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BRENTANO ET LE POSITIVISME 301

part, nous savons que Théophile Funck avait offert un exemplaire de


l’ouvrage à son beau-frère 26. Bien que nous ignorions à peu près tout des
relations intellectuelles entre les deux hommes, il semble toutefois qu’ils ne
partageaient pas les mêmes convictions philosophiques.
La première partie de l’opuscule a la forme du dialogue et oppose quatre
personnages : le sceptique, l’idéaliste, le positiviste et l’étranger. Médecin
comme Funck-Brentano, l’étranger expose le point de vue de l’auteur. Tout
en présentant Comte comme « ...un penseur hardi et profondément logi-
que », qui, « frappé du vide des rêves idéalistes... voulut découvrir une
méthode plus exacte », le chapitre Les croyances du positiviste constitue un
véritable réquisitoire contre le positivisme 27.
La loi des trois états est rejetée au nom de l’unité de la pensée et de
l’identité des lois intellectuelles 28. Aux yeux de Funck-Brentano, elle ne
représente qu’un dogme sans le moindre fondement : « Cette loi et ses
conséquences me paraissent... également arbitraires, hypothétiques, subjec-
tives, métaphysiques et tout ce que vous voudrez, mais rien moins que
positives. » 29 Funck-Brentano s’en prend également au caractère artificiel
de la classification des sciences 30. Enfin, en se fixant le but de formuler les
règles d’une méthode universelle de la découverte, Comte, comme Bacon
avant lui, se nourrirait d’illusions pour la simple raison que la méthode
scientifique ne se laisse pas enfermer dans « une règle positive » : « Ainsi
vouloir soumettre la mobilité insondable et toute l’immensité de ce travail
constant, soutenu, sans trêve, de la pensée humaine dans les siècles, à une
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pauvre classification, c’est... aussi peu comprendre la grandeur et la puis-


sance du génie humain, que les conditions les plus élémentaires de ses
progrès » 31. Toujours selon Funck, Comte néglige totalement la complexité
de l’histoire des sciences en même temps que les multiples transferts de
connaissances qui s’opèrent entre les différents domaines du savoir.
Mais avant toute chose, l’auteur récuse la réduction empiriste de la
connaissance au seul monde des phénomènes. Il convient toutefois de noter
à la décharge de Comte que celui-ci n’a jamais défendu l’empirisme plat,
qu’y voit Funck, ni surtout conçu le projet de définir une logique de la
découverte. En conclusion, Funck reproche à Comte de concevoir un projet

26. Un fragment de cet exemplaire est conservé dans la bibliothèque personnelle de


Brentano aux Archives de l’ Université de Graz (Forschungsstelle für österreichische Philoso-
phie).
27. F, 1869, p. 48.
28. F, 1869, p. 15, 29-30 et 49.
29. F, 1869, p. 15.
30. F, 1869 : « ...la hiérarchie des sciences m’a toujours paru un enfantillage indigne
d’un penseur sérieux » (p. 27).
31. F, 1869, p. 38-39.
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qui présente tous les caractères d’une religion nouvelle et qui verse dans le
dogmatisme le plus pur.
Il est manifeste que tout sépare cette critique radicale du jugement plus
nuancé et plus juste qu’on trouve chez Brentano. Tout en attestant un esprit
cultivé, l’opuscule de Funck-Brentano n’atteint jamais la profondeur ni la
rigueur des écrits de Brentano. Ceci nous permet en même temps d’apporter
une réponse à la question posée plus haut : alors que rien ne permet
d’exclure la possibilité que Funck-Brentano, malgré tout, ait pu attirer
l’attention de Brentano sur l’œuvre de Comte, ce fait ne semble avoir
influencé d’aucune façon les vues que Brentano développe sur le positi-
visme.

La postérité néo-positiviste
L’histoire des idées ne saurait renoncer à la recherche des sources et des
filiations conceptuelles. Or, pour naturelle qu’elle paraisse, cette forme de
l’historiographie soulève des problèmes méthodologiques certains. N’étant
jamais entièrement à l’abri de la réduction abusive, le recours aux concepts
de préformation et d’anticipation risque de méconnaître la spécificité et la
nouveauté des idées. À la limite, il nie même l’idée de progrès intellectuel.
Non moins réel est le danger de la dispersion. Le retour aux sources, en
raison de leur pluralité, ne porte-t-il pas atteinte à l’unité interne de toute
pensée philosophique ? D’autre part, la référence aux précurseurs soulève le
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problème épineux de départager non seulement les influences directes et les


influences lointaines, mais aussi les influences essentielles de celles qui sont
seulement accessoires.
L’histoire du positivisme logique illustre parfaitement ces difficultés. À
la fois héritier de l’empirisme classique (de Bacon à Hume), du positivisme
du e siècle (Comte et Mill) et du courant logiciste (Bolzano et Frege), le
positivisme intègre encore bien d’autres influences, comme celles de Bren-
tano, Mach, Duhem, Poincaré, Einstein, Russell et Wittgenstein, sans qu’il
soit réductible à aucune d’entre elles. Bien qu’ils soient pleinement assumés
par tous les néopositivistes, les liens de filiation entre le positivisme ancien et
le néo-positivisme sont loin d’être clairs.
Ceci est souligné par le fait que l’appellation même de néo-positivisme
soulève déjà des problèmes. Comme le terme positivisme logique, proposé à
l’origine par Herbert Feigl, elle ne fut jamais entièrement acceptée par les
membres du Cercle de Vienne et fut employée par ses critiques et ses
historiens plutôt que par ses adeptes. Accueillie avec bien des réticences par
les uns, elle fut carrément refusée par d’autres, comme par exemple Otto
Neurath. Celui-ci justifie son rejet, entre autres, par la subsistance de résidus

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