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Franck Fischer - L1/S1-S2 2023-2024 EAD

Bergson et la métaphysique

BERGSON ET LA MÉTAPHYSIQUE

Préambule

INTRODUCTION

1- Lexicologie

a- Réalité et vérité en général

b- L’intuition du réel
A tort ou à raison, nous avons donc tous ordinairement l’intuition d’une réalité qui existerait
en dehors de nous, excepté peut-être quand nous sommes malades ou bourrés. L’idée même
que quelque chose résiste en permanence à nos désirs, à nos volontés comme à nos actions
pourrait en être le signe. Mais, le langage peine à clairement exprimer ce « quelque chose »,
pour des raisons diverses sur lesquelles nous reviendrons. Quand je parle ici d’« intuition »,
c’est dans un sens très large, assez commun, et qui ne trouve pas nécessairement son fidèle
écho dans ce que Bergson appellera lui-même « intuition », un terme auquel il donnera un
sens bien spécifique et que nous aborderons bien plus tard.
Pour satisfaire au mieux à la progression de ce que je tente de vous exposer, posons que
l’intuition désigne, de façon très générale, une faculté du sujet pensant, faculté lui
permettant d’établir un contact immédiat de l’esprit avec la réalité, et donc une vérité (si
vous avez bien suivi). Nous pouvons bien entendu, de droit comme de fait, discuter de la
nature de cette faculté et, corrélativement, de la nature de ce contact, comme, enfin, discuter
du sens que l’on peut assigner à ce qualificatif « immédiat ». Rassurez-vous, les philosophes
ne nous ont pas attendus pour entreprendre de telles initiatives, et oublions provisoirement
ceux qui, pour une raison ou une autre, ont pu récuser l’existence même d’une telle
intuition, il nous faut rester sur notre fil.
Revenons donc à cette formulation simple de l’intuition : un contact immédiat de l’esprit
avec la réalité. En ce sens, s’il y a bien une réalité extérieure à notre esprit avec laquelle
nous sommes en contact (ce que nous sommes tous enclins à admettre sans réserve lorsque
nous nous tordons un orteil sur l’angle d’un mur ou, moins anecdotique, lorsqu’un attentat
vient secouer nos vies, ou lorsque nos espoirs amoureux, de tout enflammés qu’ils étaient,
partent soudain en cendres), alors il y a également une apparente intuition du réel.

Là où les avis commencent à diverger et que les plaisantes engueulades commencent, c’est
sur la nature de cette « intuition ». Et la question de savoir ce qui, en nous, entre vraiment en
contact avec le réel, va alors prendre toute son importance. Chaque être humain (je
m’abstiendrais de parler des bêtes) n’entre en contact avec quoi que ce soit que pour autant
qu’il pense, ce qu’implique nécessairement l’intuition. Il serait en effet totalement dénué de
sens de supposer une intuition sans pensée intuitive. Il serait absurde d’entrer intuitivement
en contact si l’on ne pensait pas un tel contact ! Sans doute les choses matérielles « entrent

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en contact » les unes avec les autres, comme c’est le cas lorsque cette tasse de thé est posée
sur le bureau, et il n’y a là rien de choquant à ce que le langage formule les choses ainsi.
Mais dire que « la tasse a l’intuition de la table » reste une formulation bien téméraire et
pleine d’audace : à charge de celui qui la déclarerait d’en éclairer le sens à ses
interlocuteurs, et à moi en premier...

Avoir une intuition, c’est donc d’abord penser. Pour éviter toute confusion, il faut donner ici
à ce terme de « pensée » son célèbre sens cartésien, qui a l’avantage d’être très général :

« Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui
affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. »1

Ce que Descartes réaffirme ailleurs :

« Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous
l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre,
vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. »2

« Penser » est ainsi l’ensemble des activités de nos facultés spirituelles (faculté spirituelle
veux dire littéralement faculté de l’esprit, ce n’est pas forcément drôle). Autant dire que si
l’intuition est un acte de la pensée, il peut alors recouvrir un champ de modalités assez
étendu. Penser, c’est réfléchir et porter des jugements, c’est raisonner, mais pas seulement.
C’est aussi rêver de nos vacances, rêver durant son sommeil. C’est également sentir le
parfum des fleurs, percevoir cet écran qui est en face de vous, saisir la douceur d’une
caresse ou la brûlure cinglante d’une gifle. Bref, c’est avoir conscience de quelque chose en
même temps qu’avoir conscience de soi comme conscience, et la pensée intelligente
(retenez bien ce terme pour la suite) ne recouvre pas la pensée en général, l’intelligence
n’est qu’une modalité parmi d’autres.

Nous allons nous concentrer à présent sur deux de ces modalités de la « pensée », parce
qu’elles sont à l’origine de l’une des grandes divergences philosophiques que nous avons
évoquées plus haut : percevoir et concevoir. Ainsi, dire que nous avons une pensée intuitive
du réel reste, ainsi formulée, une proposition très générale, et trop générale sans doute. Si
l’on rentre dans le détail de ce que signifie « penser » afin d’être plus rigoureux, on peut
donc vouloir dire que nous avons une perception intuitive du réel lorsque « penser » veut
dire « sentir », ou « percevoir » (nous les tiendrons synonymiques pour l’instant, mais plus
du tout ensuite). Mais on peut également vouloir dire que nous avons une conception
intuitive du réel pour une raison tout à fait semblable à la première, lorsque « penser » veut
alors dire « concevoir ».

Il est facile de voir que deux approches possibles de l’intuition du réel peuvent émerger de

1 Descartes, Seconde Méditation.


2 Descartes, Principes de la philosophie, article 9.

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ce caractère modale de la pensée : l’intuition sensible et l’intuition conceptuelle. On pourrait


croire, sur la base d’une première impression rapide, que le réel est donc soit ce qui est
perçu par les sens, soit ce qui est conçu par l’intelligence, et nous aurions réduit le problème
de l’accès au réel à une option binaire : ou bien la réalité extérieure est perçue par les sens,
ou bien la réalité extérieure est conçue (mais pas inventée) par l’intelligence. Avant de
poursuivre plus avant, figurons cette option à l’aide d’une figure géométrique :

RÉALITÉ

perception conception

PENSÉE

Ce n’est donc plus, comme nous l’avons fait plus haut, une simple ligne droite qu’il faut
emprunter à la géométrie pour tenter d’illustrer ce que sont l’intuition et la vérité qui
pourrait surgir de cette intuition, mais une figure à trois angles : perception, conception et
réalité. Ceci met en évidence nos deux approches envisageables :

a- Le réel substantiel est perçu intuitivement par nos sens. Dans ce cas, la vérité serait plutôt
d’ordre sensible, ou sensoriel.

b- Le réel substantiel est conçu intuitivement par notre intelligence. Dans ce cas, la vérité
serait plutôt d’ordre intelligible, ou conceptuel.

Vous aurez remarqué que je formule tout ceci au conditionnel. Je ne suis pas en train de dire
qu’il y a deux sortes d’intuition du réel. J’indique seulement que nous pouvons faire ces
deux hypothèses, ce qui est tout à fait différent. Vous devrez absolument vous en souvenir
tout au long de cette introduction générale.

Ouvrons une très brève parenthèse ici. Je vais tenter, à ce stade, de ne pas vous submerger
de problèmes philosophiques qui découlent de cette double façon d’envisager ce qu’est une
faculté intuitive. Mais rappelez-vous qu’il est dans la nature de la démarche philosophique
de poser des problèmes, lesquels en engendrent d’autres, et ainsi de suite, jusqu’à plus soif.
Sous certains aspects, une vie philosophique ressemble un peu à celle d’un être cellulaire
vivant se subdivisant naturellement et inlassablement : d’une à l’origine, une cellule devient
deux par subdivision, puis quatre, etc... Ici, nous avons deux approches philosophiques, et
chacune d’elle peut, à l’image d’une cellule, en produire deux, quatre, huit, seize, etc.,
jusqu’à constituer un organisme comparable à un organisme vivant. Le travail philosophique
opère hélas ainsi : il finit par constituer un organisme, infiniment moins complexe qu’un

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organisme vivant certes, mais complexe tout de même. Comme on le sait, chaque cellule a,
inscrite en elle, au terme d’un long processus de subdivisions successives, sa propre
destruction, qu’on nomme l’apoptose. Il me semble important, afin de ne pas faire imploser
l’attention dont j’espère que vous faites preuve depuis le début de ce cours, d’éviter
l’apoptose et de détruire le poussin dans l’œuf. Je m’arrêterai donc à ce que j’ai qualifié,
pour rester fidèle à ma comparaison biologique, de première subdivision des problèmes. Il
va donc être question de nous concentrer uniquement (car chaque chose en son temps) sur
ces deux modes d’accès possibles au réel : perception et conception.

c- Percevoir et concevoir
Après « réalité », « vérité », « intuition », « pensée », nous voici donc face à deux termes
supplémentaires, qui désignent chacun une opération de la pensée humaine. Le langage
commun a tendance à les utiliser avec beaucoup d’extension, parfois bien au-delà de leurs
prérogatives, mais passons. Vous remarquerez déjà qu’ils partagent en français une même
terminaison : « voir »3. Percevoir et concevoir sont donc deux manières de « voir », plus
exactement deux manières de saisir la réalité des choses. Si la perception est une intuition
du réel, et si la conception est également une intuition de ce même réel, elles semblent a
priori regarder toutes deux la même réalité, la même chose si la réalité est une, mais sans
pour autant avoir le même objet. « Chose » et « objet » sont très souvent pris comme
équivalents quand nous papotons. Mais il faut expliquer ici pourquoi nous avons besoin de
distinguer ces deux termes, qui n’ont ici rien à voir avec « truc » ou « machin ». Souvenez-
vous en premier de ce que nous avons dit à propos de la vérité et de la réalité, car nous
allons faire une comparaison similaire.
Nous confondons souvent dans un même mouvement, je le rappelle, la réalité et le jugement
que nous portons sur elle : nous les « collons » l’une à l’autre à tel point qu’il devient
difficile de voir une différence entre réalité et vérité, comme lorsque je constate que le ciel
est bleu. Eh bien nous procédons de la même manière lorsque nous sommes face à la réalité,
avant même de porter un jugement (si tant est que ce soit possible de penser sans même
juger, ce que Kant récuse) : en regardant simplement l’écran qui est devant vous, vous
collez votre regard sur le réel, au point de précisément confondre votre perception de la
réalité avec la réalité même. Du point de vue lexical, l’écran tel qu’il est en lui-même, c’est
ce que nous nommerons la chose. Et l’écran tel que vous le percevez, selon votre acuité
visuelle ou votre point de vue, c’est ce que nous nommerons l’objet.
Je ne suis pas en train de sous-entendre une posture philosophique qui me serait toute
personnelle ici. Je tente juste d’illustrer ce qui distingue ces deux termes « chose » et
« objet ». Nous pouvons personnellement tout à fait penser que l’objet diffère vraiment de la
chose, comme une peinture diffère de son modèle. Mais nous pouvons tout aussi bien penser
que l’objet ne diffère de la chose que de façon imaginaire, que cette différence est purement
spéculative ou un délire de philosophe. Qu’ils diffèrent entre eux vraiment ou de façon

3 Je dis bien « en français ». Car en latin, la racine de percipere (percevoir), tout comme celle de concipere est
« capio », qui veut dire « prendre ». Ne négligez pas l’étymologie, celle-ci nous révèle bien souvent des trésors
d’images.

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fictive n’a, pour l’instant, qu’une relative importance. Ce qui importe ici est que la pensée,
soutenue par le langage, fait bien une différence entre « chose » et « objet », à tort ou à
raison. On peut donc, l’espace d’un cours, produire cet effort intellectuel pour « décoller »
chose et objet, de la même manière que nous avons « décollé » jugement et fait lorsque nous
discutions de vérité et réalité. Reste que, dans la vie pratique, où confondre est la règle, est
vrai ce qui est réel (un vrai scandale est un scandale réel), et votre écran est indifféremment
chose ou objet, bidule machin truc, on s’en fiche royalement tant que les mots que vous êtes
en train de lire vous sont compréhensibles.

J’ai pris l’exemple de la perception sensible (avec votre écran) pour illustrer la différence
entre chose et objet, mais c’était par pure commodité. J’aurais parfaitement pu établir la
même différence dans le cas de la conception, une différence entre le réel tel qu’il est et le
réel tel que je le conçois. Nous y reviendrons bien entendu, en long comme en large
rassurez-vous. Il suffit pour le moment de comprendre que la distinction entre « chose » et
« objet » peut s’appliquer à toute sorte d’intuition. Je veux dire par-là que l’on peut
techniquement appliquer cette différence (qu’elle soit bien réelle ou purement théorique
comme je l’ai déjà dit) partout où l’on pense, qu’il s’agisse de percevoir, de concevoir ou
même d’imaginer.
Donc. Ce que nos intuitions visent en général, c’est le réel immédiat, le monde des
« choses », et c’est là une idée assez invariable dans l’histoire. Mais le chemin que chacune
d’elles emprunte passe par l’objet. Ainsi, l’objet de l’une ne sera pas l’objet de l’autre :
l’objet de l’intuition sensible ne sera pas l’objet de l’intuition conceptuelle. Ces objets ont
pour ainsi dire une différence de forme, de caractéristiques. C’est cette différence que nous
allons à présent examiner. Elle va permettre, non seulement d’introduire basiquement de
nouveaux mots de vocabulaire, mais aussi de mieux saisir ce qui différencie perception et
conception. Autrement dit, comprendre ce qui distingue leur objet respectif permettra aussi
de mieux comprendre ce qui les démarque l’une de l’autre.

L’une des premières choses qu’échangent deux personnes qui se rencontrent une première
fois pour faire connaissance est bien souvent leur nom. Si vous souhaitez faire connaissance
avec l’objet de la perception, commençons donc par l’appeler par son nom : le percept.

- Le percept. Ce terme formé à partir de « perception » a des consonances latines. C’est


l’objet tel qu’il est perçu par nos sens, mais ce n’est pas assez précis de s’en tenir là.
Comme j’ai pu le dire rapidement dans une note bas de page récente, le verbe « percevoir »
provient du latin « percipere », qui dès son origine pouvait signifier dans le langage
ordinaire tout acte de saisir, de prendre, de distinguer, de capter quelque chose par l’esprit.
En gros, c’est encore le sens ordinaire, non technique, que l’on donne au terme. A ce
compte, on pouvait alors tout autant parler de perception sensorielle, de perception
d’émotions, que de perception intellectuelle. Mais, le terme a pris un sens plus restreint en
philosophie : « percevoir » veut dire saisir quelque chose par nos sens. A ce compte-là,
sentir ressemble à percevoir. Si Platon et Aristote avaient pu prendre connaissance d’un tel
terme qui n’existait pas encore pour eux, ils l’auraient sans doute assimilé au grec
« aisthanesthai », qu’on traduit par « sentir » ou « percevoir ». Ils auraient aussi

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probablement assimilé la « perception » à « aisthesis », qui se traduit également par


« sensation ». Et, enfin, ils auraient pu traduire dans leur propre langue « le percept » par
« to aistheton ». Vous voilà contents, non ?

Pourtant, vu que les pensées des philosophes tiennent beaucoup à travailler comme une
cellule vivante qui se subdivise, une autre distinction a progressivement vu le jour. Je
m’explique ? Quand je dis, sans y réfléchir, que je sens quelque chose, je veux dire que je
saisis quelque chose au travers de mes cinq sens. Prenons l’exemple suivant : je peux tout
aussi bien dire que je vois ce mur, que dire que je vois la blancheur du mur ; je peux dire
que je vois ou que je touche la pomme qui est dans la corbeille, et tout autant dire que je
peux sentir l’odeur ou le goût d’une pomme. Dans le premier cas, la sensation est la
sensation d’une chose, une pomme. Dans le second cas, elle est sensation d’une qualité (ou
propriété si vous préférez) de cette chose : son goût, sa couleur, etc.. Pour un Grec, le verbe
« aisthanesthai » remplit indifféremment les deux « types » de sensation : voir une chose ou
voir sa couleur, c’est toujours sentir, car ils n’avaient qu’un seul verbe pour désigner l’acte
de sentir une chose et celui de sentir une de ses qualités.
C’est là que s’invite la subdivision des philosophes (de certains du moins), c’est-à-dire la
nuance entre sentir et percevoir, nuance que les Grecs ne faisaient pas. Sentir, depuis le 17°
siècle, c’est saisir des données qu’on suppose être immédiatement provoquées par la réalité
(ce qu’on appelle des qualités), c’est capter un son ou une couleur, supposément produits
par quelque chose d’existant effectivement. En revanche, percevoir consiste à organiser un
ensemble de données sensorielles en un tout : le vert, le sucré, la rondeur, la saveur
deviennent par assemblage une pomme verte savoureuse, sucrée et ronde.
En ce sens, la différence classique (mais si vieille que ça) entre sensation et perception
revient à dire ceci : je sens quand je réceptionne des données, éparpillées, par
l’intermédiaire de mon corps. Je suis alors passif. En revanche et par contraste, je perçois
quand je mixe tout ceci et que je construis de façon synthétique un objet. Je suis alors actif.
On sentirait alors d’abord des éléments, des data, qu’on organiserait ensuite en objet par un
acte de perception (ce que Bergson contestera radicalement dans Matière et mémoire).
Comme son nom l’indique, et pour revenir à nos moutons, c’est cet objet organisé que nous
nommons usuellement un « percept ». Le percept est donc la forme que nous donnerions à la
réalité sentie, c’est-à-dire le réel tel qu’il est saisi par la pensée.
Nous reviendrons sur ce point dans la partie suivante, pour cerner le problème que cette
notion de « percept » soulève à son tour (encore une subdivision de la cellule
philosophique !)

Le percept possède une autre caractéristique, celle-là bien plus rapide à exprimer : cet objet
de la perception est toujours un objet particulier, et ce sera même sa spécificité propre. Il y a
perception (sensible) quand ma pensée organise cet objet senti, celui-là et pas un autre, pour
cette seule raison que la sensation est toujours actuelle pour nous et limitée à ce que j’ai
sous les yeux. Elle se fait, elle est, par nature, au moment présent (sans quoi la pensée est
imagination). C’est donc cette pomme que je perçois, pas une pomme en général. Bien sûr,
dans la vraie vie de tous les jours, ce sont souvent les gens que je regarde passer autour de
moi, c’est un fruit que je goûte, c’est du café que je bois, c’est un prof qui nous parle ; je ne

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perçois que très rarement, sinon pas du tout, cette personne que je croise en particulier, dans
un lieu précis, à un moment donné précis ; je mange davantage une banane que je goûte
cette banane en particulier.
Lorsque je regarde ainsi les choses, quand je les regarde de façon plus générale, je fais
encore un mixte (je mixe un mixte), j’ajoute quelque chose d’autre à mon percept. Et ce que
j’y ajoute alors, c’est précisément l’objet de la conception, c’est-à-dire le concept.

- Le concept. De même que le percept est l’objet de la perception, le concept désigne l’objet
de l’intelligence. « Concevoir » est également un terme d’origine latine, et traduit le verbe
« concipere », qui signifie « saisir parfaitement, de toute part ». Son équivalent grec, s’il
faut établir une équivalence, serait « noein ». L’intelligence serait la « noesis ». Le concept,
objet de l’intelligence, serait lui le « noeton » ou l’« eidos » ou encore l’« idea », termes qui
ont abouti à « Idée » en français.
L’extraordinaire aventure de ce terme « idée » a fait qu’il s’est décliné à toutes les sauces au
fil des siècles, et que ce qu’on appelle aujourd’hui une « idée », même en philosophie,
dépasse de loin le sens philosophique grec de « eidos ». S’il fallait trouver un équivalent au
terme « concept », « idée » serait donc incomplet, et du coup trompeur. Par commodité,
nous dirons que ce qu’on appelle un concept dans le vocabulaire de la philosophie est, non
pas une simple idée, mais une idée générale.

D’où la première grande différence entre le percept et le concept : l’un saisit du particulier,
l’autre saisit du général. Lorsque vous regardez cet écran, vous le percevez dans son
existence individuelle. Mais, lorsque vous concevez un écran, vous le concevez dans son
essence générale : je veux dire par-là que l’intelligence forme une idée générale dont les
caractéristiques sont sensées s’appliquer à tous les écrans du monde afin de les rendre
connaissables (saisir ce qu’ils sont, leur essence commune), et peu importe que l’écran soit
celui de la télé, de l’ordi ou celui du smartphone. Il en va de même pour le concept de
« tableau » : ses caractéristiques ne s’appliquent pas seulement à ceux de Paul Valéry, ni
même à ceux de toutes les classes de la planète, mais à tout ce qui peut être pensé comme
tableau, y compris celui d’un peintre ou le tableau de bord d’un avion. Nous devrons à
Aristote le mérite d’avoir classifié et hiérarchisé ces concepts en fonction de leur degré de
généralité. Certains sont moins généraux, comme celui de « pomme ». D’autres sont plus
généraux, comme celui de « fruit » qui regroupe « pomme », « poire », « tomate » (oui oui),
etc.. Les premiers sont ce que nous appellerons des concepts spécifiques. Il désignent des
espèces (« eidos », en grec). Les seconds sont ce que nous appellerons des concepts
génériques. Ils désignent des genres (« genos »). Notez ces trois dernières phrases pour la
suite.
L’effort intellectuel possède cette surprenante capacité à remonter peu à peu, par élimination
des différences sensibles particulières, à des concepts insensibles plus abstraits : les espèces.
Je me paie presque de mots quand je parle d’« effort », la démarche est en vérité assez
naturelle, facile, vu que même un enfant en bas-âge montrant du doigt une pomme est
rapidement capable de penser comme de dire que c’est une pomme en général, bien qu’il ne
se sente pas le besoin de préciser « en général ». Puis, par élimination des différences
spécifiques (celles que l’on peut trouver entre « pomme » et « poire » par exemple), nous

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remontons à des concepts plus généraux encore, plus dépouillés d’habits : les genres
(comme « fruit »). En un sens, le concept est ce qui déshabille le percept de toutes ses
particularités (et quand déshabiller -une personne par exemple-, est synonyme de devenir
insensible, il y a de quoi se poser des questions sur la démarche intellectuelle…).

Plus sérieusement. Toute réflexion, toute connaissance générale opère par concepts : la
science pense en termes de « force », de « pression », de « densité », de « gravité », des
« choses » qu’aucun esprit percevant n’est à vrai dire capable de voir. Mais la philosophie
n’est pas en reste : elle parle en termes de « substance », d’ « existence », de « vérité », de
« réalité ». La langue de la connaissance scientifique n’est sans doute pas la même que celle
de la philosophie, mais toutes deux parlent de l’expérience à travers la lunette déshabillante
du concept.
Sans doute le biologiste cherche-t-il à saisir le réel au travers d’une perception particulière
lorsqu’il se penche sur ce qui se passe actuellement sous son microscope, à tel moment
donné. Mais sa connaissance du réel trouvera sa formulation et son assise dans la mise en
rapport de concepts tels que « cellule », « protéine », « gène », « structure et fonction », etc..
Parallèlement, sans doute le philosophe part-il également de ses propres expériences du réel
pour penser et saisir ce même réel : il observe les hommes, la nature, ses craintes, ses
espoirs, ses propres pensées, ses états d’âme, ses émotions, tout ceci dans des moments bien
particuliers de son vécu. Mais au final, ce sera également au travers de concepts que son
intelligence organisera un tel vécu.

N’allez cependant pas vous imaginez que nous, simples esprits ordinaires, échappions à ce
kidnapping intellectualisant, ou conceptualisant, de nos perceptions. Je l’avais vaguement
évoqué tout à l’heure, disons-le maintenant dans toute sa clarté : nous percevons
ordinairement tous la réalité (j’espère) pour aussitôt la conceptualiser.
Vous percevez notre soleil estival sur une plage chaude de Palavas sud (si vous habitez
Montpellier évidemment), mais votre intelligence pensera « astre », ou « vacances », ou
encore « apéro », selon votre intérêt du moment. Vous avez savouré en mars 2022, un mardi
matin vers 7h12, cet excellent jus d’orange un peu épais, sans pesticide, avec un goût
acidulé bien précis, et d’un orangé tirant par degré vers le jaune citron, mais votre
intelligence pensera « bio », « jus de fruits », « miam » ou « beurk ».
Vous avez vu tel homme particulier avec telle cagoule particulière plus ou moins noire
précipiter d’une certaine manière, à une certaine vitesse donnée, sa camionnette plus ou
moins blanche sur telles personnes particulières, à un endroit et à une heure plus ou moins
déterminée, mais votre intelligence pensera « terroriste », « folie », « danger », « crime ».
Elle pensera par généralités. Elle pensera en espèces et en genres. Elle pensera en concepts.
Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature humaine d’opérer ce remodelage conceptuel de
nos perceptions, cette généralisation, ce déshabillage incessant de ce qui est perçu. A tort ou
à raison ? C’est bien évidemment à cette question que tout ce que nous avons pu dire
jusqu’à maintenant va aboutir.

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d- Présentation et représentation
Faisons ici un retour en arrière, et rappelons-nous l’image de notre ligne d’intuition SR,
entre Sujet et Réalité. Elle symbolisait l’accord possible entre la pensée intuitive du sujet et
le réel ; elle symbolisait donc la vérité-concordance. Changeons sa notation et adaptons-là à
ce que nous venons de dire. « Sujet », « S », est maintenant devenu trop vague, vu que le
sujet en question pourrait bien appréhender le réel, soit par perception, soit par conception.
Autrement dit, soit le sujet peut être dit percevant, soit il peut être dit conceptualisant. Nous
avons donc dorénavant deux lignes distinctes à établir, et nous noterons P le sujet percevant,
et C le sujet conceptualisant.

Commençons par la ligne de l’intuition sensible. Faisons-là partir d’un point P, celui de la
perception, pour aboutir au point R, celui du réel. La distinction entre chose et objet nous
impose d’y insérer un point intermédiaire pour figurer le percept, au travers duquel la
perception doit passer pour saisir le réel dans toute sa vérité. Notre nouvelle ligne sera
donc : POR, O signifiant l’objet de la perception (le percept).

Traçons maintenant, à côté, notre ligne de l’intuition conceptuelle. Faisons-là partir d’un
point C, celui de la conception, pour aboutir au point R, celui du réel. Insérons là encore un
point intermédiaire O, pour figurer le concept. Cette seconde ligne sera donc : COR, O
signifiant cette fois l’objet de la conception (le concept).

Nous n’avons jusqu’à présent fait que décrire ce que pourrait signifier intuition sensible et
intuition conceptuelle. Reste à savoir si le percept d’un côté ou le concept de l’autre me
donnent réellement un accès immédiat aux choses, s’ils me mettent en contact direct avec le
réel.
D’après nos lignes, nous sommes en droit de pressentir un premier obstacle : l’intuition se
définit comme une connaissance directe de la réalité. Or, nos deux lignes nous montrent
chacune un point de passage intermédiaire : les points O. Et s’il y a intermédiaire, il y a
alors médiation, exit l’immédiateté ! Si je saisis le monde à travers percept et concept, le
réel, tel qu’il est figuré sur nos deux lignes, semble ne pas pouvoir devenir une donné
immédiate de la conscience, c’est-à-dire l’objet d’une intuition, qu’elle soit sensible ou
conceptuelle. Pour qu’il y ait intuition du réel, il faudrait que sa présence soit
immédiatement accessible à la pensée. Il faudrait donc qu’il y ait présence, ou présentation.
Il faudrait que le percept ou le concept soient, l’un ou l’autre, plus ou moins fidèle au réel.
Est-ce le cas ?

La chose, c’est ce qui est. C’est, comme on l’a vu, le réel. L’objet, c’est la façon dont une
chose se présente à l’esprit, au sujet. Si l’on suppose que la chose est saisie telle qu’elle est
en elle-même dans son existence effective, mieux vaut dire que l’objet est présentation de la
chose. Je voulais dire par là, par ce « plus ou moins fidèle », que si le percept ou bien le
concept est présence, c’est à condition qu’il filtre le réel en termes de degrés, qu’il filtre des
détails de l’extérieur comme une vitre plus ou moins sale filtrerait la lumière et brouillerait
plus ou moins la netteté du paysage derrière la fenêtre.

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Mais si l’on suppose, au contraire, qu’il y a comme une déformation qualitative entre la
chose et l’objet (entre nos points O et nos points R), que l’objet transforme l’extérieur en
intérieur comme le ferait un miroir demi-teinte qui renvoie autant votre propre reflet que ce
qui se trouve derrière la glace, alors mieux vaut dire que l’objet est une représentation de la
chose.

Présentation et représentation qualifient donc la forme que l’objet donne au réel et qui fait
pour ainsi dire ou bien vitre ou bien miroir entre la pensée et le réel. Si l’objet est
comparable à une vitre plus ou moins sale, je saisis malgré tout plus ou moins la chose elle-
même à travers elle. Mais si l’objet est comparable à un miroir demi-teinte, je saisis
davantage mon propre reflet, mes propres projections à travers lui. On dira ainsi qu’il y a
présentation « immédiate » du réel si l’objet est juste plus ou moins quantitativement
distinct de la chose. Il y a en revanche représentation médiate du réel si l’objet est
qualitativement distinct de la chose. Soit donc O est une image plus ou moins fidèle de R,
peut-être parfois au point de presque se confondre avec elle, soit il ne l’est pas.

Il n’est pas difficile de comprendre qu’on ne peut pas trancher par un décret arbitraire : la
question de savoir si nous sommes en présence du réel ou face à une simple représentation
du réel reste inlassablement, et cela vaut sur chacune de nos deux lignes, subordonnée à la
question de la véritable nature du réel. Savoir si la vérité est à chercher par le biais de nos
perceptions sensibles ou bien si elle est à chercher par le biais de notre intelligence (ou
encore des deux, comme le considère toute science expérimentale) implique de savoir si, au
fond, c’est la perception ou la conception qui est -plus ou moins, je me répète- conforme au
réel. Dans les deux cas, on suppose néanmoins que la réalité absolue est soit sensible chez
les uns, soit intelligible chez les autres, et l’originalité de Bergson (j’anticipe ici, mais sans
en dire davantage) sera de lui donner un tout autre fondement, en deçà (ou au-delà) des
images mentales et statiques que sont le percept et le concept.

e- Réalité ou réalités. Dualismes ontologiques


Nous avons dit au début du paragraphe précédent que percevoir et concevoir pourraient être
« deux manières de voir la réalité des choses » (oui, j’aime bien me citer). C’est pourtant là
une formule assez ambiguë, car on peut l’interpréter en deux sens.

- Voulons-nous dire par-là, et c’est le premier sens, que chacune de ces deux facultés
cherche à saisir une seule et même réalité, mais de deux manières différentes ? En vertu de
cette hypothèse, on aurait deux modes d’intuition convergeant vers une réalité unique,
chacune prétendant être porteuse de vérité et assurée de l’authenticité de son intuition. Il n’y
aurait qu’une seule réalité extérieure vers laquelle convergeraient la ligne de la perception et
celle de la conception, comme deux lignes d’un triangle convergent vers son sommet.

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Bergson et la métaphysique

RÉALITÉ

perception conception

PENSÉE

Admettons que notre pensée soit limitée à ces deux modes d’intuition seulement, par
commodité. Les options sur les chances de réussite de nos facultés à saisir le réel, très
logiquement binaires, sont alors au nombre de quatre :

1- La première comme la seconde y parviennent, chacune à sa manière : les deux


approches touchent quelque chose de l’absolu (je veux dire par-là l’absolument réel, les
« choses » elle-mêmes, par-delà l’objet), chacune sous un angle propre.
2- La première y parvient et la seconde échoue : la vérité serait dans la sensation ou
dans la perception.
3- La première échoue et la seconde y parvient : le concept et lui seul nous présente
la réalité.
4- La première comme la seconde échouent : soit parce que le réel est insaisissable
dans les limites de la pensée humaine, auquel cas « circulez il n’y a rien à voir » ; soit parce
que le réel est saisissable par autre chose -par une autre forme d’intuition- que les sens et
l’intellect, auquel cas cherchons-le par d’autres moyens, si nous en sommes bien entendu
capables.

(c’est dingue comme on peut résumer 2500 ans de philosophie en 10 lignes…!)

- Ou bien voulons-nous dire, plus radicalement, et c’est le second sens que peut avoir notre
formule initiale (« percevoir et concevoir pourraient être deux manières de voir la réalité des
choses »), que chacune de ces facultés saisit une réalité qui lui serait entièrement propre ? Il
n’y aurait alors pas unicité du réel, mais duplicité (voire multiplicité). Ici, on aurait deux
modes d’intuition divergeant vers deux types de réalités qu’on peut imaginer parallèles entre
elles.

RÉALITÉ 1 RÉALITÉ 2

perception conception

PENSÉE

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La première hypothèse, celle de l’unicité du réel et qui est figurée par notre triangle, est sans
doute, je pense, la plus partagée parmi les hommes. La seconde l’est probablement un peu
moins, mais elle hante le platonisme tout entier et, par ricochet, la plupart des systèmes qui
hériteront de la philosophie platonicienne, ce qui n’est pas une mince affaire. Notons que ce
dualisme4 entre deux réalités extérieures, on le rendra usuellement (et pour rendre ce cours
plus facile) par l’expression « dualisme ontologique ». Ce terme « ontologique » est
l’adjectif de « ontologie », formé à partir de « to on », « ce qui est (sous-entendu réel) » et
de « logos », « le discours ».
L’ontologie est donc un discours sur l’être des choses, ce que nous traduirons plus
clairement pour les besoins du cours par « une réflexion sur ce qu’est la réalité, sur sa nature
première et profonde ». Ainsi, lorsque nous nous sommes demandés quelle était la nature
profonde, la substance même de la réalité, nous avons posé une question d’ordre
ontologique. Nous reviendrons beaucoup sur ce terme, surtout lorsque nous le rendrons
similaire au terme « métaphysique » dans notre première partie. Du coup, la formule
« dualisme ontologique », dans le sens où nous venons de l’utiliser, exprime l’idée qu’il y
aurait deux réalités extérieures substantielles radicalement distinctes l’une de l’autre. L’une
accessible par le biais de la perception sensible, l’autre par le biais du concept. C’est la
marque de fabrique de l’ontologie platonicienne. Par opposition, et pour reprendre la
première hypothèse, si la réalité extérieure est considérée dans son unicité, on parlera de
« monisme ontologique » (du grec « monos », « seul », « unique »)5.
Ce type de dualisme ontologique se retrouve dans le Christianisme également, mais sous
une forme différente, celle d’un dualisme entre le monde terrestre, celui des corps soumis au
temps, et le monde céleste, incorporel et intemporel. Quand je précise « ce type de dualisme
ontologique », on comprend immédiatement qu’il en existe d’autres types, dont un en
particulier, et nous allons le croiser sur notre fil d’équilibriste, ce fil qui cherche
laborieusement à relier Bergson avec le point de départ de la philosophie, de l’ontologie ou
de la métaphysique (ces termes se valent, ici).

- Voici ce nouveau type de dualisme ontologique. Quand nous regardons ordinairement le


réel, nous le considérons bien souvent comme unique. Le seul fait langagier l’atteste, nous
disons spontanément « le » réel, ou bien « la » réalité, et non pas « ce » réel, ou « telle »
réalité, à moins d’être déjà en train de réfléchir sur les distinctions dont nous parlons depuis
le début de ce cours. Mais à trop porter notre attention sur sa nature ou sur la « bonne »
façon de le saisir, et c’est ce que nous avons fait, nous nous sommes mis malgré nous dans
la position d’un spectateur du réel. Nous avons longuement réfléchi sur le réel extérieur,
mais à la manière d’un grand absent. Nous faisons à vrai dire la même chose lorsque nous
allons au cinéma : nous considérons le film avant tout. Nous tentons de suivre le

4 Terme « dualismus » introduit par Pierre Bayle en 1697 d’un point de vue théologique, puis repris par Christian Wolff
en 1734 d’un point de vue philosophique. 1755 pour le terme français.
5 « Monismus », forgé par Christian Wolff, en même temps qu’il réutilise le terme « dualismus » pour qualifier la
philosophie de Descartes, en 1734. Il est introduit par le Littré dans la langue française en 1875.

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déroulement de l’histoire, l’intrigue quand il y en a une, les rapports que tissent les
personnages entre eux. Et, si le film est prenant, il devient pour nous réel. Car si le film
n’était vécu que comme pure fiction, il n’y aurait pas bien grand intérêt d’aller au cinéma en
dehors de se bouffer des pop-corn bien chimiques. Pour pouvoir « réaliser » ce film, je veux
dire par-là le regarder comme si tout y était réel, c’est à la condition que je m’oublie durant
une heure ou deux.
Le spectacle cinématographique illustre très bien notre situation face au propre spectacle de
la réalité quotidienne : nous regardons la réalité, comme si la question de notre propre
réalité était passée en arrière-plan, en retrait ; comme s’il y avait là un oubli ontologique de
nous-mêmes. Autrement dit, aussi étrange que cela puisse paraître, lorsque je décroche mon
téléphone ou que je traverse la rue, je me suis comme absenté du réel, happé par lui, et le
réel retient mon attention sur fond de négation (de soi), thématique chère à Sartre. Je veux
dire ici que nous sommes tous comme siphonnés vers l’extérieur face aux choses vécues. Si
vous n’en êtes pas tout à fait convaincus, faites-en l’expérience concrète, et vous verrez bien
que vous n’êtes pas là au moment où vous êtes dans une situation donnée, quelle que soit
d’ailleurs cette situation : vous vous arrêtez à un feu rouge comme si vous n’étiez pas là,
parce que ce sont le feu, les voitures, le volant, les pédales, les piétons, l’hypothétique
gendarme caché qui apparaissent sur l’écran, mais pas vous (pensez-y vraiment la prochaine
fois). A moins, bien sûr, que vous vous disiez à ce moment précis de votre vécu, je suis
conscient d’être conscient de m’arrêter face à cet objet auquel je pense actuellement, et
conscient d’être un simple élément de la réalité vécue à laquelle je participe actuellement.
Si cela devait vous arriver, je vous conseille de ne plus jamais prendre le volant…

Revenons à ce que je souhaitais dire. Si je porte mon attention sur moi-même (encore faut-il
que je le fasse), moi qui me suis posé en spectateur invisible jusque-là, je saisis
immédiatement que je suis, moi aussi, bien réel. Je suis, au même titre que le monde
extérieur, « quelque chose ». Ou quelqu’un, dirons-nous. Peu importe ici la nature de ce
quelque chose ou de ce quelqu’un que je suis, mais j’en ai comme une sorte d’intuition. Car
comment pourrions nous spontanément soutenir qu’il y aurait un spectacle d’une réalité
extérieure s’il n’y avait pas, simultanément, un spectateur tout autant réel ?

Voici dont un autre type de dualisme ontologique : non plus entre deux réalités extérieures
que je chercherais à saisir, mais entre la réalité extérieure que je regarde et avec laquelle
j’interagis d’une part, et le sujet pensant et réagissant que je suis d’autre part, que
j’appellerai la réalité intérieure. Comment caractériser cette nouvelle « réalité » (la mienne)
que je viens de mettre en dualité avec la réalité extérieure ? Ne faisons pas de philosophie
(pas trop) en partant dans des subdivisions d’approches se subdivisant elles-mêmes, nous
n’en avons ici ni le temps ni le projet : pas de rosace ! Contentons-nous de marquer de
manière abrégée ce nouveau dualisme par quelques couples de termes très simples, qui ne
valent que comme révélateurs du dualisme que nous cherchons juste à indiquer, mais pas à
justifier :

Monde extérieur/monde intérieur ; spectacle/spectateur ; objet/sujet ; réalité présente/réalité


présence ; chose corporelle/chose incorporelle ; chose étendue/chose pensante (pour

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m’exprimer dans le jargon cartésien = celui de Descartes).


Simplifions encore les termes de ce type de dualisme, qui est celui entre : le corps/l’âme ; la
matière/l’esprit ; le matériel/le spirituel. Retenez bien ces mots, ils appartiennent au langage
ordinaire de Bergson.

- Revenons à notre affaire et arrêtons le travail de subdivision conceptuelle, avant l’apoptose


mentale que je ne souhaite pas. On peut donc concevoir un dualisme ontologique entre deux
réalités extérieures, que nous mettrons par commodité l’une à coté de l’autre, comme sur
notre schéma. Et toujours par pure commodité, nous dirons qu’il s’agit d’un dualisme
horizontal.
Mais on peut aussi à présent concevoir un autre type de dualisme, entre la réalité extérieure
et ma propre réalité. Sur notre schéma, elles ne sont pas l’une à côte de l’autre, mais l’une
au-dessus de l’autre. Par commodité encore, nous dirons qu’il s’agit d’un dualisme vertical.
Pensez-bien que ces formules mises en italiques n’ont pas en soi de sens profond :
horizontal et vertical sont juste des indications graphiques pour vous représenter
efficacement par écrit, sur une feuille de papier et pas seulement dans votre esprit, des
distinctions plus abstraites. Dessinez, faites des schémas, parce que c’est ainsi que
l’intelligence humaine fonctionne efficacement pour Bergson.

Bref. Si l’on pense « dualisme ontologique » en général, on tend à confondre les deux
dualismes dont nous venons de parler, d’où notre distinction très schématique entre
horizontalité et verticalité. Mais, quel que soit le dualisme ontologique dont nous parlons,
on voudra toujours dire, que ce soit horizontalement ou bien verticalement, qu’on oppose
deux substances : deux substances extérieures à moi dans le cas du premier dualisme, ou
bien substance pensante et substance matérielle dans le cas du second dualisme, pour
reprendre ici et encore le vocabulaire de Descartes.

Notons enfin très rapidement ceci : l’hypothèse du dualisme horizontal s’opposait à


l’hypothèse d’un monisme ontologique (une seule réalité extérieure). Parallèlement,
l’hypothèse d’un dualisme vertical a elle aussi trouvé ses adversaires. Ceux-ci ont défendu
un monisme « vertical », c’est-à-dire une théorie selon laquelle le sujet pensant et la réalité
corporelle extérieure ne serait que deux aspects, deux modalités d’une seule et unique
réalité, d’une seule et unique substance (tout est dans le Tout). Une telle théorie, que l’on
trouvait déjà chez Parménide, trouvera sa formulation la plus éclatante dans la philosophie
de Spinoza. Vous imaginerez bien qu’un paragraphe dont l’intitulé pourrait être « réalité ou
réalités ? », rien que ça !, est difficilement réductible à une ou deux pages de cours, à des
miettes d’explications, mais je vous avais avertis : la philosophie est une affaire de patience
avant tout.
Faisons ensemble un nouvel effort, et ce sera le dernier promis, afin de mettre en évidence
un autre type de dualisme ontologique, qui n’est, au fond, qu’une extension des deux
premiers.

- Dualisme horizontal entre deux réalités extérieures tout d’abord, puis dualisme vertical
entre l’intérieur et l’extérieur, c’est ce que j’ai tenté de vous exposer. Mettons à présent entre

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parenthèses le monde extérieur et ses bruits pour nous concentrer sur notre propre personne,
et sur elle seulement. N’y a-t-il pas une autre sorte de dualité que nous éprouvons à l’égard
de nous-même ? Une dualité entre ce que veut parfois le corps, le nôtre en propre, et ce que
veut notre propre esprit ? N’avons-nous pas ce sentiment que l’esprit veut parfois ce que le
corps ne veut pas, ou inversement, que le corps nous met en demeure d’exiger des choses
que notre esprit ne consent pas à faire ? Bref, n’avons-nous pas parfois le sentiment
immédiat que le corps semble résister à nos désirs et volontés, comme c’est le cas
lorsqu’une blessure physique est un obstacle pour accomplir ce que je projetais de faire ? Ce
qui vaut dans un sens vaut aussi parfois dans l’autre, quand par exemple c’est l’esprit qui
résiste au corps, en forçant par exemple un coureur à résister à l’épuisante fatigue physique
pour franchir la ligne d’arrivée. Force du corps contre l’esprit, force de l’esprit contre le
corps, l’interaction et les résistances réciproques nous conduisent à les mettre face à face,
comme si nous avions deux natures qui s’opposaient et se résistaient l’une et l’autre. Est-ce
comme si deux réalités distinctes, deux substances séparées coexistaient en moi ? On
n’évoque plus ici un « moi » témoin de sa propre unité, mais un « moi » qui à vrai dire n’en
serait plus un, sinon qu’en apparence ; par pure confusion de deux substances en une unité
factice. Comme si nous étions nous-mêmes et en nous-mêmes fracturés de l’intérieur. Ce
n’est pas pour autant de la schizophrénie, ou alors nous le sommes tous (schizophrènes) en
permanence. Quand par exemple vous dites « c’est mon corps » en vous regardant dans le
miroir, avez-vous déjà fait attention à ce que cette affirmation veut grammaticalement dire ?
« C’est mon corps » est une façon plus jolie de dire « c’est le corps de moi », ce qui est tout
à fait différent que de dire « mon corps est moi ». Penser que votre corps est à vous, et non
pas qu’il est vous, insinue que vous considérez que « moi » et « corps » sont deux choses
distinctes, dans un rapport d’attribution ou d’appartenance et non pas dans un rapport
d’identité, ce qui semble bien plus évident lorsque vous dites « c’est mon téléphone ». Si
votre téléphone n’est pas vous, pourquoi votre propre corps serait-il vous ?

Ce sentiment traduit-il pour autant une vérité ? Suis-je une seule réalité, une personne en
tension entre deux pôles, une réalité que mon intelligence séparerait artificiellement en
deux ? Ou bien, au contraire, l’âme et le corps sont-ils deux réalités irréductiblement
séparées mais que mon intelligence identifierait artificiellement en une seule ? Comme pour
toute question philosophique, la réponse est loin d’être facile, et les premières réponses que
l’on peut faire ne sont pas toujours les plus évidentes, elles peuvent réserver des surprises. A
à défaut de répondre ici à cette question, nous sommes néanmoins en droit d’envisager les
deux hypothèses : la personne est une ou la personne est duale derrière le masque6. Ainsi :

- Soit, d’un côté, nous sommes deux réalités séparées, matière et esprit, âme et corps,
et nous retrouvons là un nouveau dualisme ontologique. Un dualisme ontologique
horizontal intérieur, parallèle au dualisme ontologique horizontal extérieur (continuez à
faire de petits dessins).

6 Quel rapport avec un masque ? C’est que le mot « personne » dérive du latin « persona », qui désignait autrefois le
masque que les acteurs de théâtre portaient sur scène, mais aussi le rôle qu’ils interprétaient par la suite. En ce sens, la
personne est un masque qui peut recouvrir quelque chose de plus complexe et de moins apparent.

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- Soit, d’un autre côté, nous ne faisons qu’un avec nous-mêmes. Mais une telle une
unité de soi, nous pouvons en plus la comprendre de plusieurs façons (encore des
subdivisions dont je ne suis pas responsable…), et je demande ici votre attention :
a- je suis, à l’image d’une unique pièce de monnaie comportant deux faces,
une réalité à double-face : je suis un corps et je suis un esprit.
b- Je suis une substance matérielle, un corps dont l’esprit ne serait pas son
autre, mais qui serait un épiphénomène matériel, c’est-à-dire la pure expression psychique
de phénomènes électrochimiques produits par le système neuronal. Je suis selon cette
option, un corps, un corps qui pense sans doute, mais au fond une substance matérielle.
Dans ce cas, votre esprit n’aurait aucune existence en soi, c’est-à-dire séparée et
indépendante du corps qui est vous.
c- Je suis à l’inverse une substance spirituelle, un esprit dont le corps ne serait
pas son autre, mais une production spirituelle ou conceptuelle. Ici, mon corps, sa matière, la
matérialité du corps propre, ne serait qu’une vue de l’esprit, un concept. Je suis selon cette
option un esprit, un esprit qui se sent vivre et agir dans un corps, mais je reste au fond une
substance spirituelle. Si vous saisissez bien cette option, le monde matériel ne serait qu’une
pure vue de l’esprit, le film que vous vous faites.
d- Je suis, enfin, une pure substance spirituelle, un pur sujet pensant. La
différence d’avec l’hypothèse qui précède immédiatement n’est pas évidente à saisir, je vous
l’accorde. Cette différence est pourtant la suivante : mon corps, matériel, serait lui aussi bien
réel, mais il ne serait pas moi. Il serait un corps du monde comme un autre, à cette
différence que j’aurais plus de proximité avec lui qu’avec les autres. Il serait à l’image d’une
maison comme une autre, mais avec cette particularité qu’il serait celle où j’habite, sans
espoir de déménager.

Ces quatre façons d’envisager la « chose » humaine n’en font qu’une, même si elles
s’opposent radicalement entre elles. Car toutes incarnent, chacune à leur manière, le
monisme ontologique intérieur. Pourquoi ? Pour cette raison : que je sois une seule pièce à
côté pile et à côté face, que je sois juste matière, que je sois juste esprit, je suis et reste une
seule et même chose, d’où le terme de « monisme ».

En dehors de toute théorie, nous sentons tous plus ou moins cette opposition entre matière et
esprit. Nous pensons en tout cas, grâce à ces termes de « matière » et d’« esprit », mettre des
mots sur le sentiment que quelque chose nous résiste. Que quelque chose nous résiste en
nous-mêmes et à nous-mêmes, nous sentons qu’il y a dualisme. En y réfléchissant, ne serait-
ce pas au fond ce dualisme intérieur que nous projetons sur la réalité extérieure ? Je veux
dire par là que le dualisme ontologique extérieur naîtrait en quelque sorte de l’opposition
que nous ferions entre percept et concept. Car cette opposition elle-même exprime d’une
certaine manière cette tension interne entre l’âme et le corps, entre ce que je conçois (la
liberté par exemple) et ce que je sens (le sable chaud de Palavas). N’est-ce donc pas ainsi
que nous posons depuis le début nos différentes façons de concevoir le réel extérieur ? Ce
que nous venons de dire à propos de la « chose » humaine se refléterait sur la nature du réel
extérieur lui-même. Autrement dit :
D’un côté, lorsque nous parlons de perception sensible, nous formulons bien l’idée que nous

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pensons à travers une réalité matérielle : un corps (peut-être nous, ou le nôtre). Le percept,
c’est alors, par projection, l’objet matérialisant le réel.
D’un autre côté, lorsque nous parlons de conception intellectuelle, nous formulons l’idée
que nous pensons au travers d’une réalité spirituelle, sans médiation sensorielle : notre
esprit. Le concept, c’est alors, par projection, l’objet idéalisant le réel. Ce dualisme
ontologique intérieur projetterait alors à la surface de notre pensée deux modes d’accès au
réel, parce que nous nous saisissons nous-mêmes âme et corps, esprit et matière. De là deux
options. Le réel extérieur semble être dual, quand nous projetons en lui deux natures que
nous supposons être constitutives de notre propre réalité. Mais, le réel extérieur semble en
revanche parfois être un, quand nous projetons en lui cette unique nature que nous croyons
être la nôtre, c’est-à-dire quand nous nous sentons nous-mêmes un.

Du coup, selon cette hypothèse, l’approche même du réel (approche dualiste ou approche
moniste) se trouverait conditionnée par le sentiment, soit dual soit unitaire, que nous
éprouvons à propos de notre propre réalité. Retenons trois options, et passons à la suite :
a- Le réel est matériel ou bien conceptuel, un peu comme le sentiment que nous pouvons
parfois avoir de nous-mêmes (celui d’être un).
b- Ou alors, il est matériel et conceptuel, un peu comme le sentiment que nous pouvons
également parfois avoir de nous-mêmes (celui d’être dual).
c- Ou encore peut-être n’est-il ni l’un ni l’autre, tout comme nous, ni une ni deux (oup’s).
Car peut-être n’avons-nous pas adéquatement regardé en nous. Peut-être que, et je
terminerai ici, notre intelligence a originairement biaisé l’intuition fondamentale que nous
avons de nous-mêmes.
Comprendre toutes ces nuances, que j’avoue être bien compliquées à visualiser (relisez ce
début de cours et faites vos dessins), nous permettra d’entrer dans le cœur de la pensée
bergsonienne avec plus de souplesse par la suite. Tout sportif sait bien que l’échauffement
est toujours une phase pénible douloureuse, parce que les muscles sont à froid et que la
testostérone n’est pas encore là. La pensée philosophique ou scientifique fonctionne à
l’identique : toutes ces distinctions sont un moment pénible de l’échauffement intellectuel,
c’est un cap à passer pour se sentir plus à l’aise par la suite.

A mercredi prochain !

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