Vous êtes sur la page 1sur 502

Pierre HADOT

DIRECTEUR D’ÉTUDES
A L’ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES

PORPHYRE ET VICTORINUS

ÉTUDES AUGUSTINIENNES
8, rue François Ier
PARIS 8e
1968
PORPHYRE ET VICTORINUS

I
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Marius Victorinus, Traités théologiques sur la Trinité, texte établi par


Paul Henry, introduction, traduction et notes par Pierre Hadot,
2 vol., Paris, Les Éditions du Cerf (Sources chrétiennes, nos 68-69), i960.
Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Plon (La Recherche de l’Absolu), 1963.
Marius Victorinus, Christlicher Platonismus, Die theologischen Schriften des
Marius Victorinus, übersetzt von Pierre hadot und Ursula Brenke,
eingeleitet und erlautert von Pierre Hadot, Zürich-Stuttgart, Artémis
Verlag, 1967.
A PARAITRE PROCHAINEMENT :
Art. Fürstenspiegel dans Reallexikon fur Antike und Christentum.
PIERRE HADOT
DIRECTEUR D’ÉTUDES
A L’ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES

PORPHYRE ET VICTORINUS
i

ÉTUDES AUGUSTINIENNES
8, rue François Ier
PARIS 8e
DILECTISSIMAE CONIUGI
RÉFÉRENCES USUELLES

i° Œuvres théologiques de Marius Victorinus.


Elles sont citées selon le système suivant :
a) nom de l’ouvrage, abrégé selon les sigles que voici : Cand. = Candidi
Ariani ad Marium Victorinum; Ad Cand. Marii Victorini ad Candidum; Adv.
Ar. = Adversus Arium ; De hom. rec. = De homoousio recipiendo ; Hymn. =
Hymni.
b) numéro du livre, par exemple : Adv. Ar., I.
c) numéro du chapitre; Adv. Ar., I, 23.
d) numéro de la ligne du chapitre dans l’édition Henry-Hadot1 : Adv. Ar., I,
23, 3·
20 Textes porphyriens dans l'œuvre théologique de Marius Victorinus.
Le lecteur trouvera, dans le tome II du présent ouvrage (p. 11 à 57), ces textes,
extraits des œuvres théologiques de Marius Victorinus, réunis selon un ordre
systématique et pourvus d'une numérotation continue en caractère gras (de 1 à 93)
qui sert de base au système de référence. Les citations sont donc faites de la
manière suivante :
a) indication générale (non répétée, quand elle est inutile) : VICTORINUS.
b) numéro du paragraphe correspondant à la numérotation continue en carac­
tère gras donnée dans le tome II, par exemple : VICTORINUS, § 42.
Dans le cas où une ligne de ces textes est spécialement visée, une parenthèse
est ajoutée de la manière suivante VICTORINUS, § 42 (= Adv. Ar., I, 50, 25).
Cette parenthèse donne donc la référence exacte à la ligne du chapitre dans
l’édition Henry-Hadot. Cette ligne du chapitre est facilement identifiable (barres
verticales et indications placées en tête de chaque paragraphe) dans le recueil de
textes mis à la disposition du lecteur dans le tome IL
3° Fragments du commentaire de Porphyre sur le Parménide.
Ils sont édités dans le tome II du présent ouvrage (p. 59 à 113) et sont cités
selon le système suivant :
a) indication générale (non répétée quand elle est inutile, et notamment dans
les notes du tome II, p. 59 à 113) : < PORPHYRE >, In Parm.
b) numéro du folio en chiffre romain, selon la numérotation de Kroll repro­
duite dans mon édition, par exemple : < PORPHYRE >, In Parm., XII.
c) numéro de la ligne dans le folio, en chiffre arabe, correspondant aux chiffres
imprimés en marge du texte grec dans mon édition, par exemple : < PORPHYRE >,
In Parm., XII, 22.

1. MARIUS VICTORINUS, Traités théologiques sur la Trinité, texte établi par


P. Henry, introduction, traduction et notes par P. Hadot (Sources chrétiennes,
n° 68-69), Paris, i960. Désigné d’une manière abrégée par le sigle S.C.
INTRODUCTION
Le problème de Victorinus

Un rhéteur de la ville de Rome, sous les empereurs Constance et


Julien, un commentateur très ordinaire du De inventione de Cicéron, un
traducteur de quelques ouvrages néoplatoniciens, tel serait resté, pour
l’histoire, Marius Victorinus, si, dans sa vieillesse, il ne s’était converti
au christianisme et n’avait alors entrepris de défendre contre les Ariens,
ses contemporains, le dogme orthodoxe de la consubstantialité du Fils
avec le Père. Chose étrange, le vieux rhéteur, jusqu’alors sans génie,
compose, à cette occasion, la seule œuvre métaphysique de toute l’an­
cienne littérature latine, malheureusement si obscure qu’elle tombe
rapidement dans l’oubli.
Pourtant, elle méritait l’attention. C’était, selon l’expression de
P. Henry, « le premier exposé systématique de la doctrine de la Tri­
nité 1 ». C’était aussi un important ouvrage de philosophie néoplato­
nicienne. Il fallut attendre le moderne développement de la philologie
et de l’histoire de la philosophie pour que l’on commence à s’intéresser
à l’ouvrage théologique de Victorinus.
Il se peut que cet intérêt soit né d’un jugement presque enthousiaste
d’Usener, signalant l’importance de Victorinus dans l’histoire de la
philosophie 12. Ce jugement était porté en 1877. En 1880 paraît la pre­
mière monographie consacrée à Victorinus. L’auteur, G. Koffmane3,
étudie les manuscrits de l’œuvre théologique4, examine l’authenticité
des différents ouvrages attribués à Victorinus56, fait d’intéressants
rapprochements avec Ambroise de Milan ®, cherche à retrouver chez
Aristote la doctrine victorinienne de la substance7.
En 1887, C. Gore consacre un intéressant article du Dictionary of
Christian Biography à Victorinus. En premier lieu, Gore insiste forte­
ment sur le néoplatonisme de Victorinus8 : il reconnaît en lui un prédé­

1. P. Henry, The ‘Adversus Arium' of Marius Victorinus, dans Journal of


Theological Studies, New Series, t. I, 1950, p. 42-55.
2. H. Usener, Anecdoton Holderi, Bonn, 1877, p. 61 : « ...den Vermittler
der neuplatonischen Literatur und Begründer der Schulphilosophie der Rômer,
den Ausgangspunkt jener abendlandischen Entwickelungsreihe, die im einer
fast stetigen Folge zur Scholastik hinführt; dessen im Greisenalter vollzogener
Übertritt zum Christentum vorbildlich geworden ist für die Verbindung von
Dogmatik und Philosophie. »
3. G. Koffmane, De Mario Victorino philosopho christiano, Breslau, 1880.
4. Ibid., p. 7-11.
5. Ibid., p. 5, 7, 9, 35.
6. Ibid., p. 33.
7. Ibid., p. 29-31.
8. Dict. Christ. Biogr., t. IV, Londres, 1887, col. 1135.
12 LE PROBLÈME DE VICTORINUS

cesseur du Pseudo-Denys et de Scot Erigène. Gore a surtout le mérite


d’avoir dégagé les thèses essentielles du système x. L’œuvre de Victori-
nus est en effet, avant tout, une réponse à une lettre d’un Arien nommé
Candidus1 2. Celui-ci prétend que si Dieu engendre un Fils, il faut
admettre un mouvement, et donc un changement dans l’essence divine.
A cela Victorinus répond — et c’est là sa doctrine fondamentale — qu’il
existe un mouvement compatible avec l’essence divine, c’est-à-dire qui
n’entraîne pas de changement, qui ne produit aucune altération. C’est
selon ce mouvement que Dieu engendre son Fils. Cette génération
« immobile » est génération de la volonté de Dieu ou de sa conscience
de lui-même. A ce propos, Gore rappelle avec raison les formules d’Irénée
mensura patris filius 3, et de Synésius qui, dans ses hymnes, définit le
Fils comme limite 4 et comme forme 56. En pensant à comparer Synésius
et Victorinus, il entrevoit un des meilleurs moyens de comprendre ce
dernier ®. Même intuition juste concernant le néoplatonisme de Victo­
rinus : certaines expressions, par exemple la définition de Dieu comme
μή ov, font penser à Plotin, ne sont pas dans Plotin, et pourtant n’ont
pu être inventées par Victorinus 7. Victorinus se révèle donc comme un
témoin précieux de certaines tendances du néoplatonisme postplotinien.
Enfin Gore songe à une influence de Victorinus sur Augustin 8. Diverses
doctrines victoriniennes réapparaissent en effet chez saint Augustin;
notamment Victorinus insiste fortement sur ce que Gore appelle la
« double procession » du Saint Esprit (la procession ab utroque); il
conçoit le Saint Esprit comme le lien de la Trinité; il affirme fortement
la doctrine paulinienne de la grâce, l’unité du Christ et de l’Église, la
priorité de la foi sur l’intelligence.
C’est avant tout le néoplatonisme de Victorinus que Dom G. Geiger 9
veut étudier dans son programme de 1887-1889. Il reconstitue, à partir
des écrits théologiques, un système complet de philosophie néoplato­
nicienne et le compare presque exclusivement à Plotin, parce qu’il
discerne chez Victorinus une constante fidélité à l’enseignement ploti-
nien. Cette reconstitution comporte donc successivement un exposé de
l’ontologie, puis de la doctrine des trois hypostases : Dieu, le Logos,
l’Esprit-Saint; est étudiée ensuite la consubstantialité de ces trois hypos-

1. Ibid., col. 1131-1135.


2. Sur l’authenticité de cette lettre, cf. plus bas, p. 40, n. 3.
3. Irénée, Adv. Haer., IV, 4, 2.
4. Synésius, Hymn., I, 279, Terzaghi.
5. Hymn., III, 59, Terzaghi.
6. Cf. p. 461.
7. Gore, col. 1133 et 1135. Cf. p. 26.
8. Ibid., col. 1138.
9. G. Geiger, C. Marius Victorinus Afer, ein neuplatonischer Philosoph, I-II,
Landshut, 1887-1889.
L'INTERPRÉTATION DE G. GE1GER 13
tases, puis le rapport de Dieu au monde. Les derniers chapitres sont
consacrés aux êtres finis, aux âmes, à la matière et à l’homme. Il apparaît
ainsi que nous sommes en présence d’un système très cohérent et que
ce système est néoplatonicien, mieux encore, plotinien. Dieu y est
conçu comme puissance et cause des êtres et comme un être absolument
transcendant, la procession des êtres finis constitue une manifestation
hiérarchisée de la puissance transcendante, le Logos victorinien est
identique au νους plotinien x. Et l’on constate la même identité de vues
entre les deux philosophes dans la doctrine de l’âme et de l’homme.
Pourtant il y a quelques divergences. Victorinus affirme la consubstan­
tialité entre le Père et le Fils. Divergence toute relative, remarque
G. Geiger1 2, car le Père représente, pour Victorinus, le premier moment
du νους plotinien, c’est-à-dire 1’ούσία, la substance. G. Geiger fait allusion
ici à son interprétation de la trinité victorinienne. Il considère en effet
que l’Un plotinien n’est aux yeux de Victorinus que le fondement poten­
tiel, VUrgrund des trois hypostases trinitaires et que la Trinité elle-
même se situe au plan de l’intelligence plotinienne. Autre divergence :
Victorinus hypostasie les trois moments de l’intelligence plotinienne :
l’être, la vie et la pensée, qui deviennent justement le Père, le Fils et
l’Esprit-Saint. Mais ici encore, remarque G. Geiger3, cette transfor­
mation est dans la logique du système plotinien.
Victorinus a donc puisé immédiatement sa doctrine dans l’école
néoplatonicienne et a introduit directement le système néoplatonicien
dans le dogme chrétien. Cette confusion entre philosophie et théologie
ne peut avoir que de funestes conséquences : toute distinction entre
naturel et surnaturel, entre foi et savoir, s’évanouit. Dans cette perspective
néoplatonicienne, la personnalité de Dieu n’existe plus, la distinction
personnelle entre les hypostases trinitaires disparaît également. La géné­
ration du Logos et l’acte créateur s’identifient, le péché originel se confond
avec la descente de l’âme dans le monde sensible, le salut se trouve dans
un rapport purement naturel avec le Logos. Le Sauveur est conçu
comme l’homme universel, la foi se confond avec la connaissance du
Logos. Converti, Victorinus est donc resté néoplatonicien4.
Et ce néoplatonisme est bien celui de Plotin 56. On ne trouve chez lui
aucune trace des doctrines propres à Jambliquee, mais une fidélité totale aux

1. Ibid., p. iO2.
2. Ibid., p. 103.
3. Ibid., p. 103. Il n’est pas exact que, dans la conception victorinienne de la
Trinité, l’Un plotinien soit le fond commun des trois hypostases trinitaires. L’Un
est bel et bien identifié à la première hypostase, comme nous le montrerons dans
le chapitre cinquième.
4. Ibid., p. 104-107.
5. Ibid., p. 107-109.
6. Comme doctrines caractéristiques de Jamblique, G. Geiger énumère la
distinction entre un premier et un second Un, entre intelligible et intellectuel
14 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
doctrines de Plotin et de Porphyre. G. Geiger fait à ce propos allusion* 1
à un problème sur lequel nous aurons à revenir au cours de cet ouvrage :
peut-on distinguer entre l’enseignement de Plotin et celui de Porphyre ?
Pour Geiger, Porphyre n’a pratiquement pas ajouté au système de
Plotin. Tout au plus, le disciple a-t-il distingué, avec plus de netteté
que son maître, les trois parties intégrantes de l’intelligence, l’être, la
vie et la pensée, et en cela, Victorinus est plus proche de Porphyre que
de Plotin. G. Geiger a eu le grand mérite de reconnaître que nous
possédons, avec Victorinus, « le meilleur et, pour ainsi dire, l’unique
monument de la philosophie néoplatonicienne en Occident2 ». Mais il
n’a pas été assez sensible à l’évolution de la pensée néoplatonicienne
après Plotin. C’est ainsi qu’il se refuse à reconnaître le rapport étroit
que Vacherot avait décelé entre Proclus et le Pseudo-Denys3. Le
Pseudo-Denys, pense Geiger, a pu s’inspirer du seul Plotin. Nous
touchons ici tà son erreur fondamentale. Il néglige trop, en faveur d’ana­
logies doctrinales assez vagues, les différences précises qui empêchent
d’identifier aussi bien la pensée de Victorinus que celle du Pseudo-Denys
au système plotinien. Par suite, le caractère propre du néoplatonisme
de Victorinus lui échappe.
Un an après la parution du petit ouvrage de G. Geiger, A. von Harnack
emploie, dans sa Dogmengeschichte, à propos de Victorinus, une expres­
sion assez frappante. Il le définit comme un « Augustin avant Augustin 45».
Le néoplatonisme chrétien de Victorinus, son essai de synthèse trini-
taire, ses commentaires de saint Paul permettent en effet, très facile­
ment, de le concevoir comme « préaugustinien ». Toutefois la formule
de Harnack provoqua une réaction de R. Schmid. Étudiant les relations
de Victorinus avec Augustin ®, il conclut : « Il faut abandonner l’hypothèse
d’une influence décisive de Victorinus sur Augustin. Si l’on veut déter­
miner sa situation historique avec plus de précision, on ne peut y par­
venir qu’en s’éloignant d’Augustin et en le rapprochant plus étroitement
de la théologie et de la philosophie grecques 6 ». Le livre de R. Schmid
est important. Il insiste avec raison sur le contexte héréséologique 7,

(νοητός et νοερός), la profusion de triades et d’hebdomades, la mystique pytha­


goricienne des nombres, la séparation radicale entre l’âme et l’intelligence. Nous
constaterons plus bas (p. ιοί) que certaines de ces doctrines (notamment la
distinction entre intelligible et intellectuel) existent déjà chez Porphyre.
1. Ibid.., p. 108, n. 5. Sur ce problème, cf. p. 482-484.
2. Ibid., p. 108.
3. Ibid., p. 115, n. 1, citant E. Vacherot, Histoire critique de l’Ecole d’Alexan­
drie, Paris, 1851, t. III, p. 24.
4. A. von Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, Fribourg en Brisgau,
t. III, ile édit., p. 32, n. 1.
5. R. Schmid, Marius Victorinus Rhetor und seine Beziehungen zu Augustin,
Diss. theol., Kiel, 1895.
6. Ibid., p. 80.
7. Ibid., p. n.
L'INTERPRÉTATION DE R. SCHMID 15
sur le caractère « ecclésiastique » de son enseignement \ notamment
sur les analogies de sa doctrine trinitaire avec celle d’Athanase d’Alexan­
drie 12. Contre G. Geiger, il remarque des expressions philosophiques 34
qui laissent entrevoir que Victorinus est souvent plus près de Proclus
que de Plotin, ou encore qu’il a pu subir, plus que ne le pense Geiger,
l’influence de Jamblique i. Surtout R. Schmid fait un minutieux inven­
taire des rapports qui peuvent exister entre Victorinus et Augustin.
Il énumère les textes du De Trinitate dans lesquel son pourrait recon­
naître une certaine influence de 1’Adversus Arium de Victorinus 5. Dans
tous ces passages, des positions analogues à celles de Victorinus sont
rejetées. Mais rien ne prouve explicitement qu’Augustin vise réellement
Victorinus. Dira-t-on que Victorinus pouvait être, pour son successeur,
un modèle de fusion entre la spéculation platonicienne et le chris­
tianisme ? En fait, une telle rencontre est déjà traditionnelle : on la
trouve chez Justin et surtout chez Clément d’Alexandrie, avec lequel
Victorinus a plus de points communs que ne le pense Geiger 6. D’ailleurs
les grands traits de son système sont encore très proches de l’ancien
platonisme. D’autre part, Augustin n’avait pas besoin de Victorinus
pour trouver un modèle de conversion du néoplatonisme au christia­
nisme 7. Les chrétiens qu’il fréquentait, Ambroise surtout, lui présen­
taient un exemple vivant d’union entre culture néoplatonicienne et
christianisme8. Si l’on examine les synthèses des éléments néoplato­
niciens présents dans l’œuvre d’Augustin, on ne trouve aucun rapport
précis avec Victorinus; aucun point de contact notamment entre le
vocabulaire des premiers écrits d’Augustin et celui de Victorinus :
Augustin ne présente aucune trace, dans ces premiers écrits, de la forme
de néoplatonisme si caractéristique qui est propre à Victorinus 9. Plus
sensible que G. Geiger à l’histoire du néoplatonisme, R. Schmid décou­
vre donc bien le paradoxe de Victorinus. Augustin raconte en effet lui-
même qu’il a lu des ouvrages « platoniciens » dans la traduction de Victo­
rinus et que ces ouvrages l’ont fortement influencé. On s’accorde à
reconnaître qu’il s’agissait des Ennéades de Plotin. Or on retrouve très
peu de points communs entre le néoplatonisme de Victorinus et celui
d’Augustin. Tout se passe comme si le traducteur de Plotin avait lui-

1. Ibid., p. 17-18.
2. Ibid., p. 19 et p. 76.
3. Ibid., p. 34, n. 1 ; il s’agit de la triade status, progressio, regressus. Ibid.,
p. 38, n. 1 et p. 46.
4. Ibid., p. 23, n. 2.
5. Ibid., p. 69-76.
6. Ibid., p. 73.
7. Ibid., p. 74.
8. Ibid., p. 74.
9. Ibid., p. 75.
16 LE PROBLÈME DE VICTORINUS

même professé une doctrine différente de celle qui était contenue dans
les Ennéades.
R. Schmid avait vu juste. Mais il a peu développé sa pensée. Il se
contente d’affirmer les différences sans les définir exactement. Aussi
le livre de E. Benz sur « Marius Victorinus et l’évolution de la méta­
physique de la volonté en Occident1 » ne tient-il aucun compte des
réserves que Schmid avait faites au sujet de la continuité entre Plotin,
Victorinus et Augustin. Bien au contraire, tout l’ouvrage veut montrer
que les fondements de la métaphysique de la volonté, qui se manifeste
dans le De Trinitate de saint Augustin, doivent être recherchés chez Plo­
tin et chez Victorinus.
E. Benz part d’une intuition juste. Avec Augustin, un homme nou­
veau fait son apparition dans l’histoire de la conscience 12. Cette révolu­
tion anthropologique est liée au nouveau concept de personne, créé
par la réflexion augustinienne sur le mystère trinitaire3. En concevant
la Trinité comme la vie intérieure de l’Esprit absolu qui se veut et se
pense, Augustin découvre, dans la personne humaine image de la Trinité,
l’unité d’un esprit qui reste identique en sa totalité, dans les trois rela­
tions de l’être, du vouloir et du penser 4. « Je suis, je me pense, je me
veux »; le moi fait son entrée dans l’histoire de la conscience; le rapport
religieux prend la forme du dialogue entre le Toi et le Moi5. C’est
dans les treize livres des Confessions que prend forme pour la première
fois cette nouvelle conception de l’homme. « Chez Augustin, la cons­
cience du fait que la vie spirituelle de l’individu est absolument unique,
que son histoire propre n’a lieu qu’une fois, est si forte, l’identité entre
l’histoire de sa piété et l’histoire de son esprit est si profonde, qu’il peut
oser présenter l’histoire de sa propre évolution, comme une « confes­
sion », une louange de Dieu 6 ». Pour qu’une telle révolution anthropo­

1. E. Benz, Marius Victorinus und die Entwicklung der abendldndischen Willens-


metaphysik, Stuttgart, 1932.
2. Ibid., p. 386 : « ...eine neue Geistigkeit, die in der Entdeckung des neuen
Menschen einen neuen Gott und eine neue Welt entdeckt. »
3. Ibid., p. 382-383.
4. Ibid., p. 383.
5. Ibid., p. 383. B. Groethuysen, dans son Anthropologie philosophique (Paris,
1952), P· 103-129, a insisté lui aussi sur la nouveauté de l’homme augustinien,
notamment sur la relation personnelle qui s’instaure entre l’homme et Dieu
(p. 116 et 128).
6. E. Benz, op. cit., p. 385 : « Bei Augustin ist das Bewusstsein der Einmalig-
keit des eigenen geistigen Lebens und der eigenen Geschichte so stark, die
Geschichte seiner Frômmigkeit so identisch mit der Geschichte seines Geistes,
dass er wagen kann, seine eigene Entwicklungsgeschichte als einen Lobpreis
Gottes darzustellen. » Ici encore on comparera avec B. Groethuysen, Anthro­
pologie philosophique, p. 116 : « Le Dieu personnel et la personnalité de l’homme
forment un ensemble indissoluble. Cela concerne à la fois l’homme.en général et
chaque homme en particulier. Toute l’histoire du monde se conçoit comme la
biographie d’un seul homme : Confessiones du genre humain, ou mieux encore de
L’INTERPRÉTATION DE E. BENZ 17
logique soit possible, il fallait une transformation de la pensée méta­
physique. Benz résume cette transformation dans la formule : « L’Esprit
est volonté.*1 » Cela veut dire que jusqu’alors on a considéré la volonté
comme une faculté de l’âme humaine, comme une fonction, et qu’on
découvre alors que la volonté est la substance même de l’Esprit absolu,
que l’Esprit a pour essence de se poser lui-même dans une liberté totale.
Quelle évolution métaphysique a permis d’introduire ces nouveaux
concepts ? Comment est-on passé de l’intellectualisme grec au volon­
tarisme moderne ? Telles sont les questions auxquelles veut répondre le
livre de E. Benz. La théologie de Victorinus paraît à ses yeux donner la
clé de la solution. On décèle déjà en elle le volontarisme augustinien.
E. Benz le montre, en une assez longue étude 2, qui expose l’ensemble
du système théologique de Victorinus. Pour E. Benz, le Dieu de Victorinus
est liberté absolue, liberté absolue de poser l’Être (en premier lieu, son
Être propre) et de s’hypostasier comme Étant, par un acte volontaire 3.
Le fond de l’Être divin est donc bien volonté et liberté, pouvoir d’auto­
détermination : « Ipse enim se ipsum circumterminavit. 4 » La généra­
tion du Fils de Dieu n’est autre que cette autoposition de l’Être divin :
le Fils, c’est Dieu déterminé, limité par lui-même, Dieu qui s’est
donné à lui-même une forme. Cette autodétermination de Dieu se réalise
d’ailleurs en trois moments : l’existence, la vie, la pensée, les trois hypos­
tases trinitaires, le Père, le Fils, l’Esprit-Saint, correspondant respecti­
vement à ces trois moments. La consubstantialité entre ces trois hypos­
tases — pièce essentielle de toute théologie orthodoxe — est donc assurée

l’individu « homme ». Mais, en même temps, chacun en particulier doit donner une
forme personnelle à ce qu’il sait du sort de l’homme; en parler en disant : « Je »;
il doit toujours faire intervenir sa propre expérience de la vie, sa vie à lui...
L’homme retrouve en lui-même, sous la forme la plus personnelle, le sort de
l’homme en général. Il est malade du fait d’être homme. Il veut racheter l’homme
en lui. »
1. E. Benz, op. cit., p. 289 : « In einem Wort lasst sich der grosse neue Gedanke
formulieren, der im 4. Jahrhundert in die Spekulation des lateinischen Abend-
landes eingedrungen ist : Geist ist Wille. »
2. Ibid., p. 1-188. Dans son premier chapitre, consacré à la vie et aux œuvres
de Victorinus, Benz démontre, contre Monceaux, que Victorinus n’a pas traduit
Origène, ou du moins que le Victorinus, traducteur d’Origène, dont parle saint
Jérôme, n’est pas notre Victorinus. Pour présenter ensuite la théologie de Victo­
rinus, Benz étudie successivement l’ontologie, la doctrine de Dieu, la christologie
(le Fils comme volonté, forme, image, acte et mouvement), la doctrine trinitaire,
le rôle de la foi et la notion d’Église. Il y a, dans tous ces exposés, un certain
nombre d’erreurs de détails ; plusieurs s’expliquent par le mauvais état du texte
de Victorinus dans la Patrologie Latine, utilisé par E. Benz.
3. Ibid., p. 42 : « Was ihm (sc. dem transzendentalen Nichtsein) eignet, ist
nicht das Sein, sondem die absolute Freiheit und Macht, das Sein (und zwar
primât sein eigenes Sein) frei zu setzen und in einem selbstgewollten Akt sich
als ein Seiendes zu hypostasieren... »
4. Adv. Ar., I, 31, 19 (cité selon la numérotation des chapitres et des lignes
de l’édition Henry-Hadot).
18 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
par la définition de la substance comme volonté. C’est le dynamisme
de la volonté se déterminant elle-même, qui assure la consubstantialité
entre le voulant et le voulu, entre la volonté encore indéterminée et la
volonté déterminée. Tel est le sens de la génération consubstantielle :
« Dieu ne peut agir à l’extérieur, tant qu’il n’est pas devenu substance
et personne, tant qu’il ne s’est pas donné à lui-même une forme en son
Fils, et n’a pas trouvé, définie en lui, comme Volonté et comme Esprit,
son infinité immense et sans forme *. »
On trouve donc déjà, chez Victorinus, les fondements métaphysiques
qui permettront la doctrine augustinienne. La volonté n’est plus fonction,
mais substance, la consubstantialité est assurée par le dynamisme de
l’Esprit qui se pense et se veut et la génération du Fils de Dieu est
conçue grâce à l’analogie de la génération des pensées et de la volonté
à l’intérieur de l’âme. 12 Mais, pour comprendre Augustin, on ne peut
s’arrêter à Victorinus. Celui-ci est en effet un néoplatonicien, traducteur
de Plotin, qui a mis le néoplatonisme au service du dogme. Il nous révèle
finalement les tendances profondes de la pensée plotinienne3. C’est
évidemment presque exclusivement sur le traité 8e de la VIe Ennéade
(Sur la Liberté et la Volonté de l’Un) que E. Benz concentre son atten­
tion. Dans ce traité, Plotin semble donner à l’Un des déterminations
positives : l’Un se crée lui-même, se choisit lui-même, se veut lui-même.
Dans ce traité, l’Un n’est plus conçu comme l’absolue simplicité, trans­
cendant toute multiplicité, mais il est vouloir de soi ; sa substance consiste
à se vouloir; il est ce qu’il a voulu être. La liberté absolue de l’Un est
liberté de pouvoir être lui-même, de se déterminer lui-même, de se
faire être et de se connaître lui-même. E. Benz reconnaît là l’autodétermi­
nation du Dieu de Victorinus 4.
C’est donc chez Plotin lui-même qu’il faut rechercher le fondement
dernier du volontarisme augustinien. Et c’est déjà chez Plotin que la
liaison entre volontarisme et consubstantialisme se manifeste. En conce­
vant, dans le traité Sur la Liberté de l’Un, la première hypostase, l’Un,
comme une liberté et une volonté de se donner l’être, Plotin réduit
la distance que son système semblait réserver entre l’Un et l’intelli­
gence 5. Dans cette nouvelle perspective, l’intelligence représente un
moment de la vie intérieure de l’Un. L’Un se pose lui-même comme

1. E. Benz, Marius Victorinus, p. 8o : « Gott kann nicht nach aussen wirken,


ehe er Substanz und Person geworden ist, ehe er sich im Sohn selbst formiert
und in ihm seine masslose und formlose Unendlichkeit als Wille und Geist
definiert findet. »
2. Ibid., p. 79.
3. Ibid., p. 189-288 : Die Ansatze der Metaphysik Viktorins im plotinischen
Denken, et p. 289-309 : Die Willensspekulation innerhalb der plotinischen
Gottesanschauung.
4. Ibid., p. 210-225 et p. 300-306.
5. Ibid., p. 292.
L’INTERPRÉTATION DE E. BENZ 19
substance, comme forme, comme connaissance de soi, autrement dit,
comme Intelligence. Le processus de « substantiation » est identique
au processus de génération du Fils de Dieu que nous avions reconnu
chez Victorinus : l’intelligence, qui est en même temps Volonté, cons­
titue l’hypostase dans laquelle l’Un se substantifie et se manifeste. L’Un
et l’intelligence font donc partie d’un unique processus de « substantia­
tion » et sont donc consubstantiels1. Aussi E. Benz n’hésite-t-il pas à
appeler « Esprit » l’Un lui-même, en s’appuyant sur cette identité dyna­
mique. Pour lui, Un et Intelligence sont un seul Esprit, dont la substance
est « Volonté », puisqu’il se choisit, se veut, se pose et se crée. E. Benz
insiste évidemment sur tous les textes du traité Sur la Liberté de l’Un,
qui laissent entrevoir une dialectique intérieure à l’Un, par exemple
celui-ci : « L’Un s’appuie en quelque sorte sur lui-même, il regarde
en quelque sorte vers lui-même et ce regard vers soi est en quelque
sorte son être, comme s’il se produisait lui-même 2. » Et il le résume en
disant : « L’Esprit s’hypostasie lui-même en se contemplant.3 » E. Benz
voit également dans tous les passages où Plotin évoque une inclination
(νεύσις) de l’Un vers lui-même et un amour de l’Un pour lui-même, une
préfiguration de la conception augustinienne de l’amour, lien de la
Trinité4.
Cette exégèse de Plotin s’appuie sur une comparaison constante
avec le système de Victorinus 5. E. Benz trouve en ce dernier l’abou­
tissement des tendances profondes du plotinisme : Victorinus révèle
le vrai Plotin. C’est ainsi que l’exégèse plotinienne du mythe de Kronos
annonce la doctrine victorinienne de la génération du Fils de Dieu :
Kronos dévorant ses enfants, c’est l’Esprit revenant à soi après l’aliéna­
tion subie dans son déploiement et sa réalisation à l’extérieur6. De
même, on peut découvrir chez Plotin toute une dialectique de l’acte
intellectuel, en comparant certaines de ses pages aux développements de
Victorinus concernant la génération du Fils comme intelligence7.
E. Benz fait des comparaisons analogues à propos des notions de puis­

1. Ibid., p. 290 : « Wenn die Schau, das Substanz-werden, das Sich — selbst —■
schaffen sich in Gott selbst vollzieht, dann bedeutet das, dass der trinitarische
Vorgang der Selbstentfaltung des absoluten Geistes nicht mehr hypostatisch,
sondern als sich im gôttlichen Sein selbst vollziehend gedacht ist; auf diese
Weise kann die Idee der Wesensgleichheit ihren metaphysischen Rückhalt im
plotinischen Gottesgedanken finden. Das Amsich-sein des Geistes wird jetzt
nicht mehr rein transzendentalistisch als ein Über-Sein, sondern als geformtes
Sein verstanden, indem sein Substanz-werden als in ihm selbst sich vollendend
gefasst wird. »
2. Enn., VI, 8 [39] 16, 19 dans Benz, op. cit., p. 290, n. 1.
3. Ibid., p. 290 : « Damit ist zwar der Hauptgedanke festgehalten : die Selbsthy-
postasierung des Geistes in der Selbst-Schau. »
4. Ibid., p. 302-306.
5. Ibid., p. 189-288.
6. Ibid., p. 197-210.
7. Ibid., p. 210-225.
20 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
sance de forme 12, de lumière 3 ou encore d’androgynie du Logos4.
Ainsi Victorinus et Plotin ont en commun une idée fondamentale :
il y a un autodéploiement de l’Être absolu et cet autodéploiement s’effectue
sur le modèle de la dialectique intérieure au processus de connaissance 5.
C’est donc dès le IVe siècle, conclut E. Benz, que l’on peut déceler une
profonde affinité élective entre le christianisme et la philosophie idéa­
liste, puisque la formulation dogmatique de la doctrine trinitaire ne peut
se comprendre que dans la perspective d’une doctrine idéaliste de
l’Esprit6.
E. Benz a bien vu que la période qui va de Plotin à Augustin consti­
tuait un tournant dans l’histoire de la pensée occidentale. Il a également
raison d’être particulièrement attentif au « subjectivisme » d’Augustin.
Avec Augustin le moi fait son entrée définitive dans l’histoire de la
pensée. Mais il n’est pas sûr que ce soit le volontarisme de Plotin et de
Victorinus qui constitue, comme le veut E. Benz, le fondement de cette
nouveauté. On s’étonnera également de voir affirmée l’existence d’un
consubstantialisme plotinien. Récemment P.V. Pistorius7 proposait
lui aussi une telle interprétation du plotinisme. Pour lui les trois hypos­
tases du monde intelligible « ne seraient que trois aspects d’une essence
divine unique 8 ». L’exégèse de Plotin, telle que nous la présente P.V. Pis­
torius, est d’ailleurs tout à fait différente de celle de E. Benz. Toutefois
il faut reconnaître que les rapports entre l’Un et l’intelligence sont
encore loin d’avoir été parfaitement approfondis et élucidés par les
exégètes de Plotin. Dans bien des phrases des Ennéades, on ne sait pas
clairement si Plotin parle de l’Un ou de l’intelligence. On peut donc
légitimement se demander s’il y a toujours, chez Plotin, cette différence
de niveau ontologique, sur laquelle insistent les présentations classiques
de son système. Surtout E. Benz a très bien vu l’importance de la notion
de volonté, chez Plotin, chez Victorinus, chez Augustin, mais aussi
dans l’ensemble des spéculations chrétiennes et païennes de l’époque.
On peut très bien, avec E. Benz 9, expliquer l’arianisme comme un refus
d’identifier la volonté divine à la substance divine : les Ariens restent

1. Ibid., p. 206-210.
2. Ibid., p. 226-233.
3. Ibid., p. 233-234.
4. Ibid., p. 245-248.
5. Ibid., p. 232 : « In der gemeinsamen Grundidee von der intelligiblenSelbst-
entfaltung des absoluten Seins und ihrer Orientierung an der Dialektik des
Erkenntnisvorgangs liegt der Hauptberührungspunkt und die innere Konge-
nialitât der plotinischen Hypostasenlehre und der viktorinischen Trinitâtsspe-
kulation. »
6. Ibid., p. 232.
7. P.-V. Pistorius, Plotinus and Neoplatonism. An Introductory Study, Cam­
bridge, 1952.
8. Ibid., p. V.
9. E. Benz, op. cit., p. 414-421.
L’INTERPRÉTATION DE E. BENZ 21
fidèles à la définition antique de la volonté; pour eux, elle est fonction,
et non substance. Il est évidemment facile de reprocher à E. Benz d’avoir
formulé la doctrine de Plotin, et, par voie de conséquence, celles de
Victorinus et d’Augustin, en termes empruntés à l’idéalisme allemand.
Un tel anachronisme risque de fausser l’interprétation des systèmes. Mais
ici encore, E. Benz a entrevu quelque chose de juste : c’est avec le néo­
platonisme postplotinien, dont Victorinus est un important témoin,
que s’amorce le mouvement historique qui aboutira finalement à l’idéa­
lisme allemand x. Mais, dès maintenant, nous pouvons dire que Plotin
et Augustin sont, tous deux, assez étrangers à cette forme de néoplato­
nisme qui admet ce que l’on a appelé une « odyssée de la conscience 12 ».
La liberté de l’Un plotinien et du Dieu de Victorinus est, pour E. Benz,
toute schellingienne ou mieux, toute boehmienne. La liberté surgit
du néant, comme fondement premier de l’Être. Elle est à la fois le Urgrund
et le Ungrund, le fondement et le sans-fondement, le déterminant
et l’indéterminé3. E. Benz pense que l’identification entre volonté et
substance qu’il trouve chez Plotin, et ensuite chez Victorinus et Augustin,
suffit à autoriser une telle interprétation. Mais si l’on lit attentivement le
traité de Plotin Sur la Liberté de T Un, on s’aperçoit que, si Plotin identifie
la volonté et l’être, c’est au profit de l’être, ou mieux de la simplicité,
que l’identification s’effectue. Comme l’a dit J. Trouillard, «le traité VI,
se termine en identifiant la liberté de T Un à sa simplicité métaphysique 4 ».
Aucune trace chez Plotin de ténèbres originelles d’où jaillirait, par un
choix préontologique, la lumière de l’Un. « Il est comme il veut être 5 »
signifie seulement qu’aucune nature ne s’impose à l’Un parce qu’il est
la simplicité absolument première. L’identité entre volonté et substance
n’est affirmée là que pour faire entrevoir l’abîme métaphysique de
l’origine radicale. E. Benz exagère donc le caractère volontariste et
« dialectique » de l’autocréation de l’Un, dans le traité de Plotin Sur la
Liberté de Γ Un. Il est conduit à cette erreur d’interprétation parce qu’il
croit que Victorinus a mis en œuvre, pour rendre compte de la géné­
ration du Fils de Dieu, les formules par lesquelles Plotin décrivait l’auto­

1. J’espère pouvoir consacrer une étude particulière à ce phénomène historique.


2. V. Jankélévitch, L’odyssée de la conscience dans la dernière philosophie
de Schelling, Paris, 1933.
3. Cf. plus haut, p. 17. E. Benz a tort, en exposant la doctrine ontologique de
Victorinus, qui place l’étant entre deux néants, le néant divin et le néant de la
matière, de voir en Victorinus, un précurseur de Heidegger (E. Benz, op. cit.,
p. 39). La doctrine ontologique de Victorinus concernant les modes des existants
et des non-existants est tout à fait traditionnelle et classique, cf. plus bas, chapitre
troisième. Sur la doctrine de la liberté chez Boehme, cf. A. Koyré, La philosophie
de Jacob Boehme, Paris, 1929, p. 320-327, et pour Schelling, cf. par exemple,
Les Ages du monde, trad. S. Jankélévitch, Paris, 1949, p. 52 sq.
4. J. Trouillard, La purification plotinienne, Paris, 1955, p. 118.
5. Plotin, Enn., VI, 8 [39] 13, 7 : ή βούλησις αύτοϋ καί ή ουσία ταύτον εσται .Εί
δέ τοϋτο, ώς αρα έβούλετο, οΰτω καί εστίΛΐ.
22 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
création de l’Un. Il a donc cru pouvoir comprendre Plotin à la lumière
de Victorinus. Mais il est impossible d’assimiler l’autocréation de l’Un
avec la génération du Fils de Dieu. Le traité de Plotin se meut, si l’on
peut dire, au plan de l’Un; il n’y est pas question de distinction d’hypos-
tases 1234. Or la génération du Fils de Dieu chez Victorinus aboutit à une
hypostase distincte de celle du Père. Pour reprendre une expression
d’H. Duméry 2, E. Benz confond 1’ « aséité » de l’Un et 1’ « autoposition »
de l’intelligence, c’est-à-dire qu’il assimile indûment les formules par
lesquelles Plotin essaie d’exprimer la simplicité immédiate et originelle
de l’Un et celles que Victorinus emploie pour décrire le procès par lequel
le Fils se pose lui-même en son autogénération. Autrement dit, E. Benz
n’a pas vu la distance qui sépare Plotin de Victorinus. Il transporte ainsi
en Plotin des perspectives qui sont proprement postplotiniennes. Même
erreur en ce qui concerne les rapports entre Victorinus et Augustin.
Comme l’a fait remarquer W. Theiler 3, il y a une différence fondamen­
tale entre leurs « volontarismes », si Victorinus considère le Fils comme
volonté, alors qu’Augustin réserve ce nom à l’Esprit-Saint. Quant à la
triade esse-vivere-intellegere 4 qu’on retrouve chez les deux auteurs, elle
est suffisamment répandue dans le néoplatonisme et il n’est pas nécessaire
qu’Augustin l’ait trouvée chez Victorinus. Sur ce point, le livre de
R. Schmid 5 est décisif. Ne faut-il pas renoncer à un schéma linéaire :
Plotin-Victorinus-Augustin ? La réalité historique n’est-elle pas beau­
coup plus complexe ? Un tel schéma a conduit E. Benz à une interprétation
très discutable de Plotin 6 et d’Augustin. Et si la monographie de deux-
cents pages qu’il consacre à la pensée de Victorinus est assez exacte
dans ses grandes lignes, elle laisse pourtant échapper la vraie signification
de l’œuvre du vieux rhéteur romain.
Pourtant c’est un rapport indiscutable que, deux ans après la parution
du livre de E. Benz, en 1934, P. Henry7 a établi entre Plotin et Victori­
nus. D’une part, P. Henry a montré que les libri platonicorum malheu­
reusement perdus, traduits par Victorinus et lus par Augustin, étaient
des traités de Plotin 8. D’autre part, il a découvert dans l’œuvre théolo­

1. Cf. W. Theiler, c.-r. de E. Benz, dans Gnomon, t. X, 1934, p. 498.


2. H. Duméry, Études blondéliennes, 2, Paris, 1952, p. 127.
3. W. Theiler, c.-r. de E. Benz, Gnomon, t. X, 1934, p. 494-495.
4. Cf. p. 213 sqq.
5. Cf. p. 14.
6. On consultera notamment les critiques de P. Henry, Bulletin critique des
études plotiniennes, dans Nouvelle revue théologique, t. LIX, 1932, p. 915-919 et
de W. Theiler, dans Gnomon, t. X, p. 493-499, notamment, p. 499, où W. Theiler
remarque que ie rapprochement entre le Kronos plotinien et le Dieu victorinien
ne convient pas, puisque le Kronos de Plotin correspond seulement à l’intelli­
gence qui engendre l’Ame.
7. P. Henry, Plotin et l’Occident, Louvain, 1934, p. 44-62.
8. Ibid., p. 77-103.
L’INTERPRÉTATION DE P. HENRY 23
gique de Victorinus, une citation littérale d’un traité de Plotin x. Décou­
verte importante, car, avant P. Henry, on s’était contenté, dans ce domaine
d’analogies vagues, de rapprochements doctrinaux assez discutables.
Désormais, on peut s’appuyer sur deux faits historiques : le témoignage
d’Augustin, une citation sûre. Faut-il conclure que la mentalité des
écrits philosophico-théologiques de Victorinus est « nettement ploti-
nienne ? » C’est ce que fait P. Henry 1 2, et dans un article plus récent 3,
il précise les éléments plotiniens qui peuvent se reconnaître dans le
système théologique de Victorinus. C’est, en premier lieu, l’idée d’une
autocréation de Dieu 45 ; mais cette doctrine, qui chez Plotin n’est qu’une
concession aux faiblesses de l’esprit humain, est, chez Victorinus, cen­
trale et essentielle. C’est, en second lieu, la triade être, vivre, penser,
qui, jouant un certain rôle chez Plotin au niveau de l’intelligence, devient
également fondamentale chez le théologien chrétien s. C’est ensuite la
conception d’un univers émanant de l’Un par un processus continu de
dégradation6. C’est aussi, tout spécialement, la doctrine de la διττή
ένέργεια, c’est-à-dire la théorie des deux actes, l’acte immanent et transi­
tif, par lesquels toute réalité se pose d’abord elle-même, puis rayonne au
dehors 7. On peut ajouter encore que la génération du Fils de Dieu,
comme forme, chez Victorinus, s’accomplit selon un mécanisme tout à
fait analogue à celui par lequel l’intelligence s’hypostasie en se distin­
guant de l’Un plotinien : l’hypostase se constitue en se convertissant
vers son principe, après une phase de distinction et d’indétermination 8.
Il y a également l’identité entre l’intelligence et la volonté, la connais­
sance étant, chez Plotin et chez Victorinus, désir de l’objet9. Ayant
énuméré ces éléments plotiniens, P. Henry montre ensuite comment
la doctrine de Victorinus dépasse le plotinisme, par son effort pour
rester fidèle à la théorie orthodoxe du « consubstantiel ». P. Henry admet
une indiscutable différence entre Plotin et Victorinus. Mais cette diffé­
rence, P. Henry l’explique par le christianisme de Victorinus. Le théolo­
gien chrétien a transformé en les assimilant les données du philosophe
païen. Le Dieu de Victorinus n’est pas seulement Un, il est Être 10 ;

1. Ibid., p. 49-54. Il s’agit ά’Εηη., V, 2 [10] 1, 1, cf. p. 418. P. Henry énumère


d’autres citations ; mais elles ne sont pas littérales et on peut hésiter à les recon­
naître comme plotiniennes.
2. Ibid., p. 60.
3. P. Henry, The ‘Adversus Arium’ of Marius Victorinus, the first systematic
exposition of the doctrine of the Trinity, dans Journal of Theological Studies,N.S.,
1.1, 1950, p. 42-55.
4. Ibid., p. 45.
5. Ibid., p. 45.
6. Ibid., p. 45.
7. Ibid., p. 45-47.
8. Ibid., p. 47.
9. Ibid., p. 47.
10. Ibid., p. 48.
24 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
les caractères propres des trois hypostases, être, vie, pensée, s’impliquent
mutuellement1 ; le dynamisme s’accentue 2, et surtout la réflexion sur
les données scripturaires conduit Victorinus à des perspectives théolo­
giques proprement chrétiennes3. C’est ainsi que Victorinus prépare
le De Trinitate d’Augustin; notamment, on trouve déjà chez lui la doc­
trine augustinienne selon laquelle tout en Dieu est la substance de
Dieu 4, et surtout, une anticipation de la théorie « psychologique » de
la Trinité5. Chez lui, comme chez Augustin, l’âme est image de la
Trinité et la considération de l’âme aide à concevoir le modèle méta­
physique du mystère trinitaire 6. Finalement, Augustin trouve en Victo­
rinus un exemple : la philosophie peut être utilisée pour formuler le
dogme chrétien, à condition de n’être pas simplement transposée dans
le mode chrétien, mais au contraire d’être profondément repensée.
En face des Ariens qui répètent purement et simplement le néoplato-
nisme, Victorinus transforme son néoplatonisme pour pouvoir rester
orthodoxe et fidèle au dogme du consubstantiel. Victorinus montre
ainsi à Augustin, que, selon le mot de Chesterton, l’orthodoxie est une
aventure 7. On retrouve donc chez P. Henry, le schéma linéaire de E. Benz :
Plotin-Victorinus-Augustin, mais une saine interprétation du plotinisme
et surtout une juste reconnaissance de l’importance de la problématique
chrétienne dans la pensée de Victorinus, corrigent ce que la construction
de E. Benz avait d’erroné. Surtout, le caractère original de la pensée de
Victorinus est mis en valeur.
Aux yeux de W. Theiler, toutefois, ce n’est pas dans le christianisme
de Victorinus, qu’il faut chercher la raison de la différence qui, à côté
de ressemblances littérales, sépare Victorinus de Plotin. Pour W. Theiler,
il manque un astre à la constellation. Entre Plotin, Victorinus et Augustin,
il faut introduire « Mercure » 8, c’est-à-dire Porphyre, un « véritable
Έρμης λόγιος 9», ou comme le disait Eunape, « la chaîne d’Hermès 10 »
qui relie, comme le ciel à la terre, la pensée de Plotin à l’entendement des
malheureux mortels. Dès 1934, dans son compte rendu du livre d’E. Benz,
W. Theiler attirait en ces termes l’attention sur le rôle de Porphyre dans
la formation de Victorinus et de saint Augustin. C’est que, l’année pré­
cédente (1933), il venait de publier un ouvrage dans lequel il montrait
qu’Augustin avait directement subi l’influence de Porphyre, et non celle

1. Ibid., p. 49.
2. Ibid., p. 50.
3. Ibid., p. 51.
4. Ibid., p. 52.
5. Ibid., p. 53-54.
6. Ibid., p. 54.
7. Ibid., p. 55.
8. W. Theiler, c.-r. de E. Benz, Gnomon, t. X, p. 493.
9. W. Theiler, ibid., p. 493.
10. Eunape, Vitae, p. 9, Boissonade (= p. 49* Bidez).
L’INTERPRÉTATION DE W. THEILER 25
de Plotin L Il faut bien comprendre la portée de cette affirmation. Nous
possédons toute l’œuvre de Plotin, sous la forme que lui a donnée Por­
phyre : les Ennéades. Au contraire, les écrits de Porphyre lui-même, le
disciple de Plotin, sont en grande partie perdus. A cause de cela, W. Thei­
ler utilise une hypothèse de travail qui lui permet d’en reconstituer le
contenu doctrinal : « Si, chez un néoplatonicien postplotinien, se présente
un développement qui peut se comparer par le contenu, la forme et la
structure, avec un passage analogue chez Augustin, mais non pas, ou
au même degré, avec un passage analogue chez Plotin, on peut le consi­
dérer comme porphyrien 12 ». Ce principe correspond à un fait historique
inéluctable : le néoplatonisme postplotinien présente des différences,
parfois fondamentales, avec le néoplatonisme de Plotin. Cela ne veut pas
dire que le plotinisme soit oublié, mais cela veut dire qu’il est interprété
dans un sens différent de ce que pouvait être le plotinisme originel. Nous
aurons à le montrer tout au long du présent ouvrage. Et il faut bien recon­
naître que le responsable de cette transformation du plotinisme, c’est
le disciple de Plotin, Porphyre. Dans son hypothèse de travail, W. Theiler
anticipe sur la conclusion que P. Courcelle établira d’une manière si
brillante, au moins en ce qui concerne l’Occident latin : à partir du
IVe siècle, « le maître des esprits est Porphyre 34». Sans être le maître
exclusif de l’Orient, Porphyre joue également un très grand rôle dans
la formation du néoplatonisme grec postplotinien. On peut donc espérer
reconstituer en partie sa doctrine, en comparant les enseignements des
néoplatoniciens postérieurs : Synésius, Proclus, Énée de Gaza, avec
ceux d’Augustin. S’il y a identité entre ces enseignements et différence
avec ceux de Plotin, on peut légitimement songer à une source commune x,
que les dates, la vraisemblance, des comparaisons avec ses écrits conser­
vés, obligent à identifier avec Porphyre.
Le principe est bon, mais son application délicate, et même dangereuse.
W. Theiler n’a pas convaincu tous ses lecteurs, lorsqu’il a essayé de
montrer l’importance de l’influence de Porphyre sur Augustin i. C’est
que, souvent, les doctrines qu’il signale comme porphyriennes sont des

1. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, Halle, 1933.


2. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 4 : « Erscheint bei einem nachplo-
tinischen Neuplatoniker ein Lehrstück, das nach Inhalt, Form und Zusammen-
hang sich mit einem solchen bei Augustin vergleichen lâsst, aber nicht oder
nicht im selben Mass mit einem bei Plotin, so darf es als porphyrisch gelten. »
3. P. Courcelle, Les Lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore,
Paris, 1943, p. 394.
4. Cf. les réserves de Paul Henry, Plotin et l’Occident, p. 19-21 ; de P. de La-
briolle, c.-r. du livre de W. Theiler, dans Revue critique, t. CI, 1934, p. 139-
142; de E.-R. Dodds, dans The Classical Review, t. XLIX, 1935, p. 71-72; de
H. Barth, dans Philosophisches Jahrbuch, t. L, 1937, p. 384; de H.-R. Schwyzer,
dans art. Plotinos, Paulys Realencyclopadie, t. XXI, col. 585, 65.
26 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
lieux communs traditionnels 1 ou peuvent très bien être plotiniennes 2.
D’autre part, exclure Plotin au profit de Porphyre, dans le cas d’Augustin,
c’est aller contre le témoignage explicite de ce dernier, qui affirme
avoir lu des livres de Plotin. W. Theiler répond à cela qu’il s’agit des
Ennéades commentées par Porphyre 3. Mais nous n’avons pas ces commen­
taires de Porphyre et nous ne pouvons savoir s’ils ajoutaient beaucoup
au texte de Plotin 45. W. Theiler me semble plus heureux, lorsque, dans
son compte rendu du livre de E. Benz, il indique rapidement les doctrines
porphyriennes que l’on peut reconnaître chez Victorinuss. En effet
les exemples qu’il donne se retrouvent textuellement dans les œuvres de
Porphyre qui nous ont été conservées ou sont nettement différents des
doctrines et du vocabulaire plotiniens. C’est ainsi que l’expression τδ
μή 6v super τδ δν 6 correspond exactement à τδ υπέρ τδ δν μή ον 7 qui
se trouve dans les Sententiae de Porphyre. De même, le mot αύτόγονος,
qui n’existe pas chez Plotin, sert chez Victorinus 8 et chez Porphyre 9,
à exprimer l’autogénération de l’intelligence, à partir de Dieu. W. Theiler
a donc eu le mérite de montrer que les aspects « non-plotiniens » de
Victorinus pouvaient s’expliquer par une influence philosophique diffé­
rente de celle de Plotin, probablement celle de Porphyre; le christianisme
de Victorinus n’était donc pas le seul facteur d’évolution; à côté de lui,
intimement mêlé à lui, il fallait reconnaître une doctrine philosophique
précise, technique, dont on ne pouvait retrouver l’origine chez le seul
Plotin.
Dans son livre sur les Oracles chaldaiques et les hymnes de Synésius 1011
,
W. Theiler a cité également de nombreux textes de Victorinus u, qui,
comme les hymnes de Synésius lui-même, trahissent l’influence du com­
mentaire de Porphyre sur cette bible du néoplatonisme que furent les
Oracles chaldmques. Déjà C. Gore avait signalé la parenté qui existe
entre Synésius et Victorinus 12. W. Theiler nous laisse entrevoir la raison
de ce rapport. Il nous aide ainsi à préciser, au moins dans l’ordre du

1. Cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques, p. i6i.


2. P. Henry, Plotin et l’Occident, p. 70-72.
3. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 3. Dans son ouvrage, Die chal-
daischen Orakel und die Hymnen des Synesios, p. 18, n. 4, il rapporte également
au commentaire de Porphyre sur les Ennéades, la citation de Plotin découverte
par P. Henry dans l’Adversus Arium de Victorinus.
4. Cf. p. 419.
5. W. Theiler, dans Gnomon, t. X, p. 495-496.
6. Marius Victorinus, Ad Cand., 14, 1.
7. Porphyre, Sent., 26, p. 11, 10, Mommert,
8. Marius Victorinus, Adv. Ar., III, 17, 15 et Ad Cand., 22, 11-12.
9. Porphyre, Phil. Hist., fr. XVIII, p. 14-15, Nauck.
10. W. Theiler, Die chaldaischen Orakel und die Hymnen des Synesios, Halle,
1942.
11. W. Theiler, op. cit., p. 8, n. 2; p. 13, n. 2; p. 14, n. 4; p. 15, n. 1. 2. 3. 6;
p. 16, n. 1; p. 18, n. 4; p. 19, n. 2; p. 20, n. 5; p. 27, n. 5; p. 29, n. 3.
12. Cf. p. 12.
L’INTERPRÉTATION DE G. HUBER 27
vocabulaire, la différence qui existe entre le néoplatonisme de Plotin
et celui de Porphyre. Les termes empruntés aux Oracles chaldaïques
sont très caractéristiques, par exemple l’expression νους πατρικός \
utilisée par Victorinus, citée par Augustin 12 et assez fréquente dans les
Oracles chaldaïques 3.
Les essais de W. Theiler, pour compléter l’horoscope spirituel de la
théologie trinitaire d’Augustin, n’ont pas obtenu l’écho qu’ils méritaient.
Sans doute a-t-on généralement accepté de faire entrer Porphyre dans la
constellation 4. Mais presque tous les critiques, sauf R. Beutler 5, se sont
accordés à considérer Porphyre comme un simple vulgarisateur de
Plotin. Il n’est donc pas étonnant que le livre récent de G. Huber, sur
l’être et l’absolu 6, qui étudie justement la période de l’histoire de la
pensée occidentale qui va de Plotin à Augustin, nous ramène purement
et simplement au schéma linéaire de E. Benz et de P. Henry : Plotin-
Victorinus-Augustin. Il nous ramène également aux justes intuitions
de E. Benz 7 : avec Augustin, commence, dans l’histoire de la pensée,
une orientation différente qui conduit au subjectivisme moderne et,
de toute manière, la période qui va de Plotin à Augustin constitue un
tournant décisif dans l’histoire de la « problématique ontologique ». Le
livre de G. Huber nous donne justement les raisons métaphysiques
de la révolution augustinienne. Pour G. Huber, de Plotin à Augustin,
en passant par Victorinus, une transformation radicale de la notion
d’être s’est opérée. Plotin distinguait entre VÊtre, identique à l’intelligible
et à l’intellect, donc objet de connaissance, et V Absolu, l’Un transcen­
dant à l’intelligible et à l’intellect, donc échappant aux prises de la
connaissance. Chez Victorinus déjà, infidèle à Plotin pour rester fidèle
au consubstantialisme orthodoxe, chez Augustin surtout, infidèle à
Victorinus par un souci d’orthodoxie encore plus aigu, l’Être tend à

1. Marius Victorinus, Ad Cand., i, 6.


2. Augustin, De dv. dei, X, 28.
3. W. Kroll, De oraculis chaldaicis, Breslau, 1894 (Hildesheim, 1962), p. 50;
cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 8, n. 2.
4. P. Courcelle, Les Lettres grecques, p. 163-176, démontre qu’Augustin
a connu plusieurs livres de Porphyre, mais, dans son article Litiges sur la lec­
ture des « Libri platonicorum » par saint Augustin, dans Augustiniana, IV, 1954,
p. 227, il laisse entendre qu’il est difficile de distinguer Porphyre de Plotin, en
ce qui concerne la doctrine. G. Huber, Das Sein und das Absolute, Bâle, 1955,
p. 89, parle simplement d’une leichtere Zugânglichkeit conférée par Porphyre
aux ouvrages de Plotin. Il se demande pourtant si, à cette plus grande facilité
d’accès procurée par Porphyre, il ne faut pas déjà ajouter des transformations
qui vont dans le sens augustinien (ibid., p. 89, n. 1). J. O’Meara, Porphyry’s Phi-
losophy from Oracles in Augustine, Paris, 1959, tend à faire de l’ouvrage de Por­
phyre, La philosophie des oracles, le seul ouvrage qui ait influencé Augustin.
5. R. Beutler, art. Porphyrios, dans Paulys Realencyclopâdie, t. XXII, 1, col.
285-287 et 301-303.
6. G. Huber, Das Sein und das Absolute, Bâle, 1955.
7. Cf. p. 16.
28 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
s’identifier à l’Absolu. Il perd tout contenu intelligible, devient autre
que ses déterminations. Ainsi l’essence divine, dans la Trinité, est ce
qui est commun et indifférencié, sous les caractéristiques personnelles.
La triade être, vivre, penser, qui suffisait, aux yeux de Victorinus, à
assurer la distinction entre les hypostases, devient pour Augustin une
unité indistincte. Ainsi l’être, objet propre de l’intelligence, « ne s’ouvre
plus à la pensée d’une manière immédiate1 ». « A la place de la connais­
sance directe de l’être, fait son apparition la connaissance analogique
de Dieu dans l’âme faite à son image. La seule connaissance de l’être
qui soit possible au-delà de la foi, pour l’homme en son état actuel, c’est
le retour de l’âme sur elle-même... Ainsi la connaissance de l’âme subjec­
tive devient le moyen de la connaissance de Dieu, l’être est interprété
à partir de l’horizon de l’âme 2. » E. Benz cherchait dans le volontarisme
de Plotin et de Victorinus les origines du subjectivisme augustinien.
G. Huber, également sensible au problème posé par ce subjectivisme
augustinien, en voit l’explication dans la transformation de l’ontologie
plotinienne par Victorinus et Augustin. En supprimant la dénivellation
que Plotin réservait entre l’Un et l’Être, Victorinus et Augustin ont
finalement ouvert les portes à la problématique ontologique moderne.
Pour G. Huber, Heidegger ne distingue pas entre l’Être et l’Absolu 3.
L’Être, pour Heidegger, est transcendant, indéfinissable, inconnaissable :
il est caché, occulte, inaccessible à la conscience humaine qui ne peut
atteindre que les « étants ». Cet au-delà de toute détermination saisissable,
qu’est-ce d’autre que l’Absolu ? Mais alors, si la philosophie est pensée
de l’Être, il faut dire que la philosophie est pensée de l’inconnaissable
et de l’indicible, ce qui est pour le moins paradoxal. Pour échapper
à ce paradoxe, il faudrait donc distinguer, non seulement, comme
Heidegger, entre l’étant (c’est-à-dire les objets particuliers que nous
connaissons, qui nous sont présents) et l’Être (c’est-à-dire la Présence
dans laquelle les étants nous sont présents), mais entre l’Être (conçu
cette fois par G. Huber comme l’horizon et la totalité sur laquelle les
objets particuliers et déterminés se détachent, donc comme quelque chose
qui est encore relatif au sujet humain) et l’Absolu (c’est-à-dire ce qui
n’étant plus relatif à nous, fonde l’Être, les étants et notre relation à

1. G. Huber, Das Sein und das Absolute, p. 154.


2. G. Huber, op. cit., p. 154 : « An die Stelle der direkten Seinserkenntnis
tritt hier vielmehr die analogische Erkenntnis Gottes aus der ihm ebenbildlichen
Seele. Die dem Menschen in seinem gegenwârtigen Stande über den Glauben
hinaus môgliche Seinserkenntnis geschieht in der Rückwendung der Seele auf
sich selbst... Die Erkenntnis der ichhaften Seele (wird) zum Mittel der Gottes-
erkenntnis, das Sein also (wird) gleichsam aus dem Horizonte der Seele gedeu-
tet. »
3. Dans les lignes qui suivent, j’utilise l’exposé du livre de G. Huber que
j’avais donné dans Critique, n° 145, juin 1959, p. 546, sous le titre Heidegger et
Plotin.
L’INTERPRÉTATION DE G. HUBER 29
l’Être et aux étants). Dans cette nouvelle perspective, selon G. Huber,
la philosophie retrouve un objet : l’Être; au travers de cet objet, elle
visera la transcendance, l’Absolu qui fonde l’Être.
En proposant cette distinction entre l’Être et l’Absolu, G. Huber
veut renouer avec la tradition platonicienne, telle qu’elle s’épanouit
surtout chez Plotin. Grâce à une analyse extrêmement fouillée, G. Huber
montre comment c’est la transcendance de l’Absolu qui fonde l’intelli­
gibilité de l’Être dans le système plotinien. Être et Pensée y sont insépa­
rables, y forment une unité multiple et dynamique, mais cette unité
multiple exige avant elle l’Unité absolue, la transcendance de l’Un qui
fonde la relation entre l’Être et la Pensée x.
G. Huber montre ensuite comment le dogme consubstantialiste
a obligé Victorinus à transformer l’ontologie plotinienne1 2. Si pour
Victorinus, le Fils peut correspondre au νους et à Γ δν plotiniens, c’est-
à-dire à la seconde hypostase du système de Plotin, il faut, pour assurer
la consubstantialité que, de quelque manière, le Père, la première hypos­
tase, soit être. Victorinus est donc conduit à introduire une différen­
ciation dans le concept d’être : il distinguera entre Yétant déterminé
(le Fils) et l’être indéterminé, le pur esse inconnaissable et transcendant
(le Père). Le Fils est la forme du Père, la détermination de Y esse indéter­
miné; ainsi le Père se révèle dans le Fils, mais en lui-même il est incon­
naissable. L’être, en tant qu’être, est privé de la rationalité du Logos.
La distinction entre l’être et l’étant sauvegarde encore un peu l’oppo­
sition plotinienne entre la rationalité de l’être et la transcendance de
l’Absolu. Augustin supprimera cette distinction entre l’être et l’étant3.
Il y aura identification entre l’être et sa détermination : toute détermi­
nation de l’être divin est substantielle, c’est-à-dire qu’elle se fond désor­
mais dans l’indifférence de l’Absolu; « l’intelligible en soi se transforme
en Inconcevable 4 ».
On voit l’originalité de la position de G. Huber par rapport à celle de
E. Benz. E. Benz prêtait à Plotin la doctrine que G. Huber reconnaît chez
Victorinus. G. Huber insiste avec raison sur la différence fondamentale
des deux doctrines. C’est la tension entre la foi consubstantialiste et le
plotinisme qui provoque chez Victorinus la transformation de l’onto­
logie plotinienne qui va bouleverser — et égarer— toute l’ontologie moder­
ne. Il est intéressant de constater que E. Benz et G. Huber, chacun selon
leurs points de vue propres, reconnaissent en Victorinus un moment
décisif de l’histoire de la pensée occidentale 5.

1. G. Huber, Das Sein und das Absolute, p. 15-88.


2. G. Huber, op. cit., p. 89-116.
3. G. Huber, op. cit., p. 117-160.
4. G. Huber, op. cit., p. 145 : « Das Intelligible an sich ist zum Unbegreiflichen
geworden. »
5. A cette présentation générale des travaux consacrés à Victorinus, il faut
ajouter les titres suivants. En premier lieu, P. Séjourné, art. Victorinus Afer,
30 LE PROBLÈME DE VICTORINUS

Ainsi peut-on dire que l’œuvre théologique de Victorinus pose deux


questions à l’historien des idées : en premier lieu, quel néoplatonisme
est utilisé par Victorinus pour formuler sa théologie trinitaire, en second
lieu, quelle transformation fait-il subir à ce néoplatonisme pour l’adapter
aux exigences du consubstantialisme nicéen ?
Toutes les études qui viennent d’être citées ont donné à ces deux ques­
tions des éléments de réponse. Mais toutes souffraient d’un double
désavantage. En premier lieu, un texte critique des œuvres théologiques
de Victorinus leur faisait défaut. Il serait vain d’énumérer les erreurs
d’interprétation qui résultent de cette lacune. Le texte de la Patrologie
latine, très défectueux, a trop souvent égaré les exégètes de Victorinus L
Grâce à P. Henry * 12, nous possédons maintenant un texte latin bien établi.
C’est un grand bienfait pour l’avenir des études victoriniennes. Seconde
difficulté : presque tous ceux qui ont étudié Victorinus jusqu’à mainte­
nant ont admis que ses ouvrages formaient un véritable tissu d’obscurités
et de contradictions. Ils se sont donc résignés à l’incompréhension.
Cela commence au IVe siècle avec saint Jérôme : « Marius Victorinus
écrivit contre Arius, selon la manière des dialecticiens, des livres extrême­
ment obscurs, qui ne sont compris que par les doctes 3. » Le premier
éditeur de Victorinus, Jean Sichard, qui écrit en 1528 la préface à l’ouvrage
dans lequel il publie Y Adversus Arium, parlant du « style rocailleux »
de notre vieux rhéteur, affirme que « cet Africain semble s’exprimer
volontairement de manière à n’être pas compris clairement par les

dans D.T.C., t. XV, 1950, col. 2887-2954, qui fournit un bon exposé général;
à propos de l’rid Candidum, on pourra consulter W. Kohnke, Plato’s Conception
of ούκ όντως ούκ ôv, dans Phronesis, t. II, 1957, p. 32-40, qui y décèle les traces
d’un commentaire de Porphyre sur le Sophiste. Voir également A. Orbe, Hacia
la primera teologia de la procesiôn dei Verbo, Estudios Valentinianos, I, 1, Rome,
1958, p. 490-503; A. Dempf, Der Platonismus des Eusebius, Victorinus und Pseudo-
Dionysius, dans Sitsungsber. d. Bayer. Ak. Wiss., Phil. Hist. Kl., 1962, 3,
p. 1-18 et Geistesgeschichte der altchristlichen Kultur, Stuttgart, 1964, p. 97-99.
1. Par exemple, R. Schmid, Marius Victorinus, p. 35, qui, en Adv. Ar., II, 4,
42, lit à la suite de P. L. t. VIII, 1092 C όμοούσιος au lieu de όμωνύμως, en conclut
que Victorinus est panthéiste. De même, le parallèle entre Plotin et Victorinus,
signalé par Paul Henry, Plotin et l’Occident, p. 55, ne peut être accepté, parce
qu’il faut lire en Adv. Ar., I, 30, 25 inseparabiliter et non separabiliter. Ainsi
encore les considérations de G. Huber, Das Sein und das Absolute, p. 97, sur
1’ « avoir-du-il-est » (Haben des Ist), sont sans fondement puisqu’il faut lire
Ad Cand., 4, 5 : « Iuxta quod supra omnia quae sunt, est esse » et non pas « quod
super omnia quae sunt habet est », leçon de la P. L.
2. Marius Victorinus, Traités théologiques, texte établi par Paul Henry,
introduction, traduction et notes par Pierre Hadot, Paris (S. C., t. 68-69), i960.
3. Jérome, De vir. ill., 101, éd. E. C. Richardson, Leipzig, 1896 (Texte und
Untersuchungen, t. XIV), p. 48, 20 : « Scripsit adversus Arium libros more
dialectico valde obscuros qui nisi ab eruditis non intelleguntur. »
L'OBSCURITÉ DE VICTORINUS 31
2 se moque des « bégaiements informes »
Latins x. » Au XVIIe siècle, Petau 1
de notre auteur et veut lui donner le surnom d’Héraclite : σκοτεινός. Les
modernes ne sont pas plus tendres. C. Gore nous prévient « qu’il faut
bien admettre qu’un grand nombre de passages de Victorinus concer­
nant la Trinité sont réellement inintelligibles et qu’on ne peut l’absoudre,
même en croyant charitablement à la corruption du texte, de son usage
insensé du langage 3 ». G. Geiger fait remarquer lui aussi qu’il est presque
impossible de suivre avec certitude le développement des idées, dans les
exposés de Victorinus 4. R. Schmid 5 parle d’un « chaos de contradic­
tions », W. Theiler, « de la quantité considérable de contradictions qui
se rencontrent dans les Theologica de Victorinus 6 ». Récemment enfin,
G. Huber affirme : « Une compréhension du texte de Victorinus qui
serait capable de le suivre dans tous les méandres et nuances de sa pensée
semble encore bien éloignée. Après une longue fréquentation avec ce
texte, on peut même d’ailleurs douter qu’une telle compréhension de
Victorinus soit effectivement possible.7 »
En traduisant le texte latin de Victorinus 8, en ponctuant ce texte
après mûre réflexion, enfin en l’analysant et en le commentant, je ne
prétends pas avoir tout éclairé. Pourtant je crois pouvoir dire que les
difficultés de compréhension qui surgissent, lorsque nous lisons Victo­
rinus, proviennent surtout pour nous du fait que nous ne possédons pas
le texte grec des sources néoplatoniciennes qu’il a utilisées 9. Le présent
ouvrage est donc né du désir de compléter la première ébauche d’inter­
prétation que j’ai donnée dans l’édition des Sources chrétiennes. Je me
suis proposé ici d’identifier les sources néoplatoniciennes utilisées par
Victorinus. Un travail ultérieur sera consacré à étudier la manière dont
Victorinus s’est servi de ce matériel pour formuler sa doctrine trinitaire.

*
* *
Je me suis donc efforcé de reconstituer les sources néoplatoniciennes
perdues des Theologica 10 de Victorinus. Cette reconstruction supposait

1. J. Sichard, Antidotum contra diversas... haereses, Bâle, 1528, préface :


« Dum sic loquitur Afer, quasi hoc agat ne a recte Latinis intelligatur. »
2. D. Petau, De trinitate, I, 5, 8, éd. Vivès, Paris, 1865, t. II, p. 317 : « Incon­
dite balbutientem ».
3. C. Gore, art. Victorinus, dans Dict. Christ. Biogr., t. IV, col. 1134, note y.
4. G. Geiger, Marius Victorinus, p. 11.
5. R. Schmid, Marius Victorinus, p. 41.
6. W. Theiler, Gnomon, t. X, p. 497.
7. G. Huber, Das Sein und das Absolute, p. 94, n. 5.
8. Cf. p. 30, n. 2.
9. C’est déjà au fond l’opinion de G. Geiger, Marius Victorinus, p. 12, qui
fait remarquer que l’obscurité de Victorinus s’évanouit presque entièrement
lorsqu’on prend la peine de reconstruire son système et de le considérer à la
lumière du néoplatonisme.
10. Ce sont les écrits contenus dans l’édition critique signalée p. 30, n. 2.
32 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
deux démarches successives : tout d’abord isoler certains développements
de Victorinus qui trahissent l’utilisation d’une source, ensuite identifier
cette source, et étudier ainsi pour elle-même la doctrine philosophique
de cette source. On reconnaîtra dans ces deux phases les procédés de la
Quellenforschung. Cette méthode de « recherche des sources » a été plu­
sieurs fois critiquée en France x. Je dois donc au lecteur certaines expli­
cations méthodologiques. Je voudrais insister sur deux points qui me
paraissent essentiels. Tout d’abord, dans l’étude des écrivains latins
de la fin de l’Antiquité, la recherche des sources me semble absolu­
ment indispensable. D’autre part, la reconstitution d’une source perdue
est possible et légitime, à condition que les éléments qui entrent dans
cette reconstruction ne soient jamais séparés des structures littéraires
et conceptuelles dont ils font partie.
On craint qu’en recherchant les sources d’un auteur, on ne réduise
précisément cet auteur à ses sources. On détruirait ainsi son originalité,
on « atomiserait » pour ainsi dire l’unité de son œuvre en la réduisant à
une mosaïque d’emprunts et de réminiscences 12. S’il s’agit d’un auteut
chrétien, ne risque-t-on pas ainsi de diminuer la nouveauté du message
chrétien, en retrouvant des éléments païens intégrés à une œuvre inspirée
par celui-ci ? Surtout, la reconstitution des sources perdues n’aboutit-elle
pas aux hypothèses les plus gratuites ? Ne repose-t-elle pas sur le sophisme
qui consiste à conclure indûment de la partie au tout? Cherchant la
source (perdue) d’un développement B, écrit par l’auteur Y et composé
des éléments a, b, c, d, puis découvrant chez un auteur X un élément a,
identique à celui qui est contenu dans le développement B, plus d’un
historien en a conclu indûment que tout le développement B, c’est-à-dire
non seulement a, mais b, c et d, se trouvait déjà sous la forme A, chez
l’auteur X, et que l’auteur Y l’avait purement et simplement emprunté
à l’auteur X.
Ces dangers sont réels et il serait téméraire de les ignorer. Mais ils ne pro­
viennent que d’un mauvais usage d’une méthode qui, si elle est employée
avec prudence, est absolument indispensable à quiconque veut
comprendre un auteur latin, à prétention philosophique, écrivant à
la fin de l’Antiquité.
Pour reconnaître ce caractère indispensable de la méthode de recherche
des sources, il faut se rappeler que les Anciens n’ont pas composé de
la même manière que les Modernes. Ceux-ci développent des « idées »,
éventuellement reçues de l’extérieur, mais fondues, combinées en une
nouvelle synthèse indécomposable, pour former un système où elles sont

1. Cf. note suivante et p. 34, n. 2.


2. Voir par exemple les critiques de A. Mandouze, « L’extase d’Ostie. » Possi­
bilités et limites de la méthode des parallèles textuels, dans Augustinus Magister,
1.1, p. 67-84.
LA COMPOSITION LITTÉRAIRE ANTIQUE 33
totalement transformées. On peut prétendre alors saisir une pensée
« de l’intérieur », sans chercher à déterminer d’une manière précise les
influences subies. Celles-ci sont d’ailleurs très complexes et très difficiles
à analyser. On peut se permettre de reconstruire une genèse idéale de
la pensée de l’auteur. Mais, lorsqu’il s’agit du domaine qui nous occupe
ici plus spécialement, à savoir celui des écrivains latins de l’Antiquité
finissante, il en va tout autrement. Ils n’utilisent pas, pour composer leurs
œuvres philosophiques ou théologiques, un matériel purement « concep­
tuel », mais des matériaux littéraires, la plupart du temps, empruntés
aux Grecs. Autrement dit, pour eux les idées ne sont jamais séparées
de leur substrat littéraire, de la phrase où elles sont exprimées, du déve­
loppement dans lequel cette phrase s’insère, de l’ouvrage qui contient
ce développement. Cela est évident pour Ambroise \ pour Macrobe 1 2,
pour Calcidius 3, et, d’une manière subtile, mais non moins réelle, pour
Augustin4. Tous utilisent pour ainsi dire des éléments préfabriqués.
Un tel mode de composition déroute le lecteur moderne. C’est pourquoi
nous avons l’impression que ces écrivains latins de la fin de l’Antiquité
« composent mal 5 ». Nous avons du mal à suivre le mouvement de leur
pensée, au sein de tel ou tel de leurs ouvrages; c’est que ces ouvrages
comportent des matériaux empruntés qui gardent, de leur origine, une
relative autonomie, un mouvement qui leur est propre, une finalité
interne. Le mouvement général de l’œuvre ne résulte donc pas de la
somme de tous les mouvements propres à chaque développement; tous
les détours de la pensée qui peuvent se rencontrer dans tel ou tel déve­

1. Textes de Philon : H. Lewy, Neue Philontexte in der Überarbeitung


des Ambrosius, dans Sitzungsber. d. Preuss. Ak. d. Wiss., Philos.—Hist. Kl.,
1932, P· 23-84, et voir passim, l’apparat de l’édition Cohn et Wendland des
œuvres de Philon. Textes d’Origène : H.-Ch. Puech et P. Hadot, L’Entretien
d’Origène avec Héraclide et le commentaire de saint Ambroise sur l’évangile de
saint Luc, dans Vigiliae Christianae, t. XIII, 1959, p. 229-234. Textes de Plotin :
P. Courcelle, Plotin et saint Ambroise, dans Revue de Philologie, t. XXIV,
1950, P- 31-45; Nouveaux aspects du platonisme chez saint Ambroise, dans Revue
des études latines, t. XXXIV, 1956, p. 220-239; P. Hadot, Platon et Plotin dans
trois sermons de saint Ambroise, Revue des études latines, t. XXXIV, 1956, p. 202-
220 ; A. Solignac, Nouveaux parallèles entre saint Ambroise et Plotin, dans Archives
de philosophie, t. XIX, 1956, p. 148-156.
2. K. Mras, Macrobius’ Kommentar zu Ciceros Somnium, dans Sitzungs­
ber. d. Preuss. Ak. d. Wiss., Philos.—Hist. Kl., 1933, p. 232-286. P. Courcelle,
Les lettres grecques en Occident, de Macrobe à Cassiodore, p. 22-33.
3. Cf. J. H. Waszink, Timaeus a Calcidio translatus (Corpus Platonicum Medii
Aevi), Leiden, 1962, p. xxxv-cvi.
4. J’ai essayé de montrer de quelle manière Augustin utilisait ses sources (à
propos du livre X De civit, dei) dans mon article Citations de Porphyre chez
Augustin, dans Revue des études augustiniennes, t. VI, i960, p. 217 et sq.
5. Par exemple, H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique,
Paris, 1938, p. 61 : « Saint Augustin compose mal » (voir également, le deuxième
tome : « Retractatio », Paris, 1949, p. 665). Mais cette apparente négligence
n’est pas propre à Augustin. J’ai l’intention de consacrer une étude particulière
aux techniques de composition dans l’Antiquité.
34 LE PROBLÈME DE VICTORINUS

loppement n’ont pas été voulus par l’auteur. Certains de ces détours
reproduisent seulement le mouvement de la pensée de l’auteur-source.
Pour rattacher au tout ces développements en partie autonomes, il faut
découvrir ce qui en eux a attiré l’auteur latin qui les a empruntés : il
faut trouver la phrase, le mot, le groupe de formules que l’emprunteur a
voulu intégrer à son œuvre, mais qu’il n’a pas pu ou su ou voulu détacher
de leur contexte et qui expliquent la présence de tout le développement
auquel ils appartiennent. Pour comprendre le mouvement général
de l’œuvre, il faut suivre, comme un fil conducteur, l’enchaînement
des mots et des formules clés qui fait tenir ensemble tout le tissu \
Les démarches du raisonnement, chez ces auteurs de la fin de l’Antiquité,
ne sont jamais totalement libérées du jeu des analogies de formules et
des ressemblances verbales. La pensée progresse en s’appuyant beaucoup
plus sur des mots dont le sens est polyvalent que sur des concepts claire­
ment définis. En tout cela se manifeste un art très subtil. Un tel mode
de composition ne diminue en rien l’originalité d’un génie comme celui
d’Augustin. Et des esprits mineurs, comme Calcidius ou Macrobe, qui
brodent bien peu sur la trame qu’ils ont empruntée, s’efforcent du moins
d’imiter plutôt que de traduire. Quant à Ambroise, il utilise très habile­
ment les matériaux qu’il assemble pour rédiger ses sermons.
Étant donné cette manière de travailler, de composer, de raisonner,
qui est propre aux écrivains latins de l’Antiquité finissante, il est impos­
sible de « comprendre une pensée donnée, en tant que telle, dans sa
structure interne, sa cohérence, sa portée, sa valeur1 2 » sans recourir
à la méthode de recherche des sources. Plus exactement, comme dans
toute application concrète d’une méthode scientifique, il y a une sorte
de va-et-vient perpétuel entre la critique interne et la critique externe.
L’étude de la « structure interne » de l’œuvre oriente immédiatement
l’historien vers la comparaison avec des sources possibles, parce que,
précisément, dans son effort de compréhension, il se heurte à ces élé­
ments, dont j’ai parlé plus haut, qui ne sont pas pleinement intégrés

1. G. Knauer, Psalmenzitate in Augustins Konfessionen, Gôttingen, 1955,


surtout p. 89 et sq., montre bien l’importance des mots-thèmes et des liaisons
verbales chez Augustin.
2. H.-I. Marrou, préface du livre de M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères de
l’Église, Paris, 1957, p. 9 : « D’où aussi, et j’y insiste, car ce caractère s’accusera
dans les volumes qui vont suivre, une certaine réticence à l’égard de la recherche
des sources telle qu’elle a été si volontiers pratiquée dans les générations d’histo­
riens qui nous ont précédés. La tâche première nous paraît en effet de redécouvrir,
de saisir à nouveau, de comprendre une pensée donnée en tant que telle, dans
sa structure interne, sa cohérence, sa portée, sa valeur. La pensée d’un auteur,
d’une école, constitue un objet historique en lui-même, qui possède son être
et mérite considération. Il ne faut pas se hâter de la réduire à une combinaison
d’emprunts ou d’héritages; la Quellenforschung ne devient légitime et ne prend
sa signification qu’une fois réalisé ce premier effort intérieur de compréhen­
sion. »
« QUELLENFORSCHUNG » ET COMPRÉHENSION 35
à l’ensemble de l’ouvrage. Inversement, dans la mesure où il « compare »,
l’historien est ramené à une compréhension plus profonde du sens de
l’œuvre. Par exemple, on comprendra d’une manière toute différente
la structure interne de certains sermons de saint Ambroise, à partir du
moment où l’on aura découvert que certains des développements qu’ils
contiennent sont empruntés à Plotin ou Porphyre, à Origène, à Philon x.
D’une part, chacun de ces développements prend sa valeur propre : en
l’identifiant, on le comprend; d’autre part, l’équilibre de l’ensemble en
est profondément modifié, parce que l’on doit chercher à comprendre
pourquoi les éléments qui le composent ont été choisis. Si l’on s’en tient
uniquement à l’étude de la structure interne d’une œuvre, on découvrira
souvent, à cette époque, non pas une cohérence intérieure, mais bien
plutôt une apparente incohérence. La découverte des sources de l’œuvre
peut nous expliquer cette incohérence et nous faire comprendre de
quelle manière on saisira sa véritable cohérence.
Ainsi comprise, la méthode de recherche des sources ne risque pas
de détruire l’originalité d’un auteur. Elle permet au contraire de savoir
ce qu’il a vraiment voulu dire, elle permet de distinguer entre ce qu’il
a reçu, sans l’assumer vraiment, et ce qu’il a reçu, en en prenant pleine­
ment la responsabilité et en l’intégrant intimement à son œuvre. On ne
risque pas ainsi, comme il arrive trop souvent, de considérer comme
partie intégrante du « système » d’un auteur, certains détails qui, pour
lui, avaient peu d’importance. On peut beaucoup mieux comprendre
les véritables intentions de l’écrivain. Il faudra notamment toujours
distinguer nettement entre la problématique propre à la « source » prise
en elle-même, et la problématique propre à l’auteur ou à l’ouvrage qui
utilise cette source.
Une telle méthode ne risque pas non plus de réduire un texte à une
mosaïque disparate. Ce phénomène se produit seulement lorsqu’on
n’a pas encore découvert le véritable substrat d’un développement
donné. Comme certains éléments de ce développement peuvent être
des « lieux communs » (nous aurons à revenir sur cette notion) repris
par des auteurs de différentes époques ou de différents milieux, il n’est
pas étonnant que les historiens croient découvrir, dans un même texte,
les influences les plus variées. Mais en général, ces parallèles de détails
sont indûment séparés de leur contexte, aussi bien dans la prétendue
« source » que dans le développement en question. Pour reprendre encore
une fois l’exemple de saint Ambroise, on peut dire que, tant que la source
du développement du De Jacob sur la constance du sage dans l’adversité

i. Par exemple, il est absolument impossible de comprendre la suite des idées


dans Ambroise, Delsaac, I, 2, tant que l’on n’a pas identifié la source du passage =
Philon, Defuga, 188-195, qui seule permet de donner un sens àl’ensemble appa­
remment incohérent des métaphores employées par Ambroise.
36 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
n’a pas été trouvée, il était possible d’aligner de vagues parallèles entre
certains éléments du développement et toutes sortes de formules
stoïciennes glanées chez les auteurs les plus variés. A partir du moment
où il est apparu d’une manière indiscutable que tout le développement
était purement et simplement emprunté à Plotin x, l’apparente mosaïque
s’est évanouie. Il en résultait que le développement d’Ambroise ne
pouvait plus être considéré comme une accumulation de lieux communs,
car les « lieux communs » stoïciens, rassemblés par Plotin, repris par
Ambroise, prennent chez l’un comme chez l’autre, une signification
nouvelle et n’ont plus rien de spécifiquement stoïcien 1 2. On voit l’erreur
de méthode qui consiste à étudier, par exemple, « la présence et la portée
des thèses stoïciennes chez les écrivains ecclésiastiques, sans s’inquiéter
des intermédiaires qui les ont transmises 3 ». On aboutira, avec une telle
méthode, à découvrir toute une « étape stoïcienne 4 » dans la pensée
chrétienne, avant 250, alors qu’on n’aura pas pu établir si les formules
d’apparence stoïcienne découvertes chez certains auteurs chrétiens avaient
un sens véritablement stoïcien, non seulement chez ces auteurs, mais
même dans leur source, dans le fameux « intermédiaire » laissé de côté.
La notion de « lieu commun » favorise d’ailleurs trop souvent la paresse
des historiens. On s’imagine avoir tout expliqué lorsqu’on a dit : « Nous
sommes en présence d’un topos scolaire. » Mais, trop souvent, on ne fait
ensuite aucun effort pour préciser la forme que prend ce lieu commun
chez tel auteur ou telle école, l’état de la tradition auquel il correspond,
la problématique dans laquelle il s’insère, le sens qu’il a chez tel ou tel
« intermédiaire ». Que dirait-on d’un historien de la philosophie qui
rencontrant chez Descartes la formule Cogito ergo sum se contenterait
de dire : la notion de Cogito se retrouve également chez Aristote 5, chez
saint Augustin, chez Kant et chez Husserl; c’est donc un lieu commun!
C’est effectivement un lieu commun, si l’on entend par là un des thèmes
fondamentaux et fondateurs de la pensée occidentale; mais il a son
histoire, sa signification s’est transformée avec les problématiques succes­
sives dans lesquelles il a été intégré; chaque « intermédiaire » a joué un
rôle dans la transmission de cet héritage. C’est précisément la tâche
de la « recherche des sources », de chercher à dépasser le vague de la
formule « lieu commun », pour identifier exactement la place d’un thème

1. A. Solignac, Nouveaux parallèles entre saint Ambroise et Plotin, dans


Archives de philosophie, t. XIX, 1956, p. 148-156.
2. Une sorte de transposition mystique du stoïcisme s’effectue, cf. É. Bréhier,
Plotin, Ennéades. I, Paris, 1924, p. 68.
3. M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères de l’Église, p. 76.
4. Ibid., p. 434 : « Avant la grande flambée platonicienne, que marque le
néoplatonisme prépondérant à partir de 250, il faut faire place à une étape stoï­
cienne dans la pensée chrétienne. »
5. Cf. R. Mondolfo, L’unité du sujet dans la gnoséologie d’Aristote, dans
Revue philosophique, t. LXXVIII, 1953, p. 359-378·
« QUELLENFORSCHUNG » ET COMPRÉHENSION 37
dans l’histoire de la pensée. La considération des « intermédiaires » est
ici indispensable. On peut ajouter à cela la remarque suivante. Même
la citation d’un auteur bien connu change de valeur selon 1’ « inter­
médiaire » qui l’a transmise. Nous trouvons chez Ambroise plusieurs
citations ou allusions à un même passage du Théétète (176 b). Une fois
au moins, l’intermédiaire est Plotin, une autre fois, c’est Philon L Dans
les deux cas, la citation n’a pas exactement le même sens, parce qu’elle
est liée, chez 1’ « intermédiaire », à des contextes extrêmement différents.
Fort bien, dira-t-on; admettons la valeur irremplaçable de la méthode
de recherche des sources dans les cas, après tout assez rares, où les sources
d’un auteur sont parfaitement connues et où une comparaison, mot par
mot, phrase par phrase, entre « source » et emprunteur est possible. Mais

1. On comparera :
1. Ambroise, De Isaac, III, 6, Plotin, Enn., I, 8 [51] 6, 10.
C.S.E.L., t. XXXII, 1, p. 646, 3 :
« Fuga autem est, non terras relin­ Φυγή γάρ, φησίν, ου τό εκ γης άπελθεΐν
quere, sed esse in terris, iustitiam et αλλά και δντα επι γης δίκαιον καί δσιον,
sobrietatem tenere. » είναι.
2. Ambroise, De fuga saeculi, IV,
17, C.S.E.L., t. XXXII, 2, p. 178, 5 : Platon, Théétète, 176 b.
« Hoc est autem fugere, abstinere a
peccatis, ad similitudinem et imaginem Φυγή δε όμοίωσις θεφ κατά τό δυνατόν
dei formam uirtutum adsumere, exten­ όμοίωσις δε δίκαιον καί δσιον μετά φρονή-
dere uires nostras ad imitationem dei, σεως γενέσθαι... θεός συδαμή ουδαμώς
secundum mensuram nostrae possibili­ άδικος.
tatis... Hoc est igitur similem esse dei,
habere iustitiam, habere sapientiam et in
virtute esse perfectum. Deus enim sine
peccato. Et ideo qui peccatum fugit,
ad imaginem est dei. »
De bono mortis, V, 17, C.S.E.L.,
t. XXXII, I, p. 7)9, 5 :
« Fuga malorum similitudo dei est »’
3. Ambroise, De fuga saeculi, VII, Philon, De fuga, 60-63.
39, C.S.E.L., t. XXXII, 2, p. 114,. 11.
« Quis ergo non fugiat malitiae εθετο κύριος δ θεός τφ Καιν σημείον, του
locum, officinam improbitatis, quae μη άνελείν αυτόν πάντα τον εύρίσκοντα...
interire nesciat ? Denique non otiose ή άσέξεια κακόν... μηδέποτε σζεσθήναι
signum positum est supra Cain, ne δυνάμενον... ουρανόν μεν άγαθφ, τά δε
quis eum occideret ut significaretur περίγεια κακφ... τό δέ κακόν ένταυθοϊ
quod non extinguatur et auferatur a καταμένει, πορρωτάτω θείου χοροϋ διωκισ-
terris malitia... Versatur itaque in terris μένον, περιπολοΰν τον θνητόν βίον.
malitia atque istic errat; et ideo roga­
mus voluntatem dei fieri in terris
sicut et in caelis, ut et his sit innocentia.
Itaque malitia quoniam illic iam locum
non habet, hic circuit, hic saevit, seseque
effundit.
Il est presque sûr que les textes groupés au n° 2 ne proviennent pas d’une
lecture directe de Platon et il est possible qu’Ambroise ne connaisse Plotin et
Philon que par un intermédiaire. Mais la découverte de celui-ci modifierait
la compréhension que nous avons d’Ambroise.
38 LE PROBLÈME DE VICTORINUS
quelle valeur accorder à cette méthode lorsqu’elle prétend reconstituer
des sources perdues ?
Pour dissiper ce doute, il nous faut préciser clairement les conditions
grâce auxquelles la méthode de recherche des sources pourra, même
dans ce cas, être légitimement appliquée. Plaçons-nous tout d’abord
dans la perspective d’une étude portant sur l’auteur supposé « emprun­
teur ». La première condition sera évidemment qu’il soit nécessaire de
supposer un emprunt. Par exemple, l’auteur en question affirmera
explicitement qu’il rapporte une opinion différente de la sienne, ou qu’il
réfute une doctrine déterminée. Mais, comme nous l’avons vu plus haut,
il sera également nécessaire de supposer un emprunt, lorsqu’un déve­
loppement forme une sorte de corps étranger, mal intégré dans l’ensemble
de l’ouvrage : si l’on y rencontre un vocabulaire qui est étranger au voca­
bulaire habituel de l’auteur, si, en même temps, il brise la suite des idées,
tout en ayant lui-même sa cohérence et son unité interne, surtout si
tout ceci : vocabulaire particulier, doctrine particulière, correspond
à une doctrine clairement attestée avant l’auteur en question, il faudra
bien supposer que, selon la manière de composer propre aux écrivains
latins de l’Antiquité tardive, ce développement a été emprunté à une
source déterminée et qu’il suppose un substrat littéraire antérieur. La
seconde condition de légitimité d’application de la méthode, c’est que
l’ouvrage-source ou du moins l’auteur-source, qui fait l’objet de l’hypo­
thèse, soit en partie connu, c’est-à-dire que l’on ait suffisamment d’élé­
ments doctrinaux et littéraires, pour pouvoir discuter l’hypothèse d’une
influence éventuelle. La troisième condition — la plus importante —
c’est que l’on puisse reconnaître une identité entre l’emprunteur et sa
source sur des points qui soient absolument caractéristiques. On ne
peut se contenter d’un mot ou d’une formule isolée, pour échafauder
dans le vide toute une reconstruction. C’est là, comme nous l’avons vu,
conclure indûment de la partie au tout. Puisque, dans l’hypothèse d’une
source perdue, un long parallèle textuel (seul argument immédiatement
convaincant dans la Quellenforschung) n’est pas possible, il faut tout au
moins rechercher ce qui s’en rapproche le plus et qui parfois peut lui
être équivalent, à savoir une combinaison d’éléments typiques, liés
ensemble de manière à former une configuration unique et se retrouvant
à la fois et uniquement dans l’emprunteur et dans sa source. On peut
nommer une telle configuration « structure conceptuelle », et entendre
par là un groupe de notions qui se supposent mutuellement les unes
les autres, dans un système philosophique donné. Par exemple, chez
Victorinus, les notions d’être, de vie, de pensée, de repos, de procession
et de conversion forment une « structure conceptuelle », parce que l’un
quelconque de ces éléments suppose tous les autres x. De même l’opposi-

i. Cf. p. 299 et 316.


LES STRUCTURES CONCEPTUELLES 39
tion entre l’être et l’étant ou entre le vivre et la vie, qui se trouve également
chez Victorinus, constitue une structure conceptuelle caractéristiquex.
Pour pouvoir supposer qu’un auteur déterminé utilise, dans tel déve­
loppement, une source perdue, il faut donc que, dans ce développement,
on rencontre une ou des structures conceptuelles qui soient absolument
caractéristiques et propres à un auteur antérieur dont l’œuvre est en
partie perdue. Ici encore, il importe que la structure conceptuelle ne soit
pas reconstruite en faisant appel à des phrases ou des mots séparés de
leur contexte et tirés des endroits les plus disparates; il faut qu’elle
se trouve dans un texte constituant par lui-même une unité littéraire.
Autrement dit, il ne faut pas séparer les structures conceptuelles des
développements dans lesquels elles sont reconnaissables : le plan litté­
raire de ces développements correspond d’ailleurs souvent à ces structures
conceptuelles.
Il est évident que les trois conditions qui viennent d’être énumérées
correspondent en fait à une unique démarche de pensée qui n’est autre
que l’effort de compréhension d’une œuvre littéraire. On ne sera certain
de la nécessité de supposer un emprunt que lorsqu’on aura reconnu dans
un texte une structure conceptuelle qui est propre à un auteur antérieur
et qui le caractérise d’une manière unique. Mais, parvenu à ce résultat,
on aura compris le sens du texte, parce qu’on aura situé historiquement
la structure conceptuelle inhérente à ce texte.
On pourra lire alors ce texte avec des yeux différents. On passera alors
de la perspective propre à l’auteur-emprunteur à la perspective propre à
l’auteur-source. Au travers du texte de l’auteur-emprunteur, on pourra
se faire une certaine représentation de ce qu’était le texte de l’auteur-
source. Il est évident qu’une telle reconstitution doit être effectuée
avec la plus grande prudence. Il faut éviter d’attribuer à l’auteur-source
ce qui est propre à l’auteur-emprunteur. Mais, dans la mesure où l’on
tient fortement à la structure conceptuelle caractéristique et à ce qui dans
la formulation littéraire est indissolublement lié avec elle, on peut atteindre
à une certaine reconstruction de la source. Par cette méthode, notre
connaissance des œuvres perdues de certains auteurs peut être grandement
développée. On ne reconstruira pas, mot pour mot, la source supposée,
mais en considérant ce qui « tient ensemble », vocabulaire, structure
conceptuelle, ordre de présentation, images, genre littéraire, on pourra
mettre en évidence un certain substrat littéraire et doctrinal qui s’éclairera
par tout ce que l’on sait déjà, par ailleurs, sur l’auteur-source. La pro­
blématique à laquelle répond ce substrat sera souvent assez différente
de la problématique dans laquelle se situe son utilisation chez l’auteur-
emprunteur.

i. Cf. p. 373 et 414.


40 LE PROBLÈME DE VICTORINUS

* *
J’ai donc employé dans le présent ouvrage la méthode de recherche
des sources. L’analyse de l’œuvre théologique de Victorinus m’a en effet
conduit à découvrir que celle-ci comprenait certains développements qui,
par leur contenu doctrinal, leur unité interne, leur liaison assez lâche
avec le reste de l’œuvre, leur vocabulaire particulier, laissaient supposer
l’influence d’une source néoplatonicienne. J’ai réuni ces textes dans un
appendice 1 afin que le lecteur puisse les consulter plus facilement lors­
qu’ils seront cités au cours de la présente étude. La première partie est
consacrée à l’énoncé des critères qui m’ont permis de reconnaître ces
textes, puis à leur description générale, enfin à l’identification de leur
source. Pour des raisons doctrinales qui correspondent d’ailleurs à la
vraisemblance historique, il apparat que cette source est Porphyre.
Un des arguments principaux de cette identification se trouve dans
l’étroit rapport qui existe entre la doctrine contenue dans ces textes et
celle qui est exprimée dans les fragments d’un commentaire sur le Parmé-
nide, que j’ai récemment identifiés comme étant l’œuvre de Porphyre.
J’ai donc donné également dans un appendice 2 le texte grec de ces
fragments, accompagné d’une traduction, d’un apparat critique et de
quelques notes. La seconde partie du présent ouvrage, complète et confirme
la première. J’y ai, en effet, étudié les « thèmes porphyriens » que l’on
peut découvrir dans les textes de Victorinus que la première partie a
reconnus comme purement néoplatoniciens. C’est, si l’on veut, une
reconstitution de la source perdue, au sens qui a été défini plus haut : il
s’agit d’une tentative pour replacer les structures conceptuelles, propres
à ces textes, dans la problématique de Porphyre lui-même. Cette seconde
partie confirme la première dans la mesure où elle montre comment les
textes « porphyriens » se situent dans l’ensemble de la pensée porphy-
rienne. Enfin une troisième partie essaie de déterminer dans quel ouvrage
de Porphyre, ou du moins dans quel genre d’ouvrages de cet auteur,
Victorinus a pu trouver ce qu’il lui a emprunté. A ce sujet, une compa­
raison est établie entre le « Porphyre » de Victorinus, celui de Synésius,
et celui d’Augustin.
La présente étude ne porte donc que sur les textes « néoplatoniciens »
réunis en appendice; eux-mêmes sont extraits des œuvres théologiques
de Marius Victorinus 3. Je ne prétends pas avoir réuni là absolument

1. Cf. t. II, p. 9 sqq.


2. Cf. t. II, p. 59 sqq.
3. La lettre de « Candidus » à Victorinus (S. C., p. 106-125) pose un problème
particulier. Elle est l’œuvre de Victorinus, comme l’ont montré P. Nautin
(Candidus l’Arien, dans Mélanges de Lubac, p. 309-320), M. Meslin (c.r. de
Marius Victorinus, Œuvres théologiques, dans Revue de l’histoire des religions,
t. CLXIV, 1963, p. 96) et M. Simonetti (Sull’Ariano Candido dans Orpheus,
PLAN DE L’OUVRAGE 41
tout ce qui, chez Victorinus, provient du néoplatonisme de Porphyre.
Je n’ai retenu en effet que ce qui « tenait ensemble », en laissant de côté les
formules isolées ou les principes intégrés à la synthèse théologique; j’ai
voulu m’en tenir uniquement à des développements importants dans
lesquels la structure conceptuelle est inséparable du substrat littéraire
dans lequel elle s’exprime. Je me suis d’ailleurs constamment efforcé dans
la présente étude de ne jamais séparer, en les étudiant, les structures
conceptuelles de leur substrat littéraire : autant que possible, je les ai
présentées dans l’ordre même où elles se présentent dans les différents
développements. J’ai évité autant que possible de reconstruire idéalement
un système néoplatonicien; j’ai tenté au contraire de suivre le mouvement
de la pensée dans chaque texte déterminé et de retrouver la question à
laquelle, chez Porphyre lui-même, tel mouvement de la pensée s’efforce
de répondre. Au travers des textes de Victorinus, j’ai donc essayé
de comprendre l’évolution du néoplatonisme postplotinien telle qu’elle
s’ébauche chez Porphyre. Plus spécialement, il m’est apparu que, grâce à
Victorinus, on découvre que Porphyre a professé une doctrine onto­
logique très originale dont l’influence s’est exercée sur la scolastique
médiévale et jusque dans la philosophie moderne.
Je tiens à rendre hommage à la mémoire de R. Bayer sous la direction
bienveillante de qui les présentes recherches furent commencées; c’est
avec une profonde émotion que j’évoque les dernières années de sa vie
pendant lesquelles, malgré sa terrible maladie, il continua à encourager
mon travail. Pendant de longues années, Μ. M. de Gandillac m’a soutenu
et aidé avec une amicale sollicitude; sans le dévouement et l’intérêt qu’il
m’a constamment témoigné, ce travail n’aurait jamais pu être mené à sa
fin. Je lui exprime ici ma profonde reconnaissance. C’est un plaisir pour
moi de remercier les amis qui m’ont aidé au moment de l’impression
de ces deux volumes : amis « victoriniens », comme Paul Henry, amis
« néoplatoniciens », comme H.-D. Saffrey (dont on trouvera le précieux
apport à la fin du tome II) et comme A. Segonds (à qui je dois exprimer
tout spécialement ma gratitude pour ses judicieuses remarques et pré­
cieuses corrections), amis « augustiniens » enfin, comme G. Folliet qui
a veillé, avec un soin jaloux, à l’homogénéité de l’ouvrage et à sa bonne
présentation typographique.

t. X, 1963, p. 151-157) et plusieurs développements philosophiques y sont tout


à fait parallèles à ce que l’on trouve dans le reste de l’œuvre de Victorinus. J’ai
signalé ces parallèles dans l’Appendice I. Mais il est possible que dans le reste
de la lettre, les arguments que « Candidus » énumère contre la notion de généra­
tion divine proviennent d’une source philosophique que je n’ai pas encore pu
identifier. J’ai laissé de côté les commentaires de Victorinus sur les épîtres de
saint Paul aux Galates, aux Philippiens et aux Éphésiens (P.L., t. VIII, 1145
D sq.), parce que, à part un résumé de la synthèse théologique de Victorinus
(col. 1207), on n’y trouve aucune trace du groupe d’idées « porphyriennes »
qui apparaissent clairement dans les œuvres théologiques.
PREMIÈRE PARTIE

Porphyre
source des morceaux néoplatoniciens
contenus dans l’œuvre de Victorinus
CHAPITRE PREMIER

Les morceaux purement néoplatoniciens


dans l’œuvre théologique de Victorinus

I. — « Principes » néoplatoniciens
ET « TEXTES » NÉOPLATONICIENS

Nous l’avons dit dans l’introduction x, l’obscurité de Victorinus est


légendaire. Pourtant, en lisant ses œuvres, on s’aperçoit qu’il est parfai­
tement capable de composer un traité selon un plan clair et dans un style
intelligible. Cela arrive, par exemple, dans le livre second Adversus Arium
qui est un ouvrage de pure polémique théologique, destiné tout spécia­
lement à expliquer le sens et à proposer une traduction du mot homoou-
sion. Bien plus, si l’on prend la peine d’étudier les différents passages dans
lesquels Victorinus résume sa propre pensée, on s’aperçoit que sa pensée
théologique est très ferme et que Victorinus est parvenu à une synthèse
doctrinale qui se retrouve d’une manière constante dans tous ses ouvrages.
On sait que les œuvres théologiques de Victorinus ont pour objet
principal de défendre la notion de « consubstantiel » contre ses adversaires
et qu’elles sont donc consacrées presque uniquement à l’étude de la
théologie trinitaire. La synthèse doctrinale que propose Victorinus est
la suivante. Le Père est l’être ou la substance, le Fils est le mouvement
ou l’acte qui définit cet être ou cette substance. Ce mouvement est double :
il est vie et intelligence (c’est-à-dire Christ et Esprit-Saint), la vie étant
un mouvement par lequel l’être se communique, l’intelligence, un mou­
vement par lequel il revient à lui-même. Le Père, le Fils et l’Esprit-Saint
sont donc consubstantiels, parce qu’ils s’impliquent mutuellement,
comme l’être, la vie et l’intelligence; en effet, en vertu de cette implica­
tion mutuelle, la vie et l’intelligence sont originellement confondues

i. Cf. p. 30.
46 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
avec l’être (ou substance) et c’est en cela que consiste pour Victorinus la
consubstantialité. La distinction entre le Père, le Fils et l’Esprit-Saint
provient au contraire de la prédominance : chacun est les trois, mais il
reçoit sa dénomination selon l’aspect qui prédomine en lui; le Père est
plus être, le Fils plus vie, l’Esprit-Saint plus intelligence. Cette prédo­
minance doit être entendue d’une manière dynamique : la distinction
résulte d’un mouvement et d’une actuation; le Fils est le mouvement
ou l’acte de l’être, qui se manifeste sous une double forme, la vie, c’est-à-
dire le Christ, et l’intelligence, c’est-à-dire l’Esprit-Saint. Le Christ
se distingue du Père en tant qu’il est activité vivificatrice, l’Esprit-Saint,
en tant qu’il est activité illuminatrice. Mais en vertu de l’implication
mutuelle, le mouvement extériorisé du Fils préexiste dans le Père sous
une forme cachée et intériorisée. Cela signifie que la génération n’est
qu’une manifestation, un passage d’un état d’occultation à un état de
révélation; deux conséquences en résultent : tout d’abord, la génération
du Fils est une autogénération, parce que c’est le Fils lui-même qui
s’actue, qui passe de l’état d’occultation à l’état de manifestation; en second
lieu, le Père reste immobile, dans l’acte de génération du Fils, puisque
c’est le Fils lui-même qui est le mouvement qui se met lui-même en
mouvement L

i. On peut comparer les textes suivants :


a) Concernant la consubstantialité entre le Père, le Fils et l’Esprit-Saint ainsi
que leur distinction selon l’acte ou le mouvement :
Ad Cand., 31, 7 : Adv. Ar., I, 50, 3-12 :
« Qui quidem spiritus sanctus pro­ « Una enim substantia spiritus.
pria sua actione differt a filio, filius cum Is ipsum esse est. Ipsum esse autem et
ipse sit, sicuti filius actione est differens vita et intellegere est. Ista tria in
a patre, ipse qui sit pater iuxta id quod singulis quibusque et ideo una divinitas et
est esse. Et sic istorum trium unum et unum quod omne, unus deus, quia
idem exsistentium, una divinitas et non unum, pater, filius, sanctus spiritus,
multifida maiestas... sed tria unum et secundum potentiam et actionem solum
unum tria et ter tria unum et idem et apparente alteritate, quod deus in
unum et solum est. » potentia et in occulto motu movet et
imperat omnia ut in silentio, λόγος
autem filius qui est et sanctus spiritus,
voce confabulatur ad generanda omnia
secundum vitam et secundum intellegen­
tiam substituentia ad id quod est esse
omnibus. »
Adv. Ar., III, 9, 1-8 :
« Hoc igitur satis clarum faciet esse quod pater est et vitam quod est filius et
cognoscentiam quod est spiritus sanctus unum esse et unam esse substantiam, subsis­
tentias tres, quia ab eo quod est esse quae substantia est motus, quia et ipse, ut
docuimus, ipsa substantia est, gemina potentia valet vitalitatis et sapientiae atque
intellegentiae, ita scilicet, ut in omnibus singulis terna sint. »
Adv. Ar., III, 18, 1-18 : Adv. Ar., IV, 33, 26-42 :
« Nos quoque patrem et filium reli­ « Hoc modo atque hac intelle­
giose semper usurpamus et recte secun­ gentia, ut pater et deus cum filio
dum rationem supra dictam. Etenim όμοούσιον et filius, quod ipse vita est,
LA SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE 47
motus, ut supra docuimus, filius atque cum eo, quia autem ipse, intellegentia
ipse motus vita et scientia vel sapientia... est, Christus et spiritus sanctus όμοούσιον
Quod cum ita sit, si deus et Christus intellegitur. Unde iuncto patri filioque
unum, cum Christus et spiritus unum accepto quod sit idem quod spiritus
iure tria unum vi et substantia. Prima sanctus — eo quidem modo quo filius
tamen duo unum diversa hoc, ut sit idem est quod pater, ita tamen ut, quo­
pater actualis exsistentia, id est subs­ modo pater et filius unum cum sint, sit
tantialitas, filius vero actus exsisten- tamen pater pater, sit etiam filius,
tialis. Duo autem reliqua ita duo, ut exsistentia unusquisque sua, sed ambo
Christus et spiritus sanctus in uno duo una eademque substantia, sic Christus
sint, id est in motu, atque ita duo, ut et spiritus sanctus, cum ambo unum sint,
unum duo. Prima autem duo, ut duo exsistit tamen Christus sua, et spiritus
unum. Sic cum in uno duo et cum sanctus sua exsistentia, sed ambo ima
duo unum, trinitas exsistit unum. » substantia — ex quo omnes, id est
tota trinitas, una atque eodem modo,
iuncto patre cum filio filioque cum
spiritu sancto atque ista ratione patre
cum spiritu sancto per Christum
iuncto, singulis quidem exsistentibus,
unum omnis trinitas sit atque exsistat
illud όμοούσιος, cum sit omnibus
una eademque simul ex aeternitate
substantia. »
A ces textes, il faut ajouter tout l’Hymne I : sans le citer in extenso, je signale
que son plan résume excellemment toute la doctrine trinitaire de Victorinus. Le
Christ, lorsqu’il demeure en repos, est identique à Dieu (ligne 18), mais il se
distingue de la substance, lorsqu’il se met en mouvement, cette distinction ne
brisant pas la consubstantialité, parce que le mouvement et la substance s’impli­
quent réciproquement (18-38). Ce mouvement est identique au Logos (39-41)
et ce Logos est vie (42-49) et sagesse (50-55). Le Christ est donc à la fois vie et
sagesse, Christ et Esprit-Saint (56-73). La substance divine s’étend donc dans le
Fils et revient à elle-même dans l’Esprit-Saint (74-78).
b) Concernant la distinction par prédominance :
Adv. Ar., I, 20, 12 : « Όμοούσιοι pater et filius, pâtre exsistente secundum
quod est esse etiam quod est agere, filio autem exsistente secundum quod
est agere etiam quod est esse, unoquoque habente id quod sit iuxta quod maxime
est. t>
Adv. Ar., II, 3, 39 : « Ergo et pater in filio et filius in patre, sed utrumque in
singulis et idcirco unum; duo autem, quia quod magis est id alterum apparet;
magis autem pater potentia et actio filius, et idcirco alter quia magis actio ; magis
enim actio quia foris actio. »
Adv. Ar., I, 54, 3-13 : « Primum et filius idem, filius autem et sanctus
spiritus idem. Exsistentia igitur et vita idem. Ergo exsistentia et beatitudo idem.
Rursus esse et vita idem.Et vita et intellegere idem. Esse igitur et intellegere
idem. Dictum de istis est in libro qui ante istum est et in aliis, quoniam in
uno tria et idcirco eadem tria : συνώνυμα άρα τά τρία secundum nomen quo obtinet
unumquidque potentiam suam. Etenim quod est esse et vita et intellegentia est.
Sic et aliud ad alia. Eadem igitur et συνώνυμα eadem. Congenerata igitur et
consubstantialia ista. »
Ad. Ar., IV, 26, 2 : « Ut unum quodlibet tria sit, sic et ista tria (= esse,
vivere, intellegere) unum sunt, sed in deo haec tria esse sunt, in filio vivere, in
spiritu sancto intellegere. »
c) Concernant l’autogénération :
Adv. Ar., III, 17, 10 : « Cum igitur adprobatum sit tres istas potentias (= exsis­
tentia, vita, intellegentia) et communi et proprio actu et substantia eadem uni­
tatem deitatemque conficere, non sine ratione rerum in duo ista revocantur :
in filium ac patrem. Etenim, cum quasi geminus ipse pater sit : exsistentia et
actio, id est substantia et motus, sed intus motus et αύτόγονος motus et, hoc
quo substantia est, motus, necessario et filius, cum sit motus et αύτόγονος
motus, eadem substantia est. »
48 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
Dans cette synthèse, les éléments néoplatoniciens sont facilement
reconnaissables. C’est tout d’abord la triade être-vie-pensée : dans la
doctrine néoplatonicienne, les trois termes de cette triade s’impliquent
mutuellement et ne se distinguent que par la prédominance d’un aspect
sur les autres L C’est ensuite la notion d’autogénération et de mouvement
automoteur *12. C’est enfin le principe fondamental : les hypostases supérieu­
res restent immobiles lorsqu’elles engendrent les hypostases inférieures 3.
Ces éléments néoplatoniciens sont totalement fondus avec les données
dogmatiques chrétiennes : l’implication mutuelle sert à définir la consub­
stantialité; la prédominance sert à définir la distinction entre le Père, le
Fils et l’Esprit-Saint. Victorinus a su extraire du néoplatonisme qu’il
connaissait (nous verrons plus loin de quel néoplatonisme il s’agit) des
schèmes et des principes généraux pour les intégrer à sa synthèse théolo­
gique. Ce sont ces schèmes et ces principes qui rendent possible cette
synthèse théologique.
Victorinus est donc parvenu à élaborer une doctrine cohérente. Pour­
tant, en lisant son œuvre, nous nous heurtons à un nombre considérable
d’incohérences. Tout d’abord, nous constatons des infidélités au schème
fondamental : être = Père, vie = Fils, intelligence = Esprit-Saint.
Dans le livre IV Adversus Arium, le Père est défini comme esse-vivere-
intellegere, le Fils comme exsistentia-vita-intellegentia4. Dans cette
nouvelle perspective, on ne voit plus clairement quels peuvent être les
deux aspects du Fils : c’est-à-dire le Christ et l’Esprit-Saint, car si l’on
réserve au Christ le nom de vita et à l’Esprit-Saint, celui à’intellegentia,
la fonction de 1’exsistentia reste inexpliquée. Dans la synthèse doctrinale
que nous avons décrite plus haut, l’être ou la substance engendre la vie
et l’intelligence; cette fois, dans le livre IV Adversus Arium, c’est Vesse-

Adv. Ar., I, 32, 3 : « A se se movens pater, a se se generans filius, sed potentia


patris se se generans filius. »
Adv. Ar., I, 41, 54 : « Pater ergo et filius a se orti, a se potentes ad vitam. »
Ad Cand., 22, 10 : «Λόγοςergo, qui est in deo ipse deus, qui est ipse et voluntas
ipse intellegentia et actio et vita, ex se genito motu ab eo quod est esse processit
in esse suum proprium. »
d) Sur l’immobilité de la génération :
Adv. Ar., I, 43, 34 : « Ex istis omnibus non solum conducitur, sed manifesta
efficitur confessio extra immutationem esse motum in deo; non enim localis neque
cum passione generatio aut corruptione aut augmento vel minutione neque
aliqua inmutatione. Est enim movere ibi et moveri ipsum quod est esse simul et
ipsum et simplex et intellectu in uno unum. »
1. Cf. mon article, Être, vie, pensée chez Plotin et avant Plotin, dans Entretiens
sur l’Antiquité classique, t. V, Fondation Hardt, i960, p. 107.
2. Cf. Porphyre, Phil. Hist., fr. XVIII, p. 15, 2-3, Nauck (à propos de l’intel­
ligence engendrée par Dieu) : αΰτογέννητος ών καί αύτοπάτωρ.
3. Cf. Plotin, Enn., III, 4 [15] 1; Porphyre, Sent., 24, p. 10, 14, Mommert.
4. Adv. Ar., IV, 28, 2 : « Genita est enim forma, ut ab eo quod est esse vivere
intellegere gigneretur exsistentia vita intellegentia. » IV, 30, 42 : « De eo enim
quod diximus patrem esse vivere intellegere, exsistentia genita est ut vita intelle­
gentia. »
LES INCOHÉRENCES DOCTRINALES 49
vivere-intellegere qui engendre l’exsistentia-vita-intellegentiax, et dans
ce livre, le Fils est présenté tantôt comme vita 12, tantôt comme intelle­
gentia 3, sans que rien ne soit dit sur 1’exsistentia. Dans la partie du livre
qui est consacrée à l’Esprit-Saint4, Victorinus revient purement et
simplement à sa manière habituelle de présenter la Trinité 56 , l’Esprit-
Saint redevient le troisième terme de la triade être-vie-intelligence.
Autre incohérence : normalement dans la synthèse théologique, la sub­
stantia est identifiée à Y esse ®, et celui-ci au Père, tandis que 1’ exsistentia
est conçue comme une détermination propre 7, qui correspond à la dis­
tinction entre le Père, le Fils et l’Esprit-Saint (chacun est la substance,
c’est-à-dire le Père, mais sua exsistentia, selon son existence propre);
or, dans certains textes, ce rapport est renversé, la substantia 8 désigne
l’être qui a reçu une détermination, qui a été qualifié, tandis que Y exsis­
tentia 9 désigne l’être premier, encore indéterminé. Autre incohérence :
, tantôt, identifié au vivere, il est actus ou actio et
tantôt l’ewe est potentia 1011
il engendre une potentia n.
A côté de ces incohérences manifestes, nous trouvons des affirmations
qui s’harmonisent mal avec la synthèse victorinienne. Par exemple, le
Père est présenté comme Un, le Fils comme Un-Un ou encore le Père est
« Non-Étant supérieur à l’Étant », le Fils est « Étant12 ».

1. Cf. p. 48, n. 4.
2. Adv. Ar., IV, 6, 18 : « Vivere ergo pater est, vita filius. »
3. Adv. Ar., IV, 28, 16 : « Haec foris intellegentia. Et hic est filius. »
4. Adv. Ar., IV, 16-18.
5. Adv. Ar., IV, 16, 25 : « Unde cum Christus vita sit, spiritus autem sanctus
scientia et intellegentia... id est ab eo quod est esse extiterit vita et vivere, exti-
terit scientia et intellegere. »
6. Adv. Ar., III, 9, 4 : « Ab eo quod est esse quae substantia est. » Hymn.,
I, 35 : « Hoc esse docti in deo memorant substantiam. »
7. Adv. Ar., IV, 33, 32 : « Exsistentia unusquisque sua. » II, 4, 23 : « "Τπαρξις
(= exsistentia) enim cum forma quod est esse. »
8. Adv. Ar., I, 30, 24 : « Substantiam autem subiectum cum his omnibus quae
sunt accidentia. » Cand., I, 2, 21 : « Substantia autem non esse solum habet, sed
et quale aliquid esse. »
9. Adv. Ar., I, 30, 21 : « Exsistentiam quidem et exsistentialitatem praeexsis­
tentem subsistentiam sine accidentibus. » Cand., I, 2, 18 : » Exsistentia ipsum
esse est et solum esse. »
10. Adv. Ar., III, 2, 12 : « Potentia deus est, id est quod primum exsistentiae
universale est esse. »
11. Adv. Ar., IV, 15, 4 : « (Deum) ...actio ipsa in agendo exsistens. » IV, 18, 45-
46 : « Deum id esse quod est primum et principale vivere quod est verum et
principale esse. » IV, 23, 1 : « Verum cum a nobis dictum sit deum actum quem­
dam esse quod est vivere. » IV, 23, 6 : « Necessario autem vivendi actu, uti docui,
conficitur atque exsistit forma quam universalem potentiam nominamus. »
12. Adv. Ar., I, 49, 9 : «Ante omnia quae vere sunt, unum fuit, sive unalitas,
sive ipsum unum... » I, 50, 22 : « Isto igitur uno exsistente, unum proexsiluit,
unum unum, in substantia unum, in motu unum... » Ad Cand., 14, 1 : « Quid
autem istud τό μή ôv super τό ov est? » 16, i : « Nos dicimus Iesum τό ôv pri­
mum... » Ces affirmations s’harmonisent mal avec la synthèse victorinienne, parce
qu’on ne comprend pas comment le Père peut être « substance », avec laquelle le
Fils serait consubstantiel, s’il est purement Un ou s’il est Non-Etant.
50 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
Enfin, il arrive très souvent que la suite des idées, que le plan général
des œuvres ne soient pas clairs. Pourtant Victorinus est parfaitement
capable de bien composer. Par exemple, le second livre Adversus Arium
est destiné à réfuter des adversaires latins qui prétendaient que les mots
ousia et homoousion n’étaient pas attestés dans l’Ecriture sainte et qu’ils
étaient intraduisibles en latin. La réponse de Victorinus est présentée
d’une manière très habile. Après une introduction qui présente la foi
orthodoxe et les différentes hérésies qui s’y opposent x, Victorinus énonce
les objections des adversaires, qui portent sur les mots ousia et homoou­
sion 12. Sa réfutation se développe ensuite en deux parties : défense du
mot ousia 3, puis défense du mot homoousion 4. A propos de chacun de ces
deux mots, Victorinus expose d’abord la res, c’est-à-dire le sens du mot56,
puis le nomen, c’est-à-dire l’emploi du mot ®. Pour le mot ousia, Victori­
nus définit donc d’abord ce qu’est la substance de Dieu 7, puis celle du
Christ8 et le rapport entre ces deux notions 9, ensuite il énumère les
textes scripturaires dans lesquels est employé le mot ousia1011 . Mais, en
fait, il le sait bien, il ne peut énumérer que des textes dans lesquels se
trouve le mot latin substantia, qui traduit ύπόστασις. Il lui faut donc
démontrer que le mot ύπόστασις est équivalent au mot ούσίαu. Il
entreprend donc une étude des sens des mots ύπόστασις et ούσία 12 ;
puis il montre que, dans l’Ecriture sainte, le mot ύπόστασις a exacte­
ment le même sens que le mot ούσία13. Pour le mot homoousion, NïcXo-
rinus définit tout d’abord le sens (res) du mot : il signifie que le Père est
dans le Fils et le Fils dans le Père14. Puis il discute la légitimité de son
emploi1S. Sans doute, ne le trouve-t-on pas en toutes lettres dans l’Écri-
ture sainte. Mais on le déduit légitimement de mots qui se trouvent dans
l’Ecriture16. Victorinus répond ensuite17 plus directement aux attaques des
adversaires contre ce terme, et notamment il montre qu’on peut le tra­
duire en latin par les expressions simul substantia ou eadem substantia. Et
il termine le traité en proposant d’ajouter à la profession de foi la formule

1. Adv. Ar., II, i, i — 2, 55.


2. Adv. Ar., II, 3, 1 — 6.
3. Adv. Ar., II, 3,6 — 6,19.
4. Adv. Ar., II, 6, 19 — 12, 19.
5. Adv. Ar., II, 3, 6 — 47 et 6, 19 26.
6. Adv. Ar., II, 3, 48 — 6, 19 et 7, 1 — 8, 41.
7. Adv. Ar., II, 3, 6 — 27.
8. Adv. Ar., II, 3, 27 — 34.
9. Adv. Ar., II, 3, 34 — 47.
10. Adv. Ar., II, 3, 48 — 62.
11. Adv. Ar., II, 4, 1 — 6, 19.
12. Adv. Ar., II, 4, 1 — 54.
13. Adv. Ar., II, 4, 54 — 6, 19.
14. Adv. Ar., II, 6, 19 — 26.
15. Adv. Ar., II, 7, 1 — 8, 41.
16. Adv. Ar., II, 7, 1 — 21.
17. Adv. Ar., II, 9, 1 — 11, 8.
LE PLAN DES TRAITÉS 51
deum in deo, lumen in lumine qui résume la doctrine de ïhomoousion 1234.
Le livre troisième Adversus Arium a également un plan très simple et
très clair. Il est destiné à montrer que le Christ et 1’Esprit-Saint sont
« deux en un », c’est-à-dire qu’ils sont deux aspects, deux puissances du
Fils. Il en résulte que l’on peut ramener les Trois : le Père, le Christ et
l’Esprit-Saint à deux termes : le Père et le Fils 2. Après une introduction
qui résume des développements contenus dans des livres précédents 3,
une première partie expose les rapports entre le Père et le Fils 4 : ils
s’opposent comme l’être et le mouvement ; cela veut dire qu’ils s’impliquent
mutuellement, car l’être est déjà mouvement, mais un mouvement immo­
bile et tourné vers l’intérieur, tandis que le mouvement est encore être,
même lorsqu’il se distingue de l’être; cela veut dire aussi que Père et
Fils se distinguent l’un de l’autre, dans la mesure où le mouvement
primitivement contenu dans l’être se tourne vers l’extérieur et se pose
lui-même comme mouvement en sortant de l’être, en tant que vie, et en
revenant à l’être, en tant qu’intelligence 5. Ce mouvement qu’est le Fils
peut aussi se définir comme Vie et comme Logos de toutes choses 6. La
seconde partie montre comment les Trois, Père, Christ et Esprit-Saint,
sont consubstantiels, parce que le Père et le Fils sont consubstantiels,
et parce que le Christ et l’Esprit-Saint sont identiques dans le Fils 7.
Cette fois, la triade être, vie, pensée remplace l’opposition être-mouve­
ment. Une introduction générale montre comment ces trois termes
s’impliquent mutuellement et illustre cette implication mutuelle par une
comparaison avec les trois moments de la vision (faculté de voir, acte de
voir, conscience de voir) 8. Cette théorie philosophique est ensuite appli­
quée à la Trinité : le Père et le Fils sont ensemble dans le rapport de l’être
et du mouvement, le Christ et l’Esprit-Saint dans le rapport de la vie et
de la pensée au sein d’un même mouvement9. Cet exposé théologique
est ensuite illustré par des preuves tirées de l’Écriture sainte10 qui
montrent tout d’abord que chacun des Trois reçoit les noms des Trois 11
— ce qui prouve qu’ils s’impliquent mutuellement —, qui montrent
ensuite que les Trois sont à la fois identiques et différents les uns par
rapport aux autres, le Père et le Fils, comme l’être et la vie, le Christ et
l’Esprit-Saint comme la vie et l’intelligence 12. Une conclusion générale

1. Adv. Ar., II, u, 9— 12, 19 et 12, 30-37.


2. Adv. Ar., III, 17, 10 — 18, 10, cf. p. 46, n. 1, a et c.
3. Adv. Ar., III, 1, 4 — 2, 11.
4. Adv. Ar., III, 2, 12 — 4, 5.
5. Adv. Ar., III, 2, 12 — 54.
6. Adv. Ar., III, 3, 1 — 4, 5.
7. Adv. Ar., III, 4, 6 — 17, 9.
8. Adv. Ar., III, 4, 6 — 5, 31.
9. Adv. Ar., III, 6, 1 — 9, 8.
10. Adv. Ar., III, 9, 9 — 17, 9.
11. Adv. Ar., III, 9, 9 — 12, 46.
12. Adv. Ar., III, 13, 1 — 17, 9.
52 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
résume le dessein de l’ouvrage : on peut ramener les Trois : Père, Christ
et Esprit-Saint aux Deux que sont le Père et le Fils x. Le plan de l’ouvrage
répond pleinement à ce dessein, la première partie décrivant le rapport
Père-Fils, la seconde décrivant le rapport Père-Christ-Esprit-Saint. Le
plan du livre premier A Adversus Arium est également clair. L’ouvrage
est dirigé essentiellement contre Basile d’Ancyre 2 qui, au lieu de la
consubstantialité, professait une « similitude de substance » entre le
Père, le Fils et l’Esprit-Saint. Après un prologue dirigé plus spécialement
contre Arius 3, la première partie est constituée par une longue preuve
scripturaire qui accumule les textes tirés successivement de l’Evangile de
Jean, des Synoptiques, des Épitres de saint Paul, qui prouvent que le
Fils est engendré par Dieu et consubstantiel auPère 4 Une seconde partie 5
discute plus directement la lettre de Basile rédigée à l’occasion du synode
de Sirmium (été 358) : cette seconde partie attaque la notion de similitude
en substance 6, puis démontre la consubstantialité du Fils avec le Père
en s’appuyant sur les différents noms donnés au Fils dans la profession
de foi des Encénies (Antioche 341) jointe par Basile au dossier du synode
de Sirmium de l’été 358 7. Une suite d’anathématismes 8 contre toutes les
hérésies et une profession de foi terminent le traité 9.
Moins clair est le plan de la lettre de Victorinus A Candidus. Sans doute,
on en comprend facilement les grands traits. « Candidus10 », c’est-à-dire
Victorinus présentant les objections ariennes, a affirmé que le Christ
est tiré du néant. Victorinus répond en montrant que si l’on donne au
Christ les noms que « Candidus » lui a donnés à la fin de sa lettre, on ne
peut admettre que celui qui reçoit ces noms soit tiré du néant1 11. Tout
spécialement Victorinus retient les noms d’Étant et de Logos; les deux
parties de la lettre de Victorinus se rapportent respectivement à ces deux
noms et montrent successivement que le premier Etant ou le Logos
créateur ne peuvent provenir que de Dieu, et non du néant12. Dans la
première partie, Victorinus semble concéder à « Candidus » que l’Étant
vienne du Non-Étant, mais c’est afin de montrer que le Non-Étant d’où
provient l’Étant ne peut être autre que Dieu, qui est le Non-Étant qui
est au-dessus de l’Étant13. Une telle solution suppose une définition

1. Adv. Ar., III, 17, 10 — 18, 28


2. Cf. Adv. Ar., I, 45, 23 et I, 28, 22.
3. Adv. Ar., I, 1, 4 — 2, 42.
4. Adv. Ar., I, 3, 1 — 28, 7.
5. Adv. Ar., I, 28, 8 — 44, 50.
6. Adv. Ar., I, 28, 8 — 30, n.
7. Adv. Ar., I, 30, ii — 44, 50.
8. Adv. Ar., I, 45, 1—48
9. Adv. Ar., I, 46, 16 — 47, 46.
10. Cf. p. 40 n. 3.
11. Ad Cand., 2, 10 — 16.
12. Ad Cand., 2, 10 — 16, 27 et 17, 1 — 23, 10.
13. Ad Cand., 12, 7 — 16 et 13, 1 — 16, 27.
LE PLAN DES TRAITÉS 53
philosophique des différents modes d’étants et de non-étants x. Victori­
nus distingue quatre modes de non-étants, afin de montrer contre « Candi­
dus » que le non-étant absolu, qui serait, selon ce dernier, la véritable
origine du Fils, n’est qu’une représentation sans fondement, une pure
imagination et que le seul non-étant capable d’engendrer l’Étant est le
Non-Étant transcendanta. Puis Victorinus distingue quatre modes
d’étants 123, en montrant que ces différents modes, l’intelligible, l’intellec­
tuel, le sensible et la matière, correspondent aux différentes directions
de l’attention de l’âme. Dieu est situé, en tant que Non-Étant transcendant,
au-delà de ces quatre modes d’étant et il engendre le premier Etant4.
La seconde partie, qui traite du nom de Logos, est avant tout un commen­
taire des premiers versets du prologue de saint Jean. « In principio »
et « apud deum » signifient, selon Victorinus, que le Logos était originelle­
ment en Dieu et qu’en Dieu, il était Dieu même 56 ; il s’ensuit que Dieu
même est Logos, et que le Logos engendré, le Fils de Dieu, n’est que
la manifestation et l’extériorisation de ce Logos originellement identique
à Dieu ®. Le Fils de Dieu ne vient donc pas du néant, mais, puisqu’il
est l’agir créateur, il vient de l’être : l’agir originellement confondu
avec l’être se distingue de l’être par son propre mouvement et s’engendre
ainsi lui-même 7. La lettre se termine par la réfutation de certaines objec­
tions ariennes contre le consubstantiel 8. Le plan, dans ses grands traits,
est donc compréhensible. Mais les deux parties ne s’équilibrent pas
exactement : celle qui est consacrée à l’Étant est beaucoup plus longue
que celle qui est consacrée au Logos, la première correspond à peu près
à huit pages de l’édition moderne, la seconde à cinq pages. Cette lon­
gueur particulière de la première partie est due au fait qu’elle est presque
entièrement remplie par l’énumération des différents modes d’étants et
de non-étants, qui contient des développements qui n’ont rien à voir
avec le problème posé dans la lettre de Victorinus. Cette étude des modes
d’étants et de non-étants a son unité interne, sa cohérence propre, mais,
par rapport au dessein général de la lettre, tous les développements
concernant les intelligibles, les intellectuels, la matière, les rapports
entre l’âme et la matière sont absolument inutiles et supposent une pro­
blématique absolument différente de celle à laquelle répond le traité de
Victorinus.
Encore plus difficile à comprendre est le plan du premier livre (seconde
partie = B) Adversus Arium. Ici encore, comme dans la lettre à Candidus,

1. Ad Cand., 3, i — 14, 5.
2. Ad Cand., 4, 1 — 5, 16.
3. Ad Cand., 6, 1 — 11, 12.
4. Ad Cand., 14, 5 — 16, 27.
5. Ad Cand., 17, 1 — 18, 12.
6. Ad Cand., 19, 1 — 22, 18.
7. Ad Cand., 21, 1 — 22, 18.
8. Ad Cand., 24, r — 30, 26.
54 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
on peut distinguer entre la problématique propre au livre et ce qui lui
est étranger. La question posée au début du traité et à laquelle il essaie
de répondre est la suivante : « Est-ce que l’Esprit, le Logos, le Noûs, la
Sagesse et la Substance sont identiques ou différents les uns des autres P1 »
Ces cinq termes sont des noms attribués par la sainte Écriture au Père ou
au Fils 2. La question est donc celle-ci : ces termes sont-ils totalement
identiques et, dans ce cas, n’y a-t-il aucune différence entre le Père et le
Fils ? Ou bien, ces termes sont-ils différents, et alors, n’y a-t-il aucune
consubstantialité entre le Père et le Fils ? Tout spécialement, ces termes
sont-ils identiques à la Substance, la Substance, pour Victorinus, étant
identique elle-même au Père ? Il s’agit de découvrir le mode d’identité,
grâce auquel ces termes peuvent être identiques à la Substance, tout en
sauvegardant la distinction du Père et du Fils, dont ils sont les noms
propres dans l’Écriture sainte. La solution 3 sera la suivante : Père, Fils,
Esprit-Saint sont tous trois « Esprit », tous trois « Logos », mais le Père
est par prédominance « Esprit », le Fils par prédominance « Logos »,
et, par conséquent, l’Esprit-Saint par prédominance « Sagesse ». La
solution consiste donc à considérer les cinq termes, placés au début du
traité, comme des noms communs qui sont en même temps des noms
propres, par le jeu des deux principes de prédominance et d’implication
mutuelle. Le type d’identité qu’il faut reconnaître dans le rapport qui
lie les cinq termes, c’est donc 1’ « altérité dans l’identité », c’est-à-dire
un mélange d’altérité et d’identité, dans lequel prédomine l’identité.
L’altérité provient du fait que chacune des puissances contenues dans la
substance (Esprit ou Logos ou Sagesse) vient à prédominer par son auto­
actuation 4. En prévision de cette solution, le début du traité avait,
immédiatement après la question initiale, distingué les différents modes
possibles de rapport entre l’altérité et l’identité 5. Le thème fondamental
du traité consiste donc essentiellement dans la question et la réponse
concernant l’identité ou l’altérité qui existent entre les noms d’Esprit,
de Logos, de Noûs, de Sagesse et de Substance donnés par l’Écriture
sainte au Père ou au Fils. Victorinus souligne fortement ce thème et
énonce clairement la solution qu’il donne au problème posé. Mais, entre
la question et la solution, d’une part, et à la suite de la solution, d’autre
part, se situent des développements dont on ne voit pas, à première vue,
le lien avec le problème posé et la solution donnée. Après la question
initiale et la présentation des différents modes possibles d’identité et

1. Adv. Ar., I, 48, 4-5.


2. Cf. Adv. Ar., I, 59, 13-29.
3. Adv. Ar., I, 55, 1 -59, 29, à l’exception de 56, 24-36 et 57, 7-58, 14.
4. Adv. Ar., I, 59, 7 : « Secundum potentiam et actionem solum apparente
alteritate... »
5. Adv. Ar., I, 48, 4-28.
LE PLAN DES TRAITÉS 55
d’altérité, vient tout d’abord un long exposé sur l’Un ensuite, dans un
second développement1 2, l’Un est identifié à Dieu ou au Père, c’est-à-dire
à l’être, puissance de la vie et de l’intelligence; vient ensuite un exposé
sur l’Un-Un 3, c’est-à-dire le second Un, identifié 4 au Logos, sous son
double aspect de vie et de sagesse, la vie représentant l’aspect féminin,
la sagesse, l’aspect masculin du Logos. Ce double aspect, féminin et mas­
culin, du Logos se manifeste, selon Victorinus 5, dans le mystère du salut :
la vie terrestre du Christ est un moment féminin, sa résurrection et son
ascension sont un moment masculin. Après cette présentation, un exposé6
reprend plus spécialement le problème des rapports entre l’être et la vie :
si Dieu communique l’être grâce à la vie, la vie est à la fois un mouvement
de l’être et un mouvement autonome, c’est-à-dire qu’elle a deux états :
un état d’intériorité et un état d’extériorité 7. L’exposé sur la vie se termine
en montrant que la vie est la forme de l’être, et qu’ainsi le Fils est la
révélation du Père 8. Alors seulement vient la réponse à la question ini­
tiale, concernant les cinq noms divins 9. Elle est clairement formulée
concernant les termes « Esprit » et « Logos », qui correspondent respec­
tivement au Père et au Fils. Mais, avec l’Esprit-Saint,10 l’exposé se compli­
que. Il prend la forme d’un commentaire 11 du texte de Luc i, 35 :
« L’Esprit-Saint viendra sur toi et la vertu du Très-Haut te couvrira de
son ombre », qui, normalement, pouvait servir de base à une théorie
concernant l’action du Saint Esprit dans l’incarnation. Effectivement,
ce point particulier sera traité, mais dans le cadre d’un exposé plus large
dans lequel l’Esprit-Saint est présenté comme la mère du Logos, dans
le monde intelligible, aussi bien que dans le monde sensible12. L’Esprit-
Saint représente donc cette fois l’aspect féminin, qui, plus haut13, était
lié à la Vie, tandis que le Logos représentait l’aspect masculin, qui avait
été lié à la Sagesse. Mais, dans le présent développement, l’Esprit-Saint
correspond à l’intelligence, et le passage de l’état de féminité à l’état
de masculinité correspond au passage du désir de se connaître 14 à l’acte
de connaissance de soi. Cet exposé15 prolonge donc ce qui avait été dit

1. Adv. Ar., I, 49, 9-40.


2. Adv. Ar., I, 50, 1-21.
3. Adv. Ar., I, 50, 22 — 51, 43.
4. Adv. Ar., I, 51, 1-27.
5. Adv. Ar., I, 51, 27-43.
6. Adv. Ar., I, 52, 1 — 53, 31.
7. Adv. Ar., I, 52, 1-51.
8. Adv. Ar., I, 53, 1-31.
9. Adv. Ar., I, 54, 1 sq.
10. Adv. Ar., I, 56, 40.
n. Adv. Ar., I, 56, 40 — 57, 7 et 58, 14-36.
12. Adv. Ar., I, 58, 11-14.
13. Adv. Ar., I, 51, 21.
14. Adv. Ar., I, 57, 10.
15. Adv. Ar., I, 57, 7 — 58, 14.
56 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
auparavant1 concernant les rapports entre la vie et la sagesse. Après ce
développement, vient, d’une manière assez abrupte, la conclusion géné­
rale 2, qui résume la solution donnée à la question initiale, et qui souligne
le caractère scripturaire des termes placés au début du traité. Le livre
n’est pourtant pas terminé. Suit en effet une description du Logos 3,
identifié au Noûs et à la Sagesse, sous la forme d’une Sphère émanant
du point initial qui est l’être. Du Logos-Sphère on passe à l’âme 4 qui
est elle-même Noûs et Logos, dans la mesure où elle reste tournée vers
l’intelligence, mais qui peut se détourner du Noûs et descendre dans le
monde sensible. Victorinus cherche ensuite5 à concilier cet exposé qui
fait de l’âme seule, l’image du Logos, avec le texte de la Genèse qui fait
de l’homme, âme et corps, l’image de Dieu. La réponse consiste finalement
à identifier l’âme avec l’homme et à montrer que cette âme est être, vivre,
penser à l’image du Logos 6. A ceci s’ajoute que le corps même de l’homme
est à l’image du Logos, dans la mesure où la division des sexes imite
l’androgynie du Logos 7. Il est évidemment extrêmement difficile de
rendre compte de la suite des idées dans ce traité. Sur lesvingt-cinq pages
qui forment l’ouvrage, sept seulement se rapportent clairement à la
question posée au début et à la réponse qui lui est donnée. Il est à peu près
certain que tout le reste n’a de rapport avec cette question et cette réponse
que dans la mesure où la triade de l’être, de la vie et de la pensée fournit
un modèle de réalité permettant de concevoir les rapports entre l’Esprit,
le Logos, le Noûs, la Sagesse et la Substance 8. Si nous reprenons la
suite de ces exposés « excentriques », nous constatons que le premier
Un est identifié à l’être puissance de la vie et de l’intelligence 9, que le
second Un est identifié à la dyade vie-intelligence, dyade qui est féminine
et masculine10, qu’ensuite le rapport entre l’être et la vie est décrit avec
plus de précision11, puis le rapport entre la vie et l’intelligence12; la
description du Noûs-Logos comme Sphère émanant de l’être résume la
doctrine précédente13 et insiste très clairement sur l’implication mutuelle
entre l’être, la vie et l’intelligence. L’âme enfin apparaît comme l’inter­
médiaire qui communique l’être, la vie et l’intelligence au monde sensi­

1. Adv. Ar., I, 56, 24-35.


2. Adv. Ar., I, 59, 1-29.
3. Adv. Ar., I, 60, 1-31.
4. Adv. Ar., I, 61, 1-27.
5. Adv. Ar., I, 61, 28 — 64, 8.
6. Adv. Ar., I, 63, 1-33.
7. Adv. Ar., I, 64, 9-30.
8. A ce sujet, les lignes 54,1-13 sont très révélatrices, puisqu’on y passe sans
transition des cinq termes du début à l’esse vivere intellegere.
9. Adv. Ar., I, 49, 9 — 50, 21.
10. Adv. Ar., I, 51, 1-27.
n. Adv. Ar., I, 52, 1-51.
12. Adv. Ar., I, 56, 24-35 et 57, 7 — 58, 14.
13. Adv. Ar., I, 60, 1-27.
LE PLAN DES TRAITÉS 57
ble 4. Cette suite d’idées a donc son unité propre et sa cohérence, indépen­
damment de la question posée au début du traité, autrement dit, elle
répond à une problématique différente de celle qui est propre à notre
traité et elle n’est reliée à celle de notre traité que par la considération
des modes possibles d’identité et d’altérité.
La suite des idées dans le livre IV Adversus Arium est encore plus
difficile à saisir que dans le livre I B. Sans doute peut-on y distinguer
deux parties qui répondent chacune à des questions différentes. La
première question posée à la première ligne du traité est la suivante :
« Il vit » et la vie sont-ils un, mêmes ou autres ?» 2 Les premiers chapitres 3
du traité répondent effectivement à cette question, en montrant que ces
deux termes sont « un » selon un état d’unité originelle, « mêmes et
autres » selon un état de distinction et de génération. Et toute la première
partie du traité sera consacrée à décrire le rapport entre le vivre et la vie
et à essayer d’en faire l’application aux rapports entre le Père et le Fils 4.
La seconde partie répond à la question : « Comment la vie et la pensée,
c’est-à-dire la forme intérieure à Dieu, ont-elles pu s’extérioriser5 »,
c’est-à-dire comment la forme intérieure de Dieu peut-elle être engen­
drée ? La notion de forme intérieure de Dieu n’est pas apparue dans la
première partie. Mais, dans les lignes de transition et de conclusion 6 qui
terminent cette première partie, il est affirmé que Dieu, en vivant,
produit une vie et donc une intelligence, qui sont identiques à lui. Il
s’agit donc d’expliquer, dans la seconde partie, comment cette vie et
cette intelligence, confondues avec l’être, peuvent se distinguer de lui
et être engendrées. Le début de la seconde partie 7 développe le sens
de la question, en énumérant les modes possibles d’extériorisation de la
forme intérieure et revient plusieurs fois sur la notion même de forme de
Dieu. Mais la réponse ne vient qu’une quinzaine de pages plus loin :
la forme de Dieu est assimilée à l’intelligence primitivement confondue
avec Dieu, mais qui se distingue de lui en se pensant elle-même 8. La
fin de cette deuxième partie 9 a un caractère plus théologique et plus
scripturaire : elle montre comment la « forme de Dieu » dont parle
saint Paul dans l’épître aux Philippiens est identique au Logos, à Jésus-
Christ et à l’Esprit-Saint. Il apparaît donc clairement que le thème général
de la seconde partie est la notion de « forme de Dieu ».

1. Adv. Ar., I, 6i, 1-27 et 63, 16 — 64, 8.


2. Adv. Ar., IV, 1, 4.
3. Adv. Ar., IV, 1,4—3, 38.
4. Adv. Ar., IV, 4, 1 — 18, 44.
5. Adv. Ar., IV, 18, 60-62.
6. Adv. Ar., IV, 18, 45-59.
7. Adv. Ar., IV, 18, 62 — 26, 27.
8. Adv. Ar., IV, 27, 1 — 29, 23.
9. Adv. Ar., IV, 29, 24 — 33, 25.
58 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS

On entrevoit donc l’intention générale de l’ouvrage. Mais une analyse


plus précise révèle le caractère disparate des morceaux qui le composent.
La première partie commence par une discussion purement philoso­
phique des rapports possibles entre le vivre et la vie L Victorinus est
pleinement conscient de l’inutilité de cette introduction, car après les
trois chapitres consacrés à cette discussion philosophique, il introduit
un nouveau développement par l’exclamation : « Écoute, lecteur, écoute
quelque chose qui va provoquer ton étonnement : toutes ces choses si
difficiles, si embrouillées, si fermées à notre entendement, nous allons
les dévoiler, en un exposé sur Dieu et sur les choses divines, sous la
forme d’un raisonnement très simple. 1 2 » Il apparaît en effet dans le
court développement 3 qui suit que Dieu, en tant qu’Esprit, vit et est vie.
Mais ces affirmations, tirées de l’Écriture, n’éclairent pas beaucoup les
considérations des chapitres précédents, dans lesquelles par exemple
étaient distinguées les notions d’agir et d’acte. Après ce court passage
de théologie chrétienne, la philosophie réapparaît. Le vivre de Dieu est
supérieur au vivre de tous les étants, intelligibles ou intellectuels ou
sensibles, et ce vivre premier a engendré la vie 4. Pour prouver cette
affirmation, un nouveau développement5 est introduit qui suppose
une problématique assez différente : Dieu a engendré les « substances
universelles des universels », c’est-à-dire les idées, telles que l’existen-
tialité, la vitalité, l’intellectualité. Ce qui importe ici, c’est que Dieu
a engendré ces idées en accomplissant lui-même l’activité dont elles sont
la puissance universelle : c’est en étant que Dieu a engendré l’existen-
tialité, en vivant qu’il a engendré la vitalité, en pensant qu’il a engendré
l’intellectualité. Il en résulte que c’est en tant que vivre que Dieu engendre
la vie. Après ce développement philosophique, le résultat : Dieu engendre
la vie, est appliqué au Père et au Fils 6. Le Père, en tant qu’il vit, engendre
le Fils, comme vie. Certains textes scripturaires tirés surtout de l’évan­
gile de saint Jean confirment cette affirmation, et on peut en conclure
que le Père et le Fils sont consubstantiels 7. Les développements théolo­
giques qui suivent sont assez embrouillés 8. Ayant parlé de la consubstan­
tialité, Victorinus fait allusion aux objections des adversaires de tendance
arienne contre cette notion et il annonce qu’il va les réfuter 9. Mais en
fait aucune réfutation ne fait suite : peut-être faut-il reconnaître dans
les dernières pages du livre quelques développements qui répondent à

1. Adv. Ar., IV, 1,4 — 3, 38.


2. Adv. Ar., IV, 4, 1-3.
3. Adv. Ar., IV, 4, 3-32.
4. Adv. Ar., IV, 5, 4-22.
5. Adv. Ar., IV, 5, 23 — 6, 17.
6. Adv. Ar., IV, 6, 17-18.
7. Adv. Ar., IV, 6, 18 — 7, 33.
8. Adv. Ar., IV, 8, 1 — 10, 44.
9. Adv. Ar., IV, 8, r-8.
LE PLAN DES TRAITÉS 59
cette intention L A la place de cette discussion, on trouve un résumé 1 2 de
la synthèse théologique de Victorinus, qui ne diffère que par quelques
expressions plus particulières des autres exposés de cette synthèse doctri­
nale, mais qui insiste fortement sur le fait que la vie est la forme de l’être
ou du vivre, c’est-à-dire sur le fait que le Fils est l’image ou la forme de
Dieu. Mais cet exposé tourne court à son tour. Victorinus avoue lui-
même que ses explications sont bien embrouillées et il donne à son
lecteur un résumé du tractatus superior, c’est-à-dire du 'début du livre,
dans lequel il a traité des rapports entre le vivre et la vie 3. Ce résumé 4
établit que Dieu vit, qu’il est vie par lui-même, parce qu’il est Esprit,
et que le Fils vit et qu’il est vie par lui-même, parce qu’il est engendré par
le Père. Ils sont donc consubstantiels. Après cet exposé, qui semble
être plus satisfaisant, Victorinus, sans transition, reprend un nouvel
exposé 5 des rapports entre le vivre et la vie. La démarche est nouvelle,
mais la doctrine est identique à celle du début du traité : le vivre est
antérieur à la vie et l’engendre. On remonte cette fois du mouvement vital
sensible jusqu’à la vie première, à travers tous les degrés de la réalité,
pour montrer qu’à chacun de ces degrés, se retrouve un acte de vivre qui
provient du Vivre premier, antérieur à la vie, c’est-à-dire qui provient de
Dieu 6. Le Vivre premier apparaît ainsi comme un acte absolu, situé au
sommet de la hiérarchie des actes : cette hiérarchie comprend les actes
du monde sensible, les actes du monde céleste, les actes des âmes et des
anges7. De cette activité pure est engendrée la vie qui est comme Yhabitus
du vivre. La vie, étant produite éternellement par le vivre, lui est coéter­
nelle et donc consubstantielle 8. Cet exposé a près de quatre pages, mais
seule est importante la conclusion : le vivre engendre la vie et pourtant
ils sont consubstantiels. Cette conclusion est immédiatement appliquée
au Père et au Fils 9. Et l’on revient ensuite à la philosophie : la vie est
engendrée par le vivre, comme l’éternité par l’acte toujours présent de
Dieu même 10. Sur les vingt-deux pages qui constituent le début du livre,
dix seulement ont un contenu proprement théologique, et ce contenu
est d’ailleurs extrêmement mince, car Victorinus se répète sans cesse
dans ses développements théologiques : le Père est le vivre, le Fils, la
vie; le vivre engendre la vie, mais la vie est consubstantielle au vivre.
Les douze pages de « philosophie » ne sont pas passées réellement dans la

1. Adv. Ar., IV, 31, 31 — 33, 53.


2. Adv. Ar., IV, 8, 9 — 57.
3. Adv. Ar., IV, 9,1-7.
4. Adv. Ar., IV, 9, 8 — 10, 44.
5. Adv. Ar., IV, 10, 45 — 13, 29.
6. Adv. Ar., IV, 10, 45 — 12, 12.
7. Adv. Ar., IV, 12, 12 — 13, 14.
8. Adv. Ar., IV, 13, 15-39.
9. Adv. Ar., IV, 13, 29 — 14, 35.
10. Adv. Ar., IV, 15, 1-34.
60 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
synthèse théologique de Victorinus, c’est-à-dire, par exemple, que les
mots techniques comme existentialité, vitalité, intellectualitéx, que
les descriptions de la formation de la matière 1 23 ou de la descente du
fleuve de la vie au travers des choses 3 ou de la hiérarchie des actes 4 sont
complètement inutiles en ce qui concerne les conclusions théologiques
de Victorinus. Il apparaît d’ailleurs finalement que l’opposition entre
vivre et vie n’est qu’une complication inutile du schème théologique
habituel à Victorinus, car, dans les trois chapitres suivants 5 dans lesquels
Victorinus expose sa doctrine de l’Esprit-Saint, cette opposition est
pratiquement abandonnée et l’on revient à la synthèse pour ainsi dire
normale : le Père est l’être, le Fils la vie, l’Esprit-Saint l’intelligence, sans
distinction technique entre les notions de vivre et de vie. Ces trois
chapitres ne sont à peu près qu’un résumé du livre III Adversus Arium.
Si nous passons maintenant à la seconde partie, nous constatons tout
d’abord que la question initiale 6 : comment la vie et l’intelligence inté­
rieures à Dieu ont pu s’extérioriser ? suppose également le schème habi­
tuel de la synthèse doctrinale7 et non l’opposition vivre-vie. Toutefois,
aussitôt après avoir posé cette question, Victorinus nous ramène à la
même problématique que dans la première partie. Il assimile en effet la
question « comment vie et intelligence se sont extériorisées » à la question
« comment l’Étant et le Logos peuvent-ils être à la fois à l’intérieur et
à l’extérieur8? » Or, pour mieux définir l’Étant, Victorinus l’oppose à
l’Être 9, l’Être étant absolument indéterminé et universel, tandis que
l’Étant est déterminé, intelligible et connaissable. Cette opposition entre
Être et Étant est parallèle à l’opposition entre vivre et vie. Cette oppo­
sition permet de revenir à la notion de forme intérieure : si l’être est
absolument indéterminé, est-il absolument sans Logos 10*? Non, il a un
Logos qui est confondu avec lui, qui est absolument indéterminé et qui
n’est autre que la vie et l’intelligence ou la forme intérieures X1. Revenu
à la notion de forme intérieure, Victorinus développe la question qu’il
avait posée au début : quel peut être le mode de génération, c’est-à-dire
d’extériorisation de cette forme intérieure12 ? Mais l’opposition entre
Être et Étant disparaît désormais complètement. Après avoir énoncé les

1. Adv. Ar., IV, 5, 33-39.


2. Adv. Ar., IV, 10, 45-11, 7.
3. Adv. Ar., IV, 11, 8-20.
4. Adv. Ar., IV, 12, 7-13, 5.
5. Adv. Ar., IV, 16,1-18,44.
6. Cf. p. 57, n. 5.
7. C’est-à-dire la vie et l’intelligence procédant de l’être et non « 1 existence-
vie-intelligence » procédant de l’être-vivre-penser.
8. Adv. Ar., IV, 18, 62.
9. Adv. Ar., IV, 19, 4-37.
10. Adv. Ar., IV, 20, 1-2.
n. Adv. Ar., IV, 20, 2-25.
12. Adv. Ar., IV, 20, 26.
LE PLAN DES TRAITÉS 61
modes possibles de génération de cette forme intérieure, Victorinus
annonce qu’il va répondre à la question L En fait la réponse ne viendra
que dix pages plus loin 2. Le lecteur va être entraîné dans un long exposé 3
qui commence par une définition 4 de Dieu (Dieu est Un et Seul et en
même temps il est Un-Tout et Non-Un), qui se poursuit par une descrip­
tion 5 de la forme de Dieu comme omniexistence, omnivitalité, omni-
voyance, puis comme préexistence, prévitalité, préintelligence 6 ; vient
ensuite la description de la connaissance absolue de Dieu, dans son état
de repos 7, puis un retour à la définition initiale de Dieu sous la forme
cette fois d’une longue suite d’épithètes qui se terminent par l’affirmation
de l’omnivoyance de Dieu8. La page suivante nous entraîne dans une
problématique très différente 9. Il s’agit cette fois du rapport entre les
contraires, notamment entre la vie et la mort. Probablement, ce dévelop­
pement est destiné à permettre d’affirmer qu’en Dieu le mouvement
n’entraîne pas de changement comme dans les choses sensibles. Suit un
développement tout différent sur l’identité entre Dieu et sa forme 10, et
enfin arrive la réponse à la question initiale 1 11 : la forme de Dieu est pré­
sentée comme la pensée de Dieu qui est intérieure à lui, parce qu’elle
pense qu’elle est identique à Dieu, c’est-à-dire exactement dont toute
l’activité consiste à être identique à Dieu ia. Mais lorsque cette pensée
vient à exercer son activité propre, c’est-à-dire lorsqu’elle commence à
penser, elle se prend elle-même pour objet, elle pense qu’elle est pensée
et elle s’extériorise. Il s’ensuit que la pensée s’extériorise et s’engendre en
se pensant et que la pensée extériorisée est consubstantielle avec la
pensée intérieure de Dieu, c’est-à-dire avec Dieu même 13. Ici encore,
comme dans la première partie, ce qui, de tout cet enseignement philo­
sophique, passe dans les conclusions théologiques de Victorinus, est
extrêmement mince. Dans les pages qui suivent et qui, nous l’avons vu,
sont exégétiques, nous ne retrouvons qu’une allusion d’une quinzaine
de lignes à ces dix pages de raisonnements philosophiques 14, et ce petit
résumé se juxtapose d’ailleurs sans se mêler à l’argumentation scriptu­

1. Adv. Ar., IV, 20, 26 — 21, 18.


2. Cf. p. 57, n. 8.
3. Adv. Ar., IV, 21, 19 — 29, 23.
4. Adv. Ar., IV, 21, 19 — 22, 20.
5. Adv. Ar., IV, 22, 20 — 23, 11.
6. Adv. Ar., IV, 23, 12 — 31.
7. Adv. Ar., IV, 23, 31 — 24, 20.
8. Adv. Ar., IV, 24, 21-39.
9. Adv. Ar., IV, 24, 40 — 25, 43.
10. Adv. Ar., IV, 25, 44 — 26, 27.
11. Adv. Ar., IV, 27, 1 — 29, 23.
12. Adv. Ar., IV, 27, 1-17.
13. Adv. Ar., IV, 28, 1 — 29, 23.
14. Adv. Ar., IV, 30, 42 — 31, 9.
62 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
raire concernant les rapports entre les termes « Forme de Dieu », « Fils
de Dieu », « Logos », « Jésus-Christ » et « Esprit-Saint ».
Ces analyses des principaux traités de Victorinus nous ont donc montré
qu’à côté d’ouvrages au plan clair et facilement compréhensibles, nous
en trouvons d’autres dans lesquels il nous est extrêmement difficile
d’expliquer la suite des idées : les traités I B et IV Adversus Arium et,
pour une certaine part, la Lettre à Candidus. Ce sont précisément ceux
dans lesquels abondent le plus les développements purement philoso­
phiques, ceux dans lesquels le lien entre ces développements et les
conclusions théologiques sont les plus lâches : autant ces développements
possèdent chacun une unité propre et une cohérence interne, autant ils
sont peu cohérents avec le dessein général et la problématique propre
aux traités théologiques. Or il se trouve que c’est précisément dans ces
textes purement philosophiques que les divergences et les incohérences
par rapport à la synthèse doctrinale de Victorinus apparaissent le plus
clairement. Par exemple, dans le développement sur le premier et le
second Un, au livre I B Adversus Arium, apparaît une triade exsistentia,
vita, béatitude, dans laquelle béatitude remplace l’habituelle intellegentia,
et Victorinus ne nous donne aucune raison de cette substitution x. De
même, c’est dans les textes philosophiques du livre IV qu’apparaît
l’opposition entre agir et forme 1 2, qui s’exprime dans la distinction entre
esse-vivere-intellegere et exsistentia-vita-intellegentia et que Victorinus ne
peut pas réellement, nous l’avons vu, intégrer à sa synthèse doctrinale.
C’est également dans ces parties philosophiques du livre IV que l’esse,
identifié au vivere, devient une actio ou un actus3, alors que dans la
synthèse doctrinale de Victorinus, il est une potentia, dont le vivere est
précisément Yactio. Ainsi les déséquilibres dans le plan littéraire des
œuvres coïncident avec les incohérences doctrinales.
Cette constatation nous laisse entrevoir quelque chose de la méthode
théologique de Victorinus. D’une manière générale, Victorinus a conçu
la consubstantialité entre le Père, le Fils et l’Esprit-Saint, à l’aide de
notions néoplatoniciennes 4, c’est-à-dire qu’il a identifié le Père, le Fils
et l’Esprit-Saint à des principes métaphysiques (étant bien entendu que,
dans une perspective néoplatonicienne, les principes métaphysiques ont
toujours quelque chose d’hypostatique). Cette identification étant
supposée, Victorinus a deux manières de l’appliquer. Ou bien il se situe
d’emblée sur le terrain de la théologie chrétienne, c’est-à-dire qu’il
commente l’Ecriture sainte ou qu’il discute avec les hérétiques, ou qu’il
fait un exposé dogmatique. A ce moment il identifie purement et simple-

1. Adv. Ar., I, 50, 11.


2. Adv. Ar., IV, 15, 2-13.
3. Cf. p. 49, n. ii.
4. Cf. p. 46 — 48.
LA MÉTHODE THÉOLOGIQUE 63

ment le Père avec l’être, le Fils avec la vie ou le vivre, l’Esprit-Saint


avec l’intelligence ou le penser, en fondant souvent cette assimilation
sur des textes scripturaires. Notamment il interprète l’Êvangile de
saint Jean de manière à reconnaître dans le Fils, la Vie, dans l’Esprit-
Saint, l’intelligence x. Dans cette première manière, Victorinus utilise
la synthèse doctrinale que nous avons décrite plus haut1 2. Ou bien au
contraire Victorinus se situe d’abord sur le terrain philosophique : il
commence par développer ce que l’on peut appeler, en reprenant une
expression moderne, un « discours » philosophique, sur les principes
métaphysiques (être, ou vivre, ou vie, ou pensée) : ce « discours » se
développe sans référence à la théologie chrétienne. Puis il fait l’appli­
cation de ce « discours » philosophique à sa problématique théologique.
C’est ce qui arrive tout particulièrement dans la lettre à Candidus, dans
le livre I B Adversus Arium et dans le livre IV Adversus Arium, mais aussi
parfois, quoique d’une manière plus limitée, dans le livre I A3 et dans le
livre III Adversus Arium 4.
Lorsque ces « discours » philosophiques sont appliqués à la théologie,
nous constatons une perte considérable dans le contenu notionnel. En
effet, le « discours » philosophique se développe selon une problématique
qui lui est propre et qui est très différente de celle des parties théolo­
giques. Par exemple, le développement sur les modes des étants et des
non-étants répond à un désir de classification des degrés de réalité et,
plus spécialement, à l’intention de classer Dieu par rapport à cette hié­
rarchie. Or, la problématique propre à la lettre de Victorinus à Candidus
exige seulement une définition de Dieu comme « Non-Étant au-dessus
de l’Étant », qui permette de réfuter « Candidus », lequel affirmait que le
Christ vient du néant. La problématique propre au développement philo­
sophique exige, de son côté, une étude précise de chaque degré de la
réalité, et, tout particulièrement, dans une perspective néoplatonicienne,
des rapports entre l’âme et la matière qui expliquent l’apparition du
monde sensible. Mais, en constatant l’existence de cette problématique
propre, on est amené à penser que ce n’est pas Victorinus lui-même qui a
élaboré ce développement philosophique sur les étants et les non-étants.
Car, s’il en était ainsi, il se serait placé tout naturellement dans la perspec-
rive d’une réponse à Candidus et il n’aurait pas été amené à parler par
exemple de la perception sensible 5, ou des rapports entre qualités et
éléments 6, ou de la théorie de certains philosophes qui confondent

1. Adv. Ar., I, 3, i — 15, 12.


2. Cf. p. 45 — 48.
3. Notamment Adv. Ar., I, 32, 16-78; I, 33, 4-14.
4. Adv. Ar., III, 2, 12-50 et 4, 6 — 5, 31.
5. Ad Cand., 9, 4-27.
6. Ad Cand., 10, 7-19.
64 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
l’âme et la matière \ ou du nom de « nourrice » 1 2 que l’on peut donner à
l’âme aussi bien qu’à la matière. Tout ceci disparaît évidemment dans
l’application que Victorinus fait de ce développement philosophique à la
théologie. Il ne reste de toutes ces considérations que deux ou trois
mots : Dieu est au-dessus de l’Étant, il est Pré-étant, et il engendre
l’Étant 3. Autre exemple : voulant prouver que le Père engendre le Fils
comme le Vivre engendre la Vie 4, Victorinus commence par un dévelop­
pement philosophique dans lequel est affirmé d’une manière générale
que Dieu engendre les Idées, et qu’il les engendre en agissant : il engendre
donc la vie en vivant 5. Mais ici encore il apparaît que la problématique
propre au morceau philosophique est différente de la problématique
propre à la démonstration théologique de Victorinus. Le morceau philo­
sophique nous dit en effet que Dieu engendre les substances universelles
des universels, les genres des genres, les puissances des puissances et
il donne comme exemple 1’όντότης, la ζωότης, la νοότης, la ταυτότης et
1’έτερότης. Il s’agit donc effectivement, dans ce morceau, du problème de
l’origine des genres premiers. Mais, dans la perspective générale de la
première partie du livre IV Adversus Arium, Victorinus ne considère que
l’opposition entre « vivre » et « vie », la « vie » étant engendrée par le
« vivre ». A aucun moment, Victorinus ne nous dit quel rapport il peut y
avoir entre la vie qu’il oppose au vivre et cet ensemble de genres que le
morceau philosophique énumère. Si la vie est identifiée à la ζωότης, que
représentent 1’όντότης et la νοότης dans la démonstration théologique ?
Encore une fois, si Victorinus avait lui-même élaboré le développement
concernant la génération de la vie par le vivre, il n’aurait pas été amené à
employer ce vocabulaire tellement étrange que même chez les philosophes
grecs il n’apparaît que très rarement, 6 et il n’aurait pas vainement
compliqué son raisonnement en faisant intervenir des éléments étrangers
au problème. On comprend que ces éléments ne réapparaissent plus dans
la synthèse théologique qui suit le morceau philosophique. Dernier
exemple : Victorinus pouvait expliquer comment la forme intérieure de
Dieu s’extériorise, en assimilant cette forme intérieure à une pensée qui
se prend elle-même pour objet7. Mais comment et pourquoi aurait-il
pu de lui-même être amené en exposant cette doctrine à parler de la
désagrégation des composés matériels 8 ou à décrire Dieu assis au centre
des êtres et saisissant d’un seul regard leurs idées 9 ? Effectivement, rien

1. Ad Cand., io, 24-26.


2. Ad Cand., 10, 32.
3. Ad Cand., 15, 22-25.
4. Adv. Ar., IV, 6, 17-18.
5. Adv. Ar., IV, 5, 23 — 6, 17.
6. Cf. p. 373, n. 8.
7. Adv. Ar., IV, 28, 1-22.
8. Adv. Ar., IV, 25, 26 — 31.
9. Adv. Ar., IV, 24, 34-39·
DES TEXTES MAL INTÉGRÉS 65
de ces considérations philosophiques n’est retenu dans la synthèse théo­
logique qui fait suite. Il en est de même pour tous les développements
purement philosophiques. Les difficultés que nous éprouvons à suivre
l’enchaînement des idées s’expliquent donc par ces différences de problé­
matique entre développements philosophiques et conclusions théologiques.
Ces morceaux philosophiques sont, de plus, remplis d’obscurités,
parce qu’il s’y trouve nombre d’affirmations qui n’ont pas d’autre
parallèle chez Victorinus. Autant Victorinus aime à répéter souvent les
doctrines qu’il a assimilées et qui sont intégrées à sa synthèse doctrinale,
autant il est discret sur les détails de ces développements qui lui restent
étrangers. Dans ces développements philosophiques, l’on rencontre un
grand nombre de mots qui ne sont employés par Victorinus qu’une fois
ou un petit nombre de fois x. Le style lui-même est différent du style
habituel de Victorinus. Si le style habituel de Victorinus présente au
lecteur moderne des difficultés qui s’expliquent par les particularités du
latin tardif, le style de ces morceaux philosophiques était tout aussi
bien incompréhensible pour un contemporain de Victorinus. Non
seulement on y trouve une quantité considérable de mots grecs, mais on
y rencontre beaucoup d’hellénismes 12, et surtout des formules 3 qu’aucun
commentaire, aucune explication, aucun parallèle ne permet d’éclairer.
Ici encore, il nous faut constater que si Victorinus avait lui-même élaboré
ces développements philosophiques, il aurait été amené à exprimer sa
pensée sous plusieurs formes différentes, à se répéter, selon une méthode
pédagogique à laquelle il fait lui-même allusion 4.
En fait Victorinus lui-même ne « domine » pas ces morceaux philoso­
phiques. Il les utilise, à cause de tel ou tel enseignement important qui
s’y trouve contenu, mis ces textes lui restent étrangers. Lorsqu’il parle
en son nom propre, Victorinus emploie un petit nombre de formules et
de schèmes constants 5, mais il ne fait jamais la liaison entre ces formules
et celles qui se trouvent dans tel ou tel développement philosophique.
Par exemple, il n’explique pas comment le même Dieu peut être Un
purement Un et en même temps Être ou substance.
On peut se demander d’ailleurs si Victorinus ne renonce pas consciem­
ment à assimiler toutes ces subtilités philosophiques contenues dans les
textes qu’il utilise. En effet, nous le voyons, par exemple, discutant avec
les hérétiques qui refusent l’usage du mot ousia à propos de Dieu, donner
une définition savante du mot substantia ( = ousia) ; dans cette défini­
tion, substantia est opposé à exsistentia, comme le sujet pris avec

1. Cf. l’index des mots grecs, t. II, p. 157.


2. Cf. p. 76, n. 4.
3. Par exemple, Ad Cand., 6, 9-11, notamment iuxta subtectionem; Adv.
Ar., I, 64, 5 : explicavit imaginationem.
4. Cf. Adv. Ar., III, 14, 19; I, 52, 1-2.
5. Cf. les exemples donnés p. 46, n. 1.
66 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
ses accidents inséparables s’oppose à l’être pur, sans accidents x. Mais
Victorinus ajoute 12 tout de suite : « Mais si nous prenons « existence »
et « substance » selon l'usage courant, nous utilisons ces mots partout
l’un pour l’autre, lorsque nous voulons désigner « ce qui est quelque
chose ». Et, effectivement, dans sa synthèse théologique, Victorinus
s’en tient à cet usage courant et prend exsistentia ou substantia en un
sens très imprécis : parfois d'ailleurs exsistentia prend un sens diamé­
tralement opposé à celui qu’il a dans la distinction savante rapportée
par Victorinus 3. Ailleurs, Victorinus commence un exposé sur ('homoou­
sion par la question suivante : « Il nous faut d’abord rechercher si Dieu
et l’être de Dieu sont identiques ou bien sont quelque chose de dif­
férents 4 ? » Suivent quelques lignes qui explicitent le sens de cette ques­
tion 5. Mais, aussitôt après, Victorinus affirme : « Mais l’Ecriture et
notre notion commune affirment que le Dieu dont nous parlons existe,
que rien n’est avant lui et qu’il est à la fois être et agir 6. » Par cette for­
mule, il rejette la doctrine qui distingue entre Dieu et l’être de Dieu,
mais c’est au nom de l’Ecriture et du sens commun, c’est-à-dire une fois
encore en revenant des raffinements philosophiques à l’usage courant.
Autre exemple : après avoir consacré trois chapitres à l’étude des rap­
ports possibles entre le vivre et la vie, Victorinus ajoute : « Écoute donc,
lecteur, écoute quelque chose qui va provoquer ton étonnement : toutes
ces choses si difficiles, si embrouillées, si fermées à notre entendement,
nous allons les dévoiler, en un exposé sur Dieu et les choses divines,
sous la forme d’un raisonnement très simple7. » En fait Victorinus,
ainsi que nous l’avons dit8, n’explique pas grand-chose dans le dévelop­
pement théologique qui suit : les principales difficultés que l’on rencon­
trait dans les trois chapitres précédents sont purement et simplement
passées sous silence et seule est retenue l’affirmation d’une distinction
entre le vivre et la vie. Ces trois premiers chapitres ont été en fait un
étalage de savoir philosophique, inutile à la recherche théologique.
Notons en passant que l’on retrouve la même attitude chez Boèce : les
savantes distinctions entre ούσία, ούσίωσις, ύπόστασις qu’il place au
début de son traité Contre Eutychès et Nestorius 9 sont pratiquement

1. Cf. p. 49, n. 8 — 9.
2. Adv. Ar., I, 30, 26 : « In usu autem accipientes et exsistentiam et substan­
tiam, ubicumque eodem modo esse aliquid significantes utimur istis nomini­
bus. »
3. Cf. p. 49, n. 7.
4. Adv. Ar., I, 33, 4-5.
5. Adv. Ar., I, 33, 5-14.
6. Adv. Ar., I, 33, 14-16 : « Sed scriptura et omnis intellegentia istum deum
et esse dicit et ante ipsum nihil esse, qui et id est quod est esse et id quod operari. »
7. Adv. Ar., IV, 4, 1-3.
8. Cf. p. 58 n. 2.
9. Boèce, Contra Eut. et Nest., III, 1-101, Stewart-Rand.
DES TEXTES MAL INTÉGRÉS 67
inutiles et ne sont plus utilisées dans l’argumentation théologique. Il
faut souligner ce caractère particulier de l’emploi de la philosophie
chez Boèce comme chez Victorinus : mise au service de la théologie, la
philosophie se réduit souvent à très peu de chose, parce qu’il est extrê­
mement difficile d’intégrer à la démonstration théologique tous les
éléments qui font partie du matériel philosophique utilisé. Ces élé­
ments non assimilés restent juxtaposés à la synthèse théologique et
révèlent que le matériel philosophique en question répondait à une
problématique tout à fait différente de celle qui est propre à la
théologie.
Nous sommes donc conduits à l’hypothèse suivante : si les dévelop­
pements philosophiques que nous avons rencontrés dans l’analyse des
œuvres de Victorinus introduisent des incohérences, des déséquilibres
dans le plan, des obscurités, s’ils ne sont pas pleinement intégrés à la
synthèse doctrinale de Victorinus, c’est qu’ils supposent un substrat
littéraire préexistant que Victorinus utilise, soit sous le mode de para­
phrases, soit sous le mode d’extraits ou de traductions. Autrement dit :
à côté des « principes », intégrés à sa synthèse théologique, il semble
bien que Victorinus ait emprunté au néoplatonisme des « textes », qu’il
a employés pour rédiger certains de ses traités.
Différents indices indépendants et convergents nous permettent de
reconnaître l’existence de ce substrat littéraire derrière certains textes
de Victorinus. i° Ces textes ont un contenu seulement philosophique,
c’est-à-dire que l’on n’y trouve que peu ou pas d’allusions au Père, au
Fils et à l’Esprit-Saint, ou à des notions chrétiennes. 2° La doctrine
philosophique qui y est exposée correspond à des positions néoplato­
niciennes. 3° Elle est mal intégrée à la synthèse doctrinale de Victorinus.
4° Ces textes ont leur mouvement propre, leur unité intérieure, une
cohérence interne. Mais ils brisent le mouvement général des traités
de Victorinus, ils introduisent des considérations étrangères au dessein
propre de ces traités. 50 Dans ces textes, enfin, apparaissent beaucoup
plus d’hellénismes et de mots grecs philosophiques que dans le reste
de l’œuvre; et c’est aussi dans ces textes que l’on trouve le plus de mots
qui supposent un substrat grec ou qui ne sont employés qu’une fois ou
peu de fois par Victorinus.
C’est en utilisant ces critères que j’ai reconnu les textes « purement néo­
platoniciens » de Victorinus : le lecteur les trouvera réunis dans le tome II.
Je leur ai donné des numéros de paragraphes, afin de faciliter les cita­
tions : il est bien entendu que ces numéros n’ont qu’une valeur pure­
ment pratique. J’ai réparti ces textes en trois groupes pour les raisons
qui vont maintenant être exposées.
68 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS

II. — Les trois groupes de textes

Les développements purement philosophiques dont nous avons


reconnu l’existence dans la Lettre à Candidus, et dans les traités I B et
IV Adversus Arium se groupent naturellement en ensembles, en « unités »
littéraires répondant chacune à des problématiques différentes et ayant
leur cohérence propre.
La plus apparente de ces « unités littéraires 1 », c’est l’exposé consacré
aux modes des étants et des non-étants qui constitue presque entière­
ment la première moitié de la lettre à Candidus 2. Il y a en effet dans ce
morceau un enchaînement très rigoureux. Tout d’abord Dieu est pré­
senté comme la cause des étants et des non-étants3. Puis les quatre
modes de non-étants sont étudiés 4. Ensuite les quatre modes d’étants 5
donnent lieu à des développements particuliers : successivement sont
considérés les véritablement étants, c’est-à-dire les intelligibles 6, puis
les seulement étants, c’est-à-dire les intellectuels 7, ensuite les non-véri­
tablement non-étants, c’est-à-dire le monde sensible et les âmes incar­
nées 8, enfin les non-étants, c’est-à-dire la matière 9. Après cette présen­
tation générale des étants et des non-étants, on peut situer Dieu par
rapport à ces différents modes : Dieu n’est aucun des étants, mais il est
le non-étant transcendant10. Le plan de ce développement est donc très
clair. Il a sa problématique propre : quelle est la place de Dieu dans la
hiérarchie des étants et des non-étants ? Cette problématique ne réappa­
raîtra pas dans les autres développements philosophiques. D’autre
part la triade être-vie-pensée qui joue un rôle de premier plan dans ces
autres développements n’apparaît que très rarement11 dans cet exposé
sur les étants et les non-étants et elle n’a pas de place importante dans
l’enchaînement des idées. Nous sommes donc en présence d’une « unité
littéraire » qui forme un tout indépendant et cohérent. Dans les pages
qui suivent cette « unité littéraire12 », la problématique change. Il s’agit
cette fois de la génération de l’Étant premier, et ce qui est dit sur cette

1. Cette unité littéraire correspond au groupe I (t. Il, p. 13), c’est-à-dire aux
textes numérotés 1 à 22. Ce groupe est étudié plus spécialement dans notre
chapitre troisième.
2. Ad. Cand., 2, 21 — 15, 12.
3. Voir dans le tome II, le n° 2 (= § 2)
4. T. II, §§ 3-6.
5. §§ 7-16.
6. § 10.
7· § n.
8. § 12 et § 14.
9· § 15·
10. §§ 17-19.
n. § 10 (= Ad Cand., 7, 4-6) et § 19 (= Ad Cand., 13, 6-8).
12. Ad Cand., 14, 6 sq. = §§ 20-22.
LES TROIS GROUPES DE TEXTES 69
génération est appliqué à Jésus-Christ. Toutefois je pense que certains
éléments faisant partie de l’unité littéraire dont nous parlons continuent
à être utilisés par Victorinus : on reconnaît notamment la notion de
προόν 1 et la notion très importante d’zzMMm et solum δν12 qui est
intimement liée au développement précédent.
On peut reconnaître un second groupe, une seconde « unité littéraire »
dans le livre I B Adversus Arium 3. Elle représente sans doute un bloc
moins compact que le premier groupe, mais si l’on applique les critères
que j’ai énoncés plus haut, on reconnaît nettement les différents éléments
qui appartiennent à ce nouveau groupe et leur cohérence interne. Aus­
sitôt après la question initiale qui constitue la première phrase du traité,
on trouve un développement4 sur les différents rapports possibles entre
l’altérité et l’identité, dans lequel aucune allusion à la théologie chré­
tienne n’apparaît et qui est émaillé de mots grecs. Ce développement
appartient sûrement à l’unité littéraire que nous sommes en train de
décrire, car le thème des rapports entre identité et altérité est tellement
lié à la problématique générale de cette unité littéraire que, lorsqu’il
s’agira d’exposer l’autogénération de l’intelligence, la formule suivante
sera employée pour décrire le processus de cette autogénération : « L’alté­
rité qui vient de naître retourne en hâte vers l’identité5. » Après cet
exposé initial sur les rapports entre identité et altérité, vient un dévelop­
pement sur l’Un antérieur à l’être, qui est décrit successivement selon
la méthode de la théologie négative 6, puis de la théologie affirmative :
cet Un est la puissance de la vie et de l’intelligence (plus exactement
de la béatitude) en tant qu’il est puissance de l’être 7. De cet Un jaillit
l’Un-Un, c’est-à-dire le second Un qui est l’actuation de la puissance
qu’est le premier Un 8. En tout cela, aucune allusion à la théologie chré­
tienne ; l’exposé sur les deux Uns se développe selon les méthodes reçues
dans la tradition néoplatonicienne. Le second Un est ensuite assimilé
au mouvement qui est vie et intelligence 9. Ici cinq lignes10 font allusion
au Logos et au Fils de Dieu de la théologie chrétienne, mais l’ensemble

1. § 20 (= Ad Cand., 14, 23); § 21 (= Ad Cand., 15, 2).


2. § 21 (= Ad Cand., 15, 5-6). Le § 22 qui oppose aussi προόν et ov semble
bien supposer le même substrat littéraire.
3. Voir dans le tome II, p. 21, le groupe II (textes numérotés de 23 à 60).
Le noyau central de ce groupe est constitué par les textes numérotés de 35 à 60,
qui sont presque tous tirés du livre I B Adversus Arium. Les textes numérotés
de 23 à 34 sont tirés des livres I A et III Adversus Arium, mais ils ont une étroite
parenté littéraire, lexicographique et doctrinale avec le noyau central.
4. § 35 (t. II, p. 26).
5· § 53 (= Adv. Ar., I, 57, 20) : « Alteritas nata cito in identitatem revenit. »
Voir t. II, p. 34.
6. §§ 36-36 a -36 b (t. II, p. 27 — 28)
7· §§ 37-41 (t. II, p. 28 — 29).
8. §§ 42 (t. II, p. 29).
9. § 43 (t· II, P· 30).
10. Dans le § 43, les lignes 7-10.
70 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
de l’exposé reste étranger à cette problématique chrétienne et la structure
conceptuelle reste purement néoplatonicienne. La fin du chapitre toute­
fois essaie d’appliquer cette structure conceptuelle au Fils de Dieu,
aussi bien dans son existence éternelle que dans son existence temporelle *.
Puis on abandonne à nouveau la théologie et l’on revient à la notion de
vie, qui avait fait son apparition dans la description du second Un.
On étudie plus spécialement les rapports entre la vie et l’être de la vie,
c’est-à-dire entre la vie extériorisée et son état de préexistence dans
l’être12. Cet exposé se développe sans référence à la théologie, puis,
application est faite de son contenu à la problématique trinitaire3.
Mais, comme toujours, peu de chose passe de l’exposé à l’application :
il est affirmé seulement que le Fils est vie et qu’il est la forme du Père.
Dans les pages qui suivent, presque tout est purement théologique4
et l’on reconnaît la réponse que Victorinus donne à la question qu’il a
posée au début de ce traité. Puis réapparaît le thème de la vie 5 : si la vie
s’extériorise pour communiquer la vie, elle risque de se répandre à
l’infini en s’abaissant vers les inférieurs (ici Victorinus introduit quelques
lignes concernant l’incarnation6); seule la connaissance, qui ramène
la vie vers son être originel, peut la sauver. Aussi vient, immédiatement
après 7, la description de l’autogénération de l’intelligence : la vie, vou­
lant se voir elle-même, sort de son être, devient altérité, puis devient
connaissance en revenant à l’identité. Après cet exposé purement philo­
sophique, on revient à la théologie 8 et, tout spécialement, on parvient
à une conclusion générale qui résume la réponse qu’il faut donner à la
question initiale du traité 9. Il est très important de souligner que rien,
absolument rien, de l’exposé philosophique que nous venons de résumer
(le premier Un, le second Un, l’extériorisation de la vie, la conversion
de la vie vers son origine et sa transformation en intelligence), ne se
retrouve dans cette conclusion. Mais après cette conclusion, sur laquelle
le traité pourrait s’achever, vient une autre conclusion10, dans laquelle
apparaissent quelques expressions théologiques (pater, filius, λόγος),
et des allusions aux cinq termes à propos desquels était posée la question
du début du traité, mais qui, dans sa presque entière totalité, continue
l’exposé philosophique que nous suivons depuis le début du traité :

1. Adv. Ar., I, 51, 28-44. (t. II, p. 30 — 31).


2. §§ 44-49 (t. II, p· 31 - 32)·
3. Adv. Ar., I, 52, Si sq.
4. Sauf § 50 (t. II, p. 32) qui reprend clairement la problématique de l’alté­
rité dans l’identité, cf. § 35 (t. II, p. 26).
5· §§ 51-52 (t· II, P· 33)·
6. Adv. Ar., I, 56, 36-37 (t. II, p. 33).
7- §§ 53-55 (t. II, P· 33 - 34)·
8. Adv. Ar., I, 58, 13 sq.
9. Adv. Ar., I, 59, 1-29.
10. § 56 (t. II, p. 35).
LES TROIS GROUPES DE TEXTES 71
la vie et l’intelligence sont un mouvement circulaire ou plutôt sphérique
qui se déploie à partir de ce point initial qu’est l’être. La structure géné­
rale de l’unité littéraire se dégage donc peu à peu : le premier Un est
puissance de la vie et de l’intelligence, le second Un est l’acte de la vie
et de l’intelligence, c’est-à-dire qu’il est le mouvement automoteur par
lequel la vie s’extériorise, puis revient à son être originel dans la connais­
sance. Nous avons donc là les deux premières hypostases néoplatoni­
ciennes. La troisième vient ensuite : la fin du traité décrit en effet la
production de l’âme par la triade supérieure, sa structure triadique,
image de celle de la triade supérieure, et sa chute dans le monde sen­
sible x. Nous avons donc là un exposé d’ensemble de l’ordre et de la
génération des hypostases divines pour reprendre ici le titre d’un traité
de Plotin. L’unité qui lie intimement toutes les parties de cet exposé
apparaît également dans le fait que la notion de béatitude (beatus, béati­
tude) y joue un rôle très particulier; en effet, dans ces textes, le mot
beatitudo sert à désigner l’intelligence, c’est-à-dire que l’on y rencontre
la triade être-vie-béatitude, à côté de la triade être-vie-intelligence et
parallèlement à elle * 2. Cette identification entre béatitude et intelligence
n’existait absolument pas dans l’exposé sur les modes des étants et des
non-étants qui constitue notre premier groupe de textes néoplatoniciens,
notre première unité littéraire; de la même manière, elle sera absente
du troisième groupe dont nous reconnaîtrons l’existence dans le livre IV
Adversus Arium. Elle caractérise donc tout particulièrement l’unité
littéraire que nous étudions en ce moment. On remarquera également
dans cette même unité littéraire l’importance des mots identitas 3, alte­
, potentificare Ί, virificare 8. Ce groupe de textes
ritas 4, counire 5, counitio 6*
qui sont contenus dans le livre I B Adversus Arium constitue un noyau
central auquel il faut rattacher d’autres textes purement philosophiques
qui se trouvent dans la deuxième partie de la lettre à Candidus, dans
le livre I A et le livre III Adversus Arium. Certains se présentent comme
de véritables doublets des textes qui font partie de l’unité littéraire que
nous avons décrite9 ; d’autres développent des points qui ne sont
qu’esquissés dans le livre IB10; tous se rapportent à la même problé­
matique et présentent les mêmes caractéristiques, notamment l’impor­

1. §§ 57-6o (t. II, p. 35 - 38).


2. § 37 (t. II, p. 28); § 41 (t- II, p. 29); § 44 (t. II, p. 31); § 53 (t. II, p. 33).
3· §§ 35, 45, 50, 55 (t· Π, p. 27, 31, 32, 34).
4- §§ 35, 36, 50, 55 (t. II, P· 27, 32, 34).
5· § 41 (t. II, p. 29).
6. §§ 41, 51, 55 (t. II, P· 29, 33, 34)·
7· § 55 (t· H, P· 34)·
8. § 43 (t· H, P· 30).
9- Cf. §§ 36 a, 38, 39, 39 a, 40, 46, 48, 52, 54, 59 (t. II, p. 28 - 29, 31 — 37).
io. §§ 23-34 (t. II, P· 21 —26).
72 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
tance donnée à la notion de béatitude x, l’opposition fondamentale entre
être et mouvement12, l’idée d’une conversion et d’un salut de la vie par
la connaissance 34, la distinction entre exsistentialitas, essentialitas, sub­
stantialitas i, l’emploi des mots counitio 5, potentificare 67
, virificare ’.
Dans le livre IV Adversus Arium, on retrouve une troisième unité
littéraire, un troisième groupe de textes purement néoplatoniciens8.
Le plan général n’est pas aussi apparent que dans le livre I B Adversus
Arium où il suivait l’ordre des hypostases divines ou dans la Lettre à
Candidus où il énumérait les différents modes des étants et des non-
étants. Mais on peut le dégager de la manière suivante. Tous les textes
philosophiques qui se rencontrent dans la première partie du traité se
rapportent à l’opposition entre le vivre et la vie 9 ; au début de la seconde
partie, apparaît l’opposition entre l’être et l’étant, qui est tout à fait
parallèle à l’opposition entre le vivre et la vie, puisque dans les deux cas
l’agir est distingué de la forme qui résulte de lui10. Les textes philo­
sophiques11 qui viennent ensuite ne développent pas l’opposition entre
le penser et la pensée, comme on pourrait l’attendre, mais ils restent
fidèles à l’opposition entre l’agir et la forme, et ils sont centrés sur la
notion de pensée. La structure interne de notre troisième groupe de
textes est donc constituée par la triade être-vie-pensée, dans l’ordre vie-
être-pensée et le thème central de ce troisième groupe est l’opposition
entre l’agir ou agent d’une part, la forme ou l’acte qui en résulte d’autre
part. Comme nous aurons à le voir, l’idée d’une antériorité de l’agir par
rapport à la forme est une doctrine extrêmement particulière dans l’his­
toire de la philosophie antique. Ce thème se retrouve dans presque tous
les morceaux purement philosophiques que nous avons reconnus dans
le livre IV : qu’il s’agisse de la génération des Idées par Dieu12, de la
production de la Vie première par l’acte pur de vivre13, delà génération
de l’Éternité par le Présent éternel14, de l’antériorité de l’Être par rapport
à l’Étant15, de la génération de la forme comme préexistence, prévitalité,

1. §§ 28, 38, 39, 40, 41 (t. II, p. 23, 28).


2. §§ 25, 26, 27, 28, 29, 29a, 33, 34, 37, 38, 39, 42, 43, 45, 46, 47, 48, 49, 53,
55, 56.
3· §§ 51, 54 (t· II, P· 33 — 34)·
4. §§ 23, 23a, 36, 36a, 40, 41, 47, 49 (t. II, p. 21, 27, 29, 31 - 32).
5. § 46 (t. II, p. 31)·
6. § 40 (t. II, p. 29).
7. § 40 (t. II, p. 29).
8. C’est le groupe III, qui correspond aux numéros 61 à 89 (t. II, p. 39—55).
9. §§ 61-69 (t· II, P- 39 - 55)·
10. §§ 70-73 (t. II, p. 46 — 48).
n. §§ 74-89 (t. II, p. 48 - 55).
12. § 65 (t. II, p. 41).
13· § 66 (t. II, p. 42).
14. § 69 (t. II, p. 45).
15. § 70 (t. II, p. 46).
LES TROIS GROUPES DE TEXTES Ί3
préintelligence, par le Préexistant, Prévivant, Prépensantx, enfin de
l’extériorisation de la pensée se pensant comme pensée * 2, on retrouve
constamment la notion d’une activité engendrant une détermination
intelligible. Ce thème est envisagé successivement du point de vue du
vivre, du point de vue de l’être, du point de vue du penser, en sorte
que le troisième groupe oppose d’une manière générale l’être-vivre-
penser à l’être-vie-pensée. Dans ce groupe, apparaissent, comme dans
le groupe second, des expressions caractéristiques : cette fois, il s’agit
des formules principaliter principale3, universaliter universale4, gene­
raliter generalis 5, universaliter principalis 6. A ce troisième groupe, j’ai
adjoint quelques textes qui, par leur vocabulaire et leur problématique,
lui sont parents, bien qu’ils se trouvent dans d’autres traités que le
livre IV Adversus Arium 7.
En résumé, on peut distinguer trois unités littéraires, trois groupes
de textes, dans les morceaux philosophiques que nous avons étudiés.
Ces unités littéraires sont reconnaissables à certaines particularités
doctrinales et stylistiques, à leurs problématiques propres et à la cohé­
rence de leur plan. C’est selon ces trois groupes que sont classés les
textes néoplatoniciens que nous citons dans le tome II. Le groupe I
comprend des textes contenus dans la première partie de la lettre à
Candidus. Le groupe II comprend des textes qui se trouvent principa­
lement dans le livre I B Adversus Arium, mais aussi dans la seconde partie
de la lettre à Candidus et dans les livres I A, et III Adversus Arium.
Les textes du groupe III appartiennent presque tous au livre IV Adversus
Arium. A ces trois unités littéraires, j’ai ajouté un quatrième groupe 8
constitué de fragments se rapportant aux Catégories d’Aristote, et tirés
du livre I A Adversus Arium. Les trois premiers groupes seront étudiés
pour eux-mêmes dans la deuxième partie du présent travail. Pour le
quatrième groupe, je me suis contenté de signaler en note dans le tome II
les textes parallèles qui se rencontrent chez les commentateurs grecs
d’Aristote. Il est possible, en effet, que ces courts fragments soient par­
venus à Victorinus en même temps que le matériel théologique qu’il
utilise dans sa lutte contre Basile d’Ancyre. Il n’est pas sûr que ces frag­
ments proviennent de la même origine que les trois premiers groupes.

i· §§ 77-78 (t. Il, p. 49-50).


2. §§ 87-88 (t. II, p. 54-55).
3· §§ 65, 70 (t. II, p. 41-42 et 46).
4· §§ 73, 77 (t. II, p. 47 et 49).
5. § 67 (t. II, p. 43).
6. § 65 (t. II, p. 41 — 42).
7. § 71 (problématique de ï’esse pur et analogie dans l’emploi de praeintelle-
gentia, praenoscentia). § 75 (analogie de problématique concernant l’immobilité
de la génération divine). §§ 85-86« (idée de génération comme manifestation).
Voir t. II, p. 46, 48, 53.
8· §§ 90-93 (t. II, p. 57)·
74 LES TEXTES NÉOPLATONICIENS

Au moins un de ces arguments tirés des Catégories d’Aristote apparaît


également chez Athanase d’Alexandrie L Les trois premiers groupes,
malgré les particularités qui permettent de les distinguer, supposent,
au contraire, une source néoplatonicienne très précise et qui, comme
nous allons le montrer, ne peut être qu’unique.

III. — Les trois groupes de textes philosophiques


supposent une source grecque unique

J’ai essayé de marquer clairement les différences doctrinales et lexico-


graphiques qui permettent de distinguer trois unités littéraires, trois
groupes de textes, dans les morceaux philosophiques que nous étudions.
Mais il est tout aussi important de souligner qu’il existe entre ces trois
groupes d’étroits rapports doctrinaux, lexicographiques et stylistiques,
qui ne peuvent s’expliquer que par l’utilisation d’une source unique.
En ce qui concerne la doctrine, on peut reconnaître les constantes
suivantes. Tout d’abord, la hiérarchie des plans de réalité, telle qu’elle
est décrite dans le groupe I, se retrouve dans les autres groupes. Au
sommet de tout, se situe Dieu, qui est au delà des étants et des non-
étants12, puis, immédiatement au-dessous, le plan des « intelligibles »
ou « intelligibles et intellectuels », dont le sommet est constitué par
l’Étant premier 3; ces « intelligibles et intellectuels » sont les « véritable­
ment étants ». Vient ensuite le plan des « intellectuels », c’est-à-dire des
âmes, qui sont les « seulement étants 4 ». Au-dessous de ce plan, se situe
celui des êtres sensibles ou des âmes incarnées, qui ne sont plus que des
« non-véritablement non-étants5 ». En dernier vient la matière qui
correspond aux « non-étants 6 ». Dans les trois groupes, l’ordre et le
rapport entre les « hypostases » sont également constants. Dieu est iden­
tifié à l’Un purement Un7, et en même temps à l’Être pur, antérieur à
l’Étant et puissance de la vie et de l’intelligence8. Après lui vient le
second Un appelé l’Un-Un 9 ou l’Un qui est10 ou l’Étant11 ou l’intel­
ligence 12, qui est le principe du monde intelligible et des véritablement

1. Athanase, De synodis, 53, p. 276, 26, Opitz (P.G., t. XXVI, 788 B-C).
2. Victorinus §§ 2, 3, 7, 17, 19, 20, 21, 22, 36, 36 a, 36 b, 40,41,44, 64, 65,
67, 7°, 73, 74, 76, 77, 78, 81.
3. §§ 10, 17, 19, 20, 21, 52, 56, 57, 58, 59, 60, 62, 64, 66, 83.
4· §§ il, 15, 56, 57, 58, 59, 60, 64, 66, 68, 74, 83.
5- §§ 12, 14, 57, 60, 64, 66, 68, 83.
6. §§ 15, 24, 57, 83.
7. §§ 17, 18, 36, 77, 78, 81.
8. §§ 28, 37, 38, 40, 41, 44, 65 (vivere), 67, 69, 70, 71, 73, 81.
9· §§ 42, 43·
10. §§ 17, 18, 42.
11. §§ 10, 20, 21, 22, 51, 7°, 73-
12. §§ 51, 53, 56, 58, 59, 74, 87, 88, 89.
UNE SOURCE GRECQUE UNIQUE 75
étants x. En troisième lieu se situe l’âme qui peut rester au plan des
véritablement étants ou descendre plus bas 1 2. La deuxième hypostase,
l’intelligence, se pose elle-même en un acte d’autogénération3 : ce trait
est constant dans les trois groupes. Cela signifie qu’elle passe d’un état
d’intériorité à un état d’extériorité, d’un état où elle est confondue avec
la première hypostase à un état où elle en est distinguée. Cette auto­
génération peut être décrite de deux manières. On peut dire que l’intel­
ligence désirant se voir sort de l’être, devient ainsi vie et altérité, puis
revient vers l’être qui est en même temps son être, dans l’acte de connais­
sance de soi4. On peut aussi dire — et ce sera la formulation propre
au troisième groupe de textes — que l’intelligence, originellement
confondue avec l’être de Dieu, se prend pour objet, se pense et ainsi
s’extériorise5. Dans cette dernière description, le moment de la vie
n’intervient pas. De toute manière, être, vie, intelligence constituent la
structure conceptuelle fondamentale commune aux trois groupes. Ou
bien vie et intelligence s’opposent à l’être comme le mouvement au
repos et elles sont originellement confondues avec l’être avant de s’en
distinguer 6, ou bien l’être-vivre-penser représente un agir unique qui
produit par son activité même une forme qui est l’existence-vie-pensée 7.
Ces trois notions se situent entre Dieu et l’intelligence, c’est-à-dire
qu’elles servent à décrire la génération de l’intelligence. A ce sujet, on
peut souligner déjà un fait important sur lequel nous aurons à revenir :
l’être, la vie et la pensée ne sont pas des « hypostases », mais des « genres 8 »,
dans le sens néoplatonicien, c’est-à-dire les contenus intelligibles irré­
ductibles qui correspondent aux différents aspects de la substance
intelligible.
On peut comparer ces constantes doctrinales qui se retrouvent dans
les trois groupes de textes avec la synthèse théologique victorinienne
que nous avons résumée plus haut9. Il apparaît tout d’abord clairement
que les principes intégrés dans cette synthèse théologique et la doctrine
contenue dans nos groupes de textes philosophiques sont fondamentale­
ment identiques : de part et d’autre on retrouve la même structure
conceptuelle fondamentale, la triade être-vie-pensée, dans laquelle la
vie et la pensée s’opposent à l’être comme le mouvement au repos, dans
laquelle aussi il y a une identité et une confusion originelle de la vie et
de la pensée dans l’être ; de part et d’autre on retrouve la même concep­

1. §§ 21, 51.
2. §§ IO, II, 15, 57, 74.
3. §§ 20, 22, 53, 88.
4- §§ 53-54-
5. §§ 8o, 87, 88, 89.
6. §§ 25, 26, 28, 30, 31, 31a, 32, 33, 41, 43, 44, 45, 49, 51, 53, 55, 56, 60.
7. §§ 64, 65, 77, 78.
8. Cf. p. 245.
9. Cf. p. 45-48.
LES TEXTES NÉOPLATONICIENS
tion de la génération divine comme une autogénération, la même opposi­
tion entre l’intérieur et l’extérieur, les mêmes principes d’implication
mutuelle et de distinction par prédominance x. Mais la synthèse théo­
logique ne retient de la doctrine commune à nos groupes de textes philo­
sophiques que ce qui suffit à éclairer la notion de consubstantialité entre
le Père et le Fils et le mode de génération de ce dernier. Tout ce qui peut
compliquer inutilement la synthèse est laissé de côté : la distinction
entre un premier et un second Un, la définition de l’Étant ou de l’exis-
tentialité-vitalité-intellectualité comme genres suprêmes, la distinction
entre l’omniexistence-omnivitalité-omnivoyance et la préexistence-pré-
vitalité-préintelligence, l’opposition entre l’intelligence intérieure et
l’intelligence extérieure. « Principes » et « textes » correspondent donc à
deux degrés différents d’assimilation d’un même substrat. Les « textes »
se contentent de le reproduire littéralement sans parvenir à adapter
parfaitement ce substrat à la problématique chrétienne. Les « principes »
correspondent à ce que Victorinus a su tirer de ce substrat pour l’intégrer
à sa synthèse doctrinale ; ils sont en même temps ce qui, dans ce substrat,
est compatible avec le dogme.
Le vocabulaire de nos textes reflète leur structure conceptuelle com­
mune. Dans les différents groupes que nous avons'distingués, on retrouve,
soit sous une forme grecque soit sous une forme latine, des termes qui
distinguent des degrés d’abstraction (vie-vitalité, existence-existentialité,
par exemple), des formations enprae-, en omni-, en in-, qui correspondent
à des méthodes précises de théologie 1 2.
Cette unité doctrinale et lexicographique laisse donc supposer que
nos différents groupes de textes utilisent une source unique. Cette source
est grecque. En effet, sur 43 mots grecs philosophiques, non traduits,
qui se rencontrent dans l’œuvre théologique de Victorinus, 5 seulement
sont employés par Victorinus en dehors des textes néoplatoniciens que
nous considérons, 38 s’y trouvent, et 23 parmi ceux-ci ne sont employés
que dans ces textes3. Beaucoup de mots latins traduisent d’ailleurs
très certainement des mots grecs; ils sont facilement reconnaissables
à leur forme composée et à leurs désinences en -itas, -alis, -ibilis ou
-entia. C’est également dans ces textes néoplatoniciens que l’on rencontre
le plus d’hellénismes, notamment plusieurs génitifs absolus 4.

1. Pour ces principes, cf. §§ 65, 76.


2. Cf. p. 270, 368, 417, 420.
3. Voir Index des mots grecs à la fin du t. II, p. 157.
4. Génitifs absolus : § 5 (= Ad Cand., 5, 9); § 43 (= Adv. Ar., I, 51, 25);
§ 49 (= I, 52, 37); § 53 (= I, 57, 10). On remarquera également la graphie νοϋ
au fieu de νω qui se trouve dans Îe manuscrit A, cinq fois dans le § 57 et une fois
dans le § 59. On peut supposer que Victorinus lisait νοϋ dans sa source grecque;
en effet, dans tous ces cas, le mot est employé avec des prépositions qui en grec
gouvernent le génitif. Autres hellénismes, utique = άν (§ 4 = Ad Cand., 4, 7);
UNE SOURCE GRECQUE UNIQUE 77
Nous avons donc constaté l’existence, dans l’œuvre de Victorinus,
de développements dont le contenu est purement néoplatonicien, dans
lesquels les allusions à la théologie chrétienne sont réduites au minimum,
sinon inexistantes, qui brisent le mouvement général des traités en intro­
duisant des considérations étrangères ou inutiles au dessein fondamental
des différents livres. La doctrine exprimée dans ces textes reste étrangère
à la synthèse théologique de Victorinus. D’autre part, ils présentent
une forte unité interne, ils forment des « unités » littéraires, dans lesquelles
le mouvement des idées, les notions fondamentales, le vocabulaire sont
très caractéristiques. Ces « unités » supposent un substrat, une source
que l’abondance des mots grecs et des hellénismes contenus dans ces
textes oblige à considérer comme grecque. Il nous reste maintenant à
identifier, sinon l’ouvrage, du moins l’auteur, qui est la source de ces
morceaux néoplatoniciens.

incipiens imaginata est (§ 9 = Ad Cand., 6, 12); conprehensio et definitio quaedam


efficitur (§ n = Ad Cand., 7, 10); intellegentia efficitur (§ n — Ad Cand., 8, 6);
les nombreux id quod est pour traduire το ov.
CHAPITRE II

Porphyre
source des morceaux néoplatoniciens

I. — Le problème

Nous avons reconnu chez Victorinus l’existence de morceaux forte­


ment influencés par une source grecque. Mais si nous cherchons à iden­
tifier cette source, nous nous apercevrons rapidement qu’à part une
ou deux phrases qui se retrouvent chez Plotin x, rien, dans nos discours
néoplatoniciens, ne correspond à des textes connus. Tout spécialement
l’hypothèse « Plotin » doit être écartée, car le vocabulaire grec de nos
textes est clairement non-plotinien 1
2. La source grecque est ici une source
perdue.
On peut le regretter, car nous sommes ainsi réduits à des conjectures,
mais on peut aussi s’en consoler en reconnaissant, précisément, que
Victorinus nous conserve en latin de précieux documents du néopla­
tonisme postplotinien.
Comment identifier cette source perdue? Nous examinerons d’abord
la vraisemblance historique, en nous demandant quel néoplatonicien
exerçait une influence en Occident à l’époque de Victorinus. Nous
serons ainsi amenés à constater que Porphyre représente l’hypothèse
la plus raisonnable. Nous considérerons alors d’une manière plus attentive
le vocabulaire et la doctrine de nos textes et nous constaterons que des
« dogmes » et des termes proprement porphyriens se retrouvent chez
Victorinus.

1. Victorinus, § 74, § 77 (t. II, p. 48 et 49), cf. plus bas, p. 409.


2. Cf. l’index des mots grecs, t. II, p. 157.
80 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS

IL — La vraisemblance historique

Nous pouvons nous faire une idée du « panorama de la philosophie »


à l’époque où Victorinus rédige ses écrits, grâce à une lettre adressée
par le futur empereur Julien, alors commandant en Gaule avec le titre
de César, au philosophe grec, Priscus vers 357 :
« Si vraiment ta bonté songe à venir me rejoindre, c’est maintenant le
moment, avec l’aide des dieux, de prendre une décision et de faire diligence,
car, un peu plus tard, il se peut que moi aussi je manque de loisir. Cherche
pour moi tout ce que Jamblique a écrit sur mon homonyme x. Seul tu le peux.
Le gendre de ta sœur en a une copie soigneusement révisée. Si je ne me trompe,
un signe merveilleux se produit pour moi au moment où j’écris ces mots.
Je t’en supplie, ne laisse pas les partisans de Théodore1 2 te rabattre les
oreilles en répétant que Jamblique fut un ambitieux, lui, le maître vraiment
divin, le premier après Pythagore et Platon. Et s’il y a de l’outrecuidance à
manifester son opinion devant toi avec les transports d’un enthousiaste, tu
trouveras dans cette exaltation même une raison de m’excuser. Pour ma part,
je raffole de Jamblique en philosophie et de mon homonyme en théosophie
et, pour parler à la manière d’Apollodore, auprès de ceux-là, à mes yeux, les
autres ne comptent pas.
Quant aux résumés d’Aristote que tu as composés, tout ce que je veux en
dire, c’est ce que suis devenu ton disciple, sans avoir le droit de porter ce
titre. Le Tyrien3, dans beaucoup de livres, n’a fait entrer que quelques élé­
ments de la logique; toi, au contraire, au moyen d’un seul livre, en matière de
philosophie aristotélicienne, tu as fait de moi peut-être un bacchant, et point
un simple « narthécophore ». Veux-tu savoir si je dis vrai ? viens me trouver
et tout ce que j’ai fait l’hiver dernier dans mes moments perdus te convain­
cra 4. »
Cette lettre ne nous révèle pas seulement les goûts de Julien, en matière
de philosophie, elle nous permet aussi de dénombrer les différentes
écoles importantes, au milieu du IVe siècle. Julien lui-même est disciple
de Jamblique, un disciple enthousiaste qui préfère avant tout les com­
mentaires de son maître sur les Oracles chaldaïques. Pour lui, Jamblique
est « le premier après Pythagore et Platon ». On remarque ici que Julien
oublie complètement Plotin. Le correspondant de Julien est lui aussi
un disciple de Jamblique. Mais, dans une lettre précédente, il a dû
raconter à Julien que Jamblique était fortement critiqué par les disciples
de Théodore d’Asiné, qui voulaient le faire passer pour un ambitieux.
Nous rencontrons donc ici une autre école, celle qui se réclame
de ce mystérieux Théodore d’Asiné, qui semble avoir été l’élève de

1. L’homonyme de Julien, c’est Julien le théurge, auteur des Oracles chal-


daïques, cf. p. 108, n. 1. Il s’agit donc ici des commentaires de Jamblique
sur ces Oracles.
2. Théodore d’Asiné.
3. Porphyre.
4. Julien, Epist., 12, trad. J. Bidez, p. 18-20.
PORPHYRE ET L’OCCIDENT LATIN 81
Porphyre 1 et de Jamblique 2. Et précisément, dans son éloge des résumés
d’Aristote composés par Priscus, Julien fait allusion, d’une manière
assez dédaigneuse, au « Tyrien » c’est-à-dire à Porphyre. Trois noms
sont donc à retenir : Porphyre, Jamblique et Théodore d’Asiné. Mais il
semble bien que pour l’Orient, en général, comme pour Julien lui-même,
celui de Jamblique soit le plus important. L’activité de Jamblique s’était
limitée, semble-t-il, à la Syrie. Il avait eu pour disciples, outre Théodore
d’Asiné, Edésius, Sopatros, Eustathe et Euphrasios. Edésius enseigna
d’abord en Cappadoce, puis laissant sa chaire à Eustathe, il fonda à
Pergame, une école de philosophie où il eut pour disciple Maxime
d’Éphèse, Chrysanthe et Priscus. C’est dans ce milieu que Julien sera
initié au néoplatonisme, mais aussi aux cultes secrets de la théurgie.
Tout ce mouvement reste dominé par la tradition issue de Jamblique 3.
A l’époque de Julien, donc à celle de Victorinus, Jamblique est vérita­
blement le maître du néoplatonisme oriental.
En est-il de même en Occident ? A vrai dire, l’histoire de la diffusion
du néoplatonisme après Plotin comporte bien des points obscurs. Il
faut remonter à la vie même de Plotin pour découvrir un fil conducteur.
On sait l’intérêt que Plotin avait suscité dans l’aristocratie romaine. Il
comptait parmi ses auditeurs Marcellus Orontius — probablement ce
même Marcellus, auquel Longin dédicacera son traité De la fin, préci­
sément dirigé contre Plotin et Amélius —, Sabinillus, consul en 266 avec
l’empereur Gallien, Rogatianus, qui, converti à la philosophie, renoncera
à toutes les dignités. Castricius Firmus, mécène bienveillant, mettra à
la disposition du philosophe, malade et retiré à six milles de Minturnes,
les ressources de la propriété qu’il possédait à cet endroit. Certaines
grandes dames romaines lui étaient également fort attachées; nous
connaissons les noms des deux Gémina — la mère et la fille —, d’Amphi-
clée et de Chioné. Plotin est d’ailleurs le précepteur et le tuteur de plu­
sieurs enfants de grande famille 4.
Nous savons peu de choses sur ce qu’il advint de ces disciples et amis
romains après la mort de Plotin, en 270. Les deux principaux élèves
étaient absents : Amélius se trouvait à Apamée en Syrie, Porphyre, à
Lilybée, en Sicile 56 . Il semble bien que Porphyre rentra assez vite à
Rome, après la mort du maître et qu’il resta en contact avec le groupe
des amis romains de Plotin ®. Il dédie par exemple son De abstinentia

1. Cf. Damascius, Vita Isidori, § 166, p. 230, 1 — 2, Zintzen.


2. Cf. Proclus, In Tint., 1.1, p. 309, 14; t. Il, p. 215, 4. 6. 29, Diehl.
3. Sur toute cette école, cf. surtout K. Praechter, Richtungen und Schulen,
Genethliakon fur C. Robert, Berlin, 1910, p. 108 sq.
4. Cf. Porphyre, Vita Plotini, c. 7 et c. 9.
5. Porphyre, Vita Plotini, c. 2, 31.
6. J. Bidez, Vie de Porphyre, Gand, 1913 (= Hildesheim, 1964), p. 103;
R. Beutler, Porphyrios, Paulys Realencyklopadie, t. XXII, 1, col. 278, 4.
82 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
à Castricius Firmus, afin d’essayer de le ramener à la pratique du végé­
tarisme. Porphyre enseigne à son tour et il a pour disciples notoires,
Jamblique 1 — qui devait par la suite s’opposer violemment à lui — et
Théodore d’Asiné. En 301, il compose la Vie de Plotin et publie son
édition des Ennéades. Il meurt peu de temps après.
Ici nous perdons la trace d’une diadoché néoplatonicienne à Rome.
Mais nous retrouvons de nombreux vestiges littéraires de l’influence
de Porphyre en milieu latin. L’aristocratie romaine, grâce à Porphyre,
semble avoir cherché à réunir l’amour nostalgique des antiquités de
Rome à la spiritualité néoplatonicienne. Dès la fin du 111e siècle, l’œuvre
littéraire de Cornélius Labeo, si l’on en juge par les quelques fragments
que nous en possédons encore, semble déjà répondre à cet idéal2. Il
semble bien que ce soit à un ouvrage de Labeo qu’Arnobe ait emprunté
ses renseignements sur les traditions religieuses romaines, notamment
sur les « livres étrusques 34». Surtout, Macrobe citera un livre de Labeo
intitulé De l’oracle d’Apollon Clarieni. D’après la citation de Macrobe,
le livre semble avoir été un commentaire d’un oracle d’Apollon se rap­
portant aux noms du Soleil5. Le genre même de l’ouvrage rappelle celui
de la Philosophie tirée des Oracles, composée par Porphyre 6. D’autre

1. J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 105; R. Beutler, Porphyrios, dans Paulys


Realencyclopadie, t. XXII, 1, col. 312, 48.
2. La figure de Labeo est assez mystérieuse. Certains savants veulent le
situer au Ier ou au 11e siècle ap. J.-C. : c’est le cas de W. Bousset, Zur Dâmono-
logie der spâteren Antike, dans Archiv für Religionswissenschaft, t. XVIII, 1915,
p. 134-175 (Labeo aurait utilisé les livres hermétiques et les Oracles chaldaïques
et il écrivait dans la seconde moitié du Ier siècle), de B. Boehm, De Cornelii
Labeonis aetate, Kônigsberg, 1919. D’autres le situent à la fin du IIIe siècle ou au
début du ive siècle et admettent qu’il a subi l’influence de Porphyre, tels A. Wisso-
wa, art. Cornelius Labeo, dans Paulys Realencyclopadie, t.; IV, col. 1351;
F. Niggetiet, De Cornelio Labeone, Diss. Münster, 1908; W. Kroll, Die Zeit
des Cornelius Labeo, dans Rheinisches Museum, N. F., t. LXXI, 1916, p. 309-357;
W. A. Baehrens, Literarhistorische Beitrage, dans Hermes, t. LU, 1917, p. 38-56
(surtout p. 42 et 55) et Cornelius Labeo atque eius commentarius Vergilianus,
Leipzig, 1918; P. de Labriolle, La réaction païenne, p. 299-301; H. Kusch.
art. Cornelius Labeo, dans Reallexikon für Antike und Christentum, t. III, coi. 435,
3. G. Kettner, Cornelius Labeo, ein Beitrag zur Quellenkritik des Arnobius,
Naumburg, 1877; F. Gabarrou, Arnobe, son œuvre, Paris, 1921, p. 37-53. Mais
voir aussi A. J. Festugière, La doctrine des « viri novi » sur l’origine et le sort des
âmes d’après Arnobe, II, 11-66, dans Mémorial Lagrange, Paris, 1940, p. 97-132;
F. Tullius, Die Quellen des Arnobius im 4., 5., und 6. Buch seiner Schrift Adversus
Nationes, Bottrop, 1934; P. Courcelle, Les Sages de Porphyre et les « viri novi »
d’Arnobe, dans Revue des études latines, t. XXXI, 1953, p. 257-271.
4. Macrobe, Saturnales, I, 18, 21.
5. En effet, selon Macrobe, Labeo rapportait dans son ouvrage un oracle
d’Apollon qui identifiait le Soleil, Liber pater et « Iao ». D’autre part, Macrobe,
dans tout ce chapitre, s’attache précisément à montrer l’identité entre Liber pater
et le Soleil.
6. Cf. Porphyre, De philosophia ex oraculis haurienda libr. reliquiae, éd.
G. Wolff, Berlin, 1856. Cet ouvrage est avant tout un recueil d’oracles divins
(Apollon, Hécate, Pan, Hermès, Esculape, Sérapis). Cf. H. Kusch, Cornelius
Labeo, dans Reallexikon für Antike und Christentum, t. III, col. 433.
PORPHYRE ET L'OCCIDENT LATIN 83
part, nous savons que Porphyre avait consacré une étude aux noms du
Soleil, pour montrer que tous les noms des dieux pouvaient lui être
attribués x. On peut donc se demander légitimement si l’ouvrage de
Cornelius Labeo, tel qu’il nous apparaît chez Macrobe, n’est pas une
traduction ou une adaptation d’un ouvrage ou d’une partie d’ouvrage
de Porphyre 1 2.
Au début du IVe siècle, se situe l’activité politique et littéraire de
Tiberianus3. Grâce à l’œuvre poétique de ce personnage, nous entre­
voyons la persistance des préoccupations philosophiques et religieuses
dans l’aristocratie romaine. Non seulement il compose un éloge de la
pauvreté 4 qui faisait partie, semble-t-il, d’un ouvrage consacré à Socrate,
mais surtout il traduit en vers latins un hymne grec au Dieu suprême 5,
dont l’inspiration et la problématique sont très platoniciennes. On a
supposé très légitimement que cet hymne appartenait aussi à la Philo­
sophie des Oracles de Porphyre 6.
En ce même début du IVe siècle, les œuvres de Porphyre sont déjà
connues en Afrique. Arnobe, qui écrit son Adversus Nationes entre 300
et 310, s’attaque certainement à Porphyre, lorsqu’il critique la conception
que certains viri novi se faisaient de l’âme7.
Entre 335 et 337, l’écrivain sicilien Firmicus Maternus écrit un traité
d’astrologie, intitulé Mathesis, et dédié au gouverneur de Campanie,
Lollianus Mavortius. C’est tout d’abord à un ouvrage de Porphyre, la
Vita Plotini, que Firmicus fait appel pour décrire la mort de Plotin, à
ses yeux châtiment du mépris du philosophe pour l’astrologie 8. C’est

1. Cf. la démonstration de P. Courcelle, Les Lettres grecques en Occident de


Macrobe à Cassiodore, Paris, 1948, p. 19, et F. Altheim, Aus Spatantike und
Christentum, Tübingen, 1951, p. 2-24.
2. Si l’on rapproche ensemble Macrobe, Saturn., I, 18, 21 (selon Labéon,
Soleil=Liber pater), Firmicus Maternus, De errore, VII, 7-9 (Soleil = Liber
pater qui doit être mis en rapport avec l’intelligence indivisée, puis divisée),
Proclus, In Tint., t. I, p. 439, 29-440, 15, Diehl (selon Porphyre, le Soleil doit
être mis en rapport avec l’intelligence indivisée, puis divisée; — G. Heuten,
dans son édition commentée de Firmicus Maternus, De errore profanarum
religionum (Travaux de la Fac. de Philos, et Lettres de l'Univ. de Bruxelles, 8)
Bruxelles, 1938, p. 160 (et p. 20), rapproche ce texte de Proclus de celui de Firmi­
cus pour en conclure à une influence de Porphyre sur Firmicus), enfin Macrobe,
In Somn. Scip., I, 12, 12 (Liber doit être mis en rapport avec l’intelligence indi­
visée, puis divisée), on peut supposer qu’il y a un rapport étroit entre Labéon
et le traité de Porphyre Sur le Soleil.
3. Cf. F. Lenz, art. Tiberianus, dans Paulys Realencyclopadie, 2. Reihe,
t. VI, col. 766-777 et surtout H. Lewy, A Latin Hymn to the Creator, dans
Harvard Theological Review, t. XXXIX, 1946, p. 243-258.
4. Anthologia latina, n° 719 b, Riese.
5. Anthologia latina, n° 490, Riese.
6. H. Lewy, A Latin Hymn..., p. 258.
7. Cf. P. Courcelle, Les Sages de Porphyre et les « viri novi » d’Arnobe, dans
Revue des études latines, 1953, t. XXXI, p. 257-271.
8. Firmicus Maternus, Mathesis, 1,7, 14-22, cf. P. Henry, Plotin et l’Occident,
Louvain, 1934, p. 25-43.
84 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
encore Porphyre que Firmicus cite 1 un peu plus loin à propos de la
règle du silence : « Pythagore et notre Porphyre estiment que notre âme
doit se maintenir consacrée en gardant un scrupuleux silence. » Noster
Porphyrius, c’est sans doute une allusion au séjour de Porphyre à Lilybée,
en Sicile 2, mais c’est peut-être aussi l’aveu de fréquents emprunts 3.
Faut-il supposer que les nombreux conseils moraux que Firmicus Mater­
nus prodigue au futur astrologue et dans lesquels il lui conseille de se
purifier des passions terrestres et de se ressouvenir de la majesté pre­
mière de son âme sont un écho de la morale porphyrienne 4 ? C’est une

1. Mathesis, VII, i, i : « Pythagoras etiam et noster Porphyrius religioso


putant animum nostrum silentio consecrari. » Sur le silence sacré, cf. Porphyre,
Epist. ad Marcellam, 15, p. 284, 17, Nauck; 16, p. 285, 12; Antr. Nymph., p. 74,
22, Nauck (il s’agit des Pythagoriciens); De abstin., II, 34, p. 163, 21, Nauck
(citation anonyme d’Apollonius de Tyane).
2. Porphyre, Vita Plotini, 2, 32. Noster peut signifier notre compatriote,
cf. Cicéron, Pro Arch., 22 et 24.
3. Chez Lactance, Div. Instit., I, 13, 12, noster Maro peut signifier « notre
poète national», mais aussi « notre maître Virgile». Chez Tertullien, Z)e amma,
20, 1, Seneca saepe noster peut signifier que Sénèque est souvent en accord avec
les chrétiens ou encore que Sénèque est assez souvent cité par Tertullien (sur
cette expression de Tertullien, cf. W. Krause, Die Stellung der frühchristlichen
Autoren zur heidnischen Literatur, Vienne, 1958, p. 285, n. 42). De toutes manières,
on peut admettre que noster Porphyrius signifie que Porphyre est une « autorité »
pour Firmicus. Cf. également H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, Le
Caire, 1956, p. 363, n. 201.
4. i° Le contact du corps et des passions terrestres obscurcit la divinité
originelle de l’âme, Mathesis, I, 4, 1 : « Animus terrenis sordium laqueis inpeditus,
licet ipse ignea sit divinitatis immortalitate formatus » (cf. De errore, VIII, 5 :
« Sed quia mens perdita et sceleratae cupiditatis laqueis implicata nulla potest
ratione revocari. »). La métaphore du filet (laqueus) est particulièrement chère
à Porphyre (Epist. ad Marcellam, 33, p. 295, 18; De abstin. I, 33, p. nx, 8,
Nauck), comme l’a montré P. Courcelle, La colle et le clou de l’âme dans la tra­
dition néo-platonicienne dans Revue Belge de Philologie et d’Histoire, t. XXXVI,
1958, p. 93-95, n. 1, qui cite, parmi tous les témoignages latins, ceux de Firmicus,
Mathesis, I, 4, 1, VIII, 1, 1 et De errore, VIII, 5; XXV, 2. Sur la chute de l’âme
dans le corps, cf. également Mathesis, I, 4, 2 : « Divinitas enim eius (sc. animae),
quae sempiterna agitatione sustentatur, si in terreno corpore fuerit inclusa,
iacturam quandam divinitatis suae patitur temporalem, cum vis eius atque
substantia coniunctione et societate terreni corporis et assidua dissolutione
mortalitatis hebetatur... » On remarquera également l’image du précipice qui
est, probablement elle aussi, d’origine porphyrienne, Mathesis, VIII, 1, 1 : « Ne
divinae fabricationis inmemorem animum nostrum vitiosis libidinum laqueis
inplicatum tamquam proiectum per praecipitia perdamus. » On la retrouve chez
Macrobe dans un passage inspiré du De regressu animae de Porphyre (cf. P. Cour­
celle, La colle et le clou..., p. 91, n. 5), In Somn. Scip., I, 13, 16 : « Animas vero
ex hac vita cum delictorum sordibus recedentes aequandas his qui in abruptum
ex alto praecipitique delapsi sint, unde numquam facultas sit resurgendi », et
chez Ambroise, dans un contexte plotinien (cf. mon article, Platon et Plotin
dans trois sermons de saint Ambroise, dans Revue des études latines, t. XXXIV,
1956, p. 207), De Isaac, VII, 61 : « Aureis enim vinculis soluta virtutum, prona
fertur in praecipitio et labitur ad inferiora. » On peut supposer que cette image
vient des Oracles chaldaïques dans lesquels elle sert à désigner le Tartare
(W. Kroll, De oraculis chaldaids, Breslau, 1894 (= Hildesheim, 1962), p. 61 et
p. 62; H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 213 et p. 295, n. 137); Syné-
PORPHYRE ET L’OCCIDENT LATIN 85
hypothèse qui mériterait l’examen. Quoiqu’il en soit, après sa conversion
au christianisme, dans son ouvrage apologétique De errore profanarum
religionum, écrit vers 347, Firmicus citera explicitement la Philosophie
des Oracles de Porphyre *12: ce sera le seul auteur néo-platonicien qui soit
nommé par lui.
C’est également au IVe siècle qu’il faut situer le commentaire de Calci-
dius Sur le Timée. Les études récentes sur cet ouvrage, tout en établissant
que ce commentaire est fortement influencé par Numénius, Albinus et
Adraste, ont montré 3, avec beaucoup de vraisemblance, qu’il n’a connu
ces sources que par l’intermédiaire du commentaire de Porphyre Sur
le Timée.
C’est probablement aussi avant 360 que Victorinus lui-même traduit
YIsagoge de Porphyre, cet important petit traité qui systématisait la
doctrine aristotélicienne des prédicables 3. Quant aux libri platonicorum

sius cite précisément dans un contexte porphyrien (cf. W. Lang, Das Traumbuch
des Synesios, dans Heidelb. Abh. zur Philos, und ihrer Geschichte, 10, Tübingen,
1926, p. 72-74) deux Oracles où se trouvent cette image, De Insomniis, IX, p. 161,
15, Terzaghi (PG., t. LXVI, 1293 d et 12976) : on y rencontre le terme κρημνός.
2° Le salut de l’âme se trouve dans la purification des passions et dans le
ressouvenir de son origine divine, Mathesis, I, 4, 3 : « Animus qui immortalis
est, si a vitiis ac libidinibus terreni corporis fuerit separatus ac suae originis
et seminis conscientiam retinens vim suae maiestatis agnoverit, omnia quae diffi­
cilia putantur atque ardua, facile divina mentis vestigatione consequitur »; Ibid.,
I, 4, 5 : « Et in fragilitate terreni corporis constitutus brevi maiestatis suae recor­
datione haec omnia ut traderit non didicit, sed agnovit »; Ibid., VIII, 1, 1 : «Terreni
corporis labe purgata »; Ibid., VIII, 1, 6 : « Mens nostra maiestatis suae recor­
datione formata »; De errore, XVIII, 2 : « Terrena fragilitate contempta »; Ibid.,
XX, 7 : « Supra homines erigitur et a terrena fragilitate separatus caelestium
se rerum societate coniungit qui in omnibus actibus suis prout potest dei summi
sequitur voluntatem. » On comparera, pour le fond, avec Macrobe, reproduisant
la théorie porphyrienne des vertus, In Somn. Scip., I, 8, 8 : « Secundae (virtutes),
quas purgatorias vocant, hominis sunt, qua divini capax est, solumque animum
eius expediunt, qui decrevit se a corporis contagione purgare et quadam huma­
norum fuga solis se inserere divinis. » Quant à l’idée de ressouvenir, cf. Macrobe,
In Somn. Scip., I, 9, 3 : « Homini autem ut diximus una est agnitio sui, si originis
natalisque principii exordia prima respexerit nec se quaesiverit extra. Sic enim
anima virtutes ipsas conscientia nobilitatis induitur. »
1. De errore, XIII, 4 : « Nam ita esse Porphyrius, defensor sacrorum, hostis
dei, veritatis inimicus, sceleratarum artium magister, manifestis nobis proba­
tionibus prodidit. In libris enim quos appellat περί της έκ λογίων φιλοσοφίας,
maiestatem eius praedicans de infirmitate confessus est. In primis enim librorum
partibus, id est in ipsis auspiciis positus, dixit : « Serapis vocatus et intra corpus
hominis conlatus talia respondit. » Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 363,
n. 201.
2. J. C. M. Van Winden, Calddius on Matter. His Doctrine and Sources.
A Chapter in the History of Platonism, dans Philosophia Antiqua, 9, Leyde, 1959,
p 246-247 et surtout J. H. Waszink, Timaeus a Calcidio translatus (dans Plato
Latinus, t. IV), Londres-Leyde, 1962, p. xc.
3. Fragments conservés dans Boêce, In Isagogen Porphyrii commentorum
editio prima, éd. Schepps-Brandt, C.S.E.L., t. XLVIII, Vienne, 1906, et rassemblés
par L. Minio Paluello, dans Aristoteles Latinus, I, 6-7, Bruges - Paris, 1966,
p. 63-68.
86 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
qu’Augustin lut dans la traduction de Victorinus, ils comprenaient, très
probablement, à côté de textes plotiniens, des textes porphyriens x.
Dans la seconde moitié du IVe siècle, l’influence de Porphyre dans les
milieux aristocratiques romains ne fait que s’accroître. Dans son com­
mentaire Sur le Songe de Scipion et dans ses Saturnales, Macrobe nous
laisse entrevoir les lectures philosophiques de cette élite. Si l’on connaît
certains traités des Ennéades, c’est surtout les commentaires de Porphyre
Sur la République, Sur le Timée, ses traités Sur le retour de l’âme, Sur le
Soleil, sa Vie de Pythagore qui sont utilisés 1 2. Il en sera de même chez
Servius 3, chez Augustin 45, peut-être même chez Ambroise B.
On a donc pu dire très justement que Porphyre était, à partir du
IVe siècle, le « maître des esprits » en Occident 6. C’est lui qui révèle le
néoplatonisme aux philosophes latins. Alors que Jamblique triomphe
en Orient, sans d’ailleurs éclipser tout à fait Porphyre, il reste inconnu
en Occident jusqu’à la fin du IVe siècle7.
On peut donc très légitimement supposer que cette influence pré­
pondérante de Porphyre s’est exercée tout spécialement sur Marius
Victorinus, l’un des témoins les plus importants de la tradition néo­
platonicienne à Rome.

III. — Raisons doctrinales

L’argument historique qui vient d’être exposé ne confère qu’une


simple vraisemblance à l’hypothèse porphyrienne. En effet, on pourra
toujours supposer que Victorinus fait exception à la règle générale.
Pour augmenter la probabilité de notre hypothèse, il nous faut donc
faire appel à une autre méthode qui puisse établir qu’il y a une relation
réelle, concrète, déterminable, analysable, entre les morceaux néoplato­
niciens que nous avons isolés dans l’œuvre de Victorinus et l’œuvre
philosophique de Porphyre. De cette méthode, j’ai défini les conditions

1. Augustin, Conf., VII, 9, 13. Sur le contenu des libri platonicorum, cf.
P. Courcelle, Les Lettres grecques... p. 165 sq., et récemment A. Solignac,
Introduction aux « Confessions », dans : Œuvres de saint Augustin, B.A., t. XIII,
Paris, 1962, p. 109-112.
2. Cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques..., p. 22-33.
3. Cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques..., p. 18-20.
4. Cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques..., p. 159-176.
5. Cf. P. Hadot, Platon et Plotin dans trois sermons de saint Ambroise dans
Revue des études latines, t. XXXIV, 1956, p. 219-220.
6. P. Courcelle, Les Lettres grecques..., p. 394 : « Le maître des esprits est
Porphyre, le grand ennemi des chrétiens. »
7. Augustin connaît Jamblique de nom (De civ. dei, VIII, 12), cf. P. Cour­
celle, Les Lettres grecques..., p. 394, n. 2. Récemment R. Turcan, dans son
article Martianus Capella et jamblique, Revue des études latines, t. XXXVI, 1958,
p. 235-254, a cru pouvoir établir une influence de Jamblique sur l’encyclopédiste,
η εit ses arguments, nous aurons à le redire, ne sont pas tous convaincants.
LES STRUCTURES CONCEPTUELLES PORPHYRIENNES 87
d’application dans l’introductionx. Des trois conditions que j’avais
énumérées, la première est réalisée — nous l’avons vu dans le premier
chapitre — : avec Victorinus, nous sommes en présence d’une œuvre,
dans laquelle nous rencontrons des textes que nous ne pouvons com­
prendre sans supposer une source philosophique néoplatonicienne,
source qui paraît malheureusement perdue. Nous avons à nous demander
maintenant si les autres conditions définies se réalisent dans le cas de
Victorinus et de sa source présumée : Porphyre. Tout d’abord, l’œuvre
philosophique de Porphyre nous est-elle suffisamment connue, pour
que nous puissions juger en connaissance de cause de la possibilité d’une
influence de Porphyre sur Victorinus ? Ensuite, pouvons-nous reconnaître,
entre Porphyre et Victorinus, une identité doctrinale sur des points
absolument caractéristiques, plus précisément une identité de « structure
conceptuelle », c’est-à-dire une combinaison d’éléments typiques, liés
ensemble de manière à former une configuration unique, se retrouvant
à la fois chez Porphyre et chez Victorinus ?
A la première question, voici ce que nous pouvons répondre. Une
certaine partie de l’œuvre philosophique de Porphyre nous est parve­
nue 12. On peut donc se faire une certaine idée de l’enseignement de
Porphyre 3. Toutefois, on peut mettre en doute l’hypothèse qu’il y ait
eu un « système » de Porphyre. Les « variations » de Porphyre étaient
bien connues déjà dans l’Antiquité4. Même lorsqu’il traite un sujet
identique, par exemple la philosophie de la religion, il peut avoir les
attitudes les plus diverses, depuis la bonne volonté crédule qui trans­
paraît dans la Philosophie des Oracles jusqu’au scepticisme inquiet de la
Lettre à Anébon. Et quelle différence de contenu doctrinal entre les
Sententiae, extraites en partie des Ennéades de Plotin, la Lettre à Marcella,
centon de sentences pythagoriciennes, le traité Sur l’abstinence des ani­
maux qui plagie souvent Plutarque et Théophraste, le commentaire sur
les Catégories d’Aristote qui s’efforce d’être fidèle à la tradition péripa­
téticienne, tout en acceptant beaucoup de notions stoïciennes. Devrons-
nous donc renoncer à notre recherche en faisant nôtre le jugement de
J. Bidez sur Porphyre : « Si l’on voulait le caractériser avec les expressions
qui s’emploient pour un écrivain de notre temps, on dirait de lui qu’il
avait l’esprit vif et rapide d’un excellent publiciste, une plume alerte,
des ciseaux adroits, et qu’il mit ces instruments tour à tour au service
de la crédulité et de la superstition des cultes orientaux, de la critique
scientifique et littéraire de Longin, enfin de la religiosité de Plotin.

1. Cf. P. 38.
2. Cf. p. 456, n. 1.
3. Cf. la reconstitution de R. Beutler, art. Porphyrios, dans Paulys Realen­
cyclopadie, t. XXII, 1, col. 175-313, et le volume collectif consacré à Porphyre,
Entretiens de la Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève, t. xn, 1966.
4. Cf. G. Wolff, Porphyrii de philosophia ex oraculis haurienda, p. 37.
88 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
Dans tout ce qui nous reste de ses écrits, il n’y a pas une pensée, pas une
image dont on puisse affirmer à coup sûr qu’elle est de lui. Non seule­
ment il se contredit à mesure qu’il avança en âge et qu’il découvrit de
nouveaux penseurs et de nouveaux milieux, mais même dans la période
la plus belle et la plus féconde de sa vie, quand il eut subi l’ascendant
de Plotin, il ne réussit pas à établir, entre les divers compartiments de
son intelligence, des communications assez rapides et assez complètes
pour supprimer les désaccords et faire régner dans l’ensemble une
parfaite harmonie x. »
Ce jugement sévère demande une mise au point. Outre qu’il exige
de Porphyre une cohérence et une originalité qui se rencontrent rarement
chez les auteurs de la Basse Antiquité, il laisse de côté deux faits impor­
tants. D’une part, dans ses différentes œuvres, même si elles sont très
diverses par leur contenu doctrinal, Porphyre est fidèle à un petit nombre
de schèmes ou de structures conceptuelles qui sont ainsi comme des
« constantes » reconnaissables au travers de toute sa production. D’autre
part, si Porphyre n’a pas de système général et se contredit souvent, il
n’en est pas moins capable de donner une réponse très systématique à
un problème déterminé, précisément parce qu’il réfléchit sur les solu­
tions traditionnelles données à ce problème. Le présent ouvrage s’effor­
cera de décrire la solution imaginée par Porphyre pour répondre à la
problématique ontologique qui résultait de certaines expressions du
Parménide et de certaines formules des Oracles chaldaïques. C’est un
« Porphyre » à côté d’autres « Porphyre », mais il est parfaitement
identifiable.
En ce qui concerne les « constantes » porphyriennes, on peut remar­
quer que c’est en reconnaissant de telles structures conceptuelles carac­
téristiques que K. Kalbfleisch1 2, dès 1895, avait pu identifier comme
une œuvre de Porphyre le traité anonyme Sur l’animation de l’embryon.
Depuis, les travaux de W. Lang3, de W. Theiler4, et récemment de
H. Dôrrie 5 ont mis en lumière d’autres structures conceptuelles pro­
prement porphyriennes et R. Beutler 6 a fourni une excellente synthèse
en insistant avec raison sur la doctrine de Porphyre concernant l’origine
de la matière et la constitution du monde, concernant également la
hiérarchie des étants et la psychologie. A titre d’exemples et tout en signa­

1. J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 132-133.


2. K. Kalbfleisch, Die neuplatonische fâlschlich dem Galen zugeschriebene
Schrift πρός Γαϋρον... Berlin, 1895, où l’on trouvera de précieuses indications sur
les thèmes proprement porphyriens (notamment la présence de Dieu, la théorie
des mélanges) et sur le style et le vocabulaire propres à Porphyre (p. 15 sqq.).
3. W. Lang, Das Traumbuch des Synesios, Tübingen, 1926, p. 32 et sq.
4. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, Halle, 1933.
5. H. Dôrrie, Porphyrios’ Symmikta Zetemata, München, 1959.
6. R. Beutler, art. Porphyrios dans Paulys Realencyclopadie, t. XXII, 1,
col. 301-312.
LES STRUCTURES CONCEPTUELLES PORPHYRIENNES 89
lant également certaines images \ certaines expressions 2, certaines cita­
tions3 chères à Porphyre, on peut énumérer comme schèmes typiquement
porphyriens, la classification des vertus 4, la doctrine des mélanges 5,

1. Citons, par exemple, les métaphores de la colle et du clou qui retiennent


l’âme (cf. P. Courcelle, La colle et le clou de l’âme, dans Revue belge de philologie
et d’histoire, t. XXXVI, 1958, p. 73, 86, 93), Porphyre, De abstin., I, 38, p. 115,
1 ; I, 31, p. 110, 4; I, 57, p. 131, 18; III, 27, p. 226, 4, Nauck; la métaphore du
filet où l’âme est emprisonnée (P. Courcelle, ibid., p. 93, n. 1), De abstin., I, 33,
p. m, 10; Ad Marc., 33, p. 295, 18, Nauck; la métaphore du sortilège qui retient
l’âme ici-bas, Ad Marc., 33, p. 295, 22; De abstin., I, 28, p. 105, 21 (remarquer
dans Synésius, De insomn. (livre fortement influencé par Porphyre), VIII, p. 159,
17, Terzaghi : γοητευθεϊσα ύπό των δώρων της ύλης) ; la métaphore de la tragicomédie
de la vie, Ad Marc., 2, p. 274, 11, Περί τοϋ γνώθι σαυτόν dans Stobée, Ecl., III,
21, 28 p. 583, i, Hense.
2. Προσπάθεια, Ad Gaurum, IV, 9, p. 40, 12, Kalbfleisch; Sent., 28, p. 12, 18,
Mommert; 29, p. 13, 9; 32, p. 23, 8; Ad Marc., 32, p. 295, 7 (liste donnée par
A.-J. Festugière, La révélation d’Hermès, t. III, p. 275, n. 1, à laquelle on peut
ajouter De abstin., 1,30, p. 108, 12 et I, 31, p. no, 2). Porphyre semble affectionner
l’expression δίκην άποτίννυσθαι, Sent., 40, p. 38, 19; De abstin., Il, 46, p. 174, 10;
on remarquera aussi la fréquence des composés de σπαν, αποσπάν, Sent., 29, p. 13, 6;
De abstin.,1, 32, p. no, 8, 9,10; IV, 20, p. 264, 5; Ad Gaurum., X., 3, p. 47,3; XVII,
2, p. 58, 26; XVIII, p. 61, 18, Kalbfleisch; άναπόσπαστος, Sent., 40, p. 38, 3 ; απερίσ­
παστος, De abstin., I, 36, p. 112, 27; I, 46, p. 121, 14 (remarquer l’expression chez
Synésius, De insomn.,K,p. 165,i5,Terzaghi)^icmàa0ai,.Dea6siiii.,II,43,p. 172,8;
παράσπασις, De abstin., I, 10, p. 93, 9; κατασπαν, De abstin., I, 30, p. 107, 23 et I, 41,
p. 116, 24. Certaines expressions expriment des thèmes fondamentaux de l’œuvre,
par exemple σωτηρία της ψυχής, le salut de l’âme, Philos. Oracul., dans Eusèbe,
Praep. ev., XIV, 10, 5, t. II, p. 287, 15, Mras ; De regressu animae, dans Augustin,
De civ. dei, X, 32 (fr. 12, Bidez) : « Animae liberandae ». De même la voie qui
mène vers les dieux, Philos. Oracul., dans Eusèbe, Praep. ev., XIV, 10, 5, t. Il,
p. 287, 15, Mras; De regressu animae, dans Augustin, De civ. dei, X, 32 (Bidez,
fr. 12); Epist. ad. Aneb., p. 28, 9, Sodano, dans Jamblique, De myster., X, 1;
Ad Marc., y, p. 276, 22, Nauck. — Sur la formule ύ επί πασιν θεός cf. p. 113.
3. Par exemple Hésiode, Opera, 595, dans De abstin., IV, 20, p. 263, 12,
Nauck et Sent., 44, p. 45, 15, Mommert. Les citations d’Empédocle sont parti­
culièrement nombreuses, cf. F. Altheim et R. Stiehl, Porphyrios und Empedokles,
Tübingen, 1954, p. 39-41. Il est possible que la citation de Platon, Lois, 653 a, qui
se trouve dans Synésius, De insomniis, VII, p. 156, 5, Terzaghi, vienne de Por­
phyre, car on la trouve également dans Ad Gaurum, XII, 3, p. 50, 23 (et chez
Simplicius, In Categorias, p. 193, 24, Kalbfleisch).
4. A partir ά’Εηη., I, 2, traité dans lequel Plotin discute le problème de l’exis­
tence de vertus en Dieu, Porphyre élabore une classification systématique des
degrés des vertus (politiques, cathartiques, contemplatives et divines) qu’il
expose en Sent., 32, p. 17-25, Mommert. De cette systématisation porphyrienne,
on retrouve la trace chez beaucoup d’auteurs postérieurs (Macrobe, Olympiodore,
Augustin, Synésius), comme l’a bien montré W. Theiler, c. r. de O. Schissel
von Fleschenberg, Marinos von Neapolis und die neuplatonischen Tugendgrade
(Athènes, 1928), dans Gnomon, t. V, 1929, p. 307-317.
5. H. Dôrrie a bien montré comment Porphyre entend, dans sa théorie
du mélange de l’intelligible avec le sensible, transcender les oppositions qui
existent entre les différents types de mélanges corporels distingués par les Stoïciens
(H. DôRrie, Porphyrios’ « Symmikta Zetemata », p. 24-73). Avec H. Dôrrie (ibid.
p. 175), on comparera Némésius, De natura hominis, p. 133, 2, Matthaei (= Sym­
mikta Zetemata, éd. Dôrrie, p. 69) : Άσώματος γάρ ούσα δι’ δλου κεχώρηκεν, ώς
τά συνεφθαρμένα, μένουσα άδιάφθορος, ώς τά άσύγχυτα, avec Porphyre, Ad Gaurum, X,
5, p. 47, 20, Kalbfleisch : τήν θείαν έκείνην κράσιν καί παράδοξον καί των ζωικών
Ιδίαν δύναμιν διασώζεται' καί ούτως ένοϋνται τοϊς έπιτηδείοις ώς των κιρναμένων τά
90 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
l’opposition entre Plénitude et Pauvretéx, intimement liée d’ailleurs
à un enseignement très caractéristique concernant les rapports entre

συμφθειρόμενα, καί πάλιν ούτως τάς οικείας δυνάμεις σφζουσιν ώς τά άκρατα καί καθ’
έαυτά διακεκριμένα. A ces deux textes, on pourra d’ailleurs ajouter Sent., 33, 5,
p. 27, 10 (toujours à propos du mélange de l’intelligible et du sensible) : διό καί ή
σύνοδος έκβεβηκυϊα των θεωρεϊσθαι είωθότων έπί των όμοουσίων. Ούτε ούν κράσις ή μίξις
ή σύνοδος ή παράθεσις (on reconnaît les quatre types de mélange stoïciens) άλλ’
έτερος τρόπος φαντάζων μέν παρά τάς όπωσοϋν γινομένας άλλων πρός άλλα κοινωνίας
των όμοουσίων, πασών δέ έκβεβηκώς των πιπτουσών ύπδ την αϊσθησιν. Enfin on
pourra ajouter également le texte du commentaire Sur le Parménide, cf. t. II,
p. 100-101. Voir 1.1, p. 109.
1. A la suite de Banquet, 203 c-e, Porphyre oppose Poros et Penia comme
deux états de l’âme, le premier correspondant à la conversion vers l’intelligible,
le second à la conversion vers le sensible (W. Theiler, Porphyrios und Augustin,
p. 43; R. Beutler, Porphyrios, dans Paulys Realencyclopadie, t. XXII, 1, col. 306,
32). Il peut être intéressant de mettre les (textes en parallèles afin de montrer
combien les structures conceptuelles, chez Porphyre, sont liées aux structures
littéraires.
Sent., yj, p. 33, 17, Mommert.
Έπεί δέ πρός μέν ύλην ρέπον ϊσχει
άπορίαν πάντων καί της οικείας δυνά-
μεως κένωσιν, εις δέ τόν νοϋν άναγόμενον
τό πλήρες αύτής καί τήν δύναμιν έχειν
της πάσης (sc. ψυχής) εύρίσκετο, την
μέν εικότως Πενίαν, την δέ Πόρον
(avec Creuzer contre Mommert et
les mss. qui ont la leçon Κόρον)
οί τούτο πρώτον γνόντες τής ψυχής
τό πάθος (πλήρες UQRMLN) ήνί-
ξαντο.
Sent., 40, ρ. 36, 17, Mommert : De abstin., III, 27, Ρ· 225, 25, Nauck :
“Οταν ούν τις και έκ τού μη βντος Αιτία δέ ή γένεσις (Banquet, 204 b)
γένηται, έστιν ού πας καί τό έν τή πενία ημάς γενέσθαι, τού
(leçon que je propose en m’appuyant πόρου άπορρυέντος... "Οστις ούν πλει-
sur Enn., VI, 5, 12, 23 ; τόπος V, κόρος νόων δεϊται τών έξωθεν, έπί πλέον τή
Kroll) τή πενία σύνοικος (Banquet, 203 d) πενία προσήλωταΐ' καί δσφ πλεόνων
καί ενδεής πάντων.Ά,φείς ούν τό μή δν, ένδεής, τοσούτω θεού μέν άμοιρος, πενία δε
τότε πας, κόρος αύτός εαυτού. σύνοικος... πλουτών δέ ούδείς καί χρήζων
Sent., 40, ρ. 38, 13 : μηδενός αδικεί' έως γάρ άδικεϊ, καν
Εΐ δ’ήμεις έπεφύκειμεν ΐδρΰσθαι πάντα έχη χρήματα καν πάντα τής
έν τή αυτή ούσία καί πλουτεϊν άφ’ εαυτών γής πλέθρα, πένης έστιν πενία υπάρχων
καί μή άπέρχεσθαι πρός δ μή ή μεν καί σύνοικος, διά ταΰτα δή καί άδικος καί
πένεσθαι εαυτών καί διά τούτο πάλιν άθεος καί ασεβής... Λήρος ούν πάντα,
τι πενία συνεήναι καίπερ παρόντος αύτού... έως τις τής άρχής άπέσφαλται, καί
ώστε πας φαύλος βίος δουλείας πλήρης ενδεής πάντων, έως ού πρός τόν πόρον ού
καί άσεζείας καί διά τούτο άθεός τε βλέπει, εΐκει τε τώ θνητφ τής φύσεως
καί άδικος <διά τό> έν αΰτώ πνεύμα αύτού, έως τόν όντως εαυτόν ούκ έγνώ-
πλήρες ύπάρχον τής άσεβείας καί διά ρισεν... αδικίας μέν έξορισθείσης άπ’
τούτο καί αδικίας. Καί οΰτω πάλιν έν άνθρώπων, δικαιοσύνης δέ πολιτευομένης
ίδιοπραγία όρθώς είρηται εύρίσκεσθαι τό καί παρ’ ήμϊν.
δίκαιον.
Comme l’ont bien vu W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 43, et A. Soli-
gnac, Confessions, t. I (B.A., t. XIII), n. 10 et 11, p. 664-665, ce schème por-
phyrien joue un grand rôle chez Augustin (Epist. ad Nebridium, III, 2,
P.L., t. XXXIII, col. 64, C.S.E.L., t. XXXIV, p. 6, 21 : diuitias... egestatem;
De ordine, I, 1 - 2, 3 (cf. A. Solignac, Réminiscences plotiniennes et porphyriennes
L’OPPOSITION ENTRE PORPHYRE ET JAMBLIQUE 91
la présence à Dieu et la présence à soi-même *. Nous possédons
donc un certain nombre de moyens pour identifier une doctrine comme
porphyrienne.
Seconde question : pouvons-nous reconnaître entre Victorinus et
Porphyre une identité de structure conceptuelle ? Nous pouvons y
répondre en montrant que les doctrines fondamentales contenues dans
nos morceaux néoplatoniciens coïncident avec des thèses typiquement
porphyriennes, et, contre-épreuve indispensable, s’opposent à l’enseigne­
ment de Jamblique, l’autre grand maître du néoplatonisme au IVe siècle.
Jamblique avait été probablement l’élève de Porphyre à Rome *12. Celui-

dans le début du « De ordine » de saint Augustin, dans Archives de philosophie,


t. XX, 1957, p. 446-465); Conf., II, 10, 18 : regio egestatis ; III, 1, 1 : secretiore
indigentia; XIII, 8, 9 : copia... egestosi Ce schème, chez Augustin, estporphyrien,
et non plotinien (Enn., III, 5, 9, 15) parce qu’il est étroitement lié aux thèmes
de la connaissance de soi et de la présence de Dieu, comme chez Porphyre lui-
même, cf. note suivante.
1. Les développements des Sententiae et du De abstinentia sont intimement
liés aux notions de connaissance de soi et de retour à soi (De abstin., III, 27,
p. 226, 16, cité à la note précédente : έως τδν όντως έαυτδν ούκ έγνώρισεν et
Sent., 40, p. 38, 8, peu avant le texte cité à la note précédente : τήν αύτών γινώσκειν
ούσίαν). Ici encore nous sommes en présence de groupes de notions fortement
structurés. i° Le vrai moi, De abstin., I, 29, p. 107, 7. 8; III, 27,
p. 226, 16; cf. Epist. ad Marc., 8, p. 279, 15 sq. 20 Le vrai moi est identique au
νοϋς, De abstin., I, 29, p. 107, 9 : αυτός δέ όντως δ νους. 3° Le retour à soi est retour
vers le νοϋς, vers les intelligibles et l’Étant, Sent., 40, p. 38, 11 : τούτους (à ceux qui
se connaissent eux-mêmes) παροΰσιν αύτοις, πάρεστι κα'ι τδ δν. On comparera
notamment
Vita Plotini, 8, 23 : De abstin., I, 32, p. 110, 11 :
καί ή προς τον νουν αύτοϋ διαρκής ίπι- την δ’άμελετησίαν παρέχει ή μετά
στροφή. της προς τά νοητά διαρκούς φροντίδας απο­
χή των τά πάθη έγειρόντων αισθημάτων...
4° Ce retour à soi est retour de la dispersion vers l’unité, cf. Epist. ad Marc.,
10, p. 280, 25 : εΐ μελετωης εις έαυτην άναβαίνειν συλλέγουσα άπδ τοϋ σώματος πάντα
τά διασκεδασθέντα σου μέλη καί εις πλήθος κατακερματισθέντα; De abstin., II, 48,
p. 176, 16 : πανταχόθεν σφζων έαυτόν; Sent., 32, ρ. 23, ίο : έσκέδασται περί τδ σώμα.
On remarquera Augustin, Conf., II, 1, 1 : « Colligens me (= je me recueille,
συλλέγουσα) a dispersione in qua frustatim (κατακερματισθέντα) discissus sum
(διασκεδασθέντα), dum ab uno te auersus in multa (είς πλήθος) euanui. » Voir
W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 60. 5θ La présence de Dieu est
identique à la présence à soi-même. Dieu est toujours présent, c’est nous qui
nous éloignons de lui en nous éloignant de nous-mêmes. On peut comparer
surtout Sent., 40, p. 35, 11 — 39, 11 (inspiré de Enn., VI, 5 [23] 12 ; voir la traduc­
tion des textes de Plotin et de Porphyre chez A. Solignac, Confessions, 1.1 (B.A.,
t. XIII), note 23, p. 679-681, qui montre bien ce que Porphyre ajoute à Plotin),
De abstin., I, 39, p. 115,9: νοϋς μέν γάρ έστι προς αύτφ, καν ημείς μή ώμεν πρός αύτώ,
Ad Gaurum, XII, 3, Ρ· 5°, 21, Kalbfleisch : διο καί δ γνούς τδν θεδν έχει τδν θεόν
παρόντα καί δ άγνοών τω πανταχοΰ παρόντι όίπεστι. Comme l’a souligné A. Solignac
(ibid., p. 679-681), ce schème porphyrien se retrouve très nettement chez
Augustin où il est lié aux autres notions typiquement porphyriennes que
sont l’opposition entre plénitude et pauvreté, le mouvement de rassemblement
du multiple vers l’unité ; on le reconnaît en Conf., II, 2, 3 : « Non enim longe est a
nobis omnipotentia tua etiam cum longe sumus a te » ; V, 2, 2 : « Solus es praesens
etiam his qui longe fiunt a te. »
2. Cf. p. 82, n 1.
92 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
ci professait, si l’on en juge par les écrits qu’il composa après sa ren­
contre avec Plotin, une doctrine qui comprenait des éléments empruntés
au platonisme traditionnel, celui de Numénius1 et de Longin2, des
éléments proprement plotiniens3, enfin des éléments de philosophie
religieuse empruntés aux Oracles chaldaïques4, dont Porphyre a été le
premier commentateur. Ces trois aspects se retrouveront chez Jamblique
et ils passeront ensuite, grâce à son influence, dans tout le néoplatonisme
postérieur 5. C’est Porphyre qui a entrepris le premier cette synthèse
entre platonisme traditionnel, plotinisme et chaldaïsme que s’efforceront
de réaliser tous les philosophes de l’école néoplatonicienne jusqu’à
Damascius. Jamblique a peut-être découvert les principes définitifs
de systématisation 6, mais c’est Porphyre qui lui a fourni la probléma­
tique.
Les rapports entre les deux hommes furent un certain temps amicaux
puisque Porphyre dédia à Jamblique son traité Sur le ‘Connais-toi toi-
même'7 . Mais Jamblique s’opposa ensuite violemment à son maître,
peut-être d’ailleurs après la mort de celui-ci. Porphyre avait composé
un ouvrage intitulé Lettre à Anébon 8. Porphyre y soumettait à un prêtre
égyptien nommé Anébon un certain nombre d’apories concernant le

1. Cf. Proclus, In Tim., 1.1, p. 77, 23, Diehl.


2. Porphyre évoquait le souvenir de Longin dans ses Symmikta Zetemata,
cf. Proclus, In Remp., t. I, p. 234, 1-9, Kroll, cité par H. Dôrrie, Symmikta
Zetemata, p. 105. Voir la remarque de H. Dôrrie, ibid., p. 8, sur l’importance
de l’influence de Longin sur Porphyre.
3. Ces éléments se reconnaissent surtout dans les Sententiae, dans la théorie
des principes premiers, par exemple Phil. hist., fr. XVI, p. 14, Nauck, enfin, dans
la Vita Plotini.
4. Sur Porphyre et les Oracles chaldaïques, cf. W. Theiler, Die chaldâischen
Orakel und die Hymnen des Synesios, Halle, 1942; R. Beutler, Porphyrios, dans
Paulys Realencyclopadie, t. XXII, 1, col. 293 et 297; J. J. O’Meara, Porphyry’s
Philosophy from Oracles in Augustine, Paris, 1959; P. Hadot, Citations de Por­
phyre chez Augustin, dans Revue des études augustiniennes, t. VI, i960, p. 205-244,
et surtout H. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 449-456.
5. Cf. E. R. Dodds, Proclus’ Eléments of Theology, 2e éd., Oxford, 1963,
P· 19·
6. K. Praechter, Richtungen und Schulen, Genethliakon für C. Robert, Ber­
lin, 1910, p. 116 : « Wenn wir in ihm (sc. Iamblich) den Begründer einer neuen
Richtung erblicken, so geschieht es... nur in dem (Sinne), dass er von den philo-
sophischen Grundvoraussetzungen des Neuplatonismus ausgehend die reli-
giôsen Überlieferungen und Anschauungen in einem bis dahin unerhôrten
Umfange und mit einer von den Früheren nicht ins Auge gefassten Konsequenz
prinzipiell und systematisch in sein Lehrgebâude einbezieht und dem Neupla­
tonismus damit eine wesentlich verânderte Gestalt gibt. »
7. Dans Stobée, Ecl., III, 21, 26, p. 579, 21, Hense.
8. On peut le reconstruire à l’aide des citations de Jamblique dans son De
mysteriis (cf. plus bas, p. 93, n. 1), d’Augustin, De civ. dei, X, 11 et d’EusÈBE,
Praep. ev. XIV, 10, 1-2; V, 10, 1-11 et III, 4, 1-2, cf. l’essai de reconstruction
de A. R. Sodano, Porfirio, Lettere ad Anebo, Naples, 1958. Sur les citations
arabes de cette lettre, voir la bibliographie dans l’article de R. Walzer, Furfûriyûs,
dans Encyclopedia of Islam, 2e éd., Leyde, 1965, t. II, col. 949.
L’OPPOSITION ENTRE PORPHYRE ET JAMBLIQUE 93
culte et la divination. Jamblique réfuta ces apories dans un ouvrage
auquel la tradition a donné le nom de Traité des mystères x. Il le fait sur
un ton de supériorité méprisante qui a étonné les historiens de la philo­
sophie 12. Ils se sont demandé comment Jamblique pouvait s’adresser
de cette manière à son ancien maître, déjà parvenu à un âge avancé, et
ils ont émis des doutes sur l’authenticité de l’ouvrage. Mais les études
récentes sur ce traité ont bien montré qu’il était de Jamblique 3. Et nous
savons par Proclus que Jamblique, commentant le Timée et critiquant
une exégèse de Porphyre, n’avait pas hésité à dire : « Ce genre de théorie
n’a rien de philosophique mais est plein d’une vanité digne d’un
barbare 45 6. » D’ailleurs, rien ne prouve que Jamblique ait composé son
traité du vivant même de Porphyre.
La principale opposition entre Porphyre et Jamblique est précisément
d’ordre religieux. Les néoplatoniciens eux-mêmes en avaient le sentiment.
Olympiodore écrit par exemple : « Certains placent avant tout autre
chose la philosophie, tels sont Porphyre, Plotin et beaucoup d’autres
philosophes; d’autres mettent en premier l’art « hiératique », tels Jam­
blique, Syrianus, Proclus et tous les « hiératiques 8 ». Par « hiératique »,
Jamblique et Proclus entendent une méthode d’accès au divin qui
comporte des pratiques magiques et mystiques et des révélations théo-
sophiques ®. Le mot peut venir de traditions égyptiennes et herméti­
ques 7. L’art hiératique comprend entre autres la théurgie, c’est-à-dire
la méthode pratique d’union au divin propre à la tradition des Oracles
chaldaïques 8. Ainsi Jamblique et ceux qui suivent sa tradition considèrent
que les philosophes purement « spéculatifs » ne peuvent obtenir l’union
avec Dieu. Jamblique le dit explicitement :
« L’accomplissement des actes ineffables qui dépassent toute connaissance,
d’une manière digne des dieux, et la puissance des indicibles symboles compris
des dieux seuls produisent l’union théurgique. Ainsi n’est-ce point par l’intel­
ligence que nous accomplissons les choses sacrées : sinon cet acte sera un effet
de notre intelligence et dépendra de nous 9. »

1. Jamblique, De mysteriis, éd. des Places, Paris, 1966.


2. E. Zeller, Philos, der Griechen, III, 2, 6e éd., p. 774, n. 1.
3. K. Rasche, De Jarriblichi libro qui inscribitur de mysteriis auctore, diss.
Munster, 1911. Voir l’introduction d’É. des Places, à son édition du traité, p. 8.
4. Proclus, In Tim., t. I, p. 153, 9, Diehl : ούδέ φιλόσοφος ό τρόπος ούτος της
θεωρίας, αλλά βαρβαρικής αλαζονείας μέστος, cité par K. Praechter, Richtungen
und Schulen..., p. 128.
5. Olympiodore, In Phaed., p. 123, 4, Norvin : 'Ότι οί μέν την φιλοσοφίαν
προτιμώσιν, ώς Πορφύριος καί Πλωτϊνος καί άλλοι πολλοί φιλόσοφοι’ οί δέ τήν Ιερατικήν,
ώς Ιάμβλιχος καί Συριανός καί Πρόκλος καί οΐ ιερατικοί πάντες.
6. Cf. Η. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 464.
7. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 464, n. 17, citant J. Bidez, Proclus,
περί τής ιερατικής τέχνης dans Mélanges Franz Cumont, 1936, p. 89, n. 5
et renvoyant à « Suidas », art. Ιερατική (II, p. 613, 14, Adler = damascius, Vita
Isidori, fr. 3, p. 5,6 sq., Zintzen).
8. H. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 464, n. 20-22.
9. Jamblique, De mysteriis, II, 11, p. 96, 17, des Places.
94 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
On voit le sens profond de l’attitude de Jamblique. Si nous pouvions
atteindre l’union parfaite avec les dieux par la contemplation, ce serait
par nos propres forces que nous parviendrions au divin. Les dieux seraient
donc mus par des êtres inférieurs. Au contraire, s’ils choisissent eux-
mêmes les pratiques, incompréhensibles aux hommes, par lesquelles
on peut espérer s’unir à eux, ils restent immobiles en eux-mêmes et
gardent l’initiative L
Porphyre était resté sur ce point plus fidèle à l’esprit de Plotin. Pour
lui, la contemplation était seule capable d’assurer l’union de l’âme à
Dieu, et seule la philosophie platonicienne, en permettant la saisie
intellectuelle du divin, procurait une délivrance de l’âme tout entière 12.
Sans doute Porphyre, premier commentateur des Oracles chaldaïques,
admettait-il la légitimité des pratiques théurgiques que ces Oracles
recommandaient. Mais comme le montrent bien les extraits de son De
regressu animae3, qui nous ont été conservés par saint Augustin, ces
pratiques ne pouvaient à ses yeux que purifier la partie inférieure de
l’âme : elles ne permettaient que la remontée de l’âme vers les dieux
astraux. Seule la contemplation pouvait ramener aux Principes. Malheu­
reusement, elle n’était pas accessible à tout le monde et il n’y avait pas
de voie universelle du salut45
.
Évidemment Victorinus, converti au christianisme, ne pouvait faire
aucune place à la théurgie chaldaïque. Mais on peut remarquer que chez
lui les rapports entre contemplation et pratique sacramentaire sont
analogues à ceux qu’établit la tendance porphyrienne. Les sacrements
chrétiens jouent peu de rôle dans la synthèse de Victorinus s. C’est par
la contemplation du Logos que l’homme peut se sauver, en se détournant
de la connaissance sensible qui a égaré l’âme 6.

1. Cf. Jamblique, De mysteriis, II, 11, p. 97, 10 sq., des Places.


2. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 453.
3. Augustin, De civ. dei, X, 9 (fr. 2, Bidez) : « Nam et Porphyrius quandam
quasi purgationem animae per theurgian, cunctanter tamen et pudibunda quodam
modo disputatione promittit; reversionem vero ad deum hanc artem praestare
cuiquam negat... utilem dicit esse (sc. hanc artem) mundandae parti animae,
non quidem intellectuali, qua rerum intellegibilium percipitur veritas, nullas
habentium similitudines corporum; sed spiritali, qua corporalium rerum capiun­
tur imagines. » Ibid., X, 27 (fr. 4, Bidez) : « Promiserunt quod in anima spiritali
theurgica arte purgati ad Patrem quidem non redeunt, sed super aerias plagas
inter deos aetherios habitabunt. »
4. Augustin, De civ. dei, X, 29 (fr. 10, Bidez) : « Confiteris tamen gratiam,
quando quidem ad Deum per virtutem intellegentiae pervenire paucis dicis
esse concessum. »
5. On connaît la boutade fameuse, rapportée par Augustin, Conf., VIII, 2, 4 :
« Ergo parietes faciunt Christianos. » Finalement Victorinus se fera baptiser,
mais son christianisme restera toujours très intellectuel. Sur la boutade de Victo­
rinus, cf. P. Courcelle, Parietes faciunt Christianos ? dans Mélanges J. Carcopino,
Paris, 1966, p. 241-248.
6. In Eph., I, 4, 1240 c : « Christum enim credere et in Christum fidem sumere,
jam spiritaliter sentire et jam tolli a desideriis carnalibus et materialibus. »
L’OPPOSITION ENTRE PORPHYRE ET JAMBLIQUE 95
Porphyre et Jamblique s’opposent également par leurs méthodes
exégétiques. La méthode de Porphyre est pluraliste; elle étudie chaque
morceau du texte qu’elle commente et le traite pour lui-même, sans
chercher à unifier son interprétation; elle propose plusieurs explications
d’un même texte, sans prétendre à la cohérence x. L’exégèse de Jam­
blique se veut systématique12. Elle interprétera tous les détails de l’ouvrage
selon le dessein fondamental de celui-ci, par exemple selon la perspective
de la physique, ou de l’éthique, ou de la logique. Surtout elle remonte
toujours au plan métaphysique et à la théologie : cela apparaît nettement
dans le commentaire de Jamblique sur les Catégories d’Aristote 3.
Sur ce point, il est à peu près impossible de préciser les influences
subies par Victorinus. Nous ne possédons de lui que des commentaires
sur les épîtres de saint Paul qui ne permettent guère une comparaison.
C’est dans leurs théories concernant les principes premiers que Por­
phyre et Jamblique s’opposent le plus profondément et c’est précisément
sur ce point que l’on peut déterminer avec certitude si Victorinus est
« porphyrien » ou « jambliquien ». Tous les historiens du néoplatonisme
ont souligné fortement le phénomène de la multiplication des hypostases
dans le système de Jamblique4. L’Un n’y est plus qu’un moyen terme
entre le Principe ineffable et l’intelligible 5, le monde intelligible, à son
tour, se dédouble en intelligibles et intellectuels 6. Mais ce phénomène
s’explique par des difficultés exégétiques. Porphyre avait été le premier
commentateur des Oracles chaldaïques et il avait ainsi légué à tout le
néoplatonisme postérieur une problématique extrêmement complexe.
En effet, les Oracles chaldaïques, rédigés sous Marc Aurèle, se présen­
taient comme un système philosophique assez proche de celui de Numé-
nius et, en tout cas, fidèle aux positions du moyen-platonisme7. Ils
correspondaient donc à un stade de la pensée philosophique antérieur
à Plotin. Commenter ces Oracles en disciple de Plotin, tout en restant

1. Cf. K. Praechter, Richtungen und Schulen..., p. 122-128, qui donne comme


exemple de l’exégèse porphyrienne, l’Antre des Nymphes. Voir, sur ce sujet,
l’excellente étude de J. Pépin, Porphyre, exégète d’Homère, dans Entretiens sur
l’Antiquité classique, t. XII, Vandœuvres-Genève, 1966, p. 241 sq.
2. Cf. K. Praechter, Richtungen und Schulen..., p. 128-139.
3. Cf. Simplicius, In Categ., p. 2, 13, Kalbfleisch : πανταχοϋ δέ τήν νοεράν θεωρίαν
έκάστφ σχεδόν των κεφαλαίων έπιτιθείς (je. ό Ιάμβλιχος) cité par K. Praechter,
Richtungen und Schulen..., p. 139.
4. E. Zeller, Philosophie der Griechen, III, 2, 6e éd., p. 744; K. Praechter,
Richtungen und Schulen..., p. 115 ; E. Bréhier, Histoire de la Philosophie, I. L’Anti­
quité et le Moyen-Age, Paris, 1951, p. 473.
5. Cf. p. 96 et sq.
6. Cf. p. 99 et sq.
7. Sur ce point, cf. H. Lewy Chaldaean Oracles..., p. 311-398 et E. R. Dodds,
New Light on the 'Chaldaean Oracles’ dans Harvard Theological Review, t. LIV,
1961, p. 270-271.
96 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
fidèle à la lettre des Oracles, considérée comme sacrée x, constituait
évidemment une opération intellectuelle extrêmement difficile. Notam­
ment les Oracles plaçaient, au sommet de tout, la triade formée par le
Père, c’est-à-dire le Dieu suprême, et par sa Puissance et son Intellect,
triade qui d’ailleurs était une monade, puisque ces puissances étaient
identiques au Père lui-même 12. Une telle notion posait aux néoplatoni­
ciens des problèmes insolubles : où devaient-ils placer dans leur système
cette triade suprême, qu’ils appelaient la « triade intelligible »? A cette
question, Porphyre et Jamblique donnaient des réponses diamétralement
opposées.
Un texte de Damascius expose clairement le désaccord :
« Nous allons soumettre ceci à examen : y a-t-il, avant la première triade
intelligible, deux premiers principes : à savoir le principe absolument ineffable
et ensuite le principe non-coordonné avec la triade? Telle est l’opinion du
grand Jamblique, dans le 28e livre de sa Théologie chaldaîque très parfaite.
Ou bien, comme l’ont cru la plupart de ceux qui lui sont postérieurs, est-ce
qu’à la suite de la cause ineffable, vient seulement la première triade des
intelligibles ? Ou bien encore, faut-il que nous nous détournions de cette
hypothèse et que nous disions avec Porphyre que le Père de la triade intelli­
gible est le Principe unique de toutes choses ? 3 »
Il nous est difficile de connaître parfaitement les raisons qui ont poussé
Jamblique à distinguer ainsi le principe indicible, le principe incoordonné
et la triade intelligible. On peut d’abord reconnaître dans sa doctrine,
comme dans celle de ses successeurs, la fidélité au souci plotinien d’assurer
la transcendance absolue du Principe. La triade intelligible des Oracles
chaldaïques correspond à une réalité qui comporte multiplicité et activité
intellectuelle, elle ne peut qu’être postérieure à l’Un 4. Mais pourquoi
deux principes avant elle? Il faut probablement reconnaître ici une
volonté de pousser le plotinisme jusqu’à ses extrêmes conséquences.

1. Ce sont les « dieux » qui parlent par ces Oracles, cf. H. Lewy, Chaldaean
Oracles..., p. 443-447.
2. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 78-83, notamment la n. 47, et 106-
107, notamment la n. 164, qui montre bien que les Oracles distinguaient dans le
Père trois aspects actifs, sa puissance, son intellect et sa volonté, mais que les
néoplatoniciens admettaient que le Père formait triade avec sa puissance et son
Intellect, (πατήρ, δύναμις, νους) à cause du vers suivant : ή μεν γάρ δύναμις σύν έκείνω
(se. τφ πατρί), ), νους δ’άπ’ έκείνου (Kroll, De orae, chald., p. 13). Les Oracles
appelaient d’ailleurs le Père, Monade à la triple puissance (μούναδα... τριοϋχον,
Lydus, De mens.,p. 23,12, Wünsch, H.Lewy, ChaldaeanOracles..., p. 106, n. 164).
3. Damascius, Dub. et Sol., § 43, t. I, p. 86, 3-10, Ruelle : Μετά δέ ταϋτα
έκεϊνο προβαλλώμεθα εις έπίσκεψιν, πότερον δύο εΐσίν αί πρώται άρχαΐ προ της νοητής
πρώτης τριάδος,ή τεπάντη άρρητος καί ή άσύντακτος πρδς την τριάδα, καθάπερ ήξίωσεν
ό μέγας 'Ιάμβλιχος έν τφ ΚΗφ βιβλίφ τής χαλδαϊκής τελειοτάτης θεολογίας, ή ώς οί
πλειστοι των μετ’ αύτον έδοκίμασαν, μετά την άρρητον αιτίαν και μίαν είναι την πρώτην
τριάδα των νοητών ή καί ταύτης ύποβησόμεθα τής ύποθέσεως, κατά δέ τόν ΙΙορφύριον
έροϋμεν την μίαν τών πάντων αρχήν είναι τον πατέρα τής νοητής τριάδος;
4· Cf. Damascius, Dub. et Sol., § 43,1.1, p. 86, 12-17, Ruelle.
L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE 97
Pour Jamblique, en effet, le second principe est l’Un. Il découvre ce
second principe en appliquant la méthode traditionnelle du pythago­
risme : il remonte aux principes des couples d’opposés qui constituent
toute la réalité, c’est-à-dire à l’Un ou Monade première et la Dyade
indéterminée, puis il dépasse ce couple de principes pour atteindre l’Un,
principe universel, antérieur à toute opposition. Il place sur un même
plan et coordonne Monade, Dyade et Triade intelligible, cette dernière
résultant des deux premières, et il place sur le plan immédiatement
supérieur l’Un supérieur à toute division et à toute coordination L Mais,
pour lui, la notion d’Un a encore un contenu intelligible, elle ne peut
donc être le principe absolument transcendant12. Il faut donc placer
avant l’Un, un Ineffable, un Inconnaissable absolu.
L’exégèse de Porphyre concernant la triade suprême des Oracles
chaldaïques est beaucoup plus simple. Non seulement Porphyre ne connaît
pas de principe transcendant, antérieur à l’Un, mais il ne place même
pas l’Un avant la triade. L’Un devient le premier terme de cette triade.
C’est bien ainsi qu’il faut entendre la formule de Damascius : « Le Père
de la triade intelligible est le Principe unique de toutes choses. » En effet

1. Cf. Damascius, Dub. et Sol., § 50, t. I, p. 101, 14. 21; § 51, p. 103, 7;
§ 52 bis, p. 104, 15. On a cherché (C. J. De Vogel, Greek Philosophy, t. III,
1149 c, p. 557, Leyde, 1959) à rapprocher la doctrine de Jamblique telle qu’elle
est exposée par Damascius, d’un texte du De mysteriis (VIII, 2) dans lequel ce
même Jamblique distingue entre deux Dieux, le Dieu-Un et le Dieu-Monade.
Sans doute, est-il exact que ce texte du De mysteriis suppose des spéculations
pythagoriciennes, comme l’a montré A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès
Trismégiste, t. IV, p. 23. Mais précisément, chez Damascius, l’Un antérieur à
la Monade, n’est, selon Jamblique, qu’un second principe, tandis que, dans le
De mysteriis, il est le premier principe. D’autre part, Jamblique, dans cet ouvrage,
ne fait que rapporter une doctrine hermétique. Il semble difficile de concilier
les deux témoignages. Voir, à ce sujet, les réflexions de Ph. Merlan, From Pla-
tonism to Neoplatonism, La Haye, 2e éd., i960, p. 101.
2. Il est possible que les premiers chapitres des Apories et Solutions de Damas­
cius soient une discussion de la doctrine de Jamblique. L’Un y apparaît comme
l’extrémité du connaissable (Dub. et Sol., § 7, t. I, p. 13, 16, Ruelle) et Damas­
cius se demande s’il faut supposer un Inconnaissable au-delà de l’Un (Dub. et
Sol., ibid., p. 13, 17 et § 25, p. 41, 21 sq.). Damascius lui-même semble
admettre finalement la théorie de Jamblique, mais en plaçant avant la triade
intelligible, qu’il appelle l’Unifié, l’Un-Tout (et non le purement Un) et l’inef­
fable (cf. Dub. et Sol., § 44, t. I, p. 87, 8 et surtout § 53, t. I, p. 108, 8 : « Le
premier Principe est l’Un avant Tout, le second est Tout, le troisième (= la
triade intelligible) est l’Un-Tout selon l’union (c’est-à-dire l’Unifié). » Ces spé­
culations sur l’ineffable et l’Un se retrouvent chez Théodore d’Asiné qui fut
disciple de Jamblique. Si l’on compare Proclus, In Tim., t. II, p. 274, 19, Diehl,
et Proclus, In Parm., p. 52, 9, Klibansky, on constate que Théodore d’Asiné
considérait le premier principe comme ineffable, mais qu’il plaçait immédiate­
ment à sa suite la triade intelligible, constituée de ia première monade, de la
première dyade et de la première triade. Cette triade intelligible pouvait être
symbolisée par le mot Hen, c’est-à-dire Un. En effet, le mot Hen est formé d’une
aspiration, imprononçable, si elle reste seule (c’est l’esprit rude), d’une voyelle
prononçable, et d’une consonne imprononçable sans la voyelle. Ainsi la première
triade réunit en elle l’ineffable et le dicible.
98 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
le « Père » est effectivement le premier terme de cette triade, et le « prin­
cipe unique » n’est autre que l’Un. C’est bien ainsi que les néoplato­
niciens postérieurs comprendront la doctrine de Porphyre et c’est pour­
quoi ils la critiqueront âprement : ils lui reprocheront de « compter
ensemble » l’Un et ce qui vient après luix. Faut-il en conclure que Por­
phyre, commentateur des Oracles, sacrifie la transcendance de l’Un que
Porphyre, disciple de Plotin, affirme fortement12 ? Une telle incohérence
ne serait pas inconcevable 3. Mais en fait, nous comprendrons grâce aux
textes néoplatoniciens de Victorinus comment Porphyre pouvait affirmer
en même temps ces deux positions, en apparence au moins, contradic­
toires 4.
En effet, c’est bien la doctrine de Porphyre que nous retrouvons dans
nos « discours » néoplatoniciens. Nous y découvrons d’abord une triade,
celle de l’être, de la vie et de la pensée, qui, nous le verrons 56, correspond
à la triade chaldaïque. Et nous constatons que Dieu est effectivement
le premier terme de cette triade : il est l’être, premier terme qui contient
les deux autres, la vie et la pensée, qui se manifesteront à partir de lui e.
Non seulement Dieu est le premier terme de la triade, mais, principe
de tout, il est l’Un, parce que l’Être et l’Un s’identifient7. Nous ren­
controns donc dans nos « discours » néoplatoniciens une doctrine des
principes premiers qui n’est ni celle de Plotin — Dieu serait alors anté­
rieur à la triade 8 — ni celle de Jamblique — il y aurait alors deux prin­
cipes antérieurs à la triade. Sur un point essentiel et extrêmement typique,
puisqu’aucun néoplatonicien n’a voulu reprendre cette doctrine, héré­
tique en quelque sorte, nous constatons la présence, dans nos discours
néoplatoniciens, d’un dogme porphyrien très caractéristique.
Si nous ne retrouvons chez Victorinus aucune trace de la multiplication
des premiers principes, chère à Jamblique, n’allons-nous pas pourtant
découvrir dans la distinction qu’il établit entre l’intelligible et l’intel­

1. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel und die Hymnen des Synesios,
p. 7-8. Cf. p. 258. Sur la triade Père, Puissance, Intellect, cf. p. 261 sq.
2. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel..., p. 7, n. 4, oppose cette acceptation
de la « connumération » au refus de « connumérer » Dieu avec ce qui vient après
lui, exprimé par Porphyre, dans son Hist. Philos., fr. XVIII, p. 15, 10, Nauck.
3. Ainsi Jamblique, commentant les Oracles, place le Démiurge au troisième
rang dans l’hebdomade intellectuelle, alors que, commentant le Timée, il l’iden­
tifie à tout le monde intelligible (cf. Proclus, In Tim., 1.1, p. 307, 14-309, 13).
4. Cf. p. 286.
5. Cf. p. 260.
6. Victorinus, § 28 = Adv. Ar., III, 2, 12 : « Potentia deus est, id est quod
primum exsistentiae universale est esse, quod secum, id est in se, vitam et intel­
legentiam habet, magis autem, ipsum quod est esse hoc est quod vita atque
intellegentia, motu interiore et in se converso. » Voir également § 37, § 38, § 41
et p. 276.
7. Cf. § 70 et p. 415.
8. Enn., I, 6 [1] 7, 11 ; V, 5 [32] 10, 12,-14; VI, 7 [38] 23, 18-24; V, 3 [49] 16,
38-42.
TJINTELLIGIBLE ET L’INTELLECTUEL 99
lectuel des traces d’une doctrine proprement jambliquienne ? La plupart
des historiens du néoplatonisme s’accordent en effet à penser que c’est
Jamblique qui le premier opposa les νοητά aux νοερά comme deux plans
de la réalité divine 4.
Il s’agit ici encore d’un problème d’exégèse se rapportant aux Oracles
chaldaïques. Ceux-ci employaient sans distinction νοητόν et νοερόν,
pour désigner l’intelligible2, par opposition au sensible. Comme le
remarque A. J. Festugière, cette confusion semble bien avoir pour ori­
gine « la doctrine, commune au IIe siècle, des νοητά comme pensées de
Dieu 3 ». Mais certains passages des Oracles semblaient impliquer l’exis­
tence d’un intelligible (νοητόν), totalement simple, sans distinction
interne, donc sans activité intellectuelle4. A ces difficultés inhérentes
aux Oracles, venait s’ajouter le problème traditionnel posé par l’exégèse
de Timée, 39 e : le Vivant en soi constituait-il un monde intelligible
antérieur à l’intelligence démiurgique qui le contemple5*? Et, pour
revenir aux Oracles, fallait-il identifier à cette intelligence démiurgique
du Timée, les dieux, dont les Oracles disaient qu’ils contemplaient
l’abîme paternel8? Pour résoudre ces difficultés, Jamblique, renonçant
à la doctrine plotinienne concernant l’implication totale de l’intelligible
et de l’intelligence, distinguait un monde intelligible purement intel­
ligible et sans multiplicité, et des dieux intellectuels qui le contemplaient.
Exactement, il plaçait à la suite du Principe ineffable et de l’Un, les
triades intelligibles, puis trois triades de « dieux intellectuels », enfin,
une hebdomade de dieux intellectuels, dans laquelle il plaçait le
Démiurge ’. Il y avait donc désormais une opposition entre le Connu

1. E. Zeller, Philosophie der Griechen, t. III, 2, 6e éd., p. 753-754; K. Praech-


ter, Richtungen und Schulen..., p. 115; R. Turcan, Martianus Capella et Jam-
blique, dans Revue des études latines, t. XXXVI, 1958, p. 253-254.
2. Cf. A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. III, p. 56, n. 3
et t. IV, p. 113 et 133, n. 2; W. Theiler, Die chaldàischen Orakel..., p. 8.
3. A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. III, p. 56, n. 3.
4. Cet Intelligible ne peut être « mesuré » par l’intellect (Kroll, De or. chald.,
p. ii, v. 6-7; H. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 166 et n. 375).
5. Sur ce problème, cf. J. Pépin, L’intelligence et l’intelligible chez Platon et
dans le néoplatonisme, dans Revue philosophique, t. LXXXI, 1956, p. 55-63;
A. H. Armstrong, The Background of the doctrine « That the Intelligibles are not
Outside the Intellect », dans Les Sources de Plotin, Entretiens sur l’Antiquité clas­
sique, t. V, Fondation Hardt, i960, p. 393-425 ; A. J. Festugière, La Révélation
d’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 275-292 (traduction de Proclus, In Tint., t. I,
p. 303, 24-319, 21, Diehl, texte concernant le Démiurge). Cf. p. 428 et 447.
6. Kroll, De or. chald., p. 18; H. Lewy, Chaldaean Oracles..., p. 159, n. 351 :
oî τον ύπέρκοσμον πατρικόν βυθόν ίστε νοοϋντες, λέγει πρδς αύτούς (sc. τούς νοερούς
θεούς) ό ύμνος (Proclus, In Orat., ρ. 57» 35, Pasquali). Pour les Oracles, cet
abîme paternel désigne le Père lui-même, mais pour les néoplatoniciens posté­
rieurs, il désigne le monde purement intelligible.
7. Cf. Proclus, In Tim., t. I, p. 308, 21, Diehl. Les « trois triades de dieux
intellectuels » dont parle Proclus sont peut-être, déjà chez Jamblique, trois
triades de dieux « intelligibles et intellectuels », selon la distinction qui, pense-t-on
100 PORPHYRE SOURCE DE VICTORINUS
ou Intelligible, et le Connaissant ou Intellectuel, inférieur à l’intel­
ligible. Quant à la multiplication des triades, elle avait surtout pour but
de permettre une systématisation entre les différents panthéons et les
données platoniciennes x.
Chez Victorinus, on retrouve cette distinction entre l’intelligible et
l’intellectuel. Mais il n’y a aucune trace des triades et des hebdomades
distinguées par Jamblique. Surtout, dans nos « discours » néoplatoni­
ciens, l’intelligible correspond, en fait, au plan de l’intelligence ploti-
nienne et non pas à un monde purement intelligible, et l’intellectuel
correspond au plan des âmes * 12, et non pas au plan des dieux intellectuels
de Jamblique.
Plus exactement encore, nos « discours » néoplatoniciens, s’ils opposent
l’« intelligible » à 1’« intellectuel », distinguent tout aussi bien entre
l’« intelligible et intellectuel » et le « seulement intellectuel3 ». Autre­
ment dit, ils appellent indistinctement l’intelligible, « intelligible » ou
« intelligible et intellectuel ». Ils ignorent donc la notion d’intelligible
pur, à moins qu’ils ne la confondent avec l’Un, — mais rien ne justifie
cette dernière interprétation. Cette notion d’« intelligible et intellectuel »
existait déjà dans le moyen platonisme, par exemple chez Plutarque 4,
pour désigner l’intelligible en opposition au sensible. Mais dans le néo­
platonisme postérieur, certainement chez Proclus5, peut-être chez

généralement, a été inventée par Syrianus et reprise par Proclus (cf. p. ioo, n. 5).
En effet, pourquoi Jamblique aurait-il distingué trois triades de dieux intel­
lectuels de l’hebdomade de dieux intellectuels qui leur fait suite? Damascius,
Dub. et Sol., § 113, t. I, p. 291, 22 et 292, 7, qui éprouve une certaine dif­
ficulté à accorder les résultats de sa réflexion philosophique (§ 110,1.1, p. 284, 22)
avec l’exégèse néoplatonicienne des Oracles, souligne qu’il ne se permettra pas
d’innover dans ce domaine et qu’il suivra sur ce point le « divin » Jamblique, qui
oppose au monde intelligible, absolument indistinct et étroitement lié à l’Un,
les dieux intellectuels qui le contemplent. La suite du texte, en nous rapportant
un raisonnement de Jamblique, nous permet peut-être d’affirmer que Jamblique
lui-même connaissait déjà la notion d’« intelligible et intellectuel ». En effet,
Damascius nous dit que si l’intelligible est absolument « unifié » et l’intellectuel
totalement « distingué », il faut supposer entre ces deux extrêmes, un moyen
terme qui sera l’ordre « intelligible et intellectuel ».
1. Le tableau établi par H. Lewy (Chaldaean Oracles..., p. 483-484) à propos
de Proclus, fait bien comprendre ces exigences de systématisation.
2. Victorinus, § 11 = Ad Cand., 7, 7-16.
3. § 14 — Ad Cand., g, 4 (la puissance de Dieu est « intelligible et intellectuelle ») ;
§ 57 = Adv. Ar., I, 61, 11-12 (l’âme est seulement intellectuelle et n’est plus
« intelligible et intellectuelle »); § 62 = Adv. Ar., IV, 2, 18 et § 83 = Adv. Ar.,
IV, 25, 20 (« intelligible et intellectuel » désigne l’ensemble des choses divines).
4. Plutarque, Platon. Quaest., 3, 1002 e, p. 121, 4, Hubert : της έν ήμϊν νοητής
καί νοεράς δυνάμεως
5· Proclus, Plat. Theol., IV, 1, ρ. 179, 8, IV, 37, Ρ· 238, 43, Portus; In Crat.,
ρ. 64, 28-65, ι; 59, 9-ιι ; 6ο, 21-25, Pasquali; In Tim., t. III, ρ. ΐ02, 3-5, Diehl.
L’omission de cette notion dans les Elem. Theol. (E. R. Dodds, Proclus’Eléments
of Theology, p. xvii) ne correspond peut-être qu’à un besoin de simplification.
L’INTELLIGIBLE ET L’INTELLECTUEL 101
Jamblique x, cette notion devient technique : elle sert à introduire un
moyen terme entre l’« intelligible » pur et l’« intellectuel » pur. On place
ainsi trois triades de dieux « intelligibles et intellectuels » entre les trois
triades d’intelligibles et l’hebdomade de dieux « intellectuels 1 2 ». Chez
Victorinus, au contraire, la notion d’« intelligible et intellectuel » ne
revêt pas encore ce sens particulier. Le fait qu’elle s’identifie à la notion
d’« intelligible » révèle l’absence de la notion d’intelligible pur dans les
morceaux néoplatoniciens. Les textes néoplatoniciens de Victorinus
contiennent donc une forme de systématisation moins développée que
celle qui apparaît chez Jamblique, puisque celui-ci, qu’il connaisse ou
non un « intelligible et intellectuel » intermédiaire, oppose radicalement
l’intelligible et l’intellectuel.
Finalement nous retrouvons encore une fois dans nos « discours »
néoplatoniciens une doctrine typiquement porphyrienne. En effet,
Porphyre, comme nos discours, considère l’âme comme essentiellement
« intellectuelle 3 », et il lui donne cette dénomination précisément parce
qu’elle connaît l’intelligence. L’Intelligence de Porphyre, qui est, comme
l’intelligence plotinienne, un monde intelligible qui se connaît, est donc
proprement intelligible et intellectuelle4. Elle se connaît elle-même
immédiatement, tandis que l’âme se connaît elle-même dans l’Intel-
5.

1. Nous avons vu, p. 99, n. 7, que l’on pouvait légitimement se demander


en lisant Damascius si Jamblique n’avait pas lui-même imaginé cet intermédiaire
entre l’intelligible et l’intellectuel. Mais Julien et Saloustios, influencés par
Jamblique, ignorent cette notion.
2. Cf. p. 99, n. 7.
3. Sent., 32, p. 24, 13-15, Mommert : δλως δέ αύτή μέν πάντων ή ψυχή ή νοερά
τοϋ καθαιρομένου τούτων έστω καθαρά (c’est Porphyre qui introduit ή ψυχή ή νοερά
dans le texte de Plotin, Enn., I, 2 [19] 5, 21, qu’il cite). De abstin., I, 30, p. 108,
18, Nauck : νοεραΐ γάρ ήμεν καί έσμέν έτι ούσίαι, πάσης αίσθήσεως καί άλογίας καθαρεύ-
οντες' συνεπλάκημεν δέ τω αίσθητφ δι’άδυναμίας μέν της προς τό νοητόν ήμών
αιωνίου συνουσίας. Surtout De regressu animae, dans Augustin, De civ. dei, X, 9
(Bidez, fr. 2) : « Animae... intellectuali, qua rerum intellegibilium percipitur
veritas », que J. Pépin, Une curieuse déclaration idéaliste du « De Genesi ad
Litteram » de saint Augustin et ses origines plotiniennes, dans Revue d’Histoire et
de Philosophie religieuses, t. XXXIV, 1954, p. 398-399, rapproche avec raison
d’AuGUSTiN, De Gen. ad Litt., XII, 10, 21, p. 392, 12-21, Zycha : « Quamquam
nonnihil interesse nonnulli uoluerint, ut intellegibilis sit res ipsa quae solo intellectu
percipi potest, intellectualis autem mens quae intellegit », et de Serm., 241, P.L.,
t. XXXVIII, 1138 où il est question des âmes « intellectuelles » des astres, pour
reconnaître, à cet ensemble de textes, une origine porphyrienne.
4. Cf. J. Pépin, Une curieuse déclaration idéaliste..., p. 399, qui cite Porphyre,
Sent., 44, p. 44, 2-5, Mommert : εί δέ νοητόν τω νω ό νοϋς, έαυτω άν είη νοητόν δ
νοϋς. Εί μέν ούν νοητός δ νοϋς καί ούκ αισθητός, νοητόν άν είη. Εί δέ νοητός νφ καί
ούκ αίσθήσει, νοούν α» είη. 'Ο αύτός άρα νοούν και νοοΰμενον δλον δλου.
5· En effet, connaissance de soi et intellection (par opposition à raisonnement
ou imagination) coïncident (cf. Porphyre, Sent., 43, p. 42, 8-15). Or l’âme ne
connaît d’une manière intellectuelle que lorsqu’elle est dans l’intelligence, cf.
Porphyre, Symmikta Zetemata, p. 85, Dôrrie.
102 PORPHYRE ET VICTORINUS
A ces points fondamentaux, s’ajoutent d’autres faits positifs. Comme
l’avait montré, dès 1934, W. Theiler, on retrouve chez Victorinus l’expres­
sion porphyrienne τδ ύπέρ τδ δν μή ον, la notion d’autogénération
appliquée à la procession de la seconde hypostase 1 et l’on peut aussi,
avec W. Kohnke 2, reconnaître dans la théorie des modes des étants,
qu’expose Victorinus, un schème d’origine porphyrienne.
Nous aboutissons donc à une confirmation de l’hypothèse à laquelle
nous avait conduit notre enquête historique. Nous pouvons identifier,
dans la doctrine exposée par nos « discours » néo-platoniciens, des traits
caractéristiques de l’enseignement de Porphyre et, contre-épreuve impor­
tante, il s’agit là de dogmes qui sont diamétralement opposés à ceux de
Jamblique, ou du moins qui s’en distinguent très nettement3.

IV. — Victorinus et le commentaire


de Porphyre « Sur le Parménide »

Une nouvelle confirmation nous sera fournie par l’examen des frag­
ments du commentaire de Porphyre Sur le Parménide.
On ne connaissait jusqu’ici ce commentaire que par une citation de
Damascius 4. Ce maigre indice présentait un double intérêt. En premier
lieu, il nous permettait de supposer que Porphyre avait commenté le
dialogue au moins jusqu’à Parm., 144 c, puisque Damascius nous rapporte

1. Cf. W. Theiler, c.r. de E. Benz, Marius Victorinus und die Entwicklung der
abendlandischen Willensmetaphysik, dans Gnomon, t. X, 1934, p. 495-496, cf.
p. 177, n. 3 etp. 311, n. 1.
2. F. W. Kohnke, Plato’s Conception of ούκ όντως ούκ ôv, dans Phrenesis, t. II,
1957, P· 32-40.
3. Nous avons laissé de côté un des trois noms cités plus haut (p. 81), celui
de Théodore d’Asiné. Nous avons déjà vu, en effet (p. 97), que la théorie des
principes, chez Théodore, était très proche de celle de Jamblique et nous pouvons
en conclure qu’elle est très éloignée de celle de Victorinus. On pourrait remarquer
un point de rencontre entre notre auteur latin et le philosophe grec : selon Théo­
dore, la triade intellectuelle comprend l’être avant l’étant, le penser avant la
pensée, le vivre avant la vie (Proclus, In Tint., t. II, p. 274, 24, Diehl). Or nous
trouvons chez Victorinus, notamment en § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 23 - 6, 18, une
doctrine dans laquelle l’être engendre l’étant, le vivre, la vie, et le penser, la
pensée. Cette rencontre nous révèle seulement que ce genre de distinctions
continue à jouer un rôle dans le néoplatonisme postérieur à Porphyre et Jam­
blique. Mais, entre Victorinus et Théodore, les contextes sont différents. Théo­
dore fait cette distinction à propos de la triade intellectuelle qui vient pour lui,
au troisième rang, dans la hiérarchie des étants, tandis que pour Victorinus, il
s’agit du rapport entre la première et la seconde hypostase. D’autre part, on
remarquera l’ordre différent : être, vie et pensée chez Victorinus, être, pensée et
vie, chez Théodore.
4. Damascius, Dub. et Sol., § 238, t. II, p. 112, 14, Ruelle. Cf. E. Zeller,
Philosophie der Griechen, t. III, 2, 6e éd., p. 697; J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 66*,
n° 13 de la liste; R. Beutler, Porphyrios, dans Paulys Realencyclopadie, t. XXII,
1, col. 280, 54, n° 3 de la liste.
UN COMMENTAIRE ANONYME 103
précisément l’exégèse que Porphyre donnait de ce passage. En second
lieu, la citation de Damascius nous permettait de constater la différence
de méthode exégétique chez Porphyre et chez les néoplatoniciens pos­
térieurs. En effet, selon Damascius, Porphyre 1 affirmait qu’en Parm.,
144 c, l’expression « quelque un » s’opposait à « pas un », Jamblique et
Syrianus 2, au contraire, faisaient correspondre cette expression à une
hypostase de leur propre système. Porphyre cherchait donc à comprendre
le sens obvie du texte de Platon. Ses successeurs, au contraire, avaient
tendance à « hypostasier » les moindres distinctions platoniciennes3.
En 1892, W. Kroll avait publié4 des fragments d’un commentaire
anonyme Sur le Parmenide, retrouvés à l’état de palimpseste, par Peyron
et Studemund dans un évangéliaire de Bobbio, et conservés à la biblio­
thèque de Turin. J’ai montré ailleurs 5 comment le vocabulaire et la
doctrine de ces fragments nous permettaient de reconnaître que Porphyre
était leur auteur. Il suffira ici de rappeler les raisons doctrinales de cette
identification. Le lecteur pourra se reporter au tome II du présent ouvrage,
où il trouvera le texte et la traduction de ces fragments, ainsi que des
notes et un index des mots.
Pour dater ces fragments, nous possédons un terminus ante quem. Ils
sont certainement antérieurs à Syrianus et à Proclus. Comme l’a souligné
W. Kroll 6, ces deux auteurs faisaient correspondre des hypostases diffé­
rentes aux subdivisions des hypothèses du Parménide. Par exemple,
si Platon démontrait successivement que l’Un-Étant est à la fois même
et autre, en soi et en un autre, mû et en repos 7, Proclus voyait dans
chacune de ces oppositions le symbole des trois premiers dieux intel­
lectuels. Chaque subdivision correspondait ainsi à un ordre divin diffé­

1. DAMASCIUS, ibid., p. 112, 14 : 'Ένατον, τί « τό έν γέτι» σημαίνει, καί τό τί


προσκείμενον; άρα δτι άντίκειται τω ούδέν τό τί ώς Πορφύριος, ή δτι τό τί δηλοι τό
μεθεκτόν έν.
2. Ibid., ρ. 112, 15 : Άεί γάρ έν τό άμέθεκτον τό μεθεκτόν τί έν’ άμα γάρ τί καί
μεθεκτόν, δ σημαίνει τό τί, ώς ό φιλόσοφος Συριανός, ή ώς ό μέγας Ιάμβλιχος, δτι μετά
τό απλώς έκαστον, τό τί έστιν έκαστον, ώστε μετά τό απλώς έν τό τί έν. Platon
Parm.., 144 c avait dit : « Du moment que la partie « est » et tout le temps qu’elle
« est », il est nécessaire qu’elle soit « quelque un » et il est impossible qu’elle soit
« pas un ». — C’est une nécessité. » Platon insiste donc sur l’implication de l’Être
et de l’Un dans chacune des parties de l’Un-Étant. Porphyre a donc raison de
dire que « quelque un » s’oppose à « pas un ». Jamblique et Syrianus s’accordent
pour dire que le « quelque un » désigne une hypostase; pour Syrianus, il s’agit de
l’Un participable, en opposition à l’Un imparticipable, pour Jamblique, il s’agit
de l’Un déterminé, en opposition à l’Un absolu. Damascius (ibid., p. 112, 19)
se rallie à l’exégèse de Jamblique.
3. Cf. p. 100.
4. W. Kroll, Ein neuplatonischer Parmenidescommentar in einem Turiner
Palimpsest, dans Rheinisches Museum, t. XLVII, 1892, p. 599-627.
5. P. Hadot, Fragments d’un commentaire de Porphyre sur le Parménide, dans
Revue des études grecques, t. LXXIV, 1961, p. 410-438.
6. W. Kroll, Parmenidescommentar, p. 624.
7. Parm., 145 δ-147 b.
104 LE COMMENTAIRE «. SUR LE PARMÉNIDE
rent \ Or ce genre d’exégèse est totalement inconnu à notre commen­
tateur. Celui-ci prend comme un tout l’ensemble des déterminations
correspondant à chaque hypothèse 12.
Nous possédons également un terminus a quo. Ce commentaire est
évidemment postplotinien. On y retrouve la doctrine plotinienne de
l’Un3. Le principe qui guide l’exégèse du Parménide y est conforme à
l’enseignement de Plotin. A la première hypothèse correspond la première
hypostase, l’Un purement Un, à la seconde hypothèse, la seconde hypos­
tase, c’est-à-dire l’Un-Étant ou l’intelligence 4 que Plotin appelle l’Un-
Multiple 5 et notre commentateur l’Un-Tout6. La doctrine de l’intel­
ligence suppose également celle de Plotin7. Enfin notre commentateur
utilise la triade de l’être, de la vie et de la pensée, pour décrire le processus
dynamique de l’autoposition de l’intelligence, d’une manière qui est
évidemment aussi postplotinienne 8.
Notre commentaire a donc été composé entre 270, date de la mort de
Plotin, et la première moitié du ve siècle, époque à laquelle Syrianus
commence son activité philosophique.
A l’intérieur de ces limites, il faut en chercher l’auteur en dehors du
courant issu de Jamblique. Qu’il ne soit pas de Jamblique lui-même,
c’est évident. On n’y décèle en effet aucune trace de la doctrine de celui-ci
concernant les principes premiers 9. W. Kroll aurait certainement admis
cette constatation. Mais il pensait que le rôle joué par la triade être-vie-
pensée dans notre commentaire supposait la doctrine de Jamblique
et nous obligeait à en retarder la composition à la seconde moitié du
ive siècle, après la mort de Jamblique 10. Celui-ci aurait été en effet le

1. Proclus, Plat. Theol., I, 8, p. 17; I, 10, p. 21-24, Portus. Proclus, ibid.,


p. 21, 51 et 22, 1, semble bien faire allusion au commentaire de Porphyre Sur le
Parménide en parlant des « anciens », partisans de la « philosophie de Plotin ».
2. Cf. <Porphyre>, In Parm., XIV, 26-29 (t. II, p. 112). Pour citer le commen­
taire de Porphyre Sur le Parménide, le premier chiffre désignera le numéro de
folio de l’édition Kroll et le second chiffre (arabe) le numéro de la ligne dans ce
folio; ces folios et ces lignes sont conservés dans l’édition des fragments que je
donne dans le tome II du présent volume.
3. Cf. p. 114 sq.
4. Cf. Enn., V, 1, 8, 24. E. R. Dodds, The Parmenides of Plato and the Origin
of the Neoplatonic « Orae», dans Classical Quarterly, t. XXII, 1928, p. 129-143, a
montré que Modératus de Gadès, pythagoricien de la seconde moitié du Ier siècle
ap. J.-C., connaissait déjà cette exégèse. Toutefois, c’est Porphyre, cité par
Simplicius, In Phys., 1.1, p. 230, 34, Diels, qui nous rapporte cette doxographie,
et il peut avoir introduit dans sa citation son vocabulaire postplotinien. Cf. p. 166.
5. Enn., V, I [10] 8, 24 : τδ πρώτον έν, ô κυριώτερον έν, καί δεύτερον έν πολλά
λέγων.
6. <Porphyre>, In Parm., XII, 3-5 : αύτίκα εκείνο έν μόνον, τοϋτο δέ έν πάντα.
7· Cf. p. 123 et 134·
8. Cf. p. 133.
9· Cf. p. 96. Nulle trace chez notre commentateur d’un Ineffable au-delà de
l’Un.
10. W. Kroll, Parmenidescommentar, p. 624.
PORPHYRE AUTEUR DU COMMENTAIRE 105
premier à introduire la vie entre l’être et la pensée pour fonder la structure
triadique du monde intelligible. Mais nous aurons à montrer que, déjà
chez Porphyre, la triade en question a son importance L Et surtout, nous
pouvons reconnaître que, dans nos fragments, être, vie et intelligence
constituent des moments intérieurs à l’intelligence1 2. Ils sont conçus
d’une manière qui reste très proche de la doctrine plotinienne. Ils ne
sont pas encore hypostasiés, comme ils le seront chez Jamblique et après
lui3.
La doctrine de Jamblique avait envahi au IVe siècle toute la Syrie et
l’Asie Mineure. Il semble bien, comme l’a montré récemment E. Evrard,
qu’elle n’ait atteint Athènes qu’au début du Ve siècle, avec Syrianus.
Le maître de Syrianus, Plutarque, né au milieu du IVe siècle et mort en
431 ou 432, doit être situé en dehors du courant jambliquien 4. Il en résulte
qu’entre Plotin et Syrianus, nous ne trouvons que deux noms qui puissent
être retenus pour désigner l’auteur de notre commentaire, Porphyre lui-
même, antérieur à Jamblique, et Plutarque d’Athènes, fidèle à la tradition
porphyrienne 5.
C’est précisément à Plutarque d’Athènes que R. Beutler 6 a récemment
proposé d’attribuer notre commentaire. L’hypothèse ne manque pas de
vraisemblance. En premier lieu, nous retrouvons dans nos fragments
la sobriété de l’exégèse de Plutarque7, telle que nous la connaissons
par les citations de ses successeurs. D’autre part, R. Beutler pense recon­
naître dans notre commentaire des traits propres à l’exégèse que Plu­
tarque donnait du Parménide. Nous savons en effet par Proclus que
Plutarque avait introduit certaines nouveautés dans la manière de com­
menter ce dialogue. Selon Proclus 8, Plutarque fut le premier à remarquer
que les cinq premières hypothèses du Parménide étaient les seules qui
aboutissent à une conclusion vraie. Les quatre dernières n’avaient valeur
que de preuve négative. Chacune des cinq premières hypothèses corres­
pondait donc effectivement à une hypostase différente : Dieu, l’intel­
ligence, l’Ame, la forme matérielle, la matière. Aux quatre dernières
hypothèses ne correspondait aucun objet9. Plutarque se libérait ainsi

1. Cf. plus bas, p. 264 et E. Evrard, Le Maître de Plutarque d’Athènes et le


origines du néoplatonisme athénien, dans L’Antiquité classique, t. XXIX, i960
p. 399, n. 196.
2. <Porphyre>, In Parm., XIV, 15-26.
3. Cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 45, 9 sq, Diehl.
4. E. Evrard, Le Maître de Plutarque d’Athènes, p. 397 et 406 : « Il est difficile
de savoir par quelle voie (Syrianus et Proclus) connurent les doctrines de Jam­
blique. On peut en tout cas affirmer que ce ne fut pas par leur maître Plutarque. »
5. Cf. E. Evrard, Le Maître de Plutarque d’Athènes..., p. 398-403.
6. R. Beutler, Plutarch von Athen, dans Paulys Realencyclopàdie, t. XXI,
col. 974-975-
7. Cf. E. Evrard, Le maître de Plutarque d Athènes..., p. 392.
8. Proclus, In Parm., p. 638, 14 sq., Cousin.
9. Proclus, In Parm., p. 1058, 21-1061, 20, Cousin.
106 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE «
des difficultés que rencontraient ses prédécesseurs lorsqu’ils devaient
découvrir neuf plans de réalités correspondant aux neuf hypothèses.
R. Beutler pense que notre commentateur considère lui aussi les quatre
dernières hypothèses comme des raisonnements aboutissant à des conclu­
sions absurdes. En effet, dans le premier fragment, notre commentateur
envisage l’hypothèse selon laquelle l’Un se séparerait des choses qui
viennent de lui : si une telle chose arrivait, les choses seraient sans limites,
indéfinies et n’existeraient même plus. Perdant leur être, elles ne seraient
même plus une multitude x. Or cette hypothèse, c’est précisément la
neuvième hypothèse du Parménide : Si l’Un n’est pas, les Autres ne seront
ni un ni plusieurs (165 e-166 c). Ce texte prouverait donc que notre
commentateur considère bien comme Plutarque cette neuvième hypo­
thèse comme un raisonnement purement dialectique, ne correspondant
à aucune réalité hypostatique. A vrai dire, nous ne pouvons savoir exacte­
ment comment le commentateur expliquait cette neuvième hypothèse
au moment où il l’abordait effectivement. Il n’est pas exclu qu’à ce
moment il n’ait cherché à lui faire correspondre un plan de réalité.
Dans notre premier fragment, qui se rapporte à la dénomination d’Un,
notre commentateur ne fait que reprendre des affirmations traditionnelles :
l’hypothèse qui imagine la suppression de l’Un et les conséquences
de cette suppression est souvent envisagée par Plotin 12. Cet indice n’est
donc nullement décisif. D’ailleurs, il existe un témoignage de Damascius
qui contredit celui de Proclus, sur lequel R. Beutler fonde sa thèse 3.
R. Beutler remarque d’autre part que Plutarque, à propos de la seconde
hypothèse, affirmait que Platon, avec cet « Un qui est », « mettait en
lumière tout le plan intelligible, dans lequel l’être est véritablement
être et dans lequel l’Un participe complètement à l’être4 ». R. Beutler
rapproche donc cette affirmation de Plutarque des lignes de notre com­
mentateur dans lesquelles il est dit que 1’ « Un qui est » participe à l’Être
transcendant à l’Étant ®. Il me semble que ce rapprochement n’est pas
justifié. Nous ne retrouvons pas chez Plutarque la doctrine si particulière
de notre auteur. Alors que ce dernier affirme que 1’ « Un qui est » participe

1. <Porphyre>, In Parm., I, 10-17 (t· II, P· 64).


2. Enn., VI, 9 [9] 1,3: έπείπερ άφαιρεθέντα τοϋ έν 8 λέγεται ούκ έστιν έκείνα
et la suite 1, 12-14; 2, 14-16, où il est montré qu’être séparé de l’Un, c’est changer
d’être et perdre son essence. III, 8 [30] 10, 16 : il n’y a même pas de multiple
s’il n’y a rien d’antérieur au multiple. V, 3 [49] 15, 11-15.
3. Damascius, Dub. et Sol., § 434, t. II, p. 292, g : δτι δέ ούδέν άπεμφαϊνον
λέγομεν τοϊς παλαιοις δηλοϊ μέν καί Ιάμβλιχος, ήδη τινάς υποθέσεις τοϊς αίσθητοις
άπονείμας καί άτόμοις, δηλοϊ δέ καί ό ιερός Πλούταρχος, αυτήν ταύτην τήν έκτην ύπό-
θεσιν περί των αισθητών ύποθέμενος. Si la sixième hypothèse du Parménide se
rapporte selon Plutarque aux choses sensibles, c’est donc que, pour lui, elle se
rapporte à un objet. Ceci contredit le texte cité p. 105, n. 8.
4. Proclus, In Parm., p. 638, 27 : πάντα τόν νοητόν εις φώς άνάγειν διάκοσμον,
έν ω καί τό είναι ώς άληθώς έστί, καί τό έν αύτοτελώς μετέχον τοϋ είναι.
5· <Porphyre>, In Parm., XII, 27 (t. II, ρ. 104).
PORPHYRE AUTEUR DU COMMENTAIRE 107
à l’Être que serait l’Un purement Un, Plutarque se contente de para­
phraser Platon qui affirmait précisément que 1’ « Un qui est » participe
à l’ousia1, c’est-à-dire à l’être, sans chercher à expliquer comment l’Un
peut participer à l’Être. Sur ce point encore, rien ne nous autorise à
identifier avec Plutarque l’auteur de notre commentaire.
Tout un ensemble de raisons positives plaide au contraire en faveur de
Porphyre. En premier lieu, nous retrouvons chez l’auteur de notre com­
mentaire l’attitude de Porphyre lui-même à l’égard des Oracles
chaldaïques 2. Il fait allusion en effet à la théologie des Oracles chaldaïques,
mais il ajoute : « D’une certaine manière, ces choses sont dites avec
exactitude et vérité, s’il est vrai — à ce que disent ceux qui rapportent
cette tradition — que ce sont les dieux qui les ont révélées 3. » Notre
commentateur prend donc ses distances 4 à l’égard des Oracles : il ne nie
pas leur origine divine, mais il n’en est pas absolument certain. Une
telle attitude ne se rencontre pas chez les néoplatoniciens postérieurs
à Jamblique : ils considèrent en effet ces Oracles comme de véritables
Écritures inspirées 5. On pourrait penser que notre commentateur cite
un de ses prédécesseurs, qui aurait, pour sa part, rapporté l’oracle en
question en précisant qu’il s’agissait là d’une révélation divine 6. Ignorant
les Oracles chaldaïques, il aurait hésité à admettre que ce fût absolument
sûr. Mais une telle hypothèse est peu probable. A partir de Porphyre,
les Oracles chaldaïques sont connus par tous les néoplatoniciens. Même
si notre commentateur rapportait l’opinion d’un autre philosophe, il
aurait bien reconnu le texte des Oracles. Ses réticences, même dans ce
cas, porteraient en fait sur les Oracles eux-mêmes. Il nous faut donc
admettre que notre auteur cite purement et simplement le recueil des
Oracles en le résumant. La distinction qu’il établit entre les « dieux »
et ceux qui rapportent cette tradition correspond à la distinction entre
le ou les compilateurs, Julien le Théurge et Julien le Chaldéen, et le

1. Parm., 142 b: άρα οΐόν τε αύτο είναι μέν, ούσίας δέ μή μετέχειν;


2. Cf. ρ. 93·
3· <Porphyre>, In Parm., IX, 8-10 (t. II, p. 92).
4. Cf. W. Kroll, Parmenidescommentar, p. 625 : « Etwas fern lag. »
5. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 1-2; H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 443-447. Jamblique, De myst., III, 31, p. 178, 16, des Places.
6. W. Kroll, ibid., p. 625, pense que ce prédécesseur aurait professé l’opinion
attribuée par Damascius et Proclus (cf. p. 96 et 258) à Porphyre. Autre­
ment dit, notre commentateur ferait allusion à Porphyre qui identifiait le Père
des Oracles au Principe de toutes choses. Mais dans notre hypothèse c’est Por­
phyre lui-même qui expose ici à sa manière la doctrine des Oracles, autrement dit,
la doctrine des « dieux » telle qu’il la comprend : le Principe de toutes choses,
c’est le Père, et dans sa simplicité sont co-unifiées la puissance et l’intelligence.
Porphyre admet bien cette doctrine, mais, comme la suite du texte le montre,
il la considère comme inférieure à la théologie négative. Sur cette question, cf.
les objections de W. Theiler, et ma réponse, dans Porphyre (Entretiens sur
ΓAntiquité classique, t. XII, Vandœuvres-Genève, 1966), p. 160-161.
108 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
contenu de leur compilation x. Le seul néoplatonicien capable d’avoir
cette attitude un peu réticente et d’insister sur cette distinction entre
« Julien » et les « Oracles 2 », c’est précisément Porphyre. Les fragments
du De regressu animae qui nous ont été conservés par saint Augustin
laissent entrevoir, nous l’avons déjà dit3, une attitude critique à l’égard
des Oracles. Pour Porphyre, la purification apportée par les mystères
chaldaïques ne pouvait remplacer la purification que donne la contem­
plation philosophique. Elle n’avait de valeur que pour les non-philo­
sophes. De la même manière, notre commentateur ne refuse pas la
révélation que les Oracles, rassemblés par Julien, peuvent apporter
sur Dieu. Mais ce ne sont que des formules que nous ne pouvons com­
prendre, même si elles sont communiquées par des dieux qui, d’ailleurs,
ne sont que des reflets de Dieu i. Aussi ces révélations sont inférieures
à la théologie négative qui préfère se tenir dans l’ignorance totale. Elles
sont en quelque sorte inutiles, puisque, finalement, il faut y renoncer s.
Il y a là une analogie frappante avec le De regressu : de même que le
sacrement chaldaïque est finalement inutile au philosophe qui doit
purifier son âme intellectuelle, et non son âme inférieure, de même la
révélation chaldaïque est inutile au philosophe qui veut se tenir « dans la

1. Sur les deux Juliens, cf. « Suidas », s. v. Ίουλιανός (nos 433-434, Adler). I[
y a eu en effet deux Juliens, le père et le fils, le premier, contemporain de
Trajan, le second, de Marc Aurèle. Le premier est surnommé le « Chaldéen », cf.
« Suidas », s. v. Ίουλιανός, t. Il, p. 641, 32 (n° 433), Adler. Le second s’appelait
Julien le Théurge, cf. « Suidas », s. v. Ίουλιανός, t. II, p. 642, 1 (n° 434), Adler.
Selon Suidas, le père n’aurait composé qu’un ouvrage Sur les Démons. C’est le
fils qui serait l’auteur de plusieurs ouvrages dont les Oracles. Mais les néoplato­
niciens confondaient le père et le fils. Selon Psellus, Scripta minora, éd. Kurtz-
Drexl, Milan, 1936, p. 241, 29, qui s’inspire du commentaire de Proclus, Sur
les Oracles (cf. J. Bidez, Catalogue des manuscrits alchimiques grecs, t. VI, Bruxelles,
1928, p. 106), c’est le Julien né sous Trajan, c’est-à-dire le père, qui aurait
composé les Oracles. Sur tout ceci, cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel,
p. 1-2; H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 3-7.
2. Les néoplatoniciens postérieurs ne distinguent entre les « dieux » et le ou
les « théurges » que lorsqu’ils citent des ouvrages autres que les Oracles eux-
mêmes, rédigés par Julien le Théurge, par exemple ses explications en prose
(ύφηγητικά), cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 124, 16, Diehl. Sur tout ceci, cf.
W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 2 et H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 444 g et 446 o. Porphyre avait composé un ouvrage intitulé εις τά Ίουλιανοϋ
τοϋ Χαλδαίου (cf. J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 52*, 18 et p. 70*, n° 50, Beutler,
Porphyrios, dans Paulys Realencyclopddie, t. XXII, 1, col. 296, n. 48 a) dont nous
ne savons rien. H. Lewy, op. cit., p. 449-451 voudrait l’identifier avec le De
regressu animae. Mais nous ne pouvons affirmer avec certitude si Porphyre dis­
tinguait ou confondait les deux Juliens, le Théurge et le Chaldéen, nous ne savons
donc pas non plus si Porphyre, dans cet ouvrage, commentait le traité de Julien
le Chaldéen (le père) Sur les démons, ou les Oracles rassemblés par Julien le
Théurge (le fils) ou un autre ouvrage du second. On peut seulement présumer
que, dans cet ouvrage, Porphyre commentait les Oracles.
3. Cf. p. 94.
4. Cf. <Porphyre>, In Parm., IX, 8-26 (t. II, p. 92).
5. Cf. Ibid., IX, 27-X, ii (t. II, p. 94).
PORPHYRE AUTEUR DU COMMENTAIRE 109
pensée indicible de l’indicible 1 ». Au « chaldaïsme », Porphyre et notre
commentateur préfèrent la tradition platonicienne.
Nous trouvons également dans ces fragments des démarches intel­
lectuelles analogues à celles que l’on rencontre chez Porphyre. Porphyre
avait utilisé le schème stoïcien des mélanges, et notamment l’opposition
entre fusion et juxtaposition (σύγχυσις et ποφάθεσις), pour définir le mode
d’union de l’âme et du corps 2. Dans la σύγχυσις les composants se modi­
fient réciproquement et forment une unité nouvelle qui est indissoluble.
Dans la παράθεσις les composants restent juxtaposés, sans se modifier
réciproquement, et ils peuvent être séparés, sans être détruits. L’union
de l’âme transcende cette opposition, parce que l’âme et le corps sont de
substance différente : ils forment donc une unité aussi étroite que celle
qui résulte d’une fusion et pourtant ils sont aussi facilement séparables
que les éléments d’une juxtaposition. Ce schème stoïcien domine égale­
ment la pensée logique de Porphyre. Les accidents sont seulement
juxtaposés au sujet : en effet, l’accident peut disparaître sans entraîner
la destruction du sujet dans lequel il se trouve 3. Au contraire, les parties
de l’essence, par exemple, « animal » et « raisonnable », sont si étroitement
fusionnées que la disparition de l’un des éléments entraîne la disparition
de l’unité qu’ils constituent ensemble 4. Il y a donc dans l’essence de
l’homme σύγχυσις entre le genre et la différence. Or c’est précisément
cet exemple de l’essence de l’homme 5 que notre commentateur choisit
pour faire comprendre le rapport entre l’Un et l’Étant, dans le tout :
Un-Étant. De même qu’ « animal » et « raisonnable » se modifient réci­
proquement, c’est-à-dire forment une σύγχυσις, de même Un et Étant
constituent un tout indissoluble 6 et non une juxtaposition. Alors qu’entre
l’âme et le corps, il fallait imaginer un mode spécial de mélange réunissant
paradoxalement les caractéristiques opposées de deux types de mélanges,
la fusion et la juxtaposition, dans le monde intelligible, au contraire,
on peut admettre cette unité maxima qu’est la σύγχυσις, puisqu’il s’agit
précisément de l’unité intérieure de la substance intelligible, consubstan­

1. Ibid., Il, 20 (t. II, p. 70).


2. Cf. p. 89 et n. 5.
3. Porphyre, Isagoge, p. 12, 25, Busse : συμβεβηκος δέ έστιν ô γίνεται καί άπογί-
νεται χωρίς της τοϋ υποκειμένου φθοράς.
4. In Categ., ρ. 95, 22, Busse : ουσιώδεις είσίν ποιότητες αΐ συμπληρωτικαί των
ούσιών. Συμπληρωτικά δέ εΐσιν έκεϊνα, άτινα άπογινόμενα φθείρει τά ύποκείμενα... τό
γάρ λογικόν έάν άρθή άπό τοϋ ανθρώπου, φθείρεται.
5· Cf. In Parm., XI, 10-15 (t. Π, Ρ· ιοο).
6. Ibid., XI, 30 (t. II, ρ. ιοο) : τό δλον τοΰτο; la qualité substantielle constitue
aussi un tout, In Categ., p. 95, 19 : τό δλον τοΰτό έστι ποιότης ούσιώδης . A la
juxtaposition, est opposée Γίδιότης ΰποστάσεως (In Parm., XI, 20, t. II, p. 100),
c’est-à-dire le résultat d’un « concours » de propriétés ou de qualités, cf. t. Π,
P· 99, n. 4.
110 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE
tielle à elle-même 4. La théorie des mélanges élaborée par les Stoïciens
ne découvre sa vérité que sur le plan intelligible. C’est précisément une
des caractéristiques de la doctrine porphyrienne, comme l’a bien établi
H. Dôrrie, de montrer que le stoïcisme n’est vrai que dans la transpo­
sition néoplatonicienne, la physique stoïcienne devenant ainsi une méta­
physique 2.
Autre démarche intellectuelle très significative : Porphyre a l’habi­
tude d’insister sur le renversement de perspective qui s’effectue lorsqu’on
passe du corporel à l’incorporel, du sensible à l’intelligible :
« De même que, pour le corps, ce qui est sans masse corporelle est insai­
sissable et n’est pour lui qu’un néant, de même, pour l’incorporel, ce qui a une
masse corporelle ne fait aucun obstacle et est comme un néant3. »
Ou encore :
« De même que le véritablement étant est, par rapport à la masse corpo­
relle, sans grandeur et sans masse corporelle, de même ce qui est corporel
est, par rapport au véritablement étant, sans force et sans puissance 4. »
La raison en est que :
« Ce qui est plus grand par la masse corporelle est plus petit par la puis­
sance... Ce qui est supérieur par la puissance est étranger à la masse corpo­
relle 5. »
On retrouve chez notre commentateur ce genre d’opposition, mais
cette fois appliqué aux rapports entre Dieu et « nous » :
« Ce n’est pas Lui qui est néant et incompréhensible pour ceux qui veulent
le connaître, mais c’est nous et tous les étants qui sommes néant par rapport
à Lui... C’est donc nous qui sommes néant précisément par rapport à Lui,
quant à Lui, il est le seul véritablement étant, si l’on entend le terme dans le
sens où je le dis — par rapport à toutes les choses qui sont après Lui ®. »
Cette analogie de rapports s’explique par une tendance de la pensée
porphyrienne à confondre, par rapport à nous, les caractéristiques de
l’intelligible avec celles du « sur-intelligible ». Par exemple, l’âme en se
détournant du corps, nous dit Porphyre, a l’impression de tomber dans
le vide et dans le néant, deux expressions qui pourraient aussi bien
désigner l’attitude de l’âme, non pas dans sa conversion vers l’intelli­

1. Dans les Symmikta Zetemata, l’opposition entre la σύγχυσις et la παράθεσις,


d’abord exposée (Dôrrie, p. 45) : ανάγκη γάρ ή ήνώσβαι τήν ψυχήν καί τδ σώμα κα'ι
συνηλλοιώσθαι... ή μή ήνώσθαι μέν... παρακείσθαι δέ, est ensuite dépassée en un
mode de mélange « paradoxal » (cf. Dôrrie, p. 54 sq.). Dans le commentaire du
Parménide, l’opposition est maintenue au profit de la σύγχυσις, XI, 16-17 (t· H,
p. 100).
2. H. Dôrrie, Porphyrios' Symmikta Zetemata, p. 160.
3. Sent., 27, p. il, 17, Mommert.
4. Sent., 35, p. 29, ii.
5. Sent., 35, p. 29, 1 et p. 29, 4.
6. <Porphyre>, In Parm., IV, 19-29 (t. II, p. 76).
PORPHYRE AUTEUR DU COMMENTAIRE 111
gible, mais dans son extase vers l’Un x. Ou encore, il emploie la méthode
négative pour définir les Incorporels 1 2 et le véritablement étant3.
Précisément, en appelant Dieu, le « véritablement étant », notre
commentateur commet la même confusion, que Plotin ou Jamblique ou
Proclus auraient refusée. Aucun d’eux en effet ne cherche à se représenter
l’Un comme une plénitude d’être. Les notions de transcendance et de
simplicité leur suffisent. Notre commentateur reste proche du moyen
platonisme en opposant de cette manière « nous » et Dieu. On pourra
rappeler à ce sujet ce texte de Plutarque :
« Nous autres, nous ne participons pas d’une manière véritable à l’être...
Mais Dieu, étant Un, remplit le « toujours », de son unique « maintenant »
et il est le seul véritablement étant, demeurant dans l’identité 4. »
Cette méthode du renversement de perspective, chère à Porphyre,
nous permet de comprendre un passage du commentaire Sur le Parmé­
nide. Après avoir précisé que, si Dieu est appelé Un, cela n’implique pas
que Dieu soit un minimum comme le voudrait Speusippe, il ajoute cette
restriction : « Ou bien peut-être (cette appellation d’Un lui convient-elle)
à cause d’une certaine petitesse qui échappe à notre conception par suite
de notre faiblesse 5. » Le commentateur semble faire une concession à
Speusippe et l’on se demandera évidemment quelle peut être cette
petitesse qui nous échappe. Nous le comprendrons à la lumière d’un
passage du commentaire de Porphyre Sur les Harmoniques de Ptolémée
qui définit comme « intelligible » ce qui échappe à la sensation à cause de
sa petitesse 6. Ce texte lui-même ne prend tout son sens que si on le
rapproche des affirmations des Sententiae concernant les renversements
de perspective qui se produisent entre l’intelligible et le sensible : ce qui
est plus grand par la masse est plus petit par la puissance, ce qui pré­
domine par la puissance est étranger à la grandeur corporelle. Ainsi,
par rapport au corps, le véritablement étant est sans grandeur et le corps,
par rapport au véritablement étant, est sans puissance et sans force7.
Il y a donc une petitesse de l’intelligible par rapport au corporel, dans

1. Sent., 32, p. 19, 2.


2. Sent., 19, p. 7, 7-17, notamment, 7, 15-17, cité t. II, p, 95, 2.
3. Sent., 38, p. 34, 4-18.
4. Plutarque de Chéronée, De E apud Delph., 17-18, 391/-393 b, cité par
Eusèbe, Praep. ev., XI, 11, 1; t. II, p. 29, 10 et 31, 13-14, Mras : ήμϊν μέν γάρ
όντως τοϋ είναι μέτεστιν ούδέν... άλλ’ εις ών έν'ι τφ νϋν τδ αεί πεπλήρωκε καί μόνον
έστι τδ κατ’ αύτδ όντως δν.
5- <Porphyre>, In Parm., II, 2-4 (t. II, p. 68).
6. In Harm. Ptolem., p. 17, 20, Diiring : κάν νπό σμικρότητος παντάπασω δια­
φεύγω την αίσθησιν, ετι ιδίως νοητόν λέγεται τδ πρδς μόνην την τοϋ νοϋ γνώσιν ύφεσ-
τηκός, την δ’αίσθησιν διαφεϋγον, ώς τά υπό σμικρότητος εκφεύγοντα τήν αίσθησιν, νοητά
μέν φαμεν είναι, αισθητά δ’oïk On remarquera l’identité des termes soulignés
avec ceux qui sont employés dans le commentaire, II, 2 (t. II, p. 68) : διά σμικ-
ρότητός τίνος διαφευγούσης...
7· Cf. ρ. ιιο.
112 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
l’ordre de la masse. Or, nous l’avons vu x, Porphyre a tendance à retrouver
entre Dieu et « nous », les mêmes rapports qu’entre l’intelligible et le
sensible. De même que l’intelligible échappe à notre sensation à cause
de sa petitesse matérielle, qui est puissance réelle, de même l’Un nous
échappera à cause de son minimum de petitesse qui est un maximum
de puissance. Ici doctrine et vocabulaire sont identiques chez notre
commentateur et chez Porphyre.
La doctrine la plus étrange de notre commentaire, c’est certainement
celle qui identifie l’Un purement Un avec l’Être antérieur à l’Étant.
Le commentateur la présente comme un essai d’explication de la formule
de Parm., 142 h, paradoxale pour un néoplatonicien : « Si l’Un est, se
peut-il qu’il soit et ne participe pas à Vousia? » Après avoir proposé une
première explication, il émet l’hypothèse suivante : cette ousia, ne serait-ce
pas le premier Un, en tant que, par rapport à l’Étant qu’est le second Un,
il est lui-même Être pur1 2 ? Porphyre, disciple de Plotin, pouvait-il
identifier ainsi l’Un et l’acte d’être? Mais précisément, nous avons
déjà vu 3 qu’une des caractéristiques propres de la doctrine de Porphyre,
c’est l’identification qu’elle effectue entre l’Un, principe de toutes choses,
et le Père, entité des Oracles chaldaïques, premier moment de la triade
intelligible. Or ce Père est appelé aussi υπαρξις dans cette tradition4,
υ’ΰπαρξις, c’est-à-dire l’existence, selon une théorie qui semble bien
remonter à Porphyre et qui est attestée par Victorinus et Damascius 5,
était conçue comme identique à l’être pur, à l’être antérieur à toute déter­
mination. L’étant et la substance, résultant d’une composition entre
l’être et la qualité, étaient donc postérieurs à l’être pur. La doctrine de
notre commentaire s’éclaire donc une fois de plus à la lumière de l’ensei­
gnement de Porphyre.
Non seulement, le commentaire du Parménide que nous étudions
suppose des doctrines porphyriennes, mais, mieux encore, la situation
qu’il a dans l’histoire des idées vient coïncider exactement avec celle de
Porphyre. Comme celui-ci, il suppose l’enseignement de Plotin. Mais
comme celui-ci 6, il reste fidèle à des attitudes propres au moyen plato­

1. Cf. p. no.
2. <Porphyre>, In Parm., XII, 22-35 (t· H, P· 104).
3. Cf. p. 97-98.
4. Cf. Damascius, Dub. et Sol., § 44,1.1, p. 87, 10, Ruelle où les trois termes de
la triade intelligible, empruntée aux Chaldéens, ne sont plus πατήρ, δύναμις, νους,
mais ΰπαρξις, δύναμις, νους. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 18.
5. Damascius, Dub. et Sol., § 120, t. I, p. 312, n sq. : ταύτη άρα διοίσει της
ούσίας ή ΰπαρξις, ή το είναι μόνον καθ’ αύτδ τοϋ άμα τοϊς άλλοις δρωμένου et VICTORI­
NUS, § 23 = Adv. Ar., I, 30, 18-26. Sur l’origine porphyrienne, cf. p. 269.
6. Sur la fidélité de Porphyre à Numénius, cf. NumÉnius, test. 18, Leemans
(Proclus, In Tim., t. I, p. 77, 23, Diehl) : Πορφύριος... Ôv καί θαυμάσειεν άν τις εΐ
έτερα λέγοι τής Νουμηνίου παραδόσεως. Sur la fidélité de Porphyre à Longin,
cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 315 ; H. Dôrrie, Porphyrios' Symmikta Zete­
mata, p. VIII.
PREMIER FRAGMENT : LA NOTION D’UN 113
nisme, en sorte qu’il paraît presque hérétique par rapport à la tradition
du néoplatonisme issu de Plotin. Non seulement il n’hésite pas à appeler
Dieu le « véritablement étant », non seulement il identifie Un et Être pur,
mais il ose parler d’une connaissance propre à Dieu x, transcendante, il
est vrai, et libérée de la nécessité de correspondre à un objet. Par cette
doctrine, comme par celle des deux états de l’intelligence 12, l’auteur
semble développer des aspects de l’enseignement de Plotin que celui-ci
avait laissé inexploités, peut-être parce qu’ils l’éloignaient de son intuition
centrale 3. Ce disciple de Plotin, encore proche du maître, fidèle à des
traditions antérieures, c’est Porphyre lui-même, qui, en répétant trois
fois, en ces quatorze pages, la formule ό έπΐ πασιν θεός4, semble avoir
laissé, en quelque sorte, sa signature dans ces fragments.
L’analyse plus détaillée de ces textes va donc nous révéler des aspects
nouveaux de la métaphysique de Porphyre.
Les quatorze folios édités par Kroll se groupent en six fragments
séparés par des lacunes. Leur ensemble correspond à un commentaire
s’étendant de Parm., 137 a-b à 143 a, c’est-à-dire commençant peu avant
la première hypothèse et se terminant au milieu de la seconde hypothèse.
Le premier fragment (fol. I-II) se termine en annonçant que Platon
« ayant achevé son exposé, revient aux modes d’exercice qu’il a proposés 5 ».
Ces modes d’exercice, il les a proposés en Parm., 135 d-e. Il va les appli­
quer à partir de 137 c, en examinant la première hypothèse : si l’Un est
Un. Porphyre, dans notre fragment, commente donc ce qui, dans le dia­
logue, précède immédiatement cette première hypothèse. Or nous le
voyons traiter de la notion d’Un. Il est donc probable qu’il commente
exactement ce texte de Platon (137 b) : « ...que, posant à propos de l’Un en
soi, ou qu’il est un ou qu’il n’est pas un, j’examine ce qui doit en résul­
ter ? » Le fragment de Porphyre commence, semble-t-il, en faisant allusion
à une opinion fausse 6. C’est probablement cette opinion qui, précisé­
ment, va être discutée dans le texte que nous possédons. Il s’agit de la
doctrine attribuée à Speusippe et selon laquelle le principe serait appelé
un, parce qu’il est la plus petite des choses, la plus indivisible, mais aussi
la plus imparfaite7. Notre fragment la réfute en affirmant que la notion
d’Un convient à Dieu, parce qu’elle sert à exprimer que Dieu est étranger
à toute multiplicité et qu’il est principe de toutes choses 8. Si on voulait à

1. <Porphyre>, In Parm., V, 19-21 et VI, 8-12 (t. II, p. 80 et 82).


2. Ibid., XIV, 10-34 (t. II, p. 110).
3. Cf. p. 124 et 135.
4. Cf. t. II, p. 65, n. 2.
5. <Porphyre>, In Parm., II, 32 (t. II, p. 70).
6. Ibid., I, 2-3 (t. II, p. 64).
7. Ibid., I, 5 et 20 (t. II, p. 64 et 66). Sur la doctrine originale de Speusippe,
cf. p. 114, n. 6.
8. Ibid., I, 6-29 (t. II, p. 64 et 66).
114 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
tout prix concevoir l’Un comme un minimum, il faudrait alors dire que
c’est un minimum de grandeur matérielle qui implique un maximum de
puissance x. Si la notion d’Un convient à Dieu, il faut néanmoins y
renoncer, parce que Dieu transcende l’opposition entre l’Un et le Mul­
2. La véritable notion de Dieu s’obtient par une intellection qui ne
tiple 1
se fixe à rien de particulier, mais qui se tient dans la pensée indicible de
l’indicible, pensée qui représente cet Indicible sans en avoir conscience
et sans aucune formule 3.
Cette suite d’idées reste encore très proche de Plotin. Tout d’abord,
dans le traité Du Bien ou de T Un, Plotin affirme qu’il ne faut pas concevoir
l’Un comme un point ou une unité numérique4. L’âme, en concevant
point ou unité numérique, aboutit à un minimum 5 et à un indivisible,
mais cet « indivisible » est un « indivisible dans le divisible », c’est-à-dire
qu’il est en un autre qu’en lui-même 6. L’Un, pour sa part, n’est pas
indivisible comme un minimum. Loin d’être un minimum, il est un
maximum de puissance. Plotin reconnaît donc ici implicitement que
l’Un est un minimum dans l’ordre de la grandeur corporelle lorsqu’il
écrit qu’il est « la chose la plus grande de toutes, non par la dimension,
mais par la puissance7 ». Porphyre avait systématisé, dans ses Sententiae,
non plus à propos de l’Un, mais à propos de l’intelligible et du sensible,
cette opposition plotinienne en décrivant le renversement de perspective
qui s’effectue lorsqu’on se place au point de vue de la grandeur corpo-

1. Ibid., II, 2-4 (t. II, p. 68).


2. Ibid., II, 4-14 (t. II, p. 68).
■3. Ibid., II, 14-31 (t. II, p. 68-69).
4. Enn., VI, 9, 6, 1-16.
5. VI, 9, 6, 4 : καταλήγει (sc. ή ψυχή) εις τδ σμικρότατον. Cf. <Porphyre>, In
Parm., I, 22 et 30 (t. II, p. 65).
6. Plotin, Enn., VI, 9, 6, 5 : και έπερείδεταί τινι άμερεϊ μέν, αλλά δ ήν έν
μεριστφ καί δ εστιν έν άλλω. Dans ces lignes, Plotin fait probablement allusion à
la doctrine de Speusippe, sans le nommer. En effet, notre commentaire du Parmé­
nide attribue justement à Speusippe la doctrine selon laquelle l’Un serait un
minimum indivisible et Damascius, Dub. et Sol., § 1,1.1, p. 2,25 écrit également :
ού γάρ εν ώς έλάχιστον καθάπερ δ Σπεύσιππος έδοξε λέγειν. Comme le remarque
E. Zeller, Philosophie der Griechen, t. II, 1, 6e éd., p. 656, on attribuait probable­
ment cette opinion à Speusippe en s’appuyant sur Aristote, Metaph., XIV, 1,
1087 b 31. Dans ce texte, Aristote, après avoir rappelé que, pour Speusippe,
l’Un s’opposait à la Multiplicité, en conclut que, si l’on admet cette opinion,
l’Un sera le « peu » (έσται γάρ τδ έν ολίγον). En fait, c’est donc Aristote qui tirait
cette conséquence de la doctrine de Speusippe. Plotin, pour sa part, affirme que
l’on considérera l’Un comme un minimum si on le confond avec l’un numérique :
la doctrine qu’il imagine ainsi correspond à d’autres renseignements donnés par
Aristote sur Speusippe : il aurait considéré l’Un comme un premier principe
(Metaph., VII, 2, 1028 b 21) mais il aurait conçu tout principe comme un nombre
mathématique (XII, 10, 1075 b 38).
7. Enn., VI, 9 [9] 6, 7 : μέγιστον γάρ απάντων ού μεγέθει άλλά δυνάμει. VI, 7,
[38] 32> Ι9·
PREMIER FRAGMENT : LA NOTION D’UN 115

relie ou à celui de la puissance intelligible x. Et notre fragment dira


précisément que Dieu est peut-être nommé Un à cause d’une certaine
petitesse qui échappe à notre faiblesse 2 — ce qui implique que la puis­
sance réside dans le minimum de grandeur.
Ce qui suit est également plotinien : la dénomination d’Un, nous dit
notre commentateur, sert à montrer que Dieu est étranger à toute multi­
plicité, qu’il est principe de toutes choses et que sa puissance est infinie.
Dans son Histoire philosophique, Porphyre a également résumé cette
doctrine 3. Notre commentateur s’arrête tout particulièrement à prouver
que l’Un est principe de toutes choses et que ce principe est transcen­
dant : sans lui les choses ne sont rien, parce que l’unité est principe de
l’être 4.Nombreux sont les textes plotiniens qui établissent cette doc­
trine 5. Que l’Un soit principe de toutes choses, notre fragment le démon­
tre en deux étapes : premièrement6, si les choses qui viennent de l’Un
sont séparées les unes des autres et perdent leur être, elles ne seront même
plus une multitude; deuxièmement7, si l’Un, qui définit les choses, se
séparait d’elles, elles seraient indéfinies, elles perdraient donc leur être.
Conclusion sous-entendue : si l’Un se retirait des choses, elles ne seraient

1. Cf. p. no.
2. <Porphyre>, In Parm., Il, 2-4, cf. p. in, n. 6.
3. On comparera
Plotin Porphyre <PORPHYRE>
Enn., VI, 9 [9] 5, 30-4°. Phil. Hist., fr.XV.p. 13, In Parm., I, 6 :
Harder : n, Nauck :
φ όνομα μέν κατ’ αλή­ όνομα δέ αύτώ μηδέν ίκανώς γάρ άφίστησιν
θειαν ούδέν προσήκον, εί- έφαρμόττειν... εί δέ όλως (sc. ή τοϋ ενός έννοια)
περ δέ δεϊ όνομάσαι, κοι­ έκ τών παρ’ ήμϊν ονομά­ άπ’ αύτοΰ παν πλήθος καί
νώς αν λεχθέν προσήκον­ των χρή τι τολμήσαι σύνθεσιν καί ποικιλίαν καί
τος έν ... ονομάζομεν έν, λέγειν περί αύτοΰ, μάλλον το άπλοϋν εννοεΐν δίδωσι
έξ ανάγκης τοϋ σημαίνειν την τοϋ ενός προσηγορίαν καί τό μηδέν πρό αύτοΰ καί
άλλήλοις αύτήν (sc. δύνα- καί την τάγαθοΰ τακτέον τό αρχήν είναι τών άλλων
μιν ) τώ όνόματι είς έννοιαν επ’ αύτοΰ. Τό μέν γάρ τό έν πως... Οικεία ούν
άμέριστον άγοντες... έμφαίνει την περί αύτόν αΰτη πασών τών άλλων
VI 9, 6, 10 : τφ άπε- απλότητα καί διά τοΰτο προσηγοριών τω έπί πασι
ριλήπτω τής δυνάμεως... αντάρκειαν χρήζει γάρ ού- θεφ ... διανοηθέν[τες τήν]
16 : τώ αύταρκεϊ δ’άν τις δενός, ού μερών, ούκ ού- άπειρον δνναμιν καί πάν­
καί το έν αύτοΰ ένθυμηθείη. σίας, ού δυνάμεων, ούκ των των δντων αιτίαν
V 5, 6, 24 : καί λέγομεν ενεργειών, άλλ’ έστι πάν­ καί [ά]ρ[χήν] τών μετ’
περί ού ρητοΰ, καί όνομά- των τούτων αίτιος. αύτόν πάντων...
ζομεν σημαίνειν έαυτοϊς
θέλοντες, ώς δυνάμεθα.
Τάχα δέ καί το έν όνομα
τοΰτο άρσιν έχει πρός τά
πολλά...
32 : απλότητάς έστι
σημαντικόν.
4· <Porphyre>, In Parm., I, 10-17 (t· H, Ρ· 64).
5· Enn., N, 4, 1, 4-7! HI, 9, 4, ι-9! IU, 8, ίο, 16-17
6. <Porphyre>, In Parm., I, 10-13 (t· Π, Ρ· 64).
7· Ibid., I, 14-17 (t· H, Ρ· 66).
116 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »

même plus une multitude : on reconnaît là la neuvième hypothèse du


Parménide mais aussi l’écho de plusieurs textes de Plotin 1 2.
Mais la notion d’Un elle-même doit être dépassée, ce qui revient à dire
qu’il faut renoncer à toute notion distincte pour penser Dieu 3. On trouve,
dans les Ennéades aussi, ce mouvement qui nous fait passer de l’acceptation
de la notion d’Un au dépassement de cette notion 4 et elles nous décri­
vent une méthode assez analogue à celle qui nous est ici proposée. D’une
part, pour être sûr de ne pas tomber dans le néant absolu en renonçant à
tout, il ne faut pas s’éloigner « des objets qui sont au voisinage des
premiers 5 », mais d’autre part, il faut refuser toute notion déterminée 6.
Dans ses Sententiae7, Porphyre avait, une fois de plus, systématisé
cette doctrine, en montrant que l’âme peut aller dans deux directions,
le néant inférieur et le néant transcendant, et que pour atteindre celui-
ci, elle doit d’abord s’attacher à l’étant.
Dans notre commentaire apparaît toutefois une idée sur laquelle
Plotin insiste peu : il faut dépasser la notion d’Un, parce que Dieu
transcende l’opposition entre l’un et le multiple8. Nous sommes ici au
point de départ de l’évolution qui conduira à la doctrine de Jamblique.
Pour Porphyre, l’Un est lui-même l’ineffable qui est principe de l’oppo­
sition entre l’un et le multiple, les deux points de départ des séries
pythagoriciennes d’opposés. Jamblique, pour sa part, placera l’Un non-
participé, immédiatement au-dessus de cette opposition et il placera
l’ineffable au-dessus de ce premier Un 9.
La fin de notre premier fragment10 décrit probablement l’extase
telle que Porphyre la conçoit. « Il pourra t’arriver une fois » 11 : il s’agit
donc d’un événement rare, comme le soulignait la Vita Plotini12. Ce qui

1. Cf. p. io6.
2. Cf. p. 106, n. 2.
3. «Porphyre), In Parm., II, 4-14 (t. II, p. 68).
4. Plotin, Enn., V, 5 [32] 6, 32 (suite du texte cité p. 115, n. 3) : ίνα ô
ζητήσας άρξάμενος άπ’ αύτοϋ δ πάντων απλότητάς έστι σημαντικόν άποφήση τελευτών
και τοϋτο.
5· Enn., VI, 9 [91 3> ϊ6 ’· ούτε πόρρω δει γενέσθαι τών περί τά πρώτα et III, 8,
10, 20-35 où l’on trouve liées les deux idées que notre fragment II, 4-10 rapproche :
en voulant saisir l’unité-source de chaque chose (de la plante, de l’animal ou du
tout) on croira ne rien avoir saisi, mais pourtant si le principe n’est rien de ce
dont il est principe, on reconnaîtra sa grandeur par ses effets ( συνορών δέ τδ μέγα
αύτοϋ τοϊς μετ’ αύτδ δι’ αύτδ ουσιν, formule que l’on peut comparer avec «Por­
phyre), In Parm., II, 8 : νοεΐν πάντα τά παρ’ αύτοϋ καί δι’ αύτόν).
6. Cf. t. II, p. 69, n. 5.
7. Sent., 26, p. il, 8-14, Mommert. Plotin, Enn., VI, 9 [9] 11, 35-42 avait
déjà esquissé cette distinction entre les deux mouvements de l’âme, dirigés soit
vers l’Un soit vers le néant inférieur.
8. <Porphyre>, In Parm., II, 9-14 (t. II, p. 68).
9. Cf. p. 96-97·
10. «Porphyre), In Parm., II, 17-27 (t. II, p. 70).
11. Ibid., II, 18 : συμβήσεταί σοί ποτέ (t. II, p. 70).
12. Vita Plotini, 23, 12 : άπαξ, i6 : τετράκις.
PREMIER FRAGMENT : LA NOTION D’UN 117
arrivera alors, c’est que l’on se tiendra dans la prénotion ineffable de
l’ineffable. Cette « prénotion » est décrite comme un acte de l’esprit qui
ne s’arrête à rien de déterminé, qui n’énonce rien, qui n’a même pas
conscience de lui-même, mais qui « est » ineffablement l’ineffable x.
C’est dans cet état de pure existence silencieuse et inconsciente qu’elle
représente l’ineffable.
Cette idée de « prénotion », de προέννοια, n’est pas si singulière qu’on
pourrait le croire. On la retrouve d’abord dans les Sententiae de Porphyre
qui nous disent que nous avons une prénotion (προνοοϋμεν ou προεννοοΰμεν)1 2
du Non-Étant au-dessus de l’Étant, c’est-à-dire de l’Un. Plotin y fait
allusion lorsqu’il imagine, au-delà de la dualité de la pensée, la simplicité
absolue d’un toucher sans intellection qui anticipe la pensée (προνοοϋσα)3.
Enfin l’hermétisme employait l’expression : ό προεννούμενος Θεός 4. On
s’est souvent demandé comment il fallait traduire cette dernière expres­
sion 5. L’ensemble des données que nous trouvons chez Porphyre et
chez Plotin nous éclaire sur ce point. Le premier Dieu est « préconçu »
(aussi bien par les autres que par lui-même) parce qu’il ne peut être
atteint que par un mode de connaissance antérieur à la connaissance et
qui corresponde précisément au fait qu’il est « préexistant » 6.

1. <Porphyre>, In Parm., II, 20 et 25 (t. II, p. 70 et 71, n. 3).


2. Sent., 26, p. n, 9 et 10, Mommert : μη δν... το δέ προνοοϋμεν (leçon de
V retenue par Mommert, προεννοΰμεν UL, προεννοοΰμεν QRMN) έχόμενοι τοϋ δντος.
Remarquer έχόμενοι, qui se retrouve dans le fragment que nous étudions,
In Parm., II, 7 (t. II, p. 68).
3. Enn., V, 3 [49] 10, 41 : ή ούκ έσται νόησις αύτοΰ, άλλά θίξις καί οΐον έπαφή
μόνον άρρητος καί άνόητος, προνοοϋσα οΰπω νοΰ γεγονότος
4· Cf. Corpus Hermeticum, t. IV, p. m, fr. 12«, Nock-Festugière (= Lac-
TANCE, Div. inst., IV, 7, 3) : περί τοϋ μόνου κυρίου πάντων καί προεννοουμένου θεοΰ.
Ibid., p. ιΐ5, fr. 17 (= Jamblique, De myst., X, 7, p. 293, 1, des Places) : αύτο
δέ τάγαθδν το μέν θειον ήγοΰνται τον προεννοούμενον θεόν. Ibid., ρ. 143, fr. 3θ
( = Pseudo-Anthime, 14-15. éd. Mercati, dans Studi e Testi, V, 1901, p. 98) :
εΐσόμεθατδν προεννοούμενον θεόν . Ibid., p. 135, fr. 30 (= Cyrille, contra Iulianum,
I, P. G., t. LXXVI, 553 a-b) : εις ών ό μετά τον προεγνωσμένον θεόν.
5· Cf. W. Scott, Hermetica, t. IV, Oxford, 1936, p. 99 et 260, n. 2 : « 'Ο προεν-
νοούμενος θεός might... be translated « the God who is preconceived »; but why
the Supreme God should be so called, I do not know » et en note : « Does the
phrase mean The God of whom we hâve a πρόληψις, i.e. an innate or a priori
notion? (A ce sujet, cf. note suivante).The Supreme God might perhaps be
called ό προ έννοιας ών « prior to έννοια » or προεννόητος. » A. J. Festugière,
dans Corpus Hermeticum, t. IV, p. 112, n. 1 explique προεννοουμένου comme
signifiant « conçu (par nous) avant toutes choses », et ajoute : « L’expression reste
obscure s’il s’agit du Premier Dieu : Dieu est-il conçu avant toutes choses ?
(Appliqué au Second Dieu, dont il est question, je crois, dans le fr. 36 où le
2e Dieu serait dit ό προεννοούμενος θεός, le mot se comprendrait : « conçu avant
toutes choses, sc. dans la pensée du premier Dieu. »). Peut-être : conçu <comme
étant> avant toutes choses. » A. Orbe, Hacia la primera teologia de la procesiôn del
Verbo, Rome, 1958, p. 236, n. 22 : « Salvo meliori ό προεννοούμενος θεός ha de
entenderse en sentido medio « el Dios que todo lo supraconoce en Si proprio ».
6. La pensée antérieure à la pensée correspond à la fois au mode d’intellection
par lequel nous saisissons Dieu et au mode d’intellection propre à Dieu. Chez
Victorinus, on trouve praeintellegentia employé en ce double sens, cf. § 37 =
118 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
Il y a une profonde différence ici entre l’attitude plotinienne et l’attitude
porphyrienne. Plotin insiste surtout sur l’impression d’identité éprouvée
par l’âme : celle-ci ne peut se distinguer de l’Un lorsqu’elle le touche L
Porphyre, au contraire, nous dit que nous nous tenons dans la prénotion
de l’Un * 2 — et non dans l’Un lui-même, comme le dirait Plotin. Son
1
attention reste donc fixée sur l’état subjectif qui en nous correspond à
ce contact. Ce subjectivisme conduit inévitablement à l’agnosticisme :
si notre toucher de l’Un n’est qu’un certain état de l’âme, nous restons
en fait séparés de lui; nous ne pouvons atteindre le Principe, nous ne
pouvons atteindre que notre ignorance à son égard3. Ici s’esquisse ce
qui sera l’attitude de Damascius qui s’exprimera4 par exemple en ces
termes :
« Si nous avons quelque représentation du non-étant absolu ou de Celui-là
dont nous traitons ici, c’est une représentation à nous qui est en nous et marche
sur le vide. Quand nous saisissons cette représentation, nous croyons le saisir,
Lui, tandis qu’il n’est rien pour nous (ούδέν προς ημάς), tant il dépasse notre
puissance de connaître. »
On retrouve ce subjectivisme et cet agnosticisme dans le deuxième
fragment (fol. ΠΙ-VI). Celui-ci se rapporte très probablement aux lignes
de la première hypothèse (Parm., 139 6-140 b) dans lesquelles Platon
montre que l’Un purement Un n’est ni identique ni différent, ni semblable
ni dissemblable. En effet le début de notre fragment propose une objec­

Adv. Ar., I, 50, i et § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 15, voir p. 418. Chez Proclus, la
πρόνοια sera également une activité antérieure à l’intelligence, cf. J. Trouillard,
Note sur προούσιος et πρόνοια chez Proclus, dans Revue des études grecques, t. LXXIII,
i960, p. 80-87. J’ai traduit προέννοια par « prénotion » parce que je pense que
cette expression et cette doctrine sont issues d’une élaboration de l’idée stoïcienne
de πρόληψις. La « prénotion » stoïcienne pouvait fournir le modèle d’un mode de
connaissance antérieur à l’activité proprement intellectuelle, se rapportant
précisément à l’existence divine. Transposées dans le néoplatonisme, les « notions
naturelles » pouvaient prendre une valeur mystique (cf. Jamblique, Dernyst., 1,3 ;
Porphyre, Epist. ad Marc., 26, p. 291, 10, Nauck.)
1. Enn., VI, 7 [38] 34, 14 et VI, 9, 10, 20.
2. <Porphyre>, In Parm., II, 19-20 (t. II, p. 70) : στήναι έπ! τήν αύτοϋ άρρητον
προέννοιαν. Στήναι est très plotinien, par exemple Enn., N, 5 [32] 4, 8-9 :
χρή... μηδέν αύτφ ετι προσθειναι, άλλα στήναι παντελώς, mais, pour Plotin, on
se « tient » dans l’Un lui-même, Énn., VI, 9 [9] 9, 51-52 : άποθέσθαι τά άλλα δει και
έν μόνω. στήναι τοϋτω.
3· Car la προέννοια est inconscience (ούδέ... παρακολουθούσαν) et non-savoir
(ούδέ τι εΐδυϊαν) Cf. «Porphyre), In Parm., II, 22-24 (t- U> P- 7°)·
4. Damascius, Dub. et Sol., § 7, t. I, p. 12, 21, Ruelle. Le ούδέν προς ήμάς de
Damascius correspond au renversement de perspective décrit dans «Porphyre),
in Parm., IV, 19 (t. II, p. 76) : nous croyons qu’il n’est rien pour nous parce que
nous ne sommes rien par rapport à lui. Cette représentation vide dont parle
Damascius rappelle l’intellection « qui ne conçoit rien » de notre fragment II,
17 (t. II, p. 68) et Victorinus § 71 = Adv. Ar. I, 33, 12-14 où la praenoscentia par
laquelle nous connaissons Dieu est définie comme une connaissance qui par
elle-même n’est rien, c’est-à-dire qui est sans contenu, sinon qu’elle conçoit
la préexistence de Dieu.
DEUXIÈME FRAGMENT : DIEU ET LA DIFFÉRENCE 119
tion à cette doctrine : peut-on dire que Dieu n’est ni différent ni dissem­
blable, alors qu’il est différent de l’intelligence? Une telle question
suppose évidemment le système plotinien des hypostases : Dieu étant
la première hypostase et l’intelligence étant la seconde hypostase, toutes
deux ne sont séparées que par l’altéritéx. Comment éviter de dire que Dieu
est différent de l’intelligence ? Si l’on concède que Dieu ne participe
pas à l’altérité pour être différent de l’intelligence, peut-on nier qu’il ne
2 ? La solution proposée par Porphyre ne répond
soit pas l’intelligence 1
pas à cette question précise, elle se contente d’affirmer que les relations
que ceux qui sont après Dieu ont avec Dieu ne sont pas réciproques. Cela
signifie implicitement que si l’intelligence est différente de Dieu, Dieu
n’a aucun rapport, ni d’identité ni d’altérité, avec l’intelligence. Notre
fragment ne démontre pas cette doctrine : il l’affirme seulement, mais
avec beaucoup de force et de cohérence.
Après avoir affirmé que Dieu est étranger à toute ressemblance ou
dissemblance parce qu’il est incommensurable avec tout ce qui vient
après lui3, Porphyre cherche à expliquer pourquoi nous nous représen­
tons Dieu comme différent de nous. C’est que nous nous imaginons que
nos relations avec lui sont réciproques. Nous projetons donc en lui ce
qui n’est qu’en nous, comme on peut s’imaginer que le soleil se lève ou
encore que la terre s’éloigne alors que c’est le bateau qui prend le large 4.
Ce qui vient après Dieu ne s’ajoute pas à lui pour former un tout avec
lui; ce n’est même pas un vide qu’il remplirait. Dieu et « toutes choses »
ne peuvent être nombrés ensemble parce que le tout et nous-mêmes
sommes néant par rapport à lui56 . Nous retrouvons ici le renversement
de perspective que nous avons déjà rencontré : si nous concevons Dieu
comme un néant, c’est précisément que nous sommes néant par rapport
à lui.
Si Dieu n’a pas de rapports avec ce qui le suit, faut-il en conclure
qu’il ne connaît pas le tout 8 ? Il faudrait l’admettre s’il n’y avait d’autre
connaissance que celle qui suppose une relation à un objet connu et qui
est contraire à l’ignorance. Mais il y a une autre connaissance qui n’est
que connaissance pure, comme la lumière du soleil est lumière pure 7.
Arrivé à ce point, Porphyre sent bien qu’en attribuant cette connaissance,
même absolue, à Dieu, il risque de compromettre la transcendance qu’il

1. Θεός et νους étaient, semble-t-il les « objets » de la première et de la seconde


hypothèse du Parménide, selon l’exégèse de Porphyre, cf. Proclus, In Parm.
P- ÏO53> 39, Cousin et Plat. Theol., p. 21, 51, Portus. Sur l’altérité qui sépare les
deux premières hypostases cf. Plotin, Enn., V, 1 [10] 6, 53. Voir t. Il, p. 119.
2. <Porphyre>, In Parm., III, 2-3 (t. II, p. 72).
3. Ibid., III, 3-13 (t. II, p. 72).
4. Ibid., III, 13-IV, 4 (t. II, p. 72-74).
5. Ibid., IV, 5-V, 7 (t. II, p. 74-78).
6. Ibid., V, 7-10 (t. II, p. 78).
7. Ibid., V, 10-VI, 12 (t. II, p. 78-82).
120 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
veut affirmer x. Il s’arrête donc et il résume son développement antérieur :
Dieu est sans relations à tout ce qui vient de Lui. A ce sujet, il introduit
une notion nouvelle : Dieu est absolument séparé (έξηρημένον) de
toutes les autres choses 1 2.
Notre fragment ne commente donc pas directement Parm., 139^-1400.
Cette analyse du texte 3 se trouvait probablement dans la partie perdue.
Ici même, selon l’usage des commentateurs, il répond à une objection
provoquée par les affirmations de Platon et en faisant cette réponse, il
peut introduire un exposé dogmatique. En affirmant que Dieu est sans
relations aux choses qui viennent de lui, Porphyre pense peut-être à ce
passage du Parménide (i33«-i34c) dans lequel Platon exposait une des
difficultés de la théorie des idées : s’il y a une connaissance absolue
d’un objet absolu, et une connaissance « en nous » des choses qui sont
« chez nous 4 », la réalité humaine sera inconnaissable à Dieu et la réalité
divine inconnaissable à l’homme. Sans doute, Platon ajoute-t-il presque
aussitôt (135Ô) que de telles objections sont spécieuses, mais il n’indique
pas dans le dialogue même la manière de les résoudre. Un néoplatonicien
comme Porphyre pouvait imaginer que cette séparation radicale n’exclu­
ait pas un ordre proprement intelligible, celui de l’intelligence, intermé­
diaire et accessible à l’homme.
Chez Plotin, le problème de la réciprocité des relations entre l’homme
et Dieu est posé en deux occasions. En premier lieu, si nous disons que
Dieu nous est présent ou absent, faut-il en conclure que c’est la relation
de Dieu à nous qui se modifie ? Non, répond Plotin ! « Lui, qui n’admet
en lui aucune altérité, est toujours présent; mais nous, nous ne lui sommes
présents que lorsque l’altérité disparaît 5. » Porphyre insistera beaucoup,
dans ses Sententiae ®, sur cette doctrine, en identifiant la présence à soi
et la présence à Dieu. D’autre part, on pouvait se demander si la ressem­
blance avec Dieu qui résulte de la vertu est une ressemblance réciproque.
Le traité Sur les vertus est presque entièrement destiné à montrer qu’il
y a deux sortes de ressemblance : la ressemblance réciproque qui s’établit
entre les êtres qui possèdent un élément identique provenant d’un même
principe et la ressemblance non-réciproque qui existe entre deux choses
dont l’une devient semblable à l’autre qui est son modèle. C’est selon

1. Ibid., VI, 12-18 (t. II, p. 82).


2. Ibid., VI, 18-35 (t· H, P· 82-84).
3. On trouve ce genre d’analyse au folio VIII, 1-10, suivi en VIII, 20-35 Par
une aporie (cf. t. II, p. 88-90).
4. Notamment, 134« : ούκοϋν καί επιστήμη, φάναι, αύτή μέν 8 έστι έπιστήμη της
δ έστιν άλήθεια αύτης άν εκείνης εϊη έπιστήμη; ... Ή δέ παρ’ ήμϊν έπιστήμη ού της παρ’
ήμϊν αν άληθείας εϊη;
5· Enn., VI, 9 [91 8, 33 : έκεϊνο μέν ούν μή έχον έτερότητα άε'ι πάρεστιν, ήμεϊς
δέ όταν μή έχωμεν. Cf. VI, 5, 12, 25-26.
6‘. Sent., 40, ρ. 37, 6-38, 6, Mommert. Cf. ρ. 91, n- 1, 5°·
DEUXIÈME FRAGMENT : DIEU ET LA DIFFÉRENCE 121
ce dernier type de ressemblance que la vertu nous rend semblables à
Dieu x.
Si les relations entre Dieu et ce qui vient après lui ne sont pas réci­
proques, c’est, nous dit notre fragment, que Dieu ne forme pas un tout
avec les autres choses. Celles-ci ne s’ajoutent pas à lui, elles ne coexistent
pas avec lui, elles ne sont même pas son « lieu 1 2 ». On pourrait trouver chez
Plotin des affirmations analogues 34 , mais en général l’attention du maître
de Porphyre ne s’arrête pas sur ce point. Porphyre au contraire est parti­
culièrement sensible à cette idée d’incoordination. Il écrit par exemple
dans son Histoire philosophique :
« Bien que toutes choses soient engendrées par lui, le premier Dieu est
néanmoins toujours seul : c’est que les choses ne peuvent se connumérer avec
l’existence de ce premier Dieu et que le mérite propre à leurs rangs respectifs
ne peut se coordonner avec elle i. »
C’est exactement la doctrine exprimée dans notre fragment :
« Dieu doit à l’unité et à la solitude qui lui sont propres de demeurer sans
relations par rapport aux choses qui sont après lui et par lui 56 . »
Si Dieu reste seul, bien que les choses soient engendrées par lui, c’est
qu’elles ne sont rien pour lui. Par rapport aux étants que nous sommes,
Dieu est « non-étant », mais par rapport à l’étant absolu qu’il est, c’est
nous qui sommes non-étants. Ce genre d’opposition n’est pas plotinien,
nous l’avons déjà dit ®, dans la mesure où il est rapporté à la relation
entre l’Un et ce qui vient de lui. Plotin l’aurait admis pour définir notre
relation avec le monde intelligible : c’est le non-étant, c’est-à-dire l’alté­
rité, qui nous particularise et nous sépare du véritablement étant qu’est
le monde intelligible 7. Porphyre répète cette doctrine de Plotin dans ses
Sententiae 8. Mais, par un mouvement que nous connaissons bien main­
tenant 9, il l’applique ici à nos rapports avec l’Un. La confusion est
grave. Chez Plotin, l’opposition entre l’étant et le non-étant n’était
qu’une opposition secondaire postérieure à l’opposition fondamentale
entre l’Un et le Multiple et intérieure en quelque sorte à l’étant lui-même.
Si elle devient fondamentale et absolue comme dans notre fragment, elle

1. Enn., I, 2 [19] 2, 4-10 et I, 2, 7, 28-30. Cf. t. II, p. 75, n. 1.


2. <Porphyre>, In Parm., IV, 12-17 (t. II, p. 76).
3. Enn., N, 6 [24] 4, 7-11 : l’Un est antérieur aux unités connumérées dans le
nombre. Cf. V, 5, 4, 12.
4. Phil. Hist., fr. XVIII, p. 15, 8-12, Nauck : ώσπερ δέ δ θεός δ πρώτος καί
μόνος άεί, καν άπ’ αύτοϋ γένηται τά πάντα, τώ μή τούτοις συναριθμεΐσθαι μηδέ τήν
άξίαν συγκατατάττεσθαι δύνασθαι τή έκείνου υπάρξει...
5· «Porphyre), In Parm., IV, g-iz (t. II, p. 74). Cf. Damascius, Dub. et Sol.,
§ 6, t. I, p. 9, 14 : εί δέ έστιν άσύντακτον τω δντι πρδς πάντα καί άσχετον πρδς
πάντα καί ούδέν τών πάντων...
6. Cf. ρ. ιιι.
7· Enn., VI, 5 [231 12, 22-23 : γενόμενος δέ τις καί έκ τοΰ μή δντος έστιν ού πας,
άλλ’ δταν τδ μή δν αφή.
8. Sent., 40, ρ. 36, ΐ7> cf. plus haut, 90, n. 1.
9. Cf. p. 110 et sq.
122 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
risque d’introduire une déchirure radicale dans la continuité du réel,
chère à Plotin *. Entre l’Étant absolu et le non-étant, toute communauté
s’évanouira, il n’y aura que séparation totale. Bien plus, comme le verra
bien Damascius, dire que Dieu est « séparé » absolument de toutes
choses, comme le voudrait Porphyre 12, ce sera encore dire trop ou trop
peu. Une telle expression implique encore un rapport à autre chose 34,
comme la notion de Principe elle-même. Nous sommes ramenés au
subjectivisme et à l’agnosticisme auxquels nous avait conduits le premier
fragment. On ne pourra même pas dire que Dieu est inconnaissable,
mais que nous constatons en nous une ignorance et que nous ne savons
même pas si cette ignorance est relative à un objet que nous ignorons i.
Il est évident que ce n’est là qu’une des possibilités de la pensée porphy­
rienne, que Damascius développera jusqu’à ses plus extrêmes consé­
quences. Notre fragment lui-même la corrige, en laissant entendre que
l’opposition entre notre néant et la réalité divine est, en quelque sorte,
d’ordre moral. C’est nous-mêmes qui nous sommes séparés de Dieu, et
nous ne serons plus, par rapport à Dieu, ce néant absolu, si « nous saisis­
sons sa simplicité salvatrice, en l’être de laquelle — dans la mesure où
nous pouvons parler d’être à son sujet — les autres choses ont leur salut,
comme, en la lumière du soleil, les choses terrestres 5 ». Tout aussi bien,
Porphyre, par d’autres aspects de sa doctrine, affirmera, plus encore que
Plotin, la continuité du réel6. Il nous suffit de continuer à lire notre pré­
sent fragment pour y trouver, dans la théorie de la connaissance absolue,
un enseignement qui risque de mettre en cause la transcendance divine
qui vient pourtant d’être si fortement revendiquée.
Si tout est néant par rapport à Dieu, faut-il en conclure qu’il ignore
le Tout ? Porphyre répugne à admettre qu’il y ait en Dieu de l’ignorance.
Mais la connaissance elle-même n’implique-t-elle pas un passage de
l’ignorance à la connaissance ? Il faut donc supposer que la connaissance
divine transcende l’opposition entre ignorance et connaissance, parce
qu’elle transcende l’opposition entre sujet et objet; elle est une connais­
sance absolue qui n’est que connaissance 7. Porphyre semble ici para­
phraser (et déformer), un passage du traité de Plotin Sur le Bien ou Sur

1. Cf. Enn., V, 2 [11] 2, 25-30.


2. <Porphyre>, In Parm., VI, 28 (t. II, p. 84). Voir aussi t. I, p. 410,
n. 1-5.
3. Damascius, Dub. et Sol., § 7, t. I, p. 15, 15.
4. Damascius, Dub. et Sol., § 7, t. Ι,ρ. 13,19.0ηcompareraDamascius,Ibid., §4,
p. 7, 6 : « Toutes nos formules ne font que révéler nos propres états d’âme à son
égard (τά δέ οικεία πάθη περί αύτό) », avec notre fragment In Parm., IV, 35 (t. II,
p. 78) : « Nous avons l’habitude de transporter en lui nos propres affections
(τά ήμέτερα πάθη). »
5. <Porphyre>, In Parm., V, 3-7 (t. II, p. 78).
6. Cf. p. 97 sq.
7. <Porphyre>, In Parm., V, 7-VI, 12 (t. II, p. 78-82).
TROISIÈME FRAGMENT : LA CONNAISSANCE ABSOLUE 123
l’Un x. Plotin commençait par refuser la pensée à l’Un, « pour qu’il n’y
ait pas en lui d’altérité 2». En effet, disait-il (et Porphyre le répète à sa
suite), la connaissance, même de soi, supposerait que l’Un passe de
l’ignorance à la connaissance 3. Mais, si l’Un ne pense pas et ne se connaît
pas, il ne faut pas en conclure qu’il y ait en lui de l’ignorance. Il n’y a
ignorance, que lorsqu’il y a un autre être qui peut ignorer. Mais l’Un
est seul. Il n’a donc rien d’autre à connaître ou à ignorer 4. « Étant avec
lui-même » (συνον αύτω), il n’a pas besoin de la pensée de lui-même.
Porphyre dira : étant inséparable de lui-même (άχώριστον ον έαυτοΰ),
il n’est pas dans l’ignorance s’il ne connaît pas et il ne connaît pas, s’il
n’ignore pas 5. Mais ici Porphyre et Plotin se séparent un instant. Plotin,
en effet, renonce immédiatement à la formule qu’il a employée : « étant
avec lui-même ». Une telle formule risque de compromettre l’unité
absolue ®. Porphyre n’a pas ce scrupule, et laissant de côté le refus
renouvelé de Plotin : « II faut nier de lui l’acte de penser et de comprendre,
la pensée de lui-même et des autres choses 7 », il ne retient que l’étrange
formule plotinienne qui suit : « Il ne faut pas en effet le placer dans la
catégorie du « pensant », mais plutôt dans celle de la pensée ; car la pensée
ne pense pas elle-même, mais elle est cause qu’un autre être pense 8. »
Plotin tient à cette idée, il y revient ailleurs. Èlle semble dirigée contre
la fameuse « pensée de la pensée », identifiée par Aristote à l’acte pre­
mier : « Serait-il la « pensée », il ne penserait pas ; ce qui pense, c’est ce
qui a la pensée et il faut par conséquent deux choses dans un sujet pen­
sant; or la pensée toute seule n’est pas ces deux choses 9. » Et encore :

1. Cf. n. 2-8.
2. PLOTIN, Enn., VI, g [9] 6, 42 : ούδέ νόησις, ϊνα μή έτερότης.
3· Enn., VI, 9, 6, 44 : Porphyre, in Parm., V, 11-13
(t. Il, p. 78).
ΙΊρό νοήσεως τοίνυν άγνοών έσται Καί πώς γιγνώσκων ου γιγνωσκει η
καί νοήσεως δεήσεται, ϊνα γνώ εαυτόν πώς γιγνώσκων ούκ έν άγνοια έστιν;
ό αύτάρκης έαυτω. 'Ότι ού γιγνώσκει, ούχ ώς έν άγνοια
γενόμενος, άλλ’ ώς πάσης ύπερέχων
γνώσεως.
4· Enn., VI, 9, 6, 46 : Ού τοίνυν δτι V, 15-ι6 : Ού γάρ ποτ’ άγνοήσας
μή γινώσκει μηδέ νοεί έαυτόν, άγνοια ούκ έπεγίγνωσκεν.
περί αύτόν έσται" ή γάρ άγνοια ετέρου V, 23-24 : οΰ μήν ούδ’ άγνοεϊ εΐ
δντος γίνεται, δταν θάτερον άγνοή θάτερον. μή γιγνώσκει.
Τό δέ μόνον οΰτε τι γινώσκει οΰτε V, 25-27 : Καί τήν άγνοιαν λαμβάνη
τι έχει δ άγνοεϊ. λ_>’ αύτοΰ μή
έπ κατ’ έναντίωσιν καί
στέρησιν.
5· Enn., VI, g, 6, 49 : εν δέ δν συνόν V, 21-23 : Άλλ’ ώς αν άχώριστον
αύτφ ού δεϊται νοήσεως έαυτοΰ. δν έαυτοΰ καν μή άγνοών ού γιγνώσκει.
6. Enn., VI, g, 6, 50 : Έπεί ούδέ τό συνεϊναι δει προσάπτειν, ϊνα τηρής τό έν.
7· Enn., VI, g, 6, 51 : άλλά καί τό νοεϊν καί τό συνεϊναι άφαιρεϊν καί έαυτοΰ νόησιν
καί τών άλλων.
8. Enn., VI, g, 6, 52 : ού γάρ κατά τό νοοΰν δεϊ τάττειν αύτό, άλλά μάλλον κατά τήν
νόησιν. Νόησις δέ οΰ νοεί, άλλά τοΰ νοεϊν άλλω. Cf. ρ. 428.
9- Enn., V, 6 [24] 6, g : έπειτα ούδ’ ή νόησις νοεϊ, άλλά τό έχον τήν νόησιν- δύο ούν
πάλιν αδ έν τφ νοοϋντι γίγνεται- τοΰτο δέ ούδαμή δύο.
124 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »

« S’il est pensée, il ne pense pas, pas plus que le mouvement ne se meut x. »
Dans ces trois textes, Plotin n’affirme pas que l’Un soit pensée. Il se
contente de réfuter la doctrine aristotélicienne en admettant ses prémisses
à titre d’hypothèse. Porphyre comprend la formule en un sens dogma­
tique. Il imagine donc une connaissance absolue, une connaissance « dans
la simplicité », une connaissance sans objet et qui est l’Un lui-même 1 2.
L’Un apparaît ainsi, selon un mouvement que nous retrouverons dans
le cinquième fragment3, comme l’idée de la seconde hypostase : il est
l’idée de la connaissance, la connaissance en soi, de même qu’il sera
l’idée de l’étant, l’être pur, l’être en soi. Il est la préexistence de la connais­
sance, comme il sera la préexistence de l’étant. Mais en comparant cette
connaissance absolue à la lumière pure et absolue 4, Porphyre revient à
Plotin. Comme l’a bien montré W. Beierwaltes 5, la lumière plotinienne
est en effet vision de soi : elle transcende l’opposition entre le voir et
l’être vu, elle est pur regard, et pure clarté « qui engendre intelligence et
intelligible 6 ». La connaissance absolue, dont nous parle Porphyre, peut
donc se concevoir sur le modèle de cette clarté originelle.
Le troisième fragment (fol. VII-VIII) nous renseigne surtout sur la
forme que revêtait le commentaire de Porphyre Sur le Parménide. Nous
y trouvons d’abord le lemme, Parm., i^ia-d, cité in extenso 7. Puis Por­
phyre analyse le texte en montrant l’articulation du raisonnement8.
Enfin, il commence à discuter les objections, en rapportant d’abord les
interprétations de ses prédécesseurs 9.
Le quatrième fragment (fol. IX-X) se rapporte probablement à la fin
de la première hypothèse (Parm., 142a). Platon donnait à cette hypothèse
la conclusion suivante : « II n’est donc ni nommé, ni désigné, ni opiné,
ni connu, il n’y a aucun être qui le perçoive 10. » Il semble bien qu’au
moment où notre fragment commence, Porphyre venait d’exposer une

1. Enn., VI, 7 [38] 37, 15 : ούκ άν οδσα νόησις νοοϊ, ώσπερ ούδέ κίνησις κινοϊτο άν.
2. «Porphyre), In Parm.,V, 32 (t. II, ρ. 8ο) : ή γνώσις έστιν ούχ ώς γιγνώσκοντος
τά γνωστά, άλλ’ αύτδ τοϋτο γνώσις ούσα.VI, 8 : γνώσις απόλυτος ού γιγνώσκοντος ούσα
καί γιγνωσκομένου, άλλα τδ έν τοϋτο γνώσις ούσα. Cf. VI, 14; V, 19.
3. «Porphyre), In Parm., XII, 29-35; cf. également XIII, 18-23. Voir t. II,
p. 106 et 108.
4. Ibid., V, 34-VI, 4.
5. W. Beierwaltes. Die Metaphysik des Lichtes in der Philosophie Plotins, dans
Zeitschrift fur Philosophische Forschung, t. XV, 1961, p. 359.
6. Enn., VI, 7 [38] 36, 22 : αύγή γεννώσα ταΰτα (sc. νοϋς καί νοούμενον) εις ύστερον.
Sur le regard de l’Un, cf. Enn., VI, 8 [39] 16, 20-21 : οϊον πρδς αύτδν βλέπει καί τό
οίον είναι τοϋτο αύτφ τδ πρδς αύτδν βλέπειν. Tout ceci repose évidemment sur
cette idée : la vision est lumière (Enn., V, 3 [49] 8, 19 et surtout V, 5 [32] 7, 23-
35 (sur la lumière intérieure à l’intelligence comparée à la lumière intérieure à
l’œil) et VI, 7, 41, 6 : la lumière n’a pas besoin de penser.
7. «Porphyre), In Parm., VII, i-VIII, 1 (t. II, p. 84-86).
8. Ibid., VIII, 1-21 (t. II, p. 88).
9. Ibid., VIII, 21-35 (t· II, P· 9°)·
10. Parm., 142 a.
QUATRIÈME FRAGMENT : LA THÉOLOGIE 125
objection à la doctrine platonicienne : comment pouvait-on dire que
l’Un n’est ni nommé, ni défini, ni connu, alors que certaines traditions
sacrées nous révèlent un enseignement positif au sujet de l’Un ? Porphyre
avait dû citer un premier exemple de révélation, introduit probablement
par un οί μεν. Notre fragment commence par un οί δέ qui désigne, cette
fois, les Oracles chaldaïques. Après avoir résumé 1 l’enseignement des
Oracles concernant le premier Dieu, Porphyre montre que l’existence
de ces révélations ne contredit pas l’enseignement de Platon. Car, lorsque
nous avons entendu ces révélations, nous ne connaissons pas mieux
l’Un. En effet, même si ces Oracles sont vrais, nous ne pouvons compren­
dre ce qu’ils nous disent, parce qu’il nous manque la faculté qui nous
permettrait de percevoir l’objet dont ils nous parlent. Nous sommes
comme des aveugles à qui l’on ferait une description des couleurs 2. La
meilleure méthode pour connaître Dieu reste donc bien la théologie
négative dont nous parlait Platon à la fin de la première hypothèse, car
il faut finalement nier toutes les affirmations positives que l’on peut
faire au sujet de Dieu3. D’ailleurs toutes nos facultés cognitives sont
impuissantes à l’atteindre, puisque, comme l’a bien vu Platon4, elles
ne nous font connaître que la qualité et jamais l’être 56. Or Dieu est au-
delà de l’être même. L’âme doit donc se contenter de son ignorance,
qui est la seule représentation qu’elle puisse se faire de Dieu ®. Notre
fragment s’achève en faisant allusion aux révélations qui portent non
plus sur l’Un, mais sur le mode de procession des choses qui viennent
après lui7. Il y a là peut-être une transition qui s’amorce pour annoncer
la seconde hypothèse qui a pour objet précisément les choses « secondes »,
l’Un-Étant, l’intelligence.
Ce fragment est donc consacré avant tout au problème de la connais­
sance de Dieu. On y reconnaît l’attitude, si caractéristique, que Porphyre
prenait à l’égard des Oracles chaldaïques 8. D’une part, il veut maintenir,
à la suite de Plotin, la supériorité de la philosophie de Platon sur les
révélations positives. D’autre part, il n’ose pas refuser totalement l’ensei­
gnement des « dieux », mais il le déclare incompréhensible aux hommes.
Nous retrouvons dans notre fragment ce qu’à propos du premier et du
second fragment, nous avions appelé le subjectivisme et l’agnosticisme
de Porphyre. Nous entendons par là cette attention toute particulière
portée à la description des états d’âme subjectifs qui correspondent en

1. <Porphyre>, In Parm., IX, 1-8 (t. II, p. 90-92).


2. Ibid., IX, 8-26 (t. II, p. 92-94).
3. Ibid., IX, 26-X, ii (t. II, p. 94-96).
4. Epist., VII, 343 b.
5. <Porphyre>, In Parm., X, 11-25 (t· Π, p. 96).
6. Ibid., X, 25-29 (t. II, p. 96).
7. Ibid., X, 29-35 (t· H, p. 96).
8. Cf. 1.1, p. 94 et 108.
126 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
nous à la connaissance de Dieu. Toute une théorie de la connaissance
s’esquisse d’ailleurs ici. En premier lieu, on remarquera le parallélisme
entre l’intuition sensible et l’intuition intellectuelle x. De part et d’autre,
il y a vision d’un objet et cette vision est inexprimable dans le discours.
Les Sententiae de Porphyre affirmaient elles aussi très fortement ce
parallélisme, tout en montrant que la vision sensible est tournée vers
l’extérieur et la vision intellectuelle, vers l’intérieur 1
2.
C’est précisément ce caractère fondamentalement intuitif de la connais­
sance qui rend l’âme aveugle, lorsqu’il s’agit de l’appréhension directe
de Dieu. A cela, il y a deux raisons. En premier lieu, il faudrait à l’âme
une troisième faculté d’intuition s’ajoutant à la sensation et à l’intellection
et lui permettant de voir le sur-intelligible. Or cette faculté manque à
l’âme3. En second lieu et surtout, aucune faculté cognitive ne répond
adéquatement au désir de l’âme, même lorsqu’elle veut connaître les
objets inférieurs, à plus forte raison donc lorsqu’il s’agit de Dieu4.
Porphyre fait ici allusion à la VIIe Lettre de Platon. Ce que l’âme cherche
avant tout, disait Platon, ce n’est pas telle qualité accidentelle de l’objet,
c’est son être vrai. Or les différents facteurs de connaissance, le nom,
la définition, l’image et la science, ne nous proposent précisément que
telle qualité déterminée des choses 5. Porphyre a probablement rapproché
cette énumération de celle qui termine le passage du Parménide qu’il
étudie actuellement : « De l’Un, il n’y ni nom, ni définition, ni science,
ni sensation, ni opinion 6. » Et il a assimilé les « facteurs de connaissance »
de la VIIe Lettre à des facultés cognitives, c’est-à-dire, pour lui, à la
sensation, l’imagination, et l’intellection7. Il en résulte donc que, pour
Porphyre, aucune faculté de connaissance n’atteint la quiddité et ne
répond au désir de l’être qui est au fond de l’âme. Il peut sembler étrange
que Porphyre nie que l’intellection atteigne la quiddité. Mais cette posi­
tion concorde avec l’ensemble de l’ontologie porphyrienne, telle que nous
la retrouverons chez Victorinus, et telle qu’on la devine chez Damas­
cius 8. Pour Porphyre, il faut distinguer entre l’être pur, ou existence, et
l’être qualifié, ou substance. L’intellection atteint la substance, c’est-à-
dire qu’elle atteint l’être déterminé par les qualités essentielles, mais elle
n’atteint pas l’existence ou l’être pur, qui reste inconnaissable. Autrement
dit, Porphyre identifie qualité et détermination. La connaissance intellec­

1. <Porphyre>, In Parm., IX, 12-20 (t. II, p. 92-94).


2. Sent., 43, p. 42, il, Mommert et Sent., 44, p. 43, 16.
3. <Porphyre>, In Parm., IX, 20 (t. II, p. 94).
4. Ibid., X, 16-23 (t. II, p. 96).
5. Cf. Platon, Epist., VII, 343 a et sq.
6. Parm., 142 a.
7. Cf. <Porphyre>, In Parm., X, 20 (t. II, p. 96) à rapprocher de Sent., 43,
p. 41, 16, Mommert,
8. Cf. p. 269.
QUATRIÈME FRAGMENT : LA THÉOLOGIE 127
tuelle porte sur le déterminé, c’est-à-dire sur les qualités essentielles,
mais elle ne peut saisir l’être pur des choses, qui précisément est indé­
terminé. Ainsi le sens atteint les qualités sensibles, l’intelligence, les
qualités substantielles. Mais aucune faculté ne peut atteindre l’être
pur x. Aucune faculté ne peut donc atteindre Dieu. En effet, Dieu n’a pas
de qualités. Il ne donne donc aucune prise à nos facultés cognitives. Et,
bien plus, Dieu est préessentiel : il transcende l’être même 12. Le désir
de l’âme restera donc irrémédiablement insatisfait.
C’est en quelque sorte dans cette insatisfaction même que l’âme
approchera le plus de Dieu. Porphyre s’applique en effet à décrire l’état
de l’âme qui a reconnu son ignorance définitive. Il y a en elle un εικόνισμα 3,
entendons une « re-présentation », un contenu de conscience qui tient
lieu de 1’ « objet » divin, puisque Dieu n’est pas un objet. Ainsi la προέννοια
du premier fragment avait pour fonction de représenter (ένεικονίζεσθαι)45
l’ineffable. Mais cette représentation refuse toute forme, c’est-à-dire
qu’elle est en quelque sorte un vide actif, une « intellection qui ne conçoit
rien » comme disait le premier fragments. C’est dans le non-savoir lui-
même, parce qu’il est un état de totale indétermination, que l’âme éprouve
quelque chose de Dieu.
Le souvenir du vocabulaire stoïcien est, en tout cela, très remarquable.
L’intuition intellectuelle est conçue comme une « représentation com­
préhensive » appliquée à un objet intelligible : sa certitude provient de
l’appréhension directe d’une réalité présente à la faculté cognitive 6.
L’âme, nous l’avons vu, est privée de cette intuition intellectuelle, lors-
quelle veut connaître Dieu. Porphyre nous dit donc qu’elle n’a pas de
« critère 7 » qu’elle puisse appliquer à la connaissance de Dieu. C’est
que la représentation compréhensive était, pour les Stoïciens, le critère
des choses8. Enfin, l’état d’ignorance de l’âme était défini dans le pre­
mier fragment comme une représentation non-compréhensive 9. C’est
l’expression technique stoïcienne pour désigner une représentation se

1. Sur l’identité entre cet être pur et la quiddité, cf. p. 360 et p. 415.
2. <Porphyre>, In Parm., X, 23-26 (t. II, p. 96).
3. Ibid., X, 28 (t. II, p. 96).
4. Ibid., IL 21 (t. II, p. 70).
5. Ibid., II, 17 (t. II, p. 70).
6. Sent., 43, p. 42, 5 et 8, Mommert, où il est question de la κατάληψις
propre au νους. Selon une méthode qui lui est familière, Porphyre montre, dans
le contexte, que le stoïcisme n’a de sens que si on le transpose sur le plan intel­
ligible. Il n’y a de représentation véritablement compréhensive que dans la
conversion de l’intelligence sur elle-même.
7. <Porphyre>, In Parm., X, 26 (t. II, p. 96).
8. DlOGÈNE LAERCE, VII, 46 : καταληπτικήν (φαντασίαν)... ήν κριτήριον είναι τών
πραγμάτων φασί.
9· <Porphyre>, In Parm., II, 16 (t. II, ρ. 7°)·
128 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE
rapportant à un objet inexistant ou visant un objet 'existant, d’une
manière obscure et sans en recevoir l’impression \
La théologie, selon notre fragment, comporte trois degrés. Le premier
cherche à obtenir une notion de Dieu grâce à des métaphores et des
allégories, en partant des choses « d’ici » 12. On reconnaît là la voie d’ana­
logie 3. Le second s’attache aux prédicats qui sont propres à Dieu 4 :
il est possible que Porphyre place à ce degré les révélations sacrées 56 .
C’est la théologie affirmative, qui s’appuie surtout sur la voie d’éminence e.
Enfin le troisième degré nie toutes les déterminations positives que le
second degré appliquait à Dieu 7. C’est évidemment la théologie négative,
la voie de négation 8.
C’est encore une autre méthode théologique qui est utilisée par Por­
phyre lorsqu’il nous donne, au début de notre fragment, un résumé
de la théologie des Oracles. Il s’agit cette fois de la méthode des prédicats
antithétiques. Nous la retrouverons chez Victorinus 9. Elle semble avoir
été particulièrement chère à Porphyre qui, par exemple, dans les Senten­
, note que les « anciens » ont décrit l’incorporel en juxtaposant les
tiae 1011
attributs les plus contraires afin de nous faire renoncer aux notions
d’origine corporelle. Les Oracles, selon Porphyre u, affirment en même
temps des doctrines diamétralement opposées. D’une part, ils disent
que Dieu s’est dérobé à toutes choses, même à celles qui lui sont propres,
et qu’il se soustrait totalement au nombre. Nous reconnaissons là la
propre doctrine de Porphyre qui, dans le deuxième fragment, a montré
comment Dieu était séparé de tout et comment les choses ne pouvaient se
connumérer à Dieu. D’autre part, les Oracles affirment que Dieu possède
une puissance et un intellect et que cette puissance et cet intellect sont
« co-unifiés » avec lui dans la simplicité : ils ne séparent pas Dieu de la
triade. Cette fois, nous reconnaissons l’interprétation porphyrienne12

1. Diogène Laerce, VII, 46 : άκατάληπτον (φαντασίαν)... την μή άπο ύπάρχοντος


ή άπδ ύπάρχοντος μέν, μή κατ’ αύτδ δέ τδ ύπαρχον,τήν μή τρανή μηδέ έκτυπον.
2. «Porphyre), In Parm., IX, 3Σ*34 (t. II, ρ. 94)·
3· Cf. Albinus, Didask., ρ. 165, iy, Hermann; Celse, dans Origène, Contra
Celsum, VII, 45.
4. «Porphyre), In Parm., IX, 30-31 et X, 6-11 (t. II, p. 94 et 96).
5. En effet, ce développement sur les prédicats caractéristiques (τά προσόντα)
s’introduit à la suite du développement concernant les Oracles (IX, 1-30) sans
solution de continuité et sans transition.
6. Énumération d’attributs positifs, Albinus, Didask., p. 164,7 sq., Hermann.
Voie d’éminence, Albinus, Didask., p. 165, 24 sq.
7. «Porphyre), In Parm., IX, 27-28 et IX, 35-X, 11 (t. II, p. 94 et 96).
8. Cf. Albinus, Didask., p. 165, 14 sq. Sur ces méthodes, cf. A. J. Festugiêre,
La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 92-140.
9. Cf. p. 282 et p. 285.
10. Sent., 38, p. 34, 15.
11. «Porphyre), In Parm., IX, 1-8 (t. II, p. 90-92).
12. Cf. p. 96 et p. 258.
CINQUIÈME FRAGMENT : L’ÊTRE ET L’ÉTANT 129
des Oracles que les néoplatoniciens postérieurs critiqueront, parce que, à
leur avis, elle a pour conséquence de « connumérer » Dieu avec les choses
qui viennent à sa suite. Dieu apparaît cette fois comme le premier terme
d’une triade, sa puissance et son intellect étant en quelque sorte un
déploiement et une révélation de son être. Porphyre est donc parfaite­
ment conscient1 de l’opposition radicale qui existe entre ces deux aspects
de son enseignement qui correspondent précisément à deux aspects
de la théologie chaldaïque. Il insiste en effet fortement sur les antithèses :
d’une part Dieu « se dérobe », de l’autre, sa puissance et son intellect
sont co-unifiés dans sa simplicité; d’une part, il n’est pas séparé de la
triade, de l’autre, il « abolit » le nombre. Ces oppositions constituent en
effet une méthode théologique 2 qui, d’ailleurs, reste inférieure à la voie
de négation totale.
Le cinquième fragment (fol. XI-XII) commente très précisément le
début de la seconde hypothèse (Parm., 142Ô) : « Si l’Un est, se peut-il
qu’il soit et ne participe pas à l’ousia? 3 » Le commentateur essaie d’expli­
quer cette formule, paradoxale pour un néoplatonicien, puisqu’elle
laisserait supposer que Vousia préexiste au second Un qui participe à
elle. Porphyre commence par souligner le paradoxe : Platon, en passant
à cette seconde hypothèse, passe du plan de l’Un à celui de l’Étant.
Or l’Étant ne participe pas à la substance, puisqu’il est substance en
soi4. Mais Platon n’a pas dit que l’Étant participait à la substance, ce
qui n’aurait aucun sens, il a dit que l’Un participait à la substance,
c’est-à-dire qu’il a voulu nous faire entendre un enseignement au sujet
du second Un 56. On peut supposer que, dans cette formule de Platon,
« participer » signifie « être-partie-avec », donc « former-un-tout-avec » e.
De même que « animal » et « raisonnable » se mêlent pour former cette
unité nouvelle qu’est l’homme, de même « Un » et « Étant » forment
ensemble une nouvelle individualité hypostatique qui imite le premier
Un, mais en se « substantifiant 7 ». L’Un qui entre ainsi en composition
avec la substance n’est pas le premier Un et pourtant d’une certaine
manière il est ce premier Un, dans la mesure où ce qui vient d’un autre
est, en quelque manière, ce dont il vient 8. On peut aussi supposer que,
par cette formule : l’Un participe à la substance, Platon a voulu laisser

1. Ceci est une première réponse au problème posé p. 98.


2. Il faut probablement l’identifier à la σύνθεσις ή έπ! τά άλλα de Celse (Origène,
Contra Celsum, VII, 42). Cf. A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismé­
giste, t. IV, p. 117 et p. 119-123. Voir plus loin, p. 279.
3. Parm., 142 b : δρα δή έξ αρχής, έν εϊ ίστιν, άρα οΐόν τε αύτδ είναι μέν, ούσίας δέ
μή μετέχειν.
4· <Porphyre>, In Parm., XI, 1-4 (t. II, p. 98).
5. Ibid., XI, 4-10 (t. II, p. 98).
6. Ibid., XI, 10-XII, 10 (t. II, p. 98-102).
7. Ibid., XI, 10-23 (t· H, P· 98).
8. Ibid., XI, 23-XII, 10 (t. II, p. 100-102).
130 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »

entendre que le second Un participe au premier Un, non que le premier


Un fût lui-même étant ou substance, mais parce que c’est en participant
au premier Un que le second devient Un-Étantx. Il y aurait là un ensei­
gnement caché 12. Si, en participant au premier Un, le second Un devient
Un-Étant, n’est-ce pas que le premier Un est lui-même Être, mais Être
et Agir pur, au-delà de l’Étant3?
Notre fragment juxtapose donc deux interprétations différentes du
même texte de Platon sans chercher à les unifier 4. Nous reconnaissons
ici la méthode pluraliste qui caractérise l’exégèse de Porphyre 5.
Les deux interprétations successivement proposées par Porphyre
correspondent respectivement à deux sens différents du mot « participer ».
C’est sur le sens traditionnel du mot que s’appuie la seconde : le second
Un participe à Yousia comme à une Idée qui lui est antérieure. Cette
Idée, c’est le premier Un, appelé ousia d’une manière énigmatique parce
qu’il est l’Être pur, absolu, antérieur à l’Étant, Idée de l’Étant 6. La pre­
mière interprétation s’appuie au contraire sur un sens particulier du
mot « participer ». Ici « participer à Yousia » signifie « se mêler à Yousia,
former un tout avec Yousia ». Ce sens correspond à l’emploi de « parti­
ciper » dans les textes de Platon se rapportant à la communion des genres
suprêmes ou à la participation des Idées entre elles. Dans le Sophiste,
par exemple, mouvement et repos « participent » à l’être. Cela veut dire
qu’ils ont l’être pour prédicat, qu’ils communient à lui, que l’être « se
mêle à eux7 ». Dans le Parménide, lorsque Platon affirme que l’Un parti­
cipe à Yousia, il veut dire, comme le montre la suite du développement
que chaque part de l’être est à la fois « un » et « être » et chaque part de
l’un, « un » et « être » 8.
Cette intériorité réciproque qui se multiplie à l’infini devait fatalement
rappeler à un lecteur comme Porphyre le mélange total stoïcien. Porphyre
pouvait y être d’autant plus enclin que toute sa théorie de la constitution
de la réalité se présente comme une transposition de la doctrine stoïcienne
des mélanges, c’est-à-dire des degrés d’unité 9. C’est celle-ci qui lui sert
à rendre compte, dans Ylsagoge, des différents modes d’attribution.
L’attribution accidentelle suppose un degré inférieur d’unité : on pourra
donc concevoir le rapport entre l’accident et son sujet comme une

1. Ibid., XII, 10-22 (t. II, p. 102-104).


2. Ibid., XII, 22 (t. II, p. 104).
3. Ibid., XII, 22-35 (t- II, P· 104-106).
4. Ibid., XI, 4-XII, 10 et XII, 10-35 (t· H, P· 98-106).
5. Cf. p. 95.
6. <Porphyre>, In Parm., XII, 32-33 (t. II, p. 106).
7. Sophiste, 254 d : τό δέ γε ôv μεικτόν άμφοϊν’ έστόν γάρ άμφω που. 256 a :
έστι δέ γε (sc. ή κίνησις) διά τό μετέχειν τοϋ όντος.
8. Parm., 142 6-143 a.
9· Cf. ρ. 89, η. 5 et 109.
CINQUIÈME FRAGMENT : L'ÊTRE ET L'ÉTANT 131
juxtaposition 12*4. L’attribution essentielle suppose au contraire une unité
indissociable : les parties de l’essence s’uniront donc comme les éléments
d’une combinaison qui, par leur mélange et leur transformation réci­
proques, constituent une unité nouvelle 2. Les essences sont donc des
compénétrations de qualités. Mais ces combinaisons aboutissent à des
unités qui sont de plus en plus déterminées : les espèces sont de plus
en plus « spécifiées » jusqu’à cette spécification ultime qu’est l’indi­
vidu3. L’individu se définira alors comme la propriété individuelle
résultant de la combinaison de propriétés ou de qualités communes,
dont la réunion ne saurait jamais être la même dans un autre individu 4.
Porphyre peut donc appliquer au rapport entre l’Un et ('ousia ses
schèmes logiques hérités du stoïcisme. Pour faire comprendre la parti­
cipation réciproque qui existe entre ces deux termes, il donne d’abord
comme exemple la modification réciproque des qualités substantielles
qui constituent l’essence de l’homme : animalité et rationalité se mêlent
totalement pour former cette unité nouvelle, ce tout dont elles sont les
parties indissociables, l’espèce humaine 56 . De la même manière, c’est
comme une « combinaison » essentielle et non comme une «juxtaposition »
accidentelle qu’il faut concevoir la participation réciproque qui s’établit
entre l’Un et ('ousia ®. Mais cette combinaison aboutit à la réalisation,
non seulement d’une espèce, mais d’un individu. La qualité ou propriété
de l’Un et la qualité ou propriété de l’être 7 constituent, en se combinant,
cette propriété individuelle, cette individualité hypostatique qu’est le
second Un. La participation est donc conçue comme un mélange total,
dans cette première interprétation.
En proposant sa seconde interprétation, Porphyre entend cette fois
la participation comme la réception, par un inférieur, d’une forme com­
muniquée par un supérieur. Toutefois, comme le remarque Porphyre,
cette définition de la participation ne peut s’appliquer telle quelle aux
rapports entre le premier et le second Un8. Le second Un n’est pas un
sujet qui recevrait participation du premier Un, il n’est pas une matière
qui recevrait une forme. Malheureusement Porphyre expose trop obscu­

1. Cf. p. 109.
2. Cf. p. 109. On peut ajouter que la théorie de la différence, dans ('Isagoge,
correspond à cette même conception : les différences spécifiques sont des qua­
lités qui rendent autre, c’est-à-dire qui, en s’ajoutant à un être, constituent avec lui
une unité nouvelle, Isag., p. 8, 21, Busse : τω γάρ ζώω διαφορά προσελθοϋσα ή τοϋ
λογικού άλλο έποίησεν.
3· Isag., ρ. 7, ι6-22.
4· Isag., ρ. 7, 21 : άτομα οΰν λέγεται τά τοιαϋτα, δτι έξ ιδιοτήτων συνέστηκεν
έκαστον, ών τδ άθροισμα ούκ αν έπ’ άλλου ποτέ τδ αύτδ γένοιτο.
5· <Porphyre>, In Parm., XI, 10-15 (t. II, ρ. ιοο).
6. Ibid., XI, 15-19 (t· ΙΙ> Ρ· ιοο). Cf. 1.1, ρ. iog-no.
7. Ibid., XI, 9 et XI, 20 (t. II, p. 99 et n. 4).
8. Ibid., XII, 14-22 (t. II, p. 104).
132 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »

rément la doctrine qu’il oppose à cette conception erronée. Il semble


vouloir dire ceci : le second Un ne devient pas Un à cause d’une forme
qu’il recevrait du premier, mais il est immédiatement Un. Il participe
au premier Un dans la mesure où il est engendré par lui. Etre engendré,
c’est recevoir l’être, c’est devenir un étant : l’Un engendré devient l’Un-
Étant x. Mais si Platon emploie à ce propos le mot « participer », on doit
nécessairement supposer que le second Un reçoit l’être de l’idée de
l’être. Faudra-t-il donc concevoir le premier Un comme l’idée de l’être,
c’est-à-dire comme l’Être en soi ? Porphyre ne recule pas devant cette
conclusion 12. Il y parvient en effet par le même mouvement de pensée
qui lui a fait admettre dans le troisième fragment que Dieu était connais­
sance absolue. De même que la relation qui lie connaissance et intelligible
suppose avant elle une connaissance qui n’est que connaissance 3, de
même la relation qui lie nécessairement l’étant à un « sujet qui est »
doit supposer avant elle une position absolue, selon laquelle l’être ne sera
ni prédicat ni sujet, mais activité pure. Une telle conception des rapports
entre la première et la seconde hypostase nous ramène à la doctrine de
Numénius. Celui-ci, en effet, avait dit que le premier Dieu était l’idée
du Bien et que le second Dieu était bon par participation au premier 4.
Plotin aurait refusé d’admettre pareille doctrine. Car « l’Un ne saurait
rien avoir de commun avec les choses qui viennent après lui, sans quoi
cet élément commun serait avant lui5 ».
Le sixième fragment (fol. XIII-XIV) se rapporte à cette phrase de la
seconde hypothèse (Parm., 143a) : « Eh bien! en soi-même cet Un, dont
précisément nous disons qu’à l’Être il a part, quand c’est lui que, par la
réflexion, nous saisissons exclusivement et à part soi, en dehors de ce à
quoi nous disons qu’il a part, est-ce que, en ce cas du moins, il apparaîtra
Un exclusivement? Ou sera-t-il encore plusieurs, en soi-même cette
fois ? — Un, à mon avis du moins 6. » Platon cherche ici à isoler, par la
pensée, 1’ « Un » dans l’Un-qui-est. Pour un commentateur néoplato­
nicien, cette considération pose un problème difficile : que peut repré­
senter cet Un purement Un, pris à part au sein de l’Un-qui-est? Pour
comprendre la manière dont notre sixième fragment répond à cette
question, il faut lire celui-ci en commençant pour ainsi dire par la fin.

1. Ibid., XII, 20-22 (t. II, p. 104).


2. Ibid., XII, 26-29 (t. II, p. 104).
3. Cf. p. 124.
4. Numénius, fr. 29, Leemans (cf. Eusèbe, Praep. ev., XI, 22, 10, t. II, p. 51,
8-9, Mras) : εϊπερ έστ'ι μετουσία τοϋ πρώτου άγαθοΰ αγαθός (sc. ό δημιουργός) <άγα-
θοΰ> ιδέα α» εϊη ό πρώτος νους, ών αύτοάγαθον.
Sur cette doctrine, cf. R. Beutler, art. Numenios, dans Paulys Realencyclopâdie,
Suppl, t. VII, col. 672, 2.
5. Enn., N, 5 [32] 4, 15.
6. Parm., 143 a : αυτό τό έ'ν, ô δή φαμεν ουσίας μετέχειν, έαν αύτο τή διανοια μονον
καθ’ αυτό λάβωμεν άνευ τούτου ού φαμεν μετέχειν, άρά γε έν μόνον φανήσεται, ή
καί πολλά τό αυτό τοΰτο; — "Εν, οίμαι έγωγε.
SIXIÈME FRAGMENT : DEUX ÉTATS DE L’INTELLIGENCE 133

C’est en effet à la fin du sixième fragment qu’apparaît la notion qui


explique tout le développement : το αύτο τοΰτο x. C’est par cette expres­
sion que Platon12 désigne l’Un qu’il voudrait considérer à part dans
l’Un qui est : on pourrait la traduire par « le Lui-même ». Ce « Lui-même »,
nous dit Porphyre 3, diffère de lui-même. Selon un point de vue, il est un
et simple, selon un autre point de vue, il n’est plus un et n’est plus simple.
Il est un et simple, selon sa forme première, c’est-à-dire pris en soi,
comme « Lui-même ». Mais il n’est plus ni un ni simple, en tant qu’il
devient existence, vie et pensée. On reconnaît ici la réponse à la question
que posait Platon : cet Un en soi, pris à part dans l’Un qui est, est-il
un ou plusieurs ? Il sera nécessairement un dans la mesure même où il
est pris à part et plusieurs dans la mesure où il participe à l’être. Mais,
pour Porphyre, 1’ « Un qui est » est identique à l’intelligence. L’Un pris
à part dans 1’ « Un qui est » devra donc être un état de l’intelligence, et
l’Un participant à l’être, un autre état de l’intelligence. Ce sont effecti­
vement deux états de l’intelligence que distingue Porphyre 4. Selon son
premier état, l’intelligence aura les mêmes prédicats que le premier Un :
elle ne sera ni en repos, ni en mouvement, ni même, ni autre, ni en soi,
ni en un autre. Selon son second état, elle aura les prédicats de la seconde
hypostase : elle sera en repos et en mouvement, en soi et en un autre,
même et autre, tout et ayant des parties. Ces deux états de l’intelligence,
Porphyre les oppose donc comme le premier Un et le second Un.
Faut-il en conclure qu’en son premier état, l’intelligence s’identifie
purement et simplement à l’Un ? On peut dire qu’elle coïncide avec lui.
En effet, Porphyre distingue entre l’intelligence « qui ne peut rentrer
en soi 5 » — elle correspond au premier état — et l’intelligence qui rentre
en elle-même — elle correspond au second état. Cette dernière est douée
d’un mouvement triadique 6. En un premier moment, le pensant et le
pensé sont confondus en une identité qui est pure existence. En un
second moment, le pensant s’extériorise pour se voir : à ce moment il
devient vie et infini. En un troisième moment, le pensant revient vers
lui-même : c’est le moment de l’intellection. Selon son premier état,
l’intelligence ne peut rentrer en elle-même parce qu’elle est parfaite­
ment simple, « supérieure à la distinction entre intellection et intelligible
et au-delà de ceux-ci par la majesté et la puissance7 ». Elle est donc
désignée par les prédicats propres au premier Un.
La première partie de notre fragment8 est précisément destinée à

1. <Porphyre>, In Parm.., XIV, 5. 12 (t. II, p. 110).


2. Cf. p. 132, n. 6.
3. <Porphyre>, In Parm., XIV, 5-16 (t. II, p. 110).
4. Ibid., XIV, 26-34 (t· II> P· 112).
5. Ibid., XIII, 35 (t. Π, p. 108).
6. Ibid., XIV, 16-26 (t. II, p. 110).
7. Ibid., XIV, 1-4 (t. II, p. 108).
8. Ibid., XIII, i-XIV 4 (t. Il, p. 106-108).
134 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »
faire comprendre ce que peut être cette Intelligence qui ne peut rentrer
en elle-même. Porphyre utilise à cette fin l’exemple du « sens commun ».
Chaque sens particulier ne perçoit que son sensible propre, mais ne peut
percevoir l’accord entre les différents sens et leurs objets. Il faut donc
supposer une puissance qui transcende les oppositions entre les sens et
leurs objets, qui perçoive leurs accords comme leurs différences, sans
être liée par un objet particulier. C’est cet acte indivisible — ce point,
comme avait dit Aristote 1 — qui fonde la possibilité de la perception.
L’Intelligence qui ne peut rentrer en elle-même est elle aussi l’acte indi­
visible qui fonde la possibilité du mouvement par lequel l’intelligence,
en son état second, se saisit comme Intelligence et Intelligible.
Ainsi notre sixième fragment nous propose une interprétation de ce
passage du Parménide où Platon se demande si l’Un pris à part dans l’« Un
qui est » est lui-même Un ou Plusieurs. Pour Porphyre, la distinction
introduite par Platon correspond à deux états de l’intelligence. En son
état primitif, selon son « Un », l’intelligence est absolument simple : en
cet état d’indivisibilité et d’unité originelles, elle coïncide en quelque
sorte avec le premier Un. En son état second, l’intelligence s’actue, elle
se déploie dans un mouvement de sortie et de retour, dans l’acte de la
vie et de la pensée.
Porphyre semble bien avoir distingué également deux états de l’intelli­
gence dans son traité Des Principes. Selon Proclus 2, il aurait enseigné,
dans cet ouvrage, que l’intelligence, tout en étant elle-même éternelle,
possédait en elle le « Prééternel ». Ce « Prééternel » aurait uni l’intelligence
à l’Un. Selon les indications, trop brèves, de Proclus, il semble donc
que ce « Prééternel » était une sorte d’état primitif de l’intelligence, une
certaine préexistence de l’intelligence par rapport à elle-même, compa­
rable à l’intelligence « qui ne peut rentrer en elle-même ».
Porphyre pouvait trouver chez son maître Plotin une esquisse de cette
doctrine. Celui-ci fait plusieurs fois allusion à un état de l’intelligence
dans lequel celle-ci se transcende elle-même et coïncide avec l’Un 3.

1. Cf. p. 136, n. 4.
2. Proclus, Plat, theol., I, n, p. 27, 13 m., Portus : Πορφύριος δέ αΰ μετά τούτον
(sc. Plotin) έν τη περί άρχών πραγματεία τον νοΰν είναι μέν αιώνιον έν πολλοϊς καί καλοις
άποδείκνυσι λόγοις, έχειν δέ όμως έν έαυτω καί προαιώνιον, <καί τδ μέν προαιώνιον>
(Westerink) τδν νοϋν (scr. Saffrey, τοϋ νοϋ codd.) τφ ένί συνάπτειν... ό νοϋς έχει
τι κρεϊττον έν έαυτφ τοϋ αιωνίου. Je dois compléments et corrections à une aimable
communication de H. D. Saffrey, le futur éditeur (avec L. G. Westerink) de la
Théologie platonicienne de Proclus.
3. Enn., VI, 9 [9] 3, 27 : « Il faut contempler (l’Un) le plus pur des objets par
la pure Intelligence et par ce qu’il y a de primitif en l’intelligence (τοϋ νοϋ τφ
πρώτφ). » V, 5 [32] 8, 24 : « Parce que l’intelligence est l’intelligence, elle
contemple l’Un, mais, lorsqu’elle le contemple, c’est par la partie d’elle-même
qui n’est pas Intelligence (τφ έαυτοΰ μή νφ). » VI, 7 [38] 35> 3° : “ L’Intelli­
gence possède toujours, et la pensée et cet état où elle ne pense pas mais où elle
a de l’Un une vision différente de la pensée (ό δέ έχει τδ νοεϊν άεί, έχει δέ καί τό μή
LES DEUX ÉTATS DE L’INTELLIGENCE 135
Mais Porphyre va plus loin. Il tend à distinguer deux Intelligences. La
première est une Intelligence en repos, dans un état de simplicité absolue :
elle ne peut « rentrer en elle-même », précisément parce qu’elle est
absolument simple. Elle semble bien se confondre avec l’Un lui-même x.
La seconde est une Intelligence en mouvement et en acte, qui sort de soi
pour revenir à soi. Une telle doctrine rappelle celle de Numénius * 12 :
Plotin lui-même qui, un moment, l’avait admise 3, l’avait ensuite vigou­
reusement rejetée 4. Elle sera reprise dans le néoplatonisme postérieur 5,

νοεϊν,άλλά άλλως εκείνον βλέπειν)... L’Intelligence voit l’Un par cette puissance
d’elle-même qui lui permet de penser (εκείνο δέ (όρά) ή δυνάμει έμελλε νοειν). »
Cette « puissance qui lui permet de penser » est très proche de la puissance
qui, dans le commentaire Sur le Parménide, transcende l’opposition entre intelli­
gence et intelligible et rend possible leur accord. Mais Plotin n’y fait qu’une
simple allusion, tout attentif qu’il est au problème de la connaissance de l’Un.
Porphyre, au contraire, s’intéresse précisément à la possibilité de la connaissance
intellectuelle. (Cette « puissance qui permet de penser » est moins pour lui l’organe
propre de la connaissance de l’Un que l’origine de l’intelligence.) VI, 8 [39] 18,
21 : « L’Intelligence et l’Étant sont engendrés à partir de Lui : ils sont comme
écoulés et déployés à partir de lui; ils sont comme suspendus; par leur nature
intellectuelle, ils témoignent qu’il y a dans l’Un une sorte d’intelligence qui n’est
pas Intelligence (τον οΐον έν ένΐ νοϋν ού νοϋν δντα). » V, 3 [49] τ4> τ4 : “ Lorsque
nous participons à l’intelligence pure, nous pressentons prophétiquement qu’il
est l’intelligence intérieure (χρώμενοι ώς ούτος έστιν ό ένδον νους). » Sur ce
thème, cf. J. M. Rist, Mysticism and Transcendence in later Neoplatonism, dans
Hermes, t. XCII, 1964, p. 213-225.
1. Cela n’est pas dit clairement par Porphyre. Mais les prédicats propres à la
première hypothèse, donc à la première hypostase, lui sont rapportés (XIV, 30-
34). On remarquera également XIV, 2-4 et 13-15 (t. II, p. 108 et 110).
2. Numénius définissait le premier Dieu comme une intelligence prise à
l’état de repos et n’effectuant pas d’acte de penser, et le second Dieu, comme une
intelligence en acte, ayant pour fonction propre de penser (cf. Numénius, test. 25,
Leemans = Proclus, In Tim., t. III, p. 103, 28, Diels)
3. Enn., III, 9 [13] 1, 15-18 (Cf. la démonstration de E. R. Dodds, Numénius
and. Ammonius, dans Sources de Plotin, p. 19) : ή τό μέν νοητόν ούδέν κωλύει και νοϋν
είναι έν στάσει καί ένότητι καί ησυχία, την δέ τοϋ νοΰ φύσιν τοϋ όρώντος έκεϊνον τόν
νοϋν τόν έν αύτφ ένέργειάν τινα άπ’ εκείνου, ή όρά έκεϊνον ’ όρώντα δέ έκεϊνον οίον
[έκεϊνον] είναι νοϋν έκείνου, δτι νοεϊ έκεϊνον.
4- Enn., II, 9 [33] 1,30: ούδ’ έπινοεϊν τόν μέν τινα νοϋν έν ησυχία τινί, τόν δέ
οίον κινούμενον. II, 9, I, 33 : °ΰ μην ούδέ διά τοΰτο πλείους νοΰς ποιεϊν, εί ό μέν νοεϊ,
ό δέ νοεϊ δτι νοεϊ. II, g, 6, 19 : τόν μέν έλαβον έν ήσυχία έχοντα έν αύτω παντά τά δντα,
τόν δέ νοϋν έτερον παρ’ αύτόν θεωροϋντα.
5· Proclus, De decem duhit., p. 79, 35, Cousin : de même qu’il faut un iudica-
torium indivisible des formes sensibles, de même il faut un sujet antérieur aux
idées, ayant une connaissance indivisible. (Nous retrouvons ici la comparaison
avec le sens commun qui caractérise notre sixième fragment). Plat. Theol., III, 21,
p. 164, Portus : dans la triade intelligible, 1’δν est le troisième terme, c’est-à-dire
un νοϋς, mais tellement transcendant qu’on peut lui appliquer les prédicats de la
première hypothèse. Au niveau immédiatement inférieur, vient le νοϋς νοητός
(cf. In Tim., t. I, p. 243, 30, Diehl; t. III, p. 101, 3-4, Diehl; Elem. Theol.,
prop. 160, p. 140, 9, Dodds ; In Parm., p. 900, 25, Cousin) dans lequel intelligence
et intelligible sont totalement identifiés. L’acte intellectuel n’apparaîtra qu’après la
médiation de la vie (In Tim., t. I, p. 244, 5). Si l’on retrouve chez Proclus la
notion d’une Intelligence pure, non coordonnée à un objet, il reste que, chez
Proclus, cette Intelligence reste inférieure à l’intelligible (cf. J. Pépin, L’intelli­
gence et l’intelligible chez Platon et dans le néoplatonisme, dans Revue philosophique,
136 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »

probablement sous l’influence de Porphyre, mais alors elle sera appliquée


à des réalités inférieures x. Il semble bien que Porphyre ait voulu, par
cette doctrine, rendre compte de la procession de l’intelligence, en
faisant coïncider avec l’Un l’intelligence « qui ne peut rentrer en elle-
même », pour marquer ensuite fortement la continuité entre cette Intelli­
gence originelle et l’intelligence en acte, qui s’engendre elle-même comme
Intelligence.
Notre fragment compare l’intelligence « qui ne peut rentrer en elle-
même » au « sens commun » * 12. Deux raisons pouvaient conduire Porphyre
à utiliser cet exemple. En premier lieu, Porphyre admettait un parallé­
lisme étroit entre l’intelligence et la sensation 3. Si donc il admettait, à la
suite d’Aristote, que les sensations supposent un acte indivisible qui les
transcende et fonde la possibilité de la perception, il pouvait, par analogie,
concevoir un acte indivisible, transcendant l’opposition entre le sujet et
l’objet et fondant la possibilité de la connaissance intellectuelle. En
second lieu, le sens commun, tel qu’il avait été décrit par Aristote, four­
nissait le type d’une réalité qui pouvait être à la fois indivisible et divisée.
Il pouvait donc permettre de concevoir la distinction de deux états dans
l’intelligence.
En effet le sens commun, selon la description d’Aristote 4, avait pour
fonction principale d’assurer l’unité du sujet percevant. Il devait donc
saisir en même temps le sentant et le senti, assurer à la fois la conscience
de la sensation et la conscience de l’unité de l’objet. Il devait donc à la
fois rester indivisé pour constituer un centre de perception unique et
se diviser pour distinguer les différents sensibles et les différentes sen­
sations. Aristote l’avait comparé au point qui limite deux segments de
droite : on peut le considérer comme un indivisible si on le prend en
lui-même ou comme double si on le prend comme limite de chacun des
segments.
Ce point, Alexandre d’Aphrodise le considérera comme un centre :
« C’est comme dans le cercle, les multiples rayons qui viennent de la cir­
conférence pour atteindre le centre; ils sont, à la limite, les mêmes, du fait
que leurs limites coïncident avec le centre du cercle et que cette Îimite es

t. LXXXI, 1956, p. 61). Dans le commentaire de Porphyre Sur le Parménide, on


trouve au contraire une certaine tendance à placer la connaissance et l’intelligence
avant l’intelligible. On la retrouvera chez Victorinus. D’autre part, dans le
commentaire de Porphyre Sur le Parménide, c’est la même intelligence, qui
reçoit, selon ses deux aspects différents, les prédicats correspondant à la première
ou à la seconde hypothèse du Parménide. Proclus, au contraire, distingue entre
des Intelligences différentes.
1. Cf. p. 323-324.
2. <Porphyre>, In Parm., XIII, 1-35 (t. II, p. 106).
3. Cf. p. 126, n. 1-2.
4. Cf. Aristote, De anima, III, 2, 426 b 9-427 a 17. La comparaison du point,
427 a 10-14. Sur les similitudes de vocabulaire entre Aristote, Alexandre, Plotin
et Porphyre, cf. t. II, p. iov et 109.
INTELLIGENCE ET SENS COMMUN 137
une et multiple. Dans la mesure où elle est la limite de rayons multiples et
distincts, la limite est multiple, dans la mesure où les éléments coïncident
les uns avec les autres, la limite est une. Ainsi faut-il accepter que le sens
commun possède en même temps la propriété d’être un et plusieurs.1 »
Cette image fournit à Alexandre un argument contre le matérialisme
stoïcien. Le sens commun ne peut être corporel si on peut lui appliquer
cette comparaison. Elle ne peut avoir de signification que si l’on parle,
non d’un corps, mais d’une faculté 2 qui est en quelque sorte la « limite
du corps » qu’elle utilise.
Cette argumentation antistoïcienne sera reprise par Plotin 3. Elle lui
servira à montrer l’unité et l’immatérialité du sujet percevant, c’est-à-dire
finalement de l’âme elle-même.
Cette image du point, unique en tant que centre, multiple en tant que
limite des rayons, aurait pu être utilisée par Porphyre pour faire com­
prendre que l’intelligence pût être à la fois dans un état de simplicité
et dans un état de multiplicité. Porphyre veut en effet commenter ce
passage du Parménide dans lequel l’Un est pris à part de l’Étant dans le
tout qu’est l’Un-Étant. Il se trouve donc en présence d’une réalité :
l’Un-Étant qui, si on la considère uniquement sous l’aspect de l’Un en
soi, est absolument simple et qui, si on la considère en sa totalité, est
multiple. Or, pour Porphyre, cette réalité, c’est l’intelligence. Le sens
commun, qui est, lui aussi, une réalité de l’ordre cognitif, lui fournissait
donc un modèle qui lui permettait de concevoir ce double aspect de
l’intelligence. En effet le sens commun se présente en même temps sous
un aspect d’indivisibilité totale, qui assure l’unité de la perception, et
sous un aspect de division, qui assure le contact du sens commun avec
les sens particuliers. Comment ne pas imaginer l’intelligence selon ce
modèle? En son état d’indivisibilité et d’unité originelle, elle fonde la
possibilité d’identification entre l’objet et le sujet; puis elle se divise
dans un mouvement ternaire qui assure la distinction entre le sujet et
l’objet.
Toutefois il y a ici un certain nombre d’obscurités. En premier lieu,
Porphyre semble distinguer trois choses : l’intelligence en son état pri­
mitif « qui ne peut rentrer en elle-même », la puissance ou l’acte grâce
auquel cette Intelligence « voit » ou « énonce » l’accord entre le sujet et
l’objet, enfin l’intelligence en son état d’actuation, c’est-à-dire devenue
sujet et objet4. C’est à la seconde chose qu’il compare le sens commun :
1. Alexandre, De anima, p. 63,8, Bruns. J’emprunte partiellement la traduction
à P. Henry, Une comparaison chez Aristote, Alexandre et Plotin, dans Sources de
Plotin, p. 434, exposé indispensable à qui veut étudier l’histoire de l’exégèse du
texte d’Aristote sur le sens commun.
2. Alexandre, Quaest., III, 9, p. 96, 31-97, 13 et De anima, p. 60, 6-8. Cf.
P. Henry, Une comparaison, p. 437. Dans son commentaire Sur le Parménide,
Porphyre parle tantôt d’une ενέργεια tantôt d’une δύναμις (cf. XIII, 10.28.34).
3. Enn.,TV, 7 [2] 6, 1-26.
4. Porphyre, In Parm., XIII, 1-10; XIII, 34-35; XIV, 18 (t. II, p. 106 et 110).
138 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »

celui-ci est aussi une puissance ou un acte qui « voit » ou « énonce » l’accord
entre les sensations et leurs objets x. Toutefois, à la fin de l’exposé de
Porphyre, la distinction entre l’intelligence en son état primitif et la
puissance ou l’acte, par lequel elle voit, tend à s’estomper. L’Intelligence,
en son état primitif, se confond avec cet acte transcendant 12, comme
l’intelligence qui sort et rentre en soi se confond avec les trois actes,
existence, vie et pensée, qui sont les moments de ce processus. Ainsi
finalement le sens commun est comparé à l’intelligence qui ne peut
rentrer en soi. Mais, seconde difficulté, il faudrait pour que la compa­
raison fût parfaite, que l’intelligence « qui ne peut rentrer en elle-même »
eût elle aussi un double aspect. C’est en effet le sens commun lui-même
qui peut être considéré comme point unique et comme limite double.
Dans la comparaison, telle qu’elle est exposée par Porphyre, le sens
commun correspond bien à l’intelligence « qui ne peut rentrer en elle-
même »; mais ce sont les sens particuliers, actes multiples 3 dominés par
le sens commun, qui correspondent aux actes multiples qui constituent
l’intelligence en son état second. Le double aspect du sens commun
aristotélicien ne peut donc se comparer immédiatement avec le double
aspect de l’intelligence porphyrienne.
Toutefois la théorie porphyrienne du sens commun, telle que nous
pouvons la connaître grâce à Synésius4, nous permet de mieux
comprendre le sens de la comparaison. Porphyre en effet identifiait
sens commun et imagination et il situait ce sens commun ou cette imagi­
nation dans le pneuma, ou premier corps de l’âme. En face de ce sens
commun, les sens particuliers perdaient de leur autonomie :
« Ouïe et vue ne sont pas vraiment des sensations, mais elles sont les organes
du sens commun : elles lui servent comme des portiers annoncent à leur maî­
tresse les sensibles, venus de l’extérieur, qui frappent à la porte des sens
extérieurs. Ce sens commun est parfait en toutes ses parties. Car c’est par la
totalité du pneuma qu’il entend, qu’il voit et qu’il peut tout le reste. Il divise
chaque puissance différente pour une fonction différente. Ces puissances
procèdent du vivant, chacune à part des autres, et elles sont comme des rayons
tirés du centre et revenant au centre, toutes sont une quant à la racine
commune mais multiples quant à la procession 5. »
Nous retrouvons ici un certain nombre de traits présents dans notre
commentaire : les sens particuliers « servent6 » le sens commun; ils cons­

1. Ibid., XIV, io et 35 (t. II, p. 110).


2. Ibid., XIII, 10 et 25 (t. II, p. 106).
3. Comparer Ibid., XIII, 10 et XIV, 22 (t. II, p. 106 et 110).
4. Le De insomniis de Synésius a été, rappelons-le, influencé par la psychologie
porphyrienne (cf. W. Lang, Das Traumbuch des Synesios, p. 32 et sq.).
5. Synésius, De insomniis, V, p. 153, 5, Terzaghi.
6. Synésius, De insomniis, V, p. 153, 6 (P.G., t. LXVI, 1289 C) : όργανα...
ύπηρέτιδες, et <PoRPHYRE>, In Parm., XIII, 11 (t. II, p. 106) : χρωμένη αύταΐς πάσαις
ώς όργάνοις (cf. également, XIII, 32)·
INTELLIGENCE ET SENS COMMUN 139
tituent des puissances différentes qui ont chacune une fonction propre \
tandis que le sens commun les domine et n’est lié à aucune tâche précise.
Surtout la véritable puissance de sensation, c’est le sens commun; les
sens particuliers ne sont que des puissances qui procèdent de lui. Pour
Porphyre, le sens commun, un en lui-même, se multiplie donc dans les
sens particuliers. Le double aspect, distingué par Aristote, se ramène
aussi, pour Porphyre, à l’opposition entre le sens commun, pris en lui-
même, et les sens particuliers, qui procèdent de lui, comme d’une source
unique.
L’image du centre, substituée par Alexandre à l’image aristotélicienne
du point, continue donc à jouer son rôle. Mais elle ne sert plus à expliquer
que le sens commun soit à la fois un, en tant que centre, et multiple,
en tant que limite des rayons. Elle est utilisée chez Porphyre pour montrer
simplement que le sens commun est la racine commune des sens par­
ticuliers. L’opposition entre les deux états de l’intelligence se ramène donc
elle aussi à l’opposition entre une source ou centre unique et les rayons
qui émanent d’elle et dans lesquels elle se déploie.
Pour Porphyre, le sens commun utilise les sens particuliers, pour
réaliser une perception unique, nous dirions maintenant, pour constituer
une conscience sensible. L’Intelligence « qui ne peut rentrer en soi »
2 elle aussi des « actes » qui lui sont subordonnés. Ces actes, ce sont
utilise 1
l’existence, la vie et la pensée, c’est-à-dire les trois moments du mouve­
ment par lequel l’intelligence, d’abord en repos, sort de soi, puis revient
à soi. On peut supposer que l’intelligence « qui ne peut rentrer en soi »
assure, par son unité originelle, la continuité de ces actes : c’est grâce
à elle que ces actes sont ceux d’une seule et même Intelligence. Il semble
d’ailleurs que le premier de ces actes, c’est-à-dire l’existence, selon lequel
l’intelligence est encore en repos, coïncide avec cet état originel de
l’intelligence selon lequel elle est absolument simple et « ne peut rentrer
en soi 3 ».
Ces six fragments enrichissent donc considérablement notre connais­
sance de la métaphysique porphyrienne. Nous constatons notamment
que, dans ce commentaire Sur le Parménide, Porphyre insistait moins
sur l’opposition entre l’Un et le Multiple que sur l’opposition entre
l’Absolu et le Relatif. Un passage du sixième fragment résume parfaite­
ment cet aspect de la doctrine de Porphyre :

1. Synésius, De insomniis, N, p. 153, 11 : διανέμει δέ τάς δυνάμεις άλλην κατ’


άλλο, et <Porphyre>, In Parm., XIII, 13 (t. II, p. 106) : έκάστη μέν ούν των άλλων
πρός τι πέπηγε.
2. <Porphyre>, In Parm., XIII, 11 (t. II, p. ιο6). N’y a-t-il pas là, en dehors de
l’analogie avec le sens commun, un souvenir de Numénius qui affirmait que le
premier Dieu, c’est-à-dire l’intelligence en repos, pense en utilisant le second,
c’est-à-dire l’intelligence en acte comme assistant (έν προσχρήσει τοϋ δευτέρου νοεϊν
cf. Numénius, test. 25, Leemans = Proclus, In Tim., t. III, p. 103, 28, Diehl) ?
3. Cf. <Porphyre>, In Parm., XIV, 6 et XIV, 15-16 (t. II, p. m n. 4).
140 LE COMMENTAIRE « SUR LE PARMÉNIDE »

« Chacun des autres actes (c’est-à-dire les actes par lesquels l’intelligence
sort, puis rentre en soi) est fixé à quelque chose de déterminé et il est ordonné
totalement à cette chose, à la fois selon sa forme et selon son nom. Mais cet
acte-là (c’est-à-dire l’unité transcendante qui est à l’origine de l’intelligence)
n’est l’acte de rien, c’est pourquoi il n’a ni forme, ni nom, ni substance. Car
il n’est dominé par rien et ne reçoit pas non plus une forme de quelque chose
d’autre, étant essentiellement impassible, essentiellement inséparable de soi,
n’étant ni intellection, ni intelligible, ni substance, mais au-delà de tout et
cause incoordonnée de tout3. »
Cette opposition entre le coordonné et l’incoordonné, le déterminé
et l’indéterminé, le relatif à quelque chose et le non-relatif, se retrouve
dans nos fragments sous plusieurs formes. Il y a l’opposition entre la
connaissance absolue qui est l’Un et la connaissance qui est celle d’un
connaissant se rapportant à un connu. Il y a ensuite l’opposition entre
l’être absolu, qui n’est ni l’être d’un sujet ni même un sujet, mais qui
est agir pur, et l’étant déterminé, qui est un sujet-qui-est-quelque-chose.
Il y a enfin l’opposition entre la puissance de vision propre à l’intelli­
gence « qui ne peut rentrer en elle-même » et les actes déterminés par
lesquels l’intelligence sort d’elle-même et rentre en soi. La première
est absolue, incoordonnée, transcendante; elle est vision pure. Les actes
au contraire sont liés ensemble, forment un mouvement ordonné dont
les moments sont relatifs les uns aux autres.
Cette doctrine a des conséquences diamétralement opposées. Elle
semble d’abord conduire à une affirmation vigoureuse de la transcendance
divine : Dieu est sans relations aux choses, nous sommes néant par rapport
à Lui, il ne peut y avoir qu’ignorance totale et réciproque entre l’homme
et Dieu. Mais en même temps elle permet toute une théologie affirmative :
tout ce qui est relatif dans les choses « engendrées » peut être conçu
comme existant déjà en Dieu mais sous un mode absolu. On peut alors
imaginer avant l’étant déterminé, l’être pur et absolu, avant la connais­
sance, une connaissance pure et absolue. Il y aura cette fois continuité
entre Dieu et les choses qui viennent après lui. La procession des choses
apparaîtra alors comme le mouvement par lequel une réalité, existant en
Dieu sous un mode absolument pur, se détermine, entre en relations
d’abord avec elle-même, puis avec les autres réalités déterminées. C’est
ainsi que l’intelligence passe de son état de repos et de coïncidence avec
l’Un à un mouvement de distinction et de sortie, puis de conversion et
de retour à soi, qui lui permet d’entrer en relations avec elle-même.
La pensée pure devient alors pensée de la pensée.
Nous retrouverons tous ces thèmes chez Victorinus. Il nous suffira
pour l’instant de souligner combien la lecture des fragments du commen­
taire de Porphyre Sur le Parménide vient confirmer notre hypothèse.

i. Ibid., XIII, 13-22.


LES COÏNCIDENCES AVEC VICTORINUS 141
Ce sont en effet les doctrines les plus caractéristiques du commentaire
que nous retrouvons dans les « discours » néoplatoniciens de Victorinus.
La distinction entre l’être et l’étant est exposée chez Victorinus dans
des termes presque littéralement identiques à ceux qui sont employés
dans le cinquième fragment L De part et d’autre, il est affirmé qu’avant
l’étant déterminé (δν), il y a l’être (είναι) et que si l’étant déterminé est
la seconde hypostase, l’être est la première hypostase. Deux modes d’être
sont ainsi distingués : l’être antérieur à l’étant, et l’être coordonné * 2 à
l’étant, c’est-à-dire d’une part l’être absolu «imparticipé», «originellement
originel », d’autre part l’être « de tous ceux qui viennent après Dieu,
genres, espèces, etc. » De ce second mode d’être, l’étant est le principe,
dans la mesure où c’est l’étant qui est le principe de l’être particulier,
pour lui-même comme pour les étants particuliers. Cette rencontre
entre Victorinus et Porphyre est d’autant plus importante que cette
distinction entre l’être et l’étant est à peu près unique dans toute l’histoire
de la philosophie antique, puisqu’on ne la retrouvera que chez Boèce 3.
Comme Porphyre, Victorinus4 admet en Dieu une connaissance
absolue, qui reste pure, sans objet, se contentant d’« être-connai’ssance ».
Il distingue deux Intelligences5. La première, comme celle de notre
sixième fragment, « ne rentre pas en elle-même en venant du dehors 6 ».
La seconde est l’actuation de la première : elle est l’intelligence engendrée

i. Porphyre, in Parm., XII, 26-35 Victorinus, Adv. Ar., IV, 19, 4


(t. II, p. 104) : (cf. t. II, p. 46, § 70).
Τό έν... αύτό τό είναι τό προ τον οντος... Ante ov et ante λόγον vis et potentia
"Ωστε διττόν τό είναι, τό μέν προϋπάρχει exsistendi illa est quae significatur hoc
τοϋ οντος, τό δέ δ έπάγεται έκ τοϋ verbo quod est esse, graece quod est
όντος, τοϋ επέκεινα ενός τοϋ είναι οντος τό είναι. Hoc ipsum esse duobus acci­
τό απόλυτον κα'ι ώσπερ Ιδέα τοϋ όντος, οδ piendum modis, unum ut universale
μετασχόν άλλο τι έν γέγονεν, φ σύζυγον sit et principaliter principale, unde in
τό άπ’αύτοΰ έπιφερόμενον είναι. ceteris esse sit, alioque esse est ceteris
quod est omnium post vel generum
vel specierum atque huius modi cete­
rorum. Verum esse primum ita inpar-
ticipatum est ut nec unum dici possit
nec solum.
2. <Porphyre>, In Parm., XII, 34 : σύζυγον; Victorinus, Adv. Ar. IV, 19, 8 :
esse... omnium post vel generum vel specierum. Cet être déterminé par une
forme générique ou spécifique s’oppose ainsi à l’être divin qui est absolument
universel.
3. Cf. p. 490-492.
4. Cf. <Porphyre>, In Parm., V, 32-VI, 12 (t. II, p. 80) et Victorinus, Adv.
Ar., IV, 24, 10-17 (t. II, p.51, § 80).
5. Victorinus, Adv. Ar., IV, 29, 1 (cf. t. II, p. 55, § 89) : « Duae igitur intelle­
gentiae una intus exsistens quod est illi esse, alia exsistens quod est illi intel­
legendo esse. »
6. Victorinus, Adv. Ar., IV, 24, 15 (cf. t. II, p. 51, § 80) : « Cum enim ipsa
cognoscentia lateat atque apud se sit nec forinsecus in se intrans. » Cf. <Por-
phyre>, In Parm., XIII 35 : ό νοΰς μή δυνάμενος είσελθεϊν εις εαυτόν.
142 LE COMMENTAIRE SUR LE « PARMÉNIDE »

en se pensant comme Intelligence x. Elle est d’abord dans un état de pure


existence dans lequel elle se confond avec la première Intelligence, avec
2. Il n’y a alors d’autre Intelligible que l’intel­
l’intelligible et avec Dieu 1
ligence elle-même en cet état de repos. Mais, sortant de cet état de pure
existence, l’intelligence cherche à se voir et à revenir à elle-même. Dans
ce mouvement de sortie, elle devient Vie et infinie. Ce mouvement de
sortie lui permet de revenir à elle-même dans un acte qui est proprement
l’acte de pensée : c’est alors l’intelligence extériorisée dans la connais­
sance qu’elle a d’elle-même. Ici les rencontres presque littérales entre
Victorinus et Porphyre sont fréquentes3. Surtout cette suite d’idées
forme une conjonction unique. C’est seulement chez Porphyre et Victo­
rinus que l’on rencontre cette distinction entre deux états de l’intel­
ligence, étroitement liée à la description du mouvement triadique par
lequel l’intelligence sort d’elle-même pour revenir à elle-même et se voir,
se fait vie pour se penser.

1. Victorinus Adv. Ar., IV, 29, 10 (cf. t. II, p. 55, § 89) : « Intellegentiam
intellegendo se genita intellegentia. »
2. Victorinus Adv. Ar., IV, 24, 10 (cf. t. II, p. 51, § 80) : « In his autem
primis ubi quod esse est id est quod vivere et quod intellegere (vivre et penser
sont encore identifiés à l’être) esse cognoscibile non potest nisi ipsa cognoscentia
nondum apparens, sed se intus tenens, manensque quieta, cessans atque in se
versa, sibi se cognoscibile praebens. » Adv. Ar., iV, 29, 1 (cf. t. II, p. 55, § 89 ) :
« Una intus exsistens quod est illi esse. » Cf. sur l’unité entre intelligence et
intelligible dans le premier moment de l’existence <Porphyre>, In Parm., XIV,
16 : καί τδ νοούν καί τδ νοούμενου ύπαρξει, Sur le repos, correspondant à ce
premier moment, Ibid., XIV, 23 : κατά τήν ΰπαρξιν έστώσα άν εϊη ή ενέργεια
3· < Porphyre >, In Parm., XIV, 17- Victorinus
26 (t. II, p. 110) : § 80 = Adv. Ar., IV, 24, 18 : « Velut
Τδ δέ νοούν, ήν <5 νοϋς μετεξέλθη από egressa se circuminspiciens. »
τής νπάρξεως εις το νοοϋν Ινα επανέλθη § 53 = Adv. Ar., I, 57, 13 : « Omnis
είς το νοητόν και εαυτόν Ιδη, εστιν ζωή' enim cognoscentia, secundum quod
ιδδ αόριστος δ κατά τήν ζωήν. cognoscentia est, foris est ab illo quod
cupit cognoscere. Foris autem dico,
sicut in inspectione, secundum quod
est videre semet ipsam, quod est scire
vel videre potentiam illam praeexsis­
tentem et patricam. »
§ 55 = Adv. Ar., I, 57, 17 : « In isto
igitur sine intellectu temporis tempore,
ab eo quod erat esse veluti egrediens in
inspiciendum ipsum quod erat... alteritas
nata cito in identitatem revenit. »
§ 53 = Adv. Ar., I, 57, 10 : « Vitae
perfectae in motione exsistentis, volen­
tis videre semet ipsam, hoc est poten­
tiam suam... facta est ipsa manifestatio
sui, quae generatio est et dicitur, et
iuxta hoc foris exsistens. »
§ 43 = Adv. Ar., I, 51, 14 : « Vita
quae sit infinita. » § Si = Adv. Ar., I,
56, 36 : « Ipsa autem (vita) per semet
ipsam infinita fuit. »
LES COÏNCIDENCES AVEC VICTORINUS 143
Ces coïncidences 1 ne nous permettent pas pourtant d’affirmer que
Victorinus ait lu le commentaire de Porphyre Sur le Parménide. En effet
Porphyre se répète beaucoup et souvent très littéralement2. Victorinus
a donc pu trouver dans un autre ouvrage de Porphyre ces suites d’idées.
Mais il reste qu’elles sont typiquement porphyriennes et qu’elles ne
peuvent s’expliquer que dans la situation historique propre à Porphyre.

1. Pour d’autres coïncidences de détail, cf. t. II, p. 69, n. 7-10, p. 71, n. 3,


P· 75> n. 4, p. 91, n. 1-2, p. 101, n. 5, p. 103, n. 3-4, p. ni n. 2 et 5-6.
2. Cf. p. 89-91.
SECONDE PARTIE

Les thèmes porphyriens


F
CHAPITRE III

Dieu non-étant au-dessus de l’étant

C’est dans la Lettre à Candidus que nous rencontrons pour la première


fois un long morceau néoplatonicienx. Il nous révèle un des thèmes
fondamentaux de la doctrine porphyrienne utilisée par Victorinus.
Ce texte commence par définir Dieu comme cause des étants, et des
non-étants 12. Puis il distingue quatre modes de non-étants, le non-étant
au-dessus de l’étant, l’absolument non-étant, le non-étant selon l’altérité,
le non-étant selon la puissance3. Il distingue ensuite les quatre modes
d’étants, en signalant d’abord que les véritablement non-étants sont
totalement étrangers à ces modes d’étants 4. Il y a donc les véritablement
étants qui correspondent aux intelligibles 56, les seulement étants qui
correspondent aux intellectuels e, ou aux âmes, les non-véritablement
non-étants et les non-étants7. Après un résumé8, l’exposé concernant
les deux derniers modes reprend : les non-véritablement non-étants, ce
sont les âmes incarnées et le monde sensible9; les non-étants, ce sont la
. Après cette exposition, vient la conclusion : Dieu n’est aucun
matière 1011
des étants, mais il est un des modes de non-étant, le non-étant par trans­
cendance u.
Nous aurons donc à examiner d’abord dans quelle tradition se situent les

1. Victorinus, §§ 2-22, c’est-à-dire tout le groupe I. Cf. t. Il, p. 13.


2. § 2.
3· §§ 3-6.
4· §§ 7-9·
5· §10.
6. § il.
7· § 12·
8. § 13·
9· § 14·
10. § 15.
11. §§ 16-19.
148 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT

classifications des étants et des non-étants. Nous comprendrons mieux


ensuite la problématique à laquelle répond tout le morceau : il s’agit de la
place de Dieu entre les étants et les non-étants. Nous verrons enfin
comment, dans la doctrine porphyrienne de la connaissance de Dieu,
c’est l’âme qui est elle-même le principe de la distinction des plans
de réalité.

I. — Les modes des étants

« Des étants nous dit Victorinus, les uns sont véritablement, étants, les
autres, étants, les autres, non-véritablement non-étants, les autres, non-étantsx. »
Les termes grecs correspondant sont όντως οντα, όντα, μή όντως μή
όντα, μή οντα1 2.
Dans son commentaire sur le Timée, Proclus cite une classification
analogue :
« C’est pourquoi certains des anciens ont appelé « véritablement étant »,
le plan intelligible, « non-véritablement étant », le plan des âmes, « non-véri­
tablement non-étant », le plan sensible, « véritablement non-étant », la matière3. »
Nous reconnaissons ici les degrés d’être distingués dans le morceau
néoplatonicien de Victorinus que nous étudions : les intelligibles, les
âmes, le sensible et la matière. Les « anciens », ce sont pour Proclus, ou
les poètes et les philosophes antérieurs à Platon, tels qu’Homère, Phéré-
cyde ou Philolaos, ou bien les commentateurs de Platon, tels que Plotin,
Porphyre, Longin 4. Par les « anciens », Proclus désigne ici très probable­
ment Porphyre. En effet, non seulement nous retrouverons plus bas
une classification analogue rapportée explicitement à Porphyre 56, mais
nous reconnaissons ici même une des caractéristiques de l’enseignement
porphyrien, la confusion entre le plan « intellectuel » et le plan des âmes.
A la différence de Jamblique et des néoplatoniciens postérieurs, Porphyre
ne distingue pas de plan intellectuel entre l’intelligible et les âmes. Ce
sont les âmes qui constituent le plan intellectuel e. C’est exactement la
doctrine du texte néoplatonicien conservé par Victorinus.

1. Victorinus, § 8.
2. § 13·
3. Proclus, In Tim., t. I, p. 233, 1, Diehl : διά κα'ιτών παλαιών τινες όντως μέν
δν καλοϋσι τό νοητόν πλάτος, ούκ όντως δέ δν τό ψυχικόν, ούκ όντως δέ ούκ δν τό αισ­
θητόν, όντως δέ ούκ όν τήν ύλην. Cf. F. W. Kohnke, Plato’s Conception of τό ούκ όν­
τως ούκ όν dans Phronesis, t. |II, 1957, p. 32-40, qui cite également Proclus, In
Tim., t. II, p. 127, 33 et 128, 5.
4. Cf. l’index de Proclus, In Tim., t. III, p. 368, Diehl au mot παλαιοί. Par
exemple 1.1, p. 322, 20, Plotin, Porphyre et Longin sont des παλαιοί έξηγηταί. Les
παλαιότεροι seront, t. III, p. 234, 17, Albinus et Atticus.
5. Cf. p. 163, n. 1.
6. Cf. p. 101.
LES MODES DES ÉTANTS 149
On aura peut-être remarqué les différences de vocabulaire qui existent
entre la citation de Proclus et le texte de Victorinus. Ce dernier parle
d’étant, Proclus de non-véritablement étant ou encore Victorinus parle
de non-étant et Proclus de véritablement non-étant.
Victorinus connaît les deux vocabulaires. Il utilise le même vocabu­
laire que Proclus lorsqu’il écrit :
« Tu connais donc les quatre modes : les véritablement étants, les étants,
les non-véritablement non-étants, les non-étants. Mais en reliant inverse­
ment ces termes on peut encore imaginer deux modes : les non-véritablement
étants et les véritablement non-étants. Mais les non-véritablement étants signi­
fient la même chose que les étants sans plus. Car les non-véritablement étants
sont, sans plus. Quant aux véritablement non-étants, ils ne trouvent pas de lieu
pour être.1 »
Comme l’a remarqué F. W. Kohnke 2, les termes employés par Proclus,
et donc par Victorinus, dans le texte que nous venons de citer, supposent
le schéma suivant, que l’on trouve d’ailleurs représenté dans les scholies 3
du texte de Proclus :

Ce genre de schéma était employé par les commentateurs des Caté­


gories pour obtenir la distinction des êtres en quatre classes qui est
exposée au début de l’ouvrage d’Aristote :
substance universel

accident particulier
C’est ce que Porphyre4, premier témoin de ce diagramme, appelle
une χιαστή τάξις, une disposition en forme de χ.

1. Victorinus, § i6.
2. F. W. Kohnke, Plato’s Conception, p. 32 et n. 2.
3. Proclus, In Tim., t. I, p. 469, 18, Diehl.
4. Porphyre, In Categ., p. 78, 36 - 79, 8, Busse. Cf. P. Hadot, Cancellatus
respectus, L’usage du chiasme en logique dans Archivum latinitatis Medii Aevi
(Bulletin du Cange), t. XXIV, 1954, p. 280-281. On trouve un schème analogue
dans Maxime de Tyr, Diss., XV, 1 (Deus Socratis), p. 56, 21 sq., Dübner : oppo­
sition et liaison άθάνατος-θνητός, άπαθές-έμπαθές.
150 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT

Toutefois le texte de Victorinus qui vient d’être cité suppose, semble-


t-il, une disposition différente de celle que nous trouvons chez Proclus.
En effet le schéma présenté dans les scholies de Proclus aboutit nécessaire­
ment aux quatre termes : δντως δν, ούκ όντως δν, ούκ δντως ούκ δν, δντως
ούκ δν. Or, nous venons de le voir, Victorinus emploie un vocabulaire
différent; les quatre termes sont primitivement δντως δν, δν, μή δντως μή δν,
μή δν et il n’obtient les termes μή δντως δν et δντως μή δν qu’ « en reliant
inversement » (per conversionem et conplexionem) les termes précédents.
Il semble donc que les quatre termes primitivement employés par
Victorinus supposent le schéma suivant :
δντως δν ------------- ► μή δντως μή δν
ι
δν ------------- - μή ον
Il y aurait d’abord une opposition fondamentale entre δντως δν et δν,
puis la négation de chacun de ces termes, μή δντως μή δν et μή δν.
Les deux nouveaux termes μή δντως δν et δντως μή δν seraient obtenus
« en reliant inversement » les termes de ce schéma, de la manière suivante :

Victorinus 1 fait d’ailleurs remarquer que cette modification ne change


rien à sa classification : le μή δντως δν est en effet identique à 1’δν. L’δντως
μή δν, s’il est différent du simple μή δν, est un concept vide, qui ne peut
entrer dans une classification des étants 2. On voit donc que Victorinus,
qui connaît les deux manières de présenter la classification des étants,
préfère la sienne à celle que l’on trouvera chez Proclus.
La classification reproduite par Proclus peut également résulter d’une
opération logique qui, partant du groupe δντως δν,nierait tantôt le dictum
ov, tantôt le modus όντως, tantôt les deux :
A δντως δν ------------ * δντως μή δν Β
Γ μή δντως δν------------ * μή όντως μή δν Δ
Ce type de schéma, pouvait trouver son modèle dans le De Caelo
d’Aristote où l’on trouve l’opposition suivante 3 :
A άεί ov------------ >■ άεί μή δν Β
Γ μή άεί δν------------ >■ μή άεί μή δν Δ
1. Cf. ρ. ΐ49·
2. Sur ce problème, cf. p. 206.
3. Aristote, De Caelo, I, 12, 282 a 4 sq. L’exposé d’Aristote suppose sa
théorie des propositions modales, De interpretatione, 12, 21a 37 sq. En effet,
Aristote considère ces termes sous l’angle de la possibilité : le toujours étant est
pour lui le toujours capable d’être, le toujours non-étant, le toujours capable de
ne pas être; le « pas-toujours-étant », le pas-toujours capable d’être; le « pas-
toujours-non-étant », le pas-toujours capable de ne pas être.
LES SCHÉMAS ENTRECROISÉS 151
Dans ce schéma, A et B, comme Γ et Δ, sont contraires, parce que la
négation porte sur le dictum, tandis que A et Γ, comme B et Δ, sont
contradictoires, parce que la négation porte sur le modus. Il sert à démon­
trer qu’entre les deux extrêmes A et B, le toujours étant et le toujours
non-étant, il y a place pour deux intermédiaires, le « pas toujours étant »
et le « pas toujours non-étant » qui peuvent s’attribuer à l’engendré, alors
que les deux extrêmes ne peuvent s’attribuer qu’à l’inengendré et à
l’incorruptible.
Aristote avait pu trouver, dans le Parménide de Platon, une classifi­
cation de ce genre qui a pu lui servir de modèle. Dans la sixième hypo­
thèse, Platon recherche en effet à quoi l’Un aura part, s’il n’est pas. Et il
montre notamment que, pour n’être pas, l’Un doit avoir part à l’être.
Sa démonstration s’appuie sur la nature de la relation : toute affirmation
implique une négation, toute négation implique une affirmation. « Il y a
une vérité dans la négation et, par conséquent, un être du non-êtrex. »
Platon ébauche ici ce qui sera sa doctrine dans le Sophiste 1 2. « Ce qui est,
nous dit-il 34, a part au « ne pas être » et ce qui n’est pas, a part à l’être. »
Pour mieux montrer encore cette implication réciproque, il énumère les
affirmations et les négations qui se rapportent à l’étant et au non-étant,
au sujet de leur être. On peut dire que l’étant « est étant », mais on ne
peut dire qu’il est non-étant. L’étant participe donc à l’être de l’être-étant,
et au non-être de l’être non-étant. On peut dire que le non-étant n’est pas
étant, mais on ne peut dire que le non-étant n’est pas non-étant. Il
participe donc à l’être du ne pas être étant, mais il participe aussi au ne
pas être du ne pas être non-étanti. Quatre termes sont distingués : l’être

1. L. Robin, Platon, Œuvres complètes, t. Il, Paris, 1955, p. 1442, n. 91.


2. Soph., 256 e sq.
3. Parm., 162 b 4-5.
4. Parm., 162 a 3 : δεϊ άρα αύτδ (sc. τδ έν μή δν) δεσμδν έχειν τοϋ μή είναι το
είναι μη δν, εί μέλλει μή είναι, δμοίως ώσπερ τδ δν το μή ον έχειν μή είναι, ’ίνα τελέως
αδ είναι ή'οΰτως γάρ αν τδ τε δν μάλιστ’ αν εϊη καί τδ μή δν ούκ αν εϊη, μετέχοντα
τδ μέν δν ούσίας τοϋ είναι δν, μή ούσίας δέ τοϋ είναι μή δν, εί μέλλει τελέως είναι,
τδ δέ μή δν μή ούσίας μέν τοϋ μή είναι μή δν, ούσίας δέ τοϋ <μή> είναι [μή] δν, εΐ
καί τδ μή δν αδ τελέως μή έσται. — Αληθέστατα. — Ούκοϋν έπείπερ τφ τε δντι τοϋ μή
είναι καί τφ μή δντι τοϋ είναι μέτεστι καί τφ ένί, επειδή ούκ έστι, τοϋ είναι ανάγκη μετεί-
ναι είς τδ μή είναι. — Ανάγκη. — Καί ούσία δή φαίνεται τφ ένί, εί μή έστιν. — Φαίνε­
ται. — Καί μή ούσία άρα, εϊπερ μή έστιν.— Πώς δ’οϋ. Pour être pleinement traduit, le
passage qui oppose ούσίας à μή ούσίας demande à être paraphrasé. En effet
ούσία désigne ici l’être-copule. Participer à 1’ούσία, c’est être le sujet d’une
affirmation, participer à la μή ούσία, c’est être le sujet d’une négation. On peut
donc risquer la traduction suivante : « Il faut donc que l’Un Non-étant ait,
pour le retenir au non-être, ce lien : « l’être-non-étant », s’il doit ne pas être,
et de même l’Étant doit avoir, afin d’être pleinement, ce lien : le « ne pas-être-
non-étant ». Car c’est de cette manière surtout que l’Étant sera et que le Non-
étant ne sera pas, à savoir si l’Étant, pour être pleinement, participe à l’être,
parce qu’on affirme de lui l’attribut : être-étant, et participe au non-être, parce
qu’on nie de lui l’attribut : être non-étant, et si le Non-étant, pour pleinement
ne pas être, participe au non-être, parce qu’on nie de lui l’attribut : ne pas être
non-étant, et participe à l’être, parce qu’on affirme de lui l’attribut : ne pas être
152 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
étant, l’être non-étant, le non-être non-étant et le non-être étant, είναι όν,
είναι μή Ôv, μή είναι μή 0ν, μή είναι Ôv. Comme l’a remarqué F. W.
Kohnke* 1, ces termes peuvent s’engendrer à partir d’un schéma entre­
croisé analogue à celui que nous avons trouvé chez Proclus :

Ajoutons que le jeu des négations 2 est analogue à celui que nous avons
étudié dans le De Caelo pour expliquer le schéma des modes des étants
chez Porphyre :
A είναι Ôv είναι μή Ôv B
Γ μή είναι όν μή είναι μή 0ν Δ

étant. — C’est tout à fait vrai. — Donc puisque l’étant a part au ne pas être et
que le non-étant a part à l’être, il s’ensuit qu’il est nécessaire pour l’Un aussi,
puisqu’il n’est pas, d’avoir part à l’être pour n’être pas. — C’est nécessaire. —
Et ainsi s’il n’est pas, en l’Un, l’être apparaît. — Il apparaît. — Et le non-être
aussi, puisqu’il n’est pas. — Comment le nier? » Sur la leçon <μή> είναι [μή]6ν,
cf. n. 2.
1. F. W. Kohnke, Plato’s Conception, p. 39.
2. C’est la symétrie de ce schéma qui justifie la correction en Parm., 162 b 1-2 :
τοϋ <μή> είναι [μή]ον. Sans cette correction, on aurait deux fois : τοϋ είναι μή
βν. En réalité le schéma est encore plus complexe puisque s’y introduit le facteur
ουσία ou μή ουσία. On a exactement :
Τό ον (μετέχει), Τό μή δν (μετέχει)
1. ούσίας τοϋ είναι δν 1. μή ούσίας τοϋ μή είναι μή δν
2. μή ούσίας τοϋ είναι μή ον 2. ούσίας τοϋ μή είναι δν
Il y a là une sorte de jeu mathématique : si ούσία, είναι, δν sont positifs et μή
ούσία, μή είναι, μή δν négatifs, on a les équivalences suivantes :
+ —
+ (+) (+) = + — (—) (—) = —
-(+)(-) = + , +(—)( + )= —
On trouvera dans l’ouvrage de J. Roland de Réneville, Essai sur le problème de
l’Un-Multiple et de l’attribution chez Platon et les Sophistes, Paris, 1962, p. 162-
179, une étude détaillée de ce passage du Parménide et notamment p. 165-166
une paraphrase de Parm., 162 a-b. J. Roland de Réneville suit la traduction et
donc le texte reçu de A. Diès. Il admet donc la leçon (Parm., 162 b 1-2) : είναι μή
δν alors que nous pensons qu’il faut lire <μή> είναι [μή]δν. Pourtant, il nous fournit
lui-même la formule excellente qui justifie cette leçon (ibid., p. 162) : « Par l’effet,
entre l’être de ce qui est et le non-être de ce qui n’est pas, d’une symétrie qui à
elle seule mériterait également d’être regardée comme un postulat spécial dési-
gnable sous le nom de principe de symétrie, l’acte négatif de ne pas posséder un
attribut déterminé équivaut ontologiquement à l’acte positif de posséder la néga­
tion de cet attribut, comme si cette négation constituait elle-même un attribut. »
C’est précisément ce qu’exige le principe de symétrie en Parm., 162 b 1-2 :
l’acte négatif de ne pas être étant est considéré par Platon comme l’acte positif
(μετέχειν ούσίας) de posséder la négation de cet attribut (μή είναι δν).
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ PLATON 153
On peut donc dire que le type de schéma que nous rencontrons chez
Porphyre, selon le témoignage de Victorinus et de Proclus, remonte
finalement à Platon. On peut même ajouter que tous les termes de ce
schéma, tel que nous le trouvons chez Victorinus, se retrouvent chez Platon,
tout spécialement dans le Sophiste. 'Όντως δν x, δν 12, ούκ δντως ούκ δν 3,
δντως μή δν 4 sont des termes qui sont effectivement employés par Platon.
Toutefois on ne les trouve pas réunis chez Platon selon un schéma
rigoureux, comparable à celui que nous avons rencontré dans la sixième
hypothèse du Parménide. Il est impossible de faire correspondre terme à
terme, les quatre notions que nous venons d’énumérer et les quatre
membres de l’opposition du Parm., 162 ab. Notamment il me semble
difficile d’admettre, comme le fait F. W. Kohnke 56, que le μή είναι μή δν
de Parm., 162 a 6 est équivalent à 1’ούκ δντως ούκ δν de Soph., 240 6 7 et
12. Sans doute chacune de ces notions apparaît dans un contexte où
l’entrelacement entre l’étant et le non-étant est fortement affirmé. Mais,
dans le Sophiste, 1’ούκ δντως ούκ δν s’oppose d’une part à 1’δντως δν, d’autre
part au μή δν αύτδ καθ’ αύτό (238 c 10). L’δντως δν, 1’ « essentiellement
étant », c’est la réalité véritable et l’objet de science. En le traduisant par
quod vere est, à la suite de Cicéron ®, Victorinus reste donc fidèle à l’esprit
de Platon7. Ι7ούκ δντως ούκ δν, qui s’oppose à cette réalité véritable,
est « ce qui n’est pas essentiellement non-étant », c’est-à-dire un ordre du
réel qui n’a qu’une réalité apparente : c’est l’image ou le reflet de 1’ « essen­
tiellement étant », qui est son modèle 8. Cette apparence de réalité, qui
explique la possibilité de l’erreur, s’oppose donc au néant total qui, par
lui-même, ne pourrait rendre compte de l’existence d’une sophistique,
c’est-à-dire d’un art du simulacre. Dans le Parménide, le μή είναι μή δν
sert, il est vrai, à définir par opposition le néant total : le néant plénier,
nous est-il dit, participe au non-être du « ne pas être non-étant », ce qui

1. Soph., 240 b ; Phèdre, 247 c ; Tim., 52 c.


2. Le terme n’a pas chez Platon la valeur restreinte qu’il prend dans le schéma
porphyrien. Mais il se distingue de 1’δντως δν dans la mesure où il peut se mélan­
ger au μή δν, cf. Soph., 241 d.
3. Soph., 240 b 7 et 12 selon la leçon des mss. W et B, retenue par Diès, et
pleinement justifiée, comme l’a montré F. W. Kohnke, Plato’s Conception, p. 35.
4. Soph., 254 d 1.
5. F. W. Kohnke, Plato’s Conception, p. 40 : « The ούκ δντως ούκ δν of Soph.,
240 b corresponds formally and in content to the μή είναι μή δν of Parm., 162 ab,
just as also the déduction of the συμπλοκή of μή δν and δν (Soph., 240 c) reproduces
the first half of the déduction 'm. Parm., 162 b 4 : τφ τε δντι τοϋ μή είναι καί τω
μή δντι τοϋ είναι μέτεστι.
6. Cicéron, Timée, 2, 3, Ρ· 214, a7> Millier : « Id gignitur et interit nec unquam
esse vere potest. »
7. Mais, comme le remarque É. Gilson, L’Être et l’Essence, Paris, 1948, p. 24 :
« Cette traduction laisse perdre le redoublement si expressif dans la formule
grecque. » Sur l’équivalence entre « étant essentiellement étant » et « étant véri­
table », cf. Soph., 240 a.
8. Soph., 240 b. Cf. F. W. Kohnke, Plato’s Conception, p. 36.
154 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
veut dire que, du néant absolu, on doit nier le « ne pas-être non-étant1 ».
Mais on ne peut identifier à la notion du « ne pas-être non-étant » la
notion du « non-essentiellement non-étant ». La première notion est
purement indéfinie; c’est une position purement logique, utilisée pour
montrer que le non-étant total ne peut se concevoir sans utiliser à la fois
la négation (du ne pas être non-étant) et l’affirmation (du ne pas être
étant). Au contraire le « non-essentiellement non-étant », le « non-réelle­
ment non-réel » du Sophiste est une notion qui a un contenu positif : la
négation porte seulement sur la modalité de la non-existence et, puisque
le Sophiste introduit la notion de degrés d’être et de non-être, elle sert à
définir un non-étant qui n’est pas totalement non-étant, et qui corres­
pond à l’ordre de l’apparence, du reflet et du simulacre.
D’ailleurs, s’il est question, dans la sixième hypothèse du Parménide
comme dans le Sophiste, de l’entrelacement de l’étant et du non-étant,
il y a, du Parménide au Sophiste, un progrès de la pensée que J. Roland
de Réneville a bien souligné 2. En effet, dans le Parménide, Platon admet
que le néant absolu puisse être nommé et désigné, être sujet d’affirmation
et de négation et susceptible d’une pluralité de participations 3. Le Sophiste
au contraire renonce à « l’indistinction entre le vrai et l’être4 » qui est
postulée par la sixième hypothèse du Parménide. Dans le Sophiste, d’une
part le non-étant absolu est absolument inexprimable, en sorte que ni
affirmation ni négation ne peuvent s’appliquer à lui5, et d’autre part,
l’erreur comporte encore de l’être, puisque « celui qui dit faux... dit des
choses qui sont, mais autres que ce qu’elles sont6 ».
Il reste que la sixième hypothèse du Parménide prépare la solution du
Sophiste, en introduisant, comme l’a bien vu J. Roland de Réneville,
« une conception de l’être qui admette au sein de celui-ci des degrés, du
plus et du moins7. » En effet cette sixième hypothèse emploie avec insis­
tance les expressions : « afin d’être pleinement, » « afin de pleinement ne
pas être 8 », qui laissent évidemment supposer des degrés intermédiaires.
Ainsi s’ébauche chez Platon la notion d’une organisation hiérarchique de
la réalité.
Ces différents degrés du réel, ces différents modes d’être, les commen­
tateurs de Platon essaieront de les classifier et de les systématiser en
cherchant à coordonner les diverses oppositions, distinctions ou classi­
fications que Platon avait pu introduire en des contextes variés, dans ses

1. Parm., 162 b 1.
2. J. Roland de Réneville, Essai sur le problème de Γ Un-Multiple, p. 167-168.
3. Parm., 161 e (identité de l’être et de l’affirmation vraie).
4. J. Roland de Réneville, ibid., p. 168.
5. Soph., 238 c.
6. Soph., 263 b.
7. J. Roland de Réneville, ibid., p. 163.
8. Parm., 162 ab.
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ PLATON 155
différents dialogues. C’est ainsi que l’on s’efforcera de systématiser les
données du Sophiste, les genres de réalité distingués dans le Timée *, les
différents modes de connaissance énumérés par la République 1 2.
Le texte du Timée pouvait embarrasser les commentateurs. En effet,
Platon, au début de son dialogue, oppose l’objet d’intellection et l’objet
de sensation en les définissant respectivement comme le « toujours étant »
et le « toujours devenant », comme l’Être et le Devenir3. Plus loin, il ajoute
à ces deux réalités, le « lieu », le « réceptacle » du devenir4. Ailleurs,
l’Âme apparaît comme un intermédiaire composé de la substance indivi­
sible et de la substance divisible 5. Nous ne pouvons ici faire toute l’histoire
de l’exégèse de Platon. Il nous suffira de montrer que la doctrine de
Porphyre s’inscrit dans une longue tradition scolaire et qu’elle représente
un effort de systématisation qui réduit à l’unité plusieurs éléments,
jusque-là disparates de cette tradition.
Un des premiers éléments ainsi intégrés est l’opposition entre l’intelli­
gible et le sensible, entre le « véritablement étant » et ce qui n’est pas
« véritablement étant ». Cicéron 6 y fait allusion, mais on rencontre sur­
tout cette opposition chez Philon7, Albinus8, Apulée9, Maxime de

1. Tim., 27 c-28 c (les deux modèles et le monde).


2. Rep., 509 e-511 e (intelligence, connaissance discursive, foi, conjecture).
3. Tim., 27 d-28 a : τί τό όν άεί, γένεσιν δέ ούκ έχον, καί τί τό γιγνόμενον μέν αεί,
δν δέ ούδέποτε; τό μέν δή νοήσει μετά λόγον περιληπτόν, άει κατά ταύτά δν, τό δ’αΰ
δόξη μετ’ αίσθήσεως άλογου δοξαστόν, γιγνόμενον καί άπολλύμενον, όντως δέ ούδέ­
ποτε δν. (Je souligne les expressions qui seront souvent répétées dans la
tradition platonicienne.)
4. Tim., 52 a-b : έν μέν είναι τό κατά ταύτά είδος έχον, άγέννητον καί άνώλεθρον...
τοΰτο δ δή νόησις εϊληχεν έπισκοπεϊν- τό δέ ομώνυμον δμοιόν τε έκείνω δεύτερον,
αισθητόν, γεννητόν, πεφορημένον άεί, γιγνόμενόν τε έν τινι τόπφ καί πάλιν έκείθεν
άπολλύμενον, δόξη μετ' αίσθήσεως περιληπτόν" τρίτον δέ αύ γένος δν τό της χώρας άεί,
φθοράν ού προσδεχόμενον, έδραν δέ παρέχον όσα έχει γένεσιν πάσιν, αύτό δέ μετ’
άναισθησίας απτόν λογισμφ τινι νόθω.
5· Tim., 35 u. Exactement l’Ame est formée du mélange entre la substance du
Même, la substance de l’Autre, et la substance issue de leur mélange.
6. Cicéron, Acad., I, 8, 30-31 : « Mentem volebant rerum esse iudicem solam
censebant idoneam cui crederetur, quia sola cerneret id quod semper esset simplex
et unius modi et tale quale esset (Tim., 28 a : άεί κατά ταύτά δν : Phédon, 79 d).
Hanc illi ιδέαν appellabant, iam a Platone ita nominatam, nos recte speciem
possumus dicere. Sensus autem omnis hebetes et tardos esse arbitrabantur nec
percipere ullo modo res eas quae subiectae sensibus viderentur, quod essent aut
ita parvae ut sub sensum cadere non possent, aut ita mobiles et concitatae ut nihil
umquam unum esset et constans, ne idem quidem, quia continenter laberentur et
fluerent omnia (Tim., 28 a ; Crat., 439 e; Tim., 49 e). »
7. Philon, De opif., 12 : παν γάρ τό αίσθητόν, έν γενέσει καί μεταβολαϊς ούδέ­
ποτε κατά ταύτά δν.
8. Albinus, Didask., ρ. ι66, 27, Hermann.
9. Apulée, De Plat., I, 6, p. 88, 1, Thomas : «Ούσίας, quas essentias dicimus,
duas esse ait per quas cuncta gignantur mundusque ipse, quarum una cogitatione
sola concipitur, altera sensibus subici potest. Sed illa quae mentis oculis comprehen­
ditur semper et eodem modo et sui par ac similis invenitur ut quae vere sit ; at enim
altera opinione sensibili et inrationabili aestimanda est quam nasci et interire ait.
Et sicut superior vere esse memoratur (= όντως δν), hanc non esse vere (ούκ όντως
156 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT

Tyr* 1, Plutarque2, Numénius3et Plotin4. Dans ses Sententiae, Porphyre


la résume excellemment5.
Cette opposition elle-même admettait la médiation d’un intermédiaire.
C’est ainsi que l’âme apparaissait à la fois comme la frontière et le lien
entre l’intelligible et le sensible 6. Mais, sous l’influence de l’aristoté­
lisme, la « forme dans la matière » pouvait aussi apparaître comme l’inter­
médiaire entre l’intelligible et le sensible7. Ou encore, l’opposition
s’instaurant cette fois entre l’intelligible et la matière, c’est le monde
sensible, composé de forme et de matière, qui pouvait se présenter lui
aussi comme un milieu 8.
Nous trouvons dans la lettre 58 de Sénèque une énumération des
« six modes » d’être distingués par Platon qui, au travers de sa complexité,
nous révèle un aspect intéressant de cette tradition scolaire.
Dans cette lettre 58, Sénèque expose donc à Lucilius ce qu’il appelle
les six modes, selon lesquels 1’ « étant » peut se dire. Mais il fait précéder

ov) possumus dicere. » L’expression ούκ δντως δν ne se trouve pas chez Platon.
On peut supposer, ou bien qu’Apulée est un témoin de l’apparition de ce terme
qui fera partie du schéma porphyrien (Sénèque pourrait être un autre témoin,
cf. p. 000), ou bien que non vere esse est inexact et qu’il faut lire non vere non esse
= ούκ δντως ούκ δν, de Soph., 240 b 7).
1. Maxime DE Tyr, Diss., XVII (Τί δ Θεάς κατά Πλάτωνα), ρ. 67, 35> Dübner.
2. Plutarque, De E apud Delph., 391/-393 b (cité notamment par Eusèbe,
Praep. ev., XI, n, 1-15, t. II, p. 29, 1-31, 20, Mras). Il identifie 1’δντως 6và Dieu;
et la réalité fluente et inconstante est avant tout la réalité humaine.
3. Numénius, fr. 14, Leemans (= Eusèbe, Praep. ev., XI, 10, 1, t. II, p. 26,
1-27, 2), fr. is (XI, 10, 6-8, p. 27, 4-14), fr. 16 (XI, 10, 9-11, p. 27, 16-25), &· 17
(XI, 10, 12-13, p. 28, 2-7). Ce dernier fragment résume assez bien l’ensemble de
la doctrine de Numénius : Εί μέν δή τό δν πάντως πάντη άίδιόν τέ έστι καί άτρεπτον
καί ούδαμώς ούδαμή έξιστάμενον έξ έαυτοΰ, μένει δέ κατά τά αύτά καί ωσαύτως
έστηκε, τοϋτο δήπου άν είη τό τή νοήσει μετά λόγου περιληπτόν. Εί δέ τδ σώμα
ρεϊ κα'ι φέρεται ύπδ της εύθύ μεταβολής, άποδιδράσκει καί ούκ έστιν. "Οθεν ού πολλή
μανία μή ού τοϋτο είναι άόριστον, δόξη δέ μόνη δοξαστδν καί, ώς φησι Πλάτων, γινόμε­
νον και άπολλύμενον, δντως δε ουδέποτε δν. Dans cette doctrine traditionnelle,
Numénius introduit un vocabulaire nouveau, évidemment antistoïcien : 1’δντως
δν est άσώματον et νοητόν (fr. 16, p. 27, 16, Mras, et surtout fr. 15, p. 27, 7 : μή
γελασάτω τις εάν φώ τοϋ άσωμάτου είναι δνομα ούσίαν καί δν).
4· Enn., VI, 5 [23] 2, 9-16 : Έπεί γάρ τδ μέν έστι πεφορημένον (Tim., 52 a) καί
παντοίας δεχόμενου μεταξολάς καί εις πάντα τόπον διειλημμένον, δ δή γένεσιν άν προσ-
ήκοι όνομάζειν, άλλ’ ούκ ούσίαν, τδ δέ δν άεί, [διειλημμένον] ωσαύτως κατά ταύτά
εχον, ούτε γινόμενον οϋτε άπολλύμενον ούδέ τινα χώραν ούδέ τόπον ούδέ τινα έδραν
έχον ούδ’ έξιόν πόθεν ούδ’ αύ είσιόν εις δτιοΰν, άλλ’ έν έαυτώ μένον.
5· Porphyre, Sent., 39, Ρ· 34> ΐ9-35> Ι0·> Mommert : τά κατηγορούμενα τοϋ
αισθητού καί ένύλου άληθώς έστι ταΰτα'τό πάντη είναι διαπεφορημένον (Tim. 52 a), τδ
μεταξλητόν είναι, τδ ύφεστάναι έν έτερότητι, τδ σύνθετον είναι, τδ καθ’ αύτδ λυτδν
ύπάρχειν, τδ εν τόπφ (Tim. 52 a), τδ έν δγκω θεωρεϊσθαι καί όσα τούτοις παραπλήσια.
Τοϋ δέ δντως δντος καί καθ’ έαυτδ ύφεστηκότος άύλου τό είναι άεί έν έαυτώ ιδρυμέ­
νου, τό ωσαύτως κατά ταύτά εχειν, τδ έν ταυτότητι ούσιώσθαι, τό άμετάβλητον
είναι κατ’ ούσίαν, τό άσύνθετον, τδ μήτε λυτόν μήτε έν τόπω είναι μήτε εις δγκον διαπε-
φορήσθαι, τδ [μήτε γιγνόμενον μήτε άπολλύμενον (Tim. 52 a) είναι καί δσα τούτοις
δμοια...
6. Cf. ρ. 103, η. ι et ρ. Ι79> η. 2.
7· Cf. ρ. ΐ57> η. ίο et ρ. 162, η. 2.
8. Cf. ρ. 164-165.
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ SÉNÈQUE 157
son énumération d’une introduction qui est destinée à faire comprendre à
Lucilius que l’Étant est le genre suprême de tous les étants L Cette
introduction effectue successivement une remontée au genre suprême,
puis une descente de ce genre suprême vers les espèces et les genres
particuliers. Comme l’a bien remarqué E. von Ivanka 12, nous sommes ici
en présence d’une tradition scolaire qui sera définitivement codifiée
dans Vlsagoge de Porphyre. Sénèque remonte3 donc des espèces,
« homme », « chien » ou « cheval », au genre « animal », puis du genre
« animal » au genre « être vivant », puis de celui-ci au genre « corps » et
enfin de celui-ci au genre suprême des étants, Γδν. Il signale ensuite
en passant que certains Stoïciens plaçaient au-dessus de cet étant, genre
suprême, un genre encore plus général, le « quelque chose »4. Mais
avant d’exposer leur doctrine, il effectue l’opération logique inverse de
celle qu’il vient de terminer. Il redescend à partir de l’étant suprême
vers les genres et les espèces 56. Il peut ensuite citer plus explicitement
l’opinion des Stoïciens : il faut placer au-dessus de l’étant, le quelque
chose, parce que celui-ci embrasse à la fois les étants et les non-étants ®.
Après cette introduction, commence l’exposé proprement dit. Le
premier mode, c’est précisément l’étant, genre suprême, purement
intelligible7. Le second mode, c’est Dieu, qui est l’étant par excellence 8.
Les « proprement étants » sont le troisième mode, ce sont les idées,
formes immuables de toutes choses 9. Le quatrième mode, c’est ce que
Sénèque appelle Vidos, évidemment 1’εΙδος, expression qui sert à désigner
la forme introduite dans la matière 10. Le cinquième mode, ce sont les
« communément étants », c’est-à-dire ceux qui ne sont pas « proprement11 ».
Cet ordre désigne le monde sensible. Enfin le sixième mode 12 correspond
aux « quasi étants » : le vide, le temps.

1. Sénèque, Epist., 58, 8-15.


2. E. von Ivanka, c. r. de R. Stark, Aristotelesstudien, dans Anzeiger für die
Altertumswissenschaft, t. IX, 1956, p. 75.
3. Epist., 58, 8-12.
4. Epist., 58, 13.
5. Epist., 58, 14.
6. Epist., 58, 15.
7. Epist., 58, 16 : « Primum illud « quod est » nec uisu nec tactu nec ullo sensu
■conprenditur; cogitabile est. »
8. Epist., 58, 17 : « Secundum ex his quae sunt ponit Plato quod eminet et
exsuperat omnia : hoc ait per excellentiam esse... Quid ergo hoc est ? Deus scilicet,
maior ac potentior cunctis. »
9. Epist., 58, 18 : « Tertium genus est eorum quae proprie sunt... ideas uocat
(sc. Plato) ex quibus omnia, quaecumque uidemus, fiunt et ad quas cuncta for­
mantur. Hae inmortales, inmutabiles, inuiolabiles sunt. »
10. Epist., 58, 20 : « Quartum locum habebit idos... », 21 : « Idos in opere est,
idea extra opus, nec tantum extra opus est, sed ante opus. »
11. Epist., 58, 22 : « Quintum genus est eorum quae communiter sunt... omnia,
homines, pecora, res. »
12. Epist., 58, 22 : « Sextum genus eorum quae quasi sunt : tamquam inane
tamquam tempus. »
158 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
Selon E. Bickel1, ces six modes seraient purement et simplement
tirés du Timée. Le premier, le « quod est », purement intelligible et
non sensible, selon Sénèque, ce serait le « toujours étant », lui aussi
intelligible et non sensible, l’un des deux modèles distingués par Platon
au début de son dialogue 2. Mais E. Bickel n’explique pas pourquoi
cet étant est présenté par Sénèque, en des termes stoïciens, comme le
genre suprême des étants3. Le second mode, c’est, selon Sénèque, l’étant
par excellence, celui qui dépasse et domine tous les autres, c’est-à-dire
Dieu. E. Bickel l’identifie 4 au Démiurge du Timée, que Platon appelle
Dieu en Tim., 30a. Mais, ici encore, il n’explique pas comment cet étant
par excellence peut supposer, au-dessus de lui, un genre supérieur.
D’autre part, on ne trouvera, dans le Timée, aucune trace d’un étant
transcendant ni d’un étant qui soit l’Étant par excellence 5. E. Bickel est
un peu plus heureux lorsqu’il traite des trois modes suivants. En effet,
ces modes sont indiscutablement d’origine platonicienne. Le troisième
mode qui correspond aux Idées ne fait pas de difficultés. Le quatrième
mode, appelé idos par Sénèque, peut correspondre6 aux « formes ».
entrées dans le réceptacle, selon la description du Timée (ζοδ-ζία),.
mais conçues sur le modèle des formes aristotéliciennes. Quant au cin­
quième mode, celui des « communément étants », il correspond au
monde du devenir, à « notre » monde. Mais l’interprétation de E. Bickeî.
est à nouveau discutable lorsqu’il s’agit du sixième mode7. Sénèque
le fait correspondre aux « quasi-étants » et donne comme exemple le
vide et le lieu. Selon E. Bickel, il s’agirait de ce que, sous l’influence
aristotélicienne, la tradition a appelé la « matière ». Le mot même serait
absent, parce qu’il ne se trouve pas dans le Timée. Sénèque donnerait
comme exemple le vide, parce que dans le Timée (796) on lit : κενόν ούδέν
έστιν (il n’y a pas de vide). Mais il suffit de lire la suite du texte pour
constater qu’il ne s’agit que d’un obiter dictum de Platon qui n’a aucune
valeur systématique : « Il n’y a aucun vide dans lequel pourrait pénétrer
un corps quelconque en mouvement et, en nous, le souffle respiratoire

1. E. Bickel, Senecas Briefe 58 und 65. Das Antiochus-Posidonius-Problem,


dans Rheinisches Museum, N. F., t. CIII, i960, p. 1-20. Dans cet article, E. Bickel
attaque l’interprétation des lettres 58 et 65 de Sénèque proposée par W. Thei­
ler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus (Problemata 1), 1930, p. 1-15. W. Thei­
ler avait voulu retrouver dans ces lettres de Sénèque la trace de la synthèse
qu’Antiochus d’Ascalon avait opérée entre aristotélisme et platonisme. C’est la
trace de Posidonius qu’E. Bickel voudrait y reconnaître. Mais, malgré certains
détails intéressants, la démonstration d’E. Bickel est très peu convaincante, et,
pour l’essentiel, les positions de W. Theiler restent valables.
2. E. Bickel, op. cit., p. 1.
3. Cf. plus bas, p. 160, n. 1.
4. E. Bickel, op. cit., p. 2.
5. Cf. les expressions de Sénèque, p. 157, n. 8.
6. E. Bickel, op. cit., p. 4.
7. E. Bickel, op. cit., p. 5-7.
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ SÉNÈQUE 159
se meut du dedans au dehors... Le souffle ne peut aller dans le vide, mais
il doit chasser de sa place l’air avoisinant.1 » Quant au temps, il serait
introduit ici parce qu’en Tim., yd et 386, le temps est associé à la nais­
sance du Ciel2! On voit tout ce que ces rapprochements ont d’artificiel.
Il est impossible de comprendre comment Sénèque a pu énumérer
ces six modes, si l’on n’admet pas qu’il a effectué, probablement
à la suite d’un manuel, une contamination entre des principes de classi­
fication d’origine différente 3. Les traits proprement stoïciens sont faci­
lement reconnaissables. En premier lieu, Sénèque mentionne la doctrine
stoïcienne qui faisait du rt (le « quelque chose ») le genre suprême. Il ne
s’agit pas là seulement d’un simple étalage d’érudition. Après avoir fait
brièvement allusion à cette doctrine en décrivant le mouvement logique
de remontée vers les genres supérieurs45, Sénèque l’expose immédiate­
ment avant l’énumération des six modes d’étants ®. Puisque le τί stoïcien,
au dire même de Sénèque, comprend à la fois les étants et les non-étants,
il se trouve ainsi que, sans le vouloir, Sénèque nous donne une division
des τινά (des « quelque chose ») et non pas seulement des étants 6. Nous
aurons d’ailleurs à constater7 qu’il commet une erreur en donnant comme
exemple de non-étants, les concepts formés par pure imagination et ne

1. Tim., 79 b. E. Bickel s’appuie surtout sur la double formule : κενόν ούδέν


έστιν et διά τδ κενόν μηδέν είναι.
2. E. Bickel, op. cit., p. 7.
3. W. Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus, p. xi, voyait dans la
lettre 58 de Sénèque, le résultat d’une contamination entre trois schèmes ter­
naires : x° (Matière), Idée, Dieu; 2° (Matière), Idée, Eidos; 3° quae « proprie »,
quae « communiter », quae « quasi » sunt. L’interprétation que je propose insiste
plus sur l’apport stoïcien, mais ne contredit pas les précieuses remarques de
W. Theiler concernant la genèse de la classification de Sénèque.
4. Epist., 58, 13.
5. Epist., 58, 15.
6. On pourrait penser que Sénèque oppose sa doctrine propre qui fait du
« quod est » le genre suprême, à la doctrine de « certains Stoïciens » qui font du
« quid » le genre suprême, Epist., 58, 13 : « De quo statim dicam, si prius illud
genus de quo locutus sum, merito primum poni docuero, cum sit rerum omnium
capax. » Mais précisément les deux doctrines ne peuvent se contredire, puis­
qu’elles sont toutes deux liées ensemble. Le « quid » n’est genre suprême que dans
la mesure où l’on suppose qu’il embrasse en lui des « non-choses », telles que le
temps et le lieu, ce que les Stoïciens appellent des « incorporels ». Le » quod est »
n’est genre suprême que dans la mesure où il embrasse toutes les « choses ». Cf.
Alexandre Aphrod., In Top., p. 301, 19, Wallies : τδ τι οΐ άπδ Στοάς γένος τοϋ
δντος τίθενται... Διά τοΰτο τδ τί γενικώτερον αύτοΰ (sc. τοϋ δντος) φασιν είναι κατηγο­
ρούμενον ού κατά σωμάτων μόνον, αλλά καί κατά άσωμάτων. Comme l’a bien
souligné V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 13 et n. 5 (à la
suite de M. Pohlenz, Die Stoa, t. II, p. 37 et O. Rieth, Grundbegriffe der
stoischen Ethik, p. 91 et n. 3) : « Le genre suprême est défini tantôt comme « l’étant »
(or l’étant se dit seulement des corps), tantôt comme le « quelque chose » (qui
englobe les corps et les incorporels). Mais cette seconde formule seule donne
l’expression exacte de la doctrine stoïcienne. » Et, en note, V. Goldschmidt
précise que dans la lettre 58 de Sénèque, le quibusdam (58, 15) ne restreint pas la
portée du texte.
7. Cf. p. 161.
160 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT

correspondant à rien dans la réalité. En strict vocabulaire stoïcien, ce


sont des οΰτινα, des « non-quelque-chose ». Second trait caractéristique :
le premier mode est l’étant, pris en sa généralité, l’étant comme genre
suprême de tous les étants. La notion est proprement stoïcienne x. Et si
cet étant, genre suprême, est purement intelligible, c’est précisément
parce qu’il est un genre, et que pour les Stoïciens, les genres sont de
purs objets de pensée, tandis que les espèces ou individus, sont des réalités
sensibles 12. Dans le second mode des étants, on reconnaîtra sans doute
des traits propres au moyen-platonisme. Que l’Étant soit une sorte de
nom propre de Dieu, comme le « Poète » est le nom propre d’Homère,
c’est là une doctrine commune qui se retrouve aussi bien chez Philon 3 que
chez Plutarque 4* . Mais oser placer Dieu, c’est-à-dire l’Étant qui surpasse
et domine tout, au second degré dans l’échelle des êtres, cela n’est
possible que dans une perspective stoïcienne qui classifie les notions,
non les réalités6. Enfin, dernier trait stoïcien : le sixième mode comprend
les « quasi-étants », par exemple nous dit Sénèque, le vide et le temps.
Ce sont là les exemples classiques des « incorporels », c’est-à-dire
des non-étants, selon la doctrine stoïcienne6. Ces incorporels ou non-
étants sont d’ailleurs, pour les Stoïciens, précisément des « quasi-étants »7.

1. DlOG. LAERCE, VII, 61 : γενικώτατον δέ έστιν ô γένος δν γένος ούκ έχει, οϊον
τό δν. Comme le remarque V. Goldschmidt {op. cit., p. 13, n. 5), le οΐον
marque bien que 1’« étant » n’est pas le seul genre suprême. Cf. également O. Rieth,
op. cit., p. 91.
2. DlOG. LAERCE, VII, 60, γένος δέ έστι πλειόνων... έννοημάτων σύλληψις.
Chrysippe, dans Aétius, Placita IV, 9, 13 (Dox. Gr., p. 398, 15, Diels) : τό δέ
ειδικόν... αισθητόν.
3· Philon, Quod det. pot. insid., 160, t. I, p. 294, 19, Cohn-Wendland :
ό Θεός μόνος έν τφ είναι ύφέστηκεν ού χάριν άναγκαίως έρει περί αύτοϋ- έγώ είμι ό
ών.
4. Plutarque, De-E apud Delph., 20, 393 a : μόνον έστι τό κατά τοΰτον δντως
δν.
5· Comme l’a montré V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 18-19, la clas­
sification stoïcienne du réel va de la pensée la plus vide vers le concret le plus
déterminé. En effet le « quelque chose », genre suprême, n’est ni étant, ni non-
étant. L’étant lui-même, en tant que genre suprême, n’est lui-même qu’une notion
abstraite. La réalité concrète ne commence qu’avec l’union du sujet et de la
qualité. Dieu, « matière qualifiée », est donc subordonné, dans l’ordre logique,
au genre abstrait de l’« étant ».
6. Cf. W. Theiler, op. cit., p. 8, citant Sextus Empiricus, Adv. Math., X, 218
et Proclus, In Tim., t. III, p. 95, 3, Diehl. Cf. également V. Goldschmidt, Le
système stoïcien, p. 13 et n. 1 et 2. Ce sixième mode correspond finalement à la
matière. En effet, les incorporels stoïciens sont des non-étants et la matière (dans
la tradition platonicienne) est elle-même aussi un non-étant.
7. V. Goldschmidt, ibid., p. 18 : « Les incorporels et les « pensées «jouissent
d’un statut de quasi-existence » et il cite, n. 5, Arius Didyme, Epitome, 40, dans
Doxographi Graeci, p. 472, 1-2, Diels : τά έννοήματα μήτε τινα (= substances)
είναι μήτε ποιά (= qualités), ώσανεί δέ τινά καί ώσανεί ποιά φαντάσματα ψυχής.
On peut ajouter DlOG. LærCE, VII, 61 : έννόημα δέ έστι φάντασμα διανοίας οΰτε
τι δν οΰτε ποιόν, ώσανε'ι δέ τι δν και ώσανεί ποιόν. L’incorporel est à la fois
non-étant et quasi étant, parce qu’il est « quelque chose », c’est-à-dire qu’il rentre
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ SÉNÈQUE 161
Nous reconnaissons donc, dans l’énumération proposée par Sénèque,
des éléments qui appartiennent à une classification proprement stoïcienne.
On peut les grouper dans le schéma *1 suivant :

Ôv (ier mode) = les quatre catégories stoïciennes

lieu
'μή Ôv (= άσώματον) (6e mode)
temps
exprimable
En considérant ce schéma, on constate que, si Sénèque 2 a raison de
dire que le genre suprême qu’est le « quelque chose » comprend les étants
et les non-étants, il a tort de donner comme exemple de non-étants, les
faux concepts et les phantasmes de l’esprit. En effet, les non-étants,
c’est-à-dire les incorporels, ce sont le lieu, le vide, le temps et l’exprima­
ble, c’est-à-dire des entités qui ont un statut de quasi-réalité : ce sont
celles qu’il énumère en partie dans le sixième mode 3. Mais les faux
concepts, les notions forgées par l’esprit ne s’opposent pas à l’étant, mais
au « quelque chose ». Ce sont des « non-quelque-chose » (οΰτινα) 4. Le

dans le genre suprême du quelque chose » qui dépasse l’opposition entre étant
et non-étant. A l’intérieur du genre « quelque chose », il n’y a pas de place pour
l’absolument non-étant. Sur ce genre suprême qui est et qui n’est pas, cf. Plotin,
Enn., VI, i, 25, 6-10.
1. Cf. O. Rieth, Grundbegriffe, p. 91. J’admets avec O. Rieth que les quatre
catégories (sujet, qualités, manières d’être et manières d’être relatives) subdivisent
le genre de l’étant. Voir la discussion du problème danS V. Goldschmidt, Le
système stoïcien, p. 21, n. 5. Les deux dernières catégories pourraient sembler
« incorporelles », (donc ne devraient pas être placées dans le genre de l’étant),
mais elles se rapportent à des étants. Cf. l’excellente formule de V. Goldschmidt,
ibid. : « Ce qui tombe sous les deux dernières catégories est bien incorporel, mais
ce sont des manières d’être des corps, alors que les incorporels proprement dits,
le temps, par exemple, et le vide, n’ont initialement aucun support corporel;
ils sont, si l’on peut dire, irréels « par essence ».
2. Sénèque, Epist., 58, 15.
3. Epist., 58, 22.
4. Sextus Emp., Adv. Math., I, 17 : ανυπόστατα γάρ έστι τη διανοία ταϋτα (sc.
οΰτινα) κατά τοϊς άπο της στοάς. Les οΰτινα n’ont aucune réalité, même dans
la pensée, c’est-à-dire, ce sont des pseudo-concepts. O. Rieth, Grundbegriffe,
p. 91, n. 3, souligne bien la confusion de Sénèque. Cette confusion est bien excu­
sable, car l’ambiguïté de la notion de « quelque chose » entraînait nécessairement
celle du « non quelque chose ». Selon Alexandre Aphr., In Top., p. 359, 12,
Wallies; Origène, In Ioh., II, 13, 93; Simplicius, In Categ., p. 105, 11, Kalb-
fleisch, les Stoïciens auraient considéré les genres et les espèces, c’est-à-dire les
universaux, comme des οΰτινα. C’est possible, car ce sont les énoncés, les λεκτά,
qui sont des incorporels, donc des τινά. Les concepts eux-mêmes n’ont aucune
réalité, dans la mesure où ils ne sont pas insérés dans un « discours ».
162 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
« quelque chose » et le « non-quelque-chose » rentrent eux-mêmes
finalement dans ce genre absolument général que sont les νοούμενα, les
« notions 1 ». Le premier et le sixième mode de Sénèque sont donc des
genres qu’il a tort de connumérer avec leurs espèces respectives.
Restent quatre modes d’origine proprement platonicienne, les deuxième,
troisième, quatrième et cinquième. Le second, qui correspond à l’Étant
par excellence, transcende toute l’échelle des étants. Les troisième, qua­
trième et cinquième mode constituent ensemble une structure propre,
une division à trois termes de la totalité du réel. Nous y retrouvons d’abord
l’opposition entre l’intelligible et le sensible. Le premier est défini par
l’expression : quae proprie sunt, qui traduit vraisemblablement τά όντως
όντα. Le second est défini par l’expression quae communiter sunt, qui
correspond probablement à τά μή όντως δντα : les non-proprement
étants. Entre l’intelligible et le sensible, il y a un intermédiaire, le qua­
trième mode de Sénèque, 1’είδος, c’est-à-dire la forme « prise du modèle
et imposée à l’œuvre », autrement dit, la forme qui entre en composition
avec la matière, pour constituer le monde sensible. Cette notion se
retrouve chez Albinus 2.
Tout se passe donc comme si, dans la classification stoïcienne des
concepts, Sénèque remplaçait les quatre catégories qui divisent les étants
(substances, qualités, manières d’être et manières d’être relatives)3
par quatre modes de réalité empruntés à la~tradition platonicienne :
τί <------------- > οδτι
, „ ( deus (2e mode)
το ov » ae je gunt ( e mode)
(i-mode) zWoi(4emode)
\ quae communiter sunt (5e mode)

inane
‘τό μή δν
(6^-mode)
tempus

1. La classification générale des νοούμενα est facilement reconnaissable, mais


sans le mot, chez Sextus Emp., Adv. Math., I, 15-19 : sont d’abord opposés le τί
et les οΰτινα, puis le τί est divisé en corporels et incorporels, c’est-à-dire en étants
et non-étants. Les νοούμενα sont d’autre part l’occasion d’une classification
générale des modes de connaissance, chez Sextus Emp., Adv. Math., III, 40, et
Diog. Laerce, VII, 52 (chez celui-ci, avec beaucoup de confusion). Cette clas­
sification correspond à la classification des réalités. Aux étants (c’est-à-dire aux
réalités corporelles) correspond la connaissance κατά περίπτωσιν, aux non-étants
(aux incorporels) correspond la connaissance κατά μετάβασιν. Mais par ce second
mode de connaissance, on peut, soit atteindre des quasi-existants, des incorporels,
comme le lieu et l’exprimable (Diog. L., VII, 53) donc des τινά, soit imaginer
des pseudo-concepts, donc des οΰτινα, comme les Centaures (VII, 53).
2. Cf. W. Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus, p. n, citant Albinus,
Didask., p. 155, 34, Hermann : των νοητών τά μέν πρώτα ύπάρχει ώς αί ίδέαι,
τά δέ δεύτερα ώς τά είδη τά έπί τη ΰλη αχώριστα δντα της ύλης.
3· Cf. ρ. ι6ι, η. ι.
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ PORPHYRE 163
Nous trouvons ainsi, intégrée dans une classification plus vaste et,
pour le moins, hétérogène, la distinction de trois plans de réalités :
l’idée séparée, ou véritablement étant, l’idée inséparable de la matière,
ou idos, le monde sensible ou seulement étant.
Dans l’état actuel de nos connaissances, nous pouvons légitimement
supposer que Porphyre a été le premier commentateur de Platon à systé­
matiser les données platoniciennes sous la forme d’un schéma entrecroisé
à quatre termes, ou si l’on veut, à imaginer que le vocabulaire platonicien
supposait des schémas analogues à ceux que nous avons rencontré dans
le Parménide et dans le De Caelo. Un témoignage explicite de Proclus
est à cet égard très significatif :
« C’est donc à bon droit que Porphyre a dit que, pour le moment (c’est-à-
dire en Tim., 27 d), Platon définit les extrêmes, c’est-à-dire d’une part, le
« toujours étant », qui vient en premier, d’autre part, le seulement « devenant »
et que Platon a négligé les intermédiaires, c’est-à-dire 1’ « étant qui est aussi
devenant » et le « devenant qui est aussi étant ». De ces deux intermédiaires,
1’ « étant qui est aussi devenant » correspond au plan des âmes, quant à l’autre,
le « devenant qui est aussi étant », il correspond à la partie supérieure des choses
engendrées 1 »
Porphyre suppose donc que Platon admet entre « ce qui est » et « ce
qui devient », deux intermédiaires, de façon à constituer un schéma
entrecroisé tout à fait identique à celui de De Caelo 2 d’Aristote :
δν (= άεί δν) γινόμενον (= άεί μή δν)
δν καί γινόμενον (= μή άεί δν) γινόμενον καί δν (= μή άεί μή δν)
Ces quatre termes désignent d’ailleurs finalement les mêmes réalités
que dans le schéma porphyrien dont nous avons déjà reconnu la présence
chez Proclus et Victorinus : ils correspondent respectivement aux intelli­
gibles, aux âmes, au « sommet des engendrés » (c’est-à-dire aux âmes
incarnées), enfin à la matière en perpétuel devenir. Nous aurons à revenir
sur l’obscurité de ce dernier terme 3.
C’est cette exégèse porphyrienne 4 que nous retrouvons probablement
dans un texte du commentaire de Calcidius Sur le Timée. Sans doute,
nous ne trouvons ici que trois termes, et non quatre. Mais c’est proba­
blement en vertu du principe d’exégèse que Porphyre vient de nous
énoncer : Platon pense à quatre termes, mais néglige de nommer expres­
sément ces quatre termes dans son exposé.

1. Proclus, In Tim., t. I, p. 257, 3, Diehl : όρθώς οδν καί ό Πορφύριος έλεγεν


δτι τά άκρα νϋν ό Πλάτων άφορίζεται, τό τε πρώτως άεί δν καί τδ μόνως γενητόν, τά
δέ μέσα παρήκεν, οιον τδ δν άμα καί γινόμενον, ή τδ γινόμενον καί δν. Ών τδ μέν δν
καί γινόμενον οίκεϊόν έστι τφ πλάτει των ψυχών, τδ δέ άνάπαλιν καί γιγνόμενον καί δν
τη άκρότητι τών γενητών.
2. Cf. ρ. 150.
3· Cf. ρ. 203 et sq.
4. Sur l’influence de Porphyre chez Calcidius, cf. p. 85.
164 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT

Il s’agit cette fois du passage du Timée (52a) dans lequel Platon dis­
tingue entre trois « genres » : « ce qui est », « ce qui est engendré », le
« réceptable ». Calcidius, à la suite de Porphyre, comme un texte parallèle
de Simplicius 1 nous permet de le conjecturer, identifie « ce qui est » à
1’ « Idée », le « réceptacle » à la matière, et « ce qui est engendré », à l’un des
deux intermédiaires de son schéma, exactement à ce troisième rang de la
réalité qui correspond aux choses sensibles, mélangées de forme et de
matière 2 :
« La forme qui est engendrée (= 3e mode) est située entre la nature qui est
véritablement (= Ier mode), qui est constante, qui est toujours la même, à
savoir l’idée, l’intellect éternel du Dieu éternel, et la nature qui est, sans
doute, mais qui n’est pas toujours la même, à savoir la matière (= 4e mode).
Car la matière, par sa nature propre, n’est rien des choses qui sont, bien qu’elle

i. Cf. le parallèle textuel de la note suivante.


2. Simplicius, in Phys., t. I, p. 135, Calcidius, in Tim., 33°, Ρ· 324> 23,
1, Diels : Waszink :
Φησί δέ ό Πορφνριος τον Πλάτωνα καί τό Est enim haec (sc. generata species)
μή δν λέγειν είναι ούτως μέντοι είναι posita inter naturam vere existentem
ώς μή δν. Τό μέν γάρ όντως δν άπεφήνατο constantem eandemque semper, nimi­
είναι τήν Ιδέαν καί ταύτην δντως είναι rum idean quae intellectus dei aeterni
ουσίαν, τήν δέ άνωτάτω πρώτην άμορφον est aeternus, et inter eam naturam quae
καί άνείδεον ϋλην έξ ής τά πάντα έστιν est quidem, sed non eadem semper, id
είναι μεν, μηδέν δέ είναι τών όντων. Αύτή est siluam, quippe haec natura sua
γάρ έφ’ έαυτής έπινοουμένη δυνάμει nihil est eorum quae sunt, cum sit
μέν πάντα έστιν, ένεργεία δέ ούδέν. Τό aeterna. Ergo quod inter has duas
δέ έκ τοϋ είδους καί τής ύλης αποτέλεσμα, naturas positum est uere existens non
καθ’δσον μέν είδους μετέχει, κατά τοΰτο est. Cum enim sit imago uere existen-
είναι τί καί προσαγορεύεσθαι κατά τό tis, uidetur esse aliquatenus, quia uero
είδος, καθ’ δσον δέ τής ύλης καί διά non perseuerat patiturque inmutationem
ταύτην έν σννεχεΐ ρόσει καί μεταξολή sui, non est existens uere, ut sunt exempla;
τυγχάνει, πάλιν μή απλώς μηδέ βεβαίως illa quippe exempla rata et inmutabili
είναι. constantia uigent. Erunt igitur tria
haec : quod semper est, item quod
semper non est, deinde quod non
semper est.
De part et d’autre, on retrouve trois termes : l’idée ou véritablement étant,
la matière, le composé de forme et de matière, qui n’est pas véritablement, dans
la mesure où il participe à la matière et qui est d’une certaine manière dans la
mesure où il participe à la forme. On remarquera surtout la formule de Simplicius,
à propos de la matière : είναι μέν, μηδέν δέ είναι τών δντων qui permet de com­
prendre l’expression paradoxale de Calcidius : est quidem... nihil est eorum quae
sunt. Porphyre veut dire que la matière est matière, mais qu’elle ne fait pas partie
des étants. Mieux encore, comme le montre la suite du texte de Simplicius, « être »
matière, c’est « être » tout en puissance, et « rien » en acte. La citation de Simplicius
nous montre également que le schéma porphyrien des modes des étants se situe
dans une problématique issue du Sophiste: il s’agit d’expliquer pourquoi et
comment Platon a pu parler d’un entrelacement de l’être et du non-être et affirmer
que le « non-étant » est. Cette affirmation n’est pas contradictoire, nous dit Por­
phyre, dans la suite du texte cité par Simplicius, parce qu’elle ne signifie pas que
le non-étant est étant, mais simplement qu’il est en tant que non-étant : καί τό μή
δν είναι έφη, ού τό δν μή δν είναι καί τό μή Ôv είναι δν’ ού μήν τά κατά τήν άντέφασιν
αντικείμενα. Τόν μέν γάρ άνθρωπον ούχ οίόν τε άμα καί μή άνθρωπον είναι, μή ίππον
δέ άληθές είπεϊν. Ce rapport entre Porphyre et Calcidius n’est pas signalé par
J. H. Waszink dans son commentaire.
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ PORPHYRE 165
soit éternelle L Donc la réalité, qui est placée entre ces deux natures, n’est
pas véritablement (= 3 e mode). Étant image du véritablement étant, cette
réalité est, d’une certaine manière. Mais étant inconstante et soumise au chan­
gement, elle n’est pas véritablement, comme les paradigmes. Ceux-ci en effet
jouissent d’une constance fixe et immuable. Nous avons donc ces trois choses :
ce qui est toujours (= Ier mode), ce qui toujours n’est pas (= 4e mode), ce
qui n’est pas toujours (2e mode et 3e mode, non distingués) 12. »
Nous retrouvons ici, non seulement trois des termes du schéma por­
phyrien, mais le vocabulaire du De Caelo d’Aristote 3 auquel le précédent
témoignage de Proclus 4 nous avait fait penser : le « toujours étant », le
« toujours non-étant », le « pas toujours étant ». Il ne manque ici que le
« pas toujours non-étant ».
Les quatre plans de réalité du schéma porphyrien se reconnaissent
encore dans la présentation que Porphyre lui-même nous donne de la
doctrine de la matière que proposait Modératus de Gadès, un pythago-

1. Avec J. C. M. Van Winden, Calcidius on Matter. His Doctrine and Sources,


Leiden, 1959, p. 194 et J. H. Waszink, Timaeus a Calcidio translatus, Leiden,
1962, p. 325, 3, je lis cum sit aetema, attesté par les manuscrits et l’édition de
Wrobel, au lieu de cum sint aetema, leçon des anciennes éditions. J. C. M. Van
Winden, bien qu’il n’ait pas vu le rapprochement à faire entre ce texte de Calci­
dius et la citation de Porphyre dans Simplicius, explique bien l’ensemble du
texte de Calcidius. Toutefois, il comprend cum sit aeterna en un sens explicatif :
parce qu’elle est étemelle. Je pense qu’il faut l’entendre au sens concessif : la
matière n’est rien des étants, bien qu’elle soit éternelle. On pourrait en effet
penser qu’étant étemelle, elle fait partie de ces étants. Mais son éternité n’est
que l’éternité d’un être en puissance.
2. Si Porphyre restait ici fidèle à son propre vocabulaire, il devrait dire que cet
intermédiaire, la forme engendrée, est « non-véritablement non-étant » (ούκ δντως
ούκ δν) et qu’elle est « pas toujours non-étant » (μή άεί μή δν). Les deux présentes
dénominations : « non-véritablement étant » (ούκ δντως δν), « pas-toujours étant »
conviendraient plutôt au deuxième mode, c’est-à-dire à l’âme sortie du monde
intelligible. Mais deux explications de cette anomalie peuvent être imaginées.
La première, et la plus vraisemblable, c’est que Porphyre réunit en un seul ces
deux intermédiaires entre l’intelligible et la matière que sont l’âme et les formes
incarnées et qu’il leur applique une dénomination commune, qui s’oppose sur­
tout au véritablement étant. Mais on peut supposer également qu’il y a une erreur
dans la tradition manuscrite. En effet, dans la tradition manuscrite de Victorinus,
on constate que les copistes éprouvaient une grande difficulté à écrire correcte­
ment quae non vere non sunt, qui leur semblait probablement absurde. [Sur six
emplois de l’expression, un seul est attesté correctement par les six manuscrits
(Ad Cand., il, 2), un autre n’est attesté par aucun et doit être reconstitué à partir
du contexte (Ad Cand., 9, 20); les quatre autres ne sont attestés que par une
partie de la tradition et souvent après correction (Ad Cand., 6, 6; 8, 18; 9, 2; 10,
3).] De la même manière, le ούκ δντως ούκ ov de Soph., 240 b 7 n’est attesté que
par W. Toutefois le texte latin de Calcidius ne semble pas permettre cette hypo­
thèse : uere existens non est, non est uere existens sont des expressions qui ne per­
mettent pas de confusion avec un hypothétique non uere non existens est. S’il y
avait faute, il faudrait supposer qu’elle se trouvait dans l’original grec. C’est
pourquoi il faut probablement s’en tenir à la première explication : Porphyre se
contente d’opposer le sensible à l’intelligible, en niant du premier 1’δντως qui est
propre au second.
3. Cf. p. 150.
4. Cf. p. 163.
166 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
ricien du Ier siècle ap. J.-C. Selon celui-ci, la matière sensible aurait été
un reflet de la pluralité inhérente au monde des Formes. Pour faire
comprendre cet enseignement, Porphyre l’expose dans un vocabulaire
très néoplatonicien et en suivant son schéma favori1 :
« Cette conception de la matière, les premiers qui l’aient eue parmi les
Grecs sont, à ce qu’il semble, les Pythagoriciens et, après eux, Platon, comme le
rapporte aussi Modératus. Celui-ci en effet, selon la doctrine des Pythagori­
ciens, montre
1. l’Un premier au-dessus de l’être et de toute substance;
2. il dit que le second Un qui est le véritablement étant et l’intelligible
(τδ δντως δν καί νοητόν) est les Formes;
3. que le troisième, qui est l’Un relatif à l’âme (τδ ψυχικόν), participe
à l’Un et aux Formes;
4. que la nature qui vient en dernier après celui-ci et qui est la nature des
choses sensibles ne participe même pas à l’Un et aux Formes, mais est mise en
ordre d’après un reflet de ceux-là (c’est-à-dire de l’Un et des Formes) ;
5. du fait que la matière, inhérente aux choses sensibles, est une ombre du
non-être qui se trouve principalement dans la pluralité (des Formes) et qu’elle
est descendue même encore plus bas que ce non-être inhérent à la pluralité
des Formes. »
A la suite de l’Un transcendant, nous retrouvons une fois de plus nos
quatre degrés d’être : l’intelligible, les âmes, la nature sensible, la matière.
Ce texte est intéressant, non seulement parce qu’il confirme le caractère
porphyrien du développement de Victorinus, mais parce qu’il montre
que l’on parvenait à cette division, non seulement à partir du Sophiste,
comme chez Victorinus, non seulement à partir du Timée 2, comme dans
le texte de Porphyre que nous avons cité plus haut, mais également à
partir du Parménide. C’est en effet aux cinq premières hypothèses de la
seconde partie du Parménide que correspondent respectivement le
premier Un, le second Un, le troisième Un, la nature sensible et la
matière. D’autre part, ce texte semble se situer dans une problématique

1. Simplicius, In Phys., t. I, p. 230, 34 : ούτος γάρ κατά τούς Πυθαγορείους τδ


μέν πρώτον έν υπέρ το είναι και πάσαν ουσίαν άποφαίνεται, τδ δέ δεύτερον έν, οπερ
έστ'ι τό δντως δν κα'ι νοητόν, τά είδη φησίν είναι, τδ δέ τρίτον, δπερ έστ'ι τό ψυχικόν,
μετέχειν τοϋ ένδς καί τών ειδών, την δέ άπδ τούτου τελευταίαν φύσιν την τών αισθητών
ούσαν μηδέ μετέχειν, αλλά κατ’ εμφασιν εκείνων κεκοσμήσθαι, της έν αύτοις ΰλης τοϋ
μή δντος πρώτως έν τφ ποσφ δντος ουσης σκίασμα καί έτι μάλλον ύποβεβηκυίας καί
άπδ τούτου. Καί ταϋτα δέ ό Πορφύριος έν τφ δευτέρφ Περί ΰλης τά τοϋ Μοδεράτου
παρατιθέμενος... Sur ce texte, cf. E. R. Dodds, The Parmenides of Plato and the
Origin of the Neoplatonic One, dans Classical Quarterly, t. XXII, 1928, p. 129-
143. Comme le remarque W. Theiler, Porphyrios und. Augustin, p. 17, n. 3, E.
R. Dodds se fie peut-être un peu trop au témoignage de Porphyre. Porphyre
a certainement présenté la doctrine de Modératus de Gadès selon une interpré­
tation néoplatonicienne. Tout le vocabulaire est typiquement postplotinien (cf. E.
R. Dodds lui-même, op. cit., p. 136). Voir également A. J. Festugière, La Révé­
lation d’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 22-23, dont je reproduis la traduction avec
de légères modifications. J’ai souligné dans la citation grecque de Simplicius ce qui
est probablement addition porphyrienne.
2. Cf. p. 163.
LES MODES DES ÉTANTS CHEZ PORPHYRE 167
analogue à celle que nous trouvons chez Victorinus. Porphyre souligne
que le μή όν qu’est la matière est une ombre du μή Ôv qui se trouve
dans la pluralité des Formes. Les quatre modes d’étant sont donc ici
mis en relation aux modes de non-étant, et une sorte de hiérarchie des
non-étants semble s’introduire : le non-étant qu’est la matière est inférieur
au non-étant contenu dans la pluralité des Formes. Nous aurons à revenir
sur ce texte à propos des non-étants h
Cette hiérarchie de plans de réalité n’est porphyrienne que par la
forme systématique qu’elle revêt, notamment par cette organisation
« chiastique » des termes platoniciens, que nous avons trouvée chez Victo­
rinus et chez Proclus. Mais l’ordre même de ces plans de réalité se trouve
déjà chez Plotin. C’est ainsi qu’un traité comme celui De la nature, de la
contemplation et de Γ Un remonte de la Nature à l’Âme, de l’Âme à l’intelli­
gence, de l’intelligence à l’Un : la suite Un-Intelligence-Âme-Nature-
Matière 12 dirige souvent les mouvements de la pensée plotinienne. Il
n’est pas sûr d’ailleurs qu’elle soit typiquement plotinienne 34. Mais c’est
un cadre que Plotin a accepté définitivement.
Après Porphyre, la hiérarchie se compliquera. On s’efforcera de systé­
matiser, non seulement les oppositions du Sophiste et du Timée, mais la
doctrine des genres de connaissance de la République et les subdivisions
des hypothèses du Parménide i.

IL — Les modes des non-étants


« Le non-étant se conçoit et se nomme selon quatre modes : selon la néga­
tion, en sorte que, absolument et sous tous les rapports, il soit privation de
l’étant; selon la nature de l’Autre, en sa relation à autre chose; selon l’être

1. Cf. p. 171, n. 3.
2. L’Un étant, pour Porphyre, le Non-étant transcendant, on a donc à la
suite de l’Un, le véritablement étant, le seulement étant, le non-véritablement
non-étant, et le non-étant. Mais ces termes techniques ne se trouvent pas chez
Plotin d’une manière systématique, comme chez Porphyre. Remarquer Ènn., IV,
2, 2, 53-55 où l’on trouve quatre termes : ce qui est le plus élevé est seulement
« Un », l’âme est « Un et Plusieurs », les formes corporelles sont « Plusieurs et Un »,
les corporels sont seulement « Plusieurs ».
3. Cf. déjà chez Apulée, De Plat., I, 6, p. 88, 1 sq., Thomas, où, après l’oppo­
sition entre la substance intelligible et la substance sensible, on trouve, classés
dans la substance intelligible, Dieu, puis l’intelligence et les Formes, puis
l’Âme, et classées dans la substance sensible, « toutes les choses qui reçoivent
forme et sont engendrées » (c’est-à-dire ce qui sera le troisième mode de Porphyre).
4. Sur Syrianus, cf. K. Praechter, art. Syrianos, dans Paulys Realencyclo­
padie, 2. Reihe, iV, 2, col. 1738, 21 (rapprochant les données de Syrianus, In
Metaph., p. 11, 21 ; 81, 33 ; 12, 5 ; 48, 6 ; 150, 2-5, Kroll) : on trouve chez lui, à la
suite de i’Un supersubstantiel, les intelligibles, les intellectuels, les « raisonnables »
(c’est-à-dire les âmes), les êtres « naturels », puis vivants, puis corporels, et enfin
la matière. Jamblique peut-être, et certainement Proclus, placent d’ailleurs
l’intelligible et intellectuel entre l’intelligible et l’intellectuel, cf. p. 99, n. 7.
168 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
qui n’est pas encore, mais qui sera et peut être; selon l’être qui est au-dessus
de tous les étants 1 ».
Cette énumération, qui, aussi bien que la classification des étants,
dominera tout le discours sur Dieu « non-étant au-dessus de l’étant »,
correspond, comme celle-ci, à un effort de systématisation des données
aristotéliciennes et platoniciennes concernant le non-étant.
L’opposition entre le non-étant absolu et le non-étant relatif provient
à la fois du Sophiste de Platon et de la Physique d’Aristote. On sait que
Platon cherche, dans le Sophiste, à expliquer la possibilité de l’erreur,
nécessaire à la définition du « sophiste ». Il faut pour cela renoncer à la
thèse parménidienne selon laquelle le non-étant n’est absolument pas.
Le μηδαμώς δν, l’absolument non-étant, est impensable et inexprimable,
cela est vrai 2, mais il faut supposer qu’il y a un autre non-étant, puisque
l’étude des genres révèle qu’il y a un « autre » que l’être. On peut donc
opposer au non-étant absolu le non-étant « selon la nature de l’autre »,
comme dit Platon 3. C’est précisément la formule que l’on retrouve chez
Victorinus : « secundum naturam alterius 4 ». Aristote reprend la distinc­
tion platonicienne dans la discussion avec les Éléates qui ouvre le pre­
mier livre de la Physique : « Rien n’empêche qu’il existe, non pas le non-
étant absolu (απλώς μή ov) mais un certain non-étant (μή δν τι)5. »
Le non-étant « selon la puissance », distingué ensuite par Victorinus,
vient d’Aristote. La Métaphysique propose en effet cette classification
des non-étants :
« Le non-étant, au point de vue des différentes catégories, se prend sous
autant d’acceptions qu’il y a de catégories de l’étant, il y a en outre le non-
étant au sens de faux, et le non-étant en puissance. 6 »
Quant au non-étant au-dessus de l’étant, il remonte peut-être à Speu­
sippe 7, mais il n’est attesté clairement que chez Porphyre 8.

1. Victorinus, § 3 (t. II, p. 14).


2. Soph., 20,7 b : τό μηδαμώς δν τολμώμέν που φΟέγγεσθαι; 238 c : συννοείς ούν ώς
οΰτε φθέγξασθαι δυνατόν έρθώς... τό μή Ôv αύτό καθ’αύτό, άλλ’ έστιν άδιανόητόν τε
καί άρρητον...
3· Soph., 255 d, 256 d: κατά πάντα γάρ ή θατέρου φύσις έτερον άπεργαζομένη τοϋ
δντος έκαστον ούκ δν ποιεί καί σύμπαντα δή κατά ταύτά οΰτως ούκ δντα όρθώς έροϋμεν.
4· § 3· Ce parallèle avec Platon empêche d’admettre totalement la traduction :
« selon la nature d’une chose relative à une autre » proposée par P. Nautin, c. r. de
marius victorinus, Traités théologiques, dans Revue d’histoire ecclésiastique,
t. LVII, 1962, p. 144. On peut retenir une formule comme : « selon la nature de
l’autre, en sa relation à autre chose » (cf. Soph., 258 d : τήν γάρ θατέρου φύσιν...
ούσάν τε καί κατακεκερματισμένην έπί πάντα τά δντα πρδς άλληλα).
5· ARISTOTE, Phys., I, 3, 187 a 5 ■' ούθέν γάρ κωλύει μή απλώς είναι άλλά μή δν τι
είναι τδ μή δν.
6. Aristote, Metaph., XIV, 2, 1089 a 26 : άλλ’ έπειδή τό μέν κατάτάς πτώσεις μή
δν ίσαχώς ταϊς κατηγορίαις λέγεται, παρά τοϋτο δέ τό ώς ψεϋδος λέγεται τό μή δν
καί τδ κατά δύναμιν.
7· Cf. ρ. 173, η. 4·
8. Porphyre, Sent., 26, ρ. ιι, ίο. 13, Mommert : τδ υπέρ τό δν μή δν.
LES MODES DES NON-ÉTANTS 169
Comme celle des étants, la systématisation des modes de non-étants
ne s’est faite que peu à peu. Le manuel platonicien d’Albinus oppose, à
la suite du Sophiste et de la Physique d’Aristote, non-étant absolu et non-
étant relatif :
« L’étant n’a pas pour contraire le non-étant (cf. Soph., 257 b); car le non-
étant n’a pas d’existence réelle; il est inconcevable et il n’a aucune réalité;
si l’on était contraint de l’exprimer ou de le penser, on tomberait dans un
cercle, car il renferme en soi-même la contradiction (cf. Soph., 238 b). Le non-
étant, dans la mesure où l’on prononce ce mot, n’est pas la simple négation de
l’étant (ψιλή άπόφασις τοϋ δντος) (cf. Soph., 2561/-259 b), mais il est une néga­
tion qui comporte en même temps la référence à l’autre qui, de quelque façon,
est lié à l’étant. En sorte que, si les choses ne participaient pas au non-étant,
elles ne pourraient pas se distinguer les unes des autres : mais en fait, autant
il y a d’étants, autant de formes revêt le non-étant. Car ce qui n’est pas « tel »
étant est non-étant.1 »
On retrouve la même opposition chez Plotin 2 et chez Dexippe 3.
Le non-étant en puissance se retrouve assez souvent isolé, par exemple
dans le Corpus Hermeticum 4 et chez Plotin 56.
Ce n’est que dans le néoplatonisme postérieur, tout spécialement
chez Proclus, que nous retrouvons, systématisés, nos quatre modes de
non-étant :
« Le non-étant se dit de plusieurs manières : il y a en effet le non-étant qui
n’est absolument pas, il y a le non-étant qui est l’engendré, il y a le non-étant,
comme repos et mouvement, selon la nature de l’Autre, il y a enfin l’Un lui-
même, comme non-étante. »
On les reconnaîtra également, intégrés à des divisions plus compliquées,
chez des auteurs encore postérieurs, comme Ammonius, par exemple,
qui énumère les divers « ordres » de non-étant :
« Le non-étant au-dessus des étants, c’est-à-dire au-dessus de toute
forme... »
Le non-étant considéré selon l’altérité et qui s’étend au travers de tous les

1. Albinus, Didask., p. 189, 15, Hermann.


2. Par exemple, Enn., III, 6 [26], 7, 12 : καί ούχ ώσπερ κίνησις μή δν ή στάσις μή
δν, αλλά άληθινώς μή δν. III, 6 [26] 14, 20 : τά δέ πάντη μή δν άμικτον τφ δντι.
II, 5 [251 5, 9-24· L 8 [si] 3, 6.
3. Dexippe, In Categ., p. 13, 17, Busse : διττώς λέγεται τδ μή δν, τό μέν πάσης
της φύσεως άρσις, δπερ έστί πάντη μή δν ... ή τί δέ μή δν, οίον μή ποιόν, μή ούσία,
άλλ’ άλλο τι οίον πρός τι.
4· Corp. Herm., Ά, ζ : τών πάντων... ούκέτι δντων.
5· Enn., Ν, 2 [ιι] ι, 2 : οΰπω έστίν, άλλ’έ'σται.
6. Proclus, In Parm., ρ. 44, ΐ4_Ι9> Klibansky : « Multipliciter enim le non-
ens : et enim quod nullatenus ens non ens et genitum non ens et statio non ens et
motus propter alterius naturam et le unum ipsum non ens. » On retrouve ces
quatre modes, mais non systématisés, en divers endroits du commentaire de
Syrianus Sur la Métaphysique d’Aristote, par exemple le non-étant selon la nature
de l’Autre, In Metaph., p. 171, 13 sq., Kroll, et p. 172, 5, le non-étant absolu et
le non-étant en puissance, p. 75, 8.
170 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
étants, « qui n’est pas moins étant que l’étant », comme il est dit à son sujet
(Soph., 258 b).
Le non-étant qui désigne ce qui est engendré, selon un abaissement par
rapport au véritable étant et à ce qui est situé au-dessus de tout changement.
Le non-étant attribué à la matière, par suite de sa chute en dehors de toute
forme...
Et enfin, cette signification du mot « non-étant » qu’il faut placer à la fin
de toutes les autres, lorsqu’on parle de l’absolument non-étant L »
Signalons aussi cette scholie du commentaire de Proclus Sur la Répu­
blique, qui, utilisant un texte néoplatonicien antérieur, résume parfaitement
tout l’effort de systématisation :
« Le non-étant se dit selon quatre modes :
Le supersubstantiel, tel le Premier.
Le non-étant selon l’altérité qu’Aristote appelle « un certain non-étant »
(Phys., I, 3 et Soph. el., I, 25) et Platon le « non-étant qui n’est pas moins étant
que l’étant » (Soph., 258 b).
Le sensible par rapport à l’intelligible que l’on appelle précisément vérita­
blement étant.
Le nullement étant et l’absolument non-étant selon la formule d’Aristote
(Phys., I, 3).
Il y a un cinquième mode qu’il faut rapporter au non-étant absolu, c’est la
matière 12. »
Dans toutes ces classifications, on reconnaît les quatre termes attestés
chez Victorinus : le non-étant au-dessus de l’étant, le non-étant selon la
nature de l’Autre, le non-étant selon la puissance, qui devient non-étant
selon le devenir et le sensible, enfin le non-étant absolu. Comme toujours,
nous retrouvons une hésitation concernant le statut ontologique de la
matière 3.

1. Ammonius, De interpret., n, p. 213, 1, Busse : δεϊ μέντοι είδέναι ότι πολλάς


έκεϊνος τοϋ μή οντος τάξεις ήμϊν παραδιδούς, τοϋ υπέρ τά οντα, ταύτόν δέ εΐπεϊν, ύπέρ
είδος άπαν (ού γάρ άν άλλως προήγε τά τε είδη πάντα χωριστά τε της ΰλης καί άχώριστα
καί έπ’ έσχάτοις αύτήν τήν παντελώς άνείδεον ύλην), τοϋ κατά τήν ετερότητα θεωρου-
μένου καί διά πάντων τών όντων πεφοιτηκότος, ού παρ’ έλαττόν τε τοϋ δντος είναι
διά ταϋτα λεγομένου, τοϋ τδγενητδν σημαίνοντος κατά τήν ϋφεσιν τήν πρός τό όντως δν
καί πάσης μεταβολής ύπεριδρυμένον, τοϋ έπί τής ΰλης κατηγορουμένου διά τήν άπόπτωσιν
πάντων τών ειδών κατά τήν θρυλλουμένην άνόμοιον αύτής πρός τό πρώτον ομοιότητα
καί έν τι τών σημαινομένων τοϋ μή δντος λέγων εϊναι τό έν έσχάτοις τών άλλων κείμενον
τό έπί τοϋ μηδαμή μηδαμώς δντος λεγόμενον.
2. Sch. ad Proclum, In R., t. Il, p. 375, 5> Kroll : τετραχώςτό μή δν ή τό ύπερ-
ούσιον, ώς τό πρώτον, ή τό κατά τήν έτερότητα δ τί μή δν καλεϊ Αριστοτέλης, Πλάτων
δέ ού παρ’ έλαττον τοϋ δντος, ή τό αισθητόν πρός τό νοητόν δπερ όντως δν λέγεται
παραβαλλόμενον, ή τό μηδαμώς Ôv καί άπλώς μή δν κατά τόν τοϋ Άριστοτέλους λόγον.
Puis le texte commente cette division : les extrêmes, c’est-à-dire le non-étant
supersubstantiel et le non-étant absolu sont extérieurs aux étants, les deux autres
sont en même temps étants et non-étants. Les deux extrêmes sont donc incon­
naissables, les intermédiaires sont connaissables. Il ajoute ensuite : έστι τι καί
πέμπτον, δ πρός τοϋ απλώς μή δντος δεϊ τάττειν, ή όλη qui ressemble au Premier
par sa dissemblance avec Lui : comme Lui, la matière est extérieure à toute forme,
mais non par supériorité, mais bien par infériorité.
3. Cf. p. 203.
LES MODES DES NON-ÉTANTS 171
Nous ne possédons pas de texte explicite de Porphyre qui énumérerait
ces quatre modes de non-étant. Mais ces quatre modes sont facilement
reconnaissables en plusieurs points de son œuvre. Le « non-étant au-
dessus de l’étant », notion attestée pour la première fois chez Porphyre,
s’oppose chez lui au non-étant absolu qui n’est qu’une imagination de
l’âme égarée et séparée de la réalité véritable 4. Entre ces deux extrêmes,
Porphyre connaît également le non-étant selon le devenir 1 2 et le non-
étant selon la nature de l’Autre. Ce non-étant correspond à la multipli­
cité et à la quantité inhérentes au monde des Idées :
« La matière inhérente aux choses sensibles est une ombre du non-étant qui
se trouve originellement dans la pluralité des Formes 34.»
S’il en est ainsi, la classification des non-étants selon Porphyre, telle
que nous la connaissons par Victorinus, constitue une sorte de hiérarchie.
Au sommet se trouve le non-étant au-dessus de l’étant, puis le non-étant
selon la nature de l’Autre — qui correspond, nous dit Porphyre, à la
pluralité des Formes —, ensuite le non-étant selon la puissance qui
correspond à la réalité en devenir, enfin le non-étant absolu, qui n’est
qu’un mirage de l’esprit. Proclus reprendra cette hiérarchie lorsqu’il
écrira : « Le non-étant est pris en plusieurs sens, comme supérieur à
l’étant, comme de même rang que l’étant, comme privation de l’étant4. »

III. — Dieu au-dessus des étants et des non-étants

Après avoir replacé dans leur histoire, les classifications porphyriennes


des étants et des non-étants, nous sommes mieux préparés à comprendre
la problématique de tout ce morceau néoplatonicien.
Ces modes en effet ne sont énumérés que pour répondre à la question :
à quel rang des étants faut-il ranger Dieu 5 ?

1. Cf. p. 102, n. i ; p. ii6, n. 7; p. 168, n. 8; p. 177, n. 3.


2. Simplicius, In Phys., p. 136, 33, Diels : ό δέ γε Πορφύριος δτι μέν ού τό απλώς
μή δν ό Πλάτων εισάγει, καλώς έθεάσατο, δτι δέ μή δν το γενητον δν έν Σοφιστή φησι
παραδιδόναι, περί ού λέγει έν Τιμαίω « καί τί τό γινόμενον μέν, δν δέ ούδέποτε », τοϋτο έπι-
στάσεως άςιον είναι μοι δοκεϊ.
3· Simplicius, In Phys., p. 231, 4 : τής έν αύτοϊς ΰλης τοϋ μή δντος πρώτως
έν τφ ποσώ δντος οΰσης σκίασμα. J’adopte pour ce texte où Porphyre est censé
rapporter la doctrine de Modératus de Gadès la traduction de A. J. Festugière,
cf. p. 166, n. 1. Celui-ci, Révélation d’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 23, n. 1, fait
remarquer que τό ποσόν est le terme technique néopythagoricien pour désigner la
pluralité des Formes. Un texte de Dexippe, In Categ., p. 65, 15-20, Busse, nous
montre comment la multitude des Formes, bien qu’unifiée dans la pensée divine,
tend à se manifester au plan de l’intelligible, ce qui justifie l’ordre des Catégories,
qui place la quantité immédiatement à la suite de la substance.
4. PROCLUS, In Parm., p. 999, 19, Cousin : έπειδή δέ πολλαχώς τό μή δν, τό μέν
ώς κρεϊττον τοϋ δντος, τό δέ ώς τφ δντι συνταττόμενον, τό δέ ώς στέρησις τοϋ δντος.
5· Victorinus, § 17.
172 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT
Ainsi posée, la question est tout à fait traditionnelle : elle sert à déter­
miner une méthode qui permette de définir Dieu lui-même et la science
qui s’applique à lui. Un bon exemple de cette problématique nous est
fourni par Maxime de Tyr qui, dans son traité : Qui est Dieu selon Platon?
se demande dans quelle nature, intelligible ou sensible, il faut placer
Dieu *. Il répond en utilisant la méthode de division et en choisissant
dans chaque branche de la division ce qu’il y a de plus noble et de plus
stable. Il remonte donc ainsi des êtres animés aux êtres sentants, des
êtres sentants aux êtres raisonnables, de l’âme raisonnable à l’âme intellec­
tuelle, de l’âme intellectuelle à l’intellect en acte, qui pense toujours
et qui pense toutes choses 12. Dieu est ainsi un des étants, le plus parfait.
Maxime de Tyr n’est que le témoin d’une tradition qui remonte à
l’Ancienne Académie. Cette problématique existe déjà chez Aristote
et c’est à elle que répond sa classification des sciences théorétiques.
En opposant la théologie, science suprême, aux mathématiques et à la
physique, Aristote3 cherche à situer le divin dans la hiérarchie des
êtres :
« Il n’est pas douteux que si le divin réside quelque part, il est présent dans
la nature qui est à la fois immobile et séparée. Et la science la plus noble doit
avoir pour objet le genre d’être le plus noble. Concluons donc que les sciences
théorétiques sont les plus excellentes de toutes et que la science théologique
est la plus excellente des sciences théorétiques 4.
La division aristotélicienne des sciences correspond donc à une hiérar­
chie des plans de réalité. Ph. Merlan 5 a bien souligné les arrière-plans
platoniciens de cette hiérarchie aristotélicienne : elle correspond à la
division des êtres, selon Platon, telle qu’Aristote lui-même la rap­
porte 6.
Cette théorie aristotélicienne s’inscrit donc finalement dans la tradi­
tion platonicienne concernant les modes des étants. On peut dire que
les « non-véritablement non-étants » de Porphyre correspondent aux
sensibles de Platon et aux objets physiques d’Aristote, que les « seulement
étants » correspondent aux objets mathématiques de Platon et d’Aris­

1. Maxime de tyr, Diss., XVII (τί ό θεός κατά Πλάτωνα) ρ. 67, 46, Dübner : έν
ποτέρα δή των φύσεων τούτων τόν θεόν τακτέον;
2. Maxime de Tyr, Ibid., p. 6γ, 46-68, 2ΐ. Cf. le résumé de A. J. Festugiêre,
Révélation d’Hermès, t. IV, p. m-112, qui souligne avec raison le fait que le
Dieu de Maxime n’est pas seulement un Intelligible, mais l’intellect en acte,
comme le Dieu d’Aristote.
3. Aristote, Metaph., VI, 1, 1025 b 18-1026 a 23. Sur ce texte, cf. A. J. Festu-
gière, Révélation d’Hermès, t. II, p. 600; Ph. Merlan, From Platonism to Neopla-
tonism, p. 59-87. Je laisse de côté le problème du sens de χωριστά, étudié spéciale­
ment par Ph. Merlan, op. cit., p. 71-72.
4. Metaph., VI, 1, 1026 a 19.
5. Ph. Merlan, op. cit., p. 59, insiste bien sur les difficultés qui en résultent
pour la pensée aristotélicienne.
6. Metaph., I, 6, 987 b 15; VII, 2, 1028 b 19-21; XI, 1, 1059 b 6-8.
DIEU AU-DESSUS DES ÉTANTS ET DES NON-ÉTANTS 173
tote \ et que les « véritablement étants » correspondent aux Idées de
Platon et à l’intellect divin d’Aristote.
Mais, alors que pour Aristote et pour toute la tradition platonicienne,
Dieu n’est que l’un des étants 1 2, même s’il est l’étant suprême, pour le
disciple de Plotin qu’est Porphyre, Dieu ne peut être un des étants 3.
Cette négation radicale est nouvelle dans la tradition platonicienne.
Sans doute, Speusippe avait déjà dit que l’Un « ne peut être appelé
étant4. » Mais, dans la mesure où il est possible de reconstruire la doctrine
de Speusippe, il semble bien qu’elle ne considérait pas l’Un comme une
réalité divine. 5 Et s’il existait, bien avant Plotin, une théologie négative,
elle n’allait jamais jusqu’à nier que Dieu fût un étant, ou l’Étant par
excellence 6. Avec Plotin, Dieu ou le Bien cesse d’être l’un des étants :
« Il n’est aucun des étants et n’est même pas étant... parce qu’il est privé
de toute forme, même intelligible7. »
La doctrine de Porphyre, dans l’état où nous la trouvons chez Victo­
rinus, s’efforce d’adapter les schémas traditionnels à l’expression de
cet enseignement nouveau. La théorie générale des modes des étants ne
servira plus désormais à définir Dieu en le plaçant dans le mode le plus
noble des étants, mais au contraire à montrer que Dieu transcende tous
les modes, si nobles soient-ils 89 . Et si Dieu est non-étant, il faudra éga­
lement intégrer à l’exposé la théorie générale des modes des non-étants,
pour préciser selon quel mode Dieu peut être lui-même non-étant. Aux
trois modes traditionnels : le non-étant absolu, le non-étant selon la
nature de l’Autre, le non-étant selon le devenir et la puissance, il faudra
ajouter le non-étant transcendant, le non-étant au-dessus de l’étant,
c’est-à-dire finalement un au-delà des étants et des non-étants :
« Qu’est-ce donc que ce non-étant au-dessus de l’étant? Il est tel qu’il n’est
connu ni comme étant, ni comme non-étant, mais comme connaissable dans
l’inconnaissance, puisqu’il est à la fois étant et non-étant ®. »

1. Les « seulement étants » de Porphyre sont les âmes. Mais précisément


Ph. Merlan, op. cit., p. 11-58, et p. 82-83, a bien montré que l’identification
entre l’âme et les objets mathématiques a commencé chez Speusippe et Xéno-
crate, que l’on en trouve des traces chez Aristote et que cette doctrine a été défi­
nitivement élaborée par Posidonius.
2. Ici encore, Ph. Merlan a bien montré, op. cit., p. 160-220, que l’étant-en-
tant-qu’étant, objet de la théologie, n’est pas une notion abstraite, mais la sphère
supérieure de la réalité.
3. Victorinus, § 19.
4. ARISTOTE, Metaph., XIV, 5, 1092 a 15 : ώστε μηδέ δν τι είναι τδ έν αύτό. A
comparer comme l’a montré Ph. Merlan, From, Platonism to Neoplatonism,
p. 98-106, avec Jamblique, De communi math, sc., IV, p. 15, 7-8, Festa : (τά έν)
δπερ... ούδέ δν πω δεϊ καλεϊν.
5· Cf. les remarques de Ph. Merlan, lui-même, op. cit., p. 122-125.
6. Cf. A. J. Festugière, Révélation d’Hermès, t. IV, p. 135-140.
7. Enn., VI, 9 [9], 3, 38 : τί γάρ τών δντων έστίν ό νους, έκεϊνο δέ ού τ'ι, άλλά
προ έκάστου, ούδέ δν... άμορφαν δέ έκεϊνο καί μορφής νοητής.
8. Victorinus, §19-
9. Ibid.
174 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT

Ou encore :
« Dieu est donc au-dessus de l’étant et, en tant qu’il est au-dessus, Dieu est
appelé non-étant, non pas par privation de tout l’étant, mais comme un étant
différent qui lui-même est non-étant, car, par rapport aux étants qui sont
encore à venir, il est non-étant, mais par rapport au fait qu’il est cause de la
génération des étants, il est étantL »
Il me semble que la tradition platonicienne ne pouvait fournir à
Porphyre les moyens de concevoir cet Étant-Non-Étant transcendant.
L’implication de l’étant et du non-étant affirmée fortement dans le
Sophiste ou dans le Parménide sert à exprimer les relations internes d’une
multiplicité intelligible : elle correspond exactement à un ordre de déter­
minations 2, et ne peut être appliquée à une indétermination transcen­
dante.
Selon un mouvement de pensée familier à Porphyre 3, l’indétermina­
tion transcendante du « non-étant au-dessus de l’étant » semble bien être
conçue à l’aide de notions stoïciennes transposées dans une ontologie
platonicienne. Nous avons déjà vu 4 que le genre suprême stoïcien était
le τί, le « quelque chose », et qu’il dépassait l’opposition entre étant et
non-étant : il n’est ni étant, ni non-étant. Chez les Stoïciens, il ne s’agit
là que d’une notion abstraite, puisque leur classification des étants et des
non-étants est une classification de notions 5. Comme l’a bien montré
V. Goldschmidt, le τί, ce « quelque chose » qui dépasse l’opposition
entre le corporel et l’incorporel, entre l’étant et le non-étant, est un
simple έννόημα, une pensée, mieux encore, la pensée la plus vide,
« indétermination et virtualité pures 6 » qui se détermineront et se diffé­
rencieront progressivement dans la division entre étants et non-étants,
puis dans la progression des catégories vers la détermination concrète.

2. Voir à ce sujet les remarques de L. Robin, Les rapports de l’être et de la


connaissance d’après Platon, Paris, 1957, p. 120-127. Ph. Merlan, Front Plato-
nism to Neoplatonism, p. 102 et 127, cherche à expliquer la doctrine de Speusippe
en retrouvant en elle un développement systématique des données fournies par
le Sophiste: si le Même correspond à l’étant déterminé, il suppose un étant
indéterminé ; si l’Autre est un non-étant déterminé, il supposerait aussi un non-
étant indéterminé. Il y aurait donc un étant au-delà de l’étant déterminé et un
non-étant au-delà du non-étant déterminé : selon Speusippe, ce qui donne
l’être à tous les étants devrait donc être au-delà de l’étant et ce qui donne le
non-être aux non-étants, devrait se trouver au-delà du non-étant. Je signale
cette interprétation que Ph. Merlan présente d’ailleurs d’une manière très hypo­
thétique et conjecturale (cf. ibid., p. 128) parce que l’on pourrait imaginer un
mouvement de pensée qui aurait confondu l’au-delà de l’étant déterminé et
l’au-delà du non-étant déterminé, autrement dit qui aurait identifié l’étant indéter­
miné et le non-étant indéterminé. Mais je pense que l’on ne trouve ce mouve­
ment de pensée que dans le stoïcisme.
3. Cf. p. 89, n. 5; p. 109-110; p. 130.
4. Cf. p. 159, n. 6; p. 161.
5. Cf. p. 160, n. 2; p. 162, n. 1.
6. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 19.
DIEU COMME INDÉTERMINATION TRANSCENDANTE 175
Au τζ qui est une pensée ouverte à un contenu concret, s’oppose le ουτι,
le « non-quelque-chose », pensée vide elle aussi, qui ne correspond à aucun
objet réel, mais permet d’imaginer des pseudo-réalités, comme les
Centaures ou les Géants \ Dans cette perspective logique, Dieu n’est
pas au sommet de la hiérarchie des notions, il n’est qu’un des étants,
un des corps, tout en étant mélangé avec tous. C’est pourquoi, nous
2, Sénèque, par suite de la contamination qu’il effectue entre
l’avons vu 1
schémas stoïciens et platoniciens, ne place pas Dieu au premier rang
dans son énumération des modes des étants.
Chez Porphyre, on peut dire que Dieu vient prendre dans le schéma
stoïcien la place du τΐ. Le schéma général 3 des modes des étants et des
non-étants devient donc celui-ci
-<------------- » άπλώς μή ον
δντως δντα
δντα
μή δντως μή δντα
μή δντα

κατά τήν θατέρου φύσιν


κατά δύναμιν
Ce schéma a la même structure que le schéma stoïcien. Mais évidem­
ment il y a entre eux une différence fondamentale : le schéma stoïcien
était « nominaliste », il ordonnait des notions abstraites et sans réalité,
le schéma porphyrien est « réaliste », il ordonne des plans de réalité.
Mais, cette réserve faite, la comparaison est instructive. Les non-étants
de Porphyre prennent la place des incorporels et des pensées, c’est-à-dire
des non-étants, du schéma stoïcien. L’ofrri n’était qu’un produit de
l’imagination humaine, une pensée fausse et sans objet, c’est exactement
ce qu’est, pour Porphyre, 1’άπλώς μή δν 4. Les incorporels, ou non-étants
proprement dits, des Stoïciens, tels le vide et le temps, étaient en quelque
sorte les « conditions virtuelles » et la « matière indéterminée » de l’activité
des étants 5. Ainsi le non-étant selon l’altérité et le non-étant selon la

1. Cf. p. 159 et 161.


2. Cf. p. 160.
3. Cf. les schémas des p. 161 et p. 162. Les termes grecs correspondent aux
termes latins employée par Victorinus.
4. Cf. Victorinus, §§ 5, 9, 16 et voir p. 177, n. 3 et p. 206, n. 3.
5. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 27-28 : « Cette distinction (entre
l’univers, qui signifie le monde, et le tout, qui signifie le monde avec le vide
environnant) est tout à fait analogue à la division que nous avons vu s’établir
au sein des τινά et procède de la même intention : réunir sous un même genre
(ici le τί, là le παν) la réalité déterminée (le δν ou les σώματα, d’une part, et,
d’autre part, le δλον ou κόσμος) et les quasi-réalités qui en sont la « condition »
virtuelle ou la matière indéterminée (les άσώματα en général ou, plus particulière­
ment, le vide). »
176 DIEU NON-ÉTANT AU-DESSUS DE L’ÉTANT

puissance sont impliqués dans la multiplicité des étants intelligibles ou


dans le mouvement des étants sensibles. Ils sont inséparables des étants.
Enfin le τί correspondait à une pensée totalement indéterminée, mais
déterminable soit comme étant, soit comme non-étant. Le « non-étant
au-dessus de l’étant » de Porphyre est lui aussi à la fois étant et non-
étant dans une indétermination et une virtualité transcendantes x.
Porphyre restaure donc, en adoptant ce schéma stoïcien 1 2, la « part
de platonisme 3 » que contient le stoïcisme. Les éléments systématisés
prennent ainsi une forme nouvelle. Ce qui est le plus universel est, selon
la perspective platonicienne, le plus réel et le plus actif, mais devient
en même temps, selon la perspective stoïcienne, le plus indéterminé4.
D’autre part, n’étant plus notion abstraite, mais réalité transcendante,
a pensée la plus vide et la plus universelle ne se différencie plus dans des
déterminations ultérieures, mais elle est principe transcendant de toute
détermination 5.
Dans le schéma ci-dessus la distinction la plus importante est celle
qui oppose le « non-étant au-dessus de l’étant » (μή δν ύπερ τδ δν) et le
« non-étant absolu » (απλώς μή δν). Elle sert en effet à résoudre le problème
le plus grave que pose la définition de Dieu comme non-étant.
Platon 6 avait distingué entre deux mouvements de l’âme, celui qui
s’exerce dans la direction du sensible et du devenir et qui se traduit par
un vertige et un égarement, celui qui s’exerce dans la direction de l’intel­
ligible et de l’étant et qui se traduit par un affermissement et un retour
à soi. L’étant et le non-étant semblaient donc être les deux pôles de
l’activité psychique. Si, avec Plotin, l’on affirme que Dieu est non-étant,
l’âme ne se trouve donc plus placée entre l’étant et le non-étant, mais
entre deux néants. Comment distinguer ces deux néants? Que l’âme

1. Cf. p. 173-174·
2. II peut être intéressant de rappeler que l’énumération des modes des étants
selon Sénèque pouvait, elle aussi, être présentée selon ce schéma (cf. p. 161).
Cela signifie que ces structures, conscientes ou non, dominaient depuis long­
temps la pensée platonicienne, même lorsqu’elle croyait les combattre.
3. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 18 : « Mais après avoir, plus déci­
dément qu’Aristote, « corporalisé » la forme platonicienne et, pour ainsi dire,
l’avoir « incarnée », les Stoïciens sont d’autant plus libres pour faire ouvertement
sa part au platonisme... Ce τί, dont on ne peut dire qu’il est, qui n’est pas une
substance, mais un simple έννόημα, apparaît bien... comme l’essence platoni­
cienne, réduite à la « simple pensée ».
4. Cf. p. 366-367.
5. Cf. p. 413.
6. Phédon, 79 c-d : « L’âme est traînée par le corps dans la direction de ce qui
jamais ne garde son identité (εις τά ουδέποτε κατά ταύτά έχοντα), elle est
elle-même errante, troublée... Quand par contre... elle est en elle-même et par
elle-même dans cet examen, c’est là-bas qu’elle s’élance, dans la direction de ce
qui est pur, qui est toujours (άεί όν), qui est immortel, qui se comporte tou­
jours de même façon... alors, elle s’arrête d’errer et, au voisinage des objets dont
il s’agit, elle conserve, elle aussi, toujours son identité et sa même façon d’être. »
LE NON-ÉTANT PROJECTION DE L’ÂME 177
aille vers la matière ou vers l’Un, c’est-à-dire, dans les deux cas, vers
l’informe, elle chancelle et craint de ne plus rien posséder x. Comment
saura-t-elle qu’elle est dans la bonne direction ? Plotin répond que l’âme
ne doit pas s’éloigner des choses qui sont au voisinage de l’Un, et qu’elle
ne doit pas se tourner vers le sensible 1 2. Elle doit devenir Intelligence
pour dépasser l’intelligence.
La systématisation porphyrienne des modes d’étant et de non-étant
est destinée à formuler avec plus de rigueur cette réponse plotinienne.
Un texte des Sententiae 3 peut nous aider à comprendre cette intention
générale. Porphyre y montre comment, selon la direction de son mou­
vement, l’âme atteint le non-étant supérieur ou le non-étant absolu.
Lorsque l’âme se sépare de l’étant, c’est-à-dire de l’intelligible, elle
« engendre » le non-étant, c’est-à-dire qu’elle produit en elle une imagina­
tion fausse (analogue aux ουτινα du stoïcisme). Si au contraire, elle
reste attachée à l’étant, c’est-à-dire tournée vers l’intelligible, elle est
capable de dépasser cette connaissance de l’intelligible et d’avoir la
« préconnaissance » du non-étant au-dessus de l’étant. Cette « précon­
naissance », c’est la προέννοια du commentaire de Porphyre Sur le Parmé­
nide et la praenoscentia de Victorinus 4. Porphyre insiste plus que son
maître Plotin sur le fait que le non-étant n’est qu’un concept, relatif à
l’état de l’âme. Le non-étant absolu n’est qu’un mirage de l’âme, détour­
née de l’intelligible. Mais le non-étant au-dessus de l’étant n’est aussi
qu’une « projection » comme le montre bien le commentaire Sur le
Parménide 5. Si Dieu nous apparaît comme non-étant, c’est parce que
nous sommes différents de lui, donc néant par rapport à lui. C’est lui
qui est le seul Étant véritable et par rapport à lui, nous sommes non-
étants.

1. Enn., VI, 9 [9] 11, 35 : ού γάρ δή εις το πάντη μή δν ήξει ή ψυχής φύσις. II, 4,
ίο, 34 · άλγοΰσα τφ άορίστφ οιον φόβφ τοϋ έξω των δντων είναι καί ούκ άνεχομένη
έν τφ μή δντι έπιπολύ έστάναι.
2. Ènn., VI, 9 [9] ΙΤ> 30 : » Quand l’âme descend, elle ira jusqu’au mal, c’est-
à-dire vers un non-étant, mais non jusqu’au non-étant absolu ; dans la direction
inverse, elle n’ira pas vers un autre, mais vers elle-même, et ainsi n’étant pas
en un autre, elle est en soi; et lorsqu’elle est en elle seule, et non plus dans
l’étant, elle est en Lui. » Texte qui semble contredire Ènn., III, 9 [13] 3,
8-11, cf. p. 182, n. 3 et p. 192, n. 1-5.
3. Sent., 26, p. il, 8, Mommert : Μή δν τδ μέν γεννώμεν χωρισθέντες τοϋ δντος,
τδ δέ προνοοΰμεν (cf. ρ. ΙΙ7, η. 2) έχόμενοι τοϋ δντος, ώς είγε χωρισθείημεν τοϋ
δντος, ού προνοοΰμεν τδ υπέρ τδ δν μή δν, άλλά γεννώμεν ψευδές πάθος, τδ μή δν
συμβεβηκδς περί τδν έκστάντα έαυτοΰ. Καί γάρ αύτδς έκαστος, ώπερ δντως καί δι’ έαυτοΰ
ένήν άναχθήναι έπί τδ ύπέρ τδ δν μή δν καί παραχθήναι έπί τδ κατάπτωμα τοϋ δντος
μή δν.
Les dernières lignes insistent fortement sur le fait que c’est le même individu
qui peut s’élever vers le néant transcendant ou descendre vers le néant qui est
une chute en dehors de ce qui est. Sortir de l’étant, c’est d’ailleurs sortir de
soi, cf. p. 91, n. 1.
4. Cf. p. 117, et Victorinus § 70-71.
5. Cf. <Porphyre>, In Parm. IV, 19-, V, 7 (t. II, p. 76).
178 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME

Destinée à « situer » Dieu, la doctrine porphyrienne des modes des


étants et des non-étants a donc pour résultat de « situer » l’âme, de déter­
miner les directions et les niveaux possibles de son activité noétique.
Alors que les autres réalités restent à leur place, l’âme monte ou descend.
Mais c’est ce mouvement de l’âme qui engendre les degrés inférieurs
de la réalité.

IV. — Les niveaux noetiques de l’ame


Les degrés des étants et des non-étants correspondent aux niveaux
noétiques de l’âme, c’est-à-dire aux modes de connaissance qu’elle
utilise. Selon la direction de son attention, l’âme se trouve à tel ou tel
niveau, et engendre alors un plan différent de la réalité.
Le morceau néoplatonicien que nous étudions en ce moment et qui
est conservé dans l’Ad Candidum ne dit rien du mouvement par lequel
l’âme parcourt ces différents niveaux noétiques. Il se contente de les
décrire successivement. Aussi, pour le comprendre, devons-nous recou­
rir à un autre texte néoplatonicien, utilisé ailleurs par Victorinus *, et
qui, en exposant, selon toute vraisemblance, la totalité de la manifesta­
tion du divin dans les mondes intelligible et sensible, décrit entre
autres la chute de l’âme avec précision. Cet exposé 12 répète deux fois
la description des trois étapes de cette chute :
i. L’âme dans le monde « intelligible et intellectuel » :
« Quand 1 âme regarde vers le « En effet, puisque l âme est
νοϋς, elle est pour ainsi dire le νοϋς, un logos, non pas le Logos, puisqu’elle
car là-bas toute vision est union. est placée au milieu, d’un côté, des
esprits et des intelligibles, d’un
autre côté, de la matière, son νοϋς
propre lui permettant de se tourner
vers les uns comme vers les autres,
l’âme, ou bien devient divine,
2. L’âme au plan des seulement intellectuels :
Mais si elle s’incline vers le bas ou bien elle entre dans le plan
et se détourne du νοϋς, c’est elle- des seulement intellectuels. En effet
même et son propre νοϋς qu’elle elle ne dépend que de sa propre
entraîne alors vers le bas : elle devient liberté et, après avoir été privée de
alors seulement intellectuelle et elle la lumière, elle est ramenée vers elle
n’est plus comme auparavant intelli­ grâce à la faible étincelle qui lui
gible et intellectuelle. Mais si elle en reste : son νοϋς propre; car elle
demeure en cet état, elle est la mère reste pour le moins un seulement
des choses qui sont au-dessus du étant.
ciel, elle est lumière, non pas lumière
véritable, et pourtant lumière, grâce
au νοϋς qui lui est propre.
1. Cf. p. 330 sq.
2. Victorinus, § 57. Les deux part ies comparées vont, la première, de la
ligne 1 à 18, la seconde, de la ligne 18 à 27·
LA DESCENTE DE L'ÂME 179
3. L’âme au plan sensible :
Mais, si elle regarde vers les choses Mais, si elle est prise de vertige,
inférieures, étant désormais pleine elle est entraînée vers le bas. En
de désir et d’audace, elle devient une effet, les parties supérieures de la
puissance de vivification, faisant vivre matière, qui sont aussi les plus
le monde et ce qui est dans le monde, pures, parce qu’elles ont puissance
même la pierre, selon son mode d’animer, donnent occasion à la
propre de pierre : et elle devient lumière de descendre en quelque
cette puissance, accompagnée du sorte chez elle. C’est pourquoi il a
νους qui lui est propre. » été dit : « Tu sépares aussi ces choses. »
Les deux descriptions distinguent bien trois plans de réalité. Mais
l’une d’elles prend l’âme dans le monde intelligible et intellectuel x, pour
la suivre ensuite dans sa descente, tandis que la seconde prend l’âme
déjà détournée du monde intelligible et placée au milieu de l’intelligible
et du sensible. Dans cette position intermédiaire, l’âme peut prendre
trois attitudes : se retourner vers le νους, rester au plan des « intellec­
tuels », c’est-à-dire rester dans son monde propre, distinct du monde
intelligible, ou enfin descendre au plan sensible. Le thème de la position
médiane de l’âme est très ancien et très traditionnel : il remonte proba­
blement à Posidonius12. Mais Porphyre l’intègre à son système des
modes d’étants.
On aura en effet reconnu dans les trois plans de réalité auxquels
l’âme peut se trouver les modes d’étants distingués par Porphyre. L’âme
peut rester au plan des véritablement étants, dans lequel elle existe
comme idée. Elle peut descendre au plan des seulement étants : c’est
son plan propre, le plan des « intellectuels ». De ce plan, elle pourra
remonter quand elle le voudra au plan supérieur, au moins noétique-
ment, mais elle pourra aussi descendre au plan des non-véritablement
non-étants, au plan du sensible, en communiquant la vie à la matière.

1. Sur ce plan de réalité, cf. p. 100 et p. 189.


2. Sur ce sujet, il y a une abondante littérature. On a en effet beaucoup dis­
cuté pour savoir si la doctrine qui enseigne que l’âme est intermédiaire entre
l’intelligible et le sensible remonte à Posidonius, comme le voulait W. Jaeger,
Nemesios von Emesa, p. 99-106 et comme le refuse K. Reinhardt, art. Posei-
donios, dans Paulys Realencyclopadie, t. XXII, 1, col. 773-778. De toute manière,
la doctrine provient d’une exégèse de Tim., 35 a 5, passage dans lequel Platon
affirme que l’âme du monde est έν μέσφ de la substance indivisible, c’est-à-dire
de l’intelligible, et de la substance divisible, c’est-à-dire du sensible; c’est ce que
rappelle avec raison H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 353, n. 157. D’autre part,
il me semble que Ph. Merlan, From Platonism to Neoplatonism, p. 34-40 a
insisté avec raison sur le passage de Plutarque, De anim. proc. Tim., 1023 b,
dans lequel celui-ci, nommant explicitement Posidonius, lui attribue une doc­
trine qui assimile l’âme aux objets mathématiques, « placés entre les intelligibles
et les sensibles ». Nous retrouvons ici la classification des étants et la classifica­
tion des sciences qui furent élaborées dès l’Ancienne Académie, cf. plus haut,
p. 173. Dans le néoplatonisme, la doctrine devient générale, cf. Plotin,
Enn., IV, 4 [28] 3, 11 et IV, 8 [6] 7, 5. Voir les remarques de W. Theiler, sur
la doctrine de Porphyre, dans Porphyrios und Augustin, p. 22.
180 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME

C’est le mouvement de l’âme vers le bas qui engendre le plan des


seulement intellectuels, puis le plan des êtres sensibles. Il s’agit d’ailleurs
d’une réelle génération. Quand elle se détourne du νοϋς, l’âme devient
mère, c’est-à-dire qu’elle est alors plus vie qu’intelligence. Elle peut se
contenter d’être la « mère des choses supracélestes », c’est-à-dire pro­
bablement d’engendrer ce premier des corps qu’est la sphère des fixes *.

i. Cette formule est difficile à expliquer : aussi bien la notion de « mère »


que celle de « choses supracélestes » sont mal définies. Cette dernière notion
provient évidemment de 1’ύπερουράνιος τόπος de Phèdre, 247 c. Le Phèdre
fournissait également l’image d’un double mouvement de l’âme, d’une part
contemplant les réalités qui sont en dehors du ciel (247 c), d’autre part s’enfon­
çant à l’intérieur du ciel (247 e), après avoir contemplé les « véritablement étants ».
Mais un exégète comme Porphyre voyait sa tâche compliquée par son double
désir de rester fidèle à la cosmologie traditionnelle et de faire concorder tout ce
vocabulaire avec celui des Oracles chaldaïques qui proposaient eux aussi une
cosmologie. Les Oracles (cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 89 et p. 137) dis­
tinguaient trois mondes : le monde matériel, correspondant à la région sublu­
naire, le monde éthéré, correspondant à la région des planètes et à la sphère des
fixes, le monde empyrée, correspondant au monde intelligible. D’autre part,
depuis Aristote, on donnait le nom de « ciel » à la sphère des fixes (H. Lewy,
ibid., p. 96, n. 129). Jusque-là, cet ensemble de données, platoniciennes, chal­
daïques, aristotéliciennes, concordent : le « supracéleste » est situé au-delà
de la sphère des fixes, c’est-à-dire dans l’empyrée des Oracles et il correspond
au monde intelligible. Mais un certain nombre de détails viennent compliquer
le problème. En premier lieu, sous l’influence du vocabulaire de Platon (Tim.,
28 b 2), les néoplatoniciens, à commencer par Porphyre lui-même (Ad Gaurum,
p. 49, 16, Kalbfleisch : έγκόσμιος = ούράνιος) identifient « ciel » et « monde »,
en sorte que le « supramondain » (υπερκόσμιος) et le « supracéleste » (ύπερουράνιος)
s’identifient, et correspondent alors au monde éthéré des Chaldéens (cf. W. Thei­
ler, Die chaldâischen Orakel, p. 25, n. 2). Selon ce vocabulaire, « supracéleste »
correspond donc à un degré inférieur, précisément à la sphère des fixes. D’autre
part, Porphyre lui-même ne semble pas toujours distinguer entre l’empyrée et
1’ « éthéré », cf. De cultu simul., p. 2 *, 1, Bidez : φωτοειδοΰς δέ δντος τοϋ θείου καί
έν πυράς αίθερίου περιχύσει διάγοντος, comme, d’ailleurs, parfois, les Oracles eux-
mêmes (cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 173, n. 405; p. 174, n. 407; p. 182,
n. 26; p. 202, n. 106). Et, d’autre part, lorsqu’il fait cette distinction, comme par
exemple dans le De regr. an. (Augustin, De civ. dei, X, 9 : aetheria vel empyria
loca ; X, 27 : aetherias vel empyrias mundi sublimitates et firmamenta caelestia ; X,
27 : deos aetherios), il semble bien identifier « éthéré » et« céleste » (X, 26 : « Levare
in caelum et inter deos vestros etiam sidereos »), mais considérer 1’ « empyrée »
comme une partie du monde (mundi sublimitates) et non comme un monde trans­
cendant.
Dans les morceaux porphyriens de Victorinus, aether — caelum (§ 14 = Ad
Cand., 9, 12; § 52 = Adv. Ar., III, 3, 21-22; § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 21 ; § 68
— Adv. Ar., IV, 12, 25). On pourrait donc penser que dans ces morceaux, les
choses « supracélestes » correspondent à l’empyrée des Oracles. Mais nous ne
savons pas exactement ce que signifient « éther » et « ciel » dans nos textes. Le
« ciel » désigne-t-il seulement les planètes, comme semble l’indiquer § 68 =
Adv. Ar., IV, 12, 25 ? Dans ce cas, le « supracéleste » correspondrait à la sphère
des fixes. Ou bien, le « ciel » comprend-il aussi cette sphère des fixes ? A ce
moment le » supracéleste » ne serait-il pas la « sphère sans astres », connue de
Synésius et de Julien (cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 23 et n. 2).
Ajoutons, pour être complet, que les supracaelestia de § 10 = Ad Cand., 7, 3,
correspondent purement et simplement aux intelligibles, et ne peuvent désigner
les mêmes réalités que ces quae supra caelum sunt de § 57 : ces dernières en effet
sont engendrées par l’âme lorsqu’elle descend au plan intellectel.
LA DESCENTE DE L’ÂME 181
Mais elle peut devenir la mère des choses sensibles, c’est-à-dire com­
muniquer la vie, en descendant depuis la sphère des fixes, au travers
de planètes, jusqu’au monde sublunaire et à la terre. La descente de
l’âme avait traditionnellement un aspect cosmologique E Mais elle
était décrite habituellement sous trois formes différentes. Selon certains,
l’âme s’ajoutait, en descendant du ciel vers la terre, des éléments matériels
empruntés aux diverses régions traversées* 12. Selon d’autres, c’étaient
des facultés proprement psychiques, qui venaient recouvrir l’âme comme

Je pense finalement que ces quae supra caelum sunt désignent la sphère des
fixes et je m’appuie pour cela sur Macrobe, In Somn. Scip., I, 17, 12. Dans ce
texte, en effet, la sphère des fixes, présentée par Cicéron comme la sphère qui
englobe tout et qui est le Dieu souverain, apparaît comme la première création
de l’âme : « Cum globus ipse quod caelum est animae sit fabrica » (cf. ibid., I,
17, 9 : « Primum autem omnium caeli corpus anima fabricata sit »). Il semble donc
vraisemblable que lorsque Victorinus, § 57, nous dit que l’âme, en quittant
le monde intelligible, devient « mère des choses qui sont au-dessus du ciel »,
il veuille signifier par là que l’âme engendre le « premier corps », selon l’expression
d’Aristote, De Caelo, 270 b 2, lui-même étemel et divin. Mais, alors que Macrobe
lui-même appelle « ciel » la sphère des fixes, selon l’usage traditionnel, nous trou­
vons cette même sphère des fixes désignée chez Victorinus comme « quae super
caelum sunt », parce que le mot « ciel » est réservé à l’ensemble constitué par les
planètes et qui a pour élément propre l’éther (même vocabulaire dans l’oracle
d’Apollon, cité par Porphyre, dans sa Philosophie des Oracles, cf. H. Lewy, Chal­
daean Oracles, p. 18, n. 46 et p. 19„ : ύπερουρανίου
' . . ' κύτεος ' (cf.
' " G. Wolff,
Porphyr. de phil. ex orac., p. 232). Le tableau; suivant résumera notre étude
Oracles Chaldaïques Victorinus-Porphyre
Monde intelligible : Empyrée Empyrée
Sphère des fixes : Ether ou Ciel Éther Au-dessus du ciel
Sphères des planètes : Éther Monde Ciel = Éther = Monde
Lune et monde sublunaire : Monde Monde Monde sublunaire
matériel
Selon l’interprétation qui vient d’être proposée, l’âme serait « mère des choses
qui sont au-dessus du ciel » parce qu’elle engendre le premier corps, qu’est la
sphère des fixes. L’idée d’une « maternité » de l’âme peut venir des Oracles
chaldaïques qui faisaient de l’Ame-Hécate une divinité maternelle, cf. W. Theiler,
Die chaldâischen Orakel, p. 26 et H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 83 sq. Si l’on
entendait « supracéleste » comme désignant non la sphère des fixes, ainsi que
nous le proposons, mais le monde intelligible (comme en Victorinus, § 10), il
faudrait entendre la maternité de l’âme en un sens tout différent. Descendant au
plan intellectuel, l’âme ne pourrait être la mère génératrice du monde intelli­
gible, mais elle pourrait être mère au sens où il est dit que la matière est
mère, cf. p. 206. Il faudrait alors rapprocher notre texte de § 60 = Adv.
Ar., I, 64, 3, où l’Ame apparaît comme la « substance », c’est-à-dire la matière,
du monde intelligible.
1. Cet aspect cosmologique apparaît surtout à partir du 11e siècle ap. J.-C.
dans les spéculations gnostiques, chaldaïques et hermétiques. Sur le voyage de
l’âme au travers des sphères, cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 413-417.
2. C’est le schème propre aux Oracles chaldaïques, selon H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 182, n. 26 (= W. Kroll, De or. chald., p. 47). Cette doctrine est
liée à celle du « véhicule » (όχημα) de l’âme. Selon l’oracle cité par Proclus, In
Tim., t. III, p. 234, 26, Diehl, ce véhicule est formé des portions de l’éther, du
soleil, de la lune et de l’air que l’âme a traversés. Cf. note suivante.
182 LES NIVEAUX N0ÉT1QUES DE L’ÂME

des vêtements successifs, au cours de son voyage stellaire x. Selon une


troisième présentation, c’était l’âme elle-même qui engendrait les réalités
cosmiques dans lesquelles elle descendait1 2. La description que nous
trouvons dans le morceau que nous étudions appartient à ce dernier
type. Les divers plans de réalité correspondent à la direction de l’activité
de l’âme, c’est-à-dire aux modes de connaissance qu’elle emploie et à
l’orientation de sa volonté vers l’intelligible ou vers la matière 3.

1. Cette doctrine se trouve chez les Gnostiques (cf. Irénée, Adv. Haer., I, 29, 4
( = I 27, 2, Harvey)), dans l’Hermétisme (cf. Poimandres, 25-26), chez Numénius
et Porphyre (il est difficile de distinguer leurs doctrines dans Macrobe, In Somn.
Scip., I, 11-12, cf. pour l’attribution à Numénius, E. R. Dodds, Numénius and
Ammonius dans Sources de Plotin, p. 8-9, et, pour l’attribution à Porphyre,
K. Mras, Macrobius’ Kommentar zu Ciceros Somnium dans Sitzungsberichte der
Preuss. Akad. der Wissensch., Phil.-Hist. Klasse, 1933, 6, p. 255 et P. Courcelle,
Les Lettres grecques, p. 30. Porphyre lui-même interprétait en un sens psycholo­
gique la doctrine des Oracles rapportée à la note précédente, cf. Sent., 29, 2, p. 14,
11-18 : le corps de l’âme (c’est-à-dire son véhicule) correspondait à ses dispo­
sitions intérieures et à son mode de connaissance : « Lorsqu’elle est disposée
d’une manière plus pure (lorsqu’elle exerce une activité raisonnable), c’est le
corps le plus proche de l’immatériel, c’est-à-dire un corps éthéré, qui lui est
connaturel. Si elle s’avance du raisonnement à la projection de l’imagination,
c’est le corps solaire qui lui est connaturel. Si elle se féminise et brûle de désir
pour la forme, c’est le corps lunaire qui vient s’ajouter; enfin lorsqu’elle tombe
dans les corps, afin que prenne consistance la forme, selon ce qui dans l’âme est
précisément informe (c’est-à-dire que le corps matériel reçoit sa forme de ce
qui, dans l’âme, est le plus informe), c’est un corps constitué de vapeurs humides,
qui lui est connaturel : il s’ensuit une ignorance totale de « ce qui est », obscurcis­
sement et état d’enfance. » Cette suite : éther, soleil, lune, air est chaldaïque
comme le remarque Proclus, In Tim., t. III, p. 61, 8, Diehl, cité par H. Lewy,
Chaldaean Oracles, p. 142, n. 287 (W. Kroll, De or. chald., p. 33). Ce même
Proclus fait remarquer d’ailleurs que Porphyre utilisait dans sa doctrine de la
descente de l’âme l’enseignement des Oracles, qui assurent que le véhicule de
l’âme est composé de particules d’éther, de soleil, de lune et d’air (In Tim., t. III,
p. 234, 26, Diehl; cité par H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 182, n. 26 = Kroll;
p. 47 et voir la remarque de H. Lewy, p. 416, n. 61). Voir également, cité par
H. Lewy, ibid., p. 182, n. 26, un témoignage de J. Lydus, De mens., IV, 22,
p. 80, 20, Wünsch, qui lie l’irascible à l’éther et le concupiscible à la lune.
2. La doctrine apparaît surtout chez Plotin, Enn., V, 2 [11] 1,18 et III, 9 [13] 3,
11 : l’âme, en tendant vers elle-même (cf. p. 192, n. 1-5) produit au-dessous d’elle
une image d’elle-même à laquelle elle donne ensuite une forme; et se complai­
sant en cette image, elle descend en elle. C’est en somme l’erreur de Narcisse.
Certains textes de Macrobe, qui sont probablement plutôt d’origine porphyrienne,
insistent également sur la liaison entre la descente de l’âme et la création des plans
de réalité, notamment, I, 17, 9-12 et surtout I, 14, 7 : « Paulatim regrediente
respectu in fabricam corporum incorporea ipsa degenerat. » Macrobe continue
en affirmant qu’elle a reçu de l’intelligence la faculté de raisonnement, et que
c’est cette partie la plus pure d’elle-même qu’elle utilise pour créer le ciel et les
astres qui sont ses premières créatures (cf. Porphyre, Sent., 29, 2, p. 14, n,
Mommert, cité à la note précédente : c’est le corps éthéré qui est connaturel
à l’âme qui n’est encore que raisonnable). L’âme en continuant de descendre
ne peut plus communiquer que la puissance de sentir et la puissance de croître
que les corps inférieurs pourront seulement supporter à cause de leur imper­
fection.
3. Les éléments de cette doctrine se trouvent dans Plotin. D’une manière
générale, le regard, chez Plotin, est créateur (cf. Enn., III, 8 [30] 4, 9). Tout
particulièrement l’âme est susceptible d’un double mouvement, vers le haut,
PLAN INTELLIGIBLE ET PLAN INTELLECTUEL 183
Si l’âme restait tournée vers le νοϋς, c’est-à-dire si elle continuait à
exercer l’activité d’intuition propre au monde intelligible, elle resterait
elle-même au plan des « intelligibles et intellectuels » et des réalités véri­
tables : elle demeurerait dans sa forme idéale.
Mais elle peut aussi se détourner de cette activité et descendre au
niveau no étique qui, nous le verrons, lui est propre, celui du raison­
nement et du discours. Ce faisant, elle engendre le plan de réalité des
« seulement intellectuels ». Il y a désormais séparation entre l’intellect
de l’âme et son objet, et elle ne peut rejoindre celui-ci que par des
démarches discursives4. Cette séparation s’accompagne donc d’un
obscurcissement 2 et d’un mouvement de recherche, qui est rendu pos­
sible par la présence dans l’âme du νοϋς qui lui est propre 3. Cette force
propre à l’âme, cette étincelle du νοϋς4, restera avec elle tout au long

qui l’assimile à l’intelligence (VI, 2 [43] 22, 29; III, 9 [13] 3, 7; IV, 8 [6] 3, 26),
vers le bas, qui lui fait produire une image inférieure et lui fait actuer ses propres
puissances autres que l’intelligence (VI, 2, 22, 30; III, 9, 3, 10; IV, 8, 3, 26).
Plotin parle également d’un regard de l’âme vers elle-même, mais la valeur de ce
regard est différente en Enn., III, 9, 3, 10 où il est le point de départ de la descente
(comme dans Victorinus, § 57, cf. p. 185) et en VI, 9 [9] 11, 39 où il est le point
de départ de l’extase vers l’Un. Chez Macrobe, In Somn. Scip., I, 14, 7, on
remarquera l’opposition entre « patrem qua intuetur » et « regrediente respectu ».
1. Sur les deux niveaux de l’activité intellectuelle de l’âme, cf. Porphyre,
Symmikta Zetemata, p. 85, Dôrrie (= Némésius, p. 135, 7) : ώς ή ψυχή ποτέ μέν
έν έαυτή έστιν, δταν λογίζηται, ποτέ δέ έν τφ νφ, δταν νοή.
2. Faut-il rapprocher cet obscurcissement de l’âme (privatione veri luminis)
de l’ivresse qui, selon Porphyre utilisé par Macrobe, In Somn. Scip., I, 12, 7
(cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques, p. 30, n. 4) saisit l’âme lorsqu’elle s’abreuve
à la « Coupe de Bacchus » placée dans le ciel entre le Cancer et le Lion, c’est-
à-dire entre les deux signes entre lesquels commence la descente de l’âme au
travers des sphères. Voir p. 186, n. 3.
3. Sur ce νοϋς, cf. p. 192.
4. Nous sommes ici en présence d’un groupement de notions très caractéris­
tique. L’intellect propre à l’âme est présenté comme une étincelle qui reste en
la possession de celle-ci après qu’elle a été privée de la lumière par sa sortie du
monde intelligible. Mais cette étincelle correspond aussi à la puissance propre
de l’âme, à la force qui lui permet de remonter vers le haut. Ce groupe de notions
se retrouve chez Synésius, en liaison étroite avec des citations des Oracles chal-
daîques et dans un contexte très porphyrien. Tout d’abord, Synésius distingue
(comme Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 9) entre le νοϋς pur et le νοϋς dans
l’âme, Dio, 6, p. 249, 13, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1129 A) : ού γάρ έσμεν ό άκήρατος
νοϋς, αλλά νοϋς έν ζφου ψυχή. Ce νοϋς « dans le vivant » peut s’identifier à 1’ « étincelle
du νοϋς descendue dans la matière » (Hymn., I, 562, Terzaghi) et à la semence
déposée dans l’âme par le Père (Hymn., I, 560, et Dio, 9, p. 255, 18, Terzaghi (P.G.,
t. LXVI, 1136 C) : το γάρ ένδοθεν σπέρμα, (cf. le texte du De Insomniis qui
suit) δεινός αΰξήσαι καί σμικρον σπινθήρα λόγου παραλαβών πυρκαϊάν δλην άνάψαι (cf.
plus bas, Hymn., I, 596). Cette étincelle doit s’enflammer, cette semence doit se
développer, afin d’assurer la remontée de l’âme. Or Synésius rapporte explicite­
ment cette doctrine aux Oracles chaldaïques, De insomn., p. 151, 13, Terzaghi
(P.G., t. LXVI, 1288 D) : » Tu as entendu ce que les Oracles disent des voies diffé­
rentes (pour remonter) ; après cette énumération des moyens qui sont en nous en vue
de la « remontée » et selon lesquels il est possible « de développer la semence qui
est à l’intérieur » (τδ ένδοθεν σπέρμα αύξήσαι), l’Oracle ajoute : « A certains, Dieu
a donné d’acquérir la connaissance de la lumière par l’enseignement, les autres,
184 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L’ÂME
de sa descente et lui permettra de rejoindre le monde intelligible. Cette
étincelle du νους fonde la liberté de l’âme : elle peut se diriger et se

il les a fécondés dans leur sommeil par sa propre puissance. » Cette « puissance »
venue de Dieu devient en même temps « puissance propre à l’âme ». La « puis­
sance propre à l’âme » (δι’ έής άλκής) par laquelle elle peut s’élever vers Dieu est
une expression typiquement chaldaïque, cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 194,
n. 67 et W. Kroll, De or. chald., p. 52. Synésius l’identifie à l’étincelle du νοϋς
comme le remarque H. Lewy, ibid., p. 194, n. 67, cf. Synésius, Hymn., I, 578 sq. :
x Mais il y a en moi un peu de force dans ma prunelle cachée (ένι μοι βαιόν τι μένος
κρύφιας γλήνας) ; elle n’a pas encore perdu toute sa force, mais un grand trouble
s’est répandu sur elle, rendant aveugle l’œil qui contemplait Dieu. Aie pitié, ô
Père, de ta fille suppliante que souvent, lorsqu’elle entreprend ses remontées
intellectuelles, la puissance de la matière impudente oppresse. Mais toi, brille,
ô Roi, lumière qui fait remonter, allume la flamme et l’incendie, faisant grandir
la force de la petite semence dans le sommet de mon âme (596 : &y>ov δέ σέλας καί πυρκ-
αίάν, σπέρμα, τό βαιόν αΰξωι> εν έμφ κρατός άώτω). Place-moi ô Père, dans la force
de la lumière qui porte la vie. » Hymn., IX, 100 : « Mais il y a pourtant une force
dans les prunelles cachées, il y a ici une force qui ramène ceux qui sont tombés,
lorsque fuyant les flots de la vie d’ici-bas, ils ont entrepris une sainte remontée
vers le palais du Père (ένι τι φέγγος κεκαλυμμέναισι γλήναις · ένι καί δεΰρο πεσόντων
άνάγωγιός τις άλκά). » Chez Victorinus, dans le texte que nous étudions (§ 57),
il y a également une liaison étroite entre l’image de l’étincelle qui désigne le νοϋς
propre à l’âme, et les notions de puissance propre à l’âme (suae licentiae est) et
de remontée vers la lumière. Comme nous savons d’autre part que Synésius a
connu ces images chaldaïques par Porphyre (cf. W. Lang, Das Traumbuch des
Synesios, p. 72 et sq. et W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 9), nous pouvons
en conclure que Victorinus fait lui aussi ce groupement d’images et de notions à
la suite de Porphyre. On remarquera également Victorinus, § 27 ( = Adv. Ar.,
I, 32, 74-75) où les images de la semence et de l’incendie sont étroitement liées.
E. von Ivanka, c.-r. de Marius Victorinus, Traités Théologiques, dans Theo-
logische Literaturzeitung, t. LXXXVI, 1961, p. 927, se demande pourquoi, dans
mon commentaire à Adv. Ar., I, 61, 22, je cite les Oracles chaldaïques, à propos
de l’image de l’étincelle, plutôt que Sénèque, Epist., 94, 29 (49, 29 est une faute
d’impression dans le c.-r. de E. von Ivanka) : « Omnium honestarum rerum
semina animi gerunt quae admonitione excitantur, non aliter quam scintilla flatu
leui adiuta ignem suum explicat. » Il est vrai, l’image de l’étincelle et de la
semence sont souvent liées dans la tradition philosophique pour désigner une
réalité innée, susceptible d’un éveil et d’un développement. On en trouvera des
exemples, non seulement dans la Lettre 94 de Sénèque, mais dans Cicéron,
Definibus,N, 15, 43 : «uirtutum...[scintillas»; Tuscul., III, 1, 2 : «igniculos...semina
virtutum »; De leg. I, 12, 33 : « igniculi »; Sénèque, Dial. VIII (= De otio), 5,5:
« An illud uerum sit quo maxime probatur homines diuini esse spiritus partem
ac veluti scintillas quasdam astrorum in terras desiluisse. » L’image de l’étincelle
semble correspondre à la fusion entre la doctrine stoïcienne des notions innées
et les traditions platoniciennes sur la réminiscence. Il est aussi exact que les
Oracles ont repris beaucoup de doctrines et d’images du moyen-platonisme
comme l’a bien montré H. Lewy, op. cit., p. 311-398. Mais il reste que le groupe­
ment de notions que nous trouvons chez Victorinus et chez Synésius est unique.
Dans les textes de Cicéron ou de Sénèque, l’image de l’étincelle est rapportée
aux « semences » des vertus innées dans l’âme ou encore à l’origine astrale de
l’âme. Chez Victorinus et Synésius, il s’agit de l’étincelle de l’intelligence, demeu­
rant dans l’âme tombée, lui permettant de remonter vers la lumière. Il nous
importe moins encore de reconnaître ici la trace des Oracles chaldaïques que celle
de l’utilisation de ces Oracles par Porphyre. Deux impératifs méthodologiques
nous semblent très importants : considérer dans quel contexte, dans quelle
structure s’insèrent les lieux communs traditionnels, rechercher la source immé­
diate où ils ont été puisés. Il apparaîtra souvent que les lieux communs ne sont
pas si communs qu’on pourrait le croire.
L’ACTIVITÉ DISCURSIVE DE L’ÂME 185
mouvoir elle-même, soit vers le haut, soit vers le bas 1 : elle peut conti­
nuer à descendre ou remonter au plan intelligible, vers lequel elle est
« rappelée 2 ». Le plan de 1’ « intellectuel » est donc celui où l’âme devient
elle-même, où elle conquiert son autonomie et sa réalité propre en se
séparant de l’intelligible, où elle devient capable de décision libre et de
raisonnement, parce qu’elle a renoncé à l’intuition unitive 3. Le mouve­
ment céleste semble d’ailleurs être lié à cette activité discursive 4.
Le texte de Victorinus ne comporte pas de jugement de valeur concer­
nant cette première descente de l’âme. Il nous dit seulement que l’âme
s’est « penchée vers le bas 5 ». Il semble bien, si l’on en croit d’autres

1. L’étincelle ou la semence intellectuelle peut descendre vers le bas, cf.


Victorinus, § 57 (= Adv. Ar., I, 61, 10) et Synésius, De insomn., p. 158, 3
Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1293 0, où le conseil donné par les Oracles : μηδέ κάτω
νεύσης (cf. η. 5) est adressé au νοερόν έν ήμϊν σπέρμα.
2. « Rursum vocatur. » Voir sur cette notion, H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 469, n. n, qui cite Plotin, Enn., VI, 7 [38] 23, 3 (ανακαλούμενο·»), Porphyre,
Ad Marc., 10, p. 281, 7, Nauck (ανακλήσεις). Remarquer Victorinus, In Cicer.
Rhet., p. 156, 1, Halm : « Tunc in naturae suae modum animi habitus revertitur
atque revocatur. »
3. Cf. p. 191, n. 3.
4. Sur l’âme et le mouvement du ciel, cf. Plotin, Enn., II, 2 [14] 1-51 : Le
mouvement du ciel est lié au mouvement de réflexion et de retour sur soi qui est
propre à l’âme. Sur l’âme et le temps, cf. Enn., III, 7 [45] n, 12 sq. (le temps
lié à la succession des actes de l’âme), III, 7, 12, 19-22 (le temps lié au mouve­
ment de l’âme vers les choses sensibles). Sur le temps lié au mouvement du ciel,
cf. Enn., III, 7, 13, 23-28. Porphyre reprend cette doctrine, en Sent., 44, 2, p. 45,
5 sq., Mommert, en insistant sur le double aspect du mouvement de l’âme :
succession de notions, et retour de l’âme vers elle-même. C’est probablement
à la suite de Porphyre que Macrobe, avant de citer Plotin, Enn., II, 2 [14] 1,
23-49, parle du mouvement du ciel lié au mouvement de l’âme qui l’a créé, In
Somn. Scip., I, 17, 8-9 : au mouvement étemel de l’âme correspond le mouve­
ment étemel du ciel qu’elle a créé pour l’associer à son immortalité. Porphyre
semble insister plus que Plotin sur la liaison entre l’âme et ce premier corps
céleste, par exemple Sent., 30, p. 15, 13-17 : « Toutes les hypostases parfaites
sont tournées vers leur générateur, jusqu’au corps cosmique : car étant parfait,
il est suspendu à l’âme, elle-même « intellectuelle », et il se meut en cercle pour
cette raison. » Dans ce texte de Porphyre, on voit que le mouvement du premier
corps céleste (la sphère des fixes) est lié au fait que l’âme est intellectuelle, c’est-
à-dire qu’elle contemple le monde intelligible, tout en étant différente de ce
monde intelligible. Je pense que c’est à partir de cette représentation porphyrienne
du premier corps cosmique lié à l’âme intellectuelle qu’il faut comprendre la
notion de caelum caeli utilisée par Augustin, dans Conf., XII, 2, 2 sq. Ce « ciel
du ciel » semble bien être l’Ame du monde, sagesse créée, prise avec ce premier
corps céleste, doué d’un étemel mouvement circulaire. Ce mouvement circulaire
semble dû à la contemplation du monde intelligible et de Dieu. C’est la doctrine
aristotélicienne du mouvement du premier ciel qui avait été ainsi intégrée par
Porphyre à la cosmologie néoplatonicienne.
5. Victorinus, § 57 : « Vergens deorsum » = κάτω νεύων. Sur les différents
emplois de νεύειν dans la tradition platonicienne, cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 294, n. 136. Les Oracles eux-mêmes donnent ce conseil à l’âme : μηδέ κάτω νεύσης
(H. Lewy, ibid., p. 294, n. 133 = W. Kroll, De or. chald. p. 63 ; H. Lewy, p. 295,
n. 137 = Kroll, p. 62). Cet avertissement se rapporte au danger de tomber dans
le « précipice » et le « monde ténébreux » que sont les régions sublunaires.
186 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME

témoignages, que la pensée porphyrienne ne considérait pas cette descente


comme un mal : c’était plutôt une épreuve et surtout une mission et un
service h A ce niveau, la fonction génératrice de l’âme n’est pas dégra­
dante pour elle : elle est la « mère des choses qui sont au-dessus du ciel »,
c’est-à-dire, nous l’avons vu, qu’elle engendre et meut le premier corps
qui est la sphère des fixes. La vraie chute n’a lieu qu’ensuite, si elle
continue à descendre. L’âme glisse alors au travers des planètes jusqu’au
monde sublunaire. Son service, voulu par Dieu, devient un esclavage,
qu’elle embrasse volontairement12. Ce qui provoque cette chute, c’est
le regard de l’âme vers les choses inférieures, le vertige qui la saisit
alors, la fougue indiscrète qui l’entraîne 3.

1. Dans le De regressu (Bidez, p. 39*, 5 = Augustin, De civ. dei, X, 30), l’âme


est envoyée dans le monde pour faire l’expérience du mal : « Ad hoc animam
dedisse ut materiae cognoscens mala ad Patrem recurreret. » Selon un passage
malheureusement corrompu de Jamblique, Porphyre affirmait que les âmes
étaient envoyées πρδς επικουρίαν (De anima, dans Stobée, Ecl., I, 49, 67, p. 457,
19, Wachsmuth; sur ce texte, cf. A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès,
t. III, p. 247 et W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 29, n. 2). Dans le De
abstinentia, la vie humaine est un service (λειτουργία, De abstin., IV, 18, p. 258, 15,
Nauck). Cette idée se retrouve chez Synésius (qui l’emprunte probablement à
Porphyre, cf. W. Lang, Das Traumbuch des Synesios, p. 65-66 et W. Theiler,
Die chaldâischen Orakel, p. 32, n. 2) De insomn., p. 159, 16, Terzaghi (P.G.,
t. LXVI, 1296 B) : λειτουργίαν τινά έκπλήσαι τη φύσει τοϋ κόσμου. C’est dans
ce contexte que Synésius montre que ce service devient un esclavage lorsque
l’âme est envoûtée par la matière. Cf. la note suivante.
2. Cette distinction entre deux phases de la descente de l’âme : une phase
« normale » (la première descente), dans laquelle l’âme remplit une mission et
un service, une phase « anormale » dans laquelle l’âme devient esclave, parce
qu’elle s’est laissée entraîner plus bas qu’elle ne devait, se retrouve chez des
écrivains influencés par Porphyre. En premier lieu, chez Synésius, De insomn.,
p. 159, 12, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1296 B), l’âme descend comme ouvrière
libre, mais elle s’abaisse volontairement au niveau d’esclave. Elle est semblable
à un ouvrier engagé pour un salaire et qui par amour pour une esclave renon­
cerait à sa liberté (cf. Hymn., I, 572, Terzaghi). Cela signifie que l’âme devrait
revenir au monde intelligible immédiatement après sa première descente, elle
devrait s’arrêter (cf. Victorinus, § 57 : « Si sic perseveraverit », c’est-à-dire si
elle reste dans son état d’âme intellectuelle, si elle s’arrête dans sa descente).
Synésius dit explicitement, De insomn., p. 161, 7, Terzaghi (P.G., t. LXVÏ,
1296 D) : « Toutes les vies sont pour l’âme une errance, si elle ne remonte pas
tout de suite après sa première descente. » L’idée du service de l’âme, que nous
rencontrons chez Synésius (θήσσα) provient des Oracles (cf. W. Theiler, Die
chaldâischen Orakel, p. 32; H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 189, n. 45 = Kroll,
De or. chald., p. 48 et 51; W. Lang, Dus Traumbuch des Synesios, p.66). D’autre
part, Macrobe, In Somn. Scip., I, 11, 11, distingue entre le premier mouvement
de distinction de l’âme, selon lequel elle reste encore dans le ciel : « Animae
beatae ab omni cuiuscumque contagione corporis liberae caelum possident »
(cf. ibid., I, 9, 10 : « Animis enim necdum desiderio corporis inretitis siderea
pars mundi praestat habitaculum ») et la chute de l’âme au travers des sphères
jusqu’à la région sublunaire : « Quae uero adpetentiam corporis et huius quam in
terris uitam uocamus, ab illa specula altissima et perpetua luce despiciens, desi­
derio latenti cogitauerit, pondere ipso terrenae cogitationis in inferiora delabitur. »
W. Lang (ibid., p. 67 sq.) avait déjà remarqué le rapport entre ce texte et celui
de Synésius et avait reconnu leur commune origine porphyrienne.
3. Victorinus, § 57 : « Si vero in inferiora respicit, cum sit petulans... tene-
brata autem deorsum ducitur. » Cet ensemble d’images est traditionnel : il est
LE PNEUMA IMAGINATIF 187
La fin du texte que nous étudions peut paraître énigmatique : les
« sommets de la matière », parce qu’ils ont puissance d’animer, sont
occasion à l’âme de descendre ou bien « chez elle » ou bien « par sa propre
1 »; notre texte s’achève par cette citation anonyme : « Tu sépares
force *
aussi ces choses. »
Selon une tradition qui remonte au moins au stoïcisme, les « sommets
de la matière » sont les éléments supérieurs, le feu et l’air, éléments
actifs qui ont un pouvoir vivifiant et constituent le pneuma 2. Or ce
pneuma, ainsi formé des « sommets de la matière », joue un rôle très
important dans la psychologie porphyrienne : il est à la fois corps astral,
puissance imaginative, âme inférieure 3. Sa qualité, c’est-à-dire la pureté

rapporté habituellement à la chute originelle de l’âme, tandis que le texte de


Victorinus le rapporte à la seconde descente qui, pour Porphyre, est la véritable
chute et qui mène l’âme au travers de planètes jusqu’au monde sublunaire. Le
regard vers les choses inférieures se retrouve dans l’hermétisme (Poimandres, 14),
chez Numénius (fr. 20, Leemans = Eusèbe, Praep. ev., XI, 18, 3, t. II, p. 41, 2-3,
Mras : διά τό την ύλην βλέπειν... έπορεξάμενος της ύλης. Chez Numénius, cette notion
ne se rapporte pas explicitement à l’âme, elle explique seulement le dédouble­
ment du second Dieu); chez Plotin, cf. plus haut, p. 183, n. 3. Sur le vertige
(tenebrata) cf. Porphyre, Sent., 29, 2, p. 14, 18, Mommert : σκότωσις. Cette
notion remonte probablement au Phédon, 79 c où il est question de l’ivresse de
l’âme se tournant vers le devenir, cf. Macrobe, In Somn. Scip., I, 12, 7 : « Noua
ebrietate trepidantem. » L’audace indiscrète et impudente (petulans) est égale­
ment une explication traditionnelle de la chute de l’âme, cf. pour l’hermétisme,
A. J. Festugiêre, La Révélation d’Hermès, t. III, p. 83-84, pour le néoplatonisme,
cf. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 29. Porphyre, Sent., 29, 2, p. 14, 14,
insiste sur le fait que l’âme revêt un corps lunaire lorsqu’elle se féminise (c’est-
à-dire désire vivifier, cf. plus bas, p. 298) et devient passionnée (παθαινομένη).
1. Cf. p. 188, n. 9.
2. Cf. Diog. Laerce, VII, 137 (les éléments les plus légers et les plus purs sont
au-dessus des autres); Sextus Emp., Adv. math., IX, 71. Chez Philon, le corps
humain est tiré de la partie la plus pure de la matière, De op. mundi, 136-137.
Chez Calcidius, Z» Tim., 14, p. 66, 6, Waszink, mundi summitas = ignis. L’expres­
sion même de « sommets de la matière », si elle n’est pas attestée explicitement,
semble provenir des Oracles Chaldaïques (cf. W. Theiler, Die chaldâischen
Orakel, p. 20, n. 2). En tout cas, les Oracles opposent à la matière « ennemie de
la lumière », qu’ils appellent aussi la « lie » et qui est propre au monde sublunaire,
la matière lumineuse et enflammée des astres (H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 267, n. 25 et p. 300-301); cf. Synésius, De insomn., p. 162, 2, Terzaghi (P.G.,
t. LXVI, 1296 D) : της πυράς καί της άέρος άκρότητος Dans S.C., j’avais traduit ani­
mandi vim (Adv. Ar., I, 61, 25) : « ayant force pour être animées »; j’avais entendu
animandi en un sens passif, ce qui est possible grammaticalement. L’interpré­
tation que je donne maintenant entend animandi en un sens actif, parce que je
pense que « les sommets de la matière » correspondent à l’âme végétative (cf.
p. 188, n. 6).
3. Sur l’ensemble de la doctrine porphyrienne du pneuma, cf. R. Beutler,
Porphyrios, dans Paulys Realencyclopadie, t. XXII, 1, col. 307-310. Cette doc­
trine est en grande partie inspirée par les Oracles qui faisaient du pneuma, l’enve­
loppe de l’âme descendant au travers de sphères (H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 122 et p. 184, n. 29-30). La liaison entre pneuma, φαντασία et âme inférieure
apparaît dans le morceau de psychologie porphyrienne (qui est en même temps un
commentaire d’Oracles) que nous conserve Synésius, De insomn., p. 149, 16-165,
188 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L’ÂME
des éléments matériels qui le composent, varient selon la qualité de
l’âme à laquelle il est associé \ Il est donc inséparable de l’âme intel­
lectuelle, tout au long de la descente de celle-ci *12. II y a entre l’âme intel­
lectuelle et ce pneuma une parenté et une harmonie. L’âme intellectuelle
est vie et et pneuma est lui-même vivifiant. C’est cette parenté qui explique
la descente de l’âme, c’est-à-dire sa présence dans le corps : les « sommets
de la matière », entendons le pneuma, l’âme pneumatique et irration­
nelle, donnent occasion à l’âme supérieure de descendre « chez elle »
(si l’on garde la leçon des manuscrits : in sud) ou « par sa propre force »,
« spontanément » (si l’on corrige en ui sud). Un texte du traité Sur l’ani­
mation de l’embryon éclaire assez bien le sens de cette doctrine. Porphyre
y énonce un principe général : « Les choses qu’on ne peut tenir locale­
ment ni contenir corporellement mais qui fusionnent en raison des
aptitudes et ressemblances du sujet récepteur, ni le lieu ni le temps ni
aucune autre contrainte ne s’en rend maître : qu’il y ait inaptitude, les
liens se rompent, l’union est empêchée; qu’il y ait aptitude (έπιτη-
δειότης), on s’empare d’elles, l’union se fait, et plus on leur est accordé,
mieux aussi on les tient3. » C’est là une loi générale de la nature, elle
explique aussi bien le phénomène de la vision que l’embrasement du
naphte, l’action de l’aimant45, la présence de Dieu dans l’âme que celle
de l’âme dans le corps s. Selon Porphyre, c’est lorsque l’embryon se
sépare du corps de la mère que l’âme végétative, donc l’âme inférieure,
anime le corps 6. C’est à ce moment que l’âme intellectuelle, le « pilote7 »,
entre, de l’extérieur, dans cette âme végétative, « sans y être forcé8 »,
en vertu de l’harmonie et de la sympathie qui existe entre l’âme intel­
lectuelle et l’âme végétative qui correspond à l’état d’achèvement du
corps. Que nous lisions in sua ou ui sua9, un fait est certain : notre texte
fait allusion à la sympathie, à l’harmonie, à la parenté qui existe entre

17, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1288 A sq.) comme l’a montré W. Lang, Das
Traumbuch des Synesios, p. 45 sq. Sur la composition matérielle de ce pneuma-
véhicule, chez Porphyre, cf. plus haut, p. 182, n. 1.
1. Cf. Porphyre, Sent., 29, 2, p. 14, n sq. cité plus haut, p. 182, n. 1.
2. Cf. Porphyre, Sent., 29, 1-3 : le pneuma suit l’âme dans tous ses mouve­
ments, ou plutôt il assure la présence de l’âme dans les différents lieux de l’uni­
vers, même l’Hadès.
3. Ad Gaurum, p. 50, 17-21, Kalbfleisch.
4. Ad Gaurum, p. 48, 22-49, 1.
5. Ad Gaurum, p. 50, 21-22. Texte qui explique, Symmikta Zetemata, p. 87,
Dôrrie : l’âme est dans le corps comme Dieu est en nous. Elle est liée au corps
par la relation, l’inclination et la disposition.
6. Ad Gaurum, p. 48, 4 : φυτικήν ψυχήν, appelée ensuite φύσις, p. 48, 9.
7. Ad Gaurum, p. 48, 9.
8. Ad Gaurum, p. 48, 10 : <ούκ> αναγκαζόμενος . <Ούκ> doit être restitué en vertu
de p. 48, 17 : οΰτ’ οδν άναγκαζομένη.
9· In sua exprime la relation étroite et la parenté entre l’âme et le pneuma.
Vi sua exprimerait le caractère spontané de la descente, cf. la note précédente.
L'ÂME DANS L’INTELLIGIBLE 189
l’âme intellectuelle et l’âme inférieure, pneuma vivifiant constitué des
parties les plus pures de la matière.
Sous une forme elliptique, la citation qui termine notre texte se rap­
porte probablement elle aussi à la doctrine du pneuma. Il s’agit peut-
être d’un Oracle qui s’adresse à l’âme et qui fait allusion à la remontée
de celle-ci dans le monde intelligible. Dans cette ascension, l’âme restitue
chacun des éléments qui composent son pneuma à la place qu’il occupait
au moment où il a été emprunté par l’âme, dans le mouvement de des­
cente de celle-ci. L’âme « sépare » donc les divers éléments de son pneuma x.
Tout cet exposé sur l’âme fait partie d’un ensemble plus vaste que
nous avons appelé le groupe II, dans lequel, nous le verrons, l’idée de
la manifestation du divin au travers des différents plans de réalité jusque
dans le monde sensible joue un rôle capital1 2. On voit l’importance de
la descente de l’âme dans cette perspective.
Dans le groupe I, étudié dans le présent chapitre, les différents niveaux
noétiques engendrent les différents plans de réalité que nous venons de
rencontrer et que la classification des modes d’étants distingue en quelque
sorte a priori.
L’exposé commence par les « véritablement étants3 », c’est-à-dire
par le plan de l’intelligible, ou mieux encore, selon l’expression que nous
avons déjà rencontrée et qui, pour Porphyre et Victorinus, est parfaite­
ment équivalente, par le plan des « intelligibles et intellectuels4 ». Il
s’agit ici des genres de l’être. On peut y distinguer au sommet l’étant
qui est 1’ « unique et seul étant », puis deux triades, au sujet desquelles
il nous faudra voir 5 si elles sont réellement superposées : l’existentialité,
la vitalité, l’intellectualité et l’existence, la vie et l’intelligence, puis
d’autres genres, placés dans un ordre difficile 6 à expliquer : « L’esprit,
le νοϋς, l’âme, la connaissance, la science, les vertus, les logoi, les opinions,
la perfection. »

1. Cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 234, 18, Diehl : le véhicule de l’âme et l’âme
irrationnelle se dissolvent, selon Porphyre, dans les planètes dont ils sont issus.
Ceci, remarque Proclus, se fonde sur V Oracle chaldaïque (W. Kroll, De or.
chald., p. 47; H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 182, n. 26) qui affirme que l’âme
revêt dans sa descente des portions de l’éther, du soleil, de la lune et de l’air.
La purification des Oracles chaldaïques n’a pour résultat selon Porphyre lui-même
(dans Augustin, De civ. dei, X, 9, 2) que de purifier l’âme « pneumatique »,
c’est-à-dire le pneuma. Cette purification ramène le pneuma vers l’air ou l’éther,
mais n’apporte rien à l’âme intellectuelle. Sur la « purification » chaldaïque, cf.
H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 184-226.
2. Cf. p. 330. Voir également la descente de la Vie, § 66.
3. Victorinus, § 10. On peut comparer natura manifesta (7, 2) avec Aristote,
Περί φιλοσοφίας, fr. 8, Ross (= Philopon, In Nie. Isag., 1, 1) : τά νοητά... φανότατά
έστιν κατά την εαυτών ούσίαν.
4- Cf. ρ. ιοο.
5· Cf. ρ. 368 etp. 391·
6. Cf. § 10 — Ad Cand., 7, 1-7 (voir la note de l’édition Sources chrétiennes). On
remarquera que l’âme se trouve ici dans le monde intelligible, cf. p. 178.
190 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME
De soi, ce plan des intelligibles et intellectuels devrait seul exister,
avec sa hiérarchie propre, couronnée par le premier Etant, illuminée
par l’existence, la vie et la pensée, se diversifiant en Idées, sciences,
vertus, intelligences.
Ce monde intelligible est déjà beaucoup plus structuré et hiérarchisé
que celui de Plotin. Nous aurons à analyser sa structure et ses rapports
avec Dieu, lorsque nous aborderons l’étude des genres de l’être x.
C’est l’abaissement du niveau noétique de l’âme qui provoque l’appa­
rition d’un second plan de réalité, celui des âmes, c’est-à-dire des « intel­
lectuels ».
Le présent exposé ne nous dit rien du mode de procession de l’âme.
Il se contente de prendre l’âme après qu’elle s’est distinguée du monde
2. Il se place immédiatement à « notre » point de vue, c’est-à-
intelligible 1
dire au plan des âmes, séparées de l’intelligible. Sa description suppose
l’obscurcissement passager qui, nous l’avons vu3, accompagne cette
séparation. Si « notre » intellect4 s’approche comme il faut des intel­
ligibles, il trouve le repos 5, sa pensée n’étant plus désormais dans la
confusion de la recherche. C’est donc qu’en se distinguant de l’intel­
ligible, l’âme a d’abord été plongée dans une sorte d’errance, sa pensée
a commencé par être informe et confuse. Cette recherche inquiète ne
s’arrêtera que par la venue de l’intellect dans l’âme. En venant dans
l’âme, l’intellect actif a éveillé, c’est-à-dire mis en acte, sa puissance
intellectuelle6. Ainsi déterminée et illuminée par l’intellect, l’âme
connaît les intelligibles. Mais elle les connaît comme différents d’elle.
Elle n’est donc pas les « intelligibles », elle est seulement « intellectuelle 7 ».
Par rapport à l’intellect qui l’illumine, l’âme se comporte comme une
matière, c’est pourquoi on l’appelle proprement substance et sujet8.
On ne peut donc considérer l’âme intellectuelle comme un véritablement
étant; elle se découvre elle-même comme « seulement étant » et, pour
elle, connaissance des véritablement étants et connaissance des seulement
étants sont inséparables 9.
Pour résumer cette doctrine, Victorinus dira que, lorsque l’âme est

1. Cf. p. 247 et sq.


2. Victorinus, § ii.
3. Cf. p. 183.
4. Cf. p. 192.
5. § ii = Ad Cand., 7, 7-9. Derrière cette idée, on. devine l’étymologie tradi­
tionnelle d’έπιστήμη, tirée de ϊστησι qui lie donc « science » et « arrêt », Platon,
Crut., 437 a; Aristote, Phys., VII, 3, 247 b Problem., XI, 14, 956 b 40;
Clément d’Alexandrie, Strorn., IV, 143; Plotin, Enn., I, 3 [20] 4, 9; Proclus,
Eclogae de philosophia chàldaica, p. 3, 12, Jahn.
6. Victorinus, § ii = Ad Cand., η, 17 et 8, 3.
7. § ii = Ad Cand., T, 10-14.
8. § ii = Ad Cand., 7, 17-22.
9. § ii = Ad Cand., 8, 1-7.
L’ÂME EN ELLE-MÊME 191
« seule et pure 12», elle constitue le plan des « seulement étants ». On se
demandera peut-être pourquoi l’âme « seule et pure » ne fait pas partie
du plan des véritablement étants, puisque, nous l’avons vu a, elle fait
partie de l’énumération des réalités du monde intelligible. N’est-elle
pas avant tout « seule et pure » dans son état transcendant? L’exposé
de Victorinus ne donne aucune réponse à cette question. Mais un texte
de Porphyre nous apporte la solution :
« Les étants intelligibles sont dans des lieux qui sont eux-mêmes intelli­
gibles. Ils peuvent ainsi être ou en eux-mêmes ou dans les intelligibles qui
leur sont supérieurs. C’est ainsi que l’âme est « en elle-même » lorsqu’elle
raisonne, et dans le νοϋς, lorsqu’elle exerce une activité intuitive 3. »
Porphyre affirme donc que l’âme est « en elle-même », en son lieu
propre, lorsqu’elle raisonne, lorsqu’elle exerce cette activité qui lui est
traditionnellement reconnue comme propre, la διάνοια ou le λογισμός.
L’âme sort donc du monde intelligible et se détache de l’activité pure­
ment intuitive parce qu’elle veut être elle-même, en elle-même. L’âme
« seule et pure » dont nous parle le texte de Victorinus est donc séparée
du corps, mais elle est aussi distinguée de l’intelligence et du monde
intelligible. Elle est à son plan propre, qui est le plan « intellectuel ».
Elle peut sans doute monter au plan supérieur, celui de 1’ « intelligible
et intellectuel », ou descendre au plan inférieur, celui du « sensible »,
. L’âme « seule et pure »
mais alors elle sort du plan qui lui est naturel45
de Victorinus, c’est donc l’âme καθ’έαυτην, dont parle Porphyre dans
ses Symmikta Zetemata δ.
Cette notion remonte en dernière analyse au Phédon, 79 d6. Chez

1. § 15 — Ad Cand., 10, 30-31.


2. Cf. p. 178 et 189.
3. Porphyre, Symmikta Zetemata, p. 83 et 85, Dôrrie : Νοητά γάρ δντα έν νοητοϊς
καί τόποις έστίν, ή γάρ έν έαυτοϊς ή έν τοϊς ύπερκειμένοις νοητοϊς' ώς ή ψυχή ποτέ
μέν έν έαυτη έστιν, δταν λογίζηται, ποτέ δέ έν τφ νφ, δταν νοή.
4· Il semble donc que l’âme dépasse sa propre nature lorsqu’elle est dans le
νοϋς, c’est-à-dire lorsqu’elle exerce une activité intuitive. Il y aurait un écart entre
l’idée de l’âme, telle qu’elle existe dans le monde intelligible et sa réalisation,
qui engendre le plan « intellectuel ». On remarquera chez Plotin, Enn., V, 9
[5] 14, 20-22, un passage où ce problème est déjà posé : « Avant l’âme individuelle,
il y a une autre âme, l’âme universelle, et avant l’âme universelle, il y a l’âme en
soi ou la Vie. Ne faut-il pas dire que cette Vie est dans l’intelligence avant que soit
engendrée l’âme — en sorte qu’il devient possible de l’appeler Ame en soi. »
On peut se demander si nous ne sommes pas ici en présence d’une note ajoutée
par Porphyre (sur la problématique, cf. p. 338). Il faudrait, pour répondre à cette
question, étudier toute la fin de ce traité V, 9, qui pose de difficiles problèmes
littéraires.
5. Sur cette expression, cf. Porphyre, Symmikta Zetemata, p. 43, 2; 63-64,
Dôrrie.
6. On remarquera une certaine parenté d’idées entre Phédon, 79 d et notre
présent développement : mouvement de l’âme vers l’intelligible (si recte ingreditur :
έκεϊσε οϊχεται εις τδ... άεί δν), arrêt de l’errance de l’âme (et stat intellegentia
iam non in confusione inquisitionis exsistens : καί πέπαυταί τε τοϋ πλάνου). Pour la
traduction du texte du Phédon, cf. p. 176, n. 6.
192 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME
Platon, elle désigne l’état de l’âme qui se détache du sensible et se tourne
vers l’intelligible x. Mais chez Plotin déjà la notion est plus ambiguë 1 2.
D’une part, être « à soi » et « en soi », c’est posséder le bien propre à sa
nature 3, mieux encore, c’est être dans l’Un et au-delà de l’étant4. Mais
d’autre part, être à soi et en soi, c’est aussi se séparer de l’intelligible,
chercher à se voir dans le miroir de la matière 56. Chez Porphyre, être à
soi et en soi, c’est, pour l’âme, être dans son état propre, intermédiaire
entre l’intelligible et le sensible, c’est exercer une activité rationnelle 8
qui peut déboucher sur l’intellection, mais aussi qui peut continuer à
errer et se perdre dans l’imagination et la sensation.
Cette errance prend fin, lorsque l’intellect s’éveille7. Le mot νους
semble être employé dans notre texte en deux sens différents. D’une
part, « notre » intellect s’approche des « intelligibles 8 », il est donc infé­
rieur au plan intelligible, d’autre part, l’intellect est appelé dans l’âme 9,
pour illuminer notre puissance intellectuelle et il vient en nous10; il est
donc transcendant à l’âme elle-même. On peut reconnaître ici la distinc-

1. Pour l’histoire de cette notion, cf. H. Dôrrie, Porphyrios' Symmikta Zete­


mata, p. 198-221.
2. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 28, n. 2, a noté l’ambiguïté de la
formule έαυτοΰ είναι, mais on peut faire les mêmes remarques à propos de έν έαυτή
είναι, πρδς έαυτην είναι.
3. Enn., VI, 5 [23] ι, ΐ9 et VI, 4 [22] 8, 27 (cf. Porphyre, Ad Marc., p. 293, 3,
Nauck).
4. Enn., VI, 9 [9] ii, 39, cf. p. 177, p. 2.
5. La chute provient de la volonté d’être à soi, Enn., V, 1 [10] i, 5; IV, 8
[6] 4, ii ; III, 7 [45] il, 16. L’âme qui se dirige « vers elle-même » au lieu de se
diriger vers ce qui est au-dessus d’elle-même, produit au-dessous d’elle une
image d’elle-même sans réalité. « A ce moment l’âme est encore à sa place propre,
dans la région intermédiaire » (III, 9 [13] 3, 14-16). Mais elle peut descendre en
voulant donner forme à cette image (cf. p. 182, n. 2).
6. Cf. p. 191, n. 3. Comme l’a montré E. R. Dodds, Numénius and Ammonius,
p. 13, l’expression νοϋς διανοούμενος employée par Numénius (test. 25, Leemans
= Proclus, In Tim., t. III, p. 103, 28 sq., Diels) a un sens moyen et signifie :
l’intelligence qui exerce la dianoia, c’est-à-dire qui raisonne et réfléchit. Chez
Numénius, il s’agit de l’activité du second Dieu dans son contact avec la matière.
Chez Plotin, surtout dans sa première période (traités 1-21 de l’ordre chrono­
logique), cette dianoia est l’activité propre de l’âme, cf. Enn., III, 9 [13] 1, 25, où,
sous l’influence de Numénius, comme l’a montré E. R. Dodds, ibid., p. 19,
τδ διανοούμενον est une sorte de nom propre de l’âme, cf. également Enn., V, 1
[10] 7, 41-42, où il faut mettre une virgule devant τδ διανοούμενον et traduire :
« Le produit de l’intelligence est en quelque manière une raison et une hypos­
tase, à savoir « ce qui réfléchit ». Il y a là évidemment une allusion à la formule
du Timée, 39 e (διενοήθη) et à la problématique de Numénius, commentant ce
texte du Timée.
7. Victorinus, § 11 = Ad Cand., 7,7 - 8, 7.
8. § ii = Ad Cand., 7, 7.
9. § ii = Ad Cand., 7, 17 : « Excitatus... in anima. » Il semble difficile de
traduire excitatus par « éveillé ». En effet, cet intellect excitatus actue la puissance
intellectuelle de l’âme, c’est-à-dire l’intellect passif. Or si l’intellect était « éveillé »,
il serait précisément l’intellect passif.
10. § ii — Ad Cand., 8, 3.
L'ACTIVITÉ INTELLECTUELLE DE L’ÂME 193

tion entre l’intellect actif et l’intellect passif, héritée de la tradition aristo­


télicienne. Ces deux intellects sont distincts dans la mesure où l’un est
en acte, et l’autre en puissance, mais ils sont identiques, dans la mesure
où l’intellect actif actue l’intellect en puissance. Telle est notamment
la doctrine d’Alexandre d’Aphrodise : « Quand l’intellect divin rencontre
un instrument propre à lui permettre d’agir à travers la matière, c’est-à-
dire un corps animé où réside un intellect en puissance, alors l’intellect
divin s’empare de cet instrument, pense en nous, devient nôtre4. »
Comme l’a bien montré A. H. Armstrong 2, Plotin a utilisé cet enseigne­
ment d’Alexandre, par exemple, lorsqu’il écrit :
« L’acte d’intellection nous appartient, parce que l’âme est intellectuelle
et que la vie la plus parfaite réside précisément dans l’intellection, à savoir
lorsque l’âme exerce l’acte d’intellection et que l’intellect agit sur nous. Car il
est à la fois une partie de nous et ce vers quoi nous nous élevons s. »
La doctrine porphyrienne, attestée par notre texte, est donc elle aussi
conforme à cette tradition. Dans son traité Sur l'animation de l'embryon,
Porphyre oppose également la puissance de l’âme, disposée à recevoir
l’intellect4, et l’intellect qui actue cette puissance en s’introduisant
dans l’âme « de l’extérieur 5*». Si l’intellect actif peut ainsi être présent
dans l’âme, c’est-à-dire devenir nôtre, c’est en vertu du principe général
qui régit la présence du supérieur dans l’inférieur : ce qui assure la pré­
sence du supérieur dans l’inférieur, c’est la conversion du second vers
le premier et l’accord et l’harmonie qui en résultent ®.
Alexandre d’Aphrodise distinguait entre l’intellect matériel — pure
disposition passive 7 — et l’intellect acquis ou « en habitude », collection

1. J’utilise la paraphrase que O. Hamelin, La théorie de l’intellect d’après


Aristote et ses commentateurs, Paris, 1953, p. 35, donne d’Alexandre d’Aphrodise,
De anima, p. 112, 27-113, 2, Bruns.
2. A. H. Armstrong, The Background of the Doctrine « That the Intelligibles
are not Outside the Intellect », dans Sources de Plotin, p. 406-407.
3. Enn., I, I [53] 13, 5-8 : καί ή νόησιςδέ ημών ούτως δτι καί νοερά ή ψυχή καί
ζωή κρείττων ή νόησις καί δταν ψυχή νοή καί δταν νοϋς ένεργη εις ημάς" μερός γάρ καί
ούτος ημών καί πρδς τοΰτον άνιμεν Cf. également V, 3 [491 3> 22-4, 3°> notamment
3, 28 : καί ήμέτερον μέν χρωμένων, ού προσχρωμένων δέ ούχ ήμέτερον.
4· Porphyre, Ad Gaurum, ρ. 50, ΐ5, Kalbfleisch : δτφ επιτήδεια ψυχή πρδς νοϋ
γίγνεται συνουσίαν, à rapprocher de Victorinus, § ii = Ad Cand., 7, 16 : « Ad
intellegentiam accommodata ».
5. Ad Gaurum, p. 50, 25 : Αριστοτέλης θύραθεν έγγίγνεσθαι οΐς αν έγγένηται
άπέδειξε (cf. Aristote, De anim. gen., II, 3, 736 b 28).
6. Àd Gaurum, p. 50, 15-21 : τά γάρ μή τόπω κρατούμενα μηδέ σωματικώς κα-
τεχόμενα, ταϊς δ’έπιτηδειότησι τών δεχομένων καί όμοιότησι συμφυόμενα ούχ δ τό­
πος ούδ’ό χρόνος ούδέ άλλη τις βία κατέχει, λύει δέ καί κωλύει ή άνεπιτηδειότης
καί κρατεί καί συνάγει ή έπιτηδειότης, καί δσω συμφωνεί τόσω κατέχει' διδ καί ό
γνούς τδν θεδν έχει τδν θεόν παρόντα καί ό άγνοών τώ πανταχοΰ παρόντι άπεστι. Cf.
ρ. ι88.
7· Alexandre, De anima, ρ. 84, 24 sq., Bruns : έπιτηδειότης τις άρα μόνον έστίν δ
υλικός νοϋς πρός τήν τών ειδών ύποδοχήν έοικώς πινακίδι άγράφω.
194 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L’ÂME
de pensées ou formes en repos, mais acquises x. Pour Plotin et Porphyre,
l’intellect propre à l’âme est aussi à la fois une disposition à recevoir
l’illumination intellectuelle 1
2 et un ensemble de virtualités et de notions,
mais cette fois innées et gravées dans l’âme : elles attendent d’être illumi­
nées, mises au jour, développées 3. Quant à l’intellect actif, c’est pour eux
la seconde hypostase, l’intellect divin4, ou encore, selon l’expression
de Porphyre empruntée aux Oracles chaldaïques, cette « Intelligence
paternelle 5 », qui, comme le dit un texte de notre groupe I, « meut ces
symboles gravés de toute éternité dans l’âme que sont les notions intel­
lectuelles 6 ». Si cet intellect divin est d’une certaine manière « nôtre »,
dans la mesure où il est présent en nous, lorsqu’il actue notre puissance
intellectuelle, c’est pourtant cette puissance intellectuelle elle-même,
autrement dit l’intellect passif, l’ensemble de nos virtualités intellectuelles,
qui constitue l’intellect qui nous est propre et qui accompagne l’âme
dans sa descente en lui fournissant la possibilité de remonter vers l’intel­
ligible 7. Porphyre insiste beaucoup sur l’effort moral qui peut nous
disposer à recevoir l’illumination de l’intellect actif. Dans son traité
Sur l’animation de l’embryon, il note que, selon Platon 8 et Aristote 9,
l’intellect survient tard chez les hommes : « Il ne vient même pas chez
tous tout simplement, comme cela, mais il est rare et n’est donné qu’à
ceux dont l’âme se rend apte à s’y unir 10. »

1. Alexandre, De anima, p. 86, 5-6, Bruns : ό γάρ κατά έξιν νους άποκείμενά
πώς έστιν άθρόα καί ήρεμοϋντα τά νοήματα.
2. Enn., III, g [13] 5> 2 · πεφυκυϊαν δέ νοεϊν (il s’agit de l’âme). Pour Porphyre,
cf. p. 193, n. 4.
3. Enn., V, 3 [49] 4, 21 : (το διανοητικόν)... έχον έν έαυτω τά πάντα οϊον γεγραμμένα
(cf. ibid. 4, 2 : τοϊς οϊον γράμμασιν ώσπερ νόμοις έν ήμϊν γραφεϊσιν). Cf. également I,
2 [19] 4> 2ΐ : εϊχεν ούκ ένεργοϋντα, άλλά άποκείμενά (cf. le texte d’Alexandre cité
n. ι)άφώτιστα. La suite du texte fait allusion très nettement au problème de
l’intellect actif : l’intellect n’est pas étranger à l’âme, du moins si elle se
tourne vers lui. Pour Porphyre, on peut citer Ad Marc., p. 281, 4, où la remontée
vers les intelligibles est présentée sous la forme d’une mise en ordre et d’une
illumination des notions innées et, p. 291, 3 : « Il faut tenir que le corps de l’intel­
lect est l’âme raisonnable : c’est elle qu’il nourrit, en mettant en mouvement,
pour qu’elles les reconnaissent, grâce à la lumière qui est en lui, les notions (έννοιας)
qui sont dans l’âme et que l’intellect a imprimées et gravées en elle, sur le modèle
de la loi divine. » Cf. également In Parm., VI, 23-25 et Victorinus, § 1.
4. Voir notamment Enn., V, 1 [10] 3, 15 sq., et V, 9 [5] 5, 1-5.
5. Porphyre, dans Augustin, De civ. dei, X, 28 et 29 : νους πατρικός.
6. Victorinus, § 1 = Ad Cand., 1, 6-8.
7. Cf. p. 183-185.
8. Porphyre, Ad Gaurum, p. 50, 13, Kalbfleisch, faisant allusion à Platon,
Lois, II, 653 a : φρόνησιν δέ καί άληθεϊς δόξας βεβαίους εύτυχές δτω καί πρός τό γήρας
παρεγένετο, qu’il paraphrase sous la forme : τόν νοϋν, ôv καί Πλάτων άγαπητόν
δτω εις γήρας άφικνεϊται, en Ad Gaurum, ρ. 50, 23- On retrouve la paraphrase por­
phyrienne, chez Synésius, De insomn., p. 156, 5, Terzaghi, (P. G., t. LXVI, 1292
D) et Simplicius, In Categ., p. 193, 24, Kalbfleisch.
9. Porphyre, Ad Gaurum, p. 50, 13 faisant probablement allusion à De anim.
gen., Il, 3, 736 b 28.
10. Ad Gaurum, p. 50, 14-15.
L'ACTIVITÉ INTELLECTUELLE DE L'ÂME 195
C’est donc la potentialité qui distingue le plan intellectuel, propre à
l’âme, du plan intelligible, propre à l’intelligence. Cette dernière est
toujours en acte. En se distinguant d’elle, en sortant du plan intelligible,
l’âme n’est plus qu’une puissance intellectuelle qui doit désormais être
actuée par l’intelligence. Elle n’a qu’un intellect passif, c’est-à-dire une
pure disposition qui ne sera actuée que par la conversion de l’âme vers
le plan supérieur. On peut exprimer cette situation en disant que l’âme
est « sujet » ou « substance » de l’intelligence *. En vertu de l’assimilation,
traditionnelle depuis le stoïcisme, entre matière, sujet et substance1 2,
ces expressions signifient que l’âme est la matière de l’intelligence.
Comme l’avait dit Plotin :
« Indéterminée avant d’avoir vu l’intelligence, l’âme a une disposition natu-
telle à penser et elle est à l’intelligence comme la matière à la forme 3. »
L’âme apparaît donc ainsi, en quelque sorte, comme la matière du
monde intelligible4.
La distinction porphyrienne entre l’intelligible et l’intellect ne contre­
dit donc pas la doctrine plotinienne selon laquelle « les Intelligibles ne
sont pas en dehors de l’intelligence 5 ». En efFet, au plan intelligible,
que l’on peut tout aussi bien appeler « intelligible et intellectuel », il y a
immanence réciproque des intelligibles et de l’intelligence 6. Au plan
intellectuel, l’intellect passif est séparé de l’acte d’intellection par sa
potentialité et il est actué, non pas seulement par les intelligibles qui
seraient extérieurs à lui, mais par l’intelligence transcendante, qui est
présente en lui, dans la mesure où il se tourne vers elle et se dispose à
recevoir son action.
La suite du texte de Victorinus semble vouloir dire que l’âme connaît
les intelligibles, les « véritablement étants », à partir d’elle-même7.
Lorsqu’elle reçoit en elle l’intelligence, elle se connaît comme âme,
donc comme étant et comme intellectuelle. Mais puisque 1’ « intellectuel »
n’a de sens que par rapport à un intelligible, l’âme en se connaissant
comme relative à l’intelligible connaît également ce à quoi elle est rela-

1. Victorinus, § ii = Ad Cand., 7, 20-21.


2. "Υλη = ούσία, DlOG. LAERCE, VII, 134; ύλη = ύποκείμενον, SIMPLICIUS,
In Categ., p. 48, 13-14, Kalbfleisch.
3. Enn., III, 9 [13] 5, 2-3 : αόριστον πρίν ίδεϊν, πεφυκυϊαν δέ νοεϊν ύλην οδν προς
νοϋν. Cf. V, 1 [10] 3, 12-23, texte important : l’âme est « intellectuelle » parce
qu’elle vient de l’intelligence. Son intelligence propre est rationnelle. L’âme
est la matière de l’intelligence.
4. Sur cette notion, cf. p. 340.
5. Cette doctrine plotinienne est abandonnée par Proclus comme le remarque
J. Pépin, L’intelligence et l’intelligible chez Platon et dans le néoplatonisme, dans
Revue philosophique, t. LXXXI, 1956, p. 60.
6. Comme l’a montré A. H. Armstrong, cette doctrine plotinienne remonte
finalement à Alexandre d’Aphrodise (The Background of the Doctrine « That the
Intelligibles are not Outside the Intellect », p. 408).
7. Victorinus, § 11 = Ad Cand., 8, 1-7.
196 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME
tive 4. Ces affirmations soulignent le thème général de tout ce dévelop­
pement concernant les modes des étants : c’est l’âme elle-même qui,
par l’orientation de son activité, engendre ces différents plans de réalité.
Autrement dit, le philosophe qui distingue les modes des étants se situe
au point de vue de l’âme. C’est l’âme, déjà distinguée de l’intelligible,
qui découvre en même temps le plan intellectuel et le plan intelligible.
C’est elle aussi, comme nous allons le voir, qui, relâchant son activité,
détournant son attention, engendre également les plans inférieurs de la
réalité.
En effet, les « non véritablement non-étants » et les « non-étants » sont
conçus par l’âme, lorsqu’elle se détourne de la pensée de l’étant2, Le
texte de Victorinus ne donne pas de nom au niveau noétique qui cor­
respond à cette attitude de l’âme. Mais, grâce à d’autres textes porphy-
riens, nous pouvons conclure qu’il s’agit là du niveau propre à l’imagi­
nation. En effet, nous l’avons déjà vu 3, la descente de l’âme au-dessous
du plan qui lui est propre, c’est-à-dire au-dessous du plan intellectuel,
s’accompagne de l’adjonction de ce que Porphyre appelle le pneuma et
qui, pour lui, correspond à l’imagination. D’autre part, dans un texte
de Synésius fortement influencé par la psychologie porphyrienne, nous
apprenons qu’il est propre à l’imagination « de chasser les étants de
l’être et, à leur place, d’introduire dans l’être ceux qui absolument en
aucune manière ne sont étants ou n’ont la puissance d’être4 ». Nous
retrouvons ici des formules analogues à celles du texte de Victorinus.
En effet, celui-ci insiste fortement sur le fait que les non-étants sont
conçus à partir des étants, par une sorte à!exterminatio 5, c’est-à-dire
d’expulsion hors des limites de l’être. Cette opération est donc bien
l’œuvre de l’imagination qui imagine les non-étants comme étants et
les étants comme non-étants.
La suite du développement6 se rapporte encore aux modes inférieurs
des étants et elle distingue plus précisément deux plans : les non-véri­
tablement non-étants et les non-étants. Les premiers sont l’objet de
1’ « intelligence sensible ». En effet l’intelligence opère selon deux modes :
ou bien selon son mode propre, c’est-à-dire purement, ou bien en uti­
lisant les sens ’. Ce second mode, c’est-à-dire 1’ « intelligence sensible »

1. Cf. Plotin, Enn., V, 3 [49] 6, 3 : ή μέν γάρ ψυχή ένόει έαυτήν δτι άλλου.
2. Victorinus, § 12 = Ad Cand., 8, 8-19.
3. Cf. ρ. 187-188.
4. Synésius, De insomn.,ρ. 184, ii, Terzaghi (P. G.,t. LXVI, 1316 C) : δτανδέ
τη φαντασία έξωθήται μέν τοϋ είναι τά δντα, άντεισάγηται δέ είς τδ είναι τά μηδαμή
μηδαμώς μήτε δντα μήτε φύσιν έχοντα είναι. Voir aussi, Proclus, In Parm.,p. 44,
29, Klibansky : « Ad exterminationem quidem nullatenus entis et indetermina-
tionem. »
5. Victorinus, § 12 = Ad Cand., 8, 12 Exterminare, c’est proprement exiler,
bannir.
6. §§ 14-15·
7. § 14 = Ad Cand., 9, 4-11.
L'INTELLIGENCE SENSIBLE 197
considère donc les objets physiques : le ciel, les choses qui sont sous le
ciel et le devenir des formes dans la matière. Tous ces objets constituent
précisément la classe des non-véritablement non-étants, qui sont com­
posés de matière et de forme L L’intelligence sensible est donc, elle
aussi, double dans son activité. Elle utilise les sens et en même temps
elle est intellectuelle. En effet les sens, par eux-mêmes, n’atteignent
que les qualités sensibles qui sont dans un flux perpétuel. L’intelligence,
au contraire, atteint l’ousia qui ne change pas, c’est-à-dire la forme dont
les qualités sensibles sont l’image et le reflet. On est ainsi conduit à
opposer la substance et la qualité, la première étant immobile et perma­
nente, la seconde, mobile et fluente 1 2. La réalité sensible apparaîtra alors
comme le résultat de l’action de l’âme sur la matière, c’est-à-dire d’une
substance permanente sur une autre substance permanente. En effet, si
l’âme est substance, elle doit être permanente. Mais ne dit-on pas aussi
qu’elle est changeante 3 ? Pour répondre à ce problème, on comparera
l’âme et la matière 4. Toutes deux paraissent être le sujet de qualités.
Mais leurs qualités sont des qualités substantielles, c’est-à-dire identiques
à la substance. On dit donc que la matière et l’âme sont changeantes
parce que les qualités avec lesquelles elles s’identifient peuvent entrer
en mouvement. Mais même lorsque leurs qualités sont en mouvement,
âme et matière restent immobiles. Le changement et la mobilité se
situent entre elles, et non en elles.
C’est ainsi que l’on peut reconstruire la suite des idées dans l’exposé
que nous trouvons chez Victorinus. Mais, même ainsi reconstruite,
cette suite d’idées demeure très obscure, parce que des problématiques
extrêmement différentes y sont mélangées. Nous allons essayer de dis­
tinguer ces différents éléments.
Le premier thème est celui des niveaux noétiques de l’âme. Jusqu’ici
nous en avons rencontré deux : celui où l’âme est intelligible et intel­
lectuelle 5 et celui où elle est seulement intellectuelle 67.Si l’âme se détourne
de la contemplation des intelligibles ou tout au moins de son activité
intellectuelle propre qui est le raisonnement, si donc elle se tourne vers
le bas, elle s’abaisse à un niveau noétique inférieur qui est celui de l’intel­
ligence utilisant les sens, intellegentia sensualis1. On peut dire que ces

1. § 14 = Ad Cand., 9, 12-20.
2. § 14 = Ad Cand., 9, 20-26.
3. § 14 = Ad Cand., 9, 26-27.
4. § 15 = Ad Cand., 10, 1-37.
5. Cf. p. 189.
6. Cf. p. 183 et p. 190.
7. Nous avons vu plus haut, p. 196, que le niveau noétique qui correspondait
au relâchement de l’activité intellectuelle de l’âme et à l’introduction de la notion
de non-étant était, pour Porphyre, l’imagination, la φαντασία. Le texte de Victo­
rinus, comme nous l’avons vu, ne fait aucune allusion explicite à cette doctrine.
Mais on peut essayer de préciser le rapport entre 1’intellegentia sensualis et l’imagi-
198 LES NIVEAUX NOÉT1QUES DE L’ÂME

différents niveaux noétiques correspondent à la division des modes de


connaissance de la République et à la division aristotélicienne des sciences :
l’intellection correspond à la science de la République et à la théologie
aristotélicienne, le raisonnement ou niveau proprement intellectuel cor­
respond à la dianoia platonicienne et aux mathématiques aristotéliciennes,
enfin 1’intellegentia sensualis correspond à l’opinion de la tradition platoni­
cienne, et à la physique de la tradition aristotélicienne x. Cette systéma­
tisation des données aristotéliciennes et platoniciennes concernant les
modes de connaissance se rencontre déjà chez Albinus * 12.
Dans notre exposé, 1’intellegentia sensualis est présentée comme un
des deux modes possibles de l’activité propre à l’intelligence : l’intel­
ligence peut agir selon son mode propre intellectuel, mais elle peut aussi
exercer son activité en utilisant le sens 3. On se demandera évidemment
comment l’intelligence peut prendre ainsi les sens comme instruments
et devenir ainsi « intelligence sensible » c’est-à-dire intelligence concevant
intellectuellement les objets de la perception sensible. Mais un tel mode
d’activité est lié à la descente de l’âme dans le corps : l’intelligence sen­
sible est l’intelligence propre à une âme incarnée, elle est l’intelligence
des étants animés, et elle a pour objet propre les étants doués d’une
âme et d’un corps 4. Il s’agit donc d’expliquer, une fois de plus, comment
le supérieur peut être présent dans l’inférieur. Ce mode de présence
est régi par un principe général que nous avons déjà rencontré 5 à propos
de la présence de l’intellect actif dans l’âme : le supérieur est présent
dans l’inférieur, c’est-à-dire le prend comme instrument et exerce une
activité qui correspond au mode propre de l’inférieur, lorsque l’inférieur
est en harmonie avec le supérieur et se tourne vers lui. C’est le même

nation. i° L’imagination a la même place que Γintellegentia sensualis. Celle-ci


participe à la fois à l’intelligence et au sens. De même l’imagination est un milieu
entre l’incorporel et le corporel (Synésius, De insomn., p. 155, 5-6, Terzaghi
(P. G., t. LXVI, 1292 B); cf. aussi Porphyre, Sent., 43, p. 41, 17, où l’imagination
est placée entre le sens et l’intelligence). 20 Dans la condition chamelle, l’intelli­
gence de l’âme ne peut agir sans le secours de l’imagination (Porphyre, Sent.,
16, p. 5, 10 et Synésius, Deinsomn., 156,2, Terzaghi (P. G., t. LXVI, 1292 D) dans
la mesure où elle est attirée vers l’extérieur (Sent., 16, p. 5, 6 et 43, p. 42, 1 sq.).
Le niveau noétique propre à l’âme incarnée est donc le niveau de l’intelligence
utilisant les sens, c’est-à-dire cette sensation des sensations (Synésius, De insomn.,
p. 152, 19, Terzaghi (P. G., t. LXVI, 1289 C) qu’est l’imagination.
1. Sur la division aristotélicienne des sciences, notamment le rapport entre
l’âme et les mathématiques, cf. plus haut, p. 172, n. 1. Sur les quatre modes
de connaissance de la République, cf. Rep., 533 d et 509 d.
2. Albinus, Didask., p. 162, 13, Hermann : άλλά δόξαν μέν τών σωμάτων
φησίν, επιστήμην δέ τών πρώτων, διάνοιαν δέ τών μαθημάτων. Sur le rapport entre
l’opinion vraie et Yintellegentia sensualis, cf. plus bas, p. 200, n. 1.
3. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 5-7.
4. Cf. p. 202.
5. Cf. p. 188 et 193.
L'INTELLIGENCE SENSIBLE 199

principe qui permet d’expliquer la présence de l’âme dans le corps 1 et


le niveau noétique qui correspond à cette présence, à savoir l’intelligence
sensible. De même que l’intellect actif actue l’intellect passif dans la
mesure où celui-ci est disposé à recevoir son illumination, de même
l’intellect de l’âme actue la puissance de sensation dans la mesure où
celle-ci est disposée à recevoir l’acte de l’intelligence 2. Dans ce cas, la
sensation est « apparentée » à l’intelligence et elle est « proche de celle-
ci 3 ». On peut donc aussi bien parler de « sensation rationnelle 4 » ou
d’intelligence sensible. L’activité de l’intelligence sensible a donc un
double aspect. Les sens qu’elle utilise n’atteignent que les qualités,
sensibles et changeantes 5; ils n’atteignent pas la substance. C’est l’intel­
ligence elle-même qui atteint la substance. Cette substance, opposée
aux qualités, c’est normalement la forme immuable, dont la qualité n’est
qu’un reflet 6. Autrement dit, l’intelligence sensible reconnaît la forme
immuable à propos de la qualité changeante perçue par les sens. Toute­
fois notre exposé, en affirmant explicitement que le sens ne perçoit pas
« le sujet, c’est-à-dire la substance 7 », renverse la perspective. Ce qui
s’oppose aux qualités, ce n’est plus, selon une perspective platonicienne,
la forme intelligible, c’est, selon un point de vue stoïcien et aristotélicien,
le support des qualités. Matière, sujet et substance sont assimilés 8. Nous
retrouverons plus loin9 le problème posé par l’opposition entre la sub­
stance et la qualité. Retenons pour l’instant que Proclus affirmera lui
aussi que l’opinion vraie, qu’il appelle également « sensation ration­

1. Cf. Ad Gaurum, p. 48, 21, Kalbfleisch : φυσική γάρ ή έμψύχωσις καί Si’ ολου
ή έξαψις κατά συμφωνίαν τών άρμοσθέντων προς τδ έναρμόσαι οίόν τε.
2. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 9 : “ Si perfecte percipit operationem
intellegentiae. » Cette formule rappelle § n = Ad Cand., 7, 7-8 : « Si recte ingre­
ditur », où il s’agissait de l’harmonie entre l’intellect passif et les intelligibles.
Cf. n. suivante.
3. § 14 = Ad Cand., 9, 11 : propinquus... vicinus. Ces termes peuvent avoir un
double sens. En premier Éeu, ils peuvent désigner la parenté, c’est-à-dire la simi­
litude et l’harmonie, entre le sens et l’intelligence : si le sens se laisse perfectionner
et actuer par l’intelligence, il réalise sa puissance propre qui le destine à imiter
l’intelligence, cf. Porphyre, Ad Gaurum, p. 42, 25, Kalbfleisch : ή άλογία
ή τώ λόγω συναφής ...ύπδ τοϋ λόγου τελειοΰται. Mais ces termes peuvent avoir aussi
un sens local : c’est ainsi que Plotin, Enn., IV, 3 [27] 23, 21-25, affirme que la
partie inférieure de la raison est voisine des parties supérieures des facultés
de sentir et de désirer : les fonctions intellectuelles sont situées dans la faculté
de sentir, elle-même située dans le cerveau (cf. Calcidius, In Tim., 213, p. 228,
14-20, Waszink).
4. Cf. plus bas, p. 200, n. 1 et p. 201, n. 2.
5. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 23. Ce sont les « qualités affectives », cf.
Aristote, Categ., 9 b 5, ainsi appelées parce qu’elles provoquent une affection
dans le sens. Ces qualités sont distinctes des qualités substantielles, cf. plus bas,
p. 204.
6. Sur ce rapport entre forme et qualité, cf. Plotin, Enn., II, 6 [17] 3, 14-20.
7. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 23-25.
8. Cf. p. 195, n. 2.
9. Cf. p. 202.
200 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L’ÂME
nelle 1 », atteint la substance, tandis que la sensation pure est incapable
de la saisir.
Cette doctrine concernant les deux modes possibles de l’activité de
l’intelligence peut remonter en dernière analyse au passage du Timée 2
dans lequel Platon affirme que la connaissance de l’âme peut s’exercer
dans deux directions, selon le cercle du Même, en entrant en contact
avec la substance indivisible — ce sera alors la science —, selon le cercle
de l’Autre, en entrant en contact avec la substance divisible — ce sera
alors l’opinion. Evidemment, chez Platon, il s’agit de la connaissance
de l’âme. Mais précisément, dans notre présent exposé, l’intelligence
dont il s’agit est celle de l’âme, puisqu’elle peut utiliser la sensation,
c’est-à-dire être une activité du « composé ». Porphyre lui-même dis­
tingue deux mouvements dans l’activité intellectuelle. Selon lui, l’âme,
qui possède en elle les raisons de toutes choses, peut se tourner vers
l’intérieur et connaître directement ces raisons. Elle peut aussi se tourner
vers l’extérieur, répondre à l’appel de 1’ « Autre », et produire alors les
sensations 3.
Dans notre exposé, les deux modes d’activité de l’intelligence ont une
dimension démiurgique. Au niveau intelligible déjà, la puissance de
Dieu qui est « intelligible et intellectuelle » produit toutes choses « selon
l’intelligence 4 ». Au niveau intellectuel qui lui est propre, l’âme pourrait
aussi avoir une activité démiurgique purement intellectuelle. Mais
elle peut aussi exercer cette activité en utilisant le sens qui imite l’acte
de l’intelligence 56. On peut se demander s’il n’y a pas dans cette doctrine,
à côté de souvenirs platoniciens ®, une influence de certaines notions

1. Proclus, In Tim., t. I, p. 251, 26, Diehl : δόξα μέν τάς ούσίας γινώσκει τώιι
πραγμάτων, αϊσθησις δέ οΰ. La doxa est une λογική αϊσθησις (ρ. 251, ιό) et elle a
pour objet, entre autres, la connaissance du ciel. Ce rôle scientifique de la doxa
peut remonter à l’Ancienne Académie. Xénocrate, cité par Sextus Empiricus,
Adv. Math., VII, 147 (= fragm. 5, Heinze), distingue trois « substances », la
substance objet d’intellection (νοητήν) qui se trouve à l’extérieur du ciel, la
substance objet d’opinion (δοξαστήν), qui est celle du ciel, la substance objet de
sensation (αισθητήν), qui est à l’intérieur du ciel. Il définissait la doxa comme un
mélange de science et de sensation. Les trois substances sont rattachées aux trois
Parques : la substance intelligible à Atropos, la substance sensible à Clotho, la
substance objet d’opinion à Lachesis. On remarquera également la notion
ύ’έπιστημονική αϊσθησις chez Speusippe (fragm. 29, Lang; Sextus Empiricus,
Adv. Math., VII, 145).
2. Tim., 37 a-c.
3. Porphyre, Sent., 16, p. 5, 3-13, Mommert, notamment, p. 5,5 :ΰπ’ άλλου μέν·
έκκαλουμένη ώς προς τά έξω τάς αισθήσεις άποδίδωσιν.
4· Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 4-5·
5. § Χ4 = Ad Cand., 9, 5-7·
6. — ι° Les deux modes de connaissance de l’âme du monde (Tim., 37 a-c,
cf. n. 2) peuvent être compris en un sens démiurgique. 20 Dans Soph. 265
c-266 c, la puissance créatrice, qui fait naître les étants en les tirant de leur
non-être primitif, est divine et elle est accompagnée d’une « science divine ». Mais
la production divine a un double résultat : la chose elle-même et l’image qui
l’accompagne. Cette doctrine platonicienne pouvait donner lieu à une théorie
L’IMAGINATION DE LA MATIÈRE 201

issues des Oracles chaldaïques x. Faisant allusion à ces Oracles, en même


temps qu’au double mouvement de l’âme du monde dans le Timée,
Syrianus parlera non seulement de « sensation rationnelle » mais de
« sensation démiurgique *2 ».
L’âme peut descendre à un niveau noétique encore inférieur. Au lieu
de reconnaître les formes intelligibles dans les qualités qu’elle sent,
elle peut imaginer3, derrière les qualités qu’elle perçoit, isolé de ces
qualités, privé de l’âme qui donne vie au monde sensible, le support ou
le sujet de ces qualités, c’est-à-dire la matière. Elle croira alors percevoir 4
le dernier mode des étants, cette matière, qui proprement est un non-
étant. Ce niveau noétique, qui correspond au raisonnement bâtard dont
parle le Timée 56est déjà décrit chez Albinus ®, chez Origène,78chez Plotin 3
et chez Calcidius 9.

du double mode d’activité de l’intelligence ; l’intelligence pure produisant la


chose même c’est-à-dire la forme, l’intelligence sensible produisant l’image,
c’est-à-dire la qualité sensible. 3° W. Kohnke, Plato’s Conception of τό ούκ όντως
ούκ ôv, ρ. 36, pense que les formules de Victorinus § 14 = Ad Cand., 9, 8 :
« Sensus simulacrum cum sit intellecti et imitamentum intellegendi » sont un
souvenir de Tim., 48 e, où il est question du monde sensible, μίμημα δέ παραδείγ­
ματος δεύτερον.
ι. Cf. Η. Lewy, Chaldaean Oracles, p. ii4;n. 187 (= Kroll, De or. chald.,
p. 14) : δυάς παρά τφδε (sc. τω δευτέρφ νω) κάθηται... άμφότερον γάρ έχει’ νφ μέν
κατέχειν τά νοητά, αϊσθησιν δ’έπάγειν κόσμοις. Ce qui veut dire : « la dyade
réside en celui-ci (c’est-à-dire dans l’intellect démiurgique) ; car il a ces deux choses
en sa puissance : appréhender par l’intellect les intelligibles, diriger sa sensation
vers les mondes ». Ces deux directions possibles rappellent évidemment les
orientations de l’intellect de l’âme dans notre exposé. Les néoplatoniciens,
notamment Syrianus (cf. note suivante) ont considéré qu’en « dirigeant » sa
sensation vers « les mondes », l’intellect est « démiurgique », autrement dit que la
sensation propre à l’intellect produit le monde sensible. Cet oracle est cité par
Syrianus, In Metaphys., p. 89, 17, Kroll; Proclus, In Tim., 1.1, p. 224, 5; t. II,
p. 82, 3, Diehl; p. 246, 28; p. 306, 32 ; 7» Rempubl., 1.1, p. 99,1 ;p. 135, 31, Kroll;
Plat. Theol., p. 260, 5, Portus; Damascius, Dub. et Sol., t. II, p. 177, 22, Ruelle;
p. 205, 21 ; Psellus, Hyp. 12, p. 74, 13, Kroll. (A cette énumération d’H. Lewy,
on peut ajouter Damascius, Dub. et Sol., t. II, p. 136, 21).
2. Syrianus, In Metaph., p. 89, 13-17, Kroll : επειδή καί αϊσθησιν ού κατά την
λογικήν έπιτελεΐσθαι μόνην τοϋ παντός ψυχήν, ώς ό Τίμαιος παραδίδωσιν (Tim., 37e)
άκηκόαμεν, άλλά γάρ και δημιουργικήν τινα παρά τοϊς θεολόγοις αϊσθησιν ύμνουμένην
πεπιστεύκαμεν είναι, ής καί οί κατ’ ούρανόν είδωλον έχουσιν, αϊσθησιν καί αύτοί τοϊς
κόσμοις έπάγοντες κατά τό λόγιον.
3· Victorinus, § 15 = Ad Cand., 10, Ι-ιο·, remarquer 10, 7 : subintellegimus
qui correspond à ύπονοεϊν et désigne une opération intellectuelle d’ordre imagi­
natif. Sur le rôle de l’imagination dans l’élaboration de la notion de non-étant,
cf. p. 177 et p. 193.
4. § 15 = Ad Cand., 10, 9 : « Quasi conprehendit. »
5. Tim., 52 b.
6. Albinus, Didask., p. 162, 27, Hermann : ταύτην τοίνυν... ονομάζει καί
ύποκείμενον απτόν τε μετ’ άναισθησίας καί νόθω λογισμω ληπτόν.
7- Origène, De prine., IV, 4, 7 (34), Ρ· 358, 2ο, Koetschau : « Simulata quodam­
modo cogitatione his omnibus qualitatibus nudam videbitur intueri materiam. »
8. Plotin, Enn., II, 4 [12] 10, 25, insiste sur la dissociation entre sujet et
qualités dans la perception de la matière.
9. Calcidius, In Tim., 345-347, p. 337, 7-339, 6, Waszink, notamment p. 337,
9 : « Quae cum sentiuntur, suspicio nascitur ipsam sentiri ».
202 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L’ÂME
Second thème de notre exposé : le plan de réalité correspondant à
ces deux niveaux noétiques de l’âme, c’est-à-dire à l’intelligence sensible
et à l’imagination de la matière. L’intelligence sensible a pour objet
les choses célestes et les êtres animés 1 et elle est propre aux êtres animés 2.
Sa composition correspond à la composition inhérente à ce plan de réalité.
Les « non-véritablement non-étants » sont composés de matière et de
forme 3, c’est-à-dire d’un mélange d’être et de non-être 4, d’immutabilité
et de mutabilité 5, qui correspond à l’opposition entre l’intelligence et
les sens, mais aussi à l’opposition entre l’âme et le corps. Nous sommes
donc en présence d’une certaine assimilation entre âme incarnée et
forme aristotélicienne 6. Ce plan de réalité commence aux choses célestes,
c’est-à-dire, nous l’avons vu7, aux planètes au travers desquelles l’âme
commence sa descente, en revêtant des enveloppes matérielles de plus
en plus épaisses. Les âmes, en descendant, donnent donc vie et mouve­
ment aux éléments, éther, feu, air, eau et terre. Les éléments correspon­
dent aux qualités sensibles, que les sens peuvent atteindre. Le dernier
niveau noétique de l’âme, selon lequel elle imagine un support de ces qua­
lités qui serait la matière, correspond, si l’on veut, au dernier mode des
étants, qui serait précisément la matière. Mais il faut tout de suite préciser
que la matière n’est ni intelligible ni sensible8 et que la connaissance
que l’âme pense obtenir de la matière n’est qu’une pseudo-connaissance.
Troisième et dernier thème : l’opposition entre substance et qualités.
Cette opposition s’introduit, nous l’avons vu 9, à propos de la composi­
tion inhérente au monde sensible. L’intelligence sensible saisit à la fois
la substance et la qualité, alors que le sens ne saisit que la qualité. Surgit
alors dans notre exposé une question un peu inattendue : si les qualités
sont changeantes et la substance immuable, pourquoi dit-on que l’âme,
qui est substance, est changeante 1011 ? Cette question prend tout son sens
si l’on considère l’ensemble de l’exposé sur les modes des étants. En
effet, Victorinus nous en donne le résumé suivant :
« L’âme est les étants, lorsqu’elle est seule et pure; elle est les non-véritable­
ment non-étants, quand elle est mêlée à la hylè-, quant à la hylè seule, elle est
les non-étants u. »
1. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 12 : « Caelestia conprehendit. » § 15 =
Ad Cand., io, 2 : « Intellegit quae sunt animalia et animata. »
2. § 14 = Ad Cand., 9, 20 : « Utuntur enim intellegentia sed iuxta sensum
intellegentia. »
3. § 14 = Ad Cand., 9, 15-17.
4. § 14 = Ad Cand., 9, 15 et § 15 = Ad Cand., 10, 3-6.
5. § 14 = Ad Cand., 9, 21-22.
6. Cf. l’idos de Sénèque, cf. p. 157 et 162.
7. Cf. p. 180, n. 1.
8. Victorinus, § 15 = Ad Cand., 10, 28-30.
9. Cf. p. 199.
10. Victorinus, § 14 = Ad Cand., 9, 26-27.
11. § 15 = Ad Cand., 10, 30-32. On reconnaît ici évidemment les trois der­
niers des modes des étants, cf. p. 148.
SUBSTANCE ET QUALITÉ 203
Le problème de l’immutabilité de l’âme se pose évidemment au
moment où l’âme se mélange avec la matière, donc au niveau de l’intel­
ligence sensible qui correspond aux « non-véritablement non-étants ».
Dans notre exposé 4, la réponse à ce problème est présentée d’une manière
indirecte, par comparaison avec le problème de l’immutabilité de la
matière elle-même. Cette méthode s’expliquera facilement si l’on
note que, si l’âme risque de changer en se mêlant à la matière, la
matière, elle aussi, risque de changer en se mêlant à l’âme.
C’était en effet une question traditionnelle, pour les exégètes du Tintée,
d’expliquer comment la matière peut être à la fois sans qualités, donc
inchangeante, et inséparable des qualités, donc modifiée2. Depuis
Aristote3, ces deux aspects, difficiles à concilier, étaient acceptés, mais
différemment expliqués, aussi bien par les Stoïciens 4 que par les Plato­
niciens 5.
Pour Porphyre, ce problème concernant la matière se posait dans les
mêmes termes que celui des rapports entre l’âme et le corps. Dans ce
second cas, en effet, nous l’avons vu 6, la doctrine de Porphyre se pré­
sentait comme une transposition du stoïcisme, l’union de l’incorporel
et du corporel réunissant, d’une manière paradoxale, les propriétés de
deux types de mélange stoïciens, la « combinaison » et la « juxtaposition »,
de façon à constituer une unité sans confusion. Or, pour les Stoïciens7,
le problème des rapports entre la matière et la qualité et celui des rap­
ports entre l’âme et la matière admettaient précisément une solution
identique, celle du mélange total. Les lignes que l’exposé de Victorinus

1. § 15 = Ad Cand., 10, 10-30.


2. Sur l’histoire de cette doctrine, cf. J. C. M. Van Winden, Calcidius on
Matter, p. 151-153. Cette problématique remonte à Platon, Tim., 50 b-51 b.
3. Aristote, Metaph., VII, 3, 1029 a 20 : la matière n’est pas un quelque chose
ni une quantité ni aucune des catégories. Degen. et corr.,1, 5, 320 b 17 : la matière
n’existe jamais sans une affection (πάθος) ni sans une forme.
4. Diogène Laerce, VII, 137 : άποιον ούσίαν (= ύλην), mais matière et qua­
lités sont inséparables, puisqu’elles sont totalement mélangées. Remarquer
Posidonius (Arius Didyme., Epitome, 20, dans Doxographi graeci, p. 458, 8-11,
Diels) : έφησε δέ ό Ποσειδώνιος την τών δλων ούσίαν καί ύλην άποιον καί άμορφον
είναι, καθ’ δσον ούδέν άποτεταγμένον ίδιον έχει σχήμα ούδέ ποιότητα καθ’ αύτήν’
άεί δ’έν τινι σχήματι καί ποιότητι είναι. D’où les critiques de Plutarque, De
commun, not., 50, 1085 e (= S.V.F., t. II, n° 380, p. 126, 30) : Comment les
qualités peuvent-elles constituer la matière et être elles-mêmes des substances ?
et 1086 a : la matière est sans qualités, non pas parce qu’elle en est privée, mais
parce qu’elle les possède toutes.
5. D’une part, la matière s’identifie aux qualités sensibles (Origène, De
prine., IV, 4, 7 (34), p. 358, 1 sq., Koetschau) et d’autre part, elle est par elle-
même sans qualités (Plotin, Enn., II, 4, [12] 13, 7). Cf. également Albinus,
Didask., p. 162, 28, Hermann.
6. Cf. p. 89, n. 5.
7. L’union de l’âme et du corps n’est qu’un cas particulier du mélange total
entre matière et qualité (Arius Didyme, Epitome, 28, p. 463, 27, Diels; S. V.
F., t. II, n°47i). Victorinus § 15 = Ad Cand., 10, 25-26 fait allusion à l’identi­
fication stoïcienne entre âme et matière.
204 LES NIVEAUX NOÉTIQUES DE L'ÂME
consacre au premier problème supposent donc le principe utilisé par
Porphyre pour résoudre le second. De même que l’âme reste immuable
en se « mêlant » à ce qui est matériel, parce qu’elle fait un avec le corps,
sans se confondre avec lui, de même la matière n’est pas qualifiée, donc
n’est pas modifiée, par les qualités, parce qu’elle ne se mélange pas avec
elles pour former un tertium quid: elle est les qualités tout en restant
elle-même et les qualités sont la matière, sans que la matière se confonde
avec elles, puisqu’elle est leur sujet toujours indéterminé x. On peut
donc comparer la matière et l’âme et comprendre ainsi pourquoi elles
restent immuables, bien qu’en se « mêlant » l’une à l’autre, elles semblent,
l’une et l’autre, devenir sujet de qualités et de qualités changeantes.
Mais, à ce moment de l’exposé 1 2, le sens du mot « qualité » va changer.
Jusqu’ici le terme désignait les qualités sensibles qui caractérisent les
éléments matériels. Ces qualités étaient des accidents distincts de leur
sujet. Désormais, le mot « qualité » va désigner la qualité substantielle,
c’est-à-dire la différence spécifique, la définition, le logos de la chose3.
Il apparaîtra alors que si la matière et l’âme n’ont pas de qualités c’est
qu’elles sont définies par une qualité substantielle qui s’identifie à elles :
« De même que l’âme n’est âme que dans la mesure où elle est « intellec­
tuelle », et dans la mesure où elle « se meut toujours et par soi », sans que cela
la multiplie, sans que cela lui advienne par accident, mais au contraire, de
même que c’est parce qu’elle est ces qualités que l’âme est substance, de
même la qualité qu’est la hylè est la substance qu’est la hylè 4. »
On peut donc dire que l’âme et la matière sont caractérisées par l’iden­
tité qui existe entre leur substance et leur qualité substantielle. Il y a
distinction entre substance et qualité lorsque la qualité est reçue dans
une substance sous l’action d’une forme. Il y a au contraire identité
entre substance et qualité lorsque la substance est qualifiée par son être
même. On pourra également exprimer cette doctrine en disant que l’âme
et la matière transcendent l’opposition entre le « qualifié » et le « non-
qualifié ». C’est ce qui est exposé dans un texte de Calcidius qui nous fait
connaître lui aussi la doctrine de Porphyre :
« Nous avons dit de la matière qu’elle était sans qualités. De la même
manière nous dirons de la forme première qu’elle n’a pas de qualités et pourtant

1. Victorinus, § 15 = Ad Cand., 15, 10-19. L’identification entre qualités


et éléments (15, 13-14) est d’origine stoïcienne. Aristote, qui n’employait d’ailleurs
pas le mot ποιότης pour désigner le chaud, le sec, le froid et l’humide, consi­
dérait chaque élément comme constitué par un couple tel que le froid et le
sec, le chaud et l’humide etc., tout en admettant dans chaque élément la prédo­
minance d’un aspect (De gen. et corr., 330 b). Pour les Stoïciens, chaque élément
est constitué par une seule qualité, Diogène Laerce, VII, 137 : « La matière,
la substance sans qualités, est tout ensemble les quatre éléments. Le feu est
chaud; l’eau, humide; l’air, froid; la terre, sèche. »
2. Victorinus, § 15 = Ad Cand., 10, 19 : « Sicuti et anima... »
3. Cf. p. 231-234.
4. Victorinus, § 15 = Ad Cand., 10, 19-24.
SUBSTANCE ET QUALITÉ 205
qu’elle n’en est pas privée : car tout ce qui a une qualité doit en posséder une,
mais la forme première n’a pas de qualités — elle n’a pas une nature dans
laquelle pourrait être inhérente la qualité : elle n’a donc pas de qualités — mais
elle n’en est pas privée, car on ne peut parler de privation que si une chose
n’a pas ce qu’elle devrait avoir... On ne peut dire que la forme première est
privée de qualité, car, d’une part, sa nature est étrangère à la qualité, de l’autre,
elle est la cause, grâce à laquelle les autres choses reçoivent la qualité.
Et de même que l’âme ne peut être ni animée, ni inanimée, — elle ne peut
être animée, puisqu’elle n’a rien à recevoir d’une autre âme, et elle ne peut être
inanimée, puisqu’elle-même donne la vie aux autres êtres vivants — de même
on peut considérer la matière comme n’étant ni matérielle ni privée de matière :
elle n’est pas matérielle, puisqu’elle n’a pas besoin d’une autre matière et elle
n’est pas privée de matière, parce que toutes les choses matérielles sont ce
qu’elles sont grâce à elle x, »
Dans ce texte de Calcidius, le mot « qualités » désigne à nouveau les
qualités accidentelles. Âme et matière y apparaissent donc comme prin­
cipe des qualités sensibles, parce qu’elles sont qualités substantielles
par elles-mêmes : l’âme n’est pas animée, mais animante, la matière
n’est pas matérialisée, mais matérialisante.
L’identité entre substance et qualité substantielle qui caractérise
l’âme et la matière leur interdit donc de se mélanger réellement à autre
chose qu’à elles-mêmes et leur permet en même temps de s’unir avec
autre chose sans se confondre avec cette autre chose 12. Le « mélange »
entre âme et matière qui donne naissance au monde sensible ne change
ni l’âme ni la matière mais fait apparaître un ordre de réalités intermé­
diaires, les reflets de l’âme dans la matière, vivifiés par l’âme, matéria­
lisés par la matière.
L’exposé que nous trouvons chez Victorinus est donc en quelque sorte
un petit traité « Sur l’impassibilité des incorporels » pour reprendre le
titre du traité de Plotin dans lequel celui-ci montre que l’âme et la matière
restent impassibles et immuables parce qu’elles sont incorporelles 3.

1. Calcidius, In Tim., 338, p. 331, 5, Waszink : « Rursum siluam dicebamus


esse inopem qualitatis; dicemus etiam principalem speciem neque qualitate
praeditam neque sine qualitate, siquidem omne praeditum qualitate habeat
in se qualitatem necesse est. At uero primaria species non est particeps qualitatis;
deest enim natura cui qualitas possit insidere, minime igitur posita est in quali­
tate. Nec vero caret qualitate; omnia enim carere dicuntur quae, cum natura
talia sint ut habeant, non habent; ...sic ne primaria quidem species qualitate
dicetur carere, quia et natura eius aliena est a qualitate et ipsa aliis causa est
cur sint praedita qualitate. Atque ut animam neque animatam dicimus nec
exanimem — animatam quidem ideo quia anima animae praesidio non eget,
exanimem uero quia ipsa causa est ceteris animalibus uitae — sic siluam
quoque nec siluestrem putamus nec silua carere — siluestrem quidem non
dicimus, quia siluae silua non est necessaria, carere autem silua ideo quod omnia
siluestria propter hanc sint materialia. »
2. Cf. p. 203.
3. Enn., III, 6. Cf. la notice d’E. Bréhier, t. III, p. 89 sq. Remarquer égale­
ment Porphyre, Sent., chap. 18-21, où l’impassibilité des incorporels est attribuée
à l’âme et à la matière.
206 LA GÉNÉRATION DE L’ÉTANT
Le traité de Plotin et l’exposé de Victorinus s’achèvent sur l’image
de la maternité. Selon Plotin, la matière n’est appelée « mère » que par
analogie, parce que l’on croit que la mère ne donne rien d’elle-même à
l’être engendré ; mais la vraie mère, c’est la forme, car la forme est féconde,
tandis que la matière est stérile. C’est ce que signifient les mythes de Cybèle
et d’Hermès. Hermès ithyphallique symbolise le Logos intelligible, géné­
rateur du monde sensible, tandis que la Grande Mère, Cybèle, qui est
stérile et demeure toujours immuable, symbolise la stérilité de la matière L
Dans l’exposé de Victorinus, c’est l’âme mère de toutes choses qui
remplace le Logos intelligible, mais âme et matière y sont également
opposées comme la fécondité et la stérilité 12.
Tels sont donc les différents niveaux noétiques de l’âme : l’intellection,
propre aux « intelligibles et intellectuels », le raisonnement, propre aux
« seulement intellectuels », l’opinion accompagnée de raison, propre aux
âmes incarnées, enfin l’imagination de la matière. Il y a pourtant un
niveau noétique encore inférieur : l’âme peut encore imaginer le néant
absolu, comme la négation et la suppression de tout ce qui est. Elle sort
alors totalement des limites de l’étant. Cette notion n’est qu’une pseudo­
notion. Alors que l’imagination de la matière ne supposait qu’une suppres­
sion relative, celle des qualités sensibles, qui laissait à nu, en quelque
sorte, leur sujet indéterminé, c’est-à-dire la matière, la pseudo-notion
du néant absolu suppose une suppression totale qui est évidemment
absolument impossible. La seule réalité que peut avoir une telle notion
est celle que lui prête l’âme 3.

V. — La génération de l’Étant premier


par le Non-étant au-dessus de l’Étant

L’exposé néoplatonicien conservé dans l'Ad Candidum, après avoir


défini les modes des étants et les modes des non-étants, parvient à une
première conclusion : Dieu n’est aucun des modes d’étants, parce qu’il
est leur cause; il ne peut donc être qu’un des modes de non-étant et,
parmi les modes de non-étant, il ne peut être que le non-étant au-dessus
de l’étant4. L’exposé précise ensuite ce que peut être ce non-étant au-
dessus de l’étant et comment on peut le connaître : il n’est ni étant, ni
non-étant, et il n’est connaissable que dans l’ignorance 5.
L’exposé pourrait s’arrêter là : il forme un tout, aucune des préoccupa-

1. Enn., III, 6 [26] 19,17-41.


2. Victorinus, § 15 = Ad Cand., 10, 32-37.
3. § 3 — Ad Cand., 4, 2-3; § 5 = Ad Cand., 5, 4-11; § 9 = Ad Cand., 6, 7-
13; § 16 = Ad Cand., ix, 6-12. Cf., p. 175, n. 4 et p. 177, n. 3.
4. § 17 et § 19. Pour § 17 = Ad Cand., 12, 5-7 et § 18, cf. p. 301.
5. § 19 = Ad Cand., 14, 1-5.
L’ÉTANT QUI EST UN ET SEUL 207
tions propres à Victorinus ne s’y fait jour. Toutefois, il est probable que
Victorinus a continué à l’utiliser dans les pages qui suivent, tout en inter­
venant lui-même d’une manière plus directe et plus active. Nous trou­
vons en effet, dans les pages qui suivent, un développement concernant
la génération de l’Étant suprême x. Évidemment Victorinus, reconnais­
sant, dans cet Étant suprême, le Fils de Dieu de la théologie chrétienne,
intervient pour souligner l’identification qu’il effectue entre cet Étant
et le Fils de Dieu. Il cite donc un certain nombre de textes bibliques
qui semblent confirmer cette identification. Mais le mouvement général
de son exposé semble bien continuer les pages précédentes sur la place
de Dieu parmi les étants et les non-étants. En effet, si Dieu a pu être
défini comme le non-étant au-dessus de l’étant, c’est parce que l’on a
supposé qu’il était la cause des étants. Il s’agit donc de montrer comment
Dieu, « non-étant », peut être cause des étants.
La question prend alors une double forme : en premier lieu, on se
demandera comment Dieu produit l’ensemble des étants; en second
lieu, comment, étant non-étant, il peut produire les étants.
A la première forme de la question, on répondra que Dieu produit
seulement le premier Étant 1 2. Nous avons déjà rencontré cette entité
dans l’énumération des réalités qui constituaient le monde « intelligible
et intellectuel »; l’Étant qui est « un et seul au-dessus de tout3 ». Cet
Étant, qui est un et seul, est, nous l’apprenons maintenant4, au-dessus
de l’étant qui est « genre général ». Cette dernière expression désigne
une notion héritée du stoïcisme. Nous la trouvons par exemple dans la
classification des étants selon Sénèque, que nous avons rapportée plus
haut5. « Genre général » ne signifie pas genre absolument suprême.
Quand certaines doxographies donnent, comme exemple de genre général,
l’étant, cela ne signifie pas que l’étant est le seul genre général pour les
Stoïciens, mais seulement qu’il est le genre général dans un ordre déter­
miné qui est précisément celui des étants 6. Mais il y a autant de genres
généraux que d’ordres de réalités différents. On comprend donc que
Victorinus, à la suite de Porphyre, puisse parler ici de 1’ « étant qui est
au-dessus de l’étant genre général ». Cela veut dire que l’Étant qui est
un et seul n’est pas genre général dans un ordre particulier qui serait
celui des étants, mais qu’il est au-dessus de tous les genres généraux,

1. §§ 20-21.
2. § 2i = Ad Cand., 15, 2 : « Nihil aliud genuit quam δν ante omnia. »
3. § 10 = Ad Cand., 7, 6.
4. § 20 = Ad Cand., 14, 23-24 : « Quod est supra generale δν genus quod
supra δντως δντα. » L’étant genre suprême est lui-même au-dessus des véri­
tablement étants : § 21 = Ad Cand., 15, 5 : « Super genus generale δν unum est
et solum δν. »
5. Sénèque, Epist., 58, 12 : « Genus generale ». Cf. p. 160 sq.
6. Cf. p. 159, n. 6, et O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 90.
208 LA GÉNÉRATION DE L'ÉTANT
qu’il est la réalité absolument supérieure à tout autre. Dans le schéma
déjà esquissé plus hautx, on placera donc le premier Étant, un et seul,
au-dessus de l’étant genre général et immédiatement à la suite du Non-
Étant au-dessus de l’étant :

μή ôv ύπέρ το Ôv απλώς μή ον

τό ον τό εν και μόνον

κατά τήν θατέρου φύσιν


κατά δύναμιν

Cet Étant, un et seul, est donc l’étant plénier, — celui qui possède
la vie et la pensée 2 — et il est au-dessus de l’étant genre suprême des
étants. C’est cet Étant, un et seul, qui est le principe de tous les étants 3
et aussi bien des non-étants, dans la mesure où ils sont impliqués dans
les étants. C’est donc de ce principe universel que Dieu est la cause
immédiate.
Seconde question : comment Dieu, Non-étant au-dessus de l’étant,
peut-il être cause de l’Étant ? C’est, répond notre exposé 4, que le Non-
étant au-dessus de l’étant est étant en puissance, c’est-à-dire qu’il a en
lui et qu’il est l’étant sous un mode transcendant, en un mot qu’il est le
Pré-étant. Causer l’étant, c’est donc pour lui le faire apparaître. Cette
génération de l’étant est une autogénération, puisque c’est l’étant en
puissance qui s’actue et se manifeste lui-même. Nous aurons à revenir
sur cet ensemble de notions porphyriennes : la génération comme auto­
génération, la préexistence de l’effet au sein de la cause, la puissance
comme état de repos et de transcendance 5. La notion de Pré-étant vient
donc éclairer la notion de Non-étant au-dessus de l’étant. Sans doute,
la notion existait déjà dans le gnosticisme 6, mais nous la trouvons ici

r. Cf. p. 175.
2. Victorinus, § 22 = Ad Cand., 2, 28-30.
3. § 21 = Ad Cand., 15, 9 : « Primum Ôv a quo sunt omnia quae sunt et in
quo. » Cf. Porphyre, Phil. Hist., fr. XVIII, p. 14, 23-24 : έν ω δή τά όντως
οντα και ή πάσα ούσία τών δντων.
4· § 20 = Ad Cand., 14, 19-25; § 21 = Ad Cand., 15, 6-12; § 22 = AdCand.,
2, 27-30.
5. Cf. p. 304-312.
6. Irénée, Adv. Haer, I, 1, 1 : τέλειον αιώνα προόντα, cf. A. Orbe, A propo­
sito de un nombre Personal del 1. Eon Valentiniano, dans Gregorianum, t. XXXVI,
1953, p. 264-270 et Hacia la primera teologia de la procesiôn del Verbo, Estudios
Valentinianos I, 1, p. 17-18.
LE PRÉ-ÉTANT 209
intégrée dans un système général des modes des étants et des non-
étants. C’est ce même système que suppose un texte attribué par Stobée
à Hermès, où nous retrouvons cette notion de Pré-étant :
« Le Pré-étant est donc pré-étant au-dessus des étants et des véritablement
étants. Il y a, en effet, un Étant par qui vient ce qu’on appelle la substantialité
universelle, commune aux intelligibles, qui sont les véritablement étants, et
aux étants considérés en eux-mêmes (c’est-à-dire sous un mode universel) L »
On reconnaît ici le Non-étant au-dessus de l’étant, devenu le Pré-étant,
puis l’Etant, principe des étants, ensuite ce genre suprême des étants,
qu’est la substantialité, enfin les intelligibles et universels. Ce fragment
hermétique paraît influencé par le néoplatonisme porphyrien 1 2.
Nous sommes donc maintenant en mesure de reconnaître les grandes

1. Corp. Herm., Exc., XXI, t. III, p. 90, Festugière : έστι τοίνυν τό προόν έπί
πάντων τών δντων και τών όντως δντων προόν δν γάρ έστι, δι’ οΰ ή ούσιότης ή καθόλου
λεγομένη, κοινή <τών> νοητών τών δντως δντων και τών δντων τών καθ ’έαυτά νοουμένων.
Le texte présente des difficultés, cf. A.-J. Festugière, ibid., p. cxvii. Je lis, au
début de la seconde phrase προόν δν γάρ έστι avec les mss et Desrousseaux.
A.-J. Festugière reconnaît la légitimité de cette lecture. Dans cette seconde
phrase, je lis κοινή <τών> νοητών. Les mss. attestent κοινή νοητών; A.-J. Fes­
tugière, à la suite d’Usener, propose κοινή νοείται. Tous ces problèmes
sont évidemment liés intimement à l’interprétation du morceau. La première
phrase ne fait pas de difficulté : le Pré-étant est avant les étants et les véritable­
ment étants. Pour le début de la seconde phrase, j’accepte δν γάρ έστι, parce
que je pense que l’auteur veut expliquer προόν : s’il y a un Pré-étant, c’est qu’il
y a un Étant. Cette seconde phrase situe donc cet Étant. C’est de lui que pro­
vient la « substantialité ». Qu’est-ce que cette substantialité ? C’est une notion
universelle (καθόλου λεγομένη) commune aux intelligibles, c’est-à-dire aux
véritablement étants, et d’une manière générale, aux étants considérés en eux-
mêmes, c’est-à-dire considérés sous un mode universel. (Sur cet emploi de
καθ’ έαυτό νοουμένον, cf. par exemple, Dexippe, In Categ., p. 56, S, Busse, où
τοϋ κοινού καί καθ’ έαυτό νοουμένου ζώου s’oppose à τοϋ κατατεταγμένου και έν
ύπάρξει καί έν τφδε δντος, c’est-à-dire où la notion universelle d’animal, consi­
déré en soi, s’oppose à ia notion prise dans un individu.) La substantialité est
donc la notion de substance, prise universellement, comme commune à tous les
étants pris eux-mêmes sous un mode universel : elle est la substance universelle
en soi, l’universel des universels. Elle correspond donc à l’étant genre suprême
que nous avons rencontré chez Victorinus. Cet étant, genre suprême, provenait
de l’Étant premier, comme ici la substantialité provient de cet étant premier.
Que la « substantialité » puisse provenir de la seconde hypostase (représentée
par l’Étant premier), c’est ce que l’on trouve également affirmé chez Porphyre,
Phil. Hist., fr. XVIII, p. 14,24, Nauck : έν φ δή τά δντως βντα καί ή πάσα ούσία τών δν­
των et surtout chez Jamblique, De myst., VIII, 2, p. 262, 5, des Places : άπ’ αύτοϋ
γάρ ή ούσιότης καί ή ούσία. Sur la notion d’universel, cf. plus bas, p. 412.
Je pense enfin que l’on est obligé de garder νοητών et de renoncer à la correction
νοείται, parce que l’on ne voit pas bien pourquoi cette substantialité serait « con­
çue » (comme commune aux véritablement étants et aux étants universels)
grâce à l’Étant. Mais l’on comprend très bien qu’elle provienne de l’Étant, et
que cette substantialité universelle, ce genre suprême des universels, soit com­
mun à tous les universels.
Sur les rapprochements possibles de ce texte hermétique avec des schémas
gnostiques, cf. A. Orbe, Hacia la primera teologia, p. 17, n. 7 sq.
2. Sur des influences de ce genre, cf. la note de A. D. Nock, dans Corpus
Hermeticum, éd. A.-J. Festugière et A. D. Nock, t. IV, p. 116.
210 LA GÉNÉRATION DE L’ÉTANT
lignes de l’exposé de Porphyre que Victorinus a utilisé dans VAd Can­
didum. Répondant au problème de la place de Dieu parmi les étants et
les non-étants, cet exposé montre, en définissant les modes des étants
et des non-étants à partir des niveaux noétiques de l’âme, que Dieu est
non-étant au-dessus de l’étant, parce qu’il est cause à la fois des étants
et des non-étants. Sa causalité s’exerce en engendrant l’Étant, un et seul,
qui est au-dessus de l’étant genre suprême. Nous retrouvons ici des
notions porphyriennes connues par ailleurs, notamment celle de non-

Modes Modes Niveaux


des des noétiques
NON-ÉTANTS ÉTANTS

Non-étant au-dessus de Pré-étant ignoratio


l’étant

Étant « un et seul » Logos

Véritablement étant Intelligible et intellec­


tuel

Non-étant selon l’alté­ Seulement étant Seulement intellectuel


rité

Non-étant selon la Non-véritablement Intelligence usant du


puissance non-étant sens

Non-étant Imagination de la ma­


tière isolée

Non-étant conçu par


privation de tout ce
qui est
SYSTÉMA TISA TION 211

étant au-dessus de l’étant, ou celle du double mouvement de l’âme,


vers le néant supérieur et le néant inférieur, des démarches intellectuelles
chères à Porphyre, comme l’application de la théorie des mélanges au
problème de l’immutabilité de l’âme et de la matière. Mais en même
temps, cet exposé nous révèle le caractère systématique de la théorie
porphyrienne des étants et des non-étants. Le tableau ci-dessous permettra
d’en saisir l’ensemble.

Modes de Sciences Aspects


connaissance selon ARISTOTÉLICIENNES COSMIQUES
PLATON

Science Théologie

Raisonnement Mathématiques Monde supracéleste

Opinion avec sensation Physique Ciel, éléments : éther,


feu, air, eau, terre,
animaux

Conjecture
CHAPITRE IV

La triade intelligible :
être, vie et pensée

L’ensemble de textes que nous avons appelé le groupe II et qui se


trouve localisé dans les trois premiers livres de 1’Adversus Arium a pour
sujet unique l’origine et la structure de la triade que constituent l’être,
la vie et la pensée. Le noyau central du groupe étudie plus spécialement
le rapport entre l’Un et cette triade. Les autres textes qui se groupent
autour de ce noyau cherchent à définir les rapports qui existent entre
les trois termes de la triade x. Dans le présent chapitre, c’est ce dernier
problème que nous envisagerons, réservant au chapitre suivant celui
de l’origine de la triade.
Ce sont donc les textes qui n’appartiennent pas au noyau central
que nous considérons dans le présent chapitre. Ces textes se groupent
en trois blocs principaux. Il y a d’abord un développement qui considère
la vie et la pensée au niveau de l’âme : vie et pensée sont dans l’âme
comme la définition de l’être de l’âme 1 2. Puisque l’âme se définit comme
« mouvement automoteur », ce mouvement automoteur est précisé­
ment la vie et la pensée. Un second développement3 s’élève à la « sub-
tance » en soi, pour montrer que la substance en soi est douée elle aussi
d’un mouvement intérieur, qui est vie et pensée, vie et pensée qui restent
confondues avec l’être, lorsque ce mouvement substantiel reste à l’inté­
rieur, mais qui se manifestent, lorsque ce même mouvement se tourne à
l’extérieur. Enfin un troisième développement4 montre avec plus de
précision comment vie et pensée sont enracinées dans l’être, mais aussi,
comment chaque terme implique les deux autres.

1. Cf. p. 71.
2. Victorinus, §§ 24-27.
3· § 28.
4· §§ 30-34·
214 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE

I. — Être, vie et pensée et les genres de l’Étant

Le mouvement de pensée que nous constatons dans les textes que nous
étudions est assez analogue à celui qui s’effectue dans le second traité de
Plotin, Sur les genres de ΓÉtant x. Là aussi, on s’élève de l’âme à la sub­
stance en soi, à l’intelligence, pour y découvrir un mouvement intérieur
qui rendra compte des rapports d’implication qui peuvent exister entre
les différents moments de l’unité-multiple qui la constitue. Seulement,
chez Plotin, il s’agit avant tout des cinq genres de l’Étant : l’Étant lui-
même, le mouvement, le repos, l’identité et l’altérité, que le Sophiste
avait énumérés. Dans les textes de Victorinus, au contraire, il s’agit de
l’existence, de la vie et de la pensée. Comment existence, vie et pensée
ont pu être considérées comme des genres de l’Étant1 2, du type des genres
platoniciens du Sophiste, c’est la première question que nous devons nous
poser.
Dans le dialogue de Platon, la notion de genre trouve sa place au cours
d’une longue recherche entreprise pour définir précisément ce qu’est
un sophiste3. Le sophiste pratique un art d’imitation, qu’il produise
copie ou simulacre 45 . Mais copie ou simulacre, puisqu’ils ne sont pas
ce qu’ils représentent, nous posent le problème du non-étant6. Si, comme
le veut Parménide, jamais on ne forcera le non-étant à être, comment le
non-étant pourra-t-il être ? Il faut bien remettre en question la définition
de l’étant. On est alors obligé d’admettre, s’il faut que l’étant soit défi­
nissable et connaissable en quelque manière, que l’étant soit non seule­
ment immobile, mais mû 6. Faut-il en conclure que, dans l’étant, les
contraires se confondent et que mouvement et repos ne s’y distinguent
pas7. On se heurte là au problème de la possibilité du langage.
En effet, ce n’est pas parce que, dans le langage, une chose peut rece­
voir plusieurs dénominations, même contraires, que toutes les dénomina­
tions se mélangent. Le langage n’est possible que parce qu’il n’y a ni
irréductibilité totale ni confusion totale entre les dénominations : il
implique communion de certaines dénominations avec certaines déno­
minations 8. Il faudra donc une science pour se guider à travers ces com­

1. Enn., VI, 2 [43] 3, 10-8, 48.


2. Ils sont rapprochés explicitement des genres de l’Étant, chez Damascius,
Dub. et Sol., § 97, t. I, p. 246, 13-18, Ruelle où existence, vie et pensée corres­
pondent à trois états des genres : unité, distinction s’ébauchant, distinction
achevée, et en § 221, t. II, p. 100, 1-3, Ruelle, où cette fois la vie est rapprochée
du mouvement et du repos et la pensée de l’identité et de l’altérité.
3. Problème posé en Soph., 218 & et résolu en 268 d, à la fin du dialogue.
4. Soph., 233 i-236 e.
5. Soph., 237 a-241 d.
6. Soph., 247 e-249 d.
q. Soph., 249 d-250 e.
8. Soph., 251 a-254 b.
LES GENRES DE L’ÉTANT CHEZ PLATON 215
binaisons. Ce sera la philosophie \ Dans les dénominations, elle voit des
idées, des formes, Platon dit ici : des genres 12, et elle est seule capable
de discerner les formes ou genres qui se mélangent. Comme exemple
de ces mélanges de genre, on pourra reprendre les termes examinés
plus haut dans le dialogue : l’étant, le mouvement et le repos. Mouvement
et repos peuvent se mêler à l’étant, mais ne peuvent se mêler ensemble 3.
On constatera donc qu’il sont autres, mais qu’ils sont chacun identique
à soi. On découvrira ainsi deux nouvelles formes ou genres, le même et
l’autre4. La notion d’autre ainsi découverte permettra de revenir à la
notion de « non-étant qui est » exigée par la définition du sophiste et point
de départ de la digression sur l’étant56 .
On voit, d’après cette courte analyse, que Platon ne prétend pas, dans
le Sophiste, définir d’une manière exhaustive les genres de l’étant, comme
des catégories fondamentales, englobant tous les étants ou comme les
genres suprêmes dont la division en espèces engendreraient l’ensemble
des étants. Il y a bien d’autres genres, par exemple le logos ®, ou le non-
étant7. Platon n’emploie d’ailleurs pas dans le Sophiste l’expression de
genres de l’étant. Pour lui, il s’agit des idées, des formes, nous dirions :
des essences intelligibles. Et l’étant n’est qu’un genre parmi les autres.
II semble bien qu’Aristote 8 ait conçu ses catégories comme des genres
de l’étant. Il est moins sûr que les Stoïciens aient défini de cette manière
leurs propres catégories 9. Mais on ne s’étonnera pas de voir les Platoniciens
, puis Plotin u, considérer comme des genres de l’étant, les
Nicostrate 1011
catégories aristotéliciennes et stoïciennes, aussi bien que les genres du
Sophiste. Dans cette perspective, la doctrine du Sophiste va être profon­
dément transformée.
Ce qui était problème d’attribution logique, problème de la « prédica­
tion », va devenir problème ontologique. On ne se demandera plus com­
ment les genres communient dans le discours, mais comment ils consti­
tuent par leur multiplicité l’unique substance intelligible. C’est ici que
les notions de vie et de pensée vont intervenir. En effet, si les allu­
sions aux genres du Sophiste sont assez peu fréquentes dans l’œuvre de

1. Soph., 253 è-254 b.


2. Soph., 253 d.
3. Soph., 254 d.
4. Soph., 254 e-255 c.
5. Soph., 255 c et sq.
6. Soph., 260 a.
7. Soph., 260 b.
8. Aristote, De anima, 412 a 6; Phys., I, 6, 189 a 13 et b 24.
9. Cf. E. Bréhier, Plotin, Ennéades, t. VI, p. 30.
10. Cf. Simplicius, In Categ., p. 73, 27, Kalbfleisch. Lucius et Nicostrate
pensaient que les Catégories se rapportaient aux « étants ».
11. Enn., VI, 2. tit. : περί τών γενών τοϋ δντος. Porphyre, In Categ., p. 56,
22, Busse, refuse d’appeler ainsi les catégories aristotéliciennes.
216 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
Plotin, il n’en reste pas moins qu’on en rencontre aux diverses périodes
de son activité littéraire et qu’elles sont alors presque toujours liées à des
considérations sur le caractère vivant et pensant de la substance intelli­
gible. Nous avons montré ailleurs 1 que la triade existence-vie-pensée
constituait probablement déjà avant Plotin un schème scolaire et que
celui-ci l’avait en quelque sorte reçu tout fait. Il est possible que la tra­
dition platonicienne ait aussi lié, avant Plotin, cette triade à l’exégèse du
Sophiste. Cette triade pouvait d’ailleurs se rattacher à la notion d’étant
plénier 2 qui se rencontre dans ce même dialogue.
Quoiqu’il en soit, la première allusion aux genres du Sophiste que nous
trouvions chez Plotin réunit étroitement, dans la substance intelligible,
ces cinq genres aux notions de vie et de pensée. Après avoir affirmé que
les catégories aristotéliciennes, qualité, quantité, action et passion,
temps, lieu, sont transposées, selon des rapports nouveaux, dans le monde
intelligible, Plotin ajoute :
« Puisque là-bas tout est à la fois, ce qu’on en peut percevoir est substance,
mieux encore substance (ούσία) intelligente, et chacun y participe à la vie,
est même et autre, mouvement et repos, mû et immobile, substance et qualité,
et tout est substance 3. »
Un autre texte de la première période, après avoir décrit l’unité de
l’étant, qui est pensé, et de la pensée, qui le pense, énumère les aspects
multiples de cette unique réalité : il y a la pensée, l’étant, l’altérité,
l’identité, le mouvement et le repos4. Il laisse entrevoir ensuite que les
catégories aristotéliciennes supposent cette unité-multiple de la substance
.
intelligible 56
L’aporie initiale d’un autre traité de la même époque trahit les diffi­
cultés que rencontre Plotin dans la définition des rapports entre les
genres et la substance intelligible. Si la substance est à la fois tous ces
genres, on peut se demander si l’étant, qui est un de ces genres, est
identique à la substance :
« L’étant (τδ δν) et la substance (ή ούσία) sont-ils différents ? L’étant est-il
alors l’étant, en tant qu’il serait pris à part des autres, tandis que la substance
serait l’étant, en tant qu’il est accompagné des autres : le mouvement, le repos,
le même et l’autre ? Et ceux-ci seraient les éléments (στοιχεία) de la substance ?
Le tout serait donc la substance, tandis que chacun de ceux-ci serait, l’un,
seulement l’étant, l’autre, seulement le mouvement, l’autre encore, quelque
chose d’autre ? 8 »

1. P. Hadot, Être, vie et pensée chez Plotin et avant Plotin, dans Sources de
Plotin, p. 107-157,
2. Soph., 248 e, cf. P. Hadot, Être, vie et pensée, p. 108.
3. Enn., V, 9 [5] 10, 10-14.
4. Enn., N, 1 [10] 4, 29-41.
5. Ibid., 4, 41-43-
6. Enn., II, 6 [17] 1, 1.
LES GENRES DE L’ÉTANT CHEZ PLOTIN 217
Ces questions nous révèlent un Plotin en pleine réflexion sur les genres
du Sophiste. Ceux-ci ne sont plus les essences intelligibles qui, pour
Platon, rendaient possible l’entrelacement12 du discours, mais ils sont
maintenant les éléments constitutifs (στοιχεία) de la substance intelli­
gible. Il y a là un nouveau type de réalité qui pose des problèmes nou­
veaux de logique. La substance elle-même est une et, pourtant, elle est
constituée par ces genres, et en même temps chacun de ces genres est
substance 3. Aucun d’entre eux ne se confond avec les autres et, pourtant,
c’est leur mélange qui assure à la substance, à la fois, son unité et sa mul­
tiplicité intérieure. L’étant pose donc un problème particulier. Élément
de la substance, il est identique à elle en même temps que distinct d’elle.
Il s’identifie à elle dans la mesure où il est pris avec les autres genres ; il se
distingue d’elle, si on le considère seul. Pris isolément, il est donc sans
détermination, puisque cette détermination ne sera achevée que lorsque,
grâce à l’addition des autres genres, l’étant sera substance 3.
Pour concevoir ce type de réalité, Plotin fait appel à un modèle emprunté
à la pensée stoïcienne : dans la raison séminale aussi, « tout est ensemble
et chacun est tout; ni la main ni la tête, ne sont à part4. » On voit s’amorcer
ici une solution qui fait appel au dynamisme intérieur de la substance.
Un traité entier de la maturité de Plotin, le second du groupe intitulé
Sur les genres de l’Étant, est consacré à l’interprétation des genres du
Sophiste. Les genres y sont définis, dès le début, comme des éléments
constitutifs, comme les principes, de la nature intelligible 56 . Puis Plotin
cherche à déterminer les rapports qui peuvent exister entre ces éléments
constitutifs. Il s’agit d’expliquer comment une unité multiple est possi­
ble ®. Selon une méthode qui lui est chère, Plotin remonte alors de l’unité
multiple la plus inférieure vers les conditions supérieures qu’elle présup­
pose. Un individu matériel constitue un type d’unité multiple : il y a
un corps unique et une multitude d’aspects : substance, quantité, mouve­
ment, couleur, forme78 . Mais l’unité de cette multiplicité ne provient
pas du monde sensible lui-même, c’est l’âme qui en est la cause ®. L’âme
apparaît alors comme une unité multiple, dans la mesure où sa simplicité
est productrice de formes : elle est un logos, la somme de tous les logoi ;
elle est la puissance de toutes les raisons séminales 9. Mais peut-on dire

1. Soph., 262 d.
2. Enn., II, 6 [17] 1, 7 : ή καί αύτή (sc. ή κίνησις) ή ούσία καί τά έκεϊ πάντα
ούσία.
3· Sur la problématique qui se dessine ici, cf. p. 224.
4. Enn., II, 6, 1, 10 : ώσπερ έν μέν τώ σπέρματι δμου πάντα καί έκαστον πάντα
καί ού χειρ χωρίς καί χωρίς κεφαλή.
5- Enn., VI, 2 [43] 2, 6-ιο.
6. VI, 2, 3, 20-36.
7· VI, 2, 4, ι-2ΐ et 5, ι-ιο.
8. VI, 2, 5, 9·
9· VI, 2, 5, ίο-is·
218 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE

que l’âme soit encore une unité multiple, lorsqu’elle est prise en elle-
même, lorsqu’elle ne produit pas ? 1 N’est-elle pas simplicité totale, dans
la mesure où elle est être pur ? Mais il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait
d’abord l’être pur, auquel viendrait s’ajouter ensuite une différence
grâce à laquelle l’être de l’âme deviendrait être-âme 2. L’âme et son être
ne font qu’un. La détermination ne s’ajoute pas de l’extérieur à l’être
de l’âme, mais elle est intérieure à lui3 : la multiplicité est donc intérieure
à l’unité; prise en son être, c’est-à-dire en son essence, l’âme est
une unité-multiple. C’est ainsi que l’être de l’âme, en tant même qu’être
de l’âme, est vie 4. La vie ne vient pas s’ajouter à l’être, mais l’être lui-
même est vie. Cela veut dire, puisque vivre, c’est se mouvoir soi-même,
que l’être de l’âme est par lui-même mouvement et mouvement auto­
moteur. Plotin nous donne d’ailleurs la raison de ce mouvement de
l’être de l’âme; c’est, nous dit-il, en essayant de se contempler elle-même
que l’âme devient multiple 56. C’est la contemplation qui est la raison pour
laquelle la multiplicité se manifeste : il faut être multiple, pour pouvoir se
penser.
Mais en découvrant ainsi que l’unité multiple de l’âme est l’unité
multiple d’une vie et d’une pensée, nous nous sommes transportés à un
plan supérieur, celui de l’intelligence, c’est-à-dire le plan même de la
substance intelligible dont nous voulions découvrir la structure. La
substance intelligible apparaît d’abord comme unité de la vie et de la
pensée ·. La notion de vie nous permet donc de reconnaître déjà deux
genres du Sophiste, l’étant et le mouvement, puisque la vie est l’unité
de l’être et du mouvement7. Plotin cherche d’abord à définir le rapport
entre ces deux genres. Puisqu’il n’y en a encore que deux, il est amené à
concevoir ce rapport selon le modèle d’une implication dyadique et c’est
dans la seconde hypothèse du Parménide qu’il trouve pareil modèle. De
même que dans l’Un qui est, chacun des deux termes, l’Un et l’Étant,
pris à part, contient l’autre, de même l’étant contient le mouvement et le
mouvement contient l’étant8. Mais il y a pourtant un certain sens dans
cette implication réciproque : le mouvement est l’acte de l’étant, il se
manifeste dans l’étant, sans faire sortir l’étant de sa propre nature 9.
Plotin passe ensuite au troisième genre : le repos. Si l’étant est mouve­

1. VI, 2, 5, 15.
2. VI, 2, 5, 22-24. Sur cette problématique, cf. p. 359.
3. VI, 2, 6, 1-8 : tout dans l’âme est être et dans son être se trouve tout ce
qu’elle est.
4. VI, 2, 6, 6-13.
5. VI, 2, 6, 13-20.
6. VI, 2, 7, 1-4.
7. VI, 2, 7, 6 : ουσίαν δε καί κίνησιν.
8. VI, 2, 7, 6-24-
g. VI, 2, 7> 23-26 : κινήσεως δέ περί το ον φανείσης ούκ έξιστάσης την εκείνου φύσιν,
μάλλον δ’έν τφ είναι οίον τέλειον ποιούσης.
LES GENRES DE L’ÉTANT CHEZ PLOTIN 219
ment, dans la mesure où il est vie et acte, il est repos, dans la mesure où il
reste identique à lui-même 4. Mais si l’étant est mouvement et repos,
faut-il identifier ensemble mouvement et repos ? 2 C’était la question de
Platon, dans le Sophiste, et il y répondait par une réflexion sur les possi­
bilités de communion des genres dans le logos 3. Telle est aussi maintenant
la question, pour Plotin, mais il y répond en affirmant que, si l’étant, le
mouvement et le repos sont une seule chose dans l’unité dynamique de
l’intelligence, ils n’en sont pas moins distincts puisque nous en avons
une notion distincte. Nous sommes ainsi ramenés à la dyade étant-
mouvement4. En effet, dans l’intelligence, l’étant correspond à l’objet
de l’intelligence, c’est-à-dire à elle-même, en tant qu’intelligible. Quant
au mouvement, il correspond à l’intelligence, en tant qu’elle est pensée
d’elle-même 5. L’étant est donc repos, dans la mesure où il est le point de
départ de la pensée, et son point d’aboutissement 6, en tant qu’il est
1’ « idée » en repos de la pensée. L’Intelligence sera alors le mouvement
de cette idée, et dans ce mouvement circulaire, chaque moment, c’est-à-
dire chaque genre, sera dans les autres 7. Étant, mouvement et repos
sont donc à la fois identiques dans la mesure où c’est une seule Intelli­
gence qui se pense comme Étant, et ils sont distincts, dans la mesure où
le mouvement de la pensée suppose des moments différents8.
Notre intelligence va donc de l’unité à l’altérité et de l’altérité à l’unité
en contemplant l’étant, le mouvement et le repos, mais, ce faisant, elle
reproduit en elle le mouvement intérieur à l’intelligence 9. Et dans ce

1. VI, 2, 7, 27-41.
2. VI, 2, 7, 41-45·
3. Soph., 250 a sq.
4. VI, 2, 8, 1-26.
5. VI, 2, 8, 11 : έν μέν ούν τφ νοεϊν ή ένέργεια καί ή κίνησις, έν δέ τφ εαυτόν ή ούσία
καί τό δν.
6. VI, 2, 8, 20-23·
7· VI, 2, 8, 23-25 : ετι δέ ή μέν ιδέα έν στάσει πέρας ούσα νοϋ, ό δέ νοϋς αύτης ή
κίνησις. "Ωστε δν πάντα, καί κίνησις καί στάσις, καί δι’δλων δντα γένη. La suite du
texte n’a pas le sens que lui donne Bréhier : καί έκαστον τών ύστερον τι δν καί τις
στάσις καί τις κίνησις ne signifie pas : « Chacun d’eux est déjà quelque peu
celui qui lui succède; le mouvement est un repos et le repos un mouvement »,
mais : « Chacune des choses qui viennent après, c’est-à-dire des choses inférieures,
est un étant particulier et un repos particulier et un mouvement particulier. »
Ce sens s’impose notamment en raison de 8,41, passage parallèle qui termine un
développement consacré, non plus, comme ici, à l’étant, au mouvement et au
repos, mais au même et à l’autre, et qui affirme que « chacune des choses infé­
rieures est un même particulier et un autre particulier ».
8. VI, 2, 8, 5 : ϊδε δέ νοΰν καθαρόν... όρας δή ουσίας έστίαν... καί ώς έστηκεν έν
αύτφ καί ώς διέστηκεν όμοΰ δντα καί ζωήν μένουσαν καί νόησιν ούκ ένεργοΰσάν εις τό
μέλλον, άλλ’είς τό ήδη.
9· VI, 2, 8, 20 : τρία δή ταΰτα ίδών τις, έν προσβολή της τοϋ δντος φύσεως γεγεν-
ημένος. On voit alors l’étant, le mouvement et le repos, par l’étant, le mou­
vement et le repos qui sont en nous. Ce sera, par un mouvement analogue, que
l’âme porphyrienne, elle-même étant, vie et intelligence, connaîtra l’étant, la
vie et l’intelligence.
220 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
mouvement de distinction et de réunion, elle découvre les quatrième et
cinquième genres, l’altérité et l’identité :
« Est-ce que celui qui voit l’Étant (δν), le repos et le mouvement -.trois termes
dont chacun est un (τρία ταΰτα καί έκαστον έν), ne déclare pas qu’ils sont
différents les uns des autres ; ne les distingue-t-il pas dans l’altérité, ne recon­
naît-il pas l’altérité qui est dans l’étant, lorsqu’il pose trois termes dont chacun
est un? Mais, en retour, si ces termes vont vers l’unité, s’ils sont dans l’unité,
si tout est un, est-ce qu’en les rassemblant en une même chose, en contemplant
ainsi l’identité, on ne reconnaît pas que cette identité était déjà présente et
qu’elle l’est toujours ? 1 »
« Ils sont trois, chacun est un, et pourtant les trois sont un. » Nous
retrouverons ces formules dans les textes de Victorinus 2. Pour le moment,
constatons que Plotin fait toujours appel au dynamisme de l’intelligence
pour rendre compte des deux derniers genres.
On voit la transformation que l’exégèse plotinienne fait subir aux
données platoniciennes3. Alors que tout le développement de Platon
sur les genres était destiné à apprendre au philosophe à distinguer soi­
gneusement ce qui est même et ce qui est autre, l’exposé de Plotin enseigne
au contraire à percevoir le mélange d’identité et d’altérité qui résulte
de la continuité dynamique propre à l’intelligence. Les cinq termes
tendent d’ailleurs à se grouper en un rapport dyadique : étant-mouve-
ment4, ou étant-pensée 5 (la pensée étant le mouvement de l’étant) ou
identité-altérité 6. L’étant prend une valeur particulière, puisque les
genres eux-mêmes sont des genres de l’étant, c’est-à-dire les moments
de son autodétermination. Le mouvement est également privilégié,
puisqu’il assure l’unité dynamique de la multiplicité. Des notions nou­
velles apparaissent : la vie, identifiée à l’acte et au mouvement7, la réflexion
sur soi ou pensée qui provoque la mise en mouvement de l’étant 8. L’impli­

1. VI, 2, 8, 32.
2. Cf. p. 245.
3. Cette transformation a fait l’objet de nombreuses études. Signalons notam­
ment M. de Gandillac, La sagesse de Plotin, Paris, 1966, p. 185-210 (chapitre
intitulé, La dialectique intellectuelle, surtout, p. 208 et sq.), G. Nebel, Plotins
Kategorien der intelligiblen Welt, dans Heideïberger Abhanàlungen sur Philosophie
und ihrer Geschichte, Tübingen, 1929 (insiste sur l’idéalité de l’intelligence
plotinienne), K. H. Volkmann-Schluck, Plotin als Interpret der Ontologie
Platos, dans Phüosophische Abhandlungen, t. X, Francfort sur le Main, 1941
(notamment, p. 112 : « Die Verwandlung der Gattungen des Sophistes in die
dynamischen Konstitutiva des Geistes », la découverte propre de Plotin serait
celle de la réflexivité de l’esprit), G. Huber, Das Sein und das Absolute, dans
Studia philosophica, Supplem. 6, Bâle, 1955 (p. 20-48).
4. Cf. p. 218, n. 7-9.
5. Cf. p. 219, n. 7.
6. Cf. n. 1.
7. Enn., VI, 2, 7, 35 : ή δέ κίνησις... ζωή τις αύτοΰ (sc. τοϋ δντος) καί ενέργεια.
VI, 2, 7> 9 : Τ’1ν κίνησιν ή την ζωήν. VI, 2, 7, τ7 : ένέργεια (sc. ή κίνησις) γάρ αύτοΰ
(sc. τοϋ δντος).
8. Cf. ρ. 2ΐ8, η. 5 et VI, 2, 8, ιχ : έν μέν οΰν τφ νοεϊν ή ένέργεια καί ή κίνησις.
LES GENRES DE L’ÉTANT CHEZ PLOTIN 221
cation réciproque entre les genres de l’étant tend donc à devenir, chez
Plotin, implication entre l’étant, la vie et la pensée \ considérés comme
les moments d’un mouvement unique par lequel l’étant devient son
propre objet de pensée. On retrouve d’ailleurs ce groupement de notions
dans un texte de Plotin consacré à l’éternité 12.
Dans cette description, la vie (ou le mouvement) apparaît en quelque
sorte comme 1’ « entre-deux » qui assure l’implication réciproque de
l’étant et de la pensée 3. Mais, dans certains textes de Plotin, la vie appa­
raît plutôt comme antérieure à la constitution simultanée de l’étant et
de la pensée 4. En effet, Plotin appelle parfois vie ce qui sort immédiate­
ment de l’Un 5 et qu’il nomme ailleurs altérité 6. Comme l’altérité7, la
vie est infinie et elle ne reçoit une limite que lorsqu’elle effectue un
mouvement de conversion vers sa source8. A ce moment, elle devient
l’intelligence : « La vie qui a reçu une limite, c’est l’intelligence 9. » Ces
spéculations nous laissent entrevoir le souvenir d’autres genres plato­
niciens, ceux du Philèbe. Dans ce dernier dialogue, en effet, la substance
apparaît comme le résultat d’un mélange entre l’infini et la limite, sous
l’action d’une cause supérieure : les quatre genres seront alors l’infini,
la limite, le mixte et la cause 10. La substance peut se concevoir alors

1. Cf. p. 218-219 et 222, n. 5.


2. Enn., III, 7 [45] 3, 8 : « Si l’on considère en cette nature unique la multi­
plicité de sa puissance, on l’appellera substance (ουσίαν), en tant qu’on considé­
rera cette réalité comme un sujet, puis on l’appellera mouvement (κίνησιν),
en tant qu’on la verra comme vie, puis on l’appellera repos (στάσιν), en tant
qu’elle est absolument dans le même étant, puis on l’appellera même et autre,
en tant que tout cela, pris ensemble, est un. Et de cette manière, recomposant
le tout en sorte que, pris ensemble, il soit un (συνθείς πάλιν αύ εις έν όμοΰ είναι),
voyant alors une seule vie en toutes ces choses (ζωήν μόνην έν τούτοις), après
avoir rassemblé leur altérité (τήν ετερότητα συστείλας), voyant la continuité et
l’identité de cet acte (καί της ένεργείας τό άπαυστον καί τό ταύτόν), voyant que
cette pensée ou cette vie n’est jamais différente et ne va jamais d’un objet à un
autre (καί ούδέποτε άλλο καί ούκ έξ άλλου είς άλλο νόησιν ή ζωήν), mais qu’elle
s’exerce toujours de la même manière et toujours sans discontinuité (άλλά τό
ωσαύτως καί άεί άδιαστάτως), oui, voyant tout cela, on a vu l’éternité (ταϋτα
πάντα ίδών αιώνα εΐδεν) en voyant une vie qui demeure dans l’identité (ίδών ζωήν
μένουσαν έν τώ αύτω) possédant sa totalité toujours présente (άεί παρόν τό παν
έχουσαν). »
3· Cf. Ρ. Hadot, Etre, vie et pensée, p. 131, citant notamment, VI, 7 [38] 13,
8-13.
4. Cf. ibid., p. 133.
5. Enn., VI, 7 [38] 21, 4-6 : « La vie est l’acte du bien, ou plutôt l’acte dérivé
du Bien, l’intelligence est cet acte lorsqu’il a reçu une limite (τήν μέν τάγαθοϋ
είναι ένέργειαν, μάλλον δέ έκ τάγαθοϋ ένέργειαν, τόν δέ ήδη όρισθεϊσαν ένέργειαν).
6. Etm., II, 4 [ιζ] 5, 29-34-
7· Enn., II, 4 [ΐ2] 5, 31 : άόριστον δέ καί ή κίνησις καί ή έτερότης ή άπό τοϋ πρώτου
κάκείνου πρός τό όρισθήναι δεόμενα' ορίζεται δέ, δταν πρός αύτό έπιστραφή.
8. Enn., VI, 7 [38] Ζ7> Ι4_Ι6 : πρός έκεϊνο μέν ούν βλέπουσα άόριστος ήν, βλέψασα
δ’ έκεϊ ώρίζετο έκείνου δρον ούκ έχοντος.
9- Enn., VI, 7 [38] 17, 25 : όρισθεϊσα γάρ ζωή νοϋς.
ίο. Philèbe 27 b : άπειρον... πέρας... μεικτήν καί γεγενημένην ούσίαν... της μείξεως
αιτίαν.
222 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
comme un infini limité et sur ce modèle que Plotin semble bien se repré­
senter cette substance intelligible qu’est l’intelligence.
Une page de son commentaire Sur le Parménide nous permet d’entre­
voir ce que la doctrine plotinienne des genres de l’étant devient chez
Porphyre x. Existence, vie et pensée apparaissent plus nettement encore
comme trois moments de l’autoposition de l’intelligence ou de l’Étant.
Le premier moment, celui de l’existence, correspond à un état dans lequel
le pensant et le pensé ne sont pas encore distingués, où l’acte ou mouve­
ment de pensée reste encore en repos 12. Le second moment, celui de la
vie, correspond à un mouvement de sortie par lequel l’intelligence se
distingue d’elle-même pour pouvoir revenir vers l’intelligible avec lequel
elle était confondue 3. Le troisième moment, celui de la pensée, corres­
pond à la conversion de l’intelligence vers l’intelligible qu’elle était4.
Ces trois moments du mouvement de l’intelligence nous font donc
découvrir eux aussi les « genres » de l’Étant. L’existence correspond à
l’étant, au repos, à l’identité initiale. La vie correspond au mouvement,
à l’altérité, à l’infini. La pensée correspond à l’identité finale.
Chez Plotin déjà 5, chez Porphyre^ plus nettement encore, la triade
être, vie et pensée tend donc à s’intégrer au groupe des genres de l’étant,
de telle façon que chacun des trois moments du mouvement de l’intel­
ligence vienne à se confondre avec l’un ou l’autre des genres du Sophiste.
Nous pouvons maintenant comprendre le sens général des textes du
groupe II. Ils répondent à la même problématique que les textes de Plotin
et de Porphyre que nous venons de citer. Il s’agit de définir le rapport
entre la substance intelligible et les genres de l’Étant qui la constituent.
Et la solution finale est identique à celle que nous avons rencontrée chez
Porphyre : la constitution de la substance ou de l’intelligence par les
genres est une autoconstitution qui suppose les trois moments de l’exis­
tence, de la vie et de la pensée.
En premier lieu, nous retrouvons le même ensemble de notions : exis­
tence ou substance, mouvement, repos, identité, altérité, vie, pensée.
Dans le groupe III, que nous étudierons plus tard, on trouve même

1. <Porphyre>, In Parm., XIV, 16-26, cf. plus haut, p. 139.


2. In Parm., XIV, 16-17 · καί νο°ϋν καί τδ νοούμενου ύπάρξει et XIV, 22 :
κατά μέν τήν υπαρξιν έστώσα αν είη ή ενέργεια.
3· In Parm.,~5iIN, 17-21 : τδ δέ νοοϋν, ήν ό νοϋς μετεξέλθη άπδ της ύπάρξεως εις τδ
νοοΰν, ϊνα έπανέλθη εις τδ νοητδν καί έαυτδν ίδη, έστιν ζωή· διδ αόριστος <ό> κατά τήν
ζωήν.
4· In Parm., XIV, 23-25 : κατά δέ τήν νόησιν εις αύτήν στραφείσα ένέργεια.
5· Signalons encore ce texte où les « genres » et la triade sont juxtaposés,
Enn., VI, 7 [38] 8, 25 : καί κίνησις ήν έν τη δυάδι τη πρώτη καί στάσις, ήν δέ καί
νοϋς, καί ζωή ήν έν αύτη. Le troisième terme, l’étant, est sous-entendu, aussi
bien, par rapport au mouvement et au repos, que par rapport à la vie et à la
pensée.
LES GENRES CHEZ PORPHYRE ET CHEZ VICTORINUS 223
existence, vie, pensée, identité et altérité énumérées comme s’il s’agissait
des genres suprêmes du Sophiste x.
En second lieu, le mouvement général de nos textes est analogue à
celui que nous constatons dans le traité de Plotin Sur les genres de TÉtant.
De part et d’autre, il s’agit de concevoir une unité-multiple 12. On com­
mence donc par considérer le corps : on y reconnaît un premier type
d’unité multiple 3. Plus haut, on rencontre l’unité multiple de l’âme 4.
L’âme aussi est une, et pourtant il faut distinguer en elle son être et sa
définition, sa substance et le mouvement qui la spécifie. Mais cette
dualité ne rompt pas l’unité originelle, parce que la définition de l’âme,
c’est-à-dire la vie et la pensée, est confondue originellement avec l’être
de l’âme : c’est par son être même que l’âme est vie et qu’elle pense.
On atteint ensuite le plan divin 5 : celui de la substance intelligible, celui
de l’être, de la vie et de la pensée en soi. Nous y trouvons le modèle
dont l’âme n’était que l’image : la substance est douée d’un mouvement
qui, se confondant originellement avec elle, est lui-même substance et
repos, mais qui, se tournant vers l’extérieur, se pose comme vie et comme
pensée. On est ainsi conduit à examiner les rapports entre l’être, la vie
et la pensée et à reconnaître que l’implication entre ces trois termes
résulte de leur commun enracinement dans l’être 6. Il faudra ensuite
étudier le rapport entre cette triade et l’Un dont elle procède : ce sera
le sujet des textes que nous étudierons dans le chapitre suivant.
Bien que la problématique de ces développements et leur mouvement
général soient analogues à ce que nous avons trouvé chez Plotin, la doc­
trine qui y est exposée n’est pas totalement identique à celle du traité
Sur les genres de l’Étant. Nos textes affirment sans doute, comme Plotin,
que la vie de l’âme ne s’ajoute pas de l’extérieur à l’être de l’âme et donc
que l’être de l’âme est vie, par lui-même 7. Comme Plotin aussi, ils lient
étroitement cette vie de l’âme à son mouvement pour se contempler
elle-même 8. Mais ils disent aussi, ce que ne disait pas Plotin, que la vie

1. Cf. Victorinus, § 65 : όντότης, ζωότης, νοότης, ταυτότης, έτερότης. Voir


ρ. 368 et ρ. 39ΐ·
2. C’est exactement la notion de consubstantiel.
3. Cf. p. 217 et Victorinus, § 24 = Adv. Ar. I, 32, 21-27.
4. Cf. p. 217 et Victorinus, § 25.
5. Cf. p. 218 et Victorinus, § 28.
6. Cf. Victorinus, §§ 30-32.
7. § 26 = Adv. Ar., I, 32, 40-44 : « Quo enim est, hoc est quod est vita...
Non enim ab alio quasi aliud accipit. » Et Plotin, Enn., VI, 2, 6, 6-8 : είναι
αυτής... καί ζωήν τοίνυν καί συνάμφω έν.
8. Cf. Em., VI, 2, 6, 16 : οϊον δέ θεωρεΐν επιχειρούν έαυτο πολλά. Pour
Victorinus, cf. § 26 = Adv. Ar., I, 32, 50-57 : la première puissance du mouve­
ment, c’est la vie, elle définit l’infinité de l’être, la seconde puissance du mouve­
ment, c’est la connaissance (je pense qu’en 32, 53, il faut corriger motio en notio,
à cause du contexte) : « Secunda autem potentia ipsa notio quoniam quod defi­
nitur, et intellegentia conprehenditur, a vita innata intellegentia, ...et per semet
ipsam deducta a substantia vitae. »
224 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
et la pensée sont le mouvement de l’âme et que ce mouvement est défi­
nition et spécification de l’être de l’âme 1 234. La vie apparaît alors comme le
premier moment du mouvement spécificateur, et la pensée, comme le
second moment de ce mouvement 2. De plus, le vocabulaire est, en partie,
différent. Si, de part et d’autre, on s’accorde pour appeler « substance »
le tout constitué par les genres 3, on se sépare au sujet du nom qu’il faut
donner au premier genre : Plotin 4 l’appelle 1’ « étant », nos textes, avec
Porphyre, l’appellent « existence 5 », ou encore « substance6 », ou encore
« être 7 ». Dans cette différence de terminologie s’esquisse une différence
de doctrine. Plotin considère l’étant comme indéterminé sans les autres
genres8. Porphyre conçoit cette indétermination du premier genre
comme celle de l’existence ou de l’être, transcendant l’étant ou la subs­
tance 9. D’autre part, il est vrai que chez Plotin, comme dans nos textes,
l’implication entre les genres tend à se ramener à une implication dyadique
entre l’être (étant ou substance) et le mouvement10* . Les autres genres
viennent se confondre avec l’un ou l’autre des deux termes : le repos et
l’identité, avec l’être u, l’altérité, la vie, la pensée, avec le mouvement12.
Être et mouvement s’impliquent mutuellement comme l’Un et l’Étant du
Parménide. Mais, dans les textes de Victorinus, comme dans le commen­
taire de Porphyre Sur le Parménide, l’opposition dyadique entre l’être

1. Victorinus, § 25 = Adv. Ar., I, 32, 28 : « Definitionem et imaginem. »


2. Cf. p. 223, n. 8.
3. Plotin, Enn., Il, 6 [17] 1, 1, cf. plus haut, p. 216, n. 6 et Victorinus,
§ 23 = Adv. Ar., I, 30, 30 où il apparaît que la substance véritable est à la fois
mouvement et repos, qui sont des genres suprêmes.
4. Enn., II, 6, 1, 1 et VI, 2, 7, 16 et sq. On voit en VI, 2, 7, 6-16 que Plotin
ne fait pas toujours de distinction tranchée entre ούσία (7, 6), είναι (7, g ou 7, 15)
et δν (7, 16), cf. 7, 35-36. Il en est de même chez tous les auteurs de cette époque,
Porphyre et Victorinus compris, mais parfois, comme nous le soulignons,
des nuances apparaissent.
5. <Porphyre>, In Parm., XIV, 15, 17, 18, 23, 25 : ΰπαρξις et cf. p. 267.
Pour Victorinus, cf. § 23 = Adv. Ar., I, 30, 20, où la distinction entre
exsistentia et substantia est présentée selon la problématique des Catégories d’Aris­
tote, l’existence étant l’être sans accidents, la substance, l’être pris avec les
accidents inséparables. Mais la suite du texte § 23 = Adv. Ar., I, 30, 30 réserve
bien, en opposition à exsistentia, le terme de substantia pour désigner l’ensemble
des genres.
6. Victorinus, § 25 = Adv. Ar., I, 32, 32; § 26 = I, 32, 42; § 28 = III, 2,
27· 34·
7. Victorinus, § 26 = Adv. Ar., I, 32, 51-52 : infinitum esse; § 30 = Adv.
Ar., III, 4, 7. 10 et sq. ; § 32 = III, 4, 39! § 33 = ΠΙ, 5, 3 et 7.
8. Cf. p. 216, n. 6.
9. Cf. p. 228 et p. 269. Si Victorinus emploie parfois substantia, c’est au sens
d’une substance encore indéterminée, mais il réserve toujours le mot δν pour
désigner l’être déterminé par une forme, donc l’être complété par les genres.
10. Cf. p. 218 et Victorinus, § 25 = Adv. Ar., I, 32, 32, § 28 = III, 2, 27-36.
n. Victorinus, § 33 = Adv. Ar., III, 5, 6-7.
12. Victorinus, § 25 = Adv. Ar., I, 32, 36-37. Pour l’opposition identité-
altérité, cf. surtout § 55 = Adv. Ar., I, 57, 20 où l’altérité correspond au mouve­
ment et l’identité à la substance.
LE MODÈLE ONTOLOGIQUE STOÏCIEN 225
et le mouvement se révèle comme triadique, parce que le mouvement
lui-même se divise en vie et en pensée λ Cette triade de l’être, de la vie
et de la pensée, implicite dans la description que Plotin donnait du
mouvement de l’intelligence, est désormais décrite explicitement1 2.
Vie et pensée apparaissent ainsi comme de véritables genres. Enfin et
surtout, l’implication réciproque entre l’être et le mouvement se fonde
finalement, dans nos textes, sur une confusion originelle entre l’être et
le mouvement. Dans la substance intelligible, comme dans l’être de
l’âme, le mouvement se trouve d’abord dans un état de repos et de confu­
sion avec l’être 3. Puis il s’extériorise, se pose comme mouvement propre­
ment dit : c’est la vie, la distinction, l’altérité, et cette extériorisation
rend possible la conversion, le retour à l’identité, en un mot, la pensée 4.
Ainsi la consubstantialité entre les genres, leur implication réciproque,
ne se fonde pas seulement sur la continuité dynamique du mouvement
de l’intelligence, mais dans un premier moment, en quelque sorte, trans­
cendant, où tout demeure encore dans une indétermination originelle.
Ces différences doctrinales entre Plotin et nos textes demandent à être
expliquées. Nous allons voir qu’elles supposent une transposition de
l’ontologie stoïcienne.

II. — Être, vie et pensée


ET LA TRANSPOSITION DE L’ONTOLOGIE STOÏCIENNE

Au premier abord, l’ontologie stoïcienne apparaît comme un dualisme :


l’opposition fondamentale s’établit entre la substance, principe d’être,
et la qualité, principe de détermination 5. Toutefois ce dualisme tend à
être surmonté dans la mesure où substance et qualité s’impliquent dans
le mélange total : substance et qualité sont entièrement inséparables

1. Dans le commentaire de Porphyre sur le Parménide, ΎΛΝ, 22-26, il y a


une opposition entre l’acte « en repos » (notion analogue au motus cessans de Victo­
rinus § 28 et § 29) qui correspond à l’état de pure existence et les actes de sortie
et de retour qui correspondent à la vie et à la pensée. Pour Victorinus, cf. § 28 =
Adv. Ar., III, 2, 22 : « Vita atque intellegentia motus sunt » et § 25 = Adv. Ar.,
1, 32, 36-37·
2. Cf. Victorinus, §§ 30-33.
3. Victorinus, § 25 = Adv. Ar., I, 32, 32 : « Id ipsum... secundum subiec-
tum. » § 26 = I, 32, 44 : « Hoc enim ipsius quod est esse ipsi est moueri. » § 32
= III, 4, 41 : « Natura quadam in eo quod est esse. » § 33 = III, 5, 6 : « Nihil
aliud quam esse dicuntur. »
4. Victorinus, § 25 = I, 32, 35 : « Definitur enim motione. » § 28 = III,
2, 28-30. § 33 = III, 5, 10 : « Quasi progressione sui. » Pour le rapport entre
vie et pensée, cf. § 26 = I, 32, 56 : « Intellegentia... per semet ipsam deducta
a substantia vitae. » § 28 = III, 2, 25 : « Tracta et vita, et intellegentia... intel­
legit. »
5. Cf. E. Bréhier, Chrysippe, p. 117-118; V. Goldschmidt, Le système
stoïcien et l’idée de temps, p. 17. Textes principaux, Galien, Deelern., I, 6 (S.V.F.
t. II, n° 408); Cicéron, Acad. Post., I, 6, 24 et 7, 27.
226 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
en toutes leurs parties x. Substance et qualité constituent donc, par ce
mélange, un seul et même être. Mais ce dualisme de la substance et de
la qualité se résoud finalement en un monisme du mouvement. L’être
est doué d’un mouvement appelé mouvement tonique, c’est-à-dire d’un
mouvement alternatif, qui se dirige successivement vers l’intérieur et
vers l’extérieur. Lorsque le mouvement se dirige vers l’intérieur, il cons­
titue l’unité de la substance : il est force de cohésion qui empêche l’être
de se dissiper. Lorsque le mouvement se dirige vers l’extérieur, il produit
les qualités, la détermination, la croissance 12. Substance et qualité appa­
raissent ainsi comme les deux pôles d’un mouvement unique. L’ontologie
stoïcienne fournissait donc un modèle, permettant de concevoir ce que
pouvait être une unité-multiple.
Nous pouvons déceler dans la doctrine plotinienne des genres de
l’étant une certaine influence de ce modèle. En effet, Plotin tend à réduire
la multiplicité des genres à l’opposition dyadique entre l’étant et le mou­
vement 3, et il tend même à surmonter cette dernière opposition, en
faisant de l’étant le point de départ et le point d’arrivée du mouvement
de pensée, en sorte que l’étant, en tant qu’idée, soit le repos de la pensée,
et la pensée, le devenir de l’idée 4. L’opposition entre étant et mouvement
peut se ramener à l’opposition entre substance et qualité : nous verrons
en effet5 que, même dans la perspective stoïcienne, mouvement et qualité
s’identifient.
Mais c’est surtout dans nos textes du groupe II que l’on peut reconnaître
la trace de ce modèle ontologique stoïcien. L’opposition entre substance
et mouvement s’y résoud effectivement en un monisme du mouvement,

1. E. Bréhier, Chrysippe, p. 123.


2. Simplicius, In Categ., p. 269, 14-16, Kalbfleisch : οί δέ Στωικοί δύναμιν ή
μάλλον κίνησιν τήν μανωτικήν καί πυκνωτικήν τίθενται, τήν μέν έπί τά έσω, τήν δέ έπί
τά έξω, καί τήν μέν τοϋ είναι, τήν δέ τοϋ ποιόν είναι νομίζουσιν αιτίαν. NÉMÉSIUS,
De nat. hom. 2 (P.G., t. XL, 540 A 9; ou p. 70, Matthaei; S.V.F, t. II, n° 451) :
τονικήν τινα είναι κίνησιν περί τά σώματα εις τό εϊσω άμα κινουμένην καί είς τό έξω- καί
τήν μέν εις τό έξω μεγεθών καί ποιοτήτων άποτελεστικήν είναι, τήν δέ είς τό εϊσω ένώσεως
καί ούσίας. Sur l’importance de cette notion dans le stoïcisme, cf. O. Rieth,
Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 58, 93, 124 (c’est le mouvement tonique
qui explique la définition stoïcienne de la figure, et celle de la nature « achevant
et contenant » les objets naturels), V. Goldschmidt, Le système stoïcien et Vidée
de temps, p. 19, n. 3 in fine : « Le mouvement des catégories correspond au mou­
vement pneumatique », p. 20, n. 2; p. 25; p. 109.
3. Cf. p. 219, n. 7, remarquer notamment Ènn., VI, 2, 7, 24-26 : le mouve­
ment donne perfection à l’étant (τέλειον ποιούσης), sans pourtant que
l’étant sorte de sa propre nature; la manifestation du mouvement ne rompt pas
l’unité de l’étant.
4. C’est une seule et même réalité qui, restant en repos, limite et arrête son
propre mouvement intellectuel, et qui se mettant en mouvement, se déploie
pour revenir à elle-même.
5. Cf. p. 231.
LES DEUX ÉTATS DU MOUVEMENT 227
la distinction entre substance et mouvement résultant seulement des
directions opposées d’un même mouvement :
« La vie est mouvement, et ce mouvement, s’il demeure en lui-même et
tourné vers soi, est pour soi-même substance; si au contraire il se tourne
vers l’extérieur, on l’appelle alors mouvement au sens propre; car le mouvement
qui reste à l’intérieur est repos : ou bien repos en mouvement ou bien mouve­
ment en repos.1 »
On remarquera que ce texte part de la notion de vie, considérée commu­
nément comme un mouvement automoteur. L’exemple de l’âme fera
mieux comprendre comment les notions s’enchaînent. La définition
de l’âme, c’est la vie, donc le mouvement automoteur. Mais cette défi­
nition ne vient pas s’ajouter à l’âme, de l’extérieur : l’âme est vie, par son
être même. On peut donc dire que l’être de l’âme est mouvement, ou
encore, que si le mouvement automoteur reste « tourné vers l’intérieur »,
il est l’être même de l’âme 2. D’autre part, l’âme vit réellement, elle se
meut elle-même, son mouvement automoteur « se meut ». On dira alors
que son mouvement se tourne vers l’extérieur; l’âme exercera alors son
activité, elle se définira comme vie et comme pensée, puisque le mouve­
ment qui la définit est un mouvement de vie et de pensée 3.
Il y a donc deux états du mouvement : selon le premier, le mouvement
se pose comme être, selon le second, le mouvement se pose comme mou­
vement. Il en résulte, en premier lieu, que l’être est mouvement, et en
second lieu, que le mouvement apparaît comme une qualification de
l’être.
L’être est mouvement. Nous voyons s’esquisser une doctrine qui
prendra une grande importance dans le groupe III, où l’être (ou l’exis­
tence), par rapport à l’étant (ou à la substance), apparaîtra comme un
agir pur, un mouvement pur, sans détermination et sans limitation pro­
venant d’un sujet ou d’un objet4. Sans doute, dans notre groupe II, il
n’y a pas de distinction stricte entre l’être, la substance ou l’existence 5.
Mais l’être (ou substance ou existence) est déjà défini comme mouvement
demeurant tourné vers soi, dans un état de repos, de pureté et d’indéter­
mination 6.
Lorsque le mouvement reste tourné vers l’intérieur, tout reste en un
état de confusion originelle : mouvement et repos coïncident, vie et

1. Victorinus, § 28 = Adv. Ar., III, 2, 33-36. Comme dans le mouvement


tonique stoïcien, la direction vers l’intérieur est liée à la production de la subs­
tance, la direction vers l’extérieur est liée à la production du mouvement lui-
même, c’est-à-dire de la qualité.
2. Victorinus, § 26 = Adv. Ar., I, 32, 40-46.
3. Victorinus, § 26 = Adv. Ar., I, 32, 50-57 et § 27 = I, 32, 57-61.
4. Cf. p. 373 etp. 412.
5. Cf. p. 224. Ces trois termes remplacent la notion plotinienne d’étant indé­
terminé.
6. Victorinus, § 28 et § 29.
228 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
pensée s’identifient avec l’être et l’être même n’est rien d’autre que cet
état d’indétermination.
Cet état de repos, de conversion vers soi, est également appelé état de
« puissance » :
« Ces choses (c’est-à-dire la vie et la pensée), si elles restent en puissance,
n’ont pas d’autre nom que celui d’être; elles demeurent et, en quelque sorte,
elle sont en repos et tournées vers elles-mêmes; elles n’exercent pas d’autre
acte que celui d’être.1 »
Si cet état d’involution 2 est appelé état de « puissance », ce n’est évi­
demment pas au sens aristotélicien de possibilité. On voit immédiate­
ment par le contexte qu’il s’agit ici d’une puissance d’agir qui ne s’exerce
pas. On songera alors à la notion aristotélicienne à'habitus, (Γέξις, ou
même d’acte premier, d’entéléchie3. Mais, ici encore, l’arrière-plan
stoïcien ne doit pas être oublié : plus qu’à 1’εξις aristotélicienne, qualité
accidentelle, il faudra penser à 1’εξις stoïcienne, force ontologique de
cohésion4. En effet c’est cette même notion stoïcienne (Γεξις que

1. Victorinus, § 33 = Adv. Ar., III, 5, 6-9.


2. J’emploie ici un terme qui n’a pas d’équivalent précis chez Victorinus.
Mais je pense qu’il correspond assez bien à l’idée ici exprimée : l’acte d’être
correspond à un état de virtualité transcendante. Cette notion d’involution
apparaît chez Plotin en liaison avec celle d’évolution et de déploiement et suppose,
chez lui, le modèle stoïcien des raisons séminales, cf. Enn., IV, 8 [6] 6, 6; 11,4
[12] 9, 12; III, 8 [30] 8, 34; V, 8 [31] 6, 10; VI, 6 [34] 9> 3°; VI, 7 [38] 9, 38;
VI, 8 [39] 18, 18; III, 7 [45] ii, 23; III, 5 [50] 9, 3. J. Trouillard, La puri­
fication plotinienne, p. 56-75, consacre un chapitre à la notion d’involution chez
Plotin et montre bien comment la raison séminale permet de comprendre la
notion de puissance chez Plotin (p. 75). Il ne souligne peut-être pas suffisamment
le fait que cette conception de l’idée involutive suppose le biologisme stoïcien,
puisqu’elle a pour modèle la croissance de la plante, cf. la note de R. Harder,
Plotins Schriften, t. V, p. 314-315.
3. Il y a en effet, chez Aristote, analogie entre Yhabitus et l’entéléchie, De
anima, II, 1, 412 a 22. L’âme est l’acte premier du corps, parce qu’elle est prin­
cipe des fonctions vitales, qui ne seront en exercice que dans l’acte second, de
même que la science est un habitus qui n’est pas toujours en exercice. Comme
le remarque J. M. Le Blond, Aristote, Traité sur les parties des animaux, Paris,
Aubier, 1945, p. 29 et n. 4, la tradition aristotélicienne avait été ainsi amenée à
identifier entéléchie et puissance active, cf. Alexandre d’Aphrodise, De anima,
p. 9, 5, Bruns. L’exemple traditionnel de la vue (οψις) par opposition à la vision
(όρασις) qui était destiné à faire comprendre le rôle de l’âme par rapport au corps
(De anima, II, 1, 412 b 18) confirme cette doctrine, cf. p. 235.
4. L’habitus aristotélicien n’est qu’analogue à l’acte premier. Même si cet
acte premier est conçu comme une puissance active, il n’est pas lui-même un
habitus. Έ’έξις stoïcienne, au contraire, est qualité, c’est-à-dire principe spéci­
ficateur, Simplicius, In Categ., p. 209, 10, Kalbfleisch : έκάλουν δέ τήν ποιότητα
καί έξιν οί άπό τής Στοάς, Plutarque, De stoic. repugn., 1053 /-1054 a (S.V.F.
t. II, n° 449), citant le περί έξεων de Chrysippe, définit également les έξεις
comme des souffles (αέρας) et comme des qualités qui sont des tensions pneuma­
tiques (πνεύματα καί τόνους αερώδεις) et il cite comme exemple ces qualités
substantielles que sont la dureté du fer, la blancheur de l’argent, etc. Il semble
donc que C. Rutten, La doctrine des deux actes dans la philosophie de Plotin,
dans Revue philosophique, t. LXXXI, 1956, p. 100-106, ait tort de considérer
la théorie des deux actes chez Plotin comme héritière de la seule théorie aristo-
LE MODÈLE STOÏCIEN DE LA PUISSANCE 229
suppose la définition de 1’ « en puissance » que nous propose un
texte de Porphyre :
« En puissance se dit, soit de ce qui, sans avoir encore reçu la puissance,
est capable de la recevoir (ainsi l’enfant eu égard à la grammaire), soit de ce qui
a reçu la puissance, quand il n’agit pas selon elle (ainsi l’enfant, quand, après
avoir appris la grammaire, il n’écrit ni ne lit, parce qu’il est occupé à d’autres
choses ou qu’il dort) x.
Ce qui a reçu 1’έξις et n’agit pas, mais demeure inerte sous le rapport de
cette puissance, s’il a acquis toute la perfection qui revient à sa forme spéci­
fique, s’est simplement tenu en repos; mais s’il était encore imparfait selon sa
forme et qu’on affirmât de lui Yen puissance, on passerait alors manifestement
à l’autre signification du] terme en écartant la signification normale qui se
rapporte à la perfection de la forme et qui veut dire simplement : « Qui demeure
inerte sans agir *12. »
Malgré certains traits aristotéliciens 3, ce développement fait allusion
à 1’έξις stoïcienne. Notamment il est illustré par un exemple caractéris­
tique : la rame immobile, nous dit-il, ne fait pas avancer le navire, puis­
qu’elle est en repos; mais elle est parfaitement constituée quant à sa
nature propre (έξις), elle se repose seulement d’agir4. Les Stoïciens
donnaient pour illustrer leur notion ά’έξις des exemples analogues :
la lame de fer coupe « d’elle-même », le cylindre roule « de lui-même 5 » ;

télicienne des deux actes. Plotin distingue effectivement entre l’acte de l’essence
et l’acte qui résulte de l’essence (Enn., V, 4,2, 28-31), mais il donne comme exemple
de cette distinction la chaleur qui est dans le feu et celle que le feu fournit aux
autres choses (V, 1, 3, 6-12). Cette chaleur qui est dans le feu, c’est la qualité
substantielle du feu. La doctrine des deux actes, chez Plotin, suppose donc
la distinction stoïcienne entre la qualité substantielle et les effets extérieurs qui
résultent d’elle. Elle suppose cette transposition du stoïcisme que nous décri­
vons dans le présent chapitre. Le vocabulaire aristotélicien n’est pas absent :
il est impliqué dans la distinction de deux « actes », mais il est intégré
à une transposition platonicienne (puisque l’acte premier est conçu comme une
idée) du stoïcisme (puisque l’acte premier est conçu comme une qualité substan­
tielle).
1. Porphyre, Ad Gaurum, p. 33, 14, Kalbfleisch. J’utilise la traduction de
A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. III, p. 266.
2. Porphyre, Ad Gaurum, p. 52, 6 : τό τ<ήν έ> ξιν άναδεδεγμένον καί μή ενεργούν
άλλ’ έν τή δυνάμει ήσυχάζον, τέλειον γεγονός κατά τό είδος ήρεμον μέν ήν εί δ’άτελές
είη κατά τό είδος, κατηγοροίη δέ τις αύτοΰ τ<ό δυνάμει>, έπί τό έτερον σημαινόμενον τοϋ
δυνάμει μεταβαίνων, τό <δέ> τεταγμένον κατά τό τέλειον είδος τοϋ δ<υνάμει σ>ημαινόμενον
καί μόνον έν ησυχία άνενέργητον παραιτού<μενος> φαίνεται. Cf. A. J. FESTUGIÈRE,
ibid., p. 290.
3. Surtout l’exemple de la grammaire, cf. De anima, II, 1, 412 a 22 sq. La distinc­
tion entre nosse et cogitare, chez Augustin, De trin., X, 5, 7 se situe dans la
même tradition.
4. Porphyre, Ad Gaurum, p. 52, 12-15, Kalbfleisch : οΰτω γά<ρ...> ρει μέν ό έπί
τής κώπης άπ<ό> τής νεώς έκβεβλημένης κατήγορων τό δυνάμει διά τό μή έρέττειν τήν
ναΰν τό καθ’ έξιν μέν τέλειον δυνάμει, ήσυχάζον <δ’ά>πό τής ένεργείας έν τή οικεία
δυνάμει σημαίνων εύρίσκεται.
5· Cf. Simplicius, In Categ., p. 306, 19, Kalbfleisch : τό έξ έαυτοΰ κινεϊσθαι ώς
ή μάχαιρα τό τέμνειν έκ τής οικείας έχει κατασκευής (κατά γάρ τό σχήμα καί τό είδος ή
ποίησις έπιτελεϊται). Cicéron, De fato, 18, 43 : le cylindre se meut suapte ui
et natura, il a de lui-même sa uolubilitas (cf. Aulu-Gelle, Noct. Att., VII,
2 : « Quoniam ita sese modus eius et formae uolubilitas habet... »). La causa-
230 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
de la même manière, la rame est motrice « d’elle-même ». Σ’εξις stoïcienne
n’est pas, comme son homonyme aristotélicienne, une qualité acciden­
telle, elle est la nature même de la chose, son être propre, le principe
de son activité. Elle correspond donc à la direction du mouvement
tonique vers l’intérieur, à la force de cohésion interne qui constitue
l’être avant qu’il se mette en rapport avec le monde extérieur x.
Cette doctrine est très importante dans le stoïcisme; elle sert à assurer
l’indépendance du sujet à l’égard des circonstances extérieures : Vhegemo-
nikon, la partie directrice de l’âme, perçoit ainsi « de lui-même », c’est-
à-dire qu’il est maître de ses sensations *2; le sage a sa perfection en lui-
même, il n’a pas besoin de se tourner vers les choses extérieures pour
être sage et pour posséder éminemment toutes les qualités3; Zeus,
enfin, reste seul et en repos, sans activité, après comme avant la période
du monde, lorsque les différents dieux qui correspondent à ses différentes
activités sont confondus en lui dans une unité totale 4 En tout ceci, on
retrouve la notion d’un premier moment où la conversion vers soi assure
la perfection. Il en résulte que « la puissance est au-dessus de l’acte,
parce qu’elle est puissance infinie de tous les actes possibles 5 ».
On comprend donc en quel sens nos textes identifient l’être à l’état
selon lequel le mouvement reste en repos, tourné vers soi et en puis-

lité propre au couteau, au cylindre, à la rame, est identique à leur orga­


nisation, à leur constitution, à leur έξις et indépendante de l’usage et de l’exer­
cice, cf. O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 130 et 143; V. Golds­
chmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 96, 1. Cette doctrine semble
bien avoir été liée explicitement à la notion de puissance par les Stoïciens,
si l’on en croit ce texte de Clément d’Alexandrie, Strom.., VIII, 9, 96, 6 (S.V.F.,
t. II, n° 344) ; αίτιον δε κυρίως λέγεται τό παρεκτικόν τίνος ένεργητικώς, έπεί καί
τόν σίδηρον τμητικόν φαμεν είναι ού μόνον έν τφ τέμνειν, άλλά καί έν τφ μή τέμνειν
ούτως ούν καί τό παρεκτικόν άμφω σημαίνει καί τό ήδη ένεργοϋν καί τό μηδέπω μέν,
δυνάμει δέ κεχρημένον τοϋ ένεργησαι.
ι. L/έξις est έκτικόν πνεύμα (Ps. Galien, Introductio sive medicus, 9, t. XIV,
p. 697, Kuhn; S.V.F., t. II, n° 716). Comme le montre O. Rieth, Grundbegriffe
der stoischen Ethik, p. 67, il faut, avec Arnim, lire δι’ εύτονίαν έκ[τα]τικά, dans
Plutarque, De comm. not., 1085 c (S.V.F., t. II, n° 444) où il s’agit de l’air et du
feu qui se donnent à eux-mêmes leur cohésion, grâce à la force de leur mouve­
ment tonique. De même, selon O. Rieth, ibid., il faut probablement lire avec
Kalbfleisch εαυτών... έκτ<ικ>άς έξεις, en Simplicius, In Categ., p. 276, 30, Kalb­
fleisch : pour les Stoïciens, les έξεις se « contiennent » elles-mêmes, se donnent
à elles-mêmes leur cohésion et leur unité interne. Simplicius en conclut que,
pour les Stoïciens, il y a des qualités de qualités, puisque les έξεις sont des qualités
substantielles et qu’elles sont en quelque sorte qualités d’elles-mêmes, dans la
mesure où elles s’unifient et se contiennent elles-mêmes.
2. O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 147.
3. E. Bréhier, Chrysippe, p. 217.
4. Épictète, Dissert., III, 13, 7; Sénèque, Epist., 9, 16 : « Qualis est
Iovis, cum resoluto mundo et dis in unum confusis, paulisper cessante natura,
adquiescit sibi cogitationibus suis traditus. Tale quiddam sapiens facit : in se
reconditur, secum est. »
5. V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 153 (et voir p. 154,
la comparaison entre le sage stoïcien et l’Un plotinien).
MOUVEMENT ET QUALITÉ SUBSTANTIELLE 231
sance. « En puissance » ne signifie nullement ce qui a besoin d’être actué,
mais bien au contraire ce qui transcende tous les actes possibles, parce
qu’il est déjà, par son être même, tout ce qu’une activité ultérieure,
« un mouvement tourné vers l’extérieur », pourrait lui apporter 4. L’être
vit et pense « de lui-même », c’est-à-dire qu’il est précisément la vie et
la pensée, immobiles, tournées vers soi, dans un état supérieur à ce qu’elles
seront lorsqu’elles se manifesteronti. 2. L’être n’est rien d’autre que
l’état de pureté et d’intériorité du mouvement.
Mais, second état du mouvement, le mouvement se fait mouvement,
en se tournant vers l’extérieur. C’est le paradoxe même du mouvement
automoteur 34 5et on le rencontre déjà dans le stoïcisme. En effet, l’être,
dans l’ontologie stoïcienne, se différencie par lui-même, c’est-à-dire
par son propre mouvement. Cette différenciation intérieure et spontanée,
c’est la qualité (ποιότης), principe d’autodétermination intérieur à la
matière. Il en résulte que la qualité est à la fois le mouvement et ce qui
résulte du mouvement, elle est à la fois le mouvement tonique — se
tournant vers l’extérieur —■ et le résultat de ce mouvement : la forme
du corps ; elle est à la fois cause et effet d’elle-même 4. On pourrait parler
d’un mouvement-qualité : tourné vers l’intérieur, et demeurant en état
d’involution, il assure la substantialité et l’unité; tourné vers l’extérieur,
et passant à un état d’évolution, il se pose lui-même, c’est-à-dire qu’il
engendre ce résultat de lui-même qu’est la qualification, la détermination,
a forme extériorisée. Ainsi qualité, mouvement, différence, manière
d’être, forme, acte, logos, sont des termes qui tendent à être confondus 5,

i. Victorinus, § 42 = Adv. Ar., I, 50, 27 : « La puissance possède déjà, et


au plus haut degré, l’être qu’elle aura lorsqu’elle sera en acte, et à la vérité,
elle ne l’a pas, elle l’est... En effet, la puissance, par laquelle l’acte qui naît d’elle
a le pouvoir d’agir, est, elle-même, en acte. »
2· § 38 = Ad. Cand., 21, 2; § 28 = Adv. Ar., III, 2, 12; § 33 = III, 5, 29-30
(à propos de la vision) : « Eo quod est visio, eo est videre atque discernere. »
3. Si l’être se pose par son propre mouvement, il doit se poser à la fois comme
être et comme mouvement; il faut que le mouvement soit cause et effet de lui-
même.
4. Cf. O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 58-61, notamment,
p. 61 : « Einerseits ist (die Beschaffenheit = ποιότης) die Ursache des beschaffenen
Kôrpers, andererseits der Inbegriff seiner spezifischen Eigenschaften. Die
Spannungsbewegung des Pneumas ist die Ursache der Gestalt, aber andererseits
ist die Spannung nichts anderes als die Gestalt. » Sur la notion de mouvement
tonique, cf. p. 226.
5. Ces termes sont primitivement liés dans la doctrine stoïcienne. Il y a d’abord
un groupe qui correspond à une considération logique. Toute qualité (ποιότης)
introduit une différence (διαφορά), cf. Simplicius, In Categ., p. 222, 30 (S.V.F.,
t. II, n° 378), ou une manière d’être (πώς έχον), dans la mesure où elle entre en
rapport avec quelque chose d’autre (voir ïa discussion des textes de Plotin,
Enn., NI, 1 [42] 29-30, par O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 79-
83). Plotin, Enn., VI, 1, 29, 14, laisse également supposer que les qualités sont
des εΐδη et des λόγοι. D’autre part, selon la considération physique ou onto­
logique, la qualité est mouvement, dans la mesure où elle est un pneuma (cf.
p. 230, n. 1) et le mouvement est acte (cf. Simplicius, In Categ., p. 306, 16 et
307, 3, Kalbfleisch).
232 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE

et qui désignent tout ce qui introduit une qualification et une détermi­


nation dans l’être pur.
Dans nos textes, le mouvement, en se tournant vers l’extérieur, se
pose comme mouvement x, c’est-à-dire comme définition, comme forme *12,
plus précisément encore comme vie et comme pensée en acte 3. Mais
alors que l’extériorisation du mouvement tonique stoïcien n’aboutissait
qu’à la réalisation d’une forme matérielle 4, l’extériorisation du mouve­
ment intelligible aboutit, dans nos textes, à une autodéfinition spirituelle :
la connaissance de soi par la pensée. La vie apparaît alors comme une
mise en mouvement, une extériorisation, qui permet le retour à l’intérieur,
grâce à la vision de soi.
S’il en est ainsi, faut-il concevoir le mouvement — qui comprend
en quelque sorte en lui tous les genres de l’étant — comme une qualité
substantielle ou, pour reprendre les expressions de Plotin, comme un
« complément de la substance » ? Plotin s’était en effet posé cette question 56.
Le complément de la substance, c’était dans la tradition de la logique
aristotélicienne, la différence spécifique, la différence contenue dans la
quiddité et faisant partie de la définition de la substance ®. Plotin laisse
entendre que cette notion prenait, dans une perspective stoïcienne, un
sens particulier. Le complément de la substance y était, comme dans la
tradition aristotélicienne, ce qui était contenu dans un logos, mais ce
logos était désormais une réalité ontologique, une raison séminale. Le
complément de la substance, c’était par exemple, la chaleur dans le feu,
c’était donc la qualité substantielle, au sens stoïcien, c’était donc finale-

Dans ΓIsagoge de Porphyre, qui présente un extraordinaire mélange de notions


platoniciennes, aristotéliciennes et stoïciennes, on retrouve la liaison entre
qualité, différence, manière d’être et logos. La différence spécifique « raisonnable »
y est appelée qualité (Isagoge, p. 8, 17, Busse). La différence est liée d’une manière
générale à la manière d’être (p. 8, 12). La différence qui appartient par soi au
sujet achève la définition de la chose, c’est-à-dire son logos (p. 9, 20).
Chez Plotin lui-même, on trouve des traces de ce vocabulaire stoïcien. La
qualité, dans le monde intelligible, est définie comme acte (Enn., II, 6 [17] 3, 7).
Acte et logos s’identifient, VI, 7 [38] s, 3-4 et VI, 2 [43] 5, 13, notamment au
niveau de l’âme : les raisons spermatiques (qui sont qualifiantes et spécifiantes)
sont l’acte de l’âme. Mouvement et acte s’identifient également (VI, 1 [42] 16, 6).
On retrouve ce vocabulaire stoïcien chez Tertullien, qui oppose à substantia,
les termes de status, natura, condicio, qualitas, pour désigner la propriété déter­
minante, cf. R. Braun, Deus christianorum, Paris, 1962, p. 206.
1. Victorinus, § 28 = Adv. Ar., III, 2, 34 : « Sive foras spectat, unde magis
dicitur motus. » Cf. également § 49 = Adv. Ar., I, 52, 45 : « Manifesta motio. »
2. Cf. p. 233.
3. Cf. p. 233.
4. Simplicius, In Categ., p. 264, 33, Kalbfleisch (S.V.F., t. II, n° 456) : la
figure du corps résulte de son mouvement tonique, cf. O. Rieth, Grundbegriffe
der stoischen Èthik, p. 58-61.
5. Enn., VI, 2 [43] 15, 1 et II, 6 [17] 1, 6-7.
6. Cf. Porphyre, Isag., p. 10, 9; 12, 7, Busse; In Categ., p. 95, 22 et 99, 16
(où qualités complétant la substance et qualités substantielles sont iden­
tifiées).
MOUVEMENT ET QUALITÉ SUBSTANTIELLE 233
ment un acte intérieur à la substance, c’était le mouvement même de la
substance x. Plotin pouvait donc être tenté de définir sur ce modèle le
rapport entre l’étant et ses genres. Mais Plotin ne veut retenir de la notion
de complément de la substance ou de qualité subtantielle que son aspect
logique et il refuse d’assimiler le rapport entre l’étant et le mouvement
à un rapport entre substance et qualité substantielle :
« Puisque le mouvement est l’acte de la substance, et que l’étant est lui-
même acte... on ne peut même pas l’appeler un complément, mais il est préci­
sément cet acte même qu’est l’étant. 1

Plotin veut dire qu’il n’y a pas de différence entre l’acte qu’est le mou­
vement et l’acte qu’est l’étant : tous les genres sont en acte et déterminés
totalement; certains genres ne viennent pas déterminer d’autres genres
qui resteraient par eux-mêmes indéterminés; tous sont ensemble les
déterminations inséparables et indéductibles qui constituent l’uni-
multiplicité de l’étant. Plotin refuse donc d’admettre une composition de
type logique entre les genres de l’étant.
Dans nos textes, au contraire, le mouvement est conçu comme une
qualité substantielle, comme une définition, et, implicitement, comme un
complément de la substance. Cette doctrine est exprimée clairement à
propos de l’âme, mais elle vaut tout autant pour le monde intelligible :
« L’âme, étant une substance incorporelle, a une définition et une image,
sa puissance vivante et pensante... Car l’âme est en même temps substance
et mouvement; en effet, l’âme, en tant que sujet, est identique selon qu’elle
vit et qu’elle vivifie et selon qu’elle pense et est intelligence, puisqu’elle vit et
pense par un mouvement qui est un et qui est la spécification de l’âme. Car elle
est définie par son mouvement : elle est ainsi un étant qui est un et qui est
doué d’une double puissance, celle de la vie, celle de l’intelligence, qui s’exté­
riorise en un unique mouvement.3 »
Nos textes n’hésitent donc pas à concevoir le rapport entre substance
et mouvement selon un modèle logique qui a d’ailleurs une signification
ontologique. C’est ce même modèle logique que Porphyre, nous l’avons
vu 4, utilisait dans son commentaire Sur le Parménide pour concevoir le
rapport entre l’Un et l’Étant, au sein de l’Un-Étant. Il découvrait dans
le rapport qui lie les qualités substantielles « animalité » et « rationalité »
au sein de la définition de l’homme, un type d’implication et de mélange
total 5. De la même manière, ici, l’opposition logique entre l’être et sa
qualité substantielle, entre l’être et le mouvement qui le définit, corres-

1. Enn., II, 6 [17] 1, 22-40 et VI, 2 [43] 14, 17 : τά μέν (τής ούσίας συμπληρωτικά)
έν ταϊς ούσίαις ένεργείας αύτών.
2. VI, 2, 15, 6 : εΐ γάρ ή κίνησις ένέργειά έστιν αυτής, ένέργεια δέ το δν... ούδ’άν
συμπληρωτικόν έτι λέγοιτο, άλλ’ αύτή.
3· Victorinus § 25.
4. Cf. ρ. 130-131.
5· <Porphyre>, In Parm., XI, 5-23·
234 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
pond à un mélange total : le mouvement est déjà dans l’être, l’être se
déploie dans le mouvement. Mais cette intériorité réciproque ne supprime
pas la subordination de la définition ou du mouvement à la substance.
En passant de l’être à sa définition, du mouvement tourné vers l’intérieur
au mouvement tourné vers l’extérieur, on passe de l’indétermination
transcendante à la détermination particulière, de l’involution à l’évolution.
C’est précisément ce que Plotin refusait. Selon nos textes, le premier
moment, celui de l’être pur, contient les autres selon un mode transcen­
dant, précisément parce qu’il est plus pur et plus indéterminé; les autres
moments, la vie et la pensée, le mouvement et l’altérité, sont postérieurs,
dans la mesure même où ils se posent eux-mêmes et se déterminent
eux-mêmes. Ils ajoutent quelque chose au premier moment, non pas
dans l’ordre de l’être pur, qui reste transcendant, mais dans l’ordre de la
détermination, dans l’ordre de la substance « achevée », « complétée » par
le mouvement. Cette opposition entre l’indétermination et la détermina­
tion, entre l’être et la forme qui le limite, conduira à la distinction, expli­
citée dans les textes du groupe III, entre l’Être transcendant, identifié à
l’Un, et l’étant déterminé, identifié à la substance intelligible ou à
l’intelligence x.

III. — Être, vie et pensée


ET LES TROIS MOMENTS DE LA VISION

Vie et pensée constituent donc un déploiement des virtualités transcen­


dantes contenues dans l’être. C’est ce qui appariât clairement à la lumière
de l’exemple que nos textes du groupe II proposent pour illustrer le
rapport entre l’être, la vie et la pensée. Dans la vision, nous est-il dit1
2, il
faut distinguer la vue elle-même en état de repos — elle correspond à
l’être —, puis l’acte de voir, l’exercice de la vision — il correspond à la
vie —, enfin la conscience de la vision, l’acte de reconnaître qu’on voit et
ce qu’on voit — ce moment correspond à la pensée.
L’exemple de la vision se trouve déjà chez Plotin. Chez lui, il est destiné
à faire comprendre le mouvement par lequel l’intelligence se constitue.
Mais il n’y a pas, dans l’exemple plotinien, correspondance entre ces
moments et la triade être-vie-pensée, bien que les notions de vie et de
pensée aient un certain rapport avec le processus. Pour Plotin 3, lorsque

1. Cf. p. 408 et sq.


2. Victorinus, § 33 = Adv. Ar., III, 5, 1-6.
3. Enn., VI, 7 [38] 16, 10-20 : άρα, δτε έώρα πρδς τδ αγαθόν, ένόει ώς πολλά τό εν
εκείνο καί έν ών αύτδς ένόει αύτδ πολλά, μερίζων αύτδ παρ’ αύτφ τφ νοεϊν μή δλον δμοϋ
δύνασθαι; Άλλ’ ουπω νοϋς ήν εκείνο βλέπων, άλλ’ έβλεπεν άνοήτως. "Η φατέον ώς ούδ’
έώρα πώποτε, άλλ’ έζη μέν πρδς αύτδ καί άνήρτητο αύτοϋ καί έπέστραπτο πρδς αύτδ...
νοϋς ήδη ήν, πληρωθείς μέν, ί'ν ’έχη, δ όψεται. Cf. également V, 3 [49] n, 5· ΙΟ· 12 :
L’Intelligence est d’abord άτύπωτος δψις, puis ίδοΰσα δψις.
LES TROIS MOMENTS DE LA VISION 235
l’intelligence n’est encore que matière intelligible et pure altérité, c’est-à-
dire au moment de sa sortie de l’Un, elle n’est pas encore Intelligence,
mais elle est une vision qui ne voit pas encore. Elle est en somme puissance
de vision, possédant en elle un désir confus de l’objet qu’elle veut voir et
une sorte de représentation vague de cet objet. A ce moment, elle ne voit
pas encore, ou plutôt elle voit « inintelligiblement », c’est-à-dire sans
distinguer son objet, elle « vit » seulement, nous dit Plotin, et elle effectue
un mouvement de conversion vers son objet. Lorsque la conversion est
achevée, lorsqu’elle voit son objet (elle voulait voir l’Un, mais elle ne
voit que sa projection au plan de l’intelligence), elle est Intelligence,
elle pense. Il y a donc chez Plotin une certaine tendance à rapprocher
la vision inconsciente avec la vie et la vision achevée avec la pensée.
Mais ces notations n’ont rien de systématique. Elles laissent entendre
surtout que la constitution de l’intelligence est analogue à l’actuation
de la faculté de vision x. Or, pour Plotin, une telle actuation est un pro­
cessus purement immanent, qui ne produit aucune altération et ne
suppose aucune passivité : « La vision, qu’elle soit en puissance ou en
acte, reste substantiellement la même 12. »
C’est précisément cette immanence parfaite du processus visuel qui
fonde, dans le développement que nous étudions, l’analogie entre les
moments de l’acte de vision et les moments de la triade. En premier lieu
l’acte de voir et l’acte de reconnaître qu’on voit et ce qu’on voit, c’est-à-
dire les deux derniers moments du processus, sont contenus dans le
premier, lorsqu’ils restent en puissance, en repos, tournés vers soi 3. La
distinction entre la vue et la vision fera sans doute penser à l’opposition
aristotélicienne entre la faculté et son acte 4*. Toutefois le caractère subs­
tantiel de la vue et l’immanence des actes ultérieurs, vision et conscience de
la vision, dans le moment originel de la vue, nous ramènent, encore une
fois, à une transposition des schèmes stoïciens.
Pour les Stoïciens, la sensation, comme la vertu, comme la science,
est originellement dans un état de substantialité pure, de corporéité,
dans la mesure où elle est identique à Vhegemonikon, c’est-à-dire à la partie
directrice du composé humain 6, qui est comme le Zeus de ce microcosme

1. Cf. Enn., V, i [10] 5, 18-19 et 7, 6 : L’Intelligence est une vision en acte


(une δρασις) par opposition à δψις, cf. p. 228. Cf. également III, 8 [30] 11, 1-7.
2. Enn., III, 6 [26] 2, 34 : ώσπερ γάρ ή δψις καί δυνάμει ούσα καί ένεργεία ή αύτη
τή ούσία:.
3· Cf. ρ. 228.
4· Cf. ρ. 228, η. 3
5· Cf. Ο. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 78, citant Diogène
Laerce, VII, 52 : αϊσθησις δέ λέγεται κατά τους στωϊκούς τό τ’άφ’ ηγεμονικού
πνεύμα έπί τάς αισθήσεις διήκον, qu’il compare avec Sextus, Adv. Math., VII, 38
où Γέπιστήμη est définie comme un ήγεμονικόν πως έχον. Cela signifie que
1’ήγεμονικόν est la cause principale, 1’αίτιον συνεκτικόν de la sensation. Nous
sommes ici en présence d’un principe général d’explication propre au système
236 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
qu’est l’homme. Cet hegemonikon est « sentant par soi », comme, nous
l’avons vu, la lame était coupante par soi. Il est Γ αίτιον συνεκτικόν, la
cause de cohésion, de la sensation : autrement dit, il est la sensation
elle-même dans son état de puissance et de substantialité. La vue n’est
qu’un cas particulier de la sensation. On peut donc affirmer qu’elle est
originellement έξις au sens stoïcien, qu’elle est dans un état de repos et
de puissance. Elle est donc analogue à l’être, qui est, nous l’avons vu *, le
mouvement dans un état de pureté, d’intériorité et d’indétermination
transcendantes.
Mais la sensation s’actue : elle est alors le souffle s’étendant depuis
l’hegemonikon jusqu’aux sens * 12 ; la sensation sort de son état de substan­
tialité originelle pour se mettre en relation, pour se comporter d’une
certaine manière (πώς έχειν) à l’égard des choses sensibles. Cette mise en
relation est une tension du pneuma vers l’extérieur. C’est de cette manière
que notre texte conçoit le second moment, l’exercice de la vue, la vision :
la vue sort de soi, c’est-à-dire de son état de conversion vers l’intérieur et
de repos; elle « tend » sa propre puissance, elle va à la rencontre des
objets 3. Notre texte décrit donc la vision selon un modèle stoïcien d’après
lequel la vue se tend vers les objets.
Mais la sensation n’est pas achevée par cette sortie et cette tension :
le voir n’est pas vraiment voir s’il ne saisit et ne comprend qu’il voit4.

stoïcien. C’est ainsi que Sénèque, Epist., 113, 2 rapporte cette définition
stoïcienne : « Virtus autem nihil aliud est quam animus quodammodo se habens »
( = ήγεμονικόν πως έχον). Dans cette lettre, Sénèque discute la doctrine stoïcienne,
selon laquelle les vertus seraient des vivants. C’est cette même doctrine qui
semblait absurde à Plutarque, De comm. not., 45,1084 a-b. Et, comme le remarque
V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 23, la signification de
cette doctrine nous est indiquée par Sénèque, rapportant dans sa lettre 113, 23,
cet exemple : « Pour Cléanthe, la promenade est un souffle qui se transmet de la
partie hégémonique de l’âme jusqu’aux pieds, pour Chrysippe, c’est la partie
hégémonique même. » L’opposition entre Chrysippe et Cléanthe n’est d’ailleurs
pas très grande : dans les deux opinions, la promenade, (comme la vertu, la
science, ou l’opinion) est originellement confondue avec le souffle qui constitue
l’hegemonikon. Mais Cléanthe insiste plus sur le fait que la promenade est une
extension de ce souffle (cf. le texte de Diogène Laerce, VII, 52 cité plus haut),
tandis que Chrysippe insiste plus sur l’identité foncière entre le « comporte­
ment » qu’est la promenade et la réalité corporelle, l’hegemonikon, dont elle
émane. Vertu, science, sensation, promenade, sont des mouvements tournés
vers l’extérieur, des extériorisations, d’une réalité corporelle et substantielle,
dans laquelle ils sont contenus originellement. Ils correspondent à la phase
d’extériorisation du mouvement tonique.
1. Cf. p. 227.
2. Cf. le texte de Diogène Laerce, VII, 52. cité p. 235, n. 5. Cf. également
Philon, Leg. Alleg., II, 36-37, qui distingue entre la sensation καθ’έξιν et la
sensation en acte. La sensation en acte est une extension et une mise en mouve­
ment de 1’έξις : άποτελεΐται δέ ή (αΐσθησις) κατ’ ένέργειαν, όταν ή καθ’ έξιν κινη-
θεϊσα ταθ'ή μέχρι τής σαρκός καί τών αισθητικών άγγείων’ ώσπερ γάρ φύσις άποτελεΐται
κινηθέντος σπέρματος, ούτως καί ενέργεια κινηθείσης έξεως.
3- Victorinus, § 33 — Adv. Ar., III, 5, 10 : “ Quasi progressione sui. » 5, 12 :
« Intentione ac vigore propriae potestatis. »
4. Victorinus, § 33 = Adv. Ar., III, 5, 16-24.
LES TROIS MOMENTS DE LA VISION 237
Notre texte semble hésiter sur le sens de cette troisième phase : est-ce
reconnaître qu’on voit ou reconnaître ce qu’on voit, s’agit-il de la cons­
cience de la vision ou de la perception d’une chose1 ? A vrai dire, fonction
réflexive et fonction discriminative étaient intimement liées dans la
doctrine aristotélicienne de la sensation : « En attribuant à chaque sens
particulier le pouvoir de distinguer entre eux ses propres sensibles...
(Aristote) doit penser que chaque sensation s’accompagne de la conscience
de cette sensation pour qu’il soit possible de la confronter et de la distin­
guer de toute autre sensation appartenant au même sens 2. » Aristote
avait en effet reconnu le caractère réflexif de toute sensation et cette
doctrine avait été reprise par toute l’école péripatéticienne, notamment
par Alexandre d’Aphrodise 3. Mais cette doctrine n’est pas non plus
étrangère au stoïcisme. Pour ce dernier, l’acte de sensation n’est pas
réception d’une impression sensible, mais assentiment et compréhen­
sion 4. Nous ne sommes pas envahis par un objet étranger, lorsque nous
percevons, mais nous reconnaissons entre nous et cet objet une appro­
priation 5. Pour pouvoir reconnaître cette appropriation, nous devons
donc, en percevant l’objet, nous percevoir nous mêmes et notre rapport
à l’objet. Appropriation et co-perception (οίκείωσις et συναίσθησις) sont
intimement liées 6. Mais cette reconnaissance nous ramène à nous-mêmes :
le mouvement de tension qui allait du sujet percevant à l’objet, du centre
à la périphérie, revient maintenant à son centre. L’immanence totale du
processus visuel est ainsi assurée : l’acte de voir est inséparable de ce
retour à l’intérieur et à soi-même qu’est le jugement sur l’acte de voir.
Le processus visuel, tel qu’il est décrit dans notre texte, suppose donc
lui aussi le schème stoïcien du mouvement tonique. Nous pouvons
songer à une transposition porphyrienne du stoïcisme. Car nous ren­
controns quelques traces d’une telle transposition dans des textes de
Porphyre lui-même. La sensation visuelle y est décrite comme un pro­
cessus totalement immanent :

1. En § 33 = III, 5, 5, le troisième moment de la vision consiste à distinguer


les objets perçus : « Visa quaeque discernere. » Mais en 20-21, il consiste à saisir
et à comprendre qu’on voit : « Capiat conprehendatque quod viderit. »
2. R. Mondolfo, L’unité du sujet dans la gnoséologie d’Aristote, dans Revue
philosophique, t. LXXVIII, 1953, p. 367.
3. Pour Aristote, cf. Eth. Nie., I, 9, 1170 a 29 et De somno, 2, 455 a 16. Pour
Alexandre, cf. In de sensu, p. 148, 10, Wendland : πας γάρ δτε αισθάνεται, έαυτοΰ
δντος τε καί αίσθανομένου συναισθάνεται, et Quaest., III, 7, Supplem. Arist.,
t. II, 2 ,p. 93, 20-22 Bruns.
4. AÉTIUS, Placita, p. 396, 3, Diels (S.V.F., t. II, n° 72) : οΐ Στωικοί πάσαν
αϊσθησιν είναι συγκατάθεσιν καί κατάληψιν. Cf. E. Bréhier, Chrysippe, ρ. ΙΟ2.
5· Cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 115.
6. Diogène Laerce, VII, 85 : οίκειούσης αύτφ της φύσεως άπ’ άρχής... πρώτον
οίκεϊον είναι λέγων παντί ζωω τήν αύτοΰ σύστασιν καί τήν ταύτης συναίσθησιν (sur
cette correction, cf. H.-R. Schwyzer, « Bewusst » und « unbewusst » bei Plotin,
dans Sources de Plotin, p. 355). L’être, approprié à soi, se perçoit lui-même.
238 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
« Porphyre affirme, dans son traité De la Sensation, que ce n’est ni le cône
ni le simulacre ni toute autre chose qui est la cause de l’acte de voir, mais
c’est l’âme elle-même qui, en rencontrant les objets visibles, reconnaît qu'elle
est elle-même ces objets visibles, parce que l’âme contient en elle-même tous les
étants.1 »
En affirmant que l’âme est la cause de la vision, Porphyre transpose
donc la doctrine stoïcienne selon laquelle Vhegemonikon est la cause prin­
cipale de la vision. Mais surtout il fait de la perception une autopercep­
tion, parce qu’il y a identité foncière entre l’âme et les objets qu’elle
voit. Cette identité entre l’âme et les objets visibles est présentée ailleurs
comme une préadaptation :
« Si l’œil voit, ce n’est pas parce qu’un cône s’est étendu depuis la pupille
jusqu’au ciel, ni parce que des rayons épanchés jusqu’à l’objet visible y ont
produit, en s’y brisant, des angles de réflexion, ni parce que des images se
sont écoulées depuis les objets jusqu’à l’œil, mais parce qu’ils sont ajustés
d’une manière convenable, l’un pour voir, l’autre pour être vu.2 »
Cette affinité et cette appropriation fondaient, dans le stoïcisme, la
possibilité de l’assentiment et de la compréhension, c’est-à-dire de
cela même en quoi consistait réellement la sensation.
Dans les Sententiae 3, Porphyre analyse plus profondément les raisons
de l’identité foncière entre l’âme et les objets visibles. L’âme, nous dit-il,
a en elle tous les logoi des choses, c’est-à-dire qu’il y a entre elle et les
raisons séminales, qui sont les définitions des choses, une identité origi­
nelle. Cette identité originelle, l’âme peut la connaître immédiatement,
si elle se tourne vers elle-même, c’est-à-dire vers l’intérieur. Cette auto­
perception est alors intellectuelle : elle se situe au plan de l’intelligence.
Mais cette autoperception peut aussi être médiate et se réaliser par le
détour de la sensation. Si l’âme se détourne vers l’extérieur, à l’appel des
objets sensibles, elle reconnaîtra, cette fois, en les rencontrant dans la
sensation, l’identité qu’elle avait originellement avec les logoi de ces
objets sensibles, dans son accord initial avec les choses. Le processus
circulaire de la sensation mime la conversion originelle de l’âme sur elle-
même. Si la vue, en sa puissance originelle, s’identifie avec l’âme et si elle

1. Némésius, De natura hominis, η, ρ. 182, 4> Matthaei (P.G., XL, 641 B) :


Πορφύριος δε έν τφ περ'ι αΐσθήσεως οΰτε κώνον οΰτε εϊδωλον οΰτε άλλο τί φησιν αίτιον
είναι τοϋ όράν, αλλά τήν ψυχήν αύτήν έντυγχάνουσαν τοις όρατοϊς έπιγινώσκειν έαυτήν
οδσαν τά ορατά τω τήν ψυχήν συνέχειν πάντα τά δντα καί είναι τά πάντα ψυχήν
συνέχουσαν σώματα διάφορα.
2. Porphyre, Ad Gaurum, ρ. 48, 22, Kalbfleisch : οΰτω γάρ καί οφθαλμός δρα ού
κώνου μέχρις ούρανοΰ διαταθέντος άπό της κόρης ούδέ άκτίνων περιχύσεως εις τύ
ορατόν γωνίας κλάσει άπεργασαμένης ούδ’ ειδώλων έκρυέντων άπό τών δρωμένων εις τδ
ορών, τφ δ’έπιτηδείως ήρμόσθαι τδ μέν όράν τδ δ’ δράσθαι.
3. Porphyre, Sent., 16, ρ. 5, 3, Mommert : ή ψυχή έχει μέν πάντων τούς λόγους,
ένεργεϊ δέ κατ’ αύτούς ή ύπ’άλλου εις προχείρισιν έκκαλουμένη ή έαυτήν εις αύτούς
έπιστρέφουσα είς τδ εϊσω. Και ύπ’ άλλου μέν έκκαλουμένη ώς πρδς τά έξω τάς
αίσθήσεις άποδίδωσιν, εις δέ έαυτήν είσδϋσα πρδς τδν νοϋν [ώς] έν ταϊς νοήσεσι γίνεται.
LES TROIS MOMENTS DE LA VISION 239
contient déjà en elle-même, en cet état de puissance, la vision et la cons­
cience de la vision, c’est que l’âme possède déjà en elle tous les logoi des
objets, c’est qu’elle a déjà en elle l’identité ontologique avec les choses,
que l’acte de reconnaissance, la troisième phase du processus visuel, ne
fera que révéler.
Cet exemple de la vision vient confirmer ce que nous avions dit des
rapports qui lient l’être, la vie et la pensée, dans nos textes. A première
vue, sans doute nous sommes en présence d’un nouveau modèle de
rapports : il s’agit cette fois, en effet, d’une faculté et de son acte. Mais,
étant donnée la transposition de l’ontologie stoïcienne qui est toujours
sous-jacente, nous sommes ramenés finalement à l’opposition entre la
substance ou sujet et la qualité ou mouvement. Nous retrouvons, dans
l’exemple du processus visuel, ce que nous pourrions appeler le privilège
du premier moment : la vue en puissance contient déjà ses déterminations
ultérieures ; tout le processus visuel s’y trouve déjà, mais dans un état de
repos et d’indétermination. Nous y retrouvons aussi les deux directions
du mouvement tonique : la vue est un mouvement tourné vers l’intérieur,
la vision est ce même mouvement, se tournant vers l’extérieur, s’extério­
risant, se tendant et se déployant. Mais la notion de jugement réflexif et
discriminatif met plus en valeur le retour vers l’intérieur qui constitue
le troisième moment. Enfin le choix même de l’exemple est instructif;
le processus visuel est en effet éminemment continu : vue, vision, cons­
cience de la vision sont absolument inséparables ; c’est un seul processus,
un seul mouvement, un seul acte.
A la lumière de cet exemple, être, vie et pensée apparaissent comme un
mouvement ou un acte unique qui comporte trois phases : repos en soi,
sortie de soi, retour à soi. C’est ainsi que Porphyre décrivait, dans son
commentaire Sur le Parménide la triade intérieure à l’intelligence :
l’existence est acte en repos, la vie, acte sortant du repos de l’existence, la
pensée, acte qui revient à l’intérieur. Le tout constitue un acte ou un
processus absolument un x.

IV. — Prédominance et implication

Tout aussi fondamental que le schème du mouvement tonique, celui


du mélange total, après avoir dominé la pensée stoïcienne, s’est imposé
au néoplatonisme. Il remontait d’ailleurs à Anaxagore chez qui l’on
trouve l’intime liaison entre les notions d’homéomérie, de mélange total
et de dénomination par prédominance, finalement de consubstantialité :
« Ils disent que tout est mêlé dans tout, parce que l’expérience leur montrait
que tout était engendré de tout. Les apparences varient et les appellations

i. <Porphyre>, In Parm., XIV, 22-26. Cf. p. 225, n. 1.


240 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
(προσαγορεύεσθαι) changent selon celui des infinis qui l’emporte en quantité
dans le mélange; à l’état pur on ne trouve pas en effet de tout qui soit du blanc
pur, ni du noir, ni du doux, ni de la chair, ni de l’os, mais c’est ce qui domine
(δτου δέ πλεϊστον έκαστον έχει) en chaque chose qui paraît être sa nature x. »
La substance de toute chose est donc constituée par un mélange de
tout en tout : elle est homéomère ou consubstantielle ; tout est en même
temps et tout est en tout. Au sein de cette consubstantialité, les différences,
les individuations, les appellations proviennent d’une différence de
proportion dans le mélange.
Cette doctrine réapparaît dans le stoïcisme. Comme nous l’avons déjà
vu 12, substance et qualité s’interpénétrent totalement. Mais ce n’est pas
le seul exemple d’implication réciproque. La doctrine stoïcienne de
1’άντακολουθία des vertus est bien connue : qui possède une vertu,
possède toutes les autres ; elles sont les unes dans les autres 3. Cette notion
ά’άντακολουΟία se retrouve, aussi bien, en logique, pour désigner l’impli­
cation réciproque du sujet et du prédicat45, et en physique, pour exprimer
la réciprocité des causes s.
Dans le mélange total stoïcien, l’individuation et la dénomination
proviennent, non plus d’une prédominance quantitative, mais d’une
prédominance dans l’ordre de l’activité et de la relation. Sans entrer dans
le détail de la polémique entre Ariston et Chrysippe 67 , on notera par
exemple que les vertus, originellement consubstantielles, se différencient
et reçoivent des noms différents selon leurs relations aux circonstances
extérieures. Il en est de même des dieux : leurs différents noms corres­
pondent aux diverses activités de l’unique substance divine :
« Dieu est le démiurge de l’univers et le père de toutes choses, non seulement
en général, mais spécialement quant à cette partie de lui qui pénètre à travers
toutes choses et qui reçoit des noms multiples selon les puissances qu’elle exerce ’. »
1. Aristote, Phys., I, 4, 187 & 1-7.
2. Cf. p. 225.
3. Diogène Laerce, VII, 125.
4. Cf. Simplicius, In Categ., p. 167, 27 ; 184,18; 181, 33, Kalbfleisch; Epictête,
Dissert., II, 12, 9.
5. Clément d’Alexandrie, Strom., VIII, 9, 30, 2 (S.V.F., t. II, n° 349).
6. Sur cette polémique, cf. Galien, De Hipp. et Plat, decretis, p. 584-591,
Müller (S.V.F., t. III, n° 256). Voir E. Bréhier, Chrysippe, p. 240-243 et O. Rieth,
Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 84-90. Selon Ariston, les vertus sont consubs­
tantielles en ce sens que c’est une seule et même substance de la vertu qui se
différencie par sa relation aux circonstances extérieures (donc par le πρός τί πως
έχειν). Selon Chrysippe, au contraire, chaque vertu a sa qualité propre qui lui
dorme une substance propre (cf. Galien, ibid. et Plutarque, De virtute morali,
441 b, S.V.F., t. III, n° 255), elle ne dépend pas des circonstances extérieures
dans sa définition. L’unité entre les vertus provient de leur mélange total. Ariston
et Chrysippe affirment tous deux la consubstantialité des vertus, mais ils la
conçoivent de manière différente. Cette problématique pourrait être rapprochée
peut-être de celle que nous avons rencontrée p. 235, n. 5, à propos des rapports
entre l’hegemonikon et la promenade. Il s’agit toujours de définir le rapport entre
la substantialité et la détermination particulière.
7. DlOGÈNE Laerce, VII, 147 : Θεόν... είναι... δημιουργόν τών δλων καί ώσπερ
πατέρα πάντων κοινώς τε καί τό μέρος αύτοΰ τό διήκον διά πάντων, δ πολλαϊς προσηγο-
LA DÉNOMINATION PAR PRÉDOMINANCE 241
C’est ainsi que Zeus prend les noms d’Athéna, d’Héra, de Poséidon,
de Déméter, mais aussi bien les dénominations de Nécessité, de Provi­
dence ou de Nature 4. Cette doctrine suppose en fait la physique et l’onto­
logie stoïcienne. Zeus y est conçu comme le feu originel qui contient en
lui, dans l’unité, toutes les raisons séminales des êtres; ces raisons se
manifesteront dans un ordre déterminé 2. C’est le moment de substantia-
lité originelle que nous avons déjà rencontré plus haut3, à propos de la
sensation, de la science et de la vertu. Zeus, hegemonikon de l’univers 4,
avant de déployer ses activités, se contente d’être et de tenir tout confondu
avec lui-même 5. Mais le feu, qui est pneuma et logos, est doué d’un mou­
vement de diastole et de systole, c’est-à-dire d’un mouvement tonique 6.
Lorsqu’il se déploie, apparaissent successivement l’air, la terre, l’eau,
non pas des choses nouvelles, mais des aspects du mélange primitif, des
logoi qui se déploient, des degrés de tension qui varient : le feu reste
parfait à chaque instant de la période du monde. Lorsque le feu, après
son déploiement total, se concentre à nouveau, il repasse par les mêmes
étapes, pour retrouver finalement sa solitude originelle7. A ce moment,
c’est le feu qui prédomine, c’est-à-dire qui unifie tout en lui : les dieux
sont confondus avec Zeus et celui-ci se repose en lui-même, occupé de
ses pensées. Dans cet état de conversion vers soi, il est le modèle du
sage 8.
Ainsi les dieux, comme les vertus, sont consubstantiels. Mais on voit

ρίαις προσονομάζεσθαι κατά τάς δυνάμεις. Ce principe théologique sera repris


dans toute la pensée hellénistique, cf. A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès
Trismégiste, t. II, p. 515-518, à propos du De mundo, VII, 401 a 12, et t. III,
p. 158.
1. Diogène Laerce, VII, 147; Ps. Aristote, De mundo, VII, 401 b7 Sénèque,
Natur. Quaest., II, 45; Cicéron, Acad. Post., I, 7, 29.
2. Cf. Diogène Laerce, VII, 135, 142, 156; Aetius, Placita, I, 7, 33, dans
Doxographi Graeci, p. 306, 3, Diels.
3. Cf. p. 235, n. 5.
4. Cf. Cicéron, De natura deorum, l, 15, 39; AriusDiDYME,£pztome, 29^.465,8,
Diels (αιθήρ étant par ailleurs identifié à Zeus).
5. Aristoclès, dans Eusèbe, Praep. ev., XV, 14, 2 : τό πρώτον πυρ είναι καθα-
περεί τι σπέρμα, τών απάντων έχον τούς λόγους. Aetius, Placita, I, 7> 33> dans
Doxographi Graeci, ρ. 3°ό, 3, Diels : πϋρ τεχνικόν... έμπεριειληφός πάντας τούς
σπερματικούς λόγους. Sur le sort de cette conception « spermatique » de l’unité
primitive, dans le néoplatonisme, cf. plus bas, p. 311.
6. Arius Didyme, Epitome, 33, p. 467, 5, Diels : τό δέ (πϋρ) τεχνικόν,
αύξητικόν τε καί τηρητικόν. La croissance est le résultat du mouvement vers
l’extérieur, la cohésion ou conservation, le résultat du mouvement vers l’inté­
rieur, cf. p. 226. Sur ce τόνος, cf. également Stobée, Ecl., I, 17, 3, p. 153, 15,
Wachsmuth. Il est symbolisé par Héraclès, cf. Cornutus, 31 (S.V.F., 1.1, n° 514,
p. 115, 16) et Sénèque, De benef., IV, 8 : « Herculem quia vis eius invicta sit,
quandoque lassata fuerit operibus editis in ignem recessura. »
7. Diogène Laerce, VII, 142; Stobée, Ecl., I, 17, 3, cf. n. 6.
8. Cf. p. 230, n. 8. E. Bréhier, Études de philosophie antique, Paris, 1955,
p. 155 et n. 7, souligne la parenté entre le Dieu solitaire des Gnostiques ou de
Philon et le Dieu stoïcien.
242 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE

ce que signifie cette consubstantialité. Elle est, avant tout, unité d’origine :
les dieux sont originellement confondus avec Zeus, et les vertus, avec
Yhegemonikon. Le mélange total est d’abord un état d’unité totale au sein
du feu divin. Mais la consubstantialité est aussi unité de mouvement :
les différentes activités, qui reçoivent les noms des différents dieux ou
des différentes vertus, constituent un unique mouvement de la substance
elle-même; se différenciant par son propre mouvement, la substance se
pose elle-même sous ses différents aspects : elle est cause et effet d’elle-
même, grâce à son mouvement automoteur. La substance unique revêt
des modes différents, mais garde toujours son unité.
Ce schème de la consubstantialité sera lui aussi transposé dans le
néoplatonisme. Olympiodore, qui écrit au vie siècle, résume excellement
le schème stoïcien :
« Si les vertus s’impliquent réciproquement, elles diffèrent pourtant par
leurs propriétés. Car il n’y a pas qu’une seule vertu, mais toutes les vertus
sont dans la force sous le mode propre à la force, et dans une autre, sous le
mode propre à la tempérance; c’est ainsi que les dieux, en Zeus, sont sous le
mode propre à Zeus, et en un autre dieu, sous le mode propre à Héra; car aucun
Dieu n’est imparfait. Et comme Anaxagore a dit que tout est dans tout, mais
qu’une chose surabonde, nous disons aussi la même chose à propos des dieux.1 »
Avant d’être adopté par le néoplatonisme, ce schème fut utilisé dans
les domaines plus divers : théorie morale d’Antiochus d’Ascalon 2, doc­
trine des tempéraments et des caractères héréditaires, chez Galien par
exemple3. On le trouve appliqué notamment, chez Philon, à définir
le rapport entre les trois éléments de la paideia : la nature, l’exercice et
la doctrine, symbolisés par les trois patriarches, Abraham, Isaac, Jacob :
« Le premier, surnommé Abraham, est le symbole de la vertu didactique;
le second, Isaac, de la vertu naturelle, le troisième, Jacob, de la vertu ascétique.
Il ne faut pas ignorer que chacun prétendait également aux trois puissances,
mais chacun a reçu son nom de la puissance qui surabondait en lui par prédo­
minance (άπο της πλεοναζούσης κατ, επικράτειαν); impossible en effet que la

1. Olympiodore, In Alcib., p. 214, Creuzer; S.V.F., t. III, n° 302, p. 74,


23 : δτι εί καί άντακολουθοϋσιν άλλήλαις αί άρεταί, άλλα τη ίδιότητι διαφέρουσιν. Ού
γάρ είσι μία, άλλα πάσαι έν μέν τή άνδρείςι είσίν άνδρείως, έν άλλη δέ σωφρονικώς'
ώς καί πάντες οί θεοί έν μέν τφ Διί είσι διΐως, έν άλλφ δέ ήραίως' ούδείς γάρ θεός
άτελής. Καί ώς ’Αναξαγόρας έλεγε πάντα έν πάσιν, έν δέ πλεονάζειν, οΰτω καί έπί τών
θείων έροϋμεν.
2. Cicéron, Tuscul., V, 8, 22 : « Dicebantur haec quae scripsit etiam Antiochus
locis pluribus uirtutem ipsam per se beatam uitam efficere posse neque tamen
beatissimam, deinde ex maiore parte plerasque res nominari, etiamsi quae pars
abesset ut uires, ut ualetudinem, ut diuitias, ut honorem, ut gloriam quae genere
non numero cernerentur, item beatam uitam etiamsi ex aliqua parte clauderet,
tamen ex multo maiore parte obtinere nomen suum. » Même si la vie bienheu­
reuse est privée de certaines conditions matérielles de bonheur, elle reste bien­
heureuse, parce que les choses tirent leur nom de ce qui prédomine en elles.
3. Galien, De mixt., III, 1, 6, p. 86, 2 et p. 100, 15 et 115, 1, Helmreich.
LA DÉNOMINATION PAR PRÉDOMINANCE 243
doctrine n’atteigne la perfection sans la nature ou l’exercice, ou que la nature
ne parvienne à son terme sans la doctrine, ou qu’enfin l’exercice lui-même ne
s’achève s’il n’a pour fondement la nature ou la doctrine.1 »
Il semble bien que, dans le moyen platonisme, les trois éléments de la
paideia, la nature, l’exercice, la doctrine, aient été rapprochés des trois
parties de la philosophie, la physique, l’éthique et la logique et finalement
de la triade être, vie, pensée 2. Ce texte est donc d’autant plus intéressant
qu’il nous montre le principe de dénomination par prédominance appliqué
à une triade en quelque sorte parente de la triade que nous étudions ici.
D’autre part, la théologie païenne fut fortement influencée par la
théologie stoïcienne. C’est ainsi que le traité anonyme Sur le monde,
affirme que Dieu reçoit autant de noms « qu’il y a d’effets nouveaux dont
il se montre la cause 3. » Conformément à la même tradition, le traité de
Porphyre Sur le soleil, dont nous retrouvons la trace chez Macrobe 4,
montre comment le Soleil prend les noms de tous les dieux selon l’aspect
de son activité que l’on considère 5.
Depuis Numénius d’ailleurs, le principe de dénomination par prédo­
minance était devenu le principe fondamental de la théologie païenne.
Pour Numénius, dans le monde intelligible, c’est-à-dire dans le monde
divin, « tout est dans tout, mais d’une manière appropriée à la substance
propre de chacun 6 ». La substance intelligible est homéomère, c’est-à-
dire que tout s’y implique réciproquement, mais les distinctions au sein
de cette substance proviennent des modes propres selon lesquels cette
substance se différencie. A vrai dire, ce principe est susceptible d’une
double interprétation. On peut l’entendre d’une manière statique et hiérar­
chique : à ce moment, on dira que « tout » se retrouve à tous les degrés
d’être, selon le mode propre aux différents plans de la réalité : selon ce mode,
tel ou tel aspect du tout prédomine. C’est le sens que prend ce principe
chez Numénius 7, dans certains textes de Porphyre8, et surtout chez

1. Philon, De Abrahamo, 52-54.


2. C’est ce que j’ai essayé de montrer ailleurs, cf. P. Hadot, Être, vie et pensée
chez Plotin et avant Plotin, p. 123-129.
3. Ps.-Aristote, De mundo, VII, 401 a 12, cf. A.-J. Festugière, La Révélation
d’Hermès Trismégiste, t. II, p. 515-518.
4. Macrobe, Saturn., I, 17-23, cf. Fr. Altheim, Aus Spàtantike und Chris-
tentum, Tübingen, 1951, p. 2-24.
5. Macrobe, Saturn., I, 19, 6 : « Ratio naturalis exigit ut dii calorie caelestis
parentes magis nominibus quam re substantiaque divisi sint. » C’est dans cette
tradition que se situe l’empereur Julien, Orat., IV, 143 b, t. I, p. 185, 19,
Hertlein : les dieux, qui ne font qu’un en Hélios, sont multiples dans le monde
sensible.
6. Numénius, test., 33, Leemans (Stobée, Ecl., 1,49, 32, p. 365,11, Wachs-
muth) έν πάσιν... πάντα είναι, οΐκείως μέντοι κατά τήν αύτών ούσίαν έν έκάστοις.
7· Comme le montre le contexte du test., 33, dans l’âme particulière, se
trouvent le monde intelligible, les dieux, les démons, le Bien et toutes les réalités
supérieures, c’est-à-dire tous les degrés de la réalité.
8. Porphyre, Sent., 10, p. 2, 17, Mommert : πάντα μέν έν πάσιν, άλλά οΐκείως τή
έκάστου ούσία:. Suit une énumération des degrés de réalité.
244 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
Proclus \ Mais aussi on peut l’entendre selon une dimension pour ainsi
dire « horizontale », c’est-à-dire au sein d’un unique processus, sous un
aspect dynamique : dans un mouvement unique, on reconnaîtra l’impli­
cation réciproque des différents moments et leur distinction par la
prédominance d’un aspect sur les autres 12.
C’est le sens très particulier qu’il faut donner aux rapports entre l’être,
la vie et la pensée chez Victorinus et plus spécialement dans les textes
du groupe II que nous étudions en ce moment : être, vie et pensée ne
prédominent pas à des plans différents de la réalité, mais ils constituent
un seul acte et une seule substance intérieure à elle-même. Cette préci­
sion est capitale. Dans les textes que nous étudions, on peut particulière­
ment souligner les points suivants. L’âme elle-même est une substance
et un être dont la vie et la pensée sont la définition et l’actuation 3. La
substance intelligible est identique à la vie et à la pensée, dans la mesure
où vie et pensée sont le mouvement de la substance et que la substance
n’est autre que le mouvement tourné vers soi4*. La vie et la pensée sont
originellement· l’être même ®. Dans tous les textes que nous étudions,
nous retrouvons la même insistance sur l’unité dynamique entre être,
vie et pensée qui se fonde dans la confusion originelle de la vie et de la
pensée avec l’être *. On voit d’ailleurs de cette manière ce que deviennent
les notions stoïciennes d’implication et de prédominance dans cette
perspective. Elles servent à décrire une réalité qui, originellement abso­
lument simple, puisqu’elle est alors « être pur », se déploie et s’actue
dans le mouvement. L’implication de la vie et de la pensée dans l’être
est donc avant tout confusion originelle, tandis que la prédominance
correspond plutôt au mouvement d’actuation, par lequel le mouvement,
la définition, la qualité, l’acte deviennent « eux-mêmes 7 ».
Ce type très particulier de réalité se réalise au niveau de la substance
intelligible, mais aussi au niveau de l’âme :
« Si donc l’âme, en tant qu’âme, est à la fois être de l’âme et vivre et
penser, si donc, en un mot, elle est les trois, l’âme est l’image de la Triade
d’en haut. Car l’âme, en tant qu’âme, est par son être même donneuse

1. Proclus, Elem. Theol., prop. 103, cf. E. R. Dodos, Proclus, The Eléments of
Theology, p. 254.
2. Cette dimension « horizontale » se trouve chez Plotin lui-même, cf. mon
article Être, vie et pensée, p. 130-132, et chez <Porphyre>, In Parm., XIV, 15-26.
3. Cf. p. 233.
4. Cf. Victorinus, §§ 28-29.
5· §§ 30-34· x ,
6· § 30 (= Adv. Ar., III, 4, 6-22) : la vie est être, donc elle est identique à l’être,
l’intelligence est être, donc elle est également identique à l’être. Ici l’être apparaît
comme la quiddité de la vie et de l’intelligence, selon le rapport qui sera décrit
p. 270 et p. 360.
7. § 32 (= III, 4, 39-46).
DISTINCTION ENTRE GENRES ET HYPOSTASES 245
de vie et d’intelligence, possédant celles-ci rassemblées dans l’unité,
avant que s’exerce l’acte de pensée x. »
Comme nous aurons l’occasion de le redire 12, si l’on compare un tel
texte avec celui dans lequel Proclus 3 évoque la doctrine des « anciens »
sur l’âme comme « être, vie, intelligence », et comme « consubstantielle
à elle-même », il est difficile de ne pas reconnaître que les anciens, dont
parle Proclus, ne sont autres que Porphyre lui-même, tant la description
que nous trouvons chez Victorinus coïncide avec celle que nous trouvons
chez Proclus.
Proclus4 fait remarquer, dans le texte auquel nous faisons allusion,
que si dans les trois termes : être, vie, pensée, qui définissent l’âme, l’on
en prend un à part, on y joint nécessairement les deux autres. C’est
exactement le principe qui régit la triade être, vie, pensée, telle que nous
la trouvons dans nos textes. Les trois termes sont dans les trois, c’est-à-
dire que la vie est déjà dans l’être, la pensée est déjà dans la vie; c’est le
principe d’implication réciproque 5. Si les trois sont dans les trois, chacun
des trois est pourtant lui-même ou plutôt chacun est les trois selon son
mode propre. Au sein du mélange total, la distinction s’effectue grâce
à la prédominance 6. Si chacun des trois est plus lui-même, ce plus ne
signifie rien de quantitatif. Il doit s’entendre dans l’ordre de l’activité
et du mouvement : chacun fait triompher sa puissance propre, chacun
s’approprie le mouvement commun, en sorte que ce mouvement devient
son propre mouvement.
On voit en quel sens on peut parler d’individualité hypostatique à
propos des Trois. De soi être, vie et pensée ne sont pas des hypostases,
mais des genres, c’est-à-dire les aspects différents d’une même hypostase,
comme nous l’avons vu à propos de l’exégèse plotinienne des genres du
Sophiste 7. Ce sont les différences intérieures à la Substance intelligible,
à l’intelligence, à la seconde hypostase. Mais, comme nous aurons à le
constater dans le prochain chapitre8, le premier moment de la triade
(l’être) transcende les deux autres, c’est-à-dire qu’il dépasse le niveau de
la Substance intelligible. Les trois genres tendent donc à devenir les
moments du mouvement par lequel la seconde hypostase se constitue.
A partir d’un moment transcendant, dans lequel la vie et la pensée sont

1. § 60 (= Adv. Ar., I, 63, 16).


2. Cf. p. 338.
3. Proclus, In Tim., t. Il, p. 166, 28, Diehl, cité p. 338, n. 1.
4. Proclus, Ibid. : δπερ άν λάοης τών τριών καί τά λοιπά συνάγεις.
5. Victorinus, § 33 (= Adv. Ar., III, 5, 3°), § 3ΐ a (= III, 4, 36-38).
6. § 28 (= III, 2, 28-30), § 33 (= III, 5, 10 : progressione sui), § 50 (= I,
54, 13) et dans le groupe III, § 65 (= IV, 5, 40), § 76 (= IV, 21, 27).
7. Cf. p. 217 sq.
8. Cf. p. 255-260
246 LA TRIADE INTELLIGIBLE : ÊTRE, VIE, PENSÉE
confondues avec la simplicité absolue de l’être, se posent la vie et la
pensée, elles déterminent l’être et constituent alors la substance intel­
ligible. Cette doctrine n’est en quelque sorte qu’une analyse de l’auto-
affirmation de l’essence intelligible. Lorsque Victorinus parle de « sub­
stances vivantes et pensantes 1 », il faut prendre cette formule au sens
le plus fort, comme signifiant les réalités « autoconstituées », « auto­
motrices ». D’une part, dans le monde intelligible, toute réalité est être,
c’est-à-dire que la vie et la pensée sont « la » substance, mais d’autre
part, cette substance « se meut », et le seul mouvement intelligible possible
est celui de la vie et de la pensée. L’implication réciproque de l’être,
de la vie et de la pensée décrit donc le mouvement par lequel la substance
intelligible sort de sa propre quiddité pour se constituer elle-même dans
le mouvement de la vie réflexive. Dans le commentaire de Porphyre Sur
le Parménide 2, l’existence, la vie et la pensée sont de la même manière
les trois actes par lesquels l’intelligence, c’est-à-dire la substance intel­
ligible, se pose en passant de l’état de pure existence, selon lequel elle
est encore confondue avec l’Un, à l’état de pensée, selon lequel elle
revient à elle-même, après être sortie d’elle-même, dans le moment de
la vie. La triade se situe donc entre deux plans, et permet de passer de
l’un à l’autre.

1. Par exemple, Victorinus, § 30 (= III, 4, 6) : « Exsistentiae viventes intelle-


gentesque».
2. <Porphyre> In Parm., XIV, 15-26.
CHAPITRE V

UUn et la triade intelligible

Les textes du groupe II que nous avons étudiés dans le précédent


chapitre ont donc pour thème fondamental l’implication réciproque de
l’être, de la vie et de la pensée, considérés comme des genres suprêmes
Mais nous avons parlé1 d’un noyau central du groupe II, parce qu’à la
différence des textes que nous venons d’étudier, il existe un long dévelop­
pement, fortement structuré, qui constitue dans sa presque totalité le
livre IB Adversus Arium et qui, s’il a aussi pour sujet les genres suprêmes :
l’être, la vie et la pensée, considère cette fois leur rapport avec la pre­
mière hypostase, avec l’Un. C’est donc ce noyau central qui va mainte­
nant retenir notre attention. Mais nous devrons bien comprendre avant
tout la problématique dans laquelle il se situe. Il nous faut donc d’abord
expliquer pourquoi il commence par une définition des modes possibles
selon lesquels l’altérité peut se mélanger avec l’identité, pour passer
ensuite à une description du premier Un et du second Un. Nous verrons
ainsi pourquoi et comment l’on passe de la considération des rapports
réciproques entre l’être, la vie et la pensée à celle du rapport qui peut
s’établir entre ces genres suprêmes, que nous appellerons aussi triade
intelligible 2, et l’Un lui-même.

I. — Identité et altérité

Le livre I B Adversus Arium qui contient, nous l’avons dit, le noyau


central du groupe II s’ouvre sur la phrase suivante : « Esprit, Logos,
Nous, Sagesse, Substance, tous ces termes sont-ils identiques ou sont-ils

1. Cf. p. 69, n. 3 et p. 147.


2. Cf. p. 258 et sq.

ί
248 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
différents les uns des autres ?1 » Les termes en question appartiennent
au vocabulaire de la théologie chrétienne 2. Ils servent à désigner aussi
bien le Père que le Fils et il s’agit donc, en répondant à cette question,
de définir la consubstantialité qui lie ce Père et ce Fils. Mais, ce faisant,
Victorinus identifie une problématique proprement chrétienne et une
problématique platonicienne. En effet, lorsqu’il répondra à la question 3,
il remplacera les termes énumérés au début du traité par ceux d’être,
de vie et de pensée. La question initiale était bien une question de théo­
logie chrétienne. Mais elle a été immédiatement identifiée au problème
platonicien que posent les relations entre les genres suprêmes : sont-ils
identiques, sont-ils différents entre eux 4 ?
Identité et altérité sont, chez Platon5 comme chez Plotin6, deux
genres qui viennent s’ajouter aux trois premiers. Si l’étant, le mouvement
et le repos peuvent être aussi bien identiques que différents entre eux,
identité et altérité deviennent à leur tour des genres premiers. Nous
restons donc ici dans la problématique des genres suprêmes. D’ailleurs,
nous savons déjà qu’un texte du groupe III place l’identité et l’altérité
à la suite de l’être, de la vie et de la pensée, dans l’énumération des genres
universels 7.
Chez Platon 8, la tâche propre de la dialectique consistait à distinguer,
dans les genres suprêmes, ce qui pouvait s’identifier et ce qui restait
différent : le « même » et l’« autre ». Chez Plotin 9, il s’agit moins d’opposer
identité et altérité que de reconnaître leur mélange dans cette réalité
unique qu’est l’intelligence1011 .
C’est précisément ce mélange d’identité et d’altérité, propre à la
substance intelligible, que le début du livre I B Adversus Arium cherche à
déterminer u.
Pour cela, il faut définir à l’avance les modes possibles selon lesquels
des réalités peuvent être identiques ou différentes, c’est-à-dire selon
lesquels l’identité et l’altérité peuvent se mélanger. Il y aura évidemment
deux modes extrêmes, l’identité pure et l’altérité pure, et deux modes
intermédiaires, l’altérité mélangée d’identité et l’identité mélangée

1. Victorinus, § 35 = Adv. Ar., I, 48, 4.


2. Cf. Adv. Ar., I, 48, 4-5, voir la note de l’édition Sources chrétiennes,
p. 840.
3. Adv. Ar., I, 54, 1-11.
4. On trouve des questions analogues chez Damascius, Dub. et Sol., § 143,
t. II, p. 23, 1 et § 144, t. II, p. 24, 16, Ruelle.
5. Soph., 254 e-256 d.
6. Enn., VI, 2 [43] 8, 26-42.
7. Victorinus, § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 33. Cf. p. 223, n. 1
8. Soph., 253 6-254 b.
9. Enn., I, 3 [20] 4, 3.
10. Enn., VI, 2 [43] 8, 32-37.
11. Victorinus, § 35 = Adv. Ar., I, 48, 4-27.
IDENTITÉ ET ALTÉRITÉ 249
d’altérité. On retrouve ici un schéma à quatre termes analogues à ceux
que nous avons rencontrés à propos des modes des étants1 :
identité altérité
altérité et identité identité et altérité
Si l’identité est absolue, elle embrassera la totalité de la signification
des termes en question 2. Si elle est mélangée d’altérité, elle ne portera
que sur une partie de la signification et cette identité pourra être essen­
tielle (alors prédominera l’identité) ou accidentelle (alors prédominera
l’altérité) 3. Si enfin l’altérité est absolue, il y aura une différence totale
de signification 4.
Parmi ces quatre modes possibles, il faut maintenant déterminer lequel
convient aux genres suprêmes. Puisque ces genres constituent la sub­
stance intelligible, c’est le mode propre à cette substance qu’il faudra
découvrir. Deux étapes sont nécessaires : déterminer tout d’abord les
modes qui conviennent à « ce qui est », à l’étant en général, puis préciser
le mode propre au véritablement étant.
Il apparaît que ce sont seulement les modes intermédiaires, ceux où
l’altérité est mélangée avec l’identité, qui sont compatibles avec l’étant.
En effet, il faut tout de suite éliminer l’altérité absolue. Les étants ne
peuvent être absolument différents, puisque, précisément, ils ont un
genre commun, l’étant5. Ils ont donc entre eux une certaine identité 6.
Il ne pourrait y avoir altérité absolue qu’entre l’étant et le non-étant,
plus précisément entre l’étant et le non-étant absolu, celui qui résulte
d’une privation totale de tout ce qui est7. Mais, puisque, précisément,
l’un des termes du rapport n’existe pas, le rapport lui-même s’évanouit.
Il ne peut y avoir d’altérité absolue. L’altérité absolue est néant absolu.
Il n’y a pas non plus d’identité absolue entre les étants. En effet, si les
étants ont un genre commun, qui est l’étant, et un genre suprême, qui
est l’être 8, ces genres eux-mêmes se subdivisent en genres prochains.
L’être peut être véritablement être ou seulement être et l’étant, vérita­
blement étant ou seulement étant9. Le véritablement étant sera genre
prochain des véritablement étants et le seulement étant, genre prochain
des seulement étants 10. Il y aura donc synonymie entre ces genres pro-

1. Cf. p. 150.
2. Victorinus, § 35 = Adv. Ar., I, 48, 7-8.
3· § 35 = I, 48, 6-7.
4· § 35 = I, 48, 8-11.
5· § 35 = I, 48, 11-13·
6. § 35 = I, 48, 18-19.
7. § 35 = I, 48, 19-22. Sur ce mode de non-étant, cf. p. 168 et sq.
8. § 35 = I, 48, 12-13.
9· § 35 = I, 48, 13-15·
10· §35 = 1» 48, 15-16.
250 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
chains et leurs espèces subordonnées et homonymie entre ces genres
eux-mêmes, entre le véritablement étant et le seulement étantx. On a
le schéma général suivant :
esse (magis genus)
en
0O
vere esse ΰ solum esse
3.
•S
^Ôv (genus)

vere Ôv (genus) solum Ôv (genus)


I homonymie |
vere όντα *--------- >■ solum όντα
Ce schéma pose trois questions qui sont assez étroitement liées
ensemble. Tout d’abord, s’il y a homonymie entre les vere οντα et les
solum οντα, comment est-il possible qu’il y ait un étant, genre général
des étants ? Dans son Isagoge*2, Porphyre, à la suite d’Aristote3, ne
refuse-t-il pas d’admettre que l’étant soit le genre unique commun à
toutes choses, de telle sorte que toutes choses seraient appelées « étant »
par synonymie? En second lieu, quel rapport y a-t-il entre cet étant,
genre des étants, et l’étant, seconde hypostase? Enfin, quel rapport y
a-t-il entre l’étant, genre des étants et l’être, genre plus général encore ?
Les deux premières questions se sont déjà posées à nous à propos
des textes néoplatoniciens4 du groupe I. Et nous y avons donné la
réponse suivante. L’étant, genre général, est genre dans un certain
mode déterminé, précisément celui des étants. Au contraire, l’étant
« un et seul », la seconde hypostase, est au-dessus de tous les genres.
Nous avons vu que cette solution correspond à la doctrine stoïcienne,
tout au moins en ce qui concerne l’étant, genre général 5. Mais dans la
perspective du groupe II, nous devons ajouter les précisions suivantes.
En premier lieu, l’étant « un et seul » est lui aussi un genre, mais au sens
du Sophiste tel que l’entendent les néoplatoniciens. Il est le principe de
tous les étants et il représente la totalité des genres, puisqu’il est la
substance première vivante et pensante, la seconde hypostase, l’Un-
Étant 6. C’est cette distinction entre le genre « platonicien » qu’est l’étant
un et seul » et le genre « stoïcien » qu’est l’étant, genre général, ou si
l’on veut, entre genre ontologique et genre logique, qui permet de résoudre

i· § 35 = I, 48, 16-18.
2. Porphyre, Isag., p. 6, 6-9, Busse.
3. Aristote, Metaph., N, 28, 1024 b 15.
4. Cf. p. 207.
5. Cf. p. 159, n. 6 et 207.
6. Cf. p. 219.
LE CONTENU NOTIONNEL DES HOMONYMES 251
le problème posé par l’homonymie qui existe entre les étants. Il semble
bien que Porphyre lui-même ait utilisé cette distinction pour résoudre
la difficulté. Nous savons en effet par Dexippe 1 que Plotin reprochait
à Aristote d’admettre que la substance fût le genre commun pour ces
réalités homonymes que sont la substance intelligible et la substance
sensible; il retournait ainsi contre Aristote l’argumentation de celui-ci
contre la possibilité d’un étant genre des étants. La réponse à l’objection
plotinienne que nous trouvons chez Dexippe paraît bien venir de Por­
phyre 2. Elle consiste à dire que, dans la philosophie même de Plotin3,
la substance apparaît comme un « genre » unique, qui fournit l’être aux
formes incorporelles et qui donne également l’être aux choses sensibles
et aux formes matérielles. La solution consiste donc ici à utiliser la
notion de « genre » au sens platonicien. La substance, « genre » plato­
nicien, est principe de l’être. En tant que « genre » suprême, elle n’est
pas attribuable d’une manière univoque aux intelligibles et aux sensibles.
Mais, par son unité et par la continuité de son activité à travers les
choses 4, elle fonde la possibilité de découvrir une certaine unité notion­
nelle entre substance intelligible et substance sensible, donc entre des
notions homonymes. Porphyre 5 souligne en effet que les notions homo­
nymes sont quand même porteuses de signification, que l’on peut en
donner une « description » et qu’une telle définition permet de faire
entendre le sens du nom commun « substance » donné aux substances
intelligibles et sensibles. Porphyre 6 fait remarquer qu’une telle descrip­
tion n’atteint pas la substance proprement dite, mais seulement la sub­

1. Dexippe, In Categ., p. 40, 13-18, Busse (cf. Plotin, Enn., VI, 1, 2, 3).
2. Dexippe, In Categ., p. 40, 19-41, 3. La réponse me semble porphyrienne,
car elle suppose la distinction entre genre incoordonné et genre coordonné,
cf. p. 409, et elle s’appuie sur l’interprétation porphyrienne des Catégories
d’Aristote, περί λέξεων et non περί τών δντων (cf. Porphyre, In Categ.,
P· 57-58, Busse).
3. Dexippe, In Categ., p. 40, 26 : άπ’ αύτης άρχεσθαι της Πλωτίνου φιλοσοφίας...
έν γάρ δή γένος τήν ούσίαν έν τοϊς νοητοϊς ούτος τίθεται ώς κοινή τό είναι παρέχουσαν
τοϊς άσωμάτοις είδεσι καί ώς αίσθητοϊς άπασι καί τοϊς ένύλοις είδεσι τά είναι ένδιδοϋσαν.
4· Dexippe, ibid., ρ. 4°, 3° · δέ τοϋτο ούτως έχει καί διατείνει δι" δλων ή της
ούσίας αρχή ή αύτή τάξιν έχουσα πρώτην καί δευτέραν καί τρίτην καθ’ ας τοϊς μέν
πρώτως τοϊς δέ άλλον τρόπον παρέχει τό είναι’ ώστε εί πάντα άνήκει εις αύτήν ώς άπ’
αύτης ήρτημένα, δύναται ή ταύτης υπογραφή έμφαίνειν καί τήν πρώτην αρχήν, άφ’ής εις
τήν έσχάτην ΰφεσιν αύτή πέπτωκεν. La description (ύπογραφή) du terme homonyme
« substance » se fonde sur l’unité de la substance intelligible qui « s’étend » au
travers de toutes choses. Sur la « description » du terme homonyme « substance »,
cf. n. 5 et 6. Développements analogues à celui de Dexippe, dans Simplicius,
In Categ., p. 76, 48; 82, 30 sq., Kalbfleisch.
5. Cf. l’étude de O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 177 et sq.
Le nom homonyme peut être défini, Simplicius, In Categ., p. 27, 33 - 28, 8,
Kalbfleisch, notamment, p. 28, 7 : έστιν γάρ τοϋ κοινοΰ σημασία.
6. Porphyre, dans Simplicius, In Categ., p. 30, 13-15, Kalbfleisch : ή δέ
ύπογραφή ώς τήν ιδιότητα τήν περί τήν ούσίαν σημαίνουσα καί τήν ύπαρξιν κοινήν
ούσαν της τε κυρίως ούσίας καί της άλλης ύποστάσεως. Cf. Ibid., ρ. 34> 21-23·
252 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
stance improprement dite, c’est-à-dire ce qui sert à désigner l’existence1
de chaque chose. Dans cette perspective, le « genre » substance, au sens
logique, devient donc une pure notion, dont l’unité interne et le sens
se fondent sur l’unité du genre suprême « substance », c’est-à-dire sur
la substance première. Porphyre insiste d’ailleurs également très forte­
ment sur le fait que, pour lui, les catégories sont des termes et non des
réalités 2. La solution proposée à propos de la substance peut être appli­
quée également au problème posé par le terme « étant ». Nous pouvons
établir une distinction entre l’étant « un et seul », et l’étant, genre des
étants. L’étant, genre des étants, c’est, pour Porphyre, comme pour les
Stoïciens, une pure notion, qui correspond à ce qu’il y a de commun
entre les véritablement étants et les seulement étants34 . Mais, pour
Porphyre, cette notion se fonde sur la réalité hypostatique de l’étant
« un et seul », c’est-à-dire du genre platonicien de l’étant, principe des
étants i.
Quel rapport faut-il maintenant imaginer entre l’étant, genre des
étants, et l’être, genre supérieur à l’étant? Notre texte nous dit que la
division des étants, en « véritablement » et « seulement » étants, reproduit
la division de l’être en « véritablement » et « seulement » être 5. Pour
comprendre que l’on ait pu imaginer un genre « être » au-dessus du genre
« étant », il faut revenir une fois de plus à la distinction entre genre plato­
nicien et genre stoïcien, entre genre ontologique et genre logique. Nous
verrons 6 en effet en étudiant le groupe III, que Porphyre n’hésitait pas
à placer au-dessus de la seconde hypostase définie comme « Étant »,
une première hypostase définie comme « Être ». Si donc l’unité notion­
nelle du terme « étant » se fonde sur l’Étant, principe premier des étants,
de même l’unité notionnelle du terme « être » peut se fonder sur l’Être,
principe de l’Étant lui-même. La distinction entre le genre « être » et le
genre « étant » a, dans notre présent développement, peu d’importance,
l’intention générale du texte étant de prouver qu’il y a un minimum
d’identité entre les étants. Nous pouvons donc renvoyer au groupe III
l’examen de la distinction entre « être » et « étant »7.
Il résulte de cette étude sur les genres que l’homonymie qui existe
entre les véritablement étants et les seulement étants ne va pas jusqu’à
une pure équivoque et une différence totale de contenu notionnel. Le

1. L’existence (ύπαρξις) désigne le pur fait d’être, cf. Dexippe, In Categ.,


P- 35> 18. .
2. Cf. p. 251, n. 2, et pour les origines stoïciennes de cette doctrine, cf.
O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 177-178.
3. Cf. p. 207 et le schéma de la page 208.
4. Cf. p. 208 et 251.
5. Victorinus, § 35 (= Adv. Ar., I, 48, 14-15).
6. Cf. p. 413.
7. Cf. p. 409.
LE MÉLANGE D’IDENTITÉ ET D'ALTÉRITÉ 253
terme « étant », s’il est homonyme, a néanmoins un contenu notionnel
unique et cette unité de notion se fonde sur l’unité du genre suprême,
principe des étants. A vrai dire, Aristote 1 lui-même avait fait remarquer
que l’homonymie entre les étants est une homonymie de termes qui,
tout en différant essentiellement, reçoivent leur dénomination à partir
d’un principe commun (προς εν λεγομενα).
Entre les étants, il n’y a donc ni identité, ni altérité pures 2, mais un
mélange d’identité et d’altérité. Notre présent texte 3 nous dit qu’il peut
y avoir altérité dans l’identité, lorsque l’identité prédomine, et identité
dans l’altérité, lorsque l’altérité prédomine. Par cette distinction, la
réponse à la question initiale concernant l’identité et l’altérité des genres
suprêmes est implicitement donnée. En effet, l’identité prédominera
dans le monde intelligible, l’altérité dans le monde sensible. Il reste que
la réponse explicite ne sera donnée que beaucoup plus tard, après un
long exposé sur la première et la seconde hypostase 4.
Dans ces deux modes : altérité dans l’identité, identité dans l’altérité,
on reconnaît le type de rapport déjà utilisé à propos des genres suprêmes :
implication et prédominance 5. Identité et altérité sont totalement mêlées
l’une en l’autre et ne se distinguent que par leur prédominance dans ce
mélange. Mais on remarquera que la prédominance de l’altérité cor­
respond à une descente dans la hiérarchie des étants : la prédominance
de l’identité caractérise le monde intelligible et plus précisément l’impli­
cation réciproque des genres dans la substance intelligible.
Le texte même du Timée de Platon pouvait donner l’occasion à un
exégète platonicien, utilisant le schème de l’implication et de la prédomi­
nance, d’imaginer ces deux types de rapport entre identité et altérité.
En effet, non seulement Platon y parlait d’un mélange du Même et de
l’Autre dans la composition de l’âme du monde 6, mais il ajoutait que
le Démiurge avait donné la prééminence à la révolution du Même dans
le mouvement des cieux7. Ces révolutions du Même et de l’Autre fondent
également deux modes de connaissance : à la révolution du Même cor­
respond l’intellection, à la révolution de l’Autre, l’opinion 8.
Un texte de Plutarque nous permet de constater que les notions d’impli­
cation et de prédominance étaient déjà liées dans l’exégèse que le moyen-
platonisme proposait de ce passage du Timée :
« Le mouvement du ciel fait voir immédiatement Yaltérité dans l’identité
par la révolution des fixes et Yidentité dans l’altérité par l’ordre des planètes.

1. Aristote, Metaph., IV, 2, 1003 a 33.


2. Victorinus, § 35 (= Adv. Ar., I, 48, 10-11).
3· § 35 (= I, 48, 25-27).
4. § 5°·
5. Cf. p. 239.
6. Tim., 35 a.
7. Tim., 36 c : κράτος δ’ εδωκεν τή ταύτοΰ καί όμοιου περιφορά.
254 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
Car, dans les premiers, c’est le Même qui prédomine (έπικρατεϊ) et c’est le
contraire dans les parties qui sont plus proches de la terre. Quant au jugement,
il a deux principes, l’intellect, qui part du Même pour atteindre les réalités
universelles, et la sensation, qui part de l’Autre, pour atteindre les réalités
individuelles. La raison (λόγος) est en effet un mélange des deux : elle devient
intellection (νόησις) en s’appliquant aux intelligibles et opinion (δόξα) en
s’appliquant aux sensibles, et elle utilise également ce qui est entre les deux,
les images et les souvenirs. De ces réalités, les unes font apparaître YAutre
dans le Même et les autres, le Même dans l’Autre. Car l’intellection est un
mouvement du pensant par rapport à ce qui demeure en repos et l’opinion
est un arrêt du sentant par rapport à ce qui se meut; quant à la représentation
imaginative, elle est une liaison de l’opinion à la sensation : le Même est donc en
repos dans le souvenir; mais l’Autre la met en mouvement, en introduisant
la différence entre le passé et le présent, touchant ainsi à la fois à l’altérité et à
l’identité x. »
Nous ne retrouvons aucune trace de ces spéculations chez Plotin.
Mais un texte des Sententiae 1 2 de Porphyre nous montre clairement que
le disciple de Plotin distinguait, comme Plutarque, entre altérité dans
l’identité et identité dans l’altérité, et qu’il appliquait le premier type
d’implication au monde intelligible :
« Si le véritablement étant est appelé « multiple », ce n’est pas à cause de diffé­
rences de lieu, ou à cause des dimensions de sa masse, ou par suite d’une accu­
mulation ou par suite de délimitations ou de séparations qui le diviseraient en
parties, mais parce qu’il est divisé en une multiplicité par une altérité immaté­
rielle, qui reste étrangère à toute masse et à toute multitude (άλλ’ έτερότητι
άΰλφ καί άόγκω καί άπληθύντφ κατά πλήθος διηρημένον). C’est pourquoi il est
un; il est un, non pas comme un corps, non pas comme rassemblé en un seul
lieu, non pas comme une seule masse; mais il est un-multiple, parce que
c’est en tant même qu’il est un, qu’il est autre 3 et que son altérité se divise
en même temps qu’elle s’unifie. Car l’altérité ne lui vient pas de l’extérieur,
elle ne lui est pas adventice, elle ne provient pas de la participation à quelque
chose d’autre, mais c’est par lui-même qu’il est multiple.
Car, par tous ses actes, il agit en demeurant ce qu’il est; en effet, c’est grâce
à son identité même, qu’ii a produit toute son altérité, une altérité qui, d’ailleurs,
ne se manifeste pas dans la diversité totale d’une réalité par rapport à une autre,
comme c’est le cas dans le corps; en ceux-ci en effet l’unité est unité dans
l’altérité, parce que l’altérité y prédomine (ή ένότης έν έτερότητι ώς αν προηγουμένης
μέν έν αύτοΐς τής έτερότητος); car chez eux, l’unité vient de l’extérieur et elle
est adventice. Mais dans l’étant, c’est Yunité et l’identité qui prédominent
(ή μέν ένότης προηγείται καί ή ταυτότης). L’altérité y résulte du fait que l’unité
se met en acte. C’est pourquoi l’étant devient multiple au sein même de son
indivisibilité, tandis que le corps s’unifie dans la multitude et dans la masse.
Et l’étant est établi en lui-même, étant un en lui-même et ne sortant pas de
soi, tandis que le corps n’est jamais en lui-même, comme s’il trouvait sa réalité
dans la sortie de soi. L’étant est donc l’un déployant la totalité de son acte
(παντενέργητον) ; quant au corps, il est multiplicité qui est unifiée. »

1. Plutarque, De anim. procreat, in Tim., 1024 e-1025 a·


2. Porphyre, Sent., 36, p. 30, 14, Mommert.
3. Cf. p. 351.
UALTÉRITÉ DANS L'IDENTITÉ 255
Ce texte contient certaines précisions intéressantes concernant l’altérité
propre à l’intelligible. « L’altérité résulte du fait que l’unité devient
active, qu’elle se met en acte x. » Nous retrouvons ici la notion de mouve­
ment vers l’extérieur : ce mouvement qui, dans l’ontologie stoïcienne,
était principe de qualification, de détermination et de croissance12,
devient, transposé dans l’ontologie néoplatonicienne, principe de l’altérité
intelligible, c’est-à-dire d’une différenciation intérieure, d’un rapport
à soi-même qui s’établit dans l’ordre de l’activité. L’Un déploie la totalité
de son acte. Nous sommes ici au plan du second Un, de l’Un-Multiple,
selon l’exégèse, traditionnelle déjà, de la seconde hypothèse du Parmé­
nide 3. La notion d’altérité dans l’identité rejoint celle d’Un-Multiple 4
et celle-ci récapitule en elle toutes les notions relatives aux genres
suprêmes. Il n’est donc pas étonnant que notre groupe II, après avoir
défini les modes d’implication entre l’altérité et l’identité, passe immé­
diatement au problème des rapports entre le premier et le second Un.
Il s’agit en effet d’expliquer l’unité et l’identité qui lient entre eux les
genres suprêmes.

II. — Problématique du « Parménide » et problématique


des « Oracles chaldaïques » : l’Un et la triade intelligible

Nous avons vu dans le chapitre précédent que le premier moment


de la triade être-vie-intelligence constituait une unité première qui
contenait en puissance les deux autres moments, mieux encore, qui était
déjà ces moments sous un mode transcendant 5. Mais si la substance
constituée par cette triade, c’est-à-dire par les genres suprêmes, est
assimilée au second Un, à l’Un-Multiple décrit par la seconde hypothèse
du Parménide, comment définir le rapport entre l’unité originelle repré­
sentée par le premier terme de la triade et l’unité première qui n’est
autre que l’Un purement Un, correspondant à la première hypothèse
du Parménide?
Dans son second traité Sur les genres de l'étant, Plotin se demandait
si l’Un lui-même était un genre 6. En répondant à cette question, il

1. Porphyre, Sent., 36, p. 31, 8, Mommert : ή δέ έτερότης έκ τοϋ ενεργητικήν


είναι τήν ενότητα γέγονε. La différenciation est actuation, cf. Victorinus, § 50 =
Adv. Ar., I, 54, 14-15 : « Quaedam enim sua potentia in occulto et manifesta
(c’est-à-dire en acte) alia et sunt et intelleguntur. » Remarquer Plotin, Enn., VI,
2 [43] 6, 15 : ποιούν δέ έαυτό έν τη οιον κινήσει πολλά.
2. Cf. ρ. 226 et ρ. 232.
3· Cf. <Porphyre>, In Parm., XIV, 6 et 21-26.
4. D’ailleurs la lettre même du Parménide appliquait au « second Un » les
qualifications simultanées de « même » et d’ « autre », Parm., 146 b, cf. <Por-
phyre>, In Parm., ΥΛΝ, 29.
5. Cf. p. 230-231.
6. Enn., VI, 2 [43] 3, i-n, 49·
256 L'UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
était amené à définir les rapports entre l’unité transcendante du premier
Un et l’unité « coordonnée 1 » aux genres et correspondant au second Un.
En effet, le premier Un ne pouvait lui-même être un genre, puisqu’il
n’était pas attribuable à un sujet2. Il était la source de l’unité des genres
suprêmes, tout en les dépassant tous3. Quant à cette unité des genres
eux-mêmes, c’est-à-dire à l’Un-Étant, selon la formule du Parménide,
elle ne pouvait pas non plus être un genre parmi les genres, mais elle
correspondait au tout formé par les genres 4. L’Un-Étant, dans la mesure
où il est Un, ne pouvait en effet être genre, car aucun genre n’est pure­
ment un 5. Et, puisqu’il était le second Un, il ne pouvait non plus être
genre, puisque les genres suprêmes sont primitifs et qu’il n’était pas
lui-même le premier Un 6. Enfin, tout genre étant purement ce qu’il est,
le second Un ne pouvait pas, pour cette nouvelle raison, être un genre,
puisqu’il n’était pas purement un, mais Un-Multiple7. Ainsi l’unité
des genres n’était finalement qu’une ressemblance de l’Étant au premier
Un; cette ressemblance se manifestait lorsque l’Étant se tournait vers
le premier Un 8.
Dans la théorie des genres que nous avons trouvée exposée dans le
groupe II, l’unité des genres est conçue d’une manière très différente.
Elle se fonde en effet dans le premier genre, qui est l’être. Mouvement
et repos, vie et pensée s’impliquent mutuellement, parce qu’ils sont déjà
impliqués dans l’être, parce qu’ils sont contenus dans ce premier moment,
selon un état de puissance 9. D’autre part, mouvement et repos, vie et
pensée, s’ajoutent en quelque sorte à l’être comme un complément
substantiel, comme une différence, comme une définition, comme un
, qui, tout en étant primitivement contenu dans l’être, déploie
logos1011
en acte ce qui restait concentré en puissance en celui-ci. L’unité des
genres est donc en quelque sorte hypostasiée dans l’être. C’est la doctrine
que Plotin refuse u. Les genres de l’étant ne peuvent, pour lui, être des
différences de l’étant et celui-ci ne peut être le genre des genres 12 Au
contraire, dans notre groupe II, les autres genres sont contenus dans
l’être d’une manière virtuelle. Celui-ci est donc, en quelque sorte, le
genre des autres genres.

1. Enn., VI, 2, 3, 11 : συναριθμούμενον.


2. Enn., VI, 2, 9, 7; VI, 2, 3, 2.
3. Enn., VI, 2, 3, 7-9.
4. Enn., VI, 2, 3, 20-26.
5. Enn., VI, 2, 10, 13.
6. Enn., VI, 2, 9, 29-33.
7. Enn., NI, 2, 10, 6-13.
8. Enn., VI, 2, 9, 39-43.
9. Cf. p. 228-230.
10. Cf. p. 231-232.
11. Enn., VI, 2, 9, 18-22 et VI, 2, 15, 6-11.
12. Enn., VI, 2, 9, 20.
L'EXÉGÈSE DU PARMÉNIDE 257
Il faut donc préciser le rapport qui existe entre l’Un transcendant et
cet un qu’est l’être lui-même, comme vivante unité des genres.
On pourrait penser que ce problème résulte tout naturellement de la
doctrine des genres, telle qu’elle est présentée dans le groupe II. Mais
en fait, ce problème est tout aussi bien issu de l’exégèse du Parménide.
Dans la seconde hypothèse de ce dialogue, Platon se demandait en effet
si l’Un, pris dans le couple Un-Étant, mais considéré en lui-même et à
part de l’Etant, est purement Un ou s’il est multiple x. Une telle question
signifiait, pour un néoplatonicien, que dans l’Un-Étant, c’est-à-dire dans
la substance intelligible constituée par les genres suprêmes, il y a en
quelque sorte un point transcendant qui reste absolument un, non
mélangé à l’Étant et au multiple. Une telle notion présentait évidemment
des difficultés presque insurmontables. Mais nous avons vu que le
sixième fragment du commentaire de Porphyre Sur le Parménide était
précisément consacré à les résoudre12. Puisque, pour Porphyre, l’Un-
Étant correspondait à l’intelligence plotinienne, Porphyre distinguait
donc entre l’intelligence une et multiple parce qu’elle rentre en elle-
même, par un mouvement de sortie et de retour, de vie et de pensée 3,
et l’intelligence qui était purement une et ne pouvait, à cause de cette
absolue simplicité, rentrer en elle-même4. Cet état transcendant de
l’intelligence semblait bien être identifié au premier Un lui-même56 .
En tout cas, il correspondait à l’Un purement Un considéré dans l’Un-
Étant. Et même, au sein de l’intelligence « qui peut rentrer en elle-même »
et qui est douée d’un acte triple, existence, vie et pensée ®, il semble bien
que le premier acte, celui de l’existence, s’identifiait également à l’état
transcendant de l’intelligence demeurée dans la pureté de l’unité7.
Par une sorte de passage à l’infini, le premier moment de la triade exis­
tence, vie et pensée, venait s’identifier finalement à l’Un lui-même.
Mais l’exégèse des Oracles donnait naissance elle aussi à une problé­
matique de structure identique. Les Oracles plaçaient au sommet des
choses une triade constituée par le Père, sa Puissance et son Intellect. 8

1. Parm., 143 a, cf. p. 132.


2. Cf. p. 133.
3. <Porphyre>, In Parm., XIV, 15-29.
4. In Parm., XIV, 10-15 et 30-34 et voir p. 136 et sq.
5. In Parm., XIV, 30-34 : les attributs antithétiques de l’Un purement un sont
appliqués à l’intelligence « qui ne peut rentrer en elle-même ».
6. In Parm., XIV, 21-26.
7. In Parm., XIV, 6 et XIV, 17, oùja notion ά’ΰπαρξις sert à désigner un état
transcendant de l’intelligence. L’Un-Étant est différent de lui-même selon qu’il
est pris selon l’existence (ΰπαρξις) ou selon l’acte. Pris selon l’existence, il est
purement Un et simple, pensant et pensé sont identifiés dans une simplicité
absolue. Il s’agit donc bien de l’état transcendant de l’intelligence, lui-même
identifié avec l’Un. En acte, l’Un-Étant sort de soi pour revenir à soi et se
connaître. Il n’est plus Un et simple, mais il devient multiple.
8. Cf. p. 96.
258 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

Une telle conception correspondait à une représentation de l’être divin


assez répandue dans le moyen-platonisme : Dieu a en lui une Sagesse
ou une Volonté créatrices qui sont en quelque sorte le plan idéal du
monde x. Dans le quatrième fragment du commentaire de Porphyre
Sur le Parménide12, cet enseignement des Oracles était ainsi résumé :
selon ceux-ci, Dieu serait tellement transcendant qu’il se serait ravi
lui-même loin de toutes choses et pourtant il posséderait sa puissance
et son intellect co-unifiés en sa simplicité3; il formerait donc triade avec
cette puissance et cet intellect et pourtant il serait transcendant à tout
nombre, de telle sorte qu’on ne pourrait même pas l’appeler Un4.
Comme tout le contexte le montre 5, Porphyre identifie donc le Père des
Oracles chaldaïques au Dieu suprême et donc à l’Un. Nous avons déjà
vu que, sur ce point très particulier, Porphyre était en opposition avec
Jamblique et avec tout le néoplatonisme postérieur 6. On lui reprochera
d’identifier le Père de la triade intelligible (c’est-à-dire le premier terme
de la triade Père, Puissance, Intellect) avec la cause première. Damascius
écrira, après avoir rapporté cette doctrine à Porphyre :
« Comment la cause incoordonnée, absolument ineffable, pourrait-elle
donc être comptée au nombre des intelligibles et être appelée le Père de la
première triade? Car cette triade n’est que le sommet des étants, tandis que
la cause ineffable les dépasse tous7. »
Et Proclus 8, sans nommer Porphyre, fait allusion à cette même doc­
trine :
« Nous nous garderons bien d’appeler « Premier Dieu » le sommet de l’intel­
ligible comme le font, je le sais, certains de ceux qui viennent au premier
rang parmi les théologiens. Nous nous garderons bien d’identifier le « Père »
de là-bas avec la cause première. Car ce Père n’est qu’une hénade participée.

1. Sur la parenté des Oracles avec le moyen platonisme, concernant ce point,


cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 329-335. Voir aussi A. Orbe, Estudios Valen-
tinianos, 1, 1, Rome, 1958, p. 287 sq.
2. <Porphyre>, In Parm., IX, 1-8; cf. p. 128.
3. Ibid., IX, 1-4.
4. Ibid., IX, 5-8.
5. Tout ce quatrième fragment est consacré à la théologie négative ou affirma­
tive appliquée au Dieu ineffable.
6. Cf. p. 90 et 128.
7. Damascius, Dub. et Sol., § 43,1.1, p. 86, 12-15, Ruelle : ούκοΰν ή άσύντακτος
αιτία καί πάντων μία κοινή καί πάντη άρρητος πώς άν συναριθμοιτο τοϊς νοητοϊς καί
μιας λέγοιτο τριάδος πατήρ; Αΰτη μέν γάρ ήδη κορυφή τών δντων έστίν, έκείνη δέ
τά πάντα έκβέβηκεν.
8. Proclus, In Parm., ρ. 1070, 15, Cousin : Πολλοΰ άρα δεήσομεν ήμεϊς τοϋ νοητοΰ
τήν άκρότητα λέγειν τόν θεόν τόν πρώτον, ώσπερ ακούω τινών έν θεολογία πρωτευσάντων,
καί τόν έκεϊ πατέρα ποιειν τώ πάντων αίτίω τόν αύτόν’ ούτος μέν γάρ ένάς έστι μεθεκτή·
νοητός γοΰν λέγεται πατήρ καί ή τών νοητών άκρότης, καί εί παντός τοϋ νοητοϋ συνεκ­
τικός, άλλά πατήρ’ ό δέ πρώτος θεός διά τής πρώτης ύποθέσεως υμνούμενος οδτε πατήρ,
άλλα κρείττων καί πάσης τής πατρικής θεότητος. Εκείνος μέν γάρ άντιδιήρηται πρός τήν
δύναμιν καί τόν νοΰν, ών λέγεται πατήρ, καί συμπληροϊ τριάδα μίαν μετ’ εκείνων' οδτος
δέ δ πρώτος δντως θεός έξήρηται πάσης πρός πάντα καί άντιδιαιρέσεως καί συντάξεως.
L’UN ET LE PÈRE DES ORACLES CHALDAÏQUES 259
On l’appelle en tout cas Père intelligible et sommet des intelligibles. Et
s’il est la cause de cohésion de tous les intelligibles, il n’est que Père. Mais le
Premier Dieu, célébré dans la première hypothèse, non seulement n’est pas
Père, mais même est supérieur à toute divinité paternelle. Car ce Père est sur
la même ligne 1 que la Puissance et l’intellect, dont il est dit Père, et il forme
avec eux une seule triade. Mais le Premier Dieu est transcendant à toute
contradistinction et à toute coordination. »
Ce texte de Proclus est remarquablement clair. On peut constater
que la structure de la triade Père-Puissance-Intellect y correspond exacte­
ment à la structure de la triade existence-vie-pensée chez Porphyre.
De part et d’autre, le premier moment, le Père ou l’être, est συνεκτικός,
c’est-à-dire cause de cohésion, d’unité et de substantialité pour les deux
autres 2. Ceux-ci sont fondés et unifiés dans le premier moment dans
lequel ils préexistent. En même temps, le Père ou l’être forment triade
avec les deux autres moments34 . Et cette triade se situe au « sommet »
du monde intelligible, c’est-à-dire au plan de l’Un-Étant, seconde
hypostase correspondant à la seconde hypothèse du Parménidei. Nous
aurons à voir 5 comment l’assimilation entre les deux triades a pu se
réaliser chez Porphyre et nous pourrons constater 6 que, si Proclus ou
Damascius rejettent la doctrine de Porphyre concernant le premier
terme de la triade, ils acceptent néanmoins la partie de la doctrine de
Porphyre qui concerne les rapports entre les termes de la triade.
Nous voyons également, par le texte de Proclus, que cette problé­
matique est liée à l’exégèse du Parménide. Proclus lui-même rejette la
doctrine de Porphyre au nom de la première hypothèse : l’Un est abso­
lument transcendant à toute coordination. Mais c’est au nom de la
seconde hypothèse que Porphyre lui-même proposait sa théorie : il
s’agissait de découvrir dans l’Un-Étant ce qui pouvait être considéré
comme purement Un7.
L’étude des textes utilisés par Victorinus va nous permettre de
comprendre comment Porphyre pouvait « coordonner » l’Un avec la
triade tout en proclamant par ailleurs très fortement l’impossibilité de
coordonner le Dieu suprême avec ce qui vient après lui8. Il nous suffira
pour le moment de reconnaître que cette doctrine porphyrienne répond
à une problématique faite d’éléments hétérogènes. Il y a eu d’un côté
la doctrine des genres suprêmes dans laquelle l’être était conçu comme

1. Άντιδιήρηται, άντιδιαιρέσεως. Il s’agit d’une opposition entre deux termes


qui se trouvent sur un même plan (cf. Aristote, Categ., 14 b 33; Diogène
Laerce, VII, 61) et qui sont donc coordonnés.
2. Cf. p. 230 et p. 235, n. 5.
3. Cf. p. 245 et 258.
4. Cf. p. 257.
5. Cf. p. 260 sq.
6. Cf. p. 271-272.
7. Cf. p. 257.
8. Sur ce problème, cf. p. 98 et 286.
260 L'UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
« cause de cohésion », comme unité du mouvement et du repos, ou de la
vie et de la pensée, et se trouvait ainsi dans une position transcendante
par rapport aux autres genres. Il y a eu également l’exégèse du Parmé­
nide : il fallait chercher à isoler l’Un purement Un dans l’Un-Étant.
Mais puisque l’Un-Étant était lui-même conçu comme triade de l’exis­
tence, de la vie et de la pensée, le moment d’unité pure de l’Un-Étant
tendait à s’identifier à l’existence. Il y a eu enfin les Oracles chaldaïques,
révélation divine, qui plaçaient au sommet des choses, comme Dieu
suprême, le Père formant triade avec sa Puissance et son Intellect. Ici
encore, le premier moment de la triade donnait substantialité et unité
aux deux autres. On était ainsi conduit à identifier l’être (de la triade
être-vie-pensée), l’Un (premier moment transcendant de l’Un-Étant)
et le Père (Dieu suprême des Oracles).

III. — La triade intelligible :


être-vie-pensée et Père-Püissance-Intellect

Les néoplatoniciens postérieurs, s’ils refusent d’identifier l’être ou


le Père à l’Un suprême, n’hésitent pas à reconnaître une étroite corres­
pondance entre la triade être-vie-pensée et la triade Père-Puissance-
Intellect. Nous ne possédons pas le commentaire que Porphyre avait
consacré aux Oracles1. Nous ne pouvons donc savoir immédiatement
s’il avait lui aussi identifié les deux triades. Toutefois nous pouvons
le supposer, en nous appuyant sur certains témoignages. Le troisième
terme (νοϋς) dans les deux triades étant désigné par le même vocable,
l’assimilation était facile. Nous aurons donc surtout à considérer l’iden­
tification entre Puissance (δύναμις) et vie (ζωή), puis entre Père (πατήρ)
et existence ou être (ΰπαρξις).
Comme notre démonstration sera fondée sur le témoignage de Proclus
et de Damascius, il nous faut tout d’abord préciser dans ses grandes
lignes, l’exégèse que Proclus donnait des Oracles chaldaïques.
D’une manière générale, cette exégèse s’efforçait de rendre cohérentes
les exigences de la doctrine platonicienne et les données fournies non
seulement par les Oracles, mais par la tradition orphique. Elle a donc
tendance à multiplier les entités, à faire correspondre des hypostases
différentes aux dénominations souvent synonymes employées par les
Oracles. Cette systématisation utilise abondamment le schème triadique.
Les triades permettent de disposer les différentes entités selon une sorte
de grille dont les lignes horizontales et les lignes verticales révèlent des
propriétés communes entre les hypostases qui y sont réparties.

i. Sur ce commentaire, cf. p. 93.


LES TROIS TRIADES DES ORACLES 261
Il semble bien que les Oracles aient fourni la matière première de
cette organisation triadique. En effet, ils comportaient beaucoup d’élé­
ments pythagoriciens et, tout spécialement, ils plaçaient au sommet des
choses une monade, une dyade et une triade qui, chacune, comportaient
un aspect triadique. La monade première, c’était le Père lui-même, et
cette monade était triadique, puisqu’elle possédait en elle la Puissance
et l’intellectL La dyade correspondait à un second Intellect, différent
de l’intellect du Père : il était dyadique, dans la mesure où il était tourné
à la fois vers l’intelligible et vers le sensible, mais il était aussi triadique,
dans la mesure où il contenait déjà en lui la triade 12. La triade elle-même
n’était autre que le nombre intérieur aux Idées produites par l’intellect 3.

1. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 106, n. 164, citant dans Damascius,


Dub. et Sol., 1.1, p. 87, 3, Ruelle (cf. W. Kroll, De or. chald., p. 18) : παντί γάρ έν
κόσμφ λάμπει τριάς, ής μονάς άρχει, et dans Jean Lydus, De mens., II, 6, p. 23,
12, Wünsch : μουνάδα γάρ σε τριοϋχον ίδών έσεβάσσατο κόσμος et écrivant :
« We appear accordingly, to be justified in supposing that the Monad named in
the Oracle that has been quoted above is identical with the « Patemal Monade »
(cf. Proclus, In Alcib., p. 356, 23, Cousin (W. Kroll, De or. chald., p. 15) :
δπου πατρική μονάς έστι) consisting of the Father’s Intellect, Will and Power. »
De cette triade intérieure à la monade on retrouve la trace dans l’oracle suivant,
dans Proclus, In Parm., p. 1091,6, Cousin (W. Kroll, De or. chald., p. 18) : εις
τρία γάρ νοϋς είπε πατρος τέμνεσθαι άπαντα, φησί τις Θεών, ού τδ θέλειν κατένευσε,
καί ήδη πάντ’ έτέτμητο. Comme le remarque Η. Lewy, ibid., il est question ici de
l’intellect et de la volonté du Père, mais la puissance n’est pas nommée parce
qu’elle est immanente aux deux autres facultés. D’une manière générale, la
triade est formée par le Père et ses facultés et celles-ci sont l’intellect et la
Volonté ou la Puissance et la Volonté, l’une ou l’autre se confondant avec l’un de
ces termes (Volonté et Intellect ou Volonté et Puissance).
2. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 115 et n. 187, citant dans Proclus,
In Crat., p. 51, 26, Pasquali (W. Kroll, De or. chald., p. 14) : δυάς παρά τφδε
(sc. τφ δευτέρφ νφ) κάθηται... άμφότερον γάρ έχει' νφ μέν κατέχειν τά νοητά, αίσθ-
ησιν δ’ έπάγειν κόσμοις et dans Psellus, Hypotyp., 9, p. 74, 17, Kroll : καλείται δέ
δίς έπέκεινα δτι δυαδικός έστι : νφ μέν κατέχων τά νοητά, αίσθησιν δέ έπάγων τοϊς
κόσμοις. Η. Lewy, ibid., ρ. 115, montre que cette dyade de l’intellect dé­
miurgique constitue, avec la monade paternelle, la source d’où découle le lien
de la « triade mesurée », cf. aussi H. Lewy, ibid., p. 107, n. 170, citant dans
Damascius, Dub. et Sol., t. II, p. 63, 21 (W. Kroll, De or. chald., p. 15) : έξ
άμφοϊν δή τώνδε (sc. μονάδος καί δυάδος) ρέει τριάδος δέμα πρώτης, οόσης ού
πρώτης, άλλ’ ού τά νοητά μετρεϊται. Pour déduire le caractère triadique du second
Intellect, c’est-à-dire de l’intellect démiurgique, H. Lewy, ibid., p. 112 et n. 181
utilise ce vers des Oracles, cité par Psellus,-Expositio in orac.chald.,P.G.,t.CXXII,
col. 1140 (W. Kroll, De or. chald., p. 14) : πάντα γάρ έξετέλεσσε πατήρ καί νφ
παρέδωκε δευτέρφ. Ce tout « donné par le Père » au second Intellect ce sont
les idées primordiales, qui subsistent dans ce second Intellect : ces idées
constituent précisément une triade.
3. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles,, p. 108-112, citant notamment Proclus,
In Parm., p. 800, 11, Cousin (W. Kroll, De or. chald., p. 23) qui décrit la nais­
sance des Idées à partir de l’intellect paternel. La notion essentielle, en tout ceci,
est celle de division intelligible ou de mesure : division, ou mesure ou encore
perfection sont essentiellement triadiques; il y a donc une structure triadique
dans le monde des Idées, cf. H. Lewy, ibid., p. 107, n. 168; p. 108, n. 173 ; p. 109,
n. 175; p. 115, n. 191; p. 116, n. 195. Comme le remarque H. Lewy, p. 109,
n. 174, la triade chaldaïque rappelle la triade pythagoricienne qui détermine la
commencement, le milieu et la fin de toute chose (Aristote, De Caelo, I, 1, 268 a
262 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

On pouvait donc présenter les premiers principes chaldaïques sous la


forme suivante :
Première triade : la monade du Père, avec Puissance et Intellect.
Seconde triade : le second Intellect.
Troisième triade : les Idées.
Selon Lydus, Porphyre lui-même aurait reconnu qu’il y avait une
ennéade suprême dans les Oracles :
« Divin est le nombre de l’ennéade, étant formé de trois triades et consti­
tuant les sommets de la théologie de la philosophie chaldaïque x. »
Il faut ajouter à cette première description que le Père était appelé
par les Oracles άπαξ έπέκεινα : celui qui est au-delà sous un mode un 1 2,
et que le second Intellect y recevait le nom de δ'ις επέκεινα : celui qui est
au-delà sous un mode dyadique 3.
Dans la systématisation proposée par Proclus4, le groupement en
trois triades jouera un rôle fondamental, mais l’ordre des différentes
entités sera profondément modifié. Proclus distinguera deux ennéades :
l’ennéade intelligible et l’ennéade intelligible et intellectuelle, et une
hebdomade : l’hebdomade intellectuelle.
L’ennéade du monde purement intelligible est formée par la ren­
contre entre la triade chaldaïque : Père, Puissance, Intellect et la triade
platonicienne : étant, vie, pensée. La première constitue une sorte de
loi de constitution de toute réalité, parce que Proclus fait correspondre
au Père, le repos, à la Puissance, la procession, à l’intellect, la conversion 5.
La seconde triade constitue un principe de hiérarchisation : l’étant, qui

1. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 105, n. 163, citant Jean Lydus, De mens.,


IV, 122, p. 159, 5, Wünsch : θείος ό της έννεάδος αριθμός έκ τριών τριάδων πληρού-
μενος καί τάς ακρότητας της θεολογίας κατά τήν Χαλδαϊκήν φιλοσοφίαν, ώς φησιν ό
Πορφύριος, άποσώζων. Cf. DAMASCIUS, Dub. et Sol., t. I, p. 299, 17 : ή ύμνουμένη
έννεάς. Il est difficile de dire si les Oracles eux-mêmes faisaient explicitement
allusion à une ennéade suprême ou si Porphyre en a en quelque sorte déduit
l’existence en considérant le caractère triadique inhérent à la monade, à la dyade
et à la triade suprêmes. On remarquera, en tout cas, que la répartition des traités
de Plotin en Ennéades suppose l’exégèse que Porphyre donnait des Oracles.
2. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 77, n. 43, etp. 79, n. 48, citant Psellus,
Hypotyp., 7, p. 74, 7, Kroll : έστί δέ ό άπαξ επέκεινα νους πατρικός ώς πρός τά νοητά
et 9, Ρ· 74, Σ9> Kroll : ό δέ άπαξ επέκεινα λέγεται ότι ένιαϊός έστι.
3· Psellus, Hypotyp., 9, ρ. 74> *7 : καλείται δέ δίς έπέκεινα ότι δυαδικός έστι
et Proclus, In Crat., p. 51, 26, Pasquali : αΰτόθεν γάρ αύτόν (sc. δευτέρον νοϋν)
προσαγορεύει δίς έπέκεινα καί δίς έκεϊ καί δλον αύτόν διά τής δυάδος εύφημει.
W. Theiler, Die chalddischen Orakel, p. 5, pense que les Oracles, dans leur
teneur primitive, considéraient 1’άπαξ έπέκεινα et le δίς έπέκεινα, comme le
premier et le second Dieu.
4. Voir le tableau établi par H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 483-484.
5. Cf. Proclus, In Tim., t. I, p. 389, 26; t. III, p. 229, 25, Diehl. Damascius,
Dub. et Sol., § 44, t. I, p. 88, 10 sq., résume la doctrine traditionnelle en
liant ensemble Père-Puissance-Intellect, Limite-Infini-Mixte, Repos-Procession-
Conversion, Monade-Dyade-Triade.
LES TROIS TRIADES DES ORACLES 263
est le concept le plus universel, est le plus élevé. La vie, puis la pensée,
le suivent, parce qu’ils sont de plus en plus particuliers 4. Mais il y a
correspondance intime entre les termes des deux triades : Père, repos et
étant, Puissance, vie et procession, Intellect et conversion sont liés
ensemble en sorte que la prédominance de la vie, par exemple, corres­
pondra à une prédominance de la puissance 2. On peut résumer tout
ceci dans le schéma suivant :
Repos Procession Conversion
Ire TRIADE
(Un-Étant) : Père Puissance Intellect repos
IIe TRIADE
(Vie) : Père Puissance Intellect procession
IIIe TRIADE
(Intellect) : Père Puissance Intellect conversion
Chaque plan de la réalité reflète donc le caractère triadique du premier
plan. On peut présenter de la manière suivante la hiérarchie systématisée
par Proclus, à condition de se rappeler que chaque terme est triadique
et se constitue dans les trois moments du repos, de la procession et de la
conversion qui correspondent au Père, à la Puissance et à l’intellect3 :
INTELLIGIBLES : Un-Étant Vie Intellect4
(3 x 3)
INTELLIGIBLES Lieu supra- Ciel Voûte 5
ET INTELLECTUELS : céleste au-dessous du ciel
(3 x 3)
INTELLECTUELS : Kronos Rhéa Zeus 6
(7) ou ou ou
άπαξ Hécate δ'ις έπέκεινα
επέκεινα ou
Intellect
démiurgique

1. Sur cette triade, cf. E. R. Dodds, Proclus, TheElements of Theology,p. 252-254,


citant notamment Proclus, In Tim., 1.1, p. 17, 23, Diehl.
2. C’est en effet la notion de prédominance (déjà rencontrée chez Porphyre,
cf. p. 243 sq.) qui permet la multiplication des triades : chaque terme contenant
les autres, chaque triade est donc une ennéade, puisque chaque terme est triple,
cf. le schéma de la p. 267.
3. Voir dans W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 4, le même tableau,
avec les commentaires de l’auteur.
4. Proclus substitue souvent αύτοζωον à νοϋς et αιών à ζωή.
5· Ces divisions sont issues du Phèdre, 247 α-c .'ύπουράνιον άψϊδα... τοϋ ούρανοΰ
νώτω... τον δέ ύπερουράνι,ον τόπον. Cf. Proclus, Plat. Theol., IV, 16, p. 211, 3
et sq., Portus. Sur les entités « chaldaïques » correspondantes, cf. H. Lewy,
Chaldaean Oracles, p. 132-157 et p. 129-132.
6. Cf. Proclus, Plat. Theol., V, 21, p. 290, 33; V, n, p. 265, 40-45; In Crat.,
p. 59, 20, Pasquali.
264 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
Rappelons qu’avant cette hiérarchie, Proclus place l’Un suprême et
les hénades x.
Ce que nous savons déjà de la doctrine de Porphyre, nous permet
d’affirmer tout d’abord que son exégèse des Oracles aboutissait à une
hiérarchie beaucoup moins complexe. Tout d’abord, puisqu’il identifiait
le Père avec la cause suprême, il ne plaçait aucun principe antérieur à la
triade Père-Puissance-Intellect12. D’autre part, il n’avait pas encore
introduit de plan intermédiaire entre les intelligibles et les intellectuels 3.
Le plan intelligible correspondait à la triade divine, plus spécialement
aux Idées contenues dans l’intellect divin. Le plan intellectuel, celui des
âmes, venait immédiatement à la suite du plan intelligible.
Mais l’exégèse porphyrienne des Oracles avait-elle déjà découvert
dans la triade la loi de constitution de toute réalité? Plus précisément
encore, concevait-elle la triade suprême comme constituée par l’être,
la vie et la pensée, en sorte que toutes choses reflétassent cette structure
originelle? En un mot, assimilait-elle la triade Père-Puissance-Intellect
à la triade être-vie-pensée ?
H. Lewy4 a déjà montré comment Porphyre avait pu être amené à
introduire la vie entre le Père et l’intellect. Nous essaierons ici de complé­
ter sa démonstration. On sait que les Oracles donnaient au Père le nom
de άπαξ έπέκεινα et au second Intellect, celui de δίς έπέκεινα 5. On a
ainsi le schéma suivant :
άπαξ επέκεινα — Père (avec sa Puissance et son Intellect « paternel »).
δ'ις έπέκεινα = Second Intellect, Intellect démiurgique.
C’est de cette manière que Porphyre semble avoir compris lui-même
la doctrine des Oracles. Jean Lydus nous dit que Porphyre, dans son
commentaire sur les Oracles, identifiait 1’άπαξ έπέκεινα au Bien, donc
au Père et à la cause suprême, et le δ'ις έπέκεινα, au Démiurge, c’est-à-
dire au Dieu des Juifs 6. Une telle doctrine correspond exactement au

1. Cf. Proclus, Elem. Theol., prop. 113-165 (et les notes correspondantes
de E.-R. Dodds); Plat. Theol., III, 1, p. 122, 1 sq., Portus.
2. Cf. p. 96 et 258.
3. Cf. p. 98-xoi.
4. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 455.
5. Cf. p. 262.
6. Jean Lydus, De mens., IV, 53, p. 110, 18, Wünsch : ό μέντοι Πορφύριος έν τφ
ύπομνήματι τών λογίων τον ΔΙς έπέκεινα, τουτέστι τόν τών δλων δημιουργόν, τόν
παρά Ιουδαίων τιμώμενον είναι άξιοι, δν δ Χαλδαϊος δεύτερον άπό τοϋ άπαξ έπέκεινα,
τουτέστι τοϋ άγαθοΰ, θεολογεί. Contre Η. Lewy, Chaldaean Oracles, ρ. g, n. 23-24
et avec E. R. Dodds, New Light on the Chaldaean Oracles, dans Harvard Theolo-
giccd Review, t. LIV, 1961, p. 267; J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 70*, n° 50;
W. Kroll, art. Ioulianos dans Paulys Realencyclopadie, t. X, p. 15; W. Theiler,
Die chaldaischen Orakel, p. 2; R. Beutler, art. Porphyrios, dans Paulys Realen­
cyclopadie, t. XXII, p. 296-297, nos 48-48 a, je pense que Lydus cite ici le com­
mentaire de Porphyre sur les Oracles chaldaïques. Porphyre identifiait le Noûs
L’EXÉGÈSE PORPHYRIENNE DES TRIADES CHALDAÏQUES 265

schéma ci-dessus, c’est-à-dire à une disposition verticale. Ajoutons à


ceci qu’un témoignage de Proclus confirme les renseignements donnés
par Jean Lydus. Proclus reproche en effet à certains néoplatoniciens
d’identifier Kronos à la cause suprême x. Or, pour Proclus, nous l’avons
vu *12, Kronos est identique à 1’άπαξ έπέκεινα. Ce reproche de Proclus
s’adresse à Porphyre, auquel nous le savons déjà 3, Proclus faisait grief
d’avoir confondu le Père des Oracles avec la cause suprême. Nous avons
ici une identification entre le Père, 1’άπαξ έπέκεινα, Kronos et la cause
suprême.
Mais, d’autre part, Proclus lui-même place entre 1’άπαξ επέκεινα et le
δίς έπέκεινα, une divinité qui joue un grand rôle dans les Oracles :
Hécate, la déesse de la vie 45. Il y a donc chez Proclus une triade Kronos,
Hécate, Zeus, c’est-à-dire une triade dont le premier terme correspond
à un moment « paternel » et substantiel, dont le second terme correspond
à la vie et dont le troisième terme correspond à l’intellect démiurgique.
Ceci représente déjà une première indication concernant la doctrine de
Porphyre. En effet, nous aurons l’occasion de le constater encore plu­
sieurs fois s, si Proclus donne des Oracles une exégèse beaucoup plus
compliquée que celle de Porphyre, il n’en garde pas moins des structures
qui proviennent des commentaires de Porphyre. Premier commentateur
des Oracles, Porphyre a créé une problématique qui a influencé défini­
tivement ses successeurs. Ces entités d’origine chaldaïque soumises à
l’examen d’une philosophie platonicienne deviennent des sortes de pièces
de jeu d’échec qui conservent avec elles l’ensemble de leurs rapports
possibles en quelque point de l’échiquier qu’elles soient placées. Proclus
fait descendre très bas dans la hiérarchie des réalités la triade Kronos,
Hécate, Zeus; mais cette triade conserve la structure qu’elle avait lors­
qu’elle se trouvait au rang suprême.
Pourquoi, dans l’exégèse néoplatonicienne, Hécate vient-elle se placer
entre 1’άπαξ έπέκεινα et le δ'ις έπέκεινα? C’est parce qu’un vers des

c’est-à-dire le second Dieu avec le Démiurge, Phil. Hist., XVI, p. 14, 5, Nauck.
Sur les Variations dans son interprétation philosophique du Dieu des Hébreux,
cf. P. Hadot, Citations de Porphyre chez Augustin, dans Revue des études augus-
tiniemtes, t. VI, i960, p. 214, n. 36. Sur tout ceci, cf. également W. Theiler.
Die chaldâischen Orakel, p. 6.
1. Proclus, In Crat., p. 59, 14, Pasquali : τδν Κρόνον διά τό άμέριστον αύτοϋ
καί ένιαϊον καί πατρικόν καί άγαθουργόν έντοϊςνοεροϊς εις ταύτόν τινες όίγουσιτη μια τών
πάντων αίτια. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 8.
2. Cf. p. 263.
3. Cf. p. 258.
4. Cf. p. 263. Plus exactement Proclus, comme l’a bien montré W. Theiler,
Die chaldâischen Orakel, p. 5 et p. 12-13, donne la fonction de déesse de la vie,
aussi bien à Hécate qu’à Rhéa. Le caractère féminin et maternel de cette entité
est très important, cf. p. 275. Sur Hécate dans les Oracles, cf. H. Lewy, Chal­
daean Oracles, p. 83 sq.
5. Cf. p. 305 sq. et 322 sq.
266 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
Oracles disait : « Le centre d’Hécate se meut entre les Pères 4. » Ces Pères,
Proclus, par un ensemble de nécessités exégétiques, les plaçait au plan
intellectuel12, mais nous avons de bonnes raisons de penser que Porphyre
les identifiaient au premier et au second Dieu. En effet, comme l’ont
remarqué H. Lewy 34 56789et W. Theiler 4, saint Augustin, au dixième livre de
la Cité de Dieu s’étonnait de ce que Porphyre plaçât entre le Dieu Père
et l’intellect, son Fils, un quelque chose de mal défini, un medium5.
Étant donné ce que nous savons par ailleurs de l’exégèse porphyrienne
des Oracles, il s’ensuit donc que Porphyre plaçait une entité entre Γάπαξ
επέκεινα et le δίς έπέκεινα. En commentant les Oracles, comme le fait
Porphyre dans le texte auquel Augustin fait allusion ®, on ne pouvait
introduire un intermédiaire entre le premier et le second Dieu qu’en
s’appuyant sur le vers que nous venons de citer; cet intermédiaire ne
pouvait donc être autre que le principe de la vie, Hécate 7. Les principes
suprêmes seraient donc selon Porphyre :
le Père ou άπαξ έπέκεινα
Hécate ou la Vie
le second Intellect ou δίς έπέκεινα
Mais un élément important du texte d’Augustin doit être souligné.
Augustin ne parle pas de l’intellect démiurgique, mais de l’intellect
paternel, νους πατρικός 8. Selon les Oracles, c’est cet Intellect paternel
qui forme triade avec le Père et la Puissance :
Père Puissance Intellect paternel9.

1. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 142, n. 283 (W. Kroll, De or. chald.
p. 27) : μέσσον τών πατέρων 'Εκάτης κέντρον πεφορήσθαι (Damascius, Dub. et,
Sol., t. Il, p. 164, 19). H. Lewy, ibid., p. 142 sq., montre que cet Oracle, en son
sens primitif, désignait des réalités astrales.
2. Cf. p. 263.
3. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 455.
4. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 8-9 et p. 6.
5. Augustin, De civ. dei, X, 23 : « Quae autem dicat (sc. Porphyrius) esse
principia tanquam Platonicus novimus. Dicit enim deum patrem et deum filium
quem Graece appellat paternum intellectum vel paternam mentem; de spiritu
autem sancto aut nihil aut non aperte aliquid dicit; quamvis quem alium dicat
horum medium, non intellego. Si enim tertiam, sicut Plotinus, ubi de tribus
principalibus substantiis disputat, animae naturam etiam iste vellet intellegi,
non utique diceret horum medium, id est patris et filii medium. Postponit quippe
Plotinus animae naturam paterno intellectui; iste autem cum dicit medium,
non postponit sed interponit. »
6. Le texte d’Augustin se rapporte à l’exégèse porphyrienne des Oracles.
Comme le montre le contexte, De civ, dei, X, 23, il s’agit du commentaire d’un
Oracle chaldaïque ; « Principia posse purgare » (cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 148, n. 300 et p. 455) ; d’autre part le Dieu « Fils » est appelé « Intellect Pater­
nel », en grec νοϋς πατρικός, terme d’origine chaldaïque, cf. H. Lewy, ibid.,
p. 79, n. 48.
7. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 455; W. Theiler, Die chaldâischen
Orakel, p. 6; P. Hadot, Citations de Porphyre chez Augustin, p. 235-236.
8. Cf., n. 6.
9. Cf. p. 261.
L’EXÉGÈSE PORPHYRIENNE DES TRIADES CHALDAÏQUES 267

Faut-il en conclure que Porphyre confondait cet Intellect paternel avec


l’intellect démiurgique, dont pourtant il avait dit dans son commentaire
sur le Parménide qu’il était, selon les Oracles, « un autre Intellect » 1 que
l’intellect paternel? Il me semble que, pour expliquer cette apparente
confusion, il faut faire appel à une ennéade et non à une triade. Autre­
ment dit, il faut supposer que la Vie est intermédiaire entre le Père et
l’intellect aussi bien sur le plan horizontal que sur le plan vertical :
Père : Père Puissance ou Vie Intellect paternel
Vie : Père Puissance ou Vie Intellect
Intellect : Père Puissance ou Vie Intellect démiurgique.
Telle serait l’ennéade suprême dont parlait précisément Porphyre2.
Père, Puissance et Intellect, comme l’être, la vie et la pensée, s’implique­
raient réciproquement et ne se distingueraient que par la prédominance,
cette prédominance correspondant d’ailleurs à une manifestation et à
une procession3. Par exemple, l’intellect démiurgique, qui vient au
troisième rang, serait la manifestation de l’intellect paternel qui, lui,
demeure « co-unifié dans la simplicité » 4 du Père. Qu’il soit au sein du
Père ou qu’il soit engendré, l’intellect supposerait toujours, avant lui,
cet intermédiaire qu’est la Puissance ou la Vie. Il y aurait ainsi identité
totale entre la triade Père-Puissance-Intellect et la triade être-vie-pensée.
L’étude des textes de Victorinus viendra confirmer cette hypothèse 5.
Dès maintenant, d’ailleurs, nous pouvons trouver une confirmation,
en constatant que le néoplatonisme postérieur, suivant ici encore la pro­
blématique porphyrienne, identifiait le Père et 1’ « existence », c’est-à-
dire les deux premiers termes des triades que nous étudions. Le témoi­
gnage le plus explicite est celui de Damascius. Dans la triade Père-
Puissance-Intellect, il remplace parfois Père par Existence (υπαρξις) 6
et l’on peut se demander si cette substitution n’était pas déjà faite dans
les Oracles eux-mêmes7. Ce détail de vocabulaire n’aurait pourtant que

1. <Porphyre>, In Parm., IX, 5 : άλλον πάλιν <ν>οϋν. Sur cet Intellect


démiurgique, cf. plus haut, p. 261, n. 2.
2. Cf. p. 262, n. 1.
3. Rappelons à ce sujet que la triade être-vie-pensée constitue une ennéade,
puisque les trois sont dans les trois, cf. p. 245. Sur la liaison entre prédominance,
procession et manifestation, cf. p. 304.
4. <Porphyre>, In Parm., IX, 4.
5. Cf. p. 273 sq.
6. Damascius, Dub. et Sol., § 44, t. I, p. 87, 10 : ΰπαρξις... δύναμις... νους, et
surtout § 61, p. 131, 17 : ή μέν πρώτη άρχή κατά την ΰπαρξιν θεωρείται, ώς έν τοϊς
λογίοις.
7- Η. Lewy ne fait aucune allusion à ce problème dans son ouvrage. W. Thei­
ler, Die chaldâischen Orakel, p. 18, signale la substitution εί’ΰπαρξις à πατήρ
chez Damascius sans en tirer de conclusion au sujet de l’usage des Oracles eux-
mêmes. W. Kroll, De orac. chald., p. 13 pose la question. Le témoignage de
Damascius cité à la note précédente me semble laisser entendre que le mot
268 L'UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

peu d’intérêt s’il n’était lié à toute une élaboration philosophique. Pour
Damascius, la triade Existence-Puissance-Intellect sert en effet à décrire
le processus d’autoposition par lequel la réalité passe de l’existence à
la substance. Le premier moment en est donc l’existence : l’étymologie
du mot ΰπ-αρξις signifie qu’elle représente le premier commencement, la
présupposition, le fondement de la substance x. Nous aurons d’ailleurs à
constater que, de ce point de vue, existence et préexistence se confon­
dent *2. Cette existence est l’être pur, encore indéterminé, n’ayant pas
encore reçu les déterminations qui constitueront la substance3. Elle est
aussi la simplicité première ou l’Un qui précède la composition propre
à la substance4. Damascius identifie donc l’existence, l’être, l’Un et le
Père 56.Cette simplicité première veut se déployer ®. Ce désir, cette volonté,
c’est la Puissance, qui est en quelque sorte l’épanchement de l’Un7. Le
troisième moment, l’intellect, arrête cette effusion de l’Un, la circonscrit,
la limite et la ramène à son origine8. Nous avions déjà vu que chez
Proclus 9, la triade chaldaïque, Père, Puissance, Intellect, liée d’ailleurs
très intimement à la triade existence, vie, intellect aussi bien qu’à la
triade substance, puissance, acte 10, constituait le schème fondamental

ΰπαρξις était rapporté au Père par les Oracles, cf. également Damascius
Dub. et Sol., § 22i, t. II, p. ιοί, 25 : έπεί καί, ώς χαλδαϊκώς είπεϊν, ό μέν νοϋς κατά
τήν ενέργειαν ίσταται μάλλον, ή δέ ζωή, κατά τήν δύναμιν, ή δέ ούσία, κατά τήν τοϋ
πατρός ΰπαρξιν.
ι. Damascius, Dub. et Sol., § 121, t. I, p. 312, 15 : ή ϋπαρξις, ώς δηλοϊ τό
δνομα, τήν πρώτην άρχήν δηλοϊ της ύποστάσεως έκάστης, οΐόν τινα θεμέλιον ή οΐον
έδαφος προΰποτιθέμενον της δλης καί πάσης οΐκοδομήσεως.
2. Cf. ρ. 270.
3. Damascius, ïbid., § 120, t.I, ρ. 312, ιι :ταύτη άρα διοίσει της ούσίαςήΰπαρξις,
ή τό είναι μόνον καθ’ αύτό τοϋ άμα τοϊς άλλοις δρωμένου' στοιχειον γάρ της ούσίας
είναι τήν ΰπαρξιν καί παρειλήφθαι πρός ενόειξιν τής άπλονστάτης άρχής, έχοιμεν άν
τινα οΰτω λεγόμενα. § 6ι, t. I, ρ. 132, 23 : οΰτω μέν ούν άλλο παρά τήν ούσίαν ή ΰπ-
αρξις, ώς ίδιότης μία γυμνουμένη τών άλλων εις ενόειξιν τής πρώτης αρχής.
4. Damascius, ibid., § 121, t. I, ρ. 312, 2Ο : αΰτη δέ έστιν ή πρό πάντων άπλότης
ή πάσα προσγίγνεται σύνθεσις' αΰτη δέ έστιν αύτό δήπου τδ πάντων έπέκεινα προϋποκεί-
μενον έν, δπερ αίτιον μέν πάσης ούσίας, οΰπω δέ ούσία' πάσα γάρ ούσία σύνθετος.
5· Damascius, ibid., § 121, t, I, ρ. 312, 28 : είς ταύτόν άρα ήκει ήμϊν έν τε καί
ΰπαρξις καί πατήρ.
6. Damascius, ibid., § 121, t, I, ρ. 312, 31 · τοϋ ένός... πάντα βουληθέντος είναι
πρό πάντων. Cf. ρ. 3θΐ·
7. Damascius, ibid., § 121, t. I, ρ. 3Ι3, 5 : άλλο μέσον ή δύναμις, έκβάσα μέν
άπό της πατρικής άπλότητος... μόνη χύσις καί απειρία τοϋ ένός είναι βουλομένη.
8. Damascius, ibid., § 121, t. I, ρ. 3!3> 3 : διό καί έοικε τφ οίκείφ πατρί ό
πατρικός νοϋς καί έπέστραπται πρδς αύτόν, ώς... τή ύπάρξει ή ούσία et ρ. 313, 7>
avant le νοϋς, la δύναμις n’est pas encore εις ένωσιν περιγραφεϊσα.
9- Cf. ρ. 202.
ίο. Cette triade est attestée chez Jamblique, cf. A.-L Festugière, La Révélation
d’Hermès Trismégiste, t III, p. 190, n. 1, à propos de Jamblique, De anima, dans
Stobée, I, 49, 33 sq., p. 367, 10 sq., Wachsmuth. Comme le fait remarquer
A.-J. Festugière, cette division, en germe chez Aristote, se|retrouve dans les manuels
scolaires, cf. le De anima de Tertullien. Il semble bien que chez Jamblique déjà
(De myst., I, 4) et, en tout cas, chez Proclus (par exemple In Tim., t. II, p. 125,
10, Diehl; In Parm., p. 1106, 28, Cousin), cette division ait été conçue comme
L’UN IDENTIFIÉ AU « PÈRE » ET À L’EXISTENCE 269
de la constitution de toute réalité. Sur ce point, le texte de Damascius
ne nous apprend rien de nouveau. Mais en faisant du premier terme :
Père, l’équivalent d’ « existence », et en faisant du résultat de tout le
processus, l’équivalent de la substance, Damascius présente l’ensemble
de ce processus comme un passage de l’existence à la substance, de l’être
sans détermination à l’être déterminé. Cette détermination est d’ailleurs,
en fait, une autodétermination. C’est l’être lui-même, ou 1’ « Un », qui se
répand, qui devient infini, qui sort de soi, pour pouvoir ensuite se limiter
en revenant à soi x. Tel était déjà le mouvement de sortie vers l’extérieur,
de retour à l’intérieur qui constituait la triade existence, vie, pensée dans
le commentaire de Porphyre Sur le Parménide * 12.
Dans ce développement, Damascius semble bien utiliser des éléments
doctrinaux d’origine porphyrienne. L’identification explicite entre l’Un,
le Père et l’existence 3 est déjà à elle seule très caractéristique. Évidem­
ment Damascius place cet « Un » au niveau de la triade intelligible 456et
non pas à celui de la cause suprême, mais c’est bien le schème porphyrien
qui est utilisé ici. Nous connaissons bien maintenant l’identification
porphyrienne entre l’Un et le Père s, et nous nous souvenons également
de l’identification entre l’Un et l’Être pur (c’est-à-dire l’existence) qui
s’effectue dans le commentaire de Porphyre Sur le Parménide ®. Plus
particulièrement, l’opposition entre existence et substance doit remonter
à Porphyre. Non seulement on la retrouve déjà chez Proclus 7, mais
surtout elle est explicitement définie chez Victorinus, dans des termes
tout à fait analogues à ceux que nous avons rencontrés chez Damascius.
Chez Victorinus et dans la lettre de Candidus, l’existence, c’est l’être
encore indéterminé, c’est l’être pur, pris sans qualifications, sans sujet
et sans prédicat; la substance au contraire, c’est l’être qualifié et déterminé,
l’être de quelque chose et qui est quelque chose 8. L’existence est donc

une triade constitutive de toute réalité. L’analogie de termes conduisait évidem­


ment à une identification avec la triade Père-Puissance-Intellect; il y aura donc
chez les néoplatoniciens tardifs une étroite liaison entre Père, existence, substance,
puis entre puissance et vie, enfin entre intellect et acte, cf. Damascius, Dub. et
Sol., § izo, t. I, p. 312, 6-11, Ruelle.
1. Damascius, § 96,1.1, p. 240, 13 : πάντα γάρ δσα άπ’αύτοϋ πρόεισι περιέχεται έν
τφ προάγοντι κατά μίαν συναίρεσιν ήν ΰπαρξιν έκείνου τίθεσβαι άναγκαΐον. "Οσα γάρ
έκαστόν έστι, τοσαϋτα προβάλλεται άφ’ έαυτοΰ, καί έστι τά παραγόμενα πάντα άνέλιξις
τής τοϋ παράγοντος συναιρέσεως, ώς πας αριθμός τής μονάδος έστί προποδισμός.
Sur le mouvement de sortie et de retour, cf. § 121, t. I, p. 312, 30 : διάστασις
(τοϋ ενός), p. 313, i et 22 : έκτένεια, p. 313, 7 : χύσις, p. 313, 4 : έπέστραπται.
2. <Porphyre>, In. Parm., XIV, 16-26.
3. Cf. p. 268, n. 5.
4. Cf. p. 258, n. 7.
5. Cf. p. 258.
6. Cf. p. 112 et p. 132.
7. Proclus, In Parm., p. 645, 3 : πάσα δπαρξις ή ούσία έστιν ή γένεσις, ή οΰτε
ούσία οΰτε γένεσις, καί αδτη ή πρό τών ούσιών καί γενέσεων ή μετ’ ούσίας καί γενέσεις.
8. Victorinus, § 23 = Adv. Ar., I, 3°, 21 : « Les philosophes définissent
l’existence et l’existentialité comme le fondement initial préexistant à la chose
270 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

le premier moment — transcendant — du processus d’autoposition de la


substance4. D’ailleurs, c’est grâce aux indications de Damascius que
nous pouvons comprendre une expression apparemment obscure qui
se rencontre dans la définition de l’existence chez Victorinus. Celui-ci
nous dit en effet que l’existence est praeexsistens subsistentia *12. Or Damas­
cius emploie une expression analogue à propos de l’Un, c’est-à-dire de
l’être pur ou de l’existence. Nous savons en effet que le premier moment
de la substance est pour lui être pur ou Un ou existence 34 56. Ce premier
moment se retrouve en toute réalité. Or Damascius écrit à ce sujet :
« Il y a donc en chaque chose un analogue de l’Un qui est avant toutes
choses; c’est là la procession de l’Un en toutes choses, à savoir cette hypostase
parfaite qui préexiste (προϋπάρχουσα ύπόστασις) selon l’unité, en chaque
chose, mieux encore c’est la racine de toute hypostase 4. »
Cette προϋπάρχουσα ύπόστασις, cette hypostase préexistante, c’est
bien la praeexsistens subsistentia de Victorinus : c’est 1’ « Un » de chaque
chose, son existence, l’état selon lequel la substance est encore être pur,
non déterminé et non déployé. Ce rapprochement entre Victorinus et
Damascius nous révèle deux aspects inattendus de la notion d’existence.
En premier lieu, existence et préexistence tendent à se confondre : on
peut dire que la substance préexiste à elle-même dans l’existence, qui
est son état d’unité et de simplicité transcendantes 5. En second lieu,
existence et idée tendent aussi à se confondre. Nous avons vu que Por­
phyre, dans son commentaire Sur le Parménide*, définissant l’Un
comme Être pur transcendant à l’Étant, l’avait nommé : Idée de l’Étant.
C’est bien ainsi qu’il faut concevoir l’existence, selon Victorinus et selon
Damascius. L’existence est être pur, elle est l’Un, parce qu’elle est la
préexistence de la substance à elle-même, et cette préexistence est un
état de pureté qui correspond à ce que la tradition platonicienne appelle

même, sans ses accidents, en sorte que n’existent d’abord, purement et seule­
ment, que les seules réalités qui constituent son être pur, sans addition, en tant
qu’elles sont appelées ensuite à subsister; ils définissent la substance comme le
sujet pris avec tous les accidents qui sont inséparablement inhérents à la sub­
stance. » Candidus, I, 2, 19 : « Exsistentia ipsum esse est et solum esse et non
in alio esse aut subiectum alterius, sed unum et solum ipsum esse, substantia
autem non esse solum habet, sed et quale aliquid esse. Subiacet enim in se positis
qualitatibus et idcirco dicitur subiectum. »
1. Cf. p. 224.
2. Victorinus, § 23 = Adv. Ar., I, 30, 22. J’ai traduit par « fondement initial
préexistant à la chose »; en grec, l’expression est très probablement προϋπ-
άρχουσα ύπόστασις.
3· Cf. ρ. 268, η. 3-6.
4. Damascius, Dub. et Sol., § 34, t. I, p. 66, 22 : έστιν άρα έν παντί έκάστφ το
άναλογοϋν τφ προ πάντων καί αΰτη έστιν ή έκείνου πρόοδος εις πάντα, ή κατά το έν έχα-
σταχοϋ προϋπάρχουσα παντελής ύπόστασις, μάλλον δέ ρίζα τής ύποστάσεως έκάστης.
5. Cf. ρ. 286 et 302.
6. Cf. ρ. 124 et 132; voir <Porphyre>, In Parm., XII, 32-33.
EXISTENCE ET SUBSTANCE 271
l’idée x. Cette identification entre Idée et existence sera d’ailleurs encore
attestée chez Psellus, le dernier commentateur des Oracles 1 2.
Ainsi cette opposition entre existence et substance qui se rencontre
chez Victorinus et chez Damascius est intimement liée à l’identification
entre Un, Père et Être. Comme cette dernière doctrine, elle remonte à
Porphyre lui-même. Nous retrouvons ici les éléments hétérogènes déjà
rencontrés plus haut. En premier lieu, la doctrine des genres de l’étant
pouvait conduire à distinguer entre l’étant, pris sans les autres genres,
et la substance, constituée par l’ensemble des genres. C’est l’hypothèse à
laquelle Plotin s’arrêtera un instant : l’étant ne serait-il pas une sorte de
position pure de l’être ? 3 Mais Plotin ne la retiendra pas 4. Dans une
perspective, selon laquelle mouvement et repos, vie et pensée, viennent
définir l’être et jouent le rôle de qualités substantielles 56, on admettra
au contraire facilement qu’il y ait une opposition radicale entre le pre­
mier moment, l’être pur indéterminé ou existence, et le résultat du pro­
cessus, la substance ou être qualifié et déterminé. En second lieu, l’exégèse
du Parménide conduit à une distinction analogue. Si avec Porphyre l’on
conçoit l’Un purement Un comme Être pur (antérieur à l’Étant) et l’Un-
Étant comme substance, le passage de l’Un à l’Un-Étant apparaît comme
une substantification et une détermination de l’être pur. Être pur et
existence étant identifiés, il s’ensuivra alors que, dans la triade existence-
vie-pensée qui, selon Porphyre, définit l’intelligence, le premier moment,
l’existence, tendra à s’identifier à l’état transcendant de l’intelligence,
et cet état transcendant de l’intelligence tendra à son tour à s’identifier
à l’Un lui-même e. En troisième lieu, si la triade chaldaïque Père-Puis-
sance-Intellect est assimilée à la triade être-vie-pensée ou intellect, la
notion de Père et la notion d’être pur se confondront.
Nous pouvons donc tirer les conclusions suivantes. Proclus et Damas­
cius nous révèlent un état postérieur de l’exégèse des Oracles : le Père,
avec sa Puissance et son Intellect, constitue pour eux la « triade intelli­
gible » de l’être, de la vie et de l’intellect7. Dans cette triade, le premier
moment est l’existence ou l’être pur, mais aussi l’Un, comme le dit
explicitement Damascius 8. Damascius lui-même entend par là qu’à la
suite de l’Un transcendant et incoordonné, il y a un Un qui fait partie
de la triade intelligible, qui est coordonné avec elle et qui est le premier

1. Cf. p. 360 et p. 415.


2. Psellus, Brevis expos, in orae, chald., P.G., t. CXXII, 1153 A, pour définir les
idées : τάς έξηρημένας τών δντων ύπάρξεις, cf. Catalogue des Manuscrits Alchimiques
Grecs, t. VI, p. 132, 1-12, Bidez.
3. Cf. p. 217.
4. Cf. p. 218 et 232.
5. Cf. p. 232 et p. 256.
6. Cf. p. 257.
7. Cf. p. 258, n. 7 et 8 et p. 263.
8. Cf. p. 268, n. 4.
272 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

moment de ce qu’il appelle l’Unifié L Cet état postérieur, attesté par


Proclus et Damascius, nous permet de reconstituer l’état de l’exégèse
chaldaïque chez Porphyre. Il a été le premier à identifier Père-Puissance-
Intellect avec Être-Vie-Intellect12 ; surtout il a identifié le Père des Oracles,
c’est-à-dire le Dieu suprême avec l’existence et l’être pur, mais aussi
avec l’Un de Plotin3. Damascius nous conserve donc les structures
internes de la doctrine porphyrienne, mais il les transporte à un degré
inférieur de la hiérarchie, en supprimant l’identification entre le premier
moment de la triade et le Dieu suprême 4. L’Un de Porphyre, qui, selon
un certain point de vue, est lui-même incoordonné et transcendant,
forme néanmoins triade, en tant qu’Être, avec la Vie et l’intellect.

IV. — La structure du groupe II

On comprendra donc la structure de notre groupe II en y reconnaissant


les traces, mêlées, mais encore discernables, des problématiques issues
du Sophiste, du Parménide et des Oracles chaldaïques.
Dans le chapitre précédent, nous avons étudié les textes répartis dans
Adv. Ar. I et III qui décrivent les rapports entre l’être, la vie et la pensée,
au niveau de l’âme et au niveau de l’intelligible. Nous avons constaté
l’étroit rapport entre cette problématique et celle qui concerne les genres
suprêmes. C’est à cette même problématique que se rattache la question
concernant le mélange de l’identité et de l’altérité, qui est posée au
début à’Adv. Ar. I B, c’est-à-dire au début de ce que nous avons appelé
le noyau central du groupe II. Comme les genres de l’étant, ou comme
l’être, la vie et la pensée, identité et altérité se mêlent et constituent, par
ce mélange, cette uni-multiplicité qu’est la substance intelligible. Mais
notre exposé ne répond pas immédiatement à cette question initiale.
Il se contente de déterminer a priori les rapports possibles entre l’identité
et l’altérité : identité pure, altérité pure, altérité dans l’identité, identité
dans l’altérité 5. Puis il exclut du domaine de l’étant l’identité pure et
l’altérité pure, en retenant seulement les deux modes intermédiaires 6.
La réponse à la question est donc seulement implicite. S’il y a altérité
dans l’identité là où l’identité prédomine, il faudra nécessairement
admettre que ce type de rapport s’applique aux genres suprêmes. Mais
la réponse explicite ne sera donnée que plus loin 7, après un détour
apparent.

1. Cf. p. 97, n. 2.
2. Cf. p. 264-270.
3. Cf. p. 258.
4. Cf. p. 258.
5. Cf. p. 249.
6. Cf. p. 249.
7. Cf. Victorinus, § 50.
LA STRUCTURE DU GROUPE II 273
Immédiatement après avoir défini ces modes possibles d’identité et
d’altérité et sans transition réelle, notre exposé passe à un développement
concernant les deux Uns x. On passe donc de la problématique issue du
Sophiste à la problématique issue du Parménide. Nous avons déjà expliqué
la signification de ce mouvement de la pensée 1 23. L’unité multiple qui
existe entre les genres est assimilée par Plotin et par Porphyre à l’unité
multiple propre à l’Un-Étant, c’est-à-dire à la seconde hypostase qui
correspond à la seconde hypothèse du Parménide. On comprend donc
que voulant définir, en termes d’identité et d’altérité, cette unité multiple,
notre exposé remonte à la source de cette unité, c’est-à-dire à l’identité
pure ou à l’unité pure qui correspond à la première hypothèse du
Parménide.
Ici encore, la suite des idées est apparemment déroutante. Après un
long développement de théologie négative, appliquée au premier Un,
conformément à l’interprétation traditionnelle du Parménide5, notre
exposé passe brusquement à un développement de théologie affirma­
tive 4. A propos de cet Un, dont toute détermination vient d’être niée,
il n’hésite pas à déclarer : « C’est lui Dieu, c’est lui, le Père, préintelli­
gence préexistante et préexistence se conservant elle-même et sa propre
béatitude, en un immobile mouvement. 5 » Ce Père unit intérieurement
en lui-même ces trois puissances : l’existence universelle, la vie univer­
selle, la pensée universelle 6 — nommée ici « béatitude7 », dans la mesure
même où le Père est lui-même puissance de l’être. Comment ne pas
reconnaître ici l’exégèse porphyrienne des Oracles? L’Un, c’est le Père,
qui, en tant qu’être, contient en lui la vie et la pensée, substituées par
Porphyre à la Puissance et à l’intellect des Oracles 8. Il y a là deux traits
caractéristiques et inséparables : l’Un est le Père et il est l’être qui contient
en lui « co-unifiés en sa simplicité 9 » la vie et la pensée.
La description du second Un, qui vient ensuite 10, trahit la même ren­
contre entre problématiques différentes. Nous retrouvons tout d’abord
la trace de l’exégèse du Parménide. Comme dans le commentaire de
Porphyre sur ce dialogue, le second Un est appelé « Un sous le mode
substantiel » tandis que le premier Un est défini comme « Un sous le

1. Victorinus, § 36 et sq.
2. Cf. p. 255-257.
3. Victorinus, § 36.
4- §§ 37-41·
5- § 37 = Adv. Ar., I, 50, 1-4.
6. § 41 = Adv. Ar., I, 50, 4-15.
7. Cf. p. 287.
8. Cf. p. 258-260 et 264-271.
9. Victorinus, § 41 = Adv. Ar., I, 50, 10 : « Simplicitate unus qui sit tres
potentias couniens » à comparer avec Porphyre, In Parm., IX, 4 : έν τή άπλό-
τητι αύτοϋ συνηνώσθαι.
ίο. Victorinus, §§ 42-56.
274 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
mode non-substantiel1 ». Comme dans ce commentaire, cette substan-
tialisation de l’Un se réalise par une mise en mouvement, par une actua­
lisation qui passe par trois moments, repos, procession, conversion ou
encore existence, vie, pensée 2, et dont le moteur est le désir que l’intel­
ligence, encore confondue avec l’Être, a de se voir 3. Ici, comme dans le
commentaire, la vie est le moment de l’infini4 et la pensée, le moment
de la conversion vers soi 5. Les différentes phases de ce mouvement
expliquent la structure de l’exposé. En premier lieu est décrite la phase
de la vie, c’est-à-dire l’autoposition du mouvement, son extériorisation,
son expansion vers l’infini 6. Puis, c’est la phase de la pensée, c’est-à-dire
celle de la conversion, du retour vers le Père, qui fait l’objet de l’exposé 7.
Mais ici encore la problématique des Oracles doit intervenir, si l’on
veut comprendre certains détails. En premier lieu, ce sont probablement
les Oracles qui expliquent la dénomination d’Un-Un appliquée au second
Un. Cette expression correspond sans doute au δίς έπέκεινα : le trans­
cendant sous un mode dyadique, qui, selon les Oracles et selon Porphyre,
désignait le second Dieu8. Cette conjecture est d’autant plus probable
que nous savons par Proclus 9 que les néoplatoniciens identifiaient le
Ad-Ad des Assyriens à l’intellect démiurgique (c’est-à-dire au δίς
επέκεινα), parce que, pensaient-ils, Ad signifie Un et Ad-Ad, Un-Un.
Or cet Adad est déjà mentionné dans le traité de Porphyre Sur le Soleil10.

1. § 42 = Adv. Ar., I, 50, 24-26 : « Istud igitur unum exsistentialiter unum


sed non ut pater inexsistentialiter unum » à comparer avec <Porphyre>, In Parm.,
XII, 5 : κάκεϊνο μέν έν ανούσιον, τοΰτο δέ έν ένούσιον.
2. Cf. <Porphyre>, In Parm., XIV, 16-26 et Victorinus § 43 = Adv. Ar.,
I, 51. 23-25 et § 55 = I, 57, 18-21.
3. <Porphyre>, In Parm., XIV, 20 : ίνα... εαυτόν ιδη et Victorinus, § 55,= I
57, 19 : « In inspiciendum ipsum quod erat. »
4. <Porphyre>, In Parm., XIV, 21 : διό αόριστος <ό> κατά τήν ζωήν
et Victorinus, § 43 = L 51, 14 : “ Vita quae sit infinita »; § 51 = I,
56, 36 : « Ipsa autem (sc. vita) per semet ipsam infinita fuit. »
5. <Porphyre>, In Parm., XIV, 23-35 : κατά δέ τήν νόησιν είς αύτήν στραφεΐσα
ένέργεια et Victorinus, § 51 = Ι> 5θ, 32 : « Tunc enim, in semet exsistens, non
fit infinita »; § 55 = I, 57, 20 : « Cito in identitatem revenit. »
6. Victorinus, §§ 43-50.
7· §f5i-56.
8. Cf. p. 264, n. 6.
9. Proclus, In Parm., p. 60, 1, Klibansky-Labowsky : « Et theologice autem
eadem eorum qui ut vere theologorum fame hanc nobis de primo tradiderunt
intentionem, illud quidem sui ipsorum voce vocantes Ad, quod significat unum
secundum ipsos, ut qui illorum linguam sciunt interpretantur; intellectum autem
conditivum mundi (= νοΰν δημιουργικόν) duplantes hoc appellantes et hunc
dicentes valde hymnizabilem Adadon neque hunc mox post unum esse dicentes
sed proportionaliter uni ponentes. Quod enim est ille ad intellegibilia, hoc est
iste ad invisibilia; propter quod et hic quidem ipsis solum Ad vocatur, hic
autem Adados duplans le unum. »
10. Macrobe, Saturn., I, 23, 17 : « Accipe quid Assyrii de potentia solis
opinentur. Deo enim, quem summum maximumque venerantur, Adad nomen
dederunt. Eius nominis interpretatio significat 'unus unus’. » Sur l’attribution
à Porphyre, cf. p. 83, n. 1. Selon Porphyre, le Dieu suprême des Assyriens
était peut-être, comme le Dieu suprême des Hébreux, identique au δίς επέκεινα.
LA STRUCTURE DU GROUPE II 275
Cet Un-Un, qui « a jailli1 » se manifeste d’abord comme vie, c’est-à-
dire comme un mouvement infini et sans repos qui se hâte pour vivifier
toutes choses2. Ce désir inquiet de vivifier correspond, selon notre
exposé, à une puissance féminine 3,'intermédiaire entre le Père et le νοϋς.
De la même manière, dans l’exégèse porphyrienne des Oracles, la déesse
de la vie, Hécate, est une puissance féminine qui se place entre le Père
et le νοϋς, entre 1’άπαξ έπέκεινα et le δίς έπέκεινα4. Cette Hécate, engen­
drée immédiatement par le Père 56, est, à la fois, virginale 89et mater­
nelle 7, et elle tient le milieu de la triade 8. Il y a probablement un souvenir
de cette doctrine dans la formule que notre exposé applique au Logos-
Vie : « Il est le milieu dans l’angle de la triade; il révèle le Père qui est
avant lui et il remplit l’Esprit-Saint (c’est-à-dire le νοϋς) afin que soit
complète la perfection de la triade 8. »
En passant au troisième moment de la triade, au νοϋς, notre exposé
insiste sur son autogénération : ipse pater, ipse filius fuit1011 . Cette notion
se retrouve chez Porphyre u, mais aussi dans les Oracles12.

1. Victorinus, § 42 = Adv. Ar., I, 50, 22 : « Proexsiluit. » W. Theiler, Die


chaldâischen Orakel, p. 15 (citant Victorinus à la note 2), fait remarquer à propos
de Synésius, Hymn., I, 407, Terzaghi : έκπροθορών la fréquence des composés
de θορεϊν dans les Oracles chaldaïques (cf. W. Kroll, De or. chald., p. 20 et 23).
2. Victorinus, § 43.
3. Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, 21 : « Quasi femineam sortita est
potentiam, hoc quod concupivit vivificare. »
4. Cf. p. 265 sq.
5. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 85, n. 71, et p. 121, n. 209, citant
Proclus, In Crat., p. 58, 16 sq., Pasquali : πατρογενοΰς 'Εκάτης (W. Kroll, De
or. chald., p. 20).
6. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 88, n. 83, citant Psellus, Expositio in
orae. chald., P.G., t. CXXII, col. 1136 A : το παρθένον οΰ προϊεϊσα (W. Kroll,
De or. chald., p. 28). Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 12, qui cite
Martianus Capella, De nuptiis, II, 206 : « Quandam etiam fontanam virginem
deprecatur. »
7. Ce caractère maternel apparaît dans le vers des Oracles qui la décrit comme
source de vie « concevant en son sein ineffable », cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 84, n. 65, citant Proclus, In Crat., p. 81, 7, Pasquali : πάντων γάρ πρώτη δυνά­
μει κόλποισιν άφράστοις δεξαμένη. Voir également Proclus, In Crat., p. 105,5 :
μητέρα καί πηγήν. W. Kroll, De or. chald., p. 30.
8. Cf. p. 266, n. 18 et Proclus, Piat. Theol., p. 265, 45, Portus τό μέσον
κέντρον της νοεράς τριάδος της πατρικής.
9. Victorinus, § 51 = Adv. Ar., I, 56, 19-2° : “ Qui est medius in angulo
trinitatis patrem declarat praeexsistentem et conplet sanctum spiritum in perfec­
tionem. » En plus de l’idée de situation médiane de la vie, on remarquera l’idée
de « plénitude »; on comparera avec Proclus, Plat. Theol., p. 265, 49 (suite du
texte cité à la note précédente) : 'Ρέα πληρουμένη μέν άπό τοϋ πρό αύτης πατρός
τής νοητής καί γονίμου δυνάμεως, πληρούσα δέ τόν άπ’ αύτης ύποστάντα δημιουργόν,
δθεν δέ καί τοϋ ζήν πάσιν αίτιος έστιν.
Voir l’ensemble de textes cités par W. Theiler, Die chaldâischen Orakel,
p. 26.
10. Victorinus, § 53 = Adv. Ar., I, 58, 8-9.
11. Porphyre, Phil. Hist., XVIII, p. 15, 2, Nauck : αύτογέννητος ών.
12. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 126, n. 232, citant Proclus In Tim.,
t. II, p. 54, 8 : νόος αύτογένεθλας.
276 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
Il y a une certaine ambiguïté au sujet de la puissance féminine. C’est
d’abord la vie qui paraît sous un état féminin 1 et qui devient mâle
ensuite, en se retournant vers le Père, dans le mouvement d’intelligence 2.
Mais, dans la description de ce retour, notre exposé présente cette fois
le νοϋς — appelé béatitude ou vie parfaite 3 — comme une réalité d’abord
féminine qui engendre le Logos-Vie, c’est-à-dire le Démiurge : cette
réalité est la Mère du Logos4. On peut expliquer cette ambiguïté en
disant que Vie et Pensée constituent une unité dyadique, qui passe par
une phase féminine, dans laquelle Vie et Pensée sont à l’état de désir,
de volonté, de mouvement infini, puis aboutit à une phase masculine,
dans laquelle Vie et Pensée sont achevées, pleinement constituées et
définies par la conversion vers leur origine, le Père. Cette unité dyadique
se retrouve dans l’exégèse néoplatonicienne des Oracles : Hécate et le
νοϋς, Hécate et le δίς έπέκεινα tendent à se compénétrer. L’expression
la plus caractéristique de cette doctrine se trouve chez Damascius :
« Hécate est le centre, elle est coordonnée, selon l’union immobile, à 1’άπαξ
έπέκεινα et elle s’avance vers toute chose avec le δίς έπέκεινα 56
. » De même,
les phases féminine et masculine supposent l’exégèse des Oracles. Nous
avons vu le parallélisme étroit qui existait entre les triades Père-Puis-
sance-Intellect, άπαξ έπέκεινα — Hécate — δίς έπέκεινα, enfin, être-
vie-pensée. La puissance ou la vie ou Hécate représentent le moment
féminin; l’intellect ou le δίς έπέκεινα ou la pensée représentent un
moment masculin parce qu’ils ramènent au Père et l’imitent ®.
Dans notre exposé, être, vie et pensée constituent une ennéade. En
effet, vie et pensée sont contenues dans le Père, c’est-à-dire dans l’être,
ou dans le premier Un. Puis elles se manifestent sous une forme dyadique

1. Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, 21, p. 298.


2. § 43 = Adv. Ar., I, 51, 26 : « vita recurrens in patrem vir effecta est. »
3. § 53 — Adv. Ar., I, 57, 7 : « Omnis beatitudo »; I, 57, 10 : « Vitae perfectae
in motione exsistentis », sur perfecta vita, cf. § 51 = I, 56, 30.
4. § 55 = Adv. Ar., I, 58, 11 : « Non falletur ergo si quis subintellexerit
sanctum spiritum (= beatitudo ou νοϋς, cf. note précédente), matrem esse
Iesu (= Logos) et supra et deorsum. » Sur l’Esprit-Saint, mère de Jésus dans
la tradition chrétienne, cf. E. Hennecke, Neutestamentliche Apokryphen, Tübin-
gen 1904, A II, Evangile des Hébreux, fragm. 2 a).
5. Damascius, Dub. et Sol., § 282, t. II, p. 154, 17, Ruelle : Εκάτη κέντρον...
έστι... καί τφ τε άπαξ έπέκεινα συντέτακται κατά μίαν έστώσαν ένωσιν καί μετά τοϋ
δίς έπί πάντα προέρχεται. Selon ce texte, il apparaît que la Vie est origi­
nellement confondue avec le Père, puis forme dyade avec le « second Dieu ».
Dans le texte de Proclus, p. 275, n. 9, Rhéa remplit le Démiurge qui est cause
de la vie.
6. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 12, citant notamment Proclus,
In Tim., t. I, p. 389, 24, Diehl : άγαθότης (pour Porphyre, c’est la propriété
de l’Un) μέν γάρ έστι πατρική... δυνάμις δέ μήτηρ... νοϋς δέ τρίτον. Voir éga­
lement le texte de Damascius, cité plus haut, p. 268, n. 8, où le troisième terme,
le νοϋς, « ressemble » au Père, donc représente un retour au principe masculin.
LA STRUCTURE DU GROUPE II 277
dans l’Un-Un, mais chacune d’elles contient toujours les autres termes
de la triade. On a donc le schéma1 suivant :
Moment
Un — être — (vie) — (pensée) : paternel
l
= (être) — vie — (pensée) : féminin
— (être) — (vie) — pensée : masculin
L’on reconnaît ici le schéma de l’exégèse porphyrienne des Oracles 2.
Ajoutons que chaque terme se manifeste en se posant lui-même en une
autogénération.
La question initiale était donc : y a-t-il identité ou altérité entre l’exis­
tence, la vie et la pensée 3 ? La réponse qui résulte de l’exposé est la sui­
vante : dans l’Un, être, vie et pensée sont dans un état d’identité pure,
de « co-unité » et de puissance; mais, dans la phase féminine, qui
correspond à la vie, l’altérité se manifeste4, tandis qu’avec la conver­
sion et le retour de la pensée, l’altérité revient vers l’identité 5. Il y a
alors altérité dans l’identité 67
.
Puisque l’être, la vie et la pensée constituent une ennéade, on peut
représenter leur rapport avec leur source, l’Un ou l’être, par l’image du
point et de la sphère ’. L’Un est le point central, mais, comme il est déjà
triple en son unité, il naît de lui, non point un cercle, mais une sphère,
la sphère de l’être, de la vie et de la pensée. Cette sphère constitue en
quelque sorte la manifestation totale de la puissance divine dans le
monde intelligible8. Cette manifestation se reflétera dans le monde
sensible, grâce à l’âme, qui est, elle-même, être, vie et pensée et qui
envoie dans le monde sensible des âmes particulières 9.
On voit la profonde transformation qui se produit dans la probléma­
tique des genres, sous l’influence de l’exégèse des Oracles. Dans la pers­
pective plotinienne, le rapport entre les genres de l’étant était purement
noétique, c’est-à-dire qu’il ne laissait place à aucune genèse : l’intellect
se connaissait lui-même éternellement, dans l’unité-multiple de l’étant,
du mouvement, du repos, de l’identité et de l’altérité 10. Ici, au contraire,

1. Pour les détails, cf. p. 207 sq. et 312 sq.


2. Cf. p. 266-267.
3. Cf. p. 247-248.
4. Victorinus, § 50 = Adv. Ar., I, 54, 16 : « Exsistentia autem in eadem
potentia... et in istis solis inest unum esse eadem, aliis vero ab istis, in identitate
altera esse et eadem. » La première partie de la phrase désigne la vie et la pensée
dans l’Un, la seconde partie, la vie et la pensée manifestées.
S· § 55 = L 57, 20-21.
6. Cf. p. 253-255.
7. Victorinus, § 56.
8. § 57 = Adv. Ar., I, 61, 2-3.
9- § 57-6°.
10. Cf. p. 219 et 233.
278 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
s’introduit une considération « théogonique » : l’être est le Père de la vie
et de la pensée. Ce n’est pas que la « théogonie » soit étrangère à Plotin.
Mais elle se situe avant les genres, elle sert à expliquer l’apparition de la
seconde hypostase \ Dans notre exposé, les deux points de vue : l’appa­
rition de la seconde hypostase et le rapport entre les genres, sont mêlés.
Si l’Un engendre l’Un-Étant, on peut dire tout aussi bien que l’être
engendre la vie et la pensée; il faut d’ailleurs ajouter aussitôt que cette
génération est autogénération, que la vie et la pensée s’engendrent elles-
mêmes. Bien plus que chez Plotin, la théogonie prend une forme
mythique, celle d’une histoire se déroulant dans le monde intelligible.
L’exposé qui parle successivement de l’Un et de l’Un-Étant, c’est-à-dire
de l’être, puis de la vie, puis de la pensée, est en quelque sorte un récit :
la fréquence des parfaits mythiques souligne ce caractère 1 2. La forme
même de l’exposé se rapproche donc de celle des Oracles. Plus qu’une
dissertation philosophique, c’est une sorte de poème sacré, un hymne
qui détaille les vertus propres aux hypostases divines.

V. — Le premier Un comme purement Un :


LA THÉOLOGIE NÉGATIVE

Après la question initiale sur l’identité et l’altérité entre l’être, la vie


et la pensée — que nous avons étudiée plus haut3 —, notre exposé
entreprend donc une description des hypostases divines, en suivant leur
ordre, et selon les habitudes traditionnelles en des logoi de ce genre 4.
C’est pourquoi il s’ouvre par un long développement de théologie néga­
tive 56,dans lequel l’accumulation des épithètes revêt un caractère solennel
qui ne manque pas de grandeur.
Ce développement suppose une longue tradition au cours de laquelle
se sont élaborées les différentes méthodes de la théologie négative. Sans
faire toute l’histoire de cette tradition ®, nous pouvons en rappeler briève-

1. Sur les aspects « théogoniques » de la pensée de Plotin, cf. G. Huber,


Das Sein und das Absolute, p. 36.
2. Victorinus, § 36 = Adv. Ar., I, 49, 10 : « Unum fuit. » § 42 = I, 50, 22 :
« Unum proexsiluit. » § 43 = I, 51, 15 : « Vita... velut foris apparuit. » § 45 = I,
52, 23 : « Voluit vita movere semet ipsam. » § 51 = I, 56, 36 : « Infinita fuit. »
§53 = I, 57, 9 : « Ipse pater, ipse filius fuit. » § 55 — I, 57, 17 : « In isto igitur
sine intellectu temporis tempore... alteritas nata cito in identitatem revenit. »
§ 55 = I, 57, 27 : « Totum semper unum mansit. » § 56 = I, 60, 3 : « Circularis
motus erat. » § 57 = I, 61, 3 : « Extitit. » § 60 = I, 64, 3 : « Divinior trinitas
fecit animam... trinitas unalis secunda explicavit imaginationem. »
3. Cf. p. 247 et sq.
4. Cf. p. 457-46i.
5. Victorinus, § 36.
6. Pour la tradition platonicienne, cf. A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès
Trismégiste, t. IV, p. 79-140. Voir également, pour l’ensemble de la question
et en rapport avec les écrits gnostiques, A. Orbe, Estudios Valentinianos, t. I, x,
P- 3-37·
LA THÉOLOGIE NÉGATIVE 279

ment certains moments importants. Une de ses sources principales est


certainement la première hypothèse du Parménide, à laquelle s’ajoutent
les indications de la VIIe Lettre de Platon x. C’est à partir de là que
s’élaborera la doctrine platonicienne. Mais il ne faut pas oublier que les
Stoïciens avaient développé toute une méthodologie de la connaissance
abstraite, en définissant un certain nombre d’opérations intellectuelles,
telles la négation, la privation, la synthèse, la séparation, l’opposition;
grâce à elles, on pouvait parvenir à des notions savantes, notamment à
une connaissance philosophique de la divinité 12. Il est possible que cette
doctrine stoïcienne ait influencé la systématisation de la théologie qui
apparaît dans le moyen platonisme. De cette dernière, Philon34, et sur­
tout Albinus et Celse i, sont des témoins intéressants. Albinus distingue
la voie de négation 5, la voie d’analogie 6 et la voie d’éminence7. Celse,
de son côté, parle d’une voie de négation, d’une voie d’analogie et d’une
voie de synthèse transcendante8. Ces doctrines scolaires se retrouvent
dans le gnosticisme; c’est dans ce mouvement spirituel que l’on ren­
contre les plus longs développements consacrés à la théologie négative 9
Plotin connaît bien lui aussi ces méthodes. Il y fait allusion, les utilise
même 1011. Mais il les considère comme inférieures : elles nous instruisent
de Dieu, mais ne nous conduisent pas à luiu.
Le long exposé que nous trouvons chez Victorinus emploie succes­
sivement la voie d’éminence ou d’antériorité, la voie de négation, et la

1. Cf. A. J. Festugière, op. cit., p. 84-88.


2. Diogène Laerce, VII, 52-53; Sextus Empiricus, Adv. Math., XI, 250;
Epictête, Dissert., I, 6, 10. Voir V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 163 ;
A. Bonhoeffer, Epictet und die Stoa, Stuttgart, 1890, p. 214.
3. Voir les textes rassemblés dans A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès
Trismégiste, t. II, p. 574 sq.
4. Cf. A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 95-
123. Sur Albinus, cf. H. A. Wolfson, Albinus and Plotinus on Divine Attributes,
dans Harvard Theol. Review, t. XLV, 1952, p. 115-130.
5. Albinus, Didask., p. 165, 14, Hermann : κατά άφαίρεσιν, exemple : la
conception du point à partir de la surface, puis de la ligne.
6. Albinus, Didask., p. 165, 17, Hermann : κατά άναλογίαν, exemple : le soleil
qui fait voir sans être objet de vision est analogue à Dieu qui, sans être conçu
lui-même, fait concevoir.
7. Albinus, Didask., p. 165, 30 : διά τήν έν τφ τιμίφ υπεροχήν. C’est la montée
vers le Bien au travers des degrés de la beauté, selon la méthode du Banquet.
8. Celse, dans Origène, Contra Celsum, VII, 42 : έπίνοιαν διαδηλοΰσαν αύτδν ή τή
συνθέσει τη έπί τά άλλα ή άναλύσει άπ’ αύτών ή αναλογία. A. J. FESTUGIÈRE, La
Révélation d’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 119-123, a montré que le « synthèse »
consistait à recomposer les opposés subordonnés à l’Un, pour arriver à une
notion transcendante.
9. Cf. A. Orbe, Estudios Valentinianos, I, 1, p. 14-23.
10. Par exemple, Plotin, Enn., VI, 9 [9] 3, 36 sq., méthode de négation; V, 3
[49] 13-14, méthode d’éminence et de négation; VI, 7 [38] 38, 1 sq., méthode
de négation.
11. VI, 7 [38] 36, 6 : διδάσκουσι μέν οδν άναλογίαι τε καί άφαιρέσεις καί γνώσεις
τών έξ αύτοϋ καί άναβασμοί τινες, πορεύουσι δέ καθάρσεις πρδς αύτδ... καί τών έκεϊ
έστιάσεις.
280 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

voie de synthèse transcendante. Les deux premières avaient abouti,


en grec, à la constitution d’un vocabulaire technique formé de mots
composés en προ-, en ύπερ-, ou en <x- privatif, que l’on reconnaît facile­
ment derrière les traductions latines que nous donne Victorinus.
Selon la méthode d’antériorité ou d’éminence, Dieu est avant toute
réalité x. Dans l’exposé de Victorinus, on voit que cette antériorité se
définit par rapport à la notion même de réalité, par rapport à la substance
en soi. Il y a ici, en quelque sorte, une amplification de 1’έπεκεινα ούσίας
de Platon 12, auquel la tradition platonicienne, jusqu’à Plotin 3, a fait écho.
Les différents aspects formels de la notion d’être sont ici soigneusement
distingués : Dieu est antérieur à l’existence, à l’existentialité, à l’étant,
à la puissance de l’étant ou entité, à la substance et à l’hypostase 4. De
la même manière, la lettre de Candidus à Victorinus affirmait que ces
différentes « formalités » de la notion d’être étaient ou Dieu même ou
postérieures à Dieu 5. La restriction : identiques à Dieu même, visait
sûrement l’existence et l’existentialité, puisque Candidus affirmait plus
loin que Dieu était esse solum, être pur 6, et qu’il avait défini l’existence
comme être pur7. Dans l’exposé de Victorinus, nous ne retrouvons pas
cette précision, mais il faut reconnaître que la suite de l’exposé, identifiant
d’ailleurs exsistentia et praeexsistentia, n’hésitera pas à appliquer à l’Un
la notion d’exsistentia8. Rappelons à ce sujet que, dans les six termes
distingués par Victorinus, deux, l’existence et l’existentialité, désignent
l’être pur 9, et quatre, l’étant, l’entité, la substance, l’hypostase, désignent
l’être déterminé, qualifié, composé d’un sujet et d’une détermination 10.
Il y a sans doute des nuances, des différences d’emplois qui justifient

1. Victorinus, § 36 = Adv. Ar., I, 49, 13-17.


2. Rép., 509 b 9.
3. Plotin, Enn., I, 7 [54] 1, 19; V, 1 [10] 8, 8; VI, 6 [34] 5, 37.
4. Victorinus, § 36 = Adv. Ar., I, 49, 13-17 : exsistentiam... exsistentiali-
tatem... Sv, essentitatem (= οντότητα), substantiam, subsistentiam.
5. § 36 a = Candidus, Ad Viet., 1,1, 11 : « Nulla etenim neque substantia neque
substantialitas neque exsistens (= δν) neque essentitas neque exsistentia
neque exsistentialitas neque potentia ante deum esse fuit ?... Ista enim omnia aut
ipse est aut post ipsum. »
6. Candidus, Ad Viet., I, 3, 16 : « Est enim esse solum. »
7. § 23 a = Candidus, Ad Viet., I, 2, 19 : « Exsistentia ipsum esse est et
solum esse. ».
8. Praeexsistentia, Victorinus, § 37 = Adv. Ar., I, 50, 2; § 43 = I, 51, 16;
potentia exsistentiae, § 41 =1, 50, 14-15; § 44 = I, 52, 4; exsistentia, § 49 = I,
52, 46; § 43 = I, 51, 24. Sur le rapport entre exsistentia et praeexsistentia, p. 270.
9. Cf. p. 269, n. 8 et 280, n. 7.
10. Pour substantia, cf. p. 269, n. 8; pour δν, cf. Candidus, Ad Viet., I, 3,
1-3 : « His igitur sic se habentibus neque δν... neque όντότης (= essentitas).
Multiplica enim et conposita ex substantia et ex qualitate »; Victorinus, § 72 =
Adv. Ar., IV, 19, 20 : « Certum enim etiam quiddam est δν, intellegibile, cognos­
cibile. » Pour subsistentia, § 56 = I, 60, 8 ; « In subsistentia iam substantia »
où subsistentia apparaît comme une détermination postérieure à la substance.
LA THÉOLOGIE NÉGATIVE 281
la distinction entre ces termes 4, mais il reste que les quatre derniers
correspondent à l’étant. On peut résumer cet enseignement en disant
que l’Un est antérieur à l’Étant, c’est-à-dire à l’Un-Étant. Cette doc­
trine souvent exprimée chez Plotin12 se retrouve dans le commentaire de
Porphyre Sur le Parménide 3*5678910
.
11
Mais cette antériorité de l’Un doit s’entendre comme une négation
transcendante 4. C’est en ce sens que nous avons déjà vu que la notion
de « Préétant » équivalait à celle de « Non-étant au-dessus de l’étant 5 ».
Dieu n’est rien de ce qui le suit ®. Notre exposé commence donc par nier
de Dieu l’existence, la substance, l’intelligence et, probablement, la
vie 7, c’est-à-dire les genres suprêmes. Cette première négation entraîne
toute une suite d’autres négations : Dieu est sans mesure, invisible,
indistinct, indivisible, sans figure, sans qualité, sans couleur, sans forme 8.
On peut les résumer en disant que Dieu ne peut être connu, parce qu’il
est sans détermination, parce que toute connaissance suppose une forme.
Beaucoup de ces négations remontent d’ailleurs à Platon lui-même 9.
Ces négations ne sont pas des privations. Par exemple, le fait que l’Un
soit sans qualité ne signifie pas qu’il y ait en lui une absence de qualité
qui serait la privation des qualités qu’il aurait dû avoir. Cette privation
elle-même surviendrait alors en Dieu comme une sorte de qualité. Si
Dieu est sans qualité, c’est qu’il transcende l’opposition entre « qualifié »
et « privé de qualité 10 ». Ce type de raisonnement est traditionnel : on
le trouve déjà chez Albinus, à propos de Dieu u, chez Plotin, à propos de

1. D’une manière générale, le vocabulaire ontologique est à la fois très précis


et très souple. Les six termes ont chacun une signification propre, et pourtant
ils sont très facilement employés l’un pour l’autre (cf. p. 224, n. 4-9). Exsistentia
et substantia sont parfois confondus; de même substantia et δν. L’opposition
fondamentale reste toujours celle de l’esse solum et de l’esse quale.
2. Plotin, Enn., V, 5 [32] 6, 11.
3. <Porphyre>, In Parm., XII, 23 : δτι τδ έν τδ επέκεινα ούσίας καί δντος δν μέν
ούκ έστιν ούδέ ούσία.
4· Victorinus, § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 17-26.
5. Cf. p. 208-209.
6. Victorinus, § 2 = Ad Cand., 3, 6-9; § 4 = Ad Cand., 4, 7-16. Cette
liaison entre antériorité et négation se retrouve chez Plotin, Enn., V, 5 [32] 6,
11-13 : τδ γάρ έπέκεινα δντος ού τόδε λέγει... αλλά φέρει μόνον τδ ού τούτο et chez
Porphyre, cf. η. 3·
7. Je suppose en effet qu’en § 36[b = Adv. Ar., 1,49, 18, il faut ajouter sine vita
avant sine intellegentia.
8. § 36 b — Adv. Ar., I, 49, 18-26.
9. Inpartile undique = Soph., 245 a 8 : άμερές... παντελώς. Sine figura = Parm.,
137 d 9 : άνευ σχήματος. Sine colore = Phèdre, 247 b : άχρώματος. Cf. A. J. Festu-
giêre, La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 72 et 115.
10. Victorinus, § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 24.
11. Albinus, Didask., p. 165, 11, Hermann : οΰτεποιόν, ού γάρποιωθένέστικαίύπδ
ποιότητος τοιοϋτον άποτετελεσμένον, οΰτε άποιον, ού γάρ έστέρηται τοϋ ποιόν είναι
έπιβάλλοντος αύτώ είναι ποιφ. Cf. A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès
Trismégiste, t. IV, p. 99, n. 1.
282 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
la matière \ chez Calcidius, utilisant Porphyre, à propos de l’âme et de
la matière 12. Dans ce dernier cas, nous l’avons vu à propos du groupe 13,
matière et âme, étant principe de qualités dépassent l’opposition entre
qualification et privation de qualité.
Ainsi les négations elles-mêmes doivent s’entendre comme les expres­
sions d’une transcendance : l’opposition est liée à la détermination;
l’indétermination transcendante dépasse donc les oppositions. C’est
ainsi que l’Un dépasse l’opposition entre le mouvement et le repos, le
continu et le discontinu, le grand et le petit, la pureté et le mélange,
l’universel et le particulier4. Cette troisième voie n’est pas seulement
une ma oppositionis qui pourrait s’exprimer par un « ni ceci ni cela 56».
Méthode d’opposition et méthode d’éminence fusionnent ici. Dieu
n’est aucune des qualités opposées, parce qu’il est le maximum de cha­
cune ®, en même temps; il est coïncidence des maxima. Par exemple, il
est plus mobile que tout mouvement et plus stable que tout repos : il
est donc repos par un indicible mouvement et mouvement par un ineffable
repos7. On peut donc rapprocher cette voie de la méthode de synthèse
transcendante dont nous avons parlé plus haut89. Selon cette méthode,
on réunit les opposés de manière à recomposer le genre que les dif­
férences divisaient. Toutefois, il faut reconnaître que, dans les opposi­
tions ici énumérées, seuls, continu et discontinu, grand et petit, tombent
sous un genre commun. Nous aurons à revenir sur le sens profond de
cette voie théologique ®. Car elle conduit finalement à une théologie
affirmative et ne s’éclaire vraiment qu’à la lumière de celle-ci. Retenons
pour l’instant que notre développement s’achève sur des formules qui
semblent contredire tout ce qui précède ; « Il est, sous un mode absolu­
ment universel, le véritablement étant, étant lui-même la totalité des

1. PLOTIN, Enn., II, 4 [12] 13, 7 : τί οδν κωλύει... αύτφ... τούτω τφ μηδεμιάς
(ποιότητος) μετέχειν ποιάν είναι ιδιότητα πάντως τινά έχουσαν... οΐον στερησίν τινα
εκείνων; καί γάρ ύ έστερημένος ποιός' οϊον ό τυφλός.
2. Calcidius, In Tim., 338. Ρ· 331. 7-r9> Waszink, cf. ρ. 205, n. 1.
3· Cf. ρ. 205. Sur les rapports entre négation, privation et transcendance,
cf. également, Victorinus, § 78 = Adv. Ar., IV, 23, 25 et <Porphyre>, In Parm.,
V, 26-27.
4. Victorinus, § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 30-36 : status-motio, continuatio-
distantia, definitior-maius, purius-penetrabilius, totum-pars.
5. Sur cette via oppositionis, ci. A. Orbe, Éstudios Valentinianos, I, 1, p. 14-15.
Elle est une variante de la méthode de négation; elle se trouve déjà utilisée dans
la première hypothèse du Parménide, 137 c et sq. : ni en autre que soi, ni en soi;
ni immobile ni mû; ni identique à soi ni différent de soi; ni semblable ni dissem­
blable, ni égal ni inégal, ni plus vieux ni plus jeune que soi.
6. Cette via eminentiae est très ancienne : on la trouve déjà chez Philon, par
exemple, De praem., 40 : άγαθοϋ κρεϊττον, μονάδας πρεσβύτερον, ένός είλικρινέστερον.
7· Victorinus, § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 30-32.
8. Cf. p. 279, n. 8.
9. Cf. p. 285.
LA THÉOLOGIE NÉGATIVE 283
véritablement étants 1 » ou encore : « Il est, par une ineffable puissance,
sous un mode absolument pur, tous les véritablement étants 2. » Les véri­
tablement étants sont l’ensemble du monde intelligible, résumé et ras­
semblé en son sommet, les genres suprêmes, l’être, la vie, et la pensée.
Si Dieu n’est pas ces genres suprêmes, selon leur mode à eux, — c’est
le sens de la voie de négation —, il est pourtant ces genres, selon un
mode transcendant. Plotin avait parlé à ce sujet d’un mode propre à
l’Un3. Les Oracles, de leur côté, avaient dit, que Dieu était « toutes
choses, mais sous un mode intelligible45». Le mode « absolument uni­
versel » ,« absolument pur » dont il est question ici rappelle ce « mode
intelligible » des Oracles. Remarquons enfin que pareil renversement du
négatif au positif se retrouve dans le commentaire de Porphyre Sur le
Parménide, dans lequel, après un développement de théologie négative
très rigoureuse, Porphyre n’hésite pas à dire de l’Un : « Il est le seul
véritablement étants. » Il est vrai qu’il ajoute aussitôt que Dieu est
« étant » par rapport à notre néant et que si Dieu nous apparaît comme
un néant, c’est parce que nous-mêmes sommes néant. Mais il en résulte
que la théologie négative n’est que l’expression de la faiblesse de notre
intelligence, et qu’elle ne doit pas nous dissimuler la plénitude de l’être
divin 6.

VI. — L’un comme être pur :


THÉOLOGIE AFFIRMATIVE

Le développement qui suit immédiatement7 énumère un certain


nombre d’attributs positifs. La juxtaposition d’une théologie positive
et d’une théologie négative est traditionnelle en ce genre d’exposés : on
la trouve très nettement chez Albinus 8 et dans certains écrits gnostiques 9.
Beaucoup des attributs ici énumérés sont également traditionnels :
Dieu est parfait10; il est pour lui-même contenant et contenu, partout

1. Victorinus, § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 36-37.


2. § 36 b = I, 49, 39-40.
3. Enn., N, 2, 1,2: έκείνως.
4. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 81, n. 55 (W. Kroll, De or. chald., p. 19),
citant Damascius, Dub. et Sol., § 68, t. I, p. 147, 27, Ruelle : πάντ’ έστι γάρ,
άλλά νοητώς, φησί τό λόγιου.
5. <Porphyre>, In Parm., IV, 27· De même ici l’Un est appelé « véritable­
ment étant » (§ 36 b = Adv. Ar., I, 49, 36-37).
6. <Porphyre>, ibid., IV, 27 et sq. Cf. p. 122 et 177.
7. Victorinus, §§ 37-41.
8. Albinus, Didaskal., p. 164, 27 et 165, 4, Hermann.
9. Par exemple, Apocryphon Johannis, p. 86-94, Till.
10. Victorinus, § 37 = Adv. Ar., I, 50, 3-5 : « Non indigens aliorum, per­
fectus super perfectos. » Cf. Albinus, Didask., p. 164, 28 : αύτοτελής... άπροσδεής...
άειτελής... παντελής... πάντη τέλειος.
284 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
et nulle part 4, il est divinité, substantialité, bonté *2 ; autant d’expressions
que l’on trouve déjà chez Philon et chez Albinus.
Mais, sur ce fond traditionnel, se détachent des formules plus carac­
téristiques. La première phrase identifie l’Un et le Père, mieux encore,
elle définit celui-ci en des termes dont on retrouve la trace en plusieurs
endroits 34des exposés néoplatoniciens de Victorinus :
§ 37 § 38 § 28
« C’est lui, Dieu, c’est « Premièrement donc, « Dieu est puissance,
lui, le Père, préintelli- Vêtre en soi, tourné vers c’est-à-dire qu’il est
gence préexistante et soi-même, qui est se l’être premier universel
préexistence se conservant mouvoir et penser à de toute existence; avec
elle-même et sa propre l’intérieur, conserve, éta­ soi, c’est-à-dire en soi,
béatitude en un immo­ blie dans le repos, sa il possède la vie et
bile mouvement et, à béatitude absolument par­ l’intelligence, ou plutôt,
cause de cela, n’ayant faite. Mais c’est le pro­ cela même qu’est l’être,
nul besoin des autres pre même de la béatitude est la vie et l’intelligence,
êtres; parfait au-dessus et de la grandeur de en un mouvement tout
des parfaits. » Dieu de se mouvoir et intérieur et tourné vers
d’agir tant à l’intérieur lui-même... C’est pour­
qu’à l’extérieur. » quoi, n'ayant besoin de
rien d'extérieur, il est
toujours plénier, tou­
jours total, toujours bien­
heureux. »

§ 4°
« Cet être, c’est l’existence ou l’hypostase, ou encore, si, par quelque scrupule,
à cause de ces termes trop connus, l’on remonte plus haut et que l’on emploie
les expressions suivantes : l’existentialité, la substantialité, l’essentialité, qui
correspondent à ύπαρκτότης, ούσιότης, ύντότης. Cet être donc que je désigne
par tous ces termes, demeurant en lui-même, mû par son propre mouve­
ment... cet être donc est la perfection divine et parfaite en tous modes, plénière,
achevée, supérieure à toutes les perfections. C’est Dieu, supérieur au Noûs,
supérieur à la vérité, puissance toute-puissante et qui, à cause de cela, n’est
pas une forme. »
L’Un est donc le Père, c’est-à-dire l’être en soi, l’être pur, la préexis­
tence, principe de toute existence, ou encore la substantialité4. Cet

x. Victorinus, § 41 = I, 50, 8-10 : « Ipse sibi locus et habitator, in semet ipso


manens, solus in solo, ubique exsistens et nusquam. » Philon, De somn., I, 63 :
αύτός έστι χώρα έαυτοϋ, κεχωρηκώς έαυτον καί έμφερόμενος μόνφ έαυτφ. Pour
ubique et nusquam, cf. Plotin, Enn., III, 9, 4, 1-7, Porphyre, Sent., 31, p. 16, 13
et Sent., 38, p. 34, 12-13, Mommert : πανταχοϋ... ούδαμοϋ et Philon, De conf.
linguar., 136 : τοϋ Οεοϋ... φ πανταχοϋ τε καί ούδαμοϋ συμβέβηκεν είναι μόνφ.
2. Victorinus, § 41 = I, 5°> ι8 : « Divinitas, substantialitas ...optimitas. »
Albinus, Didask., p. 164, 30, Hermann : θειότης, ούσιότης... άγαθόν.
3· Victorinus, § 37 = Adv. Ar., I, 50, 1-4; § 40 = III, 7, 9-17; § 38 = Ad
Cand., 21, 2-8; § 28 = Adv. Ar., III, 2, 12-21.
4. § 41 = I, 50, 18; § 40 = III, 7, 11; § 47 = I, 52, 27 : « Substantialitas
patrica. »
L’UN COMME ÊTRE PUR 285
être pur est « mouvement immobile ». C’est bien là la définition
de l’être :
« L’être est le premier mouvement que l’on appelle mouvement immobile
et mouvement à l’intérieur; car, puisqu’il se fait être lui-même, c’est à bon
droit qu’il a été appelé mouvement à l’intérieur et mouvement immobile 4. »
C’est ici que la coïncidence des maxima, que nous avions rencontrée
dans la théologie négative 12, prend tout son sens. Nous avons déjà vu
que, dans la perspective des genres suprêmes, l’être contenait en lui,
en un état d’indétermination et de pureté transcendantes, le mouvement
. Mais la signification de cette doctrine
et le repos, la vie et la pensée345678910
11
apparaît totalement lorsque, dans la perspective de l’exégèse porphyrienne
des Oracles, l’être s’identifie à l’Un et à l’Absolu et se révèle comme une
préexistence absolue4. Dans l’être pur et indéterminé, chaque déter­
mination est plus et mieux elle-même que lorsqu’elle sera déterminée s.
On comprend ainsi que les maxima des opposés coïncident dans l’être 6 :
l’opposition n’est en effet qu’une conséquence de la détermination, et
donc d’une procession et d’une dégradation. Dans le commentaire de
Porphyre Sur le Parménide, cette opposition entre l’absolu et le relatif
est fortement marquée 7 : la connaissance absolue est plus que connais­
sance et plus qu’ignorance parce qu’elle ne s’oppose pas à l’ignorance8 ;
l’être absolu est agir pur qui transcende l’étant déterminé 9; l’intelligence
« qui ne peut rentrer en elle-même » n’est ordonnée à rien 10 : elle n’est
l’acte de rien, et ne se rapporte à rien ; elle transcende l’opposition entre
sujet et objet. La notion d’absolu transcende l’opposition même entre
l’affirmation et la négation u. On peut tout aussi bien dire que Dieu est

1. § 29 = IV, 8, 26-29.
2. Cf. p. 282.
3. Cf. p. 228-234.
4. Cf. p. 268-271.
5. L’existence est la préexistence et l’idée de la chose, cf. p. 270.
6. Cette méthode annonce évidemment la coincidentia de Nicolas de Cuse.
Comme l’a montré M. de Gandillac, La philosophie de Nicolas de Cuse, Paris,
1941, p. 120-125, Nicolas de Cuse avait été amené à cette doctrine par ses réflexions
sur le commentaire de Proclus Sur le Parménide. Il est intéressant de constater
que la méthode s’esquissait déjà chez Porphyre. La méthode cusaine est
évidemment beaucoup plus complexe que les rudiments esquissés chez Porphyre
ou chez Proclus, cf. M. de Gandillac, ibid., p. 220, n. 15, qui distingue les
trois sens possibles de la notion de maximum absolu chez Nicolas de Cuse :
maximum en tant que limite hypothétique, maximum en tant que pouvoir
infini de synthèse (cf. ibid., p. 298), enfin maximum en tant qu’Absolu
proprement dit. La dialectique cusaine, à la différence de la théologie néopla­
tonicienne, suppose une activité constitutive de l’esprit (cf. ibid., p. 229 et sq.).
7. Cf. p. 140.
8. <Porphyre>, In Parm., N, 26-30,
9. Ibid., XII, 29-35.
10. Ibid., XIII, 16-23.
11. On peut rattacher à cette méthode le renversement du maximum au mini­
mum que l’on trouve aussi dans Porphyre, In Parm., II, 1-3.
286 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

inconnaissable et qu’il est connaissable pour lui-même x, qu’il est immo­


bile et qu’il se meut en lui-même 12, qu’il ne pense pas et qu’il est pensée
pure 3. Dieu, être de toutes les déterminations, est toutes ces détermina­
tions, « selon un mode absolument universel4 », c’est-à-dire sous un mode
absolu; il est toutes ces déterminations, sans la relation à autre chose
et l’altérité qu’elles impliquent; ou encore, cette relation devient relation
à soi et elle ne se distingue pas de l’être lui-même : « Pour lui seul il
est distinct et défini, par sa propre existence, non par un acte, de telle
sorte que sa constitution propre et la connaissance qu’il a de lui-même
ne soient pas une chose différente de lui 5. » Nous nous étions demandés,
dans un précédent chapitre6, comment concilier les affirmations de
Porphyre, apparemment contradictoires, au sujet de la transcendance
divine : d’une part, Porphyre insiste fortement sur la solitude du Dieu
suprême qui ne peut être « connuméré » aux choses qui viennent après
lui7 ; d’autre part, il fait du Père, c’est-à-dire du Dieu suprême, le pre­
mier terme de la triade être-vie-pensée, il semble donc le « connumérer »
avec les genres suprêmes 89 . Mais la notion d’être telle qu’elle vient d’être
définie permet d’expliquer cette apparente contradiction. D’une part,
l’être est absolument « incoordonné »; il est pur, ni être de quelque chose,
ni être-quelque chose; il est totalement indéterminé. Mais, d’autre
part, il est, selon son mode propre, les déterminations ultérieures; la
vie et la pensée, le mouvement et le repos, confondus avec l’être, sont
précisément réduits à leur être, c’est-à-dire à l’état d’indétermination
transcendante d’où ils émanent : leur être est l’être. Le premier moment
de la triade est donc un moment transcendant dans lequel vie et pensée
préexistent selon un mode absolu ®.
On peut rapprocher cette doctrine de l’être, de la théorie de la monade
rapportée par Favonius Eulogius :
« Selon l’affirmation des théologiens, la dyade est le second mouvement.
En effet, le premier mouvement, immobile et en repos dans la monade, sort au
dehors, en quelque manière, dans la dyade10. »

1. Victorinus, § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 19 et I, 49, 21.


2. §37-4°·
3. § 36 b = Adv. Ar., I, 49, 18; § 37 = I, 50, 1 ; § 41 = I, 50, 19.
4. § 36 b = I, 49, 39 et § 41 = I, 50, 20, cf. p. 411, n. 3.
5. § 36 b = I, 49, 20-23. Consistentia = σύστασις cf. p. 288, n. 7 et p. 289.
6. Cf. p. 98.
7. Cf. p. 121.
8. Cf„p. 258 et 267.
9. Dans tout passage à la limite, il y a à la fois transcendance absolue de l’incoor­
donné et immanence de l’incoordonné dans le coordonné, cf. M. de Gandillac,
La philosophie de Nicolas de Cuse, p. 208.
10. Favonius Eulogius, In Somn. Scip., p. 3, 32, Hôlder : « Dyas vero, ut
theologi asserunt, secundus est motus. Primus enim motus in monade stabilis
et consistens in dyadem veluti foras egreditur. »
L’ÊTRE, COMME MOUVEMENT IMMOBILE 287
Toutes les expressions rapportées à l’être dans notre groupe II sont
ici rapportés à la monade : le premier mouvement est immobile et en
repos; il reste à l’intérieur; mais il peut aussi sortir au-dehors; il y a
donc continuité entre le mouvement tourné vers l’intérieur et le mouve­
ment tourné vers l’extérieur; mais le mouvement tourné vers l’intérieur
représente un état transcendant d’unité et de simplicité parfaites 4.
Or, dans l’exposé de Victorinus que nous étudions en ce moment, l’Un
est identifié, non seulement au Père et à l’être, mais aussi à la monade 12.
Il est très probable que Favonius et Victorinus utilisent la même source.
Les theologi dont parle Favonius sont probablement les Oracles chal­
daïques et la doctrine qui leur est rapportée correspond à l’interprétation
des Oracles par Porphyre 34 5.
Le Père — ou l’être ou la monade — « se conserve lui-même et sa
béatitude 4 », c’est-à-dire, comme le montre le contexte 5, sa pensée de
soi, sa « préintelligence ». Si ce groupe de notions, conservation de soi,

1. Primus motus, cf. Victorinus, § 29 = Adv. Ar., IV, 8, 27; stabilis et consis­
tens = cessans motus, § 29 = IV, 8, 27-29 ; foras egreditur = foras emineat § 28 =
III, 2, 29 et 35.
2. Uncditas, cf. Victorinus § 36 = I, 49, 9; § 41 = I, 50, 20; § 42 = I, 50, 32.
3. En premier lieu, le terme theologi peut désigner les Oracles, cf. H. Lewy
Chaldaean Oracles, p. 444, d). En second lieu, les termes de monas et de dyas
peuvent se rapporter au premier et au second Dieu des Oracles, cf. plus haut,
p. 261. On remarquera que Numénius, toujours très proche des Oracles,
attribue au premier Dieu un mouvement inné qui est repos, à la différence du
mouvement du second Dieu, fr. 24, Leemans, dans Eusèbe, Praep. ev., XI,
x8, 20, t. II, p. 43, 18-21 : άντι γάρ της προσούσης τφ δευτέρφ κινήσεως τηνπροσοϋσαν
τφ πρώτφ στάσιν φημί είναι κίνησιν σύμφυτον. Je pense qu’il faut distinguer soigneu­
sement le groupe de notions dans lequel le mouvement immobile est attribué au
premier Dieu et le mouvement manifesté, au second Dieu (Numénius, Victorinus,
Favonius Eulogius), et la formule paradoxale : mouvement immobile, que l’on trouve
dans Sap. Salorn., 7, 22; dans Asclepius, 31, p. 339, 19-21, Nock-Festugière;
Augustin, Degen. adlitt., IV, 12, p. 109, 6, Zycha; Grégoire de Nysse, De vita
Moysi, P.G., t. XLIV, 405C ; Claudianus Mamertus, De statu animae, p. 65, 15,
Engelbrecht. Cette dernière formule peut se rattacher à la méthode théologique de
« coïncidence des opposés » mais elle ne suppose pas tout l’ensemble doctrinal,
très caractéristique, dont nous retrouvons la trace chez Victorinus et chez Favonius
Eulogius. Sur la notion de stabilis motus chez Claudianus Mamertus, on pourra lire
E. L. Fortin, Christianisme et culture philosophique au Ve siècle, Paris, 1959, p. 106-
110, qui cite à ce sujet l’Asclepius, Victorinus, saint Augustin, Numénius et Plotin
Je pense que la notion de stabilis motus chez Claudianus Mamertus ne suppose
pas nécessairement la doctrine attestée chez Victorinus et chez Favonius Eulogius.
D’autre part, je pense que la théorie de la monade « premier mouvement », déve­
loppée à propos de l’exégèse des Oracles, avait été introduite dans les traités
d’arithmologie. Favonius Eulogius, qui utilise un tel traité dans son commentaire
sur le Songe de Scipion, en est un premier témoin. Martianus Capella semble bien
en être un second : il écrit en effet, De nupt., VII, 732, à propos de la dyade :
« Motusque primi probamentum », ce qui veut dire probablement : manifestation
du premier mouvement.
4. Victorinus, § 37 = Adv. Ar., I, 50, 2 : « Beatitudinem suam et inmobili
motione semet ipsum custodiens. »
5. D’une part Dieu est appelé praeintellegentia (Victorinus, § 37 = I, 50, 1),
d’autre part beatitudo remplace intellegentia, dans la triade exsistentia, vita, intelle­
gentia (§41 = 1,50,11).
288 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
béatitude, intelligence, est appliqué à l’Un, c’est, ici encore x, en vertu
d’une transposition néoplatonicienne de l’ontologie stoïcienne. C’est
d’ailleurs pourquoi ce groupe de notions est intimement lié à la définition
de l’être premier comme mouvement immobile, impassible1 2 et tourné
vers soi3 . Eléments stoïciens et, d’ailleurs aussi, aristotéliciens4, sont
ici fusionnés dans une perspective méta-physique, au sens propre du
mot.
On pourrait penser sans doute que nous ne trouvons ici, appliquée
à l’Un, que la notion platonicienne de l’identité de l’intelligible avec lui-
même5. Il est vrai aussi que « permanence » et « béatitude » étaient
rapportées à la monade, dans les traités d’arithmologie pythagoricienne 6.
Elles servaient à définir le statut ontologique de l’intelligible. Mais,
dans la phrase que nous étudions, l’identité est conçue sous une forme
active : le Père « se conserve lui-même » et il reste dans la pensée de lui-
même qui est sa béatitude.
Or ce groupe de notions suppose l’ontologie stoïcienne :
« La tendance première de l’être vivant, selon les Stoïciens, va à la conser­
vation de soi, parce que, dès l’origine, la nature l’a accordé avec lui-même,
comme le dit Chrysippe, dans le premier livre de son traité Des fins : ce qu’il
y a de plus propre à chaque vivant, c’est sa constitution et la conscience de
cette constitution.7 »
On voit comment sont ici liés intimement accord avec soi et conser­
vation de soi : l’accord avec soi-même consiste précisément dans la
conscience de la constitution propre, et le vivant tend à conserver cet
accord, grâce précisément à cet accord, c’est-à-dire à l’acte par lequel

1. Cf. p. 174 et p. 226.


2. Sur l’impassibilité liée à la béatitude, cf. Victorinus, §§ 39-39 a et § 42
(ligne 30). Remarquer άπαθής dans <Porphyre>, In Parm., XIII, 20.
3. Cf. p. 285, n. 1.
4. Cf. p. 290.
5. Origine dernière de la doctrine, Platon, Tim., 28 a: άεί κατά ταύτά δν et
Phédon, 79 d. Sur le sort de cette formule dans la tradition platonicienne, cf.
P· 6.
155Par
sq·exemple Calcidius, In Tim., 39, p. 88, 21, Waszink : « In statu suo
perseuerat semper eadem... quem ad modum diuina omnia quae nulla temporis
progressione mutantur suntque semper impetibili felicitate. » Calcidius suit
probablement ici Adraste (cf, Waszink ad loc.).
7. Diogène Laerce, VII, 85 ; την δέ πρώτην δρμήν «ρασι τδ ζφον ϊσχειν έπί τδ
τηρεϊν έαυτό, οίκειούσης αύτω της «ρύσεως άπ’ άρχής, καθά φησιν δ Χρύσιππος έν τφ
πρώτφ περί τελών, πρώτον οίκεϊον είναι λέγων παντί ζφφ τήν αύτοΰ σύστασιν καί τήν
ταύτης συναίσθησιν (mss. : συνείδησιν; la correction συναίσθησιν a été proposée par
M. Pohlenz, Die Stoa, t. II, p. 65 et acceptée par V. Goldschmidt, Le système
stoïcien, p. 127, n. 3, et par H.-R. Schwyzer, « Bevmsst » und « Unbewusst » bei
Plotin, dans Sources de Plotin, p. 357). Cf. également Sénèque, Epist., 121, 5 :
« Quaerebamus an esset omnibus animalibus constitutionis suae sensus » et
Cicéron, De fin., V, 9, 26 : « omnem naturam esse conservatricem sui idque habere
propositum... se ut custodiat quam in optimo sui generis statu. »
BÉATITUDE ET CONVERSION VERS SOI 288
il « se perçoit, s’affirme et s’approprie à soi-même 1 ». L’accord originel
devient accord voulu et conscient, effort réfléchi de conservation de soi2.
Cette conservation de soi est conversion vers soi. L’être ne doit pas
se laisser dissiper dans la diffusion indéfinie qui résulterait de son mou­
vement si celui-ci restait uniquement orienté vers l’extérieur34 . Il doit
revenir vers son centre, vers son origine, vers lui-même, selon la direc­
tion, vers l’intérieur, du mouvement toniqueA La sagesse et la béatitude
consisteront dans une conversion vers soi qui correspondra à cette
conversion originelle de l’être vers lui-même. Le recueillement stoïcien
est une application à soi-même, une reprise de soi qui est retour à l’état
originel de l’être vivant. Cette reprise de soi est en même temps
conscience de soi 5. Sagesse, béatitude, pensée de soi, conversion vers
soi coïncident.
L’être premier « se conserve lui-même et sa béatitude en un immobile
mouvement6 ». Nous sommes bien en présence d’une transposition
du stoïcisme. Déjà, nous avons vu que l’Un était défini par sa propre
existence, en sorte que sa constitution propre et la connaissance qu’il
avait de lui-même n’étaient pas une chose distincte de lui7. Ce vocabu­
laire rappelait la définition stoïcienne de l’accord avec soi, ce que l’être
vivant a de plus propre et de plus cher étant précisément sa constitution
et la conscience de cette constitution. Il y avait donc dans cette formule
une sorte de passage à la limite, grâce auquel le rapport de l’Un avec
lui-même, son accord conscient avec lui-même, s’identifiaient à sa pure
existence.
Cette transposition néoplatonicienne est l’aboutissement de toute une
élaboration. Il y a eu d’abord, chez les Stoïciens et les Aristotéliciens
tardifs, fusion entre la notion stoïcienne d’accord avec soi (ο’ικείωσις) et

1. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 127. L’accord avec soi, comme


conscience de la constitution propre, Plutarque, De Stoic. repugn., 12, 1038 c
(S.V.F., t. II, n° 724) : ή γάρ οΐκείωσις αϊσθησις έοικε τοϋ οικείου καί άντίληψις είναι.
2. Ce mouvement essentiel de la morale stoïcienne, ce passage de la conciliatio
originelle à la convenientia par réflexion, est décrit notamment par Cicéron
De finibus, III, 6, 21 et sq. On lira à ce sujet, V. Goldschmidt, Le système stoïcien,
p. 140, n. 3 et p. 129, et R. Holte, Béatitude et Sagesse, Paris, 1962, p. 39 et sq,
Sur ia transposition néoplatonicienne de ce mouvement, cf. p. 293.
3. Comme le remarque V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 140, n. 3,
c’est là « l’étape intermédiaire » entre l’accord initial et l’accord final, le moment
où « le sujet est tourné vers les choses extérieures... Ainsi le sujet traverse les
choses et revient à lui-même. »
4. Cf. Philon, Quod deus sit imrnut., 35 (S.V.F., t. II, n° 458) : πνεύμα άναστρέφον
έφ’ έαυτό.
5. Cf. le modèle de Zeus, converti vers soi à la fin de la période du monde;
cf. p. 230 n. 4.
6. Cf. p. 287, n. 4.
7. Cf. p. 286, n. 5.
290 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
la notion aristotélicienne d’affinité naturelle (οίκειότης1). La notion
de conservation de soi s’est donc rapprochée de la notion de bonheur
existentiel, exprimée par exemple dans YEthique à Nicomaque : « Le fait
d’être est bon et agréable pour les hommes vertueux 2. » Arius Didyme
est un témoin important de cette identification :
« En premier lieu, nous avons le désir de l’être, car nous sommes, par nature,
accordés à nous-mêmes, en sorte que nous prenons plaisir aux choses qui
sont conformes à la nature et déplaisir aux choses qui sont contre nature 3. »
Ainsi, accord avec soi, désir et joie d’être, se confondent. Cette οίκειότης
identifiée à 1’οΐκείωσις, Origène l’admet en Dieu; c’est à elle qu’il ramène
la perfection de la pensée divine :
« Dieu lui-même ne se pense par rien d’autre que par l’affinité qu’il a avec
lui-même4. »
Dans la perspective platonicienne, ce désir de l’être devient à la fois
désir de soi, désir de l’unité et désir du Bien. C’est ce que l’on trouve
chez Plotin :
« La nature originelle et le désir du Bien, c’est-à-dire le désir de soi-même,
poussent vers ce qui est véritablement un et toute nature se hâte vers cela,
c’est-à-dire vers elle-même. Car, pour la nature qui est une, le Bien c’est
d’être à' elle-même et d’être elle-même (τδ είναι αύτης καί είναι αύτήν),
c’est-à-dire d’être une. C’est pourquoi on dit avec raison que le Bien, pour une
chose, c’est ce qui lui est propre 5. »
Plotin imagine un moment que l’accord avec soi, le penchant vers soi,
pourraient être tellement intenses, tellement profonds qu’ils seraient
unité absolue et qu’ils pourraient alors servir à définir le Bien ou l’Un en
soi :
« Plus purs et meilleurs sont les êtres, plus ils ont d’accord (οΐκείωσις) avec
eux-mêmes. Il est donc absurde de demander par quoi le Bien, étant le Bien,
est un bien pour lui-même, comme s’il devait sortir de sa propre nature
(έξίστασθαι της έαυτοΰ φύσεως) pour se trouver, comme s’il ne s’aimait pas

1. C. O. Brink, Οΐκείωσις and οΐκειότης. Theophrastus and Zeno on Nature


in Moral Theory, dans Phronesis, t. I, 1956, p. 123-145, a montré contre H. von
Arnim (Arius Didymus’ Abriss der peripatetischen Ethik, Sitzungsberichte der
Wiener Akademie, 1926) et F. Dirlmeier (Die Oikeiosis-Lehre Theophrasts, dans
Philologus, Supplem.,t. XXX, 1937) que 1’οίκειότης de Théophraste n’est pas la
préfiguration de Γοίκείωσις stoïcienne. La confusion des deux doctrines est
tardive.
2. Aristote, Eth. Nicom., IX, 9, 1170 & 4 : τδ είναι αγαθόν έστιν αύτοϊς καί ήδύ.
3· Arius Didyme, dans Stobée, Ecl., II, 7, 13, t. II, p. 118, 11, Wachsmuth :
καί πρώτον μέν όρέγεσθαι τοϋ είναι, φύσει γάρ ώκειώσθαι πρδς έαυτόν, δι’δ καί προση-
κόντως μέν άσμενίζειν έν τοϊς κατά φύσιν, δυσχεραίνειν δέ έπί τοϊς παρά φύσιν.
4· Origène, In Iohann. fragm. XIII, ρ. 495> 22, Preuschen : αύτδς δέ ό θεδς ού
διά τίνος τοιούτου άλλ’ οίκειότητι τη πρδς έαυτδν νόησιν έχει περί έαυτοΰ, αύτδς ών καί
ή νόησις καί τδ νοούμενον.
5· Plotin, Enn., VI, 5 [23] 1, ι8.
BÉATITUDE ET CONVERSION VERS SOI 291
lui-même en tant que Bien. Mais il faut se demander si, pour la réalité abso­
lument simple, où il n’y a pas du tout une chose, puis une autre, l’accord
(οίκείωσις) avec soi-même est son bien 4. »
Plotin hésitait donc finalement à transposer la notion stoïcienne d’ol-
κείωσις au plan de l’Un. C’est précisément cette transposition que nous
trouvons réalisée dans nos textes du groupe II qui conçoivent la pure
existence de l’Un comme une conversion vers soi 2, comme une impassi­
bilité3, comme une conservation de soi4, comme une conscience de sa
constitution s, tellement intenses, qu’elles constituent une unité absolue.
Cette transposition d’origine porphyrienne se retrouve chez Augustin.
Ce groupe de notions, appliquées aux différents degrés de la réalité,
mais aussi à Dieu lui-même, prend même une forme triadique. A plu­
sieurs reprises, Augustin fait allusion à une triade e, dont le premier
terme est l’être, le second la forme, ou la conscience de la forme, le
troisième, la conservation de soi-même, qui est au fond amour de
soi-même :
« Le nombre prend son origine dans l’Un, sa forme, dans l’égalité et la
similitude, son union interne, dans l’ordre. C’est pourquoi, si l’on admet
qu’aucune nature, pour être ce qu’elle est, ne manque de désirer l’unité, de
s’efforcer, autant que possible, de demeurer semblable à elle-même, enfin,
de maintenir son ordre propre, dans le lieu et le temps, ou son intégrité propre,
par une sorte de po’ds spirituel, il faut admettre aussi que tout ce qui est, dans
la mesure où il est, a été créé et fondé par un principe unique, par le moyen
d’une Forme qui est égale et semblable aux richesses de la bonté de ce
principe, bonté grâce à laquelle l’Un et l’Un qui vient de l’Un sont joints
par un amour, pour ainsi dire, très aimé 7. »

1. Enn., VI, 7 [38] 27, 18. Sur la formule, έξίστασθαι της έαυτοϋ φύσεως cf.
Η. Dôrrie, Porphyrios’ Symmikta Zetemata, p. 58, qui cite notamment Aristote,
De anima, I, 3, 406 b 13 et Hist. animal., I, 1, 488 6 17; Alexandre d’Aphrodise,
De mixt., p. 223, 6, Bruns et Quaest., p. 47, 27, Bruns. On peut ajouter
également Théon de Smyrne, Exp. rer. math., p. 100, 3, Hiller, à propos de la
monade pythagoricienne : μηδεπώποτε της αύτης έξισταμένη φύσεως Cf. aussi
Numénius, fr. 17, Leemans, dans Eusèbe, Praep. ev., XI, 10, 12, t. II, p. 28,
2-3, Mras : ούδαμώς ούδαμή έξιστάμενον έξ έαυτοϋ. Sur cette même formule dans
le néoplatonisme, cf. H. Dôrrie, ibid., p. 59, citant Plotin, Enn., VI, 5 [23] 3,
2; VI, 7 [38] 25, 20; II, 5 [25] 3, 6; Porphyre, Sentent., 36, p. 31, 10, Mommert.
Sur l’amour de l’Un pour lui-même, cf. Enn., NI, 8 [39] 16, 13 et 25.
2. Il est probable d’ailleurs que Plotin, au moins dans la première période de
son enseignement, admettait une conversion de l’Un vers lui-même. Cf. p. 320,
n. 4.
3. Cf. p. 288, n. 2.
4. Cf. p. 287, n. 4.
5. Cf. p. 286, et 289.
6. Sur cette triade, cf. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 11-20 et p. 32.
7. Augustin, De musica, VI, 17, 56 : « Numerus autem et ab uno incipit et
aequalitate ac similitudine pulcher est et ordine copulatur. Quamobrem quisquis
fatetur nullam esse naturam quae non ut sit quidquid est appetat unitatem,
suique similis in quantum potest esse conetur, atque ordinem proprium vel
locis vel temporibus vel incorporeo quodam libramento (leçon d’Erasme et de
l’édition de Louvain (1577) contre les Mauristes : in corpore quodam libramento;
292 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

La tendance à la’ conservation est une trace de l’unité originelle :


« J’étais alors; je vivais et je sentais; j’avais souci de mon intégrité, vestige
de l’unité mystérieuse dont j’étais issu x. »
Cette tendance à la conservation de soi, cet amour de soi, sont
principes de mouvement à tous les degrés de la réalité :
« Par une inclination naturelle, le fait d’être est agréable *12... Même les corps,
dépourvus, non seulement de sens, mais de vie végétative, s’élancent vers le
haut, descendent vers le bas, ou s’équilibrent dans les régions intermédiaires,
de façon à conserver leur essence, dans le lieu où ils peuvent subsister selon
leur nature 3. »
On retrouve donc chez Augustin le même groupe de notions que dans
le texte que nous étudions 4. Notamment, les textes augustiniens nous
font comprendre que, si le désir de se conserver dans l’être est principe
de mouvement spirituel ou corporel5, l’acte, par lequel, chez Victorinus,
le Père conserve sa béatitude, consiste dans un mouvement immobile,
puisqu’il ne peut trouver cette béatitude qu’en lui-même, dans l’unité
de l’être pur.
Cette béatitude est intelligence confondue avec l’être : Dieu est « pré­
intelligence préexistante 6 », l’être est « penser à l’intérieur7 », il est
« vie et intelligence » en un mouvement tout intérieur « qui reste tourné
vers lui-même 8 ». Une telle doctrine résulte naturellement de l’ensemble

par opposition à l’ordre spatio-temporel, il s’agit en effet de l’ordre de l’amour,


cf. Confess., XIII, 9, 10 : « Pondus meum amor meus ») salutem teneat, debet
fateri ab uno principio per aequalem illi ac similem speciem divitiis bonitatis eius
qua inter se unum et de uno unum charissima, ut ita dicam, charitate junguntur,
omnia facta esse atque condita quaecumque sunt, in quantumcumque sunt. »
1. Augustin, Confess., I, 20, 31 : « Eram enim etiam tunc; vivebam atque sen­
tiebam meamque incolumitatem vestigium secretissimae unitatis ex qua eram,
curae habebam. » R. Holte, Béatitude et Sagesse, p. 233-240, reconnaît bien le
caractère stoïcien de la doctrine de l’amor sui chez Augustin. Il reste que la trans­
position du stoïcisme n’est pas l’œuvre d’Augustin, mais celle de Porphyre.
2. Augustin, De civ. dei, XI, 27, 1 : « Vi quadam naturali ipsum esse iucundum
est. » Ci. p. 290, n. 2.
3. De civ. dei, XI, 27, 1 : « Ipsa postremo corpora quibus non solum sensus,
sed nec ulla saltem seminalis est vita, ita tamen vel exiliunt in superna vel in
ima descendunt vel librantur in mediis, ut essentiam suam, ubi secundum natu­
ram possunt esse, custodiant. » Cf. De civ. dei, XII, 5 : « Et cum ibi sunt, ubi esse
per naturae ordinem debent, quantum acceperunt, suum esse custodiunt. »
4. Ajoutons que, la béatitude qui, dans les degrés inférieurs de la réalité, est
liée à la tendance à se conserver dans l’être, vient se confondre, dans les formes
de vie supérieure, avec l’intelligence. A plusieurs reprises, Augustin lie étroite­
ment connaissance ou sagesse et béatitude. Dans cette perspective, la triade esse-
vivere-intellegere correspond à des degrés d’être, la béatitude parfaite et véritable
ne pouvant se trouver que dans le troisième degré, par exemple, De civ. dei,
VIII, 6 : « Nec aliud illi est intellegere, aliud beatum esse, quasi possit intellegere
non beatus, sed quod est illi vivere, intellegere, beatum esse, hoc est illi esse. »
5. Cf. n. 3.
6. Victorinus, § 37 = Adv. Ar., I, 50, 1.
7· § 38 = Ad Cand., 21, 5.
8. § 28 = Adv. Ar., III, 2, 15-16.
BÉATITUDE ET CONVERSION VERS SOI 293
<de notions dont nous avons vu l’intime liaison. Toutefois, il faut ajouter
que les Oracles enseignaient explicitement que le Père était intelligence
selon un mode transcendant. Ils affirmaient que le Père « a en lui le pen­
ser 1 ». Et, dans une paraphrase des Oracles2, on trouve des formules
.très proches de celles que nous avons lues chez Victorinus :
« Ε’άπαξ επέκεινα (c’est-à-dire le Père) est une intelligence substantielle
qui demeure en sa propre substance et tournée vers soi, dans le repos et
l’immobilité 3. »
On voit combien la notion de conversion est liée à celle d’intelligence.
Mais ces deux notions peuvent s’appliquer à deux moments très diffé­
rents : de même que, chez les Stoïciens, il y a accord originel de l’être
avec lui-même qui se prolonge en un accord réfléchi et voulu 4, de même,
au niveau divin, il y a une conversion originelle, une fusion avec l’être,
dans laquelle l’intelligence est dans un état de préintelligence, et il y a
ensuite une conversion postérieure à la procession 56, un retour à l’être,
selon lequel l’intelligence est pleinement intelligence. Dans les deux cas,
l’intelligence est béatitude, mais on pourra distinguer une béatitude ori­
ginelle et une béatitude finale. On pourra comparer l’état originel de
préintelligence avec l’état de cette Intelligence dont le commentaire de
Porphyre Sur le Parménide nous disait qu’elle était tellement simple
qu’elle ne pouvait rentrer en elle-même ®.
L’exposé de Victorinus continue ensuite en affirmant que le Père est
puissance de l’être, de la vie et de la béatitude (c’est-à-dire de l’intel­
ligence 7). Il a donc une triple puissance (τριδύναμος8). Le mot a une

1. Damascius, Dub. et Sol., § 137, t.II, p. 16, 18, Ruelle : λέγεται γάρ είναι νοητόν
ό πατήρ, έχων τό νοούν έν έαυτώ (cf. Η. Lewy, Chaldaean Oracles, ρ. 167, n. 379)
et § 70,1.1, p. 154, 8, Ruelle.
2. Jean Lydus, Demens., p. 21,15, Wünsch, rapporte ce texte à un μυστικός λόγος.
Or les néoplatoniciens ont coutume d’appeler les Oracles chaldaïques ιερός λόγος
ou encore ή μυστική, ή μυστικωτάτη παράδοσις, cf. Η. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 445, i) et 1). Que le contenu de ce texte soit d’origine chaldaïque, l’expression
ό άπαξ έπέκεινα suffit à le montrer. Mais l’expression « discours mystique »
semble laisser entendre qu’il ne s’agit pas d’un commentaire, mais du texte même
des Oracles ou plutôt d’une paraphrase de ceux-ci, puisque le texte cité par
Lydus est en prose.
3. Jean Lydus, De mens., p. 21, 15 : νοϋς γάρ έστι, φησίν ό μυστικός λόγος,
ούσιώδης ό άπαξ επέκεινα, μενών έν τη έαυτοΰ ούσία καί πρός εαυτόν συνεστραμμένος,
έστώς τε καί μένων. W. Theiler, qui cite ce texte, Die chaldâischen Orakel,
p. 15, le compare avec Victorinus, Ad Cand., 15, 12 (= § 21) : « Semper in
semet manens. » Il faut également le rapprocher de § 38 = Ad Cand., 21, 4 :
« In semet ipsum conversum », de § 40 = Adv. Ar., III, 7, 13 : « Manens in
se », de § 28 = III, 2, 15 : « Motu interiore et in se converso. »
4. Cf. p. 289, n. 2.
5. Cf. p. 316.
6. Cf. p. 134 sq.
7. Victorinus, § 41 = Adv. Ar., I, 50, 10-15.
8. § 41 = I, 50, 4 : « Tripotens » et I, 50, 10 : « Tres potentias couniens. » Le
mot grec apparaît en § 76 = IV, 21, 26.
294 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
saveur gnostique \ mais on trouve une « monade à la triple puissance »
(τριοΰχον) dans la littérature issue des Oracles chaldaïques1 2. « Puissance »
ici ne s’oppose pas à « acte », ne désigne pas non plus une « énergie » qui
émane de la substance ; il correspond plutôt à 1’ΐδιότης, à la qualité propre 34.
Dieu a éminemment les qualités propres de l’être, de la vie et de la
béatitude, en ayant proprement la qualité de l’être, en étant purement
être. Cette qualité propre correspond à une prédominance : Dieu est
vie et béatitude, en ayant la puissance de l’être, c’est-à-dire selon le mode
propre à l’être i.
Reste à expliquer la présence, dans notre exposé, de deux concepts
qui semblent d’origine chrétienne : le Père est Esprit5 et sa puissance
d’être est « idée et logos de soi-même 6 ». Esprit et Logos étaient en effet
des termes typiques de la théologie chrétienne. Ils figurent notamment
parmi les cinq termes énumérés au début du traité Adv. Ar. IB : « L’Esprit,
le Logos, le Noûs, la Sagesse, la Substance, sont-ils identiques ou diffé­
rents 7 ?» Si nous retrouvons, dans notre présent exposé, Esprit et Logos,
ne proviennent-ils pas de cette question initiale? Victorinus, utilisant
un texte néoplatonicien dans lequel il trouvait l’affirmation d’une unité
originelle entre l’être, la vie et la pensée, y aurait ajouté des formules
dans lesquelles il aurait introduit les termes de Logos et d’Esprit afin
d’harmoniser le texte néoplatonicien avec le dessein général de son traité.
A vrai dire, pour la phrase qui emploie le mot logos, c’est très peu
probable. En effet, lorsque Victorinus parle du Logos8 en chrétien, il

1. Codex Brucianus, p. 32, Baynes.


2. Ce mot se trouve dans un hymne de Proclus cité pat Jean Lydus, De mens.,
p. 23, 9, Wünsch : πρός γάρ τόν άπαξ επέκεινα ό Πρόκλος οΰτω’ μουνάδα γάρ σε
τριοΰχον ΐδών έσεβάσσατο κόσμος. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 12,
qui cite ce texte, rappelle à ce sujet l’expression άλκή τριγλώχις dans Damascius,
Dub. et Sol., § 70,1.1, p. 155,12, qui rapporte le texte d’un Oracle (W. Kroll, De
or. chald., p. 51). On comparera avec Synésius, Hymn., IX, 65-66, Terzaghi :
μονάς άρρητα χυθεϊσα τρικόρυμνον έσχεν άλκάν. Αλκή correspond à potentia.
3. Cf. Victorinus, Adv. Ar., I, 54, 9 : « Secundum nomen quo obtinet
unumquidque istorum potentiam suam » et § 49 = I, 52, 46 : « Secundum primam
potentiam. » Chacun des trois fait triompher sa « puissance » propre, tout en étant
les deux autres, et reçoit ainsi sa dénomination. Sur ce sens de potentia, on compa­
rera § 63 = IV, 3, 12 où. potentia correspond au logos propre et § 65 = Adv. Ar.,
IV, 5, 39 où vis, virtus, potentia vel substantia vel natura intellegendi traduit νοότης
c’est-à-dire la qualité propre de l’intellection, cf. p. 000. Ici également, potentia
exsistentiae correspond probablement à ύπαρκτότης ou ούσιότης, cf. § 40 = III,
7, 12 et § 47 = I, 52, 27 (substantialitas).
4. En grec, le mot οΐκείως (cf. Porphyre, Sent., 10, p. 2, 17, Mommert : πάντα
μέν έν πάσιν, άλλα οΐκείως τη έκάστου ούσία) qui sert à définir la prédominance
de la qualité propre rappelle nettement la doctrine de 1’οΐκείωσις. Chaque terme
de la triade « s’approprie » selon son mode propre la triade tout entière. Cf.
p. 237 et p. 288 sq.
5. Victorinus, § 41 = Adv. Ar., I, 50, 4-8.
6. § 41 = Adv. Ar., I, 50, 16.
7. § 35 = I, 48, 4.
8. Cf. § 43 = I, 51, 3 et 6-10; §51=1, 56, 16 ou encore § 44 = I, 52, 14 et
§ 73 = IV, 29, 23.
LES NOMS DE LOGOS ET D'ESPRIT 295
fait presque toujours allusion au texte même du prologue johannique.
Ou alors, il emploie la formule λόγος vel νοϋς dans laquelle il souligne
explicitement qu’il identifie Logos chrétien et intelligence néoplato­
nicienne x. On ne retrouve ici aucune de ces allusions. Logos ne désigne
pas ici une hypostase, mais, lié à idea, il lui est synonyme. Comme l’a
montré H. Lewy* 2, on retrouve précisément chez Porphyre l’identi­
fication entre le logos séminal stoïcien et l’idée platonicienne, déjà attestée
chez Philon. Idée et logos désignent la puissance génératrice. Dire que la
« puissance d’être » est « idée et logos de soi-même », c’est dire qu’elle
est son propre principe, qu’elle est sa propre puissance génératrice.
Cette affirmation est étroitement liée au contexte et à la doctrine de notre
exposé 3 ; elle en fait donc très probablement partie.
Le court développement sur l’Esprit est plus difficile à expliquer.
Le Père y est présenté comme « Esprit, ayant en son unité, une triple
puissance », comme l’Esprit qui ne souffle pas vers l’extérieur, mais
« qui souffle vers soi-même pour se faire Esprit », « car l’Esprit ne se
sépare pas de soi-même 4 ». Il y a sans doute une certaine parenté entre
ces affirmations et celles qui précèdent; l’Esprit ne souffle pas vers l’exté­
rieur, mais en soi-même, de même que le Père garde sa béatitude en un
immobile mouvement5. Mais comment admettre qu’un néoplatonicien

ï. § 58 = I, 62, 34 et § 59 = III, 1, 4; formule du même genre § 56 = I, 60, 2.


Le mot λόγος, pour désigner une hypostase divine avait d’ailleurs droit de cité en
philosophie, sous l’influence de la tradition pythagoricienne, comme il apparaît
dans l’emploi de λόγος ενιαίος, chez Modératus de Gadès, cité par Porphyre,
dans son traité De la matière (dans Simplicius, in Phys., 1.1, p. 231, 5, Diels). Cf.
également Aristide Quintilien, I, 3 : είτε δημιουργόν... είτε είδος... είτε οδν λόγον,
είτε ένάδα, ώς ίίνδρες θείοι καί σοφοί, λόγον ένιαϊον καλεϊν έστιν έπιτυγχάνοντας. ΐί
est possible que les Oracles en nommant le Père πρώτην δύναμιν ίεροϋ λόγου
(Proclus, Excerpta Vaticana, p. 4, 15, Jahn = Kroll, De or. chald., p. 13
= H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 112, n. 181) aient fourni l’occasion à leurs
exégètes de développer une spéculation sur le Logos, cf. W. Theiler, Die chal­
dâischen Orakel, p. 15-16, qui cite notamment Proclus, Exc. Vatic., p. 4, 18,
Jahn : ό έκφαίνων άρρητότερον δντα λόγος ονομάζεται et In Tim., t. III, ρ. 222, 12,
Diehl : διαδέχεταιγάρ την... πατρικήν σιγήν ό δημιουργικός λόγος. A ce sujet, W. Theiler
rappelle, p. 16, n. 1, Victorinus, Adv. Ar., III, 7, 28; I, 41, 49; I, 13, 31 où l’on
trouve l’opposition silentium-verhum à propos du Père et du Fils. A vrai dire,
ces expressions peuvent venir de la tradition chrétienne, mais Victorinus a peut-
être été frappé de leur ressemblance avec les formules employées par les exégètes
des Oracles. Λόγος désigne le premier principe, chez Albinus, Didask., p. 154,
18, Hermann.
2. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 348, n. 136 (et pour Philon, p. 346, n. 132
et p. 350, n. 144), citant Porphyre, De cultu simulacr., p. 6*, 9, Bidez : λόγοις σπερ-
ματικοϊς et Eusèbe, Praep. ev., III, 6, 7; III, 13, 5 qui désigne, en paraphrasant
Porphyre, ces λόγοι comme des άσώματοι ίδέαι. Voir également Porphyre, De
antr. nymph., p. 60, 23, Nauck, où les Idées sont appelées άόρατοι δυνάμεις.
3· La doctrine de l’esse comme primus motus implique qu’il se pose lui-même,
cf. Victorinus, § 29 = Adv. Ar., IV, 8, 28 : « Se ut exsistat operatur ».
4. Victorinus, § 41 =1, 50, 4-8.
5. Cf. p. 284 sq.
296 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
ait pu donner à l’Un le nom de Pneuma? Faut-il supposer que nous
retrouvons ici encore la trace d’une exégèse des Oracles? Ceux-ci appe­
laient Dieu le « Feu transcendant1 », le « Feu sacré2 ». L’adjectif
« enflammé » servait constamment à désigner ce qui est intelligible ou
intellectuel3. Cette manière de parler correspondait évidemment à
une transposition platonicienne du stoïcisme. On sait en effet que le
stoïcisme considérait déjà la substance divine, en elle-même, ou dans
l’âme, non seulement comme un feu créateur4, mais comme un feu
intelligent5. Sous l’influence des théologies solaires, le platonisme de
l’époque impériale gardera cette manière de parler. Porphyre lui-même
en fournit des exemples 6. Mais feu et pneuma étaient intimement liés
dans la tradition stoïcienne; les deux notions s’y recouvrent presque
complètement7. Il est possible que l’exégèse néoplatonicienne des Oracles
ait transporté à la notion de pneuma, ce que les Oracles disaient du feu
divin. On remarquera notamment que, du feu primitif, les Oracles
affirment qu’il est indivisible 8. Or les Stoïciens affirmaient pareille chose
du Pneuma 9. Et le développement que nous trouvons, chez Victorinus,
dit lui aussi que l’Esprit est « inséparable de lui-même 10 ». Toutefois
nous ne retrouvons aucune trace de cette exégèse chez les néoplatoniciens
postérieurs : aucun d’eux ne donne le nom de Pneuma au Père. Sans doute

1. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 77, n. 41 et p. 113, n. 184, citant Proclus,


In Tim., t. II, p. 57, 30 (= Kroll, De or. chald., p. 13) : πΰρ έπέκεινα τό πρώτον.
2. Η. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 77, n. 42, citant Michel Italicus, dans
Cramer, Anecdota Oxoniensia, t. III, Oxford, 1836, p. 181, 12 (= Kroll, De or.
chald., p. 13) : ιερόν πϋρ.
3. Έμπύριος ou πύριος. Par exemple, Psellus, Expositio in orae, chald., P.G.,
t. CXXII, 1140 B (Kroll, De or. chald., p. 54; H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. Γ69, n. 387) : έκτείνας πύριον νοϋν ou Proclus, In Tim., t. III, p. 266, 24 :
έμπυρίων... καρπών (Kroll, p. 54; H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 197, n. 84) ou
Damascius, § 70, t. I, p. 15s, 14 : έμπυρίοις... όχετοϊς. Sur cette notion de « feu
intelligent » dans les Oracles et sur ses sources, cf. W. Theiler, Die chatdâischen
Orakel, p. 33, n. 5 et p. 32, n. 3 ; H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 429-432.
4. Πϋρ τεχνικόν, Aetius, Placita, 1,7,33, Ρ·3θ6, i,Diels; DiogèneLaerce, VII,
156.
5. Πϋρνοερόν à propos des Stoïciens, Hippolyte, Philos., 3, 1, p. 558, 17, Diels;
πνεΰμα (cf. n. 7) νοερόν, Aetius, Placita, I, 6, 1, p. 292, 23, Diels.
6. Porphyre, De cultu simulacr., p. 2*, 1, Bidez : φωτοειδοΰς δέ δντος τοϋ θείου
καί έν πυρός αιθέριου περιχύσει διάγοντος. Cf. ρ. ι8ο, η. ι.
7· Diogène Laerce, VII, 156 : πϋρ τεχνικόν... δπερ έστι πνεΰμα πυροειδές. L’âme
est πΰρ νοερόν ou πνεΰμα ένθερμον, Diogène Laerce, VII, 157 et les Stoïciens
cités par Porphyre, dans Eusêbe, Praep. ev., XV, 11, 4, t. II, p. 374, 22-23, Mras.
Philon, De fuga 24, 133 définit le νοΰς comme un ένθερμον καί πεπυρωμένον πνεΰμα.
8. Proclus, In Crat., p. 59, 2, Pasquali (Kroll, De or. chald., p. 19; H. Lewy,
Chaldaean Oracles, p. 81, n. 56) : έστι γάρ (ό άπαξ έπέκεινα), ώς φησι τό λόγιον,
άμιστύλλευτος.
9· Cicéron, De natura deor., Il, 7, 19 : « Uno divino et continuato spiritu. »
Sénèque, Natur, quaest., II, 9, 4 : « Nusquam divisus est (spiritus) sed per illa ipsa
quibus separari videtur coit secum. »
10. Victorinus, § 41 = Adv. Ar., I, 50, 8 : « Inseparabilis a semet ipso. » Cf.
<Porphyre>, In Parm., V, 21 ; XIII, 20 et IV, 8.
LA GÉNÉRATION DU SECOND UN COMME VIE 297
ont-ils pu hésiter à employer des expressions matérialistes à propos de
l’intelligible. Mais ils ne reculent pas devant la notion de feu. Aussi
l’explication qui vient d’être proposée reste très hypothétique. Il n’est
pas sûr que le développement concernant la dénomination d’Esprit
provienne d’une source néoplatonicienne.

VII. — La manifestation du second Un :


VIE, VOLONTÉ ET GÉNÉRATION

Selon la problématique issue du Parménide x, notre exposé passe ensuite


à la description du second Un 12. Dans la perspective théogonique qui,
nous l’avons vu 3, est propre à notre groupe II, il commence par présenter
la génération de ce second Un4 Un développement ultérieur5 sera
consacré au mouvement de conversion intellectuelle qui ramènera
l’engendré vers son générateur.
Dans notre présent développement6, la suite des idées peut se recons­
tituer ainsi. Le second Un « a jailli au-dehors7 ». Ce jaillissement est
conçu tout d’abord comme la mise en mouvement, comme l’extériori­
sation du mouvement qui était immobile dans l’être paternel8. Le pre­
mier Un et le second Un sont donc dans le même rapport que l’être et
le mouvement, selon le schème d’implication mutuelle et de prédomi­
nance que nous avons décrit plus haut910 . Du couple être-mouvement,
11
on passe ensuite au couple puissance-actexo. Le second Un est l’acte de
la puissance qu’est le premier Un. D’autre part, de la notion de mouve­
ment extériorisé, on passe à la notion de vie u, car la vie est précisément
un mouvement qui, voulant sans cesse se communiquer, ne s’arrête
jamais et, de lui-même, s’en va à l’infini. Par ce mouvement d’extériori­

1. Cf. p. 273.
2. Victorinus, §§ 42-56.
3. Cf. p. 278.
4. Victorinus, §§ 42-50.
5· §§ 51-56.
6- §§42-50.
7. § 42 = Adv. Ar., I, 50, 22 : proexsiluit.
8. § 42 = Adv. Ar., I, 50, 22-24. Ces lignes semblent être une explication de
l’énigmatique expression unum unum (sur l’origine probable de celle-ci, cf.
p. 274)· Cet unum unum est deux fois unum parce qu’il est unum in substantia
et unum in motu, ce qui veut dire qu’il est l’Un « substantialisé » dans lequel
substance et mouvement se distinguent. Dans le premier Un, substance et mouve­
ment sont confondus, dans l’unité transcendante de l’être pur. Dans le second
Un, le mouvement, c’est-à-dire la détermination, la qualité substantielle (cf.
P· 233), se distingue de l’être pur et il y a désormais composition entre la sub­
stance et le mouvement. Dans l’être paternel, le mouvement était immobile, cf.
p. 285.
9. Cf. p. 244.
10. Victorinus, § 42 = Adv. Ar., I, 50, 24-32.
11. § 43 = I, 51, 1 : « Vita est, quae sit motio infinita. »
298 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
sation vivifiante, le second Un manifeste l’être du Père x. Sous cet aspect,
on peut dire qu’il est dans un état féminin * 2, puisque ce mouvement
suppose le désir, la passion, de communiquer la vie. Une rapide digres­
sion 3 permet d’ailleurs immédiatement de préciser que cet état féminin
n’est que passager : si, dans la mesure où elle est désir infini de se répandre,
la vie est féminine, elle deviendra mâle, lorsque, dans un mouvement
ultérieur de conversion, elle reviendra vers le Père 4. Après cette courte
parenthèse5, on revient au problème de la vie. Il s’agit de montrer

i· §43 = h Sb 16-19·
2. §43 = I, 5b 19-22.
3· §43 =1,51,22-27.
4. Ce retour sera décrit en §§ 51-56.
5. La parenthèse est courte dans le développement néoplatonicien propre­
ment dit, mais Victorinus lui-même y accroche une digression de théologie
chrétienne (Adv. Ar., I, 51, 27-42), ce qui l’obligera ensuite à faire un bref résumé
des §§ 36-43 au début de § 44. Nous pouvons exceptionnellement nous arrêter
à ce morceau de théologie chrétienne, car il se rattache finalement à tout un cou­
rant de spéculations traditionnelles concernant l’aspect féminin de l’amour divin.
Victorinus, découvrant, dans sa source néoplatonicienne, que le second Un
est féminin en tant que vie et masculin en tant que pensée, voit dans ces affir­
mations une parenté avec la doctrine chrétienne. Ce second Un, c’est, pour
Victorinus, le Logos. Or la vie étemelle du Logos se révèle pour nous dans le
mystère du salut, dans l’économie temporelle. Si donc le Logos s’est incarné, s’il
a mené une vie terrestre et s’il est ensuite retourné à la vie céleste, auprès du
Père, c’est que quelque chose dans l’éternité correspond à ce mouvement de
descente et de remontée. Ce quelque chose, c’est précisément l’aspect féminin,
correspondant à la vie, et l’aspect masculin, correspondant à la pensée. En effet,
en s’incarnant, en se faisant chair dans le sein de la Vierge, le Logos se trouve
dans un mode d’existence féminin, tandis qu’en ressuscitant, en retournant
auprès du Père, le Logos se trouve dans un mode d’existence masculin (cf. In
Gai., 4, 4, 1177 A) : ces deux phases, féminine et masculine, de la manifestation
temporelle du Logos correspondent donc aux deux aspects étemels, féminin et
masculin, du Logos. Il est possible que ce rapprochement entre la constitution
androgynique du Logos et les moments du mystère du salut soit une spéculation
élaborée par Victorinus lui-même. En effet, je ne connais pas d’autres témoi­
gnages, dans l’histoire de la théologie chrétienne, concernant l’androgynie, non
pas de Dieu, mais du Logos, et concernant les deux phases, féminine et masculine,
du mystère du salut. Mais pour élaborer cette doctrine, Victorinus pouvait uti­
liser des éléments traditionnels, notamment la notion d’un rôle maternel joué
par l’Amour divin ou par la Sagesse, dans la génération du Fils de Dieu. Cette
tradition a été très bien étudiée par A. Orbe, Estudios valentinianos, I, 1, Hacia
la primera teologia de la procesion dei Verbo, Rome, 1958, p. 287-362, qui cite
notamment, p. 324, Clément d’Alexandrie, Quis dives salvetur, 37, 1, t. III,
p. 183, 31, Stâhlin, texte, dans lequel l’Amour divin, principe de compassion,
apparaît comme Mère, en sorte qu’il y a une féminisation du Père. Chez Victo­
rinus lui-même, § 55, l’Esprit-Saint, c’est-à-dire la Sagesse, est aussi Mère du
Logos (cf. p. 275-276). Mais il faut bien remarquer qu’il s’agit, chez Victorinus,
d’un rapprochement entre un groupe de notions issues d’une exégèse néopla­
tonicienne des Oracles chaldaïques (dans la triade être-vie-pensée, la vie repré­
sente le moment féminin, la pensée le moment masculin) et un groupe de notions
issues de la tradition chrétienne (l’Esprit-Saint ou la Sagesse représente un
principe féminin intérieur au Père). Le groupe de notions d’origine néoplato­
nicienne est très différent du groupe de notions d’origine chrétienne; ils ne
peuvent être confondus. Victorinus, en les rapprochant, est amené à modifier
profondément le schème traditionnel chrétien : le moment maternel est un
L’AUTOGÉNÉRATION DE LA VIE 299
comment la vie, qui était originellement confondue avec l’être, a pu se
distinguer de lui, s’extérioriser et s’engendrer*1. La vie, dans l’être,
était en effet volonté confondue avec l’être 2 ; cette volonté s’est prise
pour objet, elle a voulu se mouvoir elle-même 3. Ce mouvement et cette
extériorisation de la vie ont donc introduit une distinction et une altérité :
ce qui était identique dans la puissance est devenu autre dans l’acte et
le mouvement : c’est donc l’altérité dans l’identité qui définit le rapport
entre l’être et la vie, lorsque celle-ci s’engendre et s’extériorise 4.
Cette suite d’idées manifeste une structure conceptuelle très caractéris­
tique. La génération du second Un y est définie comme une extériori­
sation 5. Cette notion d’extériorisation appelle évidemment celle de
préexistence. Si le second Un s’extériorise, c’est qu’il préexistait dans le
premier Un, si la vie se manifeste, c’est qu’elle était déjà dans le Père,
confondue avec l’être. Le premier Un contient donc en lui le second Un
sous un mode potentiel et séminal. Il s’ensuit que l’on peut définir la
génération comme une autogénération, pour deux raisons étroitement
liées : en premier lieu, le premier Un reste immobile et n’exerce aucune
activité pour engendrer le second Un, en sorte que celui-ci doit se mouvoir
lui-même pour s’engendrer; en second lieu, si le second Un préexiste
dans le premier, le mouvement qui aboutit à sa génération et à son
extériorisation lui est propre : il passe d’un état de puissance à un état
d’actuation et il est lui-même à la fois le point de départ et le point d’arrivée
de ce mouvement6. De cette notion d’autogénération, on peut passer à
celle de vie, et ce n’est pas un hasard si ce qui se manifeste d’abord à
partir de l’Un ou de l’être est précisément la vie. En effet la vie est un
mouvement automoteur 7 ; or, dans la génération, le mouvement se meut

moment du Logos lui-même qui s’engendre lui-même, plutôt qu’un moment


de l’action génératrice du Père; le Logos est Père (ou Mère) et Fils de lui-même
(§ 53)· On remarquera d’autre part dans la tradition païenne ce passage de Proclus,
faisant allusion à l’Amour créateur, In Tim., t. II, p. 54, 28, Diehl : ό δέ Φερεκύδης
έλεγεν εις Έρωτα μεταβεβλήσθαι τόν Δία μέλλοντα δημιουργεϊν.
1. Victorinus, §§ 44-49·
2. § 45 = Adv. Ar., I, 52, 20; § 47 = I, 52, 26-30.
3- § 45 = L 52, 23 ; § 47 = L 52, 28.
4· §5°.
5· § 53 — L 57> 12. Cf. ρ. 2ο8. Cette doctrine se retrouve en § 84 (cf. p. 442).
6. L’expression la plus caractéristique de ces notions de préexistence et d’auto­
génération se trouve en § 45 = Adv. Ar., I, 52, 20 : « Tandis que l’être paternel
demeure en repos, l’être de la vie, tout en gardant, par le fait même qu’il est, son
identité avec l’être paternel, est mû par sa propre puissance dans la dépendance
de la puissance paternelle. » Le Père est à la fois être pur et être de la vie, mais la
vie se manifeste à partir de cet « être de la vie », de cette position préexistante
qui reste toujours identique au Père.
7. Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, 4 : « A se semet movens »; § 47 = I, 52,
28. En § 48 = I, 42, 5, on a probablement un développement apparenté aux
§§ 45, 47, 49. En effet, on y trouve tout d’abord la définition de la vie comme
mouvement automoteur, puis une distinction entre l’être de la vie (= vita)
et sa définition (= motus), ce qui permet une distinction entre deux états de la
300 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
lui-même. Mouvement automoteur et mouvement sans fin sont tradi­
tionnellement liés depuis le Phèdre ■*■. La vie apparaît ainsi comme un
mouvement infini qui cherche à se communiquer sans cesse, à se répandre
au travers de toutes choses *12. La notion de mouvement infini entraînera
•donc celle d’altérité 3 et apportera avec elle un élément d’imperfection 4.
Prise en elle-même, la vie correspond à un désir illimité, éternellement
insatisfait5, que l’on pourra qualifier de féminin. Ce désir de vivifier
sera principe de descente : la vie se communiquera aux inférieurs dans
une descente qui ira jusqu’à la matière 67. Nos textes insistent peu sur les
modalités de cette descente : il faut probablement l’entendre au sens
d’une possibilité de participation; la vie se veut participable par les
-inférieurs ’. En tout cas, cet état féminin qui provoque la descente de la
vie n’est qu’une première phase dans l’autoconstitution du second Un.
Puisque la génération est autogénération, le second Un s’engendrera
lui-même en sortant de cet état féminin pour atteindre l’état de plénitude
que lui assurera sa conversion vers son origine : cet état sera masculin 8.
Mais si la vie se manifeste comme désir, faut-il supposer que la vie,
dans son état de préexistence, dans son être originel, était déjà volonté
et désir? Il faudrait alors supposer dans l’Un une volonté confondue
avec l’être. C’est ce que laisse entendre notre texte :
« Si donc la vie s’est mue elle-même et si le mouvement est volonté, ce
mouvement, cette volonté sont donc mouvement paternel, volonté paternelle,
parce que la vie est d’abord puissance paternelle 9. »
vie, l’état dans lequel la définition reste confondue avec l’être (§ 48 = Adv.
Ar., I, 42, 14 : « Iuxta quod vita est et motus est. ») et l’état dans lequel la défi­
nition, c’est-à-dire le mouvement prédomine (§48 = I, 42, 15 : « Iuxta quod
motus est et vita est. »)
1. Phèdre, 245 c-e : άεικίνητον (on sait que le papyrus 1016 d’Oxyrhynchus
porte la leçon : αυτοκίνητου)... οΰποτε λήγει κινούμενου, αλλά καί τοις άλλοις οσα
κινείται τοϋτο πηγή καί αρχή κινήσεως... οϋτω δή κινήσεως.μέν άρχή τά αύτδ αύτδ κι­
νούν. Toutes ces déterminations se rapportent, chez Platon, à l’âme, mais, dans la
perspective néoplatonicienne, les qualités de l’âme révèlent les qualités de la vie
en soi, cf. Victorinus, § 48 = Adv. Ar., I, 42, 6 : « Et idcirco definitio animae
et vitae ista est : quod a se movetur. »
2. Victorinus, § 43 = I, 51, 12-14.
3· § 43 = I, 51, 2 ■ « Effectrix aliorum. » Cette notion d’altérité est déjà dans le
τοϊς άλλοις de Phèdre, 245 c.
4. L’infinité (§ 43 = I, 51, 2 : « Motio infinita », § 51 = I, 56, 32 : « Non fit
infinita. ») de la vie est imperfection, alors que l’infinité de Dieu est perfection
transcendante (§ 19 = Ad Cand., 13, 9). Mais on ne trouve pas trace chez Victo­
rinus de spéculations concernant les rapports entre les deux infinis.
5· § 43 = Adv. Ar., I, 51, 12 : « Nusquam requiescens. » C’est le οΰποτε λήγει
de Phèdre, 245 c (cf. n. 1), mais pris en un sens péjoratif.
6. Victorinus, § 43 = I, 51, 27 : « Descensio enim vita »; § 51 = I, 56, 36-38;
§ 52 = III, 3, 18-26. Le thème se retrouvera dans le groupe III, § 66 = IV,
n, 8-20, cf. p. 399.
7. § 44 = I, 52, 13-17, les étants reçoivent l’être dans la mesure où ils reçoivent
la vie. Le caractère participable de la vie a d’ailleurs pour conséquence de suppo­
ser un sujet récepteur, c’est-à-dire la matière (lignes 15-17).
8. § 43 = I. 51, 26 : « Vir effecta est. »
9. § 47 = I, 52, 28-30.
VOLONTÉ ET PUISSANCE 301

Mais c’est surtout dans le groupe I que nous trouvons exprimée expli­
citement cette doctrine; les deux phrases suivantes reproduisent proba­
blement une même source :
« Étant lui-même l’Un et Seul, « Il n’a pas été et voulu être celui-
bien qu’il ait voulu être les Plusieurs, là seulement qui est l’Un et Seul,
il n’a pourtant pas voulu que ce soit mais il a été et voulu être aussi le
cet Un qu’il est lui-même, mais que Tout, c’est-à-dire ces Plusieurs et ce
ce soit l’Un-Être qui soit les Plu­ Tout que l’être est en puissance. 1

sieurs x. »

Dans le groupe I, ces affirmations ne servaient qu’à faire comprendre la


nécessité de la génération d’une seconde hypostase. Mais elles prennent
tout leur sens dans le nœud de notions que nous venons de rencontrer
et dans la problématique du Parménide à laquelle elles se réfèrent et qui
est propre à notre groupe II. On reconnaît en effet ici l’opposition entre
le premier Un et le second Un, entre l’Un purement Un et l’Un qui est,
entre l’Un-Seul et l’Un-Tout3. Par « Tout » ou «Plusieurs » il faut entendre
Puni-multiplicité des. déterminations intelligibles. Ces expressions sont à
prendre plutôt dans le sens de la compréhension que de l’extension;
nous verrons même 4 que, dans le groupe III, « Tout » désigne la triade
être-vie-pensée, en tant qu’elle est le principe de tous, les étants. Et c’est
bien au fond le sens qu’il faut lui donner ici même. Le premier Un a
donc « été et voulu être aussi » le Tout. Cela veut dire qu’il était le Tout
en puissance ( c’est-à-dire la vie et la pensée confondues avec l’être)
et qu’il a voulu devenir ce Tout (c’est-à-dire cette vie et cette pensée) en
acte. Mais en même temps, il n’a pas voulu cesser d’être l’Un-Seul. Ce
ne sera donc pas l’Un-Seul qui sera l’Un-Tout, mais ce sera le second
Un, « l’Un qui est ». Voulant être Tout, l’Un-Seul voudra que ce soit
« l’Un qui est » qui soit l’Un-Tout. Il y a donc finalement changement de
sujet : c’est le second Un qui devient sujet d’être-Tbut et de vouloir être
le Tout. Comment, malgré ce changement de sujet, c’est finalement l’Un-
Seul qui « veut être Tout », c’est ce qu’il nous faut comprendre. La solu­
tion se trouve dans la notion d’être : le premier Un est le second Un.
Cela veut dire tout à la fois que le second Un est confondu originellement
avec l’être qu’est le premier Un et que le premier Un est l’être du second
Un ou encore l’être de la vie, c’est-à-dire qu’il est ce second Un ou cette
vie selon un état de pureté et d’indétermination transcendantes. On
pourra donc dire que l’être de Dieu donne l’être à toutes choses, « sans

1. § 17 = Ad Cand., 12, 5-7.


2. § 18 = Ad Cand., 22, 3-7; cf. p. 268, n. 6.
3. Ces deux notions se retrouvent dans < Porphyre >, In Parm., XII, 4 :έν. μόνον...
εν πάντα.
4· Cf. ρ. 42° sq.
302 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
rien donner de son être propre 1 ». En effet l’être de Dieu ne se commu­
nique pas dans la mesure même où il est propre au premier Un et où
il correspond à un état d’indétermination et de pureté transcendantes.
Mais il se communique dans la mesure où il est « être de la vie » ou
« être de la pensée 2 » : de ce point de vue l’être de Dieu veut être Tout,
c’est-à-dire que le Tout qui en lui est en puissance veut s’actuer lui-même.
Nous atteignons ici un nouvel aspect de la notion de puissance. Nous
savons que la puissance s’identifie à l’être pur3, qu’elle constitue une
sorte de préexistence de la chose à elle-même 456; on peut dire que 1’ « être
de la vie », c’est la puissance de la vie. Mais nous découvrons maintenant
que cette puissance est principe d’autodétermination, d’autoactuation :
ce qui est puissance tend à s’actuer, veut s’actuer. « Toute puissance est
désir naturels. » C’est parce qu’il est puissance de Tout, que l’Un veut
être Tout. C’est parce qu’il est puissance de la vie, que l’être de la vie
veut se réaliser comme vie, c’est-à-dire se mouvoir, puisque c’est là sa
définition *. La puissance, désir naturel, est principe d’un mouvement
naturel, c’est-à-dire qui n’implique aucune passivité. Ce mouvement
est intérieur à la substance, parce qu’il fait passer la réalité de l’état de
préexistence ou de puissance à l’état de substance achevée ou d’acte :
« La vie a voulu se mouvoir elle-même parce qu’en elle s’est éveillé, sans
provoquer de passion, un mouvement naturel, qui s’accomplit dans la
substance pour atteindre ce qu’est la vie. Car un désir naturel n’est pas une
passion7. »
Le terme du mouvement, c’est donc la substance totalement déter­
minée : la vie réalisant sa définition, par opposition à l’être pur de la vie,
à la puissance indéterminée de la vie 8. Ce mouvement naturel, étant
issu d’un désir naturel, est totalement actif et ne provoque ni change­
ment ni passion 9.
Ce passage de l’indétermination à la détermination, de la puissance à

1. Victorinus, § 45 = Adv. Ar., I, 52, 17-22 : d’une part, l’être de Dieu est
« puissance qui a le pouvoir de donner l’être à toutes choses », par l’intermédiaire
de l’être de la vie et sans rien donner de son être propre, d’autre part, l’être de
la vie est identique à l’être de Dieu, en son état originel.
2. Cf. p. 286.
3. Cf. p. 228 et p. 284.
4. Cf. p. 270.
5. Victorinus, § 45 = Adv. Ar., I, 52, 23.
6. § 45 = I, 52, 23 et § 48 = I, 42, 5.
7. § 45 = I, 52, 23-25. Ma traduction dans Sources chrétiennes, p. 352, est
erronée; in id quod est signifie littéralement vers ce qui est ou vers ce qu’elle est,
c’est-à-dire, vers la détermination essentielle.
8. On reconnaît là le passage de l’être pur à l’être déterminé, de l’existence
à la substance, qui a été décrit plus haut, p. 268 sq.
9. C’est la notion stoïcienne de « tendance naturelle » transposée dans le
domaine métaphysique. Pour les stoïciens, le désir conforme à la nature n’est
pas une passion (Diogène Laerce, VII, 110 et VII, 85). Cf. plus haut, la trans­
position métaphysique de la notion d’oizsioiatç, p. 288 sq.
VOLONTÉ ET PUISSANCE 303
l’acte, de l’existence à la substance, est en même temps passage de l’incoor­
dination à la relativité *. Dans le premier Un, la volonté n’est autre que la
puissance même, comme exigence d’être, en un état absolu, sans objet
déterminé : elle est réduite à son être de volonté. Mais cette exigence même
veut se réaliser : la volonté se veut, se prend pour objet, et c’est ainsi, en
devenant relative à elle-même, qu’elle s’engendre elle-même : « Si la
volonté ne s’engendrait pas elle-même, elle ne serait pas volonté 12. »
Cette volonté relative à elle-même c’est la vie, parce que précisément la
vie est désir, désir qui porte indissolublement sur elle-même et sur le
Tout qu’elle manifeste en acte. Ainsi les notions de puissance, de volonté,
de vie et d’être sont intimement liées 3.
En tout cela l’opposition entre puissance et acte est fondamentale.
Puissance et acte sont deux modes d’existence d’une seule et même réalité,
et ces deux modes sont simultanés. Le second Un ou l’Un-Tout est à la fois
en puissance et en acte. En puissance, il préexiste à lui-même dans le
premier Un. En acte, il est lui-même, dans sa détermination propre.
Chacun de ces états n’abolit pas l’autre 4, mais la puissance fonde l’acte
et l’acte manifeste la puissance :
« La puissance possède déjà — et au plus haut degré — l’être qui sera le
sien lorsqu’elle sera en acte; à la vérité, elle ne le possède pas, elle l’est; car
la puissance, par laquelle l’acte s’actue, est toutes choses, impassiblement5
et véritablement sous tous les modes; elle n’a pas besoin elle-même d’être pour

1. Cf. p. 140 et p. 286.


2. Victorinus, § 46 = Adv. Ar., I, 32, 5.
3. Remarquer l’identification caractéristique en § 49 = I, 52, 32 : « Mais
puisque le mouvement va d’un point à un autre, c’est en quelque sorte de l’inté­
rieur à l’extérieur que se meut ce qui est la puissance, la nature, la volonté de la
vie, et cela, c’est surtout son existence. » La notion de puissance comporte donc
une ambiguïté fondamentale. Nous avons vu que potentia signifiait parfois ίδιότης
(p. 294, n. 3), c’est-à-dire la détermination propre. Mais potentia signifie égale­
ment l’opposé : l’indétermination originelle (cf. p. 228). Dans la phrase du
§ 49, que nous venons de citer, il est très difficile de préciser le sens exact, puis­
qu’il s’agit précisément d’un passage de l’indétermination à la détermination;
il y a une sorte d’identité dynamique entre les deux sens du mot. Dans une for­
mule comme § 44 = Adv. Ar., I, 52, 3 : « Deus potentia est istarum trium poten­
tiarum », il y a probablement juxtaposition des deux sens ; on pourrait traduire :
« Dieu est l’être pur, la puissance préexistante, le principe de ces trois déter­
minations. » De même, en § 47 = I, 52, 26 : « Secundum hoc igitur quod est esse
dei, in quo potentia exsistentia est, substantialitas patrica, secundum potentiam,
secundum istud esse ipsum, et vita est », le premier potentia désigne probable­
ment Γίδιότης et le second, l’être pur. On peut traduire : « En considérant l’être
de Dieu, dans lequel il n’y a pas d’autre qualité propre que l’existence (c’est-
à-dire que l’être pur), la substantialité paternelle est vie, elle aussi, selon la puis­
sance, selon l’être même (c’est-à-dire qu’elle est vie sous un mode transcendant). »
Pour le sens général, cette phrase veut exprimer l’identité entre l’être de Dieu
et l’être de la vie, cf. p. 299, n. 7.
4. C’est d’ailleurs ce qui permet à l’Un-Seul d’être l’Un-Tout tout en restant
lui-même : l’actuation du Tout qui est en lui n’abolit pas son état de puissance.
5. Cf. p. 288, n. 2.
304 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
que soient toutes choses; en effet la puissance, par laquelle l’acte qui naît
d’elle a le pouvoir de s’actuer, est en elle-même en acte x. »
Si la génération est extériorisation d’une réalité cachée, actuation d’une
puissance préexistante, elle est manifestation. La génération du second
Un est le mouvement par lequel le Tout contenu dans l’Un se manifeste,
devient déterminé et intelligible :
« La vie est apparue au-dehors... afin d’assurer la réalisation et la manifes­
tation de tous les universels — que le Père est en puissance — en sorte que
la préintelligence (c’est-à-dire le Père) se manifestât grâce à la notion que l’on
peut se faire des véritablement étants (c’est-à-dire du monde intelligible) 1
2. »
Avec l’apparition de la vie, le Tout se déploie en un monde intelligible :
tous les universels, c’est-à-dire toutes les réalités intelligibles, apparais­
sent. Puisque le Tout était en puissance dans l’Un, la manifestation du
Tout révèle l’Un lui-même, la connaissance des intelligibles peut être
connaissance de leur principe. Cette notion de manifestation domine
tout le groupe II. Le second Un qui contient tout le monde intelligible
manifeste le Père en révélant ce qui était caché dans la préintelligence
paternelle. Son mouvement sphérique déploie la totalité du divin3.
Quant à l’âme, elle manifeste dans le monde sensible la structure trini-
taire du monde intelligible 4.
Le présent développement suppose donc un groupe de notions forte­
ment structuré : toutes ces notions s’appellent les unes les autres; si la
génération est extériorisation, elle suppose une préexistence; si elle est
extériorisation d’une réalité préexistante, elle est autogénération; si elle
est autogénération, elle est mouvement automoteur; si elle est mouve­
ment automoteur, elle est vie; si elle est vie, elle est désir de vivifier et
désir de se mouvoir; si, étant extériorisée, elle est désir, elle suppose
une volonté préexistante, et cette volonté préexistante apparaît comme la
puissance dont la vie sera l’actuation; cette actuation est manifestation
de ce qui est caché dans l’état de puissance.
Tout ce groupe de notions se rapporte à la génération de la vie, c’est-à-
dire au processus par lequel la vie passe de son état de préexistence dans
le Père à son état d’actuation et de manifestation. On a, si l’on veut, le
schéma5 suivant :
Premier Un ou Père = être (vie ou volonté)
Second Un = (être) vie ou volonté

1. Victorinus, § 42 = Adv. Ar., I, 50, 27-32.


2. § 43 = I, 51, 15-19. Le sens exige de lire constitutionem... apparentiam
(ms. : constitutione... apparentia). Cette faute est due probablement à la dispa­
rition du signe d’allongement sur la voyelle finale, elle est très fréquente dans le
livre I b (cf. 49, 22; 50, 27; 5L 29; 52, 13; 52, 23; 53, 17; 54, 15; 55, 17; 58, 21;
58, 24; 61, 21).
3. § 57 = Adv. Ar., I, 61, 2-3.
4. § 60 = I, 64, 1-7.
5. Cf. p. 277.
LA THÉOGONIE NÉOPLATONICIENNE 305
Évidemment un tel groupe de notions n’est pas plotinien. En premier
lieu, Plotin aurait refusé toute préexistence d’une réalité quelconque au
sein de l’Un 1 et il aurait également refusé de considérer la génération
du second Un comme une extériorisation. S’il y a en quelque sorte chez
Plotin une autogénération de l’intelligence 2, c’est simplement parce que
l’Un reste immobile lorsque procède la seconde hypostase3, mais ce
n’est pas parce que celle-ci préexisterait sous une forme quelconque
dans l’Un. De même si l’Un a une volonté, c’est uniquement une volonté
d’être lui-même 4, ce n’est surtout pas une volonté d’être le Tout ou une
volonté du Tout qui préexisterait dans l’Un. Enfin si Plotin admet bien,
au plan intelligible, un passage de l’involution à l’évolution, un déploie­
ment qui fait passer les réalités d’un état de concentration à un état de
distinction, ce processus n’apparaît jamais comme une génération 5.
Au contraire, tout notre groupe de notions se retrouve dans la théologie,
mieux encore, dans la théogonie du néoplatonisme postérieur, qui trouve
sa forme la plus parfaite chezProclus. Nous savons déjà6 que cette théo­
gonie est dominée par le schème triadique : Père-Puissance-Intellect,
emprunté aux Oracles chaldaïques. Or ce schème est utilisé par Proclus
pour rendre compte de l’origine même de cette théogonie et c’est à cette
occasion que nous retrouvons tout le groupe de notions que nous venons
d’étudier. En effet le principe de la procession de toutes les réalités
divines, intelligibles ou intellectuelles, c’est le second Un, l’Un-Étant.
Proclus conçoit cet Un-Étant lui-même comme une triade du type Père-
Puissance-Intellect : le premier terme en est l’Un, le second, la Puissance,
le troisième l’Étant, la Puissance étant ainsi le rapport entre l’Un et l’Étant,
l’intermédiaire par lequel se réalise l’essentialisation ou la substantiali-
sation de l’Un7. Le premier terme ne désigne pas le premier Un, mais
ce que nous pourrions appeler : l’Un de l’Un-Étant, c’est-à-dire, selon
une considération imaginée par Platon dans le Parménide et reprise, nous
l’avons vu 8, par Porphyre, dans son commentaire, l’Un pris en lui-même

1. Plotin insiste toujours sur le fait que l’Un donne ce qu’il n’a pas (Enn., V,
3 1491 *5, 1-7; VI, 7 [38] 17, 3-4).
2. Plotin n’emploie d’ailleurs jamais le terme αύτόγονος. Cette autogénération
consiste surtout dans la conversion de l’intelligence, encore indéfinie, vers l’Un
(VI, 7 [38] i7> 12 sq.).
3. Enn., V, 3 [49] 12, 33-34·
4. Enn., VI, 8 [39] 13, 7 et 21, 12-19.
5. Enn., VI, 6 [34] 9, 29-3ι­
ό. Cf. p. 262 sq.
7. Proclus, Plat. Theol., III, 21, p. 163, 36, Portus (cité par V. Cousin, Procli
opera inedita, p. 1246) : μετά τοϋτο (sc. τδ πρώτιστον έν)... ένάς έστι, μετεχομένη
μέν ύπδ τοϋ δντος... αύτή δέ ύπερούσιος ϋπαρξις καί της πρώτιστης νοητής τριάδος
(cf. ρ. 258, η. 8 : ένάς έστι μεθεκτη). Δύο δή τούτων δντων έν τή πρώτη τριάδι, τοϋ
ένός καί τοϋ δντος, καί τοϋ μέν γεννώντας, τοϋ δέ γεννωμένου... δει δή καί τήν μέσην
άμφοιν ύπάρχειν δύναμιν δι’ής καί μεθ’ ής τδ έν υποστατικόν έστι καί τελειωτικόν τοϋ
δντος... Τριάς ούν έστιν αΰτη τών νοητών άκρότης, τδ έν, ή δύναμις, τδ δν.
8. Cf. ρ. 257-
306 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
et à part dans le tout : l’Un-Étant. Alors que Porphyre tendait à confondre
cet 'Un de l’Un-Étant’ avec le premier Un, Proclus les distingue soi­
gneusement 1 et il peut ainsi appliquer à cet Un de l’Un-Étant les attributs
du « Père » des Oracles que Porphyre n’hésitait pas à rapporter au premier
Un 2. Cet Un, premier moment de la triade Un-Puissance-Étant, contient
donc en lui la Puissance et l’Étant. La Puissance, en se manifestant elle-
même 3, s’engendre elle-même en une seconde triade et l’Étant, pleine­
ment manifesté, achève, en se posant lui-même, la constitution de l’Un-
Étant :
Un (Puissance) (Étant)
(Un) Puissance (Étant)
(Un) (Puissance) Etant
L’automanifestation de la Puissance à partir de l’Un est donc le prin­
cipe de la génération de tout le monde intelligible. Nous retrouvons ainsi,
appliqué au rapport entre l’Un de l’Un-Étant et la Puissance, tout le
groupe de notions que nos textes appliquaient au rapport entre le premier
Un et le second Un. L’Un ou Père représente le moment de la concentra­
tion, de l’union, dans lequel préexistent, sous un mode caché, non
déployé, séminal, toutes les déterminations ultérieures4. La Puissance,
originellement confondue avec le Père, représente, lorsqu’elle se manifeste
elle-même, le moment de la manifestation 5, de la distinction 6, de l’alté-
i. Cf. p. 257, n. 7 et Proclus, In Parm,., p. 760, 13-15, Cousin : μετά τδ μόνον
έν, είναι τδ κρυφίως έν, έν ω παν έστι παν.
2. Cf. ρ. 258, η. 8.
3· Proclus, Plat. Theol., ρ. 164, 54, Portus (cf. Cousin, p. 1247) : μετάδέ ταύ-
την (sc. πρώτην τριάδα), έφεξής ή δεύτερα την πρόοδον έλαχεν, ήν κατά τήν ολότητα
τήν νοητήν... χαρακτηρίζει... Έν ταύτη δέ τά μέρη καί τδ δλον, τής δννάμεως έαυτήν
έκφαινούσης... Μέρη δέ αύτης τδ έν καί τδ δν άκρα λέγω" μέση δέ ή δύναμις... διά μέν
4. Κρύφιος et κρυφίως souvent employés par Proclus pour désigner l’état
d’occultation du Tout dans l’unité (Plat. Theol., p. 165, 2, Portus; In Parm.,
p. 760, 14; In Tim., t. I, p. 430, 6; t. III, p. 100, 4, Diehl), sont des termes qui
proviennent probablement des Hymnes orphiques (cf. H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 78, n. 45 ; Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 11, n. 2). L’œuf orphique
est d’ailleurs le symbole de cette préexistence du tout dans l’Un, In Tim., t. I,
p. 430, 5, Diehl : ώς γάρ τό ώδν τήν σπερματικήν αιτίαν τού ζφου προείληφεν, ούτως ό κρύ­
φιος διάκοσμος ένοειδώς περιέχει παν τό νοητόν (cf. t. I, ρ. 427, 25, Diehl). Le Père
est συνεκτικός (cf. p. 259), notion qui vient peut-être des Oracles, cf.
H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 129, n. 240 (= Kroll, De or. chald., p. 42), citant
Proclus, Plat. Theol., IV, 16, p. 212, 46 : (ό πρώτος συνοχεύς) πάντα... συνέχων τη
έαυτοΰ μιόί της ύπάρξεως άκρότητι κατά τδ λόγιον « αύτδς πας έξω υπάρχει». Â
tous les degrés de la réalité, se reflète ce premier moment, on peut donc dire
par exemple, Plat. Theol., V, 12, p. 268, 34 : ώδινε μέν ό πρώτος (πατήρ) τήν τών
δλων άπογέννησιν, à propos de Kronos.
5. La puissance se manifeste elle-même, cf. n. 3 (έκφαινούσης) et mani­
feste ce qui est caché dans l’Un, cf. n. 3 (êv δν άποφαίνει τό έν), cf.
Proclus, Plat. Theol., V, 12, p. 268, 35 (suite du texte cité note précédente) :
προύφαινε δέ ή γόνιμος τών νοερών διακόσμων ζωογονία.
6. Proclus, Plat. Theol., III, 21, ρ. ι66, 26 (V. Cousin, ρ. 1248, ζ) : δυαδικήν
διάκρισιν et ρ. 167, 21 (V. Cousin, ρ. 1248, 24) : τήν της δυνάμεως διακριτικήν αιτίαν...
ή δύναμις διακρίνουσα.
LA THÉOGONIE NÉOPLATONICIENNE 307
2, de la volonté 3, de l’autogénération 4. Elle est ainsi
rite x, de la féminité 1
le point de départ du mouvement de descente de la vie vers les inférieurs,
à travers toutes choses 5. On peut dire que cet Un peut et veut être
Tout : il sera Tout lorsqu’il sera devenu l’Étant6, par l’intermédiaire de
la Puissance 7 qui est en quelque sorte l’effusion de l’Un : « Elle s’écoule
vers l’infini, ne pouvant s’arrêter nulle part, par son amour de la nature
infinie », dira Damascius 8.

1. Plat. Theol., IV, 31, p. 229, 5 (V. Cousin, p. 1249, 37) : au plan inférieur
de l’intelligible et intellectuel, la triade devient τό έν, ή έτερότης, τό όν.
2. Principe général, Proclus, In Crat., p. 85, 2, Pasquali : προόδου γάρ καί δια-
κρίσεως αίτιον τό θήλυ, ένώσεως δέ καί μονής σταθερας τό άρρεν. In Tim., 1.1, ρ. 220,
4 : πάντα τά πληρώματα τών θείων διακόσμων ή τοϋ άρρενος καί θήλεος διαίρεσις έν
έαυτή συνείληφε- τό μέν γάρ μονίμου δυνάμεως αίτιον καί ταυτότητος καί τοϋ δντος
χορηγόν καί τής έπιστροφής τοϊς πάσι τήν πρωτίστην άρχην άναδησάμενον έν τφ
άρρενι συνείληπται, τό δέ προόδους παντοίας καί διακρίσεως καί ζωής μέτρα καί γονί­
μους δυνάμεις άφ’ έαυτοΰ προϊέμενον έν τφ θήλει περιέχεται. Plat. Theol., V, 37»
ρ. 327, 3θ (V. Cousin, ρ. 1254, 2ΐ) : έκεϊ γάρ ή πρώτη έτερότης καί τό θήλυ τών θεών
καί ή πατρική δύναμις. ίη Tim., t. I, ρ. 3&9, 24 ’· άγαθότης μέν γάρ έστι πατρική...,
δύναμις δέ μήτηρ... νοΰς δέ τρίτον cité par W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 12.
3. Assimilation βούλησις - δύναμις,Proclus,In Tim., 1.1, p. 372,8 et 412, 5,Diehl.
4. Proclus, In Tim., t. I, p. 372, 8 : τό γάρ αύτόγονον καί πάντων περιληπτικόν
καί μετρητικόν τής βουλήσεώς έστι.
5· Principe général, Proclus, Plat. Theol., III, 20, p. 166, 48 (V. Cousin,
p. 1248, 8) : αιτία δέ τής προόδου ταύτης ή δύναμις. Le moment de la puissance
est principe de vivification au-dessous du niveau des « intelligibles et intellec­
tuels », In Tim., 1.1, p. 98, 7, et cette descente de la vie est décrite mythiquement
par les descentes d’Isis, d’Athéna (In Tim., t. I, p. 170, 23) ou de Déméter (In
Crat., p. 91, 11). Cette descente a lieu μέχρι τών έσχάτων (In Tim., t. I, p. 170,
24; Plat. Theol., N, 12, p. 268, 40), cf. Augustin, De Trin., III, 8, 15 : « Ab intelli-
gibili et incommutabili vita quae super omnia est, exsistit et pervenit usque
ad extrema atque terrena. » Remarquer Damascius, Dub. et Sol., § 148, t. II,
p. 29, 14 : ώς δέ δρεξιν προβαλλομένη γεννήσεως (cf. ρ. 3°°) κ“1 πρός τοΰτο
κεκινημένη (sc. όλότης = δύναμις), ζωή.
6. Damascius, Dub. et Sol., § 121, 1.1, p. 312, 31 : la puissance est une sorte
de distension de l’Un qui veut être Tout, πλήθος τοϋ ένός έκείνου καί οϊον διάστασις
αύτοΰ πάντα βουληθέντος είναι πρό πάντων. § 117, 1.1, ρ. 302, 14 : τά πάντα ένέργεια
παντοΰχός έστι τοϋ ένός (le Tout est l’acte de l’Un qui peut tout).
7. Damascius, Dub. et Sol., § 121, t. I, p. 313, 7 : μόνη χύσις καί άπειρία τοϋ
ένός είναι βουλομένη. On remarquera une importante différence de vocabulaire
entre les textes utilisés par Victorinus et la systématisation que nous trouvons
chez Proclus et chez Damascius. Chez Victorinus, la puissance est le premier
moment, l’acte, le second et le troisième moment, parce qu’il est double, vie et
pensée (cf. Hymn., III, 80 : potentia, actio, agnitio). Chez Proclus et chez Damas­
cius, on trouve, au contraire, une triade substance-puissance-acte, dans laquelle
la puissance représente le second moment, probablement sous l’influence de la
triade Père-Puissance-Intellect. Puissance et acte sont donc respectivement
les deuxième et troisième moments de la triade. Tout ce que Proclus et Damascius
disent de la puissance se rapporte chez Victorinus à la volonté et à la vie. Il reste,
comme le remarque W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 15, n. 1, que Victo­
rinus est un témoin important en faveur de l’ancienneté de la doctrine qui lie
acte et manifestation. Chez Proclus et Damascius, l’acte, troisième moment, est
également le moment de l’achèvement de la manifestation amorcée par la puis­
sance, cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 100, 5 : τό δέ έκφήναν έαυτό δί ένεργείας.
8. Damascius, Dub. et Sol., § 60, t. I, p. 128, 4 : οϊον χυθεϊσα έπ’ άπειρον,
καί ούδαμοΰ στήναι δυνηθεισα, μάλλον δέ ούκ άνασχομένη πόθφ τής άπειρου φύσεως,
cf. ρ. 3°ο, η. 4-5·
308 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
Nous reconnaissons ainsi tout notre groupe de notions : la volonté et
la vie, principes de génération, s’engendrent elles-mêmes, en passant
de leur état de préexistence et de concentration dans l’Un, à leur état
d’automanifestation. Seulement l’Un, dont il est ici question, n’est plus
le premier Un, mais seulement le premier moment du second Un.
Tous les degrés de la réalité reflètent ce mouvement d’autoposition
par lequel se constitue le premier Étant : toute réalité se présente sous
trois modes : elle préexiste d’abord sous un mode séminal dans sa cause,
elle subsiste pleinement développée en elle-même, enfin, elle est reflétée
par ses inférieurs selon la participation qu’ils reçoivent d’elle x. Notons
enfin, que, dans les textes de Victorinus, nous trouvons déjà ébauchée la
distinction que Proclus établira entre l’imparticipé, le participé et le
participant 12 : l’être de Dieu est imparticipable puisqu’il ne se commu­
nique pas, l’être de la vie, qui pourtant est originellement confondu avec
l’être de Dieu, est lui-même participé, puisqu’il se répand dans les infé­
rieurs, enfin l’être des étants est participant34.
Dans l’histoire de cette tradition doctrinale, le témoignage de Damas­
cius est important. On y retrouve en effet l’idée d’un passage de l’être
pur à la substance déterminée, que nous avions rencontrée chez Victo­
rinus :
« La procession des réalités secondes à partir des réalités premières n’est-elle
donc pas une génération (γέννησις), mais seulement une manifestation et une
distinction de choses qui, en haut, sont cachées et concentrées (άλλ’ εκφανσις
μόνον καί διάκρισις, ώς φαμεν, τών άνω κεκρυμμένων καί συνηρημένων) ? Oui, à
condition de donner le nom de distinction à ce qui place chaque chose en
l’existence qui lui est propre : cette existence propre n’était pas encore sa
propriété, car cette réalité, demeurant dans l’état de concentration originelle,
ne s’était pas encore distinguée jusqu’à atteindre sa propriété. Elle était
encore l’existence d’une autre chose, d’une chose qui existait en elle-même
d’une manière plénière; ainsi c’est la même chose de dire que les choses
secondes se distinguent ou qu’elles sont engendrées, à partir des choses pre­
mières i. »
La véritable existence est donc préexistence dans un autre 5, mais la
substance propre 6, la détermination, se réalise, lorsque la chose, sortant

1. Proclus, Elem. Theol., prop. 65.


2. Proclus, Elem. Theol., prop. 23.
3. Cf. p. 302, n. 1.
4. Damascius, Dub. et Sol., § 96, t. I, p. 244, 15. Cf. plus haut, p. 299, n. 6.
5. Damascius, ibid., § 96, t. I, p. 240, 13 (cf. plus haut, p. 269, n. 1). Damas­
cius est donc amené ainsi à corriger le vocabulaire de Proclus, ibid., § 96, t. I,
p. 246, 7-12 : il est vrai qu’il faut dire que chaque chose est triple et que par
exemple Athéna est en Zeus selon la cause, en elle-même, selon l’existence, en
Koré, selon la participation, mais il ne faut pas oublier que, dans ces trois états,
chaque chose est « existence » (en Zeus, Athéna est l’existence même de Zeus)
mais que ces existences sont différentes : il y a l’existence de Zeus, celle d’Athéna,
celle de Koré.
6. Cf. p. 268.
LA THÉOGONIE NÉOPLATONICIENNE 309

de cet état de préexistence, pose sa propriété à partir d’un mode d’être


transcendant :
« Athéna, en Zeus, est l’existence même de Zeus, mais, lorsqu’elle jaillit
hors de sa tête, elle est Athéna elle-même 4. »
Une telle doctrine posait à la théologie païenne des problèmes tout à
fait analogues à ceux que posait la doctrine chrétienne de la consubstan­
tialité. De même que nous avons vu Victorinus se demander si l’Esprit,
le Noûs, le Logos, la Sagesse, la Substance, étaient identiques ou diffé­
rents, c’est-à-dire exactement si ces termes gardaient le même sens
appliqués au Père ou au Fils, dans l’état de préexistence ou de manifes­
tation 2, de la même manière, nous voyons Damascius se demander si
Athéna, procédant de Zeus, est « athénique » ou « jupitérienne ». Ne
faut-il pas distinguer entre la procession homogène, par laquelle Athéna
procède de l’Athéna préexistante, et la procession anhomogène, par
laquelle Athéna procède de Zeus3? La solution finale proposée par
Damascius est d’ailleurs analogue à celle que donne Victorinus : elle
consiste à distinguer entre deux états, un état d’identité dans lequel les
réalités sont identiques à leurs producteurs et un état d’altérité dans lequel
elles s’en distinguent4.
Cette doctrine théologique, pleinement développée chez Proclus et
chez Damascius, existe déjà chez Syrianus 5, qui insiste beaucoup sur
l’autogénération, et chez Julien6. Le témoignage de Victorinus nous
permet de remonter, au-delà de Jamblique, source probable de Julien
et de Syrianus, jusqu’à Porphyre lui-même et à sa méthode d’interpré­
tation des Oracles. Nous avons déjà vu que la structure interne de la
triade « chaldaïque » est identique chez Porphyre et chez les néoplato­
niciens postérieurs : le premier terme est Un, existence ou Père, le second,
Puissance ou vie, le troisième est Intellect7. Il semble bien que dans le

1. Damascius, Dub. et Sol., § 97,1.1, p. 246, 4-6 : ή μέν έν Διί’ Αθήνα_δπαρξις


τοϋ Διός, ή δέ άναθοροΰσα άπδ της αύτοΰ άκρότητος αυτή δήπου ή Άθηνα.
2. Cf. ρ. 247·
3. Damascius, Dub. et Sol., § 90, t. I, p. 223, 21 sq.
4. Damascius, ibid., § 96,1.1, p. 242, 25 et § 98,1.1, p. 250, 10-13 : toute plu­
ralité externe, qui est à l’état de distinction dans les choses engendrées, sort d’une
pluralité interne qui est à l’état concentré dans les choses engendrantes. Victo­
rinus, § 50.
5. Syrianus, In Metaphys., p. 187, 6, Kroll : τά δέ θεία παντα, μενουσών άεί
τών άρχών <έν> οίκείοις ήθεσι, πρόεισιν αύτογόνως διά τε την της γονίμου δυνάμεως
τών πρωτουργών αιτίων περιουσίαν καί διά την έαυτών αύτοφανή καί αύτόγονον
ιδιότητα.
6. Julien, Orat, ad Solem, IV, 139 b : έν παντελώς τδ νοητδν άεί προόπαρχον,
ταΰτα (mss., τά Hertlein) δέ πάντα όμοΰ συνειληφδς έν τφ ένί. On remarquera
surtout le texte, déjà cité, p. 243, n. 5, Orat, ad Solem, IV,_ 143 b : είσί γάρ τοι
θεοί συγγενείς Ήλίφ καί συμφυείς, τήν άχραντον ουσίαν τοϋ θεοΰ κορυφούμενοι,
πληθυνόμενοι μέν έν τφ κόσμφ, περί αύτδν δέ ένοειδώς δντες.
7· Cf. ρ. 27ΐ.
310 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

traité Sur le retour de l’âme Porphyre ait identifié Puissance, vie 1 et


volonté 2. D’autre part, le fait même de concevoir cette triade comme
une ennéade 3, c’est-à-dire d’affirmer que les trois sont dans les trois,
avait pour conséquence de supposer que, dans le premier terme de la
triade, les deux autres préexistaient déjà. Chaque terme, en se manifes­
tant, c’est-à-dire en faisant prédominer sa propriété sur les autres, était
la triade selon son mode propre. Mais le premier terme était nécessai­
rement les deux autres sous un mode premier, donc transcendant4.
Ainsi le groupe de notions que nous venons d’étudier et qui, nous
l’avons vu, gravite autour des notions de préexistence et de manifesta­
tion, est intimement lié au groupe de notions qui servait à définir le
rapport entre les genres suprêmes et qui se ramenait essentiellement à
l’implication réciproque et à la prédominance56 . Ajoutons que l’idée
d’une préexistence de la Puissance ou de la Volonté dans le Père pouvait
s’autoriser du texte des Oracles eux-mêmes qui présentaient la Puis­
sance comme le sein qui contient toutes choses ®.
Dans les œuvres de Porphyre qui nous ont été conservées, on retrouve
certains éléments de la structure conceptuelle qui vient d’être décrite.
Certaines notations du commentaire Sur le Parménide laissent supposer
une préexistence du second Un dans le premier Un. Tout d’abord le
second Un est défini comme étant à la fois identique et différent du
premier Un 7. Surtout certains aspects du second Un, pris eux-mêmes
sous un mode absolu et transcendant, viennent coïncider avec le premier
Un. C’est ainsi que le premier Un est décrit comme une connaissance
absolue8, ce qui revient à dire qu’en lui préexiste l’être de la connais­
sance. C’est ainsi également que l’Un, pris à part dans l’Un-Etant, est
décrit comme une Intelligence tellement simple qu’elle ne peut rentrer
en elle-même et tellement transcendante et absolue qu’elle s’identifie
au premier Un 9. Le second Un sera engendré, lorsque cette Intelli­
gence, sortant de son état de pure existence, devenant alors vie et infinie,
se mettra en relations avec elle-même, dans un rapport de sujet à objet10.

1. Cf. p. 266.
2. Augustin, De civ. dei, X, 28 : « Paternam mentem sive intellectum qui
patemae est conscius voluntatis. » Puisque le De regressu de Porphyre connaît
une triade Père, Puissance, Intellect, on peut identifier cette Volonté — dont
l’intellect a conscience — avec le second moment, celui de la Puissance.
3. Cf. p. 267.
4. Cf. p. 277 et p. 294.
5. Cf. p. 244-246.
6. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 82, n. 59, citant Damascius, Dub. et
Sol., § 190, t. Il, p. 67, 3 : πηγή τών πηγών... μήτρα συνέχουσα τά πάντα.
7· <Porphyhe>, In Parm., XI, 33'XII, 3·
8. In Parm., V, 19-VI, 12.
9. In Parm., XIII, 3S-XIV, 34, cf· Ρ· ΐ33·
io. In Parm., XIV, 10-29, cf. ρ. 133·
LA GÉNÉRATION DU SECOND UN CHEZ PORPHYRE 311
Dans son Histoire philosophique, Porphyre insiste fortement sur le
fait que la seconde hypostase s’engendre elle-même :
« De ce Bien, selon un mode inconcevable aux hommes, l’intelligence a été
engendrée, en sorte qu’elle subsiste tout entière et en elle-même; c’est en
elle que se trouvent les véritablement étants et toute la substance des étants...
Elle a procédé avant toute éternité en s’élançant hors du Dieu cause, car cet
Intellect est Fils et Père de lui-même. En effet la procession n’a pas eu lieu
parce que le Dieu-cause se serait mû pour engendrer, non, c’est l’intellect
lui-même qui s’est avancé en s’engendrant lui-même hors de Dieu, et ceci,
sans commencement temporel, car le temps n’était pas encore x. »
Ces données, tirées des écrits de Porphyre, confirment le témoignage
de Victorinus : la structure conceptuelle, appliquée par les néoplato­
niciens postérieurs, au niveau du second Un, était déjà utilisée par
Porphyre lui-même pour définir les rapports entre le premier Un — pour
lui, le Père ou l’être — et le second Un — pour lui, la vie et la pensée.
Cette structure conceptuelle provient peut-être de la tradition néo­
pythagoricienne. Nous avons déjà vu 12 comment la notion d’être premier,
contenant en lui le mouvement dans un état d’immobile préexistence,
était apparentée à certaines théories concernant la monade. La généra­
tion du mouvement à partir de cet être premier peut, de la même manière,
se concevoir sur le modèle de la génération du nombre à partir de la
monade. Damascius lui-même le fait remarquer :
« Toutes les choses produites sont le déploiement de la concentration qui
se trouve dans le producteur, de même que tout nombre est le déploiement
de la monade 3. »
La monade pythagoricienne contient, en puissance, ou sous un mode
séminal, la ligne, le nombre ou la sphère 4. Le nombre est donc le déploie­
ment de ce qui se trouve en puissance dans la monade5. Puissance,
préexistence, génération, extériorisation sont donc étroitement liées
ensemble. Cette forme de la doctrine pythagoricienne, telle qu’on peut
la trouver chez Modératus de Gadès ou Nicomaque de Gérasa, peut
s’expliquer par une influence stoïcienne. Dans cette tradition, en effet,
la monade, principe des nombres, est conçue sur le modèle d’une raison

1. Porphyre, Phil. Hist., XVIII, p. 14, 21, Nauck : άπό δέ τούτου τρόπον τινά
άνθρώποις άνεπινόητον νοϋν γενέσθαι τε δλον καί καθ’ έαυτόν ύφεστώτα έν ω δή τά
δντως δντα καί ή πάσα ούσία τών δντων... Προήλθε δέ προαιώνιος άπ’αίτίου τοϋ
θεοΰ ώρμημένος, αύτογέννητος ών καί αύτοπάτωρ (cf. ρ. 275» η· n)' θ'-* Υ“Ρ έκείνου
κινουμένου πρός γένεσιν τήν τούτου ή πρόοδος γέγονεν, άλλά τούτου παρελθόντος
αύτογόνως έκ θεοΰ, παρελθόντος δέ ούκ άπ* άρχής τινός χρονικής- οϋπω γάρ χρόνος ήν.
2. Cf. p. 287.
3· Damascius, Dub. et Sol., § 96,1.1, p. 240, 15 (cf. plus haut, p. 269, n. 1).
Cf. Proclus, Elem. Theol., prop. 21.
4. Jamblique, Theol. arithm., p. 1, 9, Festa : (μονάς) σπερματικώς γραμμή.
Nicomaque, Introd. arithm., Il, 17, 8, p. 111-112, Hoche.
5. Moderatus, dans Stobée, Ecl., t. I, p. 21, 8, Wachsmuth : (άριθμός)
προποδισμός πλήθους άπό μονάδος άρχόμενος καί άναποδισμός είς μονάδα καταλήγων.
312 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
séminale qui contient en elle, rassemblées dans l’unité, toutes les virtua­
lités qui viendront à s’actuerx. Modératus de Gadès l’appelle même
« raison unifiante », en voulant dire par là que la monade est le logos
qui unifie tous les logoi des étants en les contenant en lui-même 1 2. Une
telle conception autorise évidemment une identification entre génération
et manifestation. Modératus parle même d’une volonté de la monade,
c’est-à-dire du Logos unifiant :
« Le Logos unifiant, ayant voulu, comme dit quelque part Platon, constituer
à partir de lui-même la génération des étants, a, par privation, détaché de
lui-même la quantité, après l’avoir privée de tous les rapports et formes qui
lui sont propres à lui-même 3. »
Sans doute s’agit-il ici de l’origine de la matière et non de la généra­
tion du second Un. Mais il est quand même intéressant de constater
que Modératus admettait que le Logos unifiant eût en quelque sorte
en lui-même la volonté d’être Tout. Ajoutons que c’est précisément
par Porphyre4 que nous connaissons ce texte de Modératus.
C’est très probablement le néo-pythagorisme qui a fourni à Porphyre,
directement ou indirectement, l’exemple d’une transposition métaphy­
sique du stoïcisme et, plus précisément encore, qui lui a permis d’admet­
tre une préexistence du Tout au sein de l’Un, analogue à la préexistence
des déterminations biologiques au sein de la semence. Finalement cette
notion de raison séminale, puissance qui contient rassemblées en elle
les forces destinées à prendre forme, semble être le modèle qui domine
tout le groupe de notions que nous venons d’étudier.

VIII. — La conversion du second Un :


CONNAISSANCE ET RETOUR A L’ORIGINE

Jusqu’ici, dans l’exposé qui le concerne, à l’exception d’une courte


parenthèse 5, le second Un n’a été présenté que comme vie, comme
mouvement, sortant de son état de préexistence et se hâtant pour vivifier
toutes choses, comme principe féminin d’altérité et d’infinité. Dans la

1. Jamblique, In Nie. Arithm, p. io, 12, Pistelli : δταν μέν γάρ εκτασιν καί ενέργειαν
τών έν μονάδι σπερματικών λόγιαν είναι φή τον αριθμόν, τόν άπδ της οικείας άρχής
αΰτογόνιος καί αντοκινήτως προεληλυθότα καί τδν έν έαυτώ ίδρυμένον καί έν είδεσι
παντοίοις άφωρισμένον παραδίδωσιν.
2. Moderatus, dans Simplicius, In Phys., p. 231, 19, Diels : τοϋ ένιαίου λό­
γου... τοϋ πάντας τούς λόγους τών δντων έν έαυτώ περιειληφότος. Cf. ρ. 295> η. ι.
3· Moderatus, ibid., ρ. 231, 6, Diels : βουληθείς ό ενιαίος λόγος, ώς πού φησιν
ό Πλάτων (Tim., 30 α I ?), την γένεσιν άφ’ έαυτοΰ τών δντων συστησασθαι, κατά
στέρησιν αύτοϋ έχώρισε (Zeller, Festugière, έχώρησε mss.) τήν ποσότητα πάντων
αύτήν στερήσας τών αύτοϋ λόγων καί ειδών. J’utilise la traduction de A. J. Fes-
tugière, La Révélation d’Hermès, t. IV, p. 38.
4. Simplicius, In Phys., p. 231, 5, Diels.
5. Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, 22-27.
LE SECOND UN COMME PENSÉE 313
suite de l’exposé 1234, que nous allons maintenant étudier, le second Un
sera encore considéré comme vie : la vie sera encore le sujet, le centre
de perspective, mais, son mouvement se retournant, changeant de direc­
tion, elle apparaîtra sous un nouvel aspect. Le moment de l’extériorisa­
tion va se révéler comme un passage, un milieu, le moment central de la
triade formée par l’immobilité de l’état préexistant, par la procession
et par la conversion 2. Dans cette triade, l’état préexistant coïncide avec
le Père, avec l’Un, avec l’Être, en qui les deux autres moments de la
triade sont contenus dans un état de puissance et d’occultation. Dans
l’être, la vie et la pensée sont confondues à la fois entre elles et avec
lui3. Lorsque commence sa manifestation, la dyade vie-pensée se
présente d’abord comme vie, parce que précisément la vie est manifes­
tation, mouvement automoteur, principe d’altérité. En la vie, la pensée
est encore confondue. Elle demande donc à se manifester, elle aussi,
mais cette manifestation, à partir de l’extériorisation vitale, ne sera plus
extériorisation, mais retour à l’intérieur. On pourra donc tout aussi bien
dire que c’est la vie qui devient pensée, qui se transforme en « sagesse 4 »,
en passant d’un état d’inachèvement à un état d’achèvement, ou que
c’est la pensée qui, sortant de son état de préexistence dans la vie,
se constitue elle-même en se distinguant de la vie5. Vie et pensée
sont deux aspects, deux directions d’un mouvement unique6. Notre
exposé commence par présenter ce processus comme une autodéfinition
de la vie7. La vie n’est réellement vie que si elle est éternelle et elle
n’est éternelle que si elle se connaît. Car, en se connaissant, elle est
sauvée de l’infinité, elle revient vers elle-même, c’est-à-dire vers son
origine. La connaissance de soi apporte donc à la vie la définition, la
perfection et la béatitude, en lui permettant d’avoir en elle « la puis­
sance du Père », c’est-à-dire son véritable « soi8 ».
Le mouvement d’extériorisation, propre à la vie, prend donc un sens
nouveau. Jusqu’ici la vie ne paraissait sortir de son état de préexistence
qu’en vertu d’une volonté d’être Tout : en elle, l’être devenait parti-
cipable, elle inaugurait un mouvement de diffusion infinie 9. Il apparaît

1. §§ 51-56.
2. § 51 = Adv. Ar., I, 56, 19-20. Sur les origines chaldaïques de la formule,
cf. p. 275.
3. § 51 = Adv. Ar., I, 56, 25-28.
4· § 43 = I, 51, 23 : « Vita conversa in sapientiam. »
5. § 26 = I, 32, 56 : « Per semet ipsam deducta a substantia vitae. » § 28 = III,
2, 25 : « Tracta et vita, et intellegentia vel effulgente vel inluminante. » Cette der­
nière phrase signifie que l’intelligence peut rayonner, parce que la vie a été préa­
lablement « tirée » au-dehors.
6. § 43 = L 51, 22-23.
7· §5i = L 56, 28-33.
8. §51=1, 56, 34 : « Quod potentia dei in ipsa est », à comparer avec § 53 =
I, 57, 11 : « Potentiam suam, patrem scilicet. »
314 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
maintenant que la raison véritable de cette sortie, c’était le désir de se
voir x, la volonté de connaissance de soi. La vie renonçait à l’être pur
qui était le sien, elle se mettait en mouvement, c’est-à-dire qu’elle
devenait la vie 12, précisément pour connaître cet être pur qu’elle cessait
d’être : elle cherchait à revenir en quelque sorte de l’extérieur vers elle-
même, c’est-à-dire vers l’état de préexistence dans lequel elle se trouvait
primitivement; elle se constituait comme sujet indéterminé qui ne
serait pleinement déterminé que par la connaissance de soi, c’est-à-dire
de son origine. Ainsi la vie, quittant l’être qu’elle était, ne pouvait être
pleinement elle-même qu’en devenant pensée de l’être qu’elle était3.
La suite de l’exposé nous présente donc l’autogénération 4 du second
Un dans une nouvelle perspective, celle de la pensée 5. Celle-ci préexis­
tait dans le Père, dans un état de confusion avec la vie, et elle préexistait
aussi dans la vie elle-même, lorsque la vie s’est distinguée du Père. Mais
lorsqu’elle se distingue de la vie en ramenant vers l’intérieur le mouve­
ment d’extériorisation, la pensée définit à la fois la vie et elle-même.
La pensée, pour se voir, s’est faite altérité et vie, afin que soit rendu
possible le mouvement de l’altérité vers l’identité, en quoi consiste la
connaissance. De ce point de vue, la vie est, en quelque sorte, engendrée
par la pensée, puisque la pensée provoque l’extériorisation de la vie 6.
Cette autogénération est présentée comme un événement éternel
dans la formule suivante qui est très importante :
« Donc, dans l’instant même, instant qu’il ne faut pas concevoir comme
temporel, sortant en quelque sorte de l’être qu’elle était pour voir ce qu’elle
était, parce que là-bas tout mouvement est substance, l’altérité qui venait de
naître est revenue en hâte à l’identité7. »
Les indications concernant la rapidité du processus, par exemple :
« dans l’instant même », « en hâte », servent à exprimer la simultanéité
de la sortie et du retour, tout en sauvegardant un ordre logique. Il y a
comme une sorte d’éclair instantané et éternel.
Le sujet de la phrase est 1’ « altérité ». Il faut entendre par là la vie
ou la pensée en tant qu’elle est devenue autre que ce qu’elle était dans
son état d’identité avec l’être pur. L’altérité, c’est le mouvement « en
mouvement ». Cette altérité s’oppose à l’identité qu’elle était dans l’être,
elle s’oppose à elle-même. Elle correspond au sujet connaissant encore
indéterminé, sorti de l’identité pour pouvoir connaître, puisque « toute

1. Victorinus, § 53 = I, 57, 10 : « Volentis videre semet ipsam. »


2. Cf. p. 299, n. 7.
3. Cf. p. 324, n. 8.
4. Victorinus, § 53 = I, 57, 11-12 : « Ipsa manifestatio sui. »
5- § 53 = I, 57, 7 : il s’agit de la béatitude qui, nous le savons (p. 71, 287, 289
et 292), est le nom de la pensée dans une grande partie des textes du groupe II.
6. § 53 = I, 57, 13-17.
7- § 55 = I, 57, 17-21.
LE RETOUR DE L’ALTÉRITÉ VERS L’IDENTITÉ 315
connaissance, en tant que connaissance, est en dehors de ce qu’elle
désire connaître 1 ». La condition de la connaissance est donc l’altérité :
il faut que la connaissance sorte de l’être qu’elle était 2.
Pourquoi l’altérité revient-elle en hâte vers l’identité? Tout d’abord
l’altérité ne s’est produite que pour permettre ce retour. La vie-pensée
n’est sortie de l’être que pour se voir. Mais « se » voir, c’est voir sa puis­
sance3, c’est-à-dire le Père4; c’est voir l’être que l’on était. C’est donc
revenir vers l’état d’identité que l’on vient de quitter. Mais l’altérité
revient aussi à l’identité parce que « là-bas tout mouvement est sub­
stance 56». Ceci veut dire qu’au niveau du monde intelligible, il n’y a
pas de mouvement qui reste tourné vers l’extérieur, c’est-à-dire qui
reste purement mouvement ®. L’être est mouvement et le mouvement
est être; l’être est mouvement tourné vers soi, nous le savons déjà7.
Tout mouvement intelligible revient donc finalement à soi-même,
redevient substance et l’altérité engendrée par le mouvement revient
elle aussi à l’identité. On voit que si « l’altérité dans l’identité » définit
les relations entre les genres suprêmes 8, il faut concevoir d’une manière
dynamique ce type de rapport : l’altérité sort de l’identité et revient à
l’identité.
La suite du texte mélange curieusement le pluriel et le singulier. On
parle à la fois d’« yeux qui se regardent mutuellement 9 » et de « tout
qui reste un10 ». C’est qu’il s’agit à la fois d’un « Soi » unique, qui se
connaît dans un triple mouvement de conversion originelle, d’extério­
risation et de conversion finale, et de trois actes, résultant de ces mou­
vements, et s’impliquant mutuellement, comme des regards qui se
voient eux-mêmes dans une transparence absolue. C’est la pensée qui
proprement est ce regard, c’est elle qui est une sorte de rayonnement
ou de lumière 11 ; mais ce regard étant regard vers soi, les autres hypostases
se voient aussi en lui.
En conclusion, les différents états de la pensée sont distingués. Il y a
d’abord le moment paternel : la pensée est alors « mouvement intérieur »,

2. Cette expression fait penser au τδ τί ήν είναι d’Aristote. Sur la quiddité,


comme préexistence, cf. p. 359. La connaissance de soi est donc passage de
1’« existence » à la substance, cf. p. 302 et p. 326-327.
3. Sur le sens du mot « puissance », cf. p. 294, n. 3 et p. 303, n. 3.
4. Victorinus, § 53 = Adv. Ar., I, 57, 11.
5· § 55 = L 57, 20. z
6. Tout ceci suppose la doctrine des deux états du mouvement exposée p. 230
et sq.
7. Cf. p. 285.
8. Cf. p. 255.
9. Victorinus, § 55 = Adv. Ar., I, 57, 22 et 24.
10· § 55 = I, 57, 23 et 26.
il. § 28 = III, 2, 25 : « Intellegentia vel effulgente vel inluminante. » On
retrouve cette notion à’effulgentia en § 55 = I, 57, 21.
316 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
c’est-à-dire confondu avec l’être, elle est la pensée paternelle * 4, comme
la vie était volonté paternelle et, au plan de l’être, tout est confondu.
Il y a ensuite le moment féminin et maternel : la pensée sort avec la
vie, mais est encore confondue avec elle. Plus exactement, dans la pers­
pective de la pensée, c’est la vie qui est encore contenue dans la pensée,
puisque la vie n’est pas encore définie par la pensée. C’est pourquoi,
dans cette partie de l’exposé, c’est la pensée qui est présentée comme
mère de la vie 2 : c’est parce que la vie n’est parfaite que lorsque la pensée
lui a donné sa définition, en retournant le mouvement infini qui l’éloi­
gnait de l’être3. Vie et pensée s’impliquent mutuellement4 : pas de
commencement de la pensée sans l’altérité que donne la vie, pas d’achè­
vement de la vie sans le retour à l’identité que procure la pensée, autre­
ment dit, pas d’intellection sans sujet, pas de définition du sujet sans
intellection.
L’exposé concernant le second Un va s’achever sur l’image du mou­
vement circulaire 5. Le premier Un est comme le point, la vie est la
ligne qui sort de ce point et qui, de soi, s’en irait en ligne droite à l’infini,
si la pensée qui est dans la vie, ne la recourbait vers le centre : vie et
pensée constituent alors un mouvement circulaire qui, partant du point
central, se dirige vers lui6. Mais ce cercle est en fait une sphère parce
que le point central, le premier Un, a lui-même une triple puissance
et chaque moment du mouvement circulaire garde en lui cette triple
puissance; la triade est donc une ennéade et peut se représenter sous la
forme d’une sphère 7.
Nous retrouvons, ici encore, un groupe de notions très caractéristi­
ques et intimement liées entre elles; il sera intéressant d’en dégager
toutes les implications. Nous avions déjà constaté, à propos du premier
Un, que les notions de conversion vers soi, de béatitude, de sagesse, de
salut, de conservation de soi formaient un groupe fortement structuré 8.
Mais il s’agissait alors de la conversion originelle de l’Un vers lui-même.
La conversion dont il est maintenant question n’est plus cette conversion
originelle et immédiate; c’est une conversion finale et médiate qui,
d’ailleurs, suppose la conversion originelle de l’Un vers lui-même.
Nous avons vu en effet que l’être était un mouvement tourné vers soi,
c’est-à-dire réalisant immédiatement sa tendance à la conservation
de soi et trouvant en lui sa béatitude. Ce mouvement n’est autre que

i· § 55 = I> 57, 28-29.


2· § 55 = I. 57, 30-33 et I, 58, 11.
3· § 51 = h 56, 29-33.
4. Sur les aspects mythiques de cette implication mutuelle, cf. p. 276.
5. Victorinus, § 56.
6. § 56 = Adv. Ar., I, 60, 1-7.
7. § 56 = I, 60, 12-22.
8. Cf. p. 285 et sq.
AUTOGÉNÉRATION ET ACTE DE PENSÉE 317
la vie et la pensée, confondues avec l’être, demeurant en lui en un état
d’immobilité transcendante; la vie et la pensée se trouvent donc dans
l’être en un état de conversion originelle et immédiate. Si elles se mettent
en mouvement pour s’engendrer elles-mêmes, si le mouvement se meut,
la vie et la pensée sont donc vouées en quelque sorte à convertir leur
mouvement, à le ramener vers l’intérieur x. Comme le mouvement de
manifestation supposait sa propre préexistence au sein de l’Un, le mou­
vement de conversion suppose un état originel de conversion. L’auto­
génération prend ainsi un sens nouveau : elle n’est plus seulement mani­
festation d’un « soi » préexistant, c’est-à-dire vie, mais elle est aussi
mouvement de conversion vers ce « soi » préexistant, c’est-à-dire pensée.
S’il n’y avait que le moment de la préexistence et le moment de la mani­
festation, il n’y aurait pas réellement autogénération; les deux états du
« soi » seraient irrémédiablement séparés. Pour que l’autoengendré
s’engendre réellement, il faut que soit assurée l’intériorité réciproque
entre ces deux moments : il faut que l’altérité qui résulte de la manifes­
tation soit ramenée vers l’identité originelle dont elle s’est séparée, il
faut que le « soi » manifesté sauve son identité avec le « soi » préexistant.
Tel est le salut qu’apporte la connaissance : il faut que la vie sache « qui »
2 : il faut qu’elle sache que si « elle s’engen­
elle est et « de qui » elle vient 1
dre elle-même », c’est qu’elle préexistait à elle-même dans le Père, que
sa volonté de se mouvoir manifeste la volonté du Père 3. Il faut donc
qu’elle se retourne vers sa « puissance », c’est-à-dire vers son être dans
le Père, c’est-à-dire finalement vers le Père lui-même qui est son véritable
soi.
Ainsi autogénération et acte de pensée s’expliquent mutuellement.
Ils supposent d’abord la constitution d’un sujet qui se distingue de son
être pur, qui ne coïncide plus avec lui-même, qui est altérité; ils sup­
posent ensuite la mise en relation de ce sujet avec l’être qu’il était, par
la conversion et le retour à l’identité. La connaissance apparaît ainsi
comme un substitut de l’identité avec soi : elle provoque la déchirure
de l’altérité, puis, la répare 4. Le désir d’être à soi et de se voir fait passer
de l’indétermination transcendante à la détermination, de l’existence
pure à la substance déterminée 5. Ce mouvement vers la détermination,
cette actuation de la puissance est en même temps mouvement de mise
en relation avec soi, passage de l’incoordination à la relativité 6.
Cette doctrine de l’autogénération est évidemment paradoxale. Dans

1. C’est la signification de la formule « tout mouvement est substance », cf.


p. 314 et p. 315.
2. Victorinus, § 51 = Adv. Ar., I, 56, 31 : « Quae et cuius sit. »
3. §51 = I, 56,31-33·
4. Cf. p. 324, n. 8.
5. Cf. p. 302.
6. Cf. p. 303.
318 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
chaque proposition qui l’énonce, par exemple : la vie se meut, la vie
se voit, il y a une différence entre le « soi » sujet et le « soi » pronom réfléchi :
le premier est précisément sujet, c’est-à-dire réalité distinguée de l’iden­
tité, ayant cessé d’être « l’être qu’elle était » dans l’identité avec soi;
le second représente au contraire le « soi » originel, le Père avec lequel
la vie était originellement confondue. Le « soi » sujet n’est pas non plus
le même avant de « se » voir et après s’être vu. Encore indéterminé, pure
altérité, il n’est que vie; sauvé de l’infinité par la connaissance de soi,
il est pensée. Dans le Père, vie et pensée ont un unique « soi » originel :
l’être ou l’un est en effet le vrai « soi » de la vie et de la pensée x. Mais
lorsque la vie sort de l’être et que la pensée y revient, elles constituent
en quelque sorte un unique « soi » manifesté : c’est le second Un, qui a
pour caractéristique d’être à la fois différent de soi et identique à soi.
Il y a donc finalement le soi pur représenté par le premier Un, le soi
mis en relation avec lui-même 12, représenté par le second Un, et au sein
de cette relation, le soi devenu altérité ou vie et le soi revenant à lui-
même ou pensée.
Tout ce groupe de notions correspond à une élaboration conceptuelle
qui, ébauchée chez Plotin, aboutira à la systématisation de Proclus et de
Damascius.
En effet certains éléments de ce groupe de notions se trouvent déjà
chez Plotin, mais avec d’importantes différences. Plotin insiste forte­
ment sur la nécessité de l’altérité comme condition de la connaissance 3.
L’opposition entre le premier Un et le second Un consiste précisément
pour lui dans le fait que le premier Un est pure identité, tandis que
l’intelligence ou le second Un est un mélange d’altérité et d’identité4,
une dualité surmontée :
« Étant pur de toute pensée, le Bien est purement ce qu’il est, la pensée ne
vient pas, par sa présence, l’empêcher d’être pur et d’être un... Car la pensée,
c’est peut-être un secours accordé à des êtres qui, certes, sont les plus divins,
mais qui sont de rang inférieur; c’est comme un œil accordé à des natures
qui par elles-mêmes seraient aveugles. 5 »

1. Cf. p. 327.
2. Cf. p. 326-327.
3. Enn., VI, 7 [38] 39, 3 : « C’est pourquoi [Platon ?] a raison de mettre l’altérité
là où il y a intellect et essence. Car l’intellect doit toujours accepter altérité et
identité s’il doit penser. » V, 3 [49] 10, 23 : « Il faut que ce qui pense, s’il pense,
consiste en deux choses (l’un des deux termes sera à l’extérieur ou les deux seront
intérieurs au même sujet pensant); toujours la pensée doit être dans l’altérité,
mais aussi, nécessairement, dans l’identité. »
4. C’est la raison de l’opposition de Plotin à l’aristotélisme.
5. Enn., VI, 7 [38] 40, 41. Il y a ici, dans l’opposition entre « connaître » et
« être purement » une ébauche et un fondement de la doctrine porphyrienne de
l’être pur. On remarquera également toute la portée de la métaphysique de la
lumière ici supposée : la lumière n’a pas besoin de se voir; l’œil est lumière lui
aussi, mais une lumière séparée de la lumière. Autrement dit, la lumière, c’est-à-
LA CONVERSION DE LA PENSÉE CHEZ PLOTIN 319
Ici la pensée apparaît bien comme le remède * 1 à une privation ; puisque
l’intelligence n’est pas purement ce qu’elle est, puisqu’elle n’est pas pure
identité, pure coïncidence avec soi, la pensée devient le moyen par
lequel l’intelligence se procure l’identité avec soi, par lequel elle triomphe
de l’opacité qui résulte de l’altérité. Connaître n’est qu’une forme infé­
rieure d’être soi. L’Intelligence est elle-même en se connaissant, et elle se
connaît en connaissant ce qui est avant elle, c’est-à-dire l’identité pure 2.
La pensée est donc conversion vers soi3 et vers ce qui est antérieur à
soi4. Cette dernière conversion est une loi générale de toute réalité :
tout engendré qui procède d’un générateur se convertit vers celui-ci 5.
La réalité se constitue donc en deux moments : un moment de proces­
sion, selon lequel la réalité est encore informe et indéfinie, un moment
de conversion vers son générateur, grâce auquel la réalité se définit
et prend forme 6. L’Intelligence ou le second Un se trouve donc d’abord
dans un état d’altérité pure qui procède d’une surabondance de la puis­
sance de l’Un; puis elle se retourne vers l’Un et devient Intelligence7.
La conversion de l’intelligence vers l’Un la constitue comme Intelli­

dire l’Un, n’a pas besoin d’un œil pour se voir : elle est elle-même immédiatement,
L’Intelligence, séparée de la lumière, doit au contraire s’ajouter un moyen de voir,
qui est son acte de pensée. Sur cette doctrine plotinienne, cf. W. Beierwaltes,
Die Metaphysik des Lichtes in der Philosophie Plotins, dans Zeitschrift fiir Philo-
sophische Forschung, t. XV, 1961, p. 334-362.
1. Cf. p. 324, n. 8.
2. Plotin, Enn., VI, 7 [38] 40, 49-51 : « La pensée n’a de quoi penser que
parce qu’il y a autre chose avant elle; lorsqu’elle se pense elle-même, c’est qu’elle
apprend en quelque sorte ce qu’elle a en elle en contemplant quelque chose de
différent d’elle. » VI, 7, 37, 18 : « Le Premier est simple ; mais, à ce qui vient d’autre
chose nous attribuons l’acte de penser; nous disons qu’il cherche son essence,
ce qu’il est et qui l’a fait; nous disons que s’il s’est retourné dans un acte de
contemplation et s’il a accompli l’acte de connaissance, alors désormais, il est à
juste titre l’intellect. » Le problème de la philosophie de Plotin, c’est que, dans
ce mouvement, l’intellect ne peut jamais rejoindre l’Un : ne pouvant le saisir
dans la simplicité, c’est elle-même qu’elle trouve au lieu de l’Un, Enn., V, 3 [49]
ii, 4 : « L’Intellect s’est élancé vers l’Un, non pas encore comme un Intellect,
mais comme une puissance de vision qui n’est pas encore parvenue à voir; mais
se séparant de Lui, elle a en elle ce qui P a rendue multiple ; elle a désiré une chose,
parce qu’elle en avait une vague représentation, mais c’est une autre chose qu’elle
a reçu en elle en s’éloignant, et c’est cette chose qui l’a rendu multiple. » Cf. p. 320,
n. 3.
3. Plotin, Enn., V, 3, 6, 4-5 : « L’Intellect, partant de sa propre nature, se
retourne vers lui-même. » V, 3, 13, 23.
4· VI, 7 [38] 16, 15; V, 2 [11] 1, 10.
5. III, 4 [15] i, 8 : « Toutes les choses engendrées, avant ce qui est sans vie,
étaient, il est vrai, privées de toute forme au moment de leur génération; mais
elles recevaient leur forme en se retournant vers leur générateur, comme si elles
en recevaient leur nourriture. »
6. II, 4 [12] 5, 31 : « Le mouvement et l’altérité qui proviennent du Premier
sont indéterminés et ont besoin de lui pour être définis. Or, ils sont définis
lorsqu’ils se retournent vers lui. »
7. V, 2 [11] 1, 8 : « La surabondance de l’Un a produit quelque chose d’autre;
cette chose engendrée s’est retournée vers lui, a été fécondée, a regardé vers lui
et elle est ainsi devenue l’intellect. » V, 5 [32] 5, 17.
320 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
gence, lui donne la pensée, la pensée naît du désir du Bien \ Plus préci­
sément encore, le premier moment de la constitution de l’intelligence
est présenté comme une Vie encore illimitée et le deuxième moment
correspond à la conversion de cette Vie : l’intelligence, c’est la Vie
définie12. En même temps l’intelligence se convertit vers elle-même.
Le rapport entre la conversion de l’intelligence vers l’Un et sa conversion
vers elle-même ne paraît pas clairement défini chez Plotin3. En tout
cas, l’identité pure du premier Un n’est jamais présentée chez Plotin
comme un état originel de l’intelligence ou du second Un4 : l’Intelli­

1. V, 6 [24] 5, 8 : « Penser, c’est se mouvoir vers le Bien parce qu’on le désire.


Le désir a engendré la pensée et l’a fait exister avec lui : la vision, c’est un désir
de voir. » Cf. III, 8 [30] 11, 23 ; V, 3 [49] 10, 48; V, 3, 11, 12. Plotin ne semble pas
insister sur le désir de se voir.
2. VI, 7 [38] 17, 14-26 et 32-34·
3. L’hésitation de la pensée plotinienne a provoqué d’ailleurs l’hésitation des
éditeurs et commentateurs qui, en plusieurs endroits, ont eu beaucoup de dif­
ficulté à décider s’il faut écrire αυτό avec un esprit rude ou un esprit doux, c’est-
à-dire s’il est réfléchi ou non, s’il désigne l’Un ou l’intelligence; c’est le cas en
Enn., V, 1 [10] 6, 18 et 7, 6 (cf. note suivante) ou en V, 2 [n] 1, 10 où Amou,
Cilento, Creuzer, Müller lisent αύτό — l’intelligence se retourne vers elle-même
— et où Volkmann, Bréhier, Harder, Henry-Schwyzer lisent αύτό — l’intelligence
se retourne vers l’Un. D’une manière générale, Plotin considère certainement
comme identique la direction du mouvement de conversion vers l’Un et la direc­
tion du mouvement de conversion vers soi : dans les deux cas, il s’agit d’un
mouvement qui se dirige vers l’intérieur (V, 5 [32] 5, 17). Dans le traité VI, 9 [9]
2, 35, les deux conversions semblent identifiées : « Se tournant vers elle-même,
l’intelligence se tourne vers son principe. » Le contexte montre que Plotin,
dans cet écrit de jeunesse (cf. Harder, 1.1, p. 470), admet que l’intelligence pense
ce qui est avant elle, c’est-à-dire l’Un. Dans les écrits postérieurs, Plotin aura
tendance à distinguer la conversion vers l’Un qui n’est pas un acte de pensée,
mais un désir préintellectuel, et la conversion vers soi qui est l’acte de pensée
dans sa plénitude. Par exemple, en Enn., VI, 7 [38] 16, 10-22, l’intelligence com­
mence par se tourner vers le Bien, ce mouvement engendre les Idées (19 : έξης
δέ πάντα έγένετο), finalement l’intelligence est pleinement constituée (νους ήδη )
lorsqu’elle voit les Idées dans la lumière qui vient de celui d’où proviennent en
elle les Idées, c’est-à-dire de la lumière du Bien. L’intelligible, c’est-à-dire le
monde des Idées est ce que l’intelligence atteint lorsqu’elle se tourne vers l’Un :
incapable de le saisir dans sa simplicité, elle se multiplie et se subdivise dans son
activité de connaissance. Comme nous l’avons déjà vu (p. 319, n. 2) à propos
à’Enn., V, 3 [49] 11, 4, on peut dire que l’intelligence se trouve elle-même en se
dirigeant vers l’Un. En Enn., VI, 7 [38] 35, 19-33, les deux puissances de l’intel­
ligence sont nettement distinguées : il y a la puissance par laquelle elle voit ce
qui est en elle, c’est-à-dire les Idées, et la puissance par laquelle elle voit l’Un,
qui est au-delà d’elle; l’intelligence possède toujours à la fois ce « penser » par
lequel elle voit les Idées et ce « non-penser » par lequel elle voit l’Un d’une manière
différente de la pensée (28-30) : dans le premier état, elle est l’intelligence sage,
dans le second, l’intelligence aimante (23-24). Mais en tout cela, l’intelligence
ne se voit pas « dans » l’Un. Et chez Plotin, la tendance à distinguer conversion
vers soi et conversion vers l’Un semble prédominante. Plotin insiste fortement
sur la distinction insurmontable qui sépare l’Un et l’intelligence. Sur la doctrine
plotinienne de la conversion, cf. P. Aubin, Le problème de la « conversion », Paris,
1963, p. 161-179.
4. Notamment, l’intelligence n’est pas, dans le premier Un, en un état de
conversion vers soi (cf. p. 228 et p. 293). Il semble bien que Plotin, dans un seul
traité, ait admis une conversion de l’Un vers soi. Je pense, en effet, avec Harder
LA CONVERSION DE LA PENSÉE CHEZ PLOTIN 321

gence dans son mouvement d’altérité s’éloigne bien de l’Un, mais elle
ne s’éloigne pas pour cela d’elle-même \ c’est-à-dire d’un Soi transcen­
dant qui se confondrait avec le premier Un. Le mouvement de l’intel­
ligence n’est donc pas triadique : s’il y a un moment de la procession
et un moment de la conversion, il n’y pas de premier moment, d’état
de repos et de conversion vers soi selon lequel l’intelligence préexis­
terait à elle-même dans l’Un. Le rapport étroit entre conversion vers
soi et conversion vers l’Un ne se fonde donc pas sur l’identité entre le
premier Un et le « soi » préexistant de l’intelligence. D’autre part, si,

et Bréhier, contre Cilento, Volkmann-Schluck (Plotin als Interpret der Ontologie


Platos, Francfort, 1941, p. 122), Henry-Schwyzer, qu’il faut lire αύτδ, en Enn., V,
1 [10] 6, 18 et 7, 5. J’ai déjà donné mes raisons dans mon compte rendu de
P. Henry-H.-R. Schwyzer, Plotini Opera (Revue de l’Histoire des Religions,
t. CLXIV, 1963, p. 94). J’ajouterais seulement ici que la construction grammati­
cale me semble imposer cette interprétation. On peut comparer en effet les deux
textes suivants :
Enn., N, 1, 6, 17 : Enn., V, 3, 12, 33 :
Άλλ’ εΐ τι μετ’ αυτό γίνεται, έπιστρα- Αλλά δήλον δτι, εΐ τι ΰπέστη μετ’ αύτόν,
φέντος άεί εκείνου πρός αύτό άναγκαϊ- μένοντος εκείνου έν τφ αύτοϋ ήθει,
όν έστι γεγονέναι. ύπέστη.
Les deux phrases disent exactement la même chose : pour que quelque chose
vienne après l’Un, il faut que celui-ci reste en repos, mais la première désigne
ce repos par la notion de conversion vers soi, la seconde décrit ce même repos
en reprenant l’expression du Timée, 42 e 5-6, déjà citée en V, 4, 2, 21 : il demeure
en son propre caractère. En V, 3, 12, 33, il est évident que αύτόν et έκείνου
désignent l’Un; en V, 1, 6, 17, il doit en être de même : έκείνου ne peut désigner
que l’Un et non pas i’Intelligence. Comme l’a bien remarqué P. Aubin, Le pro­
blème de la « conversion », p. 162, n. 1, qui, sans oser retenir la notion de conversion
de l’Un vers lui-même, donne néanmoins d’excellentes raisons de le faire, cette
phrase veut dire que la fécondité même de l’Un provient du fait que son attention
n’est tournée que vers lui-même. En V, 1, 7, 5, il faut également traduire : « Com­
ment l’Un engendre-t-il l’intelligence? C’est que, dans sa conversion vers soi-
même, il voit. Mais la vision en acte, c’est l’intelligence. » Le regard de l’Un et sa
conversion vers soi sont ici liés comme ils le seront encore en VI, 8 [39] 16, 19-30
où regard sur soi, penchant vers soi, immobilité en soi sont identifiés et apparais­
sent comme des notions utilisées pour faire comprendre que l’Un « ne s’incline
pas au-dehors » (16, 27). La vision de l’intelligence représente en quelque sorte
un acte second qui suit nécessairement la présence de l’acte premier qu’est l’Un
(cf. V, 4 [7] 2, 35-36). Chez Plotin, cette doctrine qui affirme une conversion de
l’Un vers lui-même reste très isolée. De toutes manières, il ne faut voir dans
cette notion que la description d’un état d’immobilité en soi. Nous avons déjà
constaté comment, dans nos textes, conversion vers soi, puissance, immobilité
transcendante, sont identifiées. Il ne faut pas notamment, comme le fait P. Aubin,
op. cit., p. 162, opposer à nos deux textes, une autre formule de Plotin, Enn., V,
3 [49] i, 4 ■ “ L’être absolument simple ne pourrait se retourner vers lui-même
et avoir la connaissance de soi. » En effet, il s’agit cette fois d’une conversion
noétique, qui ne fait que mimer la conversion originelle, le rapport immédiat
à soi-même. Il semble donc bien que Plotin ait employé deux fois la notion de
conversion de l’Un vers soi. Mais nulle part Plotin ne nous dit, comme nos textes,
que l’intelligence ou le second Un est lui-même en cet état de conversion ori­
ginelle vers soi, parce qu’il serait confondu originellement avec le premier Un.
1. Au contraire, dans le néoplatonisme postérieur, le mouvement de sortie
de soi et de retour à soi sera reconnu pour lui-même, cf. p. 322, n. 6.
322 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

dans la description du processus de conversion, la vie est distinguée de


la pensée, elle ne conquiert jamais l’autonomie que nos textes accordent
au moment de la vie. C’est encore une fois parce qu’il n’y a pas chez
Plotin de processus triadique dans lequel trois moments s’interpénétrent
totalement.
On trouve chez Proclus et chez Damascius une doctrine de la conver­
sion qui reprend certaines données plotiniennes, mais en les intégrant
à une systématisation triadique. La loi de constitution de toute réalité
est ainsi formulée par Proclus : « Tout causé demeure dans sa cause,
procède d’elle et revient à elle *. » Préexistence dans la cause, procession
et conversion sont donc les trois moments inséparables de toute pro­
duction de réalité. La raison de la conversion du causé vers sa cause,
c’est le désir du Bien qui est inscrit dans toute nature a. Ce désir s’iden­
tifie pour chaque réalité avec le désir de son propre bien, c’est-à-dire
de son être. Or l’être, pour chaque réalité, provient de sa cause. Toute
chose désire donc sa propre cause et se retourne vers elle. Procession
et conversion constituent un mouvement circulaire 1 23. Comme le remarque
E. R. Dodds, dans son commentaire des Éléments de Théologie4, cette
systématisation s’ébauchait déjà dans les Sententiae de Porphyre qui
décrivaient le mouvement général de conversion dans lequel toutes
choses cherchent à jouir du Bien. Au plan de l’autoconstitué, ce mouve­
ment prend un sens nouveau. Comme le souligne Proclus, puisque
l’autoconstitué est à lui-même sa propre cause, il demeure en soi, sort
de soi et retourne à soi 5. C’est ainsi qu’il se conserve lui-même 6 et
qu’il est éternel7. Nous retrouvons ici très nettement le groupe de notions
que nous avions rencontré dans nos textes. Et, comme dans nos textes,
la systématisation intègre des éléments fournis par les Oracles chal­
daïques : le premier moment qui est celui du repos en soi correspond
au Père, le second moment qui est celui de la procession correspond à
la Puissance ou à la Vie, le troisième moment qui est celui de la conver­
sion correspond à l’intellect paternel8. Il ne semble pas d’ailleurs que

1. Proclus, Elem. Theol., prop. 35 : Παν τδ αΐτιατδν καί μένει έν τη αύτοϋ


αιτία κα'ι πρόεισιν άπ’ αύτης καί έπιστρέφει πρδς αύτήν. Cette proposition découle
des propositions 30-34.
2. Elem. Theol., prop. 31.
3. Elem. Theol., prop. 33.
4. E. R. Dodds, Proclus, TheElements ofTheology,p. 225, citant Porphyre, Sent..
chap. 41.
5. Elem. Theol., prop. 41 : Παν 8έ τδ έν έαυτώ δν αύθυπόστατόν έστι. Prop. 42 '■
Παν τδ αύθυπόστατόν πρδς έαυτό έστιν έπιστρεπτικόν. Εί γάρ άφ’ έαυτοΰ πρόεισι, καί
τήν έπιστροφήν ποιήσεται πρδς έαυτό.
6. Elem. Theol., prop. 41, Ρ- 44> ι> Dodds : τδ γάρ γεννάν έαυτδ πεφυκδς έδρας
άλλης ού δεϊται, συνεχόμενον ύφ’ έαυτοΰ καί σωζόμενον έν έαυτφ τοϋ ύποκειμένου χωρίς
et prop. 44» Ρ· 4^, 7 · τ° έαυτοΰ σωστικόν.
7· Elem. Theol., prop. 49·
8. Cf. p. 262 et p. 273-274.
LA CONVERSION DE LA PENSÉE CHEZ PROCLUS 323
les Oracles eux-mêmes aient fait allusion à une conversion de l’intellect
paternelx. La liaison entre Intellect paternel et conversion suppose
probablement la doctrine de Plotin.
Chez Proclus, comme chez Damascius, le retour à soi est donc retour
au Père, puisque le soi n’est vraiment lui-même que dans son état originel
de repos12. On retrouve chez Damascius l’image de la sphère, ren­
contrée chez Victorinus, qui résume tous les aspects de la doctrine de la
conversion :
« Et si nous ne pouvons pas trouver de mots pour nous exprimer, conce­
vons cette triade de la manière suivante : l’Un est le centre de tout; le second
principe (c’est-à-dire la Puissance) est l’éloignement à partir de ce centre,
parce qu’il est le flux du point central; quant au contour et à l’extrême péri­
phérie qui succèdent à cet éloignement, ils correspondent à l’intellect pater­
nel : le tout est ainsi un cercle ou, pour mieux dire, une sphère 3. »
Il s’agit d’une sphère, puisque, nous le savons, la triade est en fait
une ennéade, le premier terme étant déjà triple, puisqu’il contient les
deux autres.
Il subsiste toutefois entre la systématisation de Proclus et celle que
nous trouvons dans nos textes une différence que nous connaissons
bien : le Père vers lequel l’intellect se retourne n’est pas, pour Proclus
et Damascius, le premier Un, il est seulement « l’Un de l’Un-Étant »,
l’Un en tant qu’il est inséparable de l’Étant pour former le second Un 4.
Au contraire, dans nos textes, cette notion vient coïncider avec celle de
premier Un. D’autre part, Proclus et Damascius conçoivent la triade
intelligible comme formée de trois triades hiérarchisées5. La notion

1. Peut-être les Oracles admettaient-ils une conversion immédiate du Père


vers lui-même, cf. p. 293, n. 3. Mais s’ils parlent de procession de l’intellect
ou des Idées, ils ne semblent pas lier une conversion à cette procession. Tout au
plus proposent-ils une méthode destinée à procurer la remontée de l’âme, cf.
H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 177 et sq.
2. Cette identité entre conversion vers soi et conversion vers le Père suppose
la notion d’autoconstitué : l’autoconstitué n’est pas indépendant d’une cause;
il est confondu originellement avec sa cause, mais il se donne les moyens de s’en
distinguer, cf. Proclus, Elem. Theol., prop. 40, et le commentaire de E. R. Dodds,
p. 224 qui cite Proclus, In Tim., t. III, p. 39, 4. Pour l’autoconstitué, le retour
à soi est donc retour à son premier moment, c’est-à-dire à son état de repos en
sa cause.
3. Damascius, Dub. et Sol., § 117, t. I, p. 301, 28, Ruelle : καί εί μή δυνάμεθα
λέγειν, έκείνην παραληπτέον, ώς τό έν μέν έστι κέντρον απάντων, ή δέ άπό τοϋ κέντρου
διάστασις ή δευτέρα αρχή, ρύσις οδσα τοϋ κέντρου, τό δέ πέριξ καί ή έσχάτη περιφέρεια
μετά τήν διάστασιν έπιστροφή τις ούσα πρός τό κέντρον, ό νοΰς ό πατρικός, κύκλος δέ
τό σύμπαν είς, ή σφαίραν είπεΐν προσφυέστερου. On remarquera également que
nos textes et Damascius considèrent cette sphère comme la première sub­
stance : le point initial et central est l’Un et l’Existence d’où émane la substance
pleinement développée; comparer les textes de Damascius cités p. 268, n. 1-8
et Victorinus, § 56 — Adv. Ar., I, 60, 5-10 : « Ut a patre et in patrem et cum
patre (= exsistentia) exiens, incedens, simul exsistens... prima substantia et in
subsistentia iam substantia (= substance hypostasiée), spiritalis substantia. »
4. Cf. p. 306.
5. Cf. p. 263.
324 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
de retour au Père devient alors ambiguë. S’agit-il d’un retour au Père
lui-même, triade première, ou au Père qui fait partie de la triade de
l’intellect paternel1 ? Damascius répond que la conversion de l’intellect
se fait à la fois vers lui-même et vers ce qui est avant lui2. Mais il semble
bien que l’intellect n’atteigne qu’une « image » du Père en lui 3. Les
textes de notre groupe II ont une conception différente. Ils ne présentent
pas l’ennéade divine comme formée de trois triades hiérarchisées :
l’implication des trois dans les trois signifie seulement qu’ils sont en
même temps « un » et distincts par prédominance. Être, vie et pensée,
plus que des plans de réalité, sont les actes d’une seule et même réalité 4.
Nos textes ne cherchent donc pas à distinguer entre le Père « en soi » et le
Père « dans l’intellect ». L’Intellect revient vers le Père lui-même et,
ce faisant, il revient vers « lui-même dans le Père 56».
En vertu du même principe de hiérarchie, Proclus et Damascius placent
la conversion proprement intellectuelle bien au-dessous de la conversion
propre à la triade intelligible *. A ce niveau inférieur, on retrouve d’ail­
leurs le même groupement de notions que dans nos textes : la connais­
sance est conversion 7 ; elle est à la fois la cause et le remède de l’altérité 8.

1. Pour comprendre le problème, il faut se référer au schéma de l’ennéade


proposé plus haut à propos de la systématisation de Proclus (p. 263) : il s’agit de
savoir si l’intellect revient vers le « Père » de la troisième triade ou vers le Père
de la première triade.
2. Damascius, Dub. et Sol., § 76, t. I, p. 171, 4 : « En effet, par ce qui en lui
est « demeurant », il demeure à ia fois en lui-même et en ce qui est avant lui,
par ce qui en lui est « processif », il procède à la fois de lui-même et de ce qui est
avant lui, enfin par ce qui en lui est « conversif », il revient à la fois vers lui-même
et vers ce qui est avant lui. »
3. C’est l’objection que Damascius fait à la théorie de la conversion (Dub. et
Sol., § 75, t. I, p. 167, 20-25) : A quoi bon reprendre, par un acte inférieur, une
sorte d’image de soi, inférieure à ce que l’on était dans l’état de repos ? Il y répond
en supposant le problème résolu, c’est-à-dire en affirmant qu’il y a deux états
de repos, l’un est transcendant, l’autre suppose la procession, autrement dit, il
est un état de repos propre à la troisième triade, à la triade de l’intellect et de la
conversion (p. 168, 7-17).
4. Cf. p. 329.
5. Cf. Victorinus, § 53 = Adv. Ar., I, 57, 10-11.
6. Cet abaissement de l’intellectuel par rapport à l’intelligible correspond à
des exigences exégétiques : Proclus doit concilier les données fournies par les
Oracles, notamment l’affirmation d’une extériorité de l’intelligible par rapport
à l’intelligence (cf. p. 325, n. 1), et les éléments fournis par le Timée concernant
le rapport entre le Modèle et le Démiurge. La systématisation proclienne aboutit
à la distinction entre un plan purement intelligible, un plan intelligible et intel­
lectuel et un plan purement intellectuel, cf. p. 99 et p. 263. Damascius, Dub. et
Sol., § 121, t. I, p. 313, 23-314, 8, affirme que la conversion propre à l’intellect
paternel est antérieure à toute conversion déterminée, qu’elle soit substantielle,
vitale ou intellectuelle, et qu’elle n’est en fait conversion que par analogie.
7. Proclus, In Tim., t. II, p. 287, 1, Diehl : καί γάρ έοικε πάσα γνώσις είναι
ούδέν άλλο ή έπιστροφή προς τό γνωστόν καί οΐκείωσις καί έφάρμοσις πρδς αύτό.
Sur la liaison entre έπιστροφή et οΐκείωσις, cf. p. 289 sq.
8. Damascius, Dub. et Sol., § 81, t. I, p. 179, 16 : « Puisque l’étant a éprouvé
la distinction à la fois par rapport aux choses qui sont avant lui et par rapport
à lui-même (car il a été lui-même distingué en lui-même), il a fait usage, à cause
LA CONVERSION DE LA PENSÉE CHEZ PROCLUS 325

Elle suppose même une extériorité par rapport à l’intelligible, affirma­


tion que Plotin n’aurait pas admise, mais qu’autorisait peut-être un
Oracle chaldaïque x. Séparée de l’intelligible, l’intelligence, selon Proclus,
ne le rejoindra jamais, mais connaissant sa trace en elle, elle se connaîtra
elle-même * 12. Le rapport entre intelligible et intelligence est ici analogue
au rapport entre l’intelligence plotinienne et l’Un3. Au contraire, nos
textes identifient l’intelligible et le premier Un 4 — comme Plotin l’avait
fait dans un traité de jeunesse5 —; l’intelligence, en s’engendrant,
sort donc à la fois du premier Un et de son état de conversion origi­
nelle; elle cesse de coïncider avec l’intelligible; lorsqu’elle revient de
l’extérieur à l’intérieur, elle revient à la fois à elle-même, à l’intelligible
et à l’Un 6.
On voit donc que l’état de la doctrine de la conversion est différent
chez Plotin, chez Proclus et dans nos textes. L’état que représentent

de cela, d’une rectification et, pour ainsi dire, d’une consolation de cette sépara­
tion (έπανόρθωσίν τινα καί οίον παραμυθίαν), et c’est la connaissance. Car la
connaissance n’a lieu que dans les réalités séparées les unes des autres, ou dans
les réalités qui sont distinguées d’elles-mêmes par l’altérité. Sans altérité, il n’y
aurait pas d’une part un sujet connaissant, d’autre part, un objet connu, et au
milieu, la connaissance. » Chez Plotin, la connaissance était une βοήθεια (Enn., VI,
7> 4i, i)·
1. Comme le remarquent E. R. Dodds, Proclus, The Eléments ofTheology, p. 287
et J. Pépin, L’intelligence et l’intelligible chez Platon et dans le néoplatonisme, dans
Revue philosophique, t. LXXXI, 1956, p. 60, n. 6, les Oracles affirmaient, d’une
manière apparemment contradictoire, que l’intelligible subsiste hors de l’intel­
ligence (δφρα μάθης τδ νοητόν, έπεί νόου έξω ύπάρχει) et qu’il n’y a pas d’intel­
ligible sans intelligence, parce que l’intelligible ne subsiste pas hors de l’intel­
ligence (καί τδ νοητόν ού νοϋ χωρίς ύπάρχει), cf. W. Kroll, De or. chald.,
p. ii, H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 165, n. 373, v. 11 et p. 167, n. 379. En
fait, comme le pense H. Lewy, p. 167 et p. 323, les Oracles admettaient l’inté­
riorité réciproque de l’intelligible et de l’intelligence ; l’extériorité dont ils parlent
se rapporte uniquement à l’intellect humain, incapable de se hausser à l’essence
intelligible. Mais les néoplatoniciens ont pu prendre les deux affirmations opposées
d’une manière également littérale. Pour Proclus, l’Étant ou Intelligible est séparé
de l’intelligence (χωριστόν έστιν άπδ τοϋ νοϋ, Elem. Theol., prop. 161, p. 140,
22, Dodds). C’est le Père, le premier moment de la triade. L’Intellect paternel
qui est le troisième moment est l’intellect intelligible (In Tim., t. III, p. 101, 3-4,
Diehl; Elem. Theol., prop. 160, p. 140, 11 et prop. 167, p. 146, 9) : en lui intel­
ligible et intelligence sont identiques. Mais l’intelligence y saisit l’intelligible
(le Père) en elle-même, à son niveau, et non au niveau même de l’intelligible
(cf. p. 324, n. 3 et p. 325, n. 2). Plotin insistait fortement sur) l’immanence de
l’intelligible dans l’intelligence (c’est le sujet d’Enn., V, 5) : altérité n’était pas
pour lui extériorité, sauf en VI, 7 [38] 40, 55 : ώς έκτδς οΰσης αύτοΰ καθδ ένόει.
2. Proclus, Elem. Theol., prop. 167 et la note de E.-R. Dodds, p. 285-287.
Le πρδ αύτοΰ n’est jamais le « Soi » de l’intellect. L’Intellect se retourne donc vers
la « projection » du Père en lui.
3. Cf. p. 319, n. 2 et p. 320, n. 3.
4. Ils identifient en effet « ipsum quod erat », « semet ipsam », « patrem », le
Père étant l’Un (Victorinus, § 53), pour désigner l’objet de la connaissance.
5. Enn., V, 4 [7] 2, 13 sq.
6. La doctrine des deux intelligences dans le groupe III sera plus complexe,
cf. p. 449.
326 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
nos textes correspond exactement à ce que l’on trouve dans le commen­
taire de Porphyre Sur le Parménide :
« Selon l’existence, le pensant n’est autre que le pensé. Mais lorsque l’intel­
lect est sorti de l’existence pour devenir le pensant, afin de revenir vers l’intel­
ligible et de se voir lui-même, le pensant est alors la vie. C’est pourquoi l’intel­
lect est infini selon la vie. Et ainsi existence, vie et pensée sont actes, en tant
que l’acte est immobile selon l’existence, que l’acte est tourné vers soi selon la
pensée, et que l’acte est sorti de l’existence selon la vie*. »
Le sujet de tout ce développement, c’est l’intellect, c’est-à-dire le
second Un. Plus précisément, il s’agit de l’intellect qui peut rentrer en
soi, par opposition à l’intellect qui ne peut rentrer en soi 1 2, à cause de
son absolue simplicité. Celui-ci correspond à l’Un de l’Un-Étant, pris
à part de l’Étant3. Comme en témoignent les prédicats appliqués par
Porphyre à cet « Intellect qui ne peut rentrer en soi », cet Un de l’Un-
Étant coïncide avec le premier Un 4 Le second Un, l’intellect qui peut
rentrer en soi, est donc d’abord dans un état d’existence dans lequel le
sujet pensant est encore confondu avec l’objet pensé56. Ce premier
moment ne peut se distinguer de « l’intellect qui ne peut rentrer en soi »;
c’est un état d’identité absolue propre au premier Un. De cet état d’iden­
tité absolue, le second Un se sépare : il sort de l’existence ®. La raison
de cette sortie, c’est le désir de se voir 7, notion très caractéristique
que nous avons rencontrée dans nos textes 8. Pour se voir, l’intellect
doit devenir sujet pensant 9 et vie. La sortie hors de l’état d’identité
ou d’existence est donc condition de la conversion et de la connaissance
et moment d’indétermination et d’infinité 10.
La ressemblance la plus frappante entre cette doctrine et celle de nos
textes consiste dans ce qu’on pourrait appeler le mélange de dyadisme
et de triadisme. Il y a deux pôles du « soi » : le premier moment ou moment
de l’existence et le troisième moment dans lequel le sujet pensant est
en acte, le premier moment correspondant finalement au premier Un,
le troisième moment au second Un. Et pourtant, il y a trois moments :
existence, vie, pensée; repos, procession, conversion u. Dans cette pers­

1. < Porphyre >, In Parm., XIV, 16-26.


2. In Parm., XIII, 35.
3. Cf. p. 133 et p. 257.
4. < Porphyre >, In Parm., XIV, 2-3 et 30-34.
5. In Parm., XIV, 16-17.
6. In Parm., XIV, 18 et 26 (έκ της ΰπάρξεως έκνεύσασα).
7· In Parm., XIV, 19-20 : ϊνα... εαυτόν ίδη.
8. Cf. ρ. 314, n. ι. Chez Plotin et Proclus, le moteur de la conversion est
avant tout le désir du Bien.
9. In Parm., XIV, 17-21 : τό δέ νοοΰν... έστιν ζωή.
ίο. In Parm., XIV, 21 : αόριστός.
ιι. Ceci résulte du fait que le sujet de la phrase, en In Parm., XIV, 16-21, est
τό νοοΰν, le sujet pensant (c’est le troisième moment) et qu’en même temps il y a
LA CONVERSION DE LA PENSÉE CHEZ PORPHYRE 327
pective, le second moment, celui de la vie, a moins de consistance que
les deux autres : il correspond à un état d’inachèvement du second Un.
Sous ce rapport, on est encore très près de Plotin x. Il est très important
également que le « soi » coïncide avec le premier moment, celui où le
sujet pensant est originellement confondu, dans l’état de pure exis­
tence, avec ce qui sera son objet, lorsqu’il sera sorti de cet état de pure
identité; « se » voir et revenir vers l’intelligible, c’est-à-dire vers cet
état de pure existence, sont choses identiques * 12 ; la conversion, qui est
retour à l’intelligible, est définie comme « acte tourné vers soi3 ». « Se »
voir, c’est se retourner vers un premier moment de pure existence.
Or cet état, nous le savons, coïncide avec ce que le commentaire appelle
l’intellect qui ne peut rentrer en soi, c’est-à-dire l’intellect en son état
de simplicité et d’identité. Le soi du second Un ou de l’intellect qui se
voit, c’est donc cet Intellect en son état de simplicité et d’identité. L’iden­
tité pure, d’où part et où revient le mouvement de l’intellect qui se voit,
est donc un état de l’intellect lui-même, l’état dans lequel il reste dans
la simplicité, sa « forme première 4 ». Ceci est très différent de Plotin chez
qui l’identité pure n’est jamais un état de l’intellect, mais reste transcen­
dante absolument à l’intellect. Au contraire, pour Porphyre, si l’intellect
se voit, cela veut dire qu’il voit son état d’identité originelle avec le
premier Un.
A la lumière de ce passage du commentaire Sur le Parménide, les
conseils moraux de Porphyre recommandant, dans différents écrits5,

dentité entre le « soi », l’intelligible et l’identité pensant-pensé propre au moment


de l’existence : la vie n’est donc qu’un état du sujet pensant, le moment où il sort
de l’identité pour se voir confondu avec l’intelligible. Cf. p. 318.
1. Cf. p. 320, n. 2. Mais dans < Porphyre >, In Parm., XIV, 25-26, la vie
apparaît comme un acte aussi autonome que l’existence et la pensée. Cf. p. 326.
2. In Parm., XIV, 19-20 : ίνα έπανέλθη εις το νοητόν καί εαυτόν ίδη.
3· In Parm., XIV, 23-25·
4. Cela ressort notamment des expressions employées en In Parm., XIV, 26
et 30 : κατά τοϋτο (c’est-à-dire selon l’état où il se rapporte à lui-même par les
trois actes de l’existence, de la vie et de la pensée)... κατά δέ ψιλόν αύτοϋ τό έν καί
οϊον πρώτον καί όντως τό έν (selon ce qui, de lui, est l’Un en sa pureté et en quel­
que sorte l’Un premier et véritablement Un). Les deux états sont ici nettement
distingués. Cf. également XIV, n : κατά την πρώτην... ιδέαν. Voir ρ. ΐ33·
5· Porphyre, (Περί τοϋ γνώθι σαυτόν), dans Stobée, Ecl., III, 21, 27, Ρ· 581, 8,
Hense : « Il nous est ordonné de contempler et de découvrir notre véritable
moi (τούς δντως έαυτούς) afin de ne pas être seulement « amoureux de la sagesse »,
mais afin d’être dans la béatitude, étant devenus sages. » De abstin., I, 29, P· 107,4 :
« Notre fin, c’est atteindre la contemplation de l’Étant; en l’atteignant, nous
réaliserons en acte notre conjonction naturelle au contemplant-contemplé
(c’est-à-dire à l’intellect), conjonction qui n’est encore qu’en puissance. Car ce
n’est pas vers quelque chose d’autre, mais vers notre véritable moi (τδν δντως εαυτόν)
que se fait la remontée ; et ce n’est pas avec quelque chose d’autre, mais, mais avec
notre véritable moi que nous avons cette conjonction naturelle. Car notre véritable
moi, c’est l’intellect. Et notre fin, c’est de vivre selon l’intellect. » Cf. De abstin.,
III, 27, p. 226, r6. Epist. ad Marcellam, 10, p. 280, 22 : « Le plus sûr
moyen de m’atteindre, purement, de m’avoir présent avec toi, nuit et jour, par
328 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
la conversion vers le véritable moi prennent une signification plus pro­
fonde. En effet, le véritable moi, c’est, pour l’âme, l’intellect ou l’Etant,
c’est-à-dire elle-même préexistant dans l’hypostase qui lui est supé­
rieure x, dans la présence totale du monde intelligible. Le conseil moral
stoïcien *12 prend un sens métaphysique, selon un mouvement qui est
cher à Porphyre 3 et que l’on retrouvera chez Proclus 4. La conversion
vers soi n’est possible qu’au plan intelligible. Ce n’est pas le mouve­
ment d’une substance matérielle; il n’y a de mouvement tonique, de
sortie de soi et de retour à soi, que chez les substances vivantes et pen­
santes, grâce à la plénitude ontologique des genres suprêmes 5. Il se

ce qu’il y a de plus pur et de plus beau dans l’union et sans que je puisse jamais
être séparé de toi, c’est de t’exercer à rentrer en toi-même, rassemblant à part
du corps tous tes membres spirituels dispersés et réduits à une multitude de
parcelles, découpés dans une unité qui jusqu’alors jouissait de toute l’ampleur
de sa force. » On remarquera une analogie d’expression entre ce dernier texte
et une phrase du texte de Victorinus que nous étudions :
Epist. ad Marcellam, io, p. 281, 3, Victorinus, § 55 = Adv. Ar., I, 57,
Nauck : 27 :
άπδ τής τέως έν μεγέθει δυνάμεως Ιαχυ- maximepotentificata counitione poten-
ούσης ένάσεως. tia patrica.
La notion d’une force d’unité, c’est-à-dire de cohésion interne, héritée du
stoïcisme (cf. p. 230), est assez caractéristique. Dans la lettre à Marcella,
il s’agit de l’état transcendant dans lequel l’âme n’était pas encore dispersée en
facultés distinctes par son rapport au corps ; dans le texte de Victorinus, il s’agit
de l’état transcendant d’unité interne dont la vie et la pensée, même manifestées,
ne sont pas séparées : « Totum semper unum mansit. » Les Sententiae insistent
sur l’identité entre le mouvement vers soi et le mouvement vers l’Étant (40, 5,
p. 38, 7, Mommert; je reproduis la traduction d’A. Solignac, dans Œuvres de
saint Augustin, les Confessions, 1.1, p. 681) : « A ceux en effet qui peuvent rentrer
en leur propre essence par la pensée et connaître leur essence et se retrouver
eux-mêmes par cette connaissance et la conscience qu’ils en prennent, selon
l’identité du connaissant-connu (cf. De abstin., I, 29, cité plus haut : « notre
conjonction naturelle au contemplant-contemplé »), à ceux qui sont ainsi
présents à eux-mêmes, l’Étant est aussi présent. Mais pour ceux qui cessent
d’être en eux-mêmes pour sortir vers d’autres choses, comme ils s’éloignent
d’eux-mêmes, l’Étant aussi s’éloigne d’eux. » On voit, par cet ensemble de textes,
que, pour Porphyre, le véritable moi est dans le monde intelligible, et que la
connaissance de soi est retour vers cet état originel. Cf. p. 91, n. 1.
1. Porphyre, Symmikta Zetemata, p. 83-85, Dôrrie; cf. p. 191, n. 3.
2. Épictète, Dissert., III, 22, 38 : « Si vous le vouliez, vous découvririez que
le bien est en vous; vous n’erreriez pas au-dehors; vous ne chercheriez pas les
choses étrangères comme si elles vous étaient propres. Rentrez en vous-mêmes
(έπιστρέψατε αύτο'ι έφ’ εαυτούς). E.-R. Dodds, qui cite ce texte à propos de
Proclus (Proclus, The Eléments of Theology, p. 202, n. 1), cite également Épictète,
Enchir., 10; Marc Aurèle, VII, 28; Sénèque, Epist., 7, 8 : « Recede in te ipsum. »
3. Cf. p. 289 sq.
4. E. R. Dodds, Proclus Eléments of Theology, p. 202, a bien montré comment
les prop. 15-17 des Éléments veulent réfuter la psychologie stoïcienne à partir
de ses propres prémisses, en établissant qu’une substance capable de se retourner
vers elle-même ne peut être qu’immatérielle.
5. On peut dire que la plus grande partie des Sententiae est destinée à effectuer
cette transposition du stoïcisme, cf. Sent., x6, p. 5, 3, Mommert : l’âme peut
connaître les logoi des choses en se retournant vers elle-même, et surtout 40-44,
LA CONVERSION DE LA PENSÉE CHEZ PORPHYRE 329

peut donc que Porphyre ait conçu le rapport entre l’Un et l’intellect
sur le modèle du rapport entre l’intellect et l’âme; le soi du second Un
est en effet le premier Un.
Comme dans nos textes, le processus triadique par lequel, selon le
commentaire Sur le Parménide, l’intellect se voit, constitue un seul
mouvement ou un seul acte et pourtant les directions ou les états de ce
mouvement constituent des déterminations irréductibles : ce mouvement
est d’abord immobile dans l’existence, puis sorti de l’existence, puis
tourné vers soi x. Existence, vie et pensée ne constituent pas encore,
comme ce sera le cas chez Proclus, des plans de réalité hypostasiés * 12.
Ce sont avant tout des actes qui sont au nombre de trois par une néces­
sité interne, en vertu de la continuité même du processus dont ils sont
les moments. Ils n’ont de valeur hypostatique qu’en leur état originel
(le premier acte équivaut finalement au premier Un) et en leur état
final (la pensée qui achève la vie et revient vers l’origine équivaut au
second Un3). La pensée porphyrienne est, sur ce point, encore très
proche de Plotin : existence, vie et pensée ne sont pas des hypostases,
mais des genres suprêmes qui représentent les aspects irréductibles
d’une même substance 4. Si, dans nos textes, la triade des genres est en
fait une ennéade, c’est uniquement pour assurer la réalité de la pré­
existence, de la procession et de la conversion, à l’intérieur d’une seule
et même réalité : l’être est vie et pensée, parce que vie et pensée sont

p. 35, ii et sq., où la capacité de revenir à son essence (p. 38, 7), de se connaître
en se séparant du corps (p. 40, 4-6), d’être à la fois l’œil et le spectacle (p. 42,
10-11) apparaît comme le signe de l’incorporéité. Cf. p. 232. Il est possible
que Priscien, Solut. ad Chosr., p. 45, 22, Bywater, vienne des Symmikta Zetemata
de Porphyre, comme le remarque W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 51,
à la suite de H. von Arnim, Quelle der Überlieferung über Ammonius Sakkas, dans
Rheinisches Museum, t. XLII, 1887, p. 276; en tout cas, on y remarque un raison­
nement analogue à Porphyre, Sent., 41, p. 39, 12 : si l’opération de l’âme est
séparée de la matière, sa substance aussi sera séparée; pour connaître les vérita­
blement étants, il faut se connaître; pour se connaître, il faut un acte cognitif
qui se tourne vers lui-même : « Omnis autem cognoscentis est converti ad cognos­
cibile et propterea se ipsum cognoscentis ad se ipsum cognitivam operationem
habere conversam; »
1. On remarquera la juxtaposition du pluriel et du singulier, en < Porphyre >,
In Parm., XIV, 22-26. D’une part, il est affirmé que tous, (c’est-à-dire les moments
qui viennent d’être distingués) sont des actes et d’autre part, existence, vie et
pensée sont présentées ensuite comme un seul acte qui aurait des directions dif­
férentes (immobilité, sortie, conversion vers soi). Même juxtaposition du pluriel
et du singulier dans nos textes, cf. p. 315.
2. Cf. p. 263 et 323.
3. Cf. p. 318 et 326. Les trois actes expliquent la naissance du second Un à
partir du premier et en même temps la continuité entre les deux Uns, le premier
Un étant le « soi » du second Un.
4. Sur cette notion de genres, cf. p. 217 et 245, E. R. Dodds, Proclus, The Eléments
of Theology, p. 220 (et n. 3) fait remarquer lui aussi que, dans le commentaire
de Porphyre, Sur le Parménide, existence, vie et pensée sont des relations inté­
rieures à une seule et même hypostase.
330 L'UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
l’acte d’être lui-même; mais la vie se pose comme vie et la pensée se
pose comme pensée, tout en restant identiques à l’être : l’implication
réciproque assure la continuité du processus et la prédominance sa
réalité. Mais la prédominance n’est pas, comme dans le néoplatonisme
postérieur, un principe de distinction hypostatique : l’hypostase du
second Un est le résultat du processus complet de procession et de
conversion, le résultat des actes qui constituent ce processus, la subs­
tance unique dont les trois genres nous révèlent les aspects dynamiques.
Nos textes du groupe II n’emploient d’ailleurs jamais le terme d’hypos-
tase1 : ce terme n’apparaît chez Victorinus que sous l’influence de la
théologie chrétienne et c’est en tant que théologien chrétien que Victo­
rinus a cru pouvoir identifier genres suprêmes et hypostases 2.

IX. — L’âme, triade intellectuelle

Selon l’ordre des hypothèses du Parménide, après avoir décrit succes­


sivement le premier Un, triade selon un mode transcendant, qui corres­
pond à la première hypothèse, puis le second Un, triade manifestée,
qui correspond à la seconde hypothèse, notre exposé s’achève3 sur la
description du troisième Un, c’est-à-dire de l’âme, triade-reflet, qui
correspond à la troisième hypothèse, dans l’exégèse plotinienne4 et
porphyrienne5. Plus exactement notre exposé décrit les deux reflets
successifs qui, à la suite de la sphère divine, reproduisent, selon deux
plans inférieurs, la structure de celle-ci.
Tout d’abord, l’âme, contenue encore dans le monde intelligible,
apparaît comme un reflet :
« Après que le mouvement circulaire s’est éveillé..., lors de la manifestation
de ce mouvement, lors de la manifestation de la totalité du divin..., à ce
moment-là, par l’ordre de Dieu s’est réalisée une image... L’âme a été faite
image de la vie 6, »
L’âme est ainsi comme une sorte de monde qui reflète la sphère divine.
Mais elle-même, à son tour, produit un reflet d’elle-même, en engen­
drant les âmes dans le monde sensible. Il y a là un rapport analogique :

1. Du moins au sens de distinction hypostatique. Subsistentia est employé


en un sens moins précis, Victorinus, § 23 (cf. p. 270) et § 56.
2. Cf. Victorinus, § 31 a.
3· §§ 57-6o.
4. Plotin, Enn., V, 1 [10] 8, 24.
5. Cf. le texte de Modératus de Gadès, rapporté et probablement paraphrasé
par Porphyre, dans Simplicius, In Phys., t. I, p. 230, 34, Diels qui distingue le
premier Un au-dessus de la substance, le second Un qui est le véritablement
étant ou l’intelligible et le troisième Un qui correspond à l’âme. Cf. p. 166.
6. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 1-7.
L’ÂME, TRIADE INTELLECTUELLE 331
de même que la triade originelle (entendons le premier et le second Un,
l’être, la vie et la pensée) produit son monde ou son reflet qui est l’âme,
de même l’âme, triade-reflet, produit elle aussi son monde ou son reflet :
« De même que la triade divine qui est monade a produit par mode de reflet
l’âme dans le monde intelligible, constituant, en son hypostase et substance
propre, cette âme que nous appelons proprement substance, de même l’âme,
triade et monade, mais seconde, a fait se dérouler un reflet dans le monde
sensible x, parce que cette âme, tout en restant là-haut, a engendré des âmes
qui sont dans le monde 1 2. »
L’âme, en sa substance, est donc triade : elle est être, vie et pensée 3.
Et l’être, la vie et la pensée ont, en elle, les mêmes rapports mutuels
que dans la sphère divine. D’une part, la vie et la pensée apparaissent
comme le mouvement de l’être 4, d’autre part, être, vie et pensée s’impli­
quent totalement, tout en étant distincts, chacun étant en quelque sorte
« en sa propre substance 5 ». Nous savions déjà que l’âme avait la même
structure interne que les genres suprêmes 6. Maintenant nous décou­
vrons qu’il y a en elle un rapport analogue à celui qui existe entre le
premier Un, qui est l’être, et le second Un, qui est vie et pensée mani­
festées. L’être de l’âme est l’image du premier Un7, et sa définition
est l’image du second Un 8. Elle imite enfin l’acte qui dérive 9 du second
Un en produisant comme lui un reflet10.
Mais cette imitation qui répond à une mission divine se révèle une
opération périlleuse, non pas pour l’âme universelle — elle reste dans
le monde intelligible 11 — mais pour les âmes particulières qu’elle envoie
dans le monde. A vrai dire, en décrivant la chute de l’âme dans le monde
sensible 12, notre exposé, comme il arrive fréquemment dans les textes
néoplatoniciens, ne distingue pas clairement entre l’âme universelle

1. Sur cette traduction, différente de celle de Sources chrétiennes, p. 385,


cf. p. 332.
2. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 64, 1-7.
3. § 60 = I, 63, 16-18.
4. § 60 = I, 63, 25-27.
5. § 60 = I, 63, 20-21.
6. Cf. p. 223 et p. 244 sq.
7. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 63,26 ; « Animaineo quod anima ut potentia
patrica. » Or nous savons que potentia patrica, pater, esse et unum sont identiques,
cf. p. 268 et p. 303, n. 3.
8. § 60 = I, 63, 25-27. Le second Un est duo in motu et l’âme est elle aussi
duo in motu selon la vie et la pensée. Cf. § 25 = I, 32, 38-39.
9. Sur la notion d’acte dérivé, cf. p. 335, n. 6.
10. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 64, 1-7; § 60 = I, 63, 30-33 : l’âme est
principe de mouvement comme les deux Uns sont principe du mouvement de
l’âme (les formules se rapportent à Phèdre, 245 c-d). Victorinus utilise notre texte
néoplatonicien pour illustrer la doctrine chrétienne de l’âme « à l’image et à la
ressemblance » (Gen., 1, 26), cf. sur l’enseignement de Victorinus à ce sujet,
P. Hadot, L’image de la trinité dans l’âme chez Victorinus et chez saint Augustin,
dans Studia Patristica, t. VI, Berlin, 1962, p. 411-424.
11. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 64, 6 : « Semper quae sursum sit. »
12. § 57·
332 L'UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
et les âmes particulières. C’est que l’âme particulière est originellement
confondue avec l’âme universelle. Tant qu’elle reste tournée vers l’intel­
lect, elle reste avec celle-ci dans le monde intelligible. Mais si elle se
détourne vers l’intellect pour exercer une activité de raisonnement
ou de sensation, elle descend alors l’échelle des étants, selon des degrés
que nous avons déjà étudiés à propos du groupe I h
L’interprétation générale de ce morceau dépend évidemment de la
traduction que nous avons donnée de la formule explicavit imagina­
tionem 123. Explicare peut signifier principalement « dérouler » ou « ache­
ver ». Quant à imaginatio, il correspond généralement chez Victorinus
à φαντασία s. Or, tous les autres emplois d’imaginatio ou de φαντασία chez
Victorinus signifient, soit l’apparence4, soit l’imagination5, soit la
manifestation 6. Il est peu probable que, dans notre présente formule,
imaginatio signifie « apparence ». En effet, tous les autres emplois à’ima-
ginatio qui présentent ce sens chez Victorinus, donnent un complément
à imaginatio : il s’agit toujours d’un semblant, d’une apparence de
quelque chose 7, jamais de 1’ « apparence » en soi. Faut-il alors entendre
imaginatio au sens de faculté de représentation ou d’imagination ? L’âme
aurait « produit l’imagination », en envoyant les âmes dans le monde
sensible. Ce sens est très possible : nous savons que, pour Porphyre,
l’imagination est le pneuma de l’âme, le premier corps qu’elle revêt
dans sa descente vers le monde sensible8. Toutefois, si notre formule
avait ce sens, il faudrait reconnaître qu’elle serait anormalement concise,
puisqu’elle ne donnerait aucune explication sur la genèse de l’imagi-

1. Cf. p. 178 sq.


2. Cf. p. 331, n. 1.
3. Cette équivalence se manifeste surtout dans les parallèles suivants : § 36
= Adv. Ar., I, 49, 11 : « Quod nullam imaginationem alteritatis habet. » § 77 = IV,
23, 6 : « Ut ne fantasia quidem copulationis sit. » § 78 = IV, 23, 17 : « Sine fantasia
alterius unum. » Dans ces trois textes, la même idée est exprimée : Dieu est un,
sans la moindre apparence, le moindre semblant d’altérité.
4. Cf. les trois emplois cités à la note précédente, auxquels on ajoutera : Adv.
Ar., III, 1, 30 : « Sine fantasia quod alterum. » III, 6, 9 : « Qua fantasia intelle­
gentiae. » IV, 7, 32 : « Fantasia alterius voluntatis. » IV, 6, 14 : « Ne actio vel
fantasia principii sit ad agentem. » De hom. recip., 3, 18 : « Vel fantasia aliqua
passionis. »
5. Victorinus, § 27 = Adv. Ar., I, 32, 71 : « Per fantasiam in falsam subsis­
tentiam circumducitur. » Candidus, Ad Viet., I, 3, 15 : « Ut non imaginatio
veluti duorum fiat » (= sans toutefois qu’on imagine comme une dualité). Ce
dernier texte, si on le compare aux textes cités à la note précédente montre l’étroite
liaison entre les sens subjectifs et les sens objectifs à’imaginatio : l’objet de l’ima­
gination est apparence et l’apparence est œuvre de l’imagination.
6. Adv. Ar., III, 7, 2 : « Hoc enim ceteris principium et primum ad fantasian
secundorum. »
7. Cf. n. 3 et 4.
8. Cf. p. 187 et p. 197, n. 7 et ajouter Synésius, De insomn., p. 152, 19, Terzaghi
(P.G., t. LXVI, 1289 C) : αϊσθησις γάρ αισθήσεων αΰτη (sc. φαντασία) δτι τό φανταστι­
κόν πνεύμα κοινότατόν έστιν αισθητήριον καί σώμα πρώτον ψυχής.
LA GÉNÉRATION DES ÂMES PARTICULIÈRES 333
nation. Surtout le contexte ne fait aucune allusion à l’aspect noétique
de la descente des âmes. Il nous faut donc examiner un troisième sens
possible, celui de « manifestation1 ». Il faudrait alors comprendre notre
formule de la manière suivante : l’âme « a achevé la manifestation » en
engendrant les âmes. Les âmes particulières seraient envoyées dans le
monde sensible pour y manifester la vie divine, elles y achèveraient la
« manifestation du divin 2 » inaugurée par la sortie du second Un. Cette
interprétation serait en parfaite harmonie avec l’ensemble de l’exposé.
Elle pourrait correspondre aussi à un renseignement doxographique
qui nous est fourni par Jamblique 3. Pourtant il est peu probable qu’ma-
ginatio, employé en ce sens, n’ait pas eu de complément. En effet la
« manifestation » n’était pas une notion à ce point reçue qu’elle pût
être comprise sans autre détermination. Notre groupe II parle par
exemple à’apparentia omnium totorum4* ou à'apparentia divinitatis
universaes. Nous sommes donc obligés d’examiner le contexte pour
comprendre le sens présent & imaginatio. On pensera alors plutôt à
la notion de « reflet ». En effet, toute la phrase veut établir une analogie
entre la production de l’âme universelle par la triade supérieure et la
production des âmes particulières par l’âme universelle. Or l’âme uni­
verselle est produite par mode de reflet (éffulgenter). C’est donc de la
même manière que doivent apparaître les âmes particulières. Imaginatio
peut effectivement désigner un « reflet 6 », un texte de Calcidius en fait

1. Cf. p. 332, n. 6.
2. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 2-3.
3. Jamblique, De anima, dans Stobée, I, 49, 39, t. I, p. 379, 2, Wachsmuth.
Je cite le texte dans la traduction de A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès,
t. III, p. 219 : « Les autres (pensent) que le but de la descente est d’offrir une
représentation de la vie divine (εις θείας ζωής έπίδειξιν) : telle est en effet la
volonté des dieux, de se rendre manifestes par le moyen des âmes; car les dieux
se produisent au dehors et se donnent en spectacle grâce aux âmes, quand elles
mènent une vie pure et immaculée. » Jamblique rapporte cette opinion à des
platoniciens de l’école de Taurus (11e s. ap. J.-C.), mais, comme le remarque
A.-J. Festugière, op. cit., p. 77, nous ne connaissons pas d’autres témoignages
concernant cette opinion. Jamblique, ibid., p. 378, 28 (Festugière, p. 219) nous
dit également que d’autres platoniciens de la même école enseignaient que les
âmes sont envoyées par les dieux sur la terre pour l’achèvement de l’univers
(εις τελείωσιν τοϋ παντός). A.-J. Festugière, op. cit., p. 75, compare ce texte à
Arnobe, II, 37, p. 78, 1-5 notamment : ad consummandam huius molis integritatem.
Dans Ia mesure où l’univers est manifestation de la puissance divine, cette autre
opinion est assez proche de la précédente et commente Tim., 41 c 1 : εί μέλλει
τέλεος ίκανώς είναι.
4· Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, ΐ7·
5· § 57.= I, 6ι, 2.
6. Imaginatio traduit alors peut-être εμφασις, terme employé lui aussi pour
désigner l’apparence chez Victorinus, § 38 = Ad Cand., 22, 1 : « Enfasin tem­
poris » et § 9 = Ad Cand., 6, 9 : « Sola enfasi exsistente... eorum quae vere non
sunt. » Or εμφασις signifie tout spécialement « reflet », Porphyre, Ad Gaurum,
VI, p. 42, 9, Kalbfleisch : τάς έμφάσεις τής φαντασίας ώσπερ έν κατόπτρω et
334 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
foi x. Mais, dans ce cas, explicare signifiera « dérouler » plutôt qu’ « ache­
ver ». Cela convient très bien à l’ensemble de la doctrine. L’activité
de l’âme, selon Plotin lui-même et surtout selon les néoplatoniciens
postérieurs, se traduit par un déroulement : déroulement dans le temps,
déroulement dans le raisonnement *12. Toutefois, il est peu probable que
l’on puisse traduire : l’âme « a déroulé un reflet ». En effet en produisant
un reflet, l’âme déroule ce qui est avant elle dans un état d’involution 3,
on ne peut dire qu’elle « déroule le reflet ». C’est le reflet lui-même qui
est le déroulement. Il faudra donc traduire : l’âme « a fait se dérouler
un reflet ». Tout en restant immobile, l’âme a fait se dérouler les raisons
séminales4 et le temps dans lequel elles se développent, en un mot

Περί ΰλης citant Modératus, dans Simplicius, In Phys., t. I, p. 231, 3, Diels :


κατ’ Ιμφασιν εκείνων (selon un reflet du premier et du second Un, reflet commu­
niqué par l’âme). Il y a d’autre part une étroite liaison entre les notions de φαντασία
et ό’εϊδωλον pour exprimer l’idée d’« image », par exemple Porphyre, Ad Gaurum,
XVIII, p. 61, 4-5, Kalbfleisch : τάς όνειρατικάς φαντασίας où l’on voit que φαντασία
désigne un objet de connaissance, comme είδωλον qui, souvent, est synonyme de
φάντασμα (Plotin, Enn., III, 6 [26] 7, 13; dans le contexte είδωλον est présenté
précisément comme un reflet, III, 6, 7, 25).
1. Calcidius, In Tim., 259, p. 266, 19, Waszink : « Persequitur aliud duplicis
imaginationis genus, quod apparet in his speculis quae facta sunt ad formam
cylindri caui siue imbricis. »
2. Chez Plotin, déroulement dans le temps, Enn., III, 7 [45] 11, 24 : de même
que la raison séminale se déroule (έξελίττων αύτόν) à partir d’un germe immobile,
ainsi l’âme s’est rendue elle-même temporelle en produisant le temps à la place
de l’éternité; déroulement dans le raisonnement, V, 8 [31] 6, 10 : de cette sagesse
où tout est ensemble vient une image (είδωλον) qui est en autre chose, qui désor­
mais est déroulée (έξειλιγμένον) qui s’exprime en un discours et découvre
les causes pour lesquelles les choses sont de telles manières. Chez Proclus, la
notion ό’άνέλιξις est souvent évoquée à propos de l’activité du Démiurge, par
exemple,In Crat., p. 15, 22, Pasquali : τάς νοητάς αιτίας... άνελίσσοντος et ρ. 55, 20 '·
τήν άνέλιξιν τών ειδών (cf. In Eucl., ρ. 37, 12, Friedlein), mais elle apparaît
surtout comme la fonction propre de l’âme (In Eucl., p. 139, 7; p. 16, 11 : l’âme
se déroule elle-même selon l’intellect). On remarquera chez Boèce, la liaison entre
temps et explicatio, Consol. Phil., IV, 6, 37-42, Rand : « Fatum uero singula digerit
in motum locis formis ac temporibus distributa ut haec temporalis ordinis
explicatio in diuinae mentis adunata prospectum prouidentia sit, eadem uero
adunatio digesta atque explicata temporibus fatum uocetur. »
3. Cf. note précédente, l’expression άνέλιξις τών ειδών.
4. Je pense que c’est de cette manière que l’on peut lier la notion de produc­
tion de reflet et la notion de génération des âmes; c’est ainsi que Plotin, Enn.,
II» 3 [52] 18, 19-22, dans un texte important sur lequel nous aurons à revenir
(p. 336, n. 5), après avoir affirmé (18, 12) qu’il naît de l’âme universelle une
image qui est puissance productrice (entendons par là les âmes particulières),
déclare que « tant que demeurent l’intellect et l’âme universelle, des raisons
séminales s’écoulent dans l’espèce inférieure de l’âme (c’est-à-dire dans les âmes
particulières) ». Selon Jamblique, De anima, dans Stobée, Ecl., I, 49, 35, p. 370,
7-8, Wachsmuth (Festugière, La Révélation d’Hermès, p. 195), Plotin et Porphyre
affirmaient que l’âme universelle « projetait » des vies ou des puissances dans
chaque partie du tout, ces vies ou ces puissances devant être entendues comme
des raisons séminales (cf. Porphyre, Sententiae, 29, p. 13, 10 : τόν λόγον τόν μερικόν
προβεβλημένον). Cf. ρ. 34Τ> η· 2·
LA GÉNÉRATION PAR MODE DE REFLET 335
« l’image mobile de l’immobile éternité 1 ». C’est la génération des âmes
particulières qui a réalisé ce déroulement.
L’idée d’une génération par mode de reflet, attestée en diverses
traditions 2, est très plotinienne. L’âme universelle apparaît chez Plotin
comme une image et un reflet de l’intellect3. D’autre part, Plotin a
toujours cherché à définir le rapport qui peut exister entre les âmes
particulières et l’âme universelle. A ce sujet, il utilise simultanément
les modèles de rapports qu’offrent les notions de genre et d’espèce,
de tout et de partie, de puissance universelle et de puissance particu­
lière 4. Mais il use aussi très abondamment de l’image du reflet56 . Cette
image, comme celles de la chaleur ou du parfum, sert à Plotin à illustrer
la notion d’acte dérivé et à la distinguer de la notion d’acte de l’essence e.

1. C’est en effet ce texte du Timée 37 d qui semble bien avoir été le point de
départ de ces spéculations sur la projection d’une image ou d’un reflet par l’âme
universelle. La doctrine de la génération des âmes particulières pouvaient d’autre
part se présenter comme une exégèse de Timée 41 d-42 d. Les semailles des âmes
et le déroulement du temps se trouvaient ainsi liées ensemble.
2. Notamment dans le gnosticisme, par exemple Plotin, Enn., II, 9 [33] 10, 25.
3. Enn., V, 3 [49] 8, 9 : ειδώλου, V, i [10] 3, 7 : είκών.
4· Le texte le plus caractéristique à cet égard est Enn., VI, 2 [43] 22, 28 :
« L’âme peut être en acte comme genre ou comme espèce ; il en résulte que les
âmes particulières sont des espèces ; et les actes de ces âmes sont eux aussi doubles :
si leur acte est tourné vers le haut, elles sont l’intellect; si leur acte est tourné
vers les choses inférieures, ces âmes deviennent les autres puissances qui sont
en elles, selon leur hiérarchie; la dernière de ces puissances touche la matière
et l’informe, et le fait qu’elle soit en bas, n’empêche pas tout le reste de l’âme
d’être en haut. » Le passage de la notion de partie à la notion de puissance se fait
surtout en VI, 4 [22] 4, 34 et 9, 1 sq.
5. C’est à cette image qu’aboutissent finalement les développements cités à
la note précédente, Enn., VI, 2 [43] 22, 32 : « Ce que nous appelons partie infé­
rieure de l’âme n’est d’ailleurs qu’un reflet de l’âme; elle n’est point séparée
d’elle comme par une coupure, mais elle est comme le reflet dans les miroirs qui
dure tant que le modèle reste présent au dehors » et VI, 4 [22] 9, 37 : les puis­
sances particulières ne sont pas plus coupées de leur source qu’un reflet de la
lumière dont il procède. On peut citer également IV, 9 [8] 4, 15 sq. : « Il y a une
âme unique qui est répandue dans la multiplicité des corps; mais avant cette
èaxte qui est « une dans le multiple », il y en a une autre qui n’est pas dans le
multiple et d’où procède l’âme qui est dans le multiple. L’âme qui est dans le
multiple est comme le reflet (εϊδωλον), répété en plusieurs endroits, de l’âme qui
n’est pas dans le multiple »; V, 2 [11] 1, 20 : « L’âme engendre ce reflet (είδωλο»)
d’elle-même qu’est l’âme sensitive et, dans les plantes, l’âme végétative »; I, 1
[53] 8, 17 : « Demeurant immobile, l’âme ne donne que des reflets (είδωλα)
d’elle-même, comme un visage en plusieurs miroirs; son premier reflet, c’est
l’âme sensitive qui est dans le composé humain ; c’est de celle-ci que procèdent
toutes les autres espèces d’âme, toujours l’une différente de l’autre, jusqu’à
l’âme génératrice ou productrice d’autre chose, de croissance par exemple ou
de tout autre action transitive s’exerçant sur un sujet différent de l’âme qui
produit » (j’accepte ici la transposition de Theiler : γεννητικοϋ καί άποτελεστικοϋ
άλλου).
6. On comparera surtout Enn., V, 4 [7] 2, 28 : « Il y a deux sortes d’actes,
l’acte de l’essence et l’acte dérivé de l’essence; le premier n’est autre que la chose
elle-même en acte; l’acte dérivé, c’est l’acte qui en suit nécessairement mais qui
est différent de la chose elle-même. Ainsi, dans le feu, il y a une chaleur qui
336 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
De même que l’intellect provient d’un acte second de l’Un, c’est-à-dire
d’un acte dérivé x, de la même manière, l’âme provient d’un acte dérivé
de l’intellect*12, et les âmes particulières d’un acte dérivé de l’âme uni­
verselle3. C’est une loi générale de la réalité : toutes choses produisent
un reflet d’elles-mêmes4. Ainsi l’ensemble des choses ressemble à une
suite de reflets 56*. Comme le dira Macrobe, c’est « une seule lumière qui
illumine toutes choses et c’est un seul visage qui se reflète en toutes
choses, comme en une suite de miroirs qui se succèdent en un ordre
défini8 ».
L’image du reflet introduit donc la notion d’ « acte dérivé ». Cette
notion a toutefois une signification différente chez Plotin et dans nos
textes. Chez Plotin, il n’y a d’opposition qu’entre l’acte de l’essence
et l’acte qui dérive d’elle : le premier Un est acte immobile en lui-même.
Le second Un est un acte dérivé de cet acte immobile. A son tour le
second Un est acte essentiel et l’âme, acte dérivé de cet acte essentiel.
Dans nos textes, au contraire, il faut distinguer l’acte tourné vers soi,
qui pose l’être, l’acte tourné vers l’extérieur, qui détermine cet être et

constitue l’essence du feu, et il y a une chaleur qui dérive de celle-ci et qui est
produite lorsque le feu exerce en lui-même l’acte qui est inné à son essence,
c’est-à-dire par le fait même qu’il reste feu » et IV, 5 [29] 7, 13 : « Il y a dans le
corps éclairant un acte intérieur qui est, en quelque sorte, sa vie; cet acte est plus
puissant que l’acte qui en dérive et il est comme son principe et sa source ; quant
à l’acte qui se répand au-delà des limites du corps éclairant, il est le reflet (εϊδωλον)
de l’acte intérieur; c’est un acte second qui ne se sépare pas de l’acte premier. »
Cf. également IV, 5, 7, 44. L’exemple de la chaleur et du parfum se retrouve en
V, 1 [10] 6, 30-37. Sur cette doctrine des deux actes, cf. p. 228, n. 4.
1. Ênn., V, 4 [7] 2, 34-395 V, 1 [10] 6, 27-30·
2. Enn., VI, 2 [43] 22, 25-28 : « L’âme est partie d’une partie (c’est-à-dire
la particularisation d’une intelligence déjà particularisée), mais cela en tant qu’elle
est un acte dérivé de l’intelligence; en effet, lorsque l’intelligence agit à l’intérieur
d’elle-même, les résultats de son acte sont les intelligences particularisées; mais
lorsqu’elle agit à l’extérieur d’elle-même (je pense qu’il faut lire έξω αύτοΰ et
non έξ αύτοΰ, à cause ά’ένεργεΐ et des parallèles V, 1 [10] 6, 32 : προς τδ έξω αύτών
ou IV, 5 [29] 7> 34 '■ πρδς τδ έξω), le résultat de son activité est l’âme. »
3. L’âme particulière est acte dérivé ou reflet d’une âme antérieure, Enn., IV,
5 [29] 7, 44-51 : « Un reflet dans un miroir (έν τφ κατόπτρφ ε’ίδωλον) est l’acte de
l’objet qu’on y voit; cet objet agit sur ce qui peut subir son action, mais ne s’écoule
pas en lui... il en est ainsi de l’âme; en tant qu’elle est l’acte d’une âme qui lui
est antérieure, son acte, dérivé de la première, persiste autant que persiste la
première. » C’est également le sens de V, 2 [11] x, 20 cité p. 335, n. 5 : les âmes
inférieures sont des reflets et des actes dérivés de i’âme universelle, comme l’âme
universelle est reflet et acte de l’intellect. Toute cette doctrine de l’acte dérivé
est destiné à assurer l’immobilité de l’engendrant, cf. Victorinus, § 60 = I, 64,
6 : « Semper quae sursum sit. »
4. Enn., III, 6 [26] 17, 12 : ποιούντων γάρ πάντων <τών> δντων εις τά άλλα ή τδ
άλλο την αύτών ένόπτρισιν (Beutler-Theiler).
5. C’est probablement ainsi qu’il faut entendre Enn., II, 3 [52] 18, x6 où le
monde est présenté comme είκών άεί εΐκονιζόμενος, toutefois l’expression peut
signifier que le monde continue sans cesse à refléter les modèles (l’intellect et
l’âme) qui sont avant lui; en ce sens, il serait un reflet « déroulé ».
6. Macrobe, In Somn. Scip., I, 14, 15 : « Cunctaque hic unus fulgor illuminet et
in universis appareat, ut in multis speculis, per ordinem positis, vultus unus. »
UÂME-TRIADE CHEZ PORPHYRE 337

le définit, et enfin l’acte dérivé. Les deux premiers appartiennent à


l’essence : ils posent la substance complètex, le troisième seulement
produit un effet extérieur à cette substance. Nous l’avons vu à propos
de la doctrine des genres suprêmes, l’acte tourné vers soi correspond
à l’être, l’acte tourné vers l’extérieur correspond à la vie et à la pensée
et assure la définition de l’être*2. Dans la perspective du Parménide,
l’acte tourné vers l’intérieur correspond au premier Un et au repos3,
l’acte tourné vers l’extérieur correspond au second Un, à la vie et à la
pensée, à la procession et à la conversion4. C’est l’activité qui dérive
de cette triade qui produira donc l’âme. On peut ajouter que ces trois
actes peuvent se distinguer dans l’âme elle-même. L’acte intérieur de
l’âme, c’est l’être de l’âme, c’est-à-dire sa préexistence au sein de l’intel­
. L’acte extérieur, c’est son autodéfinition, comme vie et comme
lect 56
pensée, qui la fait passer du plan intelligible au plan intellectuel ®. L’acte
dérivé, c’est la production des âmes individuelles7. De même, pour
les âmes individuelles, l’acte intérieur, c’est leur être, c’est-à-dire leur
préexistence dans l’âme universelle, l’acte extérieur, c’est leur auto­
définition, et l’acte dérivé, c’est la production d’un reflet sur la matière.
La conception du caractère triadique de l’âme, telle qu’on la trouve
exposée dans le texte que nous étudions, est très caractéristique. Tout
d’abord, le premier Un et le second Un forment triade ensemble8;
ensuite l’âme qui reflète la sphère divine est elle aussi une triade qui a
la même structure, c’est-à-dire qui est être, vie et pensée 9 et qui reflète
ainsi la triade que constituent le premier et le second Un. C’est là
précisément la doctrine que Proclus rapporte à des « anciens » :
« Considérant ces choses, les « anciens » concluent ce que voici, au sujet de
l’âme, en plusieurs endroits de leurs écrits : toute âme est être, vie et intellect
et, quelque terme que l’on choisisse parmi ces trois-là, on ramène avec lui les

x. Cf. p. 233.
2. Cf. p. 228-232.
3. Cf. p. 284 sq.
4. Cf. p. 329.
5. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 63, 24 : « Et sicuti pater esse... sic anima
in eo quod anima ut potentia patrica. » De même que le second Un, réduit à
son esse, à sa potentia patrica, se confond avec le premier Un, de même l’âme,
réduite à son esse, s’identifie à l’hypostase antérieure, c’est-à-dire au second Un,
en tant que ce second Un est le monde intelligible.
6. § 60 = I, 63, 25 : « Et sicuti... filius duo, sed in motu et in actu... sic anima...
vivificatio et intellegentia in motu. » On rapprochera ce texte de § 25 = I, 32, 35 :
« Definitur enim motione et exsistit unum Ôv, duplici potentia in uno motu exsis­
tente vitae et intellegentiae. »
7. § 60 = I, 64, 5 : « Explicavit imaginationem. »
8. § 60 = I, 63, 18, 25, 32 et I, 64, 1-2. Cf. p. 259 et p. 326.
9. § 60 = I, 63, 18 et I, 64, 5 : « Trinitas unalis secunda. » § 60 = I, 63, 16-27
à rapprocher de § 25 = I, 32, 27-39.
338 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
deux autres, puisque, dans l’âme, tout circule au travers de tout; et l’âme
tout entière est une et son unité est parfaite; enfin chez elle la partie est
consubstantielle au tout L »
Ici, comme en d’autres endroits, Proclus, en parlant des « anciens »
fait probablement allusion à Porphyre1 2. Porphyre considérait l’âme
comme une triade inférieure à la triade intelligible, mais pourvue de
la même structure. Cette triade inférieure était une triade « intellec­
tuelle 3 »; tel est en effet le plan qui est propre à l’âme dans la hiérarchie
des étants. Cette triade intellectuelle vient immédiatement à la suite
de la triade intelligible, tandis que, chez Jamblique probablement,
chez Proclus certainement, la triade intelligible et intellectuelle vient
s’intercaler entre l’ordre intelligible et l’ordre intellectuel.
Si l’âme est consubstantielle à elle-même, parce qu’elle est être, vie
et pensée, est-elle aussi consubstantielle à la triade suprême de
l’être, de la vie et de la pensée ? Dans son Traité de Tâme, Jamblique
oppose, à ce sujet, deux opinions. D’une part, certains, comme Numénius,
Plotin, Amélius et Porphyre, affirmeraient que l’âme, même particulière,
est consubstantielle à tout le monde intelligible 4 : tout est dans tout,
bien que, pour chacun, d’une manière appropriée à son essence 5. D’autre
part, une doctrine, que Jamblique lui-même adopte, affirmerait que
l’âme vient après l’intellect selon une autre hypostase, comme une
réalité inférieure6. Cette opposition semble assez bizarre et il n’est
pas étonnant que Jamblique lui-même doive reconnaître que Plotin
ne professe pas cette opinion absolument et que Porphyre, tantôt s’en
sépare avec véhémence, tantôt y adhère fermement7. En effet, Plotin
pourrait être aussi bien un témoin de la seconde opinion8 que de la

1. Proclus,In Tim.,t.Yi, p. 166, 28, Diehl : εις ταΰτα δέ βλέποντες οί παλαιοί


κάκεΐνα συλλογίζονται πολλαχοϋ περί αύτης ότι πάσα καί δν έστι καί ζωή καί νοϋς, καί
δπερ άν λάβης τών τριών καί τά λοιπά συνάγεις έπειδή πάντα έν αύτή διά πάντων φοιτά
καί ή πάσα μία έστί, καί τό έν αύτης παντελές έστι καί τδ μέρος όμόχρουν τώ δλω
έπ’αύτης. On remarquera que cette implication réciproque de l’être, de la vie et de la
pensée, fonde la consubstantialité de l’âme avec elle-même (όμόχρουν). Proclus
revient ailleurs, In Tim., t. Il, p. 225, 32, Diehl, sur cette doctrine : δτι μέν όμοούσιός
έστιν ή δλη ψυχή πρδς έαυτήν καί ομοιομερής καί οίον όμόχρους νοερά πάσα καί λόγος
οδσα νοερός. Ces formules signifient que la vie et la pensée sont essentielles à l’âme,
qu’elles sont la définition de son essence, cf. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I,
63, 20 : « Simul habens ista όμοούσια in uno » et § 25 = I, 32, 31-32 : « Et idcirco
δμοούσια omnia. »
2. Cf. Proclus, In Tim., t. II, p. 162, 25 sq., exposant l’opinion de Porphyre
sur le Cratère : on retrouve όμόχρους et ομοιομερής (163, 4) à propos de l’âme.
3. Cf. νοερά dans le texte de Proclus, cité n. 1 et, pour les rapports
entre « intellectuel » et « intelligible » chez Porphyre, cf. p. 101 et 183.
4. Jamblique, De anima, dans Stobée, Ecl., 1,49, 32, p. 365, 5 sq., Wachsmuth.
5. Sur cette doctrine, cf. p. 243.
6. De anima, dans Stobée, 1,49, 32, p. 365, 22 sq. (Trad. Festugière, La Révé­
lation d’Hermès, t. III, p. 184.)
7. Ibid., p. 365, 15-20.
8. Dans la mesure où l’âme est une hypostase inférieure à l’intellect.
LES DEUX ÉTATS DE L’ÂME 339
première 4. Quant à Porphyre, nous savons effectivement par saint Augus­
tin que dans le De regressu animae, il affirmait que l’âme est consubstan­
tielle à l’intellect divin12, donc à la seconde hypostase. Par ailleurs,
Jamblique lui-même nous dit que Porphyre considérait les opérations
de l’âme universelle comme entièrement séparées de celles des âmes
5, alors que, plus haut, il rangeait Porphyre dans le groupe
particulières 34
de ceux qui plaçaient même dans les âmes particulières, tout le monde
intelligible4. On peut se demander si cette juxtaposition d’opinions
apparemment contradictoires ne se retrouve pas dans notre exposé.
D’une part, une phrase, il est vrai très obscure, semble affirmer que
l’âme, en son unité originelle, c’est-à-dire en sa préexistence, est consubs­
tantielle à la triade intelligible 5. D’autre part, une autre phrase affirme

1. Dans la mesure où l’âme fait partie du monde intelligible.


2. Porphyre, De regressu animae, fr. io, Bidez, dans Augustin, De civ. dei,
X, 29 : « Vos certe tantum tribuitis animae intellectuali... ut eam consubstantialem
paternae illi menti quem Dei Filium confitemini, fieri posse dicatis. »
3. Jamblique, De anima, dans Stobée, I, 49, 37, p. 372, 13, Wachsmuth
(trad. Festugière, p. 203).
4. Cf. p. 338, n. 4. Jamblique semble mélanger deux problèmes : le groupe
de Numénius, Plotin, Amélius, Porphyre considérerait l’âme particulière comme
consubstantielle au monde intelligible (c’est ce que Proclus reprochera à Théo­
dore d’Asiné, In Tim., t. III, p. 246, 23, Diehl et p. 231, 7. 245, 9); l’autre groupe
(cf. p. 338, n. 6) considérerait l’âme universelle comme une substance différente
de la substance intelligible. Mais il semble qu’il y ait, pour le premier groupe,
un argument a fortiori : s’ils vont jusqu’à considérer l’âme particulière comme
consubstantielle, à plus forte raison ne distinguent-ils pas la substance de l’âme
universelle de la substance intelligible. Ce que Jamblique leur reproche, c’est
de ne pas distinguer l’ordre intelligible pur des ordres inférieurs : intelligibles
et intellectuels ou seulement intellectuels.
5. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 63, 29 : « Όμοούσιον ergo etiam ipsa in sua
unalitate et simili substantia in triplici potentia. » Cette phrase oppose όμοούσιον
et όμοιούσιον (simili substantia) : l’âme est consubstantielle en son unité et de
substance semblable en sa triple puissance. La phrase précédente vient d’affirmer
en faisant allusion à Gen., 1, 26, commenté dans le contexte, que l’être de l’âme
est « selon l’image » du Père et du Fils, tandis que son sic esse, son être de telle
manière, entendons sa qualité ou son activité, est « selon la ressemblance ».
D’autres textes, notamment Adv. Ar., I, 20, 51-65, distinguent aussi entre
l’ordre du « selon l’image » qui est propre à la substance et l’ordre du « selon la
ressemblance » qui est propre à la qualité. Cela veut dire que l’âme en sa substance
est « image de l’image » qu’est le Logos, tandis qu’en son activité, elle peut ressem­
bler ou non à la perfection morale du Logos. Il semble donc bien qu’il faille com­
prendre de la manière suivante la phrase qui nous intéresse : « L’âme est consubs­
tantielle à la triade divine, lorsqu’elle est en son unité originelle, et elle est sem­
blable en substance à la triade divine, lorsqu’elle déploie sa triple puissance,
c’est-à-dire lorsqu’elle exerce son activité de vie et de pensée. » Sans doute,
Victorinus refuse-t-il habituellement de dire que l’âme est « consubstantielle »
à Dieu ou au Logos (cf. Adv. Ar., I, 56, 4 : « Alia substantia »; III, 12, 21 : « Ergo
illa όμοούσια, anima vero όμοιούσιον »). Mais la consubstantialité dont parle
notre texte correspond à un état de préexistence, dans lequel l’être de l’âme
coïncide, sous un mode transcendant, avec l’hypostase dans laquelle il est contenu
en puissance. On se demandera alors ce que signifie exactement simili substantia.
Ce terme, comme en Adv. Ar., III, 12, 21 s’applique à l’âme « manifestée »,
posée en sa substance et hypostase propre. A ce moment, l’âme n’est plus dans
340 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
que l’âme est créée par mode de reflet « en son hypostase propre », et
qu’elle constitue alors la « substance proprement dite », entendons par
là la matière-sujet du monde intelligible x. En fait, il s’agit de deux états
de l’âme. En son état de préexistence, en son être pur, l’âme est Idée,
elle est elle-même sous un mode transcendant, elle est alors confondue
avec l’intellect et consubstantielle à lui *12. En son état d’autodéfinition
qui est en même temps résultat d’un acte dérivé de l’intellect, l’âme se
distingue de l’intellect, devient sa « matière », descend au plan purement
intellectuel3.
Cette doctrine de l’âme, matière du monde intelligible, était esquissée
chez Plotin4. Mais elle est ici systématisée et en quelque sorte durcie,
selon l’image traditionnelle des « enveloppes » ou des « véhicules 5 ».
Chaque plan de la réalité devient la matière ou le corps du plan supé­
rieur 6. On obtient finalement cette « chaîne » de réalités : Logos divin
— âme divine — logos sensible — âme sensible — corps matériel, dans
laquelle chaque terme est le siège ou le corps du terme précédent7.

son état d’unité originelle (in sua unalitate), elle est « en sa triple puissance »,
c’est-à-dire qu’en exerçant, selon un mode inférieur, et séparé, sa vie et sa pensée,
elle perd sa consubstantialité originelle; cette consubstantialité reste d’ailleurs
un premier moment transcendant éternellement contenu dans l’intellect, mais
l’âme elle-même se réalise comme une substance différente qui a seulement
des quaEtés semblables à celles de la substance inteUigible.
1. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 64, 1-4, comparer avec § 11 — Ad Cand.,
7, 20-22.
2. EUe est alors « inteUigible et intellectuelle », cf. p. 100, 178 et 191, n. 2.
3. Cf. p. 190.
4. Cf. p. 195.
5. Le point de départ de ces spéculations pourrait être Platon, Tim., 30 b :
νοϋν μέν εν ψυχή, ψυχήν δ’έν σώματι συνιστάς το παν συνετεκταίνετο, formule que
l’on retrouve dans les Oracles chaldaïques, cités par Proclus, In Tim., t. I,
p. 318, 18, Diehl (Kroll, De or. chald., p. 47; H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 181, n. 22) : νοϋν μέν ψυχή, ένί σώματι δ’άργφ ήμέας έγκατέθηκεν πατήρ άνδρών
τε θεών τε. Dans l’hermétisme, on trouve des traces de la doctrine des enve­
loppements, notamment Corp. Herm., X, 13 où est présentée la suite intellect-
logos-âme-pneuma-corps. Sur cette doctrine des enveloppements et des véhicules
■on consultera les notes 48 et 49 de l’édition Nock-Festugière, Corpus Herme-
ticum, 1.1, p. 128-129, et E.-R. Dodds, Proclus, The Eléments of Theology, p. 313
sq.
6. Victorinus, § 60 = Adv. Ar., I, 64, 1-7 où l’âme universeUe est matière
du monde inteUigible et le « reflet » matière de l’âme universelle; voir aussi les
textes cités à la note suivante.
7. Victorinus, §§ 58-59. Le § 58 pose un problème intéressant. Il fait suite
■à un développement (Adv. Ar., I, 61, 28-62, 31) qui est un commentaire de
Gen., 2, 7 (texte concernant la création d’Adam) et qui comporte une inteipré-
tation allégorique de Matth., 24, 39-41. Nous sommes donc en pleine tradition
chrétienne et, comme je l’ai montré dans mon commentaire de l’édition Sources
chrétiennes, la distinction de deux âmes et de deux inteUects dans l’homme était
traditionneUe, au moins depuis Origène. On distinguait un inteUect bon et une
âme bonne, qui seraient sauvés, et un intellect mauvais et une âme mauvaise,
qui seraient abandonnés lors du jugement. On pourrait donc penser qu’en § 58,
où sont distingués un intellect divin, une âme divine, un intellect matériel, une
LES DEUX ÉTATS DE L’ÂME 341
On retrouve, en d’autres œuvres de Porphyre, les éléments de cette
doctrine : l’âme intellectuelle y est présentée comme le corps de l’intel­
lect *1 ; l’imagination, identifiée à l’intellect ou au logos sensible, est à
son tour le corps de l’âme divine 2 ; cette même imagination, devenue
le logos de l’être vivant, prend pour siège les puissances qui lui sont infé-

âme matérielle, nous sommes en présence de la même doctrine. Mais, en fait,


il y a des différences entre les formules du paragraphe « chrétien » et les formules
du paragraphe « néoplatonicien ». En premier lieu, le paragraphe chrétien ne
parle que de logos ou d’âme célestes ; le paragraphe néoplatonicien parle d’intel­
lect divin et d’âme divine, tout en faisant remarquer que cet Intellect divin corres­
pond au Logos céleste dont il était question plus haut. Le Logos matériel devient
un pneuma (spiritus) matériel — sur ce point, cf. p. 341, n. 2. D’autre part,
le paragraphe chrétien affirme que si les deux intellects et les deux âmes consti­
tuent l’homme actuel, ils seront séparés au jugement. Le paragraphe platonicien
affirme que chaque terme est le véhicule de l’autre et ne parle que de purification,
non de séparation. C’est donc Victorinus lui-même qui a été frappé de l’analogie
entre la doctrine issue d’Origène et la doctrine porphyrienne (cf. p. 341, n. x-2)
et qui a introduit dans son développement « chrétien » cette théorie néoplato­
nicienne qui, au fond, est extrêmement différente, malgré les analogies verbales.
En effet, chez Origène et dans la tradition chrétienne (Origène, In Matth. Com­
mentariorum Series, 57-58, dans Origenes Werke, t. XI, 2, p. 131, 21, Kloster-
mann; P.G., t. XIII, 1690 D sq. et Ambroise, In Lucam, VIII, 49, p. 414, 21
Schenkl), il s’agit de la distinction de l’homme nouveau (esprit et âme) et de
l’homme ancien (esprit et âme), non d’une hiérarchie d’ordre ontologique. Dans
le néoplatonisme, au contraire, il s’agit de degrés de perfection ontologique,
qui peuvent avoir accidentellement des conséquences morales. On remarquera
chez Victorinus, § 59, la formule : « Omne autem quod ex divinis est ad sua non
quasi pars eorum est, sed ut imago », que je traduis : « Tout ce qui procède des
choses divines est, par rapport à leur totalité, non comme une partie, mais comme
une image. » On retrouve ici le principe utilisé en § 60 : les réalités divines pro­
duisent des effets, non pas en perdant quelque chose d’elle-même, une « partie »,
mais en laissant se réaliser, par un acte dérivé, des reflets elles-mêmes, tout en
demeurant immobiles.
1. Porphyre, Ad Marc. p. 291, 3, Nauck : νοϋ γάρ σώμα ψυχήν λογικήν
θετέον.
2. Nous avons déjà vu, p. 197, n. 7, le rapport étroit qui existe entre imagi­
nation et intellegentia sensualis (qui sera assimilée à la δόξα, chez Proclus, cf.
p. 200, n. 1). Cette imagination ou intellect sensible est le corps de l’âme divine.
Les principaux textes se trouvent surtout dans la partie porphyrienne (cf.
W. Lang, Das Traumbuch des Synesios, p. 57 sq.) du De insomn. de Synésius,
par exemple V, p. 153,2, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1289 C) : τδ φανταστικόν πνεΰμα...
σώμα πρώτον ψυχής et VII, ρ. 155, Τ4> (P.G., t. LXVI, 1292 D) ούδέ έστιν όχημά
τότε θειοτέρας ψυχής (lorsque l’imagination descend vers les êtres sensibles, elle
cesse d’être le véhicule de l’âme plus divine — voir la suite du texte à la note sui­
vante). Le fait que l’imagination soit le corps de l’âme signifie que l’âme l’utilise :
c’est pourquoi il n’y a pas de pensée sans imagination, Porphyre, Sent., 16,
p. 5, 10, Mommert : αΐ νοήσεις ούκ άνευ φαντασίας (l’imagination est à l’intel-
lection, ce que l’impression sensible est à la sensation); Synésius, De insomn.,
VII, p. 156, 2 (P.G., t. LXVI, 1292 D) : τάς γάρ νοήσεις ούκ άφαντάστους ποιούμεθα
et ρ. 156, 6 : « La vie qui se développe (ή γε προβεβλημένη ζωή cf. Porphyre,
Sent., 29, p. 13, 10, Mommert : τδν λόγον... προβεβλημένου et Porphyre égale­
ment, dans Jamblique, De anima, dans Stobée, Ecl. I, 49, 35, t. I, p. 370, 8,
Wachsmuth : τάς ζωάς τάς... προβληθείσας) est vie de l’imagination ou vie d’un
Intellect qui utilise l’imagination. »
342 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE

Heures, c’est-à-dire l’âme sensitive x; enfin celle-ci siège dans le corps 2.


Dans cette perspective, aucune réalité ne « descend ». La « descente »
consiste essentiellement dans l’acte de prendre pour « corps » ou pour
instrument une réalité inférieure, c’est-à-dire finalement de laisser se

1. Synésius, De insomn., VII, p. 155, 15, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1292 D)


αύτή (sc. ή φανταστική ούσία) ταϊς ΰποκειμέναις δυνάμεσιν έποχεϊται,αύτή λόγος ούσα
τοϋ ζιρου.
2. Dans le morceau de ΓHistoire philosophique de Porphyre, récemment retrouvé
(Fr. Altheim et Ruth Stiehl, Porphyrios und Empedokles, p, 28), on remarquera
une suite d’enveloppements très semblable. Je donne ici la traduction française
de la version allemande du texte arabe, proposée par Altheim-Stiehl, p. 28 :
« Empédocle a dit que l’âme végétative est l’écorce de l’âme animale, l’âme ani­
male est l’écorce de l’âme raisonnable et l’âme raisonnable l’écorce de l’âme
rationnelle. Et tout ce qui est inférieur est l’écorce de ce qui est supérieur et le
supérieur est sa moelle. Parfois, au lieu d’écorce et de moelle, il parle de corps
et d’esprit; il pose l’âme végétative comme corps pour l’âme animale et celle-ci
comme esprit de l’âme végétative et ainsi jusqu’à l’intellect. » Évidemment, il
s’agit théoriquement de la doctrine d’Empédocle, mais il est clair que Porphyre
interprète celle-ci selon les schèmes de sa propre philosophie. Cette hiérarchie
de réalités qui s’enveloppent correspond assez bien à la hiérarchie que nous
trouvons chez Victorinus, §§ 58-59. Sans doute, dans ï’Histoire philosophique,
n’est-il question que d’âmes. Mais, chez Victorinus, §§ 58-59, les réalités qui se
superposent sont finalement des degrés différents où peuvent se situer les âmes.
Porphyre lui-même n’hésite pas à appeler l’imagination (l’intellect sensible)
âme pneumatique (Synésius, De insomn., VII, p. 156, 8, Terzaghi (P.G., t. LXVI,
1293 A) : τδ γέ τοι πνεύμα τοϋτο τδ ψυχικόν, Ô καί πνευματικήν ψυχήν προσηγόρευσαν
οί εύδαίμονες et Augustin, De civ. dei, X, 9; X, 27; X, 28; X, 32 : anima
spiritalis). A propos du texte de Ï’Histoire philosophique récemment décou­
vert, je crois devoir signaler une autre analogie entre Porphyre et Victorinus,
bien qu’il soit difficile de dire qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence. Dans
un texte que je n’ai pas retenu comme porphyrien parce qu’il me semblait trop
influencé par la tradition chrétienne, Adv. Ar., I, 56, 5-12, l’âme est comparée
au prophète Jean-Baptiste : « Facta enim a tripotenti spiritu, neque pure vox,
neque verbum, sed sicut ήχώ, audit ut loquatur, imago magis vocis quam vox.
Et hoc est Iohannis : vox exclamantis in deserto : dirigite viam domini. Anima
enim in deserto, hoc est in mundo, exclamat quoniam scit dominum deum et
vult mundari ut domino fruatur deo. Et ista dicit testimonium de deo et prae­
missa est in mundum ad testimonium testimonii. » L’âme, comme Jean-Baptiste,
est donc envoyée dans le désert, c’est-à-dire dans le monde, pour rendre témoi­
gnage à Dieu. Comme je l’ai noté dans mon commentaire, cette assimilation
entre l’âme et Jean-Baptiste est traditionnelle; elle remonte au moins au gnostique
Héracléon (cf. J. Mouson, Jean-Baptiste dans les fragments d’Héracléon, dans
Ephemerides theologicae Lovanienses, t. XXX, 1954, p. 319). Mais il est intéres­
sant de constater que Porphyre attribue à Empédocle la doctrine suivante
(Altheim-Stiehl, p. 35-36; je donne encore une fois une traduction française
de la version allemande) : « Lorsque l’âme universelle vit que les âmes parti­
culières étaient emportées et emprisonnées (par le monde sensible), elle leur
envoya une de ses parties, qui était plus pénétrante, plus fine, plus noble que
ces deux âmes, l’âme animale et l’âme végétale et que les âmes qui étaient empri­
sonnées en elles... Cette partie noble de l’âme est le prophète qui est envoyé lors
de chaque révolution des révolutions (c’est-à-dire à chaque grande année). »
On remarquera d’autre part que Synésius, De insomn., X, p. 163, 14, Terzaghi,
(P.G., t. LXVI, 1297 D) appelle lui aussi l’âme, prophète : καθαρά γάρ έσπ καί δια­
φανής καί άκήρατος, θεός ούσα καί προφήτις, εΐ βούλοιτο. Je signale donc cette
analogie doctrinale, tout en continuant à penser que le développement de Victo­
rinus est issu de la tradition chrétienne.
PROCESSION ET CONVERSION 343
dérouler, à la suite de l’acte intérieur à l’essence, un acte dérivé : l’intel­
lect et l’âme restent donc immobiles x, tout en produisant des réalités
inférieures. La chute des âmes particulières consiste seulement dans
le fait qu’elles « font attention 12 » aux choses qu’elles ont pris comme
corps ou comme instrument, qu’elles se tournent donc vers les choses
inférieures. Ce faisant, elles n’imitent plus la vie divine. En effet, dans
l’âme universelle, la triade divine se reflète parfaitement : la conversion
est inséparable de la procession, la pensée est compénétrée avec la vie.
L’âme universelle est puissance de vie intellectuelle3, toute sa vie est
« selon l’intellect4 » et consiste à contempler. Les âmes particulières
au contraire rompent le cercle divin de la procession et de la conver­
sion 5 : comme la Vie originelle, elles veulent vivifier 6 ; mais leur désir
de vivifier ne se transforme pas immédiatement en désir de connais­
sance7, il reste purement vital, il se porte vers les choses inférieures
d’une manière fougueuse et désordonnée 8, il devient désir d’engendrer
charnellement, en un mot, il n’est plus « sauvé 9 » par la pensée. C’est
ainsi qu’apparaît la vie dans le monde sensible. Elle est mouvement de
procession qui ne revient plus vers sa source. Les âmes, au lieu de se
retourner vers leur générateur, se tournent vers ce qu’elles engendrent.
Pourtant la conversion reste possible grâce à la faible étincelle de l’intel­
lect que l’âme a entraînée dans sa descente 1011 . La pensée, si l’âme se
retourne vers le haut, pourra encore sauver la vie de l’infinité u.

1. C’est le sens de la doctrine de 1’ « acte dérivé » ou du « reflet ». C’est pour­


quoi l’âme reste en haut, en engendrant les âmes qui sont dans le monde, Victo­
rinus, § 6o = Adv. Ar., I, 64, 6 : « Semper quae sursum sit. » Cf. Plotin, Enn.,
VI, 2 [43] 22, 32 : τό κάτω αύτης τό άλλο παν ού κωλύει είναι άνω.
2. Selon le sens fondamental ά’έπιστρέφειν, Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I,
61, 14-15 : « Si vero in inferiora respicit. » Cf. Porphyre, Sent., 30, § 2, p. 16,
3 sq. : les hypostases particulières (c’est-à-dire les âmes particulières) ont la
possibilité de se tourner vers ce qu’elles engendrent; c’est de là que vient pour
elles la faute. La matière leur apporte le mal, parce qu’elles se sont tournées vers
elle, alors qu’elles pouvaient se tourner vers le divin (cf. Victorinus, § 57 = Adv.
Ar., I, 61, 19 : « Cum in medio spirituum et intellegibilium et της ΰλης, proprio νω
ad utraque conversa »).
3. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 8 : « Potentia vitae intellectualis est. »
4. § 57 = I, 61, 9 : « Ad νοϋν quidem respiciens. »
5· § 56 = I, 60, 26 : « Quippe cum (deus) sit σημεϊον a quo et in quod omnis
motio conversione reducitur. » On trouve une description de ce mouvement
circulaire des choses divines, chez Porphyre, Sent., 30, § 1, p. 15, 12 et sq.
Mommert : l’âme avec son « corps cosmique », revient vers l’intellect, l’intellect
vers le Premier.
6. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 15 : «Potentia vivificandi fit. »
7. Cf. p. 313 sq.
8. Cf. p. 186, n. 3.
9. Victorinus, § 51 = Adv. Ar., I, 56, 33.
10. Cf. p. 183.
11. Le salut ne semble d’ailleurs pas purement intellectuel selon Victorinus,
§ 58 = Adv. Ar., I, 62, 37 : « L’âme matérielle est dans le corps matériel qui
doit être purifié avec les trois autres afin qu’il reçoive la lumière étemelle et la
344 L’UN ET LA TRIADE INTELLIGIBLE
Dans un autre développement du groupe II, on trouve une description
analogue de la chute et de la remontée de l’âme \ Ici encore la triade
apparaît parfaite dans l’essence originelle de l’âme : elle est être, elle
se définit par la vie et par la pensée. Le mouvement de la vie et de la
pensée est impassible dans la mesure même où il définit l’être de l’âme 2.
Mais, dans la mesure où vie et pensée se portent vers quelque chose
d’extérieur à l’âme, c’est-à-dire où l’âme se détourne de l’intellect,
leur mouvement devient sujet aux passions3 : le mouvement vital est
entraîné vers la matière et vers la mort4; la pensée est entraînée vers
la sensation et l’erreur 5. Mais là aussi la possibilité de la conversion
est évoquée. L’âme garde en son être la puissance de la vie intellectuelle;
cette semence peut enflammer la vie et la pensée et les ramener vers
leur origine 6.
Ainsi la destinée des âmes individuelles imite-t-elle dans le temps
le mouvement éternel de la triade divine.

vie étemelle. » Nous avons déjà fait remarquer (p. 340, n. 7) comment cette
poctrine était différente de celle, apparemment analogue, professée en Adv.
Ar., I, 62, 23-25. Dans le développement « chrétien », il y a un choix entre les
éléments sauvés et le vieil homme qui est abandonné. Ici, tous les éléments sont
purifiés; il n’y a pas de choix. Quatre termes doivent être purifiés : l’âme divine
(dans la mesure où elle a pris un corps spirituel, qui est l’imagination), le logos
sensible ou imagination, l’âme sensible, enfin le corps. La notion de purification
des éléments inférieurs de l’homme semble venir des Oracles. Le De regressu
animae parle d’une purification de l’âme intellectuelle par détachement du corps
(fr. il, Bidez, De civ. dei, X, 30 et XII, 27), d’une purification de l’âme pneuma­
tique, c’est-à-dire de l’imagination par les rites chaldaïques (fr. 2, 3, 4, Augustin,
De civ. dei, X, 9; X, 27). Les Oracles semblaient envisager également un salut
et donc une purification pour les parties inférieures de l’homme. C’est du moins
ainsi que les néoplatoniciens les comprenaient, car Synésius, De insomn., IX,
p. 162, 2, Terzaghi, après avoir cité (p. 161, 16, P.G., t. LXVI, 1297 B)
l’Oracle : « Il y a aussi pour le reflet une place dans le lieu rempli de lumière »
(άλλα καί είδώλω μερις εις τόπον άμφιφάοντα) entend cet είδωλον comme dési­
gnant le véhicule de l’âme, composé de feu et d’air (cf. H. Lewy, Chcddaean
Oracles, p. 219, n. 168, qui pense que cette interprétation de Synésius n’est pas
conforme à la lettre des Oracles pour qui le véhicule se dissout dans l’ascension
de l’âme). Un autre Oracle (cf. Psellus, Expositio in orae, chald., P.G.,
t. CXXII, 1140 B; Kroll, De or. chald., p. 54; H. Lewy, Chaldaean Oracles,
p. 169, n. 387) : σώμα σαώσεις (tu sauveras ton corps) semble affirmer un salut du
corps. Selon H. Lewy, op. cit., p. 213 et sq., il ne s’agirait que d’un salut médical,
d’une pureté et d’une hygiène à observer en cette vie. Mais il est possible que les
néoplatoniciens aient pensé, comme Synésius, à une sorte de métamorphose des
éléments du corps au sein du corps cosmique de l’âme divine (Synésius, De
insomn., IX, p. 162, 19, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1297 C) : έν τάξει τιν! τοϋ
κυκλικού γίνεται (sc. τδ εϊδωλον). La fin du texte de Victorinus, § 58 = Adv. Ar.,
I, 62, 38-39 : « Ut accipiat lumen aetemum » semble d’ailleurs correspondre à
une conception chrétienne de ce salut des éléments du composé humain.
1. Victorinus, § 27 = Adv. Ar., I, 32, 57-78.
2. § 25 = I, 32, 27-39, notamment 37 : « Inpassionaliter quidem ista. »
3. § 27 = I, 32, 60 : « Motione in duplicem potentiam procedente quae sola
patitur. »
4. § 27 = I, 32, 65-68.
5. § 27 = I, 32, 68-72.
6. § 27 = I, 32, 72-78.
CHAPITRE VI

Ld’agir et la forme

On peut déceler dans l’ensemble de textes que nous avons appelé


le groupe III et qui se trouve localisé dans le quatrième livre Adversus
Arium un ordre qui reproduit le schème triadique que nous connaissons
bien : une première partie 1 a pour centre la notion de vie, une seconde
partie2, la notion d’être, une troisième3, la notion de pensée. Mais
un changement complet de problématique intervient : il ne s’agit plus,
comme le groupe II, de définir les rapports mutuels qui existent entre
l’être, la vie et la pensée, mais il s’agit cette fois de définir les rapports
entre l’acte d’« être-vivre-penser » et la forme qu’est 1’ « existence-vie-
pensée », forme qui est engendrée par cet acte. Avant d’étudier avec plus
de détail les trois parties qui viennent d’être distinguées, nous essaierons
de comprendre comment et pourquoi cette nouvelle problématique
s’instaure.

I. — La question initiale :
VIVIT ET VITA SONT-ILS IDENTIQUES OU DIFFÉRENTS?

Le groupe II répondait à la question : l’être, la vie et la pensée sont-ils


identiques ou différents ? De cette question particulière, il passait immé­
diatement au problème général des rapports entre l’identité et l’altérité
il définissait les types possibles d’implication entre l’identité et l’altérité,
notamment l’altérité dans l’identité, propre au monde intelligible, et
l’identité dans l’altérité, propre au monde sensible. En revenant ensuite
au problème propre à la triade intelligible : être-vie-pensée, on pouvait

i. Victorinus, §§ 61-69.
2· §§7o-73·
3· §§74-89·
346 L’AGIR ET LA FORME
montrer que ces genres suprêmes se présentaient sous le premier type
d’implication, celui de l’altérité dans l’identité. Tout mélange supposant
une unité antérieure, le mélange entre l’altérité et l’identité postulait lui
aussi l’existence antérieure d’une identité pure. Il fallait donc replacer
le problème dans la perspective de l’exégèse du Parménide, c’est-à-dire
des rapports entre le premier et le second Un, entre l’Un purement Un
et l’Un-Étant, ce dernier correspondant au mélange d’altérité et d’iden­
tité. Ces rapports entre le premier et le second Un pouvaient aussi se
concevoir comme des rapports entre l’Un et la triade intelligible : exis­
tence, vie, pensée. Pour répondre complètement à la question concer­
nant l’identité et l’altérité entre l’être, la vie et la pensée, il fallait donc
distinguer deux états de la triade : d’une part, un état d’unité originelle
ou de confusion totale — pour reprendre une terminologie inspirée
du Parménide : l’Un de l’Un-Étant1 — et, d’autre part, un état d’altérité
dans l’identité, dans lequel la vie et la pensée étaient animées d’un mou­
vement double et unique de procession et de conversion. Il apparaissait
ainsi que la question initiale avait un double sens : premièrement, l’être,
la vie et la pensée sont-ils identiques entre eux, secondement, l’être, la
vie et la pensée sont-ils, respectivement, identiques à eux-mêmes dans
l’état d’unité originelle et dans l’état de manifestation ?
Notre groupe III commence par une question analogue, mais plus
énigmatique : le « Il vit » et la « Vie » sont-ils un, mêmes ou autres2 ?
Par un mouvement analogue, il passe lui aussi immédiatement de ce
problème particulier au problème général des rapports entre identité
et altérité 3, en montrant, d’une manière plus explicite que le groupe II,
que l’altérité dans l’identité se fonde dans une unité originelle.
Le raisonnement se présente ainsi : Vivit et vita ne semblent pas être
une seule chose, puisqu’il y a deux mots pour les désigner 4. Ils ne sem­
blent pas non plus différents, puisqu’ils s’impliquent mutuellement5.
Ils sont donc à la fois mêmes et autres 6. Mais un tel type de rapport

1. Cf. p. 257 et 273.


2. Victorinus, § 61 = Adv. Ar., IV, 1, 4.
3. §61 = IV, 1,4-19· ... .
4. § 61 = IV, 1, 5. Sur la distinction entre m actu esse et actionem esse, cf.
p. 369. n. 13.
5. § 61 = IV, 1, 7-9.
6. § 61 = IV, 1, 9-13. Il y a implication mutuelle (alterum in altero) donc
chacun est double (in quolibet altero duo), et pourtant cette dualité n’est pas
absolue (et si ut duo non ut pure duo), parce que l’implication est réciproque
(id in utroque). Ils ne sont pourtant pas totalement identiques, parce que l’iden­
tité qu’introduit l’implication réciproque se répète en deux termes : idem in
duobus est a se alteris. J’adopte ici une lecture différente de l’édition Henry-
Hadot. Nous avions lu : Sed idem in duobus est a se alter. Is ergo et idem est et
alterum in quolibet horum aliquo. Mais il est peu probable que idem, sujet neutre
de la dernière phrase puisse y être remplacé par is masculin. Et le sens devient
très difficile à comprendre ; le même serait à la fois même et autre dans chacun
IDENTITÉ ET ALTÉRITÉ ENTRE LE VIVRE ET LA VIE 347
suppose une unité initiale absolue. En effet, d’une part, chacun des
termes est lui-même et l’autre x, d’autre part, chacun des termes ne
fait qu’un avec lui-même * 12. Donc en chacun des termes, 1’ « autre » ne
fait qu’ « un » avec le terme en question 3. Si 1’ « autre en l’autre » ne
fait qu’un avec cet autre, ils sont donc absolument un, si on les prend
l’un et l’autre et en même temps 4.
Si l’on peut dire tout aussi bien qu’ils sont « un » ou qu’ils sont « mêmes
et autres », il faut donc distinguer deux états : un état d’unité originelle 56
et un état de distinction ®. Dans l’état d’unité, le « il vit » est vie et la vie
est le « il vit » : il ne s’agit pas seulement d’une union, mais d’une unité7.
Pour démontrer cette unité, notre groupe III utilise un raisonnement que
nous avons déjà rencontré à propos de l’âme, dans le groupe I et dans
le groupe II8. Dans l’âme et dans le monde intelligible, il n’y a pas de
distinction entre l’être et la qualité substantielle. La qualité ou défini­
tion de l’âme c’est le mouvement automoteur, c’est-à-dire la vie. Ainsi,
puisque l’être et la qualité sont identiques, l’être de l’âme est déjà vie.
Au niveau de l’âme et dans le monde intelligible, l’être et la vie sont
donc identiques. Dans le groupe III, le raisonnement ne sert plus à
démontrer l’identité entre l’être et la vie, mais entre le « Il vit » (ou le
« vivre ») et la « vie 9 ». L’être ne sert plus que de moyen terme. L’être
de la vie est mouvement automoteur, mieux encore, selon une distinc­
tion propre à notre groupe III, il est « se mouvoir 1011 ». Or « se mouvoir »,
c’est « vivre ». Ainsi la vie, en son « être », est identique au vivre u. Notre
développement ne donne la vraie raison qu’ensuite 12 : dans le monde
intelligible, il y a identité entre la substance et la qualité; il n’y a pas
de distance entre l’être et son activité. Toutes choses sont des « subs­
tances vivantes et pensantes ». Nous connaissons la force de cette der­
nière expression qui sert à décrire des réalités douées de conversion

des termes. Le passage du Parménide, 146 c, que j’ai cité dans mon commentairei
p. 980, n’est pas ad rem puisque dans le Parménide le sujet est l’Un, tandis qu’ic,
le sujet est le Même. En lisant alteris, on a le sens suivant : Ils sont donc mêmes ?
— Mais cette identité se trouve en deux termes différents l’un de l’autre. Donc
il y a identité et altérité en l’un quelconque de ces deux termes. »
1. § 61 = IV, 1, 16 : « Utrumque, hoc ipso quod est, et alterum est. »
2. § 61 = IV, 1, 18 : « Cum utrumque apud se unum est. »
3. § 61 = IV, 1, 18 : « In altero idem unum est. »
4. § 61 = IV, 1, 19 : « At cum idem unum est, vere unum est utrumque. »
5- §62.
6. §63.
7. § 62 = IV, 2, 3-6.
8. Cf. p. 204 et p. 232-234.
9. § 62 = IV, 2, 11-23.
10. § 62 = IV, 2, 14-15 : «Vitae esse suum est moveri. Ipsum autem moveri
hoc est vivere. »
11. § 62 = IV, 2, 15-16 : « Esse igitur et vivere est et essevitam. »
12. § 62 = IV, 2, 18-23.
348 L’AGIR ET LA FORME

vers soi et s’engendrant elles-mêmes \ Ce genre de description du


monde intelligible se retrouve chez Plotin et chez Porphyre 1 2. On remar­
quera que ces affirmations sont rapportées ici aux réalités qui appar­
tiennent au plan des « intelligibles et intellectuels », c’est-à-dire, selon la
hiérarchie proposée dans notre groupe I, au plan des véritablement
étants. Or, nous aurons à le revoir3, l’état d’unité entre le vivre et la
vie est en fait un état qui transcende le plan des « intelligibles et intel­
lectuels ». Il nous faudra expliquer alors cette apparente anomalie.
Le vivre et la vie sont donc, selon un certain état, totalement iden­
tiques. Mais on a dit également que le vivre est dans la vie et la vie dans
le vivre, et qu’ils s’impliquent totalement4. Ici encore l’expression peut
avoir deux sens. Si l’on retient que le vivre et la vie sont identiques 56,
il n’y a pas réellement implication mutuelle de deux termes distincts,
il n’y a donc pas deux implications ®, mais une seule implication qui forme
l’existence unique, l’être simple du vivre et de la vie : selon l’être, le
vivre est vie et la vie est vivre. Mais s’il y a distinction, il y aura deux
implications, celle de la vie dans le vivre, celle du vivre dans la vie7.
Sera impliqué dans l’autre, le terme qui sera l’effet de l’autre : ou bien
le vivre sera cause de la vie, ou bien la vie sera cause du vivre. Dans
cette perspective, l’unité du vivre et de la vie se dédouble, parce que
chacun des termes affirme sa puissance et son logos (définition) propres 89 .

1. Cf. p. 246, n. 1.
2. Cf. p. 216 et p. 352, n. 1.
3. Cf. p. 351 sq. et p. 411-412.
4. § 63 = IV, 3, 1-3.
5· § 63 = IV, 3, 3-5 où la question est posée : unane sit an duae? et IV, 3, 6-8
où la première hypothèse est envisagée : unam istorum, non geminam, copulam.
6. Je dois modifier, me semble-t-il, la traduction donnée dans Sources chré­
tiennes, pour § 63 = IV, 3, 4 : « Utrum naturalis ista conplexio et bigemina
exsistentiae modo pura simplicitas unane sit an duae ?» Il me semble difficile
grammaticalement de lier ensemble exsistentiae et duae et de considérer comme
formant une seule expression pura simplicitas unane. Je pense maintenant que
exsistentiae modo pura simplicitas est une apposition à naturalis ista conplexio.
Le sens est donc le suivant : « Il nous faut rechercher si cette naturelle et mutuelle
implication (celle du vivre dans la vie et de la vie dans le vivre), qui, par son mode
d’être, n’est que pure simplicité, est elle même simple ou double ? » Dans l’ordre
de l’être, comme il a été démontré au § 62, vivre et vie sont pure simplicité, ne
font qu’un. Mais, faut-il distinguer, demande Victorinus, l’implication de la vie
dans le vivre de l’implication du vivre dans la vie ? Y a-t-il une seule implication
ou deux implications distinctes ?
7. § 63 = IV, 3, 7 : « Iure ac merito unam istorum, non geminam, copulam
ad exsistentiam sui esse dicemus. »
8. § 63 = IV, 3, 8-12.
9. Sur ce point, je change ma traduction et mon interprétation antérieures.
En § 63 = IV, 3, 12-14 : » Potentia enim λόγω que suo atque divino refert ista
geminari ut eiusdem naturae ac potentiae alterum cuius sit id a quo hoc alterum »,
je traduis maintenant : « Il importe que le vivre et la vie (ista) soient dédoublés
en leur puissance propre et en leur définition propre et divine, de telle sorte pour­
tant que celui qui est produit par l’autre soit de même nature et puissance que
celui dont il provient. » Nous avons ici une application du principe de distinction
IDENTITÉ ET ALTÉRITÉ ENTRE LE VIVRE ET LA VIE 349
Jusqu’ici l’exposé se déroule donc selon un mode formel et hypothé­
tique, sans décider encore si effectivement l’un des termes est cause
de l’autre. Une seule concession*1 : il existe une certaine différence
entre le vivre et la vie, car ce n’est pas la même chose que l’acte et l’agir,
la puissance et l’acte, la cause et l’effet2. Mais, presque aussitôt, on va
passer de l’hypothèse à l’affirmation de fait : « Mais, à mon avis et selon
mon opinion bien éprouvée, puisque, dans la source primordiale et
originelle de la divinité première, le vivre est premier, la vie est seconde...
il s’ensuit que le vivre est cause de la vie et que la vie est l’effet du vivre 3. »
Dans les choses inférieures, c’est l’inverse : c’est la vie qui produit le
vivre des vivants4. Nous aurons à examiner plus loin la signification
de cette doctrine 56. Retenons pour l’instant qu’elle correspond à l’état
de distinction entre le vivre et la vie.
Le type de rapport ici défini en ce qui concerne le vivre et la vie est
tout à fait identique au type de rapport qui liaient entre eux les genres
suprêmes : unité originelle, puis implication réciproque e. Ici, plus encore
que dans le groupe II, il apparaîtra que ce type de rapport est destiné à
permettre d’imaginer une différenciation intérieure, une distinction qui
naît de l’unité sans s’ajouter à elle de l’extérieur7. Le modèle d’implica­
tion qui permettait de concevoir l’immanence réciproque des genres
suprêmes était, nous l’avons vu 8, la dyade de l’Un et de l’Étant au sein de
l’Un-Étant, entité qui correspond à la seconde hypothèse du Parménide.
Comparant, en son traité Des genres de Tétant9, le rapport étant-mouve-
ment à ce rapport Un-Étant, Plotin effectue une démarche de pensée
tout à fait analogue à celle que nous venons de décrire au début de ce
groupe III. Il commence par affirmer l’unité de l’étant et du mouvement,
en excluant entre eux tout mode de composition :
« Le mouvement ne doit pas être subordonné à l’étant ni ajouté à lui, mais
il est avec l’étant : si on le trouve en lui, ce n’est pas comme en un sujet; car

par prédominance : le vivre et la vie se distinguent l’un de l’autre dans la mesure


où chacun affirme sa puissance et sa définition propre; ils sont bien l’un en
l’autre, mais selon le mode propre (puissance et définition) de celui en qui ils
sont. Cette distinction par prédominance ne rompt pas l’identité de nature et de
puissance commune entre les deux termes. Si la prédominance de l’un sur l’autre
peut s’interpréter comme une production de l’un par l’autre, cette production
ne rompt pas l’égalité entre les termes qui s’impliquent. Sur le sens de potentia
désignant la puissance propre, cf. p. 294, n. 3.
1. § 63 = IV, 3, 14-22.
2. Sur cette énumération, cf. p. 369, n. 12.
3· § 63 = IV, 3, 23-28.
4. § 63 = IV, 3, 29-34·
5. Cf. p. 390-391·
6. Cf. p. 245 et p. 256.
7. Pour le groupe II, cf. p. 218-224, 234-239, 245, 256, 286, 329.
Pour le groupe III, cf. p. 352, 423.
8. Cf. p. 218, 224, 233, 257.
9. Enn., VI, 2 [43] 7, 16-24.
M9I

350 L’AGIR ET LA FORME


il est l’acte de l’étant et l’un n’est pas sans l’autre, sinon par une séparation pure­
ment conceptuelle ; les deux natures n’en font qu’une; car l’étant est en acte et
non en puissance x. »
Le mouvement n’est ni une espèce du genre « étant » (subordonnée
à lui) ni un accident du sujet « étant » (ajouté à lui). Nous retrouvons ce
genre de négations à propos du vivre et de la vie : ils ne sont pas liés
ensemble par un mode de composition quelconque, ils ne sont pas des
éléments qui s’ajoutent de l’extérieur les uns aux autres et, d’une manière
générale, dans le monde intelligible, il n’y pas d’accident, de qualification,
de dédoublement 1 2.
Plotin, comme notre exposé, envisage ensuite l’état de distinction
selon lequel il y aura cette fois deux implications, celle de l’étant dans
le mouvement, celle du mouvement dans l’étant et il compare cet état
au modèle de l’Un-Étant :
« Et si on veut les prendre à part, le mouvement apparaîtra dans l’étant et
l’étant apparaîtra dans le mouvement, de même que, dans l’Un-Étant, chacun
des deux termes pris à part contient l’autre et pourtant le discours rationnel
nous oblige à dire « deux » et à considérer l’une et l’autre forme comme double
et comme une 3. »
De la même manière, ici, le vivre apparaît dans la vie et la vie apparaît
dans le vivre, dans la mesure où chacun fait apparaître sa puissance et
son logos propres 45. De ce point de vue, ils sont deux et un.
Plotin et notre exposé distinguent donc bien deux états d’unité, que ce
soit entre l’étant et le mouvement, l’Un et l’Étant ou le vivre et la vie.
Cette distinction entre deux états trouve sa raison dans le conceptua­
lisme néoplatonicien. Comme le dit Plotin lui-même un peu plus loin :
« Pour les choses dont l’être est lié à la matière, l’être ne se fonde pas dans
l’intellect. Mais il y a des choses immatérielles. Pour elles, il suffit d’être
pensées pour exister ®. »
Les deux états d’unité correspondent à deux états de pensée. Puisqu’il
est impossible de penser le vivre sans la vie ou la vie sans le vivre, ils
forment une unité indissoluble. Mais puisqu’il est impossible de confon­
dre le concept de « vivre » et le concept de « vie », ils se distinguent tout
en s’impliquant mutuellement.

1. Enn., VI, 2, 7, 16-20 : Κίνησις δέ οΰτε ύπό τό δν τακτέα οΰτ’ έπί τφ δντι, άλλά
μετά τοϋ δντος, εύρεθεισα έν αύτφ ούχ ώς έν ύποκειμένω’ ένέργεια γάρ αύτοΰ καί ούδέτε-
ρον άνευ τοϋ έτέρου ή έπινοία, καί αί δύο φύσεις μία- καί γάρ ένεργεία τό δν, ού δυνάμει.
2. Victorinus, § 62 = Adv. Ar., IV, 2, 2-23·
3. Enn., VI, 2 [43] 7, 20-24 : Καί εί χωρίς μέντοι έκάτερον λάβοις, καί έν τφ δντι
κίνησις φανήσεται καί έν τη κινήσει τό δν, οϊον καί έπί τοϋ ένός δντος έκάτερον χωρίς
εϊχε θάτερον, άλλ’ δμως ή διάνοια δύο φησί καί εϊδος έκάτερον διπλοΰν έν.
4· Victorinus, § 63 = Adv. Ar., IV, 3, 12-13, cf. p. 348, n. 9.
5. Enn., VI, 2, 8, 3-5 : οϊς μέν γάρ τό είναι μετά ΰλης έστί, τούτων ούκ έν τφ νφ
τό είναι’ άλλ’ έστιν άθλα" & δ’έστίν άϋλα, εί νενόηται, τοΰτ’ έστιν αύτοϊς τό είναι.
LES DEUX ÉTATS D’UNITÉ 351
Nous retrouvons ici, dans le contexte de la seconde hypothèse du
Parménide, le type d’unité multiple déjà décrit à propos des genres
suprêmes. La comparaison entre la dyade étant-mouvement dont parle
Plotin et la dyade vivre-vie dont parle notre exposé nous permet de
reconnaître en ces deux états d’unité les deux états d’unité de l’Un-Étant.
D’une part, l’Un-Étant peut être considéré comme purement Unx,
d’autre part, il peut être considéré comme une dyade qui se réfléchit
en elle-même 12. De la même manière, si le vivre et la vie, pris en leur
état de distinction, se dédoublent en deux implications mutuelles, il
n’en faut pas moins supposer un état d’unité originelle dans lequel l’un
est l’autre sans composition.
C’est ce type d’unité multiple que Porphyre appelait « altérité dans
l’unité3 » et notre groupe II, « altérité dans l’identité 4 ». Porphyre
entendait par là une altérité intérieure à l’être :
« L’altérité ne vient pas de l’extérieur au véritablement étant, elle ne lui est
pas adventice, elle ne provient pas de la participation à quelque chose d’autre,
mais c’est par lui-même qu’il est multiple 56 . »
A la lumière de notre exposé, il apparaît que ces affirmations peuvent
revêtir un double sens selon l’état d’unité auquel elles s’appliquent. En
effet, notre groupe III semble faire écho à ces formules porphyriennes
lorsqu’il répète à trois reprises :
« Ce qui, en étant ce qu’il est, est autre, n’est pas double, mais un ®. »
Mais, dans le groupe III, ce principe est appliqué aussi bien à l’état
d’unité originelle qu’à l’état de distinction. Il apparaît même que l’état
d’unité originelle, selon un mouvement que nous connaissons bien7,
vient coïncider idéalement avec la première hypostase. En effet nous
voyons le principe en question appliqué à l’être-vivre-penser en Dieu 8 :
Dieu, tout en étant être-vivre penser, est Un et Seul parce que l’être-
vivre-penser ne résulte pas d’une composition; chaque terme est l’autre;
le tout est donc absolument un. Le même principe est appliqué au vivre

1. Selon Parm., 143 a, cf. p. 132, n. 6.


2. Selon Parm., 142 e.
3. Cf. p. 254.
4. Cf. p. 253.
5. Porphyre, Sent., 36, p. 30, 20-21, Mommert, cité p. 254.
6. Victorinus, § 61 = Adv. Ar., IV, 1, 15-16 : « Quolibet enim altero exsis­
tente quod alterum est, neutrum ut geminum. » § 65 = IV, 5, 45 : « Quicquid
enim, hoc ipso quo est, et alterum est, non aliquando dicendum geminum sed
semper unum. » § 77 = IV, 22, 10-14 : « Deum esse unum et solum quod illa
tria quia non copulatione consistunt sed exsistendo quod sunt, ipso et quod
alterum credimus sunt, necessario unum sunt et solum unum, nec ullo modo
alterum. »
7. Cf. p. 133 et p. 257.
8. C’est le sens de la formule, lorsqu’elle est utilisée en § 77 = IV, 22, 10-14,
cf. p. 420.
352 L’AGIR ET LA FORME
et à la vie : le vivre est vie, la vie est vivre, il y a donc entre eux unité
absolue. Toutefois, pour le vivre et la vie, il n’apparaît pas expressément
que l’état d’unité originelle coïncide idéalement avec le première hypo­
stase. Nous pourrons le déduire ensuite, mais toutes les descriptions
que notre exposé donne de l’état d’unité originelle entre le vivre et la
vie emploient des formules qui se rapportent proprement au plan de la
seconde hypostase, au plan de l’intelligible 4. Seulement ces formules
supposent un a fortiori. Elles sont vraies même de l’état de distinction,
dans lequel vivre et vie forment une dyade, mais elles sont encore plus
vraies si on les applique au vivre et à la vie dans leur état d’unité originelle 12
Appliqué à l’état d’unité originelle, le principe énoncé plus haut
signifie donc que, dans l’être pur, les déterminations se confondent :
prise en son être, la vie est le vivre 345. Appliqué à l’état de distinction, ce
même principe signifie cette fois que l’altérité ne rompt pas l’unité
originelle, mais y revient, parce que l’altérité ne s’ajoute pas de l’exté­
rieur à l’imité originelle mais qu’elle en naît4. Si la vie se distingue du
vivre, c’est dans la mesure même où elle était originellement le vivre.
S’il a eu la patience de nous lire jusqu’ici, le lecteur a dû se demander
souvent pourquoi le couple vivre-vie venait se substituer ici à l’être-vie-
pensée du groupe II et comment il pouvait correspondre conceptuelle­
ment à l’Un-Étant du Parménide. C’est à ces questions qu’il nous faut
maintenant répondre.

II. — Pourquoi vivit et vita?

Disons tout de suite que le couple vivit et vita ne remplace pas la


triade être-vie-pensée. Nous verrons5 en effet que notre groupe III
est formé de trois parties : la première oppose vivit ou vivere à vita, la
seconde oppose esse à δν, la troisième oppose intellegere à intellegentia.
Mais dans le groupe II, on avait le schéma suivant :
Ier Un : esse (vita) (intellegentia)
(esse) vita (intellegentia)
(esse) (vita) intellegentia

1. § 62 = IV, 2, 13-14 : « Ipsa per se exsistentia... substantia una atque eadem


manente, esse suum, nulla sui innovatione, custodiant » à comparer avec Por­
phyre, Sent., 39, p. 35, 2 sq., Mommert : τοΰ δέ όντως δντος καί καθ’ έαυτό ύφεστη-
κότος άύλου..., τό έν ταυτότητι ούσιώσθαι, τό αμετάβλητον είναι κατ’ ούσίαν. Plus loin
en § 62, il est explicitement question des « intelligibles et intellectuels ».
2. Nous avons déjà rencontré cette tendance à englober l’Un lui-même dans
les intelligibles, cf. p. 110.
3. Victorinus, § 61 = Adv. Ar., IV, 1, 15-16, cf. p. 351, n. 6. Le contexte
se rapporte à l’unité du vivre et de la vie.
4. § 65 = IV, 5, 45. Le contexte se rapporte à l’existence, vie et pensée prises
en leur état de distinction et manifestées.
5. Cf. p. 375-379·
POURQUOI VIVIT ET VITA? 353
Dans le groupe III nous avons cette fois le schéma suivant :
Ier Un : esse — vivere — intellegere (ον — vita — intellegentia)
2e Un : δν — vita — intellegentia.
Les deux schémas se distinguent pour ainsi dire grammaticalement.
Si, avec les grammairiens anciens \ nous distinguons dans le mot, le
« thème » ou « signifié », c’est-à-dire la racine, et le « type » ou « carac­
tère », c’est-à-dire le mode de dérivation, le cas, la conjugaison, nous
dirons que dans le groupe II, la distinction entre le premier Un et le
second Un se fonde sur le « signifié » (esse a une racine différente de
vita et à’intellegentia), tandis que dans le groupe III la distinction se
fonde sur le « caractère » (vivere et vita ont même racine, mais l’un est
verbe, l’autre substantif). On peut dire que dans le premier cas, il y a
différence de contenu conceptuel, dans le second cas, différence de
mode d’existence. Notre exposé insiste fortement sur la différence de
forme grammaticale, puisqu’il n’hésite pas, pour mieux souligner le
caractère verbal du « vivre », à employer vivit substantivé.
Depuis les Catégories d’Aristote, ce genre de différence entre les termes
avait été identifié : on appelait paronymes, les termes qui, différant d’un
autre par le « cas », reçoivent leur appellation d’après son nom 1 2. Nous
aurons à constater que la distinction entre verbe et substantif de même
radical joue un rôle important dans la doctrine stoïcienne de la qualité 3.
Pour le moment, il nous suffira de remarquer que l’opposition entre
vivere et vita pouvait prendre son point de départ, comme la théorie
des genres suprêmes, dans l’analyse de l’essence de l’âme. Nous avons vu
en effet comment, dans le groupe II, l’âme se découvrant elle-même
comme être, vie, pensée, découvrait ainsi une structure propre au monde
. Ce mouvement de pensée restait proche de celui par lequel
intelligible 45
Plotin ®, réfléchissant sur les rapports qui peuvent exister entre l’âme
et sa définition : le mouvement automoteur ou la vie, découvrait ainsi
un type d’unité multiple analogue à celui des genres suprêmes; l’être
de l’âme était vie, sans que la vie se confondît avec lui, et, de la même
manière, l’étant était « mouvement », bien qu’étant et mouvement puis­
sent être distingués l’un de l’autre et apparaître l’un en l’autre 6. C’est

1. Par exemple Herodianus, dans Herodiani technici reliquiae, t. II, 2, p. 908,


Lentz-Plew.
2. Aristote, Categ., 1 a 12. Comme le remarque Simplicius, In Categ., p. 37,
10, Kalbfleisch, Aristote appelle πτώσις (cas) tout changement de forme gramma­
ticale, toute dérivation. On voit d’après Simplicius, ibid., p. 38, 9-10, que verbes
et substantifs de même radical étaient considérés comme paronymes (έστάναι-στάσις,
κεκλίσθαι-κλίσις).
3. Cf. p. 365-366.
4. Cf. p. 223 et 244.
5. Plotin, Enn., VI, 2 [43] 5, 15 et sq.
6. Cf. p. 349-35°·
354 L’AGIR ET LA FORME
de la même manière que l’unité et l’implication réciproque entre le
vivre et la vie pouvaient se découvrir dans l’âme. Cette fois, il ne s’agissait
plus de l’implication réciproque entre l’être et sa qualité substantielle,
mais de l’implication réciproque entre l’être et l’agir 4. D’une part, on
peut dire que l’agir de l’âme est intérieur à son être, que le vivre est, pour
elle, impliqué dans la vie. Selon la formule de Porphyre :
« L’âme est une substance dont l’être consiste en une vie qui possède le
vivre par elle-même 1
2. »
Cela veut dire que l’âme ne reçoit pas le vivre de l’extérieur mais
qu’elle se met elle-même en acte, qu’elle est automotrice. Mais, d’autre
part, on peut dire que la vie de l’âme est impliquée en son vivre, c’est-à-
dire que c’est en vivant qu’elle est vie, puisqu’elle se définit par son
propre mouvement et que se mouvoir soi-même, c’est vivre. Priscien,
résumant très probablement la pensée de Porphyre 34567, dira :
« L’âme est vie, en tant qu’elle fournit la vie aux autres et elle vit par tout
elle-même puisqu’elle a son activité en elle-même et tournée vers elle-même...
L’âme donc, ayant un mouvement vital, meut en étant vie et, en même temps,
est mue en vivant. Puisqu’elle se meut et qu’elle est mue par elle-même, elle
est purement automotrice, ce qui n’est le propre que des essences incorporelles
et séparées, telles que l’âme 4. »
De l’âme qui est vie, et qui vit, on peut passer à son modèle 5, la Vie
en soi et l’on retrouvera la même implication : d’une part, c’est parce
qu’elle est la Vie, qu’elle vit, d’autre part, c’est parce qu’elle vit qu’elle
est vie ®. Damascius le soulignera :
« Nous disons que la Vie vit et le vivre paraît être quelque chose d’autre
que la Vie; pourtant il lui est identique; car le vivre ne signifie rien d’autre
que l’être-vie 7. »

1. « Être » et « agir » constituent, pour ainsi dire, deux catégories que l’on
trouve utilisées chez Plotin, Enn., VI, 8 [39] 4, 27 : εϊπερ τδ αύτδ τδ είναι έκεϊ
καί τδ ένεργεϊν ou encore VI, 8, 7, 49 ■ κατά τδ είναι ή ενέργεια ή κατά την ενέργει­
αν τδ είναι et Porphyre, Sent., 41, Ρ· 4°, 8, Mommert : δ δέ νοϋς... έν έαυτω...
κέκτηται τδ ένεργεϊν τε καί είναι.
2. Porphyre, Sent., 17, ρ. 6, 2, Mommert : ή ψυχή ούσία... έν ζωή παρ’ έαυτης
έχούση τδ ζην κεκτημένη τδ είναι.
3. Cf. Η. von Arnim, Die Quelle der Überlieferung über Ammonius Sakkas,
dans Rheinisches Museum, t. XLII, 1887, p. 276-285.
4. Priscien, Solut. ad Chosr., p. 48, 13 : « Anima et uita est quasi aliis eam
tradens et per totam se ipsam uiuit, quippe in se ipsam operans et ad se con-
uersa... Anima igitur uitalem habens motum simul mouet essendo uitam et simul
mouetur uiuendo. Quod uero mouet se et mouetur a se ipso, pure est a se ipso
motum : quod quidem in solis est incorporalibus et separatis essentiis, quale est
anima. »
5. Sur l’âme, image de la Vie, cf. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 7.
6. Cf. § 61 = IV, 1, 7-8 : « C’est parce que la Vie « vit » qu’elle « est » Vie et
c’est parce qu’elle « est » Vie, qu’elle « vit ».
7. Damascius, Dub. et Sol., § 65, t. I, p. 140, 22, Ruelle : ζην γάρ λέγομεντήν
ζωήν καί δοκεϊ άλλο παρά τήν ζωήν είναι, έστιν δέ επ' έκείνης δμως ταύτόν- σημαίνει
γάρ τδ ζωήν είναι. Cf. Victorinus, § 62 = Adv. Ar., IV, 2, 7 : « Cum... vitam
esse sit vivere. »
POURQUOI VIVIT ET VITA? 355
Tout ceci nous permet de comprendre de quelle manière on pouvait
être conduit à considérer spécialement les rapports entre le vivre et la
vie et à les concevoir finalement sur le modèle des rapports qui existent
entre les genres suprêmes. Mais rien, ni dans l’exemple de l’âme, ni
même dans la réalité de la Vie en soi, ne nous permet de comprendre
pourquoi notre exposé affirme que, si la Vie est cause du vivre pour
elle-même et pour les choses inférieures, c’est le Vivre qui est cause de la
Vie en soi *, autrement dit que la première hypostase est le Vivre, la
seconde, la Vie. Cette doctrine qui professe l’antériorité de l’agir sur la
substance est pour le moins singulière.
Je pense que, pour essayer d’expliquer la genèse de cette doctrine,
il faut la replacer dans l’ensemble du problème que posent les rapports
entre l’Un et la triade intelligible. Nous avons vu 12 la solution proposée
par Porphyre et par notre groupe II : la triade intelligible est être-vie-
pensée; son premier moment, l’être, dans lequel préexistent la vie et
la pensée, est à la fois transcendant et coordonné avec les deux autres
termes de la triade. Cette solution constituait une tentative pour concilier
la doctrine plotinienne de la transcendance de l’Un et la doctrine « chal-
daïque » de la préexistence de la Puissance et de l’intellect dans le Père.
Cette solution n’était évidemment pas entièrement satisfaisante. Dans
le groupe III, il semble bien que l’on soit en présence d’une nouvelle
tentative pour résoudre le problème. La triade intelligible va devenir
l’existence, la vie et la pensée. L’Un sera totalement transcendant à
cette triade, il ne sera plus le premier moment, coordonné à la triade,
il sera absolument incoordonné. Mais la préexistence de la triade au
sein de l’Un sera assurée par le fait que cet Un sera, non pas « existence-
vie-pensée » mais « être-vivre-penser » ; la triple forme intelligible s’esquis­
sera dans l’agir divin 3.
Pour comprendre maintenant par quelle démarche de pensée, par
quelle méthode théologique, on pouvait ainsi passer de la vie au vivre,
de l’existence à l’être, de la pensée au penser, il nous faut maintenant
étudier attentivement un texte tiré du commentaire de Proclus Sur le
Parménide 4. Proclus y rapporte l’opinion de philosophes qui voulaient
définir une nature, une propriété caractéristique de l’Un, parce qu’ils
craignaient que l’esprit ne s’égarât dans le néant absolu en niant tout
de l’Un 5 :

1. Cf. p. 349.
2. Cf. p. 258 et p. 273.
3. Cf. p. 424-425·
4. Proclus, In Parm., p. 1106, 1-1108, 19, Cousin. Pour le texte grec, cf.
t. II, p. 117.
5. Proclus, In Parm., p. 1105, 32-1106, 1, Cousin.
356 L’AGIR ET LA FORME
(I. La méthode des paronymes 1.) « Acceptant cela (c’est-à-dire cette pré­
tendue nécessité d’introduire une nature de l’Un), certains philosophes veu­
lent remonter à l’Un en partant de l’intellect2 et de la substance intellectuelle;
ils prétendent qu’il faut placer, avant l’intellect (νοϋ), l’intellectualité, car, pour
eux, l’intellectualité (νοότητος) est plus simple que l’intellect, elle est en quel­
que sorte la possession de 1’ « intelliger » (έξεως τοϋ νοεϊν) — car, disent-ils, les
actes sont antérieurs aux substances, parce qu’ils ont plus d’unité que les subs­
tances. Et avant l’intellectualité, ils placent 1’ « Intellectifiant » (νοοΰν) : ils
n’entendent pas là ce qui exerce un acte, mais la cause de l’acte, ce qui produit
l’acte d’intellection, comme si quelqu’un disait : l’animant ou le mouvant. Et
avant cela encore, ils placent 1’ « Intellectification » (νόημα) ; et ils prétendent
que c’est là le Premier, parce que c’est le plus indivisible, de même que le
κίνημα est plus indivisible que le « mouvant 3 ». Et ils ne font pas cela seulement
selon cette voie, mais aussi à propos de chacune des formes, de telle façon
qu’ils aboutissent toujours à des termes semblables, je veux dire tels qu’ άγά-
Οωμα, κάλλωμα, άρέτωμα, ταύτωμα (bonification, pulchrification,virtutification,
identification) et autres termes analogues à ceux-ci et ils prétendent que
tout ce qui est de ce genre est l’Un.
A ces gens-là, il faut demander si ces divers termes diffèrent les uns des
autres par nature ou seulement par le nom. Si c’est par le nom 3, ils ne disent
pas ce qu’est l’Un, comme ils l’avaient promis, mais se livrent à de vains amuse­
ments avec les plus divines de toutes les choses. Si ces termes diffèrent les uns
des autres par la substance, ils concevront une multiplicité dans l’Un, bien que
Platon, avant toute chose et sans ambiguïté, ait nié cela de l’Un. Et d’où ont-ils
reçu ce vocabulaire ? Quels théologiens prétendant que les substances viennent
après les actes ont-ils pu entendre ? Platon en effet et les autres théologiens
enseignent partout que les actes dépendent des puissances et les puissances des
substances. Mais il est inutile de discuter avec ces gens-là, surtout qu’ils ont
rendu des comptes à d’autres.
(II. L’Un est l’être de Dieu.) Il y en a d’autres qui pensent qu’il faut dis­
tinguer Dieu et l’être de Dieu, réserver au Premier la dénomination d’être de
Dieu et faire connaître ainsi, comme telle la propriété de l’Un.
A ces gens-là, il faut demander comment nous pourrions admettre cet
« être de Dieu », puisque Platon nie de l’Un même le « Il est ». Comment aussi
distinguer en ces choses, l’individu et l’être de l’individu ? Pouvons-nous trans­
porter de telles normes, des choses composées aux réalités simples, divines,
qui ont le plus d’unité ? Car, même pour l’âme, nous n’avons pas pu admettre
de dire qu’autre est l’âme, autre est l’être de l’âme; il en est de même
pour les autres formes immatérielles. Combien plus, quand il s’agit des dieux

1. J’ai introduit ces sous-titres pour guider le lecteur dans ce long texte et
pour lui permettre de se retrouver plus facilement dans le commentaire qui suit
cette traduction. Ce passage de Proclus a été étudié par E. Bréhier dans son
article L’idée de néant et le problème de l’origine radicale dans le néoplatonisme grec
dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1919, p. 443-475, réédité dans Études
de philosophie antique, Paris, 1955, p. 260-263. Je signalerai les points sur lesquels
mon interprétation diffère de celle d’E. Bréhier.
2. Pour rendre νοΰς, νοερός, νοότης, νοεϊν, νοοΰν, νόημα, paronymes qui inter­
viennent successivement dans le texte, j’ai choisi le radical intellig- qui permettait
de faire correspondre aux mots grecs un certain nombre de mots français de
même radical. Toutefois, j’ai dû introduire le néologisme « intelliger » et je n’ai
pu traduire exactement νόημα. Mais le sens exact de ce mot exige une longue
étude que l’on trouvera plus loin, cf. p. 361 sq.
3. Telle est, semble-t-il, la bonne leçon. Voir d’autres remarques critiques,
t. II, p. 119.
TROIS ESSAIS DE DÉFINITION DE L’UN 357
mêmes, refuserons-nous d’introduire de telles distinctions ? Et comment donc
l’Un sera-t-il différent de l’être de l’Un? Nous ferons sans le savoir de l’Un
un Non-Un si l’Un est séparé de l’être de l’Un et s’il participe à quelque chose
qui lui est supérieur. »
(III. L’Un possède en lui les causes cachées des choses.) « D’autres ont dit
que le Premier, étant cause de toutes choses et situé au-dessus de la Vie, au-
dessus de l’intellect, au-dessus de l’Étant lui-même, possède d’une certaine
manière les causes de toutes ces choses selon un mode indicible, inconcevable,
le plus unifié, et inconnu de nous. Et les causes cachées des touts, qui sont en
lui, sont modèles antérieurs aux modèles. Le Premier lui-même est tout avant
les touts, sans avoir besoin de parties; car le tout qui est avant les parties a
besoin en quelque manière des parties et ce serait ce tout qu’aurait connu
Platon (Parm., t^yd), mais le tout antérieur aux touts n’a pas besoin de parties.
Ceux qui affirment cela n’entendent rien à Platon qui préfère n’utiliser
que la seule négation lorsqu’il s’agit de l’Un. Ils oublient ce qui est écrit dans
la Lettre à Denys : il y a là une exhortation à ne rien ajouter à l’Un; elle nous
enjoint de tout écarter de peur que, sans le savoir, nous attribuiions à l’Un ce
qui nous est connaturel et ce qui nous convient; et cette Lettre a affirmé qu’en
ces recherches la cause de tous les maux, c’est précisément de chercher quelle
sorte de chose est l’Un *. En dehors de cela, comment garderons-nous encore
l’Un ? Car le tout des touts contient, sous un mode simple, plus de choses que
les touts; mais l’Un lui-même transcende et domine toute totalité... 1 2 Et si
nous plaçons dans l’Un les causes inconnues de toutes choses, en remontant
non seulement de l’intellect, de la Vie et de l’Étant, mais de chacun des Étants
en soi, tels que la Beauté, la Vertu, le Juste et de chacune des autres choses de
ce genre, ils se trouvera que l’Un est, en sa multitude, autant de choses qu’est
l’intellect. Il ne serait plus Un alors et, à notre insu, nous dédoublerions les
Étants. Car les étants, ce seront aussi les causes des étants qui existent dans l’Un.
Au sujet de ces causes, nous nous demanderons comment, étant plusieurs,
elles sont unifiées et nous seront forcés d’admettre qu’avant elles, il y a l’Un
Mais alors, ou bien gardant absolument cet Un, nous nierons tout de lui, ou
bien, de nouveau, nous placerons tout en lui, et nous triplerons les étants;
et, remontant ainsi à l’infini, nous ne cesserons nulle part de dire que l’Un
possède aussi la multiplicité. C’est ce que certains des amis de Platon ont osé
dire, bien que toute multiplicité exige quelque chose de différent d’elle qui
unifie cette multitude, ou alors, s’il n’y a rien de tel, la multiplicité qui n’a
qu’une unité empruntée est incapable d’être le Premier puisqu’il lui manque
précisément l’unité. »
Entre les trois doctrines rapportées par Proclus, il y a analogie d’inspi­
ration. Elles cherchent à imaginer une préexistence des choses dans
l’Un, soit en définissant l’Un comme un νόημα, un ταυτώμα ou autre chose
semblable, ou comme l’être pur de la forme divine, soit en affirmant sim­
plement que l’Un « tout des touts » possède ineffablement en lui-même
les causes et principes de l’étant, de la vie et de la pensée. Selon la pre­
mière doctrine, l’Un est νόημα, άγάθωμα, κάλλωμα, etc. ; il y a donc en lui

1. Platon, Epist., II, 312 e — 313 a : άλλά ποιόν τι μήν; τοϋτ’έστιν... τδ ερώτημα
δ πάντων αίτιόν έστιν κακών.
2. Je renonce à traduire ici quelques lignes (p. 1107, 33-37) dans lesquelles
Proclus fait allusion à sa propre doctrine : le tout des touts est à placer dans le
rang médian des intelligibles.
358 L’AGIR ET LA FORME
une multiplicité au moins virtuelle. Selon la seconde doctrine, l’Un est
l’être de Dieu, et cette notion d’être apporte aussi avec elle la puissance
d’une multitude de déterminations. Enfin selon la troisième doctrine,
tout est en Dieu d’une manière ineffable. Cette inspiration commune
rejoint la tendance générale qui se manifeste chez Victorinus dans les
groupes I, Il et III : ceux-ci admettent, eux aussi, une préexistence de
l’étant, de la vie et de la pensée, au sein de l’Un 4.
Mais c’est surtout avec notre groupe III que ces trois doctrines ont
d’étroits rapports. Après avoir reconnu ces ressemblances, souvent
littérales, nous comprendrons mieux l’opposition entre l’agir et la forme
qui caractérise tout ce groupe III.
La troisième doctrine rapportée par Proclus affirme tout d’abord que
l’Un est au-dessus de l’étant, de la vie et de la pensée 1
2. Mais elle admet
ensuite que les causes de l’étant, de la vie et de la pensée, se trouvent
sous un mode indicible, inconcevable, inconnu de nous, dans l’Un lui-
même qui est ainsi tout avant les touts et tout des touts 34 . Dans la troi­
56789io.
sième partie de notre groupe III, nous retrouvons doctrine et expressions
analogues. L’Un est au-dessus de l’étant ou de l’être, au-dessus du vivre,
au-dessus du penser4. Mais en même temps toutes ces réalités sont en
lui : il est le préétant, le prévivant, le préconnaissant5 ; il a en lui la
préexistence, la « prévivance », la préconnaissance 6 :
« Ces choses existaient déjà en Dieu, sans doute, mais elles n’étaient pas
encore reconnues, pas encore nommées7. »
L’« être-vivre-penser » de Dieu est « incompréhensible 8 ». On retrouve
donc, dans cette troisième partie du groupe III, l’idée essentielle de la
troisième doctrine rapportée par Proclus : les causes de l’être, de la vie
et de la pensée (appelées dans notre groupe III, préexistence, prévivance,
préconnaissance) se trouvent en Dieu sous un mode innommé et inconce­
vable 9. Peut-être peut-on même reconnaître dans l’expression univer­
salium omnium universale : universel des universels10, employée dans
la deuxième partie de notre groupe III, un écho de la formule attestée
par Proclus : Dieu est le tout avant les touts ou le tout des touts u. Proclus

1. Groupe I : § 20 = Ad Cand., 14, 11-25. Groupe II : § 41 = Adv. Ar., I,


50, 10-16. Groupe III : §§ 77-78 = IV, 22, 19- 23, 31.
2. Proclus, In Parm., p. 1107, 10-11, Cousin.
3. Ibid., p. 1107, 11-16.
4. Victorinus, § 78 = Adv. Ar., IV, 23, 21-26.
5. § 78 = IV, 23, 29-30.
6. § 78 = IV, 23, 27-29.
7. § 79 = IV, 23, 33-34 : « Erant quidem haec, sed nondum animadversa,
nondum nominata. »
8. § 78 = IV, 23, 19-20 : « Ut inconprehensibile eius sit esse, vivere et intel­
legere. »
9. Άφράστως καί άνεπινοήτως... καί ήμϊν άγνώστως, Proclus, ρ. 1107, 12.
io. Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 13·
ιι. Proclus, p. 1107, 33 : τδ δλων δλον.
DIEU ET L’ÊTRE DE DIEU 359
reprochait à cette doctrine de dédoubler 1 la triade de l’être, de la vie et
de la pensée : cette triade se trouvait d’une part en elle-même, d’autre
part, sous un mode indicible, dans l’Un lui-même. De la même manière,
nous voyons, dans la troisième partie de notre groupe III, la triade exis­
tence-vie-pensée se dédoubler : d’une part, il y a la « forme » intérieure
à Dieu, la préexistence-» prévivance «-préconnaissance 2, d’autre part,
il y a la forme extériorisée, c’est-à-dire l’existence-vie-pensée, sortie de
son état de préexistence 3.
A la seconde doctrine rapportée par Proclus correspond la seconde
partie du groupe III. En cette seconde partie, nous trouvons tout d’abord
l’identification entre l’Un et l’être pur, antérieur à l’étant4. Mais surtout,
nous retrouvons, étroitement liée à cette notion d’être pur, la distinction
entre l’être de Dieu et Dieu, que proposait la seconde doctrine dont
nous parle Proclus. Voici ce que nous lisons chez Victorinus 5 :
« Il faut d’abord rechercher si Dieu et l’être de Dieu sont identiques ou bien
s’ils sont quelque chose de différent? S’ils sont identiques, l’être de Dieu est
déjà en acte. Mais si autre est l’être de Dieu, autre l’être-Dieu, alors l’être de
Dieu préexiste à l’être-Dieu, puisqu’il est en puissance par rapport à l’être
qui est véritablement le plus ce qu’est l’être. En effet l’être de Dieu est la
puissance qui est tout, en étant avant toutes choses ; il est le préprincipe, il est
avant le véritablement étant. »
Dans le texte de Proclus comme dans celui de Victorinus, on reconnaît
évidemment la fameuse distinction aristotélicienne 6 entre l’être idéal
d’une chose et cette chose même (το έκάστφ είναι et έκαστος). Aristote7,
et Proclus à sa suite 8, refusent d’admettre pareille distinction au niveau
des Idées, et à plus forte raison de l’Un. La distinction aristotélicienne

1. Proclus, p. 1108, 5 : διπλασιάσαντες.


2. Victorinus, § 78 = Adv. Ar., IV, 23, 27-28.
3· § 79 = IV, 23, 31-32 : « Postquam enim apparuit cognoscentia (= forme
extérieure), et intellecta et appellata est praecognoscentia (= forme intérieure). »
4. § 70 = IV, 19, 4-20. Cf. p. 408.
5· § 71 = I, 33> 4-9·
6. Aristote, Metaphys., VIII, 3, 1043 b 2 : l’âme et l’être de l’âme sont iden­
tiques, mais l’être de l’homme et l’homme ne sont pas identiques. J’évite
d’employer le mot « quiddité », traditionnellement utilisé pour traduire des for­
mules du type το είναι έκάστφ, car ce mot évoque un « quid », un quelque chose,
donc un contenu conceptuel, alors qu’au niveau divin, l’être de Dieu tend à
s’identifier avec l’être pur.
7. Aristote, Metaphys., VII, 6, 1031 a 15 et suiv. Niant la distinction entre
la chose et l’être de la chose, lorsqu’il s’agit des choses dites par soi, Aristote
veut par là s’opposer à la théorie des Idées à laquelle il reproche de séparer les
réalités et leur essence.
8. Proclus, In Parm., p. 1106, 38 — 1107, 4 (et cf.Plotin, Επη., I, i [53] 2, 1).
Alors qu’Aristote semble admettre que les tenants de la théorie des Idées sépa­
raient les Idées et l’être des Idées, les rendant ainsi inconnaissables, Proclus
et les néoplatoniciens refusent de séparer les Idées et leur être; ils reprennent
la doctrine aristotélicienne et l’appliquent au monde intelligible (Plotin, Enn.,
VI, 8 [39] 14, 2) ; en effet, pour eux, c’est précisément l’identité entre l’essence
et le sujet existant qui définit la plénitude d’être du monde intelligible.
360 L’AGIR ET LA FORME
est donc utilisée ici contre l’intention d’Aristote lui-même. Pour com­
prendre le sens de cette curieuse doctrine, il faut commencer par éviter
de commettre la confusion à laquelle Proclus s’est laissé entraîner \
peut-être sous l’influence de souvenirs aristotéliciens 1 2. Proclus prétend
en effet que les tenants de cette doctrine distinguaient entre l’Un et
l’être de l’Un. Mais, en relisant le résumé qu’il nous donne de leur
théorie, aussi bien que le parallèle que nous possédons grâce à Victo­
rinus, nous constatons que ces philosophes ne parlent que de l’être de
Dieu. Cherchant à définir l’Un, ils l’identifient à l’être de Dieu. Ce qui
les intéresse, c’est la distinction qu’ils introduisent au sein de la réalité
divine. C’est probablement qu’ils emploient indifféremment « Dieu »
pour désigner la première ou la seconde hypostase ou bien encore la
totalité de la réalité divine — comme par exemple Porphyre dans la
Lettre à Marcella 3. Pour eux, au sein de cette réalité divine, l’Un repré­
sente, en quelque sorte, comme « être de Dieu », l’essence transcendante
que concrétise l’intelligence, la seconde hypostase. Dans la perspective
où ils se placent, le vocabulaire aristotélicien qu’ils emploient peut leur
paraître justifié. En effet, pour un commentateur du Parménide, la
seconde hypostase, correspondant à la seconde hypothèse, l’Un-Etant,
constitue un tout composé de l’Un et de l’Étant. Or Aristote admet une
distinction entre l’être de la chose et la chose elle-même, lorsqu’il s’agit
de réalités composées. Si l’Un composé avec l’Étant est la chose, on
pourra admettre que le premier Un est l’être de cette chose, c’est-à-dire
l’être de l’Un-Étant. C’est de ce point de vue que l’on pourrait parler
avec Proclus d’une distinction entre l’Un et l’être de l’Un. Mais il fau­
drait supposer alors que « Un » désigne ici « Un-Étant » ou 1’« Un » dans
l’« Un-Étant ». Nous retrouvons ici le commentaire de Porphyre Sur le
Parménide pour qui le premier Un est l’Être de l’Étant, c’est-à-dire l’être
absolu auquel participe la seconde hypostase, l’Un-Étant4. Ceci nous
aide à comprendre que ce même commentaire désigne le premier Un
comme l’idée de l’Étant. « Idée » constitue dans ce contexte le correspon­
dant platonicien de la formule aristotélicienne : « être-de 5 ». Comme le
montre bien le texte de Victorinus que nous avons cité, il y aura ainsi,
au sein de la réalité divine, passage de la puissance à l’acte, de la Déité
au Dieu concret et agissant 6.
Enfin, à la première doctrine rapportée par Proclus correspondent

1. Proclus, In Parm., p. 1107, 6-9.


2. C’est en effet chez Aristote, Métaphys., VII, 6, 1031 δ 8 et 1032 a 3-4 qu’il
est question d’une distinction entre l’Un et l’être de l’Un.
3. Porphyre, Ad Marc., ii, p. 281, 16 et suiv.
4. <Porphyre>, In Parm., XII, 26-29.
5. <Porphyre>, In Parm., XII, 32-35.
6. Victorinus, § 71 = Adv. Ar., I, 33, 6-9. La notion d’être-de-la-chose
vient donc coïncider avec la notion de puissance. Cf. p. 228 sq.
LA MÉTHODE DES PARONYMES 361
certains aspects de la première partie de notre groupe III. Mais avant
de les comparer, il nous faut chercher à comprendre exactement ce que
nous dit Proclus, car son exposé ne manque pas d’obscurité.
Rappelons brièvement les grandes lignes de ce que nous avons appelé
la méthode des paronymes x. On part du νοϋς, c’est-à-dire de la sub­
stance intelligente et on s’élève à la νοότης, c’est-à-dire à l’intellectualité
ou intelligentéité. De là on s’élève au νοοϋν, c’est-à-dire, précise Proclus,
à ce qui produit l’intellection, à l’« intellectifiant », si l’on peut dire.
Enfin on atteint le νόημα. Nous verrons1 2 qu’il faut probablement entendre
ce terme au sens actif, comme la réalisation de l’intellection. Ce νόημα
correspond à l’Un. Proclus ajoute que cette méthode était employée en
partant des différentes Idées ou Formes; par exemple le Bien, le Beau,
l’identité. Cela voulait dire que, par rapport à chaque forme déterminée,
l’Un jouait le rôle du νόημα pour le νοϋς et que l’Un par rapport à
l’ensemble des formes pouvait être appelé aussi bien άγάθωμα, ταύτωμα,
selon la forme considérée; l’activité indivisible de l’Un revêtait ces dif­
férents aspects, parce qu’elle était considérée à partir du monde des
Formes.
Dans cette méthode des paronymes, on peut donc déceler trois prin­
cipes fondamentaux. En premier lieu, le principe d’activité : on remonte
des substances aux actes et plus les termes sont élevés, plus ils sont
actes 3. En second lieu, le principe de simplicité : plus on remonte vers
les actes, plus on remonte vers des termes simples et indivisibles4. En
troisième lieu, le principe de causalité : on remonte de la substance
intellectuelle vers les causes qui produisent son « intellectualité 56».
Le trait le plus caractéristique de la doctrine est donc l’antériorité
des actes par rapport aux substances. « Quels théologiens, se demandait
Proclus, prétendant que les substances viennent après les actes ont-ils
pu entendre ? Platon et les autres théologiens enseignent partout que les
actes dépendent des puissances et les puissances des substances *. »
Au premier abord, l’idée de l’antériorité de l’acte fait penser à
l’aristotélisme. C’est pourquoi É. Bréhier7 pensait que cette doctrine
s’inscrivait dans la tradition aristotélicienne, parce que celle-ci professait
que l’acte est avant la puissance. Mais, tout d’abord, Proclus n’aurait
pas reproché à ses adversaires d’admettre un principe que lui-même
recevait, comme tous les néoplatoniciens8. Ce que Proclus consi­

1.Proclus, In Parm., p. 1106, 1-18, Cousin; cf. la traduction, p. 356.


2.Cf. plus bas, p. 362.
3.Proclus, In Parm., p. 1106, 6: αί γάρ ένέργειαι... προ τών ούσιών.
4-Ibid., ρ. ιιο6, 5> 7> 12 '. ώς άπλουστέρας... ώς ένικώτεραι... ώς άμερέστατον.
5·Ibid., ρ. ιιο6, 9 : ώς νόησιν ποιοϋν.
6.Ibid., ρ. ιιο6, 25-31·
7·E. Bréhier, L’idée du néant, p. 261-262.
8.Proclus, Elem. Theol., prop. 77. Plotin, Enn., II, 5 [25] 3, 28; V, 9 [5] 4, 4.
Porphyre, Ad Gaurum, p. 54, 15, Kalbfleisch.
362 L’AGIR ET LA FORME
dère comme contraire à toute théologie, c’est le bouleversement de l’ordre
substance-puissance-acte. Cette triade, intimement liée à l’exégèse des
Oracles x, définissait pour lui la structure de toute réalité : la substance
représentait le moment purement ontologique dans lequel la réalité
était réduite à son essence, puis la puissance correspondait à un moment
de déploiement, d’infinité et d’indétermination qui s’achevait dans la
perfection de l’acte émanant de cette puissance et ramenant en quelque
sorte la réalité vers son origine 12. Les adversaires de Proclus renversaient
cet ordre : ils plaçaient au rang inférieur, la substance, le νους, puis,
au-dessus, la puissance active ou νοότης, enfin, au-dessus de tout, l’acte
ou opération représenté par le νοοΰν ou le νόημα; telle sera du moins
l’interprétation que nous proposerons3. Mais ce renversement n’a rien
d’aristotélicien. Tout au contraire l’ordre substance-puissance-opération
remonte finalement à Aristote lui-même 4.
Le principe de l’antériorité des actes par rapport aux substances est
certainement destiné à conduire la pensée vers l’Un, en partant d’une
détermination quelconque et en éliminant en elle tout ce qui peut être
substantiel, jusqu’à ce qu’elle soit réduite à une simplicité absolue. Il y a
donc, incontestablement, dans la méthode des paronymes, une démarche
abstractive. Dans l’intellect, qui est une substance pensante, on ne
considère plus que l’intellectualité, c’est-à-dire la qualité substantielle
qui le rend pensant. On a donc éliminé le « sujet » pensant. Dans l’Intel-
lectualité, on ne considère plus que « ce qui rend pensant ». On a donc
éliminé la qualité qui gardait encore, dans sa notion, un rapport à un
sujet. Dans « ce qui rend pensant » enfin, c’est-à-dire dans le νοοΰν, on
ne considère plus que le νόημα. Faut-il, avec É. Bréhier, entendre par
là le « caractère abstrait » de la pensée 56? Il est vrai que la méthode des
paronymes, nous venons de le constater, procède par abstractions succes­
sives ; elle doit donc aboutir à un abstrait ultime. Mais nous savons égale­
ment que cette méthode retient toujours l’aspect actif en laissant de
côté l’aspect substantiel *. Il doit en être de même pour le νόημα. Il
faudra donc que ce substantif ait une valeur quasi verbale.
Or, dans le stoïcisme, les formations en -μα sont utilisées très fréquem­
ment pour désigner des activités7 (ενέργημα, κατόρθωμα, αμάρτημα,
εύχρήστημα, βλάμμα, ωφέλημα). Il faut donc, semble-t-il, entendre νόημα
selon ce modèle stoïcien.

1. Cf. p. 268, n. 10.


2. Proclus, In Tint., t. II, p. 125, 10, Diehl; Elem. Theol., prop. 169.
3. Cf. p. 368.
4. Comme l’a bien montré A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès, t. III,
p. 190, n. 1, citant notamment De anima, II, 2, II, 3, II, 4.
5. E. Bréhier, L’idée de néant, p. 261. .
6. Cf. p. 361, n. 3-4.
7. Sur ce genre de mots, cf. O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 109
et suiv.
LA MÉTHODE DES PARONYMES 363
Mais, dira-t-on, en comparant νόημα à κίνημα, Proclus 1 ne fait-il pas
allusion à l’emploi du mot κίνημα par Aristote ? N’est-ce pas Aristote
en effet qui oppose κίνημα à κίνησις en disant que le mouvement (κίνησις)
n’est pas composé d’achèvements de mouvements (κινήματα), c’est-à-dire
d’atomes de mouvements, de mouvements indivisibles, achevés et ins­
tantanés, pas plus que le temps n’est composé d’instants et la ligne de
points 2. Selon Proclus, le νόημα n’est-il pas un indivisible de ce genre 3 ?
Il est très probable, en effet, que Proclus fasse allusion ici à la notion
aristotélicienne de κίνημα. Mais précisément on peut dire que, d’une
certaine manière, la conception stoïcienne de l’activité reprend cette
notion de κίνημα qu’Aristote rejette. Pour Aristote, c’est l’acte (ένέργεια)
qui est achevé, indivisible, instantané. Le mouvement (κίνησις) ne peut
être qu’inachevé, divisible et temporel4. C’est pourquoi il ne peut être
composé de κινήματα. Or les Stoïciens confondent volontairement mou­
vement, acte et action 5. Ils définissent le mouvement comme « un acte
complet en lui-même qui se reproduit aux divers instants du temps 6 ».
On peut donc dire que l’activité, telle que la conçoivent les Stoïciens,
est un κίνημα au sens aristotélicien, dans la mesure même où elle est un
mouvement qui trouve sa perfection dans l’instant7. Il en résulte d’ail­
leurs une certaine ambiguïté : les termes en -μα, utilisés par les Stoïciens,
pour désigner les activités, expriment à la fois le fait d’exercer telle
activité et le résultat de cette activité. Mais précisément l’activité stoï­
cienne trouve son résultat en elle-même 8.
Le νόημα est donc un κίνημα, un mouvement simple, indivisible, et
parfait 9. La notion de νόημα est obtenue en éliminant ce qui dans le

1. Proclus, In Parm., p. 1106, 12-13.


2. ARISTOTE, Phys., VI, 1, 232 a 9 : είη άν ή κίνησις ούκ έκ κινήσεων άλλ’ έκ
κινημάτων καίτδ κεκινήσθαίτι μή κινούμενον. VI, ίο, 240 b 34 · άεί γάρ έν τφ νϋν κεκι-
νημένον άν ήν καί μεταβεβληκός, ώστε κινεϊσθαι μέν μηδέποτε, κεκινήσθαι δ'άεί... οΰτε
γάρ ό χρόνος έκ τών νϋν... οΰθ’ ή κίνησις έκ κινημάτων’ οΰθεν γάρ άλλο ποιεί δ τοϋτο
λέγων ή τήν κίνησιν έξ άμερών.
3· Proclus, In Parm., ρ. ιιοό, 12 : ώς άμερέστατον.
4· Aristote, Eth. Nicom., X, 4, 1174 α Η et suiv.
5. Simplicius, In Categ., p. 306, 12 et sq., Kalbfleisch.
6. É. Bréhier, Chrysippe, p. 129, paraphrasant Simplicius, In Categ., p. 307,
3-5 et Plotin, Enn., VI, 1 [42] 16, 6-7. Plotin, dans ce passage, adopte la concep­
tion stoïcienne du mouvement et la résume excellemment (ibid., VI, 1, 16, 9 et
suiv.) : « Dès qu’elle commence, la marche est la marche... Ce qui peut être
incomplet, ce n’est pas la marche (comme le voudrait Aristote), c’est la marche
de telle étendue... Pas plus que ce qu’on appelle « acte », le mouvement n’a besoin
de temps. »
7. Cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 93-96.
8. Cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 149-150, citant notamment
Cicéron, De fin., III, 7, 24.
9. Chez Plotin, νόημα et κίνημα sont considérés aussi comme des indivisibles.
En Enn., IV, 3 [27] 30, 7 : τδ μέν γάρ νόημα άμερές. En Enn., VI, 7 [38] 39, 18 :
τδ δέ άπλοΰν καί τδ αύτδ παν οιον κίνημα, εί τοιοϋτον είη οίον έπαφή, ούδέν νοερόν
έχει. Sur ce texte, cf. M. de Gandillac, La sagesse de Plotin, p. 255.
364 L’AGIR ET LA FORME

νοοϋν correspond à la notion de sujet et en conservant seulement la


notion pure d’activité. C’est de la même manière que Simplicius oppose
le ποιούν et le ποιεϊν :
« Le « faisant » (ποιούν) comprend dans sa notion le « sujet » qui fait; il
forme une notion composée qui rassemble l’agissant et l’acte; mais l’action de
faire (ποίησις) et le faire (ποιεϊν) sont plus simples et ne comportent aucune
composition; c’est pourquoi ils conviennent mieux que le « faisant » pour
déterminer le genre L »
La notion d’une activité pure est en effet plus simple que celle d’un
sujet agissant. Donc si l’on entend le νοοϋν comme « le formant-la-
pensée » ou l’« intellectifiant », le νόημα, éliminant la notion de sujet,
sera l’« intellectifier », le « rendre-pensant ». Il y aura d’ailleurs le même
jeu de mots (comme le remarque Proclus) 1 2 dans la formation de νόημα
que dans la formation de νοοϋν. Au premier abord, le mot se rapporte
à l’activité de pensée, mais dans la perspective de la méthode des paro­
nymes, il en vient à signifier la production de l’activité de pensée, 1’ « intel-
lectification », si l’on peut risquer ce barbarisme.
La νοότης peut également être interprétée comme une notion formée
selon un modèle stoïcien. Tout d’abord, il est typiquement stoïcien de
considérer la substance comme une réalité passive qui suppose avant
elle un principe actif3. Ce principe actif est ici la νοότης. Comme la
« qualité » (ποιότης) stoïcienne, elle informe, détermine et spécifie la
substance qu’est le νοϋς. Proclus la définit d’ailleurs comme έξις τοϋ
νοεϊν 4. Or les Stoïciens confondaient έξις et ποιότης 5. La « possession de
l’intelliger » correspond à une qualité ou force substantielle qui, ici, est
intellectifiante. Par rapport à la substance intellectuelle, la νοότης repré­
sente donc le principe actif et déterminant. Mais par rapport au νοοϋν
et au νόημα, elle garde encore quelque chose de substantiel.
La méthode des paronymes consiste donc à remonter de l’activité
formée à l’activité formatrice 6. L’Intellect tient son « intellection » de la

1. Simplicius, In Categ., p. 301, 29-33, Kalbfleisch : τδ μέν ποιούν συμπεριλαμ­


βάνει καί τδ ύποκείμενον καί σύνθετον υπόνοιαν έκ τε τοϋ ένεργοΰντος καί της ένεργείας
έμποιεϊ, ή δέ ποίησις καί τδ ποιεϊν άπλούστερα καί ούδέν συνθέσεως έφαπτόμενα, ώστε
οίκειότερα ταΰτα τοϋ ποιοΰντος εις γένους άφορισμόν. Cf. t. II, ρ. 119.
2. Proclus, In Parm., ρ. ιιοό, 8-9, Cousin : ού τδ ένεργοΰν τοΰτο λέγοντες, άλλά
τδ της ένεργείας αίτιον ώς νόησιν ποιοΰν ώς εί τις λέγοι τδ ψυχοΰν ή τδ κινοΰν et 1106,
21 : διακενής άθύρουσι.
3- Matière et substance sont identiques; elles sont inertes sans l’activité de
la qualité déterminante (Sénèque, Epist., 65, 2; Arius Didyme, Epitome, 20,
p. 458, 8-11, Diels.)
4. Proclus, In Parm., p. 1106, 5.
5. Simplicius, In Categ., p. 209, 10 : έκάλουν δέ την ποιότητα καί έξιν οΐ άπδ της
Στοάς. Cf. ρ. 229·
6. Dans le texte de Proclus, l’activité « formée » correspond à ένέργεια et νόησις,
dans τδ της ένεργείας αίτιον ώς νόησιν ποιοΰν ρ. ιιοό, 8-9. Il s’agit de l’activité
intellective du νοϋς. L’activité formatrice est celle de la νοότης, isolée dans le
νοοϋν, puis le νόημα.
PRÉDICAT ET ACTIVITÉ 365
νοότης, c’est-à-dire de la qualité intellectifiante. Mais si cette qualité
est intellectifiante, elle suppose à son tour un « intellectifiant » en soi.
Et cet intellectifiant suppose une « intellectification » pure, qui est l’acti­
vité formatrice absolue.
Dans une perspective stoïcienne, cette activité, prise en elle-même,
sans sujet, n’est qu’une abstraction, une pure notion, ün « incorporel ».
Les activités, en effet, s’expriment par des verbes qui sont nécessairement
attributs d’un sujet (κατηγορήματα) et n’ont de réalité, c’est-à-dire de
corporéité, que par le sujet auquel ils appartiennent x. Si les Stoïciens
plaçaient la qualité active avant la substance, ils ne pouvaient, semble-t-il,
admettre, comme notre méthode des paronymes, que l’activité pure fût
antérieure à la qualité et formatrice de la qualité. Toute activité n’était-
elle pas pour eux effet de la qualité ?
Pourtant, selon Simplicius, certains Stoïciens prétendaient que les
qualités (ποιότητες, έξεις) sont produites par les activités (κατηγορήματα) :
« Ils n’ont pas raison non plus ceux qui ont coutume de parler de κατηγορήματα
aussi bien à propos de réalités existantes qu’à propos de réalités inexistantes,
et qui font dériver les qualités, d’attributs qui pourtant peuvent être com­
muns aux corporels et aux incorporels : ainsi la charpente proviendrait de
1’ « être charpenté », l’égalité proviendrait de 1’ « être égal », la corporéité pro­
viendrait de 1’ « être corporel ». Mais l’existence réelle des constitutions (έξεις)
ne peut résulter du fait que certains événements, attribuables à un sujet
(κατηγορήματα), arrivent accidentellement (σύμβασις), par exemple, ce n’est
pas parce qu’il arrive à deux colonnes d’« être distantes » que la « Distance »
peut être reconnue présente en elles. 1 2»
Simplicius fait ici allusion à la doctrine d’Antipater le Stoïcien. C’est
lui en effet qui admettait 3 que certains attributs (συμπτώματα) 4 pouvaient

1. Sur cette doctrine, cf. E. Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien
stoïcisme, p. 20-23; O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 26.
2. Simplicius, In Categ., p. 216, 19, Kalbfleisch : ού μην ούδέ εί τινες άπό τών
εΐωθότων λέγεσθαι κατηγορημάτων ομοίως μέν έπί τών ύπαρχόντων <όμοίως δέ έπί
τών μή υπαρχόντων» (add. Ο. Rieth, Grundbegriffe, ρ. 57 et n. 2 ; cf. Simplicius,
ibid., p. 216, 27 : έπί τών μή ύφεστώτων) κατά τε τά κοινά συμπτώματα σωμάτων
καί άσωμάτων παράγουσι τάς ποιότητας, οίον από τοϋ δεδοκώσθαι δόκωσιν, καί άπό
τοϋ ΐσώσθαι ισότητα καί άπό τοϋ σώμα ύπάρχειν σωματότητα, ούδέ ούτοι όρθώς
άποφαίνονται. Ού γάρ άπό της συμβάσεως τών κατηγορημάτων αί έξεις ύπάρχουσιν,
οϊον ούκ έπειδή τό διεστάναι τοϊς κίοσι συμβέβηκεν, διά τοΰτο καί ή διάστασις περί
αύτούς βλέπεται. La dernière phrase est évidemment une critique qui émane de
Simplicius, mais elle montre bien le sens de la doctrine. Dans la suite du texte,
Simplicius, lignes 26-31, Simplicius oppose cette doctrine à l’enseignement
habituel des Stoïciens : c’est la qualité, par exemple la φρόνησις, qui produit
l’activité exprimée par le prédicat, par exemple le φρονεϊν, et non le φρονεϊν qui
produit la φρόνησις.
3. Simplicius, In Categ., p. 209, 24 : '0 δέ Αντίπατρος έπεκτείνει τοΰνομα τοϋ
έκτοΰ μέχρι τοϋ κοινοΰ συμπτώματος σωμάτων καί άσωμάτων οϊον τοϋ τί ήν είναι.
Comme le remarque Ο. Rieth, Grundbegriffe, p. 56, les Stoïciens ne parlaient
pas de τό τί ήν εϊναι mais de το τί ήν.
4- Le mot signifie « accident » chez Epicure, dans Diog. Laerce, X, 40, « attri­
but » chez les Stoïciens, cf. Simplicius, In Categ., p. 224, 23, Kalbfleisch (exemple
φρονίμως περιπατεϊν, φρονίμως διαλέγεσθαι).
366 L’AGIR ET LA FORME
être communs aux réalités corporelles et aux réalités incorporelles, par
exemple le « ce qui est quelque chose » (το τί ήν). Selon Simplicius, il
admettait en outre que les qualités et constitutions résultent des mouve­
ments actifs ou passifs, qui sont pourtant de purs κατηγορήματα.
L’exemple le plus intéressant pour nous est celui de la corporéité : la
corporéité résulterait du « fait d’être-corporel ». Cela veut dire que l’acti­
vité qui consiste à être-corporel est elle-même corporéifiante ; elle forme
la corporéité. Comme l’a bien montré O. Rieth, il ne s’agit pas là d’une
opinion isolée dans l’école stoïciennex. Il existait dans le stoïcisme
une tendance très nette à considérer la forme ou la qualité comme le
résultat d’une activité, donc d’un pur κατηγόρημα. La raison de ce para­
doxal renversement se trouve probablement dans la notion de mouve­
ment tonique 1 2. Si ce mouvement produit la substance et la qualité, il
peut être conçu comme activité formatrice et permettre de concevoir
toute activité comme éventuellement formatrice.
Le matériel conceptuel utilisé par la méthode des paronymes est donc
d’origine stoïcienne. Mais la forme de la méthode est néoplatonicienne :
selon un mouvement de pensée que nous avons déjà rencontré3, elle
restaure la part de platonisme conservée par le stoïcisme. En effet, comme
l’a bien montré V. Goldschmidt4, le stoïcisme paraît tout d’abord l’héri­
tier de la critique aristotélicienne des idées. Le platonisme hypostasiait
le prédicat : pour lui, la qualité ou l’attribut, séparé du sujet, considéré
en soi, devenait essence autonome et être plénier, auquel participait le
sujet sensible. L’aristotélisme « corporalisait » la forme platonicienne :
c’est en « participant5 » au sujet sensible que la qualité ou le prédicat
pouvait « être ». Les Stoïciens vont jusqu’au bout de l’aristotélisme :
sujet et prédicat, substance et attribut sont identifiés dans la réalité
concrète. Mais ils gardent quelque chose du platonisme : « Les incorporels
et les « pensées » jouissent d’un statut de quasi-existence 6. » De ce point
de vue, on peut dire que les prédicats, qui, pris isolément, séparés du
sujet, sont, pour les Stoïciens, des incorporels, retrouvent quelque chose
de l’essence platonicienne. Nous comprenons mieux maintenant la

1. O. Rieth, Grundbegriffe der stoischen Ethik, p. 57 et suiv. O. Rieth cite


notamment Simplicius, In Categ., p. 264, 33 : selon les Stoïciens, la figure serait
le résultat de la « tension ». Simplicius refuse cette doctrine en disant, p. 265, 5,
que, s’il en était ainsi, le mouvement et le changement seraient la cause de la
qualité. Or la qualité est une réalité définie, tandis que le mouvement est une
chose indéterminée qui aspire à être définie. Comme le remarque O. Rieth, la
doctrine stoïcienne ici rapportée suppose la notion de mouvement tonique qui
dans son extériorisation engendre la figure et la qualité.
2. Cf. p. 226.
3. Cf. p. 110 et p. 176.
4. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 15-19.
5. V. Goldschmidt, ibid., p. 15.
6. V. Goldschmidt, ibid., p. 18.
LA MÉTHODE DES PARONYMES DANS LE GROUPE III 367
manière dont la méthode des paronymes transforme le matériel stoïcien
qu’elle utilise. Selon la méthode platonicienne, elle hypostasie les pré­
dicats : la qualité de pensée devient la νοότης en soi; le prédicat qu’est
l’activité de « produire la pensée » devient le νόημα. Ainsi l’agir peut-il
être hypostasié. Ce qui n’était pour les Stoïciens, que pensée pure,
devient pour ces néoplatoniciens, la réalité par excellence, d’autant plus
élevée, plus simple et plus active qu’elle est plus séparée d’un sujet qui
la recevrait. L’« incorporel » stoïcien devient 1’« intelligible » et l’au-delà
de l’intelligible.
On ne peut affirmer d’ailleurs que la méthode des paronymes hypostasie
complètement νοότης, νοοϋν et νόημα, au point d’en faire des plans de
réalité. Proclus n’aurait pas manqué de le signaler. Ce sont plutôt des
genres, au sens platonicien, c’est-à-dire des aspects irréductibles d’une
même réalité x. Grâce à ces notions, de plus en plus pures et indéterminées,
la pensée humaine peut s’élever à l’Un.
Pour terminer cette analyse, il est intéressant de souligner le fait qu’il
s’agit bien d’une méthode des « paronymes ». Tous les termes distingués
ont le même radical. Cela veut dire que la méthode part d’une substance
déterminée, par exemple le νοϋς, puis remonte à la détermination en
soi (νοότης) et à d’autres termes qui, ayant même radical, se rapportent
à cette même détermination, mais de façon à atteindre finalement la
limite idéale (νόημα), dans laquelle la détermination s’efface en quelque
sorte parce que, n’ayant plus ni substantialité ni forme, elle est réduite
à la pure activité qui l’engendre. L’Un n’apparaît comme νόημα ou
comme ταύτωμα qu’après l’apparition des déterminations que sont la
νοότης et la ταυτότης 1
2.
C’est dans la première partie de notre groupe III que nous retrouverons
surtout les traces de cette première doctrine rapportée par Proclus, mais
tout le groupe III a un étroit rapport avec elle. Nous avons vu en effet
que la question initiale : vivit et vita sont-ils identiques ou différents ?
suffisait à résumer la nouvelle problématique propre à ce groupe III.
Au lieu de chercher à définir les rapports entre des termes de radicaux
différents, comme esse, vita, intellegentia, le groupe III étudie les rapports
entre des termes de radicaux identiques : vivit-vita, intellegere-intel-
legentia, mais de désinences différentes 3. Cette distinction correspond
exactement au principe de la méthode des paronymes.
Mais surtout les analogies de vocabulaire sont particulièrement frap­
pantes. En effet, la première partie du groupe III, après avoir posé la
question des rapports entre vivit et vita, puis affirmé que, dans les réalités
divines, c’est le vivere qui est premier, vita qui est second, cherche à

1. Cf. p. 245 et p. 329.


2. Cf. p. 361.
3. Cf. p. 353.
368 L’AGIR ET LA FORME

prouver cette dernière assertion en replaçant le problème dans la pers­


pective générale de l’origine de la triade intelligible x. Si la triade intel­
ligible est constituée par les trois idées ou puissances de l’existence, de
la vie et de la pensée, elle est produite par Dieu et Dieu l’a produite par
son acte d’être, de vivre et de penser 12. Donc la vie est produite par le
vivre. C’est dans cette démonstration que nous retrouvons la trace du
vocabulaire attesté par Proclus. Comme chez Proclus, on trouve tout
d’abord un passage du νους à la νοότης 3. De la νοότης, on s’élève à Yintel-
legens qui correspond au νοοΰν4. Et à côté de \’intellegens et du vivens
on trouve Yintellegere ou le vivere, pour désigner Dieu 56. Après ce que
nous avons dit du caractère verbal de νόημα, on peut légitimement lui
faire correspondre Yintellegere ou le vivere ®. Le tableau suivant permettra
de résumer cette comparaison :

VICTORINUS PROCLUS

esse vivere
id quod est esse vivens
ύντότης ζωότης
ον ζωή

Comme dans la doctrine dont nous parle Proclus, il ne s’agit pas ici
de quatre plans distincts de réalité. Seule la triade inférieure δν-ζωή-νοΰς
correspond toujours au second Un ou au sommet de l’intelligible. Mais
la triade όντότης-ζωότης-νοότης désigne tantôt ce même sommet de
l’intelligible, comme dans le groupe III7 et dans le groupe 18, tantôt

1. Victorinus, § 65. Cf. p. 382.


2. Victorinus, § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 29 - 6, 17.
3. En § 65 = IV, 5, 33 et 39, la νοότης apparaît à côté ά’όντότης et ζωότης,
comme une des Idées ou des genres suprêmes. Cette νοότης est distincte du νους
et antérieure à lui, comme il apparaît en § 65 = IV, 6, 5-6, par le parallélisme
des formules : essentitas vel essentia (= δντοτης ou δν), vitalitas vel vita (= ζωότης
ou ζωή), intellegentiarum universalium universalis intellegentia (= νοότης). Dans
le groupe I, § 10 = Ad Cand., 7, 5-6, on avait déjà une distinction entre exsistentia,
vita, intellegentia (= δπαρξις, ζωή, νους) et exsistentialitas, vitalitas, intellegen-
titas (= όντότης, ζωότης, νοότης). Cette distinction ne correspond à une opposi­
tion totale de plan de réalité. La désinence -tas ou -της sert plutôt à désigner le
caractère universel et originel de l’existence, de la vie et de l’intelligence.
4· § 65 = IV, 6, 5 : « Ab eo quod est esse, essentitas vel essentia, a vivente vita­
litas vel vita, ab intellegente (= νοοΰν) νοότης. »
5· Vivere, § 63 = IV, 3, 25· 32; § 65 = IV, 6, 1. ιο-ιι. Intellegere, § 87 = IV,
27, 5·
6. Très probablement avec la nuance signalée par Proclus : non pas « penser »,
mais « faire penser », cf. p. 364, n. 2.
7. Victorinus, § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 31-41.
8. § 10 = Ad Cand., 7, 5-6 (introduit par adhuc superius).
LA MÉTHODE DES PARONYMES DANS LE GROUPE III 369
le premier Un lui-même comme dans le groupe II \ La triade exsistens-
vivens-intellegens2 désigne le premier Un, mais la triade esse-vivere-
intellegere2 qui désigne également le premier Dieu semble répondre à
un souci plus grand d’exactitude, parce qu’elle exprime mieux la pureté
de l’agir divin. Toutes ces distinctions servent dans le groupe III à
marquer l’opposition entre les deux extrêmes δν et esse, vita et vivere,
intellegentia et intellegere, c’est-à-dire la forme et l’agir dont elle émane 4,
la substance qualifiée et la pure activité indéterminée. On remarquera
notamment que notre exposé emploie vivit sous une forme substantivée,
pour désigner l’agir divin ®. On ne peut mieux marquer que cet agir est
conçu comme un pur κατηγόρημα ®. D’autre part, vita et vitalitas, dis­
tingués et pourtant concrètement identifiés7, sont définis comme forma
(= είδος, μορφή) ®, mais surtout comme vivendi habitus 9. On retrouve
ici, pour définir ζωή ou ζωότης, la formule employée par Proclus : έξις
του νοεϊν 10, lorsqu’il s’agissait de définir νοότης. C’est ce vivendi habitus,
c’est cette vitae forma qui résultent du vivere u, comme la νοότης du
νόημα.
Dans nos textes, il y a toutefois quelque chose de nouveau par rapport
à l’exposé que nous trouvons chez Proclus, c’est l’emploi des paronymes
dérivés à’agere. Cet emploi montre bien d’ailleurs que la méthode des
paronymes s’appuie sur les différents aspects de l’activité. Dans le latin
de Victorinus, l’agir pur qui est Dieu est appelé agere 12, in actu esse 13,

1. § 40 = Adv. Ar., III, 7, 10 : « Vel si altius metu quodam propter nota nomina
conscendas dicasque vel exsistentialitatem vel substantialitatem vel essentialitatem
id est ύπαρκτότητα, ούσιότητα, οντότητα. » § 41 = I, 50, 19 : « Intellegentialitas,
vitalitas. » § 47 = I, 52, 27 : « Substantialitas patrica. »
2. § 65 = Adv. Ar., IV, 6, 5, cf. p. 368, n. 4. § 81 = IV, 24, 23, où l’on trou­
vera juxtaposés dans la description de Dieu exsistens et omniexsistentia, vivens
et omniviventia, intellegens et omniintellegentia,
3. Cf. p. 368, n. 5 ; § 81 = IV, 24, 37 et § 89 = IV, 29, 5.
4. § 69 = IV, 15, 3-13.
5. § 61 = IV, i, 4; § 62 = IV, 2, 23; § 67 = IV, 12, 14 : « Ex se habens istud
ipsum quod ei substantia est vivit. »
6. Cf. p. 365.
7. § 69 = IV, 15, 11-12.
8. § 69 = IV, 15, 9. 12, § 68 = IV, 13, 15.
9. § 68 = IV, 13, 15.
10. Cf. p. 364 n. 4.
11. § 69 = IV, 15, il.
12. § 63 = IV, 3, 16, où agere désigne vivere (et actio, vita). § 65 = IV, 6, 16 :
« Hoc utique agere in eo ponimus quod est vivere. »
13. § 61 = IV, 1, 5-6 : « Aliud in actu esse, aliud ipsam actionem esse. » Actio­
nem esse correspond ici à vita, in actu esse à vivere. On songera évidemment à la
distinction entre ένέργεια et ένεργεία είναι (cf. Plotin, Enn., II, 5 [25] 1, 3-4,
comparé avec Victorinus, par P. Henry, Plotin et l’Occident, p. 60). Mais cette
distinction prend un sens spécial dans la perspective de la méthode des paro­
nymes. L’in actu esse est synonyme d’agir, d’exercer une activité. C’est le sens
ύ’ένεργεία chez Plotin, Enn., VI, 1 [42] 15, 9-10 : το ποιεϊν έν ποιήσει είναι τινι’
τοϋτο δέ ένεργεία.
370 L’AGIR ET LA FORME
actus \ une fois seulement actio 12. Opus semble désigner l’exercice effectif
de cet agir 3. Mais Dieu est aussi appelé agens, c’est-à-dire qu’il distingue
mal entre νοοϋν et νόημα, peut-être par crainte d’un actualisme trop
marqué. Toutefois, on passe très facilement de 1’agens à Vagere :
« Dieu est donc le vivre, le vivre premier, le vivre qui vit par soi, le vivre
qui est avant le vivre de toutes les choses et avant le vivre de la vie elie-même.
Car il est agissant, il est celui qui agit toujours, celui qui agit sans aucun prin­
cipe de son agir, celui qui agit sans être « agissant par un acte », de peur que
cet acte ne paraisse être un principe pour celui qui agit, mais au contraire il
agit de telle sorte que c’est l’acte qui est engendré, qui apparaît, qui s’épanche
par l’exercice de l’agir de celui qui agit. Cet agir, bien entendu, nous le faisons
consister dans le vivre 4. »
On voit apparaître dans ce texte en face de l’agere qui est le vivere,
1’actio qui est la vita ou mieux la vitalitas. L'actio correspond donc
à ce qu’était, chez Proclus, la νοότης. De même que la νοότης, qualité
substantielle, résultait de l’activité pure, de même Ï’actio résulte de
l’agere5. Actio semble presque traduire ποιότης. On sait que Platon
avait, dans le Théétète, rapproché ποιότης du verbe ποιεϊν, en affirmant
que l’agent (ποιοΰν) devenait qualifié (ποιόν) et non qualité (ποιότης) 6.
Tout se passe comme si, dans nos textes, cette étymologie erronée 7
était sous-entendue. Lorsque le latin de Victorinus dit : « L’agent produit
l’acte (actio) 8 », cette phrase signifie presque : « L’agent produit la
qualité (ποιότης). » Actio semble également traduire ποιότης dans la

1. Victorinus, § 69 = Adv. Ar., IV, 15, 9. Mais en § 65 = IV, 6, 5, il désigne


le résultat de l’agir.
2. § 69 = IV, 15, 4.
3. §65= IV, 6, 3 et 15; § 69 = IV, 15, ii.
4. § 65 = IV, 6, 8-17.
5. Forma = habitus, § 68 = IV, 13, 15 et § 69 = IV, 15, 9-12. Actio = forma,
l’identité peut se déduire de § 65 = IV, 6, 8-17, cf. note précédente.
6. Théètète, 182 a : « L’agent devient quelque chose de qualifié et non point
une qualité... L’agent ne devient ni chaleur ni blancheur mais chaud et blanc. »
7. Cf. A. Meillet, A propos de 1 qualitas », dans Revue des études latines, t. III,
1925, P· 216 : « Platon rapproche, on l’a vu, le verbe ποιεϊν qui signifie « faire »
et qui, pour nous, étymologistes exacts, n’a rien de commun avec ποιός et ποιότης. »
8. Victorinus, § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 21 : « Agens enim actionem genuit et
quasi ex ipsa vocabulum et rem cum ipse tribuerit ipse suscepit. » L,’agens donne
réalité à Ï’actio et celle-ci permet de donner un nom à 1'agens. La phrase pourrait
avoir un sens banal : il faut un sujet pour produire un acte; ce sens banal pourrait
même être confirmé par la phrase précédente : « Prior actor quam actio. » Mais
ces deux phrases servent à confirmer la formule qui précède (IV, 5, 20) : « Vivere
vitam parit » et elles seront elles-mêmes reprises plus bas sous la forme (IV, 6, 5) :
« Ab agente actus... ab intellegente νοότης. » Agens ne désigne donc pas le sujet
seul, mais le sujet avec son activité, il correspond au « non ab actione agens » de
IV, 6, 13. Il faut le concevoir comme une activité hypostasiée, puisqu’il correspond
à vivere. C’est cette activité hypostasiée qui produit Ï’actio ; cette actio doit donc
être conçue comme le résultat d’une activité. Nous sommes donc en présence
d’une relation analogue à celle qui lie το ποιοΰν et ποιότης dans la méthode des
paronymes.
L’UN COMME AGIR PRINCIPE DES FORMES 371
formule suivante : « celui qui agit sans être agissant par un acte, de peur
que cet acte ne paraisse être un principe pour celui qui agit1 ». On peut
se demander si, ici encore, « acte » ne correspond pas directement à
ποιότης, puisque le principe normal d’une activité, c’est une ποιότης 2.
L’agir divin ne résulte pas d’une qualité déterminée, bien au contraire,
c’est lui qui produit la qualité et la détermination 3. Il est donc possible
que Victorinus se soit trouvé en présence, dans son original grec, d’un
jeu de mots sur ποιεϊν, ποιούν, ποιότης, qu’il a été incapable de traduire
exactement en latin. Quoi qu’il en soit, cette première partie du groupe III
a tendance à réserver agere pour désigner l’agir réduit à son pur exercice
et actio pour désigner le résultat substantiel et déterminé de cet agir,
c’est-à-dire la forme ou qualité. L’essentiel de la doctrine consiste dans
l’opposition entre vivit ou vivere et vita, entre l’agir et la forme :
« Dieu n’est rien d’autre que le vivre — nous l’avons déjà dit; il est le vivre
premier, celui d’où provient tout vivre et le vivre de toutes les autres choses;
il est l’acte en soi, qui se réalise en agissant et qui a son être, c’est-à-dire son
existence et sa substance, en un mouvement de ce genre; d’ailleurs, on ne
peut pas dire non plus qu’il « ait » son être, mais il « est » lui-même cela même
qu’est le vivre sous le mode originel et universel.
Et ce qui est produit par cet agir, ce qui est, en quelque sorte, sa forme,
c’est la vie. Car, de même que l’éternité est produite par l’agir toujours présent
d’où procèdent toutes choses, de même, c’est en vivant, c’est par l’exercice tou­
jours présent du vivre, que la vie est produite, ou encore, pour forger ce terme,
c’est de cette manière que la vitalité, c’est-à-dire la forme de la vie, est engen­
drée en sa puissance et substance propre 4. »
L’étude des trois doctrines rapportée par Proclus nous a donc ramené
à la question initiale du groupe III : vivit et vita sont-ils identiques ou
différents ? Nous comprenons mieux maintenant pourquoi cette curieuse
formule sert à introduire un nouvel effort pour concevoir les rapports
entre l’Un et la triade intelligible. Si la triade intelligible (existence-vie-
pensée) est la forme première, comment doit-on se représenter l’Un,
s’il est à la fois l’au-delà de la forme et ce en quoi elle préexiste ? La dis­
tinction entre vivit et vita permettra d’atteindre une sorte de limite
dans laquelle la vita, préexistant à elle-même, se forme par un agir encore
indéterminé. L’Un sera donc conçu comme l’agir indivisible dans lequel
les Formes sont préformées 5.
Dans cette perspective, les trois doctrines que Proclus critiquait
s’éclairent mutuellement dans leur comparaison avec notre groupe III.

1. Cf. p. 370, n. 4 = IV, 6, 13-15 : « Nullo principio agens, non ab actione


agens est, ne actio vel fantasia principii sit ad agentem. »
2. C’est par exemple la φρόνησις qui produit le φρονεϊν, Simplicius, In Categ.,
p. 216, 30, Kalbfleisch (cf. p. 365, n. 2).
3. Cf. p. 387.
4. Victorinus, § 69 = IV, 15, 2-13.
5. Cf. p. 361 et 384.
372 L’AGIR ET LA FORME

La troisième distingue deux états des déterminations intelligibles : la


triade existence-vie-pensée peut être ou en elle-même ou en Dieu sous
un mode alors inconnaissable. La seconde essaie de définir le statut
ontologique de ces déterminations lorsqu’elles sont en Dieu : elles sont
réduites à leur être pur, à leur préexistence en leur état de puissance non
déployée, et elles sont ainsi inconnaissables, car nous verrons1 que
l’être pur est inconnaissable, précisément parce qu’il est sans forme. La
première doctrine enfin montre que cet état de pure préexistence des
déterminations peut venir coïncider avec l’activité pure, encore indé­
terminée, qui engendre ces déterminations. Dans les trois doctrines,
on retrouve le même passage à la limite qui cherche à saisir les détermi­
nations à leur naissance.
Proclus ne nous a pas nommé, malheureusement, les tenants de ces
trois doctrines. Ce sont certainement des néoplatoniciens, puisque leurs
théories répondent au problème essentiellement néoplatonicien que
pose la transcendance de l’Un. Ce sont peut-être des commentateurs
du Parménide qui, interprétant la première hypothèse et la suite de
négations simultanées qu’elle contient, cherchent à aider le lecteur,
troublé par ces négations et craignant de tomber dans le « néant absolu ».
L’étroit rapport que nous avons découvert entre ces doctrines et nos
textes nous amène évidemment à nous demander si ces doctrines n’ont
pas Porphyre pour auteur. Qu’il y ait trois doctrines juxtaposées ne
rend pas impossible a priori le fait qu’elles aient été imaginées par un
seul philosophe. Porphyre lui-même, nous l’avons vu 2, n’hésite pas à
juxtaposer sans les unifier, des réponses différentes à un même problème.
D’autre part, nous avons vu que ces trois doctrines avaient une inspira­
tion commune, mieux encore qu’elles s’éclairaient mutuellement3.
Évidemment, il est toujours possible qu’il ait existé entre Plotin et Proclus
des commentateurs du Parménide inconnus de nous. Mais, si nous nous
en tenons à ce que nous connaissons, Porphyre est le seul auteur capable

1. Cf. p. 416.
2. Cf. p. 130.
3. Les trois doctrines étaient très probablement rassemblées dans l’original
utilisé par Proclus. En effet, ce qui intéresse Proclus en ces trois doctrines, c’est
seulement la troisième qui prétend que Dieu est « tout avant les touts ». Cette
troisième doctrine se rapporte au texte que Proclus est en train de commenter,
Parm., 137 d : « Si l’Un doit être un, il ne sera point un tout, il n’aura point de
parties. » Pour le commentateur qui professe cette troisième doctrine, Platon
parle ici du tout qui est antérieur aux parties, car le tout antérieur aux parties
a besoin des parties pour être tout. Mais le « tout avant les touts » n’a pas besoin
de parties pour être tout. Et l’on pourra dire alors, malgré Platon, que l’Un est
tout sans avoir de parties, si on le conçoit comme « tout avant les touts » (Proclus,
In Parm., p. 1107, 16-20). La première et la seconde doctrine n’ont pas de rap­
ports avec le lemme commenté par Proclus. S’il les a exposées et critiquées en
même temps que la troisième, c’est probablement qu’il les a trouvées déjà réunies.
Sur leur unité d’inspiration, cf. p. 357.
LA MÉTHODE DES PARONYMES CHEZ PORPHYRE 373

d’avoir professé de pareilles doctrines, qui compromettent la transcen­


dance de l’Un. Par ailleurs — et c’est là un fait très important — on
retrouve chez un disciple de Porphyre, Théodore d’Asiné, une trace de
la méthode des paronymes. Toutefois, selon un processus que nous
avons déjà rencontré x, ce qui, dans nos textes et chez Proclus, était
appliqué au rapport entre la première et la seconde hypostase est trans­
porté plus bas dans la hiérarchie et se retrouve tel quel mais transposé
à un plan inférieur, chez Théodore, exactement entre le troisième et le
quatrième rang. Au sommet de tout, Théodore1 2 plaçait l’indicible,
au second rang, l’Un, Indicible-dicible3, au troisième rang, la triade
intellectuelle formée par l’être avant l’étant, le penser avant la pensée,
le vivre avant la vie 4, au quatrième rang enfin la triade démiurgique,
c’est-à-dire, l’étant, la pensée et la vie. Nous retrouvons bien ici la
méthode des paronymes : de l’étant on remonte à l’être, de la pensée au
penser, de la vie au vivre. Mais tout ceci se passe bien au-dessous des
niveaux de la première et de la seconde hypostase. Chez Porphyre, au
contraire, si nous n’avons pas de témoignage explicite concernant un
passage de la vie au vivre aux niveaux du premier et du second Un,
nous avons explicitement, dans le commentaire Sur le Parménide, l’exemple
caractéristique d’un passage de l’étant à l’être 5. Le premier Un est « être
avant l’étant », le second Un est « étant ». Bien plus, Porphyre précise
que cet être avant l’étant est « agir pur 6 », de la même manière que nos
textes diront que le vivre est « agir en soi ». Porphyre emploie donc lui-
même en passant de l’étant à l’être, la méthode des paronymes et il le
fait dans le même esprit que la première doctrine rapportée par Proclus :
il cherche à remonter de la détermination intelligible à l’activité qui
l’engendre7. D’autre part, le mot νοότης employé par Proclus dans le
résumé de la première doctrine est très rare 8. On le retrouve également,
nous venons le voir, dans notre groupe III, où il est mis sur le même plan
qu’ovTÔvrçç et ζωότης. Or nous retrouvons chez Porphyre l’emploi ύ’όντό-

1. Cf. p. 265 et 272.


2. Proclus, In Tim.., t. II, p. 274, 11 et suiv., Diehl.
3. C’est ce qui résulte de la comparaison entre Proclus, In Tim., t. II, p. 274,
19 et Proclus, In Parm., p. 52, 9, Klibansky. Cf. p. 97, n. 2.
4. Cf. p. 102, n. 3.
5. <Porphyre>, In Parm., XII, 25-35.
6. <Porphyre>, In Parm., XII, 25-26 : αύτδ τδ ένεργεϊν καθαρόν.
7. <Porphyre>, In Parm., XIII, 13-23, décrit d’ailleurs une ενέργεια absolue,
sans sujet, sans forme et sans principe qui correspond bien à l’agir divin, pur et
absolu, que nous avons rencontré dans notre groupe III, cf. p. 371, et, pour
Porphyre, p. 140.
8. On ne le retrouve, lié à ούσιότης et ζωότης que chez Damascius, Dub. et
Sol., § 58, t. I, p. 125, 15-16, Ruelle, où les trois termes désignent les pro­
priétés (Ιδιώματα) de la substance, de la vie et de l’intellect.
374 L'AGIR ET LA FORME
της 1 et de ζωότης 2, qui sont des formations de même type que νοότης.
Enfin, les trois doctrines cherchent, nous dit Proclus, à introduire une
« propriété » (ΐδιότης) de l’Un. Or un passage de l’Histoire philosophique
de Porphyre introduit aussi, avec quelque réticence d’ailleurs, une telle
« propriété » de l’Un 3.
Il est possible que Proclus, en rapportant ces trois doctrines, nous ait
conservé quelque chose du commentaire de Porphyre Sur le Parménide.
Sans doute, mis à part la distinction entre l’être et l’étant, ne trouvons-
nous rien de semblable à ces trois doctrines dans les quelques fragments
que nous possédons. Mais, à la fin d’un de ces fragments, nous voyons
Porphyre annoncer l’exposé de quelques affirmations positives concer­
nant l’Un, tout en maintenant qu’il est inconnaissable :
« On ne peut donc le connaître ni connaître le mode de procession des
choses qui viennent après lui, par lui, ou de lui. Pourtant, c’est ce que cher­
chent à exposer tous ceux qui ont osé, en parlant de lui, révéler comment il est;
ils s’y efforcent en s’attachant aux choses qui sont autour de Lui 4. »
Or cette méthode : s’attacher aux choses qui sont près de l’Un, est
précisément celle que Porphyre préconise, dans un fragment que nous
possédons, pour conjurer le danger de tomber dans le néant absolu
lorsqu’on pratique la méthode négative :
« Il faut donc tout retrancher et ne rien ajouter, mais tout retrancher n’équi­
vaut pas à tomber dans le néant absolu, mais à s’attacher par la pensée à tout
ce qui est par lui et à cause de lui, tout en jugeant qu’il est la cause aussi
bien de la multitude que de l’être de toutes ces choses 5. »
Et, selon Proclus, c’était justement cette crainte de tomber dans le
néant absolu 6 qui incitait les tenants de ces trois doctrines à introduire
une « propriété » de l’Un. D’une manière générale, on peut dire que
Porphyre, tout en admettant la théologie négative héritée de la première
hypothèse du Parménide, tient très fortement à rester attaché « aux
choses qui viennent de l’Un », à garder un point d’appui dans l’étant,
pour remonter ensuite par une « prénotion » vers l’Un lui-même7. Il
est donc très possible que Porphyre ait exposé ces trois moyens de conce­

1. Porphyre, dans Lydus, De mens., IV, 94, p. 138, 18 et suiv., Wünsch. Cf.
p. 385, n. 2.
2. Porphyre, Ad Gaurum, p. 57, 10, Kalbfleisch.
3. Porphyre, Phil. Hist., fr. XV, p. 13, 23, Nauck : την έκείνου, <εΐ οδτω>χρή
φάναι, ιδιότητα.
4· <Porphyre>, In Parm., X, 29-35·
5. <Porphyre>, In Parm., Il, 4-10. On comparera In Parm., X, 35 : έχόμενοι
τών περί αύτόν et in Parm., II, 7 : έν δέ τφ έχεσθαι μέν καί νοεϊν πάντα τά πάρ’αύτοϋ
καί δΐ αύτόν.
6. Proclus, In Parm., ρ. 1105, 34, Cousin.
7. Cf. Porphyre, Sent., 26, p. 11, 9, Mommert : τό δέ (μή δν υπέρ τό δν)
προνοοϋμεν εχόμενοι τον δντος.
L’AGIR ET LA SUBSTANCE CHEZ PLOTIN 375

voir la « propriété » de l’Un, dans un passage de son commentaire sur le


Parménide.
Ajoutons en terminant que si la méthode des paronymes repose sur le
principe de la supériorité de l’acte sur la substance, cette méthode déve­
loppe certains aspects de l’enseignement de Plotin. Celui-ci, en effet,
dans son traité Sur la Liberté de T Un, fait appel à ce même principe pour
défendre sa conception de l’Un comme « cause de soi » :
« S’il se produit lui-même, n’en résulte-t-il pas qu’il existait avant de naître ?...
A ceci il faut répondre qu’il ne faut pas le placer du côté du produit, mais du
côté du produisant (ποιοϋντα). Il faut poser son activité productrice (ποίησις)
comme absolue : elle n’est pas destinée à réaliser un effet différent d’elle, elle
n’est pas une activité qui produit un résultat (ένεργείας... ούκ άποτελεστικής),
mais elle est lui-même tout entier; car il n’est pas « deux », mais « un ».
Il ne faut donc pas craindre de poser un acte premier (ένέργειαν) sans subs­
tance; mais il faut considérer alors qu’il est, en quelque sorte, son propre
sujet. Si on le pose comme un sujet sans acte, le principe sera défectueux, le
principe le plus parfait de tous sera imparfait. Et si on lui ajoute ensuite l’acte,
il perdra son unité. Mais puisque l’acte est plus parfait que la substance (τελειύτε-
ρον ή ένέργεια της ούσίας), et que le Premier est la plus parfaite des choses, le
Premier sera donc acte \ »
Ici, comme dans la méthode des paronymes, l’acte ne doit pas être
entendu au sens aristotélicien : le fait que Plotin identifie ποίησις et
ένέργεια, production et acte, suffirait à le prouver. Comme la méthode
des paronymes, Plotin utilise le schème stoïcien qui oppose l’activité du
logos et de la qualité à la passivité de la substance ; c’est pourquoi il peut
affirmer que 1’ένέργεια, l’acte ou l’activité, est plus parfaite que la sub­
stance. L’Un est présenté ici comme une activité productrice qui se
contente d’être elle-même, comme une activité pure qui ne dépend pas
d’un sujet et ne produit pas de résultat.
Cette activité absolue, nous la retrouvons dans notre groupe III.
Mais, comme nous allons le voir 12, l’idée d’un résultat de cette activité
ne sera pas aussi absolument écartée que chez Plotin. L’apparition de
la triade intelligible, c’est-à-dire des Formes premières, révélera que
l’activité absolue a, en quelque sorte, un résultat absolu, c’est-à-dire que
la triade intelligible est déjà préformée dans l’agir divin, comme une
forme cachée produite immédiatement par cet agir.

III. — La structure du groupe iii

Si notre groupe III commence par poser la question des rapports


entre vivit et vita, c’est donc qu’il veut envisager dans une nouvelle
perspective les rapports entre le premier Un et la triade intelligible 3.

1. Enn., VI, 8 [39] 20, 2-15.


2. Cf. p. 387.
3. Cf. p. 355.
376 L’AGIR ET LA FORME
Dans le groupe II, l’opposition fondamentale était celle de l’être et du
mouvement. La vie et l’intelligence étaient le mouvement, préformé
dans l’être, qui se manifestait en se donnant à lui-même un mouvement
de procession et de conversion. L’Un était donc paradoxalement, en tant
qu’être, transcendant et pourtant coordonné à la vie et à la pensée qui
faisaient avec lui une seule triade. Ce qui était mouvement pour le
groupe II devient forme ou résultat de l’agir, exprimé par un substantif,
pour le groupe III. Et ce qui, pour le groupe II, était l’être, devient agir
pur, exprimé par un verbe, pour le groupe III. Pour le groupe II, il n’y
avait donc d’opposition qu’entre l’être et la dyade vie-pensée. Pour le
groupe III, il y a opposition entre l’agir pur et la triade existence-vie-
pensée qui résulte de cet agir. Mais, comme la vie et la pensée dans le
groupe II, la triade existence-vie-pensée s’engendre elle-même, chacune
des trois formes entrant en rapport avec elle-même et exerçant son activité
propre x. On n’a plus ici un schème ennéadique : l’être formant triade
avec la vie et la pensée, la vie se manifestant tout en restant être et pensée,
la pensée revenant vers l’être, en restant vie et être. Le schème fonda­
mental du groupe III est binaire : l’agir représente un niveau absolument
transcendant dans lequel on peut distinguer l’être-vivre-penser, dans la
mesure où il engendre la triade intelligible; la forme triple de l’existence-
vie-pensée constitue un niveau inférieur. Le premier niveau est indé­
terminé, le second est déterminé. On remarquera notamment que notre
groupe III ne fait aucune place à la conversion qui, dans le groupe II,
assure le caractère ennéadique de la vie divine.
Deux questions se posent donc. On se demandera tout d’abord comment
une forme déterminée peut être engendrée à partir d’un agir indéterminé.
On répondra à ceci en disant que la forme déterminée est préformée
dans l’agir indéterminé, selon un état de forme « intérieure ». On se deman­
dera alors comment la forme « préformée » peut s’extérioriser. La réponse
à ces deux questions ne sera donnée que dans la troisième partie du
groupe III 12. La première partie 3 se contente d’affirmer que le vivre est
antérieur à la vie et qu’il l’engendre. Elle commence par poser la question
initiale des rapports entre le vivre et la vie 4, puis elle affirme qu’au niveau
divin, le vivre engendre la vie 5. Elle confirme ensuite cette assertion en
montrant que si c’est Dieu qui engendre l’existentialité, la vitalité,
l’intellectualité 6 (et par suite l’existence, la vie et l’intelligence), c’est
précisément en étant, en vivant, en pensant que Dieu effectue cette

1. Cela n’est affirmé explicitement que de la pensée, Victorinus, §§ 87-88,


mais cela peut se déduire en vertu du parallélisme entre existence, vie et pensée.
2. Victorinus, §§ 74-89.
3. §§ 61-69.
4. §§ 61-63.
5. § 63 = Adv. Ar., IV, 3, 23-38 et § 64 = IV, 5, 5-22.
6. § 65 = IV, 5, 23-48.
LA STRUCTURE DU GROUPE III 377
génération x. L’agir engendre donc la forme, et le vivre, la vie. La pre­
mière partie continue en s’élevant depuis la matière jusqu’à la Vie pre­
mière, à travers tous les degrés de la vie, pour montrer que le
vivre, qui se retrouve à tous ces degrés, procède du vivre premier anté­
rieur à la vie, c’est-à-dire de Dieu a. La forme première qu’est la vie
résulte du vivre divin comme l’éternité, forme vivante, résulte de l’agir
éternellement présent de Dieu 123. Cette première partie n’aborde donc pas
la question du mode de procession de la forme. La seconde partie passe
à l’examen des rapports entre l’être et l’étant4* . Ici le caractère transcen­
dant de l’agir apparaît plus clairement : si l’étant est déterminé et formé,
l’être qui lui est antérieur est nécessairement « sans forme ». Cette néga­
tion sera conservée dans la troisième partie, mais elle sera juxtaposée
avec l’affirmation de l’existence d’une forme intérieure à l’agirs. La
troisième partie 6 ne conserve pas une symétrie totale avec les deux
premières. On s’attendrait en effet à un examen particulier du rapport
entre le « penser » et la « pensée », parallèle à ceux du vivre et de la vie
ou de l’être et de l’étant. Il est vrai que, dans la troisième partie, l’oppo­
sition entre le penser et la pensée se trouve effectivement. Pourtant elle
n’est pas traitée pour elle-même, mais elle est intégrée à l’opposition
générale entre l’être-vivre-penser et l’existence-vie-pensée 7. La notion
de pensée domine néanmoins toute cette troisième partie : il ne s’agit
plus de l’opposition entre le penser et la pensée, mais de l’opposition
entre la pensée intérieure et la pensée extériorisée 8. C’est précisément que
la troisième partie est destinée à résoudre les deux questions qui, nous
l’avons vu, étaient posées par la nouvelle problématique introduite dans
le groupe III. En premier lieu, la troisième partie affirme l’existence d’une
forme intérieure, c’est-à-dire d’une préexistence, d’une prévie, d’une
préconnaissance, au sein de l’être-vivre-penser transcendant9; elle
décrit même cette forme sous l’aspect d’une connaissance absolue anté­
rieure à la distinction entre intelligible et intelligence 1011
. En second lieu,
pour répondre à la seconde question, notre troisième partie décrit l’exté­
riorisation de cette connaissance absolue et ainsi le mode de génération
dê la forme extériorisée u. Cette troisième partie est donc théogonique et
en cela elle a une certaine analogie avec le noyau central du groupe II12.

1. § 64 = IV, 6, 1-17.
2. §§ 66-68.
3· § 69·
4· §§ 70-73·
5· §78.
6. §§74-89·
7· §§77-78.
8- §§ 79-8o et §§ 87-89.
9· §78.
10. §§ 79-80 et § 87.
11. §§ 88-89.
12. §§ 36-56.
378 L’AGIR ET LA FORME

Comme dans le groupe II, on trouve d’abord une description du premier


Un 4, puis la présentation du mode de procession de la seconde hypos­
2. De part et d’autre, on retrouve la notion de connaissance de soi.
tase 1
Mais notre groupe III, fidèle à sa problématique, insiste plus sur le rôle
de l’agir dans la « formation » de la forme.
Nous avons déjà signalé3456*8le parallélisme qui existait entre ces trois
parties et les trois doctrines rapportées par Proclus dans son commentaire
Sur le Parménide. La première partie a un rapport évident avec la méthode
des paronymes, la seconde partie est étroitement apparentée à la doctrine
qui fait de l’Un, 1’ « être-de-Dieu », la troisième partie enfin distingue
deux états des formes, analogues aux deux états de l’étant, de la vie et
de la pensée, distingués par la troisième doctrine. Cela ne signifie pour­
tant pas qu’il y ait une influence directe de ces trois doctrines sur nos
trois parties. A côté de ces analogies, il y a aussi de profondes différences.
Nos trois parties correspondent en effet aux trois termes de la triade :
vivre, être, penser; elles sont donc plus étroitement liées entre elles
que les doctrines de Proclus qui n’ont qu’une inspiration commune.
D’autre part notre troisième partie fait intervenir la pensée et son mouve­
ment de connaissance de soi d’une manière qui n’apparaît absolument
pas dans la troisième doctrine citée par Proclus.
Dans le groupe II, le problème des rapports entre l’Un et la triade
intelligible naissait d’une rencontre entre l’exégèse du Parménide et
celle des Oracles chaldaïques4. Le problème reste fondamentalement le
même dans le groupe III. Toutefois il semble que l’exégèse du fameux
passage du Timée (39 e) sur le Vivant en soi soit en question, non seule­
ment dans la troisième partie 5, où cela apparaît plus clairement, mais
aussi dans l’ensemble du groupe III. Il est même possible que toute la
structure du livre repose sur la phrase de Platon : « L’Intellect voit les
Formes qui sont dans ce qui est le Vivante. » La première partie nous
donne en effet la description du Vivant en soi7 qu’elle identifie au vivre
qui engendre la vie. La seconde partie montre que ce Vivant n’est pas
un « étant », mais qu’il est l’être pur. La troisième partie enfin est consa­
crée à expliquer la phrase même de Platon. Elle montre tout d’abord
qu’il y a des Formes dans le Vivant en soi8. Il s’agit précisément de ce
que nous avons appelé la forme intérieure. Ces Formes (préexistence,
prévie, préconnaissance) se ramènent finalement à la connaissance

1. §§ 36-41, à comparer avec §§ 74-78.


2. §§ 42-56 à comparer avec §§ 88-89, surtout §§ 53-55.
3. Cf. p. 358-372.
4. Cf. p. 257-258.
5. Cf. p. 428 et 447.
6. Timée, 39 e : νοϋς ένούσας ιδέας τφ δ έστιν ζφον, οΐαί τε ένεισι κα'ι δσαι, καθορά.
7· Par exemple, Victorinus, § 67 = Adv. Ar., IV, 12, 13-15 où Dieu apparaît
comme le vivit substantifié.
8. Victorinus, §§ 77-78.
LA STRUCTURE DU GROUPE III 379
absolue qui s’identifie avec Dieu, c’est-à-dire avec le Vivantx. L’extério­
risation de cette forme intérieure se réalise précisément lorsque « l’intellect
voit les Formes qui sont dans ce qui est le Vivant ». L’Intellect en ques­
tion, c’est l’intellect extériorisé, c’est-à-dire l’intellect qui cesse d’être
les Formes pour les voir* 2. Nous le constaterons en effet3, l’intellect
s’extériorise, c’est-à-dire devient lui-même forme extérieure, en voyant
la forme intérieure, c’est-à-dire en se voyant, puisqu’il était primitivement
lui-même la forme intérieure. L’extériorisation résulte de la connaissance
de soi. Cette hypothèse permettrait d’expliquer l’importance accordée à
la notion de Vivant dans la première partie et l’apparition de la notion
de forme intérieure dans la troisième partie. A ce sujet, on peut noter
également que les Oracles chaldaïques pouvaient conduire à élaborer la
notion de « formation ». Proclus 4 cite en effet cet Oracle : « Les Dieux
nous recommandent de connaître la forme de la lumière après qu’elle
s’est déployée. » Et il ajoute ce commentaire : « Car, alors qu’en haut elle
était sans forme, elle a été formée par la procession. » De telles formules
pouvaient permettre de s’imaginer que la forme intérieure fût sans forme
ou non formée et que la procession fût un processus de détermination ou
de formation. Mais, ni dans Platon ni dans les Oracles, il n’était dit
explicitement que la forme et la détermination résultassent d’un agir
pur et indéterminé. Nous avons vu plus haut5 par quelle transposition
des notions stoïciennes on pouvait parvenir à cette idée qui est véritable­
ment centrale dans le groupe III.

IV. — La suite des idées


DANS LA PREMIÈRE PARTIE DU GROUPE III

Nous avons déjà vu 6 que la première partie du groupe III, consacrée


tout spécialement à vivere (ou vivif) et vita, répond à une question initiale
concernant les rapports possibles entre ces deux termes en affirmant,
d’une manière apparemment gratuite, qu’au niveau divin, c’est le « vivre »
qui engendre la « vie ». A vrai dire, toute la première partie est destinée
à confirmer cette affirmation et cette confirmation s’effectue, d’une part,

i· §§79-8i.
2. §§ 87-89.
3. Cf. p. 447 sq.
4. Proclus, In Crat., p. 31, 12, Pasquali : διό καί παρακελεύονται οί θεοί νοεϊν
μορφήν φωτός προταθεϊσαν- άνω γάρ άμόρφωτος ούσα διά τήν πρόοδον έγένετο μεμορ-
φωμένη. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 18 et n. 2 qui rapproche ce
texte de la doctrine de la forme chez Victorinus.
5. Cf. p. 363 sq.
6. Cf. p. 349 et p. 376.
380 L'AGIR ET LA FORME

grâce à la méthode des paronymes, d’autre part, grâce à une méthode de


contemplation hiérarchique.
La méthode des paronymes consiste, nous le savons \ à remonter
d’une forme déterminée et substantielle à l’activité simple et indéter­
minée qui l’engendre : si Dieu est le principe des formes premières, et,
particulièrement, de la vie, il faut le concevoir comme le vivant qui, en
vivant, produit la vie, mieux encore comme le vivre, comme le « Il vit »
substantifié 12.
Quant à ce que nous appelons la méthode de contemplation hiérar­
chique, elle consiste à parcourir intellectuellement tous les degrés de la
réalité, en remontant de l’inférieur au supérieur, de façon à atteindre
Dieu, à la fin de ce parcours. On remontera ainsi du « vivre » corporel au
« vivre » de l’âme, puis au « vivre » du monde intelligible, pour atteindre
enfin le « vivre » absolument pur qui est Dieu 34 . Ou encore, on remontera
de la matière, qui n’est sensible que dans la mesure où elle reçoit la vie,
à la puissance universelle de la vie qui inonde toutes choses, et de cette
vie répandue dans les choses, on remontera à la vie en soi, afin de décou­
vrir que cette vie en soi reçoit elle-même son « vivre » d’un vivre pur et
absolu i.
Ayant reconnu ces méthodes, nous pouvons mieux comprendre la
liaison des idées dans cette première partie. Après la question initiale
et la réponse initiale : le vivre divin est premier, la vie est seconde, on
remonte 5, par la méthode de contemplation hiérarchique, du vivre des
corps jusqu’au vivre de Dieu qui est « de soi, pour soi, par soi, en soi ».
On prouve ensuite que ce « vivre » pur peut engendrer la vie 6. En effet
Dieu engendre les formes premières : l’existence, la vie, la pensée, mieux
encore, l’existentialité, la vitalité, l’intellectualité7. Or (nous reconnaissons
ici la méthode des paronymes) l’existentialité, la vitalité, l’intellectualité
sont engendrées par l’activité de l’étant, du vivant, du pensant, c’est-à-
dire finalement par l’être, le vivre, le penser, par l’agir pur qui est Dieu.

1. Cf. p. 364.
2. Victorinus, § 65.
3· § 64.
4. §§ 66-67. Π y a dans cette méthode une sorte d’exercitatio animi au sens
augustinien, cf. H. I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique,
p. 299 et sq. et P. Agaësse, dans Augustin, La Trinité, t. Il (Bibliothèque augusti-
nienne, t. XVI), p. 612-614. Ce mouvement de pensée se trouve également chez
Plotin, par exemple Enn., III, 8, où l’on s’élève de la nature à l’âme, puis à l’intel­
ligence, pour mieux contempler la contemplation elle-même. Thomassin, De
deo, III, 26, 14 (Dogmata, t. I, éd. Vivès), p. 290, cite et commente avec beaucoup
d’admiration Victorinus, Adv. Ar., IV, 10, 45 et sq. = nos §§ 66-67, et il consi­
dère que cette preuve de l’existence de Dieu, à partir des degrés de vie, est bien
supérieure à la preuve aristotélico-thomiste qui part des corps célestes.
5. Victorinus, § 64.
6. § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 16-17.
7· § 65.
LA PREMIÈRE PARTIE DU GROUPE III 381
On revient ensuite à la méthode de contemplation hiérarchique, sous une
forme plus développée 4. La matière elle-même devient corps, lorsqu’elle
reçoit le mouvement vital. Ce mouvement vital lui provient d’une puis­
sance qui découle de la Vie première. Cette puissance vitale se répand
au travers des intelligibles, puis de l’âme, puis, grâce à l’âme, elle atteint
le monde sensible, et vient toucher la matière. Ainsi toutes choses vivent :
les choses corporelles, les âmes, les intelligibles, et enfin la vie en soi
d’où procède cette vie universelle. Cette vie en soi « vit » elle-même,
comme toutes choses. Il faut donc supposer 2 qu’il y a, au-delà de cette
vie en soi, le vivre pur, le « Il vit », le vivant absolu. Cette notion de « Il
vit » substantivé conduit à un développement sur la notion d’acte. Pour
définir la notion d’acte pur, propre à Dieu, on reprend une fois de plus la
méthode de contemplation hiérarchique3. Dans le monde sensible, les
puissances et les actes sont séparés temporellement : c’est par un dévelop­
pement que les virtualités parviennent à maturité. Dans le monde phy­
sique encore, mais céleste, cet écart tend à se réduire : les astres sont déjà
devenus ce qu’ils devaient être. Plus haut, avec le plan de l’âme, on atteint
la première ébauche de l’acte pur : l’âme se meut par son propre mouve­
ment, son mouvement ou son acte est sa substance même. En cela elle
est l’image du vivre divin, c’est-à-dire de l’acte pur, pour qui le mouve­
ment ou l’acte est l’être même.
Jusqu’ici, tout le mouvement de la pensée a consisté à permettre
d’imaginer un vivre absolu antérieur à la vie. Maintenant va apparaître
la notion de forme 4. La vie va être définie comme une forme qui résulte
de l’agir qu’est le vivre. L’activité sera donc formatrice : « Le mouvement
ou l’exercice de l’agir forme pour lui-même et par lui-même ce qu’il est
ou plutôt la manière dont il est s. » Si l’agir est le vivre, la vie apparaît
donc comme la manière d’être, la qualité ou la forme qui résulte du vivre.
Pour illustrer cette doctrine, on peut faire appel à l’exemple 6 que repré­
sentent les rapports entre l’éternité et le présent divin. Dieu est et agit
dans un présent étemel. De cet agir éternellement présent résulte une
forme qui est l’éternité.
Toute cette première partie entrelace donc très étroitement trois
thèmes différents. Tout d’abord, utilisant la méthode des paronymes,
elle oppose le vivre et la vie et définit leurs rapports. Ensuite, pratiquant
la méthode de contemplation hiérarchique, elle parcourt les degrés de la
réalité en nous proposant une hiérarchie des étants, envisagée tout spécia­
lement sous l’angle des actes de vivre. Enfin elle présente le vivre et la

1. §66.
2. §67·
3· §68.
4- § 68 = Adv. Ar., IV, 13, 15 et § 69.
5· § 68 = IV, 13, 21-22.
6. § 69.
382 L’AGIR ET LA FORME
vie d’une manière mythique en faisant appel aux métaphores de l’haleine
vitale et du fleuve de lumière. Nous allons donc étudier successivement
ces trois thèmes.

V. — Le vivre et la vie : l’agir et la forme

Toute cette première partie affirme, nous le savons, que le vivre divin
engendre la vie. Cette génération de la vie est décrite tout d’abord comme
la génération par Dieu d’une Idée x, puis comme la génération de l’éternité
2. Dans cette description, notre exposé utilise des éléments
par l’agir divin 1
traditionnels, mais il les transforme profondément.
La génération des Idées par Dieu est présentée dans un développement
au ton solennel qui commence par rappeler que toute considération
d’ordre et de succession, en ce qui concerne les choses divines, n’est
liée qu’à la faiblesse de l’esprit humain3. Les Idées4 sont appelées
« substances universelles des universels 5 », « formes originelles de toutes
les formes réalisées dans les étants 6 », « genres des genres7 », « puissances
universellement originelles de toutes les puissances8 ». Toutes ces
expressions désignent évidemment les genres suprêmes à partir desquels
le monde intelligible se déploie en se déterminant et en se particulari­
sant. D’ailleurs, dans les cinq termes énumérés comme exemple 9, nous

1. § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 23 sq.


2. § 69 = Adv. Ar., IV, 15, 1-29.
3· § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 23-29 (29 : « Quasi tempus adtribuit. ») Ce genre de
remarque se retrouve § 38 = Ad Cand., 21, 2; § 55 = Adv. Ar., I, 57, 18; Adv.
Ar., IV, 21, 16; Hymn., I, 33. W. Theiler, Gnomon, t. X, 1934, p. 496, a déjà
rapproché ces indications de Porphyre, Phil. Hist., XVIII, p. 15, 5, Nauck :
ούκ άπ’ άρχής τινός χρονικής. Comme je l’ai déjà signalé dans mon commentaire,
p. 987-988, le présent développement (§ 65) est très proche de Plotin, Enn.,
III, 5 15°] 9, 24-29. Selon Plotin, les mythes introduisent un ordre temporel dans
la simultanéité de l’étemel.
4. Victorinus, § 65 — Adv. Ar., IV, 5, 31 : « Has Plato ideas vocat. » La for­
mule est traditionnelle dans la philosophie latine; elle remonte peut-être à Varron
(cf. Augustin, De civ. dei, VII, 28 : « Dicit enim (Varro) se sibi multis indiciis
collegisse in simulacris aliud significare caelum, aliud terram, aliud exempla
rerum, quas Plato appellat ideas. »), et se retrouve chez Cicéron, Acad., I, 30;
Apulée, De Plat, dogm., I, 5 : « Quas ideas idem vocat », Tertullien, De anima,
18, 3 : « Quas (Plato) appellat ideas », Augustin, De div. quaest., 83, 46,
2 : « Rationes principales appellat ideas Plato », Claudianus Mamertus, De statu
animae, p. 112, 6, Engelbrecht : « Quas Plato ideas nominat. » Cf. E. L. Fortin,
Christianisme et culture philosophique au Ve siècle, Paris, 1959, p. 90 et n. 3.
5. Victorinus, § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 30 : « Universalium universales exsis­
tentias substantiasque. »
6. § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 31 : « Cunctarum in exsistentibus specierum species
principales. »
7. § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 34 : « Genera generum. »
8. § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 35 : « Omnium potentiarum potentiae universaliter
principales. »
9· § 65 — Adv. Ar., IV, 5, 33 : Όντότης, ζωότης, νοότης... ταυτότης, έτερότης.
LA GÉNÉRATION DES IDÉES 383
reconnaissons les genres que nous avions déjà rencontrés dans le
groupe II x, l’étant, la vie, l’intelligence, l’identité et l’altérité. Notre
exposé ne s’intéresse en fait vraiment qu’à la triade de l’étant, de la vie
et de l’intelligence : reprenant les principes énoncés dans le groupe II,
il insiste sur l’unité interne de cette triade, dans laquelle les trois sont
dans les trois et ne se distinguent que par la prédominance 12.
Ces Idées, ces genres, sont engendrés par Dieu : c’est lui qui les a
« procréés » 3 ; ils « s’épanchent4 » ou s’écoulent à partir de lui. Ces notions
— ou ces images — supposent que les Idées préexistent en Dieu et
qu’elles sortent de lui, qu’elles se distinguent de lui. Que les Idées soient
intérieures à Dieu, c’était là une doctrine assez commune dans le plato­
nisme moyen : ces Idées, « pensées de Dieu », étaient celles que l’intellect,
dont parle le Timée, « contemple dans le Vivant en soi 5 ». Mais que
les Idées naissent de Dieu, qu’elles s’écoulent de lui, c’est là une doctrine
beaucoup moins attestée. Sans doute, trouverait-on chez les moyens
platoniciens ou chez Plotin des enseignements présentant une certaine
analogie avec cette doctrine : on pourrait dire par exemple que les Idées,
pour Plotin, sont contenues dans l’intellect et que celui est engendré par
l’Un 6; mais on ne peut reconnaître là l’image si caractéristique du
fleuve des Idées sortant de la source paternelle. Dans notre groupe II,
il y a bien aussi une génération des genres suprêmes7. Mais il s’agit là
d’un processus intérieur aux genres eux-mêmes : la vie et la pensée,
contenues dans l’être, s’en distinguent par leur propre mouvement et
constituent ainsi la seconde hypostase. Nous sommes obligés de constater
que l’image de l’écoulement des Idées, que nous trouvons dans le
groupe III, ne se rencontre nulle part aussi nettement que dans les
Oracles chaldaïques :
« Toutes les Idées ont jailli d’une seule source... C’est la source première
du Père, parfaite en elle-même, qui a fait jaillir les Idées primordiales. 8 »

1. Cf. p. 222-223.
2. § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 40-48.
3· § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 30 : progenuit.
4. § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 34 : profunduntur.
5. Cf. p. 378. Sur le problème général des Idées comme pensées de Dieu,
cf. A. Rich, The Platonic Ideas as the Thoughts of God, dans Mnemosyne, S. IV,
t. VII, 1954, p. 123-133 et A. H. Armstrong, The Backgroundof the Doctrine'That
the Intelligibles are not Outside the Intellect’, dans Sources de Plotin, p. 393-413.
6. Plotin, Enn., V, 2 [11] 1, 8-13. Comme le remarque H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 338, l’image de la génération comme écoulement des réalités intel­
ligibles à partir de l’être divin n’est étrangère ni à Philon ni à Plotin. Mais le flux
des Idées à partir de la source paternelle ne se trouve pas littéralement chez Plo­
tin : on ne peut que le déduire de la notion de génération de l’intelligence.
7. Victorinus, § 43 = Adv. Ar., I, 51, 15 : « Vita nata est. » § 53 = I, 57, 12
(génération de la connaissance).
8. H. Lewy, Chaldean Oracles, p. 110, n. 177; W. Kroll, De or. chald., p. 23,
v. 2 et 15 (= Proclus, In Parm., p. 800, 12-26) : πηγής δέ μιας άπο πασαι έξέθο-
ρον... άρχεγόνους Ιδέας πρώτη πατρδς έβλυσε τάσδε αυτοτελής πηγή.
384 L’AGIR ET LA FORME
Ajoutons à cela que, selon les Oracles, les Idées se présentent originelle­
ment sous la forme d’une triade qui, tout en mesurant toutes choses,
est elle-même mesurée L Le « fleuve » des Idées se répand en se subdi­
visant à partir de cette triade première. De la même manière, notre exposé
conçoit les Idées suprêmes comme une triade qui mesure toutes choses 12.
La triade dont parle notre texte est considérée ici d’une manière
autre que dans le groupe IL Dans celui-ci le Père était le premier
moment de la triade et il contenait celle-ci en puissance; de cette manière,
il était en quelque sorte coordonné avec elle. Dans notre groupe III au
contraire, le Père, lui-même triadique (être-vivre-penser), est totalement
transcendant à la triade existence-vie-pensée, qui est la triade des Idées
donc nous parlons. Cette triade des Idées vient d’ailleurs, semble-t-il, au
troisième rang, après la triade être-vivre-penser qui correspond au
Père et la triade de la préexistence-prévitalité-préintelligence qui corres­
pond à la forme intérieure à l’agir paternel. C’est du moins ce que l’on
pourra déduire de développements ultérieurs que nous rencontrerons
dans notre groupe III 3.
Ces perspectives différentes correspondent à des exégèses se rapportant
à des Oracles différents 4. Mais le groupe III ne cherche pas à coordonner
sa perspective propre avec celle du groupe IL
Notre exposé interprète la doctrine chaldaïque de la génération des
Idées à la lumière de la méthode des paronymes. Si la triade des Idées
premières : l’existentialité, la vitalité, l’intellectualité 5 provient de Dieu
comme d’une source, c’est que ces formes découlent de l’agir divin :
« C’est parce qu’il est le vivre, le vivre suprême, le vivre premier, le vivre
source, le vivre originellement originel, que Dieu a engendré ces trois puissances,
c’est-à-dire que, par l’exercice de son acte de vivre, il les a fait naître à l’être.
Ces puissances proviennent donc de l’acte de vivre et cette lignée, cette géné­
ration est telle que naisse, de l’agent, l’acte, de l’être, l’essentialité ou l’essence
du vivant, la vitalité, ou la vie, du pensant, l’intellectualité ou la pensée univer­
selle de toutes les pensées universelles 6. »
Ainsi les formes grammaticales abstraites7 qui désignent les Idées
revêtent une double signification. Par rapport aux choses inférieures
aux Idées, aux étants qui participent à elles, elles signifient que l’essen-

1. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 107 et n. 170; W. Kroll, De or. chald.,


p. 15 (= Damascius, Dub. et Sol., t. II, p. 63, 21). Cf. également, H. Lewy,
p. 112; Kroll, p. 18. Voir plus haut, p. 261.
2. § 76 = Adv. Ar., IV, 21, 31 - 22, 6.
3. Cf. p. 424.
4. Le groupe II se rapporte aux Oracles sur la Puissance et l’intellect cités par
W. Kroll, De or. chald., p. 12-13 et H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 78 et sq.
Le groupe III se rapporte aux Oracles concernant le jaillissement des Idées (cf.
p. 383, n. 8).
5. Cf. p. 383.
6. Victorinus, § 65 = Adv. Ar., IV, 6, 1-7.
7. Formes latines en -itas, formes grecques en -ότης, cf. p. 368, n. 3.
LA GÉNÉRATION DE L’ÉTERNITÉ 385
tialité, la vitalité, l’intellectualité sont des genres premiers, des puissances
universelles, ou encore, « la force, la vertu, la puissance ou la substance
ou la nature1 » de l’être, du vivre, du penser qui sont dans les choses.
C’est en ce sens que Porphyre lui-même employait le mot όντότης,
lorsqu’il le définissait comme « la substance-source, cause de l’être pour
toutes choses, située dans le Père 2. » Mais par rapport à l’agir dont elles
découlent, l’essentialité, la vitalité et l’intellectualité se présentent sous
cette forme grammaticale abstraite parce qu’elles sont les qualités, les
manières d’être, les états qui résultent de l’activité divine. C’est le sens
que nous avions donné à νοότης en examinant la méthode des paronymes.
C’est précisément ce sens qui apparaît encore plus nettement lorsque
notre exposé assimile la génération de la vie (ou de la vitalité) par le
vivre à la génération de l’éternité par le présent divin :
« Ce qui est produit par cet acte (qu’est Dieu), ce qui est, en quelque sorte,
sa forme, c’est la vie. En effet, comme l’éternité est produite par l’acte éternelle­
ment présent de toutes choses, de même, c’est en vivant et par l’acte de vivre
qui est toujours présent que la vie est produite, ou encore, pour forger ce
terme, c’est de cette manière que la vitalité, c’est-à-dire ce qui est comme la
forme de la vie, est engendrée en sa puissance et substance propre 3. »
Nous retrouvons donc ici la forme abstraite rencontrée plus haut :
la « vitalité4 » est produite par l’acte de vivre. Et la comparaison est
d’autant plus instructive qu’elle n’est pas une véritable comparaison 5 :
l’éternité a toujours été traditionnellement synonyme de « vie intelli­
gible 6 ». La génération de l’éternité, c’est bien la génération de la vie.
Le statut ontologique de l’éternité permettra donc de définir le statut
ontologique de la vie ou de la vitalité.
A vrai dire, les indications qui nous sont ici fournies sont assez maigres.
Il nous est simplement dit que « l’éternité est produite par l’acte éternelle­
ment présent de toutes choses7 ». Ici encore, comme dans le cas de la
génération des Idées, la notion même d’une production de l’éternité par

1. Victorinus, § 65 = Adv. Ar., IV, 5, 39 : « Vis, virtus, potentia vel substantia


vel natura. »
2. J. Lydus, De mens., p. 138, 18, Wiinsch : οί δέ θεολόγοι ταύτην είναι βούλονται
τήν λεγομένην οντότητα' καί μαρτύς ό έν τφ Κρατύλω Σωκράτης, λέγων 'Εστίαν είναι
τήν ττηγαίαν ούσίαν καί πασι τοϋ είναι αιτίαν, ίδρυμένην έν τφ πατρί' ό δέ Πορφύριος
μετά τήν νοητήν Εστίαν ήτοι οντότητα βούλεται καί τήν έφορον της γης... 'Εστίαν είναι.
3· Victorinus, § 69 = Adv. Ar., IV, 15, 8-13.
4. § 69 = IV, 15, 12 : vitalitas, cf. § 65 = IV, 5, 37, et cf. p. 382, n. 9.
5. Victorinus le remarque, § 65 = IV, 15, 2.
6. Philon, De mut. nom., 267 : αίών δέ άναγράφεται τοϋ νοητοΰ βίος κόσμου.
Aristote, De Caelo, I, 9, 279 a 22 sq. Platon, Tim., 37 d. Sur le texte de Philon,
cf. A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès, t. IV, p. 182, n. 1. Plotin résume
bien la tradition en écrivant, Enn., III, 7 [45] 5, 25 : εί τις οΰτω τόν αιώνα λέγοι ζωήν
άπειρον ήδη τφ πάσαν είναι.
7· Victorinus, § 69 = Adv. Ar., IV, 15, 9 : “ Ut enim αίών conficitur praesenti
semper rerum omnium actu... »
386 L’AGIR ET LA FORME
Dieu suppose très probablement l’influence des Oracles chaldaïques.
Pour ceux-ci, en effet, 1’αΐών ou éternité est « la lumière engendrée par
le Père 1 ». Il s’agit pour les Oracles d’une hypostase divine distincte,
que les commentateurs néoplatoniciens identifient avec la Vie 2. De même
que la conception chaldaïque d’un écoulement des Idées hors de l’Un
était, tout à l’heure, interprétée comme la production de Formes par
l’activité divine, de même ici l’idée d’une génération de l’Éternité par
Dieu est conçue sur le modèle de la production d’une Forme ou d’une
manière d’être par 1’ « acte éternellement présent3 ».
Cette naissance de l’éternité à partir de l’agir divin peut se comprendre
en la comparant au rapport qui lie le présent humain à l’agir humain :
l’éternité est à l’acte divin comme le présent humain est à l’acte humain4.
C’est pourquoi le présent qui pour nous est le « seul temps » 56est l’image
de l’éternité e. Nous retrouvons ici encore une transposition platonicienne
de notions stoïciennes. En effet, comme l’a bien montré V. Goldschmidt7,
c’est l’acte humain qui, dans la perspective stoïcienne, délimite le présent.
De même que l’étendue spatiale est déployée par le mouvement tonique
et résulte d’un agir8, de même l’étendue temporelle est déployée par
l’acte du sujet. Si le mouvement vital produit la forme extérieure du
vivant, l’activité de ce même vivant produit cette forme temporelle
qu’est sa « vie ». Transposée au plan intelligible 9, cette doctrine permet
de concevoir l’éternité comme le présent éternel qui résulte de l’agir
divin, comme une vie totalement déployée et pourtant tout entière,
simultanée et concentrée en un seul point.

1. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 99, n. 138; W. Kroll, De or. chald., p. 27


(= Proclus, In Tim., t. III, p. 14, 3, Diehl) : πατρογενές φάος. H. Lewy, ibid.,
cite également Synésius, Hymn., VI, 12 : αΐωνοτόκου πατρός (cf. I, 161) et
J. Lydus, De mens., p. 36, 13, Wünsch : τό άρχέτυπον είδος τοϋ νοητοΰ καί πατρογενοΰ
αΐώνος, probablement à la suite de W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 19,
2. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 99, n. 137, citant Damascius, t. II, p. 29.
12, Ruelle et Proclus, Plat. Theol., III, c. 14, p. 144 sq., Portus.
3. Il faut probablement entendre Victorinus, § 69 = Adv. Ar., IV, 15, 10:
« Praesenti semper rerum omnium actu » comme désignant l’agir qui produit
toutes choses.
4. Victorinus, § 69 = Adv. Ar., IV, 15, 13-22.
5. § 69 = IV, 15, 16 : « Hoc enim solum tempus est. » Cf. Marc Aurêle, III,
10, 1 : μόνον ζή έκαστος τό παρόν τοΰτο; II, 14, 6; XII, 26, 2 et déjà Aristippe,
dans Elien, Var. hist., XIV, 6 : μόνον γάρ έφασκεν ήμέτερον είναι τό παρόν.
6. Allusion évidente à Tim., yj d.
7. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 96 : « De même que le corps, dans
le vide, occupe et découpe des lieux, de même l’acte, dans Vaiôn infini, détermine,
par sa propre étendue, des présents. »
8. Simplicius, In Categ., p. 264, 33, Kalbfleisch : τό τοίνυν σχήμα οί Στωικοί την
τάσιν παρέχεσθαι λέγουσιν. Cf. ρ. 366, n. ι.
9. La transposition consiste exactement dans le mouvement d’idées que voici :
selon Platon, le « temps » est l’image de l’éternité; selon les Stoïciens, le seul temps
réel est le présent parce qu’il résulte d’un agir concret ; donc le présent est l’image
de l’éternité. Mais si le présent résulte d’un agir, l'éternité aussi qui est son
modèle est un présent étemel qui résulte d’un agir.
LA GÉNÉRATION DE LA VIE 387

On perçoit donc dans cette description de la génération de la Vie-


Eternité par l’agir divin un glissement de ζωή à βίος, c’est-à-dire de la vie,
puissance de mouvement, à la vie, manière d’être du vivant :
« La vie est l’état du vivre; elle est en quelque sorte une forme ou une consti­
tution engendrée en vivant x. »
La vie apparaît ainsi comme une sorte de résultat immédiat, d’accom­
pagnement de l’activité; c’est la détermination qui résulte immédiatement
de l’agir :
« La simplicité première produit quelque chose en elle-même. En effet, le
repos n’engendre rien, mais le mouvement ou l’exercice de l’agir forme pour
soi et par soi son être ou plutôt son être de telle manière 12. »
Ainsi le mouvement tonique produit, nous l’avons vu, à la fois l’être
et la qualité, la substance et la détermination 3. Si l’agir produit son être,
cela veut dire simplement que le vivre se fait vivre. Mais s’il produit
aussi son « être de telle manière », cela veut dire qu’il détermine pour
lui-même sa qualité, c’est-à-dire la vie : elle est le « mode » qui résulte
du mouvement formateur :
« L’être est le vivre. Mais l’être-vie est une mesure déterminée, c’est-à-dire
la forme du vivant, produite par celui dont elle est la forme 4. »
Les conséquences de cette doctrine seront examinées dans la troisième
partie de notre groupe III : le vivre divin produit en vivant un résultat
immédiat, une « mesure » qui est la forme de la vie ; cette forme lui reste
intérieure, ce qui veut dire que l’agir divin se détermine lui-même, se
mesure, se qualifie ; mais cette détermination et cette qualification ne se
distinguent pas de l’être divin lui-même ; toutefois cette forme, engendrée
immédiatement par l’agir divin, va à son tour s’engendrer elle-même,
se poser elle-même par son propre mouvement. Il y aura ainsi une forme
intérieure et une forme extériorisée, c’est-à-dire d’une part une préfor­
mation de la forme dans l’agir, d’autre part une « autoformation » de la
forme à partir de l’agir 5.
Toute cette première partie du groupe III suppose donc que la forme

1. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 13, 15 : « Vita enim vivendi habitus est
et quasi quaedam forma vel status vivendo progenitus. » Cf. p. 369.
2. § 68 = IV, 13, 20 : « ... Quia aliquid operatur in se prima simplicitas. Quies
enim nihil gignit, motus vero et agendi operatio format sibi ex se quod sit vel
potius quonam modo sit. »
3; Cf. p. 226 et 366, n. 1.
4. § 68 = IV, 13, 22 : « Namque esse vivere est, vitam autem esse modus
quidam est, id est forma vivendi confecta ipso illo cui forma est. » Je lis mainte­
nant modus avec l’édition princeps de Sicard, contre motus (A) retenu dans
l’édition de Sources chrétiennes : i° c’est l’esse ou vivere qui est motus, cf. § 68 a;
20 la vita est un modus, c’est-à-dire habitus, forma, status, cf. p. 369.
5. Cf. p. 422 sq.
388 L’AGIR ET LA FORME
correspond à une limitation, à une différenciation, à une spécification.
Si l’agir divin l’engendre, il est donc lui-même illimité, indifférencié,
absolument universel. La forme apparaît alors comme la limite de l’agir.
L’agir absolu s’exerce indépendamment de toute forme, l’agir particulier
s’exerce selon une forme particulière.
Cette doctrine correspond exactement à celle que nous avons rencontrée
dans le commentaire de Porphyre Sur le Parménide. Opposant l’intellect
« qui ne peut rentrer en soi » et l’intellect divisé en pensant et pensé,
Porphyre les comparait respectivement au sens commun et aux différents
sens. L’Intellect « qui ne peut rentrer en soi », c’est-à-dire coïncidant avec
l’Un, apparaissait alors comme un acte indépendant de toute forme, tandis
que l’intellect divisé était présenté comme constitué par des actes « déter­
minés » ou « formés » :
« Chacun des autres actes est fixé à quelque chose et ordonné à cette chose
totalement, à la fois selon sa forme et selon son nom. Mais cet acte-là n’est
l’acte de rien; c’est pourquoi il n’a ni forme, ni nom, ni substance. Car il n’est
dominé par rien et il n’est « formé » par rien *. »
Ces affirmations demandent à être replacées dans la perspective de
l’ontologie porphyrienne telle que W. Theiler1 2 et R. Beutler3 l’ont
reconstituée. Tout étant est distinct du concept universel d’être par sa
forme d’être particulière et cette forme particulière le place à un certain
rang particulier dans l’échelle des êtres. D’autre part, les actes sont pro­
portionnés aux substances; à telle substance déterminée correspond tel
acte déterminé. Les actes résultent des formes particulières qui définis­
sent les substances. Mais, au niveau divin, nous le savons maintenant
par l’examen de la « méthode des paronymes », ce rapport est renversé :
l’acte est antérieur à toute forme et à toute substance 4. L’acte n’est plus
« prédélimité » par la forme, c’est la forme qui va résulter de l’acte. Il y
aura alors liaison étroite entre universalité, activité, indétermination
d’une part, particularité, détermination, forme d’autre part.
Ces principes de la métaphysique porphyrienne dominent toute la
première partie de notre groupe III. L’agir divin y est sans principe,
il ne résulte pas d’une actio antérieure 56(il faut entendre par là, nous
le savons ®, une qualité, une forme d’action), il ne s’ajoute pas à Dieu

1. <Porphyre>, In Parm., XIII, 13-19.


2. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 11 sq.
3. R. Beutler, art. Porphyrios, dans Paulys Realencyclopâdie, t. XXII, 1,
col. 305 sq.
4. Cf. p. 361.
5. Victorinus, § 65 = Adv. Ar., IV, 6, 12-17 : « Agens enim et semper
agens et nullo principio agens non ab actione agens, ne actio vel fantasia principii
sit ad agentem sed ut actio, agentis opere, vel progenita sit vel extiterit vel effusa
sit; hoc utique agere in eo ponimus quod est vivere. »
6. Cf. p. 370-371·
LA NOTION D’ACTE SANS SUJET 389

comme à un sujet préexistantx. Il n’est donc pas l’agir d’un sujet, mais
il est à lui-même son propre sujeta.
Cet agir pur doit bien s’entendre comme un acte-mouvement au sens
stoïcien 123, bien plus que comme un acte-perfection au sens aristotélicien.
Le texte de Porphyre4 cité plus haut confirme cette interprétation.
Porphyre y parle d’actes résultant de formes, d’acte dépendant d’un
sujet et il en tire la notion paradoxale d’acte sans sujet.
C’est cette notion d’acte sans sujet ou sujet de lui-même que notre
exposé 56veut éclairer en parcourant toute l’échelle des actes depuis les
plus humbles jusqu’aux plus élevés, de façon à découvrir des actes de
plus en plus autonomes, de plus en plus libérés des sujets et des formes,
usqu’à l’agir pur qui apparaîtra ainsi comme un mouvement automoteur
et se donnant à lui-même son être et sa forme.
Trois degrés successifs vont être parcourus : le monde sensible, le
monde céleste, le monde supracéleste. Dans le monde sensible, les actes
seront déjà d’une certaine manière des mouvements automoteurs ®.
Sans doute, y a-t-il, dans cette région, une distinction, plus encore, un
écart, entre les puissances et les actes, c’est-à-dire entre les virtualités
et leurs réalisations, entre les raisons séminales et leur développement.
Le monde sublunaire est voué à l’attente; il est soumis aux exigences
du progrès et de la maturation. Mais les puissances y sont des virtualités :
elles possèdent déjà, par leur force propre, tout ce que les actes, en se
développant, manifesteront au dehors. Les actes ne s’ajoutent donc pas
de l’extérieur; ils procèdent de l’intérieur et manifestent ce qui était
caché; ils déploient ce qui était dans un état d’involution. En s’actuant,
les puissances se meuvent donc d’elles-mêmes et par elles-mêmes.
Mais ce mouvement automoteur est loin d’être totalement pur : il s’exerce
selon une forme déterminée et il est séparé de lui-même par le temps,
par l’écart entre le passé et l’avenir, entre les virtualités et les réalisations.
Dans le monde céleste, cet écart disparaît. Les astres sont « devenus ce
qu’ils devaient être7 ». Comme l’avait dit Plotin, ils ne parcourent pas
les lieux où ils passent, comme s’ils allaient quelque part, mais ils accom­
plissent immédiatement leurs actes propres8. Il n’y a donc pas d’écart
entre leur être et leur activité et leur ensemble qui constitue la nature

1. § 67 = IV, 12, 15 : « Non enim ei accedere actus aut debuit aut potuit. »
2. § 67 = IV, 12, 14-15 : « Ex se habens istud ipsum quod ei substantia est :
vivit. »
3. Cf. p. 363.
4. Cf. p. 388.
5- §68.
6. § 68 = IV, 12, 18-25.
7. § 68 = IV, 12, 25-27, notamment : « Iam quod futurum fuerant facta. »
8. PLOTIN, Enn., IV, 4 [28] 8, 35 : τά άστρα φερόμενα τά αύτών πράττοντα φέρεται,
cf. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 12, 28 : « In operationes proprias suasque
dimissa. »
390 L’AGIR ET LA FORME
est animée d’une vie immédiatement parfaite. Dans le monde supra­
céleste 1 enfin, l’âme a pour définition même le mouvement automoteur.
Son être est identique à son mouvement et à son acte 2. Toutefois ce
mouvement automoteur est encore reçu par l’âme, car elle n’est pas la
Vie en soi3.
Le mouvement propre à la Vie en soi n’est pas défini explicitement
par notre exposé. On peut toutefois suppléer à cette lacune grâce à des
textes parallèles. La Vie en soi se meut elle-même; plus encore que pour
l’âme, c’est pour elle sa définition et son essence4. Mais elle n’est pas
pour autant agir absolument pur. Elle est la Forme en soi 5, la première
détermination. La Vie vit, elle est Vie en vivant 6, mais son vivre n’est
que le vivre de la Vie, le mouvement de la Forme première. Son agir
est donc déterminé. Elle suppose donc avant elle l’agir absolument pur,
le mouvement totalement automoteur, le vivre antérieur à la vie. Elle
n’est donc finalement que le résultat de cet agir pur, de ce vivre totalement
indéterminé, le mouvement formé qui résulte du mouvement originel­
lement formateur.

VI. — La hiérarchie des vivants

De la doctrine qui détermine les rapports entre le vivre et la vie résulte


une classification hiérarchique des actes de vivre. De même que le
groupe I nous proposait une hiérarchie des étants qui s’ordonnait selon
la proportion d’altérité et d’identité qui unit ou sépare à chaque plan
l’intelligence de l’intelligible7, de même notre groupe III propose une
hiérarchie des actes de vivre 8, mieux encore trois hiérarchies tout à fait
parallèles, celle des actes de vivre, celles des vivants qui reçoivent ces
actes de vivre, ou encore tout simplement celle des actes, le principe de
hiérarchie reposant, dans les trois cas, sur le rapport plus ou moins étroit
qui s’établit entre le vivre et la vie 9.
Au sommet se situe le « Il vit » qui est pur agir et en qui la « vie » se
réduit elle aussi au pur agir : à ce niveau, le vivre est antérieur à la vie 10.

1. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 13, 1-14. Sur l’âme dans le monde supra­
céleste, cf. p. 178.
2. § 68 = IV, 13, 7-9 : « Ut sit ei substantia ille ipse motus. »
3. § 68 = IV, 13, 14 : « Anima aliud, aliud vita. »
4. §§ 47-48.
5. § 68 = IV, 13, 23 : « Vitam autem esse modus quidam est, id est forma
viventis confecta ipso illo cui forma est. » § 69 = IV, 15, 8 : « Id autem quod
conficitur ex isto actu et quasi forma eius est, vita est. »
6. § 69 = IV, 15, 26-27 : « Hinc et in vivendo vita, antequam vita, et posterior
tamen vita, quia vivendo vita. »
7. Cf. §§ 10-15.
8. § 64 = IV, 5, 5-22; § 66 = IV, 10, 45 - 11, 33 ;§ 67 = IV, 11, 33 - 13, 29.
9. Selon le principe posé en §§ 61-63, cf. p. 351 sq.
10. § 64 = IV, 5, 5-22.
LA HIÉRARCHIE DES VIVANTS 391
Puis vient la Vie en soi, forme suprême qui, par l’agir, se donne à elle-
même son acte de vivre x. Cette fois, il y a antériorité de la Vie-sujet
sur le vivre qui est son acte 12. La Vie communiquera vivre et vie à tout
le plan de réalité des « intelligibles et intellectuels34». Ceux-ci, à leur
tour, les communiqueront, par l’intermédiaire de l’âme, au monde sen­
sible i. Au fur et à mesure que l’on descendra dans l’échelle des vivants,
l’identité entre vivre et vie se relâchera. On aura une hiérarchie analogue
à celle qui a été proposée dans le groupe I, mais certains détails sont
différents de part et d’autre.
Comme dans le groupe I, le plan le plus élevé des étants, celui des
« intellectuels et intelligibles 5 » est lui-même doué d’une hiérarchie
interne, ce qui ne signifie d’ailleurs pas que chaque distinction y soit
hypostatique. Dans le groupe I déjà, la classe des véritablement étants
était couronnée par une sorte d’hebdomade :
L’Étant un et seul
l’existentialité, la vitalité, l’intellectualité,
l’existence, la vie, la pensée 6.

Nous retrouvons dans notre groupe III une structure analogue puisque
la Forme première qui correspond à l’Étant en soi est définie comme
triade de l’existentialité, de la vitalité, de l’intellectualité et comme triade
de l’existence, de la vie et de la pensée 7. Il est difficile de donner à ces

1. § 66 = IV, ii, 27-33, notamment : « Alii ipsa vita sunt... Vivunt et a se


vivunt et non in altero habentes quod vivunt... principaliter exsistente eo quod
est vivere. »
2. Cette antériorité de la Vie sur le vivre est une loi générale qui se vérifie
depuis le niveau de la Vie en soi (où la Vie se donne à elle-même le vivre) jus­
qu’aux niveaux inférieurs (où la Vie donne le vivre aux vivants particuliers),
§ 63 = IV, 3, 31 : « Sed hoc vivere secundum de vita cum vita est. »
3. § 66 = IV, ii, 9-13.
4. § 66 = IV, ii, 13-17 et § 68 = IV, 13, 4 : « Quae mundana ista genuerunt. »
5. Les « intelligibles et intellectuels » sont nommés en une seule expression,
§ 62 = IV, 2, 18-19. Il y a peut-être en § 64 = IV, 5, 13 une distinction entre
intelligibles et intellectuels, c’est-à-dire entre le plan des véritablement étants
et le plan des seulement étants (c’est-à-dire des âmes). Toutefois vel n’est peut-
être pas ici disjonctif, mais copulatif. On peut probablement traduire « vel cete­
rorum in aeternis exsistentium vel in intellectualibus vel in intellectibilibus »,
de la manière suivante : « Et de tous ceux qui font partie des étants étemels, c’est-
à-dire des intellectuels et intelligibles. » En effet tout le mouvement de la pensée
remonte des étants inférieurs vers les véritablement étants et la formule que nous
étudions se trouve tout à la fin de l’énumération : elle doit donc désigner ce qu’il
y a de plus élevé, c’est-à-dire les « intelligibles et intellectuels ». Ces « intelligibles
et intellectuels » sont également désignés par les termes d'aeterna (§ 62 = IV,
2, 18; § 64 = IV, 5, 13; § 68 = IV, 13, 3), dïncorpora (= άσώματα) et ά’άϋλα
(§ 66 = IV, ii, 11). H. Dôrrie (Symmikta Zetemata, p. 20, 44, 59-60) a signalé
la tendance qui se dessine chez Porphyre à identifier les άσώματα et les νοητά.
6. § io. Cf. p. 189.
7. § 65 = IV, 5, 31-48 et 6, 1-7.
392 L'AGIR ET LA FORME
distinctions une autre signification que celle d’une différence d’aspect
au sein d’une unique réalité \
A la suite de cette hebdomade, le groupe I plaçait une énumération
de réalités qui semblaient correspondre à certains genres suprêmes
évoqués dans les dialogues de Platon1 2. A cette énumération, notre
groupe III substitue celle des archanges, des anges, des trônes et des
gloires 3. Ces différentes classes d’anges sont donc situées dans le monde
intelligible4. Notre groupe III y ajoute d’ailleurs les âmes purifiées qui
sont devenues des anges : angeli ex animis 56. A ces anges du monde intel­
ligible, il oppose les anges qui sont dans le monde et qui prennent rang
dans une série qui comprend les dieux, les anges et les démons ®.
L’énumération « archanges, anges, trônes, gloires » évoque immédia­
tement la tradition chrétienne 7. Toutefois on remarquera que les autres
écrivains chrétiens semblent ignorer les « gloires8 » (gloriae en latin,
probablement δόξαι en grec) en sorte que Victorinus semble être le seul
à proposer cette liste de quatre groupes : archanges, anges, trônes, gloires.
« Trônes » et « gloires » sont peut-être des traductions correspondant
aux mots hébreux : Chérubins et Séraphins 9. Mais il est aussi possible
qu’une influence païenne se soit ici exercée 10. D’autre part, l’élévation
des âmes à la condition angélique est également une notion tradition­

1. Le groupe I qui distingue entre existence, vie, pensée et existentialité, vita­


lité, intellectualité connaît donc lui aussi la méthode des paronymes.
2. § io.
3. § 64 — IV, 5, 11-12 : anges, trônes, gloires; § 66 = IV, 11, 9-10 : archanges,
anges, trônes, gloires; § 66 = IV, 11, 25 : trônes, gloires, anges.
4. § 64 = IV, 5, il : « Non ut ibi (= έχει) angelorum, non ut ibi thronorum,
gloriarum vel ceterorum in aeternis exsistentium vel in intellectualibus vel in
intellectibilibus. » § 66 = IV, 11, 9 : « Per archangelos, angelos, thronos, glorias
ceteraque quae supra mundum sunt. » § 66 = IV, 11, 23 : « Vivunt supracaelestia
et magis vivunt quae ab hyle et a corporeis nexibus recesserunt, ut puriores
animae et throni et gloriae, item angeli. » § 68 = IV, 13, 2 : « Quanto magis illa
quae in aeternis et supracaelestia sunt, actus sunt et actiones sunt quae mundana
ista genuerunt. Item et anima et angeli ex animis et supra animas. »
5. Cf. note précédente : puriores animae, angeli ex animis.
6. § 64 = IV, 5, 7 : « Quod omnium in mundo, quod angelorum, daemonum. »
7. Les noms des ordres angéliques ont été tirés des énumérations qui se trou­
vent dans les épîtres de saint Paul (Eph., 1, 21 ; Col., 1, 16; I Thess., 4, 16), aux­
quelles on a ajouté les Chérubins et les Séraphins qui viennent de l’Ancien Testa­
ment (Gen., 3, 24; Exod., 25, 22; Ezech., 10, 1 ; Isaïe, 6, 2. 6).
8. C’est ce que remarque J. Michl, art. Engel, dans Reallexikon für Antike und
Christentum, t. V, col. 174. « Opiniones » en Victorinus, § 10 (ligne 4) traduit
peut-être δόξαι.
9. Chérubins = Trônes, Grégoire de Nysse, Contra Eunom., 1, P.G., t. XLV,
348; Augustin, In Psalm., 98, 3. Le terme Séraphin signifiait, disait-on (Jérôme,
In Is., 6, 21, P.G., t. XXIV, 93 C), ceux qui brûlent », « ceux qui échauffent ».
Toutefois, puisque les Séraphins apparaissaient dans Isaïe, 6, 2. 6 comme des
créatures qui chantent un hymne à Dieu, on pouvait aussi les considérer comme
les « gloires » de Dieu. Mais le mot δόξαι lui-même pour désigner une classe d’anges
apparaît en II Pierre, II, 10 et Jude, 8.
10. Cf. p. 394, n. 1.
LES ANGES CHEZ PORPHYRE 393
nelle dans le christianisme L Mais, dans nos textes, il ne s’agit pas seule­
ment d’une élévation à la condition angélique, mais d’une transformation
de substance : les âmes deviennent des anges 12. De même si les nécessités
de l’économie du salut peuvent faire passer les anges du monde intel­
ligible au monde sensible 3, on ne retrouve pourtant pas dans la tradition
chrétienne la distinction de nature entre des anges du monde intelligible
et des anges du monde sensible qui est affirmée dans nos textes. D’une
manière générale, la tradition chrétienne liait les anges à l’éther et non
au monde supracéleste 4
Il nous faut donc rechercher d’autres influences que la tradition chré­
tienne pour expliquer l’angélologie que nous trouvons exposée dans
notre groupe III, d’autant plus que cette angélologie est étroitement
liée à la structure d’ensemble du morceau où nous la rencontrons. En
fait les différents points essentiels de cette doctrine se retrouvent tout
aussi bien dans l’exégèse porphyrienne des Oracles chaldaïques. Victo­
rinus a probablement été lui-même conscient des analogies qui existaient
entre la doctrine chrétienne et la doctrine porphyrienne des anges. Il
y a contamination et assimilation. Tout d’abord les noms des quatre
classes d’anges se retrouvent en partie dans les Oracles et chez Porphyre.
Celui-ci, à la suite des Oracles, distingue entre les archanges et les anges 5.
D’autre part, on pouvait tirer d’un Oracle que Porphyre a cité et, semble-
t-il, résumé, une distinction entre les anges qui se tiennent en présence

1. Le point de départ de la doctrine est Matth., 22, 30 et Luc, 20, 36. Témoin
important de cette tradition, Clément d’Alexandrie, Exc. ex Theod., 22, 3;
Pédag., I, 36, 6; Strom., VI, 105, 1; VII, 57, 5.
2. Cf. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 13, 5.
3. Cf. les allusions d’Augustin à ce problème, De Trinit., II, 7, 13 et III, 1, 5.
4. Cf. les textes cités par J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne,
p. 314 et P. Moraux, art. Quinta essentia, dans Paulys Realencyclopâdie, t. XXIV,
1, col. 1257 S<1· Comme le remarque J. Pépin, ibid., la corporéité des anges est
liée dans la tradition chrétienne à leur caractère créé.
5. Les Oracles qui connaissent également les anges (cf. p. 394, n. 1) parlent
également d’archanges, par exemple, Psellus, De aurea catena (Bidez, Catalogue
des Manuscrits Alchimiques grecs, t. VI, p. 160, 7) qui rapporte que Julien le
Chaldéen avait demandé à la déité chaldaïque appelée « Rassembleur de toutes
choses » de donner à son fils une âme d’archange (cité par H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 224, n. 195). Voir également Psellus, Hypotyposis, 17, p. 75, Kroll :
μετά δέ τήν αρχικήν τάξιν ή τών αρχαγγέλων έστίν άπδ δέ πασών τών αρχών ήγεμόνες
άγγελοι προέρχονται. Chez Porphyre, la distinction entre archanges et anges
apparaît dans la Lettre à Anébon, cf. Jamblique, De myst., II, 3, citant Porphyre,
et dans le commentaire de Porphyre sur le Timée, cf. Proclus, In Tim., t. I,
p. 152, 13, Diehl = Sodano, Porphyrii in Timaeum Comment, fragmenta, p. 11, 3 :
les archanges sont tournés vers les dieux. Dans les deux cas, il semble d’ailleurs
que la distinction entre archanges et anges se situe au sein du monde sensible,
puisque la distinction se rapporte à une série : dieux, anges, démons, qui est
intérieure au monde (cf. p. 396). Les archanges sont placés dans le ciel. Mais la
distinction entre anges du monde intelligible et anges du monde sensible conduit
à faire correspondre les distinctions d’un monde dans l’autre.
394 L’AGIR ET LA FORME
de Dieu, ceux qui sont séparés de lui et envoyés au loin, et ceux enfin
qui lui chantent un hymne. Cette classification, qui portait peut-être
la trace des spéculations hébraïques sur les Chérubins et les Séraphins,
pouvait être rapprochée des dénominations de « trônes » et de « gloires »,
qui proviennent probablement de la même origine x. Les Oracles, et
Porphyre à leur suite, affirment également que les âmes les plus pures,
celles des théurges, délivrées des liens terrestres, deviennent des anges
après leur mort, en prenant place dans le lieu propre aux anges 1 2. Il
semble d’ailleurs que ces âmes, devenues anges, soient envoyées en
mission sur la terre pour révéler aux hommes « la profondeur du Père 3 ».

1. Cette distinction se trouve dans un Oracle, cité par la Theosophia de Tübin-


gen (cf. H. Erbse, Fragmente griechischer Theosophien, Hamburg, 1941, p. 174).
H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 9, n. 25 et p. 10, n. 26, a montré qu’il s’agissait
bien d’un Oracle chaldaïque et E. R. Dodds, New Light cm the Chaldaean Oracles,
dans The Harvard Theological Review, t. LIV, 1961, p. 265, a admis cette démons­
tration. La distinction en question est exposée aux vers 12-19 : ένθεν έπεισρείουσι
γοναϊ αγίων μέν άνάκτων άμφί σέ, παντόπατορ βασιλέστατε καί μόνε θνητών
αθανάτων τε πάτερ μακάρων. Αί δ’είσίν άτερθεν έκ σέο μέν γεγαώσαι, ύπ’άγγελίαισι
δ’εκαστα πρεσβυγενεϊ διάγουσι νόφ καί κάρτεϊ τώ σώ. Πρός 8’έτι καί τρίτον άλλο
γένος ποιήσας άνάκτων, ο'ί σε καθ’ ήμαρ άγουσιν άνυμνείοντες άοιδαϊς βουλόμενόν ρ’
έθέλοντες, άοιδιάουσι δ'έσώδε. Porphyre citait cet Oracle dans sa Philosophia ex oraculis
haurienda, cf. G. Wolff, Porphyrii de philosophia ex orac. haur., p. 144; H. Erbse,
P- Σ73> Σ7· θη peut supposer que le scholion qui dans la Theosophia de Tübingen
fait suite à YOracle provient de Porphyre. Il résume ainsi la doctrine relative aux
anges (H. Erbse, p. 174, 11 ; G. Wolff, p. 145) : δτι τρεις τάξεις άγγέλων ό χρησμός
ούτος δηλοϊ τών άεί τφ θεφ παρεστώτων, τών χωριζομένων αύτοΰ καί είς άγγελίας
καί διακονίας τινάς άποστελλομένων καί τών φερόντων άεί τόν αύτοΰ θρόνον.Η. Lewy,
Chaldaean Oracles, ρ. 14, n. 31, compare ce texte avec Porphyre, Contra Chris­
tianos (fr. 76, Harnack) : εί γάρ άγγέλους φατέ τφ θεφ παρεστάναι απαθείς καί αθα­
νάτους καί την φύσιν άφθάρτους, οΰς ημείς θεούς λέγομεν διά τό πλησίον αύτοΰ είναι
της θεότητος. Les anges qui sont auprès de Dieu sont donc considérés par Porphyre
comme très proches de la nature divine et intelligible.
2. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 220, n. 173 et W. Kroll, De or. chald.,
p. 60 = Proclus, In Remp., t. II, p. 154, 17, Kroll, où YOracle : θέει άγγελος έν
δυνάμει ζών (« Il vit comme un ange dans la puissance ») est appliqué au théurge.
De même dans Olympiodore, InPhaed.,p. 64, 2, Norvin (cf. H. Lewy, p. 220,
n. 175 et W. Kroll, p, 60), YOracle : άγγελικφ ένί χωρώ (« dans le lieu angé­
lique ») est rapporté également aux âmes des théurges. Porphyre reprend cette
doctrine, De regressu animae, fr. 2, p. 29*, 6, Bidez (= Augustin, De civ. dei,
X, 9) : « Aliam vero viam esse perhibeat ad angelorum superna consortia. » La
doctrine est également rapportée à des « Anciens » chez Jamblique, De anima
(dans Stobée, t. I, p. 457, 9, Wachsmuth, trad. A.-J. Festugière, La Révélation
d’Hermès, t. III, p. 245, et n. 1) : είς άγγέλους δέ καί άγγελικάς ψυχάς. Voir
également, Jamblique, De myst., II, 2, p. 69, 13, des Places.
3. C’est l’hypothèse proposée par H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 223, n. 194,
qui interprète ainsi Porphyre, De regressu, fr. 6, p. 33*, 9, Bidez (= Augustin,
De civ. dei, X, 26) : « Et angelos quippe alios esse dixit qui deorsum descendentes
hominibus theurgicis divina pronuntient; alios autem qui in terris ea, quae Patris
sunt, et altitudinem eius profunditatemque declarent. » Les premiers anges sont
envoyés par Dieu aux théurges pour leur inspirer leurs prophéties; les seconds
anges seraient les théurges eux-mêmes. Cette transformation des âmes en anges
posaient aux néoplatoniciens un problème ontologique que Psellus, De omnifaria
doctrina, c. 48, Westerink, résume bien : εΐ μεταβάλλει ψυχή είς άγγελον’ ού μετά-
LES ANGES CHEZ PORPHYRE 395
Enfin V Oracle qui, nous venons de le voir \ distinguait entre les anges
qui sont en présence de Dieu et ceux qui sont séparés de lui et envoyés
en mission, introduisait par le fait même une distinction entre les anges
qui, parce qu’ils demeurent près de Dieu, sont situés dans le monde
intelligible, et ceux qui, parce qu’ils sont séparés de Dieu et envoyés
au loin, sont situés dans le monde sensible * 12. Il est possible d’ailleurs
que cette opposition des fonctions angéliques ait été mise en relation
chez Porphyre avec la distinction entre vertus contemplatives, vertus
purificatrices et vertus pratiques, ces différentes sortes de vertus cor­
respondant d’ailleurs respectivement au monde « intelligible et intel­
lectuel », au monde supracosmique et au monde sensible 3. Nous retrou­
vons donc chez Porphyre, exégète des Oracles chaldaïques, les grands
traits qui caractérisent l’angélologie proposée dans notre groupe III.
Nous aurons encore à revenir sur la place des anges dans la série intra-
cosmique formée par les dieux, les anges et les démons 4.
Au-dessous du plan des « intelligibles et intellectuels », se situe, comme
dans le groupe I 5, le plan de l’âme, appelé dans le groupe I, plan des
« intellectuels ». Notre groupe III reproduit la distinction déjà rencontrée
dans le groupe II 6, entre l’âme universelle et les âmes particulières,
celles-ci ne se distinguant de l’âme universelle que dans le mouvement
de descente. Le groupe III nomme l’âme universelle, âme « fonta-
nière », « source des âmes7 ». Cette dénomination, déjà connue dans le

βάλλει τά κατ’ ούσίαν ετερα είδη της ζωής εις αλληλα (Les formes de vie dif­
férentes en substance ne peuvent se transformer les unes dans les autres). A
cette objection, Porphyre lui-même (Sent., 16, p. 5, 3, Mommert) et Jamblique
(De myst., Il, 2) avaient déjà répondu en disant que l’âme est en affinité avec
toutes les formes.
1. Cf. p. 394, n. i.
2. Cf. p. 392.
3. Sur cette distinction entre vertus ou puissances contemplatives, purifica­
trices et pratiques, cf. J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne, p. 380-
389. On sait que Porphyre, Sent., 32, p. 17-25, Mommert, est le premier témoin
de cette classification. J. Pépin, p. 387, montre qu’il y a toujours eu, depuis
Plotin, une « topographie » des puissances, c’est-à-dire un rapport entre le degré
des puissances et un certain domaine de la réalité; le meilleur résumé de cette
doctrine se trouve dans Olympiodore, In Phaed., p. 46, 22-24, Norvin : κατά δέ τάς
πολιτικάς τά έγκόσμια ϊσμεν, κατά δέ τάς καθαρτικάς τά ύπερκόσμια, ώς δέ θεωρητικάς
έχοντες τά νοερά. On peut considérer que les anges du monde intelligible
qui sont en présence de Dieu et tournés vers Dieu correspondent aux vertus
contemplatives, tandis que les anges envoyés dans le monde sensible correspondent
aux vertus pratiques et politiques.
4. Cf. p. 397-398.
5. Victorinus, § ii. Cf. p. 190.
6. § 60. Cf. p. 331.
7. § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 9 : « Quod est vivere animae, aut uniuscuiusque
aut illius universalis atque fontanae. » § 66 = IV, 11, 13 : « Mox in animam fon­
temque animae gradatim veniens. »
396 L’AGIR ET LA FORME

moyen-platonisme \ était aussi utilisée par les Oracles1 2 qui l’appli­


quaient à Hécate.
Au-dessous du plan des âmes vient celui des choses sensibles 3. Comme
dans le groupe 14, cet ordre comprend les choses célestes et les choses
sublunaires. L’ordre de classification répond à celui des éléments :
éther, feu, air, eau, terre. Dans l’éther et le ciel 5 sont situés les astres
qui sont actes purs 6. Dans le monde sublunaire, se trouvent le feu,
l’air, l’eau et la terre7. A cette hiérarchie d’éléments, correspond une
hiérarchie de puissances mythiques, les dieux, les anges, les démons,
qui, tous, sont situés à l’intérieur du monde8. A la suite des démons,
on peut suppléer facilement et compléter la série, en ajoutant les êtres

1. Apulée, De Plat, dogm., i, 9 : « Caelestem animam, fontem animarum


omnium. » Tertullien, De anima, 20, 6 : « In fonte naturae » et 27, 9 : « Ex uno·
homine (= Adam) haec animarum redundantia. »
2. Hécate est présentée comme source (H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 84,
n. 65; W. Kroll, De or. chald., p. 30 = Proclus, In Crat., p. 81, 2, Pasquali) :
'Ρείη τοι νοερών μακάρων πηγή τε ροή τε. Comme l’a montré Η. Lewy, ibid.,
ρείη ne désigne pas ici Rhéa, mais correspond au féminin de ράδιος. C’est cet
Oracle qui autorise les expressions πηγαία ψυχή (Proclus, In Tim., t. III, p. 271, 23
et 249, 13, Diehl), πηγαία Έκατή (Damascius, Dub. et Sol., t. II, p. 59,21), fontana
virgo (Martianus Capella, 205), cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 12
et n. 6. D’autre part, les Oracles donnent une explication symbolique de la statue
d’Hécate qui comporte deux orifices : du côté droit se trouve la source des âmes,
du côté gauche la source des vertus, H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 88, n. 83 ;
W. Kroll, De or. chald., p. 28 = Proclus, In Remp., t. II, p. 201, 10, Kroll;
Psellus, Expositio in orae, chald., P.G., t. CXXII, 1136 A et 1133 B. W. Kroll,
De or. chald., p. 28, n. 1, cite également Proclus, De prov., p. 179, 22, Cousin :
« Qui autem a deo traditi sermones fontem per se laudant omnis animae. » Cf.
Favonius Eulogius, In Somn., p. 14, 4, Holder : « Fontanae animae a caelo
usque in terras esse decursum. Nam sub pedibus summi patris qui dissaepit
(hinc dicitur πηγαία), Styx posita per omnes circulos fluit, imponens singulis
velut in curru aurigam, id est vitae substantiam, ex qua cuncta viventia originem
sortiuntur et eidem soluta redduntur. » Le Styx est ici comparé à un fleuve
sortant de la source de vie. P. Courcelle, Les Lettres grecques, p. 29, n. 4,
suppose une influence de Porphyre sur Favonius Eulogius.
3. Victorinus, § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 5 : « Quod nostrum est vivere, quod
animalium, quod elementorum, quod creatorum ex elementis, quod mundi,
quod omnium in mundo, quod angelorum, daemonum, vel etiam eorum quos
in mundo de mundo deos nominant. » § 66 = IV, 11, 20 : « Vivunt ergo cuncta,
terrena, humida, aeria, ignea, aetheria, caelestia. » § 68 = IV, 12, 25 : « Sed haec
in mundo et sub luna. Supra vero in aethere atque caelo, actiones sunt atque
actionibus vivunt. »
4. § 14 = Ad Cand., 9, 12 : « Et ista est quae caelestia conprehendit et ea
quae in aethere, et ea quae in natura et in ϋλη gignuntur et regignuntur. » Comparer
avec § 68 : « Sed haec in mundo et sub luna. Supra vero in aethere atque caelo... »
Cf. n. précédente.
5. Sur l’équivalence éther = ciel, cf. p. 180, n. 1.
6. Victorinus, § 68 = Adv. Ar., IV, 12, 25-28.
7. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 119, n. 202; W. Kroll, De or. chald.,
p. 35 = Proclus, In Tim., t. II, p. 50, 20, Diehl : τδν δλον κόσμον λέγεται ποιεΐν έκ
πυρός, έξ ΰδατος καί γης καί παντρόφου αίθρης(= air); PSELLUS, Hypotyp., 27.
ρ. 75> 35> Kroll et 20, ρ. 75 j ΙΟ : τ“ δέ ύπδ σελήνην έν τοϊς τέτρασι στοιχείοις ύφέσ-
τηκεν.
8. Cf. Victorinus, § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 5-8 (voir n. 3).
DIEUX, ANGES, DÉMONS 397
qui ont reçu une âme et ceux qui n’ont pas d’âme \ On a donc la suite :
dieux, anges, démons, êtres psychiques, êtres purement naturels. Cette
suite suppose, elle aussi, l’exégèse porphyrienne des Oracles, comme l’a
montré W. Theiler 12 à propos de Synésius3 où elle se retrouve. Cette
suite comportait peut-être aussi les héros45, placés entre les démons et
les âmes, mais ce chaînon disparaît parfois dans les énumérations de ce
genre ®. Par exemple, le De regressu animae 67 et la Lettre à AnébonΊ,
tous deux de Porphyre, distinguent nettement entre dieux, anges et
démons, et même entre archanges, anges et démons, mais la Lettre à
Anébon hésite à distinguer nettement entre démon, héros et âme8. Ces
distinctions entre classes de puissances proviennent, pour Porphyre,
de l’élément où vivent ces puissances 9. Les dieux sensibles correspondent
à l’élément céleste ou éthéré, ce sont des dieux planétaires1011
. Victorinus,
en laissant subsister ces dieux dans son traité de théologie chrétienne u,
commet une singulière bévue. Toutefois il la corrige un peu en ne pre-
J

1. Cf. § 15 = Ad Cand., 10, 1-6.


2. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 29. Cette suite est rapportée aux
différents éléments par Psellus, Hypotyp., 20-21, p. 75, 10-14, Kroll : είσί δέ θεϊαι
τάξεις καί γένη περί έκαστον τών στοιχείων. Μεθ’ οδς οί τών θεών οπαδοί άγγελοι’ έφ’
οίς αί τών δαιμόνων άγέλαι... καί μετά τούτους οί ήρωες (cf. n. 4)· La distinction
entre dieux, anges, démons se trouve chez Porphyre, De regressu, fr. 2, p. 29*,
1-12 Bidez (= Augustin, De civ. dei, X, 9); Epist. ad Aneb., p. 7, 10, Sodano,
dans Jamblique, De myst., II, 3.
3. Synésius, Hymn., I, 266-305; IV, 17 sq., Terzaghi.
4. Cf. n. 1. Rien ne prouve (comme le note W. Kroll, De or. chald., p. 44)
que les Oracles aient fait une place aux héros dans leur classification. Mais il
est possible que la systématisation porphyrienne les ait introduits dans la série.
Porphyre connaît bien la notion de « héros » qu’il utilise dans le De abstin., I, 22,
p. 101, 6 et le De antro nymph., 6, p. 60, 16, Nauck. Et les néoplatoniciens posté­
rieurs (cf. Synésius, Hymn., I, 290-291, Terzaghi; Olympiodore, In Aie., 22)
placeront les héros entre les démons et les âmes.
5. Par exemple, Proclus, In Tim., t. III, p. 249, 15, Diehl : ζωής πηγαί θείας,
άγγελικής, δαιμόνιας, ψυχικής, φυσικής dans laquelle W. Theiler (Die chal­
dâischen Orakel, p. 29) propose de restituer <ήρωικής> entre δαιμόνιας et ψυχικής.
Mais il n’est pas sûr que cette correction s’impose.
6. Porphyre, De regressu, fr. 2, p. 29*, 1-12 Bidez = Augustin, De civ.
dei, X, 9 : « Quamquam itaque discernar a daemonibus angelos... ipsamque
theurgian quam velut conciliatricem angelorum deorumque commendat. »
7. Porphyre, Epist. ad Aneb., p. 7, 10, Sodano (dans Jamblique, De myst.,
II, 3). Ici la suite est dieux, archanges, anges, démons, archontes, âmes.
8. Porphyre, Epist. ad Aneb., p. 7, 8-9, Sodano (dans Jamblique, De myst.,
II, 1).
9. Le principe est formulé dans De regressu animae, fr. 2, p. 29*, 2 Bidez
= Augustin, De civ. dei, X, 9 : « Aeria loca esse daemonum, aetheria vel empyria
disserens angelorum. » Fr. 4, p. 32*, 25 Bidez = De civ. dei, X, 27 : « Deos aethe­
rios. »
10. Porphyre, De regressu, fr. 4 cité à la note précédente; fr. 6, p. 34*, 10
Bidez = Augustin, De civ. dei, X, 26 : « Deos vestros... sidereos. » Dans Syné­
sius, Hymn., IV, 17 et I, 274, Terzaghi, les astres sont placés avant les anges et
correspondent aux dieux. Cf. Epinomis, 984 d.
11. Victorinus, § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 8.

S
s
1
398 L’AGIR ET LA FORME
nant pas l’expression à son compte : il parle seulement de ceux que l’on
appelle les dieux « nés du monde et dans le monde ». L’expression remonte
à Platon lui-même 1 et se retrouve chez Plotin 2. On peut remarquer
aussi que dans l’exégèse des Oracles apparaissent souvent des dieux
« encosmiques », c’est-à-dire célestes34; ils correspondent à l’élément
éthéré. Les anges du monde sensible que l’on situerait normalement
dans l’élément igné, se trouvent peut-être aussi dans l’élément éthéré,
si l’on en croit le De regressu animae*. Les démons sont traditionnel­
lement situés dans l’air 56. Nos textes ne font aucune distinction entre
bons et mauvais démons. Les animaux et les non-vivants se trouvent
dans l’eau et sur la terre. Au-dessous de tout, la réalité corporelle est
agitée d’un flux et d’un reflux désordonnés ®.

VII. — Haleine vitale et fleuve de vie

Cette hiérarchie de formes n’est pas un échafaudage statique, elle


correspond à un mouvement vivant, elle manifeste une unique vie uni­
verselle. C’est le mouvement vital qui est le principe de toute réalité
et de toute forme : « Toutes choses ne seraient que néant si elles ne
vivaient7. » Il n’y aurait même pas de corporéité sans ce mouvement
vital, car la réalité corporelle par elle-même n’est douée que d’un mou­
vement de flux et de reflux désordonné. Elle ne prend réelle existence
que lorsqu’elle est circonscrite par une forme et elle n’est circonscrite
par une forme que lorsqu’elle est animée d’un mouvement ordonné et
rythmé qui n’est rien d’autre que le mouvement vital. C’est ce mouve­
ment qui en permettant à la réalité corporelle de prendre une forme
fixe, en la solidifiant en quelque sorte, rend possible une connaissance
sensible exacte 8. Notre exposé prend donc son point de départ dans le
spectacle de la vie corporelle et sensible : il n’y aurait pas de réalité
matérielle si les corps ne recevaient la vie. Et, à partir de là, il remonte

1. Ce sont les dieux dont parle le Timée, 40 a-4.1 a.


2. PLOTIN, Enn., V, I [10] 4, 3 : κόσμον αισθητόν... καί θεούς τούς έν αύτω.
Augustin, De civ. dei, X, 31 : « Et de mundo et de his quos in mundo deos a
Deo factos scribit Plato », a probablement emprunté au De regressu de Porphyre,
cette allusion à Tim., 40 a (cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques, p. 228, n. 3).
3. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 25, qui montre bien la corres­
pondance entre έγκόσμιον, ύλαϊον, ζωναϊον (c’est-à-dire planétaire). Pour l’équi­
valence έγκόσμιον = ουράνιον, cf. Porphyre, Ad Gaurum, p. 49, 16, Kalbfleisch.
4. Porphyre, De regressu, fr. 2, p. 29*, 3 Bidez = Augustin, De civ. dei,
X, 9 : « Aetheria vel empyria (loca) disserens angelorum. »
5. Porphyre, ibid. : « Aeria loca esse daemonum. »
6. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 10, 48. Cf. p. 400.
7. § 66 = Adv. Ar., IV, 10, 45 : « Cum... nihil sint omnia si non vivant. »
8. § 66 = IV, 10, 45 - ii, 7.
LA DESCENTE DE LA VIE 399
à l’idée de la vie, à la Vie en soi, auquel Victorinus donne les noms
chrétiens de Logos et surtout de Fils :
« C’est donc que les choses matérielles reçoivent ce qui chez elles n’est qu’un
semblant d’être de la force et de la puissance vitale qui découlent de la Vie x. »
Cette notion de « puissance vitale » qui « découle » répond au problème
de la descente : la Vie est « descensio », nous l’avons vu dans le groupe II12,
mais elle ne descend pas réellement. La descente consiste toujours,
disions-nous 34,à laisser se dérouler, à la suite de l’acte intérieur à l’essence,
un acte dérivé. C’est cet acte dérivé qui prend ici le nom de puissance
vitale. Cet acte dérivé, cette puissance vitale, est conçu comme un fleuve
de lumière qui descend à travers les plans de réalité en une éblouis­
sante cascade. Les réalités supérieures, les intelligibles et intellectuels,
les archanges, les anges, les trônes, les gloires, les réalités hypercosmiques,
incorporelles et immatérielles reçoivent abondamment cette lumière
parce que la pureté de leur substance les rend plus aptes à la participa­
tion i. Au niveau de l’âme et en vertu de la parenté qui lie l’âme et la
Vie, le fleuve de vie « accélère son cours 56». Cela veut dire sans doute
que l’âme répond mieux que le monde intelligible au désir de vivifier
inhérent à la Vie. Mais avec cet accroissement du désir, le risque s’agran­
dit aussi. Le désir de vivifier devient une passion, le cours du fleuve de
vie devient fougueux ®.
Cette fougue conduit l’âme à s’enfoncer dans la matière, à tomber
sous la domination des éléments du monde, c’est-à-dire, cette fois, des
planètes, à être prisonnières des éléments charnels, à donner finalement
à la lie des choses, c’est-à-dire à la matière, un fantôme de vie7. Cette
description de la chute de l’âme conduirait à une vue pessimiste de la
réalité. Tout au contraire, c’est une exclamation en quelque sorte triom­
phale qui éclate :
« Toutes choses vivent, terrestres, humides, aériennes, ignées, éthérées,
célestes... Vivent aussi les réalités supra-célestes, vivent plus pleinement les
êtres qui se sont dégagés de la matière et des liens corporels 8. »
Tout à l’heure, la pensée avait bondi en quelque sorte de la vie maté­
rielle à la Vie en soi; cette fois, du spectacle de la vie universelle, elle
s’élance au-delà même de la Vie en soi, vers le souffle originel d’où
procède la Forme même de la Vie :
« Donc puisque toutes ces choses... sont vivantes, puisqu’il n’y a rien, ni
dans les choses éternelles, ni dans les choses du monde, ni dans les choses
1. § 66 = IV, ii, 7-9.
2. Cf. p. 300.
3. Cf. p. 342.
4. §66 = IV, ii, 9-13.
5. § 66 = IV, ii, 13-16.
6. § 66 = IV, ii, 16-17.
7. §66 = IV, ii, 17-20.
8. § 66 = IV, 11, 20-24 (et sqq.).
400 L’AGIR ET LA FORME
matérielles qui ne vive selon sa puissance propre, il faut bien confesser qu’il y a
une force, une puissance, par laquelle toutes choses sont vivifiées, par laquelle,
comme d’une source de vivre, toutes choses se gonflent d’une respiration
vitale, de sorte qu’elles se mettent à vivre et que, vivant, elles ont l’être en
partage. Quel est donc celui d’où souffle sur les éternels comme sur les mortels,
une haleine vivifiante, par lequel tous les êtres ont leur force vitale et leur
substance... ? C’est Dieu sans doute, c’est Dieu; c’est là l’objet de la vénération
de notre esprit : il est le Père qui fait vivre et le divin pouvoir de la vie L »
Le mouvement général de la pensée franchit donc ici trois étapes
principales : de la réalité inanimée et matérielle au mouvement vital,
du mouvement vital à la Vie universelle, de la Vie universelle au Vivre
premier. En ces trois étapes, on reconnaîtra facilement des démarches
philosophiques traditionnelles dans le platonisme, mais tout à fait inté­
grées à la problématique générale de notre groupe III.
Tout d’abord la description de la réalité, privée du mouvement vital,
suppose l’image du fleuve au flot désordonné 1 2 qui se trouve dans le
Timée 3 de Platon et qu’utilisent également Calcidius 4 (sous l’influence
de Porphyre) 5, Plotin 6, Numénius7 et Albinus 89. Tant que ce mouve­
ment n’est pas ordonné ®, c’est-à-dire tant qu’il n’est pas un mouvement
vital, la réalité en perpétuel devenir n’est pas un « quelque chose10 »,
reste indéterminée et n’est pas encore. Ceci correspond à une tendance
générale de l’ontologie porphyrienne : chez les êtres inférieurs à Dieu,

1. §67 = IV, n, 33 - i2, 5.


2. § 66 = IV, 10, 48 : « Fluendi enim ac refluendi natura incondite... »
3. Tim., 43 a : έπίρρυτον σώμα και άπόρρυτον.
4· Calcidius, In Tim., 203, p. 223, 2, Waszink : « Inriguum porro fluidumque
corpus. » Ibid., 296, p. 298, 10 : « Igitur Pythagoras quoque, inquit Numénius,
fluidam et sine qualitate siluam esse censet. » Ibid., 353, p. 344, 11 : « Illa prima
corpora velut in euripo fluctuante iactantur. » Ibid., 204, p. 223, 5 : « Torrentem
uocat siluam corpoream propterea quod fluere non desinat neque umquam
maneat in certa et in stabili constantia nec teneatur. » L’image du fleuve Euripe
provient très probablement de Phédon, 90 c : πάντα τά όντα άτεχνώς ώσπερ έν
Εύρίπω άνω κάτω στρέφεται. On la retrouve chez Maxime de Tyr, XVI, 5, (εί al
μαθήσεις αναμνήσεις) p. 61, 42 Dübner : παν... σώμα ρεΐ καί φέρεται όξέως, Εύρίπου
δίκην, άνω καί κάτω.
5. Cf. Waszink, praef., ρ. LXXIV et XCI.
6. Plotin, Enn., II, 1 [40] 1, 8.
7. Numénius, fr. 17, Leemans, dans Eusèbe, Praep. ev., XI, 10, 13, t. II,
p. 28, 5, Mras.
8. Albinus, Didasc., p. 166, 27, Hermann : ρευστά.
9. Incondite (cf. n. 2) rappelle probablement Tim., 30 a : άτάκτως que l’on
retrouve chez Albinus, p. 167, 12 : άτάκτως κα'ι πλημμελώς κινουμένην et chez
Hermogène, dans Tertullien, Adv. Hermog., 41 : « Inconditus et confusus et
turbulentus fuit materiae motus », cf. Waszink, Timaeus a Calcidio translatus,
P· 342, 19, adn.
10. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 10, 49 : « Nec formam recipit ut aliquid
esse dicatur, unde carens eo quod est aliquid esse, etiam esse suum non tenet
ut recte nullo modo esse dicatur. »
LE FLEUVE DE VIE 401
« être », c’est toujours « être quelque chose »; il n’y a pas d’être sans
forme x.
Cette réalité fuyante, fluente, va être saisie, immobilisée, capturée
par une forme 1 2; elle sera alors séparée de l’infini par des limites fixes.
Ici encore l’image est traditionnelle. Plotin avait dit que l’infini est saisi
par la limite comme du dehors ; pour lui la limite était jetée sur l’infini
comme un filet3. Notre texte représente cette délimitation comme la
régularisation du mouvement désordonné. Si la réalité informe est
déterminée, c’est parce que le mouvement vital4 lui fait précisément
prendre forme. Ainsi dans les plus humbles manifestations de la vie,
c’est déjà le mouvement ou l’agir qui produit la forme. Peut-être ce
mouvement vital rythmé doit-il être conçu sur le modèle du mouvement
tonique qui, par le rythme alterné de la sortie de soi et du retour à soi,
produit à la fois la cohérence et la forme extérieure du corps 5. On notera
que, dans ces lignes, le mot matière n’apparaît pas : on l’attendrait pour­
tant pour désigner la réalité privée de mouvement vital. On peut se
demander si cette absence n’est pas voulue; il en résulterait que la réalité
ici décrite n’est pas la matière pure, mais déjà la réalité corporelle, privée
toutefois de vie. Pour Porphyre en effet6, le mouvement désordonné
dont parle Platon dans le Timée ne se trouvait pas dans la matière elle-
même, mais dans les corps déjà composés de matière et de forme. Il y
aurait tout au moins une causalité réciproque entre l’apparition du
mouvement vital et l’apparition de la forme.
Le mouvement vital, créateur de formes, provient de la puissance
vitale qui découle de la Vie première. Cette puissance vitale n’est autre
que l’acte dérivé qui suit l’acte substantiel, propre à la Vie première.
Porphyre décrit ainsi le mode d’action de la puissance dérivée :
« Les incorporels ne sont pas présents aux corps et ne se mêlent pas à eux
par leur hypostase et substance. Mais ils se communiquent à eux en produisant

1. Comme l’a montré W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 12, notamment


à propos d’ÀuGUSTlN, De vera relig., 35 : « Quidquid est quantulacumque specie
sit necesse est. »
2. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 3-7.
3. PLOTIN, Enn., VI, 6 [34] 3, 16 : άλίσκεται δέ περιληφθέν έξωθεν et 3, 33 ·
μή έπιβάλλων τι πέρας ώσπερ δίκτυον.
4· Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 6 : « Motu vitali et ab infinito certis
lineamentis septa. »
5. Cf. p. 226.
6. Cf. Philopon, Deaetern. mundi, XIV, 3, p. 546, 3-15, Rabe : ό γοϋν Πορφύριος
έν τοϊς εις τον Τίμαιον ύπομνήμασιν... ού τήν ύλην φησΐν μετά τών ιχνών το πλημμελώς
είναι κα'ι άτάκτως κινούμενον... αλλά τά ήδη έξ ύλης καί είδους γενόμενα σώματα.
Calcidius, In Tim., 301, ρ. 3°2, U, Waszink : « Nec desunt qui putent inor­
dinatum illum et tumultuarium motum Platonem non in silva, sed in materiis
et corporibus iam notasse, quae initia mundi atque elementa censentur. » Voir
le commentaire de J. H. Waszink ad locum et A. Sodano, Porphyrii In Tim.
fragm., p. 30-31.
402 L’AGIR ET LA FORME
une certaine puissance contiguë aux corps car leur inclination vers les corps
a produit une certaine puissance qui vient à leur suite et qui est contiguë aux
corps x. »
Cette puissance dérivée « descend 12 » au travers des choses. La des­
cription de cette descente prend un aspect mythique, dans le dévelop­
pement que nous trouvons chez Victorinus. La « lumière vitale3 »
« coule 4 » au travers des choses jusqu’aux « fanges 56» de la matière. Ce
flot a un cours différent selon les plans de la réalité qu’il irrigue ®. Il se
déploie tout entier7 dans les choses supracélestes, c’est-à-dire dans les
véritablement étants, selon la classification que nous connaissons bien.
Il accélère son cours en une sorte de chute8 lorsqu’il atteint l’âme et il
va se perdre en quelque sorte dans la corruption matérielle, après avoir
vivifié le monde sensible 9. Chaque degré de la réalité reçoit donc la
lumière vitale en proportion de son degré de pureté.
Cette description comporte beaucoup de détails qui trahissent l’in­
fluence des Oracles chaldaïques10 : la « lumière vitale1112
», la vie sortant comme
un fleuve de la source qui se trouve dans la déesse de la vie : Hécate X2,

1. Porphyre, Sent., 4, p. 1, 12-16, Mommert : τά καθ’ αύτά άσώματα ύποστάσει


μεν καί ούσία ού πάρεστιν ούδέ συγκίρναται τοϊς σώμασι, τή δέ έκ της ροπής ύποστάσει
τίνος δυνάμεως μεταδίδωσι προσεχούς τοϊς σώμασιν.
2. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 8 : « Vis potentiaque vitalis quae
defluens a λόγφ illo qui vita est. »
3. § 66 = IV, 11, 23 : luce vitali ; IV, 11, 12 : lucem suam.
4. § 66 = IV, 11, 8 : defluens ; IV, 11, 12 : cum currit ac labitur ; IV, 11, 15 :
defluendi cursum.
5. § 66 = IV, 11, 20 : materiae faecibus.
6. § 66 = IV, 11, 14 : gradatim.
7. § 66 = IV, 11, 12 : « Lucem suam maiore sui communione partitur. »
8. § 66 = IV, 11, 15 : « Quasi quadam cognatione maiorem defluendi accipit
cursum. »
9. § 66 = IV, 11, 17-20 : « Hinc in hylen mersa et mundanis elementis et
postremo carnalibus vinculis inplicata, corruptioni atque ipsi morti sese miscens,
vivendi idolum materiae faecibus praestat. »
10. Pour les rapports avec les Oracles chaldaïques et avec les néoplatoniciens
postérieurs (cf. p. 403, n. 2), cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 26-29,
qui a montré l’influence de l’exégèse porphyrienne des Oracles sur Synésius et
les néoplatoniciens postérieurs (Proclus, Damascius), en ce qui concerne le
schème de la descente de la Vie. W. Theiler, p. 27, n. 5, p. 29, n. 3, a d’ailleurs
déjà signalé dans ces pages le rapport étroit qui existe entre le texte que nous
étudions et la description de la descente de la Vie chez Synésius et les néoplato­
niciens postérieurs. La plupart des textes que nous citerons dans les notes sui­
vantes seront empruntés à W. Theiler.
11. Ζωηφόριον πϋρ (= ζωηφόριον φως, Synésius, Hymn., I, 602), cf. W. Thei­
ler, p. 27; H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 153, n. 320; W. Kroll, De or. chald.,
P· 34-35 = Proclus, In Tim., t. II, p. 107, 6 sq., Diehl. Cf. également έκδότις...
πυράς ζωηφόρου, H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 83, n. 62; Kroll, De or. chald.,
p. 19 = Proclus, In Tim., 1.1, p. 420,12, Diehl.
12. Par exemple, Damascius, Dub. et sol., t. II, p. 154, 18,Ruelle: ή τε μεγάλη
'Εκάτη... ζωογόνον ροίζημα προίησιν, cf. Η. Lewy, Chaldaean Oracles, ρ. 85,
n. 69; Kroll, De or. chald., p. 29. Sur le sens de ροίζημα = sifflement, mouve­
ment impétueux, cf. H. Lewy, p. 110, n. 177, v. 1, adn., où le sens d’écoulement,
de flux est très apparent (cf. Kroll, De or. chald., p. 23 = Proclus, In Parm;
p. 800, ii, Cousin). La source de la vie dans Hécate, cf. p. 396, n. 2.
LE FLEUVE DE VIE 403
enfin la « lie » de la matière x. Ces détails, très caractéristiques, et
surtout le schème général de la description, se retrouvent chez les
néoplatoniciens postérieurs 12, lorsqu’ils présentent la descente de la Vie
à travers les choses. Une fois de plus, la comparaison entre Victorinus
et certains textes du néoplatonisme postérieur nous ramène à leur source
commune : l’exégèse porphyrienne des Oracles 3.
Dans cette descente de la Vie, l’âme joue un rôle très particulier4.
C’est elle qui permet aux choses inférieures de recevoir un « fantôme
de vie 56». Mais ce rôle vivifiant a une signification ambiguë, comme
dans le groupe II ®. D’une part, l’âme est l’instrument de la Vie première7

1. Cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 27 qui compare (n. 5), Victo­
rinus (materiae faecibus) avec Macrobe, In Somn. Scip., I, 12, 15 et surtout
avec Julien, Oratio V, 175 b, rapportant explicitement le mot σκύβαλον aux
Oracles. Cf. H. Lewy, p. 213, n. 144 (Kroll, De or. chald., p. 61) = Synésius,
De insomn., p. 161, 15, Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1297 B) : τ° της ύλης σκυβάλου;
Lydus, De mens., p. 6, 13, Wünsch : τδ τοϋ παντός ύλικοΰ σκύβαλον κατά τδ λόγιου.
2. Cf. W. Theiler, ibid., ρ. 26-29. θη peut souligner les points communs
suivants, entre Victorinus et les néoplatoniciens postérieurs : l° le fleuve de
lumière vitale se répand sur toutes choses en prenant son origine dans la Vie
(qui peut être appelée mythiquement Hécate, ou Déméter ou Rhéa) (cf.
p. 402), par exemple, Proclus, In Crat., p. 91, 11, Pasquali : Δημήτηρ... πληροί
πάντα μέν τά ύπερκόσμια τών τής ζωής τής παντελούς οχετών... πασιν επιρρέουσα τά ζην
(cf. Proclus, Plat, theol., p. 322, 15, Portus : έπιρρεί τούς τής ζωής οχετούς). Pro­
clus, Plat, theol., ρ. 293, 41, Portus: (ό δημιουργός) έκ τής νοεράς ζωής άπογεν-
νάται καί πληροΰται πρώτιστος τών τής ζωογονίας οχετών. Διδ καί ηάσιν επιλάμπει το
ζήν. 2° Ce fleuve de lumière s’étend jusqu’à la matière (cf. p. 402, n. 5) cf. Proclus,
In Tim., t. II, p. 107, 6, Diehl : μέχρι γάρ τοϋ κέντρου (de la terre) πρόεισιν ό τής
ζωογονίας οχετός, ώς καί τά λόγιά φησι... καί πέμπτον μέσον άλλο πυρήοχον ένθα
κάτεισιν μέχρις ύλαίων οχετών ζωηφόριον πΰρ. Proclus, Plat, theol. ρ. 268, 4°, Portus :
τήν δλην ζωογονίαν... μέχρι τών έσχάτων τούς έαυτής οχετούς έκπέμπει παρασκευάζει.
Synésius, Hymn., I, 3^, Terzaghi : ίνα καί πυμάτα μερίς έν κόσμω λελάχη ζωας
έπαμειβομένας. Ibid., I, 413 : (‘να) διέπη ταρσούς κραναοΰ κόσμου μέχρι καί νεάτου πυθ-
μένος δντων, χθονίας μοίρας όσίαις πραπίσιν έλλαμπόμενος. 30 La descente du fleuve
lumineux se fait par degrés, cf. Proclus, In Tim., t. III, p. 249, 15, Diehl (dieux,
anges, démons, âmes, nature) et, comme le souligne Theiler, p. 27-28, Synésius,
Aegypt., p. 79, 6 et sq., Terzaghi (P.G., t. LXVI, 1225 C). Chez Macrobe,
In Somn. Scip., I, 14, 15, l’image des degrés rejoint celle de la chaîne continue :
« Omnia continuis successionibus se sequuntur degenerantia per ordinem ad
imum meandi... invenietur... a summo deo usque ad ultimam rerum faecem una
mutuis se vinculis religans et nusquam interrupta connexio et haec est Homeri
catena aurea. »
3. Cf. p. 265.
4. Cf. p. 399.
5. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 19-20 : vivendi idolum. On remar­
quera Plotin, Enn., VI, 3 [44] 23, 5 : είδώλφ... ζωής, mais il est possible aussi qu’iifo-
lum corresponde à 1’εϊδωλον, c’est-à-dire à cette image fantomatique qu’est le
corps vivant. La notion, bien connue de Porphyre, Sent., 29, p. 13, 4. 7, p. 14,
1, P· ï5> S> Mommert, se retrouve dans les Oracles, cf. H. Lewy, Chaldaean
Oracles, p. 213, n. 144; Kroll, De or. chald., p. 61 = Synésius, De insomn.,
p. 161, 15, Terzaghi : ούδέ τδ τής ύλης σκύβαλον (cf. n. 1) κρημνω καταλείψεις,
άλλά καί είδώλω μερίς εις τόπον άμφιφάοντα.
6. Victorinus, § 57 = Adv. Ar., I, 61, 1-27· Cf. p. 185-186.
7. § 66 = IV, il, 15 : « Quasi quadam cognatione. » Il y a une parenté entre
l’âme et la Vie.
404 L’AGIR ET LA FORME
qui, par elle, achève son œuvre de vivification. D’autre part, elle accomplit
sa tâche d’une manière trop passionnée : son audace indiscrète et impu­
dente 1 la fait tomber; elle s’enfonce 2 dans la matière. Elle est prison­
nière des éléments du monde 3, c’est-à-dire ou bien soumise aux astres,
ou bien située dans les différentes régions correspondant aux éléments
matériels 4. Arrivée sur la terre, elle est la captive des liens charnels 5,
mêlée à la corruption et à la mort 6. Cette description de la chute de
l’âme est inséparable de la description de la Vie universelle et elle semble
prendre un sens nouveau dans cette perspective.

1. § 66 = IV, n, 17 : « Fit ei in animanda eius petulantior adpetitus. » Cf.


§ 57 = I> 61, 15 : « Cum sit petulans. » Voir p. 186, n. 3.
2. § 66 = IV, 11, 17 : « In hylen mersa. » L’image est traditionnelle, cf. H. Lewy
Chaldaean Oracles, p. 277, n. 77, qui cite notamment Plotin, Enn., I, 8 [51] 13,
22 : έν τώ σώματι βεβαπτισμένη (ψυχή ) et aussi les Oracles chaldaïques (Kroll,
De or. chald., p. 52 = Proclus, Plat., theol. p. 297, 34, Portus) : βαπτισθεΐσα
χθονος οϊστροις, dont on retrouve l’écho dans Proclus, In Tim., t. I, p. 117, 6,
Diehl : το επιθυμητικόν... βαπτίζεται τοϊς τής ύλης ρεύμασιν (= texte de Porphyre).
3. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 18 : « Mundanis elementis et pos­
tremo carnalibus vinculis inplicata. »
4. Il est possible que Victorinus ait pensé à Gai., 4, 3 : υπό τά στοιχεία τοϋ κόσμου
ήμεθα δεδουλωμένοι. Lui-même, commentant ce texte, In Gai., 4, 3, 1175 A-B,
comprend le texte dans le sens d’une soumission de l’homme aux astres : « Ele­
menta vero mundi simul habent secum et motus suos et quasi quasdam ex motibus
necessitates ut in sideribus, quorum conversione hominum vita vel in necessi­
tatem ducitur et sic serviunt elementis homines, ut astra jusserint, ut mundi
cursus imperaverit. » Mais l’expression κόσμου στοιχεία est très fréquente aussi
dans la philosophie grecque pour désigner, soit les astres (notamment dans les
Oracles chaldaïques, cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 126, n. 232; Kroll,
De or. chald., p. 25 = Proclus, In Tim., t. II, p. 54, 12, Diehl : σύν έρωτι μένει
κόσμου στοιχεία θέοντα, et cf. également Η. Lewy, ρ. 97, η· Ι3Ι), s°h les puis­
sances spirituelles qui les habitent (Koré Kosmou, 7 = Corpus Hermeticum, fr.
XXIII, 7, p. 3, 8 et 54-63, p. 18, 11 -20, 26 Festugière), soit les régions du monde
correspondant aux différents éléments (Jamblique, De anima, dans Stobée,
Ecl., t. I, p. 377, 20, Wachsmuth; voir à ce sujet la note de A.-J. Festugière,
La Révélation d’Hermès, t. III, p. 216, n. 5). Sur le sens de στοιχεία cf. J. Pépin,
Théologie cosmique et théologie chrétienne, p. 309 sq. Il est probable que, dans le
texte que nous étudions, les elementa mundi désignent les astres à la nécessité
desquels l’âme tombée est soumise.
5. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 18 : carnalibus vinculis et IV, 11, 24 :
corporeis nexibus. L’image, extrêmement fréquente, remonte à Platon, Phédon,
82 d : διαδεδεμένην έν τφ σώματι. L’idée du lien du corps est, de la même manière,
liée à l’idée de la mort de l’âme (cf. n. suivante) dans Macrobe, In Somn. Scip., I,
il, 2-3 : « Per alteram vero (sc. mortem) quae vulgo vita existimatur, animam de
immortalitatis suae luce ad quasdam tenebras mortis impelli, vocabuli testemur
horrore : nam, ut constet animal, necesse est, ut in corpore anima vinciatur.
Ideo corpus δέμας, hoc est vinculum, nuncupatur et σώμα quasi quoddam σήμα,
id est animae sepulcrum. »
6. Victorinus, § 66 = Adv. Ar., IV, 11, 19 : « Corruptioni atque ipsi morti
sese miscens. » L’idée de mort de l’âme est liée à l’idée de plongée dans la matière
(cf. Victorinus, § 66 = IV, 11, 17 : in hylen mersa) chez Plotin, Enn., I, 8 [51]
13, 21-26 : αποθνήσκει ούν, ώς ψυχή άν θάνοι, καί ό θάνατος αύτή καί έτι έν τφ σώματι
βεβαπτισμένη έν ύλη έστι καταδΰναι. Mais dans le texte de Victorinus, la mort
et la corruption sont, en quelque sorte, hypostasiées, et on trouvera un parallèle
plus étroit avec Macrobe, In Somn. Scip., I, 11,6 (suite du texte cité à la note pré­
L’HALEINE VITALE 405
On remonte ensuite de la Vie universelle au principe de cette Vie,
à son origine dernière, c’est-à-dire au Vivre en soi x. Cette remontée
est tout à fait conforme au mouvement général de ce que nous avons
appelé la méthode des paronymes 2. Mais cette démarche est présentée
en termes mythiques qui sont très parents de ceux qui ont servi à décrire
la descente de la Vie au travers des choses. Cette fois, pourtant, à l’image
du fleuve de vie, se substitue celle de l’haleine vitale et du souffle vivi­
fiant :
« Le vivre de Dieu, c’est le vivre à partir duquel toutes choses, selon leur
mode d’être, reçoivent la vie et vivent : il s’avance, pour ainsi dire, et il envoie
sur elles son souffle vital, dans la mesure où elles sont capables de recevoir la
puissance de sa force vivante. Il est de soi, pour soi, par soi, en soi, seul, simple,
pur, sans principe de son être, car c’est de lui que s’écoule ou bien que s’avance
ou que naît le principe par l’intermédiaire duquel sera créé le vivre de toutes
les autres choses3. »
« Donc, puisque toutes ces choses, que nous avons énumérées, sont vivantes,
qu’il n’y a rien, ni dans les choses étemelles, ni dans les choses du monde, ni
dans les choses matérielles, qui ne vive selon sa puissance propre, il faut bien
confesser qu’il y a une force, une puissance, par laquelle toutes choses sont
vivifiées, par laquelle, comme d’une source de vivre, toutes choses se gonflent
d’une respiration vitale en sorte qu’elles se mettent à vivre et que, vivant, elles
ont l’être en partage. Quel est donc celui d’où souffle, sur les éternels comme
sur les mortels, une haleine vivifiante, par lequel tous les êtres ont leur force
vitale et leur substance, grâce auquel ils émettent leurs actes propres et par
lequel enfin existent les êtres engendrés et naissent ceux qui engendreront?
C’est Dieu, sans aucun doute, oui, Dieu, qui est — c’est là l’objet de vénération
de notre esprit— le Père qui fait vivre et le divin pouvoir de la vie. Ce Dieu, nous
l’appelions puissance de la vie, comme nous l’avons fait ailleurs, ou vie
suprême et première, vie universellement universelle, origine, cause, chef,
source de tous les vivants, principe de tous les étants, père des substances, lui
qui, par l’être qu’il est lui-même, donne l’être à tous les autres, dispensant,
selon la force et la puissance propre à ceux qui le reçoivent, la puissance et
la substance du vivre *. »

cédente) : « Mori autem (animas) cum ad partem ceciderint permutationis capa­


cem, atque ideo inter lunam terrasque locum mortis et inferorum vocari, ipsamque
lunam vitae esse mortisque confinium et animas inde in terram fluentes mori,
inde ad supera meantes in vitam reverti nec immerito aestimatum est. » Tout
le développement de Macrobe auquel appartiennent les textes cités ici et à la
note précédente semble venir de Porphyre, cf. K. Mras, Macrobius’ Kommentar
zu Ciceros Somnium, p. 253-254; W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 24,
n. 1 ; P. Courcelle, Nouveaux aspects du platonisme de saint Ambroise, p. 239, n. 1.
1. Victorinus, § 64 = Adv. Ar., IV, 5, 13-22; § 67 — IV, 11, 33 - 12, 27.
2. Cf. p. 361 et 380.
3. § 64 = IV, 5, 13-22.
4. § 67 = IV, ii, 33 - 12, 17. J’ai souligné les termes caractéristiques et ceux
qui doivent être comparés avec le vocabulaire du passage d’Amobe, cité p. 406,
n. 4. On sera peut-être étonné de voir ici le « vivre », c’est-à-dire le Dieu suprême,
appelé « puissance de la vie », « vie suprême et première », « vie universellement
universelle ». Mais il y a là, semble-t-il, seulement un effort de Victorinus pour
harmoniser son vocabulaire avec celui du groupe II (IV, 12, 6 : « Ut in aliis
diximus »), par exemple § 41 = I, 50, 15 : potentia vitae; § 44 = I, 52, 3-4.
Dans le groupe III, Dieu n’est vita qu’en tant que vivere (cf. § 62).
406 L’AGIR ET LA FORME

Que le Dieu suprême « souffle » sur les choses, qu’il provoque un


mouvement vital par son haleine, ce sont là des images que Plotin n’aurait
pas osé employer. Mais un écrivain inspiré par l’exégèse porphyrienne
des Oracles, comme Synésius, n’hésitera pas à parler, en s’adressant au
Dieu suprême, « des souffles vivifiants qui se précipitent hors des canaux
qui viennent de toi1 ». L’image du Feu spirituel et vivifiant, qui est à
la base de toute la théologie chaldaïque 2, peut autoriser de telles expres­
sions. Mais on remarquera surtout une formule qui se trouve au début
du livre second de YAdversus Nationes d’Arnobe, c’est-à-dire dans un
développement fortement inspiré par le De regressu animae de Por­
phyre 3 :
« Le Dieu, principe de tout, qui est la tête et la source de tous les biens, le
père, le fondateur et le créateur des choses éternelles, par qui toutes les choses,
terrestres et célestes, reçoivent une âme et sont arrosées par un mouvement
vital, en sorte que, s’il n’était pas, aucune chose n’aurait de nom ni de substance 4. »
Chez Arnobe et chez Victorinus, on retrouve les mêmes dénominations
de Dieu : « père », « principe », « tête », « source », la même image d’un

1. Synésius, Hymn., I, 304, Terzaghi : τας ζειδώροις εφέπεις πνοιαϊς από σών
οχετών κατασυρομέναις. Sur l’influence de l’exégèse porphyrienne des Oracles
sur les Hymnes de Synésius, cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 2-9.
2. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 77, et, pour les rapports avec la théologie
solaire, p. 409 et 430, n. 109.
3. Pour le rapport entre le second livre de YAdversus Nationes et le De regressu,
cf. P. Courcelle, Les Sages de Porphyre et les viri novi d’Arnobe, dans Revue des
études latines, t. XXXI, 1953, p. 257-271; W. Theiler, Die chaldâischen Orakel,
p. 7 ; A.-J. Festugiêre, La Révélation d’Hermès, t. III, p. 50 (et Mémorial Lagrange,
p. 127 sqq.); J. H. Waszink, Timaeus a Calcidio translatus, p. XII-XIII.
4. On peut comparer Victorinus et Arnobe. Je mets en italique dans Arnobe
certains termes qui correspondent à des images diffuses chez Victorinus (inri-
gantur ) et certains termes qui correspondent textuellement :
Arnobe, II, 2 : victorinus, § 66-67 :
« Deum principem nosse, scire deo § 67 ; « Quis est iste unde in aeterna
principi supplicare qui, bonorum om­ atque mortalia vitalis spiritus spirat...?
nium caput et fons est, perpetuatum Deus, sine dubio, deus est... Hunc.,
pater fundator et conditor rerum, a quo omnium viventium originem, causam,
omnia terrena cunctaque caelestia ani­ caput fontemque dicemus, principium
mantur, motu inriganturque vitali et exsistentium, substantiarum patrem qui
qui, si non esset, nulla profecto res ab eo quod ipse est esse esse ceteris
esset quae aliquod nomen substantiamque praestat, secundum vim ac naturam
portaret. » percipientium vivendi potentiam subs­
tantiamque moderatus. »
§ 66. « Cum... nihil sint omnia si non
vivant et motu vitali vacua nec molem
hylicam aut exsistentiae vel imaginem
vel speciem habere credantur... ergo
hylica quae sunt, ut esse videantur,
facit vis potentiaque vitalis quae
defluens (cf. inrigantur) a λόγω illo qui
vita est... »
L’HALEINE VITALE 407
fleuve de vie arrosant toutes choses, la même affirmation que si, Dieu ne
donnait la vie aux choses, celles-ci n’auraient aucune réalité.
Dans le développement de Victorinus que nous étudions, nous voyons
donc l’image mythique du souffle vital, du fleuve de lumière et de feu,
mise au service de l’expression d’une doctrine abstraite, celle de la
génération de la vie par le vivre, c’est-à-dire de la forme par l’agir.
Si l’agir ou le vivre sont identifiés à un souffle ou à un feu x, n’est-ce
pas pour la raison que le feu ou le souffle n’ont pas de forme définie ?
On se rappellera à ce propos que les Oracles conseillaient aux initiés de
« connaître la forme de la lumière après qu’elle s’est déployée *12 ». Ce
que Proclus commentait en disant :
« La lumière qui, en haut, était sans forme, a pris forme par la procession 3. »
Ainsi, dans tout le développement que nous venons d’étudier, les
images du fleuve de lumière vitale et d’haleine vivifiante servent à illustrer
la notion abstraite d’un mouvement vital source de formes ou, si l’on
veut, d’un agir formateur qui engendre aussi bien la vie première que
les formes corporelles qui se dessinent dans la matière. Ce Dieu, d’où
souffle sur toutes choses une haleine vitale, c’est le Vivant. Mieux encore:
« Il vit, il vit de toute éternité, ayant par lui-même ce « Il vit » lui-même; ce
« Il vit » est pour lui sa substance. En effet, il n’y a ni nécessité ni possibilité
pour lui que l’acte s’ajoute à lui comme un accident, de peur qu’à un moment
donné il soit inférieur à lui-même; il est toujours achevé, plénier, total; c’est
dans son être même que réside son être de telle manière 4. »
La suite du texte montre, nous le savons 5, que plus on s’élève dans la
hiérarchie des actes, plus l’acte correspond à un mouvement automoteur,

On remarquera tout spécialement chez Amobe la formule nomen substantiamque.


Apparemment banale, elle est en fait très rare. Dans l’état actuel de mes
recherches, je ne l’ai retrouvée que chez <Porphyre>, In Parm., XIII, 17-18 : ούδέ
είδος ούδέ όνομα έχει ούδέ ούσίαν. Si on ne la retrouve pas textuellement chez
Victorinus, dans nos groupes de textes porphyriens, on en reconnaîtra la trace
dans l’opposition assez fréquente entre nominari et esse, par exemple Victorinus,
§ 79 = Adv. Ar., IV, 23, 33-34 : « Erant quidem haec, sed nondum animadversa,
nondum nominata; § 65 = IV, 5, 40-41 : « Ut quo suo plurimo sunt, hoc nomi­
nentur et esse dicantur. » Dans ce dernier texte, on s’aperçoit que le nomen désigne
exactement la détermination individuelle, cf. § 76 = IV, 21, 28 : « Nomen, qua
se praestat, accipiens. » C’est le fameux principe de la dénomination par prédo­
minance. Les trois ont une substance commune, mais tirent leur « nom » d’un
aspect qui prédomine.
1. Cf. également nos remarques concernant l’emploi de pneuma pour désigner
Dieu, p. 296.
2. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 18; Kroll, De or. chald., p. 57;
Proclus, In Crat., p. 31, 12, Pasquali; cf. p. 379, n. 4.
3. Cf. p. 379, n. 4.
4. Victorinus, § 67 = Adv. Ar., IV, 12, 13-17.
5. Cf. p. 389.
408 L'AGIR ET LA FORME

c’est-à-dire à une identité totale entre l’être et l’agir pur, c’est-à-dire,


finalement à un acte qui est à lui-même son propre sujet.

VIII. — Seconde partie du groupe iii : l’Être et l’Étant

Si la première partie de notre groupe III montrait qu’au niveau divin


la réalité désignée par le verbe « vivre » est antérieure à la réalité désignée
par le substantif « vie », la seconde partie \ que nous abordons mainte­
nant, va exposer, d’une manière analogue, que la réalité désignée par le
verbe « être » est antérieure à la réalité désignée par le participe substan-
tivé « étant ». Selon la méthode des paronymes, on remonte donc de
l’étant à l’être, comme, dans la première partie, on remontait de la vie
au vivre.
Cette doctrine est présentée de la manière suivante. L’être peut se
prendre sous deux modes 123. Selon le premier mode, l’être est universel
et originellement originel et il est principe de l’être pour toutes les autres
choses s. Selon le second mode, l’être sera précisément l’être des choses

1. Victorinus, § 70-73. Il est indispensable d’expliquer ici brièvement la


place de ce développement dans le livre IV. Il est situé comme une parenthèse
entre deux questions identiques, Adv. Ar., IV, 18, 61 : « Quomodo ista (= sc.
vita et intelligentia) veluti foras apparere potuerunt ? » et IV, 20, 26 : « Sed quemad­
modum foris extiterunt ista (sc. vita et intelligentia) ? » Il s’agit d’une question
de théologie chrétienne : Comment le Logos et la Forme de Dieu, définis comme
vie et intelligence, ont-ils pu passer de l’état d’intériorité (« en Dieu » = Ioh., 1, 1)
à l’état d’extériorité (Logos créateur (Ioh., 1, 3), Forme de Dieu ayant revêtu la
forme de l’esclave (Phïl., 2, 5-7)) ? Pour répondre à la question, Victorinus veut
d’abord définir l’état d’intériorité. Et, pour décrire cet état d’intériorité, il fait
appel à la description néoplatonicienne de 1’εϊναι, comme première hypostase
imparticipée, inconnaissable, indistincte (= § 70-73). Très probablement,
cette description était introduite dans la source néoplatonicienne par une ques­
tion sur la nature de Γόν qui constitue la seconde hypostase et que l’on ne peut
définir qu’en le subordonnant à 1’είναι. Notre développement commence donc par
la question, § 70 = IV, 18, 62 : «’Ov et λόγον quaesierunt philosophi et docti ad
legem viri quid sint et ubi sint ? » Mais, ici, λόγος est très probablement ajouté
pour introduire le problème chrétien du « Logos en Dieu », et il en est de même
dans tout le développement néoplatonicien (IV, 19, 4. 20. 26. 34; IV, 20, 2. 4. 5,
8. 12. 23). En fait, la question posée par les philosophes se rapporte à l’ô'v. Mais,
pour Victorinus, l’hypostase « Étant » n’est qu’un autre nom de l’hypostase
« Logos ». Toutes les allusions au Logos sont donc faites pour harmoniser le
développement néoplatonicien avec le problème chrétien de l’extériorisation et
de la génération du Logos. La description du Logos (IV, 19, 21-37) est calquée
sur celle de l’Étant. Mais la notion chrétienne de Logos, puissance créatrice de
toutes choses (IV, 19, 26-29 et 33"34) vient s’y ajouter. La formule (§ 70 = IV,
18, 62) : « ’Ov (et λόγον) quaesierunt philosophi... quid sint et ubi sint », fait
peut-être allusion à Aristote, Metaphys., VII, 1, 1028 b 2. Dans le § 73, presque
tout le développement est inspiré par la théologie chrétienne (le Logos est ori­
ginellement confondu avec Dieu, Ioh., 1, 1), mais la théologie négative qui est
appliquée dans ce paragraphe 73 à l’esse divin, notamment les termes ά’&γνωστα
et ύ’άδιάκριτα semblent bien provenir de la même source que le § 70
2. § 70 = IV, 19, 6.
3. §70 = IV, 19,7-8.
L'ÊTRE ET L’ÉTANT 409
qui sont autres que l’être originel, ce sera l’être des genres et des espèces1.
Selon le premier mode, l’être est donc absolument premier, il est « impar-
ticipé 2 », c’est-à-dire qu’il n’est un prédicat pour aucune chose, il ne
peut être attribué à rien, parce qu’il n’a aucun contenu conceptuel
attribuable 3, pas même ceux d’« un » ou de « seul4 ». Il est antérieur en
effet à l’unité, à la solitude, à la simplicité 5. Il est l’universel des uni­
versels, il est infini 6. Il ne peut être connu que par un mode de connais­
sance antérieur à l’intellection parce qu’il est sans forme7. C’est pour­
quoi il est antérieur à l’étant8. L’étant en effet est une réalité déterminée,
un « quelque chose »; l’étant correspond à une forme déterminée de
l’être 9.
Nous avons déjà rencontré dans le groupe II une distinction analogue
entre l’être et l’étant, mais elle se situait dans l’ordre logique : au-dessus
du genre qui est l’étant, il y avait un genre plus général encore : l’être
lui-même 1011 . On peut effectivement considérer la notion d’être comme
plus générale que la notion d’étant, dans la mesure même où l’étant
peut être défini comme un sujet qualifié, c’est-à-dire comme un sujet
qui est selon une certaine forme. L’être en soi représente certainement
une notion plus universelle que celle d’être déterminé par une forme u.
Toutefois la distinction entre un genre « étant » et un genre « être »
n’est attestée nulle part ailleurs que dans nos textes. Nous avions donc
supposé 12, en étudiant les textes du groupe II, que cette distinction
logique se fonde sur la distinction ontologique entre l’être et l’étant qui
est attestée dans notre groupe III13 et dans le commentaire de Porphyre
Sur le Parménide 14 : l’unité du genre « étant » se fonde probablement
sur l’unité de l’hypostase « Étant » et l’unité du genre « être » se fonde
probablement sur l’unité de l’hypostase « Être ». Il peut être intéressant
de rappeler à ce sujet qu’il y a entre le genre « étant » et l’hypostase
« Étant », entre le genre « être » et l’hypostase « Être » la différence que
Porphyre et, à sa suite, plusieurs autres commentateurs des Catégories,
introduisaient entre le genre « coordonné », c’est-à-dire attribué aux

1. § 70 = IV, 19, 8-9.


2. § 70 = IV, 19, 10 : inparticipatum.
3. Sur ce double aspect : non-prédicat et sans contenu conceptuel, cf. plus
loin, p. 411, n. 1-2. et 416 n. 4.
4. §70 = IV, 19, 10-11.
5. §70 = IV, 19, 11-12.
6- § 7° = IV, 19, 13·
7. §70 = IV, 19, 14-16.
8. § 72 = IV, 19, 20 et § 70 = IV, 19, 4-6.
9. § 72 = IV, 19, 20-37.
10· §35=1, 48, 12-18.
11. Cf. p. 364, n. 1. et p. 388.
12. Cf. p. 252.
13· § 70 = IV, i9> 4-6.
14. <Porphyre>, In Parm.., XII, 22-35.
410 L’AGIR ET LA FORME
genres et aux espèces et le genre « incoordonné » c’est-à-dire pris en
lui-même dans sa compréhension x. Nous retrouvons en effet très pro­
bablement dans les deux modes d’être que notre groupe III distingue
une opposition entre le genre « incoordonné » et le genre « coordonné ».
Selon le second mode d’être 12, l’être est l’être des genres et des espèces,
ce qui veut dire qu’il est leur prédicat, qu’il leur est attribué, qu’il se
compose avec la différence spécifique pour former la hiérarchie des
genres particuliers et des espèces particulières. Selon le premier mode,
l’être est pris en soi, il est absolument universel3 ; il est donc « incoor­
donné ». D’ailleurs notre exposé nous dit qu’il est « imparticipé4 ».
C’est l’expression même que Simplicius emploie pour désigner le genre
« incoordonné 5 ». « Imparticipé » veut précisément dire que le genre

1. Nous avons déjà vu,, à propos du groupe II (§ 35), p. 250 sq., que le genre
« étant » et l’hypostase « Étant » se distinguent respectivement comme le genre
logique (aristotélicien) et le genre métaphysique (platonicien). Cette distinction
se retrouve à partir de la distinction entre genre « coordonné » et genre « incoor­
donné ». Cette distinction apparaît dans le second commentaire de Porphyre sur
les Catégories, pour expliquer qu’« animal » puisse être attribué à « homme »
comme à une chose différente, alors que « homme » comprend dans sa notion
la notion d’« animal », cf. Simplicius, In Categ., p. 53, 6-9, Kalbfleisch : καί φησιν δ
Πορφύριος, δτι διττή ή επίνοια τοϋ ζώου, ή μεν τοϋ κατατεταγμένου, ή δέ τοϋ άκατατάκτου'
κατηγορεϊται οδν τδ άκατάτακτον τοϋ κατατεταγμένου, καί ταύτη έτερόν έστιν.
Donc, pour Porphyre, lorsqu’on attribue « animal » à « homme » et donc à « ani­
mal raisonnable », on attribue la notion d’« animal » « non-coordonnée », prise
en sa compréhension à la notion d’« animal » particularisée et « coordonnée ».
La même distinction sert à expliquer qu’un terme homonyme ait un sens, indé­
pendamment des sujets auxquels il est attribué d’une manière homonyme : il a
précisément son sens dans la mesure où il n’est pas attribué (Simplicius, p. 27,
23). Cette distinction sert également à distinguer entre espèce et individu dans
les réalités dont l’espèce n’a précisément qu’un individu (Simplicius, p. 56, 2).
Pour un aristotélicien, cette distinction n’a pas de valeur ontologique, mais un
platonicien était tout naturellement conduit à identifier le genre « incoordonné »
avec le genre suprême ou l’idée préexistante. Simplicius, p. 82, 35-83, 10, dis­
tingue très clairement entre trois sortes de « genre » : le genre transcendant
(έξηρημένον τών καθ’ έκαστα) cause de la communauté qui se trouve dans les
individus, le genre inhérent aux différents espèces (τοϊς διαφόροις εϊδεσιν ένυπάρχον),
enfin le genre qui se réalise dans notre pensée par abstraction (έξ άφαιρέσεως).
Les deux premières sortes de genre correspondent respectivement au genre
« incoordonné » et « coordonné ». Έξηρημένον,, comme άκατάτακτον, s’oppose
à κατατεταγμένον, SIMPLICIUS, p. 69, 23 ; autres synonymes ό’άκατάτακτος : άσχετος,
p. 119, 22, άμέθεκτος, p. 219, 5 (cf. n. 4-5). Dans cette perspective, l’attri­
bution, la « coordination » correspond ontologiquement à un mouvement de
concrétisation, de particularisation et à une chute dans le monde sensible.
Le genre κατατεταγμένον est déterminé, « homme » devient « tel homme » (Sim­
plicius, p. 79, 26), et l’on peut opposer la substance άσχετον ειδικήν καί γενικήν et
la substance κατατεταγμένην καί ήδη γενομένην αισθητήν (119, 22).
2. Victorinus, § 7° = Adv. Ar., IV, 19, 8-9.
3. § 70 = IV, 19, 7 : principaliter principale (cf. p. 411, n. 3 et sq.), 13 : uni­
versalium omnium universale, 19-20 : ipsum esse, ipsum vivere, non aut aliquid esse
aut aliquid vivere (aliquid = τί, l’esse n’est donc pas κατατεταγμένον, cf. n. 1).
4. § 70 = IV, 19, 10 : inparticipatum.
5. Simplicius, In Categ., p. 219, 5 : έξηρημένον καί άμέθεκτον (cf. n. 1).
L’INCOORDONNÉ ET LE COORDONNÉ 411
« incoordonné » n’est pas attribué, n’est pas un prédicat L Le premier
mode est tellement « imparticipé » qu’il n’a aucun contenu conceptuel
attribuable, il est être pur 12, le second mode est être de l’Étant et des
étants, c’est-à-dire l’être qui leur est « attribué ».
Cette distinction entre 1’ « incoordonné » et le « coordonné » nous
permet de comprendre pourquoi nous voyons ici, appliquées au premier
mode d’être, des qualifications qui avaient été attribuées dans la première
partie de notre groupe III à l’existentialité, la vitalité, à l’intellectualité,
c’est-à-dire aux genres suprêmes qui se situent au niveau de l’Étant.
Il s’agit d’expressions comme « universellement universel », « originel­
lement originel », « universel des universels 3 ». Comment est-il possible
que les mêmes formules puissent être appliquées à des entités, qui sont
des aspects de l’hypostase « Étant », et, en même temps, à l’hypostase
« Être », qui transcende totalement l’hypostase « Étant »? Avant de
répondre à cette question, il sera utile de préciser la signification de ce
genre d’expressions. Une formule comme « universellement universel »,
suppose un schéma analogue à celui qui, à partir de la notion de « véri­
tablement étant » (δντως δν), conduisait à distinguer quatre degrés
de l’étant4. On peut le reconstituer de la manière suivante :
τά καθόλου ------ >■ καθολικώς
τά μερικά ——-> μερικώς
D’un tel schéma résultent quatre termes : les universellement uni­
versels, les universellement particuliers, les particulièrement universels,
les particulièrement particuliers. Cette classification se rapporte aux

1. En effet, être « attribué », être « prédicat », c’est être « participé », κατη-


γορεϊσθαι = μετεχεσθαι, cf. Porphyre, Isagoge, p. 19, 5, Busse; In Categ.,
P· 77, 30, Busse. Etre « imparticipé », c’est donc ne pas être prédicat, c’est être
la notion en soi, prise en sa compréhension, indépendamment de toute attribution
à des inférieurs. On reconnaît ici l’origine de la notion ά’άμέθεκτος, si impor­
tante dans la philosophie de Proclus (cf. Elem. Theol., prop. 23). Chez Porphyre,
elle était donc liée à la distinction entre « incoordonné » et « coordonné ».
2. L’être est un « imparticipé » absolu. Les autres « imparticipés » (vie, intel­
ligence) sont des notions composées qui supposent avant elle un « imparticipé »
supérieur. Elles sont des « imparticipés participants ». Au contraire, l’être a un
contenu conceptuel absolument simple, il n’est le prédicat de rien et n’admet
aucun prédicat, même pas ceux d’« un » ou de « seul » (§ 70 = IV, 19, 11).
3. Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 7 : « Unum ut universale sit et prin­
cipaliter principale. » IV, 19, 13 : « Universalium omnium universale. » § 73 =
IV, 20, 10 : « Universaliter universale vivere. » Ces expressions qui se rapportent
à l’être ou à l’agir pur, qui est ici (§ 70 = IV, 19, 17; § 73 = IV, 20, 9-10) expli­
citement identifié au vivere de la première partie.^ Ces mêmes expressions sont
employées à propos du niveau inférieur qu’est l’Étant, en § 65 = IV, 5, 30 :
« Universalium universales exsistentias substantiasque », IV, 5, 35 : « Omnium
potentiarum potentiae universaliter principales. » Mais elles sont aussi appliquées,
dans la première partie, au vivre suprême, § 65 = IV, 6, 1-2 : « Vivere... princi­
paliter principale », § 67 = IV, 12, 7 : « Vitam (ici identique au vivere)... generaliter
generalem. » Cf. p. 286, n. 4 et p. 358, n. 10-11.
4. Cf. p. 149 sq.
412 L’AGIR ET LA FORME
modes de connaissance, comme nous le montre ce texte tiré des Sen­
tentiae de Porphyre :
« La substance intellectuelle est homéomère, en sorte que les étants sont
aussi bien dans l’intellect particulier que dans l’intellect total. Mais dans
l’intellect universel (τφ καθόλου), les réalités particulières se trouvent sous un
mode universel (καθολικώς), tandis que dans l’intellect particulier, les réalités
universelles et les réalités particulières son tsous un mode particulier (μερικώς)1. »
Dans ce texte, nous trouvons trois de nos quatre termes : les uni­
versellement particuliers, les particulièrement universels, les parti­
culièrement particuliers. Mais il est facile d’y suppléer les universelle­
ment universels qui sont l’objet propre de la connaissance de l’intellect
universel : celui-ci voit en effet toutes choses, universelles ou parti­
culières, sous un mode universel, tandis que l’intellect particulier voit
toutes choses, universelles ou particulières, sous un mode particulier.
Une telle doctrine sert à expliquer le mouvement de détermination
et de particularisation intérieur au monde intelligible, la formation
de genres et d’espèces subordonnées à partir de l’universalité absolue
des genres premiers. Les « universellement universels » correspondent
donc bien aux genres suprêmes auxquels on ne peut plus attribuer de
nouveaux prédicats.
Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi cette dénomination
d’ « universellement universel » peut être appliquée à la fois à l’Être
transcendant et aux genres suprêmes qui constituent l’Étant. Les genres
suprêmes sont universellement universels quant à leur contenu intel­
ligible; ils sont les genres « incoordonnés » qui sont principe de l’exis­
tence, de la vie, de la pensée de tous les étants. Mais en ce qui concerne
l’être même, ils ne sont pas universellement universels. En effet, en
eux, l’être est « coordonné »; leur être est être de l’Étant et être des
étants. Ils participent à l’être, c’est-à-dire que pour eux l’être est un
prédicat, qui s’attribue selon les différents degrés des genres et des
espèces 2. Il faut donc poser au-delà de cet être « coordonné », un être
« incoordonné » absolument universel.
Dans cette perspective, l’être apparaît comme l’indétermination
absolue. Son universalité résulte de la négation de toute particularité,
c’est-à-dire de toute forme ou contenu intelligible. Les genres suprêmes
constituent les contenus intelligibles originels et irréductibles : l’étant
(c’est-à-dire le sujet déterminé en soi), la vie (c’est-à-dire l’être qui
se communique), la pensée (c’est-à-dire l’être qui revient à soi). L’être

1. Porphyre, Sent., 22, p. 10, 6, Mommert : ή νοερά ούσία ομοιομερής έστιν,


ώς κα'ι έν τφ μερικφ νφ είναι τά οντα καί έν τφ παντελείφ. Άλλ’ έν μέν τφ καθόλου
καί τά μερικά καθολικώς, έν δέ τφ μερικφ καί τά καθόλου καί τά μερικά μερικώς.
2. Victorinus, § 7° = Adv. Ar., IV, 19, 8-9 : « Alioque esse est ceteris quod
est omnium post vel generum vel specierum atque huius modi ceterorum. »
L'INCOORDONNÉ ET LE COORDONNÉ 413
lui-même constitue la notion dernière qui peut être obtenue par l’abstrac­
tion de ce qu’il y a de commun entre ces contenus intelligibles. Il est
donc bien 1’ « universel des universels ». Toutefois la notion de genre
« incoordonné » ou « imparticipé » nous permet de penser que cette
indétermination est féconde par sa transcendance même. Simplicius
notera en effet que le genre « incoordonné » contient déjà en lui les diffé­
rences ultérieures; il donne comme exemple le genre « incoordonné »
que constitue le « Vivant en soi », 1’αύτοζφον. Par « Vivant en soi », il
faut entendre ici la notion même de Vivant, prise en soi, indépendamment
de toute attribution à des vivants particuliers, et subsistant en elle-même,
avant que le genre « coordonné » qu’est le « Vivant » soit attribué aux
différents vivants. Simplicius nous dit donc :
« Si le « Vivant en soi » produit toutes les espèces de vivants, il est évident
que ce n’est pas seulement de ce qu’ils ont de commun, mais aussi de ce qu’ils
ont de différent en leurs espèces, que le Vivant est l’union préexistante sous
un mode concentré : il est vraiment tout avant tout*. »
En tant que genre « incoordonné », l’être contient donc lui aussi sous
un mode transcendant les identités et les différences de tous les étants.
On comprend mieux ainsi la doctrine de la préexistence de toutes choses
au sein de Dieu, c’est-à-dire de l’être ou de l’un 12. Nous aurons d’ailleurs
à constater que la notion même de « Vivant en soi » est plus ou moins
sous-jacente à la définition de Dieu comme esse-vivere-intellegere 3.
La distinction entre l’Être et l’Étant, que Porphyre introduit dans
son commentaire Sur le Parménide 4, peut nous aider également à com­
prendre la doctrine que nos textes exposent. On sait que Porphyre
cherche à expliquer comment le second Un, qui correspond à la seconde
hypothèse du Parménide, peut être un « Un qui est », en participant au
premier Un 5. Si « est » est pour ;le second Un un prédicat, il faut suppo­
ser que ce prédicat préexiste tout d’abord sous une forme absolue et
incoordonnée 6. Porphyre suppose donc que le premier Un est iden­
tique à l’Être pur7. Il précise bien qu’il entend par là non un Étant
ou une substance, mais un agir pur8. Le second ,Un, en partici­

1. Simplicius, In Categ., p. 69, 28-31, Kalbfleisch : έπειδή δέ καί τά είδη πάντα


παράγει των ζώων, δηλονότι ού της κοινότητας μόνης, άλλα καί τών διαφόρων ειδών
έστιν ένωσις συνηρημένως προϋπάρχουσα και έστιν πάντα προ πάντων. La suite
immédiate (31-32) est également intéressante : καί τήν κοινότητα καί τάς διαφοράς
παράγον κατά τήν άμφοϊν έξηρημένην ύπεροχήν.
2. Cf. ρ. 358.
3· Cf. ρ. 43°·
4· <Porphyre>, In Parm., XII, 23-35·
5. Cf. ρ. ΐ29·
6. L’être « participé » suppose un être « imparticipé ».
7. <Porphyre>, In Parm., XII, 26 : αύτό τό είναι τό πρό τοϋ δντος.
8. In Parm., XII, 23-25 : τό έν τό έπέκεινα ούσίας καί δντος, δν μέν ούκ έστιν ούδέ
ούσία ούδέ ένέργεια, ένεργεϊ δέ μάλλον καί αύτό τό ένεργεϊν καθαρόν. Cf. ρ. 373- On
remonte ici de 1’ένέργεια à 1’ένεργεϊν, comme dans la méthode des paronymes,
cf. p. 364 et 370.
414 L’AGIR ET LA FORME
pant1 à cet Être qu’est le premier Un, reçoit du premier Un un être, diffé­
rent de l’Être qu’est le premier Un, un être qui est dérivé ou détourné
par rapport au premier. Il y a donc deux modes d’être 2 : le premier
préexiste à l’Étant, il est l’Être pris au sens absolu et l’idée de l’Étant3 ;
le second est produit par l’Être, est accouplé à l’Étant et il s’ajoute à lui4.
Il est facile de constater l’étroite parenté qui existe entre cette doc­
trine et celle que nous trouvons chez Victorinus. De part et d’autre,
la première hypostase est présentée comme l’Être pur, absolu, donc
incoordonné, la seconde hypostase, comme l’Étant, c’est-à-dire le sujet
qui reçoit l’être du premier Être et qui possède un être dérivé, coordonné
à l’Étant. Les deux textes distinguent donc entre deux modes d’être,
l’un absolument originel et « incoordonné », l’autre relatif aux formes
et « coordonné 5 ».
Nous sommes donc en présence d’une doctrine très caractéristique,
à laquelle nous ne connaissons aucun parallèle. La précision des détails,
la structure très ferme qu’elle nous offre, laissent bien supposer qu’il
s’agit d’une théorie consciemment élaborée. On se demandera évidem­
ment comment Porphyre a pu professer une doctrine apparemment
aussi éloignée des principes de son maître Plotin. A la réflexion, il appa­
raîtra pourtant qu’elle est conforme à certaines tendances de la pensée
porphyrienne.
Tout d’abord, on y retrouve l’opposition entre le coordonné et l’incoor­
donné qui joue un rôle si important aussi bien dans le commentaire de
Porphyre Sur le Parménide 67 que dans son commentaire sur les Caté­
gories1. Si l’être est un prédicat, il doit subsister absolument, avant
d’être prédicat, selon un mode d’existence où, réduit à sa pure notion,
il ne sera ni sujet ni prédicat8.

1. In Parm., XII, 27 : ού μετασχδν τδ έν άλλο έξ αύτοΰ έχει έκκλινόμενον τδ είναι.


2. In Parm., XII, 29-3° : διττδν τδ είναι.
3· In Parm., XII, 3° : τδ Ρ-έν προϋπάρχει τοϋ οντος... τοϋ επέκεινα ένδς τοϋ είναι
δντος τδ άπόλυτον καί ώσπερ ιδέα τοϋ δντος.
4· In Parm., XII, 3° : τδ δέ δ έπάγεται έκ τοϋ δντος, τοϋ έπέκεινα ένός... et 33 : Φ
(= au second Un) σύζυγον τδ άπ’ αύτοΰ (= l’Être) έπιφερόμενον είναι.
5· Le premier mode d’être est τδ είναι τδ άπόλυτον, le second mode d’être
est σύζυγον à l’étant (cf. n. 4-5). Απόλυτος est synonyme de άσχετος qui,
nous l’avons vu (p. 410, n. 1), est lui-même synonyme de άκατάτακτος. Le
commentaire de <Porphyre>, In Parm., XIII, 23, emploie d’ailleurs lui-même
un autre synonyme : άσύζυγος. Quant à σύζυγον, il est employé par Porphyre
pour désigner ce qui a même extension (par exemple, le nom et sa définition,
Porphyre, In Categ., p. 63, 3, Busse; Simplicius, In Categ., p. 28, 13; p. 34, 3,
Kalbfleisch) donc évidemment ce qui est prédicat, ce qui est attribué ou κατατε-
ταγμένον. Nous retrouvons donc ici l’opposition entre « incoordonné » et « coor­
donné », cf. p. 410, n. 1. Pour la comparaison entre le texte de Porphyre et celui
de Victorinus, cf. p. 141, n. 1.
6. Cf. p. 140.
7. Cf. p. 410, n. 1.
8. Cf. p. 269-270.
PRÉDICAT ET ACTIVITÉ 415
D’autre part, nous savons que Porphyre identifiait l’Un, le Père des
Oracles chaldaïques et l’existence x. Or, il définissait l’existence comme
l’être pur antérieur à la substance et la substance elle-même comme le
sujet qui est et qui est déterminé ou qualifié d’une certaine manière 12.
Autrement dit, l’existence était pour lui une sorte d’origine transcen­
dante de la chose, réduite à l’être pur et préexistant en quelque sorte à
elle-même. En tant qu’existence première et absolue, Dieu apparaissait
ainsi comme l’être pur à partir duquel les substances se formaient en
se déterminant. L’opposition entre existence et substance présentait
donc une analogie certaine avec la distinction entre l’être et l’étant,
l’existence et l’être représentant le simple et l’indéterminé, l’étant et
la substance représentant le composé et le déterminé. Ainsi l’existence
et l’être sont, par rapport à l’étant et à la substance, comme leur pré­
existence ou leur idée 3. L’être pur est d’ailleurs appelé « préexistence »
dans le texte que nous étudions 4.
L’identification entre l’Un et l’Être pur peut également résulter
de la doctrine — porphyrienne elle aussi — qui fait de l’Un, 1’ « être-
de-Dieu 56». Nous avons vu que cette théorie a pu être imaginée pour
expliquer l’origine du prédicat « est » dans l’Un-qui-est : le premier Un
serait l’être de l’Un-qui-est, et il serait donc en même temps son idée,
puisque pour un platonicien l’être d’une chose n’est autre que son idée.
Puisque le second Un est l’Étant premier et absolu, le premier Un appa­
raît ainsi comme l’être de l’Étant absolu, c’est-à-dire comme l’Être
absolu lui-même.
Enfin, il ne faut pas oublier que la remontée qui part du premier
Étant pour atteindre l’Être pur n’est qu’une application de ce que nous
avons appelé la méthode des paronymes ®. En remontant de l’Étant à
l’Être, on ne passe pas seulement d’un concept moins universel à un
concept plus universel, ou encore d’une réalité composée d’un sujet
et d’un prédicat au Prédicat absolu, c’est-à-dire à l’idée à laquelle le
sujet participe; on s’élève aussi du substantif au verbe de même racine,
c’est-à-dire d’une forme subsistante à l’agir qui l’engendre. Le commen­
taire de Porphyre Sur le Parménide est très explicite sur ce point : l’Être
qu’est l’Un est un agir pur7. Cela veut dire que le «prédicat» (κατηγόρημα8)

1. Cf. p. 258 et 267 sq.


2. Cf. p. 269.
3. Cf. <Porphyre>, In Parm., XII, 32-33 : ώσπερ ιδέα τοϋ οντος
4· Cf. Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 12 : « Praeexsistendam potius
quam exsistentiam. » <Porphyre>, In Parm., XII, 30 : προϋπάρχει τοϋ δντος.
Cf. p. 270.
5. Victorinus, § 71 = Adv. Ar., 1, 33, 4-14 et Proclus, In Parm., p. 1106, 33-
1107, 9, Cousin. Cf. p. 359 sq. et p. 366 sq.
6. Cf. p. 361 et 367.
7. <Porphyre>, In Parm., XII, 25-26 : ούδέ ενέργεια, ένεργεΐ δέ μάλλον καί αύτό
τδ ένεργεϊν καθαρόν, cf. ρ. 373» η· 6 et ρ. 413, η· 8.
8. Cf. ρ. 365 sq.
416 L’AGIR ET LA FORME
pris absolument représente à la fois le maximum d’indétermination
et d’abstraction et le maximum d’activité. Dans une transposition plato­
nicienne du stoïcisme, le pur « est » comme le pur « vivit » sont à la fois
ce qu’il y a de plus abstrait, de plus actuel et de plus efficient. Ainsi
l’Être pur peut être décrit en même temps comme pur agir et comme
idée. L’existence, « incorporel » pour les Stoïciens parce qu’elle n’est
qu’une activité, devient le principe de la substance x.
Ce sera donc précisément en tant qu’Être que l’Être premier sera
inconnaissable 12. Pour la première fois, dans l’histoire de la pensée, une
théologie négative est appliquée à l’Être 3. L’Être pris absolument n’a
pas de contenu conceptuel. Comme le remarque Dexippe, peut-être
à la suite de Porphyre, le mot « est » n’ajoute rien au contenu des notions
auquel on le rapporte 4. A plus forte raison, l’être est-il sans contenu
intelligible lorsqu’il est l’Être incoordonné qui transcende l’Étant.
Cette théologie négative reprend des formules que nous avons déjà
rencontrées dans le groupe I et dans le groupe II : l’Être est infini, sans
limites, sans forme 5. On y retrouve également la notion de praeexsis-

1. Pour les Stoïciens, 1’ύπαρχεiv est le mode d’être, propre aux incorporels (cf.
Plutarque, De comm. not., 41, 1081 f; S.V.F., t. II, n. 518). Cf. p. 489, n. 1.
2. Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 10-16.
3. J’entends bien ici par « être » l’être-infinitif, τό είναι, appliqué à Dieu. Car
on trouve chez Philon une théologie négative appliquée à l’étant, τό ov, terme
utilisé par lui, pour désigner le Dieu suprême, par exemple, Philon, De vita
contempl., 2 : έπαιδεύθησαν θεραπεύειν τό δν δ καί άγαθοϋ κρεϊττόν έστιν καί ένός
εΐλικρινέστερον καί μονάδος άρχεγονώτερον. De gigant., 52.
4. DEXIPPE, Iw Categ., p. 35, 16-22, Busse : τό γάρ έστιν δταν κατηγορώμεν έφ’
έκάστου, τήν ΰπαρξιν προσκατηγοροϋντες αύτοϋ τοϋτο λέγομεν ή δέ ΰπαρξις καί τό
ύπάρχειν τό ύποκείμενον ού κεχωρισμένον τι δηλοϊ τοϋ ύποκειμένου, αλλά καθ’ έκαστον
τών δέκα μαρτυρεί τη ύποστάσει τό μή είναι άνυποστάτω αύτή άλλ’ ύφεστηκέναι.
On sait que le commentaire de Dexippe utilise les commentaires de Porphyre
et de Jamblique sur les Catégories (p. 5, 9, Busse).
5. Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 13-15 : » Infinitum, interminatum,
sed aliis omnibus, non sibi, et idcirco sine forma. » Cf. groupe I, § 19 = Ad Cand.,
13, 9 : « Infinitum », groupe II, § 36 = Adv. Ar., I, 49, 18-25 : “ Inmensum, invi­
sibile, indiscemibile universaliter omni alteri et his quae in ipso et his quae post
ipsum, etiam quae ex ipso, soli autem sibi et discernibile et definitum. » Cf. égale­
ment, dans le groupe III, § 78 = IV, 23, 13-15 et § 81 = IV, 24, 28-29 : « Inter­
minatus, inmensus, sed ceteris, sibi terminatus et mensus. » Cf. p. 286. Le sine
forma de § 70 était déjà abondamment développé dans le groupe II, § 36 b — I,
49, 25-26 : « Sine forma, omnibus formis carens, neque quod sit ipsa forma qua
formantur omnia. » Cette « forma qua formantur omnia », c’est la seconde hypo­
stase, l’Étant, constitué par la triade exsistentia, vita, intellegentia. Dans notre
§ 70, l’esse est aussi décrit per praelationem (IV, 19, 11) — expression que l’on
trouvait déjà dans le groupe I (§ 19 = Ad Cand., 13, 5-6 : « Per praelationem et
eminentiam ») et qui aura pour synonyme dans le groupe III (§ 78 = IV, 23, 25-
26) : « Per supralationem. » La méthode elle-même que désignent ces expressions,
méthode d’antériorité ou d’éminence, est abondamment utilisée dans le groupe II,
§ 36 = 1,49,13-17, cf. p. 279 sq. Mais le groupe II, § 36, appliquait cette méthode
aux différents aspects formels de la notion d’être. Notre § 70 l’applique à des
dénominations encore plus simples, IV, 19, 11-12 : « Ante unum et ante solum,
ultra simplicitatem. »
LA THÉOLOGIE NÉGATIVE APPLIQUÉE A L’ÊTRE 417
tentia x. Quant à la dénomination : universel de tous les universels 12, elle
est conforme à la définition du premier mode de l’être comme univer­
sellement universel et originellement originel. Si l’Être ne peut être dit
Un ou Seul et s’il est, par prééminence, avant l’Un, avant le Seul3,
c’est qu’aucun prédicat, si universel soit-il, ne lui convient; il y a peut-
être là une allusion au nec unum nec omnia 4 que nous retrouverons dans
la troisième partie. Ce développement de théologie négative s’achève
sur l’identification entre l’Être pur et le Vivre ou le « Il vit56». Cette
identification montre bien que les notions d’Être pur ou de Vivre pur
sont obtenus, consciemment, par la même méthode, qui remonte des
formes à l’agir, des substantifs aux verbes pris absolument. Le mouve­
ment qui remonte de l’Étant à l’Être est perçu comme identique au
mouvement qui remonte de la Vie au Vivre.
Nous devons maintenant nous arrêter un peu plus longuement sur
quelques lignes de ce développement de théologie négative :
« Cet Être est entendu en un certain concept, c’est-à-dire qu’il est perçu,
connu et cru par une pensée antérieure à la pensée plutôt que par la pensée
elle-même®. »
Elles doivent être rapprochées de formules analogues qui se rattachent
à la définition de l’Un comme « être-de-Dieu » :
« Les sages disent qu’il est conçu dans une « préconnaissance »; par elle-
même, cette préconnaissance n’est rien, mais elle est produite par la simple
conception de sa préexistence 7. »
Cette praenoscentia ou cette praeintellegentia se trouve évidemment
dans l’homme; elle doit être distinguée de la praeintellegentia qu’est
Dieu lui-même8. Cette « préconnaissance » n’est « rien », c’est-à-dire
qu’elle n’a pas de contenu intelligible; ainsi la subintellegentia du néant,
dans le groupe I, n’avait elle aussi par elle-même aucune réalité 9. Elle
est néanmoins produite par une opération de l’esprit (intellectu quodam,
conceptione). Mais cette opération de l’esprit n’appréhende aucun

1. § 70 = IV, 19, 12 : «Praeexsistentiam potius quam exsistentiam », cf. § 37 =


I, 50, 2. Cf. p. 270 et 415, n. 4.
2. § 70 = IV, 19, 13. Cf. p. 411. Remarquer également dans le groupe II,
§ 28 = III, 2, 12 : « Potentia deus est, id est quod primum exsistentiae universale
est esse. »
3. § 70 = IV, 19, 10-12, cf. p. 116.
4. Cf. p. 419, n. 6.
5. § 70 = IV, 19, 17-20.
6. § 70 = IV, 19, 15-16 : « Intellectu quodam auditur et praeintellegentia
potius quam intellegentia accipitur, cognoscitur, creditur. »
7. § 71 = I, 33, 12 : « Et dicunt istud praenoscentia concipi quae ipsa per
semet nihil est sed conceptione quod praeexsistit suscipitur. »
8. Sur cette praeintellegentia identique à Dieu, cf. § 37 = I, 50, 1.
9. § 5 — Ad Cand., 5, 9-10 : « Ne subsistentis ne ipsius quidem subintellegen­
dae. »
418 L’AGIR ET LA FORME
contenu intelligible, elle se rapporte à un fait pur : « Il est », « Il pré­
existe ». C’est évidemment à la « prénotion » (προέννοια) dont parle le
commentaire de Porphyre Sur le Parménide1 que l’on songera pour
expliquer cette praenoscentia. Porphyre la décrit comme une « intel-
lection qui ne conçoit rien », qui n’exprime rien, qui n’a même pas
conscience de représenter Dieu, mais qui se contente d’être indicible­
ment l’indicible. Il est intéressant de constater que cette praenoscentia
ou cette προέννοια se rapporte à l’Être pur qui lui-même est « préexis­
tence ». C’est précisément parce que l’Être n’a pas de contenu intelli­
gible qu’il ne peut qu’être l’objet d’une « prénotion ».

IX. — Troisième partie :


1. Dieu et sa connaissance absolue

La troisième partie de notre groupe III2 commence par une descrip­


tion de la première hypostase3, assez analogue à celle que nous avons
rencontrée dans le groupe II4. Nous y trouvons d’abord une juxta­
position entre théologie négative et théologie "positive5, qui peut être
comparée à celle qui se rencontre dans le groupe II 6. D’une part, Dieu
est l’Un, d’autre part, il est le Tout. D’une part, il est « être-vivre-
penser », d’autre part, son « être-vivre-penser » est inconnaissable.
Cette juxtaposition entre théologie négative et théologie positive
s’appuie très curieusement sur un texte de Plotin78. Dans le texte des
Ennéades, on lit :
« L’Un est Tout et il n’est aucune des choses particulières car le Principe de
Tout n’est pas Tout, mais il est Tout selon son mode à lui5. »
Ce texte juxtapose déjà deux affirmations apparemment contradic­
toires : l’Un est Tout, l’Un (le Principe) n’est pas Tout, antithèse que
transcende la synthèse : il est Tout selon son mode à lui.
Chez Victorinus 9, le texte de Plotin est traduit de la manière suivante :
«Dieu est Un-Tout et Non-Un, car il est Principe de Tout ; c’est pourquoi il
est Non-Tout, mais Tout selon son mode à lui. »

1. <Porphyre>, In Parm., II, 20-26. Cf. p. 117, n. 6 et p. 118, n. 4.


2. Victorinus, §§ 74-89.
3· §§ 74-8i.
4· §§ 36-41·
5· §§74-78.
6. §§ 36-41·
7. Ce parallèle littéral a été découvert par P. Henry, Plotin et l’Occident, p. 49-
54·
8. Plotin, Enn., N, 2 [11] 1, 1-2 : τδ έν πάντα καί ούδέ έν" αρχή γάρ πάντων ού
πάντα, άλλ’ έκείνως πάντα.
9- Victorinus, § 77 = Adv. Ar., IV, 22, 8 : « Deum esse unum omnia et nec
unum : omnium enim principium, unde non omnia, sed illo modo omnia ».
UNE PHRASE DE PLOTIN 419
Les différences portent sur les points suivants. En premier lieu,
alors que Plotin faisait de l’Un le sujet de la phrase, ici, le sujet de la
phrase est Dieu, « Un » devient un attribut lié à « Tout ». En second lieu,
« Non-Un » remplace « il n’est aucune des choses particulières ». On
pourrait hésiter en lisant le texte latin, sur la traduction de Non- Unum ;
l’explication qui suit presque immédiatement : « Cum unum non est,
magis omnia est1 », pourrait laisser penser que unum désigne, comme
chez Plotin, un individu, une chose particulière, par opposition au
Tout. Mais, un peu plus loin, la formule : « Unde nec unum ? Quia
omnium principium unde et ipsius unius 2 » montre bien qu’il s’agit
de l’Un. En troisième lieu, « Principe de Tout » devient une proposition
indépendante au lieu d’être le sujet de la proposition : le Principe de
Tout n’est pas Tout. Cette proposition indépendante explique que Dieu
soit « Un-Tout » et « Non-Un »; la raison de ces deux dénominations,
c’est qu’il est Principe de Tout. En somme, Victorinus lit le texte grec
comme s’il y avait un point après άρχή γάρ πάντων. Par suite, la fin de la
proposition : ού πάντα devient à son tour une proposition indépendante
et, cette fois, une proposition qui énonce une conséquence nouvelle :
c’est pourquoi il est Non-Tout. Le unde qui introduit cette proposition
n’existe évidemment pas dans Plotin. W. Theiler l’attribue au commen­
taire des Ennéades par Porphyre 3. Mais il peut tout aussi bien avoir été
ajouté par Porphyre dans un écrit où il citait, de manière inexacte,
comme nous venons de le voir, le texte de Plotin.
La phrase de Plotin, comprise de cette façon, est elle-même opposée
à une formule admise par tous : « Dieu est Un et Seul4 ». On a alors ces
deux groupes d’oppositions :
Dieu est Un-Seul (opinion commune)5 ------ » Non-Un et Tout (= Non-
seul) (Plotin)
Dieu est Un-Tout (Plotin) -..... - > Non-Un et Non-Tout 6
(Plotin)
Ce genre d’opposition peut paraître étrange. Pourtant Porphyre nous
explique dans les Sententiae que, même lorsqu’il ne s’agit que des intel­

1. § 77 = IV, 22, 17.


2. § 78 = IV, 23, 17-18.
3. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 18, n. 4.
4· § 77 = IV, 22, 5-6 : « Ergo deus cum sit, ut ab omnibus dicitur, unum et
solum unum. »
5. A unum et solum unum (cf. note précédente), s’oppose nettement § 77 = IV,
22, 17 : « Cum unum non est, magis omnia (= non solum) est. »
6. A l’intérieur même de la formule plotinienne, telle que la présente notre
texte, il y a une opposition entre unum omnia (§ 77 = IV, 22, 15 ou § 78 = IV,
23, 12) et nec unum (§ 77 = IV, 22, 8. 15 ; § 78 = IV, 23, 13) nec omnia (§ 77 = IV,
22, 8 et § 78 = IV, 23, 13).
420 L’AGIR ET LA FORME
ligibles et non de l’Un, il faut juxtaposer ainsi des termes totalement
opposés afin d’écarter toute notion corporelle :
« Voulant exprimer par le langage, autant qu’il est possible de le faire, la
propriété du véritablement incorporel, les Anciens, quand ils disent qu’il est
UN, ajoutent aussitôt qu’il est TOUT, en tant qu’il n’est PAS UN des objets
connus selon la sensation... Et à la formule qui affirmait qu’il est UN-TOUT,
ils ont ajouté UN EN TANT QU’UN, afin que nous concevions que le TOUT
est non-composé lorsqu’il s’agit de l’Étant, et que nous écartions ainsi toute
idée d’amas 12*4. »
Ainsi la juxtaposition de termes opposés 2 apparaît-elle comme une
méthode théologique très consciente. Porphyre a pu lui-même modifier
le texte de Plotin pour qu’il corresponde à la méthode d’opposition
qu’il préconisait dans les Sententiae. Ces oppositions, nous les retrouvons
d’ailleurs chez Damascius qui nous dit que, si nous considérons que
l’Un est le Tout, nous anéantissons 1’ « Un et Simple » et que, si nous
considérons qu’il est 1’ « Un et Simple », nous anéantissons la grandeur
universelle et parfaite de l’Un, si bien que finalement l’Un n’est connu
ni comme Un ni comme Tout3.
Cette juxtaposition de formules contradictoires prend dans notre
texte un sens particulier parce qu’elle s’ajuste avec la définition de Dieu
comme « être-vivre-penser ». En effet, si l’on affirme que Dieu est « Un
et Seul », cela veut dire qu’en Dieu l’implication réciproque de l’être,
du vivre, du penser est telle qu’ils sont absolument un et qu’il n’y a en
Dieu aucune altérité4 Dans tout notre développement, l’être-vivre-
penser constitue presque un seul vocable 5, qui est la définition de Dieu
comme agir pur. Si d’autre part il est dit que Dieu est « Un-Tout », il
faudra en conclure que, si Dieu est « être-vivre-penser » en étant Un,
Dieu est « omniétant », « omnivivant », « omnipensant », en étant « Tout»,
et il est aussi « omnivoyant 6 », qualification très importante qui reviendra
à la fin de l’exposé sur Dieu. Ces expressions peuvent avoir un double
sens, selon que l’on entend « tout » au sens de l’intégralité ou de la tota­

1. Porphyre, Sent., 38, p. 34, 4-12, Mommert (certains passages du texte de


Mommert ne sont pas sûrs) : βουλόμενοι ώς ένδέχεται διά λόγου παραστήσαι τήν τοϋ
δντως (δντως Mommert, δντος mss., an recte?) άσωμάτου ιδιότητα οί παλαιοί, δταν
αύτδ εν εϊπωσι, προστιθέασιν εύθύς πάντα καθ’ δ <ούχ> έν τι τών καθ’ αίσθησιν συνε-
γνωσμένων... τφ πάντα αύτδ έν είναι συνήψαν τδ έν καθ’ δ έν, ϊνα άσύνθετόν τι νοήσωμεν
τδ πάντα είναι έπί τοϋ δντος καί σωρείας άποστώμεν. La suite du texte donne
deux autres exemples de juxtapositions : πανταχοϋ... ούδαμοϋ et έν πασιν καί έν
παντί... έν δλω δλον.
2. Cf. ρ. 128.
3· Damascius, Dub. et Sol., § 28 bis, p. 53, 18-20, Ruelle : έάν μέν γάρ εις τό
άπλοϋν άποβλέψωμεν καί τό εν, άπόλλυμεν τδ παμμέγα έκείνου παντελές’ έάν δέ πάντα
όμοΰ έννοήσωμεν, άφανίζομεν τδ εν καί άπλοϋν.
4· Victorinus, § 77 = Adv. Ar., IV, 22, 10-14.
5. Par exemple, § 78 = IV, 23, 19-20, ou § 81 = IV, 24, 37.
6. § 77 = IV, 22, 14-20.
UNE PHRASE DE PLOTIN 421
lité : elles peuvent signifier que Dieu est « étant », « vivant », « pensant »
selon un mode absolument universel, c’est-à-dire sans aucune limitation
ou détermination; en second lieu, elles peuvent signifier que Dieu est
« tout », vit « tout, voit « tout », ce qui veut dire que l’agir des choses
préexiste dans l’agir divin. Si enfin l’on dit que Dieu est « Ni-Un, Ni-
Tout », la contradiction elle-même qui se manifeste entre « Un-Tout »
et « Ni-Un, Ni-Tout » révélera que Dieu est infini et inconnaissable x.
S’il n’est pas « Un », c’est qu’il est principe de Tout et donc de l’Un lui-
même :
« Nous sommes donc obligés de dire ceci de lui : son « être-vivre-penser »
est incompréhensible, bien plus, son « être-vivre-penser » ne semble même
pas être, parce qu’il est au-dessus de tout12. »
On pourra donc dire de lui qu’il est non-étant, non-pensant, non-
vivant3, ou si l’on comprend bien que ces négations signifient une
transcendance, on dira qu’il est préétant, prévivant, prépensant 4. Ce
mouvement de pensée, qui tend donc à se fonder successivement sur
les dénominations « Un-Seul », « Un-Tout », « Ni-Un, Ni-Tout », corres­
pond finalement aux deux voies traditionnelles de la théologie négative :
voie d’éminence; voie de négation proprement dite 5.
Après un développement sur la notion de forme et de connaissance 6,
sur lequel nous allons avoir à revenir, la description de la première hypos­
tase s’achève sur une énumération d’épithètes7, reprises pour la plupart,
au développement que nous venons d’analyser. Peu à peu, cette énumé­
ration tend à insister sur la notion de repos 8, en sorte que toute la descrip­
tion s’achève sur l’image de l’immobilité de l’œil omnivoyant qui, placé
au centre des étants, voit leurs idées en un seul regard 9. Mais pour
comprendre cette image de l’œil omnivoyant, il nous faut maintenant
examiner le développement consacré aux notions de forme et de connais­
sance que nous avions laissé de côté.
La notion de forme nous ramène à la première partie où la vie appa­
raissait comme la forme du vivre, immédiatement engendrée par l’exer­
cice de l’agir divin. Nous retrouvons ici la génération des formes et
puissances universelles dont parlait la première partie de notre groupe III :
« Et puisque nous avons dit que l’acte produisait la puissance — car les
réalités premières ont un mode d’être tel que toutes les choses divines sont

1. §78 = IV, 23, 12-31.


2. § 78 = IV, 23, 18-21.
3· § 78 = IV, 23, 21-26. On remarquera le vocabulaire grec : ανύπαρκτος, αν­
ούσιος, άνους, άζων.
4· § 78 = IV, 23, 26-31.
5- Cf. ρ. 278 sq.
6. §§ 79-8ο, et § 77 = IV, 22, 20-23, n.
7. § 81.
8. § 81 = IV, 24, 32-34 : manens, mansio, quies, quietus, quiescens.
9. § 81 = IV, 24, 35-39. Déjà en § 77 = IV, 22, 20, apparaissait Vomnividens.
422 L’AGIR ET LA FORME
ένέργεια, c’est-à-dire actes et opérations — il s’ensuit nécessairement que, de
ce « Principe » qu’est Dieu, naît la source originelle de toutes les puissances
universellement universelles... Puisque, comme nous l’avons dit, Dieu est un
certain acte qui est le vivre... le vivre, dans la notion duquel sont compris
en même temps l’être et le penser — et cet « en même temps doit être entendu
de telle façon qu’il n’y ait pas la moindre apparence de composition — il
s’ensuit nécessairement que, par cet acte de vivre, ainsi que je l’ai enseigné,
est produite et réalisée cette forme que nous nommons puissance universelle,
déterminée par chacun des actes que nous avons énumérés : par l’omniétant,
l’omniexistence, par l’omnivivant, l’omnivivance, par l’omnivoyant, l’omni-
voyance chacun de ces aspects de la puissance étant cette fois connus et
déterminés x. »
Ainsi l’unité de notre groupe III apparaît-elle ici très clairement.
Notre groupe III est dominé par deux formules à peu près équivalentes :
l’agir produit la forme, l’acte produit la puissance. Par acte, nous le
savons, il faut entendre un acte-mouvement au sens stoïcien1 2. Par
puissance, il faut entendre une qualité ou forme engendrée par cet
acte 3. La puissance triple et une ou, si l’on veut, les puissances univer­
sellement universelles 4 constituent la forme qui est engendrée par l’agir
divin. Nous reconnaissons les termes mêmes employés dans la pre­
mière partie du groupe III5. La seule différence se trouve dans les
dénominations données à la triple forme : dans la première partie du
groupe III, elle était décrite comme « étantité, vitalité, intellectualité 6 »,
ici elle devient 1’ « omniexistence, l’omnivivance, l’omnivoyance ». D’autre
part, le présent exposé va distinguer entre deux états de cette forme.
L’ « omniexistence, omnivivance, omnivoyance » représente la forme
« connue » et « déterminée ». Elle correspond à 1’ « Un-Tout ». En tant
qu’il est le « Un-Tout », Dieu est omniétant, omnivivant, omnivoyant,
et dans l’exercice de son agir, il engendre l’omniexistence, omnivivance,
omnivoyance7. Mais si Dieu est aussi « Ni-Un, Ni-Tout », il est égale­
ment « préétant, prévivant, préconnaissant », et sa forme est alors la
« préexistence, prévivance, préconnaissance8 ».

1. § 77 = IV, 22, 20-23, ii.


2. Cf. p. 363 et 389.
3. Cf. p. 384 sq.
4. Cf. § 77 = IV, 22, 24.
5. On comparera notamment § 77 = IV, 22, 23-24 : «Potentiarum universaliter
universalium » et § 65 = IV, 5, 35 : « Potentiarum potentia universaliter princi­
pales. » En § 77, ce qui naît de l’acte divin, est la « source originelle » (fons et
origo) des puissances universellement universelles. Cette « source originelle »
c’est précisément la forme triple et une, la triade engendrée, puissance des puis­
sances. On comparera surtout § 77 = IV, 23, 8-10 et § 65 = IV, 6, 1-7 (cité
p. 384) : le parallélisme dans la description de la génération de la forme est
très clair.
6. Cf. § 65.
7. § 77 = IV, 22, 19 - 23, ii.
8. § 78 = IV, 23, 12-31, notamment 28-30 : « Praeexsistentia, praeviventia,
praecognoscentia, haec quae conficiuntur; ipse autem praeexsistens, praevivens,
praecognoscens. »
LES DEUX ÉTATS DE LA FORME DIVINE 423
Cette distinction entre deux formes divines développe certains aspects
de la doctrine de la génération de la forme qui n’avaient été qu’esquissés
dans la première partie du groupe III. Nous avions vu 1 en effet que
l’agir divin avait un résultat immédiat, inséparable de lui-même; autre­
ment dit, la forme était déjà préformée au sein même de l’agir qui se
déterminait lui-même dans son exercice même. Le problème restait
de savoir comment la forme originellement confondue avec l’agir pou­
vait être ensuite réellement engendrée, c’est-à-dire distinguée de l’agir.
C’est précisément ce problème que la troisième partie du groupe III
va s’efforcer de résoudre en identifiant forme et connaissance.
Nous avons donc deux types de forme divine : d’une part, 1’ « omni-
existence, omnivivance, omniconnaissance», d’autre part, la « préexistence,
prévivance, préconnaissance ». La seconde représente certainement,
par rapport à la première, une forme intérieure, et non déployée :
« Toutes ces choses (la préexistence, la prévivance, la préconnaissance) n’ont
été conçues et nommées qu’après l’apparition de ce qui vient en second rang
(c’est-à-dire de la forme extériorisée). Ce n’est en effet qu’après la manifesta­
tion de la connaissance qu’a été pensée et nommée la préconnaissance, de même
pour la préexistence et la prévivance; elles étaient déjà sans doute, mais elles
n’étaient pas encore reconnues, pas encore nommées. C’est pourquoi on peut
dire qu’est inconnaissable tout ce qu’est Dieu 2. »

Il a fallu que sortent l’existence, la vie, la pensée, pour que l’on sache
qu’il y avait déjà dans l’agir divin, engendrées immédiatement par lui,
la préexistence, la prévivance, la préconnaissance. En tant qu’identique
à Dieu, cette triple forme divine était inconnue et inconnaissable. Une
telle doctrine revient à affirmer que la forme qui résulte de l’agir divin
est déjà préformée dans l’agir. Si l’agir divin engendre l’existence, la vie,
la pensée, c’est qu’en lui déjà s’esquissent et se préforment sous un mode
indicible, ces trois formes qui se manifestent et le manifestent, lorsqu’elles
sont connues et déterminées. Toute la fin de notre groupe III sera consa­
crée à la description du processus par lequel on passe de la préformation
à la formation, de la forme intérieure à la forme extérieure 3. Pour le
moment, nous devons surtout reconnaître ici le souci constant des
doctrines exposées dans le groupe III : montrer que les différences
sont intérieures à l’être et ne s’ajoutent pas à lui de l’extérieur, que les
formes sont préformées dans l’activité formatrice 4.
Il peut être intéressant de constater que les formules que nous venons

1. Cf. p. 387.
2. §§ 78-79 = IV, 23, 30-35·
3· §§ 87-89.
4. Cf. p. 349 et 352.
424 L’AGIR ET LA FORME
de lire éclairent certaines phrases du groupe II. On y lisait par exemple
ceci :
« La vie est apparue au-dehors... afin d’assurer la réalisation et la manifestation
de tous les universels — que le Père est en puissance — en sorte que la pré­
intelligence se manifestât grâce à la notion des véritablement étants x. »
Cette « notion des véritablement étants » correspond, nous le com­
prenons maintenant, à la connaissance de ce qui a été manifesté par la
« Vie », c’est-à-dire par la forme extériorisée, « connue » et « déterminée 12 » ;
elle correspond donc aux Idées et puissances universelles engendrées
par l’agir divin. Ce qui est manifesté dans cette forme extérieure, c’est
la forme intérieure, la préintelligence ou préconnaissance. Le groupe II
affirmait purement et simplement que cette « préintelligence » était
Dieu même 3. Par le groupe III, nous comprenons que cette « préintelli­
gence » n’est que la forme intérieure de Dieu, c’est-à-dire le résultat
immédiat de l’agir qu’il est lui-même. Autrement dit, le groupe II
posait seulement que la vie et la pensée étaient contenues originellement
dans l’être divin avant de se manifester au-dehors par leur propre mou­
vement. Le groupe III précise maintenant que cette vie et cette pensée
sont en Dieu le résultat de l’agir de Dieu, résultat qui devenant actif
à son tour se manifestera lui aussi au-dehors comme forme extériorisée
par son propre mouvement :
Groupe II Groupe III
Être (vie-pensée)·^^ Agir = être-vivre-penser
Forme intérieure = préexistence, prévivance,
préconnaissance
(être) vie (pensée) Forme extérieure = existence, vie, connaissance,
(être) (yïe) pensée
Tout le développement que nous étudions actuellement est centré
sur l’identité virtuelle entre « forme » et « connaissance ». C’est l’extério­
risation de la forme qui doit rendre possible la connaissance : tant que
la forme reste intérieure, Dieu reste inconnaissable4. Mais la forme,
intérieure ou extérieure, est elle-même connaissance56; c’est donc la
connaissance qui, à son tour, rend possible l’extériorisation de la forme.
Il y a là une relation réciproque qui se fonde sur le fait que le connais­
sable et la connaissance sont des relatifs ®. Au connaissable en puissance

1. § 43 = I, 51, i5-!9· Cf. p. 304.


2. § 77 = IV, 23, ii : « Ut nota et determinata. »
3· § 37 = I, 5°, i·
4. § 79 = IV, 23, 34-35.
5- § 77 = IV, 23, 10 et § 78 = IV, 23, 28. La forme est essence, vie, connais­
sance.
6. § 78 = IV, 23, 35-45. Les Catégories d’Aristote, 7 b 23 - 8 a 12 n’admettent
pas cette réciprocité totale de l’intelligence et de l’intelligible. Toutefois Aris-
FORME INTÉRIEURE ET CONNAISSANCE ABSOLUE 425
correspond une connaissance en puissance, au connaissable en acte,
une connaissance en acte. Mais, en acte ou en puissance, c’est la même
forme qui est en même temps connaissable et connaissance. Elle se
connaît en puissance, lorsqu’elle n’est pas encore manifestée, elle se
connaît en acte, lorsqu’elle est manifestée.
Ainsi apparaît le thème dominant de cette troisième partie de notre
groupe III : la première partie avait défini Dieu comme le vivre qui
engendre la vie, la seconde partie, comme l’être qui engendre l’étant,
la troisième partie va le définir comme le penser qui engendre la pensée.
Mais la doctrine générale de la génération de la forme par l’agir va ici
s’effacer au profit de la considération des rapports entre la forme inté­
rieure ou préconnaissance et la forme extérieure ou connaissance en acte.
La forme se connaîtra, ce qui revient à dire que la connaissance se mani­
festera ou se « formera », parce que la forme intérieure était déjà connais­
sance non manifestée, c’est-à-dire parce que Dieu était déjà immédiate­
ment connaissance.
Dans l’exposé de cette doctrine, on voit nettement la connaissance
prendre le pas sur le connaissable, de telle sorte que la forme intérieure
tend à être conçue exclusivement comme une connaissance non mani­
festée, non déployée, réduite à son essence. Voici d’ailleurs les phases
successives de ce mouvement de pensée. Tout d’abord est affirmée
l’identité de la forme intérieure et de Dieu :
« Si tout cela a été engendré en un second moment, c’est que tout cela (c’est-
à-dire la triple forme) était déjà en Dieu, et si tout cela était déjà en Dieu,
puisque Dieu est un, tout cela aussi était un en Dieu et, de plus, tout cela ne
faisait qu’un avec cela même qu’est Dieu, parce que Dieu lui-même était
tout cela»

Donc existence, 'vie, connaissance ne faisaient qu’un avec Dieu dans


un état de préexistence, de prévivance, de préconnaissance. Donc, puisque
la forme (existence, vie, connaissance) se connaît, c’est-à-dire est à la fois
connaissable et connaissance pour elle-même, la forme intérieure aussi
(préexistence, prévivance, préconnaissance) se connaît, c’est-à-dire est à
la fois connaissable et connaissance :
« Donc le connaissable et la connaissance sont identiques *12. »

tote, dans Metaphys., XII, 9, 1074 b 18-35, en admettant une « pensée qui se
pense », admet implicitement cette réciprocité, au niveau divin. Plotin reprend
cette doctrine au niveau de l’intelligence, Enn., \, 3 [49] 5, 41-48. Mais il n’aurait
pas admis une distinction entre la puissance et l’acte aboutissant à opposer un
état où connaissance et connaissable sont en puissance et un état où ils sont en
acte.
1. Victorinus, § 80 = Adv. Ar., IV, 24, 1-3.
2. § 80 = IV, 24, 3-4 : « Idem ergo cognoscibile et cognoscentia. »
426 L’AGIR ET LA FORME

C’est ici que se situe le tournant décisif :


« Le connaissable et la connaissance sont identiques, mais de telle manière
que le connaissable soit la connaissance 4. »
En Dieu, c’est-à-dire lorsque la forme est réduite à son état de forme
intérieure, le connaissable et la connaissance sont identiques, ce qui veut
dire que la forme divine se connaît immédiatement. Nous aurons à le
redire plusieurs fois, cette connaissance de soi propre à Dieu ne se dis­
tingue pas de l’identité immédiate avec soi. Mais ce qui est ici nouveau
et important, c’est que, à la différence de certaines notations qui appa­
raissent dans le groupe II i.
2, ce n’est pas la connaissance qui, confondue
originellement avec l’intelligible, se détacherait de lui pour le connaître,
c’est au contraire l’intelligible qui se confond originellement avec la
connaissance et n’apparaît corrélativement à la connaissance qu’après
a sortie de celle-ci. La raison de ce véritable paradoxe nous est donnée
immédiatement :
« Puisque ces trois (être, vivre, penser) dont nous parlons ont une seule
puissance — car être ce n’est rien d’autre que vivre et puisque le vivre lui-
même est penser ou être pensé — toute la puissance de chacun d’eux est
contenue dans le connaître ou l’être connaissance 34

Cette phrase justifie la priorité idéale de la connaissance sur le connais­
sable. Dans l’acte de connaissance, c’est-à-dire dans le connaître ou
l’être connaissance, ou encore dans le « penser », être et vivre sont conte­
nus. Ceci revient à dire qu’être, vivre, penser qui constituent l’unité
divine sont un seul acte qui « se » pense, qui est un acte de « se » penser
(être et vivre étant alors le pensé, objet du « penser »). La priorité de la
connaissance sur le connaissable répond donc à la problématique de
notre groupe III qui place toujours l’agir avant la forme. Une objection
surgit immédiatement :
« Mais, dira-t-on, il ne peut y avoir de connaissance que s’il y a un connais­
sable 4! »
Réponse immédiate : il ne peut y avoir d’autre intelligible que la
connaissance elle-même; ce qui veut dire que la connaissance divine est
absolue, pure, sans objet :
« Pourtant dans les réalités premières chez lesquelles le vivre et le penser
sont cela même qu’est l’être, il ne peut y avoir de connaissable, si ce n’est
la connaissance elle-même, encore non manifestée, mais se possédant elle-même
à l’intérieur, demeurant en son repos, immobile et tournée vers elle-même, et

i. §80 = IV, 24, 4-5 : « Sed ita ut cognoscibile quod sit, hoc sit cognoscentia. »
2· §§ 53-55 etcf. p. 314-315·
3. § 80 = IV, 24, 5-9·
4. § 80 = IV, 24, 9-10.
LES DEUX ÉTATS DE LA CONNAISSANCE 427
se donnant comme connaissable, elle-même à elle-même. En effet, puisque la
connaissance elle-même reste cachée, puisqu’elle est en soi, sans même qu’elle
rentre en soi comme si elle venait de l’extérieur en elle-même, mais puisqu’ elle
est plongée originellement en ce en quoi son être demeure immobile, cette
connaissance sert de forme à cet être pour qu’il soit connaissable en puissance.
Au contraire, lorsque la connaissance a été tirée au-dehors et que, sortie d’elle-
même en quelque sorte pour s’envelopper de son propre regard, elle se sera
faite elle-même connaissance en acte en se connaissant elle-même, alors est
engendré aussi le connaissable, parce que la connaissance elle-même est devenue
aussi son propre connaissable x. »
Ici deux états de la connaissance sont donc opposés. Originellement
la connaissance est « en soi », « cachée », « tournée vers elle-même 1
2 ». Mais
cette connaissance peut aussi « sortir au-dehors », « s’envelopper de son
propre regard », « devenir son propre connaissable 3 ». Dans ce second
état, nous retrouvons la description de la sortie de la connaissance telle
qu’elle nous était proposée dans le groupe II, avec des traits caractéris­
tiques facilement reconnaissables : désir de se voir, sortie au-dehors,
retour à soi dans l’unité noétique du connaissable et de la connaissance 4.
Ce qui doit au contraire retenir tout particulièrement notre attention,
c’est la description du premier état. La connaissance « en soi », la connais­
sance « cachée », est plongée originellement dans « son » être, dans
1’ « être-connaissance 56». Sa conversion vers soi ne se situe pas après
mais avant la sortie au-dehors.
Or le commentaire de Porphyre Sur le Parménide parlait d’une Intelli­
gence « qui ne peut rentrer en soi * » et qui représentait précisément le
premier état de l’intelligence, « sa forme première7 », dans laquelle
connaissable et connaissance ne sont pas distingués. Nous avions reconnu
dans cet état originel de l’intelligence, 1’ « Un de l’Un-Étant », c’est-à-
dire l’Un-Étant (second état de l’intelligence) réduit à son unité origi­
nelle et venant coïncider avec le premier Un8. Si dans notre texte ce
premier état de l’intelligence correspond à la forme intérieure de Dieu,
on comprendra mieux de quelle manière 1’ « Un de l’Un-Étant » vient
coïncider avec l’Un premier. Il est, en quelque sorte, la préformation du
second Un au sein du premier Un, comme la forme intérieure est la
préformation de la forme extérieure au sein de l’agir originel. Mais
surtout cette description de l’état originel de la connaissance rappelle
ce que le commentaire de Porphyre Sur le Parménide 9 nous disait sur

1. § 8o = IV, 24, io-2o.


2. § 8o = IV, 24, 15 : apud se, 14 : lateat, 13 : in se versa.
3. § 80 = IV, 24, 18-20 : egressa, se circuminspiciens, cognoscibile suum facta.
4- §§ 53-55-
5. § 80 = IV, 24, 15-16 : « Naturaliter mersa in eo in quo ei esse est manens. »
6. <Porphyre>, In Parm., XIII, 35-XIV, 1.
7. Ibid., XIV, 11-12.
8. Cf. p. 132 sq.
9. <Porphyre>, In Parm., N, 19-VI, 12.
428 L’AGIR ET LA FORME
la connaissance absolue : la connaissance propre à Dieu ne correspond
pas à un connaissable; elle est libérée de toute relation à un objet, elle
est purement « Lui1 ». Chez Victorinus, comme dans le commentaire
Sur le Parménide, il faut concevoir cette connaissance absolue comme
identique à Γ « être-de-la-connaissance », c’est-à-dire à l’idée pure de
la connaissance. Nous connaissons bien maintenant ce mouvement de
remontée de la chose à son être pur, de son état de « coordination »
à son état d’« incoordination 2 ». Nous avons vu 3 d’ailleurs que Plotin
lui-même imaginait un instant, à propos de l’Un, qu’il pût être connais­
sance absolue, pensée pure (et non pensée de la pensée). Car, disait-il,
« la pensée ne pense pas ».
Disant cela, Plotin attaquait la conception aristotélicienne d’un Dieu
« pensée de la pensée ». Et précisément, toute la troisième partie de notre
groupe III semble destinée à établir qu’au-delà de la pensée qui se
pense, il y a une pensée pure, absolue, qui est immédiatement pensée
sans avoir besoin pour cela de se penser. Mieux encore, l’exposé que
nous trouvons chez Victorinus cherchera 4 à expliquer la genèse de la
pensée qui se pense à partir de la pensée qui ne se pense pas, mais dans
laquelle la pensée de la pensée se préforme.
Traditionnellement la problématique de la « pensée de la pensée »
était liée à la problématique platonicienne du rapport entre « Vivant en
soi », « Idées » et « Démiurge ». Cette dernière correspondait à un effort
pour donner une exégèse du texte du Timée, 39 e : « L’Intelligence voit
les Formes qui sont comprises dans ce qui est le Vivant56 . » Chez Albi­
nus ®, le premier Dieu, en « se » pensant, comme le Dieu d’Aristote,
pense les Idées qui sont en lui-même : c’est-à-dire qu’il est à la fois
l’intelligence démiurgique, les Idées et le Vivant en soi. Numénius,
pour sa part, distingue le Vivant en soi ainsi que les Idées, qui sont en
lui, de l’intelligence qui les contemple. Le Vivant en soi constitue une
première Intelligence qui est le premier Dieu et qui ne pense pas par
elle-même; elle pense à l’aide de la seconde Intelligence. La seconde
Intelligence pense en regardant la première Intelligence ou le premier

1. Ibid., V, 34 : αύτό τοΰτο γνώσις οδσα, cf. ρ. 124.


2. Cf. ρ. 14° et 413·
3. Cf. p. 123.
4. §§ 87-89.
5. Tim., 39 e.· ήπεΡ οδν νους ένούσας ιδέας τφ δ έστιν ζφον, οϊαί τε ένεισι κα'ι
οσαι, καθαρά, τοιαύτας καί τοσαύτας διενοήθη δεϊν καί τόδε σχεϊν.
6. Albinus, Didask., ρ. 164, 24, Hermann : έπεί δέ δ πρώτος νους κάλλιστος, δεϊ
καί κάλλιστον αύτφ νοητόν ύποκεϊσθαι, ούδέν δέ αύτοΰ κάλλιον. Εαυτόν αν οδν καί τά
έαυτοΰ νοήματα άεί νοοίη, καί αυτή ή ένέργεια αύτοΰ ιδέα ύπάρχει. Sur le rapport
de ce texte avec Aristote, Metaphys., XII, 9, cf. A. H. Armstrong, The Back-
groundof theDoctrine « ThattheIntelligiblesarenot Outside the Intellect», dans Sources
de Plotin, p. 403-404.
L’EXÉGÈSE DE TIMÉE 39 E 429
Dieu et les Idées qui sont en elle x. Plotin, dans ses écrits de jeunesse,
reprendra la même doctrine :
« Rien n’empêche que l’intelligible (c’est-à-dire le Vivant intelligible) soit
l’intelligence elle-même à l’état de repos, d’unité, de calme. Quant à la nature de
l’intelligence qui « voit » cette première Intelligence comme étant en elle-même,
c’est un acte qui provient de cette première Intelligence; c’est cet acte qui
voit la première Intelligence. Puisque cette seconde Intelligence « voit » la
première, elle est en quelque sorte l’intelligence de cette première Intelli­
gence, puisqu’elle la pense 1 . »
23

Mais Plotin renoncera plus tard à ce dogme de Numénius. Sa critique


permet du moins de préciser encore le contenu de cet enseignement :
« Il ne faut pas imaginer qu’il y ait une Intelligence en repos et une Intelli­
gence en mouvement... Il ne faut pas non plus admettre plusieurs Intelligences
dont l’une pense et l’autre pense qu’elle pense 8. »
Ces textes nous montrent bien que la théorie des deux états de la
connaissance ou de la pensée s’inscrit dans la problématique tradition­
nelle de l’exégèse du passage du Timée concernant les rapports entre
l’intelligence et le Vivant en soi. Alors que, pour le dernier Plotin,
« Vivant en soi », « Idées », « Intelligence » s’identifient dans l’intelligence,
c’est-à-dire dans la pensée qui se pense 4, pour notre exposé, comme pour
Numénius, il faut distinguer entre une pensée en repos (qui correspond
au Vivant en soi) et une pensée en mouvement, ou pensée de la pensée
(qui correspond à l’intelligence) 56 . La doctrine porphyrienne est restée
sur ce point fidèle à Numénius, au moins dans le commentaire Sur le
Parménide, qui distingue, nous le savons, entre deux états de l’intelli­
gence e, et dans la source des textes que nous trouvons chez Victorinus.
Toute cette troisième partie du groupe III — et peut-être tout le
groupe III en son entier — peut ainsi s’interpréter comme une tentative

1. Numénius, test., 25, Leemans (= Proclus, In Tim., t. III, p. 103, 28,


Diehl) : Νουμήνιος δέ τον μέν πρώτον (scilicet νοϋν) κατά το δ έστι ζφον τάττει
καί φησιν έν προσχρήσει τοϋ δευτέρου νοεϊν, τον δέ δεύτερον κατά τόν νοϋν, καί τοΰτον
αδ έν προσχρήσει τοϋ τρίτου δημιουργεϊν, τδν δέ τρίτον κατά τδ διανοούμενον. Sur ce texte,
cf. E. R. Dodds, Numénius and Ammonius, dans Sources de Plotin, p. 13-14.
2. Plotin, Enn., III, 9 [13] 1, 15-20 : ή τδ μέν νοητδν ούδέν κωλύει καί νοϋν είναι
έν στάσει καί ένότητι καί ήσυχίφ, τήν δέ τοϋ νοϋ φύσιν τοϋ όρώντος έκεϊνον τδν νοϋν τδν
έν αύτφ ένέργειάν τινα άπ’ έκεινοΰ, ή όρα έκεϊνον' όρώντα δέ έκεϊνον οίον [έκεϊνον]
είναι νοϋν έκείνου δτι νοεϊ έκεϊνον (Je suis ici le texte retenu par Harder). Sur le rapport
de ce texte avec Numénius, cf. E. R. Dodds, ibid., p. 19.
3. Plotin, Enn., II, 9 [33] 1, 26 et 33 : ούδ’ έπινοεϊν τδν μέν τινα νοϋν έν ησυχία
τινί, τδν δέ οίον κινούμενον... ού μήν ούδέ διά τοΰτο πλείους νοϋς ποιεϊν, εί δ μέν νοεϊ, ό
δέ νοεϊ δτι νοεϊ. Cf. E. R. Dodds, ibid., ρ. 20.
4· Cf. Plotin, Enn., VI, 6 [34] 8, 17-22; VI, 2 [43] zi, 55 - 22, 3, et surtout II,
9 [33] !, 46-50 où il est dit que l'intelligence véritable « se » pense, est elle-même
l’« Intelligible » et se « voit » elle-même.
5. Cf. p. 427.
6. Cf. p. 135.
430 L’AGIR ET LA FORME
d’exégèse du fameux passage du Timée (39 e) : « L’Intelligence voit les
Formes qui sont comprises dans ce qui est le Vivant. » Dans l’ensemble
du groupe III, nous pouvons considérer en effet que la première partie
est destinée à définir le « Vivant », la seconde partie à montrer qu’il est
« être » pur, la troisième partie enfin à décrire la manière dont l’intelli­
gence voit les « Formes qui sont en lui1 ». Nous venons de le voir, la
troisième partie commence par affirmer l’existence d’une triple forme
intérieure à Dieu, c’est-à-dire au « Vivant2 ». Cette triple forme intérieure
est « préexistence », « prévivance », « préconnaissance ». Elle est identique à
Dieu en ce sens qu’elle résulte immédiatement de son agir. En tant que
« préconnaissance », elle est déjà Intelligence, mais Intelligence sous un
mode caché et potentiel.
Ainsi le texte de Platon peut-il être entendu à deux niveaux différents.
On peut l’appliquer à Dieu lui-même et à sa forme intérieure. Dans ce
cas, 1’ « Intelligence » cachée en Dieu, confondue avec son être, « voit »
immédiatement, c’est-à-dire « est » sans intermédiaire les « Formes »
qui sont dans le Vivant3. On peut aussi l’appliquer à l’intelligence ou à
la connaissance distinguée de Dieu. A ce moment, l’on pourra dire que
l’intelligence « voit » les Formes qui sont dans le Vivant en soi. Et comme
elle était elle-même l’une de ces Formes, mieux encore, comme ces
Formes s’identifiaient à elle, on pourra dire que l’intelligence distinguée
de Dieu, « se » voit en voyant la Forme intérieure4. Ainsi dans l’état
originel où Formes, Intelligence et Vivant sont identiques, on peut dire que
l’intelligible, c’est-à-dire les Formes, n’est autre que l’intelligence même
ou la connaissance demeurant en soi, en repos, absolue et sans objet.
On retrouve ce mouvement de pensée dans le texte de Plotin cité plus
haut, et qui reste encore proche de Numénius : « Rien n’empêche que
l’intelligible soit l’intelligence elle-même à l’état de repos5. »
Il est très probable que cette interprétation de la phrase du Timée
explique l’image qui clôt tout l’exposé sur Dieu et sa forme intérieure :
« C’est pourquoi l’on a dit aussi qu’il était en quelque sorte assis au
centre de tous les étants et que, de là, par son œil universel, c’est-à-dire par
la lumière de sa substance par laquelle il est être, vivre, penser, il voit les
Idées des étants, d’un regard immuable, parce qu’il est le repos et que, du
centre, un seul regard se dirige en même temps vers toutes choses. Voilà ce
qu’est Dieu 6. »

1. Cf. p. 378.
2. Victorinus, § 77 = Adv. Ar., IV, 23, 2-3 : « Actum quemdam quod
est vivere. »
3. Cf. § 80 = IV, 24, 16 : « (Cognoscentia) eius (sc. esse) formae est ut cognos­
cibile esse possit. »
4. § 80 = IV, 24, 18-20 : « Se circuminspiciens. «
5. Cf. p. 429, n. 2.
6. § 81 = IV, 24, 34-39·
L’EXÉGÈSE DE TIMÉE 39 E 431
Les expressions « il est assis au centre de tous les étants », « il voit de
son œil universel les Idées des étants1 », viennent probablement directe­
ment ou indirectement d’un texte religieux, hymne ou oracle. En effet
l’image de l’œil omnivoyant, placé au centre des choses, est très tradi­
tionnelle dans les théologies solaires 2. Elle n’est guère compatible au
premier abord avec la doctrine néoplatonicienne de la transcendance
divine : comment l’Un absolument simple pourrait-il tourner son regard
vers les étants? Mais en lisant attentivement notre texte, on s’aperçoit
vite qu’il interprète l’image de l’œil d’une manière qui est tout à fait
conforme à l’exégèse du Timée dont nous venons de parler.
L’ « œil » de Dieu, c’est la lumière de sa substance. Sa substance,
c’est son agir : l’être, vivre, penser. Dieu voit donc par tout lui-même
dans la mesure même où il est un pur agir. Il voit les Idées des étants,
c’est-à-dire les Formes qui sont en lui-même, parce que, comme nous
l’avons vu3, elles résultent immédiatement de l’exercice de son agir.
Voir, pour Dieu, c’est donc être, mieux encore, c’est agir, c’est produire
immédiatement les Formes qu’il « voit » et qui sont identiques à lui.
La connaissance absolue ou la vision absolue, résultat de l’agir divin,
« voit » donc, c’est-à-dire « est » donc immédiatement les Formes ou les
Idées des étants. Au niveau de l’Un, l’intelligence absolue « est » elle-
même les Formes qui sont dans l’Un, ou plutôt ce sont ces Formes qui
sont identiques à elles et viennent se confondre avec elle4. Pour Dieu,
la connaissance ou l’intelligence n’est pas une faculté distincte, elle
n’est que le résultat de son agir, c’est-à-dire de lui-même, et elle « est »
sous un mode absolu, parce qu’elle se réduit à l’être de la connaissance 5.
Quant aux Formes ou aux Idées, elles ne sont pas un objet de connaissance
pour Dieu ou pour son Intelligence; elles sont sa connaissance ou son
Intelligence même en son état d’unité, de repos et d’être pur.
Porphyre s’était demandé, dans son commentaire Sur le Parménide 6,
si Dieu connaissait le Tout, c’est-à-dire en somme, s’il avait cette vision
totale qui est ici celle de l’œil omnivoyant. C’est pour répondre à cette
question qu’il avait défini la connaissance divine7, comme une connais­

1. § 81 = IV, 24, 36 : « Unde universali oculo, id est lumine substantiae suae,


qua vel esse est vel vivere vel intelligere ideas τών δντων non versabili aspectu
videt. » Je lis maintenant ideas avec Dom Lambot. Les mss portent ineas, que
l’édition Henry-Hadot corrige en lineas. Mais tout le contexte me semble indiquer
qu’il y a ici une allusion à Tim., 39 e : ιδέας... καθαρά
2. Voir les textes rassemblés par Raffaele Pettazzoni, L’omniscienza di Dio,
Torino, 195s, p. 236-238 et F. Cumont, La théologie solaire du paganisme romain,
Mém. Ac. Inscript., XII, 2, 1909, p. 459 et sq.
3. Cf. p. 384 sq.
4. Cf. p. 430, n. 3.
5. Cf. p. 427 et p. 430.
6. <Porphyre>, In Parm., V, 7 et sq.
7. Ibid., N, 10-VI, 12.
432 L’AGIR ET LA FORME
sance absolue, transcendant l’opposition entre connu et connaissant,
entre science et ignorance, comme la lumière du soleil, absolue elle
aussi, transcende l’opposition entre la clarté et l’obscurité. La connais­
sance de Dieu, c’était Dieu même. On voit ainsi que l’on retrouve de
part et d’autre, dans le commentaire Sur le Parménide et dans notre
texte, le même groupe d’idées. Si Dieu voit tout, il voit tout, non par une
faculté distincte, par un « œil », mais par une connaissance absolue,
libérée de la nécessité de correspondre à un objet; sa vision absolue est
lumière absolue, et elle est « lui-même ». Dans notre texte apparaît plus
nettement le souvenir du Timée, dans la mesure où Dieu s’y révèle
comme étant à la fois le « Vivant », les « Formes », et 1’ « Intelligence »
dans le rapport immédiat de l’agir et de la forme qu’il engendre. L’œil
omnivoyant des théologies solaires s’identifie ainsi à l’être ou à l’agir
qu’est Dieu. Et finalement, nous ne sommes pas si loin de Plotin pour
qui l’Un est une lumière douée en quelque sorte d’autovision immé­
diate x.

X. — Troisième partie :
2. Génération, manifestation, formation

La description de la première hypostase 1 2, qui vient d’être étudiée,


était surtout destinée à montrer l’existence ou plutôt la préexistence
d’une forme, intérieure à l’agir divin, afin de permettre ensuite de décrire
l’extériorisation et la génération de cette forme intérieure. L’ensemble
de cette troisième partie constitue en effet un morceau de « théogonie » :
il s’agit de faire comprendre comment la seconde hypostase peut être
engendrée. C’est cette intention générale qui explique le fait que nous
trouvions maintenant, immédiatement après l’exposé qui concerne la
première hypostase, un développement consacré à la notion même de
génération 3. Il s’agit en effet de préciser qu’en Dieu, la génération n’en­
traîne aucune altération, parce que l’engendrant reste immobile et que
l’engendré s’engendre lui-même. C’était ce qu’affirmait déjà le théorème
placé au début de toute cette troisième partie, comme une sorte d’intro­
duction aux exposés concernant la première et la seconde hypostase 4.
Mais ici le problème va être repris dans son ensemble en utilisant l’ana­
logie de la génération des contraires dans le monde sensible.
Une habile transition nous fait passer de l’exposé consacré à la première
hypostase à ce nouveau développement qui concerne la notion de géné­

1. Cf. p. 124, n. 5-6.


2. Victorinus, §§ 77-81.
3· §§82-86.
4· §§74-75·
LES CONTRAIRES : REPOS ET MOUVEMENT 433
ration. La description de la première hypostase s’était achevée en effet
sur l’image de l’œil omnivoyant, en « repos », au centre de toutes choses L
D’autre part, la formule plotinienne : Dieu est « principe » de toutes
choses avait dominé tout l’exposé a. Ces deux notions de « principe »
et de « repos » vont être rapprochées, et opposées aux notions complé­
mentaires d’« engendré » et de « mouvement » :
« Être « principe » de toutes choses », c’est être avant toutes choses. Être
« principe de toutes choses », ce n’est pas tant être « en repos », qu’être le « repos »
lui-même. Car tout ce qui a été engendré ou créé a été engendré ou créé par
le mouvement. Mais le mouvement lui-même, en tant que mouvement, est
repos, avant de se mouvoir 3. »
De telles formules sont destinées évidemment à introduire la notion
d’une seconde hypostase, grâce au « mouvement » de laquelle toutes
choses peuvent résulter du « principe de toutes choses ». Celui-ci, en
tant que « principe », ne peut être que « repos 4 ». Il faut donc supposer
une mise en mouvement du mouvement lui-même, pour qu’à partir
de ce mouvement, toutes choses soient engendrées. Cette mise en mou­
vement, ce sera, nous le verrons, l’extériorisation de la pensée ou forme
intérieure, se pensant comme pensée : nous retrouverons bientôt l’oppo­
sition entre sine aliquo motu et motu suo 5*. Pour le moment, notre exposé
s’en tient à une considération purement formelle : le mouvement, en tant
que mouvement, est nécessairement repos, avant de se mouvoir ®. Cela
veut dire que le mouvement — entendons par là la seconde hypostase —
est originellement identique au repos, c’est-à-dire à la première hypos­
tase, parce que toute « mise en mouvement » correspond à un passage
de l’état de repos à l’état de mouvement : la pensée, avant d’être pensée
de la pensée, est donc pensée absolue, identique à l’être, la forme, avant
de s’extérioriser, est donc forme intérieure, résultat immédiat de l’agir.
Mais ce passage du repos au mouvement provoque-t-il une altération
et un changement en Dieu ? Car « repos » et « mouvement » s’opposent
comme des contraires. Or lorsqu’un contraire naît, son contraire périt :
de la mort naît la vie, de la vie naît la mort, de l’être, le non-être, du non-
être, l’être, du repos, le mouvement, du mouvement, le repos7. Ainsi

1. § 81 = Adv. Ar., IV, 24, 32;39·


2. § 77 = IV, 22, 8-9 : « Omnium enim principium »; 22, 15; 22, 16-18; 22,
23 : « A deo principio »; § 78 = IV, 23, 18 : « Unde nec unum ? Quia omnium
principium, unde et ipsius unius » ; § 81 = IV, 24, 31:« Principium enim omnium,
unde non unum omnia. »
3. § 82 = IV, 24, 41-46.
4. Cf. également § 71 =1, 33, 9-12 : « In quiete esse aestimant omnino omni­
modis. »
5. § 87 = IV, 27, 14 et § 88 = IV, 28, 15.
6. Cf. n. 3.
7. § 82 = IV, 24, 46-50.
434 L’AGIR ET LA FORME

est posé le problème de la possibilité d’une génération par Dieu. Si toute


génération est corrélative d’une corruption, est-il possible qu’il y ait
une génération dans les choses divines ? La réponse à cette question sera
donnée dans une perspective conforme à la problématique des contraires,
dans laquelle notre exposé s’est engagé en opposant repos et mouvement.
Une première ébauche de réponse va être présentée de la manière sui­
vante L Sans doute, lorsqu’un contraire naît, son contraire semble
disparaître. Mais il n’y a là qu’une apparence. Chaque contraire « est »,
dans la mesure même où il engendre son contraire. Pourtant, dira-t-on,
on avait admis que la génération d’un contraire provoquait la destruction
de son contraire 12! A cette objection, on peut répondre que cette destruc­
tion apparente n’empêche pas chaque contraire de demeurer identique
à lui-même, dans « sa qualité substantielle éternelle3 ».
Pour faire comprendre ce que peut être cette « qualité substantielle
éternelle », notre exposé va maintenant considérer plus particulièrement
le couple de contraires que constituent la mort et la vie 4. Dans le monde
sensible, on assiste à la perpétuelle génération réciproque de la mort
. Mais cela n’empêche pas que la mort et la vie demeurent
et de la vie 56
l’une et l’autre identiques à elles-mêmes en leur qualité substantielle
éternelle. En effet, le monde sensible, avec les formes corporelles qu’il
contient, naît d’une rencontre entre « les images » des êtres éternels et la
matière ®. La genèse du monde sensible ne peut se comprendre qu’à la
lumière d’une cosmologie générale. L’être, le vivre, le penser produisent
tout d’abord, dans le monde intelligible, les formes ou idées de l’exis­
tence, de la vie et de la pensée, en sorte que toutes choses sont là-bas
des substances vivantes et intelligentes. Mais ces idées se répandent
aussi dans le monde sensible, par l’intermédiaire de l’âme : ici-bas, il y a
donc des « images » des Trois d’en haut7. Les corps naissent donc de

1. § 83 = IV, 25, 1-10.


2. § 83 = IV, 25, II-I2.
3· § 83 = IV, 25, 12-14.
4. § 83 = IV, 25, 14-38.
5. § 83 = IV, 25, 34-37·
6. § 83 = IV, 25, 27-34.
7. § 83 = IV, 25, 15-22. Ce développement est important, et doit être comparé
avec § 76 = IV, 21, 26-22, 6. On retrouve tout d’abord, de part et d’autre, l’affir­
mation de l’implication réciproque de l’être, du vivre et du penser (leur distinc­
tion provenant seulement de la prédominance). De cette implication, le § 83 tire
la conséquence suivante : « Là-bas, les substances sont vivantes et pensantes. »
Nous avons déjà rencontré cette formule en § 62 = IV, 2, 20 et § 30 = III, 4,
6-7 et nous avons vu, p. 246 qu’elle devait être entendue en un sens très fort.
Ici, elle signifie que de l’être-vivre-penser résulte une triple forme universelle
dont chaque terme est « substance vivante et pensante ». Ces formes communi­
quent la puissance de l’existence, de la vie et de la pensée (§ 83 = IV, 25, 18-19 :
res très ; § 76 = IV, 22, 1 : exsistentiam, vitam, intellegentiam) à tous les étants, et
tout spécialement aux intelligibles et intellectuels (§ 83 = IV, 25, 20 : noetis et
noeris), auxquels elles se communiquent (§ 83 = IV, 25, 19 et § 76 = IV, 22, 3 :
LES CONTRAIRES : REPOS ET MOUVEMENT 435
l’action de ces « images » sur la matière : des agrégats d’éléments sont
ainsi créés *. Mais ces compositions se résolvent et se recomposent :
c’est là que l’on peut observer la génération réciproque de la vie et de la
mort* 12. Toutefois, on doit constater qu’il n’y pas de destruction absolue,
de mort absolue, au niveau du monde sensible, en vertu même de la
génération réciproque de la vie et de la mort. Rien ne périt totalement :
d’une part, les images des êtres éternels demeurent éternellement;
d’autre part, les éléments dont se forment les corps demeurent eux aussi
éternellement dans la matière34. Cela signifie que ce qui rend possible
la génération réciproque de la vie et de la mort, c’est précisément la
permanence de leurs deux qualités substantielles éternelles : la Vie en
soi, la Mort en soi. La Vie en soi, c’est, pour le monde sensible, l’âme;
la Mort en soi, c’est pour le monde sensible, la matière. Entre l’âme et la
matière, incorruptibles et indestructibles, le monde sensible ne connaît
qu’une génération et une corruption relative, la mort et la vie ne s’y
excluent jamais totalement; seules les formes transitoires naissent et
disparaissent. Mais la Vie et la Mort demeurent toujours « en leurs
qualités substantielles étemelles ».
L’opposition entre la vie et la mort a permis de montrer que, même
dans le monde sensible, les contraires s’engendrent sans se détruire
absolument : toute génération, toute corruption n’y est que relative.
A plus forte raison, en sera-t-il de même dans le monde intelligible *. Et
ce sera d’autant plus vrai que, dans le monde intelligible, l’opposition
entre la vie et la mort disparaît. La qualité substantielle éternelle de la
mort réside dans la matière. Dans le monde intelligible, il n’y a que la
vie. Ceci nous révèle que, dans ce monde intelligible, l’opposition de
contrariété est transformée, sinon supprimée : être et non-être, repos et
mouvement s’y trouvent sous un autre mode. Les termes opposés ne se
détruisent pas, ils s’impliquent mutuellement. La destruction mutuelle
(et toute relative) des contraires est donc propre au monde sensible. Il
s’ensuit que, dans le monde intelligible, la génération n’est pas corréla­
tive d’une corruption. Si les deux opposés s’impliquent mutuellement, la
génération n’est que la manifestation 5 de l’un des opposés, et, comme

participatione sui) avec plus d’efficacité (§ 83 = IV, 25, 20 : vigere). Mais elles
donnent aussi existence, vie, pensée au monde sensible (§ 83 = IV, 25, 21-22 et
§ 76 = IV, 22, 4-6), de telle sorte que l’être, vivre, penser des choses sensibles
soit « ombre ou image des trois d’en haut » (§ 76 = IV, 22, 5-6 : « Ut sint ista
umbra vel imago trium omnium superiorum », § 83 = IV, 25, 29 : « Cum ima­
gines illorum trium hic quoque, id est in mundo, se praebeant. »)
1. § 83 = IV, 25, 25 : « In ea specie quae nunc est effecta. »
2. § 83 = IV, 25, 34-37 et 22-27.
3· § 83 = IV, 25, 27-34.
4. § 84 = IV, 25, 39-43·
5. Sur le thème de la génération-manifestation, cf. §§ 85-86 et § 69 = IV, 15,
23-26. Cf. p. 444.
436 L’AGIR ET LA FORME
nous l’avons vu, dans le groupe II x, sa prédominance sur l’autre. Mais
cette génération suppose l’implication mutuelle des deux opposés, leur
préexistence l’un en l’autre. Ainsi est donc résolu le problème posé par
le passage du repos au mouvement. Ce passage ne s’accompagne d’aucune
altération : la génération du mouvement n’est que la manifestation du
mouvement inhérent au repos.
Ainsi peut-on reconstituer le mouvement de la pensée dans cet exposé
consacré à la notion de génération. Pour expliquer et justifier cette recons­
truction, il nous faut maintenant retrouver les problématiques plus
particulières dans lesquelles se situent les différents éléments utilisés
dans notre texte.
Tout d’abord, la notion même de contraire demande à être précisée.
En effet, sont énumérés ici comme contraires, le repos et le mouvement,
le non-être et l’être, la vie et la mort *2. Or les Catégories d’Aristote distin­
guent nettement entre contraire et privation3 et notamment affirment
que rien ne peut être contraire à la substance 45. Dans notre énumération,
seuls repos et mouvement sont des contraires au sens strict, vie et mort
ou être et non-être devraient plutôt être classés dans l’opposition posses­
sion-privation.
C’était là une difficulté habituellement rencontrée par les platoniciens
lorsqu’ils utilisaient le vocabulaire aristotélicien. Plotin, définissant le
mal comme la privation du bien, pouvait se demander si le mal pouvait
être aussi le contraire du bien 67? A une difficulté de ce genre, Porphyre,
semble-t-il ®, répondait qu’Aristote lui-même utilise souvent le mot
« contraire » d’une manière large, pour désigner toute sorte d’opposition
et qu’il confond souvent l’opposition de contrariété avec l’opposition
possession-privation. C’est le cas notamment dans la Physique'1 : si
toute génération va d’un contraire à un autre, c’est qu’elle est le passage

r. Cf. p. 267 et 304.


2. § 83 = IV, 24, 46-50.
3. Categ., 12 b 26 et sq.
4. Categ., 3 b 24.
5. Plotin, Enn., I, 8 [51] 5, 5-6 et 6, 27.
6. On retrouve la trace de l’objection plotinienne, chez Dexippe, In Categ.,
P· 53, 5, Busse, et Simplicius, In Categ., p. 108, 23, Kalbfleisch, et d’une manière
générale, chez Dexippe, p. 51, 23 sq. et chez Simplicius, p. 106, 28 et sq. Or,
chez Dexippe et chez Simplicius, nous trouvons deux solutions du problème,
l’une considérée comme valable mais un peu faible, l’autre comme plus technique.
La première consiste à dire qu’Aristote emploie souvent le mot « contraire » au
sens large (Dexippe, p. 52, 20-25; Simplicius, p. 107, 30-108, 1), l’autre consiste
à distinguer entre la forme comme substance et la forme comme possession et
à dire que la privation ne s’oppose à la forme qu’en tant que celle-ci est « pos­
session » (Dexippe, p. 52, 25-30; Simplicius, p. 108, 2-4). Comme Dexippe, ici
source de Simplicius, utilise, de son propre aveu (p. 5, 9), Porphyre et Jamblique,
on peut légitimement penser que la première solution est celle de Porphyre, la
seconde, celle de Jamblique.
7. Aristote, Phys., I, 5, 188 a-b. Cf. aussi Metaph., X, 4, 1055 a 33.
LA QUALITÉ SUBSTANTIELLE ÉTERNELLE 437
d’une privation déterminée, le non-blanc par exemple, à une possession
déterminée, le blanc par exemple. Les oppositions que nous rencon­
trons dans notre texte, repos et mouvement, être et non-être, vie et
mort, peuvent donc s’appeler contraires au sens large.
Comment peut-on dire, maintenant, que chaque contraire « est »
dans la mesure même où il engendre son contraire ? On a là, en effet, une
série de formules paradoxales : si la vie « est », lorsqu’elle engendre la
mort, la mort « est » elle aussi, si d’elle naît la vie; si de l’être est produit
le non-être, le non-être sera, lui aussi, si l’être naît de lui ; si le repos est
repos d’un mouvement, le repos « sera » lui aussi, si le mouvement naît
du repos L Je pense que nous sommes ici en présence d’un raisonnement
inspiré du Sophiste. De même que, dans ce dialogue, le repos « est »,
le mouvement « est », bien que le repos exclue le mouvement et le mou­
vement, le repos 12, de même ici, la vie « est », la mort « est », l’être « est »,
le non-être « est », le repos « est », le mouvement « est », bien que, dans
chacun de ces couples, chaque terme exclue l’autre, puisqu’il disparaît
au moment même où il engendre l’autre.
Mais cet « être » du repos et du mouvement ou de la vie et de la mort,
correspond à la « qualité substantielle éternelle 3 » de chacun de ces
termes. C’est grâce à cette qualité substantielle éternelle que les contraires
« demeurent ». Cette notion est assez obscure. Cette qualité assure-t-elle
la permanence de ce que les contraires ont de commun ou de ce qu’ils
ont de propre ? Au premier abord, on a l’impression que cette qualité,
propre (sua) à chacun des contraires, assure la permanence éternelle
de chacun des contraires, donc de ce que chacun a de propre. On sait que,
pour Plotin 4, toute qualité substantielle, sensible (par exemple la chaleur
inhérente au feu) ou intelligible (par exemple la blancheur en soi), est
forme et acte. On pourrait donc supposer que cette qualité substantielle
éternelle est inhérente à chaque contraire. Si notre texte, en parlant de
« contraires », continue à désigner les mêmes termes : mouvement, repos,
vie, mort, etc., qu’il a utilisé depuis le début du développement, on
pensera que cette qualité substantielle correspond au mouvement en soi,
au repos en soi, ou autres qualités éternelles. Si le terme « contraire »

1. Victorinus, § 83 = IV, 25, 5-10.


2. Sophiste, 2S4d-2gS c· Cf. p. 215.
3. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 12-14 : « Nam utraque (se. contraria)
manent, nec intereunt, aeterna substantiali sua qualitate. »
4. Plotin., Enn., II, 6 [17] 3, 1-29 : Le blanc qui est « en toi » n’est pas une
qualité, mais un acte dérivé de la puissance de « blanchifier ». Et, là-bas, tout ce
qu’on appelle qualités est acte (κάκεϊ πάσας τάς λεγομένας ποιότητας ένεργείας).
D’une part, les qualités substantielles, même ici-bas, par exemple la chaleur
inhérente au feu, sont des formes et des actes (3, 15 : εϊδός τι είναι τοϋ πυράς καί
ένέργειαν), d’autre part, les qualités qui sont non-substantielles dans le
monde sensible ne sont que la trace, l’ombre ou l’image d’une forme et d’un
acte qui sont situés dans le monde intelligible (3, 25-27).
438 L’AGIR ET LA FORME
est pris en un sens plus large, on pensera qu’il s’agit des qualités substan­
tielles, comme la chaleur ou le froid. Mais cette première impression
est dissipée par la suite du texte. En effet, cette suite se présente expli­
citement comme une élucidation de la notion de « qualité substantielle
éternelle 1 ». Or elle explique cette fois la permanence des contraires
par la permanence des « images des êtres éternels » et par la permanence
des éléments dans la matière 2. Il est possible que, dans le mouvement
de la pensée, le glissement suivant se soit opéré : partant des contraires
explicitement désignés comme mouvement, repos, vie, mort, être et
non-être, on est passé à la notion générale de contraire3 qui entraînait
avec elle très facilement la notion d’éléments physiques (feu, air, eau,
terre). De l’idée de permanence matérielle, on pouvait être conduit à
l’idée de permanence intelligible, due à la projection des images des
êtres éternels. Quoiqu’il en soit, la notion de « qualité substantielle
éternelle » ainsi expliquée nous ramène à l’opposition entre la qualité
substantielle de l’âme et la qualité substantielle de la matière que nous
avions rencontrée dans le groupe I456. La qualité substantielle de l’âme,
c’était le « mouvement par soi », c’est-à-dire la vie et l’intelligence, et la
qualité substantielle de la matière, c’était la « matérialité, » c’est-à-dire
la privation absolue de vie et d’intelligence. Nous avions vu que l’identité
entre qualité substantielle et substance, dans l’âme comme dans la
matière, interdisait à l’âme comme à la matière de se mélanger réellement
à autre chose qu’elles-mêmes ®. Elles restaient donc toutes deux impas­
sibles et incorruptibles, tandis que le monde sensible naissait, en partici­
pant à leurs qualités substantielles, puisqu’il était « animé » par l’âme
« animante » et « matérialisé » par la matière « matérialisante ». Or, dans
cette perspective, on peut dire que l’âme est la vie en soi et la matière la
non-vie, c’est-à-dire la mort en soi. L’âme et la matière ont donc pour
qualité substantielle, la « qualité substantielle éternelle » de la vie et de
la mort. Et en effet, c’est en participant à la fois à l’âme et à la matière,
que le monde sensible est soumis au cycle de la vie et de la mort. La
notion de qualité substantielle éternelle nous introduit donc à la consi­
dération des rapports entre la vie et la mort dans le monde sensible ®.
La doctrine de la « qualité substantielle éternelle » est ainsi étroitement
liée à celle de l’incorruptibilité et de l’impassibilité des incorporels,

1. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 14-15 : « Quomodo istud sit, dicam.
Adsit deus, fiet facilius explicatio. »
2. § 83 = IV, 25, 32-34 : « Cum igitur aeterna sint ista, aetema et in hyle
elementa. »
3. Cf. p. 437, n. 3.
4. § 15 = Ad Cand., 10, 19-36, cf. p. 204.
5. Cf. p. 205.
6. Or c’est bien sur le couple de contraires vie-mort que l’attention se porte
en § 83 = IV, 25, 15-38, cf. p. 434.
LES CONTRAIRES : LA VIE ET LA MORT 439
entendons par là, avec Plotin et Porphyre, de l’âme et de la matière 4.
Reprenant les termes mêmes par lesquels Plotin affirmait cette impassi­
bilité des incorporels 12, Porphyre y ajoute ensuite, dans ses Sententiae,
des formules qui nous éclairent sur le sens de l’opposition entre la vie et
la mort que nous rencontrons dans nos textes :
« De même que le changement et la passion sont dans le composé qui
résulte d’une matière et d’une forme, tel le corps, et qu’ils ne sont pas des attri­
buts de la matière elle-même, de même, la vie, la mort, la passion, sont consi­
dérées aussi dans le composé d’âme et de corps, mais ne sont pas des accidents
de l’âme, puisqu’elle n’est pas une chose composée de non-vie et de vie, mais
qu’elle est seulement vie. C’était ce que voulait dire Platon, lorsqu’il affirmait
que l’essence et la définition de l’âme sont le « mouvement par soi » (τό αύτο-
κίνητον 34
). »
5678*10
Pour l’âme, la vie est substance et qualité substantielle; pour la rtiatière,
la non-vie est substance et qualité substantielle. Pour les composés, vie
et non-vie sont des accidents qui se succèdent. Mais il n’y a, comme
nous allons le voir, ni vie absolue, ni mort absolue, pour les corps com­
posés.
Afin de décrire les rapports entre le périssable et le permanent, le
corruptible et l’incorruptible, dans le monde sensible, notre exposé
va faire appel à des notions empruntées au Timée. Ce dialogue contient
en effet une description de l’apparition des corps dans le « réceptacle 4 ».
La « nature qui reçoit tous les corps » est mise en mouvement et découpée
en figures par les objets qui y pénètrent. Les figures « qui entrent et
qui sortent » d’elle, ce sont les images des réalités éternelles 5. Il y a donc
trois réalités : le modèle qui a une forme immuable, qui est inengendré,
indestructible, purement intelligible; le réceptacle qui ne peut mourir;
enfin la réalité qui est dans le réceptacle : elle naît, elle disparaît, elle
se meut6. Ces éléments fournis par le Timée, nous les retrouvons ici,
mais transposés dans le cadre général de l’ontologie propre à nos textes.
Le modèle devient ici la forme triple et une de l’existence, de la vie et
de la pensée7. Le réceptacle platonicien est identifié à la matière aristo­
télicienne8, selon une tradition solidement établie. Cette matière elle-
même s’identifie concrètement aux éléments9, comme nous l’avons
déjà vu dans le groupe 119 La réalité intermédiaire qui naît et qui périt,

1. Cf. p. 205.
2. Porphyre, Sent., 21, p. 8, 15-9, 11, Mommert.
3. Ibid., p. 9, 15-10, 5.
4. Tim., 50 b et sqq.
5. Tim., 50 c : τά δέ είσιόντα καί έξιόντα τών 8ντων άεί μ'.μήματα.
6. Tim., 52 a-b.
7. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 15-22.
8. § 83 = IV, 25, 24-28, 33. . , ,
9· § 83 = IV, 25, 33 : « Aeterna et in hyle elementa. »
10. Cf. p. 204.
440 L'AGIR ET LA FORME
ce sont les formes matérielles 12345. Ces formes correspondent aux images
des êtres étemels, c’est-à-dire à la communication de la structure ter­
naire, celle de l’existence, de la vie et de la pensée, aux réalités sensibles 2.
Ce schème général correspond tout à fait à l’interprétation porphyrienne
du Timée, telle que nous la connaissons par Calcidius3 : le modèle,
c’est l’idée; le réceptacle, c’est la matière; l’intermédiaire, ce sont les
formes qui se dissolvent et se recomposent ; ces formes, ce sont les images
des êtres éternels4. Toutefois on ne retrouve pas chez Calcidius, la
structure ternaire de l’existence, de la vie et de la pensée. D’autre part,
Calcidius n’insiste pas comme notre texte sur la pérennité des images
qui entrent dans la matière ®. Cette pérennité est une éternité de succes­
sion, celle qui est propre au temps « image mobile de l’immobile éter­
nité 6 ». Notre texte définit aussi ces images comme « les puissances qui,
par les lignes de l’âme, découlent à travers toutes choses7. »
Comme la « puissance vitale » « découlait » de la Vie première 8, ainsi
ces images « découlent », elles aussi, à travers toutes choses. Ces
« puissances » correspondent à ce que nous avons appelé 9 l’acte dérivé,
c’est-à-dire l’influx qui se répand sur les choses inférieures à partir
de l’essence des réalités premières. Et de même que la « puissance vitale »,
issue de la Vie première, accélérait son cours 10 lorsqu’elle atteignait
l’âme, de même ces « puissances » que sont les images des êtres éternels

1. § 83 = IV, 25, 26 : « Sola igitur corporis species dissoluta. »


2. § 83 = IV, 25, 21-22 et 29-30.
3. Calcidius, In Tim.., 330, p. 324, 11-17, Waszink : « Illud quidem, inquit,
quod fit et quod gignitur — generata uidelicet species, quae in silua subsistit et
ibidem dissoluitur —, item aliud in quo gignitur — in quo est ipsa silua, in hac
quippe species dissolubiles substantiam sortiuntur —, tertium praeterea, ex quo
similitudinem trahit mutuaturque quod gignitur, idea scilicet, quae exemplum
est rerum omnium quas natura progenuit, hoc est eorum, quae siluae quasi
quodam gremio continentur exemplorumque imagines esse dicuntur. » Cf. Vic­
torinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 24-26 : « Horum corporum, in ea specie, quae
nunc est effecta, quodam interitu, dissolutio » et IV, 25, 26 : « Sola igitur corporis
species dissoluta, cum in elementa dispergitur. » Calcidius a emprunté son déve­
loppement à Porphyre, cf. J. H. Waszink, Timaeus a Calcidio translatus, p. lxxxi ;
voir aussi p. 164, n. 2, à propos de la suite du texte de Calcidius.
4. Cf. Calcidius, 349, p. 341, 4, Waszink : « Quia sensiles quoque species
imagines sunt specierum intellegibilium » (cf. 337, p. 330, 3-6).
5. Victorinus, § 83 — Adv. Ar., IV, 25, 29-31 : « Cum imagines illorum
trium, hic quoque, id est in mundo, se praebeant, quid mors agit ilia, cum et in
suis imaginibus aetema sint. » Sens général de la phrase : puisque dans le monde
aussi, les images des Trois d’en-haut se manifestent, quelle action peut avoir la
mort, puisque les Trois d’en-haut sont aussi étemels en leurs images, c’est-à-
dire dans la succession indéfinie des reflets qu’ils communiquent à la matière.
6. 7wn., 37 d ; αιώνιον εικόνα.
7· § 83 = IV, 25, 31-32 : « Imagines dico potentias per omnia lineis animae
defluentes. »
8. Cf. p. 399.
9. Cf. p. 336.
10. § 66 = IV, 11, 15.
LES LIGNES DE L’ÂME 441
coulent à travers tout, « par les lignes de l’âme1 ». J’avais pensé
naguère que ces « lignes 2 » n’étaient autres que les « canaux de feu »
dont parlent les Oracles chaldaïques. Mais il me semble maintenant
difficile d’admettre que linea puisse désigner un canal ou même un
rayon lumineux3. Une seule interprétation me semble maintenant
possible : ces « lignes », ce sont les voies suivies par les âmes dans leur
descente vers le monde sensible. L’âme en effet renonce dans cette
descente au mouvement circulaire et adopte un mouvement linéaire4.
Les images des Trois d’en haut, c’est-à-dire leurs puissances, l’influx
qui émane d’eux, parviennent donc aux choses par les chemins que
suivent les âmes.
Il faut probablement identifier d’ailleurs ces « puissances » aux raisons
séminales 56. Chez Porphyre et déjà chez Plotin, le terme de « puissances »
sert en effet à désigner les raisons séminales : celles-ci sont présentées
comme des puissances formatrices, qui s’écoulent de l’âme universelle,
se répandent à travers toutes choses; et ces puissances sont des
reflets ou des images ®. Nous sommes donc en présence ici d’un groupe
de notions très caractéristiques : les images des êtres éternels sont iden­
tiques aux formes matérielles, aux puissances qui découlent à travers
les choses, finalement aux raisons séminales contenues dans l’âme.
Ces puissances répandent la vie dans le monde sensible. Ce qui assure
la permanence des contraires dans leur éternelle succession, c’est donc

I· § 83 = IV, 25, 32 : lineis animae.


2. Sources chrétiennes, p. 1038, où je comparais lineis avec les οχετοί des Oracles
chaldaïques (Kroll, De or. chald., p. 35 et 55).
3. « Canal » ou « rayon lumineux » tel est le sens donné à οχετός par H. Lewy,
Chaldaean Oracles, p. 153, n. 320 et p. 189, n. 45. Je ne pense pas que linea
puisse signifier « rayon » : nous n’en avons aucun exemple. C’est une des raisons
pour lesquelles j’abandonne la conjecture lineas en § 81 = IV, 24, 37 (cf. p. 431,
n. 1).
4. Macrobe, In Somn. Scip., I, 12, 5 : « Anima descendens a tereti, quae sola
forma divina est, in conum defluendo producitur, sicut a puncto nascitur linea
et in longum ex individuo procedit. »
5. C’était déjà l’opinion de G. Geiger, Marius Victorinus, p. 95, n. 4.
6. Chez Plotin, les raisons séminales, comme puissance formatrice, Enn., II,
3 [52] T7> 4 : δύναμις τρεπτική της ύλης, s’écoulant de l’âme universelle, II, 3 [52]
18, 20 : ρεύσονται οί λόγοι εις τοϋτο τό είδος της ψυχής (c’est-à-dire l’âme infé­
rieure), image de l’âme supérieure (et de la nature intelligible), II, 3 [52] 18, 12 :
τό έξ αύτής ίνδαλμα καί τό έσχατον αύτής πρός τό κάτω τό ποιοϋν τοϋτο είναι ou II, I
[4°] 5> 8 : ίνδαλμα αύτής ιόν καί οΐον άπορρέον άπό τών άνω τά έπί γής ζφα ποιεϊν. Chez
Porphyre, les puissances jouent le rôle assigné traditionnellement aux raisons
séminales, comme le remarque H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 348, n. 136 et
p. 333,n. 76, citant Eusèbe, Praep. Εν., III, 13,5 = Decultusimulacr.,Bidez,p. 1*,
note au fragment 1 : ένα γάρ δντα θεόν παντοίαις δυνάμεσι τά πάντα πληρούν καί διά
πάντων διήκειν. Ici encore, l’évolution du néoplatonisme est significative. Chez
Proclus, les raisons séminales sont des émanations des puissances contenues dans
le Père (Plat. Theol., p. 285, 1, Portus : απόρροια τών έν τφ πατρί μονίμως ιδρυμένων
δυνάμεων) et elles constituent en leur ensemble «lamonade des puissances démiur-
giques » (In Tim., t. III, p. 229, 26, Diehl).
442 L’AGIR ET LA FORME
la qualité substantielle de la vie que l’âme possède en propre. Grâce à
elle, les « images des êtres éternels », les formes corporelles, les raisons
séminales se communiquent éternellement aux éléments matériels \
Mais la matière elle-même et les éléments qui lui sont concrètement
identiques sont aussi éternels 1 2 : c’est la qualité substantielle de la non-
vie ou de la mort, qui constitue leur essence. Sous l’influx des images
de la vie, dans le réceptacle de la matière, à l’aide des éléments qui se
composent et se décomposent, les figures des corps apparaissent et dis­
paraissent sans fin3. La vie et la mort se succèdent ainsi perpétuelle­
ment, sans qu’il y ait réellement mort et destruction absolue 4, puisque
la qualité substantielle de la vie et la qualité substantielle de la non-vie
sont indestructibles et éternelles.
Tout ceci, nous le savons, n’est au fond qu’une longue introduction
à la très courte solution 5 que notre exposé veut donner au problème de la
génération dans le monde intelligible. S’il n’y a pas, même dans le monde
sensible, de mort absolue, de corruption totale, à plus forte raison, n’y
aura-t-il pas de corruption ou de destruction dans le monde intelligible,
même si une génération s’y produit. L’opposition entre vie et mort,
toute relative dans le monde sensible, disparaît totalement dans le monde
intelligible, puisque la mort suppose cette qualité substantielle éternelle
de la non-vie qui est inhérente à la matière. Avec l’exclusion de la mort,
c’est-à-dire de la corruption, les rapports entre les contraires sont profon­
dément modifiés dans le monde intelligible. Il s’y trouve encore une
opposition entre l’être et le non-être, le repos et le mouvement, mais,
comme le dira Jamblique 6, les contrariétés sont intérieures à la subs-
stance. Cela veut dire qu’elles n’entraînent aucune corruption, aucune
destruction lorsqu’elles se manifestent.
Nous arrivons ainsi à la conclusion voulue par tout l’exposé : dans les
choses divines, la génération n’est que manifestation7; elle n’est pas un
passage du non-être absolu à l’être et elle ne s’accompagne pas d’alté-

1. Cf. Plotin, Enn., N, 9 [5] 3, 19-20 : la matière des éléments est sans forme,
28-29 : le sujet qui reçoit les formes devient feu, air, eau, terre, mais ces formes
viennent de l’âme.
2. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 33 : « Aetema et in hyle elementa. »
Cette éternité se fonde sur l’incorruptibilité des incoiporels, cf. p. 439.
Les éléments eux-mêmes participent à l’éternité de la matière; ils ne sont cor­
porels et donc changeants que dans la mesure où ils prennent forme. Selon Calci­
dius, 354, p. 345, 1-12, Waszink, les éléments sont en puissance dans la matière.
3. Victorinus, § 83 = Adv. Ar., IV, 25, 34-37.
4. § 83 = IV, 25, 33-34 : « Mors, si sola conposita solvit, nihil funditus interit. »
Cf. Plotin, Enn., II, 4 [12] 6, 4-9 : ού γάρ παντελής τοϋ μεταβάλλοντος ή φθορά...
συνθέτου γάρ. Cf. sur ce thème, W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 13.
5. Victorinus, § 84 = Adv. Ar., IV, 25, 39-43.
6. Simplicius, In Categ., p. 116, 26, Kalbfleisch : έν μέν γάρ τη νοητή, φησίν,
ούσία κίνησις κα'ι στάσις, ταύτότητες καί έτερότητες τη ούσία άμα συνυπάρχουσιν καί
ή έναντίωσις ένταϋθα έν τη ούσία ύπάρχει ού παρά μέρος άλλ’ άμα.
7· Victorinus, § 84 = Adv. Ar., IV, 25, 4I_42, et §§ 85-86.
LE REPOS DU PRINCIPE GÉNÉRATEUR 443
ration; elle est simplement l’extériorisation d’une réalité cachée. Ainsi
l’engendrant peut-il rester immobile et inchangé et l’engendré lui-même
ne connaît aucun changement substantiel. Tout se passe dans l’éternité
et l’incorruptibilité.
Il y a là un thème plotinien, repris par Porphyre dans ses Sententiae
et dont nous retrouvons l’écho presque littéral dans le théorème qui
introduisait toute la troisième partie de notre groupe III :
« Premièrement, dans les choses éternelles, divines et absolument pre­
mières, c’est en demeurant dans le repos, en se contentant d’être là même
où ils sont et sans éprouver de changement d’eux-mêmes dans le mouvement,
qu’ont engendré Dieu et le Noûs. Car seule l’âme se meut pour engendrer 4. »
Plotin lui-même avait dit :
« Les productions des principes supérieurs se réalisent, tandis que ceux-ci
restent immobiles ; seule l’âme se meut pour engendrer *
2. »
Quant à Porphyre, il avait ainsi développé cet enseignement :
« Les processions, chez les vivants incorporels, se font de telle sorte que
ceux qui engendrent demeurent fixes et immobiles sans que rien d’eux-mêmes
ne se corrompe ou ne se transforme dans la production des choses qui pro­
cèdent des engendrants. Ainsi les résultats de leur production sont produits
sans corruption ni changement. Il n’y a donc pas chez eux de génération
telle qu’elle participe à la corruption et au changement. Car ils sont en eux-
mêmes inengendrés et incorruptibles, et ce qu’ils engendrent est engendré
de manière inengendrée et incorruptible 34 *6.»
Dans la doctrine plotinienne, reprise par Porphyre dans ses Sententiae,
l’immobilité de l’engendrant signifie avant tout la transcendance absolue
de celui-ci par rapport à l’engendré. Rien de l’engendré ne préexiste
dans l’engendrant. Mais dans nos textes, de même que dans le groupe 14
et le groupe II 5, et selon une problématique qui, nous l’avons vu ®,
se rattache à l’exégèse porphyrienne des Oracles, l’immobilité de l’engen­

i· § 74 = IV, 2i, 19-25 : « Primum, in rebus aeternis, divinis maximeque


primis manentia quieta et in eo quo sunt exsistentia, nulla sui per motum muta­
tione, generarunt, primus deus, deinde λόγος vel νοϋς... Anima vero sola mota
generationes habet. »
2. PLOTIN, Enn., III, 4 [15] 1, 1 :τών μέν αί ύποστάσεις γίνονται μενόντων έκείνων,
ή δέ ψυχή κινουμένη έλέγετο γεννάν. Cf. Enn., V, 2 [ιι] ι, ιό : καί γάρ ό νοϋς μένοντος
έκείνου προ αύτοΰ έγένετο, ή δέ (sc. ψυχή) ού μένουσα ποιεί, άλλά κινηθεϊσα έγέννα
εϊδωλον. En III, 4, ι, ι> υποστάσεις doit s’entendre au sens actif = les produc­
tions.
3. Porphyre, Sent., 24, p. 10, 14, Mommert : έπ'ι τών ζωών τών άσωμάτων αί
πρόοδοι μενόντων τών προτέρων έδραίων καί βεβαίων γίνονται καί ού φθειρόντων τι
αύτών εις τήν τών ύπ’ αύτά ύπόστασιν ούδέ μεταβαλλόντων ώστε ούδέ τά υφιστάμενα μετά
τίνος φθοράς ύφίσταται ή μεταβολής, καί διά τοΰτο ούδέ γίνεται ώς ή φθοράς μετέχουσα
γένεσις καί μεταβολής. Άγένητα άρα καί άφθαρτα καί άγενήτως καί άφθάρτως γεγονότα
κατά τοΰτο. Cf. ρ. 3Γ1> η· Ι·
4. Victorinus, § 20 = Ad Cand., 14, 14-25·
5· §§ 45-5° et § 53 = Adv. Ar., I, 57, 12.
6. Cf. p. 304-311.
444 L’AGIR ET LA FORME
drant entraîne l’autogénération de l’engendré et celle-ci suppose que
l’engendré préexiste dans l’engendrant. L’engendré, préalablement
identique à l’engendrant, dans lequel il est contenu dans un état de
repos et de conversion, se met en mouvement par lui-même, se manifeste,
s’extériorise, s’engendre donc lui-même :
« Là-bas, la procession n’est pas une génération, ou, si l’on veut que ce
soit une génération, c’est plutôt une apparition et une manifestation *. »
Nous pouvons ajouter dans la perspective du groupe III, que c’est
une « formation 12 ». Par ce terme, il faut entendre le passage, non plus
seulement du caché au révélé, mais de l’indéterminé au déterminé, du
pur agir, libre de toute forme, à la forme qui est le résultat de cet agir.
C’est précisément cette formation de la pensée qui va être décrite dans
la suite de notre exposé. Plus précisément encore, ce sera le passage
de la « préformation » à la « formation » qui nous sera présenté, c’est-à-
dire le mouvement par lequel la forme ou pensée intérieure se pose elle-
même et s’extériorise par son propre mouvement.

XI. — Troisième partie :


3. La génération de la pensée

Nous savons maintenant que la génération, en Dieu, ne provoque


aucune altération, parce qu’elle est simplement la manifestation ou l’exté­
riorisation d’une réalité déjà existante. Nous pouvons revenir au problème
posé par les rapports qui existent entre la forme intérieure de Dieu et sa
forme extérieure. La première était, nous l’avons vu, préexistence, pré­
vivance, préconnaissance; la seconde était existence, vie, connaissance,
distinguées cette fois de l’être divin. La première pouvait se concevoir
comme une connaissance absolue, sans objet, réduite à son être de con­
naissance. La seconde était alors cette même connaissance se prenant
pour objet, sortant d’elle-même pour se voir, et se posant comme con­
naissance pour soi.
Notre présent développement3 reprend cette opposition en distin­
guant cette fois deux intelligences, l’une qui est à l’intérieur, l’autre qui
est à l’extérieur, c’est-à-dire l’une qui est réduite à son être d’intelligence
et qui est identique à Dieu, l’autre qui est l’intelligence exerçant son
acte d’intelligence et se posant elle-même comme « pensée de la pensée ».
Le présent développement semble donc répéter, en le précisant un peu,
l’exposé consacré plus haut aux deux états de la connaissance. Nous

1. § 84 = IV, 25, 40-42. Cf. le texte de Damascius, p. 308.


2. § 69 = IV, 15, 23-26.
3· §§ 87-89.
LES DEUX ÉTATS DE LA PENSÉE 445
verrons 1 d’ailleurs que la problématique introduite par l’exégèse du
passage du Timée concernant les Formes qui sont dans le Vivant en soi
est toujours ici sous-jacente. Mais le détail du raisonnement, le mouve­
ment des idées, présentent parfois des obscurités qu’il nous faut tout
d’abord expliquer.
Nous sommes en présence de deux parties : la première 2 consacrée
à l’intelligence ou pensée intérieure; la seconde consacrée à l’intelligence
ou pensée extériorisée et à son rapport avec la pensée intérieure 3. C’est
surtout la première partie qui présente des difficultés d’interprétation,
parce que la pensée intérieure y semble trop « indépendante », trop
« hypostasiée », par rapport à la connaissance divine intérieure et absolue
qui nous avait été décrite plus haut. Le point de départ de l’exposé est
d’ailleurs ici le même que celui qui servait à introduire la notion de
connaissance absolue4. Dieu est être, vivre, penser, dans une unité
absolue. Être, vivre, penser sont donc totalement impliqués les uns
dans les autres. Mais, tout spécialement, l’être et le vivre sont impliqués
dans le penser, parce qu’être, c’est penser qu’on est, et vivre, c’est penser
qu’on vit5. Nous retrouvons ici un principe que nous avons déjà ren­
contré dans le groupe II 6. Dans cette perspective, Dieu apparaît avant
tout comme un acte de « penser », mieux encore de « se penser », puisqu’il
pense l’être et le vivre qu’il est7. Mais ici nous allons passer du « penser »
à la « pensée » : « Lorsque Dieu se pense, il en résulte que sa pensée se
pense 8. » Elle aussi, comme Dieu, pense son être à elle, son vivre à elle,
et elle se fait exister, elle se fait vivre 9. Elle s’engendre donc elle-même;
elle est autoengendrée et donc inengendrée : au sein de Dieu inengendré,
il n’y a donc que des inengendrés, et puique tous ces inengendrés sont
un, Dieu est un et simple 1011 . Cette intelligence ou cette pensée, c’est
la pensée intérieure qui se pense, sans aucun mouvement, qui est en
pensant, qui pense en étant, et qui est Dieu u.
Telle est la description qui nous est donnée ici de la pensée intérieure.
Deux formules nous paraissent étranges : d’une part « Dieu se pense »,
d’autre part, « sa pensée se fait être, se fait vivre, s’engendre elle-même ».

1. Cf. p. 448.
2. § 87.
3. §§ 88-89.
4. § 80 = Adv. Ar., IV, 24, 1-9, notamment : « Tota vis singulorum in eo est
quod est cognoscere vel esse cognoscentiam. »
5. § 87 = IV, 27, 2-6.
6. Cf. p. 237 et 314 sq.
7. § 87 = IV, 27, 6-7.
8. § 87 = IV, 27, 7-8 : « Cum autem se ipsum intellegit, non ut alter alterum,
fit ut intellegentia ipsa se intellegat. »
9. § 87 = IV, 27, 8-11.
10. §87 = IV, 27, II-I3.
11. § 87 = IV, 27, 13-17·
446 L’AGIR ET LA FORME
Ces deux formules sont-elles compatibles avec celles qui affirment
l’unité et la transcendance divine ?
Pour interpréter exactement ces formules, il faut d’abord remarquer
qu’elles sont juxtaposées à d’autres expressions qui les corrigent. Si
« Dieu se pense », ce n’est pas « comme un autre qui penserait un autre 12»,
c’est donc selon une identité absolue. Si « sa pensée se fait être et vivre »,
elle reste néanmoins « pensée intérieure » qui se pense « sans aucun
mouvement3 », et qui est identique à Dieu. Ces corrections nous invitent
à interpréter l’ensemble du morceau à la lumière de ce que nous savons
sur la connaissance absolue3. Dans cette perspective, « Dieu se pense »
doit s’entendre comme une définition de l’agir divin qui n’implique pas
plus de multiplicité que « Dieu vit » ou « Dieu est ». Le « se » correspond
simplement au fait que vivre, c’est penser qu’on vit, être, c’est penser
qu’on est : Dieu est et vit en pensant qu’il est et qu’il vit. « Se penser »,
c’est donc pour lui se faire être, se faire vivre, c’est finalement se produire,
en un agir absolument simple. Cet agir, nous le savons 4, produit immé­
diatement une forme qui est Dieu même. Donc le « se penser » produit
la pensée. Cette pensée produite par l’agir divin « se pense » elle aussi
à son tour56. Mais ceci ne veut pas dire que l’acte par lequel elle « se
pense » soit différent de l’acte par lequel Dieu « se pense ». Tout au
contraire, on peut dire que, si la pensée extériorisée se pense, nous le
verrons ®, comme pensée, la pensée intérieure se pense comme Dieu,
pense qu’elle est elle-même Dieu. Elle participe donc à l’agir par lequel
Dieu se produit : elle aussi pose son être en Dieu, son vivre en Dieu;
elle s’engendre elle-même dans l’acte même par lequel Dieu s’engendre.
On voit pourquoi notre développement semble d’abord admettre une
pluralité d’inengendrés : « Quibus cunctis a se natis vel magis a se exsis­
tentibus, ingenitus deus est exsistens ex ingenitis7. » Cela ne l’empêche pas
d’affirmer immédiatement l’unité absolue de tous ces « inengendrés8 ».
On peut dire en effet que, de même que la pensée s’engendre en Dieu,
l’existence et la vie s’engendrent en lui de la même manière. Ces
autoengendrés sont donc des inengendrés comme Dieu, et ils ne font
qu’un avec lui. Ce sont, si l’on veut, les multiples aspects sous lesquels
nous apparaît l’unique agir divin. C’est donc en vertu de son unité avec
Dieu que la pensée « se pense »; elle a le même agir que l’agir divin.

1. Cf. p. 445, n. 8.
2. § 87 = IV, 27, 14 : sine aliquo motu.
3. Cf. p. 431.
4. Cf. p. 384 sq.
5. Cf. p. 445, n. 8.
6. Cf. p. 447.
7. § 87 = IV, 24, 11-12.
8. § 87 = IV, 27, 12-13 : « Quae unum cum sint, unum et simplex unus deus
est », à rapprocher de § 80 — IV, 24, 2-3 : « Et id quod deus et ista (c’est-à-dire
la forme intérieure) unum, quia deus ista. »
L'EXÉGÈSE DE TIMÉE 39 E 447
Elle « se pense » donc à la manière d’une connaissance absolue qui se
contente d’être.
Si l’on reprend la problématique issue du Timée x, on pourra dire que
la pensée ou intelligence intérieure voit ou pense immédiatement la
forme triple et une qui est dans le Vivant, précisément parce qu’elle
« est » cette forme et que cette forme « est » le Vivant lui-même. Cette
manière de formuler l’identité entre Dieu et sa pensée intérieure nous
conduit à la seconde partie, celle qui est consacrée cette fois à la pensée
2. Cette seconde partie commence par reprendre les affirma­
extériorisée 1
tions qui viennent d’être posées à propos de la pensée intérieure :
« Quand Dieu se pense, il se pense par sa forme. Mais il est nécessaire que
la forme elle-même pense — car elle est une substance vivante et pensante —
puisque d’ailleurs elle ne pense rien d’autre sinon que l’existence, la vie, la
pensée sont Dieu même 3 ».
Jusqu’ici nous n’avons en effet qu’un résumé du développement sur la
forme intérieure. « Dieu se pense par sa forme » : nous savions déjà que
la connaissance absolue servait de forme à l’être afin qu’il soit connais­
sable en puissance4. Si l’agir divin semble se déterminer lui-même, se
donner forme pour se connaître, c’est donc d’une manière toute trans­
cendante : sa forme n’est autre que sa pensée même et sa pensée n’est
autre finalement que son agir. Sa pensée n’a d’ailleurs pas d’autre objet
que l’identité entre la forme (existence, vie, pensée) et Dieu 56; transpo­
sons dans le vocabulaire du Timée, nous dirons : la pensée intérieure
voit l’identité de la forme, qu’elle est elle-même, avec Dieu lui-même.
Elle est donc bien dans un état d’incoordination absolue comme la
connaissance absolue dont il avait été question plus haut.
Mais ici survient le tournant décisif :
« Lorsque cette pensée pense qu’elle est pensée — car il suit nécessairement
que la pensée aussi se pense elle-même —, alors, sortant en quelque sorte
d’elle-même, elle s’est pensée elle-même et elle s’est tirée elle-même au-dehors,
parce qu’elle est à l’extérieur lorsqu’elle se pense, c’est-à-dire lorsqu’elle se
pense par son propre mouvement. C’est cela la pensée extérieure *. »
La pensée s’extériorise donc en se prenant comme objet, c’est-à-dire
en exerçant son activité propre. La pensée intérieure et la pensée exté­
riorisée s’opposent donc comme la pensée qui se contente d’être l’être
de la pensée et la pensée qui se pose comme pensée en se pensant7. Il

1. Cf. p. 378 et p. 428-430.


2. §§ 88-89.
3. §88 = IV, 28,7-n.
4. § 80 = IV, 24, 16-17 et cf. p. 430, n. 3.
5· § 87 = IV, 28, 10 : « Cum nihil aliud intellegat quam quod ista deus sunt. »
6. §87 = IV, 28, 11-16.
7. § 88 = IV, 29, 1-3 : « Duae igitur intellegentiae, alia intus, exsistens quod
est illi esse, alia exsistens quod est illi intellegendo esse. » Mot-à-mot : « Il y a
448 L'AGIR ET LA FORME
faut bien remarquer ici que le « soi » de la pensée extériorisée est la
pensée intérieure. La pensée extériorisée pense la pensée intérieure,
c’est ainsi qu’elle « se » pense; autrement dit elle prend pour objet ce
qu’elle était avant de s’extérioriser. On peut donc dire que la pensée
extériorisée est pensée de la pensée, à condition d’entendre cette pensée
de la pensée comme une pensée relative qui s’applique à une pensée
absolue, comme une pensée qui prend pour objet une pensée sans objet.
La pensée extériorisée pense la pensée intérieure : elle pense donc
Dieu, puisque celle-ci est identique à Dieu. Le contenu de la pensée
absolue devient donc le contenu de la pensée extériorisée, avec cette
différence que la pensée absolue était ontologiquement identique à son
contenu, tandis que la pensée extériorisée ne possède ce contenu que
comme un objet de pensée :
« Puisque cette pensée, qui est pensée en se pensant, a pensé Dieu — tout
au moins a-t-elle pensé la pensée intérieure et celle-ci est Dieu — elle est
devenue ainsi elle-même être véritable, vivre véritable, penser véritable, en
pensant l’être véritable, le vivre véritable, le penser véritable. Car celui qui
pense l’Un, a l’Un et est l’Un, selon la notion de l’Un qu’il a en lui-même *. »
Le contenu de la pensée absolue, c’est en effet l’Un, entendons par
là l’agir divin : être, vivre, penser, et ce contenu est pour la pensée
absolue un contenu immédiat : « elle est », en tant que forme, cet agir.
Le contenu de la pensée extériorisée sera donc aussi l’Un, mais l’Un
pris dans la pensée absolue. La pensée extériorisée pensera Dieu en
pensant la pensée absolue et elle sera elle-même Dieu mais noétiquement,
non plus dans l’immédiateté ontologique, mais dans un rapport noétique.
Les trois verbes « être », « avoir », « penser » que nous venons de ren­
contrer * 123*trahissent la présence de la problématique propre à la phrase
du Timée sur les Formes qui sont dans le Vivant en soi. Les commenta­
teurs néoplatoniciens trouvaient en effet ces trois verbes dans les expres­
sions employées par Platon : l’intelligence « voit » (ou pense) les Formes
que « possède » le Vivant qui « est ». Plotin lui-même connaît déjà cette
schématisation :
« Puisque l’intelligence véritable se pense elle-même dans ses propres
actes de pensée et que son objet de pensée ne lui est pas extérieur, mais qu’elle
« est » elle-même son propre objet de pensée, de toute nécessité, elle se « pos­
sède » elle-même et se « voit » elle-même en se « pensant8. »

deux intelligences, l’une, à l’intérieur, qui est ce qu’est son être, l’autre, qui
est ce qu’est son être en pensant. » C’est-à-dire : l’une est réduite à l’être pur,
l’autre exerce son acte de pensée.
1. § 88 = IV, 29, 3-9.
2. Cf. note précédente.
3. Plotin, Enn., II, 9 [33] 1, 46-49 : δταν δέ δή ό νοϋς ό άληθινός έν ταϊς νοήσεσιν
αύτδν νοή καί μή έξωθεν ή τό νοητόν αύτοϋ, άλλ’ αύτδς ή καί τό νοητόν, έξ άνάγκης
έν τω νοεϊν έχει εαυτόν καί όρα εαυτόν.
L'EXÉGÈSE DE TIMÉE 39 E 449
Amélius, le disciple de Plotin, ne se contentera pas de distinguer ces
trois aspects; il leur fera correspondre trois Démiurges : celui qui « est »,
celui qui « a », celui qui « voit1 ». Proclus critiquera cette distinction, en
faisant remarquer que celui qui « est » et celui qui « a » sont identiques,
puisqu’il s’agit dans les deux cas du Vivant en soi qui « est » Vivant et
qui « possède » les Formes. Dans notre texte, la véritable opposition ne
se situe pas entre les trois verbes, « être », « avoir », « penser », mais entre
« penser en étant et en possédant », et « être ou avoir en pensant2 ».
En effet la pensée extérieure n’ « est » et ne « possède » l’être, vivre, penser
qu’en le pensant ou en le voyant, tandis que la pensée intérieure « pense »
l’être, vivre, penser, en l’étant et en le possédant. Dans la problématique
du Timée, on dira donc que la pensée intérieure correspond à un état
de l’intelligence selon lequel elle « est » le Vivant en soi et « possède »
avec lui les Formes — elle les « voit » donc en « étant » et en « ayant » —,
tandis que la pensée extériorisée correspond à un état de l’intelligence
selon lequel, étant distinguée du Vivant en soi, elle « voit » les Formes
comme un objet, et elle les « possède », elle « est » le Vivant en soi, dans
la mesure où elle voit ou pense les Formes. Ajoutons d’ailleurs que la
pensée extériorisée en voyant les Formes, se voit elle-même dans son
état transcendant3.
Nous pouvons maintenant comparer la théorie des deux Intelligences
ou pensées telle qu’elle est présentée dans le groupe III, avec celle qui
était proposée dans le groupe II4 De part et d’autre, l’actuation et la
manifestation sont liées à la vision et à la pensée de soi. La connaissance
de soi suppose une extériorisation de la connaissance qui se sépare de
l’être pur pour le retrouver comme intelligible. Le groupe II présentait
le « soi » de la pensée de « soi », comme la préexistence de l’intelligence
au sein du Père. Le groupe III le conçoit de la même manière, mais
insiste plus sur le fait qu’il y a deux Intelligences : l’une réduite à l’être
pur, l’autre qui pense la première. La pensée intérieure, objet de la
pensée extériorisée, est virtuellement distincte de Dieu, dans la mesure où
elle est la forme qui résulte immédiatement de son agir, mais elle s’iden­
tifie concrètement à lui. D’autre part, dans le groupe II, la vie jouait
un rôle très important : c’était elle qui, en introduisant la distinction
et l’altérité, rendait possible l’extériorisation de la pensée. Dans le

1. Les textes contenant la doctrine d’Amélius sont rassemblés par A.-J. Fes-
tugière, La Révélation d’Hermès, t. IV, p. 278, et n. 2. Il s’agit de Proclus, In
Tim., 1.1, p. 306, 1-31 ; t. III, p. 103, 18; 1.1, p. 361, 19, Diehl.
2. La seconde Intelligence « est » et « a » en « pensant », Victorinus, § 89
= Adv. Ar., IV, 29, 5-9 (cf. p. 448), la première « pense » en « étant », § 87 = IV,
27, 15-16. Voir aussi, p. 447, n. 7.
3. § 89 = IV, 29, 4-5 : « Intellegentiam internam intellexit. »
4· §§ 53-55, cf. ρ. 317 sq.
450 L’AGIR ET LA FORME
groupe III, la notion de vie n’intervient absolument pas dans la descrip­
tion de la sortie de pensée. Cette sortie est présentée comme une néces­
sité intérieure à la pensée, vouée à la pensée de soi.
Un dernier problème se pose à nous : la pensée intérieure et la pensée
extérieure sont-elles deux Intelligences numériquement différentes ou
deux états de la même Intelligence ? Le problème se posait déjà, aux yeux
de Plotin, dans la doctrine de Numénius :
« Il y aurait une Intelligence qui pense et une autre qui pense que la pre­
mière pense; elle serait toute différente de la première et ne serait pas celle-là
même qui pensait. Diront-ils qu’elles se distinguent seulement conceptuel­
lement ? C’est alors abandonner la multiplicité des hypostases1 ? »

Le problème se pose également à nous lorsqu’il s’agit d’interpréter


la théorie des deux Intelligences dans le commentaire de Porphyre sur
le Parménide. D’une part, nous voyons Porphyre opposer les deux Intel­
ligences comme deux hypostases différentes puisque la première reçoit
les attributs de la première hypostase et la seconde ceux de la seconde
hypostase 23. D’autre part, Porphyre nous dit que la première Intelligence
ne diffère d’elle-même que selon l’existence et l’acte, ce qui veut dire
que, prise en son être pur, elle est 1’ « Un et Simple », et qu’elle n’est plus
cet « Un et Simple », lorsqu’elle se met en acte, exerce son acte de pensée,
selon l’existence, la vie et la pensée s. Il semblerait alors que les deux
Intelligences correspondent à deux états d’une même réalité, un état
de transcendance et d’incoordination, et un état d’actuation et de coordi­
nation.
C’est cette dernière solution qu’il faut probablement aussi retenir à
propos de nos textes. Les deux pensées se distinguent de telle façon
que la première est la pensée réduite à l’être ou idée de la pensée, la
seconde est la pensée mise en acte et en rapport avec elle-même. En
connaissant la première, la seconde « se » pense. Et pourtant, l’extériori­
sation a quelque chose d’irrémédiable, puisque la pensée extériorisée
n’a plus d’identité avec la pensée intérieure, sinon dans l’ordre noétique.
A vrai dire, dans nos textes, comme dans le commentaire Sur le Par­
ménide, le véritable objet de la recherche n’est pas la forme ou pensée ou
intelligence extérieure. L’existence d’une seconde hypostase, d’une
Intelligence qui vient à la suite de l’Un, est un fait acquis. Mais ce qui
est en question, c’est la préformation de cette forme extérieure dans

1. PLOTIN, Enn., II, 9 [33] 1, 38-41 : εΐ 8έ μή, δ μέν έσται νοών μόνον, δ δέ δτι
νοεί νοών άλλου δντος, άλλ’ ούκ αύτοΰ τοϋ νενοηκότος. Άλλ’ εί έπινοία φήσουσι, πρώτον
μέν τών πλειόνων ύποστάσεων άποστήσονται.
2. <Porphyre>, In Parm., XIV, 26-34·
3. Ibid., XIV, 4, 16. Cf. ρ. 133 et326.
L’INTELLIGENCE ET L’UN 451
l’unité divine. Nos textes, comme le commentaire Sur le Parménide,
veulent nous faire comprendre que l’état transcendant de l’intelligence,
que son être pur, coïncide avec l’Un. Et notre groupe III décrit cette
préexistence comme une préformation de la forme au sein de l’agir
transcendant toute forme.
TROISIÈME PARTIE

Le « Porphyre » de Victorinus
CHAPITRE VII

Le « Porphyre » de Victorinus

I. — Les ouvrages de Porphyre utilisés par Victorinus


DANS SON^ŒUVRE THÉOLOGIQUE

Au cours de cette étude, nous avons distingué trois groupes de textes


« porphyriens » utilisés par Victorinus dans la rédaction de son œuvre
théologique. Nous avons essayé de définir la problématique à laquelle
ils répondaient et de dégager leur structure interne. Le premier groupe
cherche à situer Dieu parmi les étants et les non-étants et définit à cette
occasion quatre modes d’étants et quatre modes de non-étants. Le
second groupe s’efforce de définir le rapport entre les genres suprêmes
que sont l’être, la vie et la pensée, d’une part, et, d’autre part, l’Un dont
ils émanent : la solution qu’il propose consiste à identifier l’Un avec le
premier moment de la triade, c’est-à-dire l’être. Le troisième groupe
enfin reprend le même problème, mais en définissant cette fois l’Un
comme l’agir pur d’où résulte la triple forme de l’existence, de la vie
et de la pensée.
On se demandera évidemment dans quels ouvrages Porphyre pouvait
poser et résoudre de telles questions. En effet, nous savons déjà que, si
l’on retrouve dans les textes de Porphyre qui nous ont été conservés
certains points essentiels qui correspondent exactement à la doctrine
si caractéristique que nous rencontrons chez Victorinus, on ne trouve
pourtant nulle part dans le Porphyre « traditionnel » un ensemble qui
coïncide parfaitement avec l’un de nos groupes. En soi, cela n’a rien
d’étonnant. Plus de la moitié de l’œuvre de Porphyre est totalement
disparue. Sur les soixante-huit ouvrages de Porphyre dont nous con­
naissons les titres, onze seulement nous sont parvenus à peu près complets,
trente-et-un ne sont plus qu’à l’état de fragments, parfois infimes, et
456 LE PORPHYRE DE VICTORINUS

souvent totalement inexplorés, vingt-sept enfin sont perdus totalement4.


Dans ces conditions, il est extrêmement hasardeux de chercher à
préciser le nom de l’ouvrage ou des ouvrages de Porphyre utilisés par
Victorinus. En effet, nous ne pouvons même pas savoir si nos trois groupes
correspondent à trois ouvrages différents, à deux, ou à un seul. Sans
doute, le premier groupe pourrait-il supposer une source différente des
deux derniers. Ceux-ci en effet ont un sujet commun : le rapport entre
l’Un et la triade intelligible, tandis que le premier groupe pose un pro­
blème différent, celui de la place de Dieu parmi les étants et les non-
étants. Mais un seul et même ouvrage de théologie platonicienne pou­
vait aborder ces différentes questions. Tout ce que nous pouvons faire,
c’est chercher à préciser le genre littéraire des écrits utilisés par Victo­
rinus.
Tout d’abord, nos textes supposent des écrits qui ont subi l’influence
de Plotin. Outre la citation des Ennéades1 2 qui se rencontre dans le
groupe III, certains thèmes supposent l’enseignement de Plotin : les
théorèmes sur l’immobilité des processions divines34567, la doctrine de
l’impassibilité des incorporels4, de l’âme comme matière de l’intelli­
gence 5, la distinction entre les deux Uns ®. Nous avons d’ailleurs cons­
taté souvent que ces thèmes plotiniens étaient très déformés dans la
présentation porphyrienne7. Les sources de nos textes doivent donc
être recherchées dans la période de l’activité littéraire de Porphyre qui
est postérieure à sa rencontre avec Plotin.
En second lieu, nous avons remarqué souvent que nos trois groupes

1. J’adopte le classement de R. Beutler, art. Porphyrios, p. 279-301. La liste


de J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 6s*-73* comprend 77 titres. Les n ouvrages
à peu près complets sont l’Antre des Nymphes, l’Isagoge, le Commentaire par
demandes et réponses sur les Catégories d’Aristote, la Vie de Plotin, les Sentences
conduisant aux Intelligibles, la Vie de Pythagore, le traité Sur l’animation de
l'embryon, le traité Sur l’abstinence des animaux, la Lettre à Marcella, le commen­
taire sur les Harmoniques de Ptolémée, l’Isagoge à l’Apotélesmatique de Ptolémée.
Les 31 ouvrages parvenus à l’état de fragments sont les Commentaires sur le
Parménide, le Philèbe, le Phédon, la République, le Sophiste, le Timée, les Caté­
gories d’Aristote (à Gédalius), le Péri Hermeneias, la Physique d’Aristote, les
traités Sur les syllogismes catégoriques, Sur les principes, Sur la matière, Sur les
puissances de l’âme, Sur la sensation, Sur l’âme à Boethus, Sur ce qui dépend de
nous, Sur le ’connais-toi toi-même’, Sur le retour de l’âme, Sur la philosophie des
oracles, Sur les statues, Sur les noms divins, Sur le Styx, Contre les chrétiens, Sur
les sources du Nil, les lettres à Némertius, à Anébon, l’Histoire philosophique,
la Récitation philologique, le Commentaire sur les Oracles chaldaïques, les Recher­
ches sur Homère, les Recherches diverses.
2. Cf. p. 418.
3. Cf. p. 443.
4. Cf. p. 205
5. Cf. p. 192.
6. Cf. p. 273.
7. Par exemple, p. 419.
LES DISCOURS SACRÉS 457
répondaient à des problèmes d’exégèse posés par les dialogues de Platon.
Le premier groupe se rapportait plus spécialement au Sophiste x, le second
groupe, au Parménide 12, le troisième, au Timée 3. Mais le second groupe
suppose également une exégèse des Oracles chaldaïques 4 et l’influence
de ceux-ci se reconnaît encore dans le troisième groupe 56 . Faut-il en
conclure que la source de Victorinus soit à rechercher dans un commen­
taire, soit de Platon ®, soit des Oracles ?
A cette hypothèse, j’opposerais la forme littéraire de nos textes. Tout
d’abord, on n’y trouve aucune trace d’une discussion exégétique d’un
lemme défini. Surtout le ton et la forme de l’exposé y sont très dogma­
tiques. Notamment le groupe II et le groupe III comportent ces dévelop­
pements que nous avons appelés théogoniques7. Ils décrivent sous une
forme assez brève, tout d’abord, la première, puis la seconde hypostase
et le mode de génération de celle-ci. Tout se passe comme si ces déve­
loppements cherchaient à enfermer dans des limites étroites et définies
l’enseignement qu’ils exposent. D’une manière générale, chaque partie
de l’exposé, par exemple l’énumération des épithètes positives ou néga­
tives appliquées à la première hypostase a une longueur qui correspond
à vingt ou trente lignes d’une édition moderne8. On peut dire que telle
est la norme habituelle. Dans ce genre d’exposé, la part de l’argumenta­
tion est extrêmement réduite ; aucune trace de dialectique, par demandes
et réponses, ou de syllogistique 9. Ce genre d’exposé ne démontre pas,
il affirme. Le ton est solennel, presque hymnique, notamment lorsqu’il
accumule les épithètes divines 10.
Ce genre littéraire est assez répandu à partir du Moyen-Platonisme.

1. Cf. p. 153
2. Cf. p. 273.
3. Cf. p. 378 sq, p.430, p. 448
4. Cf. p. 273 sq.
5. Cf. p. 355, p. 383, p. 402
6. C’est pour notre groupe I, l’hypothèse de F. W. Kohnke, Plato’s Conception
of ούκδντωςούκ δν dans Phronesis, t. II, 1957, p. 32-40, qui suppose l’influence du
commentaire de Porphyre sur le Sophiste.
7. Cf. p. 278 et 377.
8. Par exemple, §§ 36 (30 lignes), 37 et 41 (20 lignes), 43 (25 lignes),
56 (30 lignes), 57 (26 lignes), 81 (19 lignes). On remarquera également les courts
alinéas consacrés aux différents modes d’étants et de non-étants dans le groupe I,
§§ 1-13·
9. Chose curieuse, la remarque de saint Jerome, De viris inlust., 101, selon
laquelle Victorinus aurait écrit contre les Ariens more dialectico ne vaut que pour
la partie proprement chrétienne de son œuvre, qui contient des argumentations
syllogistiques et par demandes et réponses (par exemple, Adv. Ar., I, 23, 7-40).
10. Ce ton solennel est très caractéristique en §§ 36, 37, 38, 40, 41, 43, 53, 55,
64, 65, 66, 67, 74, 76, 77, 8o, 81. Il se traduit par des accumulations d’épithètes,
des formules majestueuses (par exemple § 67 : « Vivendi pater numenque vivendi »,
§ 74 : « Primum in rebus aeternis, divinis, maximeque primis »), des parenthèses.
458 LE PORPHYRE DE VICTORINUS

On en retrouve la trace chez AlbinusApulée12, Numénius34 et


les Oracles chaldaïquesi, dans le gnosticisme5 et l’hermétisme6,
chez Plotin, surtout dans les premiers traités7, enfin chez Por­
phyre 8, auquel il faut probablement rapporter également les déve­
loppements de ce genre, que l’on trouve chez Macrobe9 et chez

1. Albinus, Didask., p. 164, 27 sqq., Hermann.


2. On peut comparer (avec A.-J.Festugière, La Révélation d’Hermès, t. IV,
p. 105), Apologie, c. 64, 7 et sq., Vallette, De deo Socratis, p. 9, 9, Thomas, De
Platone, p. 86, 12, Thomas, où sont juxtaposées déterminations positives et déter­
minations négatives de la Divinité.
3. Numénius, fr. 20, Leemans (= Eusèbe, Praep. ev., XI, 18, 1-5) et fr. 21,
Leemans (= Eusèbe, Praep. ev., XI, 18, 6-10). Ce sont des développements que
Numénius lui-même nomme : « Sur le premier et le second Dieu » (θεού πέρι
πρώτου καί δευτέρου, dans Eusèbe, Praep. ev., XI, 18, 1, p. 40, 13, Mras), et
dans lesquels sont donnés d’une manière brève et solennelle les descriptions
de la première et de la seconde hypostase.
4. Dans les fragments que nous possédons, nous retrouvons des descriptions,
présentées naturellement sous forme hymnique, du premier et du second Dieu
(Kkoll, De or. chald.,ç. 12, 13, 14). On connaît l’étroit rapport qui existe entre
les Oracles et Numénius, cf. E. R. Dodds, New Light on Chaldaean Oracles,
dans Harvard Theological Review, t. LIV, 1961, p. 270-272. Si l’on admet avec
H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 10, n. 26, et E R. Dodds, ïbid. p. 265, que
l’Oracle 27 de la Théosophie de Tübingen est d’origine chaldaïque, on se trouve
en présence d’un hymne qui décrit brièvement les première et seconde hypostases
divines.
5. Cf. la description du Dieu suprême et des Eons, selon Valentin, chez
Irénée, Adv. haer. I, 1, 1-2 (cf. Tertullien, Adv. Valent., γΐ, i), et la parodie
d’Irénée, ihid., I, 11, 4, qui montre bien qu’Irénée reconnaît dans la théogonie
présentée par Valentin un certain genre littéraire. On retrouve ce même genre
de développement chez Basilide, dans Ps. Hippolyte, Elenchos, VII, 20-22.
Voir aussi Codex Brucianus, p. 3 et 12, Baynes.
6. Par exemple, Asclepius, 14, 20 (Corpus Hermeticum, t. II, p. 313 et 320,
Nock-Festugière). On remarquera surtout le développement que Jamblique,
De myst., VIII, 2, présente comme d’origine hermétique. Sa structure est très
proche de nos §§ 36-52. Mais il est possible qu’une influence néoplatonicienne
se soit exercée sur la composition de ce morceau.
7. Dans la plus grande partie de l’œuvre de Plotin (seconde et troisième périodes
de son activité littéraire), on ne trouve pratiquement aucune trace du genre
littéraire que nous étudions : à la description dogmatique de l’ordre des hypos­
tases, Plotin préfère l’exercice spirituel qui fait remonter l’âme vers sa source,
au-delà de l’intelligence. Quand le ton devient solennel et grandiose, c’est
l’enthousiasme mystique qui l’élève, non le discours « théogonique ». Mais, dans
les premiers traités, peut-être sous l’influence de Numénius, on trouve des
descriptions « théogoniques » en Enn., V, 2 [11] 1 et en V, 1 [10] 6-7.
8. Porphyre, présentant au quatrième livre de son Histoire philosophique, la
doctrine du Bien selon Platon (fr. XVIII, p. 14-15, Nauck) décrit les deux hypos­
tases divines et la génération de la seconde dans un court morceau (20 lignes)
de ton solennel. En De abstin.,H, y], on retrouve l’ébauche d’un discours théolo­
gique que H. Lewy, Chaldaean Oracles, p. 497-508, considère comme inspiré
par Origène le païen.
9. Macrobe, In Somn. Scip., I, 14, 6 : « Deus, qui prima causa et est et uocatur,
unus omnium, quaeque sunt quaeque uidentur esse, princeps et origo est. Hic
superabundanti maiestatis fecunditate de se mentem creauit. Haec mens, quae
■νους uocatur, qua patrem inspicit, plenam similitudinem seruat auctoris, animam
uero de se creat posteriora respiciens. Rursum anima patrem, qua intuetur,
induitur ac paulatim regrediente respectu in fabricam corporum incorporea
LES DISCOURS SACRÉS 459
Calcidius *, et qui restent proches de la doctrine de Numénius 2.
A vrai dire, il arrivait aux commentateurs d’introduire ce genre de

ipsa degenerat. Habet ergo et purissimam ex mente, de qua est nata, rationem,
quod λογικόν uocatur, et ex sua natura accipit praebendi sensus praebendique
incrementi seminarium, quorum unum αισθητικόν, alterum φυτικόν nuncupatur. »
Une traduction peut être utile : « Dieu, qui est et que l’on appelle la cause pre­
mière, est l’unique principe et origine de tout ce qui est ou paraît être. Ce Dieu,
par la fécondité surabondante de sa majesté a produit à partir de lui-même
l’intellect. Cet Intellect, que l’on appelle νους, garde une pleine ressemblance
avec son auteur, dans la mesure où il contemple le Père, mais il produit l’âme à
partir de lui-même lorsqu’il tourne son attention vers les choses inférieures.
A son tour, l’âme, dans la mesure où elle tourne son regard vers lui, revêt l’aspect
de son père, et, peu à peu, son regard se détournant de cette direction, elle s’abaisse
jusqu’à produire les corps, tout en restant elle-même incorporelle; elle possède
donc, de l’intellect dont elle est née, la raison très pure que l’on appelle le λογικόν,
et elle reçoit de sa propre nature la capacité de produire la sensation et de produire
la croissance, l’une s’appelle αισθητικόν, l’autre φυτικόν. »
1. Calcidius, In Tim., 176, p. 204, 5, Waszink : « Principio cuncta quae sunt
et ipsum mundum contineri regique principaliter quidem a summo deo, qui
est summum bonum ultra omnem substantiam omnemque naturam, aestima­
tione intellectuque melior, quem cuncta expetunt, cum ipse sit plenae perfec­
tionis et nullius societatis indiguus; de quo plura dici nunc exorbitare est. Deinde
a prouidentia, quae est post illum summum secundae eminentiae, quem noyn
Graeci uocant; est autem intellegibilis essentia aemulae bonitatis propter inde­
fessam ad summum deum conuersionem, estque ei ex illo bonitatis haustus,
quo tam ipsa ornatur quam cetera quae ipso auctore honestantur. Hanc igitur
dei uoluntatem, tanquam sapientem tutelam rerum omnium, prouidentiam
homines uocant... quia proprium diuinae mentis intellegere, qui est proprius
mentis actus. Et est mens dei aeterna : est igitur mens dei intellegendi aeternus
actus. »
2. Le texte de Macrobe cité p. 458, n. 9 a été comparé avec Plotin, Enn., V, 2
[11] 1, 1-22, par P. Henry, Plotin et l’Occident, p. 188 et sq. P. Courcelle, Les
lettres grecques en Occident, p. 22, n. 3, admet lui aussi que Plotin est la source
de Macrobe, mais il ajoute que les notions de λογικόν, ύ’αίσθητικόν et de φυτικόν
viennent d’Enn., III, 4 [15] 2, 3. Les ressemblances avec Plotin sont les suivantes :
princeps omnium = αρχή πάντων (i, 1), superabundanti = τό υπερπλήρες (i, 8-9),
creauit = πεποίηκεν (i, 9), qua patrem inspicit =· πρός αύτό βλέπον, (i, ίο), plenam
similitudinem seruat auctoris = ούτως ούν ών οιον έκεϊνος (ι, 14), patrem, qua
intuetur = έκεϊ μέν ούν βλέπουσα δθεν έγένετο (ι, ι8), regrediente respectu = εις
κίνησιν άλλην καί έναντίαν (ι, 19-20), enfin λογικόν, αισθητικόν, φυτικόν =
ή έν αίσθητικφ εϊδει, ή έν λογικω ή έν αύτω τφ φυτικω (III, 4, 2, 3)· Ces ressem­
blances semblent nombreuses et importantes, mais les différences sont non moins
profondes. Tout d’abord, chez Macrobe, le premier Dieu, puis l’intelligence
produisent de se, c’est-à-dire à partir d’eux-mêmes, l’hypostase qu’ils engendrent.
On ne retrouve aucune trace de cette notion importante chez Plotin. D’autre
part, s’il y a chez Plotin (1, 20) une certaine analogie entre la production de l’intel­
ligence par l’Un, de l’Ame par l’intelligence et des choses par l’Ame, on ne trouve
pas cette notion extrêmement caractéristique qui est présente chez Macrobe :
l’intelligence a un double regard, l’un vers le Père, l’autre vers les choses infé­
rieures, et l’Ame a elle aussi un double regard, l’un vers son Père, l’intelligence,
l’autre vers les corps. Plotin n’aurait pas admis un regard de l’intelligence vers
les choses inférieures. D’autre part, dans le texte de Plotin, la ressemblance
de l’hypostase inférieure avec son Père n’est pas explicitement liée, comme
chez Macrobe, au regard de cette hypostase vers le Père. Pour Plotin, la conversion
vers l’hypostase supérieure féconde l’hypostase inférieure. Chez Macrobe, la
conversion vers l’hypostase supérieure maintient la ressemblance de l’engendré
avec son générateur. Enfin, il est peu vraisemblable que Macrobe ait rapproché
460 LE PORPHYRE DE VICTORINUS

développement dans leurs ouvrages exégétiques x. Si Victorinus avait


utilisé comme source des commentaires de Porphyre, il faudrait donc
supposer qu’il en avait spécialement extrait ces discours théologiques.
Mais il me semble cette fois, que les discours que nous trouvons dans
le groupe II et le groupe III sont trop développés pour avoir trouvé place
dans un commentaire. Je supposerais donc qu’ils constituaient des
logoi indépendants.
Nous savons par Porphyre lui-même qu’il avait composé des ιεροί
λόγοι, des « discours sacrés *12 ». Evidemment une telle expression, dans
la Basse Antiquité 3, est assez vague, et, comme nous ne possédons pas

de lui-même, Enn., V, 2, 1 et III, 4, 2, pour énumérer à la suite de son déve­


loppement les trois puissances de l’âme : λογικόν, αίσθητικόν, φυτικόν. En fait
la doctrine que nous trouvons exposée chez Macrobe est encore très proche de
Numénius; c’est chez ce dernier que le second Dieu a un double regard, vers le
premier Dieu, et vers les choses inférieures, cf. Numénius, fr. 21, Leemans
(= Eusèbe, Praep. ev., XI, i8, 10) : la vie est donnée aux corps lorsque
le Démiurge se tourne vers nous et nous regarde, mais tout s’éteint si le Dieu
retourne son regard vers lui-même; de même, fr. 20, Leemans (= Eusèbe,
Praep. ev., XI, 18, 3-5) le second Dieu a un regard vers la matière. La liaison
entre contemplation du principe supérieur et ressemblance avec lui se retrouve
dans le texte de Calcidius, cité note précédente : « Aemulae bonitatis propter
indefessam ad summum deum conuersionem. » On a comparé aussi ce texte
de Calcidius à Plotin (B. W. Switalski, Des Chalcidius Kommentar, p. 51, n. 1),
mais comme le montre bien J. H. Waszink, adn. ad locum, p. 204-205, et Studien
zum Timaioskommentar des Calcidius, p. 20 et n. 1, ce développement trahit
l’influence de Numénius et des Oracles. Dans le cas de Macrobe, comme dans
celui de Calcidius, nous sommes en présence de formules de Numénius reprises
par Porphyre, comme le remarque, pour Calcidius, J. H. Waszink, loc. cit. Pour
Macrobe, l’influence de Porphyre a été reconnue par W. Theiler, Porphyrios
und Augustin, p. 33. Les ressemblances entre Plotin et Macrobe peuvent s’expli­
quer de deux manières : ou bien, influence commune de Numénius, ou bien
utilisation par Porphyre de formules plotiniennes, mais on ne peut être abso­
lument certain que l’on trouve chez Macrobe des formules typiquement
plotiniennes. Il y a beaucoup plus une analogie de structure générale qu’une
analogie de formules. Mais à l’intérieur de cette structure, les différences
doctrinales sont considérables. Il est intéressant de constater que Porphyre
semble avoir puisé dans Numénius ce genre de développement « théogonique ».
1. Si, comme il est probable, le développement de Calcidius, In Tim., 176
(cf. notes précédentes) vient de Porphyre, il s’agit d’un discours théogonique
intégré au commentaire du Timée de Porphyre. Il en est probablement de même
pour le développement de Macrobe (cf. p. 458, n. 9).
2. Porphyre, Ad Gaurum, p. 47, 27, Kalbfleisch : έν άλλοις ίεροϊς λόγοις.
R. Beutler, art. Porphyrios, col. 290, doute que l’^4d Gaurum soit de Porphyre,
à cause de cette formule. Mais on ne voit pas bien pourquoi a priori Porphyre
n’aurait pas écrit de « discours sacrés ». H. Dôrrie, Porphyrios’ Symmikta Zete­
mata, p. 161-165, pense que ces « discours sacrés » dont parle Porphyre sont le
De regressu animae, cf. p. 476.
3. H. Dôrrie, ibid., p. 162-163, énumère, à la suite de Ch. A. Lobeck, Aglao-
phamus, t. I, p. 148, les différents exemples d’tepol λόγοι que l’on trouve dans
l’Antiquité tardive. Le |texte de Galien, De usu partium, III, 10 (I, p. 174, 6,
Helmreich) me semble particulièrement important parce qu’il présente le discours
sacré comme un hymne de louange, adressé par lui au Démiurge : μιαίνειν φαϊεν
SYNÉSIUS ET VICTORINUS 461
d’autres témoignages à ce sujet, nous ne pouvons savoir exactement ce
que pouvaient être, dans l’œuvre de Porphyre, ces discours sacrés. Je
me demande toutefois si les discours théologiques que nous trouvons
chez Victorinus ne nous permettent pas de nous faire une idée de ce que
pouvaient être ces discours sacrés. On pourrait songer à des exposés
assez courts, rédigés en style solennel, et faisant l’éloge de la première,
puis de la seconde hypostase, avec des images et des formules empruntées
aux Oracles chaldaïques et à la tradition platonicienne.
Quoiqu’il en soit, un fait semble assuré : l’ouvrage ou les ouvrages
de Porphyre, utilisés par Victorinus, avaient un certain rapport avec les
Oracles chaldaïques. Ce fait sera confirmé par la comparaison entre la
théologie trinitaire de Victorinus et celle des Hymnes de Synésius que
nous allons maintenant proposer.

II. — Le « Porphyre » de Synésius


EST IDENTIQUE AU « PORPHYRE » DE VICTORINUS

D’une manière générale, les historiens s’accordent pour reconnaître


que le néoplatonisme de Synésius a pour source principale Porphyre * 1.
W. Theiler a tout particulièrement souligné l’influence de l’exégèse
porphyrienne des Oracles chaldaïques sur la composition des Hymnes
de Synésius 2. Il est d’autant plus intéressant de constater que la struc­
ture de la théologie trinitaire que proposent ces Hymnes est identique
à la structure de la théologie trinitaire que nous avons rencontrée dans
nos textes néoplatoniciens, spécialement dans le groupe IL

ιερόν λόγον ον έγώ τοϋ δημιουργήσαντος ημάς ύμνον αληθινόν συντίθημι καί νομίζω
τοϋτ’ είναι την δντως εύσέβειαν. Cet hymne de louange est en fait un dévelop­
pement dans lequel Galien montre que le Démiurge a créé l’homme d’une
manière parfaitement conforme à la finalité de l’homme. L’exemple de
Galien nous révèle donc qu’un philosophe, dissertant en prose de sujets très
techniques, pouvait considérer son développement comme un « discours sacré »
parce qu’il décrivait l’action d’une entité divine, ici le Démiurge. D’autre part,
on remarquera que les Oracles chaldaïques eux-mêmes étaient appelés ιεροί λόγοι
par les néoplatoniciens, par exemple, Proclus, In Remp., t. II, p. 133, 17, Kroll.
Il est possible que Porphyre ait désigné par une telle dénomination, l’une de ses
œuvres ayant un rapport étroit avec les Oracles chaldaïques.
1. Cf. H.-I. Marrou, Synésius of Cyrene and Alexandrian Neoplatonism, dans
Paganism and Christianity in the Fourth Century, p. 126-150 (voir le schéma de
la diadochè néoplatonicienne, p. 150); W. Lang, Das Traumbuch des Synesios,
p. 40 et sqq; K. Treu, Synesios von Kyrene, ein Kommentar su seinern Dion
(T.U., t. LXXI), p. 24.
2. W. Theiler, Die chaldaischen Orakel und die Hymnen des Synesios. H. Lewy,
dans son livre Chaldaean Oracles (notamment, p. 184, 189, p. 305-309), signale
assez souvent l’influence des Oracles, et aussi de l’exégèse porphyrienne, sur
Synésius, sans toutefois citer l’ouvrage de W. Theiler, qui contient pourtant
l’essentiel.
462 LE PORPHYRE DE VICTORINUS

Cette théologie est surtout exposée dans les Hymnes I et II, mais on
en retrouve des traces dans les Hymnes III, IV, V. Dans ces différents
exposés, la doctrine reste constante, et même, dans les Hymnes I et II,
les formules et l’ordre de présentation sont à peu près identiques. On
commence par la louange du Père, c’est-à-dire de la première hypostase,
en énumérant ses différents noms *. Puis on passe à la description de la
génération de la seconde hypostase. Dans Y Hymne I, ce développement
se présente selon l’ordre suivant : i° louange de la monade qui s’est
déployée en triade, c’est-à-dire du Père qui, par sa Volonté, a engendré
le Fils12; 2° louange de la Volonté du Père qui n’est autre que l’acte
même de l’enfantement du Fils de Dieu 3; 30 louange du Fils, c’est-à-dire
de l’intellect démiurgique, qui naît de la Volonté 4. Dans YHymne II,
l’éloge de la Volonté 5 et l’éloge du Fils 6 viennent se placer avant l’éloge
du Père7 comme monade déployée en triade, mais le contenu des diffé­
rents points reste identique.
C’est surtout cette description de la génération de la seconde hypos­
tase qui doit retenir notre attention. Nous citerons tout d’abord les
présentations étroitement parallèles qui se trouvent dans les Hymnes I
et II, puis nous y ajouterons les passages des Hymnes III, IV et V qui se
rapportent à la même doctrine.

1. Synésius, Hymn. I, 95-201 ; Hymn. Il, 60-86, Terzaghi.


2. Hymn. I, 202-226.
3. Hymn. I, 227-235.
4. Hymn. I, 236-253.
5. Hymn. II, 94-105.
6. Hymn. II, 106-116.
7. Hymn. II, 117-124.
SYNÉSIUS ET VICTORINUS 463
Hymn., I, 202-218 Hymn., II, 117-124
Ού γάρ έξεχύθης,
άρρητοτόκε,
ϊνα παίδα τέκης
205 κλειναν σοφίαν
δημιοεργόν
προχυθείς δέ μένεις
άτόμοισι τομαϊς
μαιευόμενος.
210 'Υμνώ σε, μονάς·
ύμνώ σε, τριάς- Μονάς εί τριάς ών,
μονάς εί τριάς ών, μονάς ά γε μένει,
τριάς εί μονάς ών, καί τριάς εί δή"
νοερά δέ τομά" 120 νοερά δέ τομά
215 άσχιστόν έ'τι άσχιστον ετι
το μερισυεν εχει το μερισθέν έ'χει’
έπί παιδί χυθείς προθορών δέ μένει
ΐότατι σοφά- γόνος ές γενέταν,

Car tu t’es épanché,


Toi qui engendres d’une ma­
nière indicible,
Tu t’es épanché afin d’engen­
drer ton Enfant,
L’Illustre Sagesse
Démiurgique.
Mais, bien qu’épanché,
tu demeures en toi-même
Car c’est par des divisions
qui ne divisent pas
Que tu as enfanté.
Je te chante, Monade,
Je te chante, Triade,
Tu es Monade, étant Triade, Tu es Monade étant Triade,
Tu es Triade, étant Monade, Monade qui reste Monade
(Car une division intelligible Et pourtant tu es Triade,
Garde indivis ce qu’elle divise) Car une division intelligible
Lorsque tu t’es épanché dans Garde indivis
le Fils Ce qu’elle divise.
Grâce à ta sage Volonté S’élançant au-dehors,
L’Engendré demeure dans le
Générateur.

1. Je lis έχει à cause du parallèle avec II, 122, avec tous les mss. sauf ELX
contre Terzaghi qui lit έχεις avec ELX.
464 LE PORPHYRE DE VICTORINUS

Hymn., I, 219-235 Hymn., II, 94_ΙΟ5


αυτα\ ο >ιοτας
J t καί τάν έπί σοί
220 βλάστησε, μέσα 95 ώδινα πατρός,
φύσις άφθεγκτος, γόνιμον βουλάν,
το προούσιον ον. μεσάταν άρχάν,
ού θέμις είπεϊν αγίαν πνοιάν,
δεύτερον έκ σου- κέντρον γενέτου,
225 ού θέμις είπεϊν ιοο κέντρον δέ κόρου,
τρίτον έκ πρώτου. αύτά μάτηρ,
Ώδις ιερά, αύτά γνωτά,
άρρητε γονά, αύτά θυγάτηρ,
δρος εΐ φυσίων, μαιωσαμένα
230 τάς τικτοίσας 105 κρυφίαν ρίζαν.
και τικτομένας.
σέβομαι νοερών
κρυφίαν τάξιν —
χωρεϊ τι μέσον
235 ούκ ά<πο> ταχθέν —

La Volonté elle-même
A produit (elle la Nature
Ineffable qui se tient au mi­
lieu)
L’Étant présubstantiel.
Et pourtant il n’est pas permis
de dire qu’il y a un second
après toi
Il n’est pas permis de dire
qu’il y a un troisième après
le premier.
Sainte Parturition, (Fils, je te chante avec le
Indicible Enfantement, Père), ainsi que la Parturi­
Tu es la limite des deux na­ tion du Père pour t’engen­
tures, drer,
Celle qui engendre, La Volonté féconde,
Et celle qui est engendrée, Le Principe médian,
Je vénère des intelligibles Le Souffle saint,
L’ordre caché : Centre de l’Engendrant,
Il faut qu’entre ces deux na­ Centre de l’Engendré.
tures Elle est la Mère,
Un milieu s’introduise Elle est la Sœur,
Qui ne soit séparé ni de l’une Elle est la Fille
ni de l’autre. Qui fait éclore
La racine cachée.
SYNÉSIUS ET VICTORINUS 465
Hymn., I, 236-253 Hymn., II, 106-116
άφθεγκτε γόνε ϊνα γάρ προχυθή
πατρδς άφθέγκτου. έπί παιδί πατήρ,
ώδίς διά σέ, αύτά πρόχυσις
διά δ’ ώδϊνος εΰρετο βλάσταν
240 αύτός έφάνθης ιιο έστη δέ μέσα,
άμα πατρί φανείς θεός έκ τε θεού
ίότατι πατρός· διά παίδα θεόν
>/ 1 Λ» > X
ιοτας συ ο αει καί διά κλεινάν
παρά σεΐο πατρί. πατρός άθανάτου
245 Ούδ’ ό βαθύρρους X15 πρόχυσιν πάλι παϊς
χρόνος οίδε γονάς εύρετο βλάσταν.
τάς άρρητους-
αιών δ ο γέρων
τον άμήρυτον
250 τόκον ούκ έδάη· 7
άμα πατρί φάνη
αιών γόνιμος
ό γενησόμενος.

Indicible Fils Car, pour que le Père


d’un Père indicible S’épanche dans le Fils,
C’est pour toi qu’est cette L’effusion elle-même
Parturition A pris naissance
Et par cette Parturition Et elle s’est tenue au milieu,
Toi-même tu es apparu Dieu de Dieu
Manifesté avec le Père A cause du Fils de Dieu.
Par la Volonté du Père Et grâce à cette illustre
Et tu es pour toujours la Effusion du Père immortel
Volonté A son tour, le Fils lui-même
Qui provient de ton Père. A pris naissance.
Et ni le temps au lit profond
Ne connaît ces enfantements
indicibles
Ni le vieil Aiôn
N’a connu cette naissance
Infinie.
Mais en même temps que le
Père
Est apparue l’Éternité féconde,
Elle qui sera.
466 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
Hymn., III, 48-65
Τοίαν άχραντον ζωάν
τω σω κραίνοις φορμικτη,
50 εύτ’ άν σοι στελλών μολπάν,
τάν σάν κυδαίνων ρίζαν,
μήκιστον πατρδς κϋδος,
καί τάν σύνθωκον πνοιάν,
μέσσαν ρίζας καί βλάστας,
55 καί πατρδς μέλπων άλκάν
τοϊς σοϊς ύμνοις άμπαύω
κλεινάν ώδινα ψυχάς.
Χαίροις, ώ παιδδς παγά,
χαίροις, ώ πατρδς μορφά,
60 χαίροις, ώ παιδδς κρηπίς,
χαίροις, ώ πατρδς σφραγίς,
χαίροις, ώ παιδδς κάρτος,
χαίροις, ώ πατρδς κάλλος,
χαίροις δ’ άχραντος πνοιά,
65 κέντρον κούρου καί πατρός·

Cette vie sans souillure


Donne-là à celui qui est ton musicien,
Puisque, arrangeant pour toi mon chant,
Et, glorifiant ta Racine,
La très haute gloire du Père,
Et le Souffle qui enfante avec lui,
Milieu de la Racine et de la Tige,
Enfin, chantant la Force du Père,
Grâce aux hymnes que je t’adresse, je soulage
Les nobles douleurs d’enfantement de mon âme.
Salut à toi, Source du Fils,
Salut à toi, Forme du Père,
Salut à toi, Fondement du Fils,
Salut à toi, Sceau du Père,
Salut à toi, Force du Fils,
Salut à toi, Beauté du Père,
Salut à toi, Souffle pur,
Centre du Fils et du Père.
SYNÉSIUS ET VICTORINUS 467
Hymn., IV, 1-12
Μετά παγάς αγίας αύτολοχεύτου,
άρρητων ένοτητων έπέκεινα,
θεάν άμβροτον, θεού κύδιμον υΐα,
μόνον έκ μόνου πατρός παιδα θορόντα,
5 στεφανώσομεν σοφοις άνθεσιν ύμνων
δν βούλας πατρικας άφραστος ώδίς
άγνωστων άνέδειξε παϊδα κόλπων,
ά πατρός λοχίους έφηνε καρπούς,
και φήνασα φάνη μεσσοπαγης νους·
10 έν παγα δέ μένουσι και χυθέντες.
σοφία νόου πατρός, κάλλεος αύγά,
σοί τεχθέντι πατήρ ένευσε τίκτειν.

Ainsi qu’à la Source sainte qui s’engendre elle-même,


Au-delà des indicibles unités,
C’est au Dieu bienheureux, Fils glorieux de Dieu,
Fils unique sortant du seul Père,
Que nous tresserons les couronnes spirituelles de nos hymnes.
C’est lui que l’indicible Parturition de la Volonté paternelle
A fait apparaître comme le Fils d’un ineffable Sein.
Car c’est la Volonté du Père qui a mis au jour les fruits des enfante­
ments du Père,
Et elle-même, après les avoir fait apparaître, est apparue comme
l’intellect placé au milieu.
Tous, bien qu’écoulés d’elle, demeurent dans la Source,
A toi, Sagesse de l’intellect du Père, à toi, Lumière de sa Beauté,
A toi, Engendré, Dieu a ordonné d’engendrer à ton tour.
468 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
Hymn., V, 25-36
25 Μία παγά, μία ρίζα
τριφαής έ'λαμψε μορφά-
ϊνα γάρ βυθός πατρφος,
τόθι καί κύδιμος υιός,
κραδιαϊόν τι λόχευμα,
30 σοφία κοσμοτεχνϊτις,
ένοτήσιόν τε φέγγος
αγίας έλαμψε πνοιας.
Μιά παγά, μία ρίζα
αγαθών άνέσχεν όλβον
ύπερούσιόν τε βλάσταν
γονίμοις ζέοισαν όρμαϊς.

Une seule source, une seule Racine


A resplendi en une triple forme.
Car là où est l’abîme paternel,
Là aussi est le Fils glorieux,
Enfantement de son cœur,
Sagesse créatrice du monde;
Et là aussi a resplendi
La lumière unifiante du Souffle saint.
Une seule source, une seule racine
A produit la richesse de tous les biens
Et une tige supersubstantielle
Qui bouillonne d’élans générateurs.
SYNÉSIUS ET VICTORINUS 469
On voit qu’au travers des différents Hymnes de Synésius, sa théologie
trinitaire demeure constante, sauf peut-être dans VHymne V qui, nous
le verrons x, laisse entrevoir une tendance doctrinale différente. Cette
théologie trinitaire peut se résumer ainsi. Le Père, monade suprême,
engendre le Fils 1 2. Mais cela signifie que la monade se déploie en triade 3.
En effet, cette génération correspond à une effusion du Père 4, et cette
effusion constitue un intermédiaire, un troisième terme entre le Père
. La Parturition du Fils doit d’abord se poser pour elle-même
et le Fils 56
afin que le Fils soit engendré ®. La génération du Fils exige donc trois
termes : le Père, la Parturition du Fils, le Fils 7 ou, en d’autres termes : le
Père, sa Volonté d’engendrer, et la Sagesse démiurgique qui résulte de
cette Volonté d’engendrer 8. Cette triade n’aboutit pas à une distinction
entre trois réalités distinctes numériquement, car elle transcende toute
numération9. D’ailleurs les deux termes qui se distinguent du Père
étaient originellement confondus avec lui et lui restent unis : la Volonté
et l’intellect préexistaient dans le Père 10. La génération est donc conçue
comme un mouvement de manifestation11 qui répond au désir que le
Père éprouve de se diffuser et de se répandre 12. Ce désir, cette volonté
génératrice, représente dans la triade le moment féminin et maternel
qui coopère à la génération du Fils avec le Père 13. Ce moment est d’ailleurs
celui de la Parturition14, qui précède la Naissance du Fils de Dieu : la
distinction entre le Père et le Fils n’est pas encore accomplie, cette dis­
tinction qui, rappelons-le, est purement intelligible et ne sépare pas ce
qu’elle distingue1S.
Synésius, comme Victorinus, identifie les trois entités de sa triade
aux trois personnes de la trinité chrétienne : la Volonté correspond à
l’Esprit-Saint16, la Sagesse au Fils17. Toutefois, comme Victorinus lui-
même, il se contente d’appliquer son schème triadique, sans lui faire

1. Cf. p. 474, n. 7.
2. Synésius, Hymn. I, 204 ;II, 106-107;III, 58-63;IV, 6-7; V, 29. Cf. p. 463-468.
3.1,212-213 ; II, 117-119·
4. I, 202, 218; II, 106-107.
5. I, 232-235, 238-240; IV, 6-7.
6. II, 108-109; IV, 9.
7. Πατήρ, ώδίς, υίός (I, 227, 236-240; II, 94-95; IV, 6-7). Le second terme
est aussi appelé πρόχυσις (II, io8, 115).
8. Πατήρ, ΐότας (ou βουλά), σοφία δημιοεργός (I, 205-206, 218-219; 242-243;
Il, 95; IV, 6, n;V, 30).
9. I, 223-226, 214-216; II, 120-123.
10. Il, 123-124; iV, 8, 10.
11. I, 240-241 ; IV, 7-9; V, 2.
12. Il, 94-95. 106-107; U, 6.
13. Il, 101-105; III, 53.
14. I, 227-231; II, 106-116; IV, 6-8.
15. Cf. n. 9.
16. L’o>8iç ou βουλά est αγία πνοιά, II, 98; III, 53; V, 32.
17. I, 204-206 ; IV, 11 ; V, 30.
470 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
subir d’élaboration conceptuelle. On aboutit ainsi, chez Synésius, à
une représentation de la Trinité qui est peu conforme à la tradition chré­
tienne du IVe siècle : cet Esprit-Saint, placé entre le Père et le Fils,
comme une entité féminine génératrice du Fils, et ainsi identique à la
Parturition du Père, correspond à un schème théologique qui ne se
retrouve précisément que chez Victorinus x, pour cette raison même que
Victorinus et Synésius ont utilisé la même source, l’exégèse porphyrienne
des Oracles chaldaïques.
Tout d’abord, le Père est identifié, comme dans notre groupe II12,
avec le premier moment de la triade. D’une part, il est la cause première,
le Dieu suprême, le principe de toutes choses. Toutes les dénominations
que lui rapportent les Hymnes le prouvent abondamment3. D’autre part,
il forme triade avec la Volonté et l’intellect4. Nous reconnaissons ici
le principe le plus important de l’exégèse porphyrienne des Oracles56.
Comme dans notre groupe IIe, le Père, tout en étant monade, est en
même temps triade7 : cela signifie qu’il contient en lui la Volonté et
l’intellect, identiques à lui, avant de naître de lui8. Le déploiement de
la triade ne fait donc que révéler le caractère originellement triadique de
la monade. Nous avons vu qu’une telle conception avait pour résultat
de placer au sommet des choses une ennéade 9 Les Hymnes de Synésius
ne font aucune allusion à cette ennéade, mais elle est bien supposée
par le schème qu’ils utilisent :
Moment paternel : Père (Volonté) (Intellect)
Moment maternel
(Effusion, Parturition
Indistinction) : (Père) Volonté (Intellect)
Moment filial
(Manifestation, Distinction) : (Père) (Volonté) Intellect
Les Hymnes de Synésius insistent fortement sur le fait que la mani­
festation de la Volonté, puis de l’intellect, c’est-à-dire le déploiement
de la triade, n’autorise nullement à introduire en Dieu une quelconque
numération 10. Ceci ne se retrouve pas chez Victorinus. Mais c’est exaçte-

1. Cf. p. 275 et 298.


2. Cf. p. 274.
3. Synésius, Hymn., I, 144-201 et surtout II, 59 sq. : « Père des pères, principe
des principes; IV, 1-2; V, 27 : « L’Abîme paternel. »
4. Hymn., I, 210-226 : le Père est monade et triade parce qu’il s’est répandu
dans le Fils grâce à la Volonté. II, 117-124.
5. Cf. p. 96 et 258.
6. Victorinus, § 41 = Adv. Ar., I, 50, 4. 10. 14-16.
7. Synésius, Hymn., I, 2x0-213; II, 117-119.
8. Cf. p. 469, n. 10.
9. Cf. p. 262.
10. Cf. p. 469, n. 9.
SYNÉSIUS ET VICTORINUS 471
ment l’exégèse porphyrienne des Oracles telle qu’elle est présentée dans
le commentaire de Porphyre Sur le Parménide : « Bien qu’ils ne séparent
pas Dieu de la triade, ils croient qu’il abolit le nombre x. »
En second lieu, comme notre groupe II 2, les Hymnes conçoivent la
génération du Fils comme une manifestation. Le Fils préexiste dans le
Père et se manifeste au-dehors, en passant par deux états, l’état de
Volonté ou de Parturition, dans lequel la manifestation commence à
s’ébaucher, l’état de Sagesse ou de Naissance, dans lequel la manifesta­
tion est achevée 3. A ce moment, les trois termes, Père, Volonté, Sagesse
sont pleinement manifestés en même temps que le Fils lui-même4.
Et pourtant les trois termes restent dans le Père, dans leur état originelB.
La distinction n’est pas une séparation. C’est ce que Victorinus exprimait
en affirmant l’implication totale et réciproque des trois termes de la
triade, et en disant que l’engendré est à la fois à l’intérieur et à l’exté­
rieur 6.
En troisième lieu, les trois termes de la triade de Synésius sont iden­
tiques aux trois termes de la triade que nous trouvons chez Victorinus.
Nous avons déjà vu7 que le premier terme était le Père, et qu’il était,
comme le Père dans notre groupe II, à la fois transcendant à la triade
et connuméré avec elle. Si notre groupe II l’appelle praeintellegentia
praeexsistens8, YHymne I de Synésius, le nomme προανούσιε νοϋ c’est-
à-dire Intelligence présubstantielle et non-substantielle9. Une telle
dénomination montre bien que les Hymnes de Synésius conçoivent la
première hypostase de la même manière que nos textes néoplatoniciens.
D’une part, cette première hypostase est le premier Un, 1’ « Un avant
l’Un 10 » comme dit YHymne I. D’autre part, elle est le second Un dans
son état de préexistence transcendante par lequel il coïncide avec le
premier Un111. Si par exemple l’Engendré est Sagesse créatrice12, le
premier Un est Intelligence présubstantielle et immobile ω, il est « Œil
de lui-même14 », « Vivant éternel15 », « Intelligence, intelligent, intelligi­
ble 16 », tout cela sous un mode absolu. Ces expressions, qui rappellent

1. <Porphyre>, In Parm., IX, 5-7.


2. Cf. p. 297 sq.
3. Cf. Synésius, Hymn., I, 236-244; II, 106-116. Cf. p. 465.
4. Hymn., I, 240-242; IV, 8-9.
5. Hymn., IV, 10.
6. Victorinus, § 49 = Adv. Ar., I, 52, 37-51 ; § 50; § 56 = I, 60, 15-20.
7. Cf. p. 470, n. 3 sq.
8. Victorinus, § 37 = Adv. Ar., I, 50, 1.
9. Synésius, Hymn., I, 152.
10. Hymn., I, 149 : έν ένός πρότερον.
11. Cf. p. 299 et 310.
12. Cf. p. 469, n. 17.
13. Cf. n. 9.
14. Synésius, Hymn., I, 160 : δμμα σεαυτοϋ.
15· Hymn., I, 163 : αιωνόβιε.
i6. Hymn., I, 176-179 : νους καί νοερός, καί τό νοητόν, καί πρό νοητοϋ.
472 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
des formules de Victorinus x, supposent bien la problématique du Par­
ménide, telle que nous l’avons reconnue dans le groupe II : le premier Un
est conçu comme 1’ « Un de l’Un-Étant1 2 ».
Les noms et les fonctions des deuxième et troisième moments de la
triade coïncident également chez Synésius et chez Victorinus. Tous deux
font de l’intellect démiurgique le troisième moment3. Pour tous deux,
c’est cet Intellect démiurgique qui est l’engendré : chez Victorinus, tout
au moins, il en est ainsi dans certains développements du groupe II et
dans le groupe III4. Sur ce point, Victorinus et Synésius reproduisent
l’exégèse porphyrienne des Oracles, telle que nous la connaissons par
saint Augustin : le Fils est 1’ « Intellect paternel » 5. Tous deux font du
second moment celui du désir d’engendrer, le moment de l’infini, de
l’inachèvement, en un mot le moment féminin et maternel qui rend
possible la génération du Fils. Victorinus lui-même nomme ce second
moment tantôt Vie, tantôt Intelligence 6, et Synésius lui donne tantôt
le nom de Volonté7, tantôt le nom d’intelligence médiane8. Mais ces
dénominations variées correspondent finalement à une seule et même
fonction. Chez Victorinus, la Vie correspond précisément à la Volonté
d’engendrer : elle signifie le désir qu’éprouve le premier Un de devenir
Un-Tout, c’est-à-dire, puisqu’il ne peut lui-même être l’Un-Tout, le
désir qu’il éprouve d’engendrer l’Un-Tout9. La Vie, selon Victorinus,
est donc bien identique à la Volonté, telle que la conçoit Synésius 1011 .
Chez Victorinus, ce désir d’engendrer prend lui-même naissance, se
distingue du Père, se pose comme Vie, comme Volonté de se mouvoir u.
Il en est de même chez Synésius. La Volonté du Père, qui est désir d’engen­
drer le Fils, s’engendre elle-même dans le moment même où le Fils est

1. Ces notions peuvent être rapprochées de la doctrine de la connaissance


absolue, Victorinus, §§ 80-81, où l’on voit que Dieu est, à la fois, connaissance,
intelligible, œil qui voit les Formes en étant immédiatement ces Formes, cf.
P· 430 sq.
2. Cf. p. 257.
3. Chez Synésius, l’engendré est Sagesse démiurgique ou Sagesse de l’intellect
du Père (Hymn., IV, 11), l’intellect du Père étant alors soit le Père lui-même (cf.
p. 471 n. 9), soit l’intellect encore inachevé que constitue la Volonté (cf. n. 8).
Pour Victorinus, la triade est constituée par l’être, la vie et l’intelligence ou béati­
tude, cf. §§ 41, 56.
4. Pour Synésius, cf. les textes cités p. 469 n. 4 et 17. Pour Victorinus, cf. § 53
et §§ 87-89.
5. Augustin, De civ. dei, X, 23 et 28 (cf. p. 475). Voir p. 266.
6. Sur ce problème, cf. p. 276.
7. Cf. p. 469, n. 8 et 16.
8. Hymn., ÎV, 9 : καί φήνασα φάνη μεσσοπαγής νοϋς. La dénomination de
« médian », μεσσοπαγής, oblige à rapporter le mot νοϋς à la Volonté paternelle,
sujet de la phrase d’ailieurs, cf. p. 473, n. 4.
9. Cf. p. 301.
10. Chez Synésius, la volonté paternelle est volonté d’engendrer, de se
répandre » dans le Fils, Hymn., I, 217-218; IV, 6-8.
11. Victorinus, §§ 45-49, cf. p. 302.
SYNÉSIUS ET VICTORINUS 473
engendré x. Si Victorinus et Synésius donnent aussi à ce second moment
le nom d’intelligence1 2, c’est qu’il correspond précisément à un état
d’inachèvement de l’intelligence démiurgique. Les trois moments de la
triade peuvent donc prendre le nom d’intelligence. Le Père est Intelli­
gence présubstantielle, la Volonté est Intelligence intermédiaire, le Fils
Intelligence démiurgique3. Victorinus et Synésius insistent tous deux
fortement sur le caractère médian du second moment4. Ce caractère
médian signifie que le second moment est un intermédiaire indispensable.
Si le Père et le Fils sont distingués l’un de l’autre par la génération, il
faut supposer entre eux un mouvement qui les éloigne l’un de l’autre,
qui ébauche la distinction, le second moment est donc celui où le Fils
n’est encore qu’à l’état de promesse et de désir, où il est encore confondu
avec la Volonté que le Père a de l’engendrer, le moment aussi où le Père
se déploie, se répand, se diffuse pour engendrer le Fils 56 7. Ces aspects du
second moment apparaissent très clairement chez Synésius, lorsqu’il
donne à ce second moment les noms de Parturition et d’Effusion ®. Ces
noms, qui n’apparaissent pas chez Victorinus, étaient des dénominations
traditionnelles du second moment dans l’exégèse néoplatonicienne des
Oracles1. Ce qui, chez Victorinus, correspond à ces notions, c’est la
description de l’état d’inachèvement propre au second moment : par
elle-même, la Vie est vouée à l’infinitude, au déploiement sans limites,
si le troisième moment, celui de l’intelligence et de la Connaissance, ne
vient pas l’arrêter et la sauver 8. Nous retrouvons ici cette notion commune
à la doctrine de Victorinus comme à celle de Synésius : c’est le troisième
moment qui assure la manifestation complète, la distinction parfaite;
grâce au troisième moment, le second moment, celui de la Vie ou de la
Volonté, se pose lui-même d’une manière autonome, la Volonté du
Père devient Volonté pour soi. Le troisième moment assure la manifes­
tation simultanée de la Volonté et de l’intellect, qui dans le second
moment étaient tous deux dans un état d’inachèvement et d’indétermi­
nation 9. C’est pourquoi le second moment est conçu par Victorinus et

1. Synésius, Hymn., II, 108-109; IV, 9.


2. Cf. p. 472. Chez Victorinus, § 55, le Logos-Vie est engendré par l’intel­
ligence, qui est sa « Mère ».
3. Cf. p. 471, n. 9; p. 472, n. 3 et 9.
4. Victorinus, § 51 = I, 56, 19 : « Qui est medius in angulo trinitatis. » Syné­
sius, Hymn., I, 220 : μέσα φύσις, II, 97 : μεσάταν άρχάν, II, no : έστη δέ μέσα,
III, 54 : μέσσαν ρίζας καί βλάστας, IV, g : μεσσοπαγής νους. La Volonté ou
Parturition est appelée aussi κέντρον du Père et du Fils, II, 99-100; III, 65.
5. La Volonté unit et sépare à la fois le Père et le Fils, elle est leur frontière,
Synésius, Hymn., I, 229-231 : όρος ει φυσίων τάς τικτοίσας καί τικτομένας.
6. Cf. ρ. 469, η. 7 et 16.
7. Cf. W. Theiler, Die chcddaischen Orakel, p. 14 (citant Damascius, Dub. et
Sol., t. I, p. 274, 23 et 313, 6, Ruelle).
8. Victorinus, §§ 51-53. Cf. p. 313 sq.
9. Cf. p. 276 et p. 314.
474 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
par Synésius comme féminin. Nous savons déjà que c’est dans les Oracles
eux-mêmes que Porphyre, et à sa suite, les néoplatoniciens, avaient
rencontré cette notion d’une puissance féminine, intermédiaire entre le
Père et l’intellect engendré 4. Mais l’exégèse porphyrienne des Oracles
donne un sens à ce caractère féminin. Le second moment est féminin,
nous dit Victorinus, parce qu’il est le moment du désir d’engendrer ou
de se voir, et parce qu’il est le moment de l’infinitude a. Quant à Synésius,
il donne à la Volonté, les noms de Mère, de Sœur, de Fille 3. La Volonté
est la Mère de l’intelligence démiurgique, puisqu’elle coopère4 à sa
génération avec le Père, et puisqu’elle la contient en elle-même sous un
mode encore non manifesté. Elle est la Sœur de l’intelligence, puisqu’elle
est engendrée en même temps 5 qu’elle : la génération de l’intelligence
assure la manifestation plénière de la Volonté. Elle est la Fille, dans la
mesure même où l’intelligence produit cette manifestation de la Volonté ;
c’est en effet à cause de l’intelligence 6 que la Volonté doit se manifester
et, si l’intelligence est déjà présente dans le Père, la Volonté, dans son
état de manifestation, peut apparaître aussi comme sa Fille.
Les deux schèmes trinitaires, celui de Synésius et celui de Victorinus,
coïncident donc totalement. Il s’agit dans les deux cas d’une triade dont
le premier terme est à la fois transcendant et coordonné aux deux autres.
Ce premier terme contient en lui les deux autres. Ceux-ci se manifestent
et se distinguent du premier terme, en deux phases : tout d’abord le
« second moment », la Volonté ou la Vie, ébauche la distinction, représente
le moment féminin de la parturition ; puis, dans le « troisième moment »,
celui de l’intelligence engendrée, les trois termes de la triade sont distin­
gués, manifestés et existent pour eux-mêmes7.
Synésius et Victorinus ont donc utilisé, pour formuler leur théologie
trinitaire, des textes dans lesquels Porphyre commentait ou paraphrasait
les Oracles chaldaïques et proposait une doctrine des principes inspirée de
ces Oracles. Doctrinalement, le « Porphyre » de Synésius est identique au
« Porphyre » de Victorinus 8.

1. Cf. p. 265 sq.


2. Cf. p. 275 et 298.
3. Synésius, Hymn., II, 101-103.
4. Hymn., III, 53 : σύνθωκον, cf. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 12-
13, où l’on trouvera des textes parallèles des néoplatoniciens concernant la puis­
sance féminine.
5. Synésius, Hymn., IV, 9.
6. Hymn., I, 238; II, 112-116.
7. Dans l’Hymne V, 25-36 (cf. p. 468), le schème trinitaire est plus
proche de notre groupe III. Il y a une seule source transcendante qui produit une
triple forme. Toutefois, l’explication donnée immédiatement par Synésius : de
l’abîme paternel naît la sagesse créatrice du monde et le souffle saint, nous oblige
à identifier la source unique et la première forme : l’abîme paternel. Nous sommes
ramenés au schéma de notre groupe II.
8. Dans mon commentaire de Sources chrétiennes, j’ai signalé un certain
nombre d’analogies littéraires entre certains passages de Victorinus, notamment
PORPHYRE ET AUGUSTIN 475

III. — Le problème de saint Augustin

Les rapports entre la pensée porphyrienne et la théologie trinitaire


augustinienne posent un problème extrêmement complexe qu’il serait
vain de vouloir résoudre en quelques pages. Nous voudrions seulement
signaler ici un certain nombre de points qui nous semblent acquis. En
premier lieu, Augustin a connu, au moins pour l’essentiel, le schème
trinitaire que proposait l’exégèse porphyrienne des Oracles, il a donc
connu le « Porphyre » de Victorinus et de Synésius et il l’a connu dans le
De regressu animae. Nous devrons donc nous demander à ce sujet si la
source de Victorinus et de Synésius ne serait pas ce De regressu animae.
En second lieu, Augustin a rejeté ce schème trinitaire et a élaboré une
théologie profondément différente de celle de Victorinus et de Synésius.
Nous devrons donc nous demander si Augustin a utilisé un « Porphyre »
différent de celui de Victorinus.
On sait qu’Augustin citant le De regressu animae de Porphyre décrit
de la manière suivante le schème trinitaire proposé par Porphyre :
« Qu’est-ce donc que Porphyre, en tant que Platonicien, appelle les « Prin­
cipes » ? Nous le savons. Il nomme ainsi le Dieu-Père et le Dieu-Fils, auquel
en grec, il donne le nom d’intellect paternel ou de Pensée paternelle. Mais au
sujet du Saint-Esprit, il ne dit rien ou du moins rien de clair; bien qu’il parle
d’un certain autre qui serait au milieu des deux, je ne le comprends pas. Car
s’il voulait signifier par-là la nature de l’âme qui vient en troisième lieu, comme
le fait Plotin, lorsqu’il disserte sur les trois hypostases originelles, il ne parle­
rait certainement pas d’un Milieu des deux, c’est-à-dire d’un Milieu du Père
et du Fils. Plotin en effet place l’âme à la suite de l’intellect paternel; mais
lui, en appelant cette réalité un Milieu, il ne la place pas à la suite de l’intellect,
il la situe entre le Père et le Fils x. »
Comme l’a bien montré W. Theiler 2, nous retrouvons ici l’exégèse
porphyrienne des Oracles : le Père, le Milieu qu’est la Puissance ou Vie
ou Volonté paternelle, enfin l’intellect engendré par le Père 3. On remar­
quera même que Synésius donne le nom de « Principe » 4 à la Volonté

son Hymne II, et les Hymnes de Synésius (cf. la table de la p. 1151). En ce qui
concerne l’Hymne II de Victorinus, il faudrait le situer dans la tradition hymnique,
pour savoir d’où viennent les images qui se retrouvent chez Synésius. Quant
aux autres analogies entre Victorinus et Synésius, elles proviennent pour la plu­
part d’une utilisation commune de l’exégèse porphyrienne des Oracles, par
exemple Victorinus, Adv. Ar., IV, 11, 17-20 et 37, à comparer avec Synésius,
Hymn., I, 304, 316. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 8; 13, n. 2; 15, n. 2,
3. 6; 16, n. x; 18, n. 2. 4; 19, n. 2; 20, n. 5; 27, n. 5; 29, n. 3, a lui-même signalé
un certain nombre de rapports.
1. Cf. p. 266, n. 5.
2. W. Theiler, Die chaldâischen Orakel, p. 7-9.
3. Cf. p. 472-473·
4. Synésius, Hymn., II, 97, cf. W. Theiler, ibid., p. 13, n. 7.
476 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
paternelle, ce qui rappelle tout à fait les formules rapportées par saint
Augustin. Nous reconnaissons donc ici le « Porphyre » de Victorinus et
de Synésius.
Faut-il en conclure que Victorinus et Synésius ont utilisé le De regressu
animae pour formuler leur théologie trinitaire? L’hypothèse est sédui­
sante. Tout d’abord Victorinus avait probablement traduit cet ouvrage :
il faisait, semble-t-il, partie des libri platonicorum lus par saint Augustin
dans la version latine de Victorinus x. D’autre part, nous avons signalé
plus haut, à propos du genre littéraire des discours théologiques de
Victorinus, l’existence de « discours sacrés » composés par Porphyre 12.
Or, tout récemment, H. Dôrrie avait pensé reconnaître ces « discours
sacrés » précisément dans le De regressu animae 3. Toutefois je pense que,
dans l’état actuel de nos connaissances, rien ne nous permet d’accepter
ou de rejeter cette hypothèse. Nous connaissons le De regressu animae,
d’une part, par le résumé que nous en donne saint Augustin au livre X
de la Cité de Dieu 4, d’autre part, par la reconstruction que P. Courcelle a
faite de cet ouvrage au travers du De statu animae de Claudianus Mamer-
tus 56. Il en résulte que cet ouvrage avait pour sujet principal le retour de
l’âme dans le monde intelligible. Porphyre y montrait que les sacrements
proposés par les Oracles chaldaïques n’étaient pas capables d’assurer une
parfaite purification de l’âme, que seule la fuite du corps, conseillée par
Platon et Plotin, pouvait assurer à l’âme un salut définitif, parce qu’elle
nous permettait de contempler les Principes purifiants, c’est-à-dire la
triade du Père, de la Volonté et de l’intellect ®. A en juger par cette recons­
titution, on pourrait supposer que Porphyre consacrait, dans le De regressu,
un long « discours » à la louange de ces Principes purifiants. Toutefois
il est impossible de le savoir avec certitude et la lecture du livre X de la
Cité de Dieu ne permet pas de supposer que la partie théologique du
De regressu ait été très développée. Dans ces conditions, nous ne pouvons
dire que ceci : le De regressu contenait, sous une forme plus ou moins
longue, une exégèse des Oracles chaldaïques, analogue à celle que nous

1. Cf. P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident, p. 167-168.


2. Cf. p. 460.
3. H. Dôrrie, Porphyrios' Symmikta Zetemata, p. 161-165. Dans un récent
article, Das fünffach gestufte Mysterium. Der Aufstieg der Seele bei Porphyrios und
Ambrosius, dans Mullus, Festschrift Th. Klauser, 1964, p. 86, n. 45, H. Dôrrie
écrit : « Auf Grand obiger Ambrosius-Stelle (De Isaac II 49 : suasorius sermo)
ist nun der Schluss erlaubt, dass diese Ιεροί λόγοι solche sermones suasorii
waren, durch welche die Seele bis zur Entrückung emporgehoben wurde. »
Mais il pense maintenant reconnaître ces « discours sacrés » dans le περί τοϋ γνώθι
σεαυτόν. Cela me paraît assez hypothétique. Je pense revenir bientôt sur ce
problème.
4. Cf. J. Bidez, Vie de Porphyre, p. 27*-44*.
5. Cf. P. Courcelle, Les lettres grecques, p. 226-235.
6. Cf. mon article, Citations de Porphyre chez Augustin, dans Revue des études
augustiniennes, t. VI, i960, p. 211-214 et 235-237.
PORPHYRE ET AUGUSTIN 477
avons rencontrée chez Victorinus et chez Synésius. Mais rien ne nous
permet de dire que le De regressu soit la seule source de Victorinus et de
Synésius.
Dans le livre X de la Cité de Dieu, saint Augustin trouve la doctrine
de Porphyre obscure et incompréhensible. Dans son grand traité de la
Trinité, il ne l’utilise pas, sauf peut-être dans le passage du livre IX où
il cherche à expliquer pourquoi l’amour n’est pas engendré dans l’âme :
« Il y a un désir qui précède la génération spirituelle dans l’âme : c’est
parce qu’il cherche et trouve ce que nous voulons connaître, que naît la connais­
sance, c’est-à-dire ce que l’âme engendre 4. »
Nous trouvons ici un schéma tout à fait analogue à celui de Synésius :
c’est le désir ou la volonté qui précède et provoque la génération de la
pensée 1 2. Toutefois Augustin ne développe pas plus loin cette notion et
il ne l’intègre pas d’une manière définitive à sa doctrine trinitaire.
D’une manière générale, la théologie trinitaire d’Augustin est profon­
dément différente de celle de Victorinus et de Synésius 34567. Le seul point
commun qui se puisse reconnaître entre Victorinus et Augustin, c’est la
définition de la substantialité spirituelle comme implication réciproque
de l’être, de la vie et de la pensée4. Encore cette triade ne joue-t-elle
aucun rôle dans la théorie augustinienne des personnes divines 5. Victo­
rinus conçoit la génération comme une manifestation hors d’un état de
préexistence, comme une autodéfinition. Augustin, tout au contraire,
ramène la génération à une pure relation, sans aucun passage de la
puissance à l’acte. Nulle trace chez Augustin d’un déploiement de la
monade en triade, d’un mouvement de procession et de conversion, d’un
état féminin et d’un état masculin. Augustin a rejeté le schème trinitaire
que Victorinus et Synésius avaient emprunté à Porphyre. Et il a ignoré
la théologie trinitaire de Victorinus ou renoncé à l’utiliser e.
Il n’en est pas moins vrai que l’on peut reconnaître dans la théologie
trinitaire augustinienne certains schèmes qui proviennent de Porphyre,
l’unité de l’être, de la vie et de la pensée7, par exemple ou encore, vrai­

1. Augustin, De trin., IX, 12, 18 : « Partum ergo mentis antecedit appetitus


quidam, quo id quod nosse volumus quaerendo et inveniendo, nascitur proles
ipsa notitia. »
2. Cf. p. 472-474·
3. Sur ce qui suit, cf. mon article, Lïmage de la Trinité dans l’âme chez Victo­
rinus et chez saint Augustin, dans Studia Patristica, t. VI (T.U., t. 81), p. 409-
442.
4. Cf. De trin., X, 11, 18; Conf., XIII, n, 12; De trin., VI, 10, 11 et X, 10, 13.
5. La mémoire, l’intelligence, la volonté sont consubstantielles parce qu’elles
sont substance, vie, pensée : chacun des termes est « substance, vie, pensée »,
et les trois termes ne sont qu’une substance, une vie, une pensée, De trin., X, 11,
8; Conf., XIII, 11, 12.
6. Cf. R. Schmid, Marius Victorinus und seine Beziehungen zu Augustin, Kiel,
1895 ; mon article L’image de la Trinité, p. 432-433.
7. Cf. n. 4.
478 LE PORPHYRE DE VICTORINUS
semblablement, la triade substance-forme-ordrex. Mais ces schèmes
sont toujours utilisés au niveau de l’être créé ou de l’âme, ils ne sont jamais
appliqués directement et immédiatement à la réalité divine. Ils ne peuvent
servir, comme chez Victorinus et chez Synésius, à décrire directement les
hypostases divines et le processus de la génération éternelle du Fils. Ils
permettent seulement une exploration de la vie de l’âme, miroir de la
Trinité. Il est difficile de dire si Augustin, connaissant le « Porphyre »
utilisé par Victorinus et Synésius, n’en a retenu que certains schèmes
applicables à ses recherches trinitaires, tout en laissant entièrement de
côté ses aspects mythiques et théogoniques, ou bien si Augustin a utilisé
un « Porphyre » tout différent, c’est-à-dire des œuvres d’un tout autre
genre que celles dont nous retrouvons la trace chez Victorinus et Synésius.
Quoiqu’il en soit, une distance immense sépare Augustin de Victorinus
et de Synésius : pour ceux-ci, la théologie trinitaire est un discours,
théogonique, pour Augustin, elle est un exercice spirituel du moi qui
découvre l’image de la Trinité dans le retour de l’âme sur elle-même 1 2.

1. Cf. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, p. 32-34.


2. Cf. P. Hadot, L’image de la Trinité, p. 440-442.
CONCLUSION
I

Dans la perspective d’une exégèse de l’œuvre de Victorinus, la pré­


sente étude n’est qu’une démarche préliminaire. Il s’agissait tout d’abord
de reconnaître les « corps étrangers » que Victorinus a plus ou moins bien
intégrés à sa synthèse théologique. Ces structures conceptuelles —
exprimées d’ailleurs dans des formes littéraires bien délimitées — corres­
pondaient à des problématiques très différentes de la problématique
propre à la querelle arienne dans laquelle se situe l’œuvre théologique
de Victorinus. Une nouvelle recherche reste maintenant à entreprendre.
Il faudra analyser cette fois la manière dont Victorinus a mis au service
de la théologie trinitaire chrétienne le matériel conceptuel et les struc­
tures de pensée que lui fournissait Porphyre. Il nous faudra donc com­
prendre comment Victorinus a composé son œuvre. Il faudra également
chercher à expliquer comment a été rendue possible cette rencontre
entre deux problématiques aussi différentes que celle de Porphyre et
celle de la dogmatique chrétienne. Le fait même que Victorinus ait
utilisé la philosophie porphyrienne a une importance historique consi­
dérable. Sans doute, la théologie alexandrine avait-elle déjà, dans les
siècles précédents, fait de nombreux emprunts à la philosophie hellénis­
tique. Mais Porphyre était considéré comme un ennemi déclaré du chris­
tianisme et un Eusèbe de Césarée, qui avait parlé sans hostilité de Numé­
nius et de Plotin, avait dirigé toute sa Préparation évangélique contre
Porphyre. L’attitude de Victorinus demande à être expliquée. Elle
suppose en tout cas une évolution des esprits qui aboutira à la mentalité
du milieu de Milan, dont les représentants principaux seront Ambroise,
Simplicianus et, peut-être, Calcidius : Plotin et Porphyre y seront en
honneur à côté de Philon et d’Origène. L’énigme que constitue l’œuvre
482 CONCLUSION
de Victorinus est encore bien loin d’être parfaitement expliquée. Mais
du moins j’espère, grâce à la présente recherche, avoir apporté quelques
éléments de solution.

II

Ce sont surtout des aspects insoupçonnés de la doctrine de Porphyre


que notre présente recherche a dégagés. Par là même l’histoire du néopla­
tonisme postplotinien se dessine mieux, et la place que Porphyre y
tient se précise considérablement. Déjà les travaux de W. Theiler \
de R. Beutler 12 et de H. Dôrrie3 avaient sensiblement corrigé l’image
classique et erronée d’un Porphyre, simple vulgarisateur de Plotin,
sans influence appréciable sur l’évolution du néoplatonisme grec4.
Grâce aux éléments que nous fournit Victorinus, nous comprenons
mieux maintenant tout ce qui, dans toute une partie de son œuvre,
sépare Porphyre de Plotin et nous comprenons plus clairement la pro­
blématique à laquelle répondent Proclus et Damascius.
On peut dire en effet que tout le néoplatonisme, de Jamblique à
Damascius, est né du problème que Porphyre a posé en cherchant à
interpréter en termes plotiniens la « révélation » des Oracles chaldaïques.
Rédigés au IIe siècle, dans un milieu imbu des idées du moyen-plato­
nisme, les Oracles chaldaïques contenaient un platonisme encore forte­
ment teinté de stoïcisme. Au contraire, Plotin, qui enseigne au ine siècle,
avait renoncé à un certain nombre de positions du moyen platonisme.
C’est ainsi que les Oracles affirmaient que le premier Dieu avait en lui-
même une Puissance et un Intellect; pour eux le premier Dieu était
actif et contenait en lui la préexistence des réalités qui devaient être
produites par le Démiurge. Pour Plotin, au contraire, le premier Dieu
est absolument un et simple. Rien ne préexistait en lui; il donne ce
qu’il n’a pas, alors que le Dieu des Oracles communique ce qu’il possède
déjà. Les Oracles et Plotin représentent donc deux moments différents
de l’histoire du platonisme. Mais on pourrait presque dire que Por­
phyre réunit ces deux moments dans sa propre expérience. Venu
d’Athènes où il avait été le disciple de Longin, qui était encore un
« moyen platonicien », il ne sera l’élève de Plotin à Rome que pendant
six ans : peut-être n’aura-t-il pas le temps de comprendre toute la nou­

1. W. Theiler, Porphyrios und Augustin, Halle, 1933.


2. R. Beutler, art. Porphyrios dans Paulys Realencyclopadie, t. XXII, 1, 175-
3Σ3·
3- H. Dôrrie, Porphyrios’ Symmikta Zetemata, München, 1959.
4. Sur ce point, K. Praechter, Richtungen und Schulen im Neuplatonismus,
dans Genethliakon C. Roberts, 1910, p. 100-155, en insistant avec raison sur
l’importance de Jamblique dans la formation du néoplatonisme postérieur, a
minimisé pourtant beaucoup trop l’influence réelle de Porphyre.
LE ROLE DE PORPHYRE 483
veauté de la doctrine plotinienne. Il peut avoir eu l’impression que
Plotin et les Oracles enseignaient la même chose sous des formules diffé­
rentes. D’ailleurs il y avait une parenté profonde entre les Oracles et
les dogmes de Numénius. Or Plotin n’avait-il pas été accusé de n’être
qu’un plagiaire de Numénius 12?
Effectivement, ce sont les points de la doctrine plotinienne qui restent
proches de l’enseignement de Numénius que Porphyre développera
et reprendra, non sans gauchissement, pour commenter les Oracles.
En termes plotiniens, il s’agissait en effet, si les Oracles affirmaient une
préexistence de la Puissance et de l’intellect au sein du premier Dieu,
d’expliquer comment l’intelligence pouvait préexister dans l’Un. C’est
bien ainsi que Porphyre pose le problème. Notamment il identifie la
triade Père-Puissance-Intellect à la triade être-vie-pensée, précisément
parce que Plotin concevait l’intelligence comme l’unité de l’être, de
la vie et de la pensée. Le problème de la préexistence de la Puissance
et de l’intellect au sein de Dieu devient donc celui de la préexistence
de la vie et de la pensée au sein de l’Un. La solution consiste à distinguer
deux états de l’intelligence, un état transcendant selon lequel elle coïncide
avec l’Un, un état de déploiement selon lequel elle se distingue de lui,
c’est-à-dire un état de repos dans lequel vie et pensée sont confondues
dans l’être, un état de mouvement dans lequel elles se posent et s’engen­
drent par leur propre mouvement, en constituant ainsi la seconde hypos­
tase, ou encore, selon les données de notre groupe III, un état d’inté­
riorité selon lequel la forme-connaissance résulte immédiatement de
l’agir divin, un état d’extériorité selon lequel elle entre en relation avec
elle-même. Or la doctrine des deux états de l’intelligence, qui corres­
pondait chez Numénius à la distinction entre le premier et le second
Dieu, avait été acceptée un moment par Plotin. Et si par la suite il avait
refusé de distinguer ces deux aspects comme deux hypostases a, il les
avait pourtant maintenus dans l’intelligence. C’est ainsi qu’il affirmait
que l’intelligence peut atteindre l’Un, par ce qu’il y a en elle de pur et
de primitif, par ce qui en elle n’est pas Intelligence, par ce qui en elle
est Intelligence aimante, c’est-à-dire dans l’état selon lequel elle ne
pense pas. A cette Intelligence, portée au sommet et à l’origine d’elle-
même, l’Un lui-même apparaît comme l’intelligence « intérieure », ou
comme l’intelligence « qui est dans l’Un sans être Intelligence 3 ». D’ail­
leurs les premiers traités de Plotin avaient concédé l’existence dans l’Un
de quelque chose qui correspondait à une activité intellectuelle4, et

1. Porphyre, Vita Plotini, 17, i.


2. Cf. p. 429.
3. Cf. p. 134, n· 3·
4. Enn., V, 4 [7] 2, 16-20.
484 CONCLUSION

notamment une conversion vers soi x. Et Plotin avait aussi envisagé


l’hypothèse selon laquelle l’Un aurait été une pensée qui ne pense pas,
c’est-à-dire absolue 12. Cet ensemble de notations plotiniennes a pu inciter
Porphyre à élaborer la théorie des deux Intelligences que nous avons
analysée au cours de notre étude. Mais, ce faisant, Porphyre a développé
et transformé la doctrine plotinienne. Chez Plotin en effet les allusions
à deux états de l’intelligence ne sont jamais destinées à expliquer la
génération de l’intelligence, mais à faire comprendre comment l’intel­
ligence peut connaître l’Un. Chez Porphyre, au contraire, il s’agit de
montrer que l’intelligence préexiste dans l’Un avant de se distinguer
de lui. Si l’Un-Étant est engendré par le premier Un, c’est que ce qui
dans l’Un-Étant est purement Un coïncide avec le premier Un. La géné­
ration est manifestation et extériorisation. Chez Plotin, l’Un produit
à la suite de lui-même, par mode de surabondance, d’émanation, d’acte
dérivé, une réalité informe qui se constitue comme Intelligence en se
retournant vers son générateur. Chez Porphyre, l’Un est déjà Intel­
ligence sous un mode transcendant par son agir même ; cette Intelligence
s’engendre elle-même en se pensant comme Intelligence. Elle se retourne
elle aussi, mais vers la forme transcendante qu’elle avait au sein de l’Un.
Plus hérétique encore, par rapport au plotinisme, est l’identification
porphyrienne entre l’Un et l’être qui sert à résoudre le même problème.
Cette fois le premier Un devient l’idée du second Un, sa préexistence,
son être et, puisque le second Un est l’Étant, le premier Un devient
l’Être absolu, conçu comme un pur agir qui engendre la forme. Plotin,
sans doute, n’avait pas hésité à concevoir l’Un comme une activité pure 34,
sans sujet, mais il aurait radicalement refusé d’identifier le Principe
avec une activité d’être, tout spécialement à cause de la continuité que
la notion d’être introduit entre le premier et le second Principes.
De Jamblique à Damascius, le néoplatonisme postérieur a reçu de
Porphyre la problématique à laquelle il s’efforce de répondre : concilier
la lettre des Oracles et l’esprit du plotinisme. Il a également adopté la
solution de Porphyre, mais il l’a transportée à un niveau inférieur à celui
où Porphyre l’avait placéei. Alors que chez Porphyre elle servait à
expliquer la génération de l’Un-Étant par le premier Un, elle sert, chez
Jamblique et ses successeurs, à expliquer l’autogénération de l’Un-
Étant, c’est-à-dire le passage de l’Un à l’Étant dans la totalité Un-Étant.
Mais, à part cette différence, fondamentale il est vrai, toutes les struc­
tures conceptuelles porphyriennes se retrouvent chez les néoplatoniciens
postérieurs. L’Un — dans la totalité Un-Étant — est le principe, l’idée,

1. Enn., V, i [io] 6, 18 et 7, 5.
2. Cf. p. 123.
3. Cf. p. 375.
4. Cf. p. 265 et 272.
LA TRANSPOSITION DU STOÏCISME 485
l’être de l’Étant et ainsi chaque chose préexiste à elle-même en son unité
ou existence ou être primitif et déploie cette idée transcendante en une
substance concrète. Ce déploiement se fait sous une forme triadique,
selon les trois moments du repos, de la sortie de soi et du retour à soi,
qui correspondent respectivement à l’être, à la vie et à la pensée. Ces
moments du passage de l’Un à l’Étant, de l’existence à la substance,
sont intérieurs les uns aux autres, et ne se distinguent que par la pré­
dominance d’un aspect sur les autres. La génération n’est donc que la
manifestation d’une réalité préexistante, donc elle est une autogéné­
ration. Ces structures conceptuelles porphyriennes proviennent, nous
l’avons vu tout au long de notre étude, d’une transposition et transfor­
mation de la physique stoïcienne en une métaphysique de la réalité
intelligible. Grâce à Porphyre ce « renversement » du stoïcisme a pénétré
tout le néoplatonisme jusqu’à Damascius. C’est un phénomène extrême­
ment important qui orientera toute l’histoire ultérieure de la philosophie,
sur lequel il nous faut maintenant insister.

III

La transposition platonicienne du stoïcisme avait commencé bien


avant Porphyre. Le rôle joué par Antiochus d’Ascalon 1 dans ce processus
est bien connu. Mais Porphyre semble avoir été le premier platonicien
à opérer cette transposition d’une manière systématique et consciente.
Ammonius et Numénius avaient utilisé la théorie stoïcienne du mélange
total pour décrire les caractéristiques de la réalité incorporelle et intel­
ligible 2. Plotin s’était fait l’héritier de cette démarche de pensée. L’image
de la raison spermatique lui servit très fréquemment à illustrer sa doc­
trine concernant l’intériorité réciproque des parties du monde intel­
ligible. E. Bréhier a souvent insisté sur ce point3. Mais, comme l’a bien
montré H. Dôrrie 4, à propos de la doctrine porphyrienne des rapports
entre l’âme et le corps, le génie de Porphyre a consisté à reconnaître
les points de contact entre le monisme transcendant du plotinisme et le
monisme matérialiste des stoïciens. Porphyre a choisi très habilement
ces points de contact, afin de donner l’impression qu’il n’y avait qu’un
pas à franchir de la physique stoïcienne à la métaphysique néoplatoni-

1. Cicéron, Acad., I, 12, 43.


2. Cf. E. R. Dodds, Numénius and Ammonius, dans Sources de Plotin, p. 23 et
25; H. Dôrrie, Porphyrios’ Symmikta Zetemata, p. 54; W. Theiler, Ammonios
und Porphyrios, dans Porphyre (Entretiens sur l’Antiquité classique, t. XII), p. 105.
3. Par exemple, E. Bréhier, Études de philosophie antique, Paris, 1955, p. 156,
4. H. Dôrrie, Porphyrios’ Symmikta Zetemata, p. 160,
486 CONCLUSION

cienne. Il a donc osé appliquer aux objets transcendants un mode de


considération et un matériel conceptuel que les Stoïciens réservaient
aux êtres physiques. Cette transposition prend deux aspects principaux :
d’une part, la substance intelligible est décrite à l’aide des notions que
les Stoïciens appliquaient à la substance physique; d’autre part, les
« incorporels » des Stoïciens, qui ne jouissaient, dans leur système, que
d’un statut ontologique inférieur, sont promus au rang de réalités trans­
cendantes.
H. Dôrrie a déjà montré excellemment comment la théorie porphyrienne
du « mélange » de l’âme et du corps utilise la théorie stoïcienne des
mélanges. La présente étude nous a permis de rencontrer de nom­
breux autres cas, dans lesquels Porphyre conçoit la réalité intelligible
en utilisant un « modèle » stoïcien originellement destiné à décrire la
réalité corporelle. La théorie de la définition, telle qu’on la trouve exposée
dans VIsagoge, suppose, elle aussi, la théorie stoïcienne des mélanges.
Alors que l’accident n’est que « juxtaposé » au sujet, puisqu’il peut dis­
paraître sans entraîner la disparition du sujet, les parties de l’essence
sont « combinées », puisque leur séparation entraînerait la disparition
de l’essence *. Nous avons vu 123 que Porphyre, dans son commentaire
Sur le Parménide, n’hésitait pas à appliquer ces notions à l’Un-Étant.
L’Un et l’Étant formaient dans la totalité Un-Étant une « combinaison »
analogue à celle qui lie les parties de l’essence et cette combinaison
aboutissait à une individualité ou propriété nouvelle, conformément à
la théorie stoïcienne de l’individualité, telle qu’on la trouve exposée
dans Ylsagoge*. D’autre part, la description de la triade intelligible
utilise, nous l’avons longuement montré 4, les structures conceptuelles
que les Stoïciens appliquaient à la substance corporelle. Les genres qui
constituent la substance intelligible se compénètrent totalement, comme
la substance et la qualité, et ne se distinguent que par prédominance.
Surtout, la nécessité interne, par laquelle la substance intelligible doit
sortir de soi pour revenir à soi, correspond à la nécessité du mouvement
tonique, grâce auquel la substance corporelle des Stoïciens se dilate,
pour croître et se déterminer, et se contracte pour conserver son être
et son unité. Substance et qualité, être et détermination, apparaissent
ainsi comme les résultats d’un unique mouvement qui peut se tourner
vers l’intérieur ou vers l’extérieur. L’être, premier moment de la consti­
tution de la substance intelligible, peut se définir ainsi comme un mouve­
ment tourné vers soi.
Autre aspect de cette transposition : les « incorporels » stoïciens devien­

1. Cf. p. 109.
2. Cf. p. 130.
3. Cf. p. 131.
4. Cf. p. 225-246.
LA TRANSPOSITION DU STOÏCISME 487
nent des « incorporels » néoplatoniciens, c’est-à-dire des réalités intel­
ligibles et transcendantes. Nous avons vu 1 que la classification stoïcienne
des νοούμενα, c’est-à-dire des notions ou objets de pensée, opposait
tout d’abord le -ri et le ούτι, c’est-à-dire d’une part la pensée la plus indé­
terminée, mais ouverte à un contenu concret, et la pensée vide, mais
permettant d’imaginer de pseudo-réalités. Le τί était un genre qui
embrassait les étants et les non-étants. Porphyre transpose cette classifi­
cation dans un registre platonicien. Elle devient donc une classification
de réalités. C’est alors le Non-Étant au-dessus de l’Étant qui vient rem­
placer le τί pour s’opposer au Non-Étant absolu qui tient la place de
Γοδτι. Le Non-Étant au-dessus de l’Étant est principe aussi bien des
étants que des non-étants. Plus intéressante encore, la transposition
grâce à laquelle l’incorporel stoïcien qu’était l’agir, devient, dans une
perspective platonicienne, le principe de la forme et de la substance 2.
Nous avons vu comment certains Stoïciens, comme Antipater, préten­
daient que la corporéité pouvait résulter de l’activité qui consiste à être
corporel. Il aurait pu sembler paradoxal que, dans une perspective
stoïcienne, la corporéité soit produite par l’activité incorporelle, simple
prédicat d’un corps. Nous avons pensé que ce paradoxe s’expliquait
peut-être par la notion de mouvement tonique, conçu comme activité
principe de la substance. Mais surtout, nous avons constaté que la doc­
trine porphyrienne, attestée chez Victorinus, selon laquelle le « vivre »
est principe de la vie, 1’ « être », principe de l’étant, et d’une manière
générale, 1’ « agir », principe de la forme et de la substantialité, ne pouvait
s’expliquer autrement que par une transposition du stoïcisme, selon
laquelle le prédicat « incorporel », qu’était 1’ « agir », attribut du corps
pour les Stoïciens, devenait, pour Porphyre, et conformément au plato­
nisme, prédicat hypostasié, donc Idée et principe subsistant. Ce renver­
sement du stoïcisme éclaire, nous le verrons, toute l’histoire de la notion
d’être et d’existence.
Cette transposition du stoïcisme par Porphyre a une signification
historique considérable. Tout d’abord, elle réduit à ses justes propor­
tions le prétendu matérialisme stoïcien. Pour que la doctrine stoïcienne
de la substance corporelle puisse se transposer ainsi dans une philosophie
platonicienne, il fallait qu’elle comportât déjà certains éléments d’« imma­
térialisme ». A vrai dire, la théorie du mélange total constituait un para­
doxe par rapport aux modalités généralement admises de la réalité
matérielle. D’autre part, V. Goldschmidt3 a bien montré comment la
théorie stoïcienne des incorporels avait conservé une part de platonisme
en reconnaissant aux prédicats et aux notions un statut de quasi-existence.

1. Cf. p. 175.
2. Cf. p. 363-367.
3. V. Goldschmidt, Le système stoïcien, p. 18.
488 CONCLUSION

En second lieu, si l’on reconnaît cet élément stoïcien dans la synthèse


néoplatonicienne, on ne concevra pas le néoplatonisme comme un pur
idéalisme, dans lequel tout ne serait que fonction des lois immanentes
de la pensée; c’est bien plutôt une métaphysique, au sens d’une physique
transcendante, projetant dans un monde intelligible des schémas élaborés
primitivement pour concevoir la réalité corporelle. En troisième lieu,
il faut reconnaître que cette transposition platonicienne du stoïcisme
provoque une transformation totale des modes de pensée de la philo­
sophie antique et rend possible l’univers spirituel dans lequel se dévelop­
pera la philosophie moderne jusqu’à Hegel. En effet, la substance stoï­
cienne était douée du mouvement tonique, elle se posait donc elle-même
par son propre mouvement. Transposée dans le monde intelligible,
une telle conception a pour résultat de douer la substance intelligible,
c’est-à-dire les genres suprêmes, les idées, d’un mouvement automoteur.
Nous avons vu 1 comment, selon les directions du mouvement d’auto­
position, la substance se réduit à l’être, ou sort d’elle-même comme vie,
pour revenir à elle-même comme intelligence. Ce sont donc les directions
d’un seul et même mouvement qui ont pour résultat les variations dans
le contenu intelligible. Ce mouvement, cette vie de l’intelligible distingue
radicalement l’univers néoplatonicien de l’univers platonicien ou aristo­
télicien. Les historiens de la philosophie qui veulent trouver dans
l’Ancienne Académie ou dans Aristote le néoplatonisme déjà réalisé
n’ont pas suffisamment remarqué cette transformation profonde subie
par le platonisme dans le néoplatonisme. Surtout cette transposition
du stoïcisme a permis l’élaboration de la notion de dynamisme de l’esprit.
Tout spécialement, en concevant la substance intelligible comme inté­
rieure à elle-même et douée d’un mouvement d’autodétermination, le
néoplatonisme a entrevu l’immanence de l’infini dans la vie spirituelle,
la transcendance du mouvement de l’esprit sur les déterminations qu’il
engendre. Il a donc été la condition historique préalable, qui a permis
le développement de la pensée d’un Nicolas de Cuse, d’un Schelling
ou d’un Hegel.

IV

La distinction entre l’être et l’étant, proposée par Porphyre, repré­


sente un tournant dans l’histoire de l’ontologie. Pour la première fois,
dans l’histoire de la pensée, le verbe « être » est conçu comme désignant
une activité, et cette activité pure est identifiée à la Cause première.
L’être représente le maximum d’activité, le maximum de simplicité et

i. Cf. p. 227-232 et 285.


L’ÊTRE ET L’ÉTANT 489
le maximum d’indétermination. Ici, nous sommes en présence d’une
transposition platonicienne du stoïcisme, mais aussi de l’aristotélisme.
La transposition du stoïcisme renverse le rapport que celui-ci avait
établi entre ΰπαρξις et ύπόστασις. Pour les Stoïciens, la substance repré­
sentait la plénitude ontologique, Ι’ΰπαρξις ne possédait qu’une quasi-
réalité, parce qu’elle appartenait à l’ordre du prédicat, c’est-à-dire à
l’ordre de l’incorporel, du temporel et de l’événementiel *. Chez Por­
phyre, le prédicat stoïcien redevient un prédicat platonicien, c’est-à-dire
l’idée à laquelle participent les substances ou les sujets, ί’δπαρξις devient
alors le principe transcendant, la préexistence, à partir de laquelle se
constitue la substance, qui n’a plus alors qu’une réalité dérivée. Mais
Ι’δπαρξις garde le caractère d’actualité qu’elle possédait dans le système
stoïcien. D’où le paradoxe d’un είναι qui est à la fois l’idée de l’Étant
et un agir pur.
La transposition de l’aristotélisme consiste à donner un sens plato­
nicien à l’opposition aristotélicienne entre l’être-de-la-chose et la chose

i. Chez Aristote, ύπάρχειν signifie le fait d’être prédicat, d’appartenir à un


sujet. Le terme a le même sens chez les Stoïciens, si l’on examine bien deux
textes de l’École où il est mis en opposition avec ύφιστάναι. r° Chrysippe, dans
Arius Didyme, 26 (Doxographi Graeci, p. 461, 32, Diels) : « Le présent
υπάρχει μόνον tandis que le passé et le futur subsistent. De la même manière,
on dit que les attributs (κατηγορήματα) ύπάρχειν, s’ils adviennent effectivement
au sujet; par exemple, le fait de se promener ύπάρχει pour moi, quand je me
promène, mais non, lorsque je suis assis ou couché. » Sextus Empiricus (Pyrrh.
hyp., II, 80), critiquant les Dogmatiques, c’est-à-dire les Stoïciens, note que pour
eux la vérité est ανύπαρκτον et le vrai άνυπόστατον. — Dans le cas du présent
comme de la vérité, on pourrait traduire ύπάρχειν par exister : le présent existe
seulement, tandis que le passé et le futur subsistent; les attributs n’existent que
lorsqu’ils adviennent effectivement au sujet; de même la vérité est sans existence
et le vrai est sans substance. Mais cette notion d’existence reste obscure si l’on
ne reconnaît pas qu’elle s’identifie pour les Stoïciens à la notion de prédicat
actuel. Ceci est particulièrement clair, dans le cas du vrai et de la vérité. On com­
prend en effet que le vrai soit sans substance, parce qu’il n’est pour les Stoïciens
qu’une proposition isolée, donc un « exprimable » et un incorporel, tandis que
la vérité est un corps, manière d’être du principe hégémonique qui est lui-même
un corps. Mais on ne comprendra pas très bien pourquoi la vérité est sans exis­
tence. Si au contraire on entend ύπάρχειν au sens d’« être un prédicat actuel »,
on comprendra mieux le sens de l’opposition; le vrai est sans substance, parce
qu’il n’est qu’un incorporel et un exprimable, la vérité au contraire est « non-
attribuée », elle n’est pas un prédicat actuel, précisément parce qu’elle est un
corps, donc un sujet. De la même manière, le présent n’est qu’un prédicat actuel,
c’est-à-dire « ce qui advient effectivement actuellement », l’événement actuel qui
ce rapporte au sujet que je suis. Le passé et le futur ne se rapportent pas à moi,
ils constituent l’ensemble de la série des causes, le destin, ils sont donc sujet et
substance. J’adopte sur ce point l’interprétation de É. Bréhier, La théorie des
incorporels, Paris, 1962, p. 58-59, de préférence à celle de V. Goldschmidt, Le
système stoïcien, p. 37. Voir également H. Dôrrie, 'Υπόστάσις (Nachr. d. Akad. d.
Wiss. Gôttingen, Phil.-Hist. Kl., 1955, 3), p. 51-54 et p. 63. Les énoncés et les
événements sont pour les Stoïciens des incorporels, parce qu’ils sont des pré­
dicats se rapportant à un sujet. Ε’ύπάρχειν appartient donc à l’ordre de l’incorporel,
de l’événement et de l’actuel.
490 CONCLUSION
elle-même. Chez Aristote, cette opposition correspondait à une distinc­
tion entre le concept de la chose et sa réalité concrète. Pour un platonicien,
cette opposition prend le sens d’une distinction entre l’idée de la chose
et la chose elle-même. Dans l’Étant, on distinguera donc le prédicat
« est » qui définit l’essence de l’Étant, et on en fera l’idée de l’Étant, idée
qui ne sera autre que l’Être pur, absolument simple et indéterminé.
L’originalité de la doctrine ontologique de Porphyre, c’est identifier
1’ύπαρξις avec 1’εϊναι μόνον, c’est-à-dire d’identifier l’activité d’être, le
« verbe » être, avec l’essence pure, prise en son indétermination la plus
absolue. Nous retrouvons ici encore les conséquences de la transposition
du stoïcisme : l’essence, réduite à l’universalité absolue, à la simplicité
totale et à l’indétermination la plus complète, n’est plus qu’une sorte
de mouvement pur, générateur de forme. Il n’y a donc pas, dans l’onto­
logie porphyrienne, de distinction entre l’existence et l’essence. L’être
est indissolublement agir et idée. L’opposition fondamentale est ici
celle qui s’établit entre l’être, agir sans sujet, et l’étant, qui est le premier
sujet, la première forme, résultant de l’être. L’être-infinitif est, pour la
première fois dans l’histoire de la philosophie, clairement distingué de
l’être-participe.
Il est difficile de suivre le cheminement historique de la distinction
entre l’Être et l’Étant. Il semble bien qu’elle soit parvenue au Moyen Age
par l’intermédiaire de Boèce L On sait en effet que se demandant dans
le De Hebdomadibus comment les étants particuliers peuvent être bons
par leur être même sans pour autant être le Bien subsistant12, Boèce
introduit, pour résoudre ce problème, une distinction entre l’ew et le
quod est3. Certains aspects de cette distinction font penser tout d’abord
qu’elle correspond à la distinction aristotélicienne entre 1’εΐναι έκάστω et
Γεκαστος, c’est-à-dire entre l’être de la chose (sa quiddité) et la chose

1. P. Hadot, La distinction de l’être et de l’étant dans le « De Hebdomadibus »


de Boèce (Miscellanea Mediaevalia, 2, Berlin, 1963, p. 147-153) et Annuaire de
l’École pratique des Hautes Études, 5e section, année 1964-1965, Paris, 1965,
p. 126-128.
2. Boèce, De Hebdomadibus, 2-4, Stewart-Rand : « Modum quo substantiae
in eo quod sint bonae sint, cum non sint substantialia bona. » Nous ignorons
jusqu’à maintenant l’origine de ce problème. Si saint Augustin affirme que les
étants sont bons, en tant qu’ils sont, il ne pose pas le problème de leur identité
avec le Bien en soi. Jusqu’ici je n’ai trouvé le problème clairement formulé que
chez Plotin, Enn., VI, 7 [38] 18, 1 et sqq., notamment 18, 37 : άρ’ οδν ενυπάρχει
τη ούσία αύτών τό άγαθόν; cf. également VI, 2 [43] J7> 3 · bien φΰ est dans
les étants n’est ni le Bien premier, ni une qualité postérieure à l’essence; mais
le bien qui est dans l’étant est l’acte de l’étant qui se dirige vers l’Un et vers le
Bien en soi; c’est sa vie et son mouvement. Si le problème est posé par Plotin,
la solution de ce problème n’est pas la même chez Plotin et chez Boèce. Nulle
trace chez Plotin, d’une distinction entre l’être et l’étant.
3. Boèce, De Hebd., 28-30 : « Diuersum est esse et id quod est; ipsum enim
esse nondum est, at uero quod est accepta essendi forma est atque consistit. »
L'ÊTRE ET L’ÉTANT 491
elle-même 4 Mais cette distinction est transposée dans une perspective
platonicienne, selon un mouvement de pensée que nous connaissons
bien 12. Nous reconnaissons en effet dans l’esse, tel que le décrit Boèce,
des traits qui correspondent à 1’εΐναι porphyrien. Il ne participe à rien
et ne se mêle à rien, il est donc esse solum, ni sujet ni prédicat34 56789. Il « n’est
pas encore 4 », c’est-à-dire qu’il n’est pas encore substance. Au contraire
l’étant participe à l’être, pour être 5, c’est-à-dire pour subsister, et l’étant
subsiste, est substance, lorsqu’une forme particulière vient s’ajouter à
l’être 6, pour le déterminer : l’étant est sujet-qui-est-qualifié par des
accidents7. D’autre part, l’être des choses a découlé de l’être divin8,
c’est-à-dire qu’il y a une identité originelle entre l’être des choses et l’être
divin9 : l’être des étants, premier moment de leur substance, vient

1. On comparera
Boèce, De Hebd., 45-48 : Simplicius, In Categ., p. 129, 19-24,
Kalbfleisch :
« Omne simplex esse suum et id Έτι δέ τών συνθέτων καί ένύλων τοΰτο
quod est unum habet. ίδιον τδ άλλα μέν αύτά είναι, άλλο δέ τό
Omni composito aliud est esse, aliud είναι αύτών... τά δέ άυλα είδη καί άσύν-
ipsum est. » θετά, ώς καί Αριστοτέλης άποδείκνυσιν,
ταΰτόν έχει τδ έκαστον καί τό έκάστω είναι.
2. Cf. ρ. 359 sq.
3. Boèce, De Hebd., 31-32 et 36-37 : « Ipsum esse nullo modo aliquo partici­
pat... Ipsum esse nihil aliud praeter se habet admixtum. » Comparer avec Victo­
rinus, § 23 : « Puris et solis ipsis quae sunt in eo quod est solum esse quod subsis­
tent. » Candidus, Ad. Viet., I, 2, 19 : « Exsistentia ipsum esse est et solum esse et
non in alio esse aut subiectum alterius, sed unum et solum ipsum esse. » Damas­
cius, Dub. et Sol., § 120, t. I, p. 312, 11, Ruelle : τδ είναι μόνον καθ’ αύτό.
L’esse primum, chez Victorinus, § 70 = Adv. Ar., IV, 19, 10 est inparticipatum
et sans prédicats : « Ut nec unum dici possit, nec solum. »
4. Boèce, De Hebd., 28-29 : « Ipsum enim esse nondum est. » Cf. Damascius,
§ I21,1.1, p. 312, 22 : αίτιον μέν της ούσίας, οΰπω δέ ούσία. Cf. ρ. 268, η. 4·
5. Boèce, De Hebd., 42-43 '· “ Id quod est participat eo quod est esse ut sit. »
Cf. <Porphyre>, In Parm., XII, 27 (et 33) : ού (sc. τοϋ είναι) μετασχόν τδ έν (sc.
l’Un-Étant) άλλο έξ αύτοΰ έχει έκκλινόμενον τδ είναι.
6. Boèce, De Hebd., 29-3° : “ At uero quod est accepta essendi forma est atque
consistit. » Cf. Victorinus, § 72 = Adv. Ar., IV, 19, 36 : < ôv est iam exsistens
cum fuerit eius quod est esse certa forma. » La forme s’ajoute à l’être pour le
déterminer et en faire un étant.
7. Cf. Victorinus, § 23 — Adv. Ar., I, 30, 24-26 : « Substantiam autem
subiectum cum his omnibus quae sunt accidentia in ipsa inseparabiliter exsisten­
tibus. » Candidus, Ad Viet., I, 2, 21 : « Substantia autem non esse solum habet,
sed et quale aliquid esse. »
8. Boèce, De Hebd., 124 : « Ipsum esse omnium rerum ex eo fluxit quod est
primum bonum» (et 98,120, 123, 133, 146, 152, 159). Ainsi l’être de l’étant est
dérivé (έκκλινόμενον) de l’être antérieur à l’étant, dans <Porphyre>, In Parm.,
XII, 28.
9. Est-elle explicitement affirmée par Boèce, De Hebd., 126-127 : « Ipsum
igitur eorum esse bonum est; tunc enim in eo (sc. in esse dei) » ? Mais je ne suis
pas sûr que Rand ait raison de préférer cette leçon à tunc enim in eo quod essent
non essent bona si a primo bono minime defluxissent attesté par d’autres manuscrits
(cf. E. K. Rand, Der dem Boethius zugeschriebene Traktat de fide catholica, dans
Jahrbücher für class. Philol., 26, Suppl., 1901, p. 450).
492 CONCLUSION

coïncider avec l’être pur qu’est Dieu. On peut donc en conclure que
l’être-de-la-chose, l’être de l’étant, c’est bien l’idée de l’étant, son « exis­
tence » ou préexistence, si l’on entend par là son être pur, son unité et
indétermination originelle, à partir desquelles sa substance se déploie.
Nous retrouvons donc chez Boèce l’opposition porphyrienne entre l’être
et l’étant. Elle inspire toute sa solution. Les étants sont bons dans leur
être, c’est-à-dire dans la partie d’eux-mêmes, originelle et transcendante,
qui a découlé de l’être divin, c’est-à-dire du Bien en soi. Mais ils ne sont
pas le Bien, parce qu’ils sont distincts de leur être originel par la forme
d’être qui les particularise et les fait subsister concrètementx. C’est
probablement par l’intermédiaire du néoplatonisme postérieur12 que
Boèce avait reçu cette distinction porphyrienne et c’est lui qui l’a trans­
mise au Moyen Age. Cette distinction recevra d’ailleurs les interprétations
les plus variées 3, souvent très éloignées de son sens originel.
Cette distinction entre l’être-infinitif et l’être-participe, surtout cette
identification entre l’être-infinitif et l’Absolu, ont ouvert les voies à la
problématique ontologique moderne. Heidegger lui-même « refuse
d’identifier Dieu et la Présence (selon son vocabulaire, l’Être) », de même
qu’il refuse d’identifier la conscience humaine avec cette Présence4.

1. Si l’être des étants ne dérivait pas de l’être divin, il ne pourrait être bon en
lui-même, parce que seul l’être divin est identique au Bien en son être même;
mais parce que l’être des étants est dérivé, c’est-à-dire distinct des étants, ceux-ci
ne sont pas le Bien subsistant, Boèce, De Hebd., 128-150.
2. On sait que Boèce a subi l’influence de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie
(cf. P. Courcelle, Les lettres grecques, p. 264-300) et d’Athènes (cf. J. Shiel,
Boethius’ commentaries on Aristotle, dans Mediaeval and Renaissance Studies, IV,
1958, p. 217-244). La source exacte du De Hebdomadibus reste à identifier.
3. Indépendamment des nombreuses allusions à la distinction de Yesse et du
quod est contenues dans les ouvrages philosophiques du Moyen Age, nous pos­
sédons cinq commentaires du De Hebdomadibus, 1. Dans la seconde moitié du
ixe siècle (vers 867-896), le commentaire de Jean Scot Erigène repris par Rémi
d’Auxerre (cf. E. K. Rand, Johannes Scottus, München, 1906, p. 50-56;M. Cap-
puyns, Le plus ancien commentaire des « Opuscula sacra » et son origine dans Recher­
ches de Théologie ancienne et médiévale, t. III, 1931, p. 237-272; E. K. Rand,
The supposed Commentary of John the Scot on the Opuscula Sacra of Boethius, dans
Revue néoscolastique de Philosophie, t. XXXVI, 1934, p. 67-77). 2· Dans la première
moitié du XIIe siècle, vers 1124-1137, le commentaire de Gilbert de la Porrée
(cf. N. M. Haring, The commentary of Gilbert of Poitiers on Boethius’ 'De Hebdo­
madibus’ dans Traditio, t. IX, 1953, p. 177-211). 3. Dans la première moitié du
XIIe siècle, également, vers 1135, le commentaire de Thierry de Chartres (cf.
N. M. Haring, Two Commentaries on Boethius De trinitate et De Hebdomadibus
by Thierry of Chartres, dans Archives d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen
Age, t. XXVII, i960, p. 65-136). 4. Dans la seconde moitié du xne siècle, vers
1160-1170, le commentaire de Clarembaud d’Arras (N. M. Haring, A Com­
mentary on Boethius De Hebdomadibus by Clarenbaldus of Arras, dans Pontifical
Institute of Mediaeval Studies, Studies and Texts. 1. Nine Mediaeval Thinkers,
1955, P- 1-21). 5. Auxme siècle, vers 1257-1258, le commentaire de saint Thomas
d’Aquin (In librum Boethii De Hebdomadibus expositio, éd. Parme, 1864, p. 339-
348).
4. Cf. A. de Waehlens, Phénoménologie et vérité, Paris, 1953, p. 166 et 160.
L'ÊTRE ET L’ÉTANT 493
Mais il est vrai que pour lui l’Être ou la Présence est transcendance par
rapport aux étants De ce point de vue, la conception porphyrienne d’un
acte d’être, transcendant toute détermination, concevable seulement
par une méthode négative, a eu une importance historique considérable.
Toute notre recherche a montré que cette doctrine n’est pas le produit
d’une transformation chrétienne du platonisme. Ce n’est pas Victorinus,
aux prises avec le dogme du consubstantiel, qui a été contraint de faire
violence à la pure pensée platonicienne, c’est Porphyre lui-même, exégète
du Parménide, qui, à partir même des principes du platonisme, est
parvenu à cette théologie négative de l’Être. Plus exactement, c’est la
transposition platonicienne de données stoïciennes et aristotéliciennes
qui a conduit la pensée humaine vers cette découverte de l’Être comme
actualité transcendante.

i. Cf. p. 28.
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION .................................................................................................................. II-4I


L’interprétation de C. Gore (11). — De G. Geiger (12-14).
— De R. Schmid (14-16). — De E. Benz (16-22). — De
P. Henry (22-24). — De W. Theiler (24-27). — De
G. Huber (27-29). — L’obscurité de Victorinus (30-31). —
Méthode exigée par les caractères de la composition litté­
raire antique (33-34). — « Quellenforschung » et compré­
hension (34-38). — Les structures conceptuelles (35-36). —
Plan de l’ouvrage (40-41).

PREMIÈRE PARTIE

PORPHYRE
SOURCE DES MORCEAUX NÉOPLATONICIENS
CONTENUS DANS L’ŒUVRE DE VICTORINUS

chapitre premier. — Les morceaux purement néoplatoni­


ciens dans l’œuvre théologique de Victorinus............ 45
1. « Principes » néoplatoniciens et « textes » néoplatoniciens........... 45
La synthèse théologique de Victorinus (45-48). — Les
incohérences : doctrinales (48-49), dans le plan des trai­
tés (50-62). — Leur explication : présence de développe­
ments purement philosophiques mal rattachés à l’ensem­
ble (62-67).
2. Les trois groupes de textes........................................................... 68
Le premier groupe (68). — Le second groupe (69-71). —
Le troisième groupe (72-73).
3. Les trois groupes de textes philosophiques supposent une
source grecque unique................................................................... 74
Les constantes doctrinales (74-75)· — Rapport avec la
synthèse théologique (75-76). — Le vocabulaire grec (76).
496 PORPHYRE ET VICTORINUS
chapitre n. — Porphyre source des morceaux néoplato­
niciens ................................................................................ 79
1. Le problème....................................................................................
2. La vraisemblance historique......................................................... 8o
Jamblique, maître du néoplatonisme oriental (80-81). —
Porphyre, maître du néoplatonisme occidental (81-86). —
Vestiges littéraires de son influence : Cornelius Labeo (82),
Tiberianus (83), Arnobe (83), Firmicus Maternus (83-85),
Calcidius (85), les œuvres profanes de Victorinus (85-86),
Macrobe (86).
3. Raisons doctrinales....................................................................... 86
Les structures conceptuelles porphyriennes (86-91). —
— L’opposition doctrinale entre Porphyre et Jamblique
(91-101) : notamment concernant la théorie des principes
premiers (95-98) et concernant la distinction entre « intel­
ligible » et « intellectuel » (98-101). — Les doctrines typi­
quement porphyriennes se retrouvent chez Victorinus
(98-102).
4. Victorinus et le commentaire de Porphyre a Sur le Parmé­
nide »............................................................................................. 102
Attribution à Porphyre des fragments de commentaire Sur
le Parménide contenus dans un palimpseste de Turin (103-
113) : même attitude de part et d’autre à l’égard des Oracles
chaldaïques (107-109), même utilisation de la doctrine
stoïcienne des mélanges (109-110), même renversement de
la perspective en passant du sensible à l’intelligible (1 ιο­
ί 12), même identification entre l’Un et l’Être (112), même
situation historique (113).
Analyse des fragments : fragment I (113-118), fragment II
(118-124), fragment UI (124), fragment IV (124-129),
fragment V (129-132), fragment VI (132-137). — Identité
des doctrines caractéristiques du commentaire avec celles
des textes néoplatoniciens de Victorinus(i4i-i43).

SECONDE PARTIE

LES THÈMES PORPHYRIENS

chapitre ni. — Dieu non-étant au-dessus de l’étant............ 147


1. Les modes des étants................................................................... 148
Les quatre modes des étants chez Victorinus (148), chez
Proclus (148-149). — Le schème sous-jacent (149-152) :
TABLE DES MATIÈRES 497
schèmes entrecroisés chez Platon et chez Aristote (150-
152). — Les éléments platoniciens (153-155). — La systé­
matisation ultérieure (155-163). — Le témoignage de
Sénèque (Epist., 58, 8 sq.) et le substrat stoïcien de la clas­
sification des étants (156-163). — Porphyre est le premier
commentateur à systématiser les données platoniciennes
(163-167).
2. Les modes des non-étants............................................................. 167
Les quatre modes des non-étants chez Victorinus (167). —
Origine des différents modes (168). — L’évolution de la
systématisation (169-170). — Les quatre modes chez
Porphyre (171).
3. Dieu au-dessus des étants et des non-étants................................ 171
La problématique traditionnelle : à quel rang des étants
faut-il ranger Dieu (171-173). — La transformation de
cette problématique après Plotin (173-174). — La théorie
porphyrienne du Dieu « non-étant au-dessus de l’étant » et
la transposition du stoïcisme (173-178).
4. Les niveaux noétiques de Tâme......................... 178
Les trois niveaux où l’âme peut se situer (178-179). —
L’âme, mère des choses supracélestes (180). — L’âme,
mère des choses sensibles (181-182). — Les trois niveaux
noétiques de l’âme : intelligible, rationnel, imaginatif (183-
189). — Le passage du plan intelligible au plan intellectuel
ou rationnel (190-196). — L’intelligence sensible (196-
200). — L’imagination de la matière (201-202). — L’âme et
la matière, substance et qualité (202-206).
5. La génération de l’Étant premier par le Non-étant au-dessus
de l’Étant...................................................................................... 206
La production du premier Étant par le Non-étant trans­
cendant (207-208). — La préexistence du premier Étant au
sein du Non-étant (208). — La notion de Pré-étant, dans
un texte hermétique (209). — Tableau de concordance entre
les modes des étants, les modes des non-étants, les niveaux
noétiques de l’âme, les modes de connaissance platoniciens
et aristotéliciens (210-211).

chapitre iv. — La triade intelligible : être, vie et pensée.... 213


1. Être, vie et pensée et les genres de l’Étant.................................... 214
Les genres du Sophiste (214-215). — Les genres de l’Étant
chez Plotin (215-222). — Les genres de l’Étant chez Por­
phyre et chez Victorinus (222-225).
498 PORPHYRE ET VICTORINUS
2. Être, vie et pensée et la transposition de l’ontologie stoïcienne.. 225
Le mouvement tonique (226). — La transposition de cette
notion dans la doctrine des deux états du mouvement chez
Victorinus (226-227). — Le mouvement tourné vers l’inté­
rieur, comme puissance et comme être (227-231). — Le
mouvement tourné vers l’extérieur, comme qualité, forme
et définition de l’être (231-232). — Le mouvement, comme
complément de la substance (232-234).
3. Être, vie et pensée et les trois moments de la vision................... 234
La comparaison chez Victorinus (234). — L’exemple de
la vision chez Plotin (234-235). — Mouvement tonique et
processus visuel chez les Stoïciens (235-237). — La trans­
position de cette doctrine chez Porphyre (237-239).
4. Prédominance et implication....................................................... 239
Le schème stoïcien du mélange total (239-240). — Indivi­
duation par prédominance (240-241). — Consubstantialité,
implication réciproque et distinction par prédominance
(242-244). — L’unité dynamique de l’être, de la vie et de
la pensée (244-246). — Être, vie et pensée sont des genres
et non des hypostases (245-246).

chapitre v. — L’Un et la triade intelligible............................. 247


1. Identité et altérité........................................................................ 247
Identité et altérité, comme genres premiers chez Platon et
chez Plotin (248). — Les modes possibles de mélange entre
identité et altérité (248-250). — Synonymie et homonymie
entre les étants (249-250). — L’étant, genre général des
étants (250). — Le rapport entre ce genre général et l’hypo­
stase « Étant » (250-251). — Le rapport entre l’étant et
l’Être (252). — Le mélange de l’identité et de l’altérité
chez Plutarque (253-254), chez Porphyre (254-255).
2. Problématique du « Parménide » et problématique des « Ora­
cles chaldaïques:'» L’Un et la triade intelligible..................... 255
L’Un et les genres chez Plotin (255-256). — La probléma­
tique issue du Parménide, 143 a : l’Un pris à part dans
l’Un-Étant (257). — Rapport de l’Un avec la triade être-
vie-pensée dans cette problématique (257). — La problé­
matique des Oracles chaldaïques : rapport entre le Père, sa
Puissance et son Intellect (258). — La doctrine de Porphyre :
identification entre l’Un suprême et le « Père » des Oracles
chaldaïques (258-259).
TABLE DES MATIÈRES 499
3. La triade intelligible : Être-vie-pensée et Père-Puissance-
Intellect .......................................................................................... 260
Les trois triades chaldaïques (260-262). — La systématisa­
tion de Proclus (262-263). — Porphyre avait déjà identifié
être-vie-pensée et Père-Puissance-Intellect (264-272). — La
place de la Vie dans l’exégèse porphyrienne des Oracles
(264-265). — Place de l’intellect dans cette exégèse (266-
267). — Identification entre le Père et l’être (267-272). —
Le témoignage de Damascius (268-271).
4. La structure du groupe II............................................................. 272
L’Un et le Père (273). — Le second Un (273-275). —
L’Un-Un et Ad-Ad (274). — La Vie (275). — L’ambiguïté
du moment féminin (276). — Le schème fondamental (277).
— Transformation de la problématique des genres de
l’étant (277). — La considération théogonique (278).
5. Le premier Un comme purement Un : la théologie négative... 278
La tradition de la théologie négative (279). — Les trois
voies chez Victorinus (279-283).
6. L’Un comme Être pur : théologie affirmative......................... 283
Les textes chez Victorinus (284). — L’être pur comme
mouvement immobile et la coïncidence des maxima (285-
286). — La théorie de la monade, mouvement immobile,
rapportée par Favonius Eulogius (286-287). — Le groupe
de notions : conservation de soi, béatitude, intelligence et
conversion vers soi (287-288). — Son origine stoïcienne
(288-289). — La transposition néoplatonicienne (289-294).
— Les notions de Pneuma et de Logos (294-297).
7. La manifestation du second Un : vie, volonté et généra­
tion .............................................................................................. 297
La suite d’idées dans le groupe II (297-299). — La struc­
ture conceptuelle sous-jacente (299-304) : préexistence
(299), autogénération (299), la vie comme désir (300), la
volonté de l’Un (301), la puissance (302), la génération
comme manifestation (304). — Ce groupe de notions se
retrouve dans le néoplatonisme de Proclus et de Damascius
(305-309). — Il provient de Porphyre (309-312).
8. La conversion du second Un : connaissance et retour à l’ori­
gine ................................................................................................ 312
La suite d’idées dans le groupe II (312-316). — La struc­
ture conceptuelle sous-jacente (316-318) : autogénération
et conversion (317), le « soi » sujet et le « soi » pronom
500 PORPHYRE ET VICTORINUS

réfléchi (318). — Ce groupe de notions se retrouve dans


le néoplatonisme de Proclus et de Damascius (322-323) et
s’esquisse déjà chez Plotin (318-322). — Différence entre
l’état de cette doctrine chez Plotin, chez Proclus et dans
les textes de Victorinus (323-326). — La doctrine chez Por­
phyre (326-330) : le mélange de dyadisme et de triadisme
(326-327), la conversion vers le véritable moi (328), être, vie,
pensée sont des actes, des genres et non des hypostases
(329-330)·
9. U âme, triade intellectuelle........................................................... 330
L’âme a la même structure que la triade intelligible (331).
— Sens de la formule : explicavit imaginationem (332-335).
— Reflet et acte dérivé (335-337). — La doctrine de l’âme
comme triade de l’être, de la vie et de la pensée est porphy­
rienne (337-338). — L’âme consubstantielle à elle-même
(338-340). — La chaîne des enveloppes ou véhicules (340-
344)·

chapitre vi. — L’agir et la forme.............................................. 345


1. La question initiale : Vivit et Vita sont-ils identiques ou diffé­
rents? ............................................................................................ 345
La question initiale du groupe III (346). — Les états
d’identité et d’altérité entre le vivre et la vie (347-352).
2. Pourquoi Vivit et Vita?............................................................... 352
La problématique propre au groupe III (353). — Elle se
fonde sur la notion de paronymes (353), et peut-être sur
l’analyse des rapports de la vie de l’âme avec son « vivre »
(354)· — Un texte de Proclus (356) rapporte trois essais de
définition de l’Un qui peuvent éclairer la problématique
propre au groupe III : L’Un serait le tout antérieur aux
touts, contenant en lui les causes cachées de toutes choses
(358), ou bien il serait l’être-de-Dieu (359) ou enfin, en
utilisant la notion de paronymes, il serait l’agir pur d’où
procède chaque forme (361-367). — Cette dernière doc­
trine suppose la conception stoïcienne du prédicat (364-
366), transposée dans une perspective néoplatonicienne
(366). — Les doctrines rapportées par Proclus éclairent la
problématique propre au groupe III et notamment l’oppo­
sition entre Vivit et Vita (367-372). — Elles ont probable­
ment une origine porphyrienne (372-375).
3. La structure du groupe III........................................................... 375
Comparaison entre la problématique du groupe II et celle
TABLE DES MATIÈRES 501
du groupe III (375-378). — Influence possible d’une
exégèse de Timée 39 e (378-379).
4. La suite des idées dans la première partie du groupe III............. 379
5. Le vivre et la vie : l’agir et la forme............................................ 382
La génération de la vie décrite sur le modèle de la généra­
tion des Idées par Dieu (382-383). — Source « chaldaïque »
de cette représentation (383). — Les Idées découlent de
l’agir divin (384-385). — La génération de l’éternité par
le présent divin (385-386). — La vie, forme déterminée
résultant de l’agir indéterminé (387-390).
6. La hiérarchie des vivants............................................................. 390
Le monde intelligible (391)· — Les anges : sources chré­
tiennes (392-393), sources porphyriennes (393-395). —
Les âmes (395). — Les choses sensibles (396-398).
7. Haleine vitale et fleuve de vie.................................................... 398
La descente de la vie (399). — La réalité privée de mou­
vement vital (400). — Le fleuve de vie (401-404). — Le
souffle divin vivifiant (406-407).
8. Seconde partie du groupe III : l’Être et l’Étant............. 408
Exposé de la distinction (408). — Rapports entre le genre
« être » et le genre « étant » d’une part, et l’hypostase « Être »
et l’hypostase « Étant » d’autre part (409-413). — Genre
coordonné et genre incoordonné (410-411). — La notion
d’« universellement universel » (411-413). — La distinction
entre l’Être et l’Étant dans le commentaire de Porphyre
Sur le Parménide (413-414). — L’identification porphy­
rienne entre l’Un, l’Être et le Père (415). —Prédicat et acti­
vité (415-416). — Une théologie négative de l’Être (416-
417)·
9. Troisième partie : 1. Dieu et sa connaissance absolue............... 418
Un texte de Plotin (418), curieusement déformé (419). —
La distinction entre deux formes divines (420-424). — La
distinction entre deux états de la connaissance (425-427). —
Rapport avec la doctrine de Porphyre sur les deux Intelli­
gences exposée dans son commentaire Sur le Parménide
(427-428). — L’exégèse de Timée, 39 e, du point de vue de
la connaissance absolue (428-432).
10. Troisième partie : 2. Génération, manifestation, formation.. 432
Les contraires : repos et mouvement (433). — Le passage
du repos au mouvement provoque-t-il une altération en
Dieu ? (433). — Solution par l’examen du rapport entre les
502 PORPHYRE ET VICTORINUS

contraires (433-442). — Les contraires demeurent toujours


identiques dans leur « qualité substantielle éternelle »
(434-436). — Précisions sur la notion de «contraire » (436),
sur la notion de « qualité substantielle éternelle » (437-439) :
il s’agit finalement de la Vie en soi, c’est-à-dire de l’âme, et
de la Mort en soi, c’est-à-dire de la matière (438-439). —
« Les puissances, qui, par les lignes de l’âme, découlent à
travers toutes choses » (440-442). ·—· Le mouvement dans
le monde intelligible (443-444).
n. Troisième partie : 3. La génération de la pensée....................... 444
La pensée intérieure à Dieu (445). — Son identité avec
l’agir divin (446). — La pensée qui se prend pour objet
(447). — Les deux pensées et l’exégèse de Timée, 39 e (448-
449). — Le rapport entre les deux pensées (449-451).

TROISIÈME PARTIE

LE « PORPHYRE » DE VICTORINUS

chapitre vu. — Le « Porphyre » de Victorinus....................... 455


1. Les ouvrages de Porphyre utilisés par Victorinus dans son
œuvre théologique......................................................................... 455
Position du problème (455-457). — La forme littéraire des
textes porphyriens chez Victorinus (457). ■— Autres exem­
ples de cette forme littéraire chez Albinus, Apulée, Numé­
nius, Plotin, Porphyre, Macrobe, Calcidius (458-460). —
Victorinus a utilisé des textes de Porphyre qui revêtaient
la forme de « discours sacrés » (460-461).
2. Le «. Porphyre » de Synésius est identique au « Porphyre » de
Victorinus...................................................................................... 461
La structure de la théologie trinitaire dans les Hymnes de
Synésius (461-469). — Rapports entre cette structure et celle
que l’on trouve dans le groupe II des textes porphyriens
de Victorinus (469-474) : la génération est manifesta­
tion (470), les noms et fonctions des termes de la triade
divine coïncident chez Synésius et Victorinus (471-474).
3. Le problème de saint Augustin..................................................... 475
Le schème trinitaire du De regressu animae de Porphyre est
connu de saint Augustin (475). — Synésius et Victorinus
ont-ils utilisé le De regressu ? (476). — La théologie trini­
taire d’Augustin est profondément différente de celle de
Victorinus et de Synésius (477-478).
TABLE DES MATIÈRES 503

CONCLUSION

1. La recherche qui reste à faire au sujet de Victorinus................. 481


2. Nouvelles perspectives sur l’histoire du néoplatonisme post-
plotinien........................................................................................ 482
3. La transposition platonicienne du stoïcisme effectuée par
Porphyre et sa signification historique........................................ 485
4. Un tournant dans l’histoire de l’ontologie : la distinction entre
l’être et l’étant, proposée par Porphyre...................................... 488
La transposition de la notion stoïcienne d’ύπαρξις (488-489).
— La distinction de l’esse et du quod est dans le De hebdoma­
dibus de Boèce (490-492). — La distinction entre l’être-
infinitif et l’être participe a ouvert la voie à la problématique
ontologique moderne (492-493).
——-----------------------— Imprimé en France -------------------
IMPRIMERIE FIRMIN-DÏDOT. — PARIS - MESNIL - ÏVRY — 4063.
Dépôt légal : 1er trimestre 1968.
ÉTUDES AUGUSTINIENNES
8, RUE FRANÇOIS-Ier PARIS (8®)

AUGUSTINUS MAGISTER, Congrès international augustinien, 1954.


Volumes I et II : Communications in-8’ raisin, 1160 p.
Volume III : Actes, in-8» raisin, 496 p.
B. BLUMENKRANZ, Le Juif médiéval au miroir de l’art chrétien, 1966, in-8° raisin, 106 p. avec illus­
trations.
J. CHAIS-RUY, Saint Augustin. Tempe et histoire 1956, ln-8° raisin, xv-128 p.
P. COURCELLE, Les « Confessions « de saint Augustin dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité,
1963, in-8’ raisin, 746 p., 62 planches.
P. COURCELLE, Histoire littéraire des grandes Invasions Germaniques, 3e édition, augmentée et
illustrée, 1964, in-8° raisin, 436 p., 71 planches.
P. COURCELLE, La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de
Boèce, 1967, in-8° raisin, 452 p. et 133 planches.
J. COURCELLE-LADMIRANT et P. COURCELLE, Iconographie do saint Augustin. Les cycles du
XIV’ slèole, 1965, 18,5 X 25, 253 p. dont 110 planches.
R. CRESPIN, Ministère et sainteté. Pastorale du clergé et solution de la crise donatlste dans la vie et la doctrine
de saint Augustin, ln-8’ raisin, 312 p.
E. DE LA PEZA, Elslgnlfieadode«Cor»enSan Agustln, 1962, in-8° raisin, 96 p.
O. DU ROY, L’Intelligence de la fol en la Trinité selon saint Augustin. Genèse de sa théologie trinitaire Jusqu’en 391,
1966, in-8° raisin, 544 p.
J. FONTAINE, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne Wlsigothlque, 1959, 2 vol., in-8°
raisin, xix-1014 p.
E.-L. FORTIN, Christianisme et culture philosophique au cinquième slèole: la querelle de l’âme humaine en
Occident, 1959, in-8° raisin, 210 p.
J.-C. GUY, Unité et structure logique de la « Cité de Dieu « de saint Augustin, 1961, in-8° raisin, 160 p.
R. HOLTE, Béatitude et Sagesse. Saint Augustin et le problème de la fin de l’homme dans la philosophie
ancienne, 1962, in-8° raisin, 438 p.
F. KCERNER, Vom Sein und Sollen des Mensehen, 1963, in-8’ raisin, xx-36 p.
A.-M. La BONNARDIÈRE, BlbUa augustlnlana.
— A.T. — Le Deutéronome, 1967, in-8” raisin, 72.
— A.T. — Livres historiques, 1960, in-8’ raisin, 172 p.
— A.T. — Les douze Petits Prophètes, 1964, in-8° raisin, 56 p.
— N.T. — Les fipttres aux Thessalonlclens, à Tito et à Phllémon, 1964, in-8’ raisin, 56 p.
A.-M. La BONNARDIÈRE, Recherches de chronologie augustinienne, 1965, in-8° raisin. 192 p.
É. LAMIRANDE, L’Église céleste selon saint Augustin, 1963, in-8° raisin, 324 p.
J. NTEDIKA, L’évolution do la doctrine du purgatoire chez saint Augustin, 1966, in-8° raisin, 72 p.
J.-J. O’MEARA, Porphyry’s Phllosophy from Oracles In Augustine, 1959, in-8» raisin, 184 p.
R. POUCHET, La Rectitudo ohez saint Anselme. Un Itinéraire augustinien de l’âme à Dieu, 1964, in-8° raisin,
332 p.
M. TESTARD, Saint Augustin et Cicéron :
T. I Cicéron dans la formation et dans l’œuvre de saint Augustin, 1958, in-8° raisin, 392 p.
T. II : Répertoire des textes, 1958, in-8’ raisin, 144 p.
L. VERHEIJEN, La Règle de saint Augustin.— I. Tradition manuscrite; — II. Recherches historiques,
1967, ln-8o raisin, 480 p. et 273 p.
Vita sancti Augustini imaginibus adornata, (Ms. Boston Public Llbrary, n’ 1483, xv« s.). Texte
critique établi par P. COURCELLE; commentaire iconographique par J. COURCELLE-
LADMIRANT, 1964, in-8’ raisin, 260 p., 109 planches.
Recherches augustiniennes, I, 1958, 376 p.; II, 1962, 504 p.; III, 1965, 240 p.; IV, 1966, 256 p.
Revue des études augustiniennes, I, 1955 et suivants.
Chez Desclée De Brouwer :
Œuvres complètes de saint Augustin, en cours de publication (51 traités déjà parus avec le texte
latin et traduction française, volume in-12, format 11 x 17 cm).

Vous aimerez peut-être aussi