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BRENTANO ET LE POSITIVISME 305

marquer sa distance vis-à-vis de Comte en ce qui concerne la question de la


psychologie 37.
Comme l’Allemagne, l’Autriche semble avoir découvert les idées de
Comte essentiellement grâce à l’œuvre de John St. Mill, qui avait une large
audience à Vienne. S’inspirant des idées de Comte et en relation épistolière
avec lui, Mill a consacré une monographie à Comte, dont nous avons déjà eu
l’occasion de parler (Auguste Comte and Positivism). Le rôle déterminant
dans la diffusion des idées de Mill en Autriche et en Allemagne revient
incontestablement à Theodor Gomperz (1832-1912), professeur de philolo-
gie classique à l’Université de Vienne en même temps que traducteur et
éditeur de l’œuvre de Mill. Entièrement acquis aux idées de Mill, avec qui il
s’était lié d’amitié, Gomperz a dirigé la traduction et l’édition allemande des
œuvres de Mill, parues à Leipzig (1868-1880) 38.
Parmi les auteurs qui ont fait connaître la pensée de Comte à Vienne, il
faut aussi citer Robert Zimmermann (1824-1898). Professeur de philosophie
à l’Université de Vienne de 1861 à 1895, il consacre deux études plus
importantes à Comte, dans lesquelles il analyse les rapports entre le kan-
tisme et le positivisme. Zimmermann s’attache à montrer que ni l’un ni
l’autre ne renient radicalement la métaphysique. À ses yeux, Kant et Comte
ont pour but d’opérer une synthèse entre le rationalisme et l’empirisme.
Dans la mesure où Comte considère la métaphysique comme une phase
nécessaire dans la constitution des sciences positives, il en reconnaît impli-
citement la valeur 39. En revanche, Zimmermann critique chez Comte
l’absence d’une authentique histoire des sciences, retraçant la constitution
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effective des différentes sciences à partir de leur forme pré-scientifique 40. Il


convient de souligner que l’invitation, adressée à Brentano, de venir en-
seigner à Vienne émane de Zimmermann.
Enfin, dans la transmission de l’héritage de Comte, la philosophie de
Brentano, qui a connu un rayonnement hors pair dans l’ancien empire
austro-hongrois, a joué un rôle important, quoique plus difficile à saisir 41.

37. M, 1905, p. 99 et 1903 : « Von Comte muß ich mich darin entfernen, daß mir die
psychologischen Thatsachen als mindestens eben so wichtige Erkenntnisquellen erscheinen
wie die physikalischen » (p. 38). Selon Blackmore (1972, p. 164-169), il existe des points de
convergence indiscutables entre le positivisme comtien et les doctrines de Mach, comme l’idée
scientiste que le progrès de l’humanité passe par le progrès scientifique, l’opposition à la
métaphysique et l’idéal de l’unification des sciences.
38. Parmi les traducteurs figure aussi Sigmund Freud, chargé de la traduction du tome XII
de l’édition, lequel comprend entre autres L’asservissement des femmes.
39. Z, 1885, p. 3-4, 31 et 39.
40. Z, 1874, p. 62-63 et 1885, p. 37-39.
41. Ce rayonnement s’explique par la conjonction de deux facteurs. Tout d’abord, il
convient de souligner l’extraordinaire fascination qui se dégage, non seulement de la personna-
lité de Brentano, mais encore de ses cours pendant les vingt années qu’il a enseigné à
306 R. SCHMIT

Par l’intermédiaire de son œuvre, la philosophie de Comte a pu exercer une


influence indirecte sur la pensée autrichienne. En effet, sans renoncer à la
métaphysique, la pensée de Brentano s’est manifestement incorporé des
éléments de la philosophie de Comte (le postulat de la positivité de la science
et le principe de la classification). En plus, le positivisme a marqué Brentano,
de façon plus diffuse, en renforçant deux tendances majeures qui s’affirment
déjà très tôt dans sa pensée et qui font que Brentano se reconnaît des affinités
fondamentales avec le positivisme, à savoir la volonté de constituer une
philosophie de caractère scientifique et le rejet du kantisme.
L’idéal d’une philosophie rigoureuse et proche des sciences, Brentano l’a
conçu très tôt au contact de la pensée aristotélicienne. Cet idéal est formulé
expressément dans la quatrième thèse d’habilitation. La volonté d’ériger une
philosophie « scientifique », Brentano la retrouve dans le positivisme. Il est
vrai que Brentano ne renoncera jamais à la métaphysique, mais il exigera que
celle-ci soit fondée sur des données expérimentales. Ses disciples se rallie-
ront sans exception à son idéal d’une philosophie rigoureuse et en assureront
la diffusion dans l’empire austro-hongrois. Aussi, par une singulière ironie
de l’histoire des idées, Brentano, tout en faisant valoir les droits de la
métaphysique, aura-t-il contribué à orienter la pensée autrichienne vers une
philosophie de type scientifique. En soulignant la dette du Cercle de Vienne
envers Brentano, l’un de ses membres les plus en vue, Neurath, note que
c’est effectivement par sa dimension critique et logique, plutôt que par son
orientation métaphysique, que la philosophie de Brentano a agi à Vienne 42.
En deuxième lieu, Brentano s’oppose au kantisme et, plus vigoureuse-
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ment encore, à l’idéalisme allemand, qui, à ses yeux, constituent des formes
dégénérées de la philosophie. Face à l’idéalisme, le positivisme est vécu
initialement comme le signe et la promesse d’un redressement authentique
de la philosophie. Dans l’étude sur Comte, Brentano s’évertue à réfuter toute
velléité d’interpréter le positivisme dans le sens du kantisme. Ce qui rappro-
che effectivement Brentano de Comte, c’est que l’un et l’autre prennent le
contre-pied de Kant en défendant une conception réaliste de la connais-
sance. Or, l’anti-kantisme et l’anti-idéalisme représentent une caractéristi-
que constante et fondamentale de la philosophie autrichienne. Cette orien-
tation remonte à Bolzano, qui a critiqué dans l’idéalisme la confusion de
l’objet d’une représentation avec la représentation elle-même et qui a ancré

l’Université de Vienne (1874-1894). Ensuite, l’influence exercée par l’enseignement de ses


nombreux disciples, qui, devenus titulaires des principales chaires de philosophie de l’empire,
diffuseront la pensée de leur maître, a largement contribué au succès de la philosophie de
Brentano.
42. N, 1981b, p. 690. Dans le même contexte, Neurath relève les liens directs qui
existent entre la pensée de Brentano et celle de Comte : « Brentano orientierte seine empirisch-
psychologischen Bestrebungen an Comte » (688).

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