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BRENTANO ET LE POSITIVISME 299

de la puissance. Pour Brentano, il est évident que la psychologie devra être


développée comme science des phénomènes psychiques.
En revanche, Brentano ne suit pas Comte dans son rejet de la psychologie
basée sur l’introspection. Dans le Cours de philosophie positive, Comte
récuse la notion d’expérience interne comme impossible 21. En effet, dans le
cas de l’observation de l’esprit par lui-même, une condition essentielle de
l’observation n’est pas réalisée, qui est la séparation de l’objet et du sujet de
l’observation. Selon Brentano, cette critique ne porte pas, car elle néglige
complètement la distinction entre la perception interne (die Wahrnehmung)
et l’observation interne (die Beobachtung), distinction fondée sur la double
visée de la conscience. Conformément au principe de l’intentionnalité, toute
conscience est conscience de quelque chose, c’est-à-dire est primairement
dirigée sur un objet. Autrement dit, l’acte en soi ne saurait être saisi
indépendamment de l’objet sur lequel il est dirigé. Cette caractéristique des
actes psychiques implique que ceux-ci ne sont pas observables au sens des
objets physiques, comme le souligne à juste titre Comte. Mais elle n’empêche
pas que ces mêmes actes nous soient accessibles dans la perception interne
comme conscience (objet) secondaire 22. Pour Brentano, cette perception
interne, dotée à ses yeux d’une évidence immédiate et infaillible, doit
constituer la base première et la méthode fondamentale en psychologie.
Dans la mesure où il cherche à développer une science autonome des
phénomènes psychiques, Brentano rejette le point de vue comtien, qui
consiste à fonder la psychologie sur la physiologie et à remplacer l’étude des
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phénomènes psychiques par l’étude de la localisation des fonctions cérébra-


les (la phrénologie). Par contre, Brentano fait des emprunts manifestes au
Système de politique positive ou Traité de sociologie instituant la Religion
de l’Humanité (1851-1854) de Comte, où celui-ci cherche à intégrer la
psychologie dans la sociologie. Toujours hostile à la méthode de l’observa-
tion interne, Comte y insiste sur l’importance de la méthode historique, de la
psycho-pathologie et de la psychologie animale. La Psychologie vom empi-
rischen Standpunkt de Brentano reprend ces trois thèmes. Non seulement la
psychologie doit étudier les psychismes élémentaires de l’enfant et de l’ani-
mal, mais aussi les maladies mentales. En plus, la psychologie ne saurait
renoncer à l’étude historique, l’histoire des individus comme des collectivi-
tés étant riche en leçons de psychologie 23.
Cependant, l’apport fondamental de Brentano à la psychologie ne réside
pas dans ces investigations génétiques, mais dans sa conception de la psycho-
logie descriptive. Bien que celle-ci soit déjà annoncée dans la Psychologie

21. C, 1968, p. 29-30.


22. B, 1955, p. 40-46 et 180-183.
23. B, 1955, p. 56-60.
300 R. SCHMIT

vom empirischen Standpunkt, la distinction explicite entre la psychologie


descriptive (Psychognosie) et la psychologie génétique n’apparaît que vers
1887. Contrairement à la seconde, la première est considérée comme capable
de s’élever à des lois universelles à caractère apodictique. De telles lois
s’expriment sous forme négative et apparaissent déjà au niveau de la Psycho-
logie vom empirischen Standpunkt. Qui plus est, Brentano estime que la
psychologie descriptive est plus fondamentale que la psychologie génétique
puisque l’explication causale des phénomènes psychiques présuppose néces-
sairement leur distinction et leur description adéquates.

Un chapitre oublié dans l’histoire de la réception du positivisme


Il est généralement admis que c’est la lecture de l’ouvrage de John St.
Mill Auguste Comte and positivism (1865) qui a amené Brentano à l’étude
de la pensée de Comte. Effectivement, au début de l’année 1872, dans une
lettre pleine de reconnaissance, Brentano remercie J. St. Mill de lui avoir
révélé l’œuvre de Comte 24. En plus, comme l’atteste sa bibliothèque per-
sonnelle, Brentano était en possession de la traduction française de l’ouvrage
de Mill.
Malgré ces faits, on ne peut, a priori, écarter l’hypothèse d’autres ponts
entre Brentano et la philosophie de Comte. Ainsi, le beau-frère de Brentano,
Théophile Funck-Brentano (1830-1906), fait-il paraître en 1869 un opuscule
intitulé La pensée exacte en philosophie, dans lequel il critique sévèrement
le positivisme. Complètement oublié de nos jours, Funck-Brentano est
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l’auteur d’une série d’ouvrages philosophiques, dont Philosophie et lois de


l’histoire (Paris,1859) 25. Ses préférences philosophiques vont manifeste-
ment à l’éclectisme, alors en vogue en France et fustigé par Brentano. Il est à
présumer qu’au cours de ses études de médecine à Paris, Théophile Funck a
pris goût à la philosophie et qu’à la même occasion il est aussi entré en
contact avec les idées de Comte.
La question se pose dès lors si Funck-Brentano a pu faire découvrir le
positivisme à Brentano. À ce propos, il convient de souligner que l’opuscule
La pensée exacte en philosophie porte en exergue à la deuxième partie une
dédicace à Brentano : « À Monsieur Franz Brentano. La philosophie et les
mathématiques sont des sciences sœurs ; c’est votre conviction, cher beau-
frère, comme la mienne. Aussi je vous dédie ce petit traité en forme exacte,
avec d’autant plus de plaisir que vous en serez le meilleur juge. » D’autre

24. Un résumé de la lettre se trouve reproduit dans M, 1972, p. 1875-1876.


25. Médecin et homme de lettres, Théophile Funck-Brentano enseignera, à partir de 1873,
le droit civil à l’Ecole libre des sciences politiques, nouvellement créée à Paris. Carl Stumpf, qui
l’a rencontré au Luxembourg en 1874 à l’occasion d’un voyage fait en compagnie de Brentano,
dresse son portrait dans S, 1919 : « ...Funck-Brentano war ein allgemeingebildeter, auch
philosophisch belesener Mann und eleganter Schriftsteller... » (p. 137-138).

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