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SCHMIT

constituer une conception strictement scientifique de l’univers est commune


à Comte et aux néo-positivistes qui ont inscrit sur leur bannière l’idéal de la
Allgemeinwissenschaft ohne Metaphysik 34. Toutefois, Neurath relève à
raison que Comte n’a pas réussi à expulser tous les spectres de la métaphy-
sique de sa philosophie. Ainsi la loi des trois états, qui réduit l’histoire
intellectuelle de l’humanité à un développement strictement nécessaire,
nous livre un exemple particulièrement frappant de la rémanence d’élé-
ments métaphysiques dans le positivisme comtien.
Enfin, Comte est présenté, avec Saint-Simon et Cournot, comme le
précurseur et le pionnier de l’idée de l’unification de la science (ein Vorläufer
der Bewegung in Richtung Einheitswissenschaft) 35. En effet, Comte
n’assigne-t-il pas à la philosophie positive la tâche de la systématisation de
nos connaissances ? Pour la philosophie positive, ceci ne signifie évidem-
ment pas qu’elle doive interpréter tous les aspects de la réalité à partir d’une
loi unique, mais qu’elle est appelée à révéler l’unité réelle de toutes les
sciences en dévoilant leur organisation différenciée et leurs relations respec-
tives 36. C’est là aussi la signification plus profonde de la classification
comtienne des sciences. Le thème de l’unité de la science figure également au
programme du Cercle de Vienne. Héritier non seulement de Comte, mais
aussi de Leibniz et de Bolzano, le cercle de Vienne estime toutefois que
l’unité de la science devra être réalisée par la logique et plus précisément par
une analyse dévoilant la structure logique commune qui sous-tend toutes les
théories scientifiques.
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Comte et l’Autriche : les voies de la transmission


Bien avant l’avènement du positivisme logique, les idées de Comte,
notamment la loi des trois états, avaient cours à Vienne et influaient sur le
climat intellectuel particulier dans lequel le Cercle de Vienne a pu se
développer. Les conceptions philosophiques de Comte ont pénétré la pensée
autrichienne par plusieurs voies.
Très proche du scientisme comtien, Ernst Mach (1838-1916), titulaire de
la chaire d’histoire et théorie des sciences inductives à l’Université de Vienne
de 1895 à 1901, considéré comme le véritable père spirituel du Cercle de
Vienne ¢ initialement celui-ci s’était donné le nom de Ernst-Mach-Verein ¢,
se réfère en fait très peu à Comte. S’il le cite, c’est pour rappeler brièvement
la loi des trois états, ou bien, comme c’est le cas dans Die Analyse der
Empfindungen und das Verhältnis des Physischen zum Psychischen, pour

34. N, 1981b, p. 694-695.


35. N, 1981b, p. 685.
36. M, 1989, p. 69-71.
BRENTANO ET LE POSITIVISME 305

marquer sa distance vis-à-vis de Comte en ce qui concerne la question de la


psychologie 37.
Comme l’Allemagne, l’Autriche semble avoir découvert les idées de
Comte essentiellement grâce à l’œuvre de John St. Mill, qui avait une large
audience à Vienne. S’inspirant des idées de Comte et en relation épistolière
avec lui, Mill a consacré une monographie à Comte, dont nous avons déjà eu
l’occasion de parler (Auguste Comte and Positivism). Le rôle déterminant
dans la diffusion des idées de Mill en Autriche et en Allemagne revient
incontestablement à Theodor Gomperz (1832-1912), professeur de philolo-
gie classique à l’Université de Vienne en même temps que traducteur et
éditeur de l’œuvre de Mill. Entièrement acquis aux idées de Mill, avec qui il
s’était lié d’amitié, Gomperz a dirigé la traduction et l’édition allemande des
œuvres de Mill, parues à Leipzig (1868-1880) 38.
Parmi les auteurs qui ont fait connaître la pensée de Comte à Vienne, il
faut aussi citer Robert Zimmermann (1824-1898). Professeur de philosophie
à l’Université de Vienne de 1861 à 1895, il consacre deux études plus
importantes à Comte, dans lesquelles il analyse les rapports entre le kan-
tisme et le positivisme. Zimmermann s’attache à montrer que ni l’un ni
l’autre ne renient radicalement la métaphysique. À ses yeux, Kant et Comte
ont pour but d’opérer une synthèse entre le rationalisme et l’empirisme.
Dans la mesure où Comte considère la métaphysique comme une phase
nécessaire dans la constitution des sciences positives, il en reconnaît impli-
citement la valeur 39. En revanche, Zimmermann critique chez Comte
l’absence d’une authentique histoire des sciences, retraçant la constitution
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effective des différentes sciences à partir de leur forme pré-scientifique 40. Il


convient de souligner que l’invitation, adressée à Brentano, de venir en-
seigner à Vienne émane de Zimmermann.
Enfin, dans la transmission de l’héritage de Comte, la philosophie de
Brentano, qui a connu un rayonnement hors pair dans l’ancien empire
austro-hongrois, a joué un rôle important, quoique plus difficile à saisir 41.

37. M, 1905, p. 99 et 1903 : « Von Comte muß ich mich darin entfernen, daß mir die
psychologischen Thatsachen als mindestens eben so wichtige Erkenntnisquellen erscheinen
wie die physikalischen » (p. 38). Selon Blackmore (1972, p. 164-169), il existe des points de
convergence indiscutables entre le positivisme comtien et les doctrines de Mach, comme l’idée
scientiste que le progrès de l’humanité passe par le progrès scientifique, l’opposition à la
métaphysique et l’idéal de l’unification des sciences.
38. Parmi les traducteurs figure aussi Sigmund Freud, chargé de la traduction du tome XII
de l’édition, lequel comprend entre autres L’asservissement des femmes.
39. Z, 1885, p. 3-4, 31 et 39.
40. Z, 1874, p. 62-63 et 1885, p. 37-39.
41. Ce rayonnement s’explique par la conjonction de deux facteurs. Tout d’abord, il
convient de souligner l’extraordinaire fascination qui se dégage, non seulement de la personna-
lité de Brentano, mais encore de ses cours pendant les vingt années qu’il a enseigné à

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