άπλό-
τητι αύτοϋ συνηνώσθαι.
ίο. Victorinus, §§ 42-56.
274 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
mode non-substantiel1 ». Comme dans ce commentaire, cette substan-
tialisation de l’Un se réalise par une mise en mouvement, par une actua
lisation qui passe par trois moments, repos, procession, conversion ou
encore existence, vie, pensée 2, et dont le moteur est le désir que l’intel
ligence, encore confondue avec l’Être, a de se voir 3. Ici, comme dans le
commentaire, la vie est le moment de l’infini4 et la pensée, le moment
de la conversion vers soi 5. Les différentes phases de ce mouvement
expliquent la structure de l’exposé. En premier lieu est décrite la phase
de la vie, c’est-à-dire l’autoposition du mouvement, son extériorisation,
son expansion vers l’infini 6. Puis, c’est la phase de la pensée, c’est-à-dire
celle de la conversion, du retour vers le Père, qui fait l’objet de l’exposé 7.
Mais ici encore la problématique des Oracles doit intervenir, si l’on
veut comprendre certains détails. En premier lieu, ce sont probablement
les Oracles qui expliquent la dénomination d’Un-Un appliquée au second
Un. Cette expression correspond sans doute au δίς έπέκεινα : le trans
cendant sous un mode dyadique, qui, selon les Oracles et selon Porphyre,
désignait le second Dieu8. Cette conjecture est d’autant plus probable
que nous savons par Proclus 9 que les néoplatoniciens identifiaient le
Ad-Ad des Assyriens à l’intellect démiurgique (c’est-à-dire au δίς
επέκεινα), parce que, pensaient-ils, Ad signifie Un et Ad-Ad, Un-Un.
Or cet Adad est déjà mentionné dans le traité de Porphyre Sur le Soleil10.
1. PLOTIN, Enn., II, 4 [12] 13, 7 : τί οδν κωλύει... αύτφ... τούτω τφ μηδεμιάς
(ποιότητος) μετέχειν ποιάν είναι ιδιότητα πάντως τινά έχουσαν... οΐον στερησίν τινα
εκείνων; καί γάρ ύ έστερημένος ποιός' οϊον ό τυφλός.
2. Calcidius, In Tim., 338. Ρ· 331. 7-r9> Waszink, cf. ρ. 205, n. 1.
3· Cf. ρ. 205. Sur les rapports entre négation, privation et transcendance,
cf. également, Victorinus, § 78 = Adv. Ar., IV, 23, 25 et <Porphyre>, In Parm.,
V, 26-27.
4. Victorinus, § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 30-36 : status-motio, continuatio-
distantia, definitior-maius, purius-penetrabilius, totum-pars.
5. Sur cette via oppositionis, ci. A. Orbe, Éstudios Valentinianos, I, 1, p. 14-15.
Elle est une variante de la méthode de négation; elle se trouve déjà utilisée dans
la première hypothèse du Parménide, 137 c et sq. : ni en autre que soi, ni en soi;
ni immobile ni mû; ni identique à soi ni différent de soi; ni semblable ni dissem
blable, ni égal ni inégal, ni plus vieux ni plus jeune que soi.
6. Cette via eminentiae est très ancienne : on la trouve déjà chez Philon, par
exemple, De praem., 40 : άγαθοϋ κρεϊττον, μονάδας πρεσβύτερον, ένός είλικρινέστερον.
7· Victorinus, § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 30-32.
8. Cf. p. 279, n. 8.
9. Cf. p. 285.
LA THÉOLOGIE NÉGATIVE 283
véritablement étants 1 » ou encore : « Il est, par une ineffable puissance,
sous un mode absolument pur, tous les véritablement étants 2. » Les véri
tablement étants sont l’ensemble du monde intelligible, résumé et ras
semblé en son sommet, les genres suprêmes, l’être, la vie, et la pensée.
Si Dieu n’est pas ces genres suprêmes, selon leur mode à eux, — c’est
le sens de la voie de négation —, il est pourtant ces genres, selon un
mode transcendant. Plotin avait parlé à ce sujet d’un mode propre à
l’Un3. Les Oracles, de leur côté, avaient dit, que Dieu était « toutes
choses, mais sous un mode intelligible45». Le mode « absolument uni
versel » ,« absolument pur » dont il est question ici rappelle ce « mode
intelligible » des Oracles. Remarquons enfin que pareil renversement du
négatif au positif se retrouve dans le commentaire de Porphyre Sur le
Parménide, dans lequel, après un développement de théologie négative
très rigoureuse, Porphyre n’hésite pas à dire de l’Un : « Il est le seul
véritablement étants. » Il est vrai qu’il ajoute aussitôt que Dieu est
« étant » par rapport à notre néant et que si Dieu nous apparaît comme
un néant, c’est parce que nous-mêmes sommes néant. Mais il en résulte
que la théologie négative n’est que l’expression de la faiblesse de notre
intelligence, et qu’elle ne doit pas nous dissimuler la plénitude de l’être
divin 6.
§ 4°
« Cet être, c’est l’existence ou l’hypostase, ou encore, si, par quelque scrupule,
à cause de ces termes trop connus, l’on remonte plus haut et que l’on emploie
les expressions suivantes : l’existentialité, la substantialité, l’essentialité, qui
correspondent à ύπαρκτότης, ούσιότης, ύντότης. Cet être donc que je désigne
par tous ces termes, demeurant en lui-même, mû par son propre mouve
ment... cet être donc est la perfection divine et parfaite en tous modes, plénière,
achevée, supérieure à toutes les perfections. C’est Dieu, supérieur au Noûs,
supérieur à la vérité, puissance toute-puissante et qui, à cause de cela, n’est
pas une forme. »
L’Un est donc le Père, c’est-à-dire l’être en soi, l’être pur, la préexis
tence, principe de toute existence, ou encore la substantialité4. Cet
1. § 29 = IV, 8, 26-29.
2. Cf. p. 282.
3. Cf. p. 228-234.
4. Cf. p. 268-271.
5. L’existence est la préexistence et l’idée de la chose, cf. p. 270.
6. Cette méthode annonce évidemment la coincidentia de Nicolas de Cuse.
Comme l’a montré M. de Gandillac, La philosophie de Nicolas de Cuse, Paris,
1941, p. 120-125, Nicolas de Cuse avait été amené à cette doctrine par ses réflexions
sur le commentaire de Proclus Sur le Parménide. Il est intéressant de constater
que la méthode s’esquissait déjà chez Porphyre. La méthode cusaine est
évidemment beaucoup plus complexe que les rudiments esquissés chez Porphyre
ou chez Proclus, cf. M. de Gandillac, ibid., p. 220, n. 15, qui distingue les
trois sens possibles de la notion de maximum absolu chez Nicolas de Cuse :
maximum en tant que limite hypothétique, maximum en tant que pouvoir
infini de synthèse (cf. ibid., p. 298), enfin maximum en tant qu’Absolu
proprement dit. La dialectique cusaine, à la différence de la théologie néopla
tonicienne, suppose une activité constitutive de l’esprit (cf. ibid., p. 229 et sq.).
7. Cf. p. 140.
8. <Porphyre>, In Parm., N, 26-30,
9. Ibid., XII, 29-35.
10. Ibid., XIII, 16-23.
11. On peut rattacher à cette méthode le renversement du maximum au mini
mum que l’on trouve aussi dans Porphyre, In Parm., II, 1-3.
286 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
1. Primus motus, cf. Victorinus, § 29 = Adv. Ar., IV, 8, 27; stabilis et consis
tens = cessans motus, § 29 = IV, 8, 27-29 ; foras egreditur = foras emineat § 28 =
III, 2, 29 et 35.
2. Uncditas, cf. Victorinus § 36 = I, 49, 9; § 41 = I, 50, 20; § 42 = I, 50, 32.
3. En premier lieu, le terme theologi peut désigner les Oracles, cf. H. Lewy
Chaldaean Oracles, p. 444, d). En second lieu, les termes de monas et de dyas
peuvent se rapporter au premier et au second Dieu des Oracles, cf. plus haut,
p. 261. On remarquera que Numénius, toujours très proche des Oracles,
attribue au premier Dieu un mouvement inné qui est repos, à la différence du
mouvement du second Dieu, fr. 24, Leemans, dans Eusèbe, Praep. ev., XI,
x8, 20, t. II, p. 43, 18-21 : άντι γάρ της προσούσης τφ δευτέρφ κινήσεως τηνπροσοϋσαν
τφ πρώτφ στάσιν φημί είναι κίνησιν σύμφυτον. Je pense qu’il faut distinguer soigneu
sement le groupe de notions dans lequel le mouvement immobile est attribué au
premier Dieu et le mouvement manifesté, au second Dieu (Numénius, Victorinus,
Favonius Eulogius), et la formule paradoxale : mouvement immobile, que l’on trouve
dans Sap. Salorn., 7, 22; dans Asclepius, 31, p. 339, 19-21, Nock-Festugière;
Augustin, Degen. adlitt., IV, 12, p. 109, 6, Zycha; Grégoire de Nysse, De vita
Moysi, P.G., t. XLIV, 405C ; Claudianus Mamertus, De statu animae, p. 65, 15,
Engelbrecht. Cette dernière formule peut se rattacher à la méthode théologique de
« coïncidence des opposés » mais elle ne suppose pas tout l’ensemble doctrinal,
très caractéristique, dont nous retrouvons la trace chez Victorinus et chez Favonius
Eulogius. Sur la notion de stabilis motus chez Claudianus Mamertus, on pourra lire
E. L. Fortin, Christianisme et culture philosophique au Ve siècle, Paris, 1959, p. 106-
110, qui cite à ce sujet l’Asclepius, Victorinus, saint Augustin, Numénius et Plotin
Je pense que la notion de stabilis motus chez Claudianus Mamertus ne suppose
pas nécessairement la doctrine attestée chez Victorinus et chez Favonius Eulogius.
D’autre part, je pense que la théorie de la monade « premier mouvement », déve
loppée à propos de l’exégèse des Oracles, avait été introduite dans les traités
d’arithmologie. Favonius Eulogius, qui utilise un tel traité dans son commentaire
sur le Songe de Scipion, en est un premier témoin. Martianus Capella semble bien
en être un second : il écrit en effet, De nupt., VII, 732, à propos de la dyade :
« Motusque primi probamentum », ce qui veut dire probablement : manifestation
du premier mouvement.
4. Victorinus, § 37 = Adv. Ar., I, 50, 2 : « Beatitudinem suam et inmobili
motione semet ipsum custodiens. »
5. D’une part Dieu est appelé praeintellegentia (Victorinus, § 37 = I, 50, 1),
d’autre part beatitudo remplace intellegentia, dans la triade exsistentia, vita, intelle
gentia (§41 = 1,50,11).
288 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
béatitude, intelligence, est appliqué à l’Un, c’est, ici encore x, en vertu
d’une transposition néoplatonicienne de l’ontologie stoïcienne. C’est
d’ailleurs pourquoi ce groupe de notions est intimement lié à la définition
de l’être premier comme mouvement immobile, impassible1 2 et tourné
vers soi3 . Eléments stoïciens et, d’ailleurs aussi, aristotéliciens4, sont
ici fusionnés dans une perspective méta-physique, au sens propre du
mot.
On pourrait penser sans doute que nous ne trouvons ici, appliquée
à l’Un, que la notion platonicienne de l’identité de l’intelligible avec lui-
même5. Il est vrai aussi que « permanence » et « béatitude » étaient
rapportées à la monade, dans les traités d’arithmologie pythagoricienne 6.
Elles servaient à définir le statut ontologique de l’intelligible. Mais,
dans la phrase que nous étudions, l’identité est conçue sous une forme
active : le Père « se conserve lui-même » et il reste dans la pensée de lui-
même qui est sa béatitude.
Or ce groupe de notions suppose l’ontologie stoïcienne :
« La tendance première de l’être vivant, selon les Stoïciens, va à la conser
vation de soi, parce que, dès l’origine, la nature l’a accordé avec lui-même,
comme le dit Chrysippe, dans le premier livre de son traité Des fins : ce qu’il
y a de plus propre à chaque vivant, c’est sa constitution et la conscience de
cette constitution.7 »
On voit comment sont ici liés intimement accord avec soi et conser
vation de soi : l’accord avec soi-même consiste précisément dans la
conscience de la constitution propre, et le vivant tend à conserver cet
accord, grâce précisément à cet accord, c’est-à-dire à l’acte par lequel
1. Enn., VI, 7 [38] 27, 18. Sur la formule, έξίστασθαι της έαυτοϋ φύσεως cf.
Η. Dôrrie, Porphyrios’ Symmikta Zetemata, p. 58, qui cite notamment Aristote,
De anima, I, 3, 406 b 13 et Hist. animal., I, 1, 488 6 17; Alexandre d’Aphrodise,
De mixt., p. 223, 6, Bruns et Quaest., p. 47, 27, Bruns. On peut ajouter
également Théon de Smyrne, Exp. rer. math., p. 100, 3, Hiller, à propos de la
monade pythagoricienne : μηδεπώποτε της αύτης έξισταμένη φύσεως Cf. aussi
Numénius, fr. 17, Leemans, dans Eusèbe, Praep. ev., XI, 10, 12, t. II, p. 28,
2-3, Mras : ούδαμώς ούδαμή έξιστάμενον έξ έαυτοϋ. Sur cette même formule dans
le néoplatonisme, cf. H. Dôrrie, ibid., p. 59, citant Plotin, Enn., VI, 5 [23] 3,
2; VI, 7 [38] 25, 20; II, 5 [25] 3, 6; Porphyre, Sentent., 36, p. 31, 10, Mommert.
Sur l’amour de l’Un pour lui-même, cf. Enn., NI, 8 [39] 16, 13 et 25.
2. Il est probable d’ailleurs que Plotin, au moins dans la première période de
son enseignement, admettait une conversion de l’Un vers lui-même. Cf. p. 320,
n. 4.
3. Cf. p. 288, n. 2.
4. Cf. p. 287, n. 4.
5. Cf. p. 286, et 289.
6. Sur cette triade, cf. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 11-20 et p. 32.
7. Augustin, De musica, VI, 17, 56 : « Numerus autem et ab uno incipit et
aequalitate ac similitudine pulcher est et ordine copulatur. Quamobrem quisquis
fatetur nullam esse naturam quae non ut sit quidquid est appetat unitatem,
suique similis in quantum potest esse conetur, atque ordinem proprium vel
locis vel temporibus vel incorporeo quodam libramento (leçon d’Erasme et de
l’édition de Louvain (1577) contre les Mauristes : in corpore quodam libramento;
292 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
1. Damascius, Dub. et Sol., § 137, t.II, p. 16, 18, Ruelle : λέγεται γάρ είναι νοητόν
ό πατήρ, έχων τό νοούν έν έαυτώ (cf. Η. Lewy, Chaldaean Oracles, ρ. 167, n. 379)
et § 70,1.1, p. 154, 8, Ruelle.
2. Jean Lydus, Demens., p. 21,15, Wünsch, rapporte ce texte à un μυστικός λόγος.
Or les néoplatoniciens ont coutume d’appeler les Oracles chaldaïques ιερός λόγος
ou encore ή μυστική, ή μυστικωτάτη παράδοσις, cf. Η. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 445, i) et 1). Que le contenu de ce texte soit d’origine chaldaïque, l’expression
ό άπαξ έπέκεινα suffit à le montrer. Mais l’expression « discours mystique »
semble laisser entendre qu’il ne s’agit pas d’un commentaire, mais du texte même
des Oracles ou plutôt d’une paraphrase de ceux-ci, puisque le texte cité par
Lydus est en prose.
3. Jean Lydus, De mens., p. 21, 15 : νοϋς γάρ έστι, φησίν ό μυστικός λόγος,
ούσιώδης ό άπαξ επέκεινα, μενών έν τη έαυτοΰ ούσία καί πρός εαυτόν συνεστραμμένος,
έστώς τε καί μένων. W. Theiler, qui cite ce texte, Die chaldâischen Orakel,
p. 15, le compare avec Victorinus, Ad Cand., 15, 12 (= § 21) : « Semper in
semet manens. » Il faut également le rapprocher de § 38 = Ad Cand., 21, 4 :
« In semet ipsum conversum », de § 40 = Adv. Ar., III, 7, 13 : « Manens in
se », de § 28 = III, 2, 15 : « Motu interiore et in se converso. »
4. Cf. p. 289, n. 2.
5. Cf. p. 316.
6. Cf. p. 134 sq.
7. Victorinus, § 41 = Adv. Ar., I, 50, 10-15.
8. § 41 = I, 50, 4 : « Tripotens » et I, 50, 10 : « Tres potentias couniens. » Le
mot grec apparaît en § 76 = IV, 21, 26.
294 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
saveur gnostique \ mais on trouve une « monade à la triple puissance »
(τριοΰχον) dans la littérature issue des Oracles chaldaïques1 2. « Puissance »
ici ne s’oppose pas à « acte », ne désigne pas non plus une « énergie » qui
émane de la substance ; il correspond plutôt à 1’ΐδιότης, à la qualité propre 34.
Dieu a éminemment les qualités propres de l’être, de la vie et de la
béatitude, en ayant proprement la qualité de l’être, en étant purement
être. Cette qualité propre correspond à une prédominance : Dieu est
vie et béatitude, en ayant la puissance de l’être, c’est-à-dire selon le mode
propre à l’être i.
Reste à expliquer la présence, dans notre exposé, de deux concepts
qui semblent d’origine chrétienne : le Père est Esprit5 et sa puissance
d’être est « idée et logos de soi-même 6 ». Esprit et Logos étaient en effet
des termes typiques de la théologie chrétienne. Ils figurent notamment
parmi les cinq termes énumérés au début du traité Adv. Ar. IB : « L’Esprit,
le Logos, le Noûs, la Sagesse, la Substance, sont-ils identiques ou diffé
rents 7 ?» Si nous retrouvons, dans notre présent exposé, Esprit et Logos,
ne proviennent-ils pas de cette question initiale? Victorinus, utilisant
un texte néoplatonicien dans lequel il trouvait l’affirmation d’une unité
originelle entre l’être, la vie et la pensée, y aurait ajouté des formules
dans lesquelles il aurait introduit les termes de Logos et d’Esprit afin
d’harmoniser le texte néoplatonicien avec le dessein général de son traité.
A vrai dire, pour la phrase qui emploie le mot logos, c’est très peu
probable. En effet, lorsque Victorinus parle du Logos8 en chrétien, il
1. Cf. p. 273.
2. Victorinus, §§ 42-56.
3. Cf. p. 278.
4. Victorinus, §§ 42-50.
5· §§ 51-56.
6- §§42-50.
7. § 42 = Adv. Ar., I, 50, 22 : proexsiluit.
8. § 42 = Adv. Ar., I, 50, 22-24. Ces lignes semblent être une explication de
l’énigmatique expression unum unum (sur l’origine probable de celle-ci, cf.
p. 274)· Cet unum unum est deux fois unum parce qu’il est unum in substantia
et unum in motu, ce qui veut dire qu’il est l’Un « substantialisé » dans lequel
substance et mouvement se distinguent. Dans le premier Un, substance et mouve
ment sont confondus, dans l’unité transcendante de l’être pur. Dans le second
Un, le mouvement, c’est-à-dire la détermination, la qualité substantielle (cf.
P· 233), se distingue de l’être pur et il y a désormais composition entre la sub
stance et le mouvement. Dans l’être paternel, le mouvement était immobile, cf.
p. 285.
9. Cf. p. 244.
10. Victorinus, § 42 = Adv. Ar., I, 50, 24-32.
11. § 43 = I, 51, 1 : « Vita est, quae sit motio infinita. »
298 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
sation vivifiante, le second Un manifeste l’être du Père x. Sous cet aspect,
on peut dire qu’il est dans un état féminin * 2, puisque ce mouvement
suppose le désir, la passion, de communiquer la vie. Une rapide digres
sion 3 permet d’ailleurs immédiatement de préciser que cet état féminin
n’est que passager : si, dans la mesure où elle est désir infini de se répandre,
la vie est féminine, elle deviendra mâle, lorsque, dans un mouvement
ultérieur de conversion, elle reviendra vers le Père 4. Après cette courte
parenthèse5, on revient au problème de la vie. Il s’agit de montrer
i· §43 = h Sb 16-19·
2. §43 = I, 5b 19-22.
3· §43 =1,51,22-27.
4. Ce retour sera décrit en §§ 51-56.
5. La parenthèse est courte dans le développement néoplatonicien propre
ment dit, mais Victorinus lui-même y accroche une digression de théologie
chrétienne (Adv. Ar., I, 51, 27-42), ce qui l’obligera ensuite à faire un bref résumé
des §§ 36-43 au début de § 44. Nous pouvons exceptionnellement nous arrêter
à ce morceau de théologie chrétienne, car il se rattache finalement à tout un cou
rant de spéculations traditionnelles concernant l’aspect féminin de l’amour divin.
Victorinus, découvrant, dans sa source néoplatonicienne, que le second Un
est féminin en tant que vie et masculin en tant que pensée, voit dans ces affir
mations une parenté avec la doctrine chrétienne. Ce second Un, c’est, pour
Victorinus, le Logos. Or la vie étemelle du Logos se révèle pour nous dans le
mystère du salut, dans l’économie temporelle. Si donc le Logos s’est incarné, s’il
a mené une vie terrestre et s’il est ensuite retourné à la vie céleste, auprès du
Père, c’est que quelque chose dans l’éternité correspond à ce mouvement de
descente et de remontée. Ce quelque chose, c’est précisément l’aspect féminin,
correspondant à la vie, et l’aspect masculin, correspondant à la pensée. En effet,
en s’incarnant, en se faisant chair dans le sein de la Vierge, le Logos se trouve
dans un mode d’existence féminin, tandis qu’en ressuscitant, en retournant
auprès du Père, le Logos se trouve dans un mode d’existence masculin (cf. In
Gai., 4, 4, 1177 A) : ces deux phases, féminine et masculine, de la manifestation
temporelle du Logos correspondent donc aux deux aspects étemels, féminin et
masculin, du Logos. Il est possible que ce rapprochement entre la constitution
androgynique du Logos et les moments du mystère du salut soit une spéculation
élaborée par Victorinus lui-même. En effet, je ne connais pas d’autres témoi
gnages, dans l’histoire de la théologie chrétienne, concernant l’androgynie, non
pas de Dieu, mais du Logos, et concernant les deux phases, féminine et masculine,
du mystère du salut. Mais pour élaborer cette doctrine, Victorinus pouvait uti
liser des éléments traditionnels, notamment la notion d’un rôle maternel joué
par l’Amour divin ou par la Sagesse, dans la génération du Fils de Dieu. Cette
tradition a été très bien étudiée par A. Orbe, Estudios valentinianos, I, 1, Hacia
la primera teologia de la procesion dei Verbo, Rome, 1958, p. 287-362, qui cite
notamment, p. 324, Clément d’Alexandrie, Quis dives salvetur, 37, 1, t. III,
p. 183, 31, Stâhlin, texte, dans lequel l’Amour divin, principe de compassion,
apparaît comme Mère, en sorte qu’il y a une féminisation du Père. Chez Victo
rinus lui-même, § 55, l’Esprit-Saint, c’est-à-dire la Sagesse, est aussi Mère du
Logos (cf. p. 275-276). Mais il faut bien remarquer qu’il s’agit, chez Victorinus,
d’un rapprochement entre un groupe de notions issues d’une exégèse néopla
tonicienne des Oracles chaldaïques (dans la triade être-vie-pensée, la vie repré
sente le moment féminin, la pensée le moment masculin) et un groupe de notions
issues de la tradition chrétienne (l’Esprit-Saint ou la Sagesse représente un
principe féminin intérieur au Père). Le groupe de notions d’origine néoplato
nicienne est très différent du groupe de notions d’origine chrétienne; ils ne
peuvent être confondus. Victorinus, en les rapprochant, est amené à modifier
profondément le schème traditionnel chrétien : le moment maternel est un
L’AUTOGÉNÉRATION DE LA VIE 299
comment la vie, qui était originellement confondue avec l’être, a pu se
distinguer de lui, s’extérioriser et s’engendrer*1. La vie, dans l’être,
était en effet volonté confondue avec l’être 2 ; cette volonté s’est prise
pour objet, elle a voulu se mouvoir elle-même 3. Ce mouvement et cette
extériorisation de la vie ont donc introduit une distinction et une altérité :
ce qui était identique dans la puissance est devenu autre dans l’acte et
le mouvement : c’est donc l’altérité dans l’identité qui définit le rapport
entre l’être et la vie, lorsque celle-ci s’engendre et s’extériorise 4.
Cette suite d’idées manifeste une structure conceptuelle très caractéris
tique. La génération du second Un y est définie comme une extériori
sation 5. Cette notion d’extériorisation appelle évidemment celle de
préexistence. Si le second Un s’extériorise, c’est qu’il préexistait dans le
premier Un, si la vie se manifeste, c’est qu’elle était déjà dans le Père,
confondue avec l’être. Le premier Un contient donc en lui le second Un
sous un mode potentiel et séminal. Il s’ensuit que l’on peut définir la
génération comme une autogénération, pour deux raisons étroitement
liées : en premier lieu, le premier Un reste immobile et n’exerce aucune
activité pour engendrer le second Un, en sorte que celui-ci doit se mouvoir
lui-même pour s’engendrer; en second lieu, si le second Un préexiste
dans le premier, le mouvement qui aboutit à sa génération et à son
extériorisation lui est propre : il passe d’un état de puissance à un état
d’actuation et il est lui-même à la fois le point de départ et le point d’arrivée
de ce mouvement6. De cette notion d’autogénération, on peut passer à
celle de vie, et ce n’est pas un hasard si ce qui se manifeste d’abord à
partir de l’Un ou de l’être est précisément la vie. En effet la vie est un
mouvement automoteur 7 ; or, dans la génération, le mouvement se meut
Mais c’est surtout dans le groupe I que nous trouvons exprimée expli
citement cette doctrine; les deux phrases suivantes reproduisent proba
blement une même source :
« Étant lui-même l’Un et Seul, « Il n’a pas été et voulu être celui-
bien qu’il ait voulu être les Plusieurs, là seulement qui est l’Un et Seul,
il n’a pourtant pas voulu que ce soit mais il a été et voulu être aussi le
cet Un qu’il est lui-même, mais que Tout, c’est-à-dire ces Plusieurs et ce
ce soit l’Un-Être qui soit les Plu Tout que l’être est en puissance. 1
2»
sieurs x. »
1. Victorinus, § 45 = Adv. Ar., I, 52, 17-22 : d’une part, l’être de Dieu est
« puissance qui a le pouvoir de donner l’être à toutes choses », par l’intermédiaire
de l’être de la vie et sans rien donner de son être propre, d’autre part, l’être de
la vie est identique à l’être de Dieu, en son état originel.
2. Cf. p. 286.
3. Cf. p. 228 et p. 284.
4. Cf. p. 270.
5. Victorinus, § 45 = Adv. Ar., I, 52, 23.
6. § 45 = I, 52, 23 et § 48 = I, 42, 5.
7. § 45 = I, 52, 23-25. Ma traduction dans Sources chrétiennes, p. 352, est
erronée; in id quod est signifie littéralement vers ce qui est ou vers ce qu’elle est,
c’est-à-dire, vers la détermination essentielle.
8. On reconnaît là le passage de l’être pur à l’être déterminé, de l’existence
à la substance, qui a été décrit plus haut, p. 268 sq.
9. C’est la notion stoïcienne de « tendance naturelle » transposée dans le
domaine métaphysique. Pour les stoïciens, le désir conforme à la nature n’est
pas une passion (Diogène Laerce, VII, 110 et VII, 85). Cf. plus haut, la trans
position métaphysique de la notion d’oizsioiatç, p. 288 sq.
VOLONTÉ ET PUISSANCE 303
l’acte, de l’existence à la substance, est en même temps passage de l’incoor
dination à la relativité *. Dans le premier Un, la volonté n’est autre que la
puissance même, comme exigence d’être, en un état absolu, sans objet
déterminé : elle est réduite à son être de volonté. Mais cette exigence même
veut se réaliser : la volonté se veut, se prend pour objet, et c’est ainsi, en
devenant relative à elle-même, qu’elle s’engendre elle-même : « Si la
volonté ne s’engendrait pas elle-même, elle ne serait pas volonté 12. »
Cette volonté relative à elle-même c’est la vie, parce que précisément la
vie est désir, désir qui porte indissolublement sur elle-même et sur le
Tout qu’elle manifeste en acte. Ainsi les notions de puissance, de volonté,
de vie et d’être sont intimement liées 3.
En tout cela l’opposition entre puissance et acte est fondamentale.
Puissance et acte sont deux modes d’existence d’une seule et même réalité,
et ces deux modes sont simultanés. Le second Un ou l’Un-Tout est à la fois
en puissance et en acte. En puissance, il préexiste à lui-même dans le
premier Un. En acte, il est lui-même, dans sa détermination propre.
Chacun de ces états n’abolit pas l’autre 4, mais la puissance fonde l’acte
et l’acte manifeste la puissance :
« La puissance possède déjà — et au plus haut degré — l’être qui sera le
sien lorsqu’elle sera en acte; à la vérité, elle ne le possède pas, elle l’est; car
la puissance, par laquelle l’acte s’actue, est toutes choses, impassiblement5
et véritablement sous tous les modes; elle n’a pas besoin elle-même d’être pour
1. Plotin insiste toujours sur le fait que l’Un donne ce qu’il n’a pas (Enn., V,
3 1491 *5, 1-7; VI, 7 [38] 17, 3-4).
2. Plotin n’emploie d’ailleurs jamais le terme αύτόγονος. Cette autogénération
consiste surtout dans la conversion de l’intelligence, encore indéfinie, vers l’Un
(VI, 7 [38] i7> 12 sq.).
3. Enn., V, 3 [49] 12, 33-34·
4. Enn., VI, 8 [39] 13, 7 et 21, 12-19.
5. Enn., VI, 6 [34] 9, 29-3ι
ό. Cf. p. 262 sq.
7. Proclus, Plat. Theol., III, 21, p. 163, 36, Portus (cité par V. Cousin, Procli
opera inedita, p. 1246) : μετά τοϋτο (sc. τδ πρώτιστον έν)... ένάς έστι, μετεχομένη
μέν ύπδ τοϋ δντος... αύτή δέ ύπερούσιος ϋπαρξις καί της πρώτιστης νοητής τριάδος
(cf. ρ. 258, η. 8 : ένάς έστι μεθεκτη). Δύο δή τούτων δντων έν τή πρώτη τριάδι, τοϋ
ένός καί τοϋ δντος, καί τοϋ μέν γεννώντας, τοϋ δέ γεννωμένου... δει δή καί τήν μέσην
άμφοιν ύπάρχειν δύναμιν δι’ής καί μεθ’ ής τδ έν υποστατικόν έστι καί τελειωτικόν τοϋ
δντος... Τριάς ούν έστιν αΰτη τών νοητών άκρότης, τδ έν, ή δύναμις, τδ δν.
8. Cf. ρ. 257-
306 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
et à part dans le tout : l’Un-Étant. Alors que Porphyre tendait à confondre
cet 'Un de l’Un-Étant’ avec le premier Un, Proclus les distingue soi
gneusement 1 et il peut ainsi appliquer à cet Un de l’Un-Étant les attributs
du « Père » des Oracles que Porphyre n’hésitait pas à rapporter au premier
Un 2. Cet Un, premier moment de la triade Un-Puissance-Étant, contient
donc en lui la Puissance et l’Étant. La Puissance, en se manifestant elle-
même 3, s’engendre elle-même en une seconde triade et l’Étant, pleine
ment manifesté, achève, en se posant lui-même, la constitution de l’Un-
Étant :
Un (Puissance) (Étant)
(Un) Puissance (Étant)
(Un) (Puissance) Etant
L’automanifestation de la Puissance à partir de l’Un est donc le prin
cipe de la génération de tout le monde intelligible. Nous retrouvons ainsi,
appliqué au rapport entre l’Un de l’Un-Étant et la Puissance, tout le
groupe de notions que nos textes appliquaient au rapport entre le premier
Un et le second Un. L’Un ou Père représente le moment de la concentra
tion, de l’union, dans lequel préexistent, sous un mode caché, non
déployé, séminal, toutes les déterminations ultérieures4. La Puissance,
originellement confondue avec le Père, représente, lorsqu’elle se manifeste
elle-même, le moment de la manifestation 5, de la distinction 6, de l’alté-
i. Cf. p. 257, n. 7 et Proclus, In Parm,., p. 760, 13-15, Cousin : μετά τδ μόνον
έν, είναι τδ κρυφίως έν, έν ω παν έστι παν.
2. Cf. ρ. 258, η. 8.
3· Proclus, Plat. Theol., ρ. 164, 54, Portus (cf. Cousin, p. 1247) : μετάδέ ταύ-
την (sc. πρώτην τριάδα), έφεξής ή δεύτερα την πρόοδον έλαχεν, ήν κατά τήν ολότητα
τήν νοητήν... χαρακτηρίζει... Έν ταύτη δέ τά μέρη καί τδ δλον, τής δννάμεως έαυτήν
έκφαινούσης... Μέρη δέ αύτης τδ έν καί τδ δν άκρα λέγω" μέση δέ ή δύναμις... διά μέν
4. Κρύφιος et κρυφίως souvent employés par Proclus pour désigner l’état
d’occultation du Tout dans l’unité (Plat. Theol., p. 165, 2, Portus; In Parm.,
p. 760, 14; In Tim., t. I, p. 430, 6; t. III, p. 100, 4, Diehl), sont des termes qui
proviennent probablement des Hymnes orphiques (cf. H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 78, n. 45 ; Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 11, n. 2). L’œuf orphique
est d’ailleurs le symbole de cette préexistence du tout dans l’Un, In Tim., t. I,
p. 430, 5, Diehl : ώς γάρ τό ώδν τήν σπερματικήν αιτίαν τού ζφου προείληφεν, ούτως ό κρύ
φιος διάκοσμος ένοειδώς περιέχει παν τό νοητόν (cf. t. I, ρ. 427, 25, Diehl). Le Père
est συνεκτικός (cf. p. 259), notion qui vient peut-être des Oracles, cf.
H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 129, n. 240 (= Kroll, De or. chald., p. 42), citant
Proclus, Plat. Theol., IV, 16, p. 212, 46 : (ό πρώτος συνοχεύς) πάντα... συνέχων τη
έαυτοΰ μιόί της ύπάρξεως άκρότητι κατά τδ λόγιον « αύτδς πας έξω υπάρχει». Â
tous les degrés de la réalité, se reflète ce premier moment, on peut donc dire
par exemple, Plat. Theol., V, 12, p. 268, 34 : ώδινε μέν ό πρώτος (πατήρ) τήν τών
δλων άπογέννησιν, à propos de Kronos.
5. La puissance se manifeste elle-même, cf. n. 3 (έκφαινούσης) et mani
feste ce qui est caché dans l’Un, cf. n. 3 (êv δν άποφαίνει τό έν), cf.
Proclus, Plat. Theol., V, 12, p. 268, 35 (suite du texte cité note précédente) :
προύφαινε δέ ή γόνιμος τών νοερών διακόσμων ζωογονία.
6. Proclus, Plat. Theol., III, 21, ρ. ι66, 26 (V. Cousin, ρ. 1248, ζ) : δυαδικήν
διάκρισιν et ρ. 167, 21 (V. Cousin, ρ. 1248, 24) : τήν της δυνάμεως διακριτικήν αιτίαν...
ή δύναμις διακρίνουσα.
LA THÉOGONIE NÉOPLATONICIENNE 307
2, de la volonté 3, de l’autogénération 4. Elle est ainsi
rite x, de la féminité 1
le point de départ du mouvement de descente de la vie vers les inférieurs,
à travers toutes choses 5. On peut dire que cet Un peut et veut être
Tout : il sera Tout lorsqu’il sera devenu l’Étant6, par l’intermédiaire de
la Puissance 7 qui est en quelque sorte l’effusion de l’Un : « Elle s’écoule
vers l’infini, ne pouvant s’arrêter nulle part, par son amour de la nature
infinie », dira Damascius 8.
1. Plat. Theol., IV, 31, p. 229, 5 (V. Cousin, p. 1249, 37) : au plan inférieur
de l’intelligible et intellectuel, la triade devient τό έν, ή έτερότης, τό όν.
2. Principe général, Proclus, In Crat., p. 85, 2, Pasquali : προόδου γάρ καί δια-
κρίσεως αίτιον τό θήλυ, ένώσεως δέ καί μονής σταθερας τό άρρεν. In Tim., 1.1, ρ. 220,
4 : πάντα τά πληρώματα τών θείων διακόσμων ή τοϋ άρρενος καί θήλεος διαίρεσις έν
έαυτή συνείληφε- τό μέν γάρ μονίμου δυνάμεως αίτιον καί ταυτότητος καί τοϋ δντος
χορηγόν καί τής έπιστροφής τοϊς πάσι τήν πρωτίστην άρχην άναδησάμενον έν τφ
άρρενι συνείληπται, τό δέ προόδους παντοίας καί διακρίσεως καί ζωής μέτρα καί γονί
μους δυνάμεις άφ’ έαυτοΰ προϊέμενον έν τφ θήλει περιέχεται. Plat. Theol., V, 37»
ρ. 327, 3θ (V. Cousin, ρ. 1254, 2ΐ) : έκεϊ γάρ ή πρώτη έτερότης καί τό θήλυ τών θεών
καί ή πατρική δύναμις. ίη Tim., t. I, ρ. 3&9, 24 ’· άγαθότης μέν γάρ έστι πατρική...,
δύναμις δέ μήτηρ... νοΰς δέ τρίτον cité par W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 12.
3. Assimilation βούλησις - δύναμις,Proclus,In Tim., 1.1, p. 372,8 et 412, 5,Diehl.
4. Proclus, In Tim., t. I, p. 372, 8 : τό γάρ αύτόγονον καί πάντων περιληπτικόν
καί μετρητικόν τής βουλήσεώς έστι.
5· Principe général, Proclus, Plat. Theol., III, 20, p. 166, 48 (V. Cousin,
p. 1248, 8) : αιτία δέ τής προόδου ταύτης ή δύναμις. Le moment de la puissance
est principe de vivification au-dessous du niveau des « intelligibles et intellec
tuels », In Tim., 1.1, p. 98, 7, et cette descente de la vie est décrite mythiquement
par les descentes d’Isis, d’Athéna (In Tim., t. I, p. 170, 23) ou de Déméter (In
Crat., p. 91, 11). Cette descente a lieu μέχρι τών έσχάτων (In Tim., t. I, p. 170,
24; Plat. Theol., N, 12, p. 268, 40), cf. Augustin, De Trin., III, 8, 15 : « Ab intelli-
gibili et incommutabili vita quae super omnia est, exsistit et pervenit usque
ad extrema atque terrena. » Remarquer Damascius, Dub. et Sol., § 148, t. II,
p. 29, 14 : ώς δέ δρεξιν προβαλλομένη γεννήσεως (cf. ρ. 3°°) κ“1 πρός τοΰτο
κεκινημένη (sc. όλότης = δύναμις), ζωή.
6. Damascius, Dub. et Sol., § 121, 1.1, p. 312, 31 : la puissance est une sorte
de distension de l’Un qui veut être Tout, πλήθος τοϋ ένός έκείνου καί οϊον διάστασις
αύτοΰ πάντα βουληθέντος είναι πρό πάντων. § 117, 1.1, ρ. 302, 14 : τά πάντα ένέργεια
παντοΰχός έστι τοϋ ένός (le Tout est l’acte de l’Un qui peut tout).
7. Damascius, Dub. et Sol., § 121, t. I, p. 313, 7 : μόνη χύσις καί άπειρία τοϋ
ένός είναι βουλομένη. On remarquera une importante différence de vocabulaire
entre les textes utilisés par Victorinus et la systématisation que nous trouvons
chez Proclus et chez Damascius. Chez Victorinus, la puissance est le premier
moment, l’acte, le second et le troisième moment, parce qu’il est double, vie et
pensée (cf. Hymn., III, 80 : potentia, actio, agnitio). Chez Proclus et chez Damas
cius, on trouve, au contraire, une triade substance-puissance-acte, dans laquelle
la puissance représente le second moment, probablement sous l’influence de la
triade Père-Puissance-Intellect. Puissance et acte sont donc respectivement
les deuxième et troisième moments de la triade. Tout ce que Proclus et Damascius
disent de la puissance se rapporte chez Victorinus à la volonté et à la vie. Il reste,
comme le remarque W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 15, n. 1, que Victo
rinus est un témoin important en faveur de l’ancienneté de la doctrine qui lie
acte et manifestation. Chez Proclus et Damascius, l’acte, troisième moment, est
également le moment de l’achèvement de la manifestation amorcée par la puis
sance, cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 100, 5 : τό δέ έκφήναν έαυτό δί ένεργείας.
8. Damascius, Dub. et Sol., § 60, t. I, p. 128, 4 : οϊον χυθεϊσα έπ’ άπειρον,
καί ούδαμοΰ στήναι δυνηθεισα, μάλλον δέ ούκ άνασχομένη πόθφ τής άπειρου φύσεως,
cf. ρ. 3°ο, η. 4-5·
308 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
Nous reconnaissons ainsi tout notre groupe de notions : la volonté et
la vie, principes de génération, s’engendrent elles-mêmes, en passant
de leur état de préexistence et de concentration dans l’Un, à leur état
d’automanifestation. Seulement l’Un, dont il est ici question, n’est plus
le premier Un, mais seulement le premier moment du second Un.
Tous les degrés de la réalité reflètent ce mouvement d’autoposition
par lequel se constitue le premier Étant : toute réalité se présente sous
trois modes : elle préexiste d’abord sous un mode séminal dans sa cause,
elle subsiste pleinement développée en elle-même, enfin, elle est reflétée
par ses inférieurs selon la participation qu’ils reçoivent d’elle x. Notons
enfin, que, dans les textes de Victorinus, nous trouvons déjà ébauchée la
distinction que Proclus établira entre l’imparticipé, le participé et le
participant 12 : l’être de Dieu est imparticipable puisqu’il ne se commu
nique pas, l’être de la vie, qui pourtant est originellement confondu avec
l’être de Dieu, est lui-même participé, puisqu’il se répand dans les infé
rieurs, enfin l’être des étants est participant34.
Dans l’histoire de cette tradition doctrinale, le témoignage de Damas
cius est important. On y retrouve en effet l’idée d’un passage de l’être
pur à la substance déterminée, que nous avions rencontrée chez Victo
rinus :
« La procession des réalités secondes à partir des réalités premières n’est-elle
donc pas une génération (γέννησις), mais seulement une manifestation et une
distinction de choses qui, en haut, sont cachées et concentrées (άλλ’ εκφανσις
μόνον καί διάκρισις, ώς φαμεν, τών άνω κεκρυμμένων καί συνηρημένων) ? Oui, à
condition de donner le nom de distinction à ce qui place chaque chose en
l’existence qui lui est propre : cette existence propre n’était pas encore sa
propriété, car cette réalité, demeurant dans l’état de concentration originelle,
ne s’était pas encore distinguée jusqu’à atteindre sa propriété. Elle était
encore l’existence d’une autre chose, d’une chose qui existait en elle-même
d’une manière plénière; ainsi c’est la même chose de dire que les choses
secondes se distinguent ou qu’elles sont engendrées, à partir des choses pre
mières i. »
La véritable existence est donc préexistence dans un autre 5, mais la
substance propre 6, la détermination, se réalise, lorsque la chose, sortant
1. Cf. p. 266.
2. Augustin, De civ. dei, X, 28 : « Paternam mentem sive intellectum qui
patemae est conscius voluntatis. » Puisque le De regressu de Porphyre connaît
une triade Père, Puissance, Intellect, on peut identifier cette Volonté — dont
l’intellect a conscience — avec le second moment, celui de la Puissance.
3. Cf. p. 267.
4. Cf. p. 277 et p. 294.
5. Cf. p. 244-246.
6. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 82, n. 59, citant Damascius, Dub. et
Sol., § 190, t. Il, p. 67, 3 : πηγή τών πηγών... μήτρα συνέχουσα τά πάντα.
7· <Porphyhe>, In Parm., XI, 33'XII, 3·
8. In Parm., V, 19-VI, 12.
9. In Parm., XIII, 3S-XIV, 34, cf· Ρ· ΐ33·
io. In Parm., XIV, 10-29, cf. ρ. 133·
LA GÉNÉRATION DU SECOND UN CHEZ PORPHYRE 311
Dans son Histoire philosophique, Porphyre insiste fortement sur le
fait que la seconde hypostase s’engendre elle-même :
« De ce Bien, selon un mode inconcevable aux hommes, l’intelligence a été
engendrée, en sorte qu’elle subsiste tout entière et en elle-même; c’est en
elle que se trouvent les véritablement étants et toute la substance des étants...
Elle a procédé avant toute éternité en s’élançant hors du Dieu cause, car cet
Intellect est Fils et Père de lui-même. En effet la procession n’a pas eu lieu
parce que le Dieu-cause se serait mû pour engendrer, non, c’est l’intellect
lui-même qui s’est avancé en s’engendrant lui-même hors de Dieu, et ceci,
sans commencement temporel, car le temps n’était pas encore x. »
Ces données, tirées des écrits de Porphyre, confirment le témoignage
de Victorinus : la structure conceptuelle, appliquée par les néoplato
niciens postérieurs, au niveau du second Un, était déjà utilisée par
Porphyre lui-même pour définir les rapports entre le premier Un — pour
lui, le Père ou l’être — et le second Un — pour lui, la vie et la pensée.
Cette structure conceptuelle provient peut-être de la tradition néo
pythagoricienne. Nous avons déjà vu 12 comment la notion d’être premier,
contenant en lui le mouvement dans un état d’immobile préexistence,
était apparentée à certaines théories concernant la monade. La généra
tion du mouvement à partir de cet être premier peut, de la même manière,
se concevoir sur le modèle de la génération du nombre à partir de la
monade. Damascius lui-même le fait remarquer :
« Toutes les choses produites sont le déploiement de la concentration qui
se trouve dans le producteur, de même que tout nombre est le déploiement
de la monade 3. »
La monade pythagoricienne contient, en puissance, ou sous un mode
séminal, la ligne, le nombre ou la sphère 4. Le nombre est donc le déploie
ment de ce qui se trouve en puissance dans la monade5. Puissance,
préexistence, génération, extériorisation sont donc étroitement liées
ensemble. Cette forme de la doctrine pythagoricienne, telle qu’on peut
la trouver chez Modératus de Gadès ou Nicomaque de Gérasa, peut
s’expliquer par une influence stoïcienne. Dans cette tradition, en effet,
la monade, principe des nombres, est conçue sur le modèle d’une raison
1. Porphyre, Phil. Hist., XVIII, p. 14, 21, Nauck : άπό δέ τούτου τρόπον τινά
άνθρώποις άνεπινόητον νοϋν γενέσθαι τε δλον καί καθ’ έαυτόν ύφεστώτα έν ω δή τά
δντως δντα καί ή πάσα ούσία τών δντων... Προήλθε δέ προαιώνιος άπ’αίτίου τοϋ
θεοΰ ώρμημένος, αύτογέννητος ών καί αύτοπάτωρ (cf. ρ. 275» η· n)' θ'-* Υ“Ρ έκείνου
κινουμένου πρός γένεσιν τήν τούτου ή πρόοδος γέγονεν, άλλά τούτου παρελθόντος
αύτογόνως έκ θεοΰ, παρελθόντος δέ ούκ άπ* άρχής τινός χρονικής- οϋπω γάρ χρόνος ήν.
2. Cf. p. 287.
3· Damascius, Dub. et Sol., § 96,1.1, p. 240, 15 (cf. plus haut, p. 269, n. 1).
Cf. Proclus, Elem. Theol., prop. 21.
4. Jamblique, Theol. arithm., p. 1, 9, Festa : (μονάς) σπερματικώς γραμμή.
Nicomaque, Introd. arithm., Il, 17, 8, p. 111-112, Hoche.
5. Moderatus, dans Stobée, Ecl., t. I, p. 21, 8, Wachsmuth : (άριθμός)
προποδισμός πλήθους άπό μονάδος άρχόμενος καί άναποδισμός είς μονάδα καταλήγων.
312 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
séminale qui contient en elle, rassemblées dans l’unité, toutes les virtua
lités qui viendront à s’actuerx. Modératus de Gadès l’appelle même
« raison unifiante », en voulant dire par là que la monade est le logos
qui unifie tous les logoi des étants en les contenant en lui-même 1 2. Une
telle conception autorise évidemment une identification entre génération
et manifestation. Modératus parle même d’une volonté de la monade,
c’est-à-dire du Logos unifiant :
« Le Logos unifiant, ayant voulu, comme dit quelque part Platon, constituer
à partir de lui-même la génération des étants, a, par privation, détaché de
lui-même la quantité, après l’avoir privée de tous les rapports et formes qui
lui sont propres à lui-même 3. »
Sans doute s’agit-il ici de l’origine de la matière et non de la généra
tion du second Un. Mais il est quand même intéressant de constater
que Modératus admettait que le Logos unifiant eût en quelque sorte
en lui-même la volonté d’être Tout. Ajoutons que c’est précisément
par Porphyre4 que nous connaissons ce texte de Modératus.
C’est très probablement le néo-pythagorisme qui a fourni à Porphyre,
directement ou indirectement, l’exemple d’une transposition métaphy
sique du stoïcisme et, plus précisément encore, qui lui a permis d’admet
tre une préexistence du Tout au sein de l’Un, analogue à la préexistence
des déterminations biologiques au sein de la semence. Finalement cette
notion de raison séminale, puissance qui contient rassemblées en elle
les forces destinées à prendre forme, semble être le modèle qui domine
tout le groupe de notions que nous venons d’étudier.
1. Jamblique, In Nie. Arithm, p. io, 12, Pistelli : δταν μέν γάρ εκτασιν καί ενέργειαν
τών έν μονάδι σπερματικών λόγιαν είναι φή τον αριθμόν, τόν άπδ της οικείας άρχής
αΰτογόνιος καί αντοκινήτως προεληλυθότα καί τδν έν έαυτώ ίδρυμένον καί έν είδεσι
παντοίοις άφωρισμένον παραδίδωσιν.
2. Moderatus, dans Simplicius, In Phys., p. 231, 19, Diels : τοϋ ένιαίου λό
γου... τοϋ πάντας τούς λόγους τών δντων έν έαυτώ περιειληφότος. Cf. ρ. 295> η. ι.
3· Moderatus, ibid., ρ. 231, 6, Diels : βουληθείς ό ενιαίος λόγος, ώς πού φησιν
ό Πλάτων (Tim., 30 α I ?), την γένεσιν άφ’ έαυτοΰ τών δντων συστησασθαι, κατά
στέρησιν αύτοϋ έχώρισε (Zeller, Festugière, έχώρησε mss.) τήν ποσότητα πάντων
αύτήν στερήσας τών αύτοϋ λόγων καί ειδών. J’utilise la traduction de A. J. Fes-
tugière, La Révélation d’Hermès, t. IV, p. 38.
4. Simplicius, In Phys., p. 231, 5, Diels.
5. Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, 22-27.
LE SECOND UN COMME PENSÉE 313
suite de l’exposé 1234, que nous allons maintenant étudier, le second Un
sera encore considéré comme vie : la vie sera encore le sujet, le centre
de perspective, mais, son mouvement se retournant, changeant de direc
tion, elle apparaîtra sous un nouvel aspect. Le moment de l’extériorisa
tion va se révéler comme un passage, un milieu, le moment central de la
triade formée par l’immobilité de l’état préexistant, par la procession
et par la conversion 2. Dans cette triade, l’état préexistant coïncide avec
le Père, avec l’Un, avec l’Être, en qui les deux autres moments de la
triade sont contenus dans un état de puissance et d’occultation. Dans
l’être, la vie et la pensée sont confondues à la fois entre elles et avec
lui3. Lorsque commence sa manifestation, la dyade vie-pensée se
présente d’abord comme vie, parce que précisément la vie est manifes
tation, mouvement automoteur, principe d’altérité. En la vie, la pensée
est encore confondue. Elle demande donc à se manifester, elle aussi,
mais cette manifestation, à partir de l’extériorisation vitale, ne sera plus
extériorisation, mais retour à l’intérieur. On pourra donc tout aussi bien
dire que c’est la vie qui devient pensée, qui se transforme en « sagesse 4 »,
en passant d’un état d’inachèvement à un état d’achèvement, ou que
c’est la pensée qui, sortant de son état de préexistence dans la vie,
se constitue elle-même en se distinguant de la vie5. Vie et pensée
sont deux aspects, deux directions d’un mouvement unique6. Notre
exposé commence par présenter ce processus comme une autodéfinition
de la vie7. La vie n’est réellement vie que si elle est éternelle et elle
n’est éternelle que si elle se connaît. Car, en se connaissant, elle est
sauvée de l’infinité, elle revient vers elle-même, c’est-à-dire vers son
origine. La connaissance de soi apporte donc à la vie la définition, la
perfection et la béatitude, en lui permettant d’avoir en elle « la puis
sance du Père », c’est-à-dire son véritable « soi8 ».
Le mouvement d’extériorisation, propre à la vie, prend donc un sens
nouveau. Jusqu’ici la vie ne paraissait sortir de son état de préexistence
qu’en vertu d’une volonté d’être Tout : en elle, l’être devenait parti-
cipable, elle inaugurait un mouvement de diffusion infinie 9. Il apparaît
1. §§ 51-56.
2. § 51 = Adv. Ar., I, 56, 19-20. Sur les origines chaldaïques de la formule,
cf. p. 275.
3. § 51 = Adv. Ar., I, 56, 25-28.
4· § 43 = I, 51, 23 : « Vita conversa in sapientiam. »
5. § 26 = I, 32, 56 : « Per semet ipsam deducta a substantia vitae. » § 28 = III,
2, 25 : « Tracta et vita, et intellegentia vel effulgente vel inluminante. » Cette der
nière phrase signifie que l’intelligence peut rayonner, parce que la vie a été préa
lablement « tirée » au-dehors.
6. § 43 = L 51, 22-23.
7· §5i = L 56, 28-33.
8. §51=1, 56, 34 : « Quod potentia dei in ipsa est », à comparer avec § 53 =
I, 57, 11 : « Potentiam suam, patrem scilicet. »
314 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
maintenant que la raison véritable de cette sortie, c’était le désir de se
voir x, la volonté de connaissance de soi. La vie renonçait à l’être pur
qui était le sien, elle se mettait en mouvement, c’est-à-dire qu’elle
devenait la vie 12, précisément pour connaître cet être pur qu’elle cessait
d’être : elle cherchait à revenir en quelque sorte de l’extérieur vers elle-
même, c’est-à-dire vers l’état de préexistence dans lequel elle se trouvait
primitivement; elle se constituait comme sujet indéterminé qui ne
serait pleinement déterminé que par la connaissance de soi, c’est-à-dire
de son origine. Ainsi la vie, quittant l’être qu’elle était, ne pouvait être
pleinement elle-même qu’en devenant pensée de l’être qu’elle était3.
La suite de l’exposé nous présente donc l’autogénération 4 du second
Un dans une nouvelle perspective, celle de la pensée 5. Celle-ci préexis
tait dans le Père, dans un état de confusion avec la vie, et elle préexistait
aussi dans la vie elle-même, lorsque la vie s’est distinguée du Père. Mais
lorsqu’elle se distingue de la vie en ramenant vers l’intérieur le mouve
ment d’extériorisation, la pensée définit à la fois la vie et elle-même.
La pensée, pour se voir, s’est faite altérité et vie, afin que soit rendu
possible le mouvement de l’altérité vers l’identité, en quoi consiste la
connaissance. De ce point de vue, la vie est, en quelque sorte, engendrée
par la pensée, puisque la pensée provoque l’extériorisation de la vie 6.
Cette autogénération est présentée comme un événement éternel
dans la formule suivante qui est très importante :
« Donc, dans l’instant même, instant qu’il ne faut pas concevoir comme
temporel, sortant en quelque sorte de l’être qu’elle était pour voir ce qu’elle
était, parce que là-bas tout mouvement est substance, l’altérité qui venait de
naître est revenue en hâte à l’identité7. »
Les indications concernant la rapidité du processus, par exemple :
« dans l’instant même », « en hâte », servent à exprimer la simultanéité
de la sortie et du retour, tout en sauvegardant un ordre logique. Il y a
comme une sorte d’éclair instantané et éternel.
Le sujet de la phrase est 1’ « altérité ». Il faut entendre par là la vie
ou la pensée en tant qu’elle est devenue autre que ce qu’elle était dans
son état d’identité avec l’être pur. L’altérité, c’est le mouvement « en
mouvement ». Cette altérité s’oppose à l’identité qu’elle était dans l’être,
elle s’oppose à elle-même. Elle correspond au sujet connaissant encore
indéterminé, sorti de l’identité pour pouvoir connaître, puisque « toute
1. Cf. p. 327.
2. Cf. p. 326-327.
3. Enn., VI, 7 [38] 39, 3 : « C’est pourquoi [Platon ?] a raison de mettre l’altérité
là où il y a intellect et essence. Car l’intellect doit toujours accepter altérité et
identité s’il doit penser. » V, 3 [49] 10, 23 : « Il faut que ce qui pense, s’il pense,
consiste en deux choses (l’un des deux termes sera à l’extérieur ou les deux seront
intérieurs au même sujet pensant); toujours la pensée doit être dans l’altérité,
mais aussi, nécessairement, dans l’identité. »
4. C’est la raison de l’opposition de Plotin à l’aristotélisme.
5. Enn., VI, 7 [38] 40, 41. Il y a ici, dans l’opposition entre « connaître » et
« être purement » une ébauche et un fondement de la doctrine porphyrienne de
l’être pur. On remarquera également toute la portée de la métaphysique de la
lumière ici supposée : la lumière n’a pas besoin de se voir; l’œil est lumière lui
aussi, mais une lumière séparée de la lumière. Autrement dit, la lumière, c’est-à-
LA CONVERSION DE LA PENSÉE CHEZ PLOTIN 319
Ici la pensée apparaît bien comme le remède * 1 à une privation ; puisque
l’intelligence n’est pas purement ce qu’elle est, puisqu’elle n’est pas pure
identité, pure coïncidence avec soi, la pensée devient le moyen par
lequel l’intelligence se procure l’identité avec soi, par lequel elle triomphe
de l’opacité qui résulte de l’altérité. Connaître n’est qu’une forme infé
rieure d’être soi. L’Intelligence est elle-même en se connaissant, et elle se
connaît en connaissant ce qui est avant elle, c’est-à-dire l’identité pure 2.
La pensée est donc conversion vers soi3 et vers ce qui est antérieur à
soi4. Cette dernière conversion est une loi générale de toute réalité :
tout engendré qui procède d’un générateur se convertit vers celui-ci 5.
La réalité se constitue donc en deux moments : un moment de proces
sion, selon lequel la réalité est encore informe et indéfinie, un moment
de conversion vers son générateur, grâce auquel la réalité se définit
et prend forme 6. L’Intelligence ou le second Un se trouve donc d’abord
dans un état d’altérité pure qui procède d’une surabondance de la puis
sance de l’Un; puis elle se retourne vers l’Un et devient Intelligence7.
La conversion de l’intelligence vers l’Un la constitue comme Intelli
dire l’Un, n’a pas besoin d’un œil pour se voir : elle est elle-même immédiatement,
L’Intelligence, séparée de la lumière, doit au contraire s’ajouter un moyen de voir,
qui est son acte de pensée. Sur cette doctrine plotinienne, cf. W. Beierwaltes,
Die Metaphysik des Lichtes in der Philosophie Plotins, dans Zeitschrift fiir Philo-
sophische Forschung, t. XV, 1961, p. 334-362.
1. Cf. p. 324, n. 8.
2. Plotin, Enn., VI, 7 [38] 40, 49-51 : « La pensée n’a de quoi penser que
parce qu’il y a autre chose avant elle; lorsqu’elle se pense elle-même, c’est qu’elle
apprend en quelque sorte ce qu’elle a en elle en contemplant quelque chose de
différent d’elle. » VI, 7, 37, 18 : « Le Premier est simple ; mais, à ce qui vient d’autre
chose nous attribuons l’acte de penser; nous disons qu’il cherche son essence,
ce qu’il est et qui l’a fait; nous disons que s’il s’est retourné dans un acte de
contemplation et s’il a accompli l’acte de connaissance, alors désormais, il est à
juste titre l’intellect. » Le problème de la philosophie de Plotin, c’est que, dans
ce mouvement, l’intellect ne peut jamais rejoindre l’Un : ne pouvant le saisir
dans la simplicité, c’est elle-même qu’elle trouve au lieu de l’Un, Enn., V, 3 [49]
ii, 4 : « L’Intellect s’est élancé vers l’Un, non pas encore comme un Intellect,
mais comme une puissance de vision qui n’est pas encore parvenue à voir; mais
se séparant de Lui, elle a en elle ce qui P a rendue multiple ; elle a désiré une chose,
parce qu’elle en avait une vague représentation, mais c’est une autre chose qu’elle
a reçu en elle en s’éloignant, et c’est cette chose qui l’a rendu multiple. » Cf. p. 320,
n. 3.
3. Plotin, Enn., V, 3, 6, 4-5 : « L’Intellect, partant de sa propre nature, se
retourne vers lui-même. » V, 3, 13, 23.
4· VI, 7 [38] 16, 15; V, 2 [11] 1, 10.
5. III, 4 [15] i, 8 : « Toutes les choses engendrées, avant ce qui est sans vie,
étaient, il est vrai, privées de toute forme au moment de leur génération; mais
elles recevaient leur forme en se retournant vers leur générateur, comme si elles
en recevaient leur nourriture. »
6. II, 4 [12] 5, 31 : « Le mouvement et l’altérité qui proviennent du Premier
sont indéterminés et ont besoin de lui pour être définis. Or, ils sont définis
lorsqu’ils se retournent vers lui. »
7. V, 2 [11] 1, 8 : « La surabondance de l’Un a produit quelque chose d’autre;
cette chose engendrée s’est retournée vers lui, a été fécondée, a regardé vers lui
et elle est ainsi devenue l’intellect. » V, 5 [32] 5, 17.
320 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
gence, lui donne la pensée, la pensée naît du désir du Bien \ Plus préci
sément encore, le premier moment de la constitution de l’intelligence
est présenté comme une Vie encore illimitée et le deuxième moment
correspond à la conversion de cette Vie : l’intelligence, c’est la Vie
définie12. En même temps l’intelligence se convertit vers elle-même.
Le rapport entre la conversion de l’intelligence vers l’Un et sa conversion
vers elle-même ne paraît pas clairement défini chez Plotin3. En tout
cas, l’identité pure du premier Un n’est jamais présentée chez Plotin
comme un état originel de l’intelligence ou du second Un4 : l’Intelli
gence dans son mouvement d’altérité s’éloigne bien de l’Un, mais elle
ne s’éloigne pas pour cela d’elle-même \ c’est-à-dire d’un Soi transcen
dant qui se confondrait avec le premier Un. Le mouvement de l’intel
ligence n’est donc pas triadique : s’il y a un moment de la procession
et un moment de la conversion, il n’y pas de premier moment, d’état
de repos et de conversion vers soi selon lequel l’intelligence préexis
terait à elle-même dans l’Un. Le rapport étroit entre conversion vers
soi et conversion vers l’Un ne se fonde donc pas sur l’identité entre le
premier Un et le « soi » préexistant de l’intelligence. D’autre part, si,
de cela, d’une rectification et, pour ainsi dire, d’une consolation de cette sépara
tion (έπανόρθωσίν τινα καί οίον παραμυθίαν), et c’est la connaissance. Car la
connaissance n’a lieu que dans les réalités séparées les unes des autres, ou dans
les réalités qui sont distinguées d’elles-mêmes par l’altérité. Sans altérité, il n’y
aurait pas d’une part un sujet connaissant, d’autre part, un objet connu, et au
milieu, la connaissance. » Chez Plotin, la connaissance était une βοήθεια (Enn., VI,
7> 4i, i)·
1. Comme le remarquent E. R. Dodds, Proclus, The Eléments ofTheology, p. 287
et J. Pépin, L’intelligence et l’intelligible chez Platon et dans le néoplatonisme, dans
Revue philosophique, t. LXXXI, 1956, p. 60, n. 6, les Oracles affirmaient, d’une
manière apparemment contradictoire, que l’intelligible subsiste hors de l’intel
ligence (δφρα μάθης τδ νοητόν, έπεί νόου έξω ύπάρχει) et qu’il n’y a pas d’intel
ligible sans intelligence, parce que l’intelligible ne subsiste pas hors de l’intel
ligence (καί τδ νοητόν ού νοϋ χωρίς ύπάρχει), cf. W. Kroll, De or. chald.,
p. ii, H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 165, n. 373, v. 11 et p. 167, n. 379. En
fait, comme le pense H. Lewy, p. 167 et p. 323, les Oracles admettaient l’inté
riorité réciproque de l’intelligible et de l’intelligence ; l’extériorité dont ils parlent
se rapporte uniquement à l’intellect humain, incapable de se hausser à l’essence
intelligible. Mais les néoplatoniciens ont pu prendre les deux affirmations opposées
d’une manière également littérale. Pour Proclus, l’Étant ou Intelligible est séparé
de l’intelligence (χωριστόν έστιν άπδ τοϋ νοϋ, Elem. Theol., prop. 161, p. 140,
22, Dodds). C’est le Père, le premier moment de la triade. L’Intellect paternel
qui est le troisième moment est l’intellect intelligible (In Tim., t. III, p. 101, 3-4,
Diehl; Elem. Theol., prop. 160, p. 140, 11 et prop. 167, p. 146, 9) : en lui intel
ligible et intelligence sont identiques. Mais l’intelligence y saisit l’intelligible
(le Père) en elle-même, à son niveau, et non au niveau même de l’intelligible
(cf. p. 324, n. 3 et p. 325, n. 2). Plotin insistait fortement sur) l’immanence de
l’intelligible dans l’intelligence (c’est le sujet d’Enn., V, 5) : altérité n’était pas
pour lui extériorité, sauf en VI, 7 [38] 40, 55 : ώς έκτδς οΰσης αύτοΰ καθδ ένόει.
2. Proclus, Elem. Theol., prop. 167 et la note de E.-R. Dodds, p. 285-287.
Le πρδ αύτοΰ n’est jamais le « Soi » de l’intellect. L’Intellect se retourne donc vers
la « projection » du Père en lui.
3. Cf. p. 319, n. 2 et p. 320, n. 3.
4. Ils identifient en effet « ipsum quod erat », « semet ipsam », « patrem », le
Père étant l’Un (Victorinus, § 53), pour désigner l’objet de la connaissance.
5. Enn., V, 4 [7] 2, 13 sq.
6. La doctrine des deux intelligences dans le groupe III sera plus complexe,
cf. p. 449.
326 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
nos textes correspond exactement à ce que l’on trouve dans le commen
taire de Porphyre Sur le Parménide :
« Selon l’existence, le pensant n’est autre que le pensé. Mais lorsque l’intel
lect est sorti de l’existence pour devenir le pensant, afin de revenir vers l’intel
ligible et de se voir lui-même, le pensant est alors la vie. C’est pourquoi l’intel
lect est infini selon la vie. Et ainsi existence, vie et pensée sont actes, en tant
que l’acte est immobile selon l’existence, que l’acte est tourné vers soi selon la
pensée, et que l’acte est sorti de l’existence selon la vie*. »
Le sujet de tout ce développement, c’est l’intellect, c’est-à-dire le
second Un. Plus précisément, il s’agit de l’intellect qui peut rentrer en
soi, par opposition à l’intellect qui ne peut rentrer en soi 1 2, à cause de
son absolue simplicité. Celui-ci correspond à l’Un de l’Un-Étant, pris
à part de l’Étant3. Comme en témoignent les prédicats appliqués par
Porphyre à cet « Intellect qui ne peut rentrer en soi », cet Un de l’Un-
Étant coïncide avec le premier Un 4 Le second Un, l’intellect qui peut
rentrer en soi, est donc d’abord dans un état d’existence dans lequel le
sujet pensant est encore confondu avec l’objet pensé56. Ce premier
moment ne peut se distinguer de « l’intellect qui ne peut rentrer en soi »;
c’est un état d’identité absolue propre au premier Un. De cet état d’iden
tité absolue, le second Un se sépare : il sort de l’existence ®. La raison
de cette sortie, c’est le désir de se voir 7, notion très caractéristique
que nous avons rencontrée dans nos textes 8. Pour se voir, l’intellect
doit devenir sujet pensant 9 et vie. La sortie hors de l’état d’identité
ou d’existence est donc condition de la conversion et de la connaissance
et moment d’indétermination et d’infinité 10.
La ressemblance la plus frappante entre cette doctrine et celle de nos
textes consiste dans ce qu’on pourrait appeler le mélange de dyadisme
et de triadisme. Il y a deux pôles du « soi » : le premier moment ou moment
de l’existence et le troisième moment dans lequel le sujet pensant est
en acte, le premier moment correspondant finalement au premier Un,
le troisième moment au second Un. Et pourtant, il y a trois moments :
existence, vie, pensée; repos, procession, conversion u. Dans cette pers
ce qu’il y a de plus pur et de plus beau dans l’union et sans que je puisse jamais
être séparé de toi, c’est de t’exercer à rentrer en toi-même, rassemblant à part
du corps tous tes membres spirituels dispersés et réduits à une multitude de
parcelles, découpés dans une unité qui jusqu’alors jouissait de toute l’ampleur
de sa force. » On remarquera une analogie d’expression entre ce dernier texte
et une phrase du texte de Victorinus que nous étudions :
Epist. ad Marcellam, io, p. 281, 3, Victorinus, § 55 = Adv. Ar., I, 57,
Nauck : 27 :
άπδ τής τέως έν μεγέθει δυνάμεως Ιαχυ- maximepotentificata counitione poten-
ούσης ένάσεως. tia patrica.
La notion d’une force d’unité, c’est-à-dire de cohésion interne, héritée du
stoïcisme (cf. p. 230), est assez caractéristique. Dans la lettre à Marcella,
il s’agit de l’état transcendant dans lequel l’âme n’était pas encore dispersée en
facultés distinctes par son rapport au corps ; dans le texte de Victorinus, il s’agit
de l’état transcendant d’unité interne dont la vie et la pensée, même manifestées,
ne sont pas séparées : « Totum semper unum mansit. » Les Sententiae insistent
sur l’identité entre le mouvement vers soi et le mouvement vers l’Étant (40, 5,
p. 38, 7, Mommert; je reproduis la traduction d’A. Solignac, dans Œuvres de
saint Augustin, les Confessions, 1.1, p. 681) : « A ceux en effet qui peuvent rentrer
en leur propre essence par la pensée et connaître leur essence et se retrouver
eux-mêmes par cette connaissance et la conscience qu’ils en prennent, selon
l’identité du connaissant-connu (cf. De abstin., I, 29, cité plus haut : « notre
conjonction naturelle au contemplant-contemplé »), à ceux qui sont ainsi
présents à eux-mêmes, l’Étant est aussi présent. Mais pour ceux qui cessent
d’être en eux-mêmes pour sortir vers d’autres choses, comme ils s’éloignent
d’eux-mêmes, l’Étant aussi s’éloigne d’eux. » On voit, par cet ensemble de textes,
que, pour Porphyre, le véritable moi est dans le monde intelligible, et que la
connaissance de soi est retour vers cet état originel. Cf. p. 91, n. 1.
1. Porphyre, Symmikta Zetemata, p. 83-85, Dôrrie; cf. p. 191, n. 3.
2. Épictète, Dissert., III, 22, 38 : « Si vous le vouliez, vous découvririez que
le bien est en vous; vous n’erreriez pas au-dehors; vous ne chercheriez pas les
choses étrangères comme si elles vous étaient propres. Rentrez en vous-mêmes
(έπιστρέψατε αύτο'ι έφ’ εαυτούς). E.-R. Dodds, qui cite ce texte à propos de
Proclus (Proclus, The Eléments of Theology, p. 202, n. 1), cite également Épictète,
Enchir., 10; Marc Aurèle, VII, 28; Sénèque, Epist., 7, 8 : « Recede in te ipsum. »
3. Cf. p. 289 sq.
4. E. R. Dodds, Proclus Eléments of Theology, p. 202, a bien montré comment
les prop. 15-17 des Éléments veulent réfuter la psychologie stoïcienne à partir
de ses propres prémisses, en établissant qu’une substance capable de se retourner
vers elle-même ne peut être qu’immatérielle.
5. On peut dire que la plus grande partie des Sententiae est destinée à effectuer
cette transposition du stoïcisme, cf. Sent., x6, p. 5, 3, Mommert : l’âme peut
connaître les logoi des choses en se retournant vers elle-même, et surtout 40-44,
LA CONVERSION DE LA PENSÉE CHEZ PORPHYRE 329
peut donc que Porphyre ait conçu le rapport entre l’Un et l’intellect
sur le modèle du rapport entre l’intellect et l’âme; le soi du second Un
est en effet le premier Un.
Comme dans nos textes, le processus triadique par lequel, selon le
commentaire Sur le Parménide, l’intellect se voit, constitue un seul
mouvement ou un seul acte et pourtant les directions ou les états de ce
mouvement constituent des déterminations irréductibles : ce mouvement
est d’abord immobile dans l’existence, puis sorti de l’existence, puis
tourné vers soi x. Existence, vie et pensée ne constituent pas encore,
comme ce sera le cas chez Proclus, des plans de réalité hypostasiés * 12.
Ce sont avant tout des actes qui sont au nombre de trois par une néces
sité interne, en vertu de la continuité même du processus dont ils sont
les moments. Ils n’ont de valeur hypostatique qu’en leur état originel
(le premier acte équivaut finalement au premier Un) et en leur état
final (la pensée qui achève la vie et revient vers l’origine équivaut au
second Un3). La pensée porphyrienne est, sur ce point, encore très
proche de Plotin : existence, vie et pensée ne sont pas des hypostases,
mais des genres suprêmes qui représentent les aspects irréductibles
d’une même substance 4. Si, dans nos textes, la triade des genres est en
fait une ennéade, c’est uniquement pour assurer la réalité de la pré
existence, de la procession et de la conversion, à l’intérieur d’une seule
et même réalité : l’être est vie et pensée, parce que vie et pensée sont
p. 35, ii et sq., où la capacité de revenir à son essence (p. 38, 7), de se connaître
en se séparant du corps (p. 40, 4-6), d’être à la fois l’œil et le spectacle (p. 42,
10-11) apparaît comme le signe de l’incorporéité. Cf. p. 232. Il est possible
que Priscien, Solut. ad Chosr., p. 45, 22, Bywater, vienne des Symmikta Zetemata
de Porphyre, comme le remarque W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 51,
à la suite de H. von Arnim, Quelle der Überlieferung über Ammonius Sakkas, dans
Rheinisches Museum, t. XLII, 1887, p. 276; en tout cas, on y remarque un raison
nement analogue à Porphyre, Sent., 41, p. 39, 12 : si l’opération de l’âme est
séparée de la matière, sa substance aussi sera séparée; pour connaître les vérita
blement étants, il faut se connaître; pour se connaître, il faut un acte cognitif
qui se tourne vers lui-même : « Omnis autem cognoscentis est converti ad cognos
cibile et propterea se ipsum cognoscentis ad se ipsum cognitivam operationem
habere conversam; »
1. On remarquera la juxtaposition du pluriel et du singulier, en < Porphyre >,
In Parm., XIV, 22-26. D’une part, il est affirmé que tous, (c’est-à-dire les moments
qui viennent d’être distingués) sont des actes et d’autre part, existence, vie et
pensée sont présentées ensuite comme un seul acte qui aurait des directions dif
férentes (immobilité, sortie, conversion vers soi). Même juxtaposition du pluriel
et du singulier dans nos textes, cf. p. 315.
2. Cf. p. 263 et 323.
3. Cf. p. 318 et 326. Les trois actes expliquent la naissance du second Un à
partir du premier et en même temps la continuité entre les deux Uns, le premier
Un étant le « soi » du second Un.
4. Sur cette notion de genres, cf. p. 217 et 245, E. R. Dodds, Proclus, The Eléments
of Theology, p. 220 (et n. 3) fait remarquer lui aussi que, dans le commentaire
de Porphyre, Sur le Parménide, existence, vie et pensée sont des relations inté
rieures à une seule et même hypostase.
330 L'UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
l’acte d’être lui-même; mais la vie se pose comme vie et la pensée se
pose comme pensée, tout en restant identiques à l’être : l’implication
réciproque assure la continuité du processus et la prédominance sa
réalité. Mais la prédominance n’est pas, comme dans le néoplatonisme
postérieur, un principe de distinction hypostatique : l’hypostase du
second Un est le résultat du processus complet de procession et de
conversion, le résultat des actes qui constituent ce processus, la subs
tance unique dont les trois genres nous révèlent les aspects dynamiques.
Nos textes du groupe II n’emploient d’ailleurs jamais le terme d’hypos-
tase1 : ce terme n’apparaît chez Victorinus que sous l’influence de la
théologie chrétienne et c’est en tant que théologien chrétien que Victo
rinus a cru pouvoir identifier genres suprêmes et hypostases 2.
1. Cf. p. 332, n. 6.
2. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 2-3.
3. Jamblique, De anima, dans Stobée, I, 49, 39, t. I, p. 379, 2, Wachsmuth.
Je cite le texte dans la traduction de A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès,
t. III, p. 219 : « Les autres (pensent) que le but de la descente est d’offrir une
représentation de la vie divine (εις θείας ζωής έπίδειξιν) : telle est en effet la
volonté des dieux, de se rendre manifestes par le moyen des âmes; car les dieux
se produisent au dehors et se donnent en spectacle grâce aux âmes, quand elles
mènent une vie pure et immaculée. » Jamblique rapporte cette opinion à des
platoniciens de l’école de Taurus (11e s. ap. J.-C.), mais, comme le remarque
A.-J. Festugière, op. cit., p. 77, nous ne connaissons pas d’autres témoignages
concernant cette opinion. Jamblique, ibid., p. 378, 28 (Festugière, p. 219) nous
dit également que d’autres platoniciens de la même école enseignaient que les
âmes sont envoyées par les dieux sur la terre pour l’achèvement de l’univers
(εις τελείωσιν τοϋ παντός). A.-J. Festugière, op. cit., p. 75, compare ce texte à
Arnobe, II, 37, p. 78, 1-5 notamment : ad consummandam huius molis integritatem.
Dans Ia mesure où l’univers est manifestation de la puissance divine, cette autre
opinion est assez proche de la précédente et commente Tim., 41 c 1 : εί μέλλει
τέλεος ίκανώς είναι.
4· Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, ΐ7·
5· § 57.= I, 6ι, 2.
6. Imaginatio traduit alors peut-être εμφασις, terme employé lui aussi pour
désigner l’apparence chez Victorinus, § 38 = Ad Cand., 22, 1 : « Enfasin tem
poris » et § 9 = Ad Cand., 6, 9 : « Sola enfasi exsistente... eorum quae vere non
sunt. » Or εμφασις signifie tout spécialement « reflet », Porphyre, Ad Gaurum,
VI, p. 42, 9, Kalbfleisch : τάς έμφάσεις τής φαντασίας ώσπερ έν κατόπτρω et
334 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
foi x. Mais, dans ce cas, explicare signifiera « dérouler » plutôt qu’ « ache
ver ». Cela convient très bien à l’ensemble de la doctrine. L’activité
de l’âme, selon Plotin lui-même et surtout selon les néoplatoniciens
postérieurs, se traduit par un déroulement : déroulement dans le temps,
déroulement dans le raisonnement *12. Toutefois, il est peu probable que
l’on puisse traduire : l’âme « a déroulé un reflet ». En effet en produisant
un reflet, l’âme déroule ce qui est avant elle dans un état d’involution 3,
on ne peut dire qu’elle « déroule le reflet ». C’est le reflet lui-même qui
est le déroulement. Il faudra donc traduire : l’âme « a fait se dérouler
un reflet ». Tout en restant immobile, l’âme a fait se dérouler les raisons
séminales4 et le temps dans lequel elles se développent, en un mot
1. C’est en effet ce texte du Timée 37 d qui semble bien avoir été le point de
départ de ces spéculations sur la projection d’une image ou d’un reflet par l’âme
universelle. La doctrine de la génération des âmes particulières pouvaient d’autre
part se présenter comme une exégèse de Timée 41 d-42 d. Les semailles des âmes
et le déroulement du temps se trouvaient ainsi liées ensemble.
2. Notamment dans le gnosticisme, par exemple Plotin, Enn., II, 9 [33] 10, 25.
3. Enn., V, 3 [49] 8, 9 : ειδώλου, V, i [10] 3, 7 : είκών.
4· Le texte le plus caractéristique à cet égard est Enn., VI, 2 [43] 22, 28 :
« L’âme peut être en acte comme genre ou comme espèce ; il en résulte que les
âmes particulières sont des espèces ; et les actes de ces âmes sont eux aussi doubles :
si leur acte est tourné vers le haut, elles sont l’intellect; si leur acte est tourné
vers les choses inférieures, ces âmes deviennent les autres puissances qui sont
en elles, selon leur hiérarchie; la dernière de ces puissances touche la matière
et l’informe, et le fait qu’elle soit en bas, n’empêche pas tout le reste de l’âme
d’être en haut. » Le passage de la notion de partie à la notion de puissance se fait
surtout en VI, 4 [22] 4, 34 et 9, 1 sq.
5. C’est à cette image qu’aboutissent finalement les développements cités à
la note précédente, Enn., VI, 2 [43] 22, 32 : « Ce que nous appelons partie infé
rieure de l’âme n’est d’ailleurs qu’un reflet de l’âme; elle n’est point séparée
d’elle comme par une coupure, mais elle est comme le reflet dans les miroirs qui
dure tant que le modèle reste présent au dehors » et VI, 4 [22] 9, 37 : les puis
sances particulières ne sont pas plus coupées de leur source qu’un reflet de la
lumière dont il procède. On peut citer également IV, 9 [8] 4, 15 sq. : « Il y a une
âme unique qui est répandue dans la multiplicité des corps; mais avant cette
èaxte qui est « une dans le multiple », il y en a une autre qui n’est pas dans le
multiple et d’où procède l’âme qui est dans le multiple. L’âme qui est dans le
multiple est comme le reflet (εϊδωλον), répété en plusieurs endroits, de l’âme qui
n’est pas dans le multiple »; V, 2 [11] 1, 20 : « L’âme engendre ce reflet (είδωλο»)
d’elle-même qu’est l’âme sensitive et, dans les plantes, l’âme végétative »; I, 1
[53] 8, 17 : « Demeurant immobile, l’âme ne donne que des reflets (είδωλα)
d’elle-même, comme un visage en plusieurs miroirs; son premier reflet, c’est
l’âme sensitive qui est dans le composé humain ; c’est de celle-ci que procèdent
toutes les autres espèces d’âme, toujours l’une différente de l’autre, jusqu’à
l’âme génératrice ou productrice d’autre chose, de croissance par exemple ou
de tout autre action transitive s’exerçant sur un sujet différent de l’âme qui
produit » (j’accepte ici la transposition de Theiler : γεννητικοϋ καί άποτελεστικοϋ
άλλου).
6. On comparera surtout Enn., V, 4 [7] 2, 28 : « Il y a deux sortes d’actes,
l’acte de l’essence et l’acte dérivé de l’essence; le premier n’est autre que la chose
elle-même en acte; l’acte dérivé, c’est l’acte qui en suit nécessairement mais qui
est différent de la chose elle-même. Ainsi, dans le feu, il y a une chaleur qui
336 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
De même que l’intellect provient d’un acte second de l’Un, c’est-à-dire
d’un acte dérivé x, de la même manière, l’âme provient d’un acte dérivé
de l’intellect*12, et les âmes particulières d’un acte dérivé de l’âme uni
verselle3. C’est une loi générale de la réalité : toutes choses produisent
un reflet d’elles-mêmes4. Ainsi l’ensemble des choses ressemble à une
suite de reflets 56*. Comme le dira Macrobe, c’est « une seule lumière qui
illumine toutes choses et c’est un seul visage qui se reflète en toutes
choses, comme en une suite de miroirs qui se succèdent en un ordre
défini8 ».
L’image du reflet introduit donc la notion d’ « acte dérivé ». Cette
notion a toutefois une signification différente chez Plotin et dans nos
textes. Chez Plotin, il n’y a d’opposition qu’entre l’acte de l’essence
et l’acte qui dérive d’elle : le premier Un est acte immobile en lui-même.
Le second Un est un acte dérivé de cet acte immobile. A son tour le
second Un est acte essentiel et l’âme, acte dérivé de cet acte essentiel.
Dans nos textes, au contraire, il faut distinguer l’acte tourné vers soi,
qui pose l’être, l’acte tourné vers l’extérieur, qui détermine cet être et
constitue l’essence du feu, et il y a une chaleur qui dérive de celle-ci et qui est
produite lorsque le feu exerce en lui-même l’acte qui est inné à son essence,
c’est-à-dire par le fait même qu’il reste feu » et IV, 5 [29] 7, 13 : « Il y a dans le
corps éclairant un acte intérieur qui est, en quelque sorte, sa vie; cet acte est plus
puissant que l’acte qui en dérive et il est comme son principe et sa source ; quant
à l’acte qui se répand au-delà des limites du corps éclairant, il est le reflet (εϊδωλον)
de l’acte intérieur; c’est un acte second qui ne se sépare pas de l’acte premier. »
Cf. également IV, 5, 7, 44. L’exemple de la chaleur et du parfum se retrouve en
V, 1 [10] 6, 30-37. Sur cette doctrine des deux actes, cf. p. 228, n. 4.
1. Ênn., V, 4 [7] 2, 34-395 V, 1 [10] 6, 27-30·
2. Enn., VI, 2 [43] 22, 25-28 : « L’âme est partie d’une partie (c’est-à-dire
la particularisation d’une intelligence déjà particularisée), mais cela en tant qu’elle
est un acte dérivé de l’intelligence; en effet, lorsque l’intelligence agit à l’intérieur
d’elle-même, les résultats de son acte sont les intelligences particularisées; mais
lorsqu’elle agit à l’extérieur d’elle-même (je pense qu’il faut lire έξω αύτοΰ et
non έξ αύτοΰ, à cause ά’ένεργεΐ et des parallèles V, 1 [10] 6, 32 : προς τδ έξω αύτών
ou IV, 5 [29] 7> 34 '■ πρδς τδ έξω), le résultat de son activité est l’âme. »
3. L’âme particulière est acte dérivé ou reflet d’une âme antérieure, Enn., IV,
5 [29] 7, 44-51 : « Un reflet dans un miroir (έν τφ κατόπτρφ ε’ίδωλον) est l’acte de
l’objet qu’on y voit; cet objet agit sur ce qui peut subir son action, mais ne s’écoule
pas en lui... il en est ainsi de l’âme; en tant qu’elle est l’acte d’une âme qui lui
est antérieure, son acte, dérivé de la première, persiste autant que persiste la
première. » C’est également le sens de V, 2 [11] x, 20 cité p. 335, n. 5 : les âmes
inférieures sont des reflets et des actes dérivés de i’âme universelle, comme l’âme
universelle est reflet et acte de l’intellect. Toute cette doctrine de l’acte dérivé
est destiné à assurer l’immobilité de l’engendrant, cf. Victorinus, § 60 = I, 64,
6 : « Semper quae sursum sit. »
4. Enn., III, 6 [26] 17, 12 : ποιούντων γάρ πάντων <τών> δντων εις τά άλλα ή τδ
άλλο την αύτών ένόπτρισιν (Beutler-Theiler).
5. C’est probablement ainsi qu’il faut entendre Enn., II, 3 [52] 18, x6 où le
monde est présenté comme είκών άεί εΐκονιζόμενος, toutefois l’expression peut
signifier que le monde continue sans cesse à refléter les modèles (l’intellect et
l’âme) qui sont avant lui; en ce sens, il serait un reflet « déroulé ».
6. Macrobe, In Somn. Scip., I, 14, 15 : « Cunctaque hic unus fulgor illuminet et
in universis appareat, ut in multis speculis, per ordinem positis, vultus unus. »
UÂME-TRIADE CHEZ PORPHYRE 337
x. Cf. p. 233.
2. Cf. p. 228-232.
3. Cf. p. 284 sq.
4. Cf. p. 329.
5. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 63, 24 : « Et sicuti pater esse... sic anima
in eo quod anima ut potentia patrica. » De même que le second Un, réduit à
son esse, à sa potentia patrica, se confond avec le premier Un, de même l’âme,
réduite à son esse, s’identifie à l’hypostase antérieure, c’est-à-dire au second Un,
en tant que ce second Un est le monde intelligible.
6. § 60 = I, 63, 25 : « Et sicuti... filius duo, sed in motu et in actu... sic anima...
vivificatio et intellegentia in motu. » On rapprochera ce texte de § 25 = I, 32, 35 :
« Definitur enim motione et exsistit unum Ôv, duplici potentia in uno motu exsis
tente vitae et intellegentiae. »
7. § 60 = I, 64, 5 : « Explicavit imaginationem. »
8. § 60 = I, 63, 18, 25, 32 et I, 64, 1-2. Cf. p. 259 et p. 326.
9. § 60 = I, 63, 18 et I, 64, 5 : « Trinitas unalis secunda. » § 60 = I, 63, 16-27
à rapprocher de § 25 = I, 32, 27-39.
338 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
deux autres, puisque, dans l’âme, tout circule au travers de tout; et l’âme
tout entière est une et son unité est parfaite; enfin chez elle la partie est
consubstantielle au tout L »
Ici, comme en d’autres endroits, Proclus, en parlant des « anciens »
fait probablement allusion à Porphyre1 2. Porphyre considérait l’âme
comme une triade inférieure à la triade intelligible, mais pourvue de
la même structure. Cette triade inférieure était une triade « intellec
tuelle 3 »; tel est en effet le plan qui est propre à l’âme dans la hiérarchie
des étants. Cette triade intellectuelle vient immédiatement à la suite
de la triade intelligible, tandis que, chez Jamblique probablement,
chez Proclus certainement, la triade intelligible et intellectuelle vient
s’intercaler entre l’ordre intelligible et l’ordre intellectuel.
Si l’âme est consubstantielle à elle-même, parce qu’elle est être, vie
et pensée, est-elle aussi consubstantielle à la triade suprême de
l’être, de la vie et de la pensée ? Dans son Traité de Tâme, Jamblique
oppose, à ce sujet, deux opinions. D’une part, certains, comme Numénius,
Plotin, Amélius et Porphyre, affirmeraient que l’âme, même particulière,
est consubstantielle à tout le monde intelligible 4 : tout est dans tout,
bien que, pour chacun, d’une manière appropriée à son essence 5. D’autre
part, une doctrine, que Jamblique lui-même adopte, affirmerait que
l’âme vient après l’intellect selon une autre hypostase, comme une
réalité inférieure6. Cette opposition semble assez bizarre et il n’est
pas étonnant que Jamblique lui-même doive reconnaître que Plotin
ne professe pas cette opinion absolument et que Porphyre, tantôt s’en
sépare avec véhémence, tantôt y adhère fermement7. En effet, Plotin
pourrait être aussi bien un témoin de la seconde opinion8 que de la
son état d’unité originelle (in sua unalitate), elle est « en sa triple puissance »,
c’est-à-dire qu’en exerçant, selon un mode inférieur, et séparé, sa vie et sa pensée,
elle perd sa consubstantialité originelle; cette consubstantialité reste d’ailleurs
un premier moment transcendant éternellement contenu dans l’intellect, mais
l’âme elle-même se réalise comme une substance différente qui a seulement
des quaEtés semblables à celles de la substance inteUigible.
1. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 64, 1-4, comparer avec § 11 — Ad Cand.,
7, 20-22.
2. EUe est alors « inteUigible et intellectuelle », cf. p. 100, 178 et 191, n. 2.
3. Cf. p. 190.
4. Cf. p. 195.
5. Le point de départ de ces spéculations pourrait être Platon, Tim., 30 b :
νοϋν μέν εν ψυχή, ψυχήν δ’έν σώματι συνιστάς το παν συνετεκταίνετο, formule que
l’on retrouve dans les Oracles chaldaïques, cités par Proclus, In Tim., t. I,
p. 318, 18, Diehl (Kroll, De or. chald., p. 47; H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 181, n. 22) : νοϋν μέν ψυχή, ένί σώματι δ’άργφ ήμέας έγκατέθηκεν πατήρ άνδρών
τε θεών τε. Dans l’hermétisme, on trouve des traces de la doctrine des enve
loppements, notamment Corp. Herm., X, 13 où est présentée la suite intellect-
logos-âme-pneuma-corps. Sur cette doctrine des enveloppements et des véhicules
■on consultera les notes 48 et 49 de l’édition Nock-Festugière, Corpus Herme-
ticum, 1.1, p. 128-129, et E.-R. Dodds, Proclus, The Eléments of Theology, p. 313
sq.
6. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 64, 1-7 où l’âme universeUe est matière
du monde inteUigible et le « reflet » matière de l’âme universelle; voir aussi les
textes cités à la note suivante.
7. Victorinus, §§ 58-59. Le § 58 pose un problème intéressant. Il fait suite
■à un développement (Adv. Ar., I, 61, 28-62, 31) qui est un commentaire de
Gen., 2, 7 (texte concernant la création d’Adam) et qui comporte une inteipré-
tation allégorique de Matth., 24, 39-41. Nous sommes donc en pleine tradition
chrétienne et, comme je l’ai montré dans mon commentaire de l’édition Sources
chrétiennes, la distinction de deux âmes et de deux inteUects dans l’homme était
traditionneUe, au moins depuis Origène. On distinguait un inteUect bon et une
âme bonne, qui seraient sauvés, et un intellect mauvais et une âme mauvaise,
qui seraient abandonnés lors du jugement. On pourrait donc penser qu’en § 58,
où sont distingués un intellect divin, une âme divine, un intellect matériel, une
LES DEUX ÉTATS DE L’ÂME 341
On retrouve, en d’autres œuvres de Porphyre, les éléments de cette
doctrine : l’âme intellectuelle y est présentée comme le corps de l’intel
lect *1 ; l’imagination, identifiée à l’intellect ou au logos sensible, est à
son tour le corps de l’âme divine 2 ; cette même imagination, devenue
le logos de l’être vivant, prend pour siège les puissances qui lui sont infé-
vie étemelle. » Nous avons déjà fait remarquer (p. 340, n. 7) comment cette
poctrine était différente de celle, apparemment analogue, professée en Adv.
Ar., I, 62, 23-25. Dans le développement « chrétien », il y a un choix entre les
éléments sauvés et le vieil homme qui est abandonné. Ici, tous les éléments sont
purifiés; il n’y a pas de choix. Quatre termes doivent être purifiés : l’âme divine
(dans la mesure où elle a pris un corps spirituel, qui est l’imagination), le logos
sensible ou imagination, l’âme sensible, enfin le corps. La notion de purification
des éléments inférieurs de l’homme semble venir des Oracles. Le De regressu
animae parle d’une purification de l’âme intellectuelle par détachement du corps
(fr. il, Bidez, De civ. dei, X, 30 et XII, 27), d’une purification de l’âme pneuma
tique, c’est-à-dire de l’imagination par les rites chaldaïques (fr. 2, 3, 4, Augustin,
De civ. dei, X, 9; X, 27). Les Oracles semblaient envisager également un salut
et donc une purification pour les parties inférieures de l’homme. C’est du moins
ainsi que les néoplatoniciens les comprenaient, car Synésius, De insomn., IX,
p. 162, 2, Terzaghi, après avoir cité (p. 161, 16, P.G., t. LXVI, 1297 B)
l’Oracle : « Il y a aussi pour le reflet une place dans le lieu rempli de lumière »
(άλλα καί είδώλω μερις εις τόπον άμφιφάοντα) entend cet είδωλον comme dési
gnant le véhicule de l’âme, composé de feu et d’air (cf. H. Lewy, Chcddaean
Oracles, p. 219, n. 168, qui pense que cette interprétation de Synésius n’est pas
conforme à la lettre des Oracles pour qui le véhicule se dissout dans l’ascension
de l’âme). Un autre Oracle (cf. Psellus, Expositio in orae, chald., P.G.,
t. CXXII, 1140 B; Kroll, De or. chald., p. 54; H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 169, n. 387) : σώμα σαώσεις (tu sauveras ton corps) semble affirmer un salut du
corps. Selon H. Lewy, op. cit., p. 213 et sq., il ne s’agirait que d’un salut médical,
d’une pureté et d’une hygiène à observer en cette vie. Mais il est possible que les
néoplatoniciens aient pensé, comme Synésius, à une sorte de métamorphose des
éléments du corps au sein du corps cosmique de l’âme divine (Synésius, De
insomn., IX, p. 162, 19, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1297 C) : έν τάξει τιν! τοϋ
κυκλικού γίνεται (sc. τδ εϊδωλον). La fin du texte de Victorinus, § 58 = Adv. Ar.,
I, 62, 38-39 : « Ut accipiat lumen aetemum » semble d’ailleurs correspondre à
une conception chrétienne de ce salut des éléments du composé humain.
1. Victorinus, § 27 = Adv. Ar., I, 32, 57-78.
2. § 25 = I, 32, 27-39, notamment 37 : « Inpassionaliter quidem ista. »
3. § 27 = I, 32, 60 : « Motione in duplicem potentiam procedente quae sola
patitur. »
4. § 27 = I, 32, 65-68.
5. § 27 = I, 32, 68-72.
6. § 27 = I, 32, 72-78.
CHAPITRE VI
Ld’agir et la forme
I. — La question initiale :
VIVIT ET VITA SONT-ILS IDENTIQUES OU DIFFÉRENTS?
i. Victorinus, §§ 61-69.
2· §§7o-73·
3· §§74-89·
346 L’AGIR ET LA FORME
montrer que ces genres suprêmes se présentaient sous le premier type
d’implication, celui de l’altérité dans l’identité. Tout mélange supposant
une unité antérieure, le mélange entre l’altérité et l’identité postulait lui
aussi l’existence antérieure d’une identité pure. Il fallait donc replacer
le problème dans la perspective de l’exégèse du Parménide, c’est-à-dire
des rapports entre le premier et le second Un, entre l’Un purement Un
et l’Un-Étant, ce dernier correspondant au mélange d’altérité et d’iden
tité. Ces rapports entre le premier et le second Un pouvaient aussi se
concevoir comme des rapports entre l’Un et la triade intelligible : exis
tence, vie, pensée. Pour répondre complètement à la question concer
nant l’identité et l’altérité entre l’être, la vie et la pensée, il fallait donc
distinguer deux états de la triade : d’une part, un état d’unité originelle
ou de confusion totale — pour reprendre une terminologie inspirée
du Parménide : l’Un de l’Un-Étant1 — et, d’autre part, un état d’altérité
dans l’identité, dans lequel la vie et la pensée étaient animées d’un mou
vement double et unique de procession et de conversion. Il apparaissait
ainsi que la question initiale avait un double sens : premièrement, l’être,
la vie et la pensée sont-ils identiques entre eux, secondement, l’être, la
vie et la pensée sont-ils, respectivement, identiques à eux-mêmes dans
l’état d’unité originelle et dans l’état de manifestation ?
Notre groupe III commence par une question analogue, mais plus
énigmatique : le « Il vit » et la « Vie » sont-ils un, mêmes ou autres2 ?
Par un mouvement analogue, il passe lui aussi immédiatement de ce
problème particulier au problème général des rapports entre identité
et altérité 3, en montrant, d’une manière plus explicite que le groupe II,
que l’altérité dans l’identité se fonde dans une unité originelle.
Le raisonnement se présente ainsi : Vivit et vita ne semblent pas être
une seule chose, puisqu’il y a deux mots pour les désigner 4. Ils ne sem
blent pas non plus différents, puisqu’ils s’impliquent mutuellement5.
Ils sont donc à la fois mêmes et autres 6. Mais un tel type de rapport
des termes. Le passage du Parménide, 146 c, que j’ai cité dans mon commentairei
p. 980, n’est pas ad rem puisque dans le Parménide le sujet est l’Un, tandis qu’ic,
le sujet est le Même. En lisant alteris, on a le sens suivant : Ils sont donc mêmes ?
— Mais cette identité se trouve en deux termes différents l’un de l’autre. Donc
il y a identité et altérité en l’un quelconque de ces deux termes. »
1. § 61 = IV, 1, 16 : « Utrumque, hoc ipso quod est, et alterum est. »
2. § 61 = IV, 1, 18 : « Cum utrumque apud se unum est. »
3. § 61 = IV, 1, 18 : « In altero idem unum est. »
4. § 61 = IV, 1, 19 : « At cum idem unum est, vere unum est utrumque. »
5- §62.
6. §63.
7. § 62 = IV, 2, 3-6.
8. Cf. p. 204 et p. 232-234.
9. § 62 = IV, 2, 11-23.
10. § 62 = IV, 2, 14-15 : «Vitae esse suum est moveri. Ipsum autem moveri
hoc est vivere. »
11. § 62 = IV, 2, 15-16 : « Esse igitur et vivere est et essevitam. »
12. § 62 = IV, 2, 18-23.
348 L’AGIR ET LA FORME
1. Cf. p. 246, n. 1.
2. Cf. p. 216 et p. 352, n. 1.
3. Cf. p. 351 sq. et p. 411-412.
4. § 63 = IV, 3, 1-3.
5· § 63 = IV, 3, 3-5 où la question est posée : unane sit an duae? et IV, 3, 6-8
où la première hypothèse est envisagée : unam istorum, non geminam, copulam.
6. Je dois modifier, me semble-t-il, la traduction donnée dans Sources chré
tiennes, pour § 63 = IV, 3, 4 : « Utrum naturalis ista conplexio et bigemina
exsistentiae modo pura simplicitas unane sit an duae ?» Il me semble difficile
grammaticalement de lier ensemble exsistentiae et duae et de considérer comme
formant une seule expression pura simplicitas unane. Je pense maintenant que
exsistentiae modo pura simplicitas est une apposition à naturalis ista conplexio.
Le sens est donc le suivant : « Il nous faut rechercher si cette naturelle et mutuelle
implication (celle du vivre dans la vie et de la vie dans le vivre), qui, par son mode
d’être, n’est que pure simplicité, est elle même simple ou double ? » Dans l’ordre
de l’être, comme il a été démontré au § 62, vivre et vie sont pure simplicité, ne
font qu’un. Mais, faut-il distinguer, demande Victorinus, l’implication de la vie
dans le vivre de l’implication du vivre dans la vie ? Y a-t-il une seule implication
ou deux implications distinctes ?
7. § 63 = IV, 3, 7 : « Iure ac merito unam istorum, non geminam, copulam
ad exsistentiam sui esse dicemus. »
8. § 63 = IV, 3, 8-12.
9. Sur ce point, je change ma traduction et mon interprétation antérieures.
En § 63 = IV, 3, 12-14 : » Potentia enim λόγω que suo atque divino refert ista
geminari ut eiusdem naturae ac potentiae alterum cuius sit id a quo hoc alterum »,
je traduis maintenant : « Il importe que le vivre et la vie (ista) soient dédoublés
en leur puissance propre et en leur définition propre et divine, de telle sorte pour
tant que celui qui est produit par l’autre soit de même nature et puissance que
celui dont il provient. » Nous avons ici une application du principe de distinction
IDENTITÉ ET ALTÉRITÉ ENTRE LE VIVRE ET LA VIE 349
Jusqu’ici l’exposé se déroule donc selon un mode formel et hypothé
tique, sans décider encore si effectivement l’un des termes est cause
de l’autre. Une seule concession*1 : il existe une certaine différence
entre le vivre et la vie, car ce n’est pas la même chose que l’acte et l’agir,
la puissance et l’acte, la cause et l’effet2. Mais, presque aussitôt, on va
passer de l’hypothèse à l’affirmation de fait : « Mais, à mon avis et selon
mon opinion bien éprouvée, puisque, dans la source primordiale et
originelle de la divinité première, le vivre est premier, la vie est seconde...
il s’ensuit que le vivre est cause de la vie et que la vie est l’effet du vivre 3. »
Dans les choses inférieures, c’est l’inverse : c’est la vie qui produit le
vivre des vivants4. Nous aurons à examiner plus loin la signification
de cette doctrine 56. Retenons pour l’instant qu’elle correspond à l’état
de distinction entre le vivre et la vie.
Le type de rapport ici défini en ce qui concerne le vivre et la vie est
tout à fait identique au type de rapport qui liaient entre eux les genres
suprêmes : unité originelle, puis implication réciproque e. Ici, plus encore
que dans le groupe II, il apparaîtra que ce type de rapport est destiné à
permettre d’imaginer une différenciation intérieure, une distinction qui
naît de l’unité sans s’ajouter à elle de l’extérieur7. Le modèle d’implica
tion qui permettait de concevoir l’immanence réciproque des genres
suprêmes était, nous l’avons vu 8, la dyade de l’Un et de l’Étant au sein de
l’Un-Étant, entité qui correspond à la seconde hypothèse du Parménide.
Comparant, en son traité Des genres de Tétant9, le rapport étant-mouve-
ment à ce rapport Un-Étant, Plotin effectue une démarche de pensée
tout à fait analogue à celle que nous venons de décrire au début de ce
groupe III. Il commence par affirmer l’unité de l’étant et du mouvement,
en excluant entre eux tout mode de composition :
« Le mouvement ne doit pas être subordonné à l’étant ni ajouté à lui, mais
il est avec l’étant : si on le trouve en lui, ce n’est pas comme en un sujet; car
1. Enn., VI, 2, 7, 16-20 : Κίνησις δέ οΰτε ύπό τό δν τακτέα οΰτ’ έπί τφ δντι, άλλά
μετά τοϋ δντος, εύρεθεισα έν αύτφ ούχ ώς έν ύποκειμένω’ ένέργεια γάρ αύτοΰ καί ούδέτε-
ρον άνευ τοϋ έτέρου ή έπινοία, καί αί δύο φύσεις μία- καί γάρ ένεργεία τό δν, ού δυνάμει.
2. Victorinus, § 62 = Adv. Ar., IV, 2, 2-23·
3. Enn., VI, 2 [43] 7, 20-24 : Καί εί χωρίς μέντοι έκάτερον λάβοις, καί έν τφ δντι
κίνησις φανήσεται καί έν τη κινήσει τό δν, οϊον καί έπί τοϋ ένός δντος έκάτερον χωρίς
εϊχε θάτερον, άλλ’ δμως ή διάνοια δύο φησί καί εϊδος έκάτερον διπλοΰν έν.
4· Victorinus, § 63 = Adv. Ar., IV, 3, 12-13, cf. p. 348, n. 9.
5. Enn., VI, 2, 8, 3-5 : οϊς μέν γάρ τό είναι μετά ΰλης έστί, τούτων ούκ έν τφ νφ
τό είναι’ άλλ’ έστιν άθλα" & δ’έστίν άϋλα, εί νενόηται, τοΰτ’ έστιν αύτοϊς τό είναι.
LES DEUX ÉTATS D’UNITÉ 351
Nous retrouvons ici, dans le contexte de la seconde hypothèse du
Parménide, le type d’unité multiple déjà décrit à propos des genres
suprêmes. La comparaison entre la dyade étant-mouvement dont parle
Plotin et la dyade vivre-vie dont parle notre exposé nous permet de
reconnaître en ces deux états d’unité les deux états d’unité de l’Un-Étant.
D’une part, l’Un-Étant peut être considéré comme purement Unx,
d’autre part, il peut être considéré comme une dyade qui se réfléchit
en elle-même 12. De la même manière, si le vivre et la vie, pris en leur
état de distinction, se dédoublent en deux implications mutuelles, il
n’en faut pas moins supposer un état d’unité originelle dans lequel l’un
est l’autre sans composition.
C’est ce type d’unité multiple que Porphyre appelait « altérité dans
l’unité3 » et notre groupe II, « altérité dans l’identité 4 ». Porphyre
entendait par là une altérité intérieure à l’être :
« L’altérité ne vient pas de l’extérieur au véritablement étant, elle ne lui est
pas adventice, elle ne provient pas de la participation à quelque chose d’autre,
mais c’est par lui-même qu’il est multiple 56 . »
A la lumière de notre exposé, il apparaît que ces affirmations peuvent
revêtir un double sens selon l’état d’unité auquel elles s’appliquent. En
effet, notre groupe III semble faire écho à ces formules porphyriennes
lorsqu’il répète à trois reprises :
« Ce qui, en étant ce qu’il est, est autre, n’est pas double, mais un ®. »
Mais, dans le groupe III, ce principe est appliqué aussi bien à l’état
d’unité originelle qu’à l’état de distinction. Il apparaît même que l’état
d’unité originelle, selon un mouvement que nous connaissons bien7,
vient coïncider idéalement avec la première hypostase. En effet nous
voyons le principe en question appliqué à l’être-vivre-penser en Dieu 8 :
Dieu, tout en étant être-vivre penser, est Un et Seul parce que l’être-
vivre-penser ne résulte pas d’une composition; chaque terme est l’autre;
le tout est donc absolument un. Le même principe est appliqué au vivre
1. « Être » et « agir » constituent, pour ainsi dire, deux catégories que l’on
trouve utilisées chez Plotin, Enn., VI, 8 [39] 4, 27 : εϊπερ τδ αύτδ τδ είναι έκεϊ
καί τδ ένεργεϊν ou encore VI, 8, 7, 49 ■ κατά τδ είναι ή ενέργεια ή κατά την ενέργει
αν τδ είναι et Porphyre, Sent., 41, Ρ· 4°, 8, Mommert : δ δέ νοϋς... έν έαυτω...
κέκτηται τδ ένεργεϊν τε καί είναι.
2. Porphyre, Sent., 17, ρ. 6, 2, Mommert : ή ψυχή ούσία... έν ζωή παρ’ έαυτης
έχούση τδ ζην κεκτημένη τδ είναι.
3. Cf. Η. von Arnim, Die Quelle der Überlieferung über Ammonius Sakkas,
dans Rheinisches Museum, t. XLII, 1887, p. 276-285.
4. Priscien, Solut. ad Chosr., p. 48, 13 : « Anima et uita est quasi aliis eam
tradens et per totam se ipsam uiuit, quippe in se ipsam operans et ad se con-
uersa... Anima igitur uitalem habens motum simul mouet essendo uitam et simul
mouetur uiuendo. Quod uero mouet se et mouetur a se ipso, pure est a se ipso
motum : quod quidem in solis est incorporalibus et separatis essentiis, quale est
anima. »
5. Sur l’âme, image de la Vie, cf. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 7.
6. Cf. § 61 = IV, 1, 7-8 : « C’est parce que la Vie « vit » qu’elle « est » Vie et
c’est parce qu’elle « est » Vie, qu’elle « vit ».
7. Damascius, Dub. et Sol., § 65, t. I, p. 140, 22, Ruelle : ζην γάρ λέγομεντήν
ζωήν καί δοκεϊ άλλο παρά τήν ζωήν είναι, έστιν δέ επ' έκείνης δμως ταύτόν- σημαίνει
γάρ τδ ζωήν είναι. Cf. Victorinus, § 62 = Adv. Ar., IV, 2, 7 : « Cum... vitam
esse sit vivere. »
POURQUOI VIVIT ET VITA? 355
Tout ceci nous permet de comprendre de quelle manière on pouvait
être conduit à considérer spécialement les rapports entre le vivre et la
vie et à les concevoir finalement sur le modèle des rapports qui existent
entre les genres suprêmes. Mais rien, ni dans l’exemple de l’âme, ni
même dans la réalité de la Vie en soi, ne nous permet de comprendre
pourquoi notre exposé affirme que, si la Vie est cause du vivre pour
elle-même et pour les choses inférieures, c’est le Vivre qui est cause de la
Vie en soi *, autrement dit que la première hypostase est le Vivre, la
seconde, la Vie. Cette doctrine qui professe l’antériorité de l’agir sur la
substance est pour le moins singulière.
Je pense que, pour essayer d’expliquer la genèse de cette doctrine,
il faut la replacer dans l’ensemble du problème que posent les rapports
entre l’Un et la triade intelligible. Nous avons vu 12 la solution proposée
par Porphyre et par notre groupe II : la triade intelligible est être-vie-
pensée; son premier moment, l’être, dans lequel préexistent la vie et
la pensée, est à la fois transcendant et coordonné avec les deux autres
termes de la triade. Cette solution constituait une tentative pour concilier
la doctrine plotinienne de la transcendance de l’Un et la doctrine « chal-
daïque » de la préexistence de la Puissance et de l’intellect dans le Père.
Cette solution n’était évidemment pas entièrement satisfaisante. Dans
le groupe III, il semble bien que l’on soit en présence d’une nouvelle
tentative pour résoudre le problème. La triade intelligible va devenir
l’existence, la vie et la pensée. L’Un sera totalement transcendant à
cette triade, il ne sera plus le premier moment, coordonné à la triade,
il sera absolument incoordonné. Mais la préexistence de la triade au
sein de l’Un sera assurée par le fait que cet Un sera, non pas « existence-
vie-pensée » mais « être-vivre-penser » ; la triple forme intelligible s’esquis
sera dans l’agir divin 3.
Pour comprendre maintenant par quelle démarche de pensée, par
quelle méthode théologique, on pouvait ainsi passer de la vie au vivre,
de l’existence à l’être, de la pensée au penser, il nous faut maintenant
étudier attentivement un texte tiré du commentaire de Proclus Sur le
Parménide 4. Proclus y rapporte l’opinion de philosophes qui voulaient
définir une nature, une propriété caractéristique de l’Un, parce qu’ils
craignaient que l’esprit ne s’égarât dans le néant absolu en niant tout
de l’Un 5 :
1. Cf. p. 349.
2. Cf. p. 258 et p. 273.
3. Cf. p. 424-425·
4. Proclus, In Parm., p. 1106, 1-1108, 19, Cousin. Pour le texte grec, cf.
t. II, p. 117.
5. Proclus, In Parm., p. 1105, 32-1106, 1, Cousin.
356 L’AGIR ET LA FORME
(I. La méthode des paronymes 1.) « Acceptant cela (c’est-à-dire cette pré
tendue nécessité d’introduire une nature de l’Un), certains philosophes veu
lent remonter à l’Un en partant de l’intellect2 et de la substance intellectuelle;
ils prétendent qu’il faut placer, avant l’intellect (νοϋ), l’intellectualité, car, pour
eux, l’intellectualité (νοότητος) est plus simple que l’intellect, elle est en quel
que sorte la possession de 1’ « intelliger » (έξεως τοϋ νοεϊν) — car, disent-ils, les
actes sont antérieurs aux substances, parce qu’ils ont plus d’unité que les subs
tances. Et avant l’intellectualité, ils placent 1’ « Intellectifiant » (νοοΰν) : ils
n’entendent pas là ce qui exerce un acte, mais la cause de l’acte, ce qui produit
l’acte d’intellection, comme si quelqu’un disait : l’animant ou le mouvant. Et
avant cela encore, ils placent 1’ « Intellectification » (νόημα) ; et ils prétendent
que c’est là le Premier, parce que c’est le plus indivisible, de même que le
κίνημα est plus indivisible que le « mouvant 3 ». Et ils ne font pas cela seulement
selon cette voie, mais aussi à propos de chacune des formes, de telle façon
qu’ils aboutissent toujours à des termes semblables, je veux dire tels qu’ άγά-
Οωμα, κάλλωμα, άρέτωμα, ταύτωμα (bonification, pulchrification,virtutification,
identification) et autres termes analogues à ceux-ci et ils prétendent que
tout ce qui est de ce genre est l’Un.
A ces gens-là, il faut demander si ces divers termes diffèrent les uns des
autres par nature ou seulement par le nom. Si c’est par le nom 3, ils ne disent
pas ce qu’est l’Un, comme ils l’avaient promis, mais se livrent à de vains amuse
ments avec les plus divines de toutes les choses. Si ces termes diffèrent les uns
des autres par la substance, ils concevront une multiplicité dans l’Un, bien que
Platon, avant toute chose et sans ambiguïté, ait nié cela de l’Un. Et d’où ont-ils
reçu ce vocabulaire ? Quels théologiens prétendant que les substances viennent
après les actes ont-ils pu entendre ? Platon en effet et les autres théologiens
enseignent partout que les actes dépendent des puissances et les puissances des
substances. Mais il est inutile de discuter avec ces gens-là, surtout qu’ils ont
rendu des comptes à d’autres.
(II. L’Un est l’être de Dieu.) Il y en a d’autres qui pensent qu’il faut dis
tinguer Dieu et l’être de Dieu, réserver au Premier la dénomination d’être de
Dieu et faire connaître ainsi, comme telle la propriété de l’Un.
A ces gens-là, il faut demander comment nous pourrions admettre cet
« être de Dieu », puisque Platon nie de l’Un même le « Il est ». Comment aussi
distinguer en ces choses, l’individu et l’être de l’individu ? Pouvons-nous trans
porter de telles normes, des choses composées aux réalités simples, divines,
qui ont le plus d’unité ? Car, même pour l’âme, nous n’avons pas pu admettre
de dire qu’autre est l’âme, autre est l’être de l’âme; il en est de même
pour les autres formes immatérielles. Combien plus, quand il s’agit des dieux
1. J’ai introduit ces sous-titres pour guider le lecteur dans ce long texte et
pour lui permettre de se retrouver plus facilement dans le commentaire qui suit
cette traduction. Ce passage de Proclus a été étudié par E. Bréhier dans son
article L’idée de néant et le problème de l’origine radicale dans le néoplatonisme grec
dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1919, p. 443-475, réédité dans Études
de philosophie antique, Paris, 1955, p. 260-263. Je signalerai les points sur lesquels
mon interprétation diffère de celle d’E. Bréhier.
2. Pour rendre νοΰς, νοερός, νοότης, νοεϊν, νοοΰν, νόημα, paronymes qui inter
viennent successivement dans le texte, j’ai choisi le radical intellig- qui permettait
de faire correspondre aux mots grecs un certain nombre de mots français de
même radical. Toutefois, j’ai dû introduire le néologisme « intelliger » et je n’ai
pu traduire exactement νόημα. Mais le sens exact de ce mot exige une longue
étude que l’on trouvera plus loin, cf. p. 361 sq.
3. Telle est, semble-t-il, la bonne leçon. Voir d’autres remarques critiques,
t. II, p. 119.
TROIS ESSAIS DE DÉFINITION DE L’UN 357
mêmes, refuserons-nous d’introduire de telles distinctions ? Et comment donc
l’Un sera-t-il différent de l’être de l’Un? Nous ferons sans le savoir de l’Un
un Non-Un si l’Un est séparé de l’être de l’Un et s’il participe à quelque chose
qui lui est supérieur. »
(III. L’Un possède en lui les causes cachées des choses.) « D’autres ont dit
que le Premier, étant cause de toutes choses et situé au-dessus de la Vie, au-
dessus de l’intellect, au-dessus de l’Étant lui-même, possède d’une certaine
manière les causes de toutes ces choses selon un mode indicible, inconcevable,
le plus unifié, et inconnu de nous. Et les causes cachées des touts, qui sont en
lui, sont modèles antérieurs aux modèles. Le Premier lui-même est tout avant
les touts, sans avoir besoin de parties; car le tout qui est avant les parties a
besoin en quelque manière des parties et ce serait ce tout qu’aurait connu
Platon (Parm., t^yd), mais le tout antérieur aux touts n’a pas besoin de parties.
Ceux qui affirment cela n’entendent rien à Platon qui préfère n’utiliser
que la seule négation lorsqu’il s’agit de l’Un. Ils oublient ce qui est écrit dans
la Lettre à Denys : il y a là une exhortation à ne rien ajouter à l’Un; elle nous
enjoint de tout écarter de peur que, sans le savoir, nous attribuiions à l’Un ce
qui nous est connaturel et ce qui nous convient; et cette Lettre a affirmé qu’en
ces recherches la cause de tous les maux, c’est précisément de chercher quelle
sorte de chose est l’Un *. En dehors de cela, comment garderons-nous encore
l’Un ? Car le tout des touts contient, sous un mode simple, plus de choses que
les touts; mais l’Un lui-même transcende et domine toute totalité... 1 2 Et si
nous plaçons dans l’Un les causes inconnues de toutes choses, en remontant
non seulement de l’intellect, de la Vie et de l’Étant, mais de chacun des Étants
en soi, tels que la Beauté, la Vertu, le Juste et de chacune des autres choses de
ce genre, ils se trouvera que l’Un est, en sa multitude, autant de choses qu’est
l’intellect. Il ne serait plus Un alors et, à notre insu, nous dédoublerions les
Étants. Car les étants, ce seront aussi les causes des étants qui existent dans l’Un.
Au sujet de ces causes, nous nous demanderons comment, étant plusieurs,
elles sont unifiées et nous seront forcés d’admettre qu’avant elles, il y a l’Un
Mais alors, ou bien gardant absolument cet Un, nous nierons tout de lui, ou
bien, de nouveau, nous placerons tout en lui, et nous triplerons les étants;
et, remontant ainsi à l’infini, nous ne cesserons nulle part de dire que l’Un
possède aussi la multiplicité. C’est ce que certains des amis de Platon ont osé
dire, bien que toute multiplicité exige quelque chose de différent d’elle qui
unifie cette multitude, ou alors, s’il n’y a rien de tel, la multiplicité qui n’a
qu’une unité empruntée est incapable d’être le Premier puisqu’il lui manque
précisément l’unité. »
Entre les trois doctrines rapportées par Proclus, il y a analogie d’inspi
ration. Elles cherchent à imaginer une préexistence des choses dans
l’Un, soit en définissant l’Un comme un νόημα, un ταυτώμα ou autre chose
semblable, ou comme l’être pur de la forme divine, soit en affirmant sim
plement que l’Un « tout des touts » possède ineffablement en lui-même
les causes et principes de l’étant, de la vie et de la pensée. Selon la pre
mière doctrine, l’Un est νόημα, άγάθωμα, κάλλωμα, etc. ; il y a donc en lui
1. Platon, Epist., II, 312 e — 313 a : άλλά ποιόν τι μήν; τοϋτ’έστιν... τδ ερώτημα
δ πάντων αίτιόν έστιν κακών.
2. Je renonce à traduire ici quelques lignes (p. 1107, 33-37) dans lesquelles
Proclus fait allusion à sa propre doctrine : le tout des touts est à placer dans le
rang médian des intelligibles.
358 L’AGIR ET LA FORME
une multiplicité au moins virtuelle. Selon la seconde doctrine, l’Un est
l’être de Dieu, et cette notion d’être apporte aussi avec elle la puissance
d’une multitude de déterminations. Enfin selon la troisième doctrine,
tout est en Dieu d’une manière ineffable. Cette inspiration commune
rejoint la tendance générale qui se manifeste chez Victorinus dans les
groupes I, Il et III : ceux-ci admettent, eux aussi, une préexistence de
l’étant, de la vie et de la pensée, au sein de l’Un 4.
Mais c’est surtout avec notre groupe III que ces trois doctrines ont
d’étroits rapports. Après avoir reconnu ces ressemblances, souvent
littérales, nous comprendrons mieux l’opposition entre l’agir et la forme
qui caractérise tout ce groupe III.
La troisième doctrine rapportée par Proclus affirme tout d’abord que
l’Un est au-dessus de l’étant, de la vie et de la pensée 1
2. Mais elle admet
ensuite que les causes de l’étant, de la vie et de la pensée, se trouvent
sous un mode indicible, inconcevable, inconnu de nous, dans l’Un lui-
même qui est ainsi tout avant les touts et tout des touts 34 . Dans la troi
56789io.
sième partie de notre groupe III, nous retrouvons doctrine et expressions
analogues. L’Un est au-dessus de l’étant ou de l’être, au-dessus du vivre,
au-dessus du penser4. Mais en même temps toutes ces réalités sont en
lui : il est le préétant, le prévivant, le préconnaissant5 ; il a en lui la
préexistence, la « prévivance », la préconnaissance 6 :
« Ces choses existaient déjà en Dieu, sans doute, mais elles n’étaient pas
encore reconnues, pas encore nommées7. »
L’« être-vivre-penser » de Dieu est « incompréhensible 8 ». On retrouve
donc, dans cette troisième partie du groupe III, l’idée essentielle de la
troisième doctrine rapportée par Proclus : les causes de l’être, de la vie
et de la pensée (appelées dans notre groupe III, préexistence, prévivance,
préconnaissance) se trouvent en Dieu sous un mode innommé et inconce
vable 9. Peut-être peut-on même reconnaître dans l’expression univer
salium omnium universale : universel des universels10, employée dans
la deuxième partie de notre groupe III, un écho de la formule attestée
par Proclus : Dieu est le tout avant les touts ou le tout des touts u. Proclus
1. Sur cette doctrine, cf. E. Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien
stoïcisme, p. 20-23; O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 26.
2. Simplicius, In Categ., p. 216, 19, Kalbfleisch : ού μην ούδέ εί τινες άπό τών
εΐωθότων λέγεσθαι κατηγορημάτων ομοίως μέν έπί τών ύπαρχόντων <όμοίως δέ έπί
τών μή υπαρχόντων» (add. Ο. Rieth, Grundbegriffe, ρ. 57 et n. 2 ; cf. Simplicius,
ibid., p. 216, 27 : έπί τών μή ύφεστώτων) κατά τε τά κοινά συμπτώματα σωμάτων
καί άσωμάτων παράγουσι τάς ποιότητας, οίον από τοϋ δεδοκώσθαι δόκωσιν, καί άπό
τοϋ ΐσώσθαι ισότητα καί άπό τοϋ σώμα ύπάρχειν σωματότητα, ούδέ ούτοι όρθώς
άποφαίνονται. Ού γάρ άπό της συμβάσεως τών κατηγορημάτων αί έξεις ύπάρχουσιν,
οϊον ούκ έπειδή τό διεστάναι τοϊς κίοσι συμβέβηκεν, διά τοΰτο καί ή διάστασις περί
αύτούς βλέπεται. La dernière phrase est évidemment une critique qui émane de
Simplicius, mais elle montre bien le sens de la doctrine. Dans la suite du texte,
Simplicius, lignes 26-31, Simplicius oppose cette doctrine à l’enseignement
habituel des Stoïciens : c’est la qualité, par exemple la φρόνησις, qui produit
l’activité exprimée par le prédicat, par exemple le φρονεϊν, et non le φρονεϊν qui
produit la φρόνησις.
3. Simplicius, In Categ., p. 209, 24 : '0 δέ Αντίπατρος έπεκτείνει τοΰνομα τοϋ
έκτοΰ μέχρι τοϋ κοινοΰ συμπτώματος σωμάτων καί άσωμάτων οϊον τοϋ τί ήν είναι.
Comme le remarque Ο. Rieth, Grundbegriffe, p. 56, les Stoïciens ne parlaient
pas de τό τί ήν εϊναι mais de το τί ήν.
4- Le mot signifie « accident » chez Epicure, dans Diog. Laerce, X, 40, « attri
but » chez les Stoïciens, cf. Simplicius, In Categ., p. 224, 23, Kalbfleisch (exemple
φρονίμως περιπατεϊν, φρονίμως διαλέγεσθαι).
366 L’AGIR ET LA FORME
être communs aux réalités corporelles et aux réalités incorporelles, par
exemple le « ce qui est quelque chose » (το τί ήν). Selon Simplicius, il
admettait en outre que les qualités et constitutions résultent des mouve
ments actifs ou passifs, qui sont pourtant de purs κατηγορήματα.
L’exemple le plus intéressant pour nous est celui de la corporéité : la
corporéité résulterait du « fait d’être-corporel ». Cela veut dire que l’acti
vité qui consiste à être-corporel est elle-même corporéifiante ; elle forme
la corporéité. Comme l’a bien montré O. Rieth, il ne s’agit pas là d’une
opinion isolée dans l’école stoïciennex. Il existait dans le stoïcisme
une tendance très nette à considérer la forme ou la qualité comme le
résultat d’une activité, donc d’un pur κατηγόρημα. La raison de ce para
doxal renversement se trouve probablement dans la notion de mouve
ment tonique 1 2. Si ce mouvement produit la substance et la qualité, il
peut être conçu comme activité formatrice et permettre de concevoir
toute activité comme éventuellement formatrice.
Le matériel conceptuel utilisé par la méthode des paronymes est donc
d’origine stoïcienne. Mais la forme de la méthode est néoplatonicienne :
selon un mouvement de pensée que nous avons déjà rencontré3, elle
restaure la part de platonisme conservée par le stoïcisme. En effet, comme
l’a bien montré V. Goldschmidt4, le stoïcisme paraît tout d’abord l’héri
tier de la critique aristotélicienne des idées. Le platonisme hypostasiait
le prédicat : pour lui, la qualité ou l’attribut, séparé du sujet, considéré
en soi, devenait essence autonome et être plénier, auquel participait le
sujet sensible. L’aristotélisme « corporalisait » la forme platonicienne :
c’est en « participant5 » au sujet sensible que la qualité ou le prédicat
pouvait « être ». Les Stoïciens vont jusqu’au bout de l’aristotélisme :
sujet et prédicat, substance et attribut sont identifiés dans la réalité
concrète. Mais ils gardent quelque chose du platonisme : « Les incorporels
et les « pensées » jouissent d’un statut de quasi-existence 6. » De ce point
de vue, on peut dire que les prédicats, qui, pris isolément, séparés du
sujet, sont, pour les Stoïciens, des incorporels, retrouvent quelque chose
de l’essence platonicienne. Nous comprenons mieux maintenant la
VICTORINUS PROCLUS
esse vivere
id quod est esse vivens
ύντότης ζωότης
ον ζωή
Comme dans la doctrine dont nous parle Proclus, il ne s’agit pas ici
de quatre plans distincts de réalité. Seule la triade inférieure δν-ζωή-νοΰς
correspond toujours au second Un ou au sommet de l’intelligible. Mais
la triade όντότης-ζωότης-νοότης désigne tantôt ce même sommet de
l’intelligible, comme dans le groupe III7 et dans le groupe 18, tantôt
1. § 40 = Adv. Ar., III, 7, 10 : « Vel si altius metu quodam propter nota nomina
conscendas dicasque vel exsistentialitatem vel substantialitatem vel essentialitatem
id est ύπαρκτότητα, ούσιότητα, οντότητα. » § 41 = I, 50, 19 : « Intellegentialitas,
vitalitas. » § 47 = I, 52, 27 : « Substantialitas patrica. »
2. § 65 = Adv. Ar., IV, 6, 5, cf. p. 368, n. 4. § 81 = IV, 24, 23, où l’on trou
vera juxtaposés dans la description de Dieu exsistens et omniexsistentia, vivens
et omniviventia, intellegens et omniintellegentia,
3. Cf. p. 368, n. 5 ; § 81 = IV, 24, 37 et § 89 = IV, 29, 5.
4. § 69 = IV, 15, 3-13.
5. § 61 = IV, i, 4; § 62 = IV, 2, 23; § 67 = IV, 12, 14 : « Ex se habens istud
ipsum quod ei substantia est vivit. »
6. Cf. p. 365.
7. § 69 = IV, 15, 11-12.
8. § 69 = IV, 15, 9. 12, § 68 = IV, 13, 15.
9. § 68 = IV, 13, 15.
10. Cf. p. 364 n. 4.
11. § 69 = IV, 15, il.
12. § 63 = IV, 3, 16, où agere désigne vivere (et actio, vita). § 65 = IV, 6, 16 :
« Hoc utique agere in eo ponimus quod est vivere. »
13. § 61 = IV, 1, 5-6 : « Aliud in actu esse, aliud ipsam actionem esse. » Actio
nem esse correspond ici à vita, in actu esse à vivere. On songera évidemment à la
distinction entre ένέργεια et ένεργεία είναι (cf. Plotin, Enn., II, 5 [25] 1, 3-4,
comparé avec Victorinus, par P. Henry, Plotin et l’Occident, p. 60). Mais cette
distinction prend un sens spécial dans la perspective de la méthode des paro
nymes. L’in actu esse est synonyme d’agir, d’exercer une activité. C’est le sens
ύ’ένεργεία chez Plotin, Enn., VI, 1 [42] 15, 9-10 : το ποιεϊν έν ποιήσει είναι τινι’
τοϋτο δέ ένεργεία.
370 L’AGIR ET LA FORME
actus \ une fois seulement actio 12. Opus semble désigner l’exercice effectif
de cet agir 3. Mais Dieu est aussi appelé agens, c’est-à-dire qu’il distingue
mal entre νοοϋν et νόημα, peut-être par crainte d’un actualisme trop
marqué. Toutefois, on passe très facilement de 1’agens à Vagere :
« Dieu est donc le vivre, le vivre premier, le vivre qui vit par soi, le vivre
qui est avant le vivre de toutes les choses et avant le vivre de la vie elie-même.
Car il est agissant, il est celui qui agit toujours, celui qui agit sans aucun prin
cipe de son agir, celui qui agit sans être « agissant par un acte », de peur que
cet acte ne paraisse être un principe pour celui qui agit, mais au contraire il
agit de telle sorte que c’est l’acte qui est engendré, qui apparaît, qui s’épanche
par l’exercice de l’agir de celui qui agit. Cet agir, bien entendu, nous le faisons
consister dans le vivre 4. »
On voit apparaître dans ce texte en face de l’agere qui est le vivere,
1’actio qui est la vita ou mieux la vitalitas. L'actio correspond donc
à ce qu’était, chez Proclus, la νοότης. De même que la νοότης, qualité
substantielle, résultait de l’activité pure, de même Ï’actio résulte de
l’agere5. Actio semble presque traduire ποιότης. On sait que Platon
avait, dans le Théétète, rapproché ποιότης du verbe ποιεϊν, en affirmant
que l’agent (ποιοΰν) devenait qualifié (ποιόν) et non qualité (ποιότης) 6.
Tout se passe comme si, dans nos textes, cette étymologie erronée 7
était sous-entendue. Lorsque le latin de Victorinus dit : « L’agent produit
l’acte (actio) 8 », cette phrase signifie presque : « L’agent produit la
qualité (ποιότης). » Actio semble également traduire ποιότης dans la
1. Cf. p. 416.
2. Cf. p. 130.
3. Les trois doctrines étaient très probablement rassemblées dans l’original
utilisé par Proclus. En effet, ce qui intéresse Proclus en ces trois doctrines, c’est
seulement la troisième qui prétend que Dieu est « tout avant les touts ». Cette
troisième doctrine se rapporte au texte que Proclus est en train de commenter,
Parm., 137 d : « Si l’Un doit être un, il ne sera point un tout, il n’aura point de
parties. » Pour le commentateur qui professe cette troisième doctrine, Platon
parle ici du tout qui est antérieur aux parties, car le tout antérieur aux parties
a besoin des parties pour être tout. Mais le « tout avant les touts » n’a pas besoin
de parties pour être tout. Et l’on pourra dire alors, malgré Platon, que l’Un est
tout sans avoir de parties, si on le conçoit comme « tout avant les touts » (Proclus,
In Parm., p. 1107, 16-20). La première et la seconde doctrine n’ont pas de rap
ports avec le lemme commenté par Proclus. S’il les a exposées et critiquées en
même temps que la troisième, c’est probablement qu’il les a trouvées déjà réunies.
Sur leur unité d’inspiration, cf. p. 357.
LA MÉTHODE DES PARONYMES CHEZ PORPHYRE 373
1. Porphyre, dans Lydus, De mens., IV, 94, p. 138, 18 et suiv., Wünsch. Cf.
p. 385, n. 2.
2. Porphyre, Ad Gaurum, p. 57, 10, Kalbfleisch.
3. Porphyre, Phil. Hist., fr. XV, p. 13, 23, Nauck : την έκείνου, <εΐ οδτω>χρή
φάναι, ιδιότητα.
4· <Porphyre>, In Parm., X, 29-35·
5. <Porphyre>, In Parm., Il, 4-10. On comparera In Parm., X, 35 : έχόμενοι
τών περί αύτόν et in Parm., II, 7 : έν δέ τφ έχεσθαι μέν καί νοεϊν πάντα τά πάρ’αύτοϋ
καί δΐ αύτόν.
6. Proclus, In Parm., ρ. 1105, 34, Cousin.
7. Cf. Porphyre, Sent., 26, p. 11, 9, Mommert : τό δέ (μή δν υπέρ τό δν)
προνοοϋμεν εχόμενοι τον δντος.
L’AGIR ET LA SUBSTANCE CHEZ PLOTIN 375
1. § 64 = IV, 6, 1-17.
2. §§ 66-68.
3· § 69·
4· §§ 70-73·
5· §78.
6. §§74-89·
7· §§77-78.
8- §§ 79-8o et §§ 87-89.
9· §78.
10. §§ 79-80 et § 87.
11. §§ 88-89.
12. §§ 36-56.
378 L’AGIR ET LA FORME
i· §§79-8i.
2. §§ 87-89.
3. Cf. p. 447 sq.
4. Proclus, In Crat., p. 31, 12, Pasquali : διό καί παρακελεύονται οί θεοί νοεϊν
μορφήν φωτός προταθεϊσαν- άνω γάρ άμόρφωτος ούσα διά τήν πρόοδον έγένετο μεμορ-
φωμένη. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 18 et n. 2 qui rapproche ce
texte de la doctrine de la forme chez Victorinus.
5. Cf. p. 363 sq.
6. Cf. p. 349 et p. 376.
380 L'AGIR ET LA FORME
1. Cf. p. 364.
2. Victorinus, § 65.
3· § 64.
4. §§ 66-67. Π y a dans cette méthode une sorte d’exercitatio animi au sens
augustinien, cf. H. I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique,
p. 299 et sq. et P. Agaësse, dans Augustin, La Trinité, t. Il (Bibliothèque augusti-
nienne, t. XVI), p. 612-614. Ce mouvement de pensée se trouve également chez
Plotin, par exemple Enn., III, 8, où l’on s’élève de la nature à l’âme, puis à l’intel
ligence, pour mieux contempler la contemplation elle-même. Thomassin, De
deo, III, 26, 14 (Dogmata, t. I, éd. Vivès), p. 290, cite et commente avec beaucoup
d’admiration Victorinus, Adv. Ar., IV, 10, 45 et sq. = nos §§ 66-67, et il consi
dère que cette preuve de l’existence de Dieu, à partir des degrés de vie, est bien
supérieure à la preuve aristotélico-thomiste qui part des corps célestes.
5. Victorinus, § 64.
6. § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 16-17.
7· § 65.
LA PREMIÈRE PARTIE DU GROUPE III 381
On revient ensuite à la méthode de contemplation hiérarchique, sous une
forme plus développée 4. La matière elle-même devient corps, lorsqu’elle
reçoit le mouvement vital. Ce mouvement vital lui provient d’une puis
sance qui découle de la Vie première. Cette puissance vitale se répand
au travers des intelligibles, puis de l’âme, puis, grâce à l’âme, elle atteint
le monde sensible, et vient toucher la matière. Ainsi toutes choses vivent :
les choses corporelles, les âmes, les intelligibles, et enfin la vie en soi
d’où procède cette vie universelle. Cette vie en soi « vit » elle-même,
comme toutes choses. Il faut donc supposer 2 qu’il y a, au-delà de cette
vie en soi, le vivre pur, le « Il vit », le vivant absolu. Cette notion de « Il
vit » substantivé conduit à un développement sur la notion d’acte. Pour
définir la notion d’acte pur, propre à Dieu, on reprend une fois de plus la
méthode de contemplation hiérarchique3. Dans le monde sensible, les
puissances et les actes sont séparés temporellement : c’est par un dévelop
pement que les virtualités parviennent à maturité. Dans le monde phy
sique encore, mais céleste, cet écart tend à se réduire : les astres sont déjà
devenus ce qu’ils devaient être. Plus haut, avec le plan de l’âme, on atteint
la première ébauche de l’acte pur : l’âme se meut par son propre mouve
ment, son mouvement ou son acte est sa substance même. En cela elle
est l’image du vivre divin, c’est-à-dire de l’acte pur, pour qui le mouve
ment ou l’acte est l’être même.
Jusqu’ici, tout le mouvement de la pensée a consisté à permettre
d’imaginer un vivre absolu antérieur à la vie. Maintenant va apparaître
la notion de forme 4. La vie va être définie comme une forme qui résulte
de l’agir qu’est le vivre. L’activité sera donc formatrice : « Le mouvement
ou l’exercice de l’agir forme pour lui-même et par lui-même ce qu’il est
ou plutôt la manière dont il est s. » Si l’agir est le vivre, la vie apparaît
donc comme la manière d’être, la qualité ou la forme qui résulte du vivre.
Pour illustrer cette doctrine, on peut faire appel à l’exemple 6 que repré
sentent les rapports entre l’éternité et le présent divin. Dieu est et agit
dans un présent étemel. De cet agir éternellement présent résulte une
forme qui est l’éternité.
Toute cette première partie entrelace donc très étroitement trois
thèmes différents. Tout d’abord, utilisant la méthode des paronymes,
elle oppose le vivre et la vie et définit leurs rapports. Ensuite, pratiquant
la méthode de contemplation hiérarchique, elle parcourt les degrés de la
réalité en nous proposant une hiérarchie des étants, envisagée tout spécia
lement sous l’angle des actes de vivre. Enfin elle présente le vivre et la
1. §66.
2. §67·
3· §68.
4- § 68 = Adv. Ar., IV, 13, 15 et § 69.
5· § 68 = IV, 13, 21-22.
6. § 69.
382 L’AGIR ET LA FORME
vie d’une manière mythique en faisant appel aux métaphores de l’haleine
vitale et du fleuve de lumière. Nous allons donc étudier successivement
ces trois thèmes.
Toute cette première partie affirme, nous le savons, que le vivre divin
engendre la vie. Cette génération de la vie est décrite tout d’abord comme
la génération par Dieu d’une Idée x, puis comme la génération de l’éternité
2. Dans cette description, notre exposé utilise des éléments
par l’agir divin 1
traditionnels, mais il les transforme profondément.
La génération des Idées par Dieu est présentée dans un développement
au ton solennel qui commence par rappeler que toute considération
d’ordre et de succession, en ce qui concerne les choses divines, n’est
liée qu’à la faiblesse de l’esprit humain3. Les Idées4 sont appelées
« substances universelles des universels 5 », « formes originelles de toutes
les formes réalisées dans les étants 6 », « genres des genres7 », « puissances
universellement originelles de toutes les puissances8 ». Toutes ces
expressions désignent évidemment les genres suprêmes à partir desquels
le monde intelligible se déploie en se déterminant et en se particulari
sant. D’ailleurs, dans les cinq termes énumérés comme exemple 9, nous
1. Cf. p. 222-223.
2. § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 40-48.
3· § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 30 : progenuit.
4. § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 34 : profunduntur.
5. Cf. p. 378. Sur le problème général des Idées comme pensées de Dieu,
cf. A. Rich, The Platonic Ideas as the Thoughts of God, dans Mnemosyne, S. IV,
t. VII, 1954, p. 123-133 et A. H. Armstrong, The Backgroundof the Doctrine'That
the Intelligibles are not Outside the Intellect’, dans Sources de Plotin, p. 393-413.
6. Plotin, Enn., V, 2 [11] 1, 8-13. Comme le remarque H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 338, l’image de la génération comme écoulement des réalités intel
ligibles à partir de l’être divin n’est étrangère ni à Philon ni à Plotin. Mais le flux
des Idées à partir de la source paternelle ne se trouve pas littéralement chez Plo
tin : on ne peut que le déduire de la notion de génération de l’intelligence.
7. Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, 15 : « Vita nata est. » § 53 = I, 57, 12
(génération de la connaissance).
8. H. Lewy, Chaldean Oracles, p. 110, n. 177; W. Kroll, De or. chald., p. 23,
v. 2 et 15 (= Proclus, In Parm., p. 800, 12-26) : πηγής δέ μιας άπο πασαι έξέθο-
ρον... άρχεγόνους Ιδέας πρώτη πατρδς έβλυσε τάσδε αυτοτελής πηγή.
384 L’AGIR ET LA FORME
Ajoutons à cela que, selon les Oracles, les Idées se présentent originelle
ment sous la forme d’une triade qui, tout en mesurant toutes choses,
est elle-même mesurée L Le « fleuve » des Idées se répand en se subdi
visant à partir de cette triade première. De la même manière, notre exposé
conçoit les Idées suprêmes comme une triade qui mesure toutes choses 12.
La triade dont parle notre texte est considérée ici d’une manière
autre que dans le groupe IL Dans celui-ci le Père était le premier
moment de la triade et il contenait celle-ci en puissance; de cette manière,
il était en quelque sorte coordonné avec elle. Dans notre groupe III au
contraire, le Père, lui-même triadique (être-vivre-penser), est totalement
transcendant à la triade existence-vie-pensée, qui est la triade des Idées
donc nous parlons. Cette triade des Idées vient d’ailleurs, semble-t-il, au
troisième rang, après la triade être-vivre-penser qui correspond au
Père et la triade de la préexistence-prévitalité-préintelligence qui corres
pond à la forme intérieure à l’agir paternel. C’est du moins ce que l’on
pourra déduire de développements ultérieurs que nous rencontrerons
dans notre groupe III 3.
Ces perspectives différentes correspondent à des exégèses se rapportant
à des Oracles différents 4. Mais le groupe III ne cherche pas à coordonner
sa perspective propre avec celle du groupe IL
Notre exposé interprète la doctrine chaldaïque de la génération des
Idées à la lumière de la méthode des paronymes. Si la triade des Idées
premières : l’existentialité, la vitalité, l’intellectualité 5 provient de Dieu
comme d’une source, c’est que ces formes découlent de l’agir divin :
« C’est parce qu’il est le vivre, le vivre suprême, le vivre premier, le vivre
source, le vivre originellement originel, que Dieu a engendré ces trois puissances,
c’est-à-dire que, par l’exercice de son acte de vivre, il les a fait naître à l’être.
Ces puissances proviennent donc de l’acte de vivre et cette lignée, cette géné
ration est telle que naisse, de l’agent, l’acte, de l’être, l’essentialité ou l’essence
du vivant, la vitalité, ou la vie, du pensant, l’intellectualité ou la pensée univer
selle de toutes les pensées universelles 6. »
Ainsi les formes grammaticales abstraites7 qui désignent les Idées
revêtent une double signification. Par rapport aux choses inférieures
aux Idées, aux étants qui participent à elles, elles signifient que l’essen-
1. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 13, 15 : « Vita enim vivendi habitus est
et quasi quaedam forma vel status vivendo progenitus. » Cf. p. 369.
2. § 68 = IV, 13, 20 : « ... Quia aliquid operatur in se prima simplicitas. Quies
enim nihil gignit, motus vero et agendi operatio format sibi ex se quod sit vel
potius quonam modo sit. »
3; Cf. p. 226 et 366, n. 1.
4. § 68 = IV, 13, 22 : « Namque esse vivere est, vitam autem esse modus
quidam est, id est forma vivendi confecta ipso illo cui forma est. » Je lis mainte
nant modus avec l’édition princeps de Sicard, contre motus (A) retenu dans
l’édition de Sources chrétiennes : i° c’est l’esse ou vivere qui est motus, cf. § 68 a;
20 la vita est un modus, c’est-à-dire habitus, forma, status, cf. p. 369.
5. Cf. p. 422 sq.
388 L’AGIR ET LA FORME
correspond à une limitation, à une différenciation, à une spécification.
Si l’agir divin l’engendre, il est donc lui-même illimité, indifférencié,
absolument universel. La forme apparaît alors comme la limite de l’agir.
L’agir absolu s’exerce indépendamment de toute forme, l’agir particulier
s’exerce selon une forme particulière.
Cette doctrine correspond exactement à celle que nous avons rencontrée
dans le commentaire de Porphyre Sur le Parménide. Opposant l’intellect
« qui ne peut rentrer en soi » et l’intellect divisé en pensant et pensé,
Porphyre les comparait respectivement au sens commun et aux différents
sens. L’Intellect « qui ne peut rentrer en soi », c’est-à-dire coïncidant avec
l’Un, apparaissait alors comme un acte indépendant de toute forme, tandis
que l’intellect divisé était présenté comme constitué par des actes « déter
minés » ou « formés » :
« Chacun des autres actes est fixé à quelque chose et ordonné à cette chose
totalement, à la fois selon sa forme et selon son nom. Mais cet acte-là n’est
l’acte de rien; c’est pourquoi il n’a ni forme, ni nom, ni substance. Car il n’est
dominé par rien et il n’est « formé » par rien *. »
Ces affirmations demandent à être replacées dans la perspective de
l’ontologie porphyrienne telle que W. Theiler1 2 et R. Beutler3 l’ont
reconstituée. Tout étant est distinct du concept universel d’être par sa
forme d’être particulière et cette forme particulière le place à un certain
rang particulier dans l’échelle des êtres. D’autre part, les actes sont pro
portionnés aux substances; à telle substance déterminée correspond tel
acte déterminé. Les actes résultent des formes particulières qui définis
sent les substances. Mais, au niveau divin, nous le savons maintenant
par l’examen de la « méthode des paronymes », ce rapport est renversé :
l’acte est antérieur à toute forme et à toute substance 4. L’acte n’est plus
« prédélimité » par la forme, c’est la forme qui va résulter de l’acte. Il y
aura alors liaison étroite entre universalité, activité, indétermination
d’une part, particularité, détermination, forme d’autre part.
Ces principes de la métaphysique porphyrienne dominent toute la
première partie de notre groupe III. L’agir divin y est sans principe,
il ne résulte pas d’une actio antérieure 56(il faut entendre par là, nous
le savons ®, une qualité, une forme d’action), il ne s’ajoute pas à Dieu
comme à un sujet préexistantx. Il n’est donc pas l’agir d’un sujet, mais
il est à lui-même son propre sujeta.
Cet agir pur doit bien s’entendre comme un acte-mouvement au sens
stoïcien 123, bien plus que comme un acte-perfection au sens aristotélicien.
Le texte de Porphyre4 cité plus haut confirme cette interprétation.
Porphyre y parle d’actes résultant de formes, d’acte dépendant d’un
sujet et il en tire la notion paradoxale d’acte sans sujet.
C’est cette notion d’acte sans sujet ou sujet de lui-même que notre
exposé 56veut éclairer en parcourant toute l’échelle des actes depuis les
plus humbles jusqu’aux plus élevés, de façon à découvrir des actes de
plus en plus autonomes, de plus en plus libérés des sujets et des formes,
usqu’à l’agir pur qui apparaîtra ainsi comme un mouvement automoteur
et se donnant à lui-même son être et sa forme.
Trois degrés successifs vont être parcourus : le monde sensible, le
monde céleste, le monde supracéleste. Dans le monde sensible, les actes
seront déjà d’une certaine manière des mouvements automoteurs ®.
Sans doute, y a-t-il, dans cette région, une distinction, plus encore, un
écart, entre les puissances et les actes, c’est-à-dire entre les virtualités
et leurs réalisations, entre les raisons séminales et leur développement.
Le monde sublunaire est voué à l’attente; il est soumis aux exigences
du progrès et de la maturation. Mais les puissances y sont des virtualités :
elles possèdent déjà, par leur force propre, tout ce que les actes, en se
développant, manifesteront au dehors. Les actes ne s’ajoutent donc pas
de l’extérieur; ils procèdent de l’intérieur et manifestent ce qui était
caché; ils déploient ce qui était dans un état d’involution. En s’actuant,
les puissances se meuvent donc d’elles-mêmes et par elles-mêmes.
Mais ce mouvement automoteur est loin d’être totalement pur : il s’exerce
selon une forme déterminée et il est séparé de lui-même par le temps,
par l’écart entre le passé et l’avenir, entre les virtualités et les réalisations.
Dans le monde céleste, cet écart disparaît. Les astres sont « devenus ce
qu’ils devaient être7 ». Comme l’avait dit Plotin, ils ne parcourent pas
les lieux où ils passent, comme s’ils allaient quelque part, mais ils accom
plissent immédiatement leurs actes propres8. Il n’y a donc pas d’écart
entre leur être et leur activité et leur ensemble qui constitue la nature
1. § 67 = IV, 12, 15 : « Non enim ei accedere actus aut debuit aut potuit. »
2. § 67 = IV, 12, 14-15 : « Ex se habens istud ipsum quod ei substantia est :
vivit. »
3. Cf. p. 363.
4. Cf. p. 388.
5- §68.
6. § 68 = IV, 12, 18-25.
7. § 68 = IV, 12, 25-27, notamment : « Iam quod futurum fuerant facta. »
8. PLOTIN, Enn., IV, 4 [28] 8, 35 : τά άστρα φερόμενα τά αύτών πράττοντα φέρεται,
cf. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 12, 28 : « In operationes proprias suasque
dimissa. »
390 L’AGIR ET LA FORME
est animée d’une vie immédiatement parfaite. Dans le monde supra
céleste 1 enfin, l’âme a pour définition même le mouvement automoteur.
Son être est identique à son mouvement et à son acte 2. Toutefois ce
mouvement automoteur est encore reçu par l’âme, car elle n’est pas la
Vie en soi3.
Le mouvement propre à la Vie en soi n’est pas défini explicitement
par notre exposé. On peut toutefois suppléer à cette lacune grâce à des
textes parallèles. La Vie en soi se meut elle-même; plus encore que pour
l’âme, c’est pour elle sa définition et son essence4. Mais elle n’est pas
pour autant agir absolument pur. Elle est la Forme en soi 5, la première
détermination. La Vie vit, elle est Vie en vivant 6, mais son vivre n’est
que le vivre de la Vie, le mouvement de la Forme première. Son agir
est donc déterminé. Elle suppose donc avant elle l’agir absolument pur,
le mouvement totalement automoteur, le vivre antérieur à la vie. Elle
n’est donc finalement que le résultat de cet agir pur, de ce vivre totalement
indéterminé, le mouvement formé qui résulte du mouvement originel
lement formateur.
1. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 13, 1-14. Sur l’âme dans le monde supra
céleste, cf. p. 178.
2. § 68 = IV, 13, 7-9 : « Ut sit ei substantia ille ipse motus. »
3. § 68 = IV, 13, 14 : « Anima aliud, aliud vita. »
4. §§ 47-48.
5. § 68 = IV, 13, 23 : « Vitam autem esse modus quidam est, id est forma
viventis confecta ipso illo cui forma est. » § 69 = IV, 15, 8 : « Id autem quod
conficitur ex isto actu et quasi forma eius est, vita est. »
6. § 69 = IV, 15, 26-27 : « Hinc et in vivendo vita, antequam vita, et posterior
tamen vita, quia vivendo vita. »
7. Cf. §§ 10-15.
8. § 64 = IV, 5, 5-22; § 66 = IV, 10, 45 - 11, 33 ;§ 67 = IV, 11, 33 - 13, 29.
9. Selon le principe posé en §§ 61-63, cf. p. 351 sq.
10. § 64 = IV, 5, 5-22.
LA HIÉRARCHIE DES VIVANTS 391
Puis vient la Vie en soi, forme suprême qui, par l’agir, se donne à elle-
même son acte de vivre x. Cette fois, il y a antériorité de la Vie-sujet
sur le vivre qui est son acte 12. La Vie communiquera vivre et vie à tout
le plan de réalité des « intelligibles et intellectuels34». Ceux-ci, à leur
tour, les communiqueront, par l’intermédiaire de l’âme, au monde sen
sible i. Au fur et à mesure que l’on descendra dans l’échelle des vivants,
l’identité entre vivre et vie se relâchera. On aura une hiérarchie analogue
à celle qui a été proposée dans le groupe I, mais certains détails sont
différents de part et d’autre.
Comme dans le groupe I, le plan le plus élevé des étants, celui des
« intellectuels et intelligibles 5 » est lui-même doué d’une hiérarchie
interne, ce qui ne signifie d’ailleurs pas que chaque distinction y soit
hypostatique. Dans le groupe I déjà, la classe des véritablement étants
était couronnée par une sorte d’hebdomade :
L’Étant un et seul
l’existentialité, la vitalité, l’intellectualité,
l’existence, la vie, la pensée 6.
Nous retrouvons dans notre groupe III une structure analogue puisque
la Forme première qui correspond à l’Étant en soi est définie comme
triade de l’existentialité, de la vitalité, de l’intellectualité et comme triade
de l’existence, de la vie et de la pensée 7. Il est difficile de donner à ces
1. Le point de départ de la doctrine est Matth., 22, 30 et Luc, 20, 36. Témoin
important de cette tradition, Clément d’Alexandrie, Exc. ex Theod., 22, 3;
Pédag., I, 36, 6; Strom., VI, 105, 1; VII, 57, 5.
2. Cf. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 13, 5.
3. Cf. les allusions d’Augustin à ce problème, De Trinit., II, 7, 13 et III, 1, 5.
4. Cf. les textes cités par J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne,
p. 314 et P. Moraux, art. Quinta essentia, dans Paulys Realencyclopâdie, t. XXIV,
1, col. 1257 S<1· Comme le remarque J. Pépin, ibid., la corporéité des anges est
liée dans la tradition chrétienne à leur caractère créé.
5. Les Oracles qui connaissent également les anges (cf. p. 394, n. 1) parlent
également d’archanges, par exemple, Psellus, De aurea catena (Bidez, Catalogue
des Manuscrits Alchimiques grecs, t. VI, p. 160, 7) qui rapporte que Julien le
Chaldéen avait demandé à la déité chaldaïque appelée « Rassembleur de toutes
choses » de donner à son fils une âme d’archange (cité par H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 224, n. 195). Voir également Psellus, Hypotyposis, 17, p. 75, Kroll :
μετά δέ τήν αρχικήν τάξιν ή τών αρχαγγέλων έστίν άπδ δέ πασών τών αρχών ήγεμόνες
άγγελοι προέρχονται. Chez Porphyre, la distinction entre archanges et anges
apparaît dans la Lettre à Anébon, cf. Jamblique, De myst., II, 3, citant Porphyre,
et dans le commentaire de Porphyre sur le Timée, cf. Proclus, In Tim., t. I,
p. 152, 13, Diehl = Sodano, Porphyrii in Timaeum Comment, fragmenta, p. 11, 3 :
les archanges sont tournés vers les dieux. Dans les deux cas, il semble d’ailleurs
que la distinction entre archanges et anges se situe au sein du monde sensible,
puisque la distinction se rapporte à une série : dieux, anges, démons, qui est
intérieure au monde (cf. p. 396). Les archanges sont placés dans le ciel. Mais la
distinction entre anges du monde intelligible et anges du monde sensible conduit
à faire correspondre les distinctions d’un monde dans l’autre.
394 L’AGIR ET LA FORME
de Dieu, ceux qui sont séparés de lui et envoyés au loin, et ceux enfin
qui lui chantent un hymne. Cette classification, qui portait peut-être
la trace des spéculations hébraïques sur les Chérubins et les Séraphins,
pouvait être rapprochée des dénominations de « trônes » et de « gloires »,
qui proviennent probablement de la même origine x. Les Oracles, et
Porphyre à leur suite, affirment également que les âmes les plus pures,
celles des théurges, délivrées des liens terrestres, deviennent des anges
après leur mort, en prenant place dans le lieu propre aux anges 1 2. Il
semble d’ailleurs que ces âmes, devenues anges, soient envoyées en
mission sur la terre pour révéler aux hommes « la profondeur du Père 3 ».
βάλλει τά κατ’ ούσίαν ετερα είδη της ζωής εις αλληλα (Les formes de vie dif
férentes en substance ne peuvent se transformer les unes dans les autres). A
cette objection, Porphyre lui-même (Sent., 16, p. 5, 3, Mommert) et Jamblique
(De myst., Il, 2) avaient déjà répondu en disant que l’âme est en affinité avec
toutes les formes.
1. Cf. p. 394, n. i.
2. Cf. p. 392.
3. Sur cette distinction entre vertus ou puissances contemplatives, purifica
trices et pratiques, cf. J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne, p. 380-
389. On sait que Porphyre, Sent., 32, p. 17-25, Mommert, est le premier témoin
de cette classification. J. Pépin, p. 387, montre qu’il y a toujours eu, depuis
Plotin, une « topographie » des puissances, c’est-à-dire un rapport entre le degré
des puissances et un certain domaine de la réalité; le meilleur résumé de cette
doctrine se trouve dans Olympiodore, In Phaed., p. 46, 22-24, Norvin : κατά δέ τάς
πολιτικάς τά έγκόσμια ϊσμεν, κατά δέ τάς καθαρτικάς τά ύπερκόσμια, ώς δέ θεωρητικάς
έχοντες τά νοερά. On peut considérer que les anges du monde intelligible
qui sont en présence de Dieu et tournés vers Dieu correspondent aux vertus
contemplatives, tandis que les anges envoyés dans le monde sensible correspondent
aux vertus pratiques et politiques.
4. Cf. p. 397-398.
5. Victorinus, § ii. Cf. p. 190.
6. § 60. Cf. p. 331.
7. § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 9 : « Quod est vivere animae, aut uniuscuiusque
aut illius universalis atque fontanae. » § 66 = IV, 11, 13 : « Mox in animam fon
temque animae gradatim veniens. »
396 L’AGIR ET LA FORME
S
s
1
398 L’AGIR ET LA FORME
nant pas l’expression à son compte : il parle seulement de ceux que l’on
appelle les dieux « nés du monde et dans le monde ». L’expression remonte
à Platon lui-même 1 et se retrouve chez Plotin 2. On peut remarquer
aussi que dans l’exégèse des Oracles apparaissent souvent des dieux
« encosmiques », c’est-à-dire célestes34; ils correspondent à l’élément
éthéré. Les anges du monde sensible que l’on situerait normalement
dans l’élément igné, se trouvent peut-être aussi dans l’élément éthéré,
si l’on en croit le De regressu animae*. Les démons sont traditionnel
lement situés dans l’air 56. Nos textes ne font aucune distinction entre
bons et mauvais démons. Les animaux et les non-vivants se trouvent
dans l’eau et sur la terre. Au-dessous de tout, la réalité corporelle est
agitée d’un flux et d’un reflux désordonnés ®.
1. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 27 qui compare (n. 5), Victo
rinus (materiae faecibus) avec Macrobe, In Somn. Scip., I, 12, 15 et surtout
avec Julien, Oratio V, 175 b, rapportant explicitement le mot σκύβαλον aux
Oracles. Cf. H. Lewy, p. 213, n. 144 (Kroll, De or. chald., p. 61) = Synésius,
De insomn., p. 161, 15, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1297 B) : τ° της ύλης σκυβάλου;
Lydus, De mens., p. 6, 13, Wünsch : τδ τοϋ παντός ύλικοΰ σκύβαλον κατά τδ λόγιου.
2. Cf. W. Theiler, ibid., ρ. 26-29. θη peut souligner les points communs
suivants, entre Victorinus et les néoplatoniciens postérieurs : l° le fleuve de
lumière vitale se répand sur toutes choses en prenant son origine dans la Vie
(qui peut être appelée mythiquement Hécate, ou Déméter ou Rhéa) (cf.
p. 402), par exemple, Proclus, In Crat., p. 91, 11, Pasquali : Δημήτηρ... πληροί
πάντα μέν τά ύπερκόσμια τών τής ζωής τής παντελούς οχετών... πασιν επιρρέουσα τά ζην
(cf. Proclus, Plat, theol., p. 322, 15, Portus : έπιρρεί τούς τής ζωής οχετούς). Pro
clus, Plat, theol., ρ. 293, 41, Portus: (ό δημιουργός) έκ τής νοεράς ζωής άπογεν-
νάται καί πληροΰται πρώτιστος τών τής ζωογονίας οχετών. Διδ καί ηάσιν επιλάμπει το
ζήν. 2° Ce fleuve de lumière s’étend jusqu’à la matière (cf. p. 402, n. 5) cf. Proclus,
In Tim., t. II, p. 107, 6, Diehl : μέχρι γάρ τοϋ κέντρου (de la terre) πρόεισιν ό τής
ζωογονίας οχετός, ώς καί τά λόγιά φησι... καί πέμπτον μέσον άλλο πυρήοχον ένθα
κάτεισιν μέχρις ύλαίων οχετών ζωηφόριον πΰρ. Proclus, Plat, theol. ρ. 268, 4°, Portus :
τήν δλην ζωογονίαν... μέχρι τών έσχάτων τούς έαυτής οχετούς έκπέμπει παρασκευάζει.
Synésius, Hymn., I, 3^, Terzaghi : ίνα καί πυμάτα μερίς έν κόσμω λελάχη ζωας
έπαμειβομένας. Ibid., I, 413 : (‘να) διέπη ταρσούς κραναοΰ κόσμου μέχρι καί νεάτου πυθ-
μένος δντων, χθονίας μοίρας όσίαις πραπίσιν έλλαμπόμενος. 30 La descente du fleuve
lumineux se fait par degrés, cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 249, 15, Diehl (dieux,
anges, démons, âmes, nature) et, comme le souligne Theiler, p. 27-28, Synésius,
Aegypt., p. 79, 6 et sq., Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1225 C). Chez Macrobe,
In Somn. Scip., I, 14, 15, l’image des degrés rejoint celle de la chaîne continue :
« Omnia continuis successionibus se sequuntur degenerantia per ordinem ad
imum meandi... invenietur... a summo deo usque ad ultimam rerum faecem una
mutuis se vinculis religans et nusquam interrupta connexio et haec est Homeri
catena aurea. »
3. Cf. p. 265.
4. Cf. p. 399.
5. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 19-20 : vivendi idolum. On remar
quera Plotin, Enn., VI, 3 [44] 23, 5 : είδώλφ... ζωής, mais il est possible aussi qu’iifo-
lum corresponde à 1’εϊδωλον, c’est-à-dire à cette image fantomatique qu’est le
corps vivant. La notion, bien connue de Porphyre, Sent., 29, p. 13, 4. 7, p. 14,
1, P· ï5> S> Mommert, se retrouve dans les Oracles, cf. H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 213, n. 144; Kroll, De or. chald., p. 61 = Synésius, De insomn.,
p. 161, 15, Terzaghi : ούδέ τδ τής ύλης σκύβαλον (cf. n. 1) κρημνω καταλείψεις,
άλλά καί είδώλω μερίς εις τόπον άμφιφάοντα.
6. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 1-27· Cf. p. 185-186.
7. § 66 = IV, il, 15 : « Quasi quadam cognatione. » Il y a une parenté entre
l’âme et la Vie.
404 L’AGIR ET LA FORME
qui, par elle, achève son œuvre de vivification. D’autre part, elle accomplit
sa tâche d’une manière trop passionnée : son audace indiscrète et impu
dente 1 la fait tomber; elle s’enfonce 2 dans la matière. Elle est prison
nière des éléments du monde 3, c’est-à-dire ou bien soumise aux astres,
ou bien située dans les différentes régions correspondant aux éléments
matériels 4. Arrivée sur la terre, elle est la captive des liens charnels 5,
mêlée à la corruption et à la mort 6. Cette description de la chute de
l’âme est inséparable de la description de la Vie universelle et elle semble
prendre un sens nouveau dans cette perspective.
1. Synésius, Hymn., I, 304, Terzaghi : τας ζειδώροις εφέπεις πνοιαϊς από σών
οχετών κατασυρομέναις. Sur l’influence de l’exégèse porphyrienne des Oracles
sur les Hymnes de Synésius, cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 2-9.
2. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 77, et, pour les rapports avec la théologie
solaire, p. 409 et 430, n. 109.
3. Pour le rapport entre le second livre de YAdversus Nationes et le De regressu,
cf. P. Courcelle, Les Sages de Porphyre et les viri novi d’Arnobe, dans Revue des
études latines, t. XXXI, 1953, p. 257-271; W. Theiler, Die chaldâischen Orakel,
p. 7 ; A.-J. Festugiêre, La Révélation d’Hermès, t. III, p. 50 (et Mémorial Lagrange,
p. 127 sqq.); J. H. Waszink, Timaeus a Calcidio translatus, p. XII-XIII.
4. On peut comparer Victorinus et Arnobe. Je mets en italique dans Arnobe
certains termes qui correspondent à des images diffuses chez Victorinus (inri-
gantur ) et certains termes qui correspondent textuellement :
Arnobe, II, 2 : victorinus, § 66-67 :
« Deum principem nosse, scire deo § 67 ; « Quis est iste unde in aeterna
principi supplicare qui, bonorum om atque mortalia vitalis spiritus spirat...?
nium caput et fons est, perpetuatum Deus, sine dubio, deus est... Hunc.,
pater fundator et conditor rerum, a quo omnium viventium originem, causam,
omnia terrena cunctaque caelestia ani caput fontemque dicemus, principium
mantur, motu inriganturque vitali et exsistentium, substantiarum patrem qui
qui, si non esset, nulla profecto res ab eo quod ipse est esse esse ceteris
esset quae aliquod nomen substantiamque praestat, secundum vim ac naturam
portaret. » percipientium vivendi potentiam subs
tantiamque moderatus. »
§ 66. « Cum... nihil sint omnia si non
vivant et motu vitali vacua nec molem
hylicam aut exsistentiae vel imaginem
vel speciem habere credantur... ergo
hylica quae sunt, ut esse videantur,
facit vis potentiaque vitalis quae
defluens (cf. inrigantur) a λόγω illo qui
vita est... »
L’HALEINE VITALE 407
fleuve de vie arrosant toutes choses, la même affirmation que si, Dieu ne
donnait la vie aux choses, celles-ci n’auraient aucune réalité.
Dans le développement de Victorinus que nous étudions, nous voyons
donc l’image mythique du souffle vital, du fleuve de lumière et de feu,
mise au service de l’expression d’une doctrine abstraite, celle de la
génération de la vie par le vivre, c’est-à-dire de la forme par l’agir.
Si l’agir ou le vivre sont identifiés à un souffle ou à un feu x, n’est-ce
pas pour la raison que le feu ou le souffle n’ont pas de forme définie ?
On se rappellera à ce propos que les Oracles conseillaient aux initiés de
« connaître la forme de la lumière après qu’elle s’est déployée *12 ». Ce
que Proclus commentait en disant :
« La lumière qui, en haut, était sans forme, a pris forme par la procession 3. »
Ainsi, dans tout le développement que nous venons d’étudier, les
images du fleuve de lumière vitale et d’haleine vivifiante servent à illustrer
la notion abstraite d’un mouvement vital source de formes ou, si l’on
veut, d’un agir formateur qui engendre aussi bien la vie première que
les formes corporelles qui se dessinent dans la matière. Ce Dieu, d’où
souffle sur toutes choses une haleine vitale, c’est le Vivant. Mieux encore:
« Il vit, il vit de toute éternité, ayant par lui-même ce « Il vit » lui-même; ce
« Il vit » est pour lui sa substance. En effet, il n’y a ni nécessité ni possibilité
pour lui que l’acte s’ajoute à lui comme un accident, de peur qu’à un moment
donné il soit inférieur à lui-même; il est toujours achevé, plénier, total; c’est
dans son être même que réside son être de telle manière 4. »
La suite du texte montre, nous le savons 5, que plus on s’élève dans la
hiérarchie des actes, plus l’acte correspond à un mouvement automoteur,
1. Nous avons déjà vu,, à propos du groupe II (§ 35), p. 250 sq., que le genre
« étant » et l’hypostase « Étant » se distinguent respectivement comme le genre
logique (aristotélicien) et le genre métaphysique (platonicien). Cette distinction
se retrouve à partir de la distinction entre genre « coordonné » et genre « incoor
donné ». Cette distinction apparaît dans le second commentaire de Porphyre sur
les Catégories, pour expliquer qu’« animal » puisse être attribué à « homme »
comme à une chose différente, alors que « homme » comprend dans sa notion
la notion d’« animal », cf. Simplicius, In Categ., p. 53, 6-9, Kalbfleisch : καί φησιν δ
Πορφύριος, δτι διττή ή επίνοια τοϋ ζώου, ή μεν τοϋ κατατεταγμένου, ή δέ τοϋ άκατατάκτου'
κατηγορεϊται οδν τδ άκατάτακτον τοϋ κατατεταγμένου, καί ταύτη έτερόν έστιν.
Donc, pour Porphyre, lorsqu’on attribue « animal » à « homme » et donc à « ani
mal raisonnable », on attribue la notion d’« animal » « non-coordonnée », prise
en sa compréhension à la notion d’« animal » particularisée et « coordonnée ».
La même distinction sert à expliquer qu’un terme homonyme ait un sens, indé
pendamment des sujets auxquels il est attribué d’une manière homonyme : il a
précisément son sens dans la mesure où il n’est pas attribué (Simplicius, p. 27,
23). Cette distinction sert également à distinguer entre espèce et individu dans
les réalités dont l’espèce n’a précisément qu’un individu (Simplicius, p. 56, 2).
Pour un aristotélicien, cette distinction n’a pas de valeur ontologique, mais un
platonicien était tout naturellement conduit à identifier le genre « incoordonné »
avec le genre suprême ou l’idée préexistante. Simplicius, p. 82, 35-83, 10, dis
tingue très clairement entre trois sortes de « genre » : le genre transcendant
(έξηρημένον τών καθ’ έκαστα) cause de la communauté qui se trouve dans les
individus, le genre inhérent aux différents espèces (τοϊς διαφόροις εϊδεσιν ένυπάρχον),
enfin le genre qui se réalise dans notre pensée par abstraction (έξ άφαιρέσεως).
Les deux premières sortes de genre correspondent respectivement au genre
« incoordonné » et « coordonné ». Έξηρημένον,, comme άκατάτακτον, s’oppose
à κατατεταγμένον, SIMPLICIUS, p. 69, 23 ; autres synonymes ό’άκατάτακτος : άσχετος,
p. 119, 22, άμέθεκτος, p. 219, 5 (cf. n. 4-5). Dans cette perspective, l’attri
bution, la « coordination » correspond ontologiquement à un mouvement de
concrétisation, de particularisation et à une chute dans le monde sensible.
Le genre κατατεταγμένον est déterminé, « homme » devient « tel homme » (Sim
plicius, p. 79, 26), et l’on peut opposer la substance άσχετον ειδικήν καί γενικήν et
la substance κατατεταγμένην καί ήδη γενομένην αισθητήν (119, 22).
2. Victorinus, § 7° = Adv. Ar., IV, 19, 8-9.
3. § 70 = IV, 19, 7 : principaliter principale (cf. p. 411, n. 3 et sq.), 13 : uni
versalium omnium universale, 19-20 : ipsum esse, ipsum vivere, non aut aliquid esse
aut aliquid vivere (aliquid = τί, l’esse n’est donc pas κατατεταγμένον, cf. n. 1).
4. § 70 = IV, 19, 10 : inparticipatum.
5. Simplicius, In Categ., p. 219, 5 : έξηρημένον καί άμέθεκτον (cf. n. 1).
L’INCOORDONNÉ ET LE COORDONNÉ 411
« incoordonné » n’est pas attribué, n’est pas un prédicat L Le premier
mode est tellement « imparticipé » qu’il n’a aucun contenu conceptuel
attribuable, il est être pur 12, le second mode est être de l’Étant et des
étants, c’est-à-dire l’être qui leur est « attribué ».
Cette distinction entre 1’ « incoordonné » et le « coordonné » nous
permet de comprendre pourquoi nous voyons ici, appliquées au premier
mode d’être, des qualifications qui avaient été attribuées dans la première
partie de notre groupe III à l’existentialité, la vitalité, à l’intellectualité,
c’est-à-dire aux genres suprêmes qui se situent au niveau de l’Étant.
Il s’agit d’expressions comme « universellement universel », « originel
lement originel », « universel des universels 3 ». Comment est-il possible
que les mêmes formules puissent être appliquées à des entités, qui sont
des aspects de l’hypostase « Étant », et, en même temps, à l’hypostase
« Être », qui transcende totalement l’hypostase « Étant »? Avant de
répondre à cette question, il sera utile de préciser la signification de ce
genre d’expressions. Une formule comme « universellement universel »,
suppose un schéma analogue à celui qui, à partir de la notion de « véri
tablement étant » (δντως δν), conduisait à distinguer quatre degrés
de l’étant4. On peut le reconstituer de la manière suivante :
τά καθόλου ------ >■ καθολικώς
τά μερικά ——-> μερικώς
D’un tel schéma résultent quatre termes : les universellement uni
versels, les universellement particuliers, les particulièrement universels,
les particulièrement particuliers. Cette classification se rapporte aux
1. Pour les Stoïciens, 1’ύπαρχεiv est le mode d’être, propre aux incorporels (cf.
Plutarque, De comm. not., 41, 1081 f; S.V.F., t. II, n. 518). Cf. p. 489, n. 1.
2. Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 10-16.
3. J’entends bien ici par « être » l’être-infinitif, τό είναι, appliqué à Dieu. Car
on trouve chez Philon une théologie négative appliquée à l’étant, τό ov, terme
utilisé par lui, pour désigner le Dieu suprême, par exemple, Philon, De vita
contempl., 2 : έπαιδεύθησαν θεραπεύειν τό δν δ καί άγαθοϋ κρεϊττόν έστιν καί ένός
εΐλικρινέστερον καί μονάδος άρχεγονώτερον. De gigant., 52.
4. DEXIPPE, Iw Categ., p. 35, 16-22, Busse : τό γάρ έστιν δταν κατηγορώμεν έφ’
έκάστου, τήν ΰπαρξιν προσκατηγοροϋντες αύτοϋ τοϋτο λέγομεν ή δέ ΰπαρξις καί τό
ύπάρχειν τό ύποκείμενον ού κεχωρισμένον τι δηλοϊ τοϋ ύποκειμένου, αλλά καθ’ έκαστον
τών δέκα μαρτυρεί τη ύποστάσει τό μή είναι άνυποστάτω αύτή άλλ’ ύφεστηκέναι.
On sait que le commentaire de Dexippe utilise les commentaires de Porphyre
et de Jamblique sur les Catégories (p. 5, 9, Busse).
5. Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 13-15 : » Infinitum, interminatum,
sed aliis omnibus, non sibi, et idcirco sine forma. » Cf. groupe I, § 19 = Ad Cand.,
13, 9 : « Infinitum », groupe II, § 36 = Adv. Ar., I, 49, 18-25 : “ Inmensum, invi
sibile, indiscemibile universaliter omni alteri et his quae in ipso et his quae post
ipsum, etiam quae ex ipso, soli autem sibi et discernibile et definitum. » Cf. égale
ment, dans le groupe III, § 78 = IV, 23, 13-15 et § 81 = IV, 24, 28-29 : « Inter
minatus, inmensus, sed ceteris, sibi terminatus et mensus. » Cf. p. 286. Le sine
forma de § 70 était déjà abondamment développé dans le groupe II, § 36 b — I,
49, 25-26 : « Sine forma, omnibus formis carens, neque quod sit ipsa forma qua
formantur omnia. » Cette « forma qua formantur omnia », c’est la seconde hypo
stase, l’Étant, constitué par la triade exsistentia, vita, intellegentia. Dans notre
§ 70, l’esse est aussi décrit per praelationem (IV, 19, 11) — expression que l’on
trouvait déjà dans le groupe I (§ 19 = Ad Cand., 13, 5-6 : « Per praelationem et
eminentiam ») et qui aura pour synonyme dans le groupe III (§ 78 = IV, 23, 25-
26) : « Per supralationem. » La méthode elle-même que désignent ces expressions,
méthode d’antériorité ou d’éminence, est abondamment utilisée dans le groupe II,
§ 36 = 1,49,13-17, cf. p. 279 sq. Mais le groupe II, § 36, appliquait cette méthode
aux différents aspects formels de la notion d’être. Notre § 70 l’applique à des
dénominations encore plus simples, IV, 19, 11-12 : « Ante unum et ante solum,
ultra simplicitatem. »
LA THÉOLOGIE NÉGATIVE APPLIQUÉE A L’ÊTRE 417
tentia x. Quant à la dénomination : universel de tous les universels 12, elle
est conforme à la définition du premier mode de l’être comme univer
sellement universel et originellement originel. Si l’Être ne peut être dit
Un ou Seul et s’il est, par prééminence, avant l’Un, avant le Seul3,
c’est qu’aucun prédicat, si universel soit-il, ne lui convient; il y a peut-
être là une allusion au nec unum nec omnia 4 que nous retrouverons dans
la troisième partie. Ce développement de théologie négative s’achève
sur l’identification entre l’Être pur et le Vivre ou le « Il vit56». Cette
identification montre bien que les notions d’Être pur ou de Vivre pur
sont obtenus, consciemment, par la même méthode, qui remonte des
formes à l’agir, des substantifs aux verbes pris absolument. Le mouve
ment qui remonte de l’Étant à l’Être est perçu comme identique au
mouvement qui remonte de la Vie au Vivre.
Nous devons maintenant nous arrêter un peu plus longuement sur
quelques lignes de ce développement de théologie négative :
« Cet Être est entendu en un certain concept, c’est-à-dire qu’il est perçu,
connu et cru par une pensée antérieure à la pensée plutôt que par la pensée
elle-même®. »
Elles doivent être rapprochées de formules analogues qui se rattachent
à la définition de l’Un comme « être-de-Dieu » :
« Les sages disent qu’il est conçu dans une « préconnaissance »; par elle-
même, cette préconnaissance n’est rien, mais elle est produite par la simple
conception de sa préexistence 7. »
Cette praenoscentia ou cette praeintellegentia se trouve évidemment
dans l’homme; elle doit être distinguée de la praeintellegentia qu’est
Dieu lui-même8. Cette « préconnaissance » n’est « rien », c’est-à-dire
qu’elle n’a pas de contenu intelligible; ainsi la subintellegentia du néant,
dans le groupe I, n’avait elle aussi par elle-même aucune réalité 9. Elle
est néanmoins produite par une opération de l’esprit (intellectu quodam,
conceptione). Mais cette opération de l’esprit n’appréhende aucun
Il a fallu que sortent l’existence, la vie, la pensée, pour que l’on sache
qu’il y avait déjà dans l’agir divin, engendrées immédiatement par lui,
la préexistence, la prévivance, la préconnaissance. En tant qu’identique
à Dieu, cette triple forme divine était inconnue et inconnaissable. Une
telle doctrine revient à affirmer que la forme qui résulte de l’agir divin
est déjà préformée dans l’agir. Si l’agir divin engendre l’existence, la vie,
la pensée, c’est qu’en lui déjà s’esquissent et se préforment sous un mode
indicible, ces trois formes qui se manifestent et le manifestent, lorsqu’elles
sont connues et déterminées. Toute la fin de notre groupe III sera consa
crée à la description du processus par lequel on passe de la préformation
à la formation, de la forme intérieure à la forme extérieure 3. Pour le
moment, nous devons surtout reconnaître ici le souci constant des
doctrines exposées dans le groupe III : montrer que les différences
sont intérieures à l’être et ne s’ajoutent pas à lui de l’extérieur, que les
formes sont préformées dans l’activité formatrice 4.
Il peut être intéressant de constater que les formules que nous venons
1. Cf. p. 387.
2. §§ 78-79 = IV, 23, 30-35·
3· §§ 87-89.
4. Cf. p. 349 et 352.
424 L’AGIR ET LA FORME
de lire éclairent certaines phrases du groupe II. On y lisait par exemple
ceci :
« La vie est apparue au-dehors... afin d’assurer la réalisation et la manifestation
de tous les universels — que le Père est en puissance — en sorte que la pré
intelligence se manifestât grâce à la notion des véritablement étants x. »
Cette « notion des véritablement étants » correspond, nous le com
prenons maintenant, à la connaissance de ce qui a été manifesté par la
« Vie », c’est-à-dire par la forme extériorisée, « connue » et « déterminée 12 » ;
elle correspond donc aux Idées et puissances universelles engendrées
par l’agir divin. Ce qui est manifesté dans cette forme extérieure, c’est
la forme intérieure, la préintelligence ou préconnaissance. Le groupe II
affirmait purement et simplement que cette « préintelligence » était
Dieu même 3. Par le groupe III, nous comprenons que cette « préintelli
gence » n’est que la forme intérieure de Dieu, c’est-à-dire le résultat
immédiat de l’agir qu’il est lui-même. Autrement dit, le groupe II
posait seulement que la vie et la pensée étaient contenues originellement
dans l’être divin avant de se manifester au-dehors par leur propre mou
vement. Le groupe III précise maintenant que cette vie et cette pensée
sont en Dieu le résultat de l’agir de Dieu, résultat qui devenant actif
à son tour se manifestera lui aussi au-dehors comme forme extériorisée
par son propre mouvement :
Groupe II Groupe III
Être (vie-pensée)·^^ Agir = être-vivre-penser
Forme intérieure = préexistence, prévivance,
préconnaissance
(être) vie (pensée) Forme extérieure = existence, vie, connaissance,
(être) (yïe) pensée
Tout le développement que nous étudions actuellement est centré
sur l’identité virtuelle entre « forme » et « connaissance ». C’est l’extério
risation de la forme qui doit rendre possible la connaissance : tant que
la forme reste intérieure, Dieu reste inconnaissable4. Mais la forme,
intérieure ou extérieure, est elle-même connaissance56; c’est donc la
connaissance qui, à son tour, rend possible l’extériorisation de la forme.
Il y a là une relation réciproque qui se fonde sur le fait que le connais
sable et la connaissance sont des relatifs ®. Au connaissable en puissance
tote, dans Metaphys., XII, 9, 1074 b 18-35, en admettant une « pensée qui se
pense », admet implicitement cette réciprocité, au niveau divin. Plotin reprend
cette doctrine au niveau de l’intelligence, Enn., \, 3 [49] 5, 41-48. Mais il n’aurait
pas admis une distinction entre la puissance et l’acte aboutissant à opposer un
état où connaissance et connaissable sont en puissance et un état où ils sont en
acte.
1. Victorinus, § 80 = Adv. Ar., IV, 24, 1-3.
2. § 80 = IV, 24, 3-4 : « Idem ergo cognoscibile et cognoscentia. »
426 L’AGIR ET LA FORME
i. §80 = IV, 24, 4-5 : « Sed ita ut cognoscibile quod sit, hoc sit cognoscentia. »
2· §§ 53-55 etcf. p. 314-315·
3. § 80 = IV, 24, 5-9·
4. § 80 = IV, 24, 9-10.
LES DEUX ÉTATS DE LA CONNAISSANCE 427
se donnant comme connaissable, elle-même à elle-même. En effet, puisque la
connaissance elle-même reste cachée, puisqu’elle est en soi, sans même qu’elle
rentre en soi comme si elle venait de l’extérieur en elle-même, mais puisqu’ elle
est plongée originellement en ce en quoi son être demeure immobile, cette
connaissance sert de forme à cet être pour qu’il soit connaissable en puissance.
Au contraire, lorsque la connaissance a été tirée au-dehors et que, sortie d’elle-
même en quelque sorte pour s’envelopper de son propre regard, elle se sera
faite elle-même connaissance en acte en se connaissant elle-même, alors est
engendré aussi le connaissable, parce que la connaissance elle-même est devenue
aussi son propre connaissable x. »
Ici deux états de la connaissance sont donc opposés. Originellement
la connaissance est « en soi », « cachée », « tournée vers elle-même 1
2 ». Mais
cette connaissance peut aussi « sortir au-dehors », « s’envelopper de son
propre regard », « devenir son propre connaissable 3 ». Dans ce second
état, nous retrouvons la description de la sortie de la connaissance telle
qu’elle nous était proposée dans le groupe II, avec des traits caractéris
tiques facilement reconnaissables : désir de se voir, sortie au-dehors,
retour à soi dans l’unité noétique du connaissable et de la connaissance 4.
Ce qui doit au contraire retenir tout particulièrement notre attention,
c’est la description du premier état. La connaissance « en soi », la connais
sance « cachée », est plongée originellement dans « son » être, dans
1’ « être-connaissance 56». Sa conversion vers soi ne se situe pas après
mais avant la sortie au-dehors.
Or le commentaire de Porphyre Sur le Parménide parlait d’une Intelli
gence « qui ne peut rentrer en soi * » et qui représentait précisément le
premier état de l’intelligence, « sa forme première7 », dans laquelle
connaissable et connaissance ne sont pas distingués. Nous avions reconnu
dans cet état originel de l’intelligence, 1’ « Un de l’Un-Étant », c’est-à-
dire l’Un-Étant (second état de l’intelligence) réduit à son unité origi
nelle et venant coïncider avec le premier Un8. Si dans notre texte ce
premier état de l’intelligence correspond à la forme intérieure de Dieu,
on comprendra mieux de quelle manière 1’ « Un de l’Un-Étant » vient
coïncider avec l’Un premier. Il est, en quelque sorte, la préformation du
second Un au sein du premier Un, comme la forme intérieure est la
préformation de la forme extérieure au sein de l’agir originel. Mais
surtout cette description de l’état originel de la connaissance rappelle
ce que le commentaire de Porphyre Sur le Parménide 9 nous disait sur
1. Cf. p. 378.
2. Victorinus, § 77 = Adv. Ar., IV, 23, 2-3 : « Actum quemdam quod
est vivere. »
3. Cf. § 80 = IV, 24, 16 : « (Cognoscentia) eius (sc. esse) formae est ut cognos
cibile esse possit. »
4. § 80 = IV, 24, 18-20 : « Se circuminspiciens. «
5. Cf. p. 429, n. 2.
6. § 81 = IV, 24, 34-39·
L’EXÉGÈSE DE TIMÉE 39 E 431
Les expressions « il est assis au centre de tous les étants », « il voit de
son œil universel les Idées des étants1 », viennent probablement directe
ment ou indirectement d’un texte religieux, hymne ou oracle. En effet
l’image de l’œil omnivoyant, placé au centre des choses, est très tradi
tionnelle dans les théologies solaires 2. Elle n’est guère compatible au
premier abord avec la doctrine néoplatonicienne de la transcendance
divine : comment l’Un absolument simple pourrait-il tourner son regard
vers les étants? Mais en lisant attentivement notre texte, on s’aperçoit
vite qu’il interprète l’image de l’œil d’une manière qui est tout à fait
conforme à l’exégèse du Timée dont nous venons de parler.
L’ « œil » de Dieu, c’est la lumière de sa substance. Sa substance,
c’est son agir : l’être, vivre, penser. Dieu voit donc par tout lui-même
dans la mesure même où il est un pur agir. Il voit les Idées des étants,
c’est-à-dire les Formes qui sont en lui-même, parce que, comme nous
l’avons vu3, elles résultent immédiatement de l’exercice de son agir.
Voir, pour Dieu, c’est donc être, mieux encore, c’est agir, c’est produire
immédiatement les Formes qu’il « voit » et qui sont identiques à lui.
La connaissance absolue ou la vision absolue, résultat de l’agir divin,
« voit » donc, c’est-à-dire « est » donc immédiatement les Formes ou les
Idées des étants. Au niveau de l’Un, l’intelligence absolue « est » elle-
même les Formes qui sont dans l’Un, ou plutôt ce sont ces Formes qui
sont identiques à elles et viennent se confondre avec elle4. Pour Dieu,
la connaissance ou l’intelligence n’est pas une faculté distincte, elle
n’est que le résultat de son agir, c’est-à-dire de lui-même, et elle « est »
sous un mode absolu, parce qu’elle se réduit à l’être de la connaissance 5.
Quant aux Formes ou aux Idées, elles ne sont pas un objet de connaissance
pour Dieu ou pour son Intelligence; elles sont sa connaissance ou son
Intelligence même en son état d’unité, de repos et d’être pur.
Porphyre s’était demandé, dans son commentaire Sur le Parménide 6,
si Dieu connaissait le Tout, c’est-à-dire en somme, s’il avait cette vision
totale qui est ici celle de l’œil omnivoyant. C’est pour répondre à cette
question qu’il avait défini la connaissance divine7, comme une connais
X. — Troisième partie :
2. Génération, manifestation, formation
participatione sui) avec plus d’efficacité (§ 83 = IV, 25, 20 : vigere). Mais elles
donnent aussi existence, vie, pensée au monde sensible (§ 83 = IV, 25, 21-22 et
§ 76 = IV, 22, 4-6), de telle sorte que l’être, vivre, penser des choses sensibles
soit « ombre ou image des trois d’en haut » (§ 76 = IV, 22, 5-6 : « Ut sint ista
umbra vel imago trium omnium superiorum », § 83 = IV, 25, 29 : « Cum ima
gines illorum trium hic quoque, id est in mundo, se praebeant. »)
1. § 83 = IV, 25, 25 : « In ea specie quae nunc est effecta. »
2. § 83 = IV, 25, 34-37 et 22-27.
3· § 83 = IV, 25, 27-34.
4. § 84 = IV, 25, 39-43·
5. Sur le thème de la génération-manifestation, cf. §§ 85-86 et § 69 = IV, 15,
23-26. Cf. p. 444.
436 L’AGIR ET LA FORME
nous l’avons vu, dans le groupe II x, sa prédominance sur l’autre. Mais
cette génération suppose l’implication mutuelle des deux opposés, leur
préexistence l’un en l’autre. Ainsi est donc résolu le problème posé par
le passage du repos au mouvement. Ce passage ne s’accompagne d’aucune
altération : la génération du mouvement n’est que la manifestation du
mouvement inhérent au repos.
Ainsi peut-on reconstituer le mouvement de la pensée dans cet exposé
consacré à la notion de génération. Pour expliquer et justifier cette recons
truction, il nous faut maintenant retrouver les problématiques plus
particulières dans lesquelles se situent les différents éléments utilisés
dans notre texte.
Tout d’abord, la notion même de contraire demande à être précisée.
En effet, sont énumérés ici comme contraires, le repos et le mouvement,
le non-être et l’être, la vie et la mort *2. Or les Catégories d’Aristote distin
guent nettement entre contraire et privation3 et notamment affirment
que rien ne peut être contraire à la substance 45. Dans notre énumération,
seuls repos et mouvement sont des contraires au sens strict, vie et mort
ou être et non-être devraient plutôt être classés dans l’opposition posses
sion-privation.
C’était là une difficulté habituellement rencontrée par les platoniciens
lorsqu’ils utilisaient le vocabulaire aristotélicien. Plotin, définissant le
mal comme la privation du bien, pouvait se demander si le mal pouvait
être aussi le contraire du bien 67? A une difficulté de ce genre, Porphyre,
semble-t-il ®, répondait qu’Aristote lui-même utilise souvent le mot
« contraire » d’une manière large, pour désigner toute sorte d’opposition
et qu’il confond souvent l’opposition de contrariété avec l’opposition
possession-privation. C’est le cas notamment dans la Physique'1 : si
toute génération va d’un contraire à un autre, c’est qu’elle est le passage
1. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 14-15 : « Quomodo istud sit, dicam.
Adsit deus, fiet facilius explicatio. »
2. § 83 = IV, 25, 32-34 : « Cum igitur aeterna sint ista, aetema et in hyle
elementa. »
3. Cf. p. 437, n. 3.
4. § 15 = Ad Cand., 10, 19-36, cf. p. 204.
5. Cf. p. 205.
6. Or c’est bien sur le couple de contraires vie-mort que l’attention se porte
en § 83 = IV, 25, 15-38, cf. p. 434.
LES CONTRAIRES : LA VIE ET LA MORT 439
entendons par là, avec Plotin et Porphyre, de l’âme et de la matière 4.
Reprenant les termes mêmes par lesquels Plotin affirmait cette impassi
bilité des incorporels 12, Porphyre y ajoute ensuite, dans ses Sententiae,
des formules qui nous éclairent sur le sens de l’opposition entre la vie et
la mort que nous rencontrons dans nos textes :
« De même que le changement et la passion sont dans le composé qui
résulte d’une matière et d’une forme, tel le corps, et qu’ils ne sont pas des attri
buts de la matière elle-même, de même, la vie, la mort, la passion, sont consi
dérées aussi dans le composé d’âme et de corps, mais ne sont pas des accidents
de l’âme, puisqu’elle n’est pas une chose composée de non-vie et de vie, mais
qu’elle est seulement vie. C’était ce que voulait dire Platon, lorsqu’il affirmait
que l’essence et la définition de l’âme sont le « mouvement par soi » (τό αύτο-
κίνητον 34
). »
5678*10
Pour l’âme, la vie est substance et qualité substantielle; pour la rtiatière,
la non-vie est substance et qualité substantielle. Pour les composés, vie
et non-vie sont des accidents qui se succèdent. Mais il n’y a, comme
nous allons le voir, ni vie absolue, ni mort absolue, pour les corps com
posés.
Afin de décrire les rapports entre le périssable et le permanent, le
corruptible et l’incorruptible, dans le monde sensible, notre exposé
va faire appel à des notions empruntées au Timée. Ce dialogue contient
en effet une description de l’apparition des corps dans le « réceptacle 4 ».
La « nature qui reçoit tous les corps » est mise en mouvement et découpée
en figures par les objets qui y pénètrent. Les figures « qui entrent et
qui sortent » d’elle, ce sont les images des réalités éternelles 5. Il y a donc
trois réalités : le modèle qui a une forme immuable, qui est inengendré,
indestructible, purement intelligible; le réceptacle qui ne peut mourir;
enfin la réalité qui est dans le réceptacle : elle naît, elle disparaît, elle
se meut6. Ces éléments fournis par le Timée, nous les retrouvons ici,
mais transposés dans le cadre général de l’ontologie propre à nos textes.
Le modèle devient ici la forme triple et une de l’existence, de la vie et
de la pensée7. Le réceptacle platonicien est identifié à la matière aristo
télicienne8, selon une tradition solidement établie. Cette matière elle-
même s’identifie concrètement aux éléments9, comme nous l’avons
déjà vu dans le groupe 119 La réalité intermédiaire qui naît et qui périt,
1. Cf. p. 205.
2. Porphyre, Sent., 21, p. 8, 15-9, 11, Mommert.
3. Ibid., p. 9, 15-10, 5.
4. Tim., 50 b et sqq.
5. Tim., 50 c : τά δέ είσιόντα καί έξιόντα τών 8ντων άεί μ'.μήματα.
6. Tim., 52 a-b.
7. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 15-22.
8. § 83 = IV, 25, 24-28, 33. . , ,
9· § 83 = IV, 25, 33 : « Aeterna et in hyle elementa. »
10. Cf. p. 204.
440 L'AGIR ET LA FORME
ce sont les formes matérielles 12345. Ces formes correspondent aux images
des êtres étemels, c’est-à-dire à la communication de la structure ter
naire, celle de l’existence, de la vie et de la pensée, aux réalités sensibles 2.
Ce schème général correspond tout à fait à l’interprétation porphyrienne
du Timée, telle que nous la connaissons par Calcidius3 : le modèle,
c’est l’idée; le réceptacle, c’est la matière; l’intermédiaire, ce sont les
formes qui se dissolvent et se recomposent ; ces formes, ce sont les images
des êtres éternels4. Toutefois on ne retrouve pas chez Calcidius, la
structure ternaire de l’existence, de la vie et de la pensée. D’autre part,
Calcidius n’insiste pas comme notre texte sur la pérennité des images
qui entrent dans la matière ®. Cette pérennité est une éternité de succes
sion, celle qui est propre au temps « image mobile de l’immobile éter
nité 6 ». Notre texte définit aussi ces images comme « les puissances qui,
par les lignes de l’âme, découlent à travers toutes choses7. »
Comme la « puissance vitale » « découlait » de la Vie première 8, ainsi
ces images « découlent », elles aussi, à travers toutes choses. Ces
« puissances » correspondent à ce que nous avons appelé 9 l’acte dérivé,
c’est-à-dire l’influx qui se répand sur les choses inférieures à partir
de l’essence des réalités premières. Et de même que la « puissance vitale »,
issue de la Vie première, accélérait son cours 10 lorsqu’elle atteignait
l’âme, de même ces « puissances » que sont les images des êtres éternels
1. Cf. Plotin, Enn., N, 9 [5] 3, 19-20 : la matière des éléments est sans forme,
28-29 : le sujet qui reçoit les formes devient feu, air, eau, terre, mais ces formes
viennent de l’âme.
2. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 33 : « Aetema et in hyle elementa. »
Cette éternité se fonde sur l’incorruptibilité des incoiporels, cf. p. 439.
Les éléments eux-mêmes participent à l’éternité de la matière; ils ne sont cor
porels et donc changeants que dans la mesure où ils prennent forme. Selon Calci
dius, 354, p. 345, 1-12, Waszink, les éléments sont en puissance dans la matière.
3. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 34-37.
4. § 83 = IV, 25, 33-34 : « Mors, si sola conposita solvit, nihil funditus interit. »
Cf. Plotin, Enn., II, 4 [12] 6, 4-9 : ού γάρ παντελής τοϋ μεταβάλλοντος ή φθορά...
συνθέτου γάρ. Cf. sur ce thème, W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 13.
5. Victorinus, § 84 = Adv. Ar., IV, 25, 39-43.
6. Simplicius, In Categ., p. 116, 26, Kalbfleisch : έν μέν γάρ τη νοητή, φησίν,
ούσία κίνησις κα'ι στάσις, ταύτότητες καί έτερότητες τη ούσία άμα συνυπάρχουσιν καί
ή έναντίωσις ένταϋθα έν τη ούσία ύπάρχει ού παρά μέρος άλλ’ άμα.
7· Victorinus, § 84 = Adv. Ar., IV, 25, 4I_42, et §§ 85-86.
LE REPOS DU PRINCIPE GÉNÉRATEUR 443
ration; elle est simplement l’extériorisation d’une réalité cachée. Ainsi
l’engendrant peut-il rester immobile et inchangé et l’engendré lui-même
ne connaît aucun changement substantiel. Tout se passe dans l’éternité
et l’incorruptibilité.
Il y a là un thème plotinien, repris par Porphyre dans ses Sententiae
et dont nous retrouvons l’écho presque littéral dans le théorème qui
introduisait toute la troisième partie de notre groupe III :
« Premièrement, dans les choses éternelles, divines et absolument pre
mières, c’est en demeurant dans le repos, en se contentant d’être là même
où ils sont et sans éprouver de changement d’eux-mêmes dans le mouvement,
qu’ont engendré Dieu et le Noûs. Car seule l’âme se meut pour engendrer 4. »
Plotin lui-même avait dit :
« Les productions des principes supérieurs se réalisent, tandis que ceux-ci
restent immobiles ; seule l’âme se meut pour engendrer *
2. »
Quant à Porphyre, il avait ainsi développé cet enseignement :
« Les processions, chez les vivants incorporels, se font de telle sorte que
ceux qui engendrent demeurent fixes et immobiles sans que rien d’eux-mêmes
ne se corrompe ou ne se transforme dans la production des choses qui pro
cèdent des engendrants. Ainsi les résultats de leur production sont produits
sans corruption ni changement. Il n’y a donc pas chez eux de génération
telle qu’elle participe à la corruption et au changement. Car ils sont en eux-
mêmes inengendrés et incorruptibles, et ce qu’ils engendrent est engendré
de manière inengendrée et incorruptible 34 *6.»
Dans la doctrine plotinienne, reprise par Porphyre dans ses Sententiae,
l’immobilité de l’engendrant signifie avant tout la transcendance absolue
de celui-ci par rapport à l’engendré. Rien de l’engendré ne préexiste
dans l’engendrant. Mais dans nos textes, de même que dans le groupe 14
et le groupe II 5, et selon une problématique qui, nous l’avons vu ®,
se rattache à l’exégèse porphyrienne des Oracles, l’immobilité de l’engen
1. Cf. p. 448.
2. § 87.
3. §§ 88-89.
4. § 80 = Adv. Ar., IV, 24, 1-9, notamment : « Tota vis singulorum in eo est
quod est cognoscere vel esse cognoscentiam. »
5. § 87 = IV, 27, 2-6.
6. Cf. p. 237 et 314 sq.
7. § 87 = IV, 27, 6-7.
8. § 87 = IV, 27, 7-8 : « Cum autem se ipsum intellegit, non ut alter alterum,
fit ut intellegentia ipsa se intellegat. »
9. § 87 = IV, 27, 8-11.
10. §87 = IV, 27, II-I3.
11. § 87 = IV, 27, 13-17·
446 L’AGIR ET LA FORME
Ces deux formules sont-elles compatibles avec celles qui affirment
l’unité et la transcendance divine ?
Pour interpréter exactement ces formules, il faut d’abord remarquer
qu’elles sont juxtaposées à d’autres expressions qui les corrigent. Si
« Dieu se pense », ce n’est pas « comme un autre qui penserait un autre 12»,
c’est donc selon une identité absolue. Si « sa pensée se fait être et vivre »,
elle reste néanmoins « pensée intérieure » qui se pense « sans aucun
mouvement3 », et qui est identique à Dieu. Ces corrections nous invitent
à interpréter l’ensemble du morceau à la lumière de ce que nous savons
sur la connaissance absolue3. Dans cette perspective, « Dieu se pense »
doit s’entendre comme une définition de l’agir divin qui n’implique pas
plus de multiplicité que « Dieu vit » ou « Dieu est ». Le « se » correspond
simplement au fait que vivre, c’est penser qu’on vit, être, c’est penser
qu’on est : Dieu est et vit en pensant qu’il est et qu’il vit. « Se penser »,
c’est donc pour lui se faire être, se faire vivre, c’est finalement se produire,
en un agir absolument simple. Cet agir, nous le savons 4, produit immé
diatement une forme qui est Dieu même. Donc le « se penser » produit
la pensée. Cette pensée produite par l’agir divin « se pense » elle aussi
à son tour56. Mais ceci ne veut pas dire que l’acte par lequel elle « se
pense » soit différent de l’acte par lequel Dieu « se pense ». Tout au
contraire, on peut dire que, si la pensée extériorisée se pense, nous le
verrons ®, comme pensée, la pensée intérieure se pense comme Dieu,
pense qu’elle est elle-même Dieu. Elle participe donc à l’agir par lequel
Dieu se produit : elle aussi pose son être en Dieu, son vivre en Dieu;
elle s’engendre elle-même dans l’acte même par lequel Dieu s’engendre.
On voit pourquoi notre développement semble d’abord admettre une
pluralité d’inengendrés : « Quibus cunctis a se natis vel magis a se exsis
tentibus, ingenitus deus est exsistens ex ingenitis7. » Cela ne l’empêche pas
d’affirmer immédiatement l’unité absolue de tous ces « inengendrés8 ».
On peut dire en effet que, de même que la pensée s’engendre en Dieu,
l’existence et la vie s’engendrent en lui de la même manière. Ces
autoengendrés sont donc des inengendrés comme Dieu, et ils ne font
qu’un avec lui. Ce sont, si l’on veut, les multiples aspects sous lesquels
nous apparaît l’unique agir divin. C’est donc en vertu de son unité avec
Dieu que la pensée « se pense »; elle a le même agir que l’agir divin.
1. Cf. p. 445, n. 8.
2. § 87 = IV, 27, 14 : sine aliquo motu.
3. Cf. p. 431.
4. Cf. p. 384 sq.
5. Cf. p. 445, n. 8.
6. Cf. p. 447.
7. § 87 = IV, 24, 11-12.
8. § 87 = IV, 27, 12-13 : « Quae unum cum sint, unum et simplex unus deus
est », à rapprocher de § 80 — IV, 24, 2-3 : « Et id quod deus et ista (c’est-à-dire
la forme intérieure) unum, quia deus ista. »
L'EXÉGÈSE DE TIMÉE 39 E 447
Elle « se pense » donc à la manière d’une connaissance absolue qui se
contente d’être.
Si l’on reprend la problématique issue du Timée x, on pourra dire que
la pensée ou intelligence intérieure voit ou pense immédiatement la
forme triple et une qui est dans le Vivant, précisément parce qu’elle
« est » cette forme et que cette forme « est » le Vivant lui-même. Cette
manière de formuler l’identité entre Dieu et sa pensée intérieure nous
conduit à la seconde partie, celle qui est consacrée cette fois à la pensée
2. Cette seconde partie commence par reprendre les affirma
extériorisée 1
tions qui viennent d’être posées à propos de la pensée intérieure :
« Quand Dieu se pense, il se pense par sa forme. Mais il est nécessaire que
la forme elle-même pense — car elle est une substance vivante et pensante —
puisque d’ailleurs elle ne pense rien d’autre sinon que l’existence, la vie, la
pensée sont Dieu même 3 ».
Jusqu’ici nous n’avons en effet qu’un résumé du développement sur la
forme intérieure. « Dieu se pense par sa forme » : nous savions déjà que
la connaissance absolue servait de forme à l’être afin qu’il soit connais
sable en puissance4. Si l’agir divin semble se déterminer lui-même, se
donner forme pour se connaître, c’est donc d’une manière toute trans
cendante : sa forme n’est autre que sa pensée même et sa pensée n’est
autre finalement que son agir. Sa pensée n’a d’ailleurs pas d’autre objet
que l’identité entre la forme (existence, vie, pensée) et Dieu 56; transpo
sons dans le vocabulaire du Timée, nous dirons : la pensée intérieure
voit l’identité de la forme, qu’elle est elle-même, avec Dieu lui-même.
Elle est donc bien dans un état d’incoordination absolue comme la
connaissance absolue dont il avait été question plus haut.
Mais ici survient le tournant décisif :
« Lorsque cette pensée pense qu’elle est pensée — car il suit nécessairement
que la pensée aussi se pense elle-même —, alors, sortant en quelque sorte
d’elle-même, elle s’est pensée elle-même et elle s’est tirée elle-même au-dehors,
parce qu’elle est à l’extérieur lorsqu’elle se pense, c’est-à-dire lorsqu’elle se
pense par son propre mouvement. C’est cela la pensée extérieure *. »
La pensée s’extériorise donc en se prenant comme objet, c’est-à-dire
en exerçant son activité propre. La pensée intérieure et la pensée exté
riorisée s’opposent donc comme la pensée qui se contente d’être l’être
de la pensée et la pensée qui se pose comme pensée en se pensant7. Il
deux intelligences, l’une, à l’intérieur, qui est ce qu’est son être, l’autre, qui
est ce qu’est son être en pensant. » C’est-à-dire : l’une est réduite à l’être pur,
l’autre exerce son acte de pensée.
1. § 88 = IV, 29, 3-9.
2. Cf. note précédente.
3. Plotin, Enn., II, 9 [33] 1, 46-49 : δταν δέ δή ό νοϋς ό άληθινός έν ταϊς νοήσεσιν
αύτδν νοή καί μή έξωθεν ή τό νοητόν αύτοϋ, άλλ’ αύτδς ή καί τό νοητόν, έξ άνάγκης
έν τω νοεϊν έχει εαυτόν καί όρα εαυτόν.
L'EXÉGÈSE DE TIMÉE 39 E 449
Amélius, le disciple de Plotin, ne se contentera pas de distinguer ces
trois aspects; il leur fera correspondre trois Démiurges : celui qui « est »,
celui qui « a », celui qui « voit1 ». Proclus critiquera cette distinction, en
faisant remarquer que celui qui « est » et celui qui « a » sont identiques,
puisqu’il s’agit dans les deux cas du Vivant en soi qui « est » Vivant et
qui « possède » les Formes. Dans notre texte, la véritable opposition ne
se situe pas entre les trois verbes, « être », « avoir », « penser », mais entre
« penser en étant et en possédant », et « être ou avoir en pensant2 ».
En effet la pensée extérieure n’ « est » et ne « possède » l’être, vivre, penser
qu’en le pensant ou en le voyant, tandis que la pensée intérieure « pense »
l’être, vivre, penser, en l’étant et en le possédant. Dans la problématique
du Timée, on dira donc que la pensée intérieure correspond à un état
de l’intelligence selon lequel elle « est » le Vivant en soi et « possède »
avec lui les Formes — elle les « voit » donc en « étant » et en « ayant » —,
tandis que la pensée extériorisée correspond à un état de l’intelligence
selon lequel, étant distinguée du Vivant en soi, elle « voit » les Formes
comme un objet, et elle les « possède », elle « est » le Vivant en soi, dans
la mesure où elle voit ou pense les Formes. Ajoutons d’ailleurs que la
pensée extériorisée en voyant les Formes, se voit elle-même dans son
état transcendant3.
Nous pouvons maintenant comparer la théorie des deux Intelligences
ou pensées telle qu’elle est présentée dans le groupe III, avec celle qui
était proposée dans le groupe II4 De part et d’autre, l’actuation et la
manifestation sont liées à la vision et à la pensée de soi. La connaissance
de soi suppose une extériorisation de la connaissance qui se sépare de
l’être pur pour le retrouver comme intelligible. Le groupe II présentait
le « soi » de la pensée de « soi », comme la préexistence de l’intelligence
au sein du Père. Le groupe III le conçoit de la même manière, mais
insiste plus sur le fait qu’il y a deux Intelligences : l’une réduite à l’être
pur, l’autre qui pense la première. La pensée intérieure, objet de la
pensée extériorisée, est virtuellement distincte de Dieu, dans la mesure où
elle est la forme qui résulte immédiatement de son agir, mais elle s’iden
tifie concrètement à lui. D’autre part, dans le groupe II, la vie jouait
un rôle très important : c’était elle qui, en introduisant la distinction
et l’altérité, rendait possible l’extériorisation de la pensée. Dans le
1. Les textes contenant la doctrine d’Amélius sont rassemblés par A.-J. Fes-
tugière, La Révélation d’Hermès, t. IV, p. 278, et n. 2. Il s’agit de Proclus, In
Tim., 1.1, p. 306, 1-31 ; t. III, p. 103, 18; 1.1, p. 361, 19, Diehl.
2. La seconde Intelligence « est » et « a » en « pensant », Victorinus, § 89
= Adv. Ar., IV, 29, 5-9 (cf. p. 448), la première « pense » en « étant », § 87 = IV,
27, 15-16. Voir aussi, p. 447, n. 7.
3. § 89 = IV, 29, 4-5 : « Intellegentiam internam intellexit. »
4· §§ 53-55, cf. ρ. 317 sq.
450 L’AGIR ET LA FORME
groupe III, la notion de vie n’intervient absolument pas dans la descrip
tion de la sortie de pensée. Cette sortie est présentée comme une néces
sité intérieure à la pensée, vouée à la pensée de soi.
Un dernier problème se pose à nous : la pensée intérieure et la pensée
extérieure sont-elles deux Intelligences numériquement différentes ou
deux états de la même Intelligence ? Le problème se posait déjà, aux yeux
de Plotin, dans la doctrine de Numénius :
« Il y aurait une Intelligence qui pense et une autre qui pense que la pre
mière pense; elle serait toute différente de la première et ne serait pas celle-là
même qui pensait. Diront-ils qu’elles se distinguent seulement conceptuel
lement ? C’est alors abandonner la multiplicité des hypostases1 ? »
1. PLOTIN, Enn., II, 9 [33] 1, 38-41 : εΐ 8έ μή, δ μέν έσται νοών μόνον, δ δέ δτι
νοεί νοών άλλου δντος, άλλ’ ούκ αύτοΰ τοϋ νενοηκότος. Άλλ’ εί έπινοία φήσουσι, πρώτον
μέν τών πλειόνων ύποστάσεων άποστήσονται.
2. <Porphyre>, In Parm., XIV, 26-34·
3. Ibid., XIV, 4, 16. Cf. ρ. 133 et326.
L’INTELLIGENCE ET L’UN 451
l’unité divine. Nos textes, comme le commentaire Sur le Parménide,
veulent nous faire comprendre que l’état transcendant de l’intelligence,
que son être pur, coïncide avec l’Un. Et notre groupe III décrit cette
préexistence comme une préformation de la forme au sein de l’agir
transcendant toute forme.
TROISIÈME PARTIE
Le « Porphyre » de Victorinus
CHAPITRE VII
Le « Porphyre » de Victorinus
1. Cf. p. 153
2. Cf. p. 273.
3. Cf. p. 378 sq, p.430, p. 448
4. Cf. p. 273 sq.
5. Cf. p. 355, p. 383, p. 402
6. C’est pour notre groupe I, l’hypothèse de F. W. Kohnke, Plato’s Conception
of ούκδντωςούκ δν dans Phronesis, t. II, 1957, p. 32-40, qui suppose l’influence du
commentaire de Porphyre sur le Sophiste.
7. Cf. p. 278 et 377.
8. Par exemple, §§ 36 (30 lignes), 37 et 41 (20 lignes), 43 (25 lignes),
56 (30 lignes), 57 (26 lignes), 81 (19 lignes). On remarquera également les courts
alinéas consacrés aux différents modes d’étants et de non-étants dans le groupe I,
§§ 1-13·
9. Chose curieuse, la remarque de saint Jerome, De viris inlust., 101, selon
laquelle Victorinus aurait écrit contre les Ariens more dialectico ne vaut que pour
la partie proprement chrétienne de son œuvre, qui contient des argumentations
syllogistiques et par demandes et réponses (par exemple, Adv. Ar., I, 23, 7-40).
10. Ce ton solennel est très caractéristique en §§ 36, 37, 38, 40, 41, 43, 53, 55,
64, 65, 66, 67, 74, 76, 77, 8o, 81. Il se traduit par des accumulations d’épithètes,
des formules majestueuses (par exemple § 67 : « Vivendi pater numenque vivendi »,
§ 74 : « Primum in rebus aeternis, divinis, maximeque primis »), des parenthèses.
458 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
ipsa degenerat. Habet ergo et purissimam ex mente, de qua est nata, rationem,
quod λογικόν uocatur, et ex sua natura accipit praebendi sensus praebendique
incrementi seminarium, quorum unum αισθητικόν, alterum φυτικόν nuncupatur. »
Une traduction peut être utile : « Dieu, qui est et que l’on appelle la cause pre
mière, est l’unique principe et origine de tout ce qui est ou paraît être. Ce Dieu,
par la fécondité surabondante de sa majesté a produit à partir de lui-même
l’intellect. Cet Intellect, que l’on appelle νους, garde une pleine ressemblance
avec son auteur, dans la mesure où il contemple le Père, mais il produit l’âme à
partir de lui-même lorsqu’il tourne son attention vers les choses inférieures.
A son tour, l’âme, dans la mesure où elle tourne son regard vers lui, revêt l’aspect
de son père, et, peu à peu, son regard se détournant de cette direction, elle s’abaisse
jusqu’à produire les corps, tout en restant elle-même incorporelle; elle possède
donc, de l’intellect dont elle est née, la raison très pure que l’on appelle le λογικόν,
et elle reçoit de sa propre nature la capacité de produire la sensation et de produire
la croissance, l’une s’appelle αισθητικόν, l’autre φυτικόν. »
1. Calcidius, In Tim., 176, p. 204, 5, Waszink : « Principio cuncta quae sunt
et ipsum mundum contineri regique principaliter quidem a summo deo, qui
est summum bonum ultra omnem substantiam omnemque naturam, aestima
tione intellectuque melior, quem cuncta expetunt, cum ipse sit plenae perfec
tionis et nullius societatis indiguus; de quo plura dici nunc exorbitare est. Deinde
a prouidentia, quae est post illum summum secundae eminentiae, quem noyn
Graeci uocant; est autem intellegibilis essentia aemulae bonitatis propter inde
fessam ad summum deum conuersionem, estque ei ex illo bonitatis haustus,
quo tam ipsa ornatur quam cetera quae ipso auctore honestantur. Hanc igitur
dei uoluntatem, tanquam sapientem tutelam rerum omnium, prouidentiam
homines uocant... quia proprium diuinae mentis intellegere, qui est proprius
mentis actus. Et est mens dei aeterna : est igitur mens dei intellegendi aeternus
actus. »
2. Le texte de Macrobe cité p. 458, n. 9 a été comparé avec Plotin, Enn., V, 2
[11] 1, 1-22, par P. Henry, Plotin et l’Occident, p. 188 et sq. P. Courcelle, Les
lettres grecques en Occident, p. 22, n. 3, admet lui aussi que Plotin est la source
de Macrobe, mais il ajoute que les notions de λογικόν, ύ’αίσθητικόν et de φυτικόν
viennent d’Enn., III, 4 [15] 2, 3. Les ressemblances avec Plotin sont les suivantes :
princeps omnium = αρχή πάντων (i, 1), superabundanti = τό υπερπλήρες (i, 8-9),
creauit = πεποίηκεν (i, 9), qua patrem inspicit =· πρός αύτό βλέπον, (i, ίο), plenam
similitudinem seruat auctoris = ούτως ούν ών οιον έκεϊνος (ι, 14), patrem, qua
intuetur = έκεϊ μέν ούν βλέπουσα δθεν έγένετο (ι, ι8), regrediente respectu = εις
κίνησιν άλλην καί έναντίαν (ι, 19-20), enfin λογικόν, αισθητικόν, φυτικόν =
ή έν αίσθητικφ εϊδει, ή έν λογικω ή έν αύτω τφ φυτικω (III, 4, 2, 3)· Ces ressem
blances semblent nombreuses et importantes, mais les différences sont non moins
profondes. Tout d’abord, chez Macrobe, le premier Dieu, puis l’intelligence
produisent de se, c’est-à-dire à partir d’eux-mêmes, l’hypostase qu’ils engendrent.
On ne retrouve aucune trace de cette notion importante chez Plotin. D’autre
part, s’il y a chez Plotin (1, 20) une certaine analogie entre la production de l’intel
ligence par l’Un, de l’Ame par l’intelligence et des choses par l’Ame, on ne trouve
pas cette notion extrêmement caractéristique qui est présente chez Macrobe :
l’intelligence a un double regard, l’un vers le Père, l’autre vers les choses infé
rieures, et l’Ame a elle aussi un double regard, l’un vers son Père, l’intelligence,
l’autre vers les corps. Plotin n’aurait pas admis un regard de l’intelligence vers
les choses inférieures. D’autre part, dans le texte de Plotin, la ressemblance
de l’hypostase inférieure avec son Père n’est pas explicitement liée, comme
chez Macrobe, au regard de cette hypostase vers le Père. Pour Plotin, la conversion
vers l’hypostase supérieure féconde l’hypostase inférieure. Chez Macrobe, la
conversion vers l’hypostase supérieure maintient la ressemblance de l’engendré
avec son générateur. Enfin, il est peu vraisemblable que Macrobe ait rapproché
460 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
ιερόν λόγον ον έγώ τοϋ δημιουργήσαντος ημάς ύμνον αληθινόν συντίθημι καί νομίζω
τοϋτ’ είναι την δντως εύσέβειαν. Cet hymne de louange est en fait un dévelop
pement dans lequel Galien montre que le Démiurge a créé l’homme d’une
manière parfaitement conforme à la finalité de l’homme. L’exemple de
Galien nous révèle donc qu’un philosophe, dissertant en prose de sujets très
techniques, pouvait considérer son développement comme un « discours sacré »
parce qu’il décrivait l’action d’une entité divine, ici le Démiurge. D’autre part,
on remarquera que les Oracles chaldaïques eux-mêmes étaient appelés ιεροί λόγοι
par les néoplatoniciens, par exemple, Proclus, In Remp., t. II, p. 133, 17, Kroll.
Il est possible que Porphyre ait désigné par une telle dénomination, l’une de ses
œuvres ayant un rapport étroit avec les Oracles chaldaïques.
1. Cf. H.-I. Marrou, Synésius of Cyrene and Alexandrian Neoplatonism, dans
Paganism and Christianity in the Fourth Century, p. 126-150 (voir le schéma de
la diadochè néoplatonicienne, p. 150); W. Lang, Das Traumbuch des Synesios,
p. 40 et sqq; K. Treu, Synesios von Kyrene, ein Kommentar su seinern Dion
(T.U., t. LXXI), p. 24.
2. W. Theiler, Die chaldaischen Orakel und die Hymnen des Synesios. H. Lewy,
dans son livre Chaldaean Oracles (notamment, p. 184, 189, p. 305-309), signale
assez souvent l’influence des Oracles, et aussi de l’exégèse porphyrienne, sur
Synésius, sans toutefois citer l’ouvrage de W. Theiler, qui contient pourtant
l’essentiel.
462 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
Cette théologie est surtout exposée dans les Hymnes I et II, mais on
en retrouve des traces dans les Hymnes III, IV, V. Dans ces différents
exposés, la doctrine reste constante, et même, dans les Hymnes I et II,
les formules et l’ordre de présentation sont à peu près identiques. On
commence par la louange du Père, c’est-à-dire de la première hypostase,
en énumérant ses différents noms *. Puis on passe à la description de la
génération de la seconde hypostase. Dans Y Hymne I, ce développement
se présente selon l’ordre suivant : i° louange de la monade qui s’est
déployée en triade, c’est-à-dire du Père qui, par sa Volonté, a engendré
le Fils12; 2° louange de la Volonté du Père qui n’est autre que l’acte
même de l’enfantement du Fils de Dieu 3; 30 louange du Fils, c’est-à-dire
de l’intellect démiurgique, qui naît de la Volonté 4. Dans YHymne II,
l’éloge de la Volonté 5 et l’éloge du Fils 6 viennent se placer avant l’éloge
du Père7 comme monade déployée en triade, mais le contenu des diffé
rents points reste identique.
C’est surtout cette description de la génération de la seconde hypos
tase qui doit retenir notre attention. Nous citerons tout d’abord les
présentations étroitement parallèles qui se trouvent dans les Hymnes I
et II, puis nous y ajouterons les passages des Hymnes III, IV et V qui se
rapportent à la même doctrine.
1. Je lis έχει à cause du parallèle avec II, 122, avec tous les mss. sauf ELX
contre Terzaghi qui lit έχεις avec ELX.
464 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
La Volonté elle-même
A produit (elle la Nature
Ineffable qui se tient au mi
lieu)
L’Étant présubstantiel.
Et pourtant il n’est pas permis
de dire qu’il y a un second
après toi
Il n’est pas permis de dire
qu’il y a un troisième après
le premier.
Sainte Parturition, (Fils, je te chante avec le
Indicible Enfantement, Père), ainsi que la Parturi
Tu es la limite des deux na tion du Père pour t’engen
tures, drer,
Celle qui engendre, La Volonté féconde,
Et celle qui est engendrée, Le Principe médian,
Je vénère des intelligibles Le Souffle saint,
L’ordre caché : Centre de l’Engendrant,
Il faut qu’entre ces deux na Centre de l’Engendré.
tures Elle est la Mère,
Un milieu s’introduise Elle est la Sœur,
Qui ne soit séparé ni de l’une Elle est la Fille
ni de l’autre. Qui fait éclore
La racine cachée.
SYNÉSIUS ET VICTORINUS 465
Hymn., I, 236-253 Hymn., II, 106-116
άφθεγκτε γόνε ϊνα γάρ προχυθή
πατρδς άφθέγκτου. έπί παιδί πατήρ,
ώδίς διά σέ, αύτά πρόχυσις
διά δ’ ώδϊνος εΰρετο βλάσταν
240 αύτός έφάνθης ιιο έστη δέ μέσα,
άμα πατρί φανείς θεός έκ τε θεού
ίότατι πατρός· διά παίδα θεόν
>/ 1 Λ» > X
ιοτας συ ο αει καί διά κλεινάν
παρά σεΐο πατρί. πατρός άθανάτου
245 Ούδ’ ό βαθύρρους X15 πρόχυσιν πάλι παϊς
χρόνος οίδε γονάς εύρετο βλάσταν.
τάς άρρητους-
αιών δ ο γέρων
τον άμήρυτον
250 τόκον ούκ έδάη· 7
άμα πατρί φάνη
αιών γόνιμος
ό γενησόμενος.
1. Cf. p. 474, n. 7.
2. Synésius, Hymn. I, 204 ;II, 106-107;III, 58-63;IV, 6-7; V, 29. Cf. p. 463-468.
3.1,212-213 ; II, 117-119·
4. I, 202, 218; II, 106-107.
5. I, 232-235, 238-240; IV, 6-7.
6. II, 108-109; IV, 9.
7. Πατήρ, ώδίς, υίός (I, 227, 236-240; II, 94-95; IV, 6-7). Le second terme
est aussi appelé πρόχυσις (II, io8, 115).
8. Πατήρ, ΐότας (ou βουλά), σοφία δημιοεργός (I, 205-206, 218-219; 242-243;
Il, 95; IV, 6, n;V, 30).
9. I, 223-226, 214-216; II, 120-123.
10. Il, 123-124; iV, 8, 10.
11. I, 240-241 ; IV, 7-9; V, 2.
12. Il, 94-95. 106-107; U, 6.
13. Il, 101-105; III, 53.
14. I, 227-231; II, 106-116; IV, 6-8.
15. Cf. n. 9.
16. L’o>8iç ou βουλά est αγία πνοιά, II, 98; III, 53; V, 32.
17. I, 204-206 ; IV, 11 ; V, 30.
470 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
subir d’élaboration conceptuelle. On aboutit ainsi, chez Synésius, à
une représentation de la Trinité qui est peu conforme à la tradition chré
tienne du IVe siècle : cet Esprit-Saint, placé entre le Père et le Fils,
comme une entité féminine génératrice du Fils, et ainsi identique à la
Parturition du Père, correspond à un schème théologique qui ne se
retrouve précisément que chez Victorinus x, pour cette raison même que
Victorinus et Synésius ont utilisé la même source, l’exégèse porphyrienne
des Oracles chaldaïques.
Tout d’abord, le Père est identifié, comme dans notre groupe II12,
avec le premier moment de la triade. D’une part, il est la cause première,
le Dieu suprême, le principe de toutes choses. Toutes les dénominations
que lui rapportent les Hymnes le prouvent abondamment3. D’autre part,
il forme triade avec la Volonté et l’intellect4. Nous reconnaissons ici
le principe le plus important de l’exégèse porphyrienne des Oracles56.
Comme dans notre groupe IIe, le Père, tout en étant monade, est en
même temps triade7 : cela signifie qu’il contient en lui la Volonté et
l’intellect, identiques à lui, avant de naître de lui8. Le déploiement de
la triade ne fait donc que révéler le caractère originellement triadique de
la monade. Nous avons vu qu’une telle conception avait pour résultat
de placer au sommet des choses une ennéade 9 Les Hymnes de Synésius
ne font aucune allusion à cette ennéade, mais elle est bien supposée
par le schème qu’ils utilisent :
Moment paternel : Père (Volonté) (Intellect)
Moment maternel
(Effusion, Parturition
Indistinction) : (Père) Volonté (Intellect)
Moment filial
(Manifestation, Distinction) : (Père) (Volonté) Intellect
Les Hymnes de Synésius insistent fortement sur le fait que la mani
festation de la Volonté, puis de l’intellect, c’est-à-dire le déploiement
de la triade, n’autorise nullement à introduire en Dieu une quelconque
numération 10. Ceci ne se retrouve pas chez Victorinus. Mais c’est exaçte-
son Hymne II, et les Hymnes de Synésius (cf. la table de la p. 1151). En ce qui
concerne l’Hymne II de Victorinus, il faudrait le situer dans la tradition hymnique,
pour savoir d’où viennent les images qui se retrouvent chez Synésius. Quant
aux autres analogies entre Victorinus et Synésius, elles proviennent pour la plu
part d’une utilisation commune de l’exégèse porphyrienne des Oracles, par
exemple Victorinus, Adv. Ar., IV, 11, 17-20 et 37, à comparer avec Synésius,
Hymn., I, 304, 316. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 8; 13, n. 2; 15, n. 2,
3. 6; 16, n. x; 18, n. 2. 4; 19, n. 2; 20, n. 5; 27, n. 5; 29, n. 3, a lui-même signalé
un certain nombre de rapports.
1. Cf. p. 266, n. 5.
2. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 7-9.
3. Cf. p. 472-473·
4. Synésius, Hymn., II, 97, cf. W. Theiler, ibid., p. 13, n. 7.
476 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
paternelle, ce qui rappelle tout à fait les formules rapportées par saint
Augustin. Nous reconnaissons donc ici le « Porphyre » de Victorinus et
de Synésius.
Faut-il en conclure que Victorinus et Synésius ont utilisé le De regressu
animae pour formuler leur théologie trinitaire? L’hypothèse est sédui
sante. Tout d’abord Victorinus avait probablement traduit cet ouvrage :
il faisait, semble-t-il, partie des libri platonicorum lus par saint Augustin
dans la version latine de Victorinus x. D’autre part, nous avons signalé
plus haut, à propos du genre littéraire des discours théologiques de
Victorinus, l’existence de « discours sacrés » composés par Porphyre 12.
Or, tout récemment, H. Dôrrie avait pensé reconnaître ces « discours
sacrés » précisément dans le De regressu animae 3. Toutefois je pense que,
dans l’état actuel de nos connaissances, rien ne nous permet d’accepter
ou de rejeter cette hypothèse. Nous connaissons le De regressu animae,
d’une part, par le résumé que nous en donne saint Augustin au livre X
de la Cité de Dieu 4, d’autre part, par la reconstruction que P. Courcelle a
faite de cet ouvrage au travers du De statu animae de Claudianus Mamer-
tus 56. Il en résulte que cet ouvrage avait pour sujet principal le retour de
l’âme dans le monde intelligible. Porphyre y montrait que les sacrements
proposés par les Oracles chaldaïques n’étaient pas capables d’assurer une
parfaite purification de l’âme, que seule la fuite du corps, conseillée par
Platon et Plotin, pouvait assurer à l’âme un salut définitif, parce qu’elle
nous permettait de contempler les Principes purifiants, c’est-à-dire la
triade du Père, de la Volonté et de l’intellect ®. A en juger par cette recons
titution, on pourrait supposer que Porphyre consacrait, dans le De regressu,
un long « discours » à la louange de ces Principes purifiants. Toutefois
il est impossible de le savoir avec certitude et la lecture du livre X de la
Cité de Dieu ne permet pas de supposer que la partie théologique du
De regressu ait été très développée. Dans ces conditions, nous ne pouvons
dire que ceci : le De regressu contenait, sous une forme plus ou moins
longue, une exégèse des Oracles chaldaïques, analogue à celle que nous
II
1. Enn., V, i [io] 6, 18 et 7, 5.
2. Cf. p. 123.
3. Cf. p. 375.
4. Cf. p. 265 et 272.
LA TRANSPOSITION DU STOÏCISME 485
l’être de l’Étant et ainsi chaque chose préexiste à elle-même en son unité
ou existence ou être primitif et déploie cette idée transcendante en une
substance concrète. Ce déploiement se fait sous une forme triadique,
selon les trois moments du repos, de la sortie de soi et du retour à soi,
qui correspondent respectivement à l’être, à la vie et à la pensée. Ces
moments du passage de l’Un à l’Étant, de l’existence à la substance,
sont intérieurs les uns aux autres, et ne se distinguent que par la pré
dominance d’un aspect sur les autres. La génération n’est donc que la
manifestation d’une réalité préexistante, donc elle est une autogéné
ration. Ces structures conceptuelles porphyriennes proviennent, nous
l’avons vu tout au long de notre étude, d’une transposition et transfor
mation de la physique stoïcienne en une métaphysique de la réalité
intelligible. Grâce à Porphyre ce « renversement » du stoïcisme a pénétré
tout le néoplatonisme jusqu’à Damascius. C’est un phénomène extrême
ment important qui orientera toute l’histoire ultérieure de la philosophie,
sur lequel il nous faut maintenant insister.
III
1. Cf. p. 109.
2. Cf. p. 130.
3. Cf. p. 131.
4. Cf. p. 225-246.
LA TRANSPOSITION DU STOÏCISME 487
nent des « incorporels » néoplatoniciens, c’est-à-dire des réalités intel
ligibles et transcendantes. Nous avons vu 1 que la classification stoïcienne
des νοούμενα, c’est-à-dire des notions ou objets de pensée, opposait
tout d’abord le -ri et le ούτι, c’est-à-dire d’une part la pensée la plus indé
terminée, mais ouverte à un contenu concret, et la pensée vide, mais
permettant d’imaginer de pseudo-réalités. Le τί était un genre qui
embrassait les étants et les non-étants. Porphyre transpose cette classifi
cation dans un registre platonicien. Elle devient donc une classification
de réalités. C’est alors le Non-Étant au-dessus de l’Étant qui vient rem
placer le τί pour s’opposer au Non-Étant absolu qui tient la place de
Γοδτι. Le Non-Étant au-dessus de l’Étant est principe aussi bien des
étants que des non-étants. Plus intéressante encore, la transposition
grâce à laquelle l’incorporel stoïcien qu’était l’agir, devient, dans une
perspective platonicienne, le principe de la forme et de la substance 2.
Nous avons vu comment certains Stoïciens, comme Antipater, préten
daient que la corporéité pouvait résulter de l’activité qui consiste à être
corporel. Il aurait pu sembler paradoxal que, dans une perspective
stoïcienne, la corporéité soit produite par l’activité incorporelle, simple
prédicat d’un corps. Nous avons pensé que ce paradoxe s’expliquait
peut-être par la notion de mouvement tonique, conçu comme activité
principe de la substance. Mais surtout, nous avons constaté que la doc
trine porphyrienne, attestée chez Victorinus, selon laquelle le « vivre »
est principe de la vie, 1’ « être », principe de l’étant, et d’une manière
générale, 1’ « agir », principe de la forme et de la substantialité, ne pouvait
s’expliquer autrement que par une transposition du stoïcisme, selon
laquelle le prédicat « incorporel », qu’était 1’ « agir », attribut du corps
pour les Stoïciens, devenait, pour Porphyre, et conformément au plato
nisme, prédicat hypostasié, donc Idée et principe subsistant. Ce renver
sement du stoïcisme éclaire, nous le verrons, toute l’histoire de la notion
d’être et d’existence.
Cette transposition du stoïcisme par Porphyre a une signification
historique considérable. Tout d’abord, elle réduit à ses justes propor
tions le prétendu matérialisme stoïcien. Pour que la doctrine stoïcienne
de la substance corporelle puisse se transposer ainsi dans une philosophie
platonicienne, il fallait qu’elle comportât déjà certains éléments d’« imma
térialisme ». A vrai dire, la théorie du mélange total constituait un para
doxe par rapport aux modalités généralement admises de la réalité
matérielle. D’autre part, V. Goldschmidt3 a bien montré comment la
théorie stoïcienne des incorporels avait conservé une part de platonisme
en reconnaissant aux prédicats et aux notions un statut de quasi-existence.
1. Cf. p. 175.
2. Cf. p. 363-367.
3. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 18.
488 CONCLUSION
IV
1. On comparera
Boèce, De Hebd., 45-48 : Simplicius, In Categ., p. 129, 19-24,
Kalbfleisch :
« Omne simplex esse suum et id Έτι δέ τών συνθέτων καί ένύλων τοΰτο
quod est unum habet. ίδιον τδ άλλα μέν αύτά είναι, άλλο δέ τό
Omni composito aliud est esse, aliud είναι αύτών... τά δέ άυλα είδη καί άσύν-
ipsum est. » θετά, ώς καί Αριστοτέλης άποδείκνυσιν,
ταΰτόν έχει τδ έκαστον καί τό έκάστω είναι.
2. Cf. ρ. 359 sq.
3. Boèce, De Hebd., 31-32 et 36-37 : « Ipsum esse nullo modo aliquo partici
pat... Ipsum esse nihil aliud praeter se habet admixtum. » Comparer avec Victo
rinus, § 23 : « Puris et solis ipsis quae sunt in eo quod est solum esse quod subsis
tent. » Candidus, Ad. Viet., I, 2, 19 : « Exsistentia ipsum esse est et solum esse et
non in alio esse aut subiectum alterius, sed unum et solum ipsum esse. » Damas
cius, Dub. et Sol., § 120, t. I, p. 312, 11, Ruelle : τδ είναι μόνον καθ’ αύτό.
L’esse primum, chez Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 10 est inparticipatum
et sans prédicats : « Ut nec unum dici possit, nec solum. »
4. Boèce, De Hebd., 28-29 : « Ipsum enim esse nondum est. » Cf. Damascius,
§ I21,1.1, p. 312, 22 : αίτιον μέν της ούσίας, οΰπω δέ ούσία. Cf. ρ. 268, η. 4·
5. Boèce, De Hebd., 42-43 '· “ Id quod est participat eo quod est esse ut sit. »
Cf. <Porphyre>, In Parm., XII, 27 (et 33) : ού (sc. τοϋ είναι) μετασχόν τδ έν (sc.
l’Un-Étant) άλλο έξ αύτοΰ έχει έκκλινόμενον τδ είναι.
6. Boèce, De Hebd., 29-3° : “ At uero quod est accepta essendi forma est atque
consistit. » Cf. Victorinus, § 72 = Adv. Ar., IV, 19, 36 : < ôv est iam exsistens
cum fuerit eius quod est esse certa forma. » La forme s’ajoute à l’être pour le
déterminer et en faire un étant.
7. Cf. Victorinus, § 23 — Adv. Ar., I, 30, 24-26 : « Substantiam autem
subiectum cum his omnibus quae sunt accidentia in ipsa inseparabiliter exsisten
tibus. » Candidus, Ad Viet., I, 2, 21 : « Substantia autem non esse solum habet,
sed et quale aliquid esse. »
8. Boèce, De Hebd., 124 : « Ipsum esse omnium rerum ex eo fluxit quod est
primum bonum» (et 98,120, 123, 133, 146, 152, 159). Ainsi l’être de l’étant est
dérivé (έκκλινόμενον) de l’être antérieur à l’étant, dans <Porphyre>, In Parm.,
XII, 28.
9. Est-elle explicitement affirmée par Boèce, De Hebd., 126-127 : « Ipsum
igitur eorum esse bonum est; tunc enim in eo (sc. in esse dei) » ? Mais je ne suis
pas sûr que Rand ait raison de préférer cette leçon à tunc enim in eo quod essent
non essent bona si a primo bono minime defluxissent attesté par d’autres manuscrits
(cf. E. K. Rand, Der dem Boethius zugeschriebene Traktat de fide catholica, dans
Jahrbücher für class. Philol., 26, Suppl., 1901, p. 450).
492 CONCLUSION
coïncider avec l’être pur qu’est Dieu. On peut donc en conclure que
l’être-de-la-chose, l’être de l’étant, c’est bien l’idée de l’étant, son « exis
tence » ou préexistence, si l’on entend par là son être pur, son unité et
indétermination originelle, à partir desquelles sa substance se déploie.
Nous retrouvons donc chez Boèce l’opposition porphyrienne entre l’être
et l’étant. Elle inspire toute sa solution. Les étants sont bons dans leur
être, c’est-à-dire dans la partie d’eux-mêmes, originelle et transcendante,
qui a découlé de l’être divin, c’est-à-dire du Bien en soi. Mais ils ne sont
pas le Bien, parce qu’ils sont distincts de leur être originel par la forme
d’être qui les particularise et les fait subsister concrètementx. C’est
probablement par l’intermédiaire du néoplatonisme postérieur12 que
Boèce avait reçu cette distinction porphyrienne et c’est lui qui l’a trans
mise au Moyen Age. Cette distinction recevra d’ailleurs les interprétations
les plus variées 3, souvent très éloignées de son sens originel.
Cette distinction entre l’être-infinitif et l’être-participe, surtout cette
identification entre l’être-infinitif et l’Absolu, ont ouvert les voies à la
problématique ontologique moderne. Heidegger lui-même « refuse
d’identifier Dieu et la Présence (selon son vocabulaire, l’Être) », de même
qu’il refuse d’identifier la conscience humaine avec cette Présence4.
1. Si l’être des étants ne dérivait pas de l’être divin, il ne pourrait être bon en
lui-même, parce que seul l’être divin est identique au Bien en son être même;
mais parce que l’être des étants est dérivé, c’est-à-dire distinct des étants, ceux-ci
ne sont pas le Bien subsistant, Boèce, De Hebd., 128-150.
2. On sait que Boèce a subi l’influence de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie
(cf. P. Courcelle, Les lettres grecques, p. 264-300) et d’Athènes (cf. J. Shiel,
Boethius’ commentaries on Aristotle, dans Mediaeval and Renaissance Studies, IV,
1958, p. 217-244). La source exacte du De Hebdomadibus reste à identifier.
3. Indépendamment des nombreuses allusions à la distinction de Yesse et du
quod est contenues dans les ouvrages philosophiques du Moyen Age, nous pos
sédons cinq commentaires du De Hebdomadibus, 1. Dans la seconde moitié du
ixe siècle (vers 867-896), le commentaire de Jean Scot Erigène repris par Rémi
d’Auxerre (cf. E. K. Rand, Johannes Scottus, München, 1906, p. 50-56;M. Cap-
puyns, Le plus ancien commentaire des « Opuscula sacra » et son origine dans Recher
ches de Théologie ancienne et médiévale, t. III, 1931, p. 237-272; E. K. Rand,
The supposed Commentary of John the Scot on the Opuscula Sacra of Boethius, dans
Revue néoscolastique de Philosophie, t. XXXVI, 1934, p. 67-77). 2· Dans la première
moitié du XIIe siècle, vers 1124-1137, le commentaire de Gilbert de la Porrée
(cf. N. M. Haring, The commentary of Gilbert of Poitiers on Boethius’ 'De Hebdo
madibus’ dans Traditio, t. IX, 1953, p. 177-211). 3. Dans la première moitié du
XIIe siècle, également, vers 1135, le commentaire de Thierry de Chartres (cf.
N. M. Haring, Two Commentaries on Boethius De trinitate et De Hebdomadibus
by Thierry of Chartres, dans Archives d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen
Age, t. XXVII, i960, p. 65-136). 4. Dans la seconde moitié du xne siècle, vers
1160-1170, le commentaire de Clarembaud d’Arras (N. M. Haring, A Com
mentary on Boethius De Hebdomadibus by Clarenbaldus of Arras, dans Pontifical
Institute of Mediaeval Studies, Studies and Texts. 1. Nine Mediaeval Thinkers,
1955, P- 1-21). 5. Auxme siècle, vers 1257-1258, le commentaire de saint Thomas
d’Aquin (In librum Boethii De Hebdomadibus expositio, éd. Parme, 1864, p. 339-
348).
4. Cf. A. de Waehlens, Phénoménologie et vérité, Paris, 1953, p. 166 et 160.
L'ÊTRE ET L’ÉTANT 493
Mais il est vrai que pour lui l’Être ou la Présence est transcendance par
rapport aux étants De ce point de vue, la conception porphyrienne d’un
acte d’être, transcendant toute détermination, concevable seulement
par une méthode négative, a eu une importance historique considérable.
Toute notre recherche a montré que cette doctrine n’est pas le produit
d’une transformation chrétienne du platonisme. Ce n’est pas Victorinus,
aux prises avec le dogme du consubstantiel, qui a été contraint de faire
violence à la pure pensée platonicienne, c’est Porphyre lui-même, exégète
du Parménide, qui, à partir même des principes du platonisme, est
parvenu à cette théologie négative de l’Être. Plus exactement, c’est la
transposition platonicienne de données stoïciennes et aristotéliciennes
qui a conduit la pensée humaine vers cette découverte de l’Être comme
actualité transcendante.
i. Cf. p. 28.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
PORPHYRE
SOURCE DES MORCEAUX NÉOPLATONICIENS
CONTENUS DANS L’ŒUVRE DE VICTORINUS
SECONDE PARTIE
TROISIÈME PARTIE
LE « PORPHYRE » DE VICTORINUS
CONCLUSION