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Images

du corps dans le monde hindou

Véronique Bouillier et Gilles Tarabout (dir.)

Éditeur : CNRS Éditions


Année d'édition : 2003
Date de mise en ligne : 16 juin 2016
Collection : Anthropologie
ISBN électronique : 9782271091086

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782271060600
Nombre de pages : 509-[XVI]

Référence électronique
BOUILLIER, Véronique (dir.) ; TARABOUT, Gilles (dir.). Images du corps dans le monde hindou.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2003 (généré le 20 juin 2016). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/editionscnrs/9299>. ISBN : 9782271091086.

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© CNRS Éditions, 2003


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Comment se représente-t-on le corps dans le monde hindou ? Comment y est-il pensé et décrit ?
Alors même que des recherches anthropologiques sur la société indienne l’ont placé au fondement
des rapports sociaux entre castes, ou à la base des conceptions sur l’impureté, le corps n’avait
jusqu’ici guère été étudié en lui-même. Aussi ce livre s’attache-t-il à restituer la multiplicité et la
complexité de ses représentations, depuis la période védique ancienne jusqu’à nos jours, à travers
l’iconographie, les images verbales, les pratiques corporelles d’exception ou les interactions
quotidiennes. Quatre principaux domaines sont abordés. Après des approches historiques et
épistémologiques mettant à jour diverses logiques de description et d’utilisation référentielle du
corps, celui-ci est envisagé dans sa dimension ésotérique comme microcosme, support et objet
d'ensembles complexes de représentations et de pratiques, en particulier du yoga et des tantras.
Puis, divers aspects de son élaboration visuelle, gestuelle et perceptive sont examinés, dans le
cadre de rituels de dévotion, de chants de mariage, de macérations ascétiques ou du cinéma
populaire hindi. Enfin, une dernière partie analyse en quoi le corps est un lieu d'inscription de
rapports sociaux variés. Des constantes émergent, qui montrent que si toutes ces représentations
coexistent et se juxtaposent, elles n’en sont pas moins hiérarchisées, comme le sont les corps eux-
mêmes. L'ensemble des contributions réunies ne se limite pas aux spéculations savantes. Il
s'appuie tout autant sur les traditions orales, sur les règles légales, sur l’observation
contemporaine des pratiques effectives - bref, sur la diversité des faits et des paroles qui
manifestent, en Inde, les multiples réalités des corps.
SOMMAIRE

L’Inde : États et territoires de l’union


Introduction
Véronique Bouillier et Gilles Tarabout
Le corps comme objet culturel
Corps, personne, société
Multiplicités indiennes
Logiques descriptives
Univers ésotériques
Mises en scène
Constructions sociales
Les restes

Première partie. Logiques descriptives

Chapitre premier. Ce qu’un hindou dit à son corps


La réécriture des représentations traditionnelles
Francis Zimmermann
Le gouvernement des corps dans l’Inde coloniale
La science hindoue
Aires culturelles
La contre-culture
Réécritures

Chapitre 2. Interpréter l’image du corps Humain dans l’Inde pré-moderne


Dominik Wujastyk
L’anatomie du corps tantrique
Le corps du lutteur
Le corps en médecine
Images anatomiques persanes en Inde
L’imprimerie et l’anatomie occidentale
L’abandon d’une vision unifiée

Chapitre 3. Les corps et leurs doubles


Remarques sur la notion de corps dans les Brāhmaṇa
Michel Angot
Chapitre 4. Résonances et métaphores Corporelles dans l’astrologie appliquée aux
temples (kerala)
Gilles Tarabout
L’astrologue empêché
Les corps signifiants
Le corps métaphore
Conclusion

Deuxième partie. Univers ésotériques

Chapitre 5. Corps et cosmos


L’image du corps du yogin tantrique
André Padoux
De la survie de quelques notions
Perspective métaphysique sur le corps tantrique
Le corps yogique
Cakra et autres points nodaux
Le corps de l’officiant du rite
Nyāsa : les impositions rituelles

Chapitre 6. Le monde dans le corps du Siddha


Microcosmologie dans les traditions médiévales indiennes
David G. White
Les Siddha, les Nāth Siddha et la Siddhasiddhāntapaddhati
La Siddhasiddhāntapaddhati 3. 1-14 et son contexte
Les sources textuelles de la microcosmologie de Gorakṣanātha
Un « pied-de-page »
Localisation du monde des Siddha dans la cosmologie indienne
Intérieur-extérieur

Chapitre 7. Vajrolī Mudrā


La rétention séminale chez les yogis vāmācāri
Richard A. Darmon
La valorisation du liquide séminal dans les textes anciens
Individuation et engagement du yogi
La pratique de la vajrolī mudrā
La vajrolī

Chapitre 8. De sang et de sperme


La pratique mystique bāul et son expression métaphorique dans les chants
France Bhattacharya
Les sources de la théorie et de la pratique bāul
La pratique bāul
Le corps du Bāul
Le corps féminin
L’Homme du Cœur : ses noms et ses résidences
L’Homme du Cœur : évocations métaphoriques

Troisième partie. Mises en scène

Chapitre 9. Variations sur la pâmoison dévote


À propos d’un poème de Vedāntadeśika et du théâtre des araiyar
Gérard Colas
Transformation rituelle du corps
Fabrication rituelle d’un autre corps
Le corps utopique chez les saints-poètes tamouls
Le corps utopique dans la Devanāyakapañcāśat, poème sanskrit de Vedāntadeśika
La représentation dramatique du corps utopique par les araiyar de Shrivilliputtur
Le paradoxe du comédien dévot

Chapitre 10. Sortilèges et parures du corps féminin


Le bonheur conjugal dans les chants des femmes rajasthanies
Sarasvati Joshi

Chapitre 11. Corps offert, corps meurtri : dévotion, grâce et pouvoir dans un culte
villageois à Murukaṉ
Josiane Racine
Murukaṉ : force, séduction, chasteté
Murukaiyyā, ou le corps sanctifié du dévot
Tai pūcam : corps meurtri, corps offert
La dimension sociale de tai pūcam

Chapitre 12. Le corps et ses « remakes »


Le corps de l’acteur et ses remises en jeu dans la fabrication du film hindi populaire
Emmanuel Grimaud
Simultanéité et fusion des registres de l’expression
Tournage, montage, doublage et mise en affiche
Liste des films cités avec leur translittération
Quatrième partie. Constructions sociales

Chapitre 13. Le corps stigmate


Le cas des travailleurs du cuir hindous au Maharashtra
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky
Introduction
Le corps intouchable au centre des représentations de l’impur
Le stigmate corporel des gens du cuir
Le corps dans les mythes d’origine des Carmakār
Les techniques du corps et l’ethos artisan
Sources gouvernementales et municipales indiennes

Chapitre 14. Dans La Bouche


Variations sur la loi et le corps dans le code népalais de 1853
Véronique Bouillier

Chapitre 15. Consommation rituelle et consommation physique


Le mariage hindou moderne entre dharma et pratiques coutumières
Livia Sorrentino-Holden
Les textes hindous classiques
La législation moderne : du droit canon au Hindu Marriage Act
La jurisprudence en Inde
Abréviations

Chapitre 16. Quelques points de vue sur l’inné et l’acquis au Kerala (Inde du sud)
Filippo Osella et Caroline Osella
Qualités innées, qualités acquises
Études de cas
De l’usage politique des savoirs

In fine. Les crémations en Inde et au Népal


Approche ethno-archéologique
Gilles Grévin
Une méthode de crémation en Inde
Une autre méthode de crémation au Népal

Illustrations
L’Inde : États et territoires de l’union
Introduction
Véronique Bouillier et Gilles Tarabout

1 Ce livre s’inscrit dans le courant général des réflexions sociologiques,


historiques et anthropologiques sur le corps qui se sont multipliées ces
dernières années. Cette profusion de travaux est couramment mise en
rapport avec tout un ensemble d’évolutions qui touchent en particulier
les sociétés occidentales : développements récents des biotechnologies,
avec les problèmes éthiques qu’elles posent, qui placent le corps au
centre de l’actualité (Le Breton 1990) ; changements des regards sur le
corps depuis l’époque de l’hédonisme hippie, et valorisation
concomitante des « médecines douces » (Zimmermann ici même, chap. 1)
1 ; redéfinition de l’image du corps dans le cadre des transformations

des rapports de production dans la société « post-industrielle » (Martin


1992) ; changements de perspective philosophique (dès 1945, Merleau-
Ponty ancre sa Phénoménologie de la perception dans une réflexion sur le
corps) ; évolutions internes de certains champs disciplinaires – par
exemple « histoire nouvelle » (Le Goff et Nora 1974) et son attention
portée à une « histoire du quotidien », sciences cognitives, éthologie –
réinterrogeant les rapports entre « nature » et « culture » 2 , c’est-à-dire,
là aussi, conduisant à penser autrement les corps.
2 Cet intérêt se manifeste dans les sciences sociales de façon diverse. Sous
l’intitulé The Anthropology of the Body, un colloque de l’Association of
Social Anthropologists (tenu en 1975), puis un ouvrage (Blacking 1977),
visait à mettre en évidence la fondation biologique du social et la base
corporelle des faits culturels, en considérant notamment le corps comme
« moyen non verbal d’expression ». D’autres approches se sont
multipliées. Pour n’en mentionner que quelques-unes, parmi les plus
récentes, en France : un colloque organisé en 1992 par Maurice Godelier
et Michel Panoff s’intéressait plus spécifiquement à la production sociale
du corps, et au rôle que celui-ci peut tenir à la fois dans la reproduction
d’un ordre social et dans sa contestation (Godelier & Panoff 1998a,
1998b) ; un colloque organisé en 1996 par la Fondation Fyssen concernait
plutôt les techniques, attitudes et usages du corps (Geslin 1996) ; la revue
Terrain consacrait son numéro 31 (septembre 1998) à la thématique du
« corps pur ». La liste pourrait être facilement étendue : telle quelle, elle
suggère déjà que le corps ne saurait être abordé que selon des éclairages
divers, et donc partiels. Le présent ouvrage ne fait pas exception, et il
convient d’en préciser rapidement l’histoire et les choix.
3 Pour l’essentiel, il est issu des travaux d’une équipe thématique de
recherche du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud (EHESS-CNRS),
qui s’est réunie de 1994 à 1997 3 . L’ambition a donc été, dès l’abord,
d’approfondir la compréhension que l’on pouvait avoir des conceptions et
des usages du corps dans une aire culturelle spécifique, en l’abordant
comme un fait de culture parmi d’autres (Das 1985) dont il importait alors
de préciser les contours. Même ainsi, bien des possibilités s’offraient à la
recherche. Si les participants aux travaux de l’équipe ont pu librement
traiter du corps selon la perspective qui était la leur, une commune
orientation en ressort, qui justifie le titre donné à l’ouvrage : plutôt que
procéder à une analyse des techniques et des usages du corps en Inde, par
exemple, les divers auteurs ont choisi d’aborder la problématique sous
l’angle de la représentation – quelles sont les images du corps. Par là, il
faut entendre non seulement l’iconographie à laquelle il a pu donner lieu,
mais aussi les images verbales et, plus généralement, les façons par
lesquelles le corps est explicitement pensé et décrit.

Le corps comme objet culturel


4 Tout ouvrage qui se propose de traiter du corps dans le monde hindou 4
s’expose à (au moins) deux types d’objection : l’une consiste à estimer que
la question est déjà suffisamment connue pour ne pas mériter de travaux
supplémentaires ; l’autre, à l’inverse, consiste à douter de la pertinence
de la notion de « corps » dans l’hindouisme – il s’agit, en quelque sorte, de
savoir si, pour reprendre une affirmation de T. Ingold à propos de la
Nouvelle-Calédonie, la notion de corps est « une invention du Blanc » (in
Geslin 1996 : 78). Il faudra revenir sur le premier point. Quant au
deuxième, précisons tout de suite.

La pertinence et l’extension de la notion de corps en Inde

5 À titre de comparaison, les dictionnaires nous rappellent qu’en français


courant nombre d’acceptions du « corps » l’opposent à l« ’âme » comme
la matière à l’immatériel. Ainsi le Larousse (compact, 1995, p. 373)
indique :
« 1. Organisme d’un être animé ; partie matérielle de l’être humain, par opp. à l’âme,
l’esprit : La belette a un corps allongé. Un esprit sain dans un corps sain. 2. Ce qui subsiste
d’un être animé après la mort : Après la catastrophe, les corps gisaient çà et là (syn.
cadavre). […] 5. Tout objet, toute substance matériels : La chute des corps. Le carbone est
un corps simple.
[…] »
6 Le dictionnaire ne se limite pas, bien entendu, à ces sens, et en énumère
d’autres, « tronc, par opposition aux membres et à la tête », « partie
principale d’un objet », « ensemble organisé de règles, de principes »,
« ensemble de personnes appartenant à la même catégorie
professionnelle », etc. – c’est-à-dire se rapportant plutôt à la notion
d’ensemble ou de sous-ensemble structurés. Ces usages ne nous
retiendront pas ici, même si la métaphore organiciste du « corps social »
a reçu en Inde une importance particulière dans le mythe du sacrifice
d’un être cosmique primordial dont le démembrement institue les
principales catégories sociales. Voyons plutôt rapidement ce qu’il en est
de quelques conceptions philosophiques des corps, au sens d’organismes
physiques, matériels.
7 Dans les divers darśana, « vues, perspectives 5 », monistes ou non, un ou
plusieurs principes transcendants sont nettement contrastés, selon
divers modes, au monde empirique. Prenons l’exemple du Sāṃkhya,
système dit « dualiste » (« pluraliste » conviendrait mieux) qui est à la
base de nombreuses spéculations, dont celles, ultérieures mais quelque
peu différentes, du yoga. La « conscience pure » ou « esprit » (puruṣa) – ou
plutôt les « consciences », car il en existe une myriade, distinctes les unes
des autres, véritables « monades » (Chandradhar Sharma 1987 : 157) –
s’oppose par principe à la prakṛti, la « base matérielle du monde » selon le
mot de L. Renou (1981 : 40). Cette dernière n’est cependant pas à
comprendre dans le sens où nous aurions tendance à l’entendre en
Occident. Pour reprendre le résumé de Renou (ibid.) à son propos 6 :
« Le monde est donc issu de la matière primitive par une évolution mécaniste, où
n’intervient aucun Dieu. Les chaînons de cette évolution sont la substance
conceptuelle, substrat “matériel” de la connaissance et de la volition ; puis le
sentiment-du-moi, duquel dérivent les cinq pouvoirs des sens, les cinq pouvoirs
d’action, le sens mental qui gouverne les sens extérieurs ; enfin les cinq “particules
ténues”, son, toucher, forme, saveur, odeur. Cet ensemble constitue le corps “subtil”,
suprasensible. Le corps sensible consiste dans les cinq éléments grossiers nés des
particules ténues, à savoir respectivement l’éther, le vent, le feu, l’eau et la terre. »

8 Le « sentiment-du-moi » (ahaṃkāra) est donc pensé comme relevant de la


matière. Il est dans la continuité, mais à un niveau différent, du corps
sensible, constitué d’éléments grossiers. Cela semblerait donner raison à
ceux qui affirment que, dans la pensée philosophique indienne, « il tend à
y avoir une “absence” de “séparation” […] entre “esprit” et “corps” »
(Larson 1990 : 249). Mais on voit bien en quel sens : c’est que l’esprit n’est
pas immatériel. Il est simplement plus « subtil » que d’autres niveaux
corporels, au sein desquels il est cependant clairement distingué.
9 Cette nature matérielle de l’esprit n’exclut pas l’existence de « conscience
pure », qui est, selon cette vue, de nature radicalement autre 7 . Et c’est
l’ensemble du « corps subtil » qui est susceptible de se réincarner
(Padoux, 5).
10 La notion de corps, entendue comme organisme physique, s’applique
donc parfaitement, mais ses articulations avec les concepts de
conscience, d’âme, d’esprit, etc., ne sont pas celles qui prédominent dans
la culture occidentale. Elles s’en différencient de façon essentielle, d’une
part, en établissant la conscience comme principe transcendantal, d’autre
part, en affirmant la nature corporelle de l’esprit : en simplifiant, il y a à
la fois « davantage » de corps en Inde, et celui-ci se trouve radicalement
opposé à la conscience pure. Au terme d’une remarquable étude sur
« Corps de transmigration et corps de résurrection », dans l’hindouisme
et le christianisme, Michel Hulin (1983 : 678) qualifie ainsi cette
anthropologie indienne de :
« foncièrement dualiste et “gnostique” ; l’âme – ou le Soi – est fondamentalement
étrangère au destin du corps physique dans lequel elle se sent prisonnière ».
11 D’autres conceptions indiennes savantes, que F. Staal (1984) fait remonter
aux Upaniṣad (textes védiques tardifs précédant de quelques siècles notre
ère), vont dans le même sens : l’homme est constitué de plusieurs
enveloppes emboîtées, comme des « pelures d’oignon », de matérialité
décroissante. Ces couches ou gaines, les kośa, sont généralement au
nombre de cinq, la plus extérieure étant faite de « nourriture », les
suivantes de « souffle, vie », d’« esprit », de « connaissance », et la plus
intérieure de « félicité » ou d’« extase » (cf. Staal 1984 8 ). De ce fait :
« La personnalité humaine, dans cette vue indienne, consiste en une hiérarchie de
traits dont la réunion forme un agrégat que la terminologie occidentale ne peut appeler
que “psycho-physique” : car il incorpore non seulement le corps, mais également
nombre de traits qui, en occident, sont associés avec l’esprit ou l’âme » (Staal 1984 : 33).

12 Il doit être clair que l’on ne pourrait guère appliquer à l’Inde la réflexion
de ce vieux Calédonien répondant à Maurice Leenhardt (qui l’interrogeait
en missionnaire : « En somme, c’est la notion d’esprit que nous avons
apporté dans votre pensée ? ») : « Nous savions déjà l’existence de
l’esprit. Nous procédions selon l’esprit. Mais ce que vous nous avez
apporté, c’est le corps » (Leenhardt 1971 : 263). Les missionnaires n’ont
apporté à l’Inde ni l’esprit ni le corps. Et s’il y a une difficulté dans
l’application de la notion de « corps » au monde hindou, elle réside avant
tout dans l’extension et l’abondance de ceux-ci (dès une période
ancienne, si l’on en croit la multiplicité des appellations védiques –
Angot, chap. 3).

Faux contrastes, et quelques questions

13 C’est sans doute le lieu de souligner brièvement la récurrence de


stéréotypes qui viennent couramment grever, au moins en
anthropologie, les approches du corps en Inde et qui font que certains des
meilleurs auteurs succombent à l’occasion aux charmes d’un
réductionnisme facile. Il s’agit, généralement, d’opposer une pensée
occidentale chrétienne qui serait, en bloc, « dualiste », à une pensée
indienne, tout aussi unifiée, qui serait « moniste » ou, à tout le moins,
échapperait au « dualisme » – un terme qui devient facilement un
reproche. C’est l’un des thèmes de l’article de F. Staal qui vient d’être cité,
et qui est lui-même comparativement nuancé par rapport aux
déclarations quelque peu péremptoires d’autres auteurs. Ainsi
l’anthropologue McKim Marriott a-t-il insisté, durant une période (les
années soixante-dix), sur le « monisme » qui caractériserait selon lui la
pensée indienne, et qu’il fait remonter au védisme, sans plus de précision
9 – ce qui rend d’autant plus paradoxal son recours ultérieur au système

philosophique du Sāṃkhya pour caractériser « la » pensée hindoue,


comme nous le verrons. Une même opposition tranchée entre « eux » et
« nous » est également effectuée par F. Apffel Marglin (1990), dans un
article par ailleurs fort stimulant, entre l’occident qui serait
« logocentrique » et l’Inde qui ne le serait pas – le « logocentrisme » étant
tout ce qui relève d’oppositions binaires comme
« rationalité/irrationalité, sujet/objet, santé/maladie, esprit/corps,
vie/mort, nature/culture » (l’auteur ne semble guère percevoir que
l’opposition peu nuancée qu’elle établit entre Inde et Occident est du
même ordre !). Inutile d’énumérer davantage. Les pages qui précèdent
ont montré que, pour ce qui est de l’Inde, le monisme philosophique
concerne la question bien précise de la définition de l’Absolu, mais non
l’existence ou l’inexistence d’oppositions binaires, ni la distinction entre
conscience et corps – à ce plan, rappelons-le, le philosophe Michel Hulin
concluait au contraire à un dualisme marqué dans la plupart des Écoles
indiennes. Et, comparant avec la théologie chrétienne, il ajoutait :
« De l’autre côté il y a l’anthropologie biblique qui répugne profondément à une telle
scission de l’homme. D’où sa préférence instinctive pour une expression philosophique
de type aristotélicien, où l’âme ne peut jamais être autre chose que la forme du corps ;
l’apparition, avec le Nouveau Testament, de l’idée de Résurrection entraînant alors
celle de “corps glorieux”, évidemment étrangère à l’aristotélisme originel » (Hulin
1990 : 379).
14 Peut-être n’est-il donc pas inutile de rappeler brièvement que le
« dualisme occidental », perçu et dénoncé par certains auteurs, est le
fruit lui aussi d’une simplification abusive, et que l’apparente dichotomie
« corps/âme (ou esprit) » de la définition du dictionnaire ne rend guère
justice à la diversité des conceptions philosophiques ou religieuses qui se
sont succédé en Europe même. Il existe certes toute une tradition
opposant au corps l’âme (ou l’esprit) comme étant deux principes, l’un
matériel, l’autre spirituel, irréductibles l’un à l’autre (pour ne pas dire
hostiles), et qui, bien avant Descartes, a sa source dans l’Antiquité
classique – que l’on songe au Phédon de Platon, pour qui « l’âme résonne
le plus parfaitement quand… elle se concentre en elle-même et envoie
poliment promener le corps ; quand rompant autant qu’elle en est
capable toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui
est… C’est le corps qui trouble l’âme et l’empêche toutes les fois qu’elle
est associée à lui d’acquérir vérité et pensée » (Phédon 199 : 215-216). De
façon moins dramatique, une telle séparation fonde un emploi courant de
ces notions aujourd’hui. Cela ne résume pas pour autant l’ensemble de la
pensée occidentale sur la question. Signalons-en quelques éléments, sans
chercher aucunement à rendre justice à sa diversité.
15 La théologie chrétienne a développé sur le corps des conceptions
complexes, parcourues de tensions, et variant dans le temps. Dans le
christianisme médiéval, par exemple, si la chair comme lieu du péché est
vilipendée, le salut du chrétien passe néanmoins « par un sauvetage du
corps et de l’âme ensemble » (Le Goff 1985 : 125) 10 . Car, comme le
précise J.-C. Schmitt (1990 : 67) : « Si le corps est à l’origine de la chute, il
est aussi porteur d’une promesse de salut, il peut devenir moyen de
rédemption… Aussi est-ce dans le corps, à travers le corps […] que doit se
préparer et se mériter la destinée de l’âme. » Et il ajoute ailleurs :
« Le christianisme médiéval, même durant le haut Moyen Âge, ne s’est jamais satisfait
d’un dualisme rigoureux, qui caractérisa au contraire certains courants hérétiques, les
manichéens des premiers siècles et bien plus tard les bogomiles et les cathares. Tout, à
commencer par la représentation dialectique et eschatologique que le christianisme
s’est donnée de son histoire, militait pour des solutions autrement nuancées et
ambivalentes » (Schmitt 1998 : 340).
16 Ainsi, une typologie à trois termes (corps/âme/esprit) s’est parfois
substituée au schéma binaire, en particulier au XIIe siècle. Et même le
retour de ce dernier au XIIIe siècle, dû à un renouveau de l’aristotélisme,
« moins que jamais, n’était dualiste » (ibid., p. 343). Dans le cas de saint
Thomas d’Aquin, par exemple :
« Contre tout dualisme, l’homme est constitué d’un seul être, où la matière et l’esprit
sont les principes consubstantiels d’une totalité déterminée, sans solution de
continuité, par leur mutuelle inhérence : non pas deux choses, non pas une âme ayant
un corps ou mouvant un corps, mais une âme-incarnée et un corps-animé, de telle sorte
que l’âme est déterminée, comme “forme” du corps, jusqu’au plus intime d’elle-même,
à ce point que, sans corps, il lui serait impossible de prendre conscience de son être
propre » (Chenu 1959 : 122, cité in Schmitt 1990 : 343).

17 Ce qui n’est pas sans échos contemporains : parmi d’autres, le


missionnaire M. Legrain, après avoir regretté que les voix des « quelques
petits ruisselets qui gazouillent discrètement la bonté de notre situation
incarnée » aient été « longtemps marginalisées et suspectées »,
proclame : « Notre être n’est pas unidimensionnel. Pour nous,
présentement, les réalités les plus spirituelles sont incarnées, ou mieux,
selon le mot de Péguy, charnelles » (Legrain 1995 : 54).
18 Il existe d’ailleurs tout un vocabulaire du corps et de ses « humeurs », de
ses fluides et de ses « nerfs », qui est le support d’une riche physiologie
symbolique (Ramirez 1989). Et ces « façons de dire » sont davantage que
des métaphores, mais expriment des conceptions du corps (et de
l’« âme ») qui ne se ramènent pas à un simple dualisme : la pensée des
humeurs en est un exemple évident, mais d’autres typologies en
témoignent. Par exemple, à un niveau institutionnel, « une certaine
tradition ecclésiale du passé hiérarchisait ainsi les plaisirs : au sommet,
ceux de l’âme, puis ceux de l’esprit, ensuite ceux du cœur, et enfin ceux
de la conjugalité » (Legrain 1995 : 55). Âme, esprit, cœur, sexualité
légitime : « l’Occident » s’est-il jamais pensé de façon aussi simpliste que
les auteurs cités l’ont affirmé ?
19 Ces conceptions du corps témoignent amplement d’un souci d’inscription
du corps humain dans l’univers dont on a trop tendance à faire l’apanage
de l’Inde. La « société traditionnelle » française dont parle F. Loux (1979 :
42-43) pensait que « si le corps de l’homme est à ce point parent avec le
déroulement des saisons, c’est qu’il est composé, comme tous les êtres et
toutes choses appartenant à la nature, des mêmes éléments : le feu, qui
est chaud et sec ; l’air qui est chaud et moite ; l’eau qui est moite et
froide ; la terre qui est froide et sèche… Ainsi, dans une certaine mesure,
le corps de l’homme, les éléments qui y prédominent l’unissent à la
nature tout entière, déterminent sa personnalité et en quelque sorte sa
culture ». Des affirmations qui ne sont pas sans résonance dans le monde
indien et qui montrent ici aussi qu’il ne faut pas réifier les oppositions
20 Les pages précédentes n’ont pas cherché à présenter un quelconque
panorama, et a fortiori une histoire, des idées occidentales ou indiennes
sur le corps. Il s’agissait seulement, à partir de quelques exemples
ponctuels, de mettre en évidence des diversités, des complexités, des
contrastes (mais pas nécessairement là où des vues réductionnistes les
placent), ceci afin de démontrer l’inanité de certains stéréotypes,
notamment la dichotomie « Occident dualiste » / « Inde moniste »
(souvent corrélée, d’ailleurs, à d’autres stéréotypes, comme celui qui
oppose « Occident matérialiste » et « Inde spiritualiste »).
21 Refuser ces oppositions ne signifie pas pour autant affirmer que tout est
partout, et à toutes les époques, pareil. Assurément, les typologies
corporelles ne sont pas nécessairement les mêmes dans les diverses
cultures, et c’est précisément l’un des buts de cet ouvrage d’en préciser
certaines pour ce qui est de l’Inde. Mais elles existent, et les Indiens, quels
qu’ils soient, ne se pensent pas comme étant des êtres incorporels – bien
au contraire. La question, au lieu d’être celle de la pertinence de la notion
de « corps », devient alors celle de ses contours et de leur détermination
contextuelle 11 . C’est donc au corps comme catégorie et objet de culture
que les chapitres de ce livre seront consacrés.

Corps, personne, société


22 La catégorie culturelle du corps ne se confond pas avec celle de
« personne », ni a fortiori avec celle d’« individu ». Elle les concerne
néanmoins directement. Les développements des biotechnologies, par
exemple, ont imposé des réflexions de fond sur la « personne » dans les
sociétés développées, tant dans le domaine de l’éthique (Engelhardt 1996)
qu’au plan juridique (Thomas 1998). Penser le corps c’est penser la
personne, et réciproquement – comme le remarque A. Strathern à propos
d’une population de Nouvelle-Guinée : « on ne saurait construire une
anthropologie de la personne séparée d’une anthropologie du corps »
(Strathern 1998 : 67).
23 En ce qui concerne l’Asie du Sud, la question a été abordée par Michael
Carrithers (1985) sous forme d’une discussion critique de l’article séminal
de Marcel Mauss (1938). L’auteur distingue notamment la « personne »,
au sens d’être humain individuel membre d’une collectivité ordonnée, et
le « soi » (self), « l’individualité physique et mentale d’être humains » au
sein d’un « cosmos naturel ou spirituel » et « interagissant les uns avec
les autres en tant qu’agents moraux » (Carrithers 1985 : 235 sq.). Selon
Carrithers, la pensée brahmanique n’a pas élaboré de pensée de la
« personne » en tant que telle, mais s’est tout entière tournée vers la
considération du « soi », y compris dans la théorisation de la société :
« Cette pensée sociale n’avait pas de place pour une quelconque personne humaine
porteuse de droits et d’obligations morales au titre de membre d’une collectivité
organisée. Les Brahmanes ont plutôt proposé une vue selon laquelle les êtres humains
sont divisés en [différents] états (varna), catégories sociales dont les membres diffèrent
radicalement des autres dans leur pureté physique, leurs capacités morales, et leurs
fonctions sociales. […] D’un côté, l’individu était pourvu de droits et d’obligations, non
du fait de sa qualité de membre du corps politique, l’État, mais en vertu de sa naissance
dans une catégorie de gens qui détenaient ces droits et ces obligations, et de sa parenté
avec eux. […] De l’autre côté, l’État, en la personne du roi, ne devait à cet individu que
la préservation des droits et statut déjà établis » (Carrithers 1985 : 251).
24 Au cœur de cette « sociologie » brahmanique, donc, se trouve le corps, au
sens élargi que nous avons vu plus haut, c’est-à-dire incluant aussi bien
des notions comme celles de « pureté physique » que de « capacités
morales ».
25 La formulation de Carrithers semble supposer cependant que
l’« individu », dans ce contexte, est une notion non problématique, alors
qu’elle a provoqué dans l’anthropologie de l’Inde de multiples polémiques
12 . Elle a été en particulier contestée, quoique pour des raisons bien

différentes, voire opposées, par les deux principales théorisations


anthropologiques de la société indienne qui ont été proposées et
discutées au cours du demi-siècle passé, celle de Louis Dumont et celle de
McKim Marriott. Il n’est pas dans notre propos d’entrer dans ces débats
sur ce point précis, mais une partie essentielle de l’argumentation utilisée
par ces deux auteurs met en œuvre une certaine vision du corps, et c’est à
ce titre que ces théories seront brièvement rappelées 13 .

Une approche du corps et de la société en termes


d’idéologie

26 Pour L. Dumont (1966), les trois principes caractérisant les castes selon C.
Bouglé (gradation de statuts, séparation, interdépendance) « se ramènent
à un seul et véritable principe, savoir [sic] l’opposition du pur et de
l’impur » (p. 65). Cette opposition, l’auteur la situe au plan
« idéologique », système d’idées et de valeurs, ce que « les gens pensent et
croient » (p. 56). En ce sens, elle n’est pas à l’origine des castes, mais en
constitue la cohérence intellectuelle. Elle se fonde, il y insiste à plusieurs
reprises, sur les caractéristiques et l’activité du corps humain : l’impureté
« correspond à l’aspect organique de l’homme » par lequel la religion
« oppose en fait, sans en prendre conscience sous cette forme, l’homme
religieux et social à la nature » (p. 73) ; « l’impureté est dans les aspects
organiques de la vie humaine » (p. 79), c’est une « irruption du biologique
dans la vie sociale » qui, ici, est « un équivalent fonctionnel de cette
coupure entre l’homme et la nature qui est si fort en évidence chez nous
et que la pensée indienne en général semble ignorer, voire même
rejeter » (p. 85).
27 Cette idée d’un « équivalent fonctionnel » d’une coupure entre homme et
nature semble étrange dans ce contexte. Une autre formulation,
légèrement antérieure (conférence prononcée en 1962), est plus précise.
D’une part, l’auteur souligne à plusieurs reprises la continuité entre
l’homme et la nature :
« Il n’y a pas de coupure entre l’homme et la nature. La chose est sensible dans le
vêtement – le corps s’enroule dans une pièce d’étoffe –, dans la simplicité de la vie
matérielle et la forme des objets d’usage courant. En musique, l’heure de la journée
prescrit le ton sentimental de la mélodie : impossible d’être nostalgique le matin et gai
le soir.
En général, l’ordre humain se réalise dans la conformité à la nature. Ce caractère est lié
à l’idée même d’ordre hiérarchique et de complémentarité […] » (Dumont 1975 : 30).

28 D’autre part, « tout se passe comme si » il y avait marquage d’une rupture


entre société et nature :
« On remarque que l’impur signale les relations organiques entre le monde humain et
le monde non humain, l’impureté est liée à la naissance, à la mort, à l’excrétion et, plus
subtilement, à la reproduction et à la nourriture. Tout se passe comme si, tandis que le
monde social se modèle étroitement sur le monde naturel, la distinction du pur et de
l’impur marquait d’autant plus rigoureusement la frontière entre eux » (Dumont 1975 :
17).
29 Le corps jouit donc d’un statut paradoxal (qui, sous cette forme, n’est
évidemment pas une particularité indienne), à la fois élément de la
nature, et lieu (privilégié) où se marque une culture. Mais le vocabulaire
(nature, culture) employé par L. Dumont est trompeur si l’on cherche à
restituer les représentations des intéressés : les théories indiennes de la
pureté et de l’impureté ne font pas de celle-ci quelque chose de plus, ou
de moins, « naturel » que la pureté (le monde des dieux appartient lui
aussi à la « nature ») 14 . Par conséquent, si l’analyse doit se dérouler sur
le plan d’une « idéologie », d’un système de valeurs, comme l’affirme L.
Dumont, il n’y a pas lieu de penser que l’opposition du pur et de l’impur
introduise une coupure par rapport à la nature, sauf en effet à un niveau
« inconscient », ou à celui d’un « comme si » – mais on sort alors de la
définition de l’idéologie (ce que « les gens pensent et croient ») qu’en
donne l’auteur.
30 En fait, il semble que le corps intervienne dans la théorie à deux niveaux
distincts. Organiquement, il fonde l’opposition du pur et de l’impur,
colonne vertébrale de l’idéologie selon Dumont ; cette opposition serait le
propre du monde humain, par contraste avec le monde des dieux ou
l’« ordre cosmique », et de ce fait introduirait entre eux une séparation
(Dumont et Pocock 1959 : 30). Philosophiquement, peut-on dire, le corps
s’inscrit dans une continuité avec les autres êtres, continuité qui
participe elle-même plus largement d’un « univers structural »
s’opposant foncièrement à « notre notion de l’individu » (Dumont 1975 :
30). Cette dernière conclusion a été l’objet particulier de polémiques, sans
qu’il soit besoin d’y revenir ici 15 . Ce qui semble avoir été moins souvent
remarqué, c’est que le corps humain, après avoir fondé, de l’extérieur en
quelque sorte, l’« idéologie », la dimension intellectuelle du système des
castes, disparaît ensuite du champ du regard. Le corps n’est intéressant,
dans cette théorie, que par sa dimension « organique » ; mais les
connaissances, les spéculations, les pratiques dont il est l’objet ne sont
pas véritablement prises en considération. Le « biologique » a fait
irruption pour servir de référent à l’« idéologie ». Dans ce rôle, il ne peut
en effet qu’être externe à la société, à la suite d’une coupure introduite
par la méthode elle-même. Puis il disparaît de l’analyse 16 .

Une approche du corps et de la société en termes de


transactions

31 L’autre principale théorie anthropologique de la société indienne, qui


s’est affirmée à bien des égards comme rivale de celle de L. Dumont, a été
avancée par McKim Marriott. Parti d’une critique de la hiérarchisation
des castes en termes d’attributs et non, comme il le propose,
d’interactions (Marriott 1959), cet auteur a été amené à systématiser une
approche transactionnelle de la société, d’abord en termes d’échanges de
nourritures et de services (Marriott 1968), puis, reprenant des analyses
développées par R. Inden et R. Nicholas concernant la parenté au Bengale,
en termes de flux de « substances-codées » (Marriott 1976a). Cette
conception a été exposée conjointement par Marriott et Inden (1974)
dans l’article « Caste Systems » de l’Encyclopædia Britannica, où l’on peut
lire :
« L’organisation de la société en Asie du Sud repose sur le présupposé culturel, ancien
et permanent, selon lequel tous les êtres vivants sont différenciés en espèces, ou
classes ; chacune de celles-ci est pensée comme possédant une substance codée qui la
définit [a defining coded substance]. […] Les membres de chaque espèce humaine (et par
conséquent de chaque caste) sont pensés comme possédant et partageant ensemble une
substance spécifique (par exemple, śarīra, « corps », rakta, « sang ») qui incorpore son
code de conduite (dharma). […]
Les castes sont en relation extérieure les unes avec les autres non par des substances
partagées héréditairement, mais par l’échange de substances non héréditaires. Chaque
caste est impliquée, pour son existence et ses moyens de subsistance, dans la
transformation et l’échange de substances naturelles transformées. […] Chaque caste
est pensée comme maintenant ou altérant son prestige moral (c’est-à-dire son rang par
rapport aux autres castes), sa substance héréditaire et son code naturel, selon la façon
dont, dans ses échanges avec les autres castes, elle reçoit ou refuse de recevoir des
substances corporelles, consomme ou refuse de consommer la nourriture, fournit ou
refuse de fournir des services » (Marriott et Inden 1974 : 983 sq.).

32 Les personnes sont ainsi constamment engagées dans des échanges de


« substance codée », ce qui les modifie sans cesse. De ce fait, les
personnes ne sont pas des « individus », non pas parce que, comme
Dumont le suggère, elles participeraient d’un « univers structural », mais
parce qu’elles sont « divisibles en particules distinctes qui peuvent être
partagées et échangées avec d’autres » (Marriott et Inden 1977 : 232) : ce
sont des « dividus », des nœuds dans des flux incessants de substances
codées.
33 Dans sa première version, l’anthropologie de Marriott se réclame du
« monisme », qu’il pose, nous l’avons vu, au fondement de la pensée
indienne. Ultérieurement, l’auteur a développé ce qu’il a intitulé une
« ethnosociologie » de l’Inde, où il prétend s’appuyer sur des concepts
analytiques proprement indiens, empruntant, en les redéfinissant
souvent considérablement, un certain nombre de termes au Sāṃkhya
(sans plus mentionner, donc, de « monisme »). Cela débouche sur une
mise en forme de l’univers indien selon diverses triades, dont les
combinaisons sont représentables par des cubes. Cette dérive formaliste
ne nous retiendra pas 17 . Mais il faut reconnaître à Marriott le mérite
d’avoir placé le corps véritablement au cœur d’une théorie de la société
(même si ce corps est réduit à ses « substances »), une focalisation qui a
profité, ou parfois stimulé, des travaux remarquables sur le corps et la
personne, par des auteurs dont les options n’étaient pas pour autant
nécessairement les siennes 18 .
34 Il faut cependant souligner que les conceptions personnelles de Marriott
sur la façon dont le corps est pensé en Inde ont pour conséquence une
certaine « déréalisation » de la personne. Non seulement celle-ci est un
« dividu », mais elle est « ouverte », car le corps humain ne possède pas
de « trait anatomique qui en trace la limite interne ou externe ; il est
entièrement constitué de canaux pour respirer et se nourrir, pour
d’autres écoulements d’essences, etc. » (Marriott 1980). Le vocabulaire
qui lui convient est celui de la mécanique des fluides 19 , érigeant en
principe unique d’intelligibilité un certain nombre de représentations
puisées dans les spéculations de la médecine ayurvédique (alors que les
représentations savantes du corps sont, on le sait, bien plus diverses –
Wujastyk, 2). Que peut-on en penser ?
35 Il est tout d’abord possible de remarquer, avec Jonathan Parry (1994 :
114), que si ces élaborations rendent effectivement compte de certains
aspects des transactions interpersonnelles observées en Inde, elles ne
s’accordent néanmoins guère avec « le sentiment d’identité plutôt stable
et robuste que bien de mes amis indiens paraissent projeter » – et elles
contredisent le fait que les échanges de substance puissent être
différemment évaluées selon leur intentionnalité (Bouillier, chap. 14). De
plus, une telle supposée fluidité s’accorde difficilement avec le fait que les
membres d’une caste sont néanmoins caractérisés, selon Marriott lui-
même, par la possession en propre d’une même substance :
« On peut se demander comment une telle équivalence [entre membres d’une même
caste] peut se maintenir dans un monde où la substance codée de chaque acteur se
modifie sans cesse et se transforme du fait des myriades d’échanges dans lesquels elle,
et elle seule, est impliquée ? » (Parry 1994 : 114).
36 Parry propose alors de considérer que l’« idéologie des substances
fluides », qu’il admet, fonctionne en quelque sorte comme un repoussoir,
car elle implique « rien moins que la désintégration du soi ». Pour
l’éviter, il convient de limiter et ordonner les échanges, de les réguler, ce
qui aboutit paradoxalement à une cristallisation des identités de groupe :
« la représentation protéenne de la personne soutient et renforce
l’idéologie statique de la caste » (ibid.).
37 L’argumentation a le mérite d’articuler ensemble des vues relevant à la
fois d’une approche structuraliste et d’une approche transactionnaliste.
Sans en nier l’éventuelle pertinence, il n’est pas sûr, cependant, que les
caractéristiques de perméabilité et de divisibilité attribuées par Marriott
et d’autres à la personne en Inde ne résultent pas, plus simplement, de la
perspective d’approche adoptée : une anthropologie du corps qui analyse
celui-ci comme un ensemble de substances tend par là même, selon A.
Strathern (1998 : 71), à mettre en évidence l’« être dividuel » – qui
n’apparaît plus, alors, comme caractéristique d’une aire culturelle 20 .
Ainsi, à propos de la Nouvelle-Guinée :
« Les substances qualifient l’“être dividuel”, alors que les idées telles que le min ou le
noman marquent l’individu comme un tout. […] Les substances ne sont pas la marque de
l’individu mais, comme je l’ai soutenu, de l’“être dividuel” ; ainsi, elles indiquent les
solidarités et les réseaux de relations qui sont soulignés dans le discours et qui mettent
en avant les identités communes et partagées des personnes. […] C’est dans la
régulation des substances que la moralité ou le choix est concerné » […].
« L’individualité et le choix ne s’expriment pas dans les substances corporelles mais à
travers le contrôle que l’on exerce sur elles » (p. 72-73).
38 Comme le soulignent M. Godelier et M. Panoff dans l’introduction à
l’ouvrage qu’ils ont publié (1998a), la question est alors de « comprendre
le divisible et l’indivisible dans l’individu » – question qui trouve, au plan
de la trajectoire de vie, un écho dans l’interrogation sur ce qui est stable
ou modifiable dans la personne (Osella, chap. 16).

Multiplicités indiennes
39 Les deux théories anthropologiques de la société indienne que nous
venons brièvement d’examiner du point de vue des propositions qu’elles
avancent sur le corps et la personne apparaissent ainsi toutes deux bâties
sur un paradoxe. D’une part, le corps en fonde les perspectives. D’autre
part, hors de l’« organique » ou des « substances », rien n’est
véritablement dit de ce corps : savoirs, pratiques, réflexions sur
l’organisation, les qualités et les usages corporels sont radicalement
relégués aux marges de l’analyse.
40 Qui plus est, en opposant deux blocs, l’Inde et l’Occident, quant à la
notion d’« individu » (et sur nombre d’autres points), ces théories réifient
ces civilisations. Or l’Inde (pas plus que l’« Occident ») ne peut être
réduite à une façon unique de penser le corps. Banalité, sans doute. Mais
elle paraît trop souvent oubliée pour qu’il ne soit pas inutile de le
rappeler : de manière générale, il n’existe pas une pensée indienne
unique, et la notion même « d’hindou-isme » a été suffisamment discutée
de façon critique pour qu’il ne soit pas besoin d’y revenir. Il est donc vain
d’opposer le corps indien à tout autre corps : c’est même un non-sens – ce
qui laisse toute sa pertinence aux études contextuelles et à la mise en
évidence, par comparaison, de logiques d’usage, de représentation et de
description.
41 La multiplicité des corps, si l’on peut dire, est de deux ordres. Au plan des
relations entre personnes, les corps sont vus différemment selon les
positions sociales : la citation de Carrithers l’indiquait, la théorie
brahmanique de la société conçoit des types de personne, et de corps,
distincts d’une catégorie sociale à une autre. De plus, cette vision de la
société, et des éventuelles différences humaines, n’est pas
nécessairement uniforme parmi les divers groupes sociaux concernés : les
vues brahmaniques, pour influentes qu’elles soient, sont aussi objet
d’ignorance, de détournement ou de contestation selon les castes (Saglio-
Yatzimirsky, chap. 13) 21 , comme selon les sexes (ainsi que l’on montré
les gender studies, cf. Thapan 1997). La diversité résulte là d’un système
culturel d’attributions, lui-même soumis à variation. Il est cependant une
autre source de diversité, qui tient aux différences mêmes des cultures du
corps. Il n’est pas inutile d’en souligner très brièvement quelques aspects.
42 Les spéculations savantes peuvent différer grandement des idées
populaires. Ainsi, les représentations de l’après-mort, et par conséquent
des composantes de la personne, peuvent varier considérablement selon
les groupes sociaux. Les notions de corps subtil ne sont guère partagées
en dehors des élites, et bien des gens, dans une région comme le Kerala,
opposeront en bloc l’« esprit » (manas) au « corps » (śārīram), selon un
« dualisme » qui n’a rien à envier à personne, ou bien reconnaîtront au
contraire plusieurs « âmes » différentes dont les destinées après la mort
sont diverses (Tarabout 2001). Nous sommes alors bien loin du Sāṃkhya,
ou même des théories sur la transmigration. Autre exemple, ici même
(Sorrentino-Holden, chap. 15), les normes des traités anciens sur le
mariage et la réglementation du corps de la femme qu’elles impliquent ne
sont pas à considérer comme décrivant une situation de fait, mais comme
proposant un modèle visant à réformer et unifier des pratiques
différentes et multiples. Trop souvent, donc, le corps en Inde n’a été
étudié qu’au travers du prisme des seules spéculations savantes, et de
leur prétendue généralité d’application, négligeant les données que
l’observation ethnographique fournit.
43 Par ailleurs, des domaines distincts du champ social peuvent donner lieu
à des représentations spécifiques du corps, exposées dans des littératures
distinctes. Ainsi, comme le montre ici même D. Wujastyk, le corps n’est
pas l’objet des mêmes représentations dans les traités de médecine
ayurvédique ou dans ceux qui instruisent l’adepte du yoga tantrique – et,
fait significatif, ces représentations se côtoient durant plusieurs siècles
tout en restant distinctes. De même, les arts martiaux du sud de l’Inde
connaissent toute une topologie des « points vitaux », qui ne
correspondent pas nécessairement à ceux qui sont codifiés dans la
physiologie ayurvédique ou le yoga (Roṣu 1981 : 434), et peuvent varier
d’un maître à un autre (Zarrilli 1998 : 198). Les lutteurs de la région de
Bénarès, de leur côté, ont leur propre ensemble de représentations sur le
corps, combinant l’idéal ascétique des « renonçants » à un régime
alimentaire particulier, adapté à leurs conceptions spécifiques de la force
(Alter 1992). Les savoirs sur le corps diffèrent, ils sont multiples, parfois
complexes. S’ils fournissent éventuellement des « modèles » de corps, ils
tendent à être juxtaposés ou à se combiner sans se fondre pour autant en
« une » pensée du corps.
44 Tenir compte de cette multiplicité des registres des discours sur le corps,
c’est en définitive poser la question, comme le souligne F. Zimmermann
(1998), « des sources de notre ethnographie et des conditions dans
lesquelles le corps humain se fait “l’expression et l’instrument” de
quelque chose » (p. 264) : pourquoi, ajoute-t-il à propos du mariage en
Inde, l’interprétation de celui-ci devrait-elle reposer seulement sur les
traités normatifs et la littérature religieuse, plutôt que sur le traité
d’érotique, le Kāmasūtra ?
« Pourquoi privilégier cette interprétation dévote des choses de l’Inde ? Je crois qu’une
autre grille de lecture est possible, qui mettra en lumière, dans l’institution du mariage
par exemple, d’autres clés comme la passion, la violence des sentiments, la feinte, la
conquête et les ambiguïtés du consentement mutuel, les antagonismes de sexe et la
domination masculine dont le corps des protagonistes est l’expression et l’instrument »
(p. 265).
45 Qu’elles soient populaires ou savantes, philosophiques, techniques,
religieuses, esthétiques, toutes les représentations du corps sont datées,
inscrites dans une temporalité et donc soumises au changement. Parler
du corps en Inde, comme ailleurs, c’est en parler en termes de production
culturelle précise, localisée dans le temps, l’espace, la société, les discours
– d’une certaine façon, tout corps apparaît alors, à l’instar de celui de
l’acteur de cinéma, composé et recomposé sans que s’impose un « code
unique de lecture » (Grimaud, chap. 12).

* * *

46 Le présent ouvrage cherche à répondre à cette nécessité. Il existe certes


de très nombreuses publications sur des points limités. Mais le moment
semblait venu d’entamer une approche spécifique du corps qui, tout en
tenant compte des spéculations savantes, ne se limite pas à celles-ci et
s’appuie aussi bien sur les traditions orales populaires, les pratiques du
corps, ritualisées ou non, les règles légales, les usages, bref la diversité
des faits et des paroles par lesquels se révèle la réalité (ou les réalités) des
corps.
47 Plutôt, donc, que d’indiquer comment « le » corps est conçu en Inde, il
s’agit de chercher à mieux comprendre quelles en sont certaines images
(au sens large), en contexte. La question d’une hypothétique exhaustivité
ne se pose donc même pas, et il s’agira ici, avant tout, soit de « revisiter »
des faits connus, soit de prendre en considération des questions jusqu’ici
négligées, c’est-à-dire, dans tous les cas, de fournir des éclairages neufs
montrant la pluralité des vues et des pratiques dès lors que l’on s’attache
à éviter toute généralisation simpliste. L’objectif aura été atteint si le
lecteur, au terme de ce livre, perçoit mieux la diversité des corps pensés
en Inde. Si une sociologie ou une histoire de l’Inde s’attachent à prendre
en compte les représentations du corps, ce ne peut être qu’en témoignant
de cette diversité, et en tentant alors de comprendre comment ces
représentations s’articulent les unes aux autres. Le présent ouvrage, dans
cette perspective, met en évidence aussi bien des continuités entre
tradition savante textuelle et pratiques observées, que des contrastes, et
permet alors de mieux saisir ce que pourrait être une réflexion
renouvelée sur le corps qui évite les réductionnismes.
48 Ce parti pris se reflète dans le choix d’un traitement contrasté au plan de
l’exposé lui-même : les différents auteurs ont abordé la question du corps
à partir de points de vue différents, et de spécialités diverses. À la
multiplicité des corps étudiés répond une multiplicité de positions
d’observation et de discours. Les textes seront donc marqués tour à tour
au sceau de la philosophie, de l’histoire médicale, de l’analyse rituelle, de
la littérature orale, de la poésie ésotérique, de la sociologie, de
l’anthropologie juridique, de l’ethnologie du cinéma, de l’anthropologie
physique, etc. Certains écarts entre les perspectives présentées sont
importants : ils sont délibérés – et témoignent du fait que, dans les
sciences humaines également, il n’existe pas un corps unique, ni une
façon d’en parler.
49 Quatre principales approches organisent le livre, chacune donnant lieu à
quatre chapitres : logiques descriptives, univers ésotériques, mises en
scène, constructions sociales.

Logiques descriptives
50 Les quatre chapitres qui composent cette partie se proposent de
présenter différents types de discours descriptifs dont le corps a, en Inde,
été l’objet : comment le corps a-t-il été décrit ou comment, à son tour, a-
t-il permis de décrire autre chose ? Les deux premiers chapitres abordent
la question selon une approche à la fois historique et épistémologique.
Les deux suivants sont davantage concernés par l’analyse des logiques de
classification par lesquelles des catégories de l’expérience sont mises en
relation avec des catégories corporelles 22 .
51 La contribution de Francis Zimmermann (chap. 1) s’interroge sur les
conditions historiques qui ont vu émerger et se propager la notion d’un
« corps hindou » spécifique, d’abord dans le cadre de l’emprise du
pouvoir colonial (où une telle spécificité, dans le discours orientaliste, se
définit comme une « onctuosité » et une « fluidité » opposées à la rigidité
du corps occidental), puis dans celui du mouvement nationaliste, vers la
fin du XIXe siècle, qui se réapproprie la notion de spécificité corporelle
dans son effort, bien différent, de constituer une « médecine nationale ».
En retour, la réception en Europe et aux États-Unis, dans les années
soixante-dix, des « médecines d’Asie », dont l’Ayurveda, allait fonctionner
un temps comme théorie critique de la biomédecine dans le cadre d’une
« contre-culture ». Replaçant ainsi la notion de « corps hindou » dans une
perspective historique large, Zimmermann en souligne le caractère
arbitraire, et suggère la nécessité de se replacer « dans le contexte de
situations d’interlocution », en Inde comme ailleurs, pour aborder la
relation entre « l’objectif (“le” corps) et le subjectif (“ton” corps) ».
52 Dominik Wujastyk fait ensuite, au chapitre 2, le point sur l’histoire de
l’iconographie indienne du corps, dans divers domaines de spéculations.
Si, depuis la période ancienne, il existe un très riche et volumineux
corpus de discours sur le corps, les descriptions verbales prédominent
largement. L’iconographie du corps concerne au début surtout le corps
yogique, ce que Padoux (chap. 5) appelle le « corps imaginal » du yogin.
Dans le domaine médical, l’iconographie est beaucoup plus tardivement
attestée, n’apparaissant dans les manuscrits qui nous sont parvenus que
vers le XVIIIe siècle – peut-être sous l’influence de traités de médecine
persans ; ces images resteront largement indépendantes, parallèles peut-
on dire, à celles qui figurent les centres subtils du yoga, ou leur seront
parfois approximativement superposées. Ce n’est qu’à partir de la fin du
XIXe siècle que se mettront en place, pour un temps, des tentatives plus ou

moins heureuses de synthèse, ou de juxtaposition, entre les divers


domaines de la pensée traditionnelle du corps, yogique ou ayurvédique,
et les planches anatomiques modernes issues de la médecine occidentale,
une confrontation abandonnée par la suite au profit d’une « vision
dichotomique » du corps qui maintient côte à côte deux modèles
anatomiques rendus désormais incompatibles – ce qui n’exclut pas
d’éventuelles « lectures scientistes fantaisistes ». Les sources dont nous
disposons suggèrent donc que le corps humain n’a été figuré par des
images que tardivement dans sa dimension médicale, alors qu’il est le
lieu, depuis les environs du début de notre ère, de discours élaborés
concernant une physiologie humorale complexe, ou une physiologie
subtile non moins sophistiquée, mais toujours distincte.
53 Michel Angot, dans le troisième chapitre, montre qu’à époque plus
ancienne encore, dans les spéculations védiques, le corps n’est guère
pensé pour lui-même, mais dans le cadre d’un système de
correspondances avec le monde extérieur, système de correspondances
organisé par la notion centrale de sacrifice. Les parties du corps ne sont
pas énumérées en termes d’organisation anatomique, mais en relation à
des démembrements, des partages d’un tout posé comme premier. Ces
divisions peuvent alors varier selon ce que l’on veut faire dire au corps
pour parler de l’ordre du monde – fréquemment par le biais d’une
arithmologie qui fonde les correspondances entre corps et univers, ou,
plus exactement qui est l’expression de leur commune nature. Le discours
sur le corps est un discours sur un modèle d’ordre, ce qui implique que le
corps lui-même n’est jamais acquis, sa conformité au modèle étant sans
cesse menacée.
54 Comme en écho, à propos de pratiques astrologiques observées à l’heure
actuelle, Gilles Tarabout (chap. 4) suggère que le corps intervient à un
double titre lorsque les astrologues sont consultés pour résoudre des
problèmes liés aux temples : plusieurs intervenants (dont l’astrologue)
voient leur corps interprété comme formant un ensemble de signes qui
annonce quelque chose de la situation du sanctuaire ; quant à ce dernier,
il est métaphoriquement, selon une formule bien connue, le « corps » de
la divinité. Ces deux recours à la notion de corps, l’un indiciaire, l’autre
métaphorique, confirment une pensée des rapports entre homme et
univers en termes d’homologies, de résonances sympathiques et
d’interactions, qui portent sur la matérialité même de cette corporéité. Le
corps participe alors doublement d’un discours général sur l’ordre : signe,
il est possibilité d’interprétation pour comprendre d’autres événements ;
métaphore, c’est le modèle de toute matérialité où s’incarne une
conscience.
55 Similitudes et correspondances permettent d’ordonner, de penser et de
classifier simultanément le corps et l’univers, et de tenir un discours sur
leur rapport réciproque. Le corps est donc rarement envisagé « en soi ».
Même en médecine, le corps n’est pas un objet de connaissance isolable,
circonscrit ; il est appréhendé dans sa relation au monde, à autrui, dans le
jeu de correspondances qui fait se renvoyer les unes aux autres les parties
du tout. Il ne saurait être défini seul, et tend à pointer vers autre chose.
La beauté des femmes, elle-même, est bien souvent évoquée par un jeu
systématique de métaphores qui renvoie le corps à tout un univers de
formes.
56 Ces diverses logiques descriptives sont donc autant de logiques
corporelles différentes : yogique, humorale, anatomique, arithmologique,
indiciaire, etc. Il y en aurait à l’évidence bien d’autres. Derrière cette
multiplicité, qui n’est pas propre à l’Inde mais s’y exprime sans doute de
façon particulière, se profile une commune insistance non seulement sur
la substance des corps, mais aussi, et surtout, sur leur qualité de
« forme ». Non pas ensemble d’organes, car ces derniers sont finalement
peu présents, mais jeux de nombres, combinatoire de processus, « mise
en forme » de relations, modèles pour penser au-delà du corps. Ces
mécanismes sont répandus à tous les niveaux de la société, mais selon des
élaborations diverses. L’une des plus complexe est sans aucun doute
l’ensemble des disciplines ésotériques qui visent à la transformation de
l’initié par des pratiques touchant à ses différents principes corporels,
afin d’atteindre ce qui est défini comme la réalisation du Soi.

Univers ésotériques
57 La deuxième partie met, comme la première, l’accent sur les
correspondances, les homologies dont le corps est l’un des termes, mais il
s’agit maintenant avant tout des correspondances entre le corps humain
et le cosmos, entre les composants du corps et ceux de l’univers.
Correspondances, identités de nature qui permettent ou justifient les
techniques ésotériques qui prennent le corps pour matière première,
pour point de départ. C’est à travers le corps que le praticien, l’adepte,
réalise sa nature ultime.
58 Dans la théorie du Sāṃkhya, les cinq éléments (bhūta) sont hiérarchisés
du plus grossier au plus subtil (terre, eau, feu, air, ether), de même que
les vingt-cinq tattva, « principes ou réalités constitutives du monde »,
reprises par les spéculations tantriques sur les trente-quatre tattva
(Padoux, 5) : cette continuité et cette hiérarchie des constituants de
l’univers – dont l’homme – permettent de passer, de progresser d’un plan
à un autre. Le corps est constitué des mêmes éléments que le cosmos, les
composants de la personne humaine sont inscrits dans la totalité de
l’univers, de même que les spéculations sur les « souffles » (prāna) ou les
centres subtils que sont les cakra les rendent homologues à des plans du
cosmos. C’est une telle identité de nature qui rend efficientes certaines
techniques corporelles : agir sur le corps ou à partir du corps influe sur le
monde environnant, et inversement l’univers pénètre le corps. Le corps
peut aller jusqu’à contenir le cosmos (White, 6) – selon une pensée
métaphysique qui voit le monde présent dans le corps même, dans une
identité de substances et de processus. À cet égard, la description du
corps humain que donne le Skanda Purāṇa, un exemple parmi d’autres, est
révélatrice : « Comprenez que le corps humain est comme l’Œuf
Cosmique… 2. Il y a trois cent soixante os ; trois millions cinquante six
mille neuf vaisseaux tubulaires. Ils transportent les sécrétions liquides du
corps comme les rivières sur la terre portent l’eau… 7-8. Les intestins sont
trois et leur longueur est trois et demi vyama [sic] (la distance entre les
deux doigts du milieu de la main quand les deux bras sont tendus)… 11. Le
lotus dans le cœur est célébré pour avoir la tige au-dessus et la face vers
le bas » (I.ii.50. 7-12).
59 Les dieux eux-mêmes peuvent être pris dans ce mouvement, et leur
nature ne pas être fondamentalement différente de celle de l’homme.
Ceux-ci ont alors accès au monde divin, et peuvent devenir dieux ; à
l’inverse, les dieux peuvent pénétrer les hommes 23 , s’unir
éventuellement à eux. Cette contiguïté, ce passage possible expliquent
nombre de pratiques rituelles ou méditatives au cours desquelles l’adepte
progresse vers des niveaux de plus grande subtilité, jusqu’à se rapprocher
de l’absolu divin, voire jusqu’à se fondre en lui, comme elle rend compte
des possibilités de s’identifier au dieu par la dévotion, l’extase ou la
possession – jusqu’à être divinisé et recevoir un culte de son vivant
(Clémentin Ojha 1990).
60 Ce que nous décririons comme l’imaginaire du corps, la représentation
que se fait la personne de la réalité concrète du corps, excède ainsi de
beaucoup ce que nous avons l’habitude de considérer comme relevant du
corps physique. L’expérience du corps en Inde, particulièrement dans les
enseignements ésotériques, inclut tout un ensemble d’éléments
volontiers considérés comme relevant de la physiologie mystique
(l’ensemble des conduits, canaux, centres du hatha yoga), ou de
visualisations, qui correspondent à un vécu de la conscience du corps.
61 Dans les quatre chapitres de cette partie, le corps est considéré à la fois
comme un élément au sein d’un tout, et comme un instrument ou un
moyen de percevoir ou d’atteindre ce tout – voire de l’« englober ».
Insistons avec A. Padoux et D. White sur la continuité philosophique dans
laquelle s’inscrivent les pratiques tantriques, et avec R. Darmon et F.
Bhattacharya sur la logique des pratiques décrites une fois que l’on
reconnaît « la valeur ontologique des substances physiques » dans le jeu
des correspondances macrocosme-microcosme. Constatons aussi que la
perception métaphysique du corps, son inscription dans le macrocosme,
vont de pair avec des techniques très précisément concrètes.
62 Les chapitres 5 et 6 détaillent les représentations cosmiques du corps du
yogin, qui fondent les pratiques visant au dépassement même de ce corps.
En effet, André Padoux (chap. 5) le rappelle, « toute présence au monde se
vit dans la vision que l’on a du monde » : c’est en élaborant un « corps
imaginal » que le yogin pourra opérer ce processus de « cosmisation
méditative du corps » et atteindre son but, l’union avec la divinité
suprême. On peut alors se demander quel peut être le résultat, au plan du
vécu, de cette cosmisation répétée de son corps par l’adepte. Quelle que
soit la variété des différentes traditions – les conceptions peuvent varier
d’un texte à l’autre, voire au sein d’un même texte selon l’objectif visé –,
la « manière d’être au monde » du yogin diffère de ce qui pouvait et peut
être vécu ordinairement en Inde, tout en participant, par ses
présupposés, à une tradition philosophico-religieuse « à la fois très
diverse et culturellement homogène ».
63 C’est une expérience de ce type qu’analyse David White au chapitre 6, en
comparant plusieurs traditions sotériologiques (principalement celle
d’un traité hathayogique attribué à Gorakhnāth) selon lesquelles le yogin
doit chercher, s’il veut être accompli, à intégrer dans son propre corps le
monde extérieur, et devenir ainsi un corps-univers en adoptant la vision
même de la divinité cosmique – dedans le monde et dehors, dessus et
dessous, là où l’espace et le temps convergent. Apothéose du yogin, cette
vision qui le transforme et le parfait correspond à une expérience d’ordre
divin dans laquelle le monde manifesté est simultanément intériorisé et
transcendé.
64 Dans le chapitre 7, Richard Darmon s’est intéressé à une modalité d’accès
à l’Absolu fondée sur des pratiques de contrôle sexuel, et notamment de
contrôle de l’éjaculation, telles qu’elles sont mises en œuvre par des yogis
tantriques « de la main gauche » (c’est-à-dire affichant une certaine
hétérodoxie). Ceux-ci, dont une majorité provient des milieux
brahmaniques, sont engagés dans un processus d’autodéification qui
comporte plusieurs aspects, dont l’un, crucial, vise à une maîtrise totale
des émissions spermatiques, en particulier à leur non-émission lors des
unions sexuelles : la rétention du semen, dans ces conditions, est censée
assurer à la fois l’acquisition de pouvoirs supranormaux, et la libération
du cycle des renaissances dès cette vie-ci – une transformation radicale
de l’initié qui oriente et donne sens à toute sa démarche. Dans ce but, les
ascètes se soumettent à un entraînement physico-mental poussé,
associant recours à des procédés mécaniques et élaborations imaginaires
complexes – dont les chapitres précédents ont fourni d’autres exemples.
L’auteur a cherché ici à mettre en valeur l’ampleur de la part dite
« technique » dans ce processus (sans le réduire pour autant à cet aspect),
qu’il décrit comme « une mystique de l’autonomie ».
65 Les conceptions et les pratiques des chanteurs bāul du Bengale, dont
France Bhattacharya étudie au chapitre 8 les magnifiques poèmes des
« principes du corps », se rattachent en partie aux conceptions
cosmicisantes évoquées auparavant, mais, comme pour les ascètes
présentés au chapitre précédent, reposent également sur des pratiques
sexo-yogiques fondées sur une herméneutique des fluides sexuels – sang
menstruel et sperme. Dans cette vision, « le corps est de manière égale
physique, subtil et transcendantal, comme les substances qu’il recèle ».
L’influence de la mystique dévotionnelle et affective de Caitanya y est
aussi sensible – ainsi qu’un certain « habillage » soufi dans le cas des Bāul
fakirs. Un lacis de métaphores subtiles et énigmatiques, empruntant ses
termes de comparaison au monde ordinaire (y compris dans des
références d’apparence triviale aux institutions de l’État colonial ou
moderne), permet alors d’évoquer, tout en en préservant le mystère, une
expérience spécifique de l’Absolu, présent, selon les Bāul, en chacun de
nous sous le nom de l’« Homme du Cœur ». Le monde extérieur devient
alors le moyen par lequel le langage poétique tente d’exprimer une vérité
intérieure que les mots ne peuvent que réduire.
66 À ces visualisations mentales qui sous-tendent et organisent des
pratiques ésotériques, et sans lesquelles on ne pourrait les comprendre,
répond l’image que le corps même du yogin constitue, et qu’il offre au
regard des autres – un corps dont l’aspect, les marques, la posture, les
exploits revendiqués deviennent facilement iconiques, et l’identifient
comme membre d’un mouvement ascétique précis, ou, plus
généralement, comme « renonçant », « maître spirituel », etc. Un tel
corps, dans la diversité de ses réalisations selon les traditions, participe
alors d’une mise en représentation plus large des corps dans la société.
Modèle parmi d’autres, il est un élément de l’imaginaire social, d’une
typologie immédiatement visuelle des personnes et de leurs « qualités »
(Gell 1998). L’objet de la troisième partie, « Mises en scène », est d’en
évoquer quelques autres.

Mises en scène
67 Il faut entendre « mises en scène » au sens large : le corps s’offre en
public selon certaines images construites, qui sont à la fois un état vécu
particulier et le signe de cet état. Il peut s’agir de toute apparence
volontaire (le vêtement n’est pas ici traité mais en ferait aussi bien
partie), comme de certaines situations plus ou moins théâtralisées.
68 Gérard Colas (chap. 9) donne à voir ainsi un acte dévotionnel accompli en
milieu vishnuite dans des temples du pays tamoul (et du Karnataka), par
des spécialistes qui n’avaient jusqu’ici pas été étudiés, les Araiyar. Leur
office comporte une « mise en scène » au sens strict, et se vit comme
l’offrande à la divinité d’un corps spécialement fait pour lui plaire, un
corps dévot, costumé, imitatif, narratif. Ce corps dévot diffère de celui
des ascètes, dont le rapprochement ou l’identification au divin est le fruit
d’un raffinement progressif du corps, comme il diffère également – ce
que l’auteur nous rappelle – du corps efficace et « divin » que l’officiant
doit se constituer en préalable à un culte par les rites d’initiation et par
une « purification des éléments » du corps, mentale et rituelle. Au
contraire, le corps idéal, « utopique », du dévot est le fruit d’une
transformation immédiate, produite par l’émotion poétique. Cette voie de
la dévotion, pour approcher le divin, incite alors au développement
d’images corporelles bien différentes de celles que nous avons vues, et
relèvent pour l’essentiel de la thématique mystique de la femme
amoureuse : non d’ailleurs que des ascètes ne puissent s’engager dans la
voie d’une approche émotionnelle et théâtralisée du divin (des
Rāmānandi du nord de l’Inde le font – Van der Veer 1989). Mais ici, le
corps dévot n’est à aucun moment assimilé au corps divin : c’est un corps
désirant qui tend vers dieu comme une amante contemplerait un corps
désiré, et la lyrique dévotionnelle se construit, précisément, sur la
tension irréductible issue de leur distinction. Il n’est plus question,
comme dans la partie précédente, d’un « cosmos » à la fois extérieur et
intérieur à l’homme, mais de rapports entre deux mondes hiérarchisés, le
monde humain et le monde divin. Cette distance, c’est le désir qui la
parcourt. Ainsi, dans d’autres textes de la bhakti médiévale tamoule, « la
relation avec la divinité se fait sur un mode intensément et sans vergogne
érotique… Ce qui fait du corps humain l’instrument épistémique de base
dans la poursuite de la transcendance » (Rao, Shulman et Subrahmanyam
1992 : 118).
69 Le corps féminin qui est mis en scène dans les chants nuptiaux entonnés
lors des mariages au Rajasthan, qu’évoque Saraswathi Joshi au chapitre
10, relève lui aussi de la beauté, de l’émotion et de la recherche du plaisir.
Mais si les thèmes de l’amour dévotionnel y apparaissent parfois, ce sont
avant tout des occasions où sont magnifiés la séduction et le charme – au
sens magique, ensorceleur, du terme – de la jeune épouse. Le jeux
d’images que déploient ces chants célèbre même une inversion
temporaire des relations de pouvoir habituelles entre le mari et la
femme, et c’est cette dernière qui s’assure le contrôle de son époux par sa
parure, par ses fards, et par l’emploi de sortilèges de séduction recourant
à sa propre substance corporelle. L’embellissement du corps de la femme
peut alors sans doute se comprendre à plusieurs niveaux, dont le premier
est, à l’évidence, esthétique. Mais le jeune marié est aussi supposé être
comme un “ dieu ” pour son épouse : c’est par son corps – dans sa beauté
et dans sa substance – que celle-ci va l’approcher et le « soumettre ». Le
corps recréé par le maquillage sera, pour la jeune femme, un moyen
ambivalent de séduction, d’ensorcellement, de domination, de “ prise de
possession ” de son époux 24 – et dans ce contexte, elle se rend maître de
son « dieu » dans un jeu de capture et d’évitement qui a été
abondamment exploité, par ailleurs, par la poésie mystique. Cette lecture
de la mise en scène féminine du mariage (qui n’en exclut pas d’autres,
plus immédiates) est confortée par le fait qu’en vieillissant, la femme,
selon ces chants, sans négliger son mari terrestre, se consacrera de plus
en plus à l’Époux divin, Kṛṣṇa. Le corps féminin n’est donc pas seulement
un corps destiné à enfanter, bien qu’il le soit de façon essentielle. Il est
aussi affirmé comme corps de séduction et corps de dévotion – nous
l’avions vu au chapitre précédent, il en est même le modèle par
excellence.
70 Il est cependant d’autres façons par lesquelles le corps peut être un
« véhicule de dévotion ». La contribution de Josiane Racine (chap. 11)
présente et analyse des macérations ascétiques temporaires effectuées au
pays tamoul lors d’une fête consacrée au dieu Murukak. Là, les dévots se
transpercent la peau et les muscles avec des répliques (de dimensions
diverses) de la lance du dieu, ou avec des crochets métalliques auxquels
sont suspendus des citrons, ou, encore, se font eux-mêmes suspendre en
l’air par des crochets passés dans la peau du dos et des jambes. Ces
pratiques tiennent à la fois de l’ascèse et du sacrifice, et montrent par là-
même l’écart qui les sépare de ce « combat contre le corps » qui a pu
fonder certaines formes d’ascèse dans le christianisme. Il est en effet
essentiel, ici, qu’il n’y ait point de souffrance, ce que les dévots attribuent
à la grâce du dieu, qui permet de réaliser ce qu’un homme ordinaire ne
saurait endurer. Cette grâce est acquise par la préparation préalable du
dévot, qui doit respecter une forme d’ascèse dévotionnelle (jeûne,
continence, bains rituels, pratique régulière de chants religieux). S’il ne la
suit pas, le dieu ne le protégera pas, et le dévot n’aura pas la témérité de
s’exposer aux épreuves de la fête – il sait qu’il souffrirait. Les pratiques
spectaculaires de percement de la peau (ou, dans d’autres contextes, de
marche sur le feu, d’autoflagellation, etc.) veulent témoigner de miracles,
signes de la puissance divine qui suspend la souffrance là où elle serait en
temps normal attendue 25 . Le corps ainsi sanctifié devient,
temporairement, le temple du dieu. L’analyse de J. Racine met de plus en
valeur un élément sociologique important de la mise en scène publique
de ces corps offerts à Murukaṉ dans l’espace du village : la plupart de ces
dévots, et, ici, leur leader local, appartiennent à des castes de moyen ou
de bas statut, qui trouvent là, par l’épreuve de leur corps et la
manifestation du dieu, une possible expression de leur dignité et de leur
poids social, revendiqués par ailleurs au plan politique à l’échelle de
l’ensemble de la société tamoule.
71 Ces différents corps idéaux et transfigurés, celui de l’ascète, celui du
dévot dansant, celui du dévot transpercé par la lance divine, celui de la
fiancée ensorcelante, pour ne mentionner que ceux qui ont été
brièvement passés en revue, fonctionnent aussi comme des icônes dans
une imagerie sociale complexe. Emmanuel Grimaud (chap. 12) s’est
attaché à analyser les mécanismes mêmes de l’élaboration progressive
d’une telle dimension iconique dans le cas des acteurs de cinéma de
Bombay (Mumbai), où elle s’avère essentielle à l’organisation et au succès
du film. La fabrication de l’image de l’acteur se révèle éclatée entre
différentes pratiques – celle du maître de danse, celle du régleur des
cascades, celle du metteur en scène, celle du cameraman (auxquelles il
faut ajouter l’autonomie marquée de la chanson) – qui se juxtaposent plus
qu’elles ne font l’objet d’une synthèse. De fait, c’est à l’acteur lui-même
de savoir combiner des dynamiques de mouvement et de présentation qui
demeurent en partie distinctes, et c’est son corps qui est le lieu de cette
impossible jonction – plus précisément, c’est le regard des spectateurs qui
reconstruit ce corps morcelé. Peut-on élargir cette conclusion, et
considérer que la notion de corps éclaté, mais recomposé par le regard,
est aussi bien celui des dieux que celui des hommes, que tout corps est
par nature le lieu d’opérations de fragmentation et de recomposition,
dont le résultat, entre autres, est l’instauration d’une iconographie ?

Constructions sociales
72 L’existence d’une imagerie différenciée des corps est par ailleurs intégrée
à des rapports sociaux multiples. Elle n’est donc pas neutre, mais objet de
désirs et de déceptions, d’assimilations ou d’exclusions, d’affirmations ou
de dénégations. L’objet de cette dernière partie est de focaliser l’attention
sur de tels processus d’interaction.
73 Le chapitre 13, dû à Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, est consacré à la
mise en évidence des discours que tiennent sur leur propre corps des
travailleurs du cuir du Maharashtra, travailleurs considérés comme
intouchables du fait de l’impureté qui leur est attribuée. Ces discours
n’arrivent cependant pas véritablement à se constituer en contre-
système, et à s’opposer à l’opprobre dont ces travailleurs sont victimes de
par leur naissance et leur activité jugée dégradante, en rapport avec le
traitement des carcasses d’animaux. Même si un ethos propre est élaboré,
le « corps-stigmate » qui est le leur ne peut guère être évoqué que sur les
modes de l’euphémisation ou de la plainte, « les deux issues pour sortir
du paradoxe que vit l’intouchable, et qui réside dans la distorsion entre
l’imposition d’une impureté intrinsèque qu’il ne perçoit pas comme telle,
et la déchéance visible de son corps ». Cette stigmatisation sociale, qui
avilit le travailleur intouchable en le blessant profondément, correspond
à une corporalisation des contraintes exercées par la société, ce que M.
Godelier et M. Panoff (1998a : XXIII) proposent de voir comme une
idéologisation particulièrement efficace d’une oppression : « Inscrire le
destin des membres [de la société] dans leur corps charnel, l’imputer aux
imperfections de ce corps ou à ses manques…c’est ramener les
humiliations à une biologie ». Et Godelier ajoute : « plus l’ordre [social]
est enfoui dans le corps, plus le consentement débouche sur le silence »
(Godelier 1998 : 26). Le silence n’est pas total, et les intéressés
commencent à s’organiser pour relever la tête. Mais il s’agit d’un
phénomène comparativement récent, et il est indubitable que l’ordre
social de l’Inde hindoue a longtemps reposé sur des conceptions
largement partagées, attribuant à des différences dans les
caractéristiques corporelles la légitimité des discriminations pratiquées :
l’évidence de l’ordre social s’appuie sur la construction idéologique des
corps.
74 Les discriminations ont fait l’objet d’une nomenclature juridique
extrêmement détaillée dans le royaume du Népal. Au cours du XIXe siècle,
dans un souci de légalisme moderne, cet Etat a ainsi édicté un code qui
explicite, sur le mode d’une classification naturaliste, ces relations entre
corps de substances et de statuts différents. Véronique Bouillier (chap.
14) en présente quelques dispositions qui font clairement apparaître, de
façon quasiment quantitative, la hiérarchie socio-religieuse des corps, et
des parties du corps, par une codification précise et graduée des atteintes
ou des échanges corporels. L’obsession de l’impureté fait que des contacts
illicites, ou des agressions, seront punis différemment selon la
localisation de la partie du corps qui est concernée : la souillure interne,
en particulier par la bouche, étant davantage punie qu’une pollution
extérieure. Mais d’autres facteurs sont essentiels dans la détermination
des châtiments : l’intention (l’acte était-il volontaire ou involontaire ?),
ce qui tend à qualifier la dimension « matérielle » de la pollution, et,
surtout, les statuts de caste respectifs des protagonistes, ou leur sexe. Un
tel code juridique a, pour nous, un double mérite. D’une part, il explicite
de façon minutieuse toute une hiérarchie des corps selon leur « nature »,
telle que la pensaient les milieux qui l’ont rédigé et promulgué. D’autre
part, il nous rappelle, si besoin était, que cette hiérarchie repose certes
sur un discours en termes de substances, mais que, loin de produire un
ordre auto-régulé, elle est préservée et mise en œuvre au moyen de
mesures coercitives effectives, et par l’exercice concret d’une violence
politique et sociale parfois très brutale.
75 La construction sociale des corps peut ainsi être saisie comme un
répertoire d’images corporelles indissociable de rapports de force. Les
parties corporelles, ses substances, sont différemment connotées et
réglementées. Le corps des artisans du cuir, abîmé par le travail, est un
corps à la fois dégradé et opprimé. La qualité des corps pris en compte
par le code népalais n’est pas dissociée des actes commis, et le code, en
réglementant échanges corporels ou agressions, inscrit la substance des
corps dans la loi. L’examen des droits anglo-indien et hindou moderne du
mariage, effectué au chapitre 15 par Livia Sorrentino-Holden, montre que
le législateur et les tribunaux, face à la question du divorce, se sont sentis
obligés de réfléchir en termes de transformation apportée aux corps par
le mariage – il s’agit en l’occurrence, pour l’essentiel, du corps féminin.
Ce dernier est-il « physiquement » (et définitivement) modifié par le
rituel, comme le voudrait sa définition en termes de saṃskāra,
« perfectionnement » ? Dans ce cas, un divorce n’est envisageable que s’il
est possible de prouver que le rite n’a pas été pleinement accompli, rendu
parfait, ce qui entraîne sa nullité car il est alors dit ne pas avoir été
réellement effectué. Dans cette perspective, la « consommation » du
mariage est-elle nécessaire à la complétion du rite (à l’instar de ce qui est
le cas dans le droit canon) ? Et comment définir la notion de « non-
consommation », est-ce une « inaptitude aux rapports sexuels », ou la
stérilité (toujours pensée comme étant celle de la femme) ? En répondant
à ces questions, au long de jurisprudences successives, les tribunaux se
sont largement appuyés sur une représentation des femmes qui
subordonne totalement l’expression de leur sexualité à leur fonction
procréatrice 26 . Le corps qui est inscrit dans la loi n’est pas vraiment
envisagé dans les mêmes termes selon le sexe.
76 Le chapitre 16 aborde selon une autre perspective cette question des
différences corporelles et de leur hiérarchisation. Le corps est en effet
« poreux » à son environnement, soumis aux influences du milieu, social
et naturel. Son apparence, son fonctionnement, sont dépendants de la
naissance mais aussi de ce que l’individu absorbe et assimile de
l’environnement. Dans ces conditions, Caroline et Filippo Osella
s’interrogent, à partir de l’ethnographie d’un village du Kérala, sur la
possibilité de transformation des « qualités » des corps au cours de la vie.
Ce que l’on pourrait croire être fixe, immuable, l’« inné » du corps,
s’avère alors, dans une certaine mesure, variable, soumis aux influences
du mode de vie, de l’environnement 27 , et donc interprétable, là encore,
en termes de construction sociale. La possibilité d’un tel changement
viendrait alors contredire, ou à tout le moins nuancer, la hiérarchisation
des castes sur la base de la seule naissance – en tout cas au plan des
représentations. Or, si le changement est pensé comme envisageable,
c’est selon une perspective spécifique : tandis que la possibilité d’une
évolution est revendiquée pour soi-même et les siens lorsqu’il s’agit d’une
amélioration des qualités corporelles, elle est déniée aux castes de statut
inférieur au sien propre, pour lesquelles toutes les caractéristiques sont
dites être à la fois innées et immuables. Double discours, donc, qui
montre toute la complexité de ces constructions sociales du corps,
constructions ambiguës car, inscrites comme elles le sont dans des
relations vécues, toujours contestées.

Les restes
77 À la mort, les corps sont en Inde très fréquemment brûlés (sans que cela
soit une procédure universelle, que ce soit pour des raisons économiques
– les crémations coûtent plus cher qu’un enterrement – ou du fait de
représentations et de pratiques religieuses distinctes). C’est l’objet de la
contribution de Gilles Grévin d’analyser, in fine, certaines caractéristiques
de ce processus. La perspective, notablement différente des chapitres qui
précèdent, doit cependant être précisée.
78 L’anthropologie et l’histoire des religions abordent d’habitude cet ultime
stade du corps visible du point de vue des pratiques rituelles, des
représentations symboliques, et de la sotériologie. Le cadavre, dans sa
matérialité la plus immédiate, tend à être oublié. Or il est bel et bien
présent aux yeux des participants au rite funéraire, et ce de façon
beaucoup plus intense que ce n’est le cas dans les mises en scène
radicalement euphémisantes des crématoriums occidentaux. La violence
des corps consumés fait partie de l’expérience commune qu’un habitant
de l’Inde du Nord, où les corps sont brûlés sur des bûchers ouverts (et
non dans des fosses couvertes de terre, comme dans certaines régions de
l’Inde du Sud), est amené à avoir de sa culture. Certes, le traitement du
cadavre s’inscrit dans une pensée symbolique ; mais si celle-ci fonde les
choix d’une société quant aux manipulations mécaniques et physico-
chimiques auquel le cadavre est soumis, elle ne supprime pas celles-ci. Il
nous a semblé important, de ce fait, que Gilles Grévin, expert
international des processus de calcination et de combustion des os, qui a
effectué une mission d’observation en Inde et au Népal, apporte une
contribution qui relève, à la différence du reste de l’ouvrage, de
l’anthropologie physique. Nous sommes ainsi forcés de regarder ce point
aveugle de notre vision, cet autre aspect du corps que les élaborations
symboliques tendent, précisément, à masquer. En fournissant un point de
repère extérieur aux autres analyses de ce recueil, ce bref épilogue
permet d’élargir le cadre dans lequel doivent être pensées les diverses
dimensions abordées par ce livre : de la cosmisation des ascètes au travail
dégradant du cuir, de l’envoûtement de la beauté féminine à la
valorisation d’une fonction procréatrice, des schémas classificatoires
abstraits aux pratiques de macération et de dévotion, les corps sont au
cœur de la vie personnelle et de la vie sociale, nouant en une seule réalité
vécue des modèles et des contraintes. Les cadavres, eux, ne sont plus que
des restes, qui donnent sens, par contraste, à la profusion de ces
élaborations.

* * *

79 Au terme de ce parcours, les idées que l’on peut avoir sur la façon dont le
corps est représenté en Inde auront, nous l’espérons, gagné en richesse et
en complexité – c’est là, sans doute, pour reprendre une objection
évoquée au tout début de cette introduction, la meilleure illustration du
fait qu’il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. Tout au long de
l’ouvrage, répétons-le, le souci a été de montrer que le corps, en tant que
production culturelle, est un objet de connaissance à part entière. Il n’en
existe pas une conception, mais une pluralité, inscrite dans des lieux,
dans des époques, dans des groupes sociaux, dans des contextes d’usage,
et dans des regards – y compris dans le regard des observateurs, dont les
perspectives d’analyse produisent autant de corps différents.
80 De cette diversité, est-il alors possible de dégager des constantes ? Nous
en avons rapidement évoqué deux au cours de cette présentation.
81 D’une part, ces conceptions sont rarement perçues comme antinomiques,
et coexistent généralement à leur place sur le mode de la juxtaposition et
non de la synthèse. C’est peut-être là un trait récurrent de la civilisation
indienne, qu’il est tentant de rapprocher d’un choix ancien, dans les
textes classiques, quant à la notion de « connaissance » : celle-ci « tire son
statut de la participation du connaisseur », elle est avant tout une
catégorie de l’expérience, plus que de la communication (Angot 1999 : 14
sq.). Ainsi plusieurs imageries et savoirs spécialisés du corps,
foncièrement divergents, peuvent coexister plusieurs siècles sans donner
lieu à synthèse (Wujastyk, chap. 2). Chaque domaine relève de sa propre
autorité, possède sa propre pertinence. Et à son échelle, la juxtaposition
des mises en scène autonomes du corps de l’acteur, à Bombay (Grimaud,
chap. 12), ne disait pas autre chose.
82 D’autre part, et cela vient nuancer l’affirmation précédente, il existe une
hiérarchisation des corps et, par là même, de certaines des conceptions
qui les concernent. Cette hiérarchisation repose, si besoin est, sur la
coercition, sur la base de valeurs et de savoirs qui sont, non sans
contestation, « partagés » : il est indéniable, par exemple, que nombres
d’arguments sur les « substances », l’impureté, les « qualités » de chaque
sexe, sont très largement acceptés ; il est non moins indéniable que leur
application à soi ou à d’autres est rien moins qu’unanime, et que
l’ordonnancement général de la société met en jeu à la fois une
« idéologie » des corps, et l’exercice parfois violent d’une contrainte
juridique et politique sur eux.
83 Ces propositions sont certainement encore trop générales pour être tout
à fait satisfaisantes. Elles suggèrent cependant, en l’état actuel, qu’en
approchant la notion de corps par les représentations multiples et
contrastées que la vie en société suppose, et génère, il reste un immense
domaine à explorer. Cet ouvrage espère y avoir contribué.

NOTES
1. Par convention, les références internes au présent ouvrage seront de la forme : nom d’auteur,
sans date, suivi du numéro de chapitre.
2. P. Boyer (1994) s’interroge ainsi sur les contraintes biologiques déterminant certains traits
culturels, de même que Ducros, Ducros et Joulian (1998) lancent la question polémique : « La
culture est-elle naturelle ? ».
3. Certaines contributions orales à l’équipe n’ont pas ici de trace écrite ; à l’inverse, nous avons
demandé à Dominik Wujastyk et Francis Zimmermann, qui n’avaient pu participer aux travaux de
l’équipe, de rédiger chacun un chapitre.
4. L’expression « monde hindou » ne doit pas présupposer l’unicité, ni même l’homogénéité, des
représentations ou des pratiques regroupées – à date plus ou moins récente – sous le label
« hindouisme » (pour un examen historique et critique de cette problématique, cf. Sontheimer et
Kulke 1989, Pandey 1993, Dalmia et Stietencron 1995). Elle nous permet simplement de signaler
que l’enquête n’a pas pris en compte les conceptions et les usages des corps, éventuellement mais
non nécessairement distincts, qui seraient observables parmi les musulmans (ou les chrétiens, les
sikhs, les jaïns, etc.), ou les « tribus », de l’Inde – ce qui mériterait une investigation dépassant le
présent travail.
5. Le nombre de ces Écoles est imprécis car les auteurs indiens classiques les distinguent et les
énumèrent selon les besoins de leur démonstration. Souvent au nombre de six principaux, on peut
en décompter jusqu’à une quinzaine (Angot 1999 : 46). Nous ne tenons pas compte ici du
bouddhisme et de ses différents systèmes philosophiques.
6. Pour des exposés plus détaillés, cf. par exemple Dasgupta 1988 [1922], Chandradhar Sharma
1987, Whicher 1997. Pour une récente traduction du yoga de Patañjali et de deux de ses
commentaires, voir Angot (2000).
7. De son côté, une vue moniste comme celle de l’Advaita Vedanta affirme l’identité fondamentale
de l’Absolu et des consciences, mais n’en élimine pas pour autant la notion de corps grossier et de
corps subtil, ce dernier étant amené lui aussi à participer au circuit de la transmigration (Hulin
1983). Comme le suggère Mircea Eliade (dont les traductions des termes sanskrits sont cependant
à prendre avec précaution) : « L’esprit (l’“âme”) – en tant que principe transcendant et autonome
– est accepté par toutes les philosophies indiennes, à l’exception des bouddhistes et des
matérialistes. […] Mais c’est par des voies toutes différentes que les divers darçana cherchent à en
prouver l’existence et à en expliquer l’essence » (Eliade 1954 : 27).
8. E. Valentine Daniel a présenté des conceptions du corps comparables, en les corrélant à d’autres
typologies de base cinq (Daniel 1987 : 278-285).
9. Voir par exemple les titres révélateurs de Marriott 1976a (« Hindu Transactions : Diversity
Without Dualism ») et 1976b (« Interpreting Indian Society : A Monistic Alternative to Dumont’s
Dualism »), ainsi que la réponse, sur ce point, au deuxième de ces articles par Barnett, Fruzzetti et
Östör (1977).
10. Voir également Moingt (1986). Pour une mise en perspective historique détaillée des débats
chrétiens concernant la résurrection des corps avant le XIVe siècle, cf. Bynum (1995).
11. Parmi les essais discutant cette problématique en Asie du Sud, voir par exemple Das (1985) et
Scott (1991).
12. Elle tend à confondre par ailleurs, comme dans le langage courant et comme dans une bonne
partie des polémiques sur ces notions en Inde, l’« individu » et la « personne » (voir Thomas 1998
pour une discussion critique de ces termes).
13. Cela n’exclut pas bien entendu l’existence d’autres théories fondant sur le corps leur
compréhension de la société indienne. La plus récente semble être un (assez surprenant) « essai
freudien de folklore » d’Alan Dundes (1997), pour qui l’opposition entre le pur et l’impur, et les
discriminations dont sont victimes les intouchables, sont à mettre en étroit parallèle avec
l’apprentissage de la propreté par le petit enfant.
14. Rappelons que la catégorie « nature » est elle-même problématique dans les spéculations
anciennes, védiques, puisque « le rite révèle et déploie la nature, une nature elle-même déjà pré-
instituée par le sacrifice fondateur » (Malamoud 1985 : 243).
15. On sait que L. Dumont oppose, de façon quelque peu dichotomique, l’absence – selon lui – de
l’individualisme en Inde, et son emprise en Occident. Faut-il rappeler, là encore, que l’« Occident »
n’est pas nécessairement simple et monolithique, en citant comme contrepoint J. Moingt à propos
du christianisme : « Le concept de personne, travaillé par un double mouvement antagoniste de
fermeture et d’ouverture, d’exaltation et de déprise de soi, alimente à la fois un individualisme qui
menace les valeurs sociétaires et un altruisme porté à l’idéalisme et l’utopie. […] Selon l’impulsion
que lui donne le christianisme, le moi ne peut pas vivre la plénitude de sa vie de personne en
s’enfermant dans son corps. Il a besoin de la relation à l’autre ; plus précisément, il est poussé à
faire corps avec d’autres, à former un corps qui soit un lieu de communication et de communion
dans la différence » (Moingt 1986 : 61 sq.).
16. Le traitement le plus détaillé figure dans Dumont et Pocock (1959). Comparer l’approche
d’Edward B. Harper (1964) pour élaborer un « modèle théorique du système qui met en relation le
statut de caste et la pollution rituelle » (p. 151). Pour une approche de la personne inspirée par les
travaux de L. Dumont, cf. Östör, Fruzzetti et Barnett (1982), et en particulier la contribution de
A.T. Carter (1982).
17. Les éléments essentiels du dossier figurent dans Marriott (1990), objet d’une discussion
critique dans un numéro spécial de Contributions to Indian Sociology (1990), suivi d’un autre
ensemble de débats dans la même revue (1991).
18. Voir, entre autres, Daniel (1984), Zimmermann (1982, 1989), Trawick (1993, 1995).
19. Voir aussi Freeman (1999) qui, sans reprendre à son compte l’ensemble des vues de Marriott,
propose de considérer la personne comme « multiple et divisible » (multiplex and partible – p. 150),
et Busby (1997), qui admet la perméabilité de la personne (sud-) indienne, mais oppose ce qu’elle
considère être, à l’inverse, son caractère non divisible, entier, à la fragmentation du corps qui
caractériserait les conceptions de la personne en Mélanésie.
20. On en trouvera d’excellentes illustrations dans le beau livre de Georges Vigarello (1985) sur
l’histoire des conceptions de la propreté en Europe.
21. La contestation est néanmoins bien souvent ambiguë, selon qu’il s’agit par exemple pour une
caste de bas statut de dénoncer les jugements portés sur elle, ou de juger les autres – Randeria
(1989).
22. Comparer avec la représentation de l’espace par référence à un sujet humain exposée par M.
Gaborieau (1993).
23. Sur ces irruptions du divin, ou d’autres Puissances, dans le corps humain, voir Assayag et
Tarabout (1999).
24. Il y a d’ailleurs là, sans doute, un jeu de miroirs ambigu avec la « véritable » sorcellerie dont
peuvent être accusées les veuves et les femmes seules (Bouillier 1982 : 114), d’autant que les
charmes jetés par la jeune fiancée sont dits être suffisamment puissants pour transformer son
mari « en marionnette ».
25. Sur la dimension sacrificielle et le caractère « miraculeux » de la torture rituelle, cf. Tarabout
(1986 : chap. 6 et 7) ; voir aussi, pour une approche comparable, Assayag (1990), et, en milieu
musulman, Assayag (1992). Ces représentations s’inscrivent cependant, en milieu hindou, dans un
ensemble plus large de spéculations et de pratiques sur le sacrifice et la notion d’« épreuve » –
comparer Weinberger Thomas (1996).
26. Partageant ainsi une imagerie extrêmement répandue, y compris dans la plupart des
mouvements politiques depuis un siècle – cf. Anandhi (1997).
27. La perspective, tout en étant proche sur certains points de celle de McKim Marriott (prise en
compte, par exemple, des stratégies de rapprochement et d’évitement afin, pour chacun,
d’améliorer ce qui est pensé comme modifiable), diffère cependant de celle-ci en ce qu’elle ne
fonde pas la hiérarchisation observée des castes sur leurs transactions.
Première partie. Logiques descriptives
Chapitre premier. Ce qu’un hindou dit à
son corps
La réécriture des représentations traditionnelles

Francis Zimmermann

1 Bien que les pages qui suivent s’inscrivent dans le cadre des études
indiennes classiques et que l’auteur ait accès aux sources sanskrites, elles
n’ont pas directement pour objet les représentations hindoues du corps
telles qu’elles étaient formulées avant la colonisation britannique. Nous
nous efforçons de mettre en perspective historique les connaissances
accumulées depuis deux siècles, la construction des savoirs sur les
représentations du corps dans le monde hindou. L’histoire critique des
disciplines orientalistes qui s’est développée ces dernières années nous
conduit à distinguer clairement deux périodes dans la construction de ces
savoirs. Les représentations du corps telles qu’elles émergent de la
lecture, de la traduction et de l’interprétation des textes classiques dans
l’Inde hindoue ont fait successivement l’objet de deux réécritures à partir
de la seconde moitié du XIXe siècle. En voici l’analyse.
2 Cette analyse se situe résolument aux temps modernes. Tirant parti de
l’œuvre des historiens du nationalisme indien, nous voudrions retracer
dans un premier temps l’émergence d’une « science hindoue » du corps à
la fin du siècle dernier, puis dans un deuxième temps la réception des
représentations de l’hindouisme en Occident. On pourrait dire qu’il y eut
deux phases ou deux orientations successives de l’engouement du monde
moderne pour la sagesse hindoue. Première phase, la naissance – sous la
plume des intellectuels indiens eux-mêmes – d’un orientalisme indigène
d’inspiration nationaliste qui fait émerger dans l’espace public colonial le
thème de l’existence d’une « science hindoue » (1860-1920). Naît alors,
entre autres domaines de sens, une science hindoue du Corps vivant
(animal et humain), qui se présente comme une construction idéologique,
constitutive d’un monde exotique et d’un partage de la réalité entre eux
(les hindous) et nous (les modernes). Seconde phase, près d’un siècle plus
tard, un nouvel orientalisme militant, qui cette fois-ci est le fait des
Occidentaux, gouverné par une idéologie où se sont mêlés le relativisme
culturel, l’engouement pour la spiritualité hindoue et le mouvement
politique de la contre-culture (1970-1980). Ces deux phases peuvent être
interprétées, rétrospectivement, comme deux réécritures des
représentations hindoues traditionnelles sous l’influence de l’Occident.
Dans les deux cas, l’orientalisme est l’instrument d’une construction de
réalités idéologiques fortement imprégnées de subjectivité. La réalité
sensible, les choses du corps telles que les humeurs et les maladies,
l’alimentation et la gestuelle sont culturellement construites et
présentées comme spécifiques de l’Inde, hindoues par essence.
3 Indianiste européen étudiant les textes sanskrits, je m’inscris, bon gré
mal gré, dans cette seconde phase. Une démarche réflexive et critique
anime donc le regard rétrospectif que je porte ici sur la réécriture
contemporaine des représentations hindoues. Comment parler de l’Inde
sans avoir l’outrecuidance de parler pour autrui ? Nos collègues indiens,
depuis quelques années, ont entrepris d’écrire l’histoire de la
construction des savoirs coloniaux et de l’orientalisme dans l’Inde
anglaise au XIXe siècle. Ce faisant, ils ont coupé court – il y a environ
quinze ans – à cette phase d’orientalisme militant dont je parlais, en la
dénonçant comme « post-coloniale », c’est-à-dire comme un
prolongement des projections exoticisantes de l’Europe sur l’Inde. Ils ont
proposé une autre méthode de travail dans les études indiennes : la
constitution d’une archéologie des savoirs sur l’Inde. Pour rejoindre à
mon tour cette démarche critique, je prendrai appui sur un ouvrage
récent de Gyan Prakash 1 , qui prolonge et renouvelle en histoire des
sciences l’inspiration des Subaltern Studies – école d’historiographie, née
dans les années soixante-dix en Inde sous l’état d’urgence, qui voulait
rendre la parole aux indigènes – et s’inspire de Michel Foucault pour
analyser les rapports entre savoirs érudits et pouvoir politique.
4 Les années soixante-dix, c’est l’époque où se diffuse en Occident, à la
faveur d’un immense engouement pour les médecines douces, l’image du
corps hindou gouvernée par l’onctuosité et la fluidité. Dialectique du feu
et de l’eau : la coction des humeurs. Fluidité du corps hindou opposée à la
rigidité du corps occidental. Image du corps autre que la nôtre en
Occident, qui fonctionne comme théorie critique fondant la légitimité des
médecines douces qui s’inspirent de cette image, théorie « critique » dans
la mesure où elle est formulée contre la biomédecine occidentale.
Métonymie entre le corps (les humeurs) et le règne végétal (les sèves),
image de symbiose du corps dans la nature qui fonde la légitimité de
pratiques importées de l’Inde par la contre-culture : la non-violence,
c’est-à-dire le végétarisme. Le travail qu’ont accompli les indianistes à ce
sujet dans les années soixante-dix répondait implicitement à cette
attente morale, existentielle et politique du public éclairé en Amérique et
en Europe à l’époque. Mais mon hypothèse, dans les pages qui suivent,
c’est que cette image du corps hindou développée par les indianistes fut
d’abord construite à la fin du XIXe siècle par les nationalistes hindous.
L’interprétation qu’en propose Gyan Prakash me semble convaincante, et
je m’en inspire dans une réflexion distanciée sur le thème des
« représentations dans le monde hindou », une thématique qui ne se
conçoit que dans le cadre idéologique du nationalisme hindou mis en
place depuis un siècle.
5 Cependant, je voudrais aller plus loin et démonter le mécanisme de
l’explication généalogique à laquelle se livre Prakash. Il contextualise les
représentations de l’Inde en Occident, en montrant qu’elles furent
initialement des reinscriptions comme il dit en anglais, des réécritures de
la tradition qui sont des récupérations politiques. Cette explication ne
vaut pas seulement pour les représentations du corps, même si le Corps
est un thème stratégique, dans l’œuvre des historiens subalternistes,
parce qu’ils ont profondément subi l’influence de Michel Foucault et de sa
philosophie critique du biopouvoir et du gouvernement des corps. Le
mécanisme explicatif mis en œuvre par Gyan Prakash vaut pour toutes
sortes de choses de l’Inde, et en particulier pour tous les thèmes
fortement investis (moralement, politiquement, esthétiquement) dans la
littérature vernaculaire contemporaine. Par exemple le thème de la
communauté de village (the little village community), le thème de la parenté
(kinship) structurant la société hindoue traditionnelle, etc. Je m’efforcerai
donc de caractériser la démarche et la position critique d’un Gyan
Prakash dans le champ des « études indiennes » (champ d’études dont il
conteste, sans le dire ouvertement, la légitimité).

Le gouvernement des corps dans l’Inde coloniale


6 Je vais me placer dans les marges d’un brillant chapitre de Gyan Prakash,
« Body and Governmentality 2 » qui emprunte à Foucault l’analyse d’une
généalogie de la mutation moderne ou du processus qui, pour le dire en
deux mots, a fait évoluer l’État, en Europe, du pouvoir juridique au
pouvoir biologique. Instance purement politique et administrative au
départ, l’État est devenu l’expression d’un pouvoir sur la vie biologique,
d’un pouvoir sur les corps, une instance de contrôle de la population et
de la sécurité publique au moyen de savoirs et pratiques d’hygiène
publique.
7 Gouverner le sujet moderne, c’est lui inculquer des techniques de
connaissance et de contrôle de son propre corps. La gouvernementalité,
c’est un ensemble de procédures proposées ou prescrites aux individus
pour fixer leur identité, la maintenir ou la transformer grâce à des
rapports de maîtrise sur soi ou de connaissance de soi par soi. La
gouvernementalité, c’est une intériorisation du gouvernement dans
l’esprit de chaque citoyen. Il existe dans toutes les sociétés, dit Foucault,
des techniques qui permettent à des individus d’effectuer par eux-mêmes
un certain nombre d’opérations sur leur corps, leur âme, leurs pensées,
leurs conduites, pour se perfectionner et atteindre un certain état de
bonheur, de pureté ou de pouvoir surnaturel. Aux yeux d’un observateur
cynique, c’est une intériorisation des disciplines de gouvernement par
laquelle la puissance publique récupère à son profit les stratégies
individuelles. Prakash applique à l’Inde coloniale ce schéma d’emprise du
pouvoir politique sur la vie privée, et dans ce schéma, en Inde, les
représentations hindoues du corps ont historiquement joué un rôle.
8 Les représentations hindoues du corps, dans l’Inde moderne (à l’époque
coloniale), sont des techniques de soi au sens de Foucault, c’est-à-dire des
relais de contrôle social, dans le bagage culturel dont dispose chaque
sujet individuel. Des disciplines (indigènes), récupérées par la puissance
publique, pour assurer l’autofabrication des corps indigènes dans une
bonne politique d’hygiène publique (ce que les Anglais nommaient
sanitation). Les techniques de soi, dont les techniques du corps (et
particulièrement les techniques de soins ou de contrôle des fluides
vitaux) sont un chapitre, ne sont rien d’autre que les corrélats, du côté du
sujet, des techniques de domination sociale. Mobiliser ces techniques ou
disciplines de soi, comme on l’a fait dans l’Inde, c’est mobiliser la
« gouvernementalité » des individus de manière qu’ils prennent en
charge leur propre discipline.
9 Qu’y avait-il de colonial dans la colonisation des corps en Inde par la
puissance britannique ? demande Gyan Prakash 3 . Comment les
autorités coloniales britanniques, qui, au départ, ne disposaient, dans le
domaine des choses du corps et de l’hygiène publique, que des
connaissances psychologiques et médicales occidentales, ont-elles réussi
à gouverner les indiens comme des sujets modernes, c’est-à-dire à faire
fonctionner le savoir colonial comme des techniques de soi ? En
récupérant les représentations hindoues du corps. Cette récupération des
représentations du corps dans la culture locale s’est faite en éliminant
toute compromission de la science moderne avec l’Āyurveda et les
médecines traditionnelles.
10 Dans la première partie du XIXe siècle, les Britanniques traitaient les
Indiens comme faisant partie du paysage, comme des créatures produits
du sol, du drainage, des eaux, du climat, des maladies, qu’ils recensaient
et classaient en régions médico-topographiques distinctes. Fortes de
l’idée que l’Inde représentait un environnement original, les autorités
médicales coloniales se sont concentrées sur l’identification des
différents régimes de santé et de maladie. C’est alors que l’effort pour
contrôler, réguler et réformer les tropiques, où les fièvres du climat jointes
à l’irrationalité des habitants provoquaient de violentes épidémies, donna
naissance à de nouveaux savoirs fondés sur de grandes enquêtes
administratives (surveys). De cette géographie médicale émerge une
image du corps sous les tropiques, une sorte de personnalité de base du
corps humain en milieu indien, composé, aux yeux des observateurs
européens, d’habitudes antihygiéniques et de croyances superstitieuses
auxquelles il fallait appliquer la science moderne et l’hygiène pour le
réformer et restaurer sa santé et son bien-être.
11 Dans un premier temps mais pour une période assez courte qui s’achève
en 1835 4 , la médecine et la pharmacie indigènes furent intégrées au
savoir médical à titre de compléments inférieurs mais utiles de la
thérapeutique occidentale. Dès la fin du XVIIIe siècle, les orientalistes
britanniques avaient traduit les textes classiques et inventorié les
pratiques médicales indigènes. Sans jamais les placer sur un pied
d’égalité avec la médecine occidentale, les Britanniques croyaient que le
recensement des idées médicales indigènes, des pratiques et des remèdes
locaux, recensement conduit sous leur contrôle éclairé, fournirait des
compléments utiles au développement d’un système thérapeutique
adapté à l’Inde. Collection de croyances non scientifiques et erronées,
certes, mais sous les déformations desquelles il y avait là, qui se cachait,
un Corps différent du corps européen, c’est-à-dire une sorte de
personnalité de base du corps humain qui serait spécifique de l’Inde.
12 Les orientalistes lisaient donc la médecine indigène comme ensemble de
signes erronés et imprécis de la présence, de l’existence du corps comme
objet réel, et cette lecture de la tradition justifia l’application de
stratégies de recherche scientifique et administrative qui matérialisèrent
le corps dans l’Inde comme un objet a priori, comme une entité dont
l’existence précédait le discours et la recherche à son sujet. Le corps, dans
sa spécificité locale, comme matériau offert aux investigations médicales
et aux mesures de contrôle sanitaire. Le corps comme objet de savoirs et
techniques de gouvernement qui doivent prendre en compte sa nature
indigène. Ce dont les savants et les médecins britanniques font état, dans
leurs recherches et leurs pratiques coloniales, à la fin du XIXe siècle, ce
n’est donc plus seulement des représentations hindoues du corps, qui
permettraient (comme compléments de scientificité douteuse mais
néanmoins utiles) d’adapter au contexte tropical les représentations
occidentales du corps, mais de l’existence d’un corps hindou spécifique.
Les croyances et les pratiques indigènes sont un des éléments pris en
compte dans les sciences coloniales, mais comme objet d’ethnographie, et
non pas comme science indigène de cet objet. Autrement dit, les
représentations du corps formulées dans les textes classiques et les
traditions hindoues ne sont plus considérées comme des connaissances
de cet objet qu’est le corps, mais comme des croyances et pratiques
constitutives de cet objet, et donc elles-mêmes devant faire l’objet d’une
connaissance, l’ethnographie comme science administrative.
13 L’indologie classique, à l’époque, participe de la même démarche qui fait
de l’Inde un objet de savoir pour les européens. Ce projet occulte le lien
colonial qui le rend possible. En toute naïveté, les sanskritistes ne
voyaient pas le rapport entre la production du savoir sur l’Inde et la
colonisation, qui était pourtant la condition de possibilité de leurs
recherches. C’est pourquoi, bien que la division du monde entre Oriental
et Occidental ait été forgée par le processus même de la colonisation, tout
se passe, à l’époque de l’orientalisme triomphant, comme si cette
opposition binaire entre l’Oriental (pensée mystique, corps onctueux) et
l’Occidental (pensée rationnelle, corps osseux) était antérieure à la
colonisation, comme si elle était inscrite dans la nature des choses et
justifiait même la colonisation (la faiblesse de l’un appelant la domination
de l’autre). Croyant lire cette dichotomie dans les textes, les indianistes
créaient le poncif de l’hindou mystique et onctueux comme faire-valoir
du britannique matter-of-fact et rationaliste et présentaient cette
dichotomie comme une explication de la conquête britannique 5 .

La science hindoue
14 Tel est l’ordre colonial que les nationalistes hindous vont subvertir, en
réinscrivant les représentations hindoues du corps dans le registre de la
science. Nous reprendrons la périodisation proposée par David Arnold
dans un article qui met en lumière un trait frappant de la science dans
l’Inde des années 1860-1920, l’importance de l’histoire 6 . Les
scientifiques indiens de l’époque s’efforçaient systématiquement de
situer leurs recherches par rapport à l’horizon mythique d’un passé
« hindou » de la science. Sans doute rivalisaient-ils avec la science
occidentale, qui elle-même se présentait comme l’héritière d’une longue
tradition. Mais ils s’appuyaient aussi sur la construction de la tradition
hindoue proposée par les orientalistes, l’Âge d’or antique suivi d’une
longue décadence, provoquée par les invasions musulmanes, décadence
qu’avait heureusement interrompue la colonisation britannique.
15 Cette construction d’un passé hindou se déploie avec prolixité dans les
écrits et les discours du petit groupe de philosophes et savants qui ont été
les animateurs de la Renaissance scientifique indienne, au Bengale, à la
fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les représentations du corps dans le
monde hindou telles que les orientalistes les avaient fait connaître, et en
particulier les théories ayurvédiques avec force citations sanskrites à
l’appui, vont être réintégrées dans un discours scientifique et même
positiviste et se voir doter d’un nouveau statut épistémologique : ces
doctrines physiologiques de l’Āyurveda (une « médecine »), du Sāṃkhya
(une « physique »), etc., ne sont plus un objet d’étude mais un instrument
de connaissance. Gyan Prakash interprète ce renversement de
perspectives comme une réécriture et une récupération politique des
sciences coloniales de gouvernement, the reinscription of colonial
governmentality 7 .
16 Voici un exemple de ce type de réécriture appliquée à un texte sanskrit,
que nous empruntons à Brajendranath Seal, philosophe bengali qui
participe au mouvement réformiste du Brahmo Samaj et publie en 1915
un ouvrage au titre influencé par la lecture d’Auguste Comte, The Positive
Sciences of the Ancient Hindus 8 . Prenons un détail de la doctrine
ayurvédique : la liste des sept tissus organiques – chyle, sang, chair,
graisse, os, moelle, sperme – qui s’engendrent les uns les autres par une
série de sublimations ou cuissons successives. Une ultime coction produit
un sublimé du sperme qu’on nomme ojas en sanskrit, fluide vital
imaginaire qui représente la quintessence de tous les fluides organiques.
Les collections médicales emploient l’image de la roue pour décrire cette
transformation ininterrompue des tissus organiques : « La
transformation (parivṛtti) des tissus nutritifs par une série de coctions est
ininterrompue comme [le mouvement d’] une roue 9 . » Seal actualise le
texte sanskrit, quinze siècles ou deux millénaires plus tard, en traduisant
cette image, la roue, comme s’il s’agissait d’un concept, le métabolisme :
« The semen, or rather all the elements in their finer essence, give off ojas , which
returns to the heart, the receptacle of chyle and blood, and again floods the body and
sustains the tissues, thus completing the wheel or selfreturning circle of metabolism (
pariv ṛ ttis tu cakravat , cf. Charaka and Vâgbhata) 10 . »
17 Ce procédé de reinscription ou « réécriture », du point de vue strictement
logique, transforme une image (le mouvement perpétuel d’une roue) en
un concept (le métabolisme des tissus dans la physiologie organique du
XIXe siècle).

18 L’ambition des intellectuels nationalistes hindous fut de réconcilier l’Inde


et la science dans l’imaginaire du public indien. Il s’agissait de rompre le
lien de subordination qui faisait de la culture hindoue un objet de science.
Ne parlons plus des « représentations du corps hindoues » comme objet
d’étude orientaliste ou ethnographique, disaient-ils en substance, mais
réhabilitons « la science hindoue du Corps ». Dans la perspective des
colonisateurs britanniques, les choses de l’Inde faisaient l’objet d’un
savoir administratif. Il s’agissait pour les élites hindoues de rapatrier ce
savoir, de l’indigéniser, de ramener les sciences coloniales (comme
l’hygiène publique) dans le giron de la culture hindoue, de subordonner
l’État (le gouvernement colonial) à la Nation (les valeurs indigènes). La
dialectique englobant/englobé est éclairante en cette affaire. La
réinscription, au sens où l’entend Gyan Prakash, c’est d’inverser le
rapport entre eux et nous, la science coloniale, qui englobait
l’orientalisme, est désormais englobée (comme une représentation parmi
d’autres) dans le système des représentations locales, et dans ce système,
parce que nous sommes en Inde, les représentations hindoues du corps
sont englobantes.
19 Dans cette politique nationaliste de réécriture des représentations, l’Inde
comme aire culturelle homogène joue un rôle déterminant. Les savoirs
coloniaux ne sont plus directement importés d’Europe et appliqués à
l’objet Inde, l’objet-corps hindou. La médecine (la médecine tropicale) est
sinon intégrée du moins combinée aux savoirs traditionnels comme
l’Āyurveda. Du coup, le rapport des représentations (hindoues) du corps
au Corps (des colonisés indiens) comme réalité objective, est inversé ; on
revient aux perspectives qui prévalaient avant 1835. Il n’y a plus un objet
particulier, l’objet-corps tropical, qui est objet de savoir pour la médecine
universelle. Il y a des savoirs pluriels, parmi lesquels il y a les savoirs
hindous du corps dans son contexte écologique particulier et dans sa
subjectivité spécifiquement hindoue. Gyan Prakash met bien en valeur,
dans ce qu’il nomme « réécriture » (reinscription) des représentations, un
retour à la subjectivité.
20 En forgeant l’idée d’une médecine nationale, une médecine hindoue
moderne qui serait appropriée à l’Inde indépendante, les auteurs de très
nombreux traités de médecine ayurvédique publiés en sanskrit, en
bengali, en anglais dans la première moitié du XXe siècle ne manquaient
jamais de s’inscrire dans le sillage de la médecine coloniale. Le concept
d’une médecine nationale, comme le dit Gyan Prakash, est né dans
l’ombre de la médecine coloniale, en s’abritant ostensiblement sous son
autorité, et visait à agir sur un corps indigène dont la réalité avait été
révélée par les sciences coloniales elles-mêmes. Cette réécriture qui
transmuait la médecine coloniale en médecine nationale – réécriture qui
transformait la science des corps sous les tropiques en une science des
corps indigènes – n’était pas une démarche de rejet mais de récupération
ou de réappropriation 11 . Simultanément, ils soulignaient la présence de
la subjectivité dans cette image du corps hindoue. Entre cent autres
citations possibles, voyez Kaviraj Nagendranath Sengupta, The Ayurvedic
System of Medicine, traduit du bengali et publié à Calcutta, 3e édition en
1919 :
« Special practices for different individuals . These practices laid down for the different
seasons should be varied according to the constitution [sanskrit prak ṛ ti ] and
idiosyncracy [sanskrit sātmya ] of each person 12 . »
21 Dans les années qui ont suivi l’indépendance, la réhabilitation de
l’Āyurveda prit la forme d’une politique de soutien à un « système
intégré » (integrated system) dans lequel l’anatomie et d’autres disciplines
de la médecine moderne étaient enseignées aux futurs praticiens de la
médecine hindoue. Ce syncrétisme, on le voit, venait de loin et traduisait
l’idée de cette médecine nationale rêvée depuis le début du siècle.
22 Prakash rappelle que toutes sortes de médecines alternatives florissaient
dans l’Inde britannique : chromopathie, mesmérisme, hypnotisme,
mécanothérapie, et l’homéopathie qui est plus que jamais en vogue dans
l’Inde indépendante. Cette offre répondait aux attentes idéologiques des
élites indigènes – qu’il désigne par un poncif, the urban middle class –
obsédées du désir de déterminer les thérapeutiques appropriées au Corps
hindou 13 . On peut rester perplexe devant cette interprétation
lointainement inspirée du marxisme qui rapproche dans un même poncif
l’idée de classe sociale, l’urbanisation et la récupération de l’hindouisme
par les intellectuels indiens des années 1860-1920. Il me semble plus
pertinent de rappeler que c’est précisément à cette époque que la
géographie administrative – l’achèvement du Survey of India – et les
décisions politiques fixant les frontières extérieures de l’Inde britannique
inscrivent littéralement le nationalisme dans le roc et permettent aux
élites indigènes de penser désormais « l’Inde » dans son unité à l’intérieur
de ses frontières naturelles (les montagnes et les océans). Le Corps
hindou est une réalité spécifique, si l’on adhère à l’idéologie constituée
dans ces années-là, parce que l’Inde a une unité naturelle inscrite dans la
géographie

Aires culturelles
23 Les indianistes de ma génération ont hérité de cette idéologie. Lorsque
nous faisions nos études, les savoirs sur les choses de l’Inde étaient pour
nous naturellement centrés sur « l’Inde » dans son essence, et cette
orientation ne fut remise en question que trente sinon quarante ans
après l’indépendance. En 1947, les études indiennes en Occident se
trouvent confrontées à la décolonisation, aux sentiments
anticolonialistes, aux soulèvements contre le néo-colonialisme. Ce climat
intellectuel et politique favorise la naissance d’un nouvel indianisme
centré sur l’Inde comme « aire culturelle » où la civilisation hindoue est
hégémonique 14 . Dans les années 1950-1960, principalement aux États-
Unis et dans une moindre mesure en Angleterre et en France, se sont
créées les conditions d’une anthropologie symbolique à base d’études
textuelles et d’une collaboration fructueuse entre l’indologie classique et
les sciences sociales. Pour des raisons politiques nées de la Seconde
Guerre mondiale 15 , de vastes enquêtes richement dotées par les
grandes fondations américaines furent lancées en Inde sur le thème du
karma, la rétribution des actes accomplis dans les vies antérieures, qui, à
tort ou à raison, paraissait toucher aux fondements de la personnalité
hindoue.
24 Elles étaient, en effet, centrées sur la notion de Personne sur laquelle se
cristallisaient d’un côté les représentations du Corps et de l’autre une
vision du monde. Les spécialistes des textes furent les premiers mobilisés
dans ces enquêtes, parce qu’ils avaient accès aux dogmes religieux
constituant, selon le paradigme dominant du « holisme 16 », le socle de
la vision du monde spécifique de la culture hindoue. Les ethnologues,
pour leur part, devaient identifier dans chaque cas particulier les
éléments de la tradition savante effectivement enseignés et mobilisés
dans les pratiques locales. On prit alors conscience du caractère
inévitablement syncrétique des traditions savantes. Pour citer Charles
Keyes, l’un des animateurs de cette entreprise : « Il n’existe pas de
tradition savante parfaitement homogène au sens où elle serait
intégralement fondée sur un “canon” à l’exclusion de tous autres textes
17 . » Il fallait donc construire ce que l’on a plus tard nommé une

pragmatique des textes scientifiques, philosophiques et religieux de


l’hindouisme. La formulation savante des représentations du corps, par
exemple, que l’on trouve dans les textes sanskrits ne prend vie et
signification que dans les pratiques, les institutions et les rites d’une
communauté locale qui les concrétisent. Keyes édictait ce principe
caractéristique du holisme des années 1960-1970 en déclarant que « la
formulation textuelle des idées religieuses ne fait dogme pour une
communauté que pour autant qu’elle fait sens et forme un tout avec les
activités religieuses locales. 18 » Substituons le médical au religieux, et
la phrase reste pertinente. Les textes ayurvédiques ne vivent, dans
l’imaginaire collectif, que pour autant qu’ils s’intègrent aux pratiques
syncrétiques de l’hindouisme d’aujourd’hui et aux croyances locales.
25 La renaissance des études ayurvédiques s’est produite dans le contexte du
holisme. Les doctrines médicales exposées dans les textes sanskrits font
alors l’objet d’une réécriture – j’emploie sciemment ce mot par lequel je
traduisais reinscription chez Gyan Prakash –, une réinterprétation, c’est-à-
dire une actualisation ou une récupération qui, en vertu de l’unité
supposée de la civilisation hindoue, accentue leurs connotations
philosophiques et religieuses. En voici un exemple significatif, que je
choisis à dessein pour qu’il puisse être comparé à la lecture que je
proposais, au début de cet article, d’un passage de Brajendranath Seal.
26 Dans les textes ayurvédiques et plus particulièrement dans la section des
Collections médicales consacrée aux Éléments du corps humain 19 , les
théories et descriptions imaginaires de l’embryogénèse occupent une
place assez forte pour laisser penser qu’il y a là l’expression d’un schème
fondamental de la pensée collective. Les indianistes formés dans les
années soixante ou soixante-dix étaient à la recherche de ces schèmes
que Margaret Trawick appelle basic cultural templates, les images de base
d’une culture 20 . La genèse par sublimation, un processus physiologique
par lequel un élément physique libère une quintessence – l’âme qui se
transmet à l’embryon, dans le cas de la procréation –, est en effet l’un de
ces schèmes de l’imagination que l’on peut lire en surimpression dans
toutes sortes de doctrines médicales, philosophiques et religieuses. Il
guide donc la lecture que Margaret Trawick nous propose de la
transformation des sept tissus l’un dans l’autre :
« From the food in the stomach, blood is derived, with faeces as a waste product. From
blood, flesh is derived, with urine as a waste product. From flesh, fat is derived, with
perspiration as a waste product. From fat, bone is derived ; from bone, marrow is
derived ; and from marrow, semen is derived. At each derivation, a waste product is
emitted, and each derivative substance is considered purer and “harder” than its
precursor. Thus through seven generations or derivations, the seven constructive
substances of the body are formed. Once again, as with the liberation of the soul from
the body, we find the derivation of a pure male essence from its mixed female
substrate.
The root metaphor of birth and the associated interest in origins, generations,
derivations, and purifications may be found not only in the Ayurvedic texts but also in
Dharmashastra, the texts describing ideas of human society and behaviour that were
compiled in northern India around the same time the Ayurvedic texts were compiled
21 . »

27 Voilà donc une imagerie qui, dans les textes originaux, est, sans aucune
ambiguïté, de nature purement physiologique. Il y est question de
cuisson, de sublimation au sens de ce mot en cuisine ou pharmacie, de
filtrage des liquides et excrétion des résidus. L’interprète, cependant,
projette sur cette imagerie des doctrines philosophiques et religieuses qui
relèvent d’autres secteurs de la tradition hindoue : la distinction entre
« substrat féminin » et « essence masculine », ici introduite pour
expliquer la génération du sperme, vient du système philosophique
Sāµkhya ; nous glissons d’une image culinaire (la cuisson comme
sublimation) à une image religieuse lorsqu’est introduit le mot
purifications ; et l’amalgame entre les différents secteurs de la tradition
hindoue – médecine, religion et droit (les Textes de Dharma) – est
expressément accompli dans la suite du texte, qui ravale au niveau des
images le concept juridique de jāti, la « caste », sous prétexte
qu’étymologiquement jāti veut dire « naissance ». C’est jouer purement et
simplement sur les images, et c’est en cela qu’il y a, dans l’interprétation
proposée ici de la procréation par sublimation comme « métaphore de
base », une réécriture idéologique du Corps hindou qui n’est guère plus
fidèle aux textes originaux que celle de Brajendranath Seal. Le
positivisme dictait à Seal l’image du métabolisme, le holisme dicte à
Trawick l’image de la sublimation. Il tirait les représentations
ayurvédiques vers la science moderne, elle les tire vers la polarité
religieuse du pur et de l’impur.
28 Ces schèmes (templates) ou « métaphores fondatrices » sont autant d’idées
philosophiques en fonction desquelles l’historien de la médecine
ayurvédique et l’ethnologue étudiant les représentations du corps
structurent la lecture des textes classiques (pour l’un) ou l’enquête sur le
terrain (pour l’autre). Les études indiennes de type « aires culturelles » et
l’anthropologie médicale, lorsque cette discipline s’est constituée au
tournant des années soixante-dix, partageaient une même méthode
constructiviste dans la mesure où elles utilisaient ainsi des catégories de
pensée et de langue pour structurer leur objet d’étude 22 . Utiliser une
catégorie empruntée à la pensée philosophique – qu’elle soit occidentale
ou exotique – comme principe structurant du domaine d’enquête que l’on
se donne pour objet est l’une des définitions possibles du constructivisme
dans les humanités et les sciences sociales.
29 Tel est le cadre théorique dans lequel, en 1971, Charles Leslie lance une
ambitieuse entreprise comparative qui a complètement renouvelé notre
connaissance des médecines traditionnelles d’Asie. 23 La décision clé
dans la démarche de Leslie fut de professionnaliser la recherche et de
séparer clairement l’étude de la tradition observée (travail
ethnographique) de l’interprétation de la doctrine dans les textes (travail
historique, philologique et philosophique), contrairement au
dilettantisme qui prévalait jusqu’alors dans l’œuvre d’orientalistes 24
qui se piquaient de faire occasionnellement des observations de terrain.
Cette nécessité d’une division du travail clairement formulée rendit
possibles ensuite, d’une part, la collaboration entre historiens et
ethnologues et, d’autre part, les échanges intellectuels avec les praticiens
indiens
30 Leslie distingue donc les textes classiques (canoniques) de la tradition
savante (syncrétique) des médecins hindous (système ayurvédique) ou
musulmans (système yunani) dont les croyances et la pratique font
aujourd’hui dans l’Inde la vie concrète et sociale des textes 25 . Les
praticiens qui cultivent une version érudite de la médecine
traditionnelle, quelle que soit leur connaissance des textes originaux, les
interprètent à la lumière de commentaires plus récents et
d’enseignements transmis par la parole d’un maître. Se mettre à leur
école, comme quelques-uns d’entre nous se sont efforcés de le faire dans
les années 1970-1980, c’était travailler au point d’articulation entre textes
et pratiques, sémantique et pragmatique, orientalisme et sciences
sociales, sans sortir du cadre méthodologique des aires culturelles.

La contre-culture
31 Une nouvelle discipline, l’anthropologie médicale, se constitue dans les
premières années de la décennie soixante-dix sur la base d’une nouvelle
hypothèse de travail : la clinique médicale, le corps malade, le vécu des
maladies sont culturellement construits. Partant à la recherche de
nouvelles maladies et de syndromes spécifiques d’une culture
particulière, les anthropologues médicaux américains ont multiplié les
dissertations sur des concepts choisis comme s’ils désignaient des réalités
observables bien qu’elles ne soient pas données mais reconstruites par
l’observateur : la Maladie (illness), l’Émotion, la Souffrance, la Narrativité
des symptômes.
32 La chronologie est significative, pour peu qu’on essaie d’en préciser les
articulations aussi exactement que possible. Me donnant pour but, depuis
quelques années, de contextualiser les recherches que les sanskritistes et
les historiens de la médecine ont entreprises ces années-là à partir d’une
lecture des textes classiques de l’hindouisme – les grandes collections
médicales de Suśruta, Caraka et Vāgbhaṭa –, je me suis limité dans un
premier temps à la France. Je me suis efforcé de cerner en France le
moment de l’avènement du corps médecin (la mode du patient médecin
de soi-même), dans les années 1976-1980 quand fleurit l’idéologie du
« savoir du malade », puis douze à quinze ans plus tard, le moment où le
corps est saisi par le droit, lorsque les tribunaux (1992) font prévaloir le
droit pour chaque sujet de se façonner lui-même (la question des
transsexuels), puis le moment où le corps est introduit parmi les
catégories du droit (dans les lois dites de bioéthique promulguées en
1994). La vogue des médecines alternatives accompagnait la montée en
puissance de l’idéologie du « savoir du malade » et, en particulier,
l’importation chez nous des médecines savantes de l’Inde et de la Chine.
Elles sont venues renforcer la saisie du corps par le droit, en popularisant
une vision du monde holiste où l’on a traditionnellement institué la
nature elle-même en sujet de droit.
33 Les années soixante-dix, c’est aussi l’époque où le mouvement de
politique existentielle que l’on a nommé « la contre-culture 26 » fut au
sommet de son influence et suscita un intérêt passionné pour les choses
de l’Inde dans la jeunesse universitaire occidentale. Mon enquête, pour
préciser ce point, s’est alors déplacée du côté nord-américain. À partir de
la lecture critique de textes américains de bioéthique et d’anthropologie
médicale, je me suis efforcé de décrire les progrès internes aux sciences
sociales – l’école culture et personnalité, le développement des area
studies et la synthèse momentanée (1971-1985) de l’orientalisme et de
l’anthropologie – croisés avec l’histoire de la contre-culture américaine,
l’émergence de la bioéthique aux États-Unis et la redécouverte des
cosmologies médicales d’Asie. Je résume ici à grands traits ce dossier.
34 L’histoire des pratiques médicales depuis trente ans en Occident présente
un envers et un endroit. Au recto, un irrésistible mouvement de
judiciarisation de la médecine (corrélativement à une biologisation du
droit). C’est l’émergence puis l’empire de la bioéthique. Au verso,
l’explosion des médecines alternatives sur le marché des soins médicaux
à partir des années soixante-dix. Prenons l’ensemble que constituent
dans notre société les sciences biologiques et médicales d’un côté et les
médecines alternatives de l’autre. Les « avancées » des sciences
biologiques et médicales ont suscité l’émergence d’un ensemble
d’institutions, de connaissances et de pratiques consacrées au
gouvernement des corps, aux réalités – juridiques ou biologiques – les plus
objectives du champ médical. Réciproquement, face à ce pôle d’objectivité
juridique et scientifique, la seule chance qui nous soit donnée de situer à
leur juste place les médecines alternatives (en donnant son plein sens à
ce mot) sans les assimiler à des sectes ou des psychothérapies, ce n’est
pas d’en exposer le contenu de connaissances « objectives » (comme le
souhaitent les laboratoires pharmaceutiques ou les économistes de la
santé), mais de les étudier en partant de la subjectivité du patient.
35 Refoulée du champ de la bioéthique, la subjectivité fait retour dans les
médecines alternatives. Elles ont fleuri dans le contexte philosophique de
la contre-culture dont les thèmes ont simultanément influencé certains
courants de la bioéthique naissante, et en particulier le courant
« procédural » : dialectique entre le principe d’autonomie (le
consentement éclairé du patient) et le principe de bienfaisance (la
compassion du médecin pour toutes les manifestations de la vie). L’un de
ces thèmes, par exemple, est celui de la continuité entre le règne végétal
et le corps humain, qui est très clairement exprimée dans le poème de
Ramanujam que nous citerons plus loin. Traduction de ce thème dans les
médecines douces : le corps est abreuvé de toutes les sèves du monde
végétal qui assurent son onctuosité et sa fluidité. Traduction du même
thème en bioéthique : nous habitons un monde où tous les êtres vivants
(les arbres…) ont une personnalité et des droits. L’envers et l’endroit,
médecines douces et bioéthique ; celle-ci ne va pas sans celles-là.
36 C’est dans ce contexte historique que Charles Leslie a réalisé une percée
scientifique dans les colloques qu’il a successivement organisés de 1971 à
1985 et dans les ouvrages collectifs issus de ces colloques, qui associent
anthropologues, historiens et philologues dans l’étude des médecines
d’Asie. Ce serait faire preuve de naïveté, aujourd’hui, que de présenter
directement l’exposé d’une « doctrine » ou d’une « cosmologie »
médicale, comme nous le faisions dans les années soixante-dix, soit sur
l’exemple exotique de l’Āyurveda, soit dans le cadre des réflexions à la
mode à l’époque sur les droits de tous les êtres de la Nature à notre
compassion. Ces représentations (du Corps et de la Nature) qui nous
viennent au moins partiellement de l’hindouisme, nous devons les
replacer dans l’histoire de la médecine et de la bioéthique dans la culture
occidentale contemporaine.
37 La présentation que les orientalistes donnaient des médecines d’Asie, en
Europe et aux États Unis fit un temps figure de théorie critique. Un
« autre » corps, une « autre » médecine, une autre « subjectivité ». Cette
dimension critique des médecines d’Asie s’est pourtant émoussée à la fin
des années quatre-vingt ; elles sont passées de mode. L’orientalisme était
disqualifié, et de nouvelles thématiques culturelles et politiques prirent le
relais pour jouer ce rôle de théorie critique dans le champ de
l’anthropologie médicale, qui s’attaquaient non plus aux méfaits de la
médecine et de la biologie occidentales en elles-mêmes mais à la
médicalisation de la « souffrance sociale » (social suffering). Les
anthropologues linguistes ont depuis lors forgé d’autres concepts que
ceux qui étaient utilisés pour décrire les cosmologies médicales ou
l’image du corps à l’époque, et particulièrement le concept d’indexicaux
(les paramètres contextuels de l’acte de parole, les points d’ancrage de la
subjectivité dans la parole), qui serait ici pertinent pour l’analyse de la
place de la subjectivité dans la rencontre clinique, la cérémonie religieuse
et plus généralement l’expression des émotions (faite d’actes de parole).
Un ethnologue d’aujourd’hui travaillant sur le Corps en Inde – les images
du corps et l’expression des émotions, les idéologies médicales, les
représentations religieuses, les arts vivants (performing arts) – se place
dans le contexte de situations d’interlocution et décrit les façons,
explicites ou implicites, de formuler dans telle ou telle langue
vernaculaire, dans la consultation médicale, le rituel ou les arts du
spectacle, une distinction, qui conditionne nos représentations de la
subjectivité, entre « le » corps et son appropriation (« ton » corps).

Réécritures
38 Concluons cette esquisse de périodisation appliquée à l’histoire des
représentations du Corps construite dans l’indianisme, en revenant
brièvement sur l’outil d’analyse que nous avons emprunté à Gyan
Prakash. Peut-on schématiser ce processus idéologique qu’il désigne du
nom de reinscription ou réécriture ? Il me semble que joue, à chaque fois
que joue cette réécriture, une dialectique entre la sphère de la vie privée
et la sphère de la vie publique. On peut ainsi résumer son analyse des
années 1860-1920 en disant que, pour Prakash, les élites indigènes ont
réinscrit dans l’espace public les valeurs de l’espace privé, créant ainsi
avec l’aide des orientalistes une version positiviste de l’hindouisme. Il
emprunte à Partha Chatterjee cette division entre le dehors et le dedans.
Les nationalistes ont construit une image spiritualiste de l’hindouisme
qu’ils ont localisée dans l’espace privé, the inner sphere of family, women,
tradition, and spirituality 27 , tout en la situant dans l’ombre du
matérialisme occidental importé par le colonisateur dans l’espace public
de l’Inde britannique. La réécriture de la tradition hindoue, sous la plume
des écrivains nationalistes hindous, fut une stratégie politique visant à
faire basculer l’Ayurveda et autres disciplines privées de contrôle de soi
dans l’espace public, quitte à en faire des instruments de contrôle social
dès lors qu’elles seraient intégrées aux instruments modernes de la
gouvernementalité.
39 Prakash évoque très brièvement deux autres thèmes sur lesquels aurait
joué cette dialectique entre la spiritualité orientale et la technologie
occidentale, dans l’imaginaire de l’Inde naissante : les structures
élémentaires de la parenté (kinship), et la communauté villageoise (the
bonds of community). Les réécrire dans le langage de la modernité, c’est les
transposer du domaine spirituel dans la sphère du politique :
« For, the nationalist imagination operated as a form of reinscription. Its ambition was
to rewrite India and Indian interests scripted by colonial governmentality, to
domesticate and bring within the domain of the nation the space constituted by
technics and its political imperative – the state…
The “inner” sphere of the nation – defined by the nationalists as its essential, spiritual
domain that the West was to be kept out of – could not be insulated from the
inessential “outer” sphere of modern science and technology in which the West was
dominant. Nationalism could never concede that the nation existed only in its “inner”
recesses, because that would cede the sphere of politics and economics to colonialism
altogether. Colonial subjection drove anticolonial nationalism in a more ambitious
direction as it simultaneously drew upon and trangressed the inner/outer dichotomy,
distinguishing community from the state while seeking to realize the former in the
latter. Nationalism spoke in both languages of kinship and statecraft, it invoked the
bonds of community and mobilized for state power 28 . »
40 Des communautés de village (the little village community) que l’on
comparait à de petites républiques, Prakash dira plus loin qu’elles
« singeaient » l’État moderne tout en exprimant en même temps dans
l’espace public une réalité d’ordre spirituel – la solidarité organique
cimentant la communauté de village – qui (dans l’imaginaire des
écrivains nationalistes bien sûr) était inscrite de toute éternité dans la
culture nationale hindoue 29 .
41 L’analyse rétrospective que j’ai tenté d’appliquer ici à l’histoire des
représentations du corps en Inde à l’époque coloniale et contemporaine
reposait sur le même principe. J’empruntais à Prakash l’idée d’une
dialectique entre disciplines de soi dans le domaine privé et
gouvernement des corps dans l’espace public. Il me semble que nous
avons vu jouer deux fois cette dialectique, la première (1860-1920) me
permettant de repérer et d’expliquer la seconde (1970-1980) qui seule
m’intéresse vraiment, on l’aura compris, dans la mesure où la démarche
que j’ai entreprise est essentiellement réflexive et vise à mettre en
perspective mon travail d’orientaliste.
42 La reconstruction orientaliste des représentations hindoues du Corps,
telle qu’elle fut reçue dans le cadre de la Contre-culture, combinait deux
principes : – l’un, physiologique, géographique, était de l’ordre de
l’écologie, les humeurs, les arbres, la jungle ; – l’autre, psychologique et
moral, se situait dans le registre du discours, la sagesse, la discipline de
soi, la subjectivité ; ce que dit Prakash ne porte que sur le second de ces
deux principes. Pour prendre en compte le premier, et restituer aux
représentations du corps qui nous viennent de l’hindouisme leur
dimension physiologique, géographique, écologique, ne conviendrait-il
pas de doubler la déconstruction (perspicace, convaincante) de la
« médecine nationale » que nous propose Prakash d’un retour au terrain
dans son enracinement géographique ? Passer de l’oreille à l’œil, du
discours au regard. Contextualiser. Retour aux paysages des tropiques.
Les représentations du corps sont indissociables des représentations du
milieu physique.
43 On me rétorquera peut-être que c’est là retomber dans l’idéologie des
années soixante, lorsque Ramanujan comblait l’attente des enfants de la
contre-culture en publiant le poème qui m’a inspiré le titre de cet essai et
dont je citerai quelques vers pour conclure.

A Hindu to His Body Ce qu’un hindou dit à son corps

Dear pursuing presence, dear body: you Chère présence familière, mon cher corps, tu
brought me m’apportas [en ce monde]

curled in womb and memory. pelotonné dans l’utérus et la mémoire.

[…] […]

You brought me: do not leave me Tu m’apportas ; ne me laisse pas derrière

behind. When you leave all else, en partant. Quand tu laisses tout le reste :

my garrulous face, my unkissed mon visage volubile, et, privé de ton baiser,

alien mind, when you muffle mon manas déconnecté ; quand tu étouffes

and put away my pulse le son de mon pouls

to rise in the sap of trees pour monter dans la sève des arbres,

let me go with you and feel the weight laisse-moi venir avec toi et sentir le poids

of honey-hives, in my branching and the des essaims de miel dans mes rameaux et les
burlap-weave of weaver-birds tisserins tissant la toile [de leur nid]

in my hair. dans mes cheveux.


44 Attipat K. Ramanujan 30

45 Réécriture vitaliste et cosmique, réécriture végétalienne et suprêmement


New Age des représentations du Corps hindou, ce poème n’a de sens que
dans le cadre de la théorie des humeurs et de la définition de la mort dans
la médecine hindoue. L’animal comme être sensible meurt lorsque est
rompu le contact qu’assure le sens intime (manas) entre l’âme, les organes
sensorimoteurs et le monde sensible. My unkissed alien mind, c’est l’image
de cette déconnexion du sens intime privé du baiser du corps. Les
humeurs du corps animal ne sont qu’un avatar parmi d’autres des fluides
vitaux qui courent dans la Nature. Les humeurs du corps ne sont pas
différentes des sèves végétales. Là où nous disons d’un mort qu’il
retourne à la terre, Ramanujan voit son corps réduit à l’essentiel – les
sèves nourricières – se fondre dans le règne végétal et survivre dans les
rameaux, le miel et le nid des oiseaux.

BIBLIOGRAPHIE
Références
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NOTES
1. G. Prakash, Another Reason. Science and the Imagination of Modern India, Princeton, 1999 ; New
Delhi, Oxford University Press, 2000. Gyan Prakash est professeur d’histoire à Princeton.
2. G. Prakash, Another Reason, op.cit., chap. 5.
3. G. Prakash, Another Reason, op.cit., p. 127 : « What was colonial about the colonization of the
body ? ».
4. Cette période d’intégration de l’hindouisme et des sciences traditionnelles comme l’Āyurveda
qui lui sont attachées s’achève en 1835, date de la célèbre Minute de Macaulay qui marque la
victoire des anglicistes sur les orientalistes.
5. G. Prakash, « Writing Post-Orientalist Histories of the Third World » (1990), cité dans la version
révisée et augmentée qu’a publiée Nicholas B. Dirks, éd., Colonialism and Culture, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 1992, p. 355. Traduction française d’une version plus ancienne de cet
article sous le titre : « Peut-on écrire des histoires post-orientalistes du tiers monde ? », in
Mamadou Diouf (sous la dir. de), L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et
sociétés postcoloniales, Paris, Karthala, 1999.
6. D. Arnold, « A time for science : Past and present in the reconstruction of Hindu science », 1860-
1920, in Daud Ali, éd., Invoking the Past. The Uses of History in South Asia, New Delhi, Oxford
University Press, 1999, p. 156-177.
7. G. Prakash, Another Reason, op.cit., p. 147.
8. Réimpression offset à Delhi, Motilal Banarsidass, 1985.
9. Vāhaṭa, Aṣṭāṅgahṛdayasaṃhitā, Śārīrasthāna III, 66 : «... pākakramādibhiḥ santatā bhojyadhātūnāṃ
parivṛttis tu cakravat ».
10. B. Seal, Positive Sciences of the Ancient Hindus, op.cit., p. 205.
11. G. Prakash, Another Reason, op. cit., p. 146-147 : « The concept of a national medicine, however,
emerged under the shadow of colonial medicine’s authority, and it sought to act upon a body
brought to surface by the knowledges and practices of colonial governmentality. For this reason,
it operated as a strategy of reinscription, not rejection, of colonial therapeutics. »
12. Réimpression offset à bon marché pour les étudiants du collège d’Ayurveda, Trivandrum, CBH
Publications, 1995, vol. 1, p. 13.
13. G. Prakash, Another Reason, op.cit., p. 150 : « The efficacy of different patent medicines were
items of urban middle-class conversations. Such discussions were not always systematic and
learned, and they did not seriously threaten the dominance of Western medicine. But they were
important for an elite obsessed with defining an appropriate therapeutics for India. For at issue in
this definition was the body materialized by state institutions. Insofar as the body was produced
as an effect of knowledges and tactics, attempts to reinscribe colonial therapeutics were efforts to
intervene in the relationship between the state and the population. »
14. G. Prakash, « Writing Post-Orientalist Histories of the Third World », op. cit., p. 362 :
« Nationalist historiography [had] made histories centered on India the norm. Postwar
decolonization, anticolonial sentiments, and upsurges against neocolonialism also created a
congenial political and intellectual climate for an orientation based on India. This orientation was
institutionalized in the United States by the establishment of South Asia area studies programs in
the 1950s. » La création par Louis Dumont du Centre d’études indiennes de sciences sociales à
l’École pratique des hautes études en 1957 s’inspire de cette orientation.
15. Les area studies ont pris la forme d’une recherche appliquée, pour les besoins de la diplomatie,
sur la « personnalité de base » des Japonais, des hindous, etc.
16. Nous supposons connu le lien d’implication réciproque, en anthropologie sociale à l’époque,
entre la définition du terrain d’enquête comme « aire culturelle » homogène et la méthode
d’interprétation « holiste » (Louis Dumont) qui donne sens aux éléments observés en les
rapportant au fait social total.
17. Ch. F. Keyes, in Ch. F. Keyes et E. Valentine Daniel, éd., Karma. An Anthropological Inquiry,
Berkeley, University of California Press, 1983, p. 271 : « There is no single integrated textual
tradition based on a “canon” to the exclusion of all other texts. » Cet ouvrage classique, qui est à
mon sens la meilleure introduction à cette littérature américaine sur la personnalité hindoue, est
issu de différents ateliers interdisciplinaires réunis dans les années 1976-1978.
18. Ibid. : « Textual constructions of religious ideas serve to formulate dogma for a community of
people only if these constructions fit into a total religious field of meaning. »
19.Śārīrasthāna, litt. « Lieu [Livre] où l’on traite des Choses [Éléments] du corps » (L’allongement
de la première syllabe dans śārīra oblige à traduire ainsi).
20. M. Trawick, « Writing the body and ruling the land : Western reflections on Chinese and Indian
medicine », in Don Bates, éd., Knowledge and the Scholarly Medical Traditions, Cambridge, Cambridge
University Press, 1995, p. 289.
21. M. Trawick, op. cit., p. 293.
22. Je préfère parler d’une histoire « constructiviste » plutôt que d’une « histoire fondationnelle »
comme fait G. Prakash, Writing post-orientalist histories, op. cit., p. 365, mais pour dire la même
chose. Le chercheur postule l’existence de métaphores fondatrices – posited essences dit Prakash,
dans la même page – sur lesquelles il fonde la spécificité de la culture étudiée.
23. 1971 est l’année où fut organisé par Charles Leslie le Burg Wartenstein Symposium dont les
travaux furent publiés cinq ans plus tard dans Ch. Leslie, éd., Asian Medical Systems, Berkeley,
University of California Press, 1976. C’est un tournant capital dans le champ de recherches qui
nous occupe ici, d’autant qu’il coïncide avec la naissance de l’« anthropologie médicale », puisque
les premiers articles de Horacio Fabrega et Arthur Kleinman, qui fondent cette discipline, sont
publiés en 1972 et 1973 : références dans F. Zimmermann, Généalogie des médecines douces, Paris,
PUF, 1995, p. 5 sq.
24. Voir par exemple les observations sur la pratique actuelle de l’Āyurveda (pp. XX-XXV) par
lesquelles Jean Filliozat fait ressortir ce qu’il appelle la validité ou la valeur des enseignements
d’un texte classique, dans son édition du Yogasataka, Pondichéry, Institut français d’indologie,
1979.
25. Ch. Leslie, Asian Medical Systems, op. cit., p. 356 : « The point I want to make is that by the 19th
and 20th centuries, the traditional beliefs and practices of Ayurvedic physicians were radically
different from the classic texts, and were deeply influenced by Yunani medicine. »
26. Un excellent ouvrage de Christiane Saint-Jean-Paulin, La Contre-culture. États-Unis, années 60 : la
naissance de nouvelles utopies, (Paris, Autrement, 1997) permet de cerner la chronologie, le
personnel et la thématique de ce mouvement culturel et politique.
27. G. Prakash, Another reason, op. cit., p. 158. Voir P. Chatterjee, The Nation and its Fragments :
Colonial and Postcolonial Histories, Princeton, Princeton University Press, 1993, index s. v. spiritual
(domain), inside, etc.
28. Ibid. , p. 179.
29. Ibid. , p. 186.
30. Première publication dans The Striders (1966), cité ici d’après A. K. Ramanujan, The Collected
Poems, New Delhi, Oxford University Press, 1995. Nous omettons la moitié du poème. C’est
essentiellement la dernière strophe qui nous intéresse, en effet, parce qu’elle identifie les
humeurs du corps aux sèves qui circulent dans le règne végétal. A. K. Ramanujan (1929-1993),
professeur de linguistique à l’université de Chicago, traducteur inspiré et poète de langue
anglaise, parlait pour ainsi dire « au nom de l’Inde » en Occident dans les années soixante-dix.
Chapitre 2. Interpréter l’image du corps
Humain dans l’Inde pré-moderne 1
Dominik Wujastyk

1 Un aspect passionnant des études portant sur le corps en Inde est que
nous trouvons au sein de la tradition indienne elle-même, et ce dès les
premiers témoignages, une pensée réfléchie du corps comme support de
conscience, comme extériorité susceptible, peut-on dire, de présenter des
inscriptions diverses. Les notions d’extériorité et d’intériorité sont
profondément ancrées dans la pensée indienne à époque ancienne.
Rappelons que le verbe sanskrit pour « disparaître, s’évanouir » est
antardhā, dont l’étymologie suggère le fait de placer quelque chose à
l’intérieur ; réciproquement, « l’apparition », c’est « ce qui est à
l’extérieur » (skt. āvirbhū). L’un des mots les plus courants en sanskrit
pour « corps », deha, peut être dérivé de la racine grammaticale dih,
signifiant « oindre, enduire » : il me paraît possible de comprendre la
métaphore qui sous-tend le mot comme rapprochant le corps d’une
enveloppe ou d’une couche extérieure.
2 Nos sources indiennes les plus anciennes, remontant au deuxième
millénaire avant notre ère, discutent déjà du démembrement rituel de
corps d’animaux aussi bien que, métaphoriquement, de corps humains.
Dans la littérature upanishadique du premier millénaire avant notre ère,
l’existence de plusieurs corps est posée, corps d’ordre spirituel, physique
ou psychologique. La Taittirīyopaniṣad, par exemple, est largement une
méditation sur le corps et la nourriture ; cinq corps, ou ātman, y sont
distingués, ce qui deviendra par la suite en Inde un trope des discours sur
le corps et le soi. Les traditions jaina et bouddhique ont développé par
ailleurs leurs propres discours sur la question.
3 La diversité des concepts anciens sur le corps, en Inde, se reflète à
l’évidence dans la richesse du vocabulaire sanskrit qui le concerne, dont
la litanie des termes inclut des mots comme śarīra, kāya, deha, vigraha,
aṅga, vapu, kalevara, tanu, gātra, śava et kunapa, chacun avec ses propres
connotations. L’Inde a ainsi élaboré un monde riche, diversifié et original,
de discours sur le corps. L’objet du présent chapitre sera de traiter
spécifiquement les discours portant sur l’anatomie, et d’étudier les
images qui ont été appliquées au corps à l’époque pré-moderne.

L’anatomie du corps tantrique


4 Durant la deuxième moitié du premier millénaire de notre ère, les
traditions de pensée et de pratique décrites par les textes appelés tantra
en sont venues à constituer une composante importante de la culture
religieuse en Inde (Goudriaan et Gupta 1981 : 20 sq.). Les idées religieuses
tantriques se distinguent par leur écart délibéré d’avec l’idéologie
védique et par un certain nombre d’autres traits typologiques (Gupta et al.
1979 : 7-9). L’une des principales conceptions, dans la vision tantrique du
corps humain, est que ce dernier comporte six cakra (littéralement
« roues »), disposés selon un axe vertical médian, qui sont impliqués dans
les processus d’expansion de la conscience et de réalisation du soi. Les
souffles, prāṇa, coulent verticalement le long de canaux appelés īdā,
suṣumnā et piṅgala (Briggs 1982 : chap. 15). Ainsi, le
Dehasthadevatācakrastotra énumère les différents sens, facultés, etc., et les
localise dans des pétales des cakra au sein du corps tantrique (Flood 1993).
Toutes ces catégories et ces fonctions peuvent être démultipliées,
modifiées ou inscrites dans des homologies, et constituent des thèmes
génériques des discours religieux et mystiques (Pl. 1) 1 .
5 Le concept de cakra, on le sait, est maintenant entré dans le domaine
public et diffusé dans le monde entier, le plus souvent selon une version
augmentée qui en énumère sept, et non plus six. Cette doctrine des cakra
est généralement considérée comme étant un élément ancien et
immuable de la vision indienne du monde. Sans que cette vue soit
totalement fausse, elle nécessite cependant d’être nuancée sur deux
points. Premièrement, si surprenant que cela puisse paraître, l’idée des
cakra est un développement comparativement récent de la pensée
tantrique. On ne peut la faire remonter, dans les sources disponibles,
avant le Xe siècle de notre ère, où elle apparaît dans des textes comme le
Kubjikāmatatantra et le Mālinīvijayottaratantra (Heilijgers-Seelen 1990).
Deuxièmement, les cakra n’apparaissent jamais dans l’āyurveda, la
médecine classique de l’Inde. En dépit de l’essor contemporain de
différentes formes de massage et d’autres thérapies centrées sur les cakra,
ce thème ne figure pas dans la littérature sanskrite classique sur la
médecine. Les cakra sont des représentations en réalité spécifiques des
tantra et du yoga, et ce n’est qu’à une époque relativement récente, plus
particulièrement durant le XXe siècle, que cette idée a fait l’objet de
synthèses avec la pensée et la pratique médicales.
6 Le modèle tantrique du corps, et celui du yoga avec lequel il a tendu à se
confondre, ne peut être considéré comme un exemple de corps
anatomique. De même que le corps védique était profondément inscrit
dans une logique rituelle de production de sens (Malamoud 1996), de
même le corps tantrique est une réplique en miniature de l’univers, le
véhicule d’énergies mystiques qui permettent l’éveil de la conscience. Il
serait erroné de le considérer comme un corps médical, voire physique,
bien que, nous le verrons, ce soit là une question controversée au sein de
la tradition indienne. La tentative de revenir à une interprétation
littérale de la physiologie tantrique et yogique, et de la mettre en
équivalence avec des images médicales et anatomiques du corps, ressort
par contre de façon frappante de l’un des ouvrages de Haṃsasvarūpa
Mahārāja, le Ṣaṭcakranirūpaṇacitra, publié vers 1903 : par le texte et
l’illustration, Haṃsasvarūpa cherche explicitement à démontrer la réalité
physique du corps tantrique, avec ses cakra, ses canaux d’énergie, etc.
Tous ces éléments sont identifiés à des éléments du corps anatomique
hérité de la médecine occidentale de la fin du XIXe siècle.
7 Ainsi, la planche 2(a) présente les corps tantrique et anatomique disposés
côte à côte, le corps anatomique étant chargé, selon l’intitulé de la
planche, de localiser les cakra et les canaux. Dans la planche 2(b), le même
type de rapprochement est effectué entre le cerveau, d’une part, et le
« lotus aux mille pétales », c’est-à-dire le cakra sis au sommet du crâne, de
l’autre. La planche 3 propose pareillement une homologie entre le cakra
anahāta, à douze pétales, et le « plexus cardiaque », tandis qu’un dessin en
haut à droite montre un traitement anatomique du cœur et des poumons.
8 Il faut remarquer que la croyance aux cakra n’est pas demeurée
incontestée au sein même de la tradition hindoue (du moins dans ses
versions réformistes). Dans une pseudo-autobiographie du célèbre érudit
et réformateur religieux Dayānanda Sarasvatī, publiée à la fin du XIXe
siècle (Jordens 1978, 1998), un surprenant passage nous narre comment
Dayānanda a perdu ses illusions quant à la vision tantrique d’un corps
pourvu de cakra, au cours d’un épisode se déroulant en 1855 (Yadav
1976) :
« À cette époque [1855], en dehors de quelques ouvrages religieux, j’avais avec moi le
Shiva Sandhya, le Natha-pradipika, le Yoga-beejak et la Kesarani-Samhita, que j’avais pour
habitude d’étudier durant mes voyages. Certains de ces livres fournissaient une
description exhaustive du système nerveux et de l’anatomie, que je ne pouvais saisir.
Cela me fit douter de leur authenticité. Depuis quelque temps, j’avais cherché à
éclaircir mes doutes mais n’en avais pas trouvé l’occasion. Un jour, je vis un cadavre
flottant au fil de la rivière. C’était là l’opportunité de confirmer la véracité des
affirmations contenues dans mes livres. Laissant ceux-ci à proximité, et après avoir ôté
mes vêtements, j’entrai dans la rivière et en retirai le corps. Puis je le disséquai avec un
grand couteau, du mieux que je pus. Je sortis le cœur [sic] (kamala [litt. “lotus”]) et, le
coupant du nombril aux côtes, l’examinai. J’examinai aussi une portion de la tête et du
cou. La description qu’en donnaient les livres ne correspondait en rien avec les détails
observables. Aussi déchirai-je les livres en morceaux, que je jetai dans la rivière avec le
cadavre. Depuis ce moment, peu à peu, j’en suis venu à la conclusion qu’à l’exception
des Vedas, de Patanjali, et du Sankhya, tous les autres ouvrages sur la Science et le Yoga
sont mensongers. »
9 Ce passage frappe par son iconoclasme et son pragmatisme. Bien que la
narration n’en fasse pas état, il n’est pas impossible que Dayānanda ait
entendu parler de la célèbre dissection effectuée quelques années
auparavant, en 1836, par Madhusūdana Gupta à Calcutta (Kumar 1998 : 24
sq.). Gupta avait déjà reçu une distinction pour sa traduction en Bengali
du Anatomist Vademecum de Hooper (Hooper 1801) ; élève de chirurgiens
britanniques comme Peter Breton et H.H. Goodeve, à la Native Medical
Institution, il devint en 1836, avec ses collègues, le premier hindou – de
plus brahmane – à pratiquer une dissection (Kumar 1998 : 20). Cet
événement fut d’un tel éclat que l’on fit tonner les canons de Fort William
pour le célébrer. Gupta reçut ensuite les éloges du chirurgien R.
O’Shaughnessy, pour qui il s’agissait d’un progrès décisif dans le
développement d’une éducation médicale moderne en Inde (Kumar 1998 :
25). Il ne faut donc pas exclure que Dayānanda ait pu reproduire, à sa
façon, les procédés de Gupta, dans une tentative de mettre en œuvre sa
propre interprétation de la méthode scientifique.
10 De nombreux autres auteurs ont, par contre, cherché à montrer l’inverse
(Briggs 1982 : 319 sq.), c’est-à-dire que les cakra et les autres constituants
du « corps subtil » (sūkṣmaśarīra) peuvent être identifiés à des organes
mis en évidence par l’anatomie. De telles tentatives témoignent presque
toujours de l’absence d’une réelle compréhension des différences
culturelles ou des « rationalités comparatives » (Sahlins 1995 : 14),
comme de la méthode et des présupposés scientifiques (Wujastyk 1998).
Néanmoins, ces ouvrages – tel celui de Haṃsasvarūpa, déjà évoqué – sont
très significatifs en ce qu’ils représentent une approche synthétique pour
comprendre le monde. Ces efforts se fondent sur l’idée que le monde est
un, que les deux visions que l’on peut en avoir, la traditionnelle comme la
moderne, sont vraies, et qu’il est possible de faire coïncider, d’une
manière ou d’une autre, des explications vraies. Une telle croyance a du
reste sous-tendu également les efforts de l’institution médicale
britannique en Inde à une certaine époque, comme ce fut le cas de Breton
(1825), qui chercha à unifier les traditions anatomiques européennes et
indiennes, et à fournir de ces dernières des équivalences directes dans le
vocabulaire de la physiologie.

Le corps du lutteur
11 Les traditions d’exercices physiques et gymniques sont très anciennes en
Inde, et sont rattachées à la médecine, au yoga, à l’ascétisme et aux arts
martiaux par un ensemble complexe de liens historiques et sociaux 2 .
Nombre de ces traditions restent vivantes au Kerala, au Karnataka, et
ailleurs en Inde. Pour les gymnastes et les pratiquants des arts martiaux,
le corps peut être vu selon différentes modalités, mais l’un des concepts
les plus intéressants est la cartographie corporelle des marman. Selon
Vāgbhata, auteur médical qui écrivait vers 600 de notre ère, un marman
est un point
« … dont la pulsation est irrégulière et qui fait mal si on le presse. C’est un point où se
rencontrent chair, os, nerfs, canaux, vaisseaux et jointures, où la vie est présente avec
force […] le souffle de vie y réside… » (Wujastyk 2001 : 293).

12 La liste canonique des marman comporte 107 points (Figure 1). Toute une
branche de la littérature des arts martiaux, riche et subtile, les discute,
avant tout en tant que cibles pour un attaquant (Zarrilli 1998 : chap. 6).
En médecine également, les marman sont des points dangereux qu’un
chirurgien doit à tout prix éviter. Si un patient est blessé à un marman, il
est en grand danger de mort. Ainsi que l’enseigne la Suśruta-saṃhitā 3 , si
le marman est de nature « ignée » (āgneya), le patient mourra
brusquement ; s’il est de nature « rafraîchissante » (saumya), il pourra
s’éteindre lentement (Su.śā. 6.16). Mais il mourra.
Figure 1. Les marman du corps en vue frontale, extrait de Kiñjavaḍekara (1938-1940), face à
śā. 53. Wellcome Library Or.P.B.Sansk.702. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

13 La mode actuelle, dans les milieux des médecines d’appoint, qui consiste à
réinventer les marman en tant que points de traitement thérapeutique
comme s’ils étaient les analogues indiens des points chinois
d’acupuncture ou de combustion des moxa 4 , est dépourvue de tout
fondement, pour autant que je sache, dans les pratiques pré-modernes.
C’est même l’inverse : les marman étaient traditionnellement des points à
éviter, sauf si le but était de blesser un adversaire au cours d’un combat.

Le corps en médecine
14 Les corps mentionnés jusqu’à présent n’épuisent pas, et de loin, la
typologie des corps qu’il conviendrait d’étudier en Inde. Le corps des
morts, le corps sexué, le corps érotique, le corps dans ses rapports à la
caste, tous demanderaient attention. Je me tournerai toutefois
maintenant vers le corps dans la médecine, tel qu’il nous apparaît dans
les sources écrites.
15 À ce sujet, la principale source de connaissance se trouve bien entendu
dans la littérature sur la médecine classique, l’āyurveda. Dans une
pénétrante étude de cette littérature du point de vue des connaissances
sur le corps, Zimmermann (1983) traite plus particulièrement de deux
aspects : la position épistémologique du savoir anatomique et les images
qui sous-tendent la doctrine des humeurs, notamment celles qui
concernent l’onctuosité. L’une des principales conclusions auxquelles il
arrive dans cette étude est qu’il n’existe pas de « réelle » anatomie dans la
littérature ayurvédique, en ce sens que les portions du corps que la
médecine moderne appelle organes et qu’elle voit comme de petites
usines ou des machines fabriquant ou transformant des éléments
nutritifs, pouvant être énumérées, disséquées, etc., ne sont pas du tout
envisagées de la sorte dans l’āyurveda. Là, à l’inverse,
« … les humeurs sont des fluides vitaux, et la structure du corps est un réseau de
canaux au travers desquels il convient de maintenir les flux vitaux dans la bonne
direction. La nature et la fonction d’un organe comme le cœur, qui est au centre de ce
réseau, restent indéterminés » (Zimmermann 1983 : 11).

16 L’argument de Zimmermann est convaincant. Il fait également écho à


plusieurs idées de l’interprétation bouddhique du corps, privilégiant le
processus sur la substance. Je crois néanmoins possible de trouver dans la
littérature ayurvédique des vues accordant davantage d’importance à la
notion de substance.
17 L’image présentée planche 4 est exceptionnelle et date sans doute du XVIIIe
siècle. Il serait peut être tout d’abord tentant de la faire découler des
images connues antérieurement dans la tradition indienne, comme
l’image de l’homme cosmique, ou celle de l’homme tantrique (Pl. 1). Ce
serait une erreur. Un examen attentif ne révèle aucun cakra, aucun
univers en miniature. L’image est purement médicale, au sens
ayurvédique du terme. Les légendes sont extraites de la littérature
ayurvédique, où, rappelons-le, les cakra, et autres éléments tantriques,
n’apparaissent pas. Les canaux et les organes dessinés à l’intérieur du
torse sont du reste énumérés tout à fait explicitement dans les chapitres
ayurvédiques sur le corps. Et les organes y sont le plus souvent nommés
āśaya, « réceptacles », pour l’un ou l’autre des fluides organiques. C’est
pourquoi, si, comme l’indique Zimmermann, les organes ne sont
généralement pas considérés comme étant engagés dans le type de
processus que la médecine moderne attend d’un « organe », il faut
néanmoins reconnaître qu’ils sont au fond clairement compris comme
étant des lieux où s’accumulent des substances biologiques.
18 Il est important de souligner que l’image de la planche 4 est
véritablement exceptionnelle. L’étude de milliers de manuscrits sanskrits
ne m’a jamais montré aucune autre image qui s’approche de celle-ci, ni
par le sujet, ni par la forme. De fait, tous les manuscrits ayurvédiques que
j’ai pu examiner sont dépourvus de tout matériel illustratif. Il existe bien
de petits schémas d’appareillages chimiques dans quelques manuscrits
d’alchimie, en particulier dans ceux du Rasendramaṅgala et dans certains
exemplaires du Rasaratnākara (Wujastyk 1984). Mais aucun des
manuscrits que j’ai pu voir n’inclut ne serait-ce qu’un schéma
anatomique, un dessin au trait pour guider une opération chirurgicale, ou
toute autre représentation visuelle proprement médicale du corps – ce
qui fait d’autant ressortir l’importance de l’image de la planche 4. Il est
possible qu’elle soit d’origine népalaise, bien que cela ne soit pas certain.
Comme on le sait, des textes et des traditions sanskrites ayant disparu de
l’Inde péninsulaire ont survécu au Népal. Et il est possible que la
proximité du Tibet, où les traditions d’illustration des manuscrits est
beaucoup plus développée, soit significative. Ainsi, le dessin tibétain
présenté à la figure 2 montre des points de saignement et des points de
combustion de moxa ; la légende commence par indiquer : « les points
marqués en rouge sont ceux du saignement, et ceux marqués en noir sont
les moxa ». Si nous comparons le traitement de cette image avec celui de
l’illustration précédente (celle du corps anatomique ayurvédique),
notamment en ce qui concerne les pieds et les mains, la continuité
stylistique apparaît avec évidence. Elle suggère que la figure indienne ou
népalaise a pu être inspirée, dans une certaine mesure, par des traditions
tibétaines dans l’illustration du corps.

Figure 2. Dessin tibétain des points de saignement et de combustion des moxa, non daté.
Wellcome Or.Tibetan chart 48 (1). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

19 Avec son intérêt habituel pour l’énumération et les classifications, la


littérature ayurvédique accorde une grande attention à dresser la liste
des réceptacles, ligatures, conduits, orifices et tissus du corps. La
Śārṅgadharasamhitā offre ainsi une version tout à fait classique, et
clairement présentée, d’un tel inventaire (Wujastyk 2001 : 322-328). Celui-
ci comporte : sept réceptacles (āśaya), sept tissus (dhātu), sept impuretés
des tissus (dhātumala), sept tissus secondaires (upadhātu), sept
membranes (tvac), trois humeurs (doṣa), 900 nerfs (snāyu), 210 ligaments
(sandhi), 300 os (asthi), 107 points létaux (marman), 700 vaisseaux (sirā), 24
canaux (dhamanī), 500 muscles (māṃsapeśī) et 20 muscles supplémentaires
pour les femmes, seize tendons (kaṇḍarā), dix orifices pour les hommes et
treize pour les femmes. Bien que ces éléments ne correspondent pas
nécessairement à des organes au sens de la médecine moderne, on ne
peut nier que l’āyurveda conçoit le corps médicalement comme un lieu
d’organes et de processus qui serait reconnaissable, dans ses lignes et ses
principes généraux, par un anatomiste moderne.
20 Les fluides sont transportés d’un endroit du corps à l’autre par trois
principaux types de conduits : les vaisseaux (sirā), les canaux (dhamanī) et
les tubes (srota). Si surprenant que cela paraisse, peu d’études ont été
menées pour clarifier ce que font ces conduits et comment ils sont
expliqués dans la théorie ayurvédique (exception faite des travaux de
Dasgupta 1969 : II, chap. 13 ; Kutumbiah 1999 : chap. 2 ; Wujastyk, sous
presse). Tandis que les livres médicaux chinois abondent en diagrammes
du corps dans lesquels des lignes illustrent les canaux du chi, aucun livre
ou manuscrit indien, à ma connaissance, ne présente de carte des
vaisseaux, des canaux ou des tubes.
21 Selon la Suśruta-saṃhitā, la fonction des 700 vaisseaux est de convoyer le
« vent », la bile, le phlegme et le sang partout dans le corps, à partir de
leur « enracinement » dans l’ombilic. En une paire de comparaisons
évocatrices, l’une agricole, l’autre botanique, le texte de Suśruta décrit
ainsi les vaisseaux (Su.śā. 7.3) :
« De même qu’un jardin ou un champ est irrigué par des canaux qui lui apportent l’eau,
si bien que chaque partie en est nourrie, de même les vaisseaux fournissent la
nourriture au corps par le moyen de leur contraction et de leur dilatation. Leurs
branches sont exactement comme les veines d’une feuille. »
22 Il n’est pas sans intérêt de noter que les vaisseaux sont colorés selon ce
qu’ils transportent : ceux qui convoient le vent sont jaunes ; la bile,
bleus ; le phlegme, blancs ; et le sang, rouges. Ces distinctions ont pu se
baser sur l’observation des différences de couleurs des canaux visibles
sous la peau.
23 Les vingt-quatre canaux sont plutôt concernés par le transport du vent,
et ressemblent aux artères porteuses de pneuma décrites par Praxagoras
de Cos (Phillips 1973 : 137). Dans une autre comparaison botanique,
Suśruta rapproche les canaux du rhizome et de la tige du lotus, qui
révèlent, à l’intérieur, de petites perforations (kha – cf. Su.śā. 9.10). Les
canaux naissent de l’ombilic. Dix d’entre eux s’élèvent dans le corps et
transportent les impressions sensorielles, le souffle, la parole, les larmes,
etc. Dix autres se dirigent vers le bas et véhiculent le vent, l’urine, les
fèces, le sperme, le sang menstruel, etc. Ils convoient également les sucs
de la nourriture digérée vers les canaux qui se dirigent vers le haut du
corps, distribuant ainsi les principes nutritifs. Les quatre canaux restants
se ramifient en milliers de petits vaisseaux qui rejoignent les follicules
pileux et transportent la sueur vers l’extérieur, ramenant vers l’intérieur
l’huile et l’eau. Ils ont également pour fonction de transmettre les
sensations de la peau.
24 Enfin les vingt-deux tubes transportent le souffle (prāṇa), la nourriture
(anna), l’eau (udaka), la chair (māṃsa), la graisse (medas), l’urine (mūtra),
les fèces (purīṣa), le sperme (śukra), le sang menstruel (ārtava), le chyle
(rasa) et le sang (rakta). Le parcours de ces tubes dans le corps est
extrêmement complexe. Ils commencent et s’arrêtent en différents
endroits, rattachés parfois à des organes ou réceptacles, d’autres fois à
d’autres canaux (Su.śā. 9).
25 Il faut noter que du temps même de Suśruta, ces différents conduits
étaient objet de controverse. La Suśruta-saṃhitā rapporte ainsi une vue
selon laquelle tous ces tubes, canaux et vaisseaux sont en fait une seule et
même chose. Mais cette opinion est ensuite écartée sur la base des
différences d’aspect, de couleur et de fonction (Su.śā. 9). Compte tenu de
ces débats, l’absence de mention des tubes chez Śarṅgadhara apparaît
tout à fait remarquable.

Images anatomiques persanes en Inde


26 La planche anatomique présentée planche 4, dont nous avons souligné
auparavant le caractère exceptionnel, est sans doute l’une des premières
illustrations proprement médicales du corps en Inde – sa datation
estimée la place vers le début du XVIIIe siècle. Mais une découverte récente
a conduit à prendre également en compte un nouveau type de peinture
médicale en Inde qui pourrait être aussi ancien que cette image.
27 Les historiens de la médecine savent depuis quelque temps qu’il existait
une tradition persane d’illustration anatomique, accompagnant
d’ordinaire les manuscrits du traité d’anatomie Tasrīh-i Manṣūrī. Il s’agit
de la tradition dite des ʃünʃbilder ou « série des cinq images », appelée
ainsi à la suite de l’étude ancienne de Sudhoff (1907). La prise en compte
d’un plus grand nombre de manuscrits a permis de mieux connaître cette
série, qui comporte en réalité six ou sept figures standard, voire
davantage. Cette tradition d’illustration anatomique est attestée en Perse
depuis la fin du XIVe siècle et présente nombre de traits à la fois suggestifs
et problématiques qui ont été récemment discutés par French (1984) et
par Savage-Smith (1997). Pour notre propos, toutefois, il nous suffira de
regarder l’une de ces images afin d’identifier certains aspects picturaux
caractéristiques de cette tradition (Pl. 5). De façon typique, les figures
font face au lecteur (bien que l’une des figures standard s’en détourne),
les jambes sont fléchies, les mains posées sur les cuisses ; la tête est
ronde, et les organes internes, y compris les intestins, sont exposés, et
légendés.
28 Quand l’islam, et plus particulièrement la dynastie moghole, est devenu
une puissance culturelle décisive dans le sous-continent, de tels
manuscrits ont été copiés en Inde, comme en Perse ou ailleurs. Storey
(1958 [1997] : II, 226 sq.) mentionne ainsi une copie manuscrite de Lahore.
De fait, il est vraisemblable que l’image de la figure 8 a été peinte en Inde,
car c’est là qu’a été acquis l’essentiel de la collection Wellcome sur la
Perse. Cependant, la documentation sur la provenance de ce manuscrit
particulier n’est malheureusement pas disponible.
29 Une fois familiarisés avec les traits stylistiques des images anatomiques
du Taṣrīḥ-i Manṣūrī, considérons une image du même type, récemment
identifiée, cette fois en contexte hindou (Fig. 3).
30 Cette image a été publiée pour la première fois dans une étude sur l’art
tantrique (Mookerjee 1982 : 15), où elle était présentée comme une image,
dite tantrique, illustrant les « nāḍī, canaux subtils du corps humain ».
Toutefois, la connaissance des séries du Taṣrīḥ-i Manṣūrī fait
immédiatement et clairement apparaître que cette figure dérive en fait
de la tradition persane d’illustration anatomique. Il s’agit bien d’une
image médicale, non tantrique. Elle ne figure pas des nāḍī, mais des
veines, des artères, et le tractus intestinal. Le texte qui entoure l’image
est en vieux gujarati, ce qui permet de localiser l’image dans l’Inde de
l’Ouest. La peinture, initialement dans la collection de Jan Wichers à
Hambourg, a été récemment acquise par la bibliothèque Wellcome à
Londres. L’image et le texte attendent encore une étude détaillée, mais il
est d’ores et déjà apparent que le texte mêle idées médicales et
tantriques. Les légendes des parties du corps sont un mélange de noms
médicaux en sanskrit et de dénominations persanes, libellés dans les
alphabets persan et devanāgarī. En dépit du caractère purement médical
et non indien de la tradition du Taṣrīḥ-i Manṣūrī, qui a visiblement inspiré
l’image indienne, des cakra semblent avoir été surajoutés à la colonne
vertébrale, même si ce n’est que peu visible et incomplet. Cela suggère
que l’artiste indien a pu se sentir poussé, par sa formation culturelle et
artistique préalable, à indianiser l’image en l’assimilant, de façon limitée,
à l’iconographie habituelle de la méditation et des cakra.
Figure 3. Peinture anatomique indienne, vers le XVIIIe siècle, Inde de l’Ouest. De style proche
du Taṣrīḥ-i Manṣūrī, mais provenant d’un manuscrit en vieux gujarati. Wellcome MS Indicδ74.
Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

31 L’image n’est pas datée, mais peut être approximativement attribuée à la


même période que la peinture anatomique indienne ou népalaise, ou lui
est même peut-être un peu antérieure. Dans ce dernier cas, il s’agirait
alors, provenant du sous-continent, de la première peinture anatomique
hindoue connue.

L’imprimerie et l’anatomie occidentale


32 Vers le milieu du XIXe siècle, le Taṣrīḥ-i Manṣūrī à être imprimé en Inde.
Nous connaissons ainsi des éditions de Delhi, en 1848, et de Lahore, en
1878 (Storey 1971 : 227). Cette période vit également une intensification
de la rencontre entre la médecine indienne et les traditions et
connaissances anatomiques européennes, qui apparaissaient en Inde par
le biais des livres et des enseignements médicaux. Plusieurs publications
médicales européennes, par exemple, sont connues pour avoir été dans la
bibliothèque personnelle du Mahārāja Serfojī II de Thanjavur (1798-1832),
car elles figurent dans le catalogue de ses collections (Perumal 1989 : 59-
76). Et l’existence d’un enseignement anatomique à Calcutta est attesté
par les publications de Breton (1825) et des autres membres de la Native
Medical Institution dans cette ville. La réponse indienne à ces nouvelles
influences étrangères fut variable : accommodation, adaptation,
absorption et, plus tard, syncrétisme.
33 C’est à partir de la fin du XIXe siècle que les premières publications
imprimées d’images du corps ayurvédique commencent à sortir. Elles
témoignent des débuts d’une tentative indienne plus générale visant à
élaborer une illustration anatomique. À cet égard, Muralīdhara Śarman,
médecin royal à la cour de Farrukhabad, fut un novateur important. En
1898, dans une collaboration qui devait s’avérer décisive avec l’éditeur
Khemarāja Śrīkrṣnadāsa, des presses Śrīvenkaṭeśvara à Bombay, il établit
une édition de la Suśruta-saṃhitā ornée d’un nombre sans précédent
d’illustrations médicales extrêmement intéressantes. Ces images furent
ensuite reproduites non seulement dans les réimpressions de l’édition de
Muralīdhara, mais également, et jusqu’à maintenant, dans les
publications de nombreux autres textes ayurvédiques – presque toujours
sans crédit d’auteur.
34 Que cherchait à réaliser Muralīdhara Śarman ? Son introduction ne
mentionne pas les illustrations, si bien qu’il nous faut déduire ce que
nous pouvons à partir des images elles-mêmes. Elles comportent un
mélange d’éléments empruntés à différentes traditions. Le tractus
digestif, par exemple (Fig. 4), présente un dessin des organes
soigneusement légendé, et le texte principal dont c’est l’illustration
renvoie aux légendes de l’image, avec des explications en hindi et des
termes techniques en anglais. Il s’agit clairement d’une tentative pour
fournir une vue syncrétique de l’anatomie humaine. Pour Muralīdhara, la
possibilité reste ouverte que les systèmes médicaux ayurvédique et
« anglais » (aṇgrezi) puissent partager, mettre en commun et donner une
explication vraie du corps. De fait, tandis que la figure 4, et d’autres
images du livre, paraissent être des compositions originales, les deux
personnages qui se tiennent debout dans la figure 5 paraissent copiés
d’un livre d’anatomie occidentale. Il semble que pour Muralīdhara il n’y
ait pas eu de réelle distinction entre l’anatomie ayurvédique et anglaise.
Toutes deux étaient valides, et pouvaient être synthétisées sans que cela
pose problème. L’un des aspects surprenants de l’ouvrage de Muralīdhara
est l’absence de toute polémique. Sa publication se propose de fournir un
outil utile et attrayant à l’usage des savants et des médecins, comme
l’éditeur le souligne à plusieurs reprises dans ses préfaces.

Figure 4. Tractus digestif, édition Muralīdhara Śarman (1895-1899 : II.2) de la Suśruta-


saṃhitā. Wellcome Library Or.P.B.Sansk.187. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
Figure 5. Instruments chirurgicaux, nerfs (snāyu, à gauche) et canaux (dhamanī, à droite),
utérus gravide. Édition Muralīdhara Śarman (1895-1899 : I.3) de la Suśruta-saṃhitā.
Wellcome Library Or.P.B.Sansk.187. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

35 Les choses étaient différentes en 1913, lorsque Gaṇanātha Sena (né en


1877) commença à publier son Pratyakṣaśarīra (Sena 1913-1922), « Le corps
révélé ». Comme le montrent les figures 6 et 7, l’illustration anatomique
était là très nettement acculturée à la tradition occidentale. Sena écrivit
son ouvrage, et d’autres comme son Siddhāntanidāna (Sena 1966), en
sanskrit, selon une démarche délibérée qui visait à atteindre la plus
grande audience médicale possible. Dans son introduction au
Pratyakṣaśarīra, il expliquait ainsi que le sanskrit demeure la lingua franca
de la pratique et du savoir traditionnels en médecine en Inde, et reste par
conséquent le moyen le plus efficace pour bénéficier d’un lectorat
réellement étendu du nord au sud du sous-continent. Son livre, très
connu, exerça effectivement une forte influence, sa réputation profitant
des nombreuses illustrations qui accompagnaient le texte.
36 Sena affirmait avoir été influencé par les études de Hoernle (1907) sur
l’ostéologie dans l’Inde ancienne, et s’être attaché à développer une
nomenclature indigène permettant de procéder à des descriptions
anatomiques – puisant pour cela dans le sanskrit les racines verbales
nécessaires, tout comme le grec avait pu être pillé pour les besoins de la
terminologie scientifique en Europe. Il combinait par ailleurs cet objectif
avec le souci de recouvrer la gloire ancienne de l’Inde par l’étude et le
développement de ses traditions médicales et anatomiques. Dans ce but,
il fonda en 1932 un institut à vocation quelque peu syncrétique, le
Viśvanātha Āyurveda Mahāvidyālaya.
37 Quelques années plus tard, une initiative semblable fut lancée en Inde du
Sud par P. S.Varier (1869-1944). Celui-ci avait commencé son éducation
médicale avec un maître de haute caste en médecine ayurvédique,
Aṣṭavaidyan Śrī Kuttancheri Vasudevan Mooss (Nair 1954 : 14 sq.), dans ce
qui est l’actuel Kerala. Après quatre années d’étude, difficiles et, semble-
t-il, malheureuses, il s’installa sur la côte et entreprit pendant trois ans
un apprentissage intensif, comme élève privé, auprès d’un chirurgien
formé selon la médecine occidentale, le Dr V. Varghese, plus tard Chief
Medical Officer de l’État princier de Cochin (Nair 1954 : 18-25). Revenu
ensuite à son village, P. S. Varier mit sur pied un modeste cabinet médical
où il appliqua le savoir qu’il avait acquis. Bientôt, cependant, le chef
princier du village, hostile à sa famille, le réprimanda en public et le
menaça d’emprisonnement pour exercice illégal de l’allopathie (Nair
1954 : 27).
Figure 6. Squelette humain, avec légendes en sanskrit. Extrait du Pratyakṣaśarīra de
Gaṇanātha Sena (Sena 1913-1922). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

Figure 7. Le cœur, avec légendes en sanskrit. Extrait du Pratyakṣaśarīra de Gaṇanātha Sena


(Sena 1913-1922). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
38 P. S. Varier dut renoncer à la pratique de la médecine « anglaise », et fut
amené à recourir à sa formation ayurvédique, tout en introduisant dans
sa pratique un certain nombre d’innovations basées sur des idées
empruntées à sa connaissance de l’allopathie. La principale de ces idées
fut de préparer des mélanges standardisés et mis en bouteille. Cette
innovation, et d’autres, réalisées par la compagnie qu’il fonda en 1902,
l’Arya Vaidya Sala, le rendit riche. Dans les années vingt, Varier était
devenu un notable, à même de lancer d’autres initiatives. Ce fut la
publication de son Aṣṭāṅgaśarīra (Varier 1925 [1961]), et de son
Br̥hacchārīra, « La Grande Anatomie » (Varier 1942 [1969]). Ces ouvrages
partageaient le même objectif que ceux de Sena à Calcutta, publiés
auparavant. Rédigés en sanskrit, ils étaient scientifiques, précis,
syncrétiques, et abondamment illustrés. La page de titre du Br̥hacchārīra
comportait l’explication suivante, en anglais : « Ouvrage détaillé et mis à
jour de l’anatomie et de la physiologie humaine, en sanskrit, combinant le
savoir ancien et moderne sur le sujet, avec des illustrations variées et des
planches en couleur 5 ».
Figure 8. Division cellulaire, avec l’explication en sanskrit. Extrait du Br̥hacchārīra, « La
Grande Anatomie », de P. S. Varier (1942, 1969 : 152). Avec l’aimable autorisation du
Wellcome Trust.

39 À juste titre, Zimmermann (1978) a attiré l’attention sur la dissonance


épistémologique qui est évidente dans ces œuvres ; mais, de par cette
dissonance même, peut-être, ces ouvrages ont permis de grandes
avancées dans l’illustration des textes médicaux indiens, tout hybrides et
syncrétiques qu’ils aient pu être.

L’abandon d’une vision unifiée


40 Quel que soit le jugement que l’on porte sur le syncrétisme opéré par
Sena ou Varier au début du XXe siècle, il s’agissait d’un travail sérieux,
philosophiquement averti, qui résultait d’une grande érudition en
sanskrit et en médecine, tant ayurvédique qu’occidentale.
41 Mais, déjà, la tentative de créer à partir des deux traditions, ayurvédique
et occidentale, une image anatomique du corps humain qui ait un sens,
quelle que soit sa faiblesse théorique, était abandonnée dans d’autres
milieux. À la place, et encore maintenant, s’est imposée une situation
épistémologique profondément conflictuelle, dans laquelle deux modèles
anatomiques très différents, et en fait incompatibles, sont juxtaposés
dans la pensée, selon une vision dichotomique du monde. Un bon
exemple en est fourni par l’édition Śāstrī de la Śārṅgadharasaṃhitā (Śāstrī
1931). Le responsable de cette édition, Paraśurāma Śāstrī, y recourt à des
illustrations anatomiques, mais abandonne toute tentative d’en utiliser le
sens – et ne le prétend même pas. L’édition qu’il a produite se contente
d’employer ces images de façon purement iconique. Cela rappelle
fortement la pratique des toutes premières illustrations connues en Inde,
consistant à ajouter des images du Bouddha aux manuscrits de la
Prajñāpāramitā, afin de leur fournir pouvoir magique et protection (Losty
1982 : 24). Mais ces images n’avaient pas davantage de rapport narratif au
texte qui les entourait que n’en ont par rapport à la Śarṅgadharasaṃhitā
les images anatomiques de l’édition Śāstrī.
42 L’image de squelette, dans la figure 9, paraît à première vue participer à
la présentation de l’information médicale du livre. Mais un examen plus
attentif montre que les lignes qui pointent vers les diverses parties de ce
squelette finissent tronquées, dépourvues de toute légende ou de clé de
renvoi. En réalité, l’image a été tout simplement découpée d’un autre
ouvrage, et collée dans cette édition, toute l’information contextuelle – le
sens même de l’illustration – étant évacuée. L’ironie est que le texte
sanskrit qui entoure l’image ne concerne en rien les os ou les squelettes :
il discute, en réalité, des humeurs, vaisseaux, canaux et autres sujets.

Figure 9. Image de squelette, de valeur purement iconique. Extrait de l’édition Śāstrī de la


Śārṅgadharasaṃhitā (Śāstrī 1931 : 41). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
Figure 10. Organes internes. Extrait de l’édition Śāstrī de la Śārṅgadharasaṃhitā (Śāstrī
1931 : 43). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

Figure 11. Figure anatomique intitulée « canaux » (dhamanyah). Extrait de l’édition Śāstrī de
la Śārṅgadharasaṃhitā (Śāstrī 1931 : 54). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
43 La figure 10 illustre le même phénomène : cette fois, les images du tractus
digestif et des organes internes possèdent des clés de renvoi sous forme
de lettres sanskrites. Mais ces clés ne correspondent à aucune référence
dans le texte, et ne renvoient à aucune légende. Une fois encore,
l’illustration est dépourvue de toute pertinence et ne possède aucun
rapport de sens avec le texte.
44 Enfin, dans la figure 11, nous pouvons voir une image de type
anatomique, qui illustre un verset du texte discutant des canaux
(dhamani) du corps. La figure est même correctement intitulée en ce sens.
Mais nous pouvons tracer exactement l’origine de cette illustration : une
brève comparaison avec la Suśruta-saṃhitā publiée en 1898 par
Muralīdhara confirme qu’il s’agit du recyclage d’une image tirée de cette
édition du XIXe siècle, sans changement, et sans réelle signification. S’il
fallait vérifier, une fois encore, qu’il s’agit là d’un abandon de tout
engagement sérieux dans la voie d’une anatomie comparée, qu’il suffise
de remarquer que l’édition de Paraśurāma Śāstrī présente ce diagramme
comme figurant les « canaux », tandis que dans l’original, l’édition de
Muralīdhara, il s’agit d’une illustration des nerfs (snā yu) (Fig. 5).
45 Cette renonciation à un projet d’anatomie comparative ou fondée sur
l’observation, que l’on trouve dans l’édition Śāstrī (1931), va de pair avec
un scientisme anachronique, par exemple pour expliquer la respiration –
ce que j’ai commenté ailleurs (Wujastyk 2001 : 311). Ainsi Śāstrī lit une
mention du texte sanskrit comme renvoyant à l’« oxygène », alors que
l’ouvrage a été composé vers 1300. Cette combinaison de traits – perte
d’intérêt pour l’observation et la comparaison anatomiques, lectures
scientistes fantaisistes de textes pré-modernes – constitue un
développement caractéristique d’une partie non négligeable des travaux
sur l’histoire des sciences en Inde. Non sans ironie, cette tendance
témoigne simplement du succès global d’un académisme scientifique et
technique moderne, dans sa capacité à projeter ses méthodes et son
épistémologie comme moyen de connaissance unique et universellement
valide.

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NOTES
1. Cf. Filliozat (1999) ; Padoux (1990) ; White (1996, 2000).
2. Cf. Farquhar (1925), Fedorova (1990), Roşu (1981), Deshpande (1992), Staal (1993), Alter (1997),
Zarrilli (1998).
3. Les références à ce texte renvoient à l’édition Ācārya (1992). Abréviation : Su.śā = Suśruta-
samhitā, śārīrasthāna.
4. Les « points de (combustion de) moxa » sont des endroits du corps où, selon la médecine
chinoise, il convient de brûler certaines herbes (moxa) afin d’affecter le flux de chi et améliorer la
santé.
5. An up-to-date and detailed work on human anatomy and physiology in Sanskrit combining the
ancient and modern knowledge on the subject with various illustrations and coloured plates. »

NOTES DE FIN
1.Titre original : « Interpreting the Image of the Human Body in Pre-Modern India ». Traduction
de G. Tarabout (y compris les citations), revue par l’auteur.
Chapitre 3. Les corps et leurs doubles
Remarques sur la notion de corps dans les Brāhmaṇa 1

Michel Angot

1 1. « L’année, c’est l’homme » (Śatapatha-Brāhmaṇa XII.3.1), « l’homme,


c’est l’océan » (Āitareya-Āraṇyaka II.3.3) : de telles assertions mystérieuses,
énigmatiques foisonnent dans les Brāhmaṇa c’est-à-dire les textes de
l’Inde ancienne qui spéculent sur les rituels védiques et dans les Āraṇyaka,
des textes plus spéculatifs, souvent moins liés au rituel, voire détachés de
lui. Elles ne manquent pas non plus dans les Saṃhitā, « Collections » du
Yajur-Veda, du moins dans leur partie brāhmaṇa ; ainsi la TS V.7.2.1 dit
que « les briques (de l’autel du feu) sont le bétail ». On les retrouve aussi
dans les Upaniṣad védiques, la partie du Veda la plus spéculative : la plus
importante et la plus fameuse d’entre elles, la Bṛhad-Āraṇyaka-Upaniṣad,
commence par une série d’affirmations de ce type à propos du cheval du
sacrifice (aśvasya medhyasya) : tour à tour le texte affirme que certaines
parties de son anatomie telles que la tête, l’œil, les flancs, les os, etc. sont
différents éléments du cosmos, l’aurore, le soleil, les points cardinaux, les
constellations, etc. ; le texte (BĀU I.1.1-2) continue en « rapportant » ou
« associant » certaines des fonctions (bâillement, ébrouement, miction) à
des manifestations ou phénomènes naturels (éclair, tonnerre, pluie). En
fait, c’est le Veda dans son ensemble 1 , c’est-à-dire la Parole la plus
haute, la littérature sacrée de l’Inde, transmise oralement jusqu’à
l’époque contemporaine par des générations de récitants brahmanes, qui
est concerné par ce type d’affirmations, même si les Brāhmaṇa en sont le
lieu privilégié.
2 2. Linguistiquement, il y a plusieurs manières d’exprimer ce rapport ; la
plus courante est une affirmation forte : on dit de A ou d’un A qu’il est B
ou un B et le verbe est le plus souvent absent. Ce sont donc des phrases
nominales toutes simples, minimales même, qui se limitent souvent à
deux noms juxtaposés : sūryaś cakṣuḥ, vātaḥ prāṇaḥ, « le soleil [est] l’œil
(du cheval du sacrifice), le souffle le vent 2 ». De la même manière,
quand il s’agit de rapporter les mouvements du cheval ou ses fonctions
physiologiques à des phénomènes naturels, la phrase ne fait que
juxtaposer deux verbes : yad vijṛmbhate tad vidyotate, « quand il bâille, il
éclaire ». D’autres tours sont possibles ; par exemple, on rencontre des
phrases comme brāhmaṇó vaí sárvā devátāḥ, « en vérité, le brahmane est
toutes les divinités » (TB I.4.4.3) où un élément unique et masculin « est »
un ensemble pluriel et féminin. Avec des variantes linguistiques 3 , ces
affirmations sont très nombreuses, présentes surtout quand il s’agit
d’expliquer ou de justifier un fait de rituel. Elles demeurent énigmatiques
quand le texte ne dit rien de la nature du rapport entre les deux
substantifs ou les deux verbes d’action.
3 3. Comme ces affirmations vont contre le bon sens et ne sont pas
recevables sur le plan objectif, les commentateurs ont été tentés d’y voir
une comparaison implicite, d’en faire une lecture métaphorique et donc
d’ajouter à la phrase un « comme » ; ils n’ont pas cessé de s’interroger sur
la nature des similarités implicites entre la tête du cheval et l’aube, l’œil
et le soleil, etc. Śaṃkara (VIIIe siècle) commentant la BĀU explique ainsi
que la tête et l’aube sont les parties les plus importantes (prādhānya) de
deux ensembles, le corps du cheval et le jour. Cette démarche est légitime
parce que la comparaison est parfois explicite : l’Aitareya-Brāhmaṇa, au
lieu de la formule attendue « le viṣuvant [= le jour médian d’une session
sacrificielle] est un homme », dit : « le viṣuvant est comme un homme ; la
première moitié de viṣuvant est comme la moitié droite de l’homme ; la
seconde moitié de viṣuvant est comme la moitié gauche de l’homme »
(AitB IV.22). Quand la comparaison fait explicitement défaut, la formule
abruptement assenée est parfois indirectement commentée par d’autres
textes qui fournissent l’explication absente et disent alors pourquoi ce A
est un B, c’est-à-dire pourquoi et comment un A est comme un B. Ainsi,
dans un passage tout à fait exceptionnel où l’homme est défini comme
étant la créature qui désire toujours plus, l’AitĀ affirme d’abord :
« l’homme que voici est l’océan ». En quoi l’homme est-il un océan ou est-
il comme l’océan ? Le texte demeure muet. Dans sa volonté d’explication,
le commentateur Sāyaṇa fait appel à ce qu’affirme par ailleurs le TB : « On
dit que le désir pénétra l’océan car le désir est comme l’océan ; en effet il
n’y a de fin ni au désir ni à l’océan 4 », où l’on voit que ce Brāhmaṇa est
lui-même en train d’expliquer cette phrase mystérieuse, le Veda
commentant le Veda.
4 4. Parfois, assez souvent même, c’est le texte lui-même qui fournit
directement l’explication. Ainsi le même AitĀ (II.3.5) affirme-t-il : « le
tronc tout entier est la bṛhatī ». La bṛhatī est un chandas, c’est-à-dire un
type de strophe védique comprenant quatre pāda de trente-six syllabes au
total (8/8/12/8). Par son nombre de syllabes, la bṛhatī se situe « au
milieu » des autres chandas qui ont plus ou moins de syllabes. En quoi le
tronc est-il donc une bṛhatī ? Le texte lui-même explique les termes de ce
qui se révèle être une analogie : « le tronc (ātman) est au milieu des
membres comme la bṛhatī est au milieu des mètres 5 ». Même si
l’explication est un peu courte ici, elle est complétée par ailleurs et
finalement il est probable qu’elle devait paraître évidente aux
connaisseurs de ces textes. Comme les commentateurs érudits s’y sont
employés pendant des siècles, il est finalement assez rare de ne pas
trouver ou dans le Veda ou chez les auteurs des Śrauta-Sūtra (Traités sur
le rituel solennel) et les commentateurs une explication aux énigmes de
cette sorte 6 .
5 5. Au passage, nous voyons se mettre en place le vocabulaire védique du
corps. Celui-ci peut être le pronom substantivé ātmán ; le terme désigne
souvent la partie centrale du corps, celle à laquelle se rattachent des
aṅga, « membres, parties adventices 7 ». Ce mot, qui de toute façon n’est
pas simple, est susceptible dans le ŚB ou d’autres textes védiques pré-
upaniṣadiques de désigner la totalité du corps, comme dans cet exemple
de la MS : idáṃ me vīryàm sárvam ātmánam upa spṛśād íti, « puisse cette
vigueur pénétrer toute ma personne ! ». Tanṹ (ou tanú) 8 , l’autre mot
fréquent pour « corps », fonctionne pareillement, désignant le tronc ou la
totalité : sāṅgo haiva satanur amṛtas sambhavati, « il vient à la vie pourvu de
membres, d’un tronc, immortel » (JUB IV.8.9) ; tandis que « de Prajāpati
disloqué, du milieu s’échappa son corps charmant (ramyằ tanṹḥ) » (ŚB
VI.1.2.12) et ce corps est représenté par l’homme d’or qu’on enterre sous
les couches de l’autel du feu lors de ce grandiose rituel qu’est
l’agnicayana. Notons aussi que ce vocabulaire n’est pas exclusif du corps
humain. Rien ne dit que le corps qui s’échappe du dieu démiurge
Prajāpati disloqué a forme d’homme. En anticipant ce que nous allons
mettre en évidence, on serait plutôt tenté d’inverser le rapport : les
hommes ont un corps de structure « prajāpatiesque ». D’ailleurs, comme
on l’a remarqué, le mot puruṣa de l’hymne majeur de la Ṛk-Saṃhitā (X.90)
ne note jamais l’homme ordinaire et « ne prendra que par la suite cette
acception courante 9 ». Il est possible que puruṣa, d’abord et uniquement
géant cosmique et démiurge, en soit venu à désigner, par les assimilations
mises en œuvre dans les Brāhmaṇa, l’homme qui doit être son doublet
sacrificiel puis que le mot ait fini par désigner l’homme en dehors de tout
contexte sacrificiel.
6 6. Regardons d’abord comment fonctionnent ces affirmations de nature
analogique 10 . L. Renou avait montré qu’il s’agit d’une mise en rapport,
parfois appelée nidāna 11 (principalement dans le ŚB), puis upaniṣad 12 .
Cette mise en rapport déborde largement l’usage de ces mots, usage qui
est relativement rare, au moins dans les Brāhmaṇa 13 . En fait, dans la
majorité des cas, aucun mot ne spécifie cette affirmation dont on sait par
ailleurs qu’il s’agit d’un certain type de correspondance ; le texte l’énonce
simplement : « les consonnes sont le corps, les voyelles sont l’esprit, les
sifflantes la respiration » (AitĀ II.2.4). Parfois le mot est employé sans
être accompagné pour autant d’une justification qu’il faut chercher
ailleurs ; ainsi yajamāno vā eṣa nidānena yat paśuḥ, « par connexion
ésotérique, la victime est le sacrifiant » (AitB II.11). Que ces termes ou
d’autres encore soient employés, ce qu’ils notent constitue, avec bien des
nuances de présentation, un des objets les plus courants des textes qui
spéculent sur le rituel ; ils constituent la matière première des
« équivalences » enseignées par les Upaniṣad védiques (et même certaines
autres). Le nidāna, explique Renou, est une « connexion à base d’identité
entre deux choses situées sur des plans différents ». Plus précisément,
plus que d’objets parfaitement semblables bien que distincts, il s’agit
d’objets ou d’ensembles d’objets qui à des niveaux différents présentent
une communauté de structure ; ainsi en va-t-il du cheval du sacrifice et
du cosmos : bien que distincts et différents, l’un et l’autre disposent d’une
structure semblable et peuvent être rapportés l’un à l’autre. S’agissant
d’une équivalence entre les différents éléments de deux structures, le
tout et chaque élément de l’une peuvent être rapportés au tout et à
chaque élément de l’autre. Une phrase comme « Agni est le vent » (ŚB X 4.
5. 1) signifie dès lors qu’en vertu d’une connexion (nidānena) dont la
nature demeure à préciser, ce qu’est Agni sur un plan correspond à ce
qu’est le vent sur un autre 14 . Dans les Brāhmaṇa, un des termes
constitue un premier plan, c’est-à-dire qu’il se présente positivement
comme un élément (ou un ensemble d’éléments) du sacrifice, tandis que
l’autre terme comprend un ou plusieurs éléments extra-sacrificiels. Le
plan sacrificiel est premier en ce sens qu’il est celui qui est présent 15 ,
tandis que l’autre est second, absent ou pour le moins non immédiat 16 ;
ainsi dans le cas du cheval du sacrifice, il a eu, il a ou aura une réalité
rituelle sans oublier celle qui est faite des mots qu’on récite : le cheval
rapporté au cosmos est précisément celui du sacrifice, il est présent sous
une forme particulière, il est celui qu’on a sacrifié ou qu’on va sacrifier et
la parole que l’on profère à son égard fait elle-même partie du rite qu’on
exécute ; c’est vrai aussi de son foie, de ses poumons et de tous les
organes cités. Cela vaut aussi du feu dont le ŚB dit qu’il est le vent.
Cheval, feu, etc. sont appelés un moment à être présents sur l’aire
sacrificielle. Ce plan présente donc un aspect immédiat et c’est
précisément ce qui fait défaut au second : le foie et les poumons du cheval
sont mis en rapport avec des montagnes même si la région où le sacrifice
prend place n’est pas montagneuse ; les phénomènes naturels et le vent
du plan second sont susceptibles d’être évoqués et rapportés au cheval ou
à Agni qu’il tonne ou pas, que le vent souffle ou ne souffle pas. Le plan
second est donc celui qui manque d’immédiateté et de présence. Ce sont
surtout ses éléments qui sont susceptibles de variation : vu la nature des
textes, chaque élément du premier plan, généralement sacrificiel, peut
être ainsi mis en rapport avec plusieurs éléments extra-sacrificiels. Ce
plan second ne se limite pas aux choses du monde : l’appel (āhāva), la
nivid (une série de formules intercalées aux termes des śastra qui
accompagnent les pressurages du midi et du soir) et l’hymne, ces réalités
de nature langagière présentes dans le sacrifice sont rapportées dans des
formules sans explication respectivement au brahman (le pouvoir
spirituel), au kṣetra, « pouvoir temporel », et au peuple ; les éléments du
premier plan, c’est-à-dire du plan sacrificiel, sont ici rapportés à des
éléments du monde social (celui des hommes et des dieux). Dans la
grande majorité des cas, ce sont les éléments du plan sacrificiel qui sont
rapportés au second : le cheval du sacrifice est (comme) le cosmos.
7 7. Dans les Upaniṣad védiques, le mot nidāna disparaît 17 au profit
précisément de upaniṣad qui, le rappelle Renou, signifie « équivalence
magique » ; mais l’usage de upaniṣad et d’autres mots (comme bandhu,
« lien 18 », upās-, « connaître par équivalences 19 ») n’est guère plus
fréquent que celui de nidāna précédemment 20 . Les textes réalisent des
upaniṣad sans dire (et loin de là) que ce sont des upaniṣad. Par contre, ce
mode de raisonnement se généralise, voire s’amplifie, tandis que la même
structure linguistique, reflet d’une structure mentale, subsiste bien sans
changement. C’est le cas de ces équations abruptes de type formulaire ou
mahāvākya : le célèbre tat tvam asi (ChU 6.9.4) répété à huit reprises, en
constitue un exemple bien connu : « tu (sur un plan personnel) est cela
(sur un plan transpersonnel) ». Bien que le premier plan ne soit plus
rituel, le schéma noté précédemment, à savoir présence immédiate pour
tvam/absence pour tat, se maintient.
8 8. Comme on le voit déjà dans certains exemples, une proportion
considérable de ces formules qui établissent une homologie (ou qui sont
fondées dessus) utilisent ce que, pour commencer, nous pouvons nommer
une « métaphore corporelle 21 ». En fait, le corps apparaît dans d’autres
contextes pendant le yajña (rituel sacrificiel) et donc dans des
présentations linguistiques qui diffèrent de celles notées précédemment.
Dans la réalité du rite, le corps c’est celui du sacrifiant et de son épouse
auxquels le yajña doit profiter ; ils doivent se préparer, c’est-à-dire se
doter d’un corps sacrificiel différent du corps ordinaire 22 , se comporter
d’une manière spécifique qui passe par des macérations, par la rétention
de certains gestes culturels ou naturels. Un autre corps, devenu cadavre,
est celui de la victime qu’il faut apprêter à ce rôle, puis tuer, découper,
cuire, distribuer et consommer. Dans la liturgie, c’est le corps même des
dieux qu’il faut bâtir pendant le rituel avec les mots appropriés : ces
paroles constituent la partie verbale du corps du dieu et celui-ci existe
d’abord verbalement par les paroles prononcées dans le rite. La doctrine
des mīmāṃsaka, spécialistes de l’herméneutique du Veda selon laquelle
les dieux ne sont rien d’autre que leur nom ou leurs noms 23 , prend
appui sur des données védiques. Par exemple, le KauṣB XXII.4 explique
que dans l’hymne qui commence par yó jātá evá prathamó [c’est-à-dire
l’hymne ṚS II.12 dédié à Indra] on insère une nivid [une série de formules
courtes énumérant les noms qualifiant une divinité] et que cet hymne et
la nivid forment le, ou mieux un corps d’Indra 24 . La TS IV.4.8 énumère
une série de vingt-deux mantra (les formules dont l’ensemble forme une
Saṃhitā) prononcés pendant le rituel nommé agnicayana, plus
particulièrement lors de la construction de l’autel du feu ; ce sont les
mantra qui correspondent au corps d’Indra (Indratanū) : pendant la durée
du rite, tout en construisant Indra sous la forme d’un corps de briques
appelées indratanṹ, on lui bâtit simultanément une forme verbale. Le
brāhmaṇa associé à ces mantra (TS V.4.1.1-2) explique qu’en même temps,
le sacrificiant se construit par là même un corps sacrificiel (yajñatanṹ),
celui qui lui permet d’accéder à l’autre monde. Le dieu dispose ainsi d’un
corps de briques et d’un corps de mots tandis que le sacrifiant acquiert un
corps susceptible d’être agréé par les dieux et qui leur ressemble. Les
dieux disposent ainsi de plusieurs corps ou bien, malléables, s’en
fabriquent plusieurs : le Śatapatha (ŚB X.4.2.4-17) raconte les quatorze
tentatives successives de Prajāpati pour se doter de plusieurs corps
(ātman) de briques différemment structurés : il ne développe pas (vi-BHŪ)
les combinaisons bancales, celles qui laissent subsister un reste, fabrique
les autres jusqu’à disposer de vingt-quatre ātman homogènes et aussi
homologues aux demi-mois de l’année. Le même texte raconte également
la fabrication du corps de Prajāpati par sept ṛṣi, « voyants du Veda »,
lesquels en se tassant constituent une seule personne de leurs sept corps
(ŚB VI.1.1.1-3) 25 .
9 9. Aussi bien, dans les spéculations, celles des Brāhmaṇa notamment, tout,
semble-t-il, est susceptible d’être décrit et conçu comme un corps 26 . Et
c’est là l’objet de notre enquête : comment comprendre ces nidāna
corporels et cette présentation systématique d’entités corporelles, même
si les mots śarīra, tanū, ātman, etc. ne sont pas toujours explicitement
employés ? Comme on le sait, le mot corps fait référence, par voie
métaphorique, à un nombre très élevé de réalités. À ces multiples réalités
répondent, sans se correspondre, une multiplicité de mots : en sanskrit,
le lexique d’Amara (II. 6. 2. 15-17) fournit une liste de douze mots qui tous
désignent le corps physique, mots qui sont tous susceptibles de
s’appliquer au corps des hommes mais aussi à celui des dieux (deva) et des
autres entités.
10 Dans ce vocabulaire foisonnant, le masculin ātman, le féminin tanū (aussi
tanu) et le neutre śarīra sont les plus fréquents 27 et les différences de
genre souvent significatives dans le Veda demeurent à étudier. Notons
que tanṹ a suivi à rebours le même chemin que ātmán : tandis que le
pronom est devenu un nom à part entière et a signifié, avec le succès que
l’on sait, le Soi 28 , tanṹ a connu des emplois proprement pronominaux,
tel celui donné en exemple par Renou, tanváṃ juṣasva (ṚS III.1.1), « prends
plaisir en toi-même 29 ».
11 On n’est pas étonné de voir décrites, manipulées ou évoquées les entités
qui, munies d’un corps de chair tel les humains ou les animaux, sont
évidemment corporelles. Mais la notion de corps dépasse largement ce
cadre. Des entités démunies à l’évidence d’un corps sensible sont
présentées comme ayant un corps ou comme étant susceptibles d’en
recevoir un : les trois exclamations liturgiques bhūḥ, bhuvaḥ et suar sont,
respectivement, la tête, les deux bras et les deux pieds d’un puruṣa sis
dans le soleil (BĀU 5.5.3) ou d’un autre puruṣa qui est dans l’œil droit
(BĀU 5.5.4), et cet exemple n’a vraiment rien d’exceptionnel. Le fait est
même avéré pour des entités qui, malgré leur abstraction, sont
« décrites » dans le Veda comme pourvues d’un corps ; ainsi dans l’AitĀ
(II.3.6), la parole a-t-elle un corps (tanū) d’anuṣṭubh, c’est-à-dire un corps
formé de certains schémas métriques abstraits. Les hommes ont un corps
où entrent les dieux (AitĀ II.4.2) que nous avons vus précédemment être
eux-mêmes pourvus d’un corps ; il en résulte que le corps de l’homme est
donc doublement un corps. Certaines entités pourtant déjà dotées d’un
corps, c’est le cas des sacrifiants, en construisent un autre pendant le rite.
Comme le yajña est le lieu de toutes les relations et croisements
nécessaires, des corps de toute nature interfèrent les uns avec les autres.
12 10. Cette lecture provient du fait que, affirmation cent fois répétée, le
sacrifice c’est l’homme : tásmāt púruṣo yajñáḥ du ŚB (I.3.2.1) 30 et donc
qu’il est ou qu’il a un corps. Il s’ensuit que tout ce qui est dans l’un évoque
l’autre, est à son image, à sa mesure. Si l’on se souvient que le yajña a
pour équivalent Prajāpati en termes divins, on a là, semble-t-il, ce qui
alimente les homologies corporelles de toutes sortes relevées
précédemment et cette affirmation semble être la source de toutes les
autres. L’ensemble du Veda lui-même est un corps ou a un corps et de ce
fait, étant analogue à d’autres corps, son organisation, sa structure mise
en contact avec ces autres corps ont un pouvoir structurant. C’est ce
qu’affirme l’Aitareya-Āraṇyaka qui commente lui-même deux phrases qu’il
attribue à un ṛṣi (lesquelles sont inconnues des saṃhitā) ; la première
signifierait : « le corps consistant en le Veda [s’applique] sur ce corps
physiologique » ; la seconde « que ce corps consistant en le Veda soit le
remède au corps physiologique 31 ».
13 11. Même si yajña et puruṣa sont deux mots masculins et sont dans les
mythes des réalités fortement masculines, il ne s’ensuit pas que tous les
corps soient ceux d’hommes mâles. Envisageons le cas de la vedi et la
mahāvedi, les terrains sacrificiels ; ils se ressemblent à cet égard puisque
dans les deux cas, le côté ouest limité par deux śroṇi, « hanches », est plus
large que le côté est limité par deux aṃsa, « épaules ». La forme évoque
donc un tronc humain, celui d’une femme aux hanches larges. Le fait est
confirmé explicitement par le ŚB I.2.5.15 : « L’autel est femelle, le feu est
mâle. La femelle est couchée qui étreint le mâle ; ainsi se produit la
pariade, la procréation. C’est pourquoi on étire les deux épaules de
chaque côté du feu. Il [l’autel] doit être plus large à l’ouest, incurvé au
milieu et de nouveau large à l’est ; c’est ainsi que l’on apprécie la femme :
avec de larges hanches, un peu étroite aux épaules et la taille mince. » La
vedi a donc le corps d’une femme offerte, d’une épouse, plus précisément
celle du yajamāna. Quant à la mahāvedi, de forme trapézoïdale, il évoque
aussi, mais moins nettement, celle d’un corps féminin ; les coins [les
épaules et les hanches] ne sont pas étirés, les côtés ne sont pas incurvés.
Dans la littérature védique ultérieure, la vedi est aussi assimilée au tronc,
à la poitrine au moins 32 , parfois au corps tout entier. Et cette
assimilation de la vedi au corps de la femme est passée dans le domaine de
la convention poétique où l’on dit d’une femme « à la taille de guêpe »
qu’elle est vedimadhyā, « à la taille d’un autel ». Pour des raisons
semblables, d’autres éléments du yajña sont aussi assimilés à un corps
humain ; souvent cette assimilation se limite à une affirmation que les
faits ne confirment pas. Ainsi, que le yūpa, « poteau sacrificiel » soit
conçu comme le yajamāna, en tant que couple sacrifiant, cela est probable
33 , mais rien de net dans la forme même de ce poteau ne vient vraiment

confirmer cette affirmation.


14 12. Nous avons déjà signalé que le corps souvent évoqué succinctement
(l’entité en question possède une tête, des membres, un tronc, une queue)
ne semble pas toujours faire référence à un corps humain ; l’autel de
l’agnicayana a normalement la forme d’un śyena (un oiseau de proie, sans
doute un faucon pense-t-on) aux ailes déployées et divers traités (par
exemple l’ĀŚS XXI.1) mentionnent d’autres animaux, notamment des
oiseaux (alaja, kaṅka). Certaines descriptions ne renvoient pas au corps
d’un animal précis, ni même à celui d’un animal (des figures
géométriques telles que le cercle ou le carré sont mentionnées dans TĀ I).
C’est là un point évidemment important : que l’homme soit à la mesure
du sacrifice et qu’il ait un corps ne signifie pas que les autres entités
dotées d’un corps soient à penser avec un corps humain. Même le yajña
dont on sait qu’il est l’équivalent de l’homme est aussi « symbolisé » dans
le Jaiminīya-Brāhmaṇa (I.158) par un animal en général peu glorifiant, à
savoir un śvānaṃ saṃveṣṭitam, « un chien roulé sur lui-même ». Décrire
systématiquement sous forme de corps des entités qui en sont
manifestement dénuées n’est donc pas fonction d’un banal
anthropomorphisme. Est-il en effet si nécessaire de recourir à la notion
de corps pour signaler une certaine conformité au yajña, au Veda, au
Puruṣa ? Et dès lors, pourquoi avoir recours à cette notion pour la
signifier ?
15 13. Une des principales manières de dire le corps consiste à le chiffrer.
Parfois le nombre, obtenu par addition, est de facture Y = X + 1, où X est le
nombre de parties et 1 le nombre qui représente ce tout ; ce nombre Y
représente donc simultanément le tout et les parties de ce tout, comme si
le tout était lui-même une partie distincte 34 . À titre d’exemple, prenons
le cas des épouses du sacrifiant lors du grand sacrifice du cheval,
l’aśvamedha. Pourquoi, s’interroge le ŚB, ses trois premières épouses
doivent-elles enfiler chacune cent et une perles d’or aux crins de la
crinière et de la queue du cheval ? C’est qu’en procédant ainsi le
sacrifiant s’établit solidement dans la vie et dans son corps « car l’homme
a une vie de cent [années ? souffles ?] et son ātman (corps, individualité)
est le centunième ». Le plus souvent une entité est signifiée par un
nombre qui est celui des parties qui la composent. Dans chacun de ces
textes, a fortiori dans leur ensemble, chaque entité est associée avec un
nombre symbole préféré mais non unique : agni, « le feu », est associé au
cinq (et à l’année de cinq saisons), tandis qu’ailleurs il est associé au six
(et à l’année aux six saisons !) 35 . Le Śatapatha dans une même phrase
n’hésite pas à affirmer qu’Agni est triple et que, assimilé à Prajāpati, il
relève aussi du dix-sept (ŚB IX.2.2.6). Cela revient à dire que chaque entité
est signifiée par plusieurs nombres et qu’un même nombre signifie
plusieurs entités.
16 14. Parmi ces nombreuses assimilations métaphoriques ou analogiques,
l’une des plus significatives de la notion de corps est celle de nature
numérique que notamment le ŚB nomme saṃpád 36 . Ce mot est employé
dans l’ensemble de la littérature védique mais son sens varie 37 . Dans la
littérature technique, il est peu utilisé; on le trouve dans le Ṛk-Prātiśākhya
I.60. N’ayant pas été cité par le grammairien Pāṇini, il n’a pas de sens
technique dans la grammaire et ne l’a pas non plus acquis ultérieurement
chez les commentateurs. Dans la prose de Patañjali, le plus important
d’entre eux, il a le sens général de « complet », « abondant 38 ». Par
contre, dans les Brāhmaṇa et les Upaniṣad, bien avant Patañjali, la racine
sam-PAD signifie techniquement « coïncider numériquement ». Le
principe d’une saṃpád, « congruence numérique 39 », est que deux
ensembles sont saṃpanna, « congrus », du fait de posséder le même
nombre de parties. Ainsi (ŚB III.1.4.5) « on offre cinq libations parce que
le sacrifice est de la taille de l’année, l’année a cinq saisons ; ainsi la
gagne-t-il dans ces cinq (parties) et aussi fait-il cinq libations ». Le
domaine le plus fréquemment utilisé est celui des différents chandas, des
mètres védiques comme la gāyatrī, etc. Par leur nature numérique, ils se
prêtent évidemment à ces homologies, ainsi « ces (stances) congruent à
vingt-deux gāyatrī, elles appartiennent à Agni car c’est là œuvre agnique
40 ».

17 15. De toute façon, notamment à travers les différents chandas, on compte


beaucoup dans ces textes et pas seulement la parole cadencée. Relevons
parmi les principaux objets de ces comptages des réalités telles que les
briques de l’autel (particulièrement celui réalisé lors de l’agnicayana, le
sacrifice où la construction de cet autel a une particulière importance),
l’année et ses différents moments, certains éléments du rite comme les
stotra (chants), les stoma (schémas de ces chants), les śastra (textes
déclamés), les dieux, les oblations, les tessons sur lesquels sont cuits
certains mets, les syllabes des mots ou des formules 41 , etc. 42 . Souvent
on compte des items de même nature : les cinq paśu (victimes du
sacrifice) congruent aux cinq couches de l’autel de briques (ŚB VI.3.1.25),
parfois ce sont les parties de ces items : la paṅkti a cinq pieds (KauṣB
XI.2) ; un X est quintuple ou il y a cinq X. Le parti pris de trouver le
nombre adéquat 43 conduit aussi à des additions curieuses ou
improbables : le Śatapatha-Brāhmaṇa (VII.1.2.16-18) additionne vingt et
une briques, neuf formules et deux vers pour un total de trente-deux qui
correspond à l’anuṣṭubh (un schéma métrique à trente-deux syllabes) 44 ;
dans le compte fantastique suivant, l’addition inclut des nombres de
pierres et de mots pour accéder au même total tandis que dans ŚB
I.3.5.11, ce sont douze mois, cinq saisons, trois mondes et un soleil qui
sont additionnés. Le JB (I.285) affirme : « L’anuṣṭubh c’est la bṛhatī. »
Comment est-ce possible ? Le texte « s’explique » et dit que « les victimes
quadrupèdes une fois placées (sur cette anuṣṭubh), celle-ci devint la
bṛhatī ». Ces victimes quadrupèdes – quatre des cinq paśu, l’homme étant
exclu – sont donc ajoutées aux trente-deux syllabes de l’anuṣṭubh pour
obtenir le total de trente-six qui correspond au nombre de syllabes de la
bṛhatī. Tous ces exemples, qui ne sont pas rares, montrent bien que les
théologiens calculateurs ne font pas l’addition des entités énumérées
mais celles des nombres spécifiés par ces entités.
18 16. Le même souci d’ajuster numériquement des réalités d’ordre différent
conduit à des affirmations inattendues quand il s’agit d’entités
difficilement numérisables : dans un passage assez long, l’Aitareya-
Āraṇyaka (III.2.2) explique que le corps comprend deux fois cinq cent
quarante os, moelles et jointures ; or, dit le texte, le soleil dispose d’un
nombre égal de rayons tandis que c’est aussi le nombre des syllabes de
trente bṛhatī (30 fois 36 syllabes). Comme on le constate, ces nombres ne
résultent pas nécessairement d’un comptage ou d’une addition d’entités
nettement définies : le nombre des syllabes des trente bṛhatī est le seul
nombre calculé, les deux autres résultent d’une approximation ou d’une
affirmation pure et simple : le soleil a mille quatre vingts rayons ici qui en
a mille ailleurs 45 . Parfois le nombre est volontairement approximatif
comme la virāj (un chandas de 33 syllabes) dont l’AitB I.6 affirme qu’il est
l’anuṣṭubh (qui a 32 syllabes) car « les mètres ne sont pas différents à une
syllabe près et même à deux ».
19 17. Les cas qui vont nous retenir ici sont deux saṃpad 46 décrites dans le
Śatapatha-Brāhmaṇa entre deux « corps » de nature différente : l’un dont
la substance est temporelle, à savoir l’année (saṃvatsara 47 ), et l’autre de
nature physiologique, l’homme, le puruṣa sous sa forme sacrificielle de
sacrifiant.
20 L’assimilation de l’année (saṃvatsara) et de l’homme (puruṣa) est
fréquente dans ces textes : parfois l’affirmation de l’« identité »
homme/année prend la forme de la mise en relation des éléments de la
physiologie et de l’anatomie humaines avec les différentes parties de
l’année sacrificielle. Dans d’autres cas, c’est un certain sacrifice qui est
mis en relation avec l’anatomie ou la physiologie ; c’est le cas dans ŚB
XII.2.4 après l’affirmation habituelle « l’année, oui ! est l’homme » : en
l’occurrence, il s’agit d’un sattra, une « session sacrificielle » dont le texte
énumère des moments:

Année Homme

prāyaṇīya atirātra (jour et nuit) souffle

ārambhanīyā (oblation préparatoire) parole

abhiplava (six jours au cœur de ce sattra) main droite

premier jour auriculaire

deuxième jour annulaire

troisième jour majeur

quatrième jour index

cinquième jour pouce

sixième jour bras droit

[...]

trivṛtstoma (mode de chant à 9 vers) tête

pañcadaśa (mode de chant à 15 vers) nuque

[...]

21 Comme on le voit, l’année en question c’est l’année sacrificielle. La


manière dont est réalisé l’ajustement entre le corps physique et le
« corps » du sacrifice est fonction de la séquence dans laquelle est
normalement réalisée la description de l’homme, et de la réalisation
d’une de ces longues sessions sacrificielles nommées sattra réservées aux
brahmanes et où ils jouent successivement les rôles de sacrifiant et
d’officiant. Comme la description de l’homme dans le Veda s’effectue
généralement des pieds à la tête, de la terre au ciel, le début du sattra est
relié aux pieds et sa fin à la tête.
22 18. La seconde saṃpad (ŚB XII.3.2.1-5), de nature plus nettement
numérique, présente un agencement élaboré. Comme c’est souvent le cas,
le départ consiste en une affirmation, une équation abrupte : puruṣo vai
saṃvvatsaraḥ, « l’année, c’est l’homme ». Elle est suivie d’une formule qui
va être répétée systématiquement ensuite au nombre X près : dans
l’année il y a du deux, du trois, etc., dans l’homme il y a du deux, du trois,
etc. Comme l’a bien compris le traducteur J. Eggeling, le texte ne dit pas
qu’il y a deux parties dans l’année, la diurne et la nocturne, mais qu’il y a
du deux dans l’année et dans le puruṣa. Le nombre ne note pas une
quantité d’items mais une réalité que ces items spécifient : il y a du deux
sous forme de jour et de nuit, il y a du deux sous forme de souffle
(prāṇau : « l’inspiration et l’expiration ») 48 . Cela étant repéré, on
affirme ensuite tat samam, « cela est identique ». La suite consiste à
repérer ce qui à l’intérieur de l’année et du puruṣa peut congruer.
Remarquons que ce qui est identique ou similaire, ce ne sont pas d’abord
l’inspiration et le jour, l’expiration et la nuit, c’est que le souffle soit
double, que l’année soit double. Autrement dit la similarité est de nature
numérique et ne porte pas sur une ressemblance entre les éléments. Il n’y
a pas, du moins ici 49 , d’assimilation entre les différentes parties
constitutives de ces corps.
23 19. La série de nombres est la suivante : un, deux, trois, quatre, cinq, six,
sept, douze, treize, vingt-quatre, vingt-six, trois-cent soixante, sept cent
vingt, dix mille vingt, dix mille huit cents. En ŚB X.4.2.20, c’est à ce niveau
que Prajāpati cesse : « à la fin de l’année ces (instants) congruèrent à 10
800 ; c’est là qu’il s’arrêta, à 10 800 ». Mais dans ŚB XII.3.2.1-5, la division
continue en kṣipra, idāni, etarhi, etc. ; les nombres obtenus ne sont pas
calculés mais le rapport entre chaque niveau est de un à quinze et cela
permet d’effectuer les calculs. Les résultats sont proprement
astronomiques puisqu’on arrive à des milliers de milliards et qu’on
comptabilise le nombre de clignements d’yeux et de gouttes de pluies !
L’idée est bien celle d’une divisibilité infinie.

Homme Nombre Année

puruṣa (homme) 1 année (saṃvatsara)

prāṇa (souffle) 2 jour et nuit

prā ṇ a 3 saison (ṛtu)

puru ṣ a = yajamāna 4 sa ṃ vatsara

prā ṇ a 5 saisons

prā ṇ a 6 saisons

prā ṇ a 7 saisons

prā ṇ a 12 mois (māsa)

prāṇa + nābhi (nombril) 13 mois

orteils + membres 24 quinzaines (ardhamāsa)

orteils, membres et pieds 26 quinzaines

os 360 jours

os et moelles 720 jours et nuits

10 800 muhūrta (1/30e de jour) 48’

24 20. Certaines de ces équations mystiques sont curieuses ; pourquoi ou


comment le puruṣa est-il équivalent à l’année au niveau quatre ? C’est, dit
le texte, parce que le mot saṃvatsara comprend quatre syllabes (akṣara) et
que le mot yajamāna, « sacrifiant », la forme sacrificielle du puruṣa,
comprend aussi quatre syllabes. Sans solution de continuité on passe
donc d’une similarité qui relève de la réalité signifiée à une autre qui
procède du signe lui-même. Le procédé est courant dans le ŚB : on sait
que le plus fréquent des équivalents numériques de Prajāpati est dix-sept
50 ; une des raisons de le justifier est que le nombre des syllabes de cinq

formules sacrificielles 51 comprend dix-sept syllabes et tout ce qui,


d’une manière ou d’une autre, est dix-sept ou comprend dix-sept rappelle
Prajāpati. Il faut aussi tenir compte de l’habitude de considérer la parole
exprimée comme un pur matériau sonore dont on emplit certains
moments du sacrifice et qu’on découpe en fonction des besoins
métriques.
25 21. Ce n’est pas le lieu de débattre de ce que sont les prāṇa (« souffle » est
le sens courant) évoqués dans le texte, un sujet difficile ; d’autant qu’ici la
question porte sur leur nombre plus que sur leur nature. Le texte fait
allusion à des listes de prāṇa dont le nombre varie. On peut vérifier que
tous les nombres mentionnés ici se retrouvent bien par ailleurs dans le
Śatapatha 52 et que ce passage n’épuise même pas toutes les possibilités
de ce texte à ce niveau. Cette variation numérique n’est donc pas fonction
de l’existence de traditions et de textes différents. Dans le seul Śatapatha,
les listes de prāṇa sont si variables et leur nombre si indéfini que la
question est posée : « qui sait combien il y a de ces prāṇa dans le corps 53
? ». Souvent il s’agit moins de constituer une liste de ces souffles que
d’affirmer l’existence de cette liste et surtout de dire le nombre de ces
prāṇa. En fait, on a l’impression que le mot prāṇa est un substantif qui
constitue un signal en fonction des besoins numériques du contexte ; ici
comme ailleurs il y a du prāṇa, des prāṇa autant qu’on en désire même si
certaines listes sont plus fréquentes que d’autres ; ainsi c’est une
tradition bien attestée que de les lier aux orifices du corps ou de la seule
tête et de considérer que chaque orifice a son prāṇa ; il en résulte que
certains nombres sont plus fréquents que d’autres, d’autant que la
traduction étymologique par « souffle » ne rend pas compte du fait que ce
mot dans le seul ŚB peut noter les sens (indriya) et les dieux (deva) et
présente de toute façon des significations multiples 54 . Finalement le
souffle est une entité à la fois une et divisible, ce qui le rend comparable à
l’année et à sa matière première temporelle ; on sent que c’est cette
qualité de divisibilité infinie qui alimente les rapprochements.
26 22. On ne sait pas exactement comment ce nombre de trois cent soixante
os pouvait être ajusté au nombre des jours ; les os avaient-ils déjà été
comptés et comment, dès lors, ce total pouvait-il être trouvé ? On ne le
saura sans doute jamais mais on peut s’en faire une idée car ces
assimilations et les nombres qui les structurent ne se limitent pas aux
textes rituels. La médecine classique indienne, l’Āyur-Veda, notamment
dans la Caraka-Saṃhitā et la Suśruta-Saṃhitā 55 , a recueilli et transmis cet
héritage numérique symbolique et tant bien que mal l’a ajusté aux
réalités de l’anatomie humaine : la première énumère les éléments d’une
liste de trois cent soixante 56 asthi, « os », en élargissant la notion aux
dents et à leurs racines ainsi qu’aux ongles (CS IV.7.6). Quant à Suśruta, il
en mentionne seulement trois cents. Ce sont ces deux nombres que, sans
choisir, cite l’Aṣṭāṅga-Hṛdaya (Śārīra-Sthāna III.16), autre ouvrage de
médecine postérieur aux deux précédents. On est bien dans la même
idéologie car Caraka dit explicitement dans le même chapitre (CS IV.5.3)
que puruṣo’yaṃ lokasaṃmitaḥ, « l’homme est à la mesure du monde » et
procède à l’ajustement systématique des dieux védiques (Prajāpati, Indra,
etc.), de certains phénomènes naturels (la lumière, etc.) et des âges de
l’univers (nommés kṛta, tretā, etc.) avec différents phénomènes touchant
la vie individuelle. C’est précisément à cela que le Śatapatha se livre à sa
manière.
27 23. La saṃpád dont nous venons d’esquisser rapidement les
caractéristiques est une forme de correspondance parmi les plus
achevées du genre, celle où l’ensemble et ses parties correspondent (par
voie arithmo-logique) aux équivalents du second ensemble. Mais bien
souvent la correspondance se limite à l’ensemble et non à ses parties.
L’Aitareya-Āraṇyaka qui principalement décrit d’un point de vue rituel et
allégorique la cérémonie dite mahāvrata est particulièrement riche dans
ce domaine. Par exemple, un nombre important est vingt-cinq,
notamment parce que le stoma (le mode de récitation) spécifique à cette
cérémonie est le pañcaviṃśastoma, « stoma à vingt-cinq vers 57 » ; dès lors
plusieurs entités sont décrites comme comprenant vingt-cinq parties.
C’est le cas du corps humain, de celui de Prajāpati (AitĀ 1.2.1 ; II.2.4)
associés avec le nombre vingt-cinq : « il a dix doigts, dix orteils, deux
jambes, deux bras et le tronc est le vingt-cinquième » ; « ce tronc est
Prajāpati » selon l’habitude védique de compter le tout comme partie 58 .
De l’autre côté, puisqu’il y a vingt-cinq vers qui sont récités pour former
ce stoma, « les deux (ensembles) sont de vingt-cinq » et « le même
s’applique (pratipadyate) au même ». Comme on le voit, ces ensembles, à
savoir le corps de l’homme et le corps de parole, comprennent le même
nombre de parties et sont mis en correspondance pour cette raison mais
leurs éléments ne sont pas rapportés les uns aux autres, nulle homologie
ne les rassemble ; la seule chose que ces deux corps ont en commun est le
nombre total de leurs parties par ailleurs disparates, les structures des
deux pouvant même être différentes. C’est le cas le plus fréquent.
28 24. C’est principalement ce qui fait différer cette saṃpád des corps de
l’année et du Puruṣa avec d’autres assimilations que nous avons vues
jusqu’à présent, y compris certaines saṃpád. Dans tous les autres cas de
figure, chaque partie diffère d’une autre partie : ainsi chacune des
offrandes diffère d’une autre comme chaque partie du corps de l’homme
diffère d’une autre. L’une ne peut se réduire aux autres alors qu’ici
chaque partie est constituée de la même matière temporelle ou
physiologique (le souffle) arrangée différemment. Dès lors, chaque partie
est toujours réductible aux autres dans la mesure où toutes ces parties
sont homogènes. À chaque nouvelle division correspond un autre
agencement de cette même matière temporelle (le diurne et le nocturne,
les mois et les jours, etc.) ou, quand il s’agit de l’homme, d’une matière
faite de souffle. Le schéma serait parfait si en face d’un temps toujours
divisible en moments de plus en plus brefs prenaient place des souffles de
plus en plus fins et donc nombreux. Ce n’est pas le cas car la fin de la liste
cesse d’être centrée sur les souffles ; néanmoins, on voit que c’est dans
cette direction que cette saṃpád s’organise. Cela est rendu possible par le
caractère d’infinie divisibilité de la matière première et on retrouve cette
situation dans tous les cas où le corps originel possède cette
caractéristique. Il en va ainsi de Prajāpati qui essaye plusieurs corps en
réorganisant différemment sa propre substance divine et les briques qui
la représentent (ŚB X.4.2.1-20) ; cela revient à dire que dans cette saṃpád
les parties ne sont pas exclusives les unes des autres, chaque découpage
étant ou exprimant un point de vue différent, de plus en plus morcelé.
Finalement ces saṃpád d’ensembles à parties non exclusives permettent
de rapporter une totalité infiniment divisible à une autre totalité
pareillement divisible, sans qu’on sache nettement quel est le modèle,
quel est le modelé.
29 25. Nous avons évoqué jusqu’à présent différents contextes d’emploi de la
notion de corps et de certains mots qui la désignent ; voyons maintenant
quel sens donner à cette notion récurrente dans tous les Brāhmaṇa.
30 On sait que la révolution scientifique et la science telle qu’elle se
développe principalement en Europe occidentale à partir du XVIe siècle a
consisté à rechercher et à poser le simple (l’infiniment petit, ce qu’on
appellera l’atome, la particule, la cellule, etc.) comme l’élément premier ;
c’est le simple qui en s’agrégeant et en se différenciant permet de donner
naissance à des structures complexes, à des corps constitués. Or dans les
Brāhmaṇa 59 la démarche est précisément l’inverse : ce qui constitue un
point d’arrivée dans les conceptions scientifiques contemporaines ou
dans le sens commun se trouve être un point de départ dans les textes
que nous étudions et dans les conceptions qu’ils expriment ou
soutiennent. Ici, ce sont des touts, des ensembles non vides, qui sont
premiers, par exemple l’année, le yajña, l’homme, etc. Ce qui est premier,
originel et principiel est complexe tandis que les entités les plus simples
sont secondes ou dernières, elles sont des parties et sont dès lors
associées à de grands nombres parce que ces grands nombres sont
obtenus par division et non par accumulation ou multiplication. C’est
l’opération de division qui est première car associée à la notion de corps
originel et de monde plein 60 : « il [Prajāpati] divisa son corps en deux
61 », et si les textes procèdent aussi à des additions c’est dans un second

mouvement, quand il s’agit de réunifier le tout ou pour expliquer une


homologie. Les parties naissent d’un démembrement du tout, elles ne le
constituent pas. Ce que par ignorance on pourrait prendre pour des
éléments séparés doit être connu pour des parties d’un tout. Dès lors on
rapproche des ensembles premiers : « quintuple est le sacrifice, quintuple
la victime animale, cinq sont les saisons de l’année, telle est l’exacte
mesure du sacrifice, telle est sa congruence numérique. Ces (cinq
formules) consistent en dix-sept syllabes ; Prajāpati est (fait) de dix-sept
(parties), Prajāpati est le sacrifice : telle est l’exacte mesure du sacrifice,
telle est sa congruence numérique 62 ». Et c’est à travers la notion de
corps que les docteurs du sacrifice affirment le caractère premier de
l’ensemble et le caractère second des parties.
31 26. Les choses ne sont pas toujours aussi tranchées. Examinons un
moment un des aspects du rite du tānūnaptra 63 , un des préliminaires du
rituel somique. Il est destiné à manifester l’alliance entre les officiants et
le sacrifiant qui tous s’engagent dans l’aventure du yajña somique 64 . Car
si les yajña sont fructueux (cela est répété à l’envi), les entreprendre est
toujours source de danger, surtout pour le sacrifiant, ainsi que le dit la
MS III.8.2 « ils s’éloignent du monde, ceux qui font gonfler le soma, ils
risquent de trouver la mort avant le temps ». Il semble bien que ce soit
pour parer à ce danger inhérent à la nature même du sacrifice que ce
tānūnaptra est réalisé : finalement, les participants (officiants et
sacrifiant) s’engagent les uns envers les autres et cet engagement valable
pendant la seule durée du rite est matérialisé par un geste commun qui
porte sur une masse de beurre nommée, comme le rite lui-même,
tānūnaptra. La procédure est expliquée dans un mythe d’origine 65 où les
participants sont des dieux. Or le tānūnaptra divin tire son nom de la
présence du dieu Tanūnaptṛ (une forme d’Agni, le feu) et aussi du fait que
les tanṹ des dieux en sont l’enjeu principal. Résumons l’histoire : en proie
à l’hostilité de leurs ennemis de toujours, les Asura, les Deva finissent par
s’unir et se donner un chef en la personne d’Indra. Surtout ils mettent en
dépôt auprès de Varuṇa leur tanṹ tandis que l’autre partie de leur être va
guerroyer contre les Asura. C’est ainsi que les dieux se donnent en
partage (avadāna) un corps social, lequel est constitué de ces morceaux
d’eux-mêmes. C’est à cette occasion et dans ces circonstances qu’est
fondée la société divine 66 , laquelle est vraiment un corps social. Leurs
tanṹ forment donc un ensemble mais simultanément chaque tanṹ
demeure la partie propre (sinon essentielle) des dieux car elle est « ce
qu’ils ont de plus cher » ; les dieux sont censés réunir (mais quand et
comment ?) leur corps social et cette autre partie d’eux-mêmes plus
active et moins importante (une autre tanṹ ?). Mais au cas où ils
manqueraient à leur serment, où ils se déroberaient à leur devoir de
solidarité, ils seraient condamnés à rester séparés d’eux-mêmes. Cette
division de circonstance fonde durablement la société (politique) des
dieux, laquelle conditionne leur aliénation. L’interprétation d’un tel
mythe est difficile mais ce qui est clair c’est que là aussi sont associés
corps et division : la notion de tanṹ apparaît quand, à travers une sorte de
contrat social, les dieux manifestent leur esprit de corps.
32 27. Il faut insister sur le fait que si la métaphore corporelle dans ces
traités est constante, il ne faut pas la considérer principalement comme
une figure de style, une manière poétique de s’exprimer. Les traités
spécialisés 67 qui définissent cette figure de style littéraire mettent en
valeur l’existence d’une comparaison et la « métaphore est destinée à
mettre en lumière les éléments communs au comparé et au comparant,
tout en approfondissant la réalité spirituelle par l’esquisse d’affinités
multiples, et en déclenchant des résonances de valeur esthétique,
intellectuelle et morale ». Si l’on écarte l’idée de poésie qui nous semble
étrangère aux Brāhmaṇa, on suivra plus cet auteur en ce qui concerne ces
textes quand quelques lignes plus loin, il ajoute que « la métaphore
répond à une appréhension immédiate de deux ou plusieurs affinités au
sein de l’analogie universelle ; cette forme d’intuition est une démarche
spécifique de l’esprit poétique ». Dans les Brāhmaṇa, la métaphore
corporelle ou organique est une manière de dire parce qu’elle est
fondamentalement une manière de penser le monde et d’agir sur lui. Ces
textes, répétons-le bien peu poétiques, utilisent parfois des métaphores
qui relèvent des procédés littéraires à l’œuvre dans toutes les littératures.
Mais quand L. Renou en particulier les avait étudiées, c’était
principalement pour la Saṃhitā 68 , tandis que le style des Brāhmaṇa dont
la saveur d’ensemble est particulière (et unique dans la littérature
indienne d’expression sanskrite), n’est pas proprement littéraire ni
poétique.
33 28. Ce qui nous semble être une comparaison implicite est empêché parce
que l’un des termes manque trop souvent de réalité pour être le comparé.
Dire que « le yajña est (comme) Prajāpati » consiste à réaliser une relation
entre un fait de réalité, le rituel tel qu’il s’inscrit dans une matérialité
sensible, un espace et un temps nettement circonscrits et un être, pour
nous mythique et fabuleux, de toute façon suprasensible même pour celui
qui affirme la relation. Or c’est précisément la structure de cet être
(fabuleux pour nous, de toute façon absent) qui en tant qu’ayant un corps
ou étant un corps fournit un modèle aux autres structures présentées
comme des corps. La métaphore corporelle ne sert pas à nous instruire
indirectement sur une réalité immatérielle ou suprasensible comme on le
voit dans nos langues : spécialement dans la langue religieuse et mystique
quand on utilise la métaphore, la comparaison ou l’analogie, c’est pour
faire comprendre la nature de Dieu ou d’une expérience ou vision
intérieure rétive aux mots ordinaires 69 ; l’analogie comprend un terme
dont la réalité, la nature ou les qualités sont connues et c’est cette
connaissance qui permet de se faire une idée de l’autre terme qu’il s’agit
de connaître.
34 29. Dans les Brāhmaṇa qui spéculent sur le rituel, c’est l’inverse : nulle
volonté semble-t-il de faire comprendre par exemple la nature de
Prajāpati ; le dos du cheval sacrificiel n’est pas plus inconnu que l’autre
terme qui est le ciel. Ces entités supérieures telles que le Veda, le yajña,
les dieux, etc. sont présentées comme étant connues (au moins par les ṛṣi)
et connaissables par les hommes tout comme l’est le monde immédiat 70
. Mais la métaphore corporelle dit comment le monde immédiat,
apparemment désordonné, est ou doit être la réplique du monde
supérieur, le modèle ; elle dit comment le présent et l’absent ont une
structure identique et comment le présent est structuré par l’absent. La
communauté de structure qui est présentée sous forme métaphorique,
l’agencement parallèle des parties de ces ensembles, c’est précisément ce
qu’il faut connaître.
35 Cette connaissance est fructueuse (sinon intéressée) et débouche souvent
pour ya evaṃ veda, « celui qui sait ainsi », sur quelque avantage mondain :
« il prospère, son ennemi est vaincu » (TS I.7.3.2). Pareillement, l’Aitareya
Brāhmaṇa note que la connaissance d’une série d’assimilations et de la
séquence rituelle qui l’accompagne permet au connaisseur d’atteindre
« l’autre côté de l’année en sécurité », tandis que l’ignorant laisse peser
sur lui un lourd fardeau qui finalement l’écrase 71 . Plus rarement la
connaissance débouche sur un avantage moins matériel, par exemple
dans ŚB XI 5,6,4 : « oui, les strophes du Ṛgveda sont des offrandes de lait
aux dieux ; et celui qui, connaissant ainsi, récite jour après jour ces
strophes en tant que récitation-personnelle rassasie par là les dieux de
ces offrandes de lait ».
36 30. La notion de corps sert donc de cadre à l’affirmation de deux
ensembles homologues : dès lors, les corps ne peuvent être que doubles.
Alors que systématiquement le Veda condamne et cherche à éviter les
redondances (jāmitva) c’est-à-dire les doublets formels, d’un autre côté il
est à la recherche des doubles structurels et ce sont ces doubles
structurels qu’il nomme « corps » ; le corps humain de nature
physiologique et homologue à celui du puruṣa, du yajña, du Veda, etc. en
est seulement un cas particulier. Le corps apparaît quand il s’agit de dire
de quelque chose qu’il est un ensemble structuré tout en rapportant cette
structure à une autre qui est un modèle ; c’est l’existence de cet autre
corps qui donne un sens au premier : un corps unique serait en défaut de
sens. Les corps sont d’une part doubles, mais aussi classés
hiérarchiquement, le plus haut informant l’autre. C’est précisément
comme cela que certains nidāna dont nous sommes partis se
comprennent : cet A dont je fais l’expérience immédiate est structuré
comme ce B dont je ne fais pas l’expérience immédiate mais que
connaissent les ṛṣi et le Veda.
37 31. Le corps est aussi une manière de signifier le devenir discontinu 72
ou séquentiel du tout originel sans pour autant lui faire perdre une
certaine solidarité entre les parties. Les ensembles sont des corps en tant
qu’ils sont à diviser mais sans que cette division soit tout à fait complète.
Les homologies débouchent sur des schémas d’action dans les Brāhmaṇa
ou sur une connaissance (ya evaṃ veda) fructueuse, notamment dans les
Upaniṣad. La structure de ces corps, tous plus ou moins répliques les uns
des autres, sont à la base de l’agencement de nombreux rites et, en
dehors de la sphère rituelle, des traitements qui utilisent la magie
sympathique.
38 Dire d’une entité qu’elle a un corps, c’est dire simultanément qu’elle est
légitimement une et légitimement multiple et que les rapports entre
cette unité et cette multiplicité sont eux-mêmes organiques. C’est
signaler que l’entité est susceptible légitimement de conserver son unité
alors qu’on la fragmente et susceptible de division alors qu’elle est
réunie. Nos docteurs ès rituels signalent souvent l’autre dimension quand
ils procèdent à l’affirmation de l’une : alors qu’on découpe le cheval du
sacrifice, cette boucherie pleine d’odeurs et de sang s’accompagne de la
récitation d’une litanie où l’on insère l’hymne ṚS I.162 ; et le récitant de
dire finalement, s’adressant au cheval, « tu ne meurs pas ainsi » : au
moins au niveau de la parole, la vie associée au tout réuni n’est pas
complètement absente alors que le cheval est démembré et donc
manifestement mort. Le corps dit la nécessité d’une division qui n’est
jamais à ce point achevée qu’elle transformerait les parties du tout
originel en entités autonomes ; il dit aussi la nécessité d’une réunion de
ces parties, d’une reconstitution du tout mais d’un tout qui ne gardera
pas ses parties masquées par son unité reconstituée. Pas plus la division
que la réunion ne sont donc des actes définitifs : il ne faut pas aller au
terme des actes si bien que les débuts comme les fins ne le sont qu’à un
niveau relatif. Prajāpati ne saurait être seulement le père des dieux ses
fils, il est aussi leur fils quand ils le reconstituent si bien que « ce père est
aussi le fils 73 ». De même, quand on tue l’organisme vivant qu’est le
sacrifice (cf. ŚB II.2.2.1), sa mort consiste en une fragmentation qui n’est
pas totale : on n’achève pas complètement le sacrifice et toute une série
de substitutions prend place, permettant à la fois de maintenir son
intégralité tout en l’exécutant et donc en faisant apparaître les parties
qui le constituent.
39 32. Les exemples de ces corps uns et multiples, c’est-à-dire à fragmenter
et à reconstituer, abondent : Prajāpati et les dieux 74 , la parole et les
mots, la victime et ses parties, tel mètre et les syllabes qui le constituent,
l’année et ses moments, l’homme et ses membres. Examinons un instant
la structure du découpage de la victime sacrificielle telle qu’elle est
proposée par l’AitB VII.1. En l’occurrence, ce texte normatif enjoint (c’est
un vidhi, « injonction », et il y a faute à faire autrement, dit le texte) un
découpage du corps en trente-six parts. Pourquoi ce chiffre ? C’est, dit le
texte, parce que le schéma métrique nommé bṛhatī a trente-six syllabes,
que cette bṛhatī forme un tout en elle-même et qu’on peut la diviser
(précisément en trente-six syllabes) ; elle est donc un ensemble structuré
susceptible d’être découpé. Ainsi le découpage de ce corps suit-il le
schéma métrique qui s’avère être un modèle pour l’action du śamitṛ, le
« boucher sacrificiel ». En calquant son action sur la bṛhatī qui est
connectée aux mondes célestes (bārhatāḥ svargā lokāḥ), les officiants qui
procèdent ainsi rendent la victime céleste. Dans cet exemple, il n’y a pas
de formule de type « la victime est une bṛhatī », pas d’emploi des mots
nidāna, ātman ou tanū mais l’analogie corporelle est bien là et c’est elle qui
dirige le découpage. Comme dans tous les nidāna, le corps de la victime
est bien ce qui est présent et donc premier, tandis que le schéma
métrique est second (il est à la fois abstrait et absent : non telle bṛhatī
mais la bṛhatī). C’est ce plan second qui informe le premier 75 . L’analogie
ou la métaphore qui court à travers tout ce texte (et bien d’autres) n’est
donc pas une figure de style de nature littéraire mais un modèle d’action
76 . On découpe le cheval et la parole parce qu’ils ont un corps et sont

donc des réalités découpables. Le corps signale une identité de structure


qui elle-même légitime un schéma d’action : on découpe le corps sur le
modèle de la parole 77 .
40 33. Il faut aussi tenir compte du fait qu’à travers diverses équivalences, on
passe sans solution de continuité d’un ensemble à un autre ; ainsi
prajāpati = autel de briques = agni = puruṣa = yajamāna = saṃvatsara. De plus
comme on le voit dans cette liste, certains des mots ont eux-mêmes des
niveaux de signification variables : agni est un des feux sacrificiels, il est
tous les feux sacrificiels, il est le dieu Agni, les différents agni corporels ou
cosmiques, le mot agni, etc. Ce sémantisme largement ouvert à des
réalités d’ordre différent, par tous les glissements qu’il autorise, permet
d’élargir encore ce jeu de correspondances mais en même temps de le
dissimuler. D’ailleurs une des caractéristiques de ces corps homologues
est que justement leur similarité est cachée et se dérobe à la conscience
de celui qui ne sait pas. En effet, si l’année et le corps du sacrifiant sont
semblables ou analogues, cela n’a rien d’évident car la similarité n’est pas
dans les choses : il n’y a pas un certain souffle de l’homme qui soit
semblable à la partie diurne de l’année, un autre étant semblable à sa
partie nocturne, etc. N’étant pas dans les choses, la similarité réside dans
la structure arithmologique qui les organise, une structure abstraite et
cachée qui assure une interface non sensible entre les deux plans ; car ce
qui est sensible n’est pas le nombre mais « le nombre de ».
41 34. Nous avons été à plusieurs reprises appelés à parler de l’existence
d’un modèle de corps. Il ne faudrait pas croire que ce modèle soit sans
défaut, « idéal » en quelque sorte. La pensée des Brāhmaṇa est plus portée
à spéculer sur le réel qu’à méditer ou ruminer sur l’ineffable 78 . Ainsi
quand nous reconnaissons un corps modèle, il s’avère souvent défectueux
en sorte que ses manques et ses surplus doivent être reproduits dans le
corps modelé ou reconstitué. C’est le cas de Prajāpati du ŚB X.3.2.13 qui se
demande quel corps adopter, quels sont les schémas métriques et les
divinités qui correspondent aux défauts et surplus de l’autel du feu. La
réponse tient à l’existence de (nombreux) vers irréguliers dans la Rk-
Samhitā ; les uns ont une syllabe de moins (nyūna), d’autres une de plus
(atirikta). Comme le modèle ne saurait être vain, on construit une
structure de briques qui en reproduit tous les aspects, notamment les
défauts que sont ses manques et ses surplus. C’est, dit le texte, cette
connaissance du corps (ātmavidyā) qui permet aux différents mètres et
divinités d’intégrer leurs corps de briques respectifs ; sinon où iraient-ils
se loger ? Il faut comprendre que ce qui est recherché n’est pas la
perfection, c’est-à-dire un état caractérisé par l’absence de défauts, mais
la totalité, c’est-à-dire un état où tout a sa place et notamment les
défauts, les manques, les impuretés 79 , etc. On ne saurait réaliser un
autel (ou quoi que ce soit) sans reproduire les défauts analogues donc
justes : un autel « parfait » (c’est-à-dire sans défauts) serait dénué
d’analogue ; seul dans sa perfection, il serait singulier donc chaotique.
42 35. Dans les Brāhmaṇa, le corps est finalement le moyen de dire l’analogie
universelle 80 entre les réalités de ce monde et celles d’un autre monde
dont l’absence, palliée par les mots du Veda, est une caractéristique
essentielle ; ainsi connecte-t-on chaque élément réel et localisé du
sacrifice à un espace de vérité non localisée, une sorte de « non-lieu »
tenu pour vrai et source de toute analogie. Les mots du Veda jouent le
rôle d’interface, on les entend dans ce monde mais ils parlent d’un autre :
« Cet autel est l’extrémité de la terre. Ce sacrifice est le nombril du
monde. Ce soma est la semence du puissant cheval. Cet officiant brahman
est le séjour suprême de la parole » (VS XXIII.62). Cette mentalité
systématiquement analogique où l’on reconnaît du même dans l’autre, de
l’identique dans le différent, permet de repérer un ordre qui relie toutes
les choses en se répétant. Dans la manifestation, le complètement
singulier étant ce qui ne se répète pas ou n’est pas une répétition serait
proprement le chaos. C’est ce que combat la notion de corps : il ne doit
rien y avoir de singulier dans l’univers alors que toute chose tend à la
singularité. Les corps déjà constitués parce que permanents renvoient
tous à celui qu’il convient de perfectionner ou d’acquérir par le sacrifice,
celui qui « est congruent à toutes les variétés de sacrifice 81 » (ŚB
X.2.6.15). C’est bien là ce que les docteurs en sacrifice se donnent pour
tâche d’expliquer et de réaliser : que les humains et d’autres entités
disposent déjà d’un corps, cela n’implique pas que ces corps soient acquis
car leur conformité au modèle semble toujours insuffisante et menacée.
Ils sont minés par un désordre latent, la singularité, que les yajña se
chargent de combattre en affirmant et renforçant une conformité
toujours précaire dans le monde sensible.

BIBLIOGRAPHIE
Références
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ANNEXES
Abréviations
AH : Aṣṭāṅga-Hṛdaya KātŚS : Kātyāyana-Śrauta-Sūtra

AitĀ : Aitareya-Āraṇyaka KauṣB : Kauṣītaki-Brāhmaṇa

AitB : Aitareya-Brāhmaṇa MS : Maitrāyaṇī-Saṃhitā

ĀpŚS : Āpastamba-Śrauta-Sūtra MuṇḍU : Muṇḍaka-Upaniṣad

AS : Atharva-Veda-Saṃhitā PB : Pañcaviṃśa-Brāhmaṇa

ĀŚS : Āśvalāyana-Śrauta-Sūtra ṚS : Ṛg-Veda-Saṃhitā

BĀU : Bṛhad-Āraṇyaka-Upaniṣad ŚB : Śatapatha-Brāhmaṇa


BaudhŚS : Baudhāyana-Śrauta-Sūtra SS : Suśruta-Saṃhitā

ChU : Chāndogya-Upaniṣad ŚŚS : Śāṅkhāyana-Śrauta-Sūtra

CS : Caraka-Saṃhitā TB : Taittirīya-Brāhmaṇa

JB : Jaiminīya-Brāhmaṇa TĀ : Taittirīya-Āraṇyaka

JS : Jaiminīya-Sūtra TS : Taittirīya-Saṃhitā

JUB : Jaiminīya-Upaniṣad-Brāhmaṇa VS : Vājasaneyi-Saṃhitā

NOTES
1. Il serait plus adéquat de dire les Veda : la pluralité tient à la dispersion provoquée par le mode
de transmission mais aussi à l’existence de branches différentes d’arbres divers. Les textes anciens
disent plutôt les Veda : ainsi Patañjali le grammairien (v. IIe siècle) affirme : « pour protéger les
Veda, il faut apprendre la grammaire », tandis que le singulier est surtout le fait de ceux qui,
s’éloignant de cette forêt, l’embrassent du regard : « Je suis le Veda », dit Śaṃkara (VIIIe siècle).
2.Bṛhad-Āraṇyaka-Upaniṣad I.1.1-2 dans la traduction de Sénart (1934) ; mais selon les
commentateurs, Śaṃkara notamment, et l’usage majoritaire du sanskrit, il vaudrait mieux
comprendre « l’œil (du cheval) est le soleil ».
3. Voici quelques exemples de ces variantes dans le ŚB. L’utilisation de evá peut souligner le
premier des deux termes : udáram evắsya sádaḥ, « le hangar est son ventre » (ŚB III.6.1.1) ; aussi
III.6.2.1 ; mais evá peut aussi s’appliquer au second des deux : sá eṣo’gníḥ prajắpatir evá, « cet autel
d’Agni n’est autre que Prajāpati » ; vaí souligne le premier des termes dans des phrases plus ou
moins complexes : śíro vaí yajñásyātithyám, « le rite d’hospitalité est la tête du sacrifice » (ŚB
III.2.3.20) ; naúr ha vắ eṣắ svarggyằ yád agnihotrám, « l’agnihotra est la nef (qui cingle) vers le ciel »
(II.3.3.15), aussi XIII.3.3.10. Ces usages ne sont pas exclusifs au ŚB : yájamāno vaí prastaráḥ, « l’effigie
(d’herbe darbha) c’est le sacrifiant » (TB III.3.6.8), etc.
4. TB II.2.5 (II.2.6 selon l’édition de A.B. Keith The Aitareya Āraṇyaka, 1909 : 217). A.B. Keith ajoute
en note que « the sea is typical of all unsatisfied desires » et que « the same idea appears over and again in
the Greek Anthology ». Cette métaphore est courante dans le Veda aussi et l’expression « le désir
pénétra l’océan » se retrouve avec des variantes dans AS III.29.7, PB I.8.17, etc. ; le TB est, semble-
t-il, le seul passage du Veda à donner l’explication complète à savoir « l’océan comme le désir
n’ont pas de fin » ; on la retrouve aussi dans l’ĀpŚS XIV.11.2 car l’idée est aussi présente dans les
Śrauta-Sūtra (par ailleurs ĀŚS XIV.11.2). Elle est reprise par les commentateurs tel Śaṃkara. Dans
nos langues modernes, ne parle-t-on pas en français de « l’océan des passions » ?
5. AitĀ II.3.5. Ce classement selon le nombre croissant de syllabes est ancien ; il est cité dans la ṚS
elle-même (X.130.4-5) et la même idée se retrouve dans AitB VIII.6, le ŚB X.3.1.9 (en corrélation
avec les sept souffles). Plus techniquement, comme le PB VII.4.2-5, l’Atharva-Veda dans un hymne
qui exalte la virāj parle des saptá cchándāṃsi caturuttarắṇi, « les sept mètres croissant de quatre
(syllabes) » (AS VIII.9.19).
6. Concernant ces explications, le fait est qu’elles ne nous semblent pas toujours convaincantes. En
était-il de même des auteurs de Brāhmaṇa ? Les commentateurs, Śamkara ou Sāyaṇa, en tant que
tels, se doivent de trouver une explication. À l’inverse, notre satisfaction n’est pas forcément
fondée.
7. C’est le cas dans bien des langues modernes ou anciennes où le « corps » désigne selon les
contextes tout l’organisme ou le seul tronc par opposition aux membres et à la tête : ne dit-on pas
en français : « les bras le long du corps » ? Pour certains usages, notamment pré-upaniṣadiques, du
mot ātman, voir Renou, (1952 : 877-883). Le texte de la MS est cité par Minard (1956 : 262, § 731).
8. Sur la notion de tanū, cf. Oldenberg (1919 : 99 sq. ; aussi Renou, EVP IX, p. 125 ; XV, p. 122 ; XVI,
p. 41 et 133.
9. C’est ce que fait remarquer M. Biardeau (Biardeau et Malamoud 1976 : 16). Pāṇini et Patañjali le
grammairien emploient le mot puruṣa pour signifier homme. Patañjali utilise aussi ce mot pour
noter la personne grammaticale (cf. I.4.105). Mais quand il commente le sūtra de Pāṇini Vyatyayo
bahulam (III.1.85), il explique ce qu’est le puruṣavyatyaya, « interversion de personne
(grammaticale) » ; pour clore son bhāṣya, il cite une kārikā, « verset », qui résume tout ce qu’il
vient de dire ; et c’est le mot nara qui désigne la personne grammaticale. Comme cette kārikā est
antérieure ou au moins extérieure à Patañjali qui emploie toujours puruṣa et jamais nara par
ailleurs, est-ce un indice de cette évolution sémantique ?
10. Beaucoup de choses excellentes sur la nature de l’analogie et son utilisation pour différentes
branches du savoir et disciplines scientifiques dans Analogie et connaissance (1981). Affirmer et
pratiquer l’analogie entre le corps social, le corps humain et le corps cosmique procède toujours
d’une volonté ou d’un désir plus ou moins délibéré de justification ou d’argumentation. L’ordre
social est présenté comme un ordre naturel, celui voulu par Dieu disaient les théologiens de
l’Europe médiévale et moderne.
11. Renou (1946). Le mot nidāna est certainement un dérivé de la racine DĀ- dyati, « lier » ;
étymologiquement, il signifie donc quelque chose comme « lien caché ».
12. Le sens de ce mot dont les emplois sont beaucoup plus larges et fréquents que ceux de nidāna a
évolué entre les Brāhmaṇa et les textes qui justement portent le nom de Upaniṣad, comme l’a
montré S. Schayer cité par L. Renou dans son article (1946 et 1978, p. 150), mais il est clair que
upaniṣad est, entre autres choses, le rival heureux de nidāna. Le sens de « formule secrète » ou
« chose secrète » critiqué par Renou est simplement celui des commentateurs et notamment celui
glosé par Śaṃkara : ainsi dans la BĀU V.5.4, tasyopaniṣad aham iti traduit par Sénart « son vrai nom
est aham » (on trouve aussi « secret name » à la suite de Deussen), la glose de Śaṃkara est upaniṣad
rahasyam abhidhānam, « upaniṣad à savoir le nom secret ».
13. Le mot nidāna est employé une trentaine de fois dans l’ensemble des Brāhmaṇa (selon les index
de Viśvabandhu), dont les deux tiers pour le seul ŚB (dans ses quatre premiers kāṇḍa). On peut,
avec L. Silburn, différencier les connexions structurelles exprimées à des titres divers par les mots
nidāna, bandhutā, upaniṣad, brāhmaṇa, de celles plus occasionnelles qui sont le fait de deux
éléments.
14. Les deux plans sont clairs au niveau linguistique. Mais par le jeu d’un sémantisme souvent
foisonnant, une seule phrase a un pouvoir d’évocation multiple et ce sont donc plusieurs
correspondances qui sont exprimées (ou reconnues par les commentateurs) ; cf. § 25.
15. Cette présence peut se limiter à des mots prononcés dans le rite ou consister en devatā qui ont
part au rite. Il s’agit donc d’une présence qui, si elle ne consiste pas toujours en matérialité, est au
moins ce dont les officiants ou les sacrifiants parlent ou ce à quoi ils pensent.
16. De la même manière, cette absence consiste en ce dont ne parlent pas les officiants ou les
sacrifiants ou auquel ils ne pensent pas pendant l’exécution du rituel ; rien dans le maniement du
cheval du sacrifice, sauf le texte qui l’affirme, ne laisse supposer que ce cheval est lié aux éléments
du cosmos. De même, il n’y a dans cet agni que je vois ou que j’invoque par son nom rien qui
signale la présence du vent. C’est dans ce sens que le premier plan est celui de la présence
(rituelle) et le second celui de l’absence.
17. Il disparaît même de toutes les Upaniṣad (exception : la Nṛsiṃhapūrvatāpāny-Upaniṣad I.2).
18. Les mots bándhu (étudié pour les Saṃhitā par Renou 1953, pour les Brāhmaṇa dans Gonda 1965)
et plus rarement bandhútā désignent aussi les relations tant concrètes (parfois représentées par un
lien sur le terrain sacrificiel) qu’abstraites entre les dieux (TS I.5.2.4). Le sens de « affinité » (cf.
Oldenberg 1919 : 4, n° 2) est présent dès les Saṃhitā, par exemple entre le sat, « existant », et l’asat,
« non existant » (ṚS 10.129.4 : « le lien de l’Être dans le non-Être » dans la traduction de Renou) ;
mais il est surtout le fait des Brāhmaṇa (notamment le ŚB qui réalise environ 90% des emplois du
mot simple).
19. Cf. Renou (1955), EVP I, notamment p. 98, et note 2.
20. Cinq fois dans la BĀU (sans compter les répétitions), quatre dans la ChU.
21. Elles ont été l’objet d’études remarquables dans nos usages modernes ; c’est le cas dans
Schlanger (1971). Mais si des procédés similaires sont utilisés dans nos textes, ce n’est pas en
fonction d’un anthropomorphisme somme toute banal.
22. Celui qu’il a en dehors de l’aire sacrificielle quand il est « profane » si l’on prend le mot dans
son sens étymologique, « en avant de l’enceinte consacrée », ce qui est un bon équivalent de
bahiḥstha, « qui se tient à l’extérieur ».
23. Cf. notamment la discussion dans le Śābarabhāṣya sur Vidhiśabdasya mantratve (JS X.4.23).
24. Les dieux, surtout Agni, Prajāpati et Indra, sont multiples et indéfinis ; ils disposent de
plusieurs tanū, « corps », qui selon les circonstances, véritables hypostases, se réunissent, se
séparent et parfois s’opposent. Ainsi le feu qu’on allume avec un autre feu est tanūnapāt, « fils de
lui-même », car avec le feu on allume le feu (agnínāgníḥ sám idhyate). Sur tous ces aspects, cf.
Oldenberg (1919 : 99-104), Malamoud (1989 : 235-236) notamment.
25. Ces sept ṛṣi se retrouvent dans l’organisation du corps de briques de Prajāpati : selon VI.1.1.6,
quatre forment son tronc (ātman), deux les ailes et un la queue.Vu le rôle de Démiurge joué par
Prajāpati dans les Brāhmaṇa, c’est un des textes les plus démonstratifs du caractère toujours
composite de ce qui est originel (cf. § 19).
26. Curieusement ce corps présent dans celui du yajamāna, « sacrifiant », et de son épouse, dans
celui des officiants et enfin dans les formes qui l’évoquent sur le terrain sacrificiel ne
s’accompagne pas de figuration quand il s’agit des dieux, le « bonhomme d’or » de l’agnicayana
faisant exception : s’agissant des dieux, le corps du Veda est aniconique, c’est principalement un
corps de mots ou un corps mentalement structuré à partir des éléments concrets du yajña. Cela
contraste évidemment avec la représentation des dieux par l’image, la statuaire et le mental,
laquelle est au cœur de l’hindouisme quotidien et savant.
27. Faute de place on n’entreprend pas ici une comparaison de leurs emplois, d’autant qu’il
faudrait le faire pour chaque texte. Sur śarīra cf. Minard (1956 : 242, n. 665 a), sur ātman cf. Renou
1952.
28. Le mot manque dans la liste d’Amara pour signifier le corps ou sa partie centrale, c’est-à-dire
le tronc. Śaṃkara à propos de l’ātman du cheval du sacrifice de la BĀU auquel il est fait allusion § 1
affirme ainsi : « le mot ātman signifie “corps” ici ; l’année est le corps des parties du temps ; et ce
mot ātman signifie bien corps comme (le montre) la Śruti : madhyaṃ hy eṣām aṅgānām ātmā, “car ce
qui est le milieu de ces membres c’est l’ātman”. »
29. Autre exemple dans TS 1.3.4 (vers commun à la VIII.79.8 et cité dans ŚB III.6.3.9) où tanūkṛt
s’oppose à anyakṛt, sans doute comme « fait par soi-même » vis-à-vis de « fait par un autre ».
30. Cf. aussi TS V.2.5.1 et KauṣB XXVIII.9 où suit une description du sacrifice (et de certains de ses
éléments) comme un corps. Cet anthropomorphisme n’est pas exactement un humanisme ; en
disant et redisant que « le sacrifice c’est l’homme », les textes signifient que l’homme en tant qu’il
est un puruṣa est comme le Puruṣa, le géant cosmique primordial de l’hymne ṚS X.90 dont le corps
divisé sert d’oblation dans le sacrifice principiel : il est la vraie victime, le paśu par excellence du
rite ; de plus il est capable de réaliser le rite (cf. « parmi les paśu, l’homme seul exécute un
sacrifice », ŚB VII.5.2.23). Ce sont notamment ces deux traits qui caractérisent l’homme, comme
l’avait remarqué H. Oldenberg. L’humain est, plus que toutes les créatures, celle qui est homologue
au prototype, capable d’y avoir sa place et de répéter et d’entretenir ce mécanisme de création.
Ainsi, c’est l’humain en tant qu’homme sacrificiel qui est au cœur de l’anthropologie védique et
non le fait humain en tant que tel. Cf. Oldenberg (1919 : 42 sq.) et Biardeau (1981) sur la nature et
la place de l’humanité dans le brahmanisme.
31. TĀ 1.3.4.
32. ChU V.18 et Mahānārayaṇa-Up. 25 (version Ātharvaṇa, Bombay Sanskrit Series = 543 de l’édition
Varenne). La Prāṇāgnihotra-Up. l’assimile au corps (śarīra) tout entier.
33. Selon Biardeau (1989 : 42-43) et (1988 : 93-117).
34. Sur les rapports entre les parties et le tout, le un et le multiple, etc. voir notamment
Verpoorten (1977).
35. Respectivement ŚB VI.3.1.25 et VI 7.1.27.
36. Minard (1949 : 73-74) a relevé qu’à côté du substantif sampád, on observe dans le même sens les
emplois de la racine verbale sám-PAD (ŚB II 3,3, 20), du causatif sám-pāday-, du verbal sáṃpanna (ŚB
X é, 6, 15) ainsi que la forme abhisaṃ-PAD, c’est-à-dire la même forme rendue transitive par la
présence de abhi. Le grammairien Pāṇini n’a pas noté le fait précisément mais il enseigne plusieurs
sūtra pour des faits parallèles, ainsi pour la racine ni-VIŚ (intransitive) rendue transitive par la
présence de abhi ; cf. Abhiniviśaś ca 1.4.46. Sur les saṃpad, cf. Oldenberg (1919 : 113, n. 2) et Silburn
(1955 : 61, 67).
37. Dans la BĀU III.1.6, le terme (traduit curieusement par « les pratiques » dans Sénart, p. 42)
n’est pas clair ; Śaṃkara retient l’idée de sāmānya, « identité », entre les différents rites pour
expliquer le mot dans un passage qui consiste en interrogations où Yajñavalkya doit répondre par
des nombres. Il est possible qu’il ait déjà le sens de ses autres emplois dans la même BĀU (III.3.32
et VI.3.2) et de la ChU (c’est-à-dire celui de succès). Par ailleurs dans ces mêmes Upaniṣad, saṃ-PAD
continue à signifier « compléter » un nombre ; c’est le cas du Satyakāma de la ChU (IV.4.5) qui ne
revient pas interroger son maître avant d’avoir complété son troupeau, c’est-à-dire atteint avec
succès le nombre qu’il s’était promis. Même si le succès est de nature numérique, la racine n’est
plus utilisée dans le cadre des congruences observées dans le ŚB.
38. Pour exemple, voir ce que dit Patañjali le grammairien sur le vārttika 4 du sūtra Jātyākhyāyām
1.2.58 : eko vrīhiḥ saṃpannaḥ subhikṣam karoti, « à lui seul, un riz abondant rend (un pays)
prospère » (subhikṣam : litt. « bon à mendier »). Il est vrai que la nature de ces ouvrages rend des
emplois comparables à ceux des Brāhmaṇaimprobables.
39. L’expression semble remonter à Minard (1949 : 200 et §§ 201-203).
40. ṢB IX 2, 3, 6. Il s’agit de douze triṣṭubh (12 * 4 * 11 = 528 syllabes) de VS XVII 33-44 dont le
nombre de syllabes coïncide avec celui des vingt-deux gāyatrī (22 * 3 * 8 = 528). Manière de
conjuguer Agni et Indra, deva par excellence des deux pouvoirs éminents que sont le brahman
(pouvoir sacerdotal) et le kśetra (pouvoir temporel). Pour le rite, cf. Dumont (1927 : § 328).
41. Pour le nombre de briques (ŚB VIII.3.2), des moments de l’année (ŚB X.4.2.18), de stoma, de
śastra de dieux (AitB I.10), d’oblations (AitB V.2), de tessons (AitB I.1), de syllabes dans un mot (ŚB
VIII.3.2.11), de syllabes d’une formule (KauṣB XIII.3). Il y a notamment dans les Saṃhitā
yajurvédiques de nombreux passages où s’exprime une sorte d’ivresse des nombres à travers leur
énumération et leur célébration et notamment quand il s’agit d’énoncer les plus grands d’entre
eux (TS IV.4.11.4). Par ailleurs, les nombres de ceci ou de cela constituent une des principales
matières à discussion parmi les auteurs des Śrautasūtra : par exemple, à propos des dakṣiṇā
(honoraires) du rite appelé agniṣṭoma, Baudhāyana (BaudhŚS XXV.4) affirme qu’elles doivent se
monter à cent douze vaches mais fait remarquer que certains réalisent l’agniṣṭoma avec vingt et
une vaches, d’autres encore avec sept, chacun disposant d’un texte à l’appui de ses dires.
42. Une bonne séquence de saṃpád se trouve dans ŚB XI.1.2.3-13 où à partir d’une base à dix
oblations (en liaison avec la virāj, mètre décasyllabique), le texte envisage des variantes à neuf,
onze, douze, treize, quatorze, huit oblations.
43. Adéquat car prédéterminé par d’autres comptages.
44. Autre exemple de ce type assurément courant d’arithmologie dans ŚB VI.2.1.21 (sans que le
mot sampád soit énoncé).
45. Par exemple dans JUB 1.44.5 où « ses dix centaines de chevaux bais sont sous le joug ; ce sont
les mille rayons du soleil » (éd. H. Oertel).
46. Dans les deux cas, ni le mot saṃpád ni un terme notant la « corporéité » (tanṹ, śárīra, ātman,
etc.) ne sont mentionnés ; mais la description est pourtant bien caractéristique.
47. Sur l’année et le mot saṃvatsara notamment dans les Brāhmaṇa, voir Gonda (1984).
48. S’il s’agissait de noter l’existence de deux souffles dans le puruṣa, le seul duel prāṇau suffirait ;
or la formule est dvắv imau puruṣe pprāṇāv.
49. C’est parfois le cas comme on le voit dans une série de saṃpad à cinq de l’Aitareya-Āraṇyaka
II.3.3 où les « constituants » du corps humain sont reliés aux éléments universels : le chaud (uṣṇa)
au feu (jyotis), les trous (kha) à l’ākāśa (éther), le sang, le mucus et le sperme à l’eau, le corps
(śarīra) à la terre et le souffle à l’air (vāyu). Le mot saṃpad n’est pas utilisé mais le paragraphe en
question se termine par l’expression sa eṣa saṃpannatamo yat soma etasmin hy etāḥ pañcavidhā
adhigamyante, « le sacrifice somique est suprêmement congruent car en lui, ces (éléments) se
marient de cinq manières » (la traduction de A. B. Keith « the Soma sacrifice is the most perfect of the
sacrifices, for these five kinds are seen in it », devrait certainement être modifiée, l’adjectif, construit
sur saṃ-PAD, signifiant dans le contexte « le plus congruent » ; l’idée de perfection n’est pas
fausse mais n’est qu’une conséquence).
50. Pour Prajāpati à dix-sept parties (kalā), cf. PB II.10.5, ŚB 1.3.5.10, etc. Autre explication :
Prajāpati est l’année (saṃvatsara) qui comprend douze mois et cinq saisons selon AitB I.1.14 dont
est extraite la citation. Dans ce dernier exemple, le texte semble considérer que l’année comprend
en vérité six ṛtu « saisons » mais, pour les besoins de la cause, il compte hemanta (hiver) et śiśira
(saison froide) pour une (samāsena). Prajāpati peut aussi compter seize parties (ŚB IX.2.2.2) ou
vingt et une (ŚB VI.2.2.4) et donc être signifié par ces nombres. Par ailleurs, étant proprement
indéfini, il est encore associé à d’autres nombres non précisés : « Car Prajāpati est Tout [...] or ce
qui est prononcé à voix basse est indéfini et l’indéfini est Tout » (ŚB 1.3.5.14).
51. Selon TS 1.6.11.1 et ŚB XII.3.3.3-4, ce sont les formules o śrāvaya, astu śrauṣaṭ, yaja, ye yajāmahe et
vaṣaṭ.
52. Dans le seul Śatapatha-Brāhmaṇa plusieurs listes de prāṇa sont mentionnées, généralement leur
localisation n’est pas explicite mais parfois ils concernent clairement tout le corps ou la tête. Les
chiffres du présent passage du ŚB se retrouvent par ailleurs : deux prāṇa (le couple prāṇāpāna
VIII.4.2.6), trois (VI.4.2.5), quatre (VIII.4.3.5), cinq (VIII.1.3.6), six (XIV.1.3.32), sept (VII.5.2.9),
douze (XII.3.2.2) ; par ailleurs outre le nombre indéterminé dont il est question ci-dessous note 53,
le même Brāhmaṇa mentionne aussi l’existence d’un prāṇa (VIII.1.1.6), de huit (IX.2.2.6), de neuf
(VIII.4.3.12), de dix (III.1.4.23) et de cent un (X.2.6.15). La seule exception semble-t-il est le nombre
douze : le passage étudié (XII.3.2) est le seul endroit de l’ensemble du Śatapatha où ce nombre soit
mentionné pour des prāṇa.
53.Ko hi tad veda yyāvanta imentarātmanprāṇāḥ (ŚB VII.2.2.20) ; cette indéfinition du nombre des
prāṇa est associée à un geste qui est réalisé silencieusement (tūṣṇim) ; ce silence est justifié par
l’indétermination du nombre exact de prāṇa, c’est un des exemples où est assurée la liaison
silence/indétermination/infinitude qu’avait étudiée Renou dans son article « La valeur du silence
dans le culte védique » (1949), repris dans L’Inde fondamentale, 1978, p. 66-80.
54. Sur prāṇa, cf. S. Al-George et A. Roşu (1998), spécialement p. 21-26.
55. Bien que la datation absolue soit difficile, il semble acquis que ces ouvrages de médecine sont
ultérieurs d’un millénaire au moins aux textes des Brāhmaṇa ; la Caraka-Saṃhitā, « Corpus
[médical] de Caraka », aurait été mise en forme vers le IIe siècle.
56. Dans ces affirmations de nature numérique, on voit souvent que le nombre est posé a priori ; P.
Rolland (1975 : 216) citant J.-J. Meyer remarque : « on arrive, en additionnant les os énumérés par
ce dernier [Yājñavalkya-Smṛti], à un total de 363 ou même 364 ».
57. Selon le Śāṅkhāyana ŚS XVII.7.3, 4.
58. Cf. Malamoud (1989 : 137-161) qui dans « Sémantique et rhétorique dans la hiérarchie hindoue
des “buts de l’homme” », in Cuire le monde, est appelé à étudier surtout le schéma 3 + 1. Pour
l’année, cf. TĀ IV.4.9 qui affirme : « douze mois sont l’année ; il gagne l’année ; “il y a un treizième
mois” disent-ils ».
59. Il faudrait établir nettement les conditions dans lesquelles dans certains textes post-védiques,
on constate le phénomène inverse. Ainsi le Yoga-Bhāṣya (VIe siècle) à propos de Yoga-Sūtra III.52 nie
l’existence d’une matière temporelle continue et affirme la seule existence d’instants (kṣaṇa),
sortes de particules de temps, qui apparaissent comme telles pour les yogin alors que le temps
continu est un agrégat (samāhāra) purement mental ou verbal qui existe pour les gens ordinaires
quand ils parlent de jours et de nuits. Le même texte compare ces kṣaṇa aux aṇu substantiels ; c’est
toute la réalité qui est ainsi émiettée.
60. La « stance de la plénitude », pūrṇam adaḥ pūrṇam idam, etc. (BĀU V.1.1) étudiée notamment
par P. Mus (1951 : p. 591-618) est l’expression la plus connue de cette idée mais son interprétation,
variable avec le temps, pose problème. L’idée de ce monde originel et plein n’est pas étrangère au
rituel et est clairement exprimée ; signalons par exemple la TS I.6.5.1 dans un mantra adressé à
Prajāpati, pūrṇám asi pūrṇáṃ me, « tu es plein, sois plein pour moi » ; utilisée dans les sacrifices
saisonniers, une variante en est citée dans le ŚŚS IV.11.3.
61. ŚB X.4.2.4 : sa dvedhātmānaṃ vyauhat ; la racine vy-ŪH exprime justement la répartition
ordonnée des éléments d’un tout ; le terme vyūha s’emploie par exemple quand il s’agit de
l’arrangement des troupes en un « corps d’armée ». Le même texte, plus fréquemment, dit catura
ātmano’kuruta, « il se fit quatre corps » (X.4.2.6). Autre exemple dans l’AitB I.1 qui, avec un autre
vocabulaire, explique la relation entre les onze tessons et les deux divinités auxquelles est offert
un gâteau unique. Il faut, s’interroge le texte, trouver quelle est la kḷpti, « arrangement », la
vibhakti, « division », de ce gâteau unique pour qu’il soit congruent à la fois aux deux divinités et
aux onze tessons.
62. ŚB I.5.2.16-17. Dix-sept est le nombre de Prajāpati ; cf. ŚB V.3.4.22.
63. Alludé dans les Brāhmaṇa, sa description en est donnée dans les Śrauta-Sūtra, notamment ĀpŚS
XI.1-14 et KātŚS VIII.1-2.
64. Le soma est à la fois une plante qu’il faut préparer pour en extraire le jus, ce jus et un dieu. Les
rituels somiques sont ces sacrifices où le jus également appelé soma de la plante pressée
rituellement est offert aux dieux et bu communiellement par les officiants.
65. Un des motifs principaux des Brāhmaṇa est de justifier le rite humain (soit dans son ensemble
soit à propos d’un détail étrange) par quelque histoire des dieux ; en l’occurrence, les textes (ŚB
III.4.2.1 sq., AitB IV.7 et TS VI.2.2.1 sq.) racontent comment les dieux ont procédé à la suite de quoi
les hommes les imitent. Comme c’est souvent le cas, les différentes versions du même mythe
varient sensiblement ; cf. S. Levi, (1966 : 73).
66. Autant qu’on puisse le voir, si la société divine est ainsi dûment fondée par ce partage (avec un
roi principalement dédié au combat, des lois et un gardien de ces lois), il n’en va pas de même de
la société humaine ; si celle-ci est fondée, ce n’est pas par les hommes mais par le Veda. Le
Puruṣasūkta (ṚS X.90 dans sa version la plus connue) énonce les structures de la société humaine
(selon le modèle de la division vu au § 25 : un tout originel est divisé). Ce ne sont donc pas les
hommes qui réalisent ce partage et la société humaine est une donnée « naturelle » et non
culturelle ; le modèle de société est fixe et fixé par le Veda. Autrement dit le contrat social divin
raconté par ce mythe du tānūnaptra n’est originel que pour les dieux et n’a pas valeur de modèle
ou de simple équivalence pour la société humaine (sauf dans le bref moment du sacrifice).
67. Notamment le Dictionnaire de poétique et de rhétorique de H. Morier (1961 : 677).
68. Renou (1954), « Les traits linguistiques généraux de la poésie du Veda », repris dans L’Inde
fondamentale, 1978, p. 35-43.
69. Exemples nombreux dans la prose religieuse chrétienne ; ainsi dans l’homélie sur Lazare de
Jean Chrysostome : « De même que nous avons besoin d’un guide lorsque nous allons d’une cité
dans une autre, de même, et combien plus, l’âme, qui rompt les liens de la chair et passe à la vie
future, aura-t-elle besoin de quelqu’un qui lui montre la route ! » (cité in Loew-Meslin, Histoire de
l’Église par elle-même, 1978, p. 80.
70. Les choses changent dans les Upaniṣad et les textes de nature upaniṣadique lorsqu’au travers
de « théorèmes spéculatifs » (expression de Sénart), il s’agit de faire connaître la nature du
brahman, de l’ātman ou de quelque entité mal définissable positivement, l’ātman étant selon ChU
IV.4.23 ce à propos duquel on dit qu’il n’est pas tel ; dès lors, sauf à se taire, il faut parler
métaphoriquement. Le même vocabulaire sert alors à noter un autre ordre de réalités ; ainsi
tasyāṣā ātmā vivṛṇute tanuṃ svām, « le Soi lui découvre sa propre nature » (Muṇḍ U III.2.3) pour
lequel Śaṃkara glose svāṃ parāṃ tanuṃ, traduit par « sa propre condition suprême » (P. Martin-
Dubost). Ce n’est pas tant l’idée de « condition » qui est nouvelle : surtout au pluriel, tanū désigne
dès le Ṛgveda les différents aspects d’un dieu et c’est cet emploi qu’on retrouve à propos de
Prajāpati ou d’Agni dans les Brāhmaṇa (cf. A. B. Keith 1970 : 486) ; ce qui est nouveau c’est la
déréalisation de la tanū, son aspect para, « suprême, transcendant ».
71. AitB IV.13. Dans son article du JA, 1983, B. Oguibenine insiste sur la corrélation entre bándhu et
récompense et affirme (p. 273) que « la doctrine védique mise en évidence dans les hymnes est en
grande partie fondée sur la reconnaissance de ce rapport de l’énonciation de la parole à une
récompense », la découverte de ces bándhu symboliques valant à son auteur quelques vaches en
honoraires sacrificields (dákṣiṇā).
72. Sur le discontinu et le continu, voir Silburn (1955 : 64 sq.) et l’analyse de ṚS I.152 dans Renou
(1949), repris dans L’Inde fondamentale 1978, p. 458-465.
73. ŚB VI.1.2.26 : « Ce père est le fils ; comme il a émis Agni, il s’ensuit qu’il est le père d’Agni ;
comme Agni l’a redisposé, Agni est son père ; comme il a émis les dieux, il s’ensuit qu’il est le père
des dieux ; comme les dieux l’ont redisposé, ll s’ensuit que les dieux sont son père. »
74. Le thème de la reconstitution du corps de Prajāpati est certainement le plus clair. Le Śatapatha
et d’autres Brāhmaṇa en donnent plusieurs versions. Celle du Taittirīya est une des plus
significatives : Prajāpati est disloqué et ses membres se détachent (vi-SRAMS-). Il crie « Ah ! (mon)
corps ! » et les dieux commencent alors à lui restituer la plénitude qui lui faisait défaut.
75. Cet exemple est loin d’être unique ; l’idée apparaît dès la ṚS, notamment dans l’hymne X.114.5
qui présente par ailleurs (strophe 2) un des rares exemples de l’emploi du terme nidāna dans cette
œuvre : « les inspirés, les poètes divisent en arrangements rituels l’oiseau(-parole) qui est un, (ils
en font) des énoncés nombreux ; et mettant en place les mètres dans les rites, ils répartissent en
douze les puisées de Soma » (texte cité et commenté dans Malamoud 1978 : 215). Le découpage, la
segmentation de la parole une sert de modèle à certaines actions sacrificielles, notamment quand
il s’agit d’introduire de la discontinuité tout en maintenant la solidarité entre les parties.
76. C’est vrai dans l’ensemble de la prose védique à l’exception des Upaniṣad, évidemment moins
connectées à l’action et où ces équivalences forment la connaissance suprême. Même si les
passerelles existent bel et bien, on n’insistera jamais assez sur la distance qui sépare les
spéculations des Brāhmaṇa pleines du souci de la réalité des choses et celles védantiques sur
l’absolu, la vérité de l’Être, le brahman et son corrélat humain l’ātman ; les unes constituent et
repèrent toutes sortes de corps, les autres sont à la recherche d’une sortie de tout corps.
77. Les termes de l’analogie peuvent donc être retournés car les éléments du sacrifice servent de
modèles (au comportement des hommes, à la structure de la société, etc.) autant qu’ils suivent des
modèles (les actions des dieux, ici la structuration du Veda). Le premier plan, c’est-à-dire le plan
sacrificiel, est hiérarchiquement soit en amont, soit en aval du plan second.
78. Entre autres raisons, dans les Brāhmaṇa, ce modèle défectueux participe de l’inexistence d’un
volet politique articulé avec cette notion de corps. Souvent l’isomorphisme de l’homme et du
monde débouche sur des théories politiques qui font correspondre l’ordre humain à l’ordre
céleste (cf. notamment Kantorowicz 1957). Or dans le Veda, il n’y a pas que les Saṃhitā et
notamment le célèbre mythe fondateur du corps social raconté dans ṚS X.90 qui dit le
démembrement d’un géant cosmique débouchant sur un modèle social qui s’applique
uniformément aux dieux et aux hommes. Il y a aussi les Brāhmaṇa, et là c’est bien différent : tout
comme la découverte du yajña, la société divine se réalise difficilement, en intégrant lacunes et
ratages ; l’ordre social divin et humain n’est pas donné au commencement, notamment parce qu’il
n’y a pas de vrai début ; il est originel et l’origine n’est pas un début : d’abord caché aux dieux et
aux hommes qui, les uns comme les autres ont besoin des ṛṣi pour le découvrir et savoir
« comment ça marche », l’ordre n’est jamais acquis et demeure incertain. Constamment menacé
(lors de chaque début de sacrifice, les rakṣas, des variétés de démons s’efforcent de le détruire
explique TS V.2.7.5), il est instable et semble plutôt relever d’un devenir mouvant.
79. C. Godin (1998 : 68) nous semble avoir raison quand il insiste sur l’importance de la « totalité
comme contenu de la religion ». Mais si l’on compare Prajāpati, le dieu démiurge des Brāhmaṇa et
ceux de l’hindouisme classique (Viṣṇu, Kṛṣṇa, Śiva, etc.), l’opposition est patente : dans un cas, le
monde est à l’image de Prajāpati qui est l’Un en devenir perpétuel de multiplicité ; dans l’autre, la
divinité est l’être de l’Univers, elle le renferme sans faire corps avec lui ; par exemple Kṛṣṇa dans
la Bhagavad-Gītā VII.12 se présente lui-même comme autre que la totalité de l’univers : na tv ahaṃ
teṣu te mayi, « mais je ne suis pas en eux ; ils sont en moi ».
80. L’idée d’analogie universelle n’est évidemment pas spécifique à l’antiquité indienne même si,
pour serrer notre sujet, il y a nécessité à demeurer dans ce cadre. On ne peut qu’être frappé des
convergences de vue et de méthode avec nos classiques grecs, latins et... français. Cf. par exemple
les pages admirables de Pascal (Pensées, in Œuvres complètes, L’Intégrale, p. 527), notamment. «...
mais il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion.
Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre que
je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout. L’homme a un rapport à tout ce
qu’il connaît ». Remarquons que cette idée d’analogie est néanmoins bien différente de l’harmonie
universelle, un autre thème commun à de nombreuses cultures.
81. ŚB X.2.6.15 : sárvair hí yajñair ātmắnam sáṃpannaṃ vidé (trad. Minard 1956 : 159).

NOTES DE FIN
1. Je remercie G. Tarabout et V. Bouillier qui ont écouté l'exposé, lequel a donné naissance à cet
article. Ils m'ont aussi fait part de leurs remarques amicales concernant une première version.
Chapitre 4. Résonances et métaphores
Corporelles dans l’astrologie appliquée
aux temples (kerala) 1
Gilles Tarabout

L’astrologue empêché
Dimanche 21 mars 1999, 9 h 30. Devant un petit temple des faubourgs de Trivandrum, la
capitale de l’État régional du Kerala, j’attends avec une vingtaine de personnes – des
membres du comité du temple, quelques dévots, des étudiants en astrologie, et deux
astrologues assesseurs – l’arrivée de M. Iyer, l’astrologue qui dirigera la séance des
« questions divines », dēvapraśnam 1 , qui y est organisée. L’Ambassador blanche,
dépêchée par le comité, arrive enfin. M. Iyer en sort. C’est un homme élancé d’environ
soixante-dix ans, distingué et affable. Respectueusement accueilli, il n’entre cependant
pas dans le temple, et entame une discussion sur le bord de la route avec le comité et
les assesseurs. Il a tout juste appris, ce matin même, qu’un fils de son frère, habitant
aux États-Unis, vient d’avoir une fille. M. Iyer est donc lui-même frappé d’une impureté
temporaire (découlant de l’impureté attachée à la naissance de la petite-fille de son
frère 2 ), et ne peut entrer dans le sanctuaire pour diriger la phase rituelle du
dēvapraśnam. Il est décidé que celle-ci sera menée par les deux assesseurs, puis que M.
Iyer conduira comme prévu le débat au cours duquel s’élabore l’interprétation finale,
mais dans une salle extérieure au temple – salle de réunion gérée par une association
du quartier, et servant à l’occasion d’école maternelle.

1 Jusqu’ici, rien que de très banal. Une pollution temporaire empêche


l’accès à un temple. Cela crée dans le cas présent une difficulté, puisque
l’intégralité de la consultation astrologique ne peut être menée par la
personne qui en a la charge, mais un compromis est rapidement trouvé
pour contourner cet obstacle. Il n’y aurait donc plus guère, pour
l’ethnologue, qu’à éventuellement méditer sur le degré de littéralité à
accorder aux interprétations substantialistes de la pollution parfois
rencontrées dans le domaine indien – qu’il s’agisse des théories sur la
substance corporelle partagée par un groupe de parenté ou de celles sur
la nature fluidique de la souillure à distance 3 . Ce n’est pas mon propos,
et l’histoire ne s’arrête pas là.
Lundi 29 mars 1999, 15 heures. Dans le cabinet de consultation de M. Iyer, encombré de
livres d’astrologie, de chimie électronique et de mécanique quantique (il a été
professeur de physique à l’université), celui-ci répond patiemment à mes questions. La
séance des « questions divines » effectuée le 21 mars a abouti – comme il arrive souvent
dans ce cas – à un jugement globalement négatif de l’état actuel du temple. Il y a en
particulier des signes d’une forte pollution due à la présence de mauvais morts (un
diagnostic récurrent des dēvapraśnam dont j’ai eu connaissance 4 ). M. Iyer ajoute :
« Dans le cas présent, l’astrologue [c’est-à-dire lui-même] n’a pu exécuter la cérémonie
du matin, et n’a même pas pu entrer dans le temple du fait de la naissance qui a eu lieu
dans sa famille. Cela montre qu’il y a beaucoup d’impureté (aśuddhi) dans le temple,
qu’il faut éliminer. »
2 L’impureté temporaire de M. Iyer ne devait donc pas seulement être vue,
en ce qui concernait le sanctuaire, comme l’empêchant de pénétrer dans
celui-ci. Dans le contexte de sa fonction d’astrologue chargé de la
consultation, cette impureté pointait vers une autre, celle du temple
même. Dès l’instant où l’astrologue avait été contacté pour mener la
procédure, son corps et le « corps » du temple (il faudra revenir sur cette
expression) étaient entrés en sympathie, au sens où l’altération de l’un
marquait une atteinte correspondante de l’autre. La pollution du
sanctuaire trouvait une résonance dans la vie de l’astrologue, et celui-ci
devenait alors lui-même simple signe, intégré à une succession
d’événements formant discours et qu’il lui incombait, précisément,
d’expliciter et d’élucider.
3 Ainsi, l’intelligibilité du monde se fonde pour partie sur une pensée du
corps. La présente contribution se propose d’explorer cette logique, qui
peut être qualifiée d’« indiciaire », dans le cas particulier des procédures
astrologiques consacrées à l’examen des temples : ce sera l’objet de la
première partie. Mais l’observation de ces procédures révèle, dans
certains contextes, que le sanctuaire est lui-même considéré comme le
« corps » de la divinité : cela pointe vers un autre usage, plus
métaphorique, du mot, qui fera l’objet de la deuxième partie.
L’ethnographie de la pratique astrologique concernée est ainsi destinée à
mettre en évidence un double emploi du corps, comme indice et comme
métaphore, et par là toute une logique de description du monde, et
d’action sur lui.

Les corps signifiants


Qu’est-ce qu’un dēvapraśnam ?

4 Avant d’examiner ce que les corps (plusieurs vont être en fait concernés)
peuvent « dire » dans un dēvapraśnam, voyons brièvement ce que sont ces
« questions divines », au sens de questions concernant la ou les divinités
d’un temple. Pour mémoire, l’astrologie indienne se subdivise en trois
grandes branches : la fixation des horoscopes (jātakam), la détermination
des moments opportuns (muh ūrttam) et la résolution des questions
(praśnam). Dans toute l’Inde, cette dernière activité concerne
habituellement des clients qui consultent l’astrologue (parfois d’autres
spécialistes rituels) à titre privé, afin de résoudre des problèmes
personnels. Le principe théorique général en est simple : le moment où la
question est posée est assimilé à une « naissance », dont les
configurations astrales sont alors établies, ce qui permet diagnostic et
prédiction.
5 Régionalement, dans la partie sud-ouest de l’Inde, une telle consultation
peut également être demandée par le représentant d’un temple, agissant
au nom de ce dernier, afin de décider de toute question pouvant
concerner la vie du sanctuaire, ses bâtiments, les divinités qui y sont
installées, ou le culte qui leur est rendu : il s’agit alors spécifiquement
d’un dēvapraśnam. Pour cela, une délégation ira généralement trouver
l’astrologue à son cabinet de consultation. Cette visite est déterminante
et constitue elle-même, sous l’appellation de pṛccha, « interrogation », la
première étape du processus d’élucidation.
6 D’ordinaire, deux types de motifs poussent un comité (ou un propriétaire)
de temple à effectuer cette démarche. Ou bien il s’agit de rendre compte
de difficultés rencontrées – un éléphant du temple est malade, il y a eu un
accident lors d’une procession, etc. Ou bien le comité souhaite procéder à
des travaux d’extension ou d’embellissement – construction d’un porche
d’entrée, installation de boutiques, déplacement et agrandissement d’un
autel secondaire, réfection du toit, etc. Or, quelle que soit la diversité de
ces motifs, du point de vue de l’astrologue ils se ramènent tous à un seul :
le temple est en difficulté. En effet, selon lui, si une délégation vient le
trouver (même dans le seul souci affirmé d’embellir le sanctuaire), c’est
qu’elle est envoyée par la divinité principale de celui-ci. Et si cette
divinité agit de la sorte, c’est qu’il y a des problèmes – elle tire ainsi, en
quelque sorte, la sonnette d’alarme. Pour l’astrologue, donc, le chef de la
délégation n’est qu’un « messager » (dūtan) du divin, et les motifs
explicites qui l’animent ne sont qu’un discours de surface, humain,
derrière lequel il faudra déceler les véritables raisons de l’intervention
divine.
7 Il faut toutefois nuancer : il s’agit là du discours des astrologues
rencontrés, discours quelque peu chargé d’accents dévotionnels qui
tendent à mettre en valeur une intervention divine dans la logique des
signes. À lire les textes, les principes plus généraux de l’astrologie ne
présupposent pas la nécessité d’une telle action personnelle directe d’une
divinité de temple dans le déclenchement des signes : les traités n’en font
en tout cas pas mention. Autant que je puisse m’en rendre compte, c’est
donc là un discours comparativement récent dans ce domaine particulier.
Néanmoins, étant donné que les astrologues interrogés y ont eu recours
sans exception, je maintiendrai ce point de vue tout au long de cette
contribution..
8 Le moment choisi par le messager pour venir ne saurait ainsi être
dépourvu de signification : il manifeste déjà la volonté divine, comme le
feront tous les événements pouvant survenir à cette occasion.
L’astrologue procédera donc à un diagnostic astrologique (fondé sur les
positions planétaires) et divinatoire (fondé sur des présages) des
circonstances de l’« interrogation ». Il en garde sur le moment les
conclusions pour lui, et se contente de fixer et d’annoncer à ses visiteurs
le jour où la deuxième étape du processus se déroulera, cette fois au
temple.
9 Cette deuxième étape est publique, souvent annoncée dans les journaux
locaux, et réunit plusieurs astrologues sous la présidence de celui qui a
été initialement contacté. Elle comporte deux parties : l’une est un rituel,
le « rituel des huit objets propices » (aṣṭmaṃgalam kriya) , qui se déroule
obligatoirement devant le saint des saints du sanctuaire – ce que M. Iyer
n’avait pu conduire ; l’autre, qui lui succède immédiatement, est une
discussion générale, non ritualisée, avec le comité du temple. Au cours de
cette discussion, l’astrologue et ses assesseurs interprètent l’ensemble
des éléments jugés pertinents, depuis la visite de l’« interrogation » (le
diagnostic en est présenté à cette occasion aux membres du comité)
jusqu’au « rituel des huit objets propices ». Plus tard, un compte rendu
écrit de plusieurs pages sera remis au temple ; dans le cas de certains
grands temples, ce compte rendu est même exceptionnellement imprimé.
10 Les dēvapraśnam ont des effets considérables sur la façon dont s’opèrent
les modifications et les éventuelles créations de temples au Kerala à
l’heure actuelle. Ce n’est cependant pas le lieu, ici, d’évoquer ces
changements et leur dynamique, ni le détail des techniques astrologiques
et des interactions qui les permettent. Un seul point va retenir notre
attention : l’usage des corps, ou des références au corps, pour penser le
temple et la volonté divine.

L’astrologue et le messager
11 Plaçons-nous du point de vue de l’astrologue lors de la visite
préliminaire, l’« interrogation ». Le « messager » (le chef de la délégation)
arrive. Son nom et son « étoile » de naissance (nakṣatram, c’est-à-dire
l’une des 27 maisons lunaires) sont notés. L’astrologue a devant lui, sur sa
table, une planche portant un quadrillage gravé dans le bois et dont les
cases correspondent aux douze signes du zodiaque : le Bélier est placé à
l’est, les signes se succèdent dans le sens des aiguilles d’une montre
(chaque signe est ainsi en relation avec une direction cardinale). Il repère
en face de quel signe s’arrête le messager lorsque ce dernier s’adresse à
lui, et quel est le moment précis de la demande, moment assimilé, nous
l’avons vu, à une « naissance » dont la configuration astrale sera établie.
Le messager se présente et expose le motif de sa visite. Mais ce sont les
sons qu’il emploie, plus que le contenu de son discours, qui sont
pertinents – aussi les paroles du messager sont-elles appelées « le son »,
« le bruit » (śabdam). Voici par exemple en quels termes M. Iyer rappelle
au comité, lors de la discussion finale, comment s’était déroulée
l’« interrogation » :
« Nous étions le 19 du mois du Verseau [cette année-là, le 3 mars], mercredi à 9 heures
50, lorsque le bruit a été entendu. […] Ce jour-là, à 9 heures 50, il y avait quatre
personnes comme messagers. Leur chef, Utrattāṭi [nom d’un nakṣatram] Gopinathan
Nair, fit le bruit alors qu’il prenait refuge dans le signe des Poissons. […] Le bruit
survient comme conséquence de la colère divine. Aussi a-t-il eu lieu ce jour-là. »
12 La parole du messager est donc chosifiée. Sa signification au plan du
discours n’est pas prise en compte, seule sa réalisation devient signe à
interpréter et s’intègre à ce titre à un ensemble d’événements dont il
convient d’effectuer l’herméneutique. Un astrologue le dit, « la nature
vous montre tout, et il vous faut la comprendre : c’est là qu’est la
compétence ». Le message que la divinité envoie à l’astrologue se
décrypte davantage dans le corps et le « bruit » du messager, que dans le
sens explicite de ce qu’il énonce.
13 Deux des astrologues avec lesquels j’ai discuté ont ainsi tenu à énumérer
les signes qu’il convient de prendre en compte lors de l’« interrogation ».
Notons cependant qu’il s’agit là d’un discours normatif, qui ne préjuge
pas de son éventuelle application effective. Il reproduit sensiblement les
termes du principal texte de référence utilisé au Kérala pour mener les
dēvapraśnam, le praśnamārggam (skt. praśnamārga, ci-après noté PM),
littéralement « la voie des questions », ouvrage sanskrit composé au
Kérala vers 1650 et abondamment commenté depuis lors 5 . Il s’agit d’un
traité de l’élucidation des « questions », en général, c’est-à-dire avant
tout des problèmes personnels de consultants privés. Seule une fraction
minime, 37 stances (PM XXIV. 1-37) sur près de 2 500, concerne
nommément les « questions divines ». La majeure partie du processus
suivi par l’astrologue lorsqu’il a affaire à un temple résulte alors d’une
transposition des méthodes indiquées pour les praśnam personnels, la
« personne » de référence étant, selon le contexte, le messager qui
contacte l’astrologue, ou bien la divinité elle-même.
14 En ce qui concerne l’observation et l’interprétation des signes survenant
lors de la première rencontre entre celui qui vient consulter (le messager,
dans le cas des « questions divines ») et l’astrologue, voici ce qu’indique le
PM (II. 12) 6 :
« Lors de l’interrogation, l’astrologue, l’esprit concentré, doit pour prédire les fruits
identifier tout ceci : moment, lieu [de la rencontre], [caractéristiques de] son propre
souffle, son propre état, ce que le demandeur touche, l’étoile [le signe zodiacal selon le
commentaire] et la direction cardinale qui lui sont associées [c’est-à-dire où il se tient] ,
les lettres de sa question, son maintien, ses gestes, son expression, son regard, etc., ses
vêtements, et tous les présages associés à l’instant. »
15 Le texte avait auparavant indiqué (PM II. 10) que le signe zodiacal en face
duquel se tient le demandeur lorsqu’il s’adresse à l’astrologue, et par
lequel le commentaire indique qu’il faut comprendre la mention « étoile
associée », s’appelle « signe de l’ascendant » (ārūḍha rāśi) – à ne pas
confondre avec le signe ascendant à l’est au moment considéré (comme
dans l’astrologie occidentale), appelé lagna, « point d’intersection ». C’est
à partir de l’ārūḍha, donc de la position physique du messager, que
s’effectuera le diagnostic de l’« interrogation » en termes de « maisons »
(cf. infra), le signe de l’ascendant constituant la première de ces maisons.
16 Le traité poursuit en précisant un par un les points énumérés à la stance
II.12. « Ce que le demandeur touche » s’avère être en fait, pour l’essentiel,
la partie de son propre corps entrant en contact avec ses mains. Deux
classifications, en partie contradictoires, se succèdent dans le texte. L’une
oppose en bloc la poitrine – s’il la touche, prédire un résultat favorable –
à diverses parties du corps avec lesquelles un contact est signe d’une
issue néfaste : « nombril, nez, bouche, cheveux, poils, ongles, dents,
parties génitales, anus, pointes des seins, cou, ventre, annulaire, etc., neuf
orifices [bouche, deux oreilles, deux yeux, deux narines, organes de
l’excrétion et de la génération], paumes, plantes des pieds, articulations
du corps », et « tout creux du corps » (II. 65-67 [Govind. 66-68]). Une autre
classification suit, où huit parties du corps sont mises en correspondance
avec huit yōni, « matrices » emblématiques (Étendard, Fumée, Lion,
Chien, Taureau, Âne, Éléphant, Corbeau), elles-mêmes liées aux huit
directions cardinales (PM II. 68-70 [Govind. 69-71]). Ainsi la tête ressort-
elle de l’Étendard, lié à l’est ; le nez est mis en relation, par
l’intermédiaire de Fumée, avec le sud-est, la bouche ou le visage (Lion)
avec le sud, les yeux ou les oreilles (Chien) avec le sud-ouest, le cou
(Taureau) avec l’ouest, les bras et les mains (Âne) avec le nord-ouest, la
poitrine (Éléphant) avec le nord, et les jambes (Corbeau) avec le nord-est.
Que peut en déduire l’astrologue lorsqu’il observe le messager ?
« Se trouvant en Étendard [est], s’il touche sur son corps les emplacements de
l’Étendard [tête], du Lion [bouche, visage], du Taureau [cou] ou de l’Éléphant [poitrine],
l’homme [le messager] obtient [respectivement] richesses, vaches, véhicules et
ornements. Se trouvant en Lion [sud], s’il touche [l’endroit du] Lion, Taureau, Éléphant,
Étendard, il obtient [respectivement] la destruction des ennemis, la prospérité, de bons
fils, l’arrivée de parents » (II. 71 [Govind. 72]).

17 Et ainsi de suite. L’opposition poitrine / « creux » n’est plus ici


pertinente, et l’on remarquera au passage que sept des huit parties
énumérées concernent le haut du corps, une seule le bas. Ce qui nous
retiendra, cependant, est une autre caractéristique : les prédictions ne
considèrent comme significatifs que quatre points du corps (et non huit),
pour chacune des positions que peut occuper le demandeur par rapport
aux directions cardinales. S’il se tient à l’un des quatre principaux orients
– l’est, le nord, l’ouest ou le sud – et qu’il se touche le corps, les parties
significatives sont celles des yōni de ces orients (c’est-à-dire la tête, le
visage ou la bouche, le cou, la poitrine), et le fait de les toucher est une
indication favorable. Si le demandeur se tient dans une direction
intermédiaire – au sud-est, au sud-ouest, au nord-ouest, ou au sud-ouest –
et qu’il se touche le corps, les parties significatives sont celles dont la yōni
correspond à ces orients (nez, yeux ou oreilles, bras et mains, jambes), et
le fait de les toucher est une indication défavorable. Que le messager,
situé à l’un des orients principaux, touche par contre les parties du corps
correspondant aux yōni des directions intermédiaires, et réciproquement,
le résultat ne sera « ni bon ni mauvais » : ces items de la combinatoire
sont dépourvus de pertinence. Par conséquent, la logique présidant aux
groupements et aux permutations, bien que passant par un groupe de
huit « matrices », est avant tout celle des orients (répartis en deux
groupes de quatre) : c’est celle-ci qui détermine quelles parties du corps
prendre en considération, parmi les possibles. Le corps du messager est
un répertoire d’où il est possible de dégager du sens, mais les règles de
pertinence sont imposées par les orients.
18 D’autres signes corporels sont détaillés. Le maintien : selon que le
demandeur est debout, pied gauche ou pied droit en avant, ou bien assis
sur un bon ou un mauvais siège, etc., la prédiction sera favorable ou non
(II. 115-119 [Govind. 116-120]). Les gestes permettent également de
discerner le résultat prévisible de la démarche, selon une logique
d’association ou de similitude (II. 120-124 [Govind. 121-125]) :
« S’il noue une corde, marque le sol de ses ongles, est obligé de changer de place ou est
bloqué dans ses mouvements, a le corps oint d’huile, est en train de porter des cendres
ou des os, du plomb ou de la bouse, est malade, porte un tissu autour du cou, est sale,
dit des choses cruelles ou de mauvais augure, offre des boulettes funéraires aux
trépassés – le praśnam ne s’oriente pas [dans un sens] propice » (II. 123 [Govind. 124].
19 L’expression, le regard, les vêtements du messager sont tout autant
révélateurs (II. 125-129 [Govind. 126-130]) – notons au passage que là où
le texte sanskrit ne mentionne que l’attitude et l’activité du messager, le
commentaire malayāḷam de l’édition Govindan signale explicitement qu’il
convient de prendre aussi en considération l’astrologue lui-même.
20 J’avoue cependant ne pas être en mesure d’évaluer à quel point les
astrologues observent effectivement, dans la pratique, l’ensemble de ces
injonctions 7 . Hormis les déclarations de principe qui tendent à répéter
purement et simplement ces préceptes, les commentaires oraux recueillis
comme les rapports écrits consultés ne font état, au mieux, que du nom et
de l’étoile du messager, de sa position dans l’espace (ce qui détermine
l’ārūḍha), de l’heure de sa demande (ce qui détermine le lagna), et de la
syllabe initiale qu’il profère. Ces trois derniers éléments, en particulier,
sont essentiels, et orientent largement l’ensemble de l’interprétation.
Ainsi, le messager du temple évoqué en prologue (en l’occurrence le
trésorier du comité de gestion) s’adresse à M. Iyer lors de
l’« interrogation » en faisant assez logiquement commencer sa phrase en
malayāḷam par ñān, « moi, untel… » pour se présenter. Mauvais début : la
consonne ñ, comme toutes les nasales, est dite « eunuque », et
correspond à la planète Mars, fauteuse et indicatrice de troubles, de
ruptures, de désordres. La nature du « bruit » du messager, s’ajoutant à
d’autres signes, confirme alors la nécessité et l’urgence d’un examen
astrologique complet de l’état du temple, qui apparaît bien menacé.
21 Je n’ai pas rencontré, à l’inverse, de mention et d’analyse de l’expression,
des gestes ou du maintien des membres de la délégation. De même pour
la respiration de l’astrologue : alors que la stance II. 12, citée en premier,
indiquait qu’il fallait la prendre en considération, et bien qu’une section
comparativement longue du texte (II. 28-64 [Govind. 28-65]) en développe
toute une herméneutique en fonction des jours de la semaine, je n’ai
trouvé aucune mention qu’elle ait été intégrée à l’interprétation, que ce
soit dans les commentaires recueillis sur les séances ou dans les rapports
écrits dont j’ai pu avoir connaissance.
22 Cependant, quel que soit le recours effectif à l’ensemble de ces
techniques, l’existence d’un lien entre, d’une part, les corps du messager
et de l’astrologue, et, d’autre part, la situation du temple, est
constamment réaffirmée par tous. Un tel lien est en tout cas
régulièrement mis en évidence pour ce qui est de l’identité astrologique
du messager, de sa position dans l’espace au moment de la demande, des
sons qu’il émet, et pour tout ce qui peut survenir d’exceptionnel à
l’astrologue – comme le montrait l’épisode de la pollution temporaire de
M. Iyer.
23 Il existe par ailleurs un deuxième « messager » dont le corps est pris en
compte de façon encore plus impérative. Il faut nous transporter pour
cela au temple, lors de la partie ritualisée du dēvapraśnam.

L’enfant

24 Lors du « rituel des huit objets propices », le comité dispose devant


l’astrologue, assis juste devant la divinité principale du sanctuaire mais à
l’extérieur du saint des saints et lui tournant le dos, une lampe à huile et
une bassine contenant les huit objets dont l’ensemble donne son nom à la
cérémonie : riz, safran, vermillon, tissu neuf, pièce ou anneau en or, livre
pieux, miroir, feuilles de bétel avec noix d’arec. Puis un membre du
comité trace avec de la cendre consacrée un diagramme astrologique,
carré de 16 cases dont les 12 extérieures marquent les signes du zodiaque
(ainsi que les maisons zodiacales). Tous ces éléments, et la façon de
procéder, sont l’objet d’interprétations divinatoires ultérieures de la part
de l’astrologue. Après qu’un culte aux planètes et aux signes zodiacaux ait
été rendu dans ce diagramme, l’astrologue fait venir un enfant, choisi au
préalable par le comité du temple. Supposé « innocent », il sera le
meilleur véhicule de la volonté divine 8 . L’astrologue lui met dans la
main une pièce en or, et lui demande de tourner plusieurs fois autour du
diagramme avant d’y déposer la pièce, dans la case de son choix. Tandis
que l’enfant tourne, toute l’assistance, debout, prie la divinité de faire
connaître clairement ses volontés. Lorsque la pièce d’or est déposée, la
case où elle est mise constitue le signe de l’ascendant principal (ārūḍha).
25 L’enfant est considéré comme un messager, et l’observation montre que
l’astrologue note cette fois effectivement beaucoup plus de détails que
pour le premier messager lors de l’« interrogation » – le nom, l’étoile de
naissance, les vêtements, le comportement. Ecoutons comment M. Iyer,
dans le cas du temple pris en exemple, évoque lors de la discussion finale
l’« activité de l’enfant », une fillette :
« Son nom est Gauri [nom propice de la déesse, littéralement “ la pâle ”], son étoile
bharaṇi [dont la divinité associée est le dieu de la mort]. La couleur de la robe est rouge,
mêlé de noir. L’enfant a exécuté correctement ce qui lui a été demandé. Lorsqu’elle a
placé le signe zodiacal [c’est-à-dire posé la pièce d’or dans une case] son visage est
devenu pâle […]. Elle est restée mains jointes face au nord. Elle a placé le signe zodiacal
en mettant sa jambe gauche en arrière. »
26 Ces indications s’ajoutent à d’autres, par exemple, ici, le fait que la séance
a eu lieu le jour de l’étoile bharaṇi (c’est donc aussi l’anniversaire
astrologique de la fillette), ou, plus essentiel, que la pièce d’or a été placée
dans un signe où se trouve alors Mars. Les signes corporels proprement
dits apparaissent de ce fait secondaires à bien des égards, par rapport à
l’ensemble des calculs astrologiques qui fondent l’interprétation. Mais ils
sont toujours systématiquement notés, et présentés comme venant
confirmer ce que le comput est censé démontrer.
27 Dans le centre du Kerala, au moins, où les dēvapraśnam sont
comparativement plus longs et plus élaborés que dans le sud, cinq autres
ascendants sont également déterminés, dont l’un nous concerne ici : le
spṛṣṭaṃgam ārūḍha, l’« ascendant du membre touché », c’est-à-dire le
signe zodiacal déterminé par la partie de son corps que l’enfant touche
immédiatement après avoir déposé la pièce d’or. Il y a douze signes
zodiacaux : le corps est dans ce cas lui aussi subdivisé en douze parties, et
non plus huit comme dans la classification où le corps était mis en
correspondance avec les « matrices » et les orients. Le détail de ce
découpage connaît quelques variations selon les sources. Le PM (XIV. 22),
quant à lui, en indique un : tête, visage, cou, épaules, cœur, estomac,
taille, organes sexuels, cuisses, genoux, jambes et pieds, que les
astrologues pratiquant les dēvapraśnam font correspondre, dans l’ordre,
aux signes du Bélier, du Taureau, des Gémeaux, etc. Si l’enfant touche,
par exemple, son cou (troisième de la liste), l’« ascendant du membre
touché » sera Gémeaux.

Figure 1. Dēvapraśnam : lors du « rituel des huit objets propices », une enfant laisse tomber
une pièce d’or sur le diagramme zodiacal. (Cliché G. Tarabout.)

28 Il s’agit en fait là de la transposition d’une autre correspondance, plus


habituelle et lue en sens inverse : la position des planètes dans certains
signes zodiacaux, ou (plus souvent) dans les maisons zodiacales comptées
à partir de l’ascendant principal (cf. infra), permet d’évaluer l’état des
membres et organes correspondant à ces signes ou à ces maisons. Une
conjonction astrale néfaste en Gémeaux, par exemple, peut être
interprétée comme signalant des problèmes au niveau du cou. La logique
du dēvapraśnam se perçoit bien là : tandis qu’il est usuel dans la pratique
astrologique de considérer l’action des astres sur le corps, la perspective
est ici inversée, et une particularité corporelle – le fait pour l’enfant de
toucher une portion de son corps – devient un signe qui permet
d’identifier un repère astral, révélateur, à son tour, de la situation du
temple.
29 Que le corps fonctionne ainsi comme signe appelle, dans ce contexte,
deux remarques. Il faut noter d’abord la relative pauvreté des découpages
catégoriels : l’astrologie elle-même fournit dans d’autres situations des
grilles d’analyse corporelle nettement plus complexes, par exemple
lorsqu’il s’agit de déterminer plus finement la localisation de maladies et
les soins à y apporter. Dans les dēvapraśnam, le corps qui fonde les
diagnostics est au contraire, essentiellement, un corps vertical vu de
l’extérieur, de face, et découpé, pour ainsi dire, en tranches superposées
(ou, si l’on tient compte de la disposition des signes zodiacaux dans les
diagrammes, comme un corps enroulé dont les pieds, en Poissons,
touchent la tête, en Bélier – cf. Beck 1976 : 231).
30 Les catégories corporelles prises en considération sont en outre
variables : le corps est divisé en huit (ou, plus exactement, en deux fois
quatre) parties lorsqu’il s’agit de le rapporter aux orients, et en douze
lorsque la correspondance se fait avec les signes du zodiaque ; en outre,
une fraction seulement des parties du corps ainsi distinguées est
commune aux deux listes (la typologie en douze n’isole ainsi pas le nez,
ou bien les yeux et les oreilles). Loin que le corps signifiant impose sa
logique d’organisation aux choses qu’il signifie, ce sont celles-ci, en
définitive, qui semblent en déterminer le mode de partition. Les corps du
premier messager, de l’astrologue, ou de l’enfant, fourmillent d’indices
provoqués par la divinité pour faire connaître sa volonté quant au
temple. Mais ces corps ne sont pas véritablement considérés pour eux-
mêmes, et apparaissent en réalité structurés par les catégories auxquelles
ils renvoient.

Le corps métaphore
Le temple est comme un corps

31 Les temples sont couramment assimilés à un corps divin, selon diverses


acceptions d’ailleurs, dont les plus connues concernent l’architecture
sacrée (« mâle du site » fondant l’utilisation du terrain, métaphores
corporelles de la structuration verticale des chapelles 9 ). Dans un article
récent, B. Dagens (1996) a montré que certains textes régissant les rituels
de temple vont d’ailleurs plus loin dans une telle identification que les
traités proprement architecturaux. Je limiterai cependant ici
exclusivement mes observations à la seule pratique du dēvapraśnam, et à
ce qui s’y dit concernant cette corporéité attribuée aux sanctuaires – ce
qui n’est du reste pas sans rejoindre, voire reprendre, certaines
affirmations trouvées dans des textes rituels du type de ceux évoqués par
Dagens.
« Le temple (dēvālayam – “ résidence divine ”) est comme un corps (śārīram). La
conscience (caitanyam) est due à l’âme (jīvan – l’« être vital ») dans le corps. C’est ce qui
donne aux membres la capacité de travailler. De même, le temple (kṣētram) est le corps
grossier (sthāla śārīram) du dieu » (astrologue Shanmugham Master, 4 avril 1999).
32 C’est là, en quelque sorte, le présupposé de toute l’opération du
dēvapraśnam. La déclaration précédente reprend sensiblement ce
qu’expose le PM dans sa brève partie consacrée à cette activité (XXIV. 1-
37), où sont du reste cités plusieurs versets d’un texte régissant le rituel
des temples composé vers le XVe siècle et aujourd’hui très employé au
Kérala, le tantrasamuccayam (TS) 10 . Le PM (après le TS) précise ainsi que
la divinité existe dans son effigie comme une « présence », sānnidhya
(skt.), qui assure le bien-être de tous ses dévots, et dont l’intensité peut
diminuer à la suite de diverses fautes ou pollutions (XXIV. 4-7 / TS X. 1-
4). Le sanctuaire est le corps grossier de la divinité, et l’effigie son corps
subtil (sūkṣma śārīram) :
« Une affliction (dōṣam) de l’un affecte l’autre ; si l’un est atteint d’une affliction, les
deux sont à purifier » (XXIV. 8 / TS X. 5).

33 La présence divine est donc intimement dépendante de deux corps


emboîtés, le corps subtil et le corps grossier, à l’image d’une
représentation courante de la présence de l’âme vitale (jīvātman) dans
l’homme – parfois, cependant, c’est l’effigie divine elle-même qui est
assimilée au corps grossier. Et les afflictions frappant le temple, qui
entraînent une atténuation de la « présence » ou de la « conscience »,
sont pour l’essentiel ramenés à des souillures, à des atteintes
« corporelles ».
34 C’est sur la base de ces principes généraux que l’astrologie appliquée aux
temples va opérer. Elle ne va s’intéresser cependant qu’à un aspect très
partiel – mais central – de la métaphore corporelle. Pour le comprendre,
il nous faut tout d’abord voir brièvement comment procède
l’interprétation.

Principes d’interprétation

35 Pour l’astrologue, la discussion qui suit l’exécution du « rituel des huit


objets propices » est l’occasion d’interpréter l’ensemble des signes perçus
comme signifiants, de discourir sur les problèmes du temple que ces
signes révèlent, et de convaincre le comité de la nécessité de prendre
toutes les mesures réparatrices nécessaires. C’est alors seulement que
l’astrologue répondra, comme incidemment, à la demande explicite
formulée initialement par ce comité. Ainsi, au détour d’un rapport écrit
de 46 pages consacré pour l’essentiel à l’exposé des rites réparateurs dans
un temple de la région de Trichur, une dizaine de lignes mentionnent en
passant la possibilité de construire des boutiques et une salle pour repas
cérémoniels, sans aucun doute la réponse à la question explicite posée
par le comité concerné (temple de Muthuvara, 1999).
36 En dehors d’interprétations qui relèvent de la divination simple,
l’essentiel du diagnostic s’établit en prenant en considération les
positions planétaires, que l’on rapporte au signe de l’ascendant principal,
ārūḍha, c’est-à-dire le signe zodiacal en face duquel se trouvait le
messager lors de l’« interrogation », ou bien le signe zodiacal où l’enfant
dépose la pièce d’or dans le cas du « rituel des huit objets propices ». Cet
ascendant détermine une première « maison », l’écliptique étant divisé
en douze de ces « maisons », numérotées de 1 à 12 à partir du signe de
l’ascendant. Leur position et leur dimension est en principe variable, et
demande un calcul spécifique ; dans la pratique, il est courant que les
astrologues n’effectuent ces calculs que lorsqu’il convient de dissiper
certains doutes, et qu’ils mènent la majeure partie de leur discussion en
considérant des maisons d’étendue uniforme (30°), superposées aux
signes du zodiaque. Ainsi, dans l’exemple du temple mentionné au début,
Gauri, la fillette, place la pièce d’or dans le signe de la Balance, qui
devient dès lors la première maison. La deuxième est alors Scorpion, la
troisième Sagittaire, et ainsi de suite. Chacune de ces maisons « régente »
un ensemble de phénomènes qui lui est propre.
37 Nous l’avons vu, le dēvapraśnam est une extension, une adaptation au
domaine des cultes, d’une pratique d’élucidation exposée en détail pour
les problèmes d’une personne consultant à titre privé. Le champ possible
de ces problèmes personnels est classifié en douze catégories,
correspondant aux douze maisons. En voici une liste possible (PM XIV. 3-
14 ; dans cette citation, la première maison est déterminée non par
l’ārūḍha, mais par le signe émergeant à l’est au moment de la question, ou
« point d’intersection », lagna) :
« Beauté du corps, santé, condition, bien-être, renommée, bonheur, succès : réfléchir à
tout ceci au moyen de la maison du lagna.
Maisonnée, richesse, parole, œil droit, toutes les formes de connaissance : réfléchir à
tout ceci au moyen de la deuxième maison.
Courage, force vitale, sottise, frères et sœurs, héroïsme, oreille droite, aide : y réfléchir
au moyen de la troisième maison.
Mère, ami, oncle maternel, neveu, terre agricole, bonheur, véhicules et sièges, charme,
eau, couches, prospérité, troupeau, maison de naissance : y réfléchir au moyen de la
quatrième maison.
Intelligence, intuition, compréhension, pouvoir de discrimination, mérites obtenus de
naissances précédentes, conseil, ministres, enfants, capacité de jugement : y réfléchir
au moyen de la cinquième maison.
Voleurs, ennemis, obstacles, préoccupations, maladies, blessure ou mort causée par
l’arme d’un ennemi : y réfléchir au moyen de la sixième maison.
Mariage, désir amoureux, vision, épouse, mari, association, lits, maison de l’épouse,
propriétés perdues, relations sexuelles : y réfléchir au moyen de la septième maison.
Ruine totale, malheur, blâme, cause et lieu de la mort, serviteur, monastère et maison
secondaire, maladies, obstacle : y réfléchir au moyen de la huitième maison.
Chance, devoir, compassion, bonnes actions, ascèse, père, petits-enfants, don, service
des dieux, bonne conduite, précepteurs : y réfléchir au moyen de la neuvième maison.
Lieu de culte, ville, lieu où l’on tient conseil, auberge, serviteur, tous les actes, autorité,
subordination : réfléchir à tout ceci au moyen de la dixième maison.
Obtention de tous les désirs, frère aîné, fils obtenus, oreille gauche et gains d’argent : y
réfléchir au moyen de la onzième maison.
Faute, dépense, chute en enfer, œil gauche, perte de position, défaut physique : y
réfléchir au moyen de la douzième maison. »
38 Le domaine régi par chacune des maisons relève de différents ordres de
phénomènes – corps, entourage, événements, conduite – dont le
regroupement même illustre tout un système de valeurs. Une telle
classification (et il en existe bien d’autres utilisées en astrologie)
mériterait à elle seule une analyse spécifique. Ce ne peut être le propos de
la présente contribution, et je me bornerai ici à deux brèves remarques
destinées à souligner certains usages :
d’une part, cette énumération est parfois mise en correspondance avec d’autres listes
semblables – par exemple le découpage du corps humain en douze parties, de la tête aux
pieds ;
d’autre part, elle est à l’origine de listes dérivées : par exemple, dans le cas des praśnam
spécifiquement organisés pour les questions concernant le roi et le royaume, les maisons
correspondent, dans l’ordre : au corps physique du roi (1), au trésor (2), à l’armée (3), aux
véhicules (4), à la diplomatie (5), à l’ennemi (6), aux routes (7), à la longévité (8), à l’esprit du
roi (9), au commerce (10), aux gains (11), aux pertes (12) (PM XIV. 19).
39 C’est une dérivation du même ordre qui est appliquée dans le cas des
dēvapraśnam. Elle est rendue possible par l’assimilation de la divinité à
une personne, dont le corps est son effigie et/ou l’ensemble du temple.

Les maisons zodiacales appliquées au temple

40 La grille de lecture des maisons zodiacales que nous avons vue est l’objet
d’une adaptation minimale. Le traité énonce d’abord quatre typologies
concurrentes (XXIV. 13-16) correspondant à de telles adaptations, avant
de proposer une « thèse qui suit tous ces points de vue » (XXIV. 17). Il
s’agit en réalité du simple cumul des indications fournies par les quatre
listes pour chacune des maisons concernées. Ainsi, tandis que l’une
affirme que la première maison régente la présence divine, deux autres
l’effigie, une quatrième les bâtiments du temple, la solution finalement
adoptée est de considérer que cette maison régente, à la fois, la présence
divine, les bâtiments du temple et l’effigie (XXIV. 18). Et ainsi de suite
(XXIV. 18-23). Quatre des astrologues interrogés ont fourni pour leur part
des listes très voisines de cette typologie « synthétique », et leur opinion,
telle que je l’ai recueillie, peut être résumée ainsi (les numéros indiquent
la maison correspondante) :
(1) présence divine (sānnidhyam), image divine (biṃbam), ensemble du temple
(2) autorité gérant le temple, finances
(3) offrandes (nivēdyam), entretien, serviteurs
(4) sanctuaire principal, bâtiments, alentours
(5) présence divine, image divine
(6) ennemis, voleurs, souillures
(7) dévots, ornements divins
(8) présence divine, offrandes, serviteurs
(9) « propriétaires », patrons, mérites accumulés, pureté
(10) cultes quotidiens et festifs, officiants
(11) mérites accumulés, gains, revenus
(12) dépenses, maître du rituel (tantri, ācārya)
41 De prime abord, le temple est ainsi analysé selon les mêmes principes que
peut l’être une personne, comme le montre la comparaison avec la
typologie utilisée pour les praśnam personnels ou pour le roi et son
royaume (je ramène à l’essentiel) :

Roi, royaume
Praśnam personnels (PM) Temple (PM, entretiens)
(PM)

(1) corps, santé, condition, succès corps présence divine, image, temple

(2) maisonnée, richesse, connaissance trésor gestion, finances

(3) courage, frères et sœurs, héroïsme,


armée offrandes, entretien, serviteurs
aide

(4) mère, ami, terre, véhicules, sièges,


véhicules bâtiments, alentours
prospé.

(5) esprit, mérites, ministres, enfants diplomatie présence et image divines

(6) ennemi, obstacles, maladies, mort ennemi ennemi, souillures

(7) désir, vision, épouse, association routes dévots, ornements


(8) ruine, serviteur, possessions présence divine, offrandes,
longévité
extérieures serviteurs

(9) chance, devoir, père, piété, précepteur esprit du roi patrons, mérites, pureté

(10) lieux publics, serviteur, actes,


commerce cultes réguliers, officiants
autorité

(11) satisfaction, frère aîné, fils, gains


gains mérites, revenus
d’argent

(12) faute, dépense, perte de position,


pertes dépenses, maître du rituel
défaut

42 Il faut cependant remarquer une particularité de la typologie employée


pour le temple : la multiplicité des redoublements produits par l’agrégat
de quatre listes initialement distinctes. Ainsi la présence divine est
analysable dans les 1re, 5e et 8e maisons ; l’image divine dans les 1e et 5e ;
les bâtiments du sanctuaire dans la 1re et la 4e ; les finances dans la 2e et la
11e (complétée par la 12e) ; les offrandes dans la 3e, la 8e et la 10e ; la
pureté ou l’impureté dans la 6e et la 9e. Ces redoublements, du strict point
de vue de la logique classificatoire, ne sont pas sans produire un certain
flou. Au plan de la pratique astrologique, ce sont au contraire des
instruments permettant d’affiner et de renforcer le discours interprétatif,
en particulier dans un domaine qui tient à la spécificité du temple, par
rapport à la personne humaine : l’analyse de la « présence ».

Qui est là ?

43 La première préoccupation de l’astrologue, lors des interprétations


énoncées au cours de la discussion finale, sera d’examiner les présences
divines que l’analyse de l’« interrogation » et du « rituel des huit objets
propices » permet de déceler dans le temple. Pour ce qui est de la divinité
principale, en particulier, il faut s’assurer de deux choses : d’une part, si
une telle présence est effectivement perceptible, et quelle est son
intensité ; d’autre part, quelle est sa nature, c’est-à-dire si la divinité
présente est bien celle que l’on croit. Ainsi :
« Le but premier, fondamental, du dēvapraśnam est que l’astrologue dise aux gens qui
est ce dieu, en recourant à différentes preuves. Les autres questions sont élémentaires
et dépourvues d’intérêt. La question importante, c’est : quel est le “ style ” de ce dieu.
[…] En fait, les gens ordinaires ne s’intéressent qu’à des trivialités : comment mener la
fête annuelle ? Peut-on y inclure davantage d’éléphants ? Comment collecter davantage
d’argent ? Comment attirer plus de monde ? Comment construire un portique
d’entrée ? Peut-on offrir un feu d’artifice ? Y a-t-il eu pollution des lieux ? Ce ne sont là
que des enfantillages en comparaison de la question essentielle » (astrologue Unnirajan
Kurup, 8 avril 1999).
44 Et à une question sur les priorités des dēvapraśnam, un autre astrologue
répond sans hésiter : « le sānnidhyam », la présence.
45 Deux termes sont employés dans ce domaine, et se recoupent largement :
le sānnidhyam désigne l’existence et l’intensité de la présence divine ; le
caitanyam, « conscience, force vitale », serait plutôt sa nature, mais c’est
aussi une force dont on évalue quantitativement l’importance, elle peut
croître ou décroître, être « pleine » ou non. Il m’a semblé que les
spécialistes du rituel chargés d’installer la « conscience » divine dans son
effigie (de même que les récits sur l’histoire de chaque temple)
recouraient plus volontiers à la notion de caitanyam 11 . Les astrologues,
eux, enquêtant pour savoir qui est là, et avec quelle puissance, parlent
plutôt de sānnidhyam.
46 Voyons un exemple, qui nous permettra de saisir en même temps
comment fonctionne la typologie des maisons zodiacales, avec les
redoublements qu’elle comporte. Dans le cas du temple où M. Iyer n’avait
pu pénétrer mais pour lequel il a ensuite mené les débats, Mars se trouve
dans le signe de la Balance lorsque la fillette place la pièce d’or qui fait de
ce signe la maison de l’ascendant, ārūḍha, et donc la première des douze
maisons de notre liste, celle qui régente tout à la fois « la présence,
l’image, le temple ». Mars, en général, indique le conflit, la rupture, la
cassure. L’astrologue en tire une première déduction : la divinité, l’effigie
ou le temple sont endommagés. Comment préciser ? Il s’appuie sur
l’observation des autres maisons. L’état dans lequel se trouve la présence
divine peut s’apprécier également en étudiant les 5e et 8e maisons, l’état
de l’effigie en examinant la 5e. Il n’y a pas de conjonction planétaire
maléfique particulière affectant ces maisons. Par contre, il y en a dans la
4e maison, qui régente, entre autres, les bâtiments. L’indétermination qui
résultait de la seule observation de la 1ère maison est levée : c’est
uniquement la chapelle abritant la divinité qui est endommagée, il faudra
la démolir et la reconstruire (… ce qui était l’un des vœux du comité).
47 La présence divine est donc confirmée, elle manifeste une certaine
intensité. Encore faut-il l’identifier : contrairement à ce que l’on pourrait
penser, il ne suffit pas de savoir que tel temple est dédié à telle divinité
principale pour être sûr de la présence effective de celle-ci. Dans ce cas
particulier, M. Iyer, après avoir examiné diverses configurations astrales,
et après discussion avec ses assesseurs et ses disciples, parviendra à la
conclusion qu’il y a erreur sur la personne divine : la déesse qui avait été
initialement installée est partie, à la suite de fautes commises dans les
cultes qui lui étaient destinés, et c’est une autre déesse qui est désormais
présente – l’astrologue l’identifiera, puis prescrira les « rectifications » à
accomplir, ainsi que diverses mesures de réparation rituelle pour les
fautes passées. Plus tard, dans son cabinet, M. Iyer m’expliquera que
l’« erreur » dans l’identité de la déesse était prévisible, puisque lui-même
avait dû se faire remplacer (du fait de la période de pollution) pour mener
le « rituel des huit objets propices ». Selon le principe de résonance
examiné au début, la substitution des personnes annonçait la substitution
des divinités.
48 Comment, dans ces conditions, comprendre l’affirmation selon laquelle
« le temple est le corps de la divinité », ainsi que les parallèles
régulièrement établis avec la personne humaine ? Il est clair que lors des
consultations privées, l’astrologue ne va pas examiner si l’âme de son
client est bien celle qu’il avait à la naissance. Il présuppose que X est bien
X et non Y. Il existe donc de ce point de vue une spécificité du temple,
pour laquelle un tel examen est jugé crucial. Cela semble notamment dû
au fait que, tout en étant un corps divin, le sanctuaire est aussi une
institution humaine, dans sa gestion, dans son entretien et dans ses
cultes : l’examen de ces aspects fait d’ailleurs l’objet de l’essentiel du
discours de l’astrologue une fois qu’il a déterminé la « présence ». Du
coup, le parallèle établi avec la personne humaine se limite à affirmer un
lien entre une présence invisible et un « corps » visible. Nulle
correspondance, dans le discours astrologique du moins, entre les
diverses parties du temple et les organes et membres du corps humain
(c’est par contre là, nous l’avons vu, une composante possible des
discours sur le site, l’architecture et le rituel du temple). De son côté, la
multiplicité des présences divines dans l’enceinte d’un sanctuaire, avec
leurs autels ou leurs chapelles plus ou moins développés, ne trouve pas
d’équivalent au plan de la personne humaine – sauf dans le cas particulier
des rituels d’imposition de divinités sur différents endroits du corps de la
part de spécialistes lors des cultes (encore s’agit-il là d’une création
rituelle, qui ne relève pas de l’état habituel du corps).
49 Du coup, la référence au corps humain semble être surtout de l’ordre
d’une métaphore qui se résume, pour l’essentiel, à l’affirmation de la
nature visible et « grossière » du support ou de l’enveloppe d’une
« présence », d’une « conscience ». Penser le temple en tant que corps
revient alors (dans le discours astrologique) non pas à projeter une
organisation corporelle sur le temple, ni même un organicisme, mais à
réitérer l’assertion de la nécessaire corporéité du divin pour recevoir un
culte. Et constamment, l’astrologue découvre dans les temples qu’il
examine des « présences » divines que les hommes ont « oubliées » ou qui
décident de rester : il faudra alors leur rendre un culte régulier, leur
installer un autel, voire leur édifier le cas échéant une chapelle séparée –
bref les doter d’un corps.
50 Au yeux de l’astrologue, les problèmes censés motiver la tenue d’un
dēvapraśnam sont attribués soit à l’atténuation de la présence de la
divinité, soit à la colère de cette dernière. « Nous avons à découvrir si
Dieu est d’humeur satisfaite, s’il est dans des dispositions favorables »
(Shanmugham Master, 4 avril 1999). Mais pour cela, pour que sa
satisfaction puisse être assurée par le culte, il faut que la divinité soit
pourvue d’un corps qui lui permette de faire l’expérience des offrandes et
de la dévotion : « Pour que Dieu nous bénisse, il faut qu’il le veuille. Pour
que cela arrive, les cinq sens [de la divinité] jouent leur rôle » (idem).
51 Autrefois, dit-on, il n’y avait pas besoin de temples. Ceux-ci ont été
rendus nécessaires lorsque l’homme est devenu incapable d’honorer le
divin de façon abstraite. Discours banal, sans doute, qu’il ne faut
cependant pas sous-estimer. La métaphore corporelle du temple et de
l’image divine se fonde sur le sentiment d’une commune problématique
de l’être – précisément ce rapport d’une « présence » à un ou plusieurs
« corps », de la conscience à un « corps grossier », et de l’existence au
monde à l’expérience sensorielle 12 . Cette relation, cette tension
pourrait-on dire, trouve une expression symétrique dans le discours de
cet astrologue qui, comme en miroir, rappelle que le corps humain est un
temple :
« La notion de consécration [d’une image divine] est liée à celle de temple, kṣētram. Le
corps de l’homme est un kṣētram. Tout ce qui prend forme sur terre se vit par le corps.
Le corps [humain] est le kṣēram par lequel se vit Dieu » (astrologue et tantri N. Sharma,
24 mars 1999).
52 Ce n’est pas sans faire écho à une affirmation courante dans certains
courants dévotionnels, dont une expression radicale, plus de dix siècles
plus tôt, se rencontre par exemple dans les poèmes tamouls de
Civavakkiyar :
« Vous dites que Śiva est dans les briques et le granite, dans le linga frotté de rouge,
dans le cuivre et le bronze !
Si vous pouviez d’abord apprendre à vous connaître vous-mêmes, le dieu du temple
danserait et chanterait en vous. » Zvelebil (1973 : 230).

53 Temple-corps, ou corps-temple : ce n’est pas tant le détail de son corps


(ni du temple) que l’homme pense par ces identifications, que son rapport
à une « présence ».

Conclusion
Conclusion
54 Les pages qui précèdent ont tenté d’examiner, à partir du discours de
l’astrologie appliquée aux temples au Kerala, comment une
compréhension de certains éléments du monde – ici l’état et l’évolution
des sanctuaires – s’élabore à partir du corps humain. Deux logiques
distinctes ont paru pouvoir être dégagées.
55 L’une fait que des corps précis, à des moments donnés, sont des signes.
Leur attitude, leur position dans l’espace, leurs gestes, etc., s’intègrent à
un discours, ou à une écriture, constitué par la succession des
événements, ce que l’astrologue a pour charge de lire et de comprendre.
Dans cette logique indiciaire, les corps, y compris celui de l’astrologue
lui-même, ne sont que des instruments temporaires au service de la
volonté divine, qui rend par là visible, mais de façon cryptée, la réalité
invisible du temple. Est-ce à dire que tout événement est significatif ?
Dans le principe, sans doute oui. Mais en pratique, une partie seulement
des possibilités est effectivement prise en compte ; gestes et attitudes ne
sont observés que durant de courts moments, à des instants particuliers
d’un cadre temporel d’ensemble débutant par l’« interrogation » et
s’achevant lors de la discussion finale ; enfin l’interprétation est une
construction discursive complexe dans laquelle l’astrologue choisit de
donner sens, ou non, à certains détails plutôt qu’à d’autres en fonction
d’une appréciation qui lui est propre. Certes, des règles d’interprétation
précises existent, et la présente contribution a tenté d’exposer en quoi
elles s’appuient, entre autres, sur l’observation de certains corps. Mais
elles supposent d’être toujours adaptées à chaque situation particulière,
et, dans la multiplicité des possibles, l’art du bon astrologue est de
convaincre son audience qu’il a effectué les bons choix.
56 L’autre logique est d’ordre métaphorique. Le sanctuaire est le « corps
grossier » de la divinité, ce qui permet notamment de transposer au
temple une grille d’interprétation formulée initialement pour la
personne humaine. À la différence d’autres branches du savoir rituel, la
métaphore ne fonde cependant pas une ressemblance de détail. Elle ne
manque pas pour autant de force, dans la mesure où elle consiste à
revendiquer une commune nature pour l’homme et pour la divinité en
son temple. Mais cette identité met en lumière, du coup, une différence
essentielle : le corps divin est un corps construit et entretenu par les
hommes, et ceux-ci sont responsables du maintien de l’intégrité de la
présence divine – au risque d’un amoindrissement, voire d’une
disparition de cette dernière par accumulation d’actions fautives. La
métaphore trouve ainsi sa limite dans le fait que le temple est une
institution humaine. Encore faut-il noter à ce sujet que le discours des
astrologues et des dévots tend constamment à présenter les faits
autrement : si la rectitude rituelle garantit le maintien de la
« conscience » divine, c’est l’éclat de cette dernière, dit-on, qui fait qu’un
temple se développe ou périclite.
57 Deux façons distinctes, donc, pour penser les correspondances entre
corps humain et divinité-de-temple. L’une insère des personnes précises
dans une chaîne d’événements, selon un principe de participation entre
hommes et dieux, afin d’en faire des éléments d’un discours des choses,
ce que Foucault, dans l’ouvrage cité en exergue, appelait « la prose du
monde ». L’autre, raisonnant en termes généraux et non plus à partir du
corps de personnes spécifiques, se fonde sur un principe de ressemblance
pour affirmer que le temple est un corps. Ces deux logiques ne sont
néanmoins pas indépendantes. C’est parce que le dieu est présent dans
son temple, donc pourvu d’un corps, qu’il peut protéger ses dévots, et
c’est l’affliction de son corps qui se répercute dans les événements
affectant ceux-ci. La logique « indiciaire » correspond à une résonance
harmonique entre plusieurs corps, celui des dévots et celui de la divinité
(ou, dans le cas plus général des consultations privées, du corps de
l’astrologue, du messager, et de la personne pour qui l’examen
astrologique est mené).
58 Indice ou métaphore, le corps n’est cependant guère pensé en tant que tel
dans ce contexte. Dans le premier cas, nous l’avons vu, les découpages
auxquels il donne lieu pour fournir une lecture sont en fait variables,
déterminés avant tout par les catégories extérieures auxquelles il
renvoie. Dans le second cas, il n’est pas vraiment considéré en tant
qu’organisme, mais plutôt en termes existentiels – la corporéité d’une
conscience. S’il ne s’agit donc pas ici d’une réflexion sur le corps, sinon
comme témoin ou modèle de principe, c’est là une pensée forte de la
présence divine qui fonde l’application aux sanctuaires de procédés
élaborés pour les humains. Dans les deux cas, le corps – considéré comme
modalité d’existence – ou des corps – dans leurs spécificités
événementielles – servent à l’homme pour ordonner le monde en tant
que lieu et forme du divin.

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TARABOUT, Gilles, 1990, « Sacrifice et renoncement dans les mythes de fondation de temples au
Kerala », in M. Détienne, éd., Tracés de fondation, Louvain-Paris, Peeters, p. 211-232.
TARABOUT, Gilles, 1997, « Maîtres et serviteurs. Commander à des dieux au Kerala (Inde du Sud) », in
A.de Surgy, éd., Religion et pratiques de puissance, Paris, L’Harmattan, p. 253-284.

T RAUTMANN , Thomas R., 1981, Dravidian Kinship , Cambridge, Cambridge University Press.
UNNI, N. P., 1989, Tantrasamuccaya of Narayana. A General Introduction, Trivandrum, Université du
Kerala, Département de sanskrit.
Z VELEBIL , Kamil, 1973, The Smile of Murugan. On Tamil Literature of South India , Leyde, Brill.

NOTES
1. Lorsqu’ils seront translittérés, les termes vernaculaires seront en italique ; l’orthographe suivie
est toujours celle du malayāḷam (la langue du Kerala), y compris pour les mots d’origine sanskrite
ou tamoule (sauf précision contraire).
2. Le mécanisme a été décrit par de nombreux auteurs, en particulier Harper (1964).
3. Pour deux discussions des vues de l’école de la Mitākṣarā (skt.) sur la nature corporelle des
relations de parenté, voir Dumont (980 : 31 sq.), Trautmann (1981 : 250 sq.). Pour une théorie
substantialiste des échanges interpersonnels en tant que circulation de « substances codées », voir
Marriott (1976), et les débats ultérieurs autour de l’« ethnosociologie » (cf. la présentation
succincte en introduction au présent volume).
4. La documentation, recueillie en mars-avril 1999 dans le sud et le centre du Kerala, comprend
l’observation de quatre dēvapraśnam, dont deux enregistrés et retranscrits, et de cinq praśnam
individuels, la réalisation d’interviews d’une dizaine d’astrologues (certains rencontrés à plusieurs
reprises), la participation à des leçons dans des « cours » de praśnam dirigés par M. Iyer, et la
collecte d’une vingtaine de rapports écrits. La transcription et la traduction d’une partie
importante de ces matériaux n’ont été possibles que grâce à l’aide de MM. L. S. Rajagopalan, N.
Rajasekharan Nair, M. Sivasankaran Nair, que je tiens à remercier – de même que ma
reconnaissance va aux spécialistes que j’ai rencontrés et qui se sont toujours montrés d’une
inlassable patience face à ma curiosité.
5. Sur l’auteur, cf. Sarma (1972 : 66 sq.). Il existe bien d’autres traités de praśnam, mais celui-ci est
de loin le plus employé à l’heure actuelle au Kerala. Pour une édition récente, en caractères
malayāḷam, voir Govindan (1987, 1990). Pour une édition en caractères devanagari (avec de
nombreuses coquilles) et une traduction commentée en anglais (malheureusement très
approximative), cf. Raman (1991-1992).
6. La numérotation des stances suit celle de l’édition Raman (l’édition Govindan sera précisée
lorsqu’elle diffère). Les traductions proposées s’appuient sur les deux éditions. Gérard Colas a bien
voulu en revoir une première version, et je l’en remercie vivement ; la rédaction finale est mienne,
et donc aussi les erreurs qui pourraient subsister.
7. Comme la liste de la stance II. 123 le suggère, certaines des conditions énumérées ont de toute
façon peu de chances de se produire dans des circonstances ordinaires, ce qui pose d’ailleurs la
question de la perspective présidant à l’élaboration de telles listes.
8. L’ethnologue peut à l’occasion, de par son ignorance, parfaitement jouer ce rôle dans le
contexte des consultations, faites pour d’autres, lors des « cours » de praśnam.
9. Sur le « mâle du site », vāstupuruṣa, voir Dagens (1970 : 94 sq. – qui préfère « esprit du site ») ;
Kramrisch (1976). L’assimilation des bâtiments du sanctuaire au corps divin est par ailleurs
détaillée par S. Kramrisch (1976 : 133 sq.) et B. Dagens (1996). Une telle assimilation est élaborée
dans un sens militant par un membre du mouvement nationaliste hindou, fondateur d’un institut
de rituel au Kerala, P. Madhavan (1988) : l’identification du temple à un corps humain y est
systématique, et s’articule sur une commune opposition entre corps grossier et corps subtil,
l’existence de cinq « enveloppes », le repérage de « membres », une série de centres vitaux, etc.
Voir également Appukuttan Nair (1988) (mêmes figures que l’article précédent, mais
préoccupations plus architecturales).
10. Je suis reconnaissant à Gérard Colas d’avoir découvert et de m’avoir signalé ces citations. Pour
une édition récente (en caractères malayāḷam) du trantrasamuccayam (TS), cf. Bhattattiripad (1990-
1992). Pour une présentation générale, cf. Unni (1989). Les correspondances avec les premiers
versets de PM (XXIV) s’établissent comme suit (selon l’édition Bhattattiripad ) : PM XXIV. 2 = TS
VI. 38 ; PM XXIV. 3 = TS IX. 1 ; PM XXIV. 4-8 = TS X. 1-5 ; PM XXIV. 9 = TS XI. 86.
11. Pour une discussion de la notion, cf. Tarabout (1990), Freeman (1999 : en particulier mise au
point critique p. 175, n. 6). Sur l’installation de caitanyam dans l’effigie, au Kerala, cf. Tarabout
(1997), Freeman (1998).
12. Cf. Augé (1988 : 144) : « La matière, l’identité et la relation seraient ainsi au principe de tout
dispositif symbolique. »

NOTES DE FIN
1. Ce texte a bénéficié d’une première lecture critique de D. Berti, V. Bouillier et G. Colas, que je
remercie.
Deuxième partie. Univers ésotériques
Chapitre 5. Corps et cosmos
L’image du corps du yogin tantrique

André Padoux

1 Une des caractéristiques du yoga tantrique est la place qui y est donnée
aux spéculations et aux pratiques reposant sur des correspondances
micro-macrocosmiques. Le corps du yogin y est « cosmisé », divinisé,
transcendant sa condition mortelle dans une libération en vie (jīvanmukti)
toute-puissante. On voudrait donc décrire ici quelques aspects de cette
expérience yogique tantrique du corps. Mais on voudrait aussi souligner
le fait que ces pratiques et notions tantriques, qu’elles soient śivaïtes,
viṣṇouites (ou bouddhiques), si particulières qu’elles puissent paraître, ne
font que traduire à leur manière une vision généralement indienne,
ancienne, du corps humain et de sa place dans le cosmos. Le seul fait que
l’Inde ait inventé le yoga – cette antique méthode somato-psychique de
maîtrise et de dépassement de soi, d’utilisation du corps à des fins au
moins en partie transcorporelles – montre l’attention qu’elle a très tôt
porté au corps.
2 L’attitude indienne envers le corps semble toujours avoir été double. Il a,
d’une part, été conçu comme imparfait, souffrant et cause de souffrance,
source d’impureté et d’esclavage et dès lors comme devant être d’abord
contrôlé, puis dépassé, bridé par le renoncement et l’ascèse. Mais il a
aussi été utilisé dans des pratiques ascétiques reposant sur sa structure et
sa nature, ainsi que sur des corrélations posées entre lui et l’univers, et il
a ainsi parfois été exalté comme lié au divin, divinisable, comme pouvant
être le moyen et même le lieu de la libération.
3 De ces deux attitudes, la seconde est probablement la plus ancienne. Il n’y
a, en effet, guère de dévaluation du corps dans le védisme. L’ascèse
(tapas), qui mène au divin, se fait par la contention, le « chauffage » (que
connote la racine sanskrite TAP), des forces corporelles. Les cinq
« souffles » (prāṇa), forces organiques qui animent le corps, sont des
forces cosmiques, cependant que des correspondances ou affinités relient
les parties du corps et les éléments du macrocosme. L’ascèse divinise, la
continence sexuelle (brahmacarya) aide le sacrifiant védique à renaître
spirituellement, à devenir immortel. L’hymne 10.2 de l’Atharvaveda
montre le corps humain créé par les dieux comme la citadelle où se
trouve la « cassette d’or » du brahman, l’absolu divin, alors que, pour
l’hymne 11.8, les dieux, étant entrés dans le corps de l’homme, du puruṣa,
on peut dire de lui « celui-ci est le brahman, car tous les dieux y habitent
comme les vaches dans une étable ». Les anciens traités védiques, les
Brāhmana, comme les anciennes Upaniṣad, développent ces conceptions
relatives aux liens entre physiologie et cosmologie, à l’identification du
monde et du corps.
4 Mais une autre vue du corps, négative, a aussi existé de longue date
(même si elle est moins ancienne) et continue d’être présente en Inde. Le
corps, sans cesse renaissant dans le flot perpétuel de la transmigration, le
saṃsāra, y apparaît comme occasion de souffrance, source d’impureté et
cause d’attachement à un monde douloureux. Ce sont surtout le
bouddhisme et le jinisme qui ont développé (et qui soutiennent encore)
cette conception 1 . L’Inde hindoue la connaît aussi et elle n’a jamais
cessé de la vivre, notamment dans la mesure où le corps y est perçu
comme étant par lui-même une source de pollution : par tout ce qui en
provient, parfois par son contact, ou même par sa seule proximité. Mais si
cette attitude est, à des degrés divers, socialement omniprésente,
maintenue par le système des castes (c’est un des aspects de l’opposition
pur/impur), elle peut cependant paraître intellectuellement – sur le plan
de la vision de l’être humain comme intégré dans le cosmos – comme
moins essentiellement « indienne » que l’autre. Mais peut-être dis-je cela
parce que l’attitude la plus positive est présente de façon
particulièrement nette (et intéressante) dans le domaine que j’étudie 2 …

De la survie de quelques notions


5 Diverses conceptions indiennes, souvent anciennes, préfigurent ou
contribuent à expliquer certaines pratiques ou spéculations tantriques
relatives au rapport de l’être humain au cosmos.
6 L’ensemble des traditions tantriques hindoues a ainsi adopté l’explication
évolutive du monde de l’ancien système philosophique dualiste du
Sāfikhya, avec sa classification étagée des plans ou des aspects de la
réalité, les tattva (« réalités »), qui vont de la divinité à la substance terre.
Or cette classification place les constituants du psychisme humain, puis
les organes humains d’aperception et d’action, les indriya, entre le plan
divin et les éléments constitutifs du monde visible. Elle inclut donc
implicitement l’être humain dans le procès cosmique.
7 Les systèmes tantriques ont également repris et développé la vieille
conception des « souffles vitaux » (prāṇa), ou « vents » (vāyu, vāta), forces
organiques animatrices de l’univers comme des humains, ce qui implique
ces derniers dans le champ des forces cosmiques. Cette vision est
renforcée dans le hathayoga tantrique, qui porte à dix, ou davantage, le
nombre des prāṇa, les fait circuler dans tout le corps et même assimile au
soleil et à la lune deux des principaux canaux où ils se meuvent. C’est à la
notion de prāṇa que se rattache celle de kuṇḍalinī, cette force divine
cosmique présente dans le corps, qui est si importante en contexte
tantrique.
8 Parmi les éléments antérieurs au développement des systèmes
tantriques, mais que l’on y retrouve sous-jacents, on peut aussi citer la
structure de l’être humain des écoles classiques. Ainsi, la conception des
« gaines » (kośa), emboîtées et de subtilité ou de matérialité croissante, du
système philosophique du Vedānta, fournit une image du corps où l’on
passe sans coupure d’un plan à un autre, image qui, en outre, est ouverte,
permettant de dépasser le niveau corporel pour s’ouvrir à des plans plus
élevés ou plus subtils. Il en est de même pour la conception voisine des
« corps » (śarīra, deha) respectivement « grossier » ou matériel (sthūla), et
« subtil » (sūkṣma ou liṅga), conception que l’on trouve également dans les
textes tantriques, où elle est prise en compte dans l’élaboration de
l’image du corps et dans les notions et pratiques qui se rapportent à cette
image.
9 Il faut enfin souligner le fait que dans le monde hindou traditionnel
l’expérience du corps est particulièrement marquée d’éléments culturels.
Le corps, ou ce que l’on fait avec lui, reflète, exprime des notions
rituelles, des vues cosmiques 3 . Il est vécu comme un élément d’un
ensemble qui l’englobe et le dépasse et qui lui donne un sens, mais un
ensemble, aussi, dont la signification est construite à partir d’une
expérience du corps. Le monde, en outre, n’y est pas « désenchanté » :
c’est un univers organisé, signifiant, où l’homme et les dieux ont leur
place, animé par des forces surnaturelles et dont la structure se retrouve
dans celle (notamment corporelle) de l’être humain. Ce monde de la
nature est d’ailleurs lui-même imprégné de culture 4 . Nées et existant
dans un tel milieu, les pratiques ou spéculations tantriques peuvent
paraître curieuses, extrêmes. Elles n’y sont pas aberrantes.

Perspective métaphysique sur le corps tantrique


10 Ce que l’on trouve dans les textes tantriques hindous, anciens ou
modernes (et, d’une certaine manière, dans le bouddhisme tantrique), ce
ne sont guère, en effet, que des développements – des extrapolations à
des degrés divers – des conceptions que nous venons de voir.
11 Dans le cas, par exemple, de la hiérarchie classificatoire du cosmos selon
les tattva, les principes ou réalités constitutives du monde, les traditions
tantriques ajoutent aux 25 tattva du Sāṃkhya, qui vont, en montant, du
tattva de la terre à celui du puruṣa, le principe divin masculin, onze autres
5 (voir tableau ci-après), représentant des étapes supra-sensorielles,

cosmiques, par lesquelles passe la divinité pour manifester la diversité de


l’univers, pour aller de son état essentiel d’illimitation infinie aux
limitations propres au monde empirique et, plus spécialement, à l’être
humain qui, ainsi, se trouve pris dans un processus universel, englobant,
animé par la puissance divine, la śakti, allant en un flot créateur de la
divinité au monde matériel, ou retournant à son origine suprême lors de
la résorption cosmique. Cette inclusion de l’homme dans la structure et le
mouvement cyclique du cosmos, avec les homologations et
correspondances (d’origine upaniṣadique, rappelons-le) entre son corps
et l’univers, apparaissent dans nombre de rites et de pratiques de yoga
tantrique, qui se fondent sur elles et dont elles sont un trait
caractéristique.
12 Dans la mesure où les onze tattva situés au-delà de celui du puruṣa 6
représentent des étapes de l’évolution différenciatrice au sein de la
divinité qui fait apparaître les éléments constitutifs, notamment de l’être
humain, et où ces étapes sont des plans que cet être doit traverser en
remontant vers l’origine pour s’unir à la divinité par l’ascèse ou le yoga,
ou par le rite (comme nous le verrons plus loin dans le cas de l’initiation,
la dīkṣā), cette structure métaphysique ne peut que l’impliquer davantage
dans le mouvement de l’énergie divine créatrice et animatrice de
l’univers. Kṣemarāja, auteur śivaïte cachemirien du XIe siècle, souligne
bien cette totale implication de l’être humain dans le processus cosmique
quand il écrit dans son petit traité, le Pratyabhijñāhṛdaya (« Le cœur de la
reconnaissance [du Seigneur] ») : « C’est le Seigneur lui-même, lui qui est
Conscience (cidrūpa), qui, pénétrant au niveau du corps (deha), des
souffles (prāṇa), etc., fait apparaître en se manifestant extérieurement le
monde objectif : tout ce qui est soumis à l’espace et au temps ». Dire cela,
c’est affirmer clairement que l’être humain et le monde apparaissent en
même temps, par l’effet du même élan créateur.

Les tattva sont donnés à partir du plus bas, celui de la terre, en montant jusqu’à śiva : c’est le
parcours de la résorption cosmique ou de la libération. La création, elle, va de śiva, la
divinité, à pṛthivī, la terre.

13 C’est là évidemment une vue non dualiste. Mais tous les textes tantriques,
même s’ils sont dualistes 7 , voient la condition humaine comme un des
aspects de la manifestation cosmique. Cette condition résulte plus
particulièrement de l’action de la māyā (le 31etattva) et des quatre tattva
suivants, les « cuirasses » (kañcuka), qui l’accompagnent pour faire
apparaître un monde où règnent restrictions et frontières et pour
enfermer la conscience humaine dans une chape limitatrice. On pourrait
ajouter à cela, pour les traditions śivaïtes, que, dans la mesure où celles-ci
posent l’existence de trois réalités éternelles constitutives du tout : le
Maître (pati), c’est-à-dire Śiva, les êtres enchaînés (paśu), les créatures, et
le lien (pāśa) qui enchaîne ces dernières et conditionne toute chose, elles
insèrent là encore l’homme dans le processus cosmique. Pour toutes ces
traditions, c’est l’action cosmique de la māyā, placée à l’origine de cette
condition « enchaînée », qui fait surgir les formes hors de
l’inconditionné. C’est aussi, plus près encore de l’être humain, l’effet de
l’āṇavamala, l’impureté essentielle propre à l’être limité, l’aṇu 8 ,
impureté dont la nature est également transpersonnelle. Certes, son
action se conjugue au plan individuel avec celle du karman, c’est-à-dire de
la force efficace des actes accomplis, mais le karman d’un être ne laisse
pas d’être conditionné par tout ce qui l’entoure, si bien que son caractère
individuel est très relatif 9 . À cela s’ajoute la force d’obscurcissement, ou
d’occultation (tirodhānaśakti) que possède la divinité et par laquelle elle se
voile elle-même pour laisser apparaître le monde manifesté (ou pour
laisser les âmes s’engluer dans les expériences sensibles – bhoga – plutôt
que de rechercher la libération – mokṣa). Tout cela fait que, dans la
perspective métaphysique de ces systèmes, la condition humaine n’est
pas séparable de celle du monde, cette imbrication étant seulement plus
marquée dans le śivaïsme non dualiste (pour lequel, en définitive, seule la
divinité agit 10 ) que dans le ªaivasiddhānta, dualiste, ou le Pāñcarātra
viṣṇouite, pour qui l’être humain, tout en étant pris dans le flot cosmique
issu de la divinité (ce qu’il « rejoue » d’ailleurs parfois rituellement 11 )
et en en faisant partie, reste cependant toujours distinct de celle-ci. Mais,
même dans des rites décrits dans la littérature śivaïte dualiste, l’officiant
est souvent perçu dans une perspective cosmique. Tel est le cas, par
exemple, dans l’initiation, la dīkṣā, comme nous le verrons plus loin. Dans
les traditions śivaïtes non dualistes du Kula 12 , le terme même de kula
(qui signifie famille, communauté, clan et qui servait à l’origine à
désigner les « familles » – c’est-à-dire les groupes – de Yoginī, déesses
enserrant l’univers de leur puissance) est considéré comme ayant le sens
de corps (śarīra) aussi bien que de monde (viśva), en tant que ces deux
réalités sont homologables. Ce double sens n’est pas innocent.
14 Cet investissement de l’être humain par des forces cosmiques, divines,
qui lui sont à la fois intérieures et extérieures, qui le dépassent et
l’animent, mais qu’il peut aussi utiliser, manipuler, apparaît de façon
frappante dans le système des Kālī, ou de la roue des énergies divines
(śakticakra). Cette conception, apparue dans la tradition du Krama 13 ,
dont le panthéon (essentiellement féminin) et le culte sont organisés en
séquences (krama), fut reprise et développée dans le śivaïsme
cachemirien. Ces énergies sont des déesses qui sont des aspects de la
Déesse, Kālī, divinité suprême. Leur rôle est d’abord de faire fonctionner
le cycle cosmique, de l’émanation à la résorption, mais elles sont aussi
présentes dans le corps, les sens et l’esprit humains. Elles sont en effet
identifiées aux dix sens d’aperception et d’action, au plan mental (le
manas) et à l’intellect (buddhi) – donc à l’ensemble des sens et de l’esprit
de l’homme – dont elles animent l’activité : elles font percevoir le monde
et y vivre. S’identifiant à elles par la méditation, le yogin les fait se
résorber les unes dans les autres jusqu’à la plus haute (c’est-à-dire, pour
lui, jusqu’au plan le plus élevé de sa conscience), où il se fond en la
suprême Kālī. Il doit, ce faisant, non seulement méditer et adorer
(rituellement) ces formes divines, mais les sentir agir en lui, y percevoir
leur tourbillonnement dynamique. Il doit, en somme, percevoir le monde
et lui-même comme animés par leur mouvement. La libération, en un tel
cas, est dépassement mais non rejet du monde, puisque le yogin libéré est
identifié au dynamisme qui crée et englobe l’univers 14 .
15 Dans une conception analogue, quoique moins dynamique, du processus
cosmique, les systèmes śivaïtes en général considèrent que les sens sont
régis par les kāraṇeśvara, les « Seigneurs des organes des sens », divinités
dont la présence donne à ces organes vie et efficacité 15 . On a là toujours
la même façon de concevoir les fonctions (inséparablement) corporelles
et mentales comme n’étant actives et efficaces que parce qu’elles sont
animées par des puissances surnaturelles (ou identifiées à celles-ci), si
bien qu’elles participent, à leur niveau, à la vie de l’énergie cosmique.

Le corps yogique
16 Les indications qui précèdent devaient être rappelées car l’image du
corps du yogin – celle qu’il se crée mentalement et avec laquelle il opère –
est tout entière liée à ces représentations, conditionnée dans son
organisation comme dans son « fonctionnement » par le contexte
métaphysique dans lequel elle a été élaborée. C’est parce que, du fait du
milieu culturel qui est le sien, le yogin tantrique est amené à concevoir
son corps (ou, plus exactement, sa personne, son ensemble somato-
psychique) comme partie constituante de l’ensemble cosmique, comme
immergé en celui-ci, pris dans son mouvement et soumis à ses forces,
qu’il le vit, qu’il l’« existe » d’une façon cosmique. Toute présence au
monde se vit dans la vision que l’on a du monde.
17 Ce corps yogique, on a coutume, dans nos langues, de le nommer corps
subtil. C’est une appellation admise, mais discutable, car ce n’est pas là ce
que la tradition indienne nomme corps subtil (sūkṣmaśarīra ou
sūkṣmadeha) pour le distinguer du corps « grossier » (sthūla), qui est le
corps physique, lequel est visible, mortel, alors que l’autre ne se voit pas
et ne meurt pas. On ne peut qu’inférer par certains signes (liṅga)
l’existence de ce corps subtil au sens propre du terme, d’où le nom de
liṅgaśarīra qui lui est également donné 16 . On trouve aussi parfois, chez
certains auteurs – par exemple dans le commentaire du Cachemirien
Kṣemarāja sur les Śivasūtra (3.4) –, un triple corps. Le corps « grossier »,
d’abord, fait des cinq « grands éléments (mahābhūta), c’est-à-dire des
tattva les plus bas de l’échelle cosmique : c’est le corps physique. Puis un
corps « subtil » (sūkṣma), formé, comme on va le dire, des huit tattva
suivants. Enfin le corps « suprême » (para), qui s’étend jusqu’au plan le
plus élevé de la conscience, au point où elle atteint le niveau de Śiva.
L’intérêt de cette conception tient à ce qu’elle rassemble sous le nom de
corps la totalité des plans formant la manifestation, ce qui relie sans
discontinuité l’être humain incarné au monde et à la divinité. Condition
que le yogin doit vivre mentalement par la méditation 17 .
18 Le corps subtil au sens propre (sūkṣmaśarīra) est souvent nommé
puryaṣṭaka, « octuple forteresse », car il est considéré comme formé de
huit facteurs : les cinq éléments subtils (tanmātra), de l’odeur au son, puis
du manas, l’élément centralisateur des sens, ou mental, de la buddhi,
l’intellect et de l’ahaṃkāra, le sens du moi. Mais sa composition peut
varier, selon les textes, de huit à trente éléments. C’est l’élément
personnel, porteur du karman, qui survit à la mort et transmigre d’une
existence à l’autre. Il est lié au corps physique, mais sans avoir de
structure ou d’aspect particulier que l’on puisse se représenter.
19 Toute différente est la structure imaginaire que le yogin doit concevoir
(mais aussi ressentir) comme présente en lui à l’intérieur de son corps
(parfois le débordant) et qui, avec ses centres et ses canaux principaux et
secondaires dans lesquels se concentre ou circule le souffle vital, le prāṇa,
sert de base aux représentations mises en jeu dans le yoga et dans les
rites tantriques. C’est la concentration mentale de la méditation
intériorisante créatrice d’images, la bhāvanā 18 , qui fait apparaître à la
conscience du yogin cette création fantasmatique. Comme cette structure
mentalement surimposée sur/dans le corps n’est pas visible, comme elle
n’est pas anatomiquement attestée (même si elle tient compte dans une
certaine mesure de l’anatomie), on parle à son propos de corps subtil.
Mais le corps subtil à proprement parler, c’est, comme je le disais plus
haut, le sūkṣma– ou liṅgaśarīra, formé de catégories de la cosmologie du
Sāṃkhya, et non cette construction imaginairement corporelle. Le
véritable corps subtil relève du métaphysique, alors que cette
construction-ci est (psycho)-somatique. Elle relève de l’image du corps –
pour employer l’expression créée par Paul Schilder (1968). Il vaudrait
donc mieux la nommer corps imaginaire ou imaginal plutôt que corps
subtil. Les deux conceptions ont en commun de donner à la personne
humaine une dimension qui la transcende en l’associant à des éléments
transindividuels, cosmiques, mais on pourrait dire (en recourant à une
dichotomie qu’à raison l’Inde ne pratique guère) que la première le fait
en se situant du côté de l’âme, la deuxième, du côté du corps. C’est sur
cette image cosmisée de son corps (en se référant d’ailleurs à ces deux
conceptions) que joue le yogin ou l’officiant des rites que nous allons voir.
20 On peut se demander si ce corps imaginal (« “intraposed within” the visible
body », selon l’expression de T. Goudriaan 19 ) est ou non une conception
originellement tantrique. C’est celle du haṭhayoga, qui est peut-être pré-
tantrique. Mais quelle qu’en soit l’origine, l’important est que cette
conception a été développée et systématiquement utilisée en milieu
tantrique dans le yoga comme dans les rites. Ce corps imaginal, avec ses
centres et ses canaux, est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’en
rappeler l’organisation générale. On le trouve décrit ou implicitement
posé comme existant dans les tantras comme dans les manuels de
haṭhayoga depuis les origines de cette littérature jusqu’à nos jours. Il
peut en revanche être utile de souligner que, sur une structure de base
pratiquement partout admise 20 , liée à la structure du corps physique
telle que la percevait en Inde l’observation empirique, ainsi que sur la
base de notions traditionnelles relatives aux souffles organiques, les
prāṇa, hérités de l’Ᾱyurveda (ou peut-être plus anciens encore), cette
construction imaginale n’est pas toujours ni partout exactement la
même. En effet, si elle comporte toujours les mêmes trois canaux (nāḍī)
principaux avec, au centre et verticalement, celui de la suṣumnā, qui va de
la base du tronc au sommet de la tête et le long de laquelle sont étagés les
principaux centres, habituellement nommés roues (cakra) ou lotus
(padma), et si l’on admet généralement qu’il y a en tout 72 000 nāḍī,
partant du centre nommé « bulbe » (kanda) – censé être situé là où se
trouve la vessie – et où circulent les « souffles » (ou, dans certaines
représentations méditatives, les mantras 21 ), le nombre des centres, leur
nom, leur disposition ou leur rôle varient non seulement selon les
traditions mais aussi d’un texte à l’autre, ou même parfois dans un même
texte selon les besoins du rite ou la nature du panthéon auquel on se
réfère.
Cakra et autres points nodaux
21 Si l’on regarde, par exemple, le système des cakra du Kubjikāmatatantra,
un des textes de base (pouvant dater du Xe siècle) de la tradition kaula,
dont la déité principale est la déesse bossue ou courbée Kubjikā, on y
trouve les six cakra habituels – mūlādhāra, svādhisthāna, maṇipura, anāhata,
viṣuddha, ājñā (plus le sahasrāra) 22 étagés de la région périnéale au
sommet de la tête, système que certains pensent d’ailleurs être né dans
cette tradition. Mais les chapitres 14 à 16 de ce même tantra 23
décrivent une structure à cinq cakra seulement, non reliés par la
kuṇḍalinī, associés chacun à l’un des cinq éléments, de la terre à l’éther
spatial, (dont l’essence est ainsi présente dans cinq plans du corps
physique) et décrits comme ayant la dimension immense correspondant
au rôle cosmique de ces éléments. Ils dépassent donc et englobent l’être
humain. Ces cakra sont des cercles de divinités (devatācakra) réparties
concentriquement (avec des lettres de l’alphabet et des mantras
syllabiques) sur une surface plane, un maṇḍala, que l’adepte doit se
représenter comme situé (malgré son immensité) dans son corps, au
niveau, respectivement, du bas-ventre, du plexus solaire, du cœur, du cou
et du sommet de la tête. Ce sont donc des panthéons qu’il doit évoquer en
se représentant en détail toutes ces déités, les sentir présentes en lui et
les adorer, pour parvenir, avec la méditation du cakra supérieur, le
khecarīcakra, à l’union avec la suprême énergie divine, pour, finalement,
disparaître dans le feu destructeur de l’univers. L’expérience, qui en
principe doit être mentalement vécue, est donc celle d’une divinisation
transcendante (donc dissolvante de l’individu) de cinq panthéons, puis de
total dépassement de ce qui peut alors rester de soi par immersion dans
le « vide » de l’absolu divin.
22 Dans le Netratantra, important tantra śivaïte antérieur peut-être au Xe
siècle, on trouve six cakra, sans le svādhisthāna ni le sahasrāra, mais avec
un cakra du palais (tālu) et un autre situé douze travers de doigt au-dessus
du sommet de la tête, le dvādaśānta, point de fusion de l’esprit du yogin
en la divinité suprême. Le mouvement ascendant de la kuṇḍalinī apparaît
donc déjà à lui seul comme dépassant le corps. À ces cakra s’ajoutent des
centres secondaires que l’énergie psychique du yogin doit, en fulgurant,
percer comme un glaive : le « glaive de la gnose », jñānaśūla. Ces centres
sont : seize « supports » (ādhāra) répartis dans tout le corps, des pieds à la
tête, douze « nœuds » (granthi) étagés le long de la suṣumnā, cinq « vides »
(śūnya), trois « objets » (lakṣya) et trois « astres », ou « gloires » (dhāman) :
soleil, lune et feu. Ce sont là autant de points du corps imaginal que le
yogin doit se représenter au cours de pratiques méditatives où il fait se
rassembler dans ces centres et se diffuser, par les nāḍī, dans tout son
corps la puissance d’un mantra. Entièrement pénétré par cette force
surnaturelle qui se répand en lui comme un fluide, il deviendra, dit le
tantra, parfait et éternellement jeune. C’est donc à la perfection physique
et à l’immortalité corporelle que doivent aboutir cette création d’un
corps imaginal et les pratiques somato-psychiques prescrites par ce
tantra. Mais cette perfection est transpersonnelle, cosmique, puisqu’elle
s’obtient par identification avec la puissance d’une formule, le mantra,
qui est une puissance divine, l’essence même de la divinité 24 .
23 Un texte moins ancien et moins prestigieux que le Netratantra, la
Siddhasiddhāntapaddhati, attribuée à Gorakhnāth, fondateur mythique de
la tradition des Nātha (qui est toujours vivante en Inde et au Népal),
décrit un corps imaginal à neuf cakra, voisin de celui que nous venons de
voir et qui est à visualiser, puis à utiliser par le yogin qui recherche la
libération par union avec l’énergie divine. Ce yogin, dont la kuṇḍalinī
repose (comme il se doit) dans le cakra inférieur, le mūlādhāra, nommé
dans ce cas brahmacakra car Śiva et Śakti, unis, sont censés y être
présents, doit faire monter celle-ci vers les autres centres, depuis le
svādhisthāna jusqu’au bhrūcakra intersourcilier. Ces centres sont à
imaginer comme autant de roues à l’éclat fulgurant où se concentre la
puissance divine. La kuṇḍalinī alors un nirvāṇacakra situé au sommet de la
tête, puis la « roue de l’éther spatial » (ākāśacakra) décrite comme un
lotus à seize pétales, point où la condition personnelle est dépassée et où
l’union avec l’absolu divin est réalisée. À ces neuf cakra s’ajoutent, comme
dans le Netratantra, seize ādhāra répartis dans tout le corps, qui seraient le
siège de diverses fonctions vitales, trois lakṣya et enfin huit
« firmaments » (vyoman), points où le yogin doit expérimenter une fusion
avec l’espace illimité. On a là une pratique très caractéristique de
présence éprouvée (par la méditation créatrice, la bhāvanā) de l’énergie
divine dans le corps et donc de divinisation somato-psychique
mentalement créée et vécue. C’est là encore un cas où le mouvement
spirituel vers le divin (réalisé par une contention mentale auto-
hypnotique) est vécu comme une montée de centre en centre corporel,
puis de dépassement du corps ainsi divinisé vers l’infini cosmique 25 .
24 D’autres textes, avec d’autres systèmes de cakra, pourraient être aisément
cités. Mais ils ne feraient que confirmer le fait que le tāntrika initié, que ce
soit lors d’une pratique de kuṇḍalinīyoga visant à cosmiser/diviniser sa
personne en vue de la libération, ou pour jouir de pouvoirs surnaturels,
ou que ce soit quand il accomplit un rite comportant ou non un élément
de yoga 26 , opère toujours par référence à la conception du corps que
nous avons vue. Il peut se référer à la nature de l’ensemble corporel-
mental comme formé de tattva. Ou bien au corps subtil au sens propre de
sūkṣmaśarīra. Ou encore à l’une des variantes de la structure imaginaire,
avec ses centres et ses canaux, conçue comme présente en son corps.
Mais, quel que soit le cas, l’officiant du culte ou du rite, ou le yogin, a
toujours présente à l’esprit une image du corps qui en quelque manière
transcende le corps physique, élargit le domaine mental (lui-même
inséparable du physique) et le fait participer aux forces de nature divine
créatrices et animatrices de l’univers.

Le corps de l’officiant du rite


25 De cette présence d’une conception cosmisée du corps, on trouve un
exemple au début de tout culte tantrique, dans les rites préliminaires
destinés à purifier l’officiant en le divinisant pour la durée du culte. En
effet, seul celui qui est pur, divin, peut, dit la tradition, adorer la divinité,
l’approcher par les rites du culte. C’est ce qu’expriment des formules
souvent répétées telles que nādevo devam arcayet, « celui qui n’est pas
[devenu] dieu ne doit pas adorer Dieu », ou śiv bhūyaḥ śivam yajet, « après
être devenu Śiva, qu’il l’honore d’un sacrifice ».
26 Ainsi, dans le culte de Śiva, tel que le prescrit le compendium de rituel
śivaïte qu’est la Somaśambhupaddhati 27 , une double purification de
l’officiant est prescrite : celle de son corps subtil, sūkṣmadehaśuddhi, puis
celle des éléments constitutifs du corps physique, bhūtaśuddhi. La
première (où le corps subtil semble être conçu comme formé de trente
tattva 28 ) se fait de façon mentale en imaginant que tous les tattva,
éléments tant physiques que mentaux, composant, en même temps que le
monde, le corps et l’esprit (le corps-esprit) de l’officiant, se résorbent
successivement « chacun dans sa cause », c’est-à-dire chacun dans celui
qui le précède ontologiquement : la terre dans l’eau, l’eau dans l’air, etc.,
jusqu’au tattva de māyā, puis enfin jusqu’à celui de Śiva. L’officiant se
trouve ainsi privé de la base ontologique constitutive de son corps
physico-mental. Il n’est plus fait, métaphysiquement parlant, que de la
substance pure de la divinité. Mais il a encore, en ce monde, un corps
physique. D’où la deuxième purification, qui consiste à « purifier » l’un
par l’autre, c’est-à- dire à faire, mentalement, se résorber l’un dans
l’autre les cinq « éléments grossiers » (bhūta) constitutifs de ce corps : la
terre se résorbant dans l’eau, et ainsi de suite jusqu’à l’éther spatial
(ākāśa). Cela se réalise en se représentant par la méditation, pour chaque
élément, son maṇḍala, c’est-à-dire son diagramme symbolique 29 , celui-
ci étant censé occuper tout le corps, des pieds à la tête, tout en le
débordant infiniment car chaque maṇḍala est identifié à l’une des cinq
divisions de la totalité cosmique nommées kalā (« partie »). Il est donc
immense. Chacun est en outre associé à une divinité. Cela étant, chaque
élément est « purifié » – dissous – dans le précédent par l’énoncé du
bījamantra qui lui est propre, répété cinq fois pour la terre, quatre fois
pour l’eau… et une fois pour l’éther spatial, chaque énoncé étant lié à une
rétention d’air (kumbhaka), donc à une pratique de prāṇāyāma yogique.
Avec l’ākaśa est atteint le tattva de sadāśiva, au-dessus duquel il n’y a plus
que Śiva uni à Śakti. L’officiant se voit dès lors lui-même comme tout à
fait pur et divin et il peut ainsi rendre un culte à son dieu. Il existe
toujours empiriquement. Il a toujours son corps. Mais il « existe » celui-ci
de façon différente : comme fait de la substance même de la divinité.
27 Dans son édition de la Somaśambhupaddhati 30 , Hélène Brunner cite en
appendice une autre façon de purifier le corps grossier pour parvenir à ce
même résultat existentiel vécu. Celle-ci est décrite par un auteur śivaïte
du XIe siècle, Aghoraśiva. Le corps doit y être imaginé comme un grand
arbre, un banian. Les cinq éléments sont ses graines. L’attachement,
l’illusion, etc., en forment les racines. Les branches en sont les tattva ; les
fleurs et les fruits en sont les dispositions et jugements de l’esprit, et
autres mouvements mentaux. Dès lors, avec une demi-inspiration et en
répétant cinq fois le bījamantra évoquant le plan cosmique (kalā) de la
terre, HLAṂ, le yogin voit l’arbre planté, mais sans fleurs ni fruits. Avec la
fin de l’inspiration et le bīja HVĪṂ (qui est celui de la deuxième kalā, c’est-
à-dire de la division cosmique allant de l’eau à la prakṛti, le principe de la
nature naturante), répété quatre fois, il le voit couvert de fleurs et de
fruits. En poursuivant de même, il le voit alors brûlé par le « feu du
temps », kālāgni, destructeur du monde et il en voit ensuite les cendres
dispersées. Enfin, avec le bīja HAUṂÏ, qui est celui de Śiva, il contemple
l’espace vide, pur comme du cristal. « Alors, [le yogin,] imaginant
disparus tous les liens (qui le limitent et le rattachent à l’imperfection du
monde), voit, avec le mantra fondamental, VAUṢAT, son corps entier
inondé par le nectar d’immortalité, l’amṛta, qui s’écoule du sahasrāracakra
(au sommet de sa tête) et se répand dans toutes les nāḍī. » On a ici une
pratique méditative combinant des représentations visuelles, des
mantras et du yoga pour s’achever par une vision cosmisée du corps.
28 On trouve des pratiques corporelles-mentales analogues dans d’autres
rites tantriques, en particulier dans l’initiation, la dīkṣā. Celle-ci consiste
souvent à homologuer les parties du corps du disciple à initier à des plans
du cosmos que le maître initiateur fait alors se résorber l’un dans l’autre
jusqu’à leur source première, la divinité. (C’est le même processus que
celui que nous avons vu ci-dessus pour le culte de Śiva.) En vivant
rituellement et imaginativement ce retour à leur origine des niveaux
cosmiques auxquels il a été identifié ou associé, l’initié s’affranchit
progressivement des liens correspondant à ces plans et devient
(rituellement) pur et libre (et sans doute doit-il se vivre comme tel,
reconfigurant peut-être son rapport au monde) – et donc digne et capable
d’aller vers la libération.

Nyāsa : les impositions rituelles


29 On a, avec la pratique typiquement tantrique des nyāsa, une autre façon
d’agir sur l’image du corps, une autre méthode pour le vivre comme
transformé et pour amener l’adepte à s’identifier en imagination avec les
forces divines animatrices de l’univers. Les nyāsa sont une pratique
rituelle. Ils ne relèvent pas du yoga 31 . Mais c’est avec un corps
imaginairement transformé par ces attouchements rituels que l’actant
d’un rite accomplit les pratiques de yoga qui font partie de ce rite. Les
nyāsa peuvent être accomplis sur des choses aussi bien que sur des êtres
humains. Ils servent à des fins diverses, mais leur rôle est toujours
d’infuser une force surnaturelle dans l’être ou la chose où on les impose.
Ils sont censés être efficaces par eux-mêmes s’ils sont mis en œuvre selon
les règles. Quelle qu’en soit l’utilisation, un nyāsa consiste toujours à
imposer un mantra (ordinairement un bījamantra), formule ou puissance
douée d’efficacité surnaturelle, avec un geste conventionnel, une mudrā,
ce qui transmet cette force surnaturelle à la personne ou à l’objet
attouché (ou y rend présente la divinité qu’est aussi le mantra 32 ). Au
geste et à l’énoncé (verbal ou mental) peut s’ajouter la visualisation du
mantra dans sa forme écrite, ou de la forme de la divinité qu’il évoque, ou
qu’il est. Étant donné le rôle divinisant des nyāsa, ils sont utilisés au début
de nombre de rites (en particulier au début d’un culte, d’une pūjā) pour
purifier, diviniser aussi bien l’aire rituelle et les objets ou substances à
usage rituel que celui qui va accomplir le rite.
30 Un exemple très caractéristique de la mise en œuvre comme de la
fonction des nyāsa se trouve dans le chapitre 3 du Yoginīhṛdaya 33 ,
ouvrage consacré au culte de la déesse Tripurasundarī, au début duquel
sont prescrites quatre séries successives d’impositions, chacune d’entre
elles étant d’ailleurs censée suffire à diviniser l’officiant – mais la
prolifération redondante des rites est un trait de l’hindouisme tantrique.
Chacun de ces nyāsa est complexe. Voici, en résumé, comment l’ensemble
se déroule :
31 La première série de nyāsa, dite sextuple (ṣoḍanyāsa), place sur le corps de
l’officiant, des pieds à la tête, six « aspects » (rūpa) de la Déesse qui sont
en réalité des divinités qui émanent d’elle et l’entourent. Sont ainsi
imposés d’abord cinquante Gaṇeśa, chacun avec sa śakti et accompagné
d’un des cinquante phonèmes du sanskrit 34 ; puis les seize « planètes »
(graha), accompagnées des seize voyelles ; puis les vingt-sept
constellations (les nakṣatra 35 ). Puis viennent six Yoginī, régentes des
éléments constitutifs du corps, imposées, non sur des points du corps,
mais sur les cakra, du mūlādhāra à l’ājñā, où il faut se les représenter
comme présentes. Cette opération est donc mentale. Sont ensuite
imposés les douze signes du zodiaque, divinités en même temps que
portions de l’espace stellaire. Enfin, les cinquante pīṭha, sanctuaires de la
Déesse répartis dans toute l’Inde. Cela fait en tout six ensembles
différents imposés successivement. Ils sont, on le voit, composés aussi
bien de divinités ou d’astres que de lieux de la géographie sacrée du sous-
continent indien. L’officiant doit se les représenter tous comme présents
en lui, pénétrant son ensemble somato-psychique – son corps-esprit – de
leur toute-puissance et lui donnant par là même une dimension
cosmique.
32 Trois autres séries d’éléments ou d’entités surnaturelles doivent encore
être imposées sur le corps de l’officiant. De ces nyāsa, je ne signalerai que
celui du śrīcakra, c’est-à-dire du diagramme servant au culte, lequel est
aussi et surtout, non pas le symbole, mais la forme diagrammatique
même prise par la Déesse dans son activité cosmique. Ce nyāsa, dit le
commentaire du Yoginīhṛdaya, « transforme le corps fait des trente-six
tattva (donc déjà conçu comme incluant tous les plans du cosmos) en
l’amenant au plan de la suprême Réalité ». Les neuf portions
concentriques du diagramme sont ainsi imposées sur tout le corps de
l’adepte en allant de l’extrémité de ses membres (pour l’extérieur du
śrīcakra) jusqu’à sa tête et son cœur (où on place naturellement la portion
centrale du cakra). À cette identification à la fois dynamique et
géométrique succède le nyāsa des divinités censées résider dans le
śrīcakra (qui est aussi un panthéon), ce qui se fait en imposant d’abord sur
la tête la Déesse elle-même, qui est au centre du diagramme (ou de
l’univers) tout en étant omniprésente, puis, successivement, toutes les
divinités qui l’entourent, en allant des plus proches aux plus éloignées, le
corps entier de l’officiant étant ainsi totalement investi par ces
puissances surnaturelles. L’adepte, dit le Yoginīhṛdaya, doit dès lors se
percevoir comme inséparable du Soi suprême (paramātman), c’est-à-dire
comme n’étant plus différent de la Déesse en tant que Conscience divine,
Réalité totale et absolue. Certes, ce n’est que pour la durée du culte qu’il
doit, en principe, se concevoir comme tel et sans doute n’y a-t-il là guère,
normalement, que des transformations imaginées. Mais, comme le rite
doit être exécuté au moins une fois par jour, il se produit une contention
mentale toujours renouvelée, un travail quotidien de transformation de
l’image du corps, qui ne peut guère être sans effet, à la longue, sur cette
image et donc sur la façon dont l’officiant du culte vit son rapport à lui-
même et au monde 36 .
33 Deux autres exemples de représentations cosmiques intériorisées
pourraient encore être donnés. Pour sortir du domaine śivaïte, citons
d’abord le Lakṣmītantra, texte du Pāñcarātra viṣṇouite, datant peut-être
du XIIe siècle, dont le chapitre 43, relatif au culte de la déesse Tārikā (« la
Sauveuse »), décrit une intéressante visualisation intériorisante. Le yogin
doit d’abord imposer le mantra de Tārikā sur son visage en répétant ce
mantra, puis il doit imposer les tattva, de celui de la terre à celui de la
buddhi (l’intellect), sur son corps, de la gorge aux cuisses. Il doit ensuite
évoquer le tattva de prakṛti, la nature originelle, cause matérielle
universelle, à laquelle il identifie son Soi (le jīvātman), pour enfin se
représenter mentalement un lotus où repose la Conscience divine, dont la
tige le parcourt de bas en haut et dont, au sommet, la fleur se dissout
dans l’espace illimité. Le long de cette tige, donc dans son corps, il doit se
représenter les quatre vyūha, divinités qui sont les expansions-
émanations du dieu Viṣṇu desquelles sort toute la création ; et, répétant
pour chacune cent cinquante fois un mantra, il évoque mentalement la
forme de Lakṣmī et de Nārāyana (c’est-à-dire de Viṣṇu et de sa śakti)
comme présents et comme emplissant son corps ainsi que tout l’univers
de leur vibrante puissance. Il est ainsi pris dans une pulsation cosmique.
Après cela, s’étant reposé de l’effort exigé par l’intensité de ces
récitations et évocations méditatives, il atteint un état de vacuité
(śūnyabhāva) où il appréhende la divinité sans forme, puis il fait surgir en
lui tout le monde objectif pour l’unir à son ātman et voir la divinité
comme un feu universel en lequel tout est offert en oblation : il y a là,
ainsi imaginées, d’abord une cosmisation du corps, puis une sorte de
dissolution somatique et psychique en l’absolu. Les chapitres suivants du
Lakṣmītantra décrivent d’autres méditations de la même sorte où la déesse
Tārikā est imaginée comme présente dans le corps, sur des lotus étagés
selon les cakra, depuis le mūlādhāra jusqu’à l’ājñā, pour finir par une
vision fulgurante de l’omniprésence divine. Nous retrouvons dans ces
pratiques viṣṇouites, avec cette montée par paliers selon l’axe du corps,
la dynamique méditative ascensionnelle que nous avions vue dans le
domaine śivaïte : la même symbolique est à l’œuvre dans la recherche du
salut par cosmisation méditative du corps 37 .
34 Le deuxième exemple que je voudrais citer, le plus complexe sans doute
de tous ceux que nous voyons ici, nous ramène au domaine śivaïte. Le
chapitre 15 du Tantrāloka d’Abhinavagupta 38 relatif à la samayadīkṣā,
l’initiation d’entrée dans la tradition śivaïte du Trika, décrit ainsi un rite
où le disciple à initier doit vivre en imagination une purification cosmi-
sante de son corps précédant le culte des trois grandes déesses de cette
tradition 39 .
35 En bref (pour autant que l’on puisse résumer une opération longue et
compliquée), l’adepte à initier doit, après des purifications préliminaires,
imaginer son corps « grossier et subtil » (sthūladeha et sūkṣmadeha)
comme entièrement brûlé par le mantra Astra, « l’Arme », PHAṬ, qui
monte en lui et le réduit en cendres que disperse le « vent » de ce même
mantra. N’ayant dès lors plus d’ego, il repose dans une pure conscience
transindividuelle. Transcendant ainsi son individualité empirique, il
installe à sa place l’image de Śiva au moyen du mūrtimantra évocateur de
la forme corporelle (mūrti) du dieu, ce qui l’identifie à ce dieu en le faisant
participer au mouvement cosmique originel par lequel la forme de Śiva
naît du vide sans vague de la Conscience divine. Puis il effectue sur son
corps (car il en a tout de même un !) un ensemble de nyāsa qui y placent,
avec des mantras, toutes les divinités qu’il adorera plus tard, ainsi que les
plans du cosmos et de la conscience, notamment les trente-six tattva. Son
corps étant ainsi identifié à l’absolu et divinisé, il lui rend un culte.
Abhinavagupta soulève ici une objection de principe, qui est
intéressante : ce ne sont là, dit-il, que des représentations imaginaires,
relevant donc du plan de māyā, de l’illusion ou de la magie cosmique.
Comment pourraient-elles mener l’adepte jusqu’à la réalité divine ? Elles
le peuvent, répond-il aussitôt, car on devient ce que l’on pense
intensément : « celui qui pense “je suis Śiva et rien d’autre” le devient »
(tatha śivo’haṃ nānyo ‘smīty evaṃ bḥavatayas tathā [bhavet]). On voit là
comment, dans un système où tout est conscience, peut être conçue
l’efficacité transformante de la pensée concentrée.
36 L’initié va alors adorer son corps ainsi transformé puisque identifié à Śiva
dans sa totalité cosmique, condition qui se marque aussi par une maîtrise
du souffle, dont le mouvement respiratoire normal s’arrête au profit
d’une montée du prāṇa dans la suṣumnā, donc de la kuṇḍalinī, jusqu’au
dvādaśānta, ce qui confirme par un état d’absorption yogique la fusion du
yogin dans l’absolu. On pourrait penser que le rite s’arrête là. Mais non.
L’initié doit encore s’identifier à un maṇḍala. Il lui faut, pour cela, se
représenter le trident de Śiva comme s’étendant en lui, selon l’axe du
corps, de quatre travers de doigt au-dessous de son nombril jusqu’à son
palais, tous les tattva (avec les divinités qui leur sont associées) s’étageant
sur cet axe, depuis le tattva de la terre jusqu’à celui de māyā, lequel est
censé se trouver au niveau d’un « nœud » (granthi) visualisé comme situé
au-dessus du palais. On a là toute la « manifestation impure », avec
mayāqui en est la cause. Au-dessus se trouve le tattva de śuddhavidyā (« la
connaissance pure ») formant la « plinthe » du trident ; sur celle-ci
s’épanouit le « lotus de la gnose », à huit pétales (avec le tattva d’īśvara
40 ) et, sur ce dernier, le dieu Sadāśiva, le 34etattva, sous l’aspect d’un

cadavre – le Grand Trépassé, mahāpreta – étendu, lumineux, mais inerte


tout en ébranlant les mondes du « rire de la destruction », son regard
étant fixé sur la lumière de l’absolu qui le domine. Le yogin se représente
alors les trois pointes du trident comme s’élevant du nombril de Sadāśiva,
au-dessus du brahmarandhra et montant à douze travers de doigt – c’est le
niveau du cakra du dvādaśānta, jusqu’auquel s’étagent les étapes subtiles
de l’énoncé de l’énergie phonique allant de « l’omnipénétrante » (vyāpinī)
jusqu’à celle « où la pensée est [encore] présente », samanā 41 . Sur
chacune de ces trois pointes, un lotus blanc, sur chacun d’eux, un
Bhairava étendu et, assises sur ceux-ci, les trois déesses suprêmes du
Trika, Parā, blanche, paisible, favorable, Parāparā, rouge, active, et Aparā,
noire, furieuse, redoutable. Ces trois déesses sont elles-mêmes
considérées comme des aspects ou des émanations de la déesse suprême,
Kālasaṃikarṣiṇī, la Destructrice du Temps, qui est l’Absolu transcendant,
vide, que l’on n’a pas à se représenter parce qu’elle est au-delà de toute
représentation possible (voir figure p. 184).
37 On voit ainsi le yogin étager en imagination en son corps toute la
manifestation cosmique en tant que celle-ci est intérieure à Śiva
puisqu’elle se déploie le long de son trident. Mais, comme ce trident
s’élève au-dessus de son corps, le mouvement ascensionnel se prolonge
jusqu’au plan où l’univers naît ou se résorbe dans l’absolu divin, plan
transcendant auquel le yogin initié se trouve ainsi rattaché. Il est cosmisé
et, s’identifiant à la Déesse suprême, il est pris dans un mouvement à la
fois d’expansion cosmique infinie et de retour du cosmos à sa source
première. À la fin de cette pratique, l’initié doit encore adorer les trois
déesses ainsi que les divinités qui les entourent, culte au cours duquel il
doit faire les mudrā propres à ces déités, c’est-à-dire prendre des postures
qui à la fois les évoquent, les rendent présentes et l’identifient à elles 42 :
Figure 1. Visualisation cosmisante śivaïte du corps selon le Tantrāloka. (Mantras et
diagrammes rituels dans l’hindouisme, Éditions du CNRS, 1986).

38 c’est une étape supplémentaire de la construction d’une identité


cosmique et divine. Abhinavagupta indique que la raison d’être de cette
pratique est de faire réaliser mentalement et corporellement à l’adepte
du Trika la supériorité de ce système, laquelle consiste en ce qu’il permet
de s’élever jusqu’à la suprême déesse Kālasaṃikarṣiṇī, ce qui ne se
produit pas dans les autres traditions śivaïtes où l’on n’atteint au mieux
que le plan de Śiva – divinité transcendante, certes, mais aussi
immanente –, et non pas, plus haut encore, le vide de la transcendance
absolue 43 .
39 Mais ce sont des questions différentes que, de notre côté, nous sommes
tentés de nous poser à propos d’une telle pratique, ou de celles que nous
avons vues précédemment. Il y a d’abord, me semble-t-il, celle de savoir
quelle peut être l’image du corps d’un yogin qui est passé par ce rite
d’initiation et qui, à chaque pūjā, s’identifie à Śiva – par des rites plus
simples, certes, mais qui exigent tout de même, en principe, une
concentration mentale importante. On peut aussi, plus généralement, se
demander comment un tel yogin « s’existe », comment il vit sa présence
dans l’univers – ou, plus exactement dans un monde qu’avec toutes les
puissances divines invoquées, il a configuré, transformé, par le pouvoir
de son imagination, créant ainsi un univers, pullulant de divinités, qui lui
est propre (au point, peut-être, de s’éloigner de la vision cosmique
intégrative traditionnelle, puisque son monde est alors coupé de tout ce
qui ne fait pas partie de la représentation corporelle-cosmique
fantasmatique qu’il s’est créée – mais créée, il est vrai, à partir de la
vision traditionnelle). Sa manière d’être au monde est évidemment très
éloignée non seulement de ce que nous avons coutume de voir et de
vivre, mais même de ce que vit (comme de ce que devait vivre, il y a mille
ans) un Indien ordinaire. Même en contexte local, ces pratiques et
représentations mentales tantriques ont dû toujours paraître étranges.
Mais elles ne sont pourtant pas tout à fait étrangères à l’être au monde
indien/hindou habituel. Car, si cet être au monde n’est nullement celui
du yogin tantrique, il a cependant en commun avec ce dernier – même
aujourd’hui, dans la mesure où subsiste la pensée hindoue traditionnelle
– d’être fortement marqué par des présupposés culturels cosmiquement
intégrateurs : ceux que nous avons rappelés au début de cet article. Ces
présupposés sont ceux d’une ancienne tradition philosophico-religieuse
(à la fois très diverse et culturellement assez homogène) dont toute l’Inde
a vécu depuis des siècles et qui, à un certain niveau, n’a pas encore
entièrement disparu. Il est donc permis, je crois, de penser que le rapport
du yogin tantrique au corps et à l’univers où, à sa manière, il est intégré
n’est qu’un cas particulièrement frappant, intense, étrange, mais
nullement aberrant, d’une façon généralement indienne d’être au monde.

BIBLIOGRAPHIE
Références
Références
ABHINAVAGUPTA, 1998, La Lumière sur les tantras (Tantrāloka), chap. 1-5. Traduction par L. Silburn et A.
Padoux, Paris, Collège de France.

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BRUNNER, H., 1963-1998, Somaśambhupaddhati, Pondichéry, Publications de l’Institut français
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NOTES
1. Considérer le corps fait de ses éléments constitutifs, ou se le représenter (ou le voir) mort et en
état de décomposition, est un thème recommandé de méditation pour le moine bouddhiste. À ce
sujet, voir par exemple, L. Wilson (1996), ouvrage paru dans une collection « Women in Culture
and Society ». Sans renoncer tout à fait à de telles méditations, le bouddhisme tantrique
Vajrayāna tendra au contraire à voir le corps comme un moyen, ou même comme le lieu du salut.
2. Ces deux attitudes ne sont en fait pas incompatibles, car elles sont liées à la façon dont le corps
est envisagé. Le corps, note ainsi Veena Das (1985), peut être considéré comme un system of moral
relations et être alors comparable à un temple, être un moyen de perfectionnement ou de salut. Ou
il peut être vu comme a substance, une réalité physique, biologique, donc une chose corruptible,
susceptible d’être impure.
À cette double façon de voir le corps s’ajoutent les transformations rituelles (par exemple la
divinisation de l’officiant d’un culte) qui ne subsistent qu’autant que dure le rite et n’effacent donc
que temporairement l’impureté. Cette transformation temporaire existe aussi dans le domaine de
la dévotion (bhakti) : voir le cas des acteurs de la Rāmlīlā, considérés, tant que dure le spectacle,
comme étant des svarūpa, de véritables incarnations des êtres surnaturels dont ils jouent le rôle.
3. On pourrait mentionner, par exemple, la description que les Gṛhya-Sūtra font de la façon dont
les époux doivent s’unir pour procréer : la chose doit être rituellement exécutée et vécue,
acquérant de ce fait une dimension qui n’est pas seulement humaine.
4.Pour citer Veena Das (1985) : « Bodily experiences are themselves culturally defined and derive their
meaning as human experiences from the cultural definition given to them. In this sense one may say that, at
least for some purposes, nature is itself a construct of culture ». Inversement pourrait-on dire – ou
plutôt symétriquement –, la vie intérieure peut être imaginée, décrite en termes de paysage. Voir
A. K. Ramanujan, The Interior Landscape (Delhi, s.d.).
On peut se demander si cette conception du corps comme étant en interaction avec son Umwelt
(qui est en fait un Mitwelt) n’est pas renforcée, corroborée par la perception indienne de la divinité
comme localisée, comme étant de nature en quelque sorte physique, concrète, et liée à (ou sentie
populairement comme peu distincte de) la puissance royale qui a elle-même la divinité pour
appui, confirmation, manifestation visible même (voir G. Krauskopff et M. Lecomte-Tilouine
[1996]).
Sur le rapport de la physiologie et du soin médical du corps à l’environnement, au paysage, à
l’écologie, en Inde, on ne peut faire mieux que de renvoyer à F. Zimmermann (1982).
5. Le système des 36 tattva est le plus courant dans tantrique. Certaines écoles śivaïtes en ajoutent
un 37e afin d’y inclure un plan absolu, transcendant en même temps qu’englobant, de la divinité.
Mais le nombre des tattva n’est pas partout le même. Les textes tantriques les plus anciens n’en
compteraient que trente.
6.Puruṣa est, dans l’hymne 10.90 du Ṛgveda, l’homme primordial qui est au départ de la création. Le
même terme peut désigner, outre le tattva de ce nom, un être humain de sexe masculin.
7. Les dualistes séparent nettement la divinité et la manifestation. Les textes dualistes śivaïtes en
sanskrit sont ceux du Śaivasiddhānta : essentiellement les « vingt-huit āgama » (dont le nombre
dépasse en réalité la centaine). Les textes viṣṇouites, dualistes aussi, sont les saṃhitā, tantra ou
āgama, au nombre d’environ deux cents, du Pāñcarātra. Sur toute cette littérature, voir J. Gonda
(1977) et L. Rocher (1986).
8.Aṇu qui, au sens propre, signifie infime, ténu, désigne la partie spirituelle de l’être, l’âme
individuelle, notamment (du moins dans certains systèmes) en tant qu’elle est limitée par les
« cuirasses ».
9. It is difficult if not impossible to pinpoint an individual’s karma as distinct from that of everyone else »,
écrivait W. Doniger O’Flaherty (1983 : 36). Peut-être peut-on à ce propos, et sur un plan plus
général, ou psychologique, rappeler la nature inévitablement transpersonnelle de notre présence
au monde. « Il existe une région dans le territoire de l’homme, notait F. Roustang (1994), où
l’accord ou le désaccord avec soi-même ne diffère pas de l’accord ou du désaccord avec le
monde. »
10. Le désir du Seigneur de se voiler lui-même est le fondement éternel du karman comme de
l’impureté essentielle », dit Abhinavagupta dans le Tantrāloka 15.110.
11. Voir D. H. Davis (1991).
12. Sur ces traditions, voir A. Sanderson (1988) ou, plus brièvement, Abhinavagupta (1998),
Introduction.
13. Les textes du Krama se rattachent à l’Uttarāmnāya, la « Transmission Septentrionale » du
Kula. Ceux qui sont encore accessibles (en manuscrits, pour la plupart) sont surtout cachemiriens,
ou de l’Inde du Sud. Sur le Kula et ses āmnāya, voir A. Sanderson (1988).
14. Sur le système des Kālī, voir L. Silburn (1975), ou Abhinavagupta (1998 : 225-241).
15. Ces déités animatrices sont parfois dites « déesses de sa propre conscience » (svasaṃviddevī). Ce
sont elles qui, notamment (par exemple selon Abhinavagupta – Tantrāloka 4.42), initient le maître
spirituel le plus parfait, lequel ne reçoit son initiation que de lui-même – mais en tant que sa
nature est en essence divine.
16.Liṅga signifie signe, marque, mais aussi signe à interpréter comme cause. D’où la traduction
fréquente de liṅgaśarīra par corps causal.
17. On verra plus loin comment l’initiation śivaïte identifie rituellement l’initié au cosmos pour
l’amener à le transcender.
18. Voir F. Chenet, « Bhāvanā et créativité de la conscience », Numen, vol. XXXIV, 1987, p. 45-96.
19. Voir S. Gupta, J. D. Hoens et T. Goudriaan (1979 : 57).
20. On la trouve aussi, dans ses grandes lignes, dans le yoga du bouddhisme tantrique, qui met en
œuvre un schéma conceptuel ascensionnel analogue, avec toutefois un nombre différent de
centres (quatre seulement), et, évidemment des correspondances et homologations
métaphysiques différentes. On pourra voir sur ce sujet l’ouvrage ancien de S. B. Dasgupta (1950),
An Introduction to Tantric Buddhism, ou, mieux, Naropa (1994), Iniziazione.
21. Sur le trajet corporel que peut suivre un mantra dans le corps imaginal, voir par exemple le
japa du chap. 3 (śloka 169 à 189) du Yoginīhṛdaya : Padoux (1994 : 375-391).
22. Il est décrit notamment dans le Ṣaṭcakranirūpana, de Pūrṇānanda, qui a été édité et traduit dès
1918 par Arthur Avalon, dans The Serpent Power. C’est à ce texte (de date indéterminée) que l’on se
réfère généralement pour la description des cakra et l’exposé des pratiques et spéculations qui les
concernent. Cette description est généralement valable, mais elle ne pose pas une norme, car il
existe des systèmes de cakra différents.
23. Sur ces chapitres, voir D. Heiligjers-Seelen (1994). On trouve le même système dans un autre
texte de la même tradition, la Ṣaṭsāhasrasaṃhitā (chap. 21-25), éditée et traduite en partie par J.
Schotermann (1982).
24. Sur ces représentations, voir l’analyse du Netratantra par H. Brunner (1974).
25. La métaphore ascensionnelle sous-tend toujours l’expérience spirituelle liée à la kuṇḍalinī,
déesse cosmiquement omniprésente mais qui ne s’éveille en l’être humain qu’en montant. Sur les
images corporelles qui informent non seulement consciemment la vision yogique de la quête de la
libération, mais aussi, inconsciemment, le langage et la vie de tout un chacun, on peut renvoyer à
G. Lakoff et M. Johnson (1980) et à M. Johnson (1987).
26. Dans le domaine tantrique, culte (et même rite) et yoga sont liés. La pūjā tantrique inclut très
souvent un moment où l’officiant doit faire monter sa kuṇḍalinī. Voir par exemple le culte de
Tripurasundarī décrit dans le 3e chapitre du Yoginīhṛdaya (A. Padoux 1994).
27. Voir H. Brunner (1963-1998).
28. Voir ci-dessus, p. 172.
29. Le maṇḍala de la terre est jaune et carré, marqué d’un vajra ; celui de l’eau est blanc, en forme
de demi-lune, marqué d’un lotus, etc. Ces figures sont ici à imaginer comme de taille immense.
30. Vol. 1, appendice IV, p. 358.
31. La pratique tantrique des nyāsa a été adoptée par quasiment tout l’hindouisme. Le terme
même de nyāsa ne paraît pas attesté dans le bouddhisme tantrique. Sur les nyāsa, voir Padoux
(1980).
32. Les mantras sont avant tout des aspects efficaces de la Parole, puissance divine. Mais ce sont
aussi des divinités (ou, si l’on préfère, une divinité peut être un mantra, être faite d’un mantra).
Ces deux aspects ne sont, à mon sens, pas séparables.
33. Le Yoginīhṛdaya est un des textes de base de la tradition kaula de Tripurā, ou Śrīvidyā. C’est une
œuvre śivaïte, probablement cachemirienne, datant peut-être du XIe siècle. Le culte de
Tripurasundarī est encore pratiqué de nos jours en Inde et au Népal, sur la base des mêmes textes
et manuels de culte anciens.
34. Le sanskrit ne comporte que quarante-neuf phonèmes, mais les traditions tantriques leur
ajoutent un cinquantième, le groupe consonnantique KṢA, formant un phonème composé.
35. Planètes, constellations et signes du zodiaque sont à la fois des astres et des divinités, qui sont
représentées dans l’iconographie religieuse et donc que l’on doit « voir » telles qu’elles y sont
décrites.
36. Ce point est souligné par D. M. Davis (1991). Mais, comme nous le verrons plus loin, il l’avait
déjà été, dès le X-XIe siècle, par Abhinavagupta.
37. On trouvera une intéressante description du la bhūtasiddhi, la purification du corps de
l’officiant (ou du disciple à initier) où le rite de purification repose sur une cosmisation préalable
du corps, telle qu’elle apparaît dans des textes tantriques viṣṇouites et sivaïtes, dans une étude
récente de Gavin Flood (2002).
38. Cet important texte tantrique, d’un extrême intérêt, a été traduit en italien par R. Gnoli en
1972, traduction revue et rééditée, avec des notes et un index, en 1999 : voir la bibliographie, p.
186.
39. Ce rite, décrit dans les stances 232 à 265 de ce chapitre, a été présenté et commenté par A.
Sanderson (1986) dans un article, « Maṇḍala and Ᾱgamic Identity in the Trika of Kashmir », sur
lequel je base mon exposé (et dont une illustration est reproduite ici, p. 184). J’y renvoie le lecteur.
40.Īśvara et sadāśiva sont les deux tattva précédant les deux derniers (dans l’ordre de la
résorption : śakti et śiva).
41. Sur ces plans de l’énoncé des mantras qui se terminent par la résonance nasale ṃ, tels que OṂ,
HRĪṂ, etc., voir par exemple A. Padoux (1994 : 376-379). On remarquera la présence simultanée,
dans cette pratique, de représentations visuelles et phoniques.
42. Sur les mudrā tantriques en tant qu’attitudes yogiques évocatrices et identifiantes, voir A.
Padoux (1990b) et (1994 : 154-167). Sur la terminologie sanskrite propre à l’hindouisme tantrique,
on pourra consulter le Tāntrikābhidhānakośa, dictionnaire trilingue en cours de parution sous la
direction de H. Brunner, G. Oberhammer et A. Padoux (2000).
43. Vide dont on peut dire avec Fr. Roustang (1994 : 127 – traitant d’un autre sujet, il est vrai) que
« comme le savent les physiciens à la recherche de l’origine de l’univers, [il] n’est pas le néant,
mais le site de la plus grande énergie ». Qu’est-ce d’ailleurs, pour nous, que le vide ? – « conscience
lucide et aiguë de non-conscience » (ibid., p. 176) ?
Chapitre 6. Le monde dans le corps du
Siddha
Microcosmologie dans les traditions médiévales indiennes

David G. White

1 Le but commun à toutes les pratiques tantriques, dit en termes très


généraux, est d’incarner le divin, de l’incorporer en soi et d’obtenir ainsi
une expérience corporelle de la divinité. On devient la divinité afin de lui
rendre un culte, on se transforme en un « second Śiva », ce sont deux
façons courantes d’exprimer ce processus d’incorporation, qui peut
s’effectuer par les techniques du mantra-nyāsa (c’est-à-dire le placement
des mantra sur le corps), par la méditation sur des yantra (diagrammes),
par des rites impliquant des échanges de fluides sexuels et par la pratique
du haṭha yoga. Toutes ces techniques supposent une identité virtuelle
entre le microcosme du corps humain et le macrocosme de l’univers, qui
est aussi considéré, nous le verrons, comme le corps mésocosmique de la
divinité. Le but de ces pratiques est donc, en fin de compte, de faire
fusionner ensemble ces trois mondes cosmiques, afin que l’adepte puisse
percevoir son propre corps comme le fait la divinité, c’est-à-dire comme
une incarnation de l’univers. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre
la fascination médiévale pour les homologies entre microcosme et
macrocosme : l’identification du corps subtil ou corps yogique de l’adepte
dans toutes ses parties avec l’univers dans toutes ses parties étant une
façon d’exprimer cet objectif qu’était l’incarnation du divin.
2 Je vais donner dans cet article la traduction du passage exposant la
microcosmologie indienne médiévale de la façon la plus détaillée que je
connaisse – le troisième chapitre du traité haṭhayogique
Siddhasiddhāntapaddhati (SSP) de Gorakṣanātha 1 ; ce texte nous amènera
à une discussion plus large sur la relation entre microcosmologie et
sotériologie dans différentes traditions de l’Asie du Sud telles qu’elles
s’expriment dans le Bhāgavata et le Viṣṇu Purāṇa, les Yoga Sūtra de
Patañjali et un certain nombre de sources bouddhistes et jaïnes. Je
voudrais, ce faisant, démontrer que, pour un adepte pleinement réalisé
(un Siddha), le passage de l’état de yogin dans le monde à celui de yogin
contenant le monde dans son corps même, n’est autre que son apothéose
– à la fois transcendance et intériorisation de l’univers extérieur du
macrocosme –, et une expérience d’ordre divin de ce macrocosme devenu
désormais un microcosme dans son corps

Les Siddha, les Nāth Siddha et la


Siddhasiddhāntapaddhati
3 Selon les source hindoues antérieures au IIe siècle avant notre ère, les
Siddha étaient une catégorie de demi-dieux habitant les régions
atmosphériques, au-dessus de la terre des mortels mais au-dessous du ciel
des dieux. Dans les siècles qui suivirent, on en vint à penser que les
humains pouvaient se transformer en Siddha – self-made gods selon les
mots de Charlotte Vaudeville 2 – et accéder au monde des Siddha semi-
divins grâce à un voyage surnaturel, à la dévotion, et plus spécialement,
grâce à un ensemble de techniques comprenant alchimie, haṭha yoga et
pratiques érotico-mystiques. C’est ainsi qu’apparurent pendant la période
médiévale un certain nombre de groupes sectaires dont l’élite affirma
avoir atteint le statut semi-divin des Siddha. Parmi ceux-ci il y eut les
praticiens du tantrisme ou tāntrika Siddha Kaula, les alchimistes Rasa
Siddha, les Mahasiddha bouddhistes, les Cittar tamil et les Nāth Siddha
haṭhayogin 3 . C’est pour ce dernier groupe que la SSP est un texte
fondamental.
4 Comme l’affirme clairement le premier verset, la SSP est l’œuvre de
Gorakhṣanātha, que l’on peut identifier à Gorakhnāth, le fondateur des
Nāth Siddha ; c’est à lui que l’on doit la première présentation
systématique de la discipline du haṭha yoga ainsi qu’un grand nombre de
poèmes et traités sur la théorie, l’expérience et la pratique yogiques qu’il
écrivit vers le XII-XIIIe siècle dans l’Inde du Nord-Ouest 4 . Bien que nous
ne puissions pas affirmer avec certitude que cette SSP est l’œuvre d’un
seul auteur plutôt qu’une compilation qui évolua au cours de plusieurs
siècles, les dates de nombreuses sources identifiables que cet ouvrage cite
avec précision font penser qu’il ne saurait être postérieur au XIIe siècle 5 .
Il comporte six chapitres, tous consacrés au corps (piṇḍa), objet habituel
de la doctrine et de la pratique des Siddha. Le troisième de ces chapitres
(SSP 3.1-14), intitulé « La science du corps », établit de façon très détaillée
une identification du microcosme du corps humain avec le macrocosme
de l’oeuf cosmique des textes purāṇiques. Je m’y référerai dans cet article
comme à la science de la « microcosmologie 6 ».
5 On ne trouve pas dans ce chapitre 3 de la SSP la description Nāth Siddha
ordinaire du corps subtil ou yogique comprenant seize supports (ādhāra),
cinq vides (vyoman), neuf centres (cakra) et dix canaux (nāḍῑ) ; ceux-ci
sont énumérés et décrits dans le chapitre 2 de la SSP 7 . Il s’agit plutôt ici
d’une identification terme à terme des différentes parties et organes du
corps humain avec les mondes, les régions, les massifs montagneux, les
corps célestes et les créatures vivantes de l’œuf cosmique, aussi bien
qu’avec les qualités abstraites et les émotions humaines qui se trouvent à
l’intérieur de l’Œuf du Brahman (brahmāṇḍa) de la cosmologie puranique.
Ce texte constitue ainsi un pont entre les Gorakh Bāni 8 , ce recueil de
poésie vernaculaire attribué à Gorakhnāth, et les œuvres sanskrites de
Gorakṣanātha. Alors que ces dernières sont en général des guides
techniques, sèchement discursifs, de la théorie et pratique du haṭhayoga,
les premiers tendent à insister sur l’expérience du haṭhayogin et font
souvent appel à des représentations métaphoriques ou allégoriques du
corps subtil ou yogique du pratiquant, à la façon des chants caryā
(antérieurs au XIIe siècle) en vieux bengali 9 . Dans ces poèmes, les parties
constituant le corps yogique ou ses fonctions sont comparées par
exemple à une forge d’orfèvre, un match de polo, une partie de chasse,
une ville, un magasin de spiritueux, les quatre yuga (cycle cosmique), la
géographie du Doab, la pêche au filet, les relations de caste, une ville
peuplée d’animaux assoiffés 10 , etc. Un ouvrage intitulé Gorakh Bodh, qui
se présente comme un dialogue entre Gorakhnāth et son guru
Matsyendranāth, offre un large échantillon de ces comparaisons qui
impliquent les neuf planètes, les cinq éléments, les canaux subtils, les
cakra 11 , etc. Le texte Nāth Siddha qui ressemble le plus à la SSP 3.1-14,
est attribué pourtant à un autre auteur, du nom de Cauraṅgināth. Dans
cet ouvrage, le Prāṇ Sāṅkali, qui date probablement du XIVe siècle 12 , le
corps yogique est aussi comparé ou identifié avec l’univers et est décrit
comme contenant les huit clans de serpents, les huit mondes inférieurs,
les sept continents, les sept océans, les sept rivières, les sept cieux, les
quatorze mondes, les cinq éléments, les vingt-cinq catégories (tattva), les
cinq domaines, les 92 000 canaux subtils (le chiffre standard est 72 000),
les 8 400 000 créatures, les sept jours de la semaine, les quinze jours des
quinzaines lunaires, les douze signes du zodiaque, l’ensemble des dieux et
des divinités mineures et les quatre âges, tout cela avec autant de détails
que dans la SSP 13 . Par exemple les sept constituants du corps (dhātu)
sont identifiés aux sept jours de la semaine, les neuf planètes aux neuf
orifices du corps et les quatre Vedas au nombril, au cœur, à la gorge et à
la bouche 14 .
6 Plusieurs autres textes, contemporains de la SSP, présentent des
microcosmologies semblables et tout aussi élaborées. Par exemple, le
Kālacakra Tantra, une œuvre bouddhiste du XIe siècle, consacre ses deux
premiers chapitres intitulés « L’univers » et « L’individu » à cette
entreprise 15 . La tradition médicale indienne, également, suppose une
homologie entre le microcosme du corps humain et le macrocosme 16 .
Le Lalitā Māhātmya, un appendice au Brahmāṇḍa Purāṇa du Xe siècle
environ, établit de semblables parallèles, à la différence importante près
que c’est le corps de la Déesse plutôt qu’un corps humain qui est identifié
à l’univers dans toutes ses parties 17 .

La Siddhasiddhāntapaddhati 3. 1-14 et son


contexte
7 Voici ce que le texte nous dit :
« Examinons maintenant la science du corps. Celui qui ressent à l’intérieur de son corps
tout ce qui est mobile et immobile [c’est-à-dire tout ce qui existe] devient un yogin
doué de la connaissance du corps. [1]
La tortue 18 est située dans la plante du pied [et les sept mondes souterrains (tala)
sont placés au-dessus] : Pātala dans le gros orteil, Talātala au-dessus du gros orteil,
Mahātala dans le talon, Rasātala dans la cheville, Sutala dans le mollet, Vitala dans les
genoux et Atala dans les cuisses. Là, les sept mondes souterrains sont soumis au
pouvoir de Rudra, le seigneur des dieux. Dans le corps, il [Rudra] est Bhāva,
l’incarnation de la colère, ou en vérité Rudra, le Destructeur du Feu du Temps 19 . [2]
La terre est [située] dans l’anus, l’atmosphère dans la région génitale, le ciel dans la
région du nombril. Ainsi le dieu Indra [demeure] dans le triple monde à l’intérieur du
corps. Celui qui contrôle tous les sens (indriya), celui-là seul est Indra. [3]
Maharloka, le “Grand Monde” est à la base de la colonne vertébrale, Janoloka, le
“Monde de la Génération” dans la cavité de la colonne vertébrale, Tapoloka, le “Monde
des Austérités”, dans la moelle épinière, [et] Satyaloka, le “Monde de Vérité” dans la
fleur de lotus du [cakra]-racine 20 . Ainsi le dieu primordial, Brahmā, réside dans le
quadruple monde à l’intérieur du corps, comme la personnification de la fierté et de la
confiance en soi. [4]
Le monde de Viṣṇu se trouve dans l’abdomen. Le dieu Viṣṇu qui s’adonne à toutes
sortes d’activités, est là dans le corps. Le monde de Rudra est dans le coeur. C’est là
dans le corps qu’habite le dieu Rudra, qui incarne la terreur. Le monde d’Īśvara est dans
le thorax. C’est là que demeure dans le corps le dieu Ÿśvara qui incarne le
contentement. Nῑlakaṇṭha (“Gorge-bleue”) est dans la gorge. Le dieu Nῑlakaṇṭha
demeure éternellement dans le corps. Le monde de Śiva est dans la luette. Le dieu Śiva,
l’incarnation de l’insurpassable, réside dans le corps. Le monde de Bhairava est à la
base de l’épiglotte. C’est là que demeure dans le corps le dieu Bhairava qui incarne la
suprématie. Au milieu du front, c’est le monde de Celui-Qui-N’a-Pas-de-Commencement
(anādi). C’est là que demeure dans le corps le dieu Anādi qui incarne la béatitude
transcendant l’ego. Au sommet [du front] se trouve le monde du Clan (kula). C’est là que
demeure dans le corps le Seigneur-du-Clan (kuleśvara) qui incarne la béatitude. Dans la
tempe [gauche], dans la région du Gange céleste, réside dans le corps le dieu [nommé]
Seigneur-Sans-Clan (akuleśvara), l’incarnation de l’humilité. Dans la fontanelle se trouve
le monde du Brahman suprême. C’est là que demeure dans le corps le dieu nommé
Brahman suprême (parabrahma) qui incarne la plénitude. Dans le lotus supérieur se
trouve le monde de la transcendance et de la non-transcendance. C’est là que réside
dans le corps le Seigneur Suprême, l’incarnation de la transcendance et de la non-
transcendance. Dans la région du triple pic (trikūṭi) 21 se trouve le monde de Śakti.
C’est là que la Śakti transcendante, la divinité de toutes les créatures femelles, habite le
corps, en tant qu’omniprésence et causalité universelle. C’est ainsi que sont disposés
dans le corps les sept mondes souterrains et les vingt et une 22 régions de l’œuf de
Brahman. [5]
Les brahmanes sont présents [au corps] dans son état d’activité constante, les kṣatriya
dans les prouesses [corporelles], les vaiṣya dans les décisions, les śūdra dans les
attitudes serviles et les soixante-quatre castes professionnelles (varṇa) dans les
soixante-quatre arts ou pratiques (kalā). [6]
Maintenant énumérons les sept mers et les sept continents. Jambudvῑpa est dans la
moelle, Śakadvῑpa dans les os, Sūkṣmadvῑpa dans la tête, Krauñcadvῑpa dans la peau,
Śālmalidvῑpa dans les pores, Śvetadvῑpa dans les ongles et Plakṣadvῑpa dans la chair.
Tels sont les sept continents. [7]
Dans l’urine, il y a la mer salée, dans la salive la mer de lait, dans le phlegme la mer de
lait caillé, dans la lymphe la mer de beurre clarifié, dans la graisse la mer de miel, dans
le sang la mer de jus de canne et dans le sperme la mer de nectar. Telles sont les sept
mers. [8]
Les neuf subdivisions (khaṇḍa) [du continent central, le Jambudvῑpa] sont les neuf
orifices du corps. Bhārata, Kāśmῑra, Karairpara, Śri[khaṇḍa], Śaṇkha, Ekapāda,
Gāndhāra, Kaivartaka et Mahāmeru : ce sont les neuf subdivisions. [9]
Le mont Meru est situé dans la colonne vertébrale, Kailāsa dans la fontanelle, Himālaya
dans la partie postérieure, Malaya dans l’épaule gauche, Mandara dans l’épaule droite,
Vindhya dans l’oreille droite, Maināka dans l’oreille gauche, Śrῑparvata dans le front.
Telles sont les huit montagnes claniques (kula-parvata). D’autres montagnes de moindre
importance sont situées dans les doigts et les orteils. [10]
Les neuf rivières, Pῑnasā, Gaṅgā, Yamunā, Candrabhāgā, Sarasvatῑ, Pipāsā, Śatarūdrā,
Śrῑrātri et Narmadā, se situent dans les neuf [principaux] canaux subtils (nāḍῑ). [10]
D’autres rivières de plus ou moins grande importance se situent dans les 72 000 [autres]
canaux subtils. [11]
Les vingt-sept astérismes lunaires (nakṣatra), les douze signes du zodiaque, les neuf
planètes, les quinze jours lunaires, ce qui est circonscrit par la voûte céleste, tous
résident dans les 72 000 [lignes de] la main [et] dans les viscères. Les diverses
constellations demeurent dans les “vagues de l’existence”. Les 33 000 dieux habitent les
pores de la moitié supérieure du corps. Les dieux, les Dānava, dryades (yakṣa),
protecteurs (rākṣasa), revenants (piśāca), êtres (bhūta) et fantômes (preta) vivent dans
les articulations. Les clans de serpents occupent le thorax. Des groupes de muni (sages),
Sanatkumāra, etc. demeurent dans les pores des aisselles. D’autres montagnes se
situent dans les poils de la poitrine. Les musiciens célestes (gandhārva), les Kinnara,
Kiṃpuruṣa, Nymphes (apsara) et la troupe de Śiva (gaṇa) vivent dans le ventre. De
charmantes Mères célestes, des Śakti et des divinités terribles peuplent le flot du
souffle. Les nuages d’orage sont dans les larmes versées, les sites de pèlerinage dans les
points vitaux [du corps] (marman), les Siddha immortels dans la pensée manifeste, le
soleil et la lune dans les deux yeux. La multitude des arbres, feuillages, buissons et
herbes demeurent dans les poils qui poussent sur les jambes. La multitude des vers, des
insectes rampants et volants, etc. sont dans les excréments. [13]
Notre bonheur c’est le ciel, notre peine, l’enfer ; le karma est tout ce qui nous lie, ce qui
est inébranlable [en nous] est délivrance. Quel que soit l’état physique ou l’état d’esprit
– sommeil etc. – dans lequel chacun se trouve, la paix réside dans l’attention à sa vraie
nature. Ainsi le Seigneur Suprême, qui prend pour corps tout l’univers, est présent
dans chacun de ses corps. L’âme universelle, qui par nature est indivise, se trouve dans
chaque corps sous forme de conscience. Voici comment la connaissance du corps est
[possible] ». [14]
8 Placé au milieu de la SSP, ce chapitre joue un rôle de pivot. Le premier
chapitre intitulé « L’apparition du corps » (piṇḍotpatti) traite à la fois de
l’univers comme corps vivant et du corps humain dans lequel il se
répartit en une série d’étapes. Cette description obéit à une approche
reposant sur la notion d’« identité dans la différence » (ou de « la
différence et de la non-différence », bhedābheda), concernant la relation
entre le créateur de l’univers, qui est divin et sans attributs, et la myriade
de créatures individuelles incarnées qui sont sa création. Ce chapitre, qui
décrit cette manifestation émanatrice de l’absolu à travers des séries de
quintuples catégories imbriquées, se conclut très logiquement avec une
description de l’embryogenèse humaine 23 . Comme on l’a déjà
mentionné, le chapitre 2 intitulé « Examen du corps » (piṇḍa-vicāra)
consiste en une description standard du corps subtil selon les Nāth
Siddha.
9 Le chapitre 4, « Soutien du corps » (piṇḍādhāra) est quelque peu
inhabituel au regard du canon Nāth Siddha en ce qu’il identifie l’Energie
féminine, Śakti, à l’automanifestation suprême de Śiva dans le monde. Ce
genre de métaphysique Śākta-Śaiva est totalement étrangère aux écrits
de Gorakhnāh qui tendent à dévaluer le féminin au point de paraître
misogynes. Je suis donc porté à croire qu’il s’agit là d’une addition
postérieure à la SSP « originelle » de Gorakṣanātha 24 .
10 Le chapitre 5, littéralement intitulé « Équilibre des fluides du corps et du
pied » (piṇḍapadayoḥ samarasakaraṇam) – dénomination sur laquelle je
reviendrai –, est une démonstration du principe d’identité dans la
différence. Le concept Nāth Siddha, si important, de samarasa (équilibre
des fluides, similitude) se fonde sur le postulat suivant : puisque l’être
individuel et le Soi suprême sont par essence identiques, ils participent
de la même nature fluide, une identité concrètement réalisée à travers les
techniques hydrauliques du haṭha yoga. Néanmoins ce chapitre est centré
sur la figure du guru, dont la grâce et les enseignements sont nécessaires
au yogin qui veut transcender les pouvoirs surnaturels (siddhi) acquis par
sa pratique et accéder au niveau ou « pied » le plus élevé (paramaṃ
padam).
11 Le sixième et dernier chapitre est intitulé : « Description du Yogin qui
s’est libéré [du monde] » (avadhūta-yogilakṣaṇa). Y sont décrites les
qualités du suprême yogin qui a réalisé l’équilibre des fluides – et qui est
donc un avadhūta ; il est dit souverain de tous les parfaits yogins,
supérieur aux membres de tous les autres ordres sectaires (qui sont
énumérés). De même, il est démontré que la doctrine des Siddha est
supérieure aux autres écoles philosophiques ou obédiences religieuses,
précisément parce que les adeptes de ces dernières sont incapables
d’atteindre le niveau ultime.

Les sources textuelles de la microcosmologie de


Gorakṣanātha
12 Les plus anciennes mentions des cakra (cercle ou roue d’énergie subtile
localisés dans le corps humain) se trouvent dans les premiers ouvrages
bouddhistes tantriques comme le Caryāgῑti ou le Hevajra Tantra, du VIIIe
siècle 25 , qui énumèrent quatre cakra dans le corps humain, au niveau
du nombril, du cœur, de la gorge et de la tête. Ces cakra sont identifiés à
quatre lieux géographiques (pῑṭha) qui se trouvent correspondre aux
points de contact entre le sous-continent indien et l’Asie centrale : ce
sont Kāmākhyā (Gauhati, en Assam), Uḍḍiyāna (vallée de Swat), Pūrṇagiri
(localisation inconnue), et Jālandhara (Pendjab). Cette tradition se
poursuit dans la SSP qui identifie le même ensemble de quatre pῑṭha avec
des points du corps subtil étagés le long de la colonne vertébrale 26 .
13 Néanmoins, la source la plus identifiable de la présentation que Gorakṣa
fait des cakra se trouve être Matsyendra. Alors que des traditions
apocryphes font de Matsyendra le guru de Gorakṣa ou Gorakhnāth, tous
deux vécurent en fait à plus de deux siècles l’un de l’autre et dans des
parties différentes du sous-continent. De plus, leur vision religieuse du
monde et les pratiques auxquelles ils souscrivent et qu’ils décrivent ont
peu en commun : alors que Matsyendra est adepte de la tradition Śākta
dont les pratiques érotico-mystiques sont propres aux Siddha ou Yoginῑ
Kaula 27 , Gorakṣa apparaît de façon générale comme un auteur Śaiva
nirguṇi (adepte de la divinité « sans qualité »), ses instructions relatives
aux techniques du haṭha yoga étant à la base de l’identité Nāth Siddha.
Matsyendra est cependant le premier auteur hindou à localiser les six
centres d’énergie du corps subtil ou yogique et à les appeler cakra ; il peut
donc être considéré comme le père de la pratique haṭhayogique qui fut la
marque des Nāth Siddha 28 . Un passage du Kaulajñānanirṇaya (KJñN)
donne un élément de microcosmologie qui semble avoir inspiré Gorakṣa
(dans SSP 3.2.). Voici le passage (KJñN 2.2b-4b) :
« Celui qui est connu comme Rudra, le feu destructeur du temps (kālāgnirudra), se
trouve perpétuellement au-dessus des ongles des orteils. C’est quand il s’embrase que
se produit la résorption de l’univers. Et [au plan de l’univers], il est la bouche de la
jument sous-marine qui réside dans le monde souterrain (pātāla). Ce monde souterrain
est dit être septuple, au-dessus se trouvent les sept mondes célestes (svarga). On dit que
ce sont les quatorze mondes ».
14 En fait, le texte qui annonce de la façon la plus complète et la plus
élaborée (étant peut-être leur source indirecte) la microcosmologie de
Gorakṣa et de Matsyendra et sa sotériologie sous-jacente, est une œuvre
viṣṇouite qui pourrait dater du VIIIe siècle, le Bhāgavata Purāṇā (BhP). C’est
là que l’on trouve la première allusion à la localisation des six cakra,dans
le passage où ce texte dit : « le [muni, sage] qui a vaincu la fatigue doit,
après avoir pressé son talon contre son anus, faire remonter l’air dans les
six emplacements » qui sont alors énumérés : ce sont le nombril (nābhi),
le cœur (hṛd), la poitrine (uras), la racine du palais (svatālumūlam),
l’espace entre les sourcils (bhruvorantaram) et le front ou la fontanelle
(mūrdhan), « d’où il [le muni] s’échappe vers le plan suprême (param) 29
».
15 Nous reviendrons dans un moment à cette étape ultime que constitue
pour le yogin la sortie de son propre corps. Décrivons d’abord la
théologie et la cosmologie śrῑvaiṣṇava qui sous-tendent la
microcosmologie du BhP. Selon la doctrine śrῑvaiṣṇava des cinq vyūha
(« manifestation »), Vāsudeva, la divinité suprême, féconde sa propre
matrice et engendre le fœtus qui se développe dans le brahmāṇḍa (l’œuf
de Brahmā, l’œuf cosmique), à l’intérieur duquel nous existons. Le vyūha
Vāsudeva est donc en même temps « le corps au centre duquel nous
existons [et] le corps au centre de notre propre conscience 30 ». Ou
encore, selon les mots de D. Hudson :
« Dans le cas des humains, la disposition est la suivante : le corps grossier à l’extérieur,
enveloppant le corps subtil et l’âme, et le vyūha Vāsudeva contrôlant depuis le centre,
comme le Soi de tous les sois [individuels]... Dans le cas de Dieu, en revanche,
l’organisation des trois corps est inversée... Une des différences entre Dieu et les
hommes est donc celle-ci : En tant que microcosme, l’homme est une âme consciente
regardant vers l’extérieur à travers le corps subtil qui l’enclôt puis, grâce à ce corps
subtil, à travers le corps humain grossier englobant. Le [Dieu] Bhagavān, à l’opposé, en
tant que macrocosme, est pure essence et conscience, regardant « vers l’intérieur »
dans le corps subtil qu’il englobe et par le moyen de ce corps subtil, « dans » le corps
grossier englobé dans son corps subtil. Dieu, peut-on dire, regarde vers l’intérieur vers
son propre centre... Un être ordinaire n’est pas conscient qu’il ou elle est observé
continuellement, étant littéralement et à tous moments transparent aux regards de
l’acteur omniprésent [Viṣṇu] dans l’espace-temps, Celui qui ne cligne jamais 31 ... »

16 Comme nous l’avons vu, la microcosmologie de la SSP et des oeuvres


apparentées présente en fait le « regard de dieu » sur le cosmos intérieur.
C’est là la vision qu’ont les Siddha, ces self-made gods pour lesquels la SSP
était un texte qui faisait autorité. Le moyen par lequel le Siddha obtenait
ce « regard de dieu » est un élément central de la sotériologie Nāth
Siddha décrivant une apothéose du yogin dont la conception englobe
théologie, cosmologie et microcosmologie.
17 La notion d’apothéose se trouve être abordée dans l’exposé que donne le
BhP des « six emplacements » – qui décrit l’adepte comme quittant son
propre corps pour pénétrer dans « le plan suprême ». Ce passage,
probablement inspiré de la Maitri Upaniṣad 32 , se poursuit par une
description de l’adepte s’élevant, via la brillante suṣumṇā (le canal
médian, le chemin du Brahman), vers les mondes célestes. « Sur ce, ayant
observé l’univers alors qu’il est brûlé par le souffle enflammé du serpent
Ananta, il va jusqu’au monde de Brahmā (parameṣṭyam), la région habitée
par les Seigneurs des Siddha (siddheśvara), qui dure une vie entière de
Brahmā (dvaiparārdhyam) » (BhP 2.2.26). Puis l’adepte se déplace sur des
niveaux d’être de plus en plus subtils, perçant les sept enveloppes de
l’œuf cosmique, tout en en faisant se résorber les éléments
correspondants dans les plans de plus en plus élevés de son microcosme
corporel. Ayant maintenant transcendé la hiérarchie des éléments
grossiers et subtils, l’adepte effectue la dissolution ou l’implosion de
ceux-ci dans l’ego et cela jusqu’à la dissolution finale des tattva ; à ce
stade son âme se fond dans l’absolu et il ne retourne plus jamais dans le
monde des renaissances (d’après le BhP 2.2.27-31).
18 Ce thème de l’apothéose du Siddha est abordé dans un autre texte, le
Rasārṇava, un ouvrage alchimique du XIe siècle qui traite avec une grande
richesse de données, de la façon de devenir un self-made Siddha. Discutant
de l’eau revivifiante (saṃjῑvanῑjalam), ce texte mentionne que l’alchimiste
qui a bu trois mesures de cette eau s’évanouit puis se réveille pour se
trouver transformé et doté de pouvoirs surnaturels. S’il poursuit le
traitement, « il disparaît soudain à la vue des hommes et devient le
Seigneur des Enchanteurs (vidyādhara), entouré d’un cercle de
demoiselles Siddha durant une période de quatorze kalpa 33 . Puis, après
une description de khecarῑ jāraṇa (la calcination du mercure, substance
douée du pouvoir de voler), le texte affirme que l’alchimiste qui avale ce
mercure est transporté immédiatement en présence des dieux, des
Siddha et Vidhyādhara, avec lesquels il vole dans les airs à volonté 34 .
L’ouvrage se clôt sur une note du même ordre : « Quand tous les être fixes
et mobiles de l’univers seront anéantis dans le terrible déluge de
l’universelle dissolution, le Siddha restera absorbé au même endroit que
le seront les dieux 35 . »
19 Le lieu en question est le plus souvent appelé Brahmaloka ou Siddhaloka ;
la sotériologie courante le dépeint comme une sorte de réservoir pour les
dieux, les demi-dieux et les âmes libérées. Cette sotériologie, introduite
dans les Purāṇa, se concentre sur les trois niveaux supérieurs de l’œuf
cosmique à la fin d’un âge cosmique (mahāyuga). Le plus bas de ces
niveaux, le cinquième des sept mondes (loka), est appelé le monde de la
régénération (janarloka), car c’est là que les âmes que leur karma a
condamnées à renaître sont en suspens alors que tout ce qui se trouve en
dessous dans l’œuf cosmique – les corps et les montagnes, la terre entière
et les mondes souterrains – ont été brûlés puis submergés lors de la
dissolution universelle (pralaya). Les deux mondes qui se trouvent au-
dessus du monde de la régénération, les mondes les plus hauts dans l’œuf
cosmique, sont appelés respectivement monde de l’ardeur ascétique
(tapoloka) et monde du brahman (brahmaloka). Leurs noms révèlent la
nature de leurs habitants, car c’est là que résident durant le pralaya les
âmes des adeptes qui ont réalisé l’absolu (brahman) grâce à l’ardeur de
leurs austérités.
20 La division entre ces niveaux supérieurs, c’est-à-dire entre le monde de la
régénération et les deux mondes de l’ardeur ascétique et du brahman, est
mise en évidence lors du processus de réorganisation du contenu de l’œuf
cosmique au début d’un nouvel âge cosmique. Après que le dieu Brahmā a
rétabli la terre, les mondes souterrains, les cieux, les paysages et les corps
des créatures à leurs places respectives, les âmes qui sont destinées par
leur karma à renaître dans le monde – âmes qui ont été tenues en
suspension dans le monde de régénération – sont réinjectées dans les
corps correspondant à leur configuration karmique. Néanmoins les âmes
qui ont, grâce aux pratiques yogiques, obtenu leur libération restent dans
le tapoloka et le brahmaloka. Planant au-dessus de la conflagration
générale, elles sont sauvées de la dissolution universelle et, plus
important encore, de la réincarnation dans un corps transmigrant.
Toujours selon cette tradition courante, ces âmes demeurent dans ces
deux niveaux supérieurs jusqu’à la fin du kalpa, moment où l’œuf
cosmique dans son entier se dissout. Pourtant, comme nous l’avons vu
dans le passage du Rasārṇava cité précédemment, les self-made Siddha
folâtrent dans ce monde supérieur durant pas moins de quatorze kalpa,
c’est-à-dire en survivant à quatorze mahāpralaya ou grandes dissolutions.
Comment est-il possible aux Siddha de rester au sommet de l’oeuf
cosmique malgré quatorze mahāpralaya pendant lesquels cet œuf est lui-
même détruit et réduit en cendres ? Où sont-ils lorsqu’ils folâtrent avec
les jeunes demoiselles Siddha et les Enchanteurs et cela durant quatorze
kalpa ? Je tenterai de répondre à cette question dans ma conclusion.

Un « pied-de-page »
21 Face à une telle profusion d’homologies entre microcosme et
macrocosme, le chercheur doit se demander si tout cela ne relève pas
simplement du plaisir scolastique de créer des catégories et de trouver
des parallèles entre différents ordres de réalité. Ces descriptions
détaillées de l’univers à l’intérieur du corps subtil ne sont-elles que la
version indienne de l’interrogation chrétienne médiévale : « Combien
d’anges peuvent-ils danser sur une tête d’épingle ? » Ou bien font-elles
partie de l’ensemble plus large du processus par lequel l’adepte parvient
véritablement à transcender sa condition humaine ? Le curieux titre du
chapitre 5 de la SSP nous fournit peut-être de quoi soutenir cette seconde
hypothèse. Rappelons que le titre du chapitre est « Équilibre des fluides
du corps et du pied » (piṇḍapadayoḥ samarasakaraṇam), un titre dont la
partie problématique (padam, le pied) est glosée dans le texte du chapitre
par paramaṃpadam, « point le plus haut », « transcendance ». Qu’y a-t-il
derrière ce choix de mots dans lequel le pied prend le dessus sur les
autres parties du corps ?
22 Dans un article probant sur la cosmologie du Viṣṇu Purāṇa (IVe siècle), W.
Randloph Kloetzli démontre que, selon la « logique de projection »
purāṇique – fondée, argumente l’auteur, sur une image du ciel vu à
travers la projection stéréoscopique de l’astrolabe « nordique », dont les
principes auraient été introduits en Inde depuis l’Occident à cette période
–, c’est d’après l’œil du dieu suprême Viṣṇu, situé au pôle céleste
méridional (son orteil étant au pôle céleste septentrional), que la
cosmologie purāṇique est à la fois considérée et projetée 36 . Quelques
siècles plus tard, le BhP identifie Viṣṇu-Nārāyaṇa comme étant le corps
de l’espace-temps, divisant son propre corps en signes du zodiaque et
périodes temporelles qu’ils représentent 37 . Comme tel, il peut être
associé à l’Homme Zodiacal dont la posture évoque celle de l’uttāna-pada-
āsana haṭha-yogique (la « posture aux pieds levés »), posture dans
laquelle le yogin reposant sur la nuque et les épaules, tend ses pieds vers
le ciel. Dans cette posture, l’orteil de Viṣṇu correspond à l’Étoile polaire
(dhṣva) (W. R. Kloetzli 1985 : 142), dont le « père » nous dit le BhP, est
l’étoile nommée uttāna-pada, « aux pieds levés », l’étoile ß de la Petite
Ourse (BhP 2.23.1). La même source identifie l’Étoile polaire comme étant
le « pied le plus haut » (paramaṃ padam) de Viṣṇu 38 . Outre le fait qu’ils
nous fournissent des arguments pour une lecture littérale du terme
paramaṃ padam du colophon du chapitre 5 de la SSP, ces données vont
également servir à orienter notre discussion dans deux autres directions.
D’une part, c’est une autre indication que bien avant le temps de la SSP,
l’univers manifesté, l’espace-temps, était conçu comme le corps
anthropomorphe d’un dieu dont la pratique du yoga gouvernait les cycles
temporels purāṇiques. D’autre part, cela nous donne une perspective de
l’univers comme vu de l’extérieur, vu par l’oeil de Viṣṇu depuis le pôle
céleste méridional. Nous reviendrons à la fin de cet article à cette
perspective que Kloetzli a identifiée avec la « logique de projection ».

Localisation du monde des Siddha dans la


Localisation du monde des Siddha dans la
cosmologie indienne
23 Les Jaïns, dont la cosmologie est la plus détaillée et la plus développée
parmi tous les systèmes indiens, situent le Siddhaloka, le monde des
Siddha, au sommet du « monde intermédiaire », à la limite entre le
monde (loka) et le non-monde (a-loka). Ce lieu, dont la localisation est
homologue de celle du Brahmaloka dans la cosmologie purāṇique, est
représenté graphiquement par un croissant de lune vu de profil sur le
front du Loka Puruṣa, de l’Homme Universel dont le corps représente le
système des mondes jaïn (cf. C. Caillat et R. Kumar 1981 : 21 et 53 – cf.
planche 6). D’après la sotériologie jaïne, l’âme ayant retrouvé sa pureté
au terme de ses souffrances terrestres, abandonne ses restes mortels pour
s’élever d’un seul bond jusqu’au sommet de l’univers, où elle s’installe,
sous la voûte en forme de parasol qui abrite l’assemblée des Siddha (ibid.,
p. 35). Cependant, certaines représentations iconographiques jaïnes, aussi
bien du cosmos sous sa forme anthropomorphique d’Homme universel,
que du Siddhaloka, montrent un homme assis en posture yogique dans la
courbe du croissant de lune situé au sommet de ce monde (ibid., p. 87).
Sur ces images, on voit ce qui ressemble à un homunculus yogin assis ou
bien en surimpression sur la voûte crânienne ou le front d’un géant.
24 Si nous nous tournons maintenant vers les sources hindoues, nous
trouvons un certain nombre de données parallèles. Voyons d’abord la
Bhagavad Gῑtā (8.16) dans laquelle Kṛṣṇa évoque les mondes jusqu’au
niveau du brahman (brahmabhuvana) d’où les créatures reviennent (c’est-
à-dire renaissent) éternellement ; mais « une fois qu’elles m’ont atteint,
leur renaissance ne se produit plus ». Plus loin (15.16-18) Kṛṣṇa parle
également de trois puruṣa qu’il appelle le périssable, l’impérissable et le
suprême. Le premier, c’est la matière de toutes les créatures vivantes ; le
troisième que Kṛṣṇa identifie à lui-même est transcendant ; et le second,
l’impérissable, est kūṭastha, « situé au sommet ». Par ces mots, Kṛṣṇa se
réfère-t-il au splendide isolement du yogin qui pratique ses austérités au
sommet d’une montagne ? Ou ne désigne-t-il pas plutôt le pic subtil
localisé dans la voûte crânienne du yogin en méditation (le terme trikūti,
« à triple sommet », désigne une zone de la voûte crânienne, dans
nombre de textes, dont SSP 3.5) puisque Kṛṣṇa, dans un autre passage de
la Gῑtā, se réfère aussi au yogin humain comme étant « situé au
sommet » ? Les représentations artistiques du corps yogique
représentent assez souvent soit Śiva, soit un yogin assis en posture du
lotus dans la région crânienne (figure 1) 39 .
25 De nombreux purāṇa décrivent des yogins siégeant bien en évidence dans
le monde le plus élevé, le monde du Brahman. Les Viṣṇu, Vāyu et Skanda
Purāṇas situent les fils ascètes de Brahmā, ainsi que les yogins, les
renonçants et tous ceux qui ont achevé un cycle d’austérités religieuses,
dans le Satyaloka ou Brahmaloka (H.H. Wilson 1961: 175-176, n. 3). Le
Brahmāṇḍa Purāṇa (3.4.2.74-75, 78) localise « les Siddha praticiens du yoga
qui ont atteint l’immortalité » dans le Brahmaloka. Une autre source dit
du monde de Brahmā que « là, le Brahman, l’âme universelle, boit le
nectar du yoga (yogāmṛta) avec les yogins 40 ». Nous devons nous poser
ici la même question qu’à propos du terme kūṭastha dans la Bhagavad Gῑtā :
ce point élevé où l’on boit le nectar du yoga, est-il situé au sommet de
l’œuf cosmique, ou plutôt à celui de la voûte crânienne, là où le yogin boit
le nectar d’immortalité qu’il a produit par sa pratique ?
Figure 1. Yogin (divin ?) assis en tailleur, à l’intérieur de la voûte crânienne d’un yogin humain
(détail d’une image – voir couverture – peinte par un artiste indien à la demande d’un
officier britannique, ca. 1930). British Library ADD 24099. Avec l’aimable autorisation de la
British Library.

26 On peut trouver une réponse indirecte à cette question dans le Harivaṃśa


(cet appendice au Mahābhārata daté du IV-Ve siècle), le BhP et certains
textes tantriques, qui tous présentent, de façon quelque peu ambiguë, les
Siddha et Vidyādhara comme habitant à la fois les régions
atmosphériques et inférieures ainsi que les montagnes. Le BhP (5. 24. 25)
situe ces êtres parfaits au niveau atmosphérique le plus élevé,
immédiatement au-dessous des sphères de la lune et de Rāhu (le démon
des éclipses de lune) ; juste au-dessous se trouvent les autres êtres
surnaturels tels que Yakṣa, Rākṣasa, Piśāca, etc. Ce dernier détail peut
sembler étrange étant donné que la littérature purāṇique localise
généralement ce dernier groupe sous le disque terrestre, dans les enfers.
Le Tantrāloka (TĀ) d’Abhinavagupta (vers l’an mille, mais il s’agit en fait
d’une reprise du Svacchandra Tantra du VIIIe-Xe siècle) donne un point de
vue un peu différent. Après avoir décrit un certain nombre de niveaux
atmosphériques situés au-dessus du disque terrestre, l’auteur affirme :
« Cinq cents yojana (un yojana équivaut environ à huit miles, treize kilomètres) plus
haut... au niveau du vent appelé “Éclair” sont installés […] les “Enchanteurs
(Vidyādhara) du niveau le plus bas”. Ce sont des êtres qui, sous leur forme antérieure
de magiciens humains (vidyāpauruṣe), effectuèrent des pratiques liées aux champs de
crémation. Quand ils moururent, ces pouvoirs (siddhi) les rendirent Siddha, placés au
milieu du vent “Éclair”... Cinq cents yojana plus haut […] là, à Raivata même se trouvent
les Siddha primordiaux (ādisiddhāḥ) appelés Orpiment Jaune, Antimoine Noir et Cendre
Mercurienne 41 ».
27 Le toponyme Raivata, mentionné dans ces descriptions de niveaux
atmosphériques comme localisé à des milliers de kilomètres au-dessus de
la surface de la terre, semble bien correspondre à un emplacement
terrestre. Raivata était le nom donné à l’époque médiévale au cercle de
montagnes appelé aujourd’hui Girnar, dans le district de Junagadh au
Gujarat. Un texte jaïn, le Raivatācala Māhātmya, le désigne comme le
cinquième des vingt et un siddhādri, Montagnes des Siddha, et affirme que
« les sages qui ont cessé de manger et passent leurs jours en dévotion... y
célèbrent Nemῑnāth [le 22etῑrthaṃkara]. C’est là que les nymphes divines
et de nombreuses créatures célestes – Gandharva, Siddha, Vidyādhara
etc. – vénèrent Nemῑnāth 42 ». Un certain nombre de purāṇa, à
commencer par le Matsya Purāṇa au IXe siècle 43 , consacrent de longues
descriptions à ce site qu’ils appellent Raivataka. Nous sommes clairement
en présence, dans ces textes, d’une identification de Girnar avec à la fois
un site terrestre où se rendent les humains pour se perfectionner eux-
mêmes par les techniques des Siddha, et un site atmosphérique ou céleste
dans lequel ils demeurent dans leur état définitif de Siddha semi-divins.
28 L’origine de Raivata-Girnar remonte plus loin encore, car il est
mentionné dans le Mahābhārata à la fois sous le nom de Raivata et de
Gomanta 44 . Le Harivaṃṣa (IIIe-IVe siècle) donne une description détaillée
de Gomanta 45 . Celle-ci est importante pour deux raisons : d’un côté la
montagne décrite est sans doute Girnar ; d’un autre, un détail particulier
concernant sa formation et ses habitants ouvre une dernière perspective
sur ce lieu qu’est le monde des Siddha dans l’Inde médiévale.
« La montagne appelée Gomanta, cime céleste et solitaire entourée d’un groupe de pics
de moindre hauteur, est difficile à escalader, même par les Parcoureurs du Ciel […] ses
deux crêtes les plus hautes ont la forme de deux dieux étincelants 46 … L’intérieur de
cette montagne est fréquenté par les Siddha, les Cāraṇa (Coursiers) et les Rākṣasa, et sa
surface grouille d’une foule de Vidyādhara 47 . »
29 Le mont Girnar, que les Jaïns assimilent à Nemῑnāth, a depuis longtemps
été connu des pélerins hindous sous le nom de Dattātreya (Burgess 1971 :
159), le fondateur historique et le chef des Neuf Nāth de la tradition de
l’Inde occidentale et spécialement du Maharashtra. Dattātreya est en fait
l’une des deux pointes rocheuses jumelles qui dominent le site de Girnar,
l’autre étant assimilée à Gorakh, le fondateur du Nāth sampradāya; ces
pics jumeaux mesurant respectivement 1 051 et 1 057 mètres sont de loin
les plus élevés et les plus remarquables sommets de l’anneau montagneux
qui encercle un bassin de quelque dix kilomètres de circonférence. Nous
sommes ici peut-être en face de la transformation de deux montagnes
sacrées : de refuge de Siddha semi-divins, elles deviennent celui de
Siddha humains – dans ce cas Gorakh et Dattātreya –, et de leurs disciples,
les Siddha et les yogins dont les grottes et les autels parsèment ce site
remarquable.

Intérieur-extérieur
30 Dans le passage du Harivaṃśa précédemment cité, Siddha, Cāraṇa et
Rākṣasa sont décrits comme habitant l’intérieur de Gomanta tandis que
les Vidyādhara seraient à sa surface. Je vais proposer une explication
empirique, suivie d’une plus ésotérique, de cette description. Comme
beaucoup de montagnes sacrées, Girnar est criblée de grottes dont au
moins deux (celles de Gopῑcand et de Dattātreya) sont liées aux Nāth
Siddha, et on peut concevoir que ces Siddha familiers des grottes soient
dépeints comme habitant l’intérieur de la montagne, alors que les autres
créatures humaines ou semi-divines habiteraient la surface.
31 Mais ce n’est pas la seule explication possible. Rappelons-nous ici l’exposé
de Kṛṣṇa sur à la fois le Puruṣa universel et le yogin humain comme étant
tous deux kūṭastha – situé sur ou dans le sommet – ainsi que la description
par le Bhāgavata Purāṇa de l’apothéose du yogin dont l’ascension
jusqu’aux domaines des Siddha dans le Brahmaloka et la dissolution des
tattva inférieurs dans leurs essences supérieures, se révèlent comme ne
formant qu’un seul et même processus. Enfin, nous devons garder aussi
en tête la doctrine purāṇique concernant le sort des âmes à la fin d’un
kalpa (éon) lors du mahāpralaya (grande dissolution). Contrairement au
pralaya qui marque la transition entre deux mahāyuga, le mahā-pralaya
entraîne la calcination de l’œuf cosmique tout entier et non pas
simplement de son contenu. Tandis que les cendres, produit final de cette
combustion, viennent former le corps de Śeṣa, le serpent sur lequel est
couché Viṣṇu, le sort des âmes est d’être réabsorbées dans le corps massif
du dieu, le mahāyogin, qui les conserve dans sa conscience en extase
yogique. Lorsqu’il est dans cet état de profonde transe yogique, la
conscience de Viṣṇu serait localisée dans sa voûte crânienne et peut-être
dans la configuration subtile à triple sommet (trikūṭi) qui s’y trouve.
32 Cela serait-il une explication de l’imagerie jaïne du Siddhaloka qui
représente un yogin assis dans la partie frontale du Loka Puruṣa, sous un
parasol en forme de croissant de lune ? Et l’emplacement de ce monde
des Siddha – tantôt dépeint comme le sommet d’une montagne, tantôt
comme une région de l’atmosphère et tantôt comme la couche
immédiatement située sous la coquille intérieure au sommet de l’œuf
cosmique – ne se trouverait-il pas aussi, en fait, juste sous la voûte
crânienne du dieu, du yogin cosmique ?
33 À l’appui de cette interprétation on trouve des affirmations des YogaSūtra
(YS) concernant l’acquisition de pouvoirs de discernement (jñāna)
surnaturels par la pratique de la discipline yogique (saṃyama 48 ). En
premier lieu, Patañjali affirme (YS 3. 26) que, « grâce à la pratique de
saṃyama centrée sur le soleil, [on obtient] la vision des régions
cosmiques » ; dans son commentaire (Ve-VIe siècle), Vyāsa ajoute des
éléments de cosmologie « purāṇique » détaillés à propos de l’œuf
cosmique et de ses habitants et affirme dans sa conclusion que le yogin,
en se concentrant sur la « porte solaire » du corps subtil, obtient la vision
directe de l’univers dans sa totalité. Quelques versets plus loin (YS 3. 32),
Patañjali conclut son exposé en ces termes : « Dans la fontanelle
lumineuse, on a la vision des Siddha », ce que Vyāsa glose : « Il y a une
ouverture dans la voûte crânienne d’où il émane une lumière rayonnante.
En se concentrant sur cette lumière, on obtient la vision des Siddha qui se
meuvent dans l’espace entre le ciel et la terre 49 . »
34 Où sont ces Siddha que l’on voit grâce à la pratique yogique ? Sont-ils à
l’intérieur ou à l’extérieur du corps ? Et s’ils sont à l’extérieur, sont-ils à
l’intérieur des montagnes, à la surface, ou bien sous la voûte céleste ; en
somme, sont-ils à l’intérieur ou à l’extérieur de la structure du
macrocosme universel ou de quelque mésocosme intermédiaire ? Mais
peut-être n’est-il pas question ici d’une alternative. Comme nous l’avons
vu, le BhP décrit l’apothéose de l’adepte comme le percement simultané
des sept couches entourant l’œuf cosmique en même temps que
l’implosion de leurs éléments correspondants se résorbant dans les
essences de plus en plus subtiles du microcosme qu’est son corps. Dans
les traditions médiévales des Siddha, une grotte montagneuse était la
réplique macrocosmique de la voûte crânienne du yogin en méditation
aussi bien que la chambre haute d’un appareil alchimique mésocosmique
à l’intérieur duquel l’alchimiste se transformait lui-même en opus
alchimicum. L’univers à la Moebius des Siddha était ainsi construit qu’il
permettait à ses praticiens à la fois d’identifier les montagnes cosmiques
à leur propre corps subtil et de pénétrer dans ces montagnes pour
réaliser le but final de leur pratique, leur propre transformation en
habitants semi-divins de ces mêmes montagnes. En d’autres termes,
l’univers des Siddha était conçu de façon que le praticien l’expérimentât
à la fois comme un monde dans lequel il vivait et comme un monde qui
vivait au-dedans de lui-même. L’expérience qu’avait le Siddha du monde
était donc identique à celle qu’avait la divinité suprême.
35 Je vais conclure avec une observation que j’emprunte encore au
remarquable exposé de Kloetzli sur l’impact de la « logique de
projection » qui sous-tendait les cosmographies purāṇiques et conduisit
au développement de l’astrolabe en Inde et en Occident. Remarquant que
les projections spatiales des « dvῑpa [continents] purāṇiques nous
présentent des divisions mathématiques qui rappellent les divisions du
temps que sont les yuga » (1985 : 132), Kloetzli démontre que le mont
Meru, le prototype des montagnes sacrées, est la clé du système entier de
projection de la cosmographie purāṇique (ibid., p. 135). Selon les sources
purāṇiques, le mont Meru est « la tête en bas », ayant la forme d’un cône
inversé dont le sommet plat et les côtés sont respectivement, selon
Kloetzli, la projection du Tropique du Cancer céleste et les lignes
d’extension qui relient ce Tropique au pôle sud céleste (ibid., p. 137). C’est
à ce pôle que se trouve l’oeil de Viṣṇu, le gros orteil de son pied levé étant
au pôle nord céleste 50 . Kloetzli conclut :
« Si le cosmographe hindou n’est pas un astrolabe dans tous ses détails, il est
néanmoins certain qu’il s’agit d’un instrument scientifique destiné à la mesure du
temps – le temps considéré comme le corps d’une divinité, dans un but théologique, par
le Viṣṇu Purāṇa – et qui implique une projection du firmament et du mouvement céleste
sur une surface plane. Le Mont Meru – représenté comme un cône inversé – est la
définition de cette projection en ce qu’il relie le Tropique du Cancer céleste au pôle sud
céleste, qui est le point de vue à partir duquel la projection est faite... Le fait que 16 000
yojana de cette montagne sont dits être “souterrains” peut être compris comme
l’affirmation que cette partie du mont Meru se trouve au-dessous du plan de
l’Équateur... Puisque la forme du mont Meru nous met de nouveau en face d’une
logique de projection... cela signifie que ce qui est « au-dessus » est aussi ici “au-
dessous”... Les dieux (deva) et les démons (asura) qui demeurent dans le ciel et les enfers au-
dessus et au-dessous de la terre, demeurent également dans les montagnes de la terre 51 . »
36 Du point de vue du divin Viṣṇu ou du parfait Siddha, au-dessus et au-
dessous, dedans et dehors, même l’espace et le temps convergent. C’est ce
qui permet aux Siddha de se placer eux-mêmes dans le monde et le
monde en eux-mêmes – comme s’il était vu à travers une camera obscura –,
et, armés de cette connaissance, de transcender ce monde et de le
regarder d’« en haut » de « par en dessous », de se situer eux-mêmes au
sommet et à l’intérieur des montagnes sacrées, ou bien dans et hors de la
coquille de l’oeuf cosmique, dans et hors de leur propre voûte crânienne,
au point final d’un espace-temps dont ils sont devenus les maîtres.
37 Traduit par Véronique Bouillier, revu par l’auteur.

Figure 2.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Édité dans Mallik (1954 : 1-44).
2. Vaudeville (1974 : 96).
3. Sur ces développements, voir White (1996).
4. SSP 1.1b : vakṣye gorakṣanātho’haṃ˙siddhasiddhāntapaddhati. Les colophons des manuscrits
renforcent cette attribution. Sur le Gorakhnāth historique (et non légendaire), voir White 1996 :
90-101.
5. Dont le Vāmakeśvara Tantra (XIe siècle), le Pratyabhijñahṛdaya de Kṣemarāja (XIe siècle), et le
Svacchanda Tantra (dont le commentaire le plus connu est de Kṣemarāja, édition Dvivedi 1985).
6. Parmi les textes qui se concentrent sur ces identifications, signalons le Yoga Darśana Upaniṣad,
traduit dans Varenne (1973 : 225-255).
7. SSP 2. 1-25, 67. Même à l’intérieur de la tradition des Nāth Siddha il n’y a pas de nombre
« canonique » des cakra : on y trouve l’énumération de six, sept, neuf, douze, jusqu’à vingt-sept
cakra (Kaviraj 1966 : 229-237).
8. Édité par Barthwal (1955) et Srivastav (1979).
9. Édition trilingue (vieux bengali, sanskrit, et tibétain) avec traduction anglaise dans Kværne
(1986).
10. Gorakh Bāni, Pad 6.1-5 (traduit dans White 1996: 301-302); Gorakh Bāni, Pad 14.1-5; 26.1-5; 27.1-
6; 28.1-4; 29.1-5; 40.1-4; 41.1-4; 42.1-4 et 47.18 (discuté dans White 1996: 242-243).
11. Édité par Bhambhulnāth Yogi (n.d.) et Agravan (n.d.).
12. Édité dans Dvivedi (1980 : 19-28).
13.Prāṇ Sāṅkalῑ 22-135.
14.Prāṇ Sāṅkalῑ 96-98.
15. Wallace 1995: 155.
16. Voir, par exemple, Caraka Saṁhitā 4.4.13.
17.Lalitā Māhātmya (=Brahmāṇḍa Purāṇa surtout 3.4.13.1216). Le culte de la déesse ainsi décrite était
basé à Kāñchipuram (Conjeevaram), dans le Tamilnadu côtier. Ce texte appartient manifestement
au Śrῑvidyā Kaula.
18. C’est kūrma, la deuxième des dix incarnations du dieu Viṣṇu, qui soutient le mont Mandara lors
du barattage de l’Océan de Lait, telle qu’elle est décrite dans le Mahābhārata.
19.Kālāgniruda. Pour une discussion, voir White (1996 : 232-233).
20. Ici, la terminologie se base sur la botanique : les quatre mondes sont identifiés littéralement
avec la « pousse » (aṅkura), le « creux » (kuhara) ; la « tige » (nāla), et la « fleur » (kamala).
21. Pour un usage semblable, voir ci-dessous, note 39.
22. En vérité ce texte n’énumère pas plus de dix-neuf régions, même si on compte le monde triple
d’Indra et le monde quadruple de Brahmā comme sept mondes différents.
23. SSP 1. 69-73.
24. C’est dans ce chapitre de la SSP que l’on trouve le plus grand nombre de citations de textes
externes. Par exemple, la citation (dans SSP 4. 19-21) d’un ouvrage de Śivānandācārya avancera la
date de cette partie de la SSP jusqu’à la fin du XIIIe siècle au plus tôt, si le Śivānandācārya dont il
est question est le commentateur renommé de la Śrῑvidyā qui a vécu au Kerala : Goudriaan et
Gupta (1981 : 60). Le manuscrit qui renvoie le plus méticuleusement à ces textes externes est de
Jodhpur. Il date de 1945-1946. Pour une discussion, voir Mallik (1954 : 28-33).
25.Hevajra Tantra 2.4.51-55, in David L. Snellgrove, The Hevajra Tantra, a Critical Study, 2 vol.,
Londres, Oxford University Press, 1959, vol. 2 Sanskrit and Tibetan Texts, p. 68.
26. SSP 2.1c,2b,8b, 9c.
27. Matsyendra[-n›tha] a vraisemblablement fondé ce qui deviendra plus tard la branche
« tantrique » de l’ordre des Nāth Siddha. Cette perspective Śākta-Śaiva se trouve également dans
la Khecarῑ Vidyā d’Ādinātha, ouvrage inédit du XIVe siècle.
28. KJñN 3.6-12; 5.25-27; 8.20-22; 17.2-4. Édition Bagchi 1934.
29. BhP 2.2.19b-21b, édition Goswami 1971. L’origine de ces emplacements se trouve
vraisemblablement dans les « points vitaux » (marman) anatomiques, tels qu’ils sont décrits dans
la littérature médicale : voir Roşu 1982 : 418-426.
30. Hudson (1993 : 139-170, surtout 146 et 149).
31. Hudson (1993 : 162-64).
32.Maitri Upaniṣad 6.30 : “ Sans fin sont les rayons de celui qui, à la manière d’une lampe, réside
dans le cœur ; ils sont blancs, et noirs, bruns et bleus, roux et rouge clair. L’un de ceux-ci se tient
au sommet, qui, ayant transpercé le disque du soleil, a atteint le monde du Brahman ; par lui on
arrive à la voie suprême ” (trad. A.M. Esnoul, 1952).
33.Rasārṇava 12.252-58, surtout 12.254 et 257. Édition Tripathi 1978. Un kalpa est une période
cosmique équivalent à un jour de Brahmā, elle est suivie du mahāpralayaou « grande dissolution »,
une nuit de Brahmā. Un kalpa est formé de mille fois quatre yuga, ces quatre yuga, quatre périodes
d’inégale durée et d’inégale valeur, constituant un mahāyuga.
34.Rasārṇava 11.104b-106. Cf. 12.337.
35.Rasārṇava 18.228. Cf. 11.107. En fait, le Rasārṇava se termine trois demi-strophes plus loin.
36. Kloetzli (1985 : 121-126, 144-145).
37. BhP 5.22.3,5 et 5.23.4, qui ajoute que l’on peut méditer sur la voûte stellaire comme ayant la
forme d’un dauphin (śiśumāra) « au corps lové (kuṣṇalibhṣta-deha), la tête en bas ». Cf. BhP 5.23.8.
38. BhP 2. 22. 17. Selon la mythologie purāṇique, le Gange coule, à partir de ce pied, dans la cruche
d’eau (kamaṇḍalu) du dieu Brahmā, d’où elle tombe sur la terre : Hiltebeitel (1976 : 160).
39. Illustré dans Losty 1985 : 103. Cette illustration se trouve dans un manuscrit illustré panjabi
(ca. 1930 ap. J.-C.) représentant les postures du haṭha yoga. Ce manuscrit se trouve dans la British
Library (Add. MS 24099).
40. Kirfel 1920 : 142. Malheureusement, Kirfel ne cite pas sa source. Les homologues bouddhiques
des Siddha et Vidyādhara hindous sont les Vidyārājā et les Devamanuṣya (« hommes-dieux ») qui
s’élèvent, de par leurs pratiques ésotériques, jusqu’au niveau intermédiaire entre le ciel des dieux
et la terre des hommes : Przyluski 1938 : 125-26.
41. TÃ 8.133, dans Dvivedi et Rastogi (1987), vol. 4, p. 1441-1451. Les noms de ces Siddha sont :
[go]rocan, añjana, et bhasma. Gorocana est une teinture organique dotée de la même couleur jaune
intense que l’orpiment (auripig-mentum).
42. Le « Raivatācala Māhātmya » correspond aux chapitres dix à treize du Śatruñjaya Māhātmya jain
(traduit dans Burgess 1971, note à la page 157).
43. La majeure partie du Matsya Purāṇa est plus ancienne, la célébration de la région du fleuve
Narmadā étant un ajout, plus tardif, dû à un Śaiva originaire du Maharashtra : Bharadvaj 1973 : 66-
67 ; Hazra 1977 : 46 ; et Kantawala 1964 : annexe III.
44. Sur cette identification, voir Mani (1975 : 294).
45. Le passage du Harivaṃśa (2. 40, dont le titre est « L’Ascension du Gomanta » ou bien « Le
Voyage au Gomanta ») qui concerne Gomanta ne se trouve que dans les recensions de Bombay et
de Calcutta ; dans l’édition critique (tome II, p. 92-98, lignes 380-507), il constitue une partie de
l’annexe 17 et toute l’annexe 18. Édition : Vaidya 1969-1971. Cf. Mani 1975 : 294.
46.Harivaṁśa, annexe 17, lignes 381-82, 386. Girnar est un massif montagneux, dont deux pics
jumeaux, identifiés aujourd’hui par les hindous comme Gorakh et Dattātreya, sont de loin les
sommets les plus élevés. Dans les lignes 390 et 391, on lit que Kṛṣṇa et Balarāma parviendraient à
vaincre Jarāsandha en ce site ; la bataille commence à la ligne 487.
47.Harivaṁśa, annexe 18, lignes 448-449.
48. Dans son commentaire sur YS 3.16, Vyāsa décrit le saṃyama comme la conjugation des trois
phases ou étapes culminantes du « yoga » de Patañjali : dhāraṇa, dhyāna, et samādhi.
49. Dans Aranya 1981 : 308. On en trouve des échos dans la Śiva Saṁhitā (XVe siècle), 4.46 ; 5. 202,
204.
50.Ibid., p. 142. Cette posture ressemble à celle de l’Homme Zodiacal, mentionné plus haut (à la
note 38), qui fixe son regard vers le haut, vers les constellations situées à l’intérieur de son corps,
jusqu’à l’Étoile polaire, qui se trouve dans son gros orteil.
51.Ibid., p. 144-145 et 137-138. (Souligné par moi-même).
Chapitre 7. Vajrolī Mudrā
La rétention séminale chez les yogis vāmācāri

Richard A. Darmon

NOTE DE L'AUTEUR
Nous remercions chaleureusement monsieur Arion Roşu, qui n’a jamais
hésité à nous faire profiter de son érudition avec une rare bienveillance,
nous permettant de surmonter les inconvénients inhérents à notre
méconnaissance du sanskrit et de l’alchimie indienne. Nous n’aurions pu
mener à bien notre travail sans ses conseils.
Sauf mention contraire, les termes translittérés le sont à partir du
sanskrit.
1 Le phénomène religieux a souvent interféré sur les règles régissant la
sexualité des individus. Dans le monde hindou, comme dans le monde
bouddhique mahayanique, la notion centrale de non émission séminale
(Shahidullah 1928 : 11-17) est très présente dans la littérature codifiant
l’enseignement tantrique, ou tantraśāstra. Elle est l’un des concepts
fondamentaux des yogis vāmācāri, les yogis de la « voie de gauche ».
2 Comme on le sait, il existe dans le Tantra (ou tantrisme 1 ) deux points de
vue ou plutôt deux tendances qui, en simplifiant à l’extrême, sont celle
« de gauche », vāma, et celle « de droite », dakṣiṇa. Bien qu’exprimées
dans l’ensemble de l’hindouisme, auquel elles appartiennent, ces
tendances relèvent plus particulièrement de l’enseignement tantrique, où
la « voie de gauche » s’inscrit peu ou prou dans une hétérodoxie parfois
doublée d’hétéropraxie. Dans l’ensemble, les adeptes de ces courants sont
dits tāntrika, par opposition à vaidika (védique) désignant ceux qui
respectent l’hindouisme traditionnel d’essence plus « orthodoxe »
(Padoux 1989 : 35). La gauche, vāma, connote souvent une idée de
démarche contraire, cruelle même, alors qu’à l’opposé la droite, dakṣiṇa,
signifie : franc et bienveillant. Le fait est qu’en Inde plus qu’ailleurs, la
notion de gauche revêt un caractère funeste d’impureté (Bareau 1968 :
164-165), que l’on retrouve dans les comportements de ces mystiques du
« chemin de gauche », les vāmācāri. Pratiquement, ces yogis dits « de la
main gauche » (vāmahasta) empruntent diverses voies, sādhanā, afin
d’objectiver leur dépassement de la condition « normale » en tant que
pratiquants initiés, sādhaka.
3 L’une de ces sādhanā retient l’attention en raison des implications
psycho-physiologiques qu’elle suppose. Elle s’appuie sur une pratique
dite de la vajrolī mudrā, ou « sceau du foudre » (ici, dans le sens de pénis),
qui consiste en une absorption urétro-vésicale de liquide amenant une
modification de la latence éjaculatoire du yogi. Les mystiques vāmācāri
qui se sont investis dans cette pratique parlent de vajrolī sādhanā pour
désigner l’instrumentation et les conditions qui sont requises pour y
parvenir.
4 Nous explorons ici l’organisation d’une anagogie embrassant des
domaines distincts, mais reliés entre eux : d’une part, la rétention
séminale, donc la maîtrise du cadre périnéal (on notera, ceci importe, que
cet exercice est considéré par les pratiquants comme une fin en soi, un
aboutissement ultime) ; d’autre part, une entreprise psycho-sexuelle qui
contribue à la réputation équivoque du Tantra. Signalons toutefois que
seul un nombre infime de yogis parmi les vāmācāri effectue les opérations
de ce type. Cela résulte d’un tamisage propre au yoga tantrique où, dans
l’esprit de l’ontologie qui en forme l’arrière-plan, il semble s’opérer
finalement une sélection à travers les risques physiques encourus lors de
cette pratique.
5 Les observations présentées sont contemporaines, effectuées sur le
terrain ou résultant d’entretiens avec ces yogis. Elles ont été relayées par
la littérature relative à ce sujet, et étayées par un apport uro-
andrologique 2 . Ces relevés portent sur des mystiques évoluant dans
l’aire de crémation de Tārāpīṭh, village où se trouve un lieu de vénération
consacré à la déesse tutélaire Tārā (une forme de Kālī), et qui se situe
dans le district de Birbhum, à environ 300 kilomètres au nord-ouest de
Calcutta, au Bengale.

La valorisation du liquide séminal dans les textes


anciens
6 La « doctrine rétentionniste » passe préalablement par une valorisation
du liquide séminal, qui le consacre comme une substance ayant des
pouvoirs aussi divers qu’exceptionnels. Cette valeur accordée au liquide
séminal semble antérieure à l’apparition du point de vue (darśana)
tantrique 3 . Globalement, on retrouve, plus ou moins marquées, des
allusions au sperme dans les Upaniṣad ainsi que dans les textes védiques
en général, et l’on y décèle clairement une préoccupation récurrente à ce
sujet, quand ce n’est pas au sexe 4 .

La littérature védique

7 Dans les Āranyaka, les ascètes étaient supposés être des continents
sexuels, des ūrdhvareta, qui ne laissent point échapper leur semence
(Malamoud 1977 : 73).
8 Dans l’ensemble, selon les conceptions védiques, la dépense séminale
n’est comparable qu’à la dépense de parole liturgique (par exemple le
Veda lu à haute voix alors qu’il se doit de n’être que murmuré), les deux
étant également condamnables. La lecture des textes inspire une glose
sur le brahmacārin (l’étudiant du Veda) qui a péché en devenant avakīrnin,
celui qui laisse échapper sa semence (Malamoud 1977 : 83-84). Mais c’est
peut-être dans les « lois de Manu », au debut de notre ère, qu’est le mieux
résumée cette valorisation du semen : le sperme se cristallise avec un
pouvoir d’autofécondation, et dépasse en importance la matrice
(O’Flaherty 1973 : 267). « Si l’on compare le pouvoir procréateur du mâle
avec le pouvoir de la femelle, le mâle est déclaré supérieur, car la
progéniture de tous les êtres animés est distinguée par les marques du
pouvoir mâle » (Manu IX, 35 – in Loiseleur Deslongchamps 1976).
9 La Bṛhad Aranyaka, l’une des plus anciennes Upaniṣad, présente le dieu
Varuṇa avec le sperme comme siège (Bṛhad Āranyaka Up. III. 9 ; 16-17 et
22).
10 Parmi les Upaniṣad yogiques, qui n’apparaissent guère avant le VIe siècle
de notre ère (Bouy 1994 : 64), le ton change. Ainsi, selon la Yogatattva Up.
60.61.62 (Varenne 1971) : le yogi, « du fait qu’il ne répandra pas sa
semence, son corps conservera une odeur agréable ». Ce même texte, un
peu plus loin (126.127.128), vante les vertus de l’aspiration urétrale,
vajrolī-mudrā : « Existe aussi le “Sceau du Foudre” (vajrolī-mudrā) : qui le
pratique acquiert tous les pouvoirs... » La Dhyānabindu Up. (84.85.86)
confirme ce point de vue quand elle postule qu’en cas de réflexe
éjaculatoire, le sperme réintégrerait le pénis de l’adepte 5 .

Le corpus tantrique

11 Cette terminologie Upaniṣadique rejoint les conceptions sur la rétention


séminale qui sont, comme nous le savons, globalement présentes dans le
corpus tantrique, et qui établissent une relation étroite entre le semen et
la vie dans sa qualité psychique et son sens physiologique. Ce point de
vue rejoint ainsi la doctrine vajrayāniste (Tantra bouddhique), bien que
dans celle-ci l’émission puisse éventuellement se produire en vue de
l’adoration du śukra, ou sperme (Shahidullah 1928 : 17) 6 . L’hypothèse
d’une relation entre Vajrolī et Vajrayāna, évoquée par Kalyani Mallik
(1955 : 37), trouve partiellement confirmation dans la légende du sixième
dalaï-lama, Tsang Yang Gyatso, célèbre pour avoir réabsorbé son urine en
public depuis l’étage supérieur de son palais du Potala (David-Neel 1930 :
156). L’auteur ajoute (ibid., p. 157) qu’il existerait des « occultistes
tibétains » pour pratiquer des actes similaires à celui de leur lama. En
fait, certains adeptes du Tantra bouddhique érigent en « règle absolue »
un type d’union sexuelle fondée en partie sur la rétention séminale
(Blondeau 1995 : 71).
12 Les textes tantriques et yogiques donnent d’ailleurs des indications sur
les motivations animant les yogis dans ce sens. Par exemple, les Dohākosa
de Kaṇha (Str. 14) enseignent que l’éjaculation est cause de mort
(Shahidullah 1928) 7 . La Śiva-Saṃhitā prône l’aspiration urétrale, qui
porte ici l’appellation de vajroṇḍi 8 . Dans le Śaṭtriṃśattattva-Sandoha (II),
c’est l’entière création (Śivatattva) dont la manifestation ultime est sous
une forme séminale. La Vasiṣṭha Saṃhitā (VI.14) expose de son côté le
pouvoir du dieu Rudra (Śiva), qui transcende l’univers en relation avec sa
qualité d’ūrdhvareta, celui qui est capable d’effectuer le retour séminal. Et
le Yoga Śāstra de Dattātreya 9 (299/314, trad. Sharma 1985) ne diffère
nullement des autres traités quand il vante les qualités de l’acte vajrolī,
censé vaincre la mort.
13 Le yogi surajoute une volonté d’absorption et de préservation du rajas, le
sang menstruel de sa partenaire (désignée par yoginī ou śakti), lors de
leur union, le mithuna, qui prend ici le sens de rapport coïtal 10 . Cet
engagement s’oriente vers la réalisation d’une fusion entre le sperme de
nature humaine, bindu (ou retas), et le rajas, d’essence solaire 11 .
14 Une autre approche se combine aux précédentes : la notion de montée de
l’énergie (śakti), ou kuṇḍalinī. Cette kuṇḍalinī à forme serpentine doit, de
sa base bulbaire localisée dans le périnée, être « éveillée » afin de pouvoir
engager son ascension 12 . Pour procéder à ce réveil, l’adepte peut
effectuer entre autres techniques (notamment des apnées) une
manœuvre brusque, suivie d’un reflux du volume spermatique 13 . Le
texte du Tantrāloka (TĀ, chap. XXIX) met quant à lui l’accent sur les
pratiques sexualisées, cariyākrama, pour induire l’élévation de la
kuṇḍalinī, en les destinant aux yogis « adonnés à l’union » (Silburn 1983 :
56). Le commentateur de ce texte, Jayaratha, détaille les manipulations
du sperme par le couple de tāntrika : dans ce cas – exceptionnel,
précisons-le – il y a émission volontaire de sperme après la rétention, et il
est finalement versé dans un récipient pour être consacré (Masson et
Patwardhan 1969 : 42). L’auteur du TĀ, Abhinavagupta, assimile d’ailleurs
le semen à l’extase, ananda (ici, maharasya – TĀ 29.127-129).
15 Les démarches présupposant une non éjaculation s’adressent non
seulement au yogi, mais aussi à sa partenaire tāntrika, la yoginī, qui
démultiplie son efficience lorsqu’elle se livre à une rétention de ses
humeurs menstruelles (rajas) par le biais de la vajrolī-mudrā 14 .
Rappelons que dans ce cas les règles sont considérées comme
équivalentes au sperme 15 .
16 Dans tous ces contextes, le yogi agit dans la double perspective
consistant, d’une part, à unir bindu et rajas, sperme et sang menstruel,
puis, d’autre part, à faire graviter son énergie endogène, c’est-à-dire sa
propre śakti, sa kuṇḍalinī d’essence solaire. C’est pourquoi les yogis de
Tārāpīṭh 16 conçoivent l’union sexuelle comme un support de
méditation et de transcendance.
17 Cet état va de pair avec une suppression des fonctions cognitives, ainsi
qu’un arrêt de l’idéation (Shahidullah 1928 : 17). L’acte doit donc être
prolongé, et dans cette perspective la rétention devient une condition
nécessaire. Ceci est d’autant plus vrai que les tāntrika engagent un
processus d’autodéification en usant principalement d’impositions
manuelles, nyāsa, ainsi que de visualisations créatrices, bhāvanā. Devenus
divins eux-mêmes, leur émission de sperme prend un sens vital centré
sur l’universel et se doit d’être strictement canalisée (White 1996 : 138).
Une donnée alchimique contenue dans un ancien traité va dans ce sens
en établissant une relation entre un élixir d’immortalité, le mercure
(qu’on stabiliserait dans l’urètre en usant de la vajrolī-mudrā), et le semen
17 . Cet aspect – probablement métaphysique – tend à montrer que le

sperme est intégré à un processus divin (White 1996). À Bénarès, une


copie du Siddha Siddhānta Saṃgraha mentionne cette mudrā comme étant
un enjeu majeur dans l’accès à la « méditation » yogique ultime ou
samādhi (Mallik 1955 : 37).
18 Enfin, comme le signale J. A. Schoterman (1980 : 21) à propos du
Yonitantra (V. 3), l’union sexuelle a pour but exclusif le rituel, dans le
cadre d’un « culte de la vulve », yonipūjā. La vajrolī-mudrā devient
quasiment le seul moyen permettant de pouvoir l’accomplir : par là, le
yogi affirme la pleine équivalence de l’acte et du rituel (Dviveda 1992 :
128).

Individuation et engagement du yogi


19 Avant d’aborder la pratique, voyons une configuration propre à cette
sādhanā, laquelle pourrait orienter l’engagement du yogi.
20 L’individuation dans le monde hindou a été largement traitée 18 . À
l’époque védique, l’« individu » est relié à la doctrine du sacrifice dont
l’ultime référence reste Prajāpati, le dieu-sacrifice et sacrificateur. Plus
généralement, la détermination des noms et formes (namarūpā) s’appuie
et se façonne (kḷp) avec les rites. De surcroît, le souci d’intégration du Soi
(ātman) dans l’absolu (brahman) prend en compte la cause et l’effet des
actes (karman) passés et actuels, dans cette naissance et dans les
précédentes : il y a donc, omniprésent dans l’être, le flux incessant de la
transmigration (saṃsāra). Etant donné que l’individuel est largement
indexé au passé ainsi qu’au devenir, l’affirmation du Soi reste précaire,
dans le sens où elle n’apparaît pas franchement délimitée (Horsch 1956 :
79-104).
21 A contrario, la poursuite du salut (mokṣa) nécessite que l’ascète abandonne
les rites et acquière la connaissance (vidyā) afin d’échapper aux cycles des
renaissances. Il sera alors réellement un « délivré vivant », jīvanmukta.
L’ascète, le sādhu, devient alors, selon Oberdiek (1993 : 233), pleinement
« une personne 19 ».
22 Dans une perspective de psychologie analytique, que revendiquerait cette
démarche de la part d’un vāmācāri ? Un statut de signifiant centré sur le
Soi, un ego ancré sur la détention de pouvoirs (siddhi) (Masson 1976 : 624),
avec pour finalité un statut de « personne ». Ce profil comportemental
qui donne ici sa place à la vajrolī-mudrā témoignerait de dimensions
diverses, notamment : le refus d’être remis en cause dans une identité
sexuelle où la finalité éjaculatoire doit être supprimée ; une distorsion du
temps subjectif (ainsi qu’objectif) conditionnant l’acte sexuel (mithuna),
qui s’étend ainsi sur plusieurs heures 20 ; une altération de l’image de la
femme, la yoginī étant assimilée à la mère, ce qui confère à la relation un
écho incestueux et névrotique ; enfin s’il y a éjaculation, le sentiment
envahissant d’être détruit (= la mort, la castration), qui renvoie, comme le
reste, vers l’égocentrisme (Robertson-Rose et Monney 1984 : 118).
Lorsque le yogi exerce une rétention, un coïtus reservatus, il détient la vie
ou plutôt l’immortalité, conformément aux textes 21 . En fait, il vise
l’obtention d’un pouvoir doublement ancré : en lui-même, comme dans
l’univers.
23 À son niveau, sa prise directe obligée sur l’appareil respiratoire par le
contrôle du souffle (prāṇāyāma), ainsi que l’accès privilégié aux schèmes
de sa psyché (manas, buddhi, etc.), ne peuvent que rejoindre
l’investissement réalisé au plan de sa génitalité, par le biais de la vajrolī-
mudrā. Il est clair que ce protocole – surtout en tant qu’objet d’ascèse –
magnifie l’omnipotence narcissique du yogi. D’une part, cette virilité
maîtrisée signe une masculinité triomphante (vīrya), donc une efficience
de l’ego (le Je), ou ahaṃkāra, portée à la totale plénitude (pūrṇāhaṃtā –
Hulin 1978 : 337). D’autre part, le yogi entre de plain-pied dans une
situation existentielle de « délivré vivant » par rapport aux normes :
« Celui qui connaît la vajrolī-mudrā [qui l’expérimente], même s’il agit à
sa guise sans observer les règles édictées dans le yoga, cet homme est un
yogi, réceptacle des pouvoirs surnaturels » (HYP III. 83). Dans cette
perspective, la Śiva-saṃhitā (IV. 79) pose que le yogi peut vivre comme il
le veut, et même être chef de famille.
24 Revenons sur cette virilité du yogi pour voir qu’elle se développe en
dehors d’éléments comme, par exemple, l’onanisme, les fantasmes, et
surtout le désir ou l’envie qui, pour lui, sont le propre des hommes
ordinaires. Quand le yogi vāmācāri en vient à honorer son propre liṅga (le
pénis), c’est devant un crâne ou sur un cadavre, et selon une procédure
précise. Il opère des pressions régulières avec le pouce (et l’index) de la
main gauche près de son méat urétral, tandis qu’il récite (intérieurement)
des paroles rituelles (mantra). Il déclenche ainsi ce que l’andrologie
désigne comme le « réflexe ischio-caverneux », qui a pour effet d’initier
la rigidité érectile du sujet. De surcroît, avec le souci d’être en constante
communion (symboliquement ou réellement) dans l’organe (yoni) de la
Śakti, le yogi peut porter un anneau (identifiable à la yoni) cerclant la
base de son pénis (fig. 2). L’accessoire, ici en fer ou en os, est connu dans
l’érotisme chinois du Tao (Van Gulik 1971 : 350), parfois comparé au
Tantra (Needham 1956 : 425-431). In vivo, durant les érections (ou le
mithuna), l’anneau comprime les veines responsables du « retour
veineux » ou la détumescence. Pratiquement, tout cela contribue au
maintien d’une bonne rigidité pénienne qui, dans les conditions
nocturnes de l’aire de crémation (par excellence, impure dans
l’hindouisme), est vécue par les intéressés comme l’incontournable
capacité qui contribue à les éloigner d’une hétéronomie qu’ils dénoncent
chez les « autres », les mondains.
Figure 1. Un tāntrika vāmācāri dans sa hutte kuṭir. (Cliché R. Darmon.)

25 Puis le yogi, avec peut-être un souci de transcendance, mobilise les forces


de l’univers selon un double mode opératoire. Il se sert de cosmogrames
(yantra) et de mantra afin de créer des constructions philosophiques et
psychiques qui reflètent la cosmogonie du Tantra. Il transpose ensuite
une entité dominante de cette imagerie, la déesse, dans sa partenaire,
couramment désignée comme Śakti ou Bhairavī. Au dire des intéressés,
elle s’impose d’emblée comme la divinité, seule capable d’homologuer les
états d’« enstase », dont celui du mithuna. À ce propos, un clivage est
révélateur car, par ailleurs, les yogis ne font pas mystère de leurs
multiples relations avec des femmes non tāntrika, souvent mariées (c’est-
à-dire intégrées à l’ordre mondain) : là le ton change, car les
déterminations sociales décelées chez la partenaire la subordonnent alors
intégralement à l’orientation mécaniste d’un mithuna uniquement
orchestré par le yogi. En somme, pour reprendre une formulation de S.
Bouez (1992 : 122), s’instaurerait entre eux « une véritable dialectique du
Maître et de l’esclave 22 » dans la mesure où, pour ces yogis, ce ne serait
dans ce cas qu’une « femme de chair », tandis qu’il se veut un « homme-
dieu ». De fait, au Bengale où le courant Śakta domine, le yogi vāmācāri
semble être perçu au faîte du spirituel en raison de sa maîtrise globale et
sexuelle (Bouez 1992 : 111) 23 .
26 Dans sa vie intime, il ne se prive d’ailleurs guère de tirer parti de la
rétention, en dissociant intégralement les phases érotiques et mystiques
(O’Flaherty 1973 : 262) afin de les faire éventuellement alterner. Sur le
terrain, leurs évolutions mettent en évidence un hédonisme débridé
qu’ils affichent sans retenue. Ils sont non végétariens, amateurs d’alcools
forts, de cigarettes, de bonne chère et, épisodiquement, de drogues
psychotropes comme le cannabis. Ils s’intéressent volontiers aux jeunes
filles non tāntrika qui s’aventurent aux lisières de l’aire de crémation, les
désignant avec un rire entendu comme kumārī, des vierges. Et ils
n’hésitent pas à exhiber les présents qu’ils reçoivent pour l’activité de
thérapeute-occultiste qu’ils exercent partiellement.
27 Ils sont en effet crédités d’un pouvoir thérapeutique qu’ils exploitent en
vendant leur savoir en matière de spermatogenèse et d’aphrodisiaques.
Dans ce but, ils élaborent des composés végétaux à base de hiṅgu
additionné de jatiphala (beng. jaiphal, muscade) et de dhustura 24 , dont
les principes actifs génèrent des vertiges hallucinatoires doublés de
troubles artériels. Dans la même perspective, ces yogis exercent en tant
qu’occultistes confirmés en exécutant des rites à l’aide d’os humains –
issus, spécifiquement, de décès survenus un mardi ou un samedi, jours
consacrés à la Déesse. De ce point de vue, la pratique de la vajrolī-mudrā
contribue à établir la véracité des actes de ces yogis, en leur donnant un
statut quasi divin et en les distinguant des faux mystiques dont les
Bengalis n’ignorent pas l’existence. Cette raison justifie pleinement la
réputation de Tārāpīṭh comme lieu tantrique privilégié 25 .
28 Évoluant dans le terrain de crémation, śmaśāna, le yogi affiche comme
tout vāmācāri une légendaire tendance à la transgression 26 . Retenons
que si la démarche à visée transgressive – en tant qu’ethos – semble être
marginale et minoritaire au Bengale, elle n’en est pas moins active chez
ces yogis qui revendiquent leur affiliation spécifique. En fait, ils
expriment verbalement une idée que l’on trouve exprimée dans le Jñāna-
Saṃkalinī-Tantra (VII), à savoir un raidissement face au contenu des Veda
et de « tous » les Purāṇa, méprisés « comme de vulgaires prostituées ». En
définitive, ils s’inscrivent dans la succession de ces ascètes transgressifs,
les pāśupata (Sanderson 1991-2 : 141) et autres porteurs de crânes comme
les kāpālika 27 , qui fréquentaient les forêts bengalies.
29 La réalisation de la vajrolī-mudrā représente un véritable engagement
pratique, une sādhanā qui est, en principe, enseignée par un maître
(ācārya, guru). Pourtant, les pratiquants rencontrés, à l’exception d’un
seul, n’étaient affiliés à aucun ordre et ne relevaient d’aucun guru, se
disant svatāntrika, « tāntrika par eux-mêmes ». Cela ne nuit aucunement à
leur démarche 28 : comme l’écrit André Padoux à propos du
Mantraśāstra, « l’important est de trouver la formule efficace et la
manière de s’en servir » (Padoux 1995 : 141).
30 Cette « formule » est décrite dans la Haṭha-yoga-pradīpikā (HYP III.85-86),
ainsi que dans un autre ouvrage, la Hatharatnāvalī (HR II.77-87). La
fonction didactique de ces textes, notamment du premier dans son
édition bengalie, est largement mise à profit par les ascètes qui avaient
auparavant plus ou moins pratiqué le yoga. Ils puisent par ailleurs des
détails dans les nombreux livres à bon marché, vendus près des temples.

La pratique de la vajrolī mudrā


31 L’expression vajrolī-mudrā est une formule polysémique fondée sur vajra,
« foudre », désignant ici le pénis, et sur le suffixe olī, la « sphère » qui, par
extension, renvoie en raison de sa forme ovoïde à la matrice, yoni, ce qui
peut donner à l’ensemble de l’expression le sens de « sceau [mudrā] du
pénis dans la matrice » (White 1996 : 201). Le terme mudrā, sceau, prend
dans ce cadre précis un sens sexo-yogique en « scellant » le semen à
l’intérieur du corps, tout en « mettant fin » aux afflictions, doṣān
mudrayati (Michaël 1994 : 166).

Préliminaires
Préliminaires

32 Sur le plan pratique, les yogis prennent des mesures drastiques entrant
concurremment en jeu à plusieurs niveaux. Premièrement, ils se font
maigrir, mangent peu (une fois par jour), surtout une alimentation
carnée, s’astreignent souvent à des jeûnes – de plus en plus longs –
déclarés être des austérités (tapas). Refusant toute surcharge pondérale,
les yogis absorbent un alcool de mahua (beng.) 29 , surtout le soir, tout en
s’abstenant de boire de l’eau et de manger salé. Physiologiquement, la
déshydratation consécutive à toute consommation alcoolique avec
abstention de sel entraîne une natropénie (baisse des taux plasmatiques
de sodium), donc une non-rétention d’eau dans les tissus (via les cellules)
qui aboutit à l’amaigrissement 30 .
33 La deuxième démarche est essentiellement yogique et emprunte
indifféremment à la HYP, à la HR et à la GS ; elle vise la purification des
conduits nasaux ainsi qu’œsophagien et gastrique. L’opération initiale,
appelée neti 31 , consiste à introduire une cordelette de 3 millimètres de
diamètre sur 40 centimères de long dans l’une des fosses nasales afin de
la faire ressortir par la bouche. Puis il exécute l’opération suivante,
appelée dhauti 32 , avalant progressivement une bande de coton léger de
6-7 centimères de large sur approximativement 7 mètres de long. L’objet
du geste vise à maîtriser les réflexes spasmodiques, l’œsophagisme, que
l’opération ne manque pas de générer, ainsi qu’à « purifier » la partie
dilatée du tube digestif, du cardia jusqu’au pylore. Le yogi termine en
absorbant une quantité d’eau salée (1 ou 2 litres), puis déclenche
manuellement un renvoi.
Figure 2. L’instrumentation de la vajrolī sādhanā. (Cliché R.)

34 À ce niveau, il doit avoir un ascendant intégral sur son appareil


respiratoire par le prāṇāyāma, la maîtrise du souffle 33 . La vajrolī mudrā
exige en effet des apnées poussées à leur maximum. Un premier type
d’apnée s’exécute à poumons remplis, par exemple en position assise
(padmāsana), et consiste à expirer l’air pulmonaire brutalement par la
bouche ; puis, bouche close, il y a une inspiration lente et profonde par le
nez. Le yogi termine l’exercice par une rétention intégrale du souffle. Le
second type d’apnée est externe, à poumons vides. C’est le même cycle
que précédemment jusqu’au stade de l’inspiration. Ensuite il y a une
pause d’une trentaine de secondes, puis survient brutalement l’expiration
buccale, réalisée avec violence et profondeur ; après quoi, bouche close et
langue retournée postérieurement de manière à obturer le rhino-
pharynx (khecarī-mudrā, la rétention débute, le temps d’apnée étant
évalué en faisant usage d’un rosaire de 108 graines de rudrākṣa 34 .
35 Lorsqu’ils régulent ainsi à volonté leurs apnées 35 , les yogis pratiquent
également des exercices nommés « ligatures », bandha, qui diffèrent
sensiblement des mudrā, dans le sens où il s’agit d’isoler et de contracter
un ou plusieurs muscles. Ces ligatures sont « données » (ainsi d’ailleurs
que les mudrā) par Ādinath (Śiva) comme indispensables à l’obtention de
pouvoirs, siddhi 36 . La première d’entre elles, jālandhara-bandha ou chin
lock 37 , est censée détruire la mort. Elle est réalisée – assis ou debout –
en apnée à vide : il faut appuyer fermement le menton sur la zone
thyroïdienne, la région deltoïdienne relevée dans le même temps, tandis
qu’on opère une khecarī-mudrā (cf. supra).
1. Le crâne, principalement un réceptable du liquide destiné à l’aspiration urétrale.
2. Les sondes, ici en caoutchouc, incontournables pour mener à bie mudrā.
3. Une canule ici en os (elle peut être en bambou). Longue d’une diz yogi l’utilise pour
réaliser basti-kriyā. Après une longue pratique ce arriveraient à s’en passer.
4. Une bague de cuivre, représentant un liṅga dans son yony
5. Le traditionnel collier de rudrakṣa, qui épisodiquement peut servir de boulier.
6. Particulièrement apprécie des vāmācāri, le collier, constitué de rudrakṣa jumeaux.
7. Les anneaux péniens, constitués d’une ou deux pièces ; ils symbolisent un liṅga dans son
yoni tout en favorisant la contention du pénis

36 Le yogi enchaîne avec des exercices cruciaux, tel l’uḍḍīyāna-bandha,


dénomination qui implique une notion d’essor (uḍḍīyate) ainsi que d’envol
vers le sommet ; cette ligature est réputée être la meilleure, elle permet
de vaincre la mort, de rajeunir, puis finalement d’être délivré 38 . Ce
geste joue un rôle majeur, et consiste en une élévation diaphragmatique
assistée par une mise en jeu de la musculature impliquée ; deux formes
sont usitées, debout, puis semi-accroupi (utkaṭāsana – présentée par les
yogis comme étant vajrāsana). Le yogi doit agir impérativement avec
l’estomac et les intestins vidés. Deux moyens permettent ce résultat, soit
un jeûne prolongé, suivi de deux techniques, naulī-kriyā (cf. infra), et basti-
kriyā (absorption rectale d’eau), soit le renvoi volontaire des aliments
complété par ces deux mêmes techniques. L’exécution d’uḍḍīyāna en
position orthostatique commence les jambes légèrement pliées. Dans
cette position, le yogi inspire profondément par voie nasale, marque une
pause de deux secondes, puis expire par la bouche au maximum de ses
possibilités, avec une contraction des muscles grands droits de
l’abdomen. Ensuite, bouche close, il effectue une rétention à vide tout en
appuyant le menton avec jālandhara-bandha. Dans le même mouvement, le
yogi relâche pleinement sa musculature abdominale, le thorax étant
contracté ainsi que les muscles trapèze et grands dorsaux. Parallèlement,
il y a une forte poussée des muscles droits de l’abdomen vers l’intérieur
tout en les élevant, la paroi abdominale étant volontairement plaquée
contre les bords costaux. Invariablement, le diaphragme s’élève
instantanément, entraînant une importante concavité intérieure propre à
l’exercice, qui continue (toujours en rétention à vide) jusqu’à ce que le
cycle s’achève sur une inspiration lente par le nez, tandis que l’adepte
relâche ses tensions musculaires. En position vajrāsana, l’exercice est
pratiqué comme précédemment mais le yogi, les pieds écartés d’environ
40 centimètres, est accroupi les talons relevés, les genoux écartés
touchant le sol et supportant ainsi le poids corporel.
37 L’exercice de naulī 39 , acte purificatoire, est physiologiquement
indispensable pour le déroulement de la rétention séminale. Il se déroule
soit debout, soit en vajrāsana. Le yogi reprend les gestes d’uḍḍīyāna, car
naulī n’est qu’une forme avancée de ce dernier. Alors qu’il effectue une
apnée externe, il contracte ses deux muscles grands droits – ce qui
implique leur isolement – au milieu de l’environnement abdominal dont
la paroi demeure souple. Ensuite, il pousse fortement sur ces muscles,
dans le but de les déplacer successivement vers la gauche, au milieu, puis
vers la droite. Enfin, dernière mudrā à accomplir, aśvinī-mudrā (GS III.
8283) : c’est-à-dire jusqu’à trois cents contractions, poussées à leur
maximum, de la zone musculaire sphinctérienne ischio-coccygienne ainsi
que recto-coccygienne ; ceci, bien entendu, entraîne toujours le muscle
sphincter externe.
38 Après cet entraînement, qui relève d’une « logique d’affrontement »
(Cloarec 1996 : 5-10) avec son propre corps, le yogi va devenir un corps-
dieu, tel Śiva, capable d’aimer mille ans sans émettre de semence
(O’Flaherty 1973 : 262).

La vajrolī
39 Ce théocentrisme paroxystique fait que ces yogis revendiquent une
relation directe, sans intermédiaires humains, avec le guru suprême,
Ādinath (Śiva), pour leur apprentissage de l’action yogique par
excellence, la vajrolī. Par ailleurs, dans la mesure où les actes déterminent
la vie d’un homme, et compte tenu de la façon dont les vāmācāri voient
leur propre niveau d’évolution, seule cette pratique ouvre à leurs yeux un
champ d’intelligibilité. Aussi n’hésitent-ils pas à se déplacer jusqu’à
Calcutta afin d’acquérir ce qui est indispensable pour pratiquer la vajrolī-
mudrā : des sondes urétrales.
40 En temps normal, l’exploration instrumentale de l’appareil urinaire ne
s’effectue que dans un but diagnostique ou thérapeutique et au moyen
d’un appareillage varié, dont des sondes qui diffèrent par leur taille et
leur forme. Les yogis qui désirent pratiquer l’autosondage opèrent par
voie rétrograde (par le pénis) et procèdent à l’aveugle, c’est-à-dire sans
disposer au préalable d’information sur cette voie d’accès à leur vessie.
En conséquence, ils utilisent des sondes souples d’une trentaine de
centimètres de long, droites, dont le bout introduit dans le méat est
arrondi et muni d’une ouverture, la « fenêtre » (ce qui normalement
permet l’écoulement urinaire). Ces sondes, dont le diamètre varie d’un à
7 millimètres (ou plus), sont en latex brun (le matériau est réutilisable) et
portent des estampilles telles que « Prince » ou « Diamond ».
41 Nantis de cet instrument incontournable, car la sonde permet « d’ouvrir »
l’urètre et la vessie qui normalement sont « fermés » par les muscles
sphinctériens (sans quoi il y aurait incontinence), le yogi va pouvoir
s’engager dans la vajrolī-mudrā.
42 L’acte requiert d’être à jeun, l’intestin et l’estomac doivent être
totalement vides alors que la vessie ne l’est que partiellement ; de plus,
aucune absorption de salé n’aura eu lieu durant les précédentes
quarante-huit heures. Le yogi s’allonge sur le dos, tête légèrement
surélevée, et adopte un rythme respiratoire lent. Il prend un tissu propre
puis, de la main droite, introduit la sonde de petit diamètre, la main
gauche étirant le pénis au niveau du sillon coronaire afin de réduire la
courbure pénio-scrotale. Cette opération se déroule très lentement, en
une ou plusieurs fois selon les difficultés éprouvées, le but étant de
dépasser sans encombre le sphincter externe afin d’atteindre la vessie
pour réaliser ainsi un sondage parfait – la position de la sonde dans la
vessie est attestée par l’écoulement d’urine résiduelle. Notons que les
adeptes agissent calmement, sans jamais forcer, l’instrumentation étant
amplement facilitée par une absence de tonus adrénergique. Si
l’appréciation reste empirique, ils n’en sont pas moins conscients des
possibilités et des dangers dits « de la fausse route » lors d’un sondage
urétral.
43 Le yogi commence la mudrā en enfonçant de deux à trois centimètres la
sonde dans la vessie afin que les manœuvres ultérieures ne l’en fassent
pas ressortir. Puis il se redresse lentement de façon à être en vajrāsana
40 . Il plonge l’extrémité distale de la sonde dans un récipient

hémisphérique (par exemple un bol à pūjā) rempli d’eau ou de lait, puis


exécute uḍḍīyāna et naulī 41 . La vajrolī-mudrā prend forme quand le yogi
constate que le liquide pénètre dans son pénis, littéralement aspiré dans
la vessie sous l’effet de l’exercice.
44 L’opération ne s’arrête pas là. Les sādhaka essayent ensuite d’aspirer des
substances de poids et de densité plus élevés (eau, lait, lait plus miel, etc.)
au moyen de cathéters de diamètre supérieur. De même, le récipient
cultuel est remplacé par un crâne scié en forme de récipient, et, en privé,
le collier de rudrākṣa fait place à un rosaire de badara (jujube) ou de fer,
propice aux rituels de magie destructive ou inférieure, kṣudra-karmāṇī
(Padoux 1987 : 117).
45 De ces observations se dégage un point essentiel, une interrogation
plutôt. Si l’on sait que l’un des objectifs de la vajrolī est l’aspiration des
sécrétions (rajas) de la yoginī lors du mithuna (HYP III.91 par ex.), cet acte
supposerait un yogi exerçant sans le concours d’instrument particulier.
Or nous n’avons pas ouï dire de ce genre d’exploit. Tous les pompages
vésicaux semblent s’effectuer avec des sondes, comme l’ont confirmé les
intéressés ainsi que le Dr M.V. Bhole (de l’Institut de yoga Kaivalyadhama
à Lonavla). D’autre part, alors que les textes 42 codifient au préalable
une insufflation d’air dans la vessie, aucun yogi n’a fait état d’une
démarche de cet ordre. Jean Filliozat notait pour sa part (1953 : 33)
n’avoir jamais observé pareille activité chez l’un d’entre eux.
46 Une autre pratique, l’absorption rectale d’eau, basti 43 , repose sur le
même principe que la vajrolī, mais c’est d’une canule anale (un tube de
bambou d’une quinzaine de centimètres et muni d’une collerette) dont se
sert alors le yogi. Ajoutons que c’est au bord d’un plan d’eau qu’il opère
en vajrāsana-ukaṭāsana (accroupi).

Le schème cinétique

47 Voyons maintenant le schème cinétique de la rétention éjaculatoire chez


ces tāntrika.
48 S. Kuvalayananda, éditeur à partir de 1924 de la revue Yoga Mīmāṃsā, fut
le premier à se pencher sur les exercices uḍḍīyāna et naulī, alors qu’un
yogi aspirait avec le côlon de l’eau pour procéder à basti. Pressentant une
baisse de pression colique, il fixa un manomètre à l’extrémité de la
canule. Le praticien enregistra une baisse de 40 millimètres de mercure,
entraînant l’aspiration rectale. De son côté, Jean Filliozat 1944 : 115)
postulait qu’un vide (intestinal et vésical) était en amont des absorptions
tant rectales qu’urétrales. Il se fondait sur le fait que seul un acte
volontaire portant sur une musculature striée, par le biais des systèmes
cérébro-spinal et sympathique, pouvait donner ce résultat.
49 Les observations de Hubert Risch (1950) et ses mesures de l’élévation du
diaphragme et de la diminution de la pression gastrique lors de uḍḍīyāna
et naulī permettent d’affirmer que le yogi vāmācāri se rend intégralement
maître, non seulement de la totalité de son cadre colique, mais aussi des
mouvements de son diaphragme qu’il réussit à manœuvrer
volontairement – alors qu’une cinétique thoracique « normale » échappe
à la volonté (Risch 1950 : 120-128). De surcroît, les données transmises
(par des sondes ingérées) montrent qu’il détient le pouvoir d’agir de
même au niveau de son cadre gastrique. Les travaux menés
ultérieurement au Maharashtra par S. Kuvalayananda et P.V.
Karambelkar 44 confirmèrent largement ces résultats. En 1971, M.V.
Bhole et P.V. Karambelkar mentionnèrent une pression intravésicale
abaissée chez un sujet jusqu’à 86 millimètres de mercure, justifiant une
urétro-aspiration de 90 millilitres d’eau (YM XIII-4). Pour sa part, M.V.
Bhole confirma ensuite, en 1982, les recherches de ses pairs à propos des
pressions intragastriques (YM XXI-1 et 2). Ces protocoles ont été repris à
la lumière d’une approche cardiologique par Thérèse Brosse (1976 : 27-
30), laquelle accrédita les précédentes données et les dépassa, concluant
que ces exercices étaient réservés à des yogis expérimentés en raison des
risques de cardiopathies inhérents à ces démarches.
50 Revenons aux mudrā pour voir que si la manœuvre de retournement de la
langue, khecarī-mudrā, pourtant présente dans de nombreux textes, n’a
qu’une valeur très relative hormis celle d’obturer le rhino-pharynx
(Brosse 1976 : 20), il n’en est pas de même des autres mudrā. Toujours à
l’Institut de Kaivalyadhama au Maharashtra, P.V. Karambelkar mettait en
évidence en 1957 une focalisation sélective sur la musculature
postérieure basse du pelvis lors de l’aśvinī mudrā (YM VII-2). L’hyper-
développement de ces muscles est entièrement synchrone de ceux qui
composent la sangle musculaire striée périnéale, dont on connaît les rôles
rigidificateurs durant le processus érectile, ainsi qu’éjaculateurs 45 .
51 Le physicien Mat Rozmarynowski (1979), qui étudia la vajrolī-mudrā, a
formulé les conditions régulant l’aspiration de liquide en s’appuyant sur
la loi de Poiseuille régissant l’écoulement des fluides :

52 où r est le rayon du cathéter, L sa longueur, et η la viscosité du liquide. La


puissance d’écoulement est ainsi proportionnelle au rayon intérieur à la
puissance quatre, c’est-à-dire au carré du diamètre. On peut comprendre
ainsi comment les vāmācāri parviennent à développer un pouvoir peu
commun en jouant sur quatre variables : 1) la force exercée, nous
entendons la puissance expiratoire combinée avec le potentiel musculaire
requis pour la mudrā ; 2) le diamètre intérieur du cathéter ; 3) la distance
et la hauteur séparant le liquide de la vessie ; 4) enfin la viscosité du
fluide, dont le poids volumique doit aller croissant.
53 Dans cette perspective, le yogi a intérêt à débuter son expérimentation
avec une sonde courte, dont l’extrémité baignant dans le fluide serait peu
distante de la vessie. Dans le but de progresser dans la sādhanā, il respecte
cette logique, en augmentant progressivement les paramètres requis
pour la bonne réalisation de son dessein. Une question, néanmoins, se
pose : les dimensions des cathéters indiquées dans les textes de yoga, qui
sont de 14 aṅgula, soit environ 17,5 centimètres, ne sont pas conformes
aux données physiologiques, qui exigent un minimum compris entre 20 et
25 centimètres. Comment réaliser la vajrolī-mudrā dans ces conditions 46
?
54 Un autre point concourt efficacement à la rétention du semen chez le
yogi. Normalement, ce type d’investigation rétrograde de l’appareil
urinaire chez un homme – non tāntrika – est toujours vécu comme
l’astreinte incontournable d’une pathologie lourde (plégie, cancer, etc.).
En raison de l’inconfort dû au sondage, le sujet l’abrège au strict
minimum. À l’inverse, lorsque le tāntrika procède à l’autosondage, cela ne
relève en rien de l’acte profane. La déesse et l’iṣṭadevatā (divinité
d’élection du yogi) sont « là ». Le diagramme rituel (yantra) tel qu’il est
codifié dans le Kulārṇava Tantra (KT VI.84-88) sous-tend les modalités
internes et externes de ce protocole. Rapidement dit, le cadre yogico-
tantrique investit la conscience de l’adepte qui auparavant s’était déifié
au moyen de mantra ainsi que d’impositions (nyāsa). Ensuite, le yogi se
polarise sur son pénis, liṅga, avant d’explorer le plexus pelvien
(mūlādhāracakra) avec sa sonde qu’il oriente très lentement vers la vessie
(correspondant au svādhiṣṭhānacakra). Les va-et-vient – pour éviter une
« fausse route » aux graves conséquences – qu’il opère avec sa sonde, tout
en surveillant l’écoulement urinaire résiduel confirmant l’entrée dans la
loge vésicale, positionnent l’instrument en contact constant avec le
collicullus séminal. Or celui-ci, appelé aussi verumontanum, est le siège du
principal foyer érogène impliqué dans la dynamique du réflexe
éjaculatoire (Czyba 1984 : 20). Ces mouvements alternatifs s’exercent en
ciblant l’amont de la phase dite sécrétoire du semen 47 .
55 On sait que toute codification comportant des répétitions s’inscrit
sélectivement dans le système limbique, et ce d’autant plus qu’elles sont
gratifiantes au plan sensoriel – ici la stimulation du verumontanum. Il a été
prouvé que ce système est accessible à la mémorisation. Les vāmācāri
accèdent donc à l’étage méso-cortical de leur cerveau en mémorisant,
consciemment ou non, l’activité de ce carrefour érogène. Ils peuvent ainsi
gérer la latence éjaculatoire, leur mémoire restituant fidèlement un
satisfecit dépendant de la vajrolī-mudrā.

***
56 L’écoute des discours que tiennent les yogis vāmācāri renvoie à un rituel
personnel tourné vers le puruṣa-liṅga, Śiva, qu’ils se veulent être. Le
schème d’une praxie ayant, si l’on peut dire, un caractère performatif,
semble prédominer dans l’exercice de la vajrolī-mudrā, dispensatrice de
siddhi, de pouvoirs par excellence.
57 Alors que Sudhir Kakar (1982 : 151-190) a souligné la dimension
analytique du Tantra, et que des investigations médicales ont porté au
plan neuro-cardiologique le yoga qui lui est associé (Filliozat 1974 : X), les
pages précédentes ont voulu présenter l’ampleur et la valeur de la part
dite « technique » que l’on reconnaît à cette « mystique de l’autonomie »
(Saran 1994 : 84).
58 La vajrolī-mudrā, avec toutes ses résonances dans le cadre vāmācāra,
cristallise des états de conscience modifiée (EMC), dans le sens où ceux-ci
provoquent chez les yogis des changements extéro- et intéroceptifs qui,
dans les grandes lignes, peuvent se résumer ainsi :
l’espace est perçu illimité, « tel l’organe sexuel de la Śakti » ;
l’humeur ne subit pas d’effet de labilité ;
l’identité se transforme en entité divine (dominante) ;
la perception du temps change en raison, d’une part, des multiples et longues
contemplations-visualisations, et, d’autre part, de l’absorption d’hallucinogènes ;
la vue : le yogi surimpose à sa vision, par exemple, Kālī (en variant de surcroît la taille et
l’orientation de l’objet ou de la personne observée) ;
le comportement moteur du vāmācāri montre une composante des rythmes cardiaques et
respiratoires, ainsi qu’une activité corticale, réduites à l’extrême.

59 Ces traits, parmi d’autres, laisseraient penser que ces yogis manipulent à
leur avantage une ensemble de facteurs d’ordre neurophysiologique, qui
pour une part fait référence au mode de fonctionnement cérébral
trophotropique. Divers auteurs ont insisté sur ce mode dans les cas d’EMC
chez les mystiques (Gellhorn et Kiely 1972 : 400) et les yogis (Fisher 1971 :
898). Notre propre observation, effectuée uniquement à l’aide d’un
stéthoscope et d’un tensiomètre, n’était pas poussée en raison du
contexte, et ne peut donc être catégoriquement significative. Elle rejoint
néanmoins sans réserve celles des auteurs cités.
60 Enfin une autre incidence de la vajrolī-mudrā, trouve un écho certain au
niveau du réflexe orgasmique des yogis qui la pratiquent avec régularité.
Une multiplicité orgastique, dont ils font état lors du mithuna, est un fait
connu en médecine. Cette capacité s’inscrit directement dans la
continuité de la rétention séminale, mais aussi des EMC qui viennent
d’être évoqués. Cet aspect poly-orgastique n’étonne guère les vāmācāri,
qui y décèlent la preuve sensible d’une omniprésence de la Śakti dans
leur être, une validation de plus d’un pouvoir intime « normalement »
réservé au sexe féminin. Ils expriment ainsi avec sérénité « je suis Elle »,
sa’ham (Woodroffe 1994 : 440), ou, plus volontiers en bengali, « je suis
Śakti », ami Śakti.
61 Ils sont cependant bien loin de se complaire dans une situation (qui leur
est acquise) de dévots privilégiés de la Śakti, comme les autres yogis qui
hantent l’aire de crémation de Tārāpīṭh. Ces vāmācāri dépassent l’écueil
du sentiment dévotionnel, qu’ils dénoncent comme étant proche de
l’asservissement. Manifestement, ils agissent – malgré la centralité qu’ils
accordent à la vajrolī sādhanā – contre tout état suspect de vassalité, dont
ils pourraient faire preuve envers cette dernière. La même discrimination
s’applique face à la totalité de ce qui existe, dont leur propre personne, la
Śakti étant comprise dans ce processus. À l’image de leur prédécesseur du
XIXe siècle, le yogi Vāmākṣepā (McDaniel 1989 : 132), ils commettent aussi

des actes sacrilèges, aṣāstrīya, à l’égard de la déesse. Leur rhétorique


tantrique exprime une fois de plus une forme de souveraineté. Il s’agit là
d’un affranchissement qui avalise leurs actes : Śakti n’est que la
construction du cerveau humain, capable de la créer mais aussi d’en tirer
la substance et de la résorber.
62 En conséquence, on inclinerait à penser que la vajrolī sādhanā, en tant
qu’elle fait appel à une totalité de forces dont la mise en jeu qualifie le
tāntrika, s’inscrit dans la définition que nous a donnée Lilian Silburn
(1975 : 14) dans sa traduction des « Hymnes aux Kālī » : « Immensifier le
moi, briser ses limites et non l’abolir, tel est l’apport du tantrisme. »
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NOTES
1. À proprement parler, le terme « tantrisme » n’existe pas en sanskrit, contrairement à tantra qui
désigne une catégorie de textes (Padoux 1989 : 35) et, par extension, l’ontologie tantrique.
2. La locution « uro-andrologique » renvoie d’une part à l’urologie, d’autre part à l’andrologie.
L’urologie est une spécialité médico-chirurgicale qui traite les affections des organes génitaux-
urinaires. L’andrologie est une discipline médicale, focalisée uniquement sur la physiologie et la
pathologie de l’appareil génital masculin, ainsi que sur la sexualité du mâle. L’andrologie recourt
nécessairement à des données empruntées prioritairement à l’urologie (médicale), ainsi qu’à la
neurologie et à la psychiatrie. Elle est de fait requise pour tenter de comprendre certains points
relatifs au sexe, entre autres.
3. Ceci malgré les difficultés connues à déterminer avec précision les origines de ce courant
(Biardeau 1981 : 40-41).
4. On peut, sur ce point, se reporter notamment à l’ouvrage de S. Ambadas Dange (1979,
particulièrement les chap. 3 et 6), ainsi qu’à celui d’Ivo Fiser (1966, chap. 2 et 5).
5. La Dhyānabindu Up. (84) met parallèlement en relief une notion de détachement quand elle
affirme que, même sous l’emprise du désir, le sperme n’irait pas « se perdre dans la matrice de (la)
partenaire » du yogi.
6. Cela n’a rien d’étonnant compte tenu des emprunts culturels du Vajrayāna dans le substrat
indien – comme le démontrent Ruegg (1964), Stein (1988 : 14071426), ou Snellgrove (1988 : 1353-
1384).
7. Le Subhāṣita-Saṃgraha exprime quasiment la même opinion (Bendall 1905 : 44 et 86).
8. Bien que la description de vajroṇḍi soit omise de la traduction de la ŚS que donne R. B. Chandra
Vasu (1974) – la raison avancée par cet auteur étant que les tāntrika qui s’adonnent à cette
pratique sont de « basse classe » (low class tantrists). John Woodroffe (A. Avalon) a sur ce sujet une
approche quasi identique quand il dit que, n’émettant rien lui-même, le yogi est condamnable en
raison de la nocivité de la pratique pour une femme qui « se flétrit à la suite de ce traitement »
(1919 : 204). La vajrolī-mudrā a donné lieu à des interprétations baroques, comme celle d’Alain
Daniélou (1953 : 167, n. 10) lorsqu’il expose que la rétention séminale est en relation directe avec
une « tendance qui explique certaines particularités sexuelles communes chez les artistes et
intellectuels d’un certain niveau ».
9. Nous remercions vivement Mr Christian Bouy (Paris) qui nous a aimablement fait profiter de
son savoir, ainsi que d’ouvrages parmi lesquels le Yoga Śastra de Dattātreya.
10. HYP.III.91 ; HR. II.93.
11.Śiva-Saṃhitā IV.84 ; HR.II.102 ; Dhyānabindu-Up. 89.90.91 ; Gorakṣa Śataka 72-73.
12. HR.II.110 ; GS.III.51.
13.Vajrolī-mudrā et khecarī-mudrā. Cf. Éliade (1975 : 249), Gorakṣa Śataka 75-76.
14. HR.II.102.-103 ; HYP.III.99.
15.Dhyānabindu Up. 87 ; ŚS. IV.84.
16. Ces yogis, qui honorent des formes terrifiantes de la déesse Kālī, sont affiliés à l’obédience kula
(orientation des « héros », vīra). Le mot kula, « famille, clan », désigne aussi le corps, la conscience
et la totalité macrocosmique. Sur ce vocable on se reportera à l’article d’A. Roşu (1997 : 412, et n.
32 p. 427).
17. Cf. White (1996 : 198-201, et p. 452 n. 78). Sur l’équivalence du sperme et du mercure, en tant
qu’élixir d’immortalité et de libération, voir Van Kooij (1972 : 27) et Éliade (1975 : 280-281).
18. À propos de l’individuation dans le monde hindou, voir Horsh (1956), Hulin (1978), Mauss (1997
[1950]), Oberdiek (1993).
19. Le terme sādhu (saint) s’étend communément à tous les renonçants, dont le tāntrika. Louis
Dumont (1966 : 235-236) remarque que le renoncement « instaure l’individu ». Il semble ainsi
proche du point de vue d’Ulrich Oberdiek (op. cit.) lorsque ce dernier parle de « personne ».
20. Aux dires des yogis, un mithuna authentique comporterait une majorité de séquences où une
quasi immobilité est requise, tout au moins pour l’homme.
21.Gorakṣa Śataka 90-91 ; HYP.III.-90 ; etc.
22. Cette formulation, cependant, ne visait pour S. Bouez que les rapports entre yogī et yoginī.
23. Ceci est d’autant plus important que la crainte de perdre du semen est omniprésente. Les
travaux d’A. Bottéro (1992) ont ainsi mis en évidence l’acuité de telles craintes, qui voient dans ces
déperditions un terrain pathologique menant à la consomption.
24.Hiṅgu = Ferula foetida Regel (ou F. alliacea Boiss.) ; muscade = Myristica fragrans Houtt. (dans la
pharmacopée traditionnelle de l’Āyurveda comme dans la médecine arabe ūnānī, elle est reconnue
comme un remède contre l’impuissance sexuelle – A. Roşu, communication personnelle) ; Dhustura
= Datura metel Linn. (ou D. stramonium Linn.).
25. La singularité de Tārāpīṭh repose sur les pouvoirs surnaturels siddhi que les tāntrika peuvent
acquérier dans l’aire de crémation (Banerji 1992 : 235) (Mc Dermott 2001 : 170). En elle-même, la
mudrā vajrolī est génératrice de pouvoirs (HYP III.83).
26. Sur la transgression voir Padoux (1989 : 36), Varenne (1977 : 135), Roşu (1997 : 410).
27. Mishra (1973 : 52), Goudriaan (1979 : 21).
28. Cf. Bharati (1961 : 146). Les yogis rencontrés qui étaient engagés dans la vajrolī-sādhanā avaient
un niveau intellectuel conséquent ; il s’agissait de brahmanes, détachés de leurs prérogatives de
caste. Un seul d’entre eux avait reçu d’un guru une initiation traditionnelle. Il était d’une lignée de
sādhaka célèbres à Tārāpīṭh. Un autre nous confia avoir appris la vajrolī-mudrā dans un traité (IIYP)
et non par voie orale. Toujours à ce propos, un autre yogi évoqua la HR. Il est vrai qu’au Bengale
« l’efficacité du dire se retrouve dans l’écrit » (Selva 1995 : 192). Dans le Tantra, cela se comprend
d’autant mieux quand on sait que les plus grands gurus peuvent être auto-consacrés (TĀ. IV.33 à
64).
29.Mahua (Skt. madhuka) = Madhuca indica J. F. Gimel (= Bassia latifolia Roxb.). L’alcool de mahua est
consommé pendant certains rites, comme le mithuna, où il est bu à même un crâne servant de
récipient. L’arbre, très connu au Bengale, est de la famille des sapotacées. L’une des vertus de ses
principes actifs serait d’être aphrodisiaque (Kirtikar et Basu 1975 : 1488).
30. Édouard Roncin (1904 : 130) notait que les augarh, des vāmācāri nécrophages, consommaient
dans ce but de grandes quantités d’alcool en 24 heures.
31. HYP II.29-30 ; HR I.37.38.39.40 ; GS I.3.50.51.
32. HYP II.24.25 ; HR I.35.36 ; GS I.1.13 à 44.
33. Il n’est pas possible de s’étendre ici sur ses différentes formes. Les vāmācāri, d’ailleurs, ne se
focalisent que sur les pauses respiratoires, le reste n’étant que des préliminaires qui sont loin
d’être respectés dans leur intégralité. On remarquera que la maîtrise du souffle (prāṇa) est une
constante fondamentale qui sous-tend tout engagement relatif aux sotériologies de l’Inde.
Présente dès le Veda, en particulier l’Atharva-Veda, on la retrouve diffuse dans les Saṃnyāsa-
Upaniṣad, puis en tant que composante majeure des Upaniṣad du yoga.
34.Elaeocarpus granitus Roxb.
35. La cardiologue Thérèse Brosse (1976 : 40) ne relevait pour sa part aucun signe de dérégulation
cardiaque – à laquelle on pouvait s’attendre – lors de telles apnées.
36. HR II.33 à 36 ; HYP III.6.7.8.
37. HR II.64.65 ; HYP III.70 à 73 ; GS III.12.13 ; Gorak. Ś 79.80.
38. HR II.54 à 57 ; HYP III.55 à 60 ; GS III.10.11 ; Gorak. Ś 77.78.
39. HR I.31 à 34 ; HYP II. 33.34 ; GS I.4.52 l’appelle laulikī.
40. Cette position est donnée dans le Yoga-Bīja (Awasthi, n.d. : 144-145) comme contribuant
efficacement à la rétention.
41. Plus précisément naulī-madhīyama (les grands droits en position médiane), avec pour corollaire
jālandhara-bandha plus aśvinī-mudrā (en même temps que naulī). Éventuellement, il complète le
tout avec une nouvelle séquence de naulī.
42. HR II.80.81.86 ; HYP III.86.
43. HR I.41 à 48 ; HYP II.26.27.28 ; GS I.2.45 à 49.
44. Voir la revue Yoga Mīmāṃsā (= Y.M.), publiée par l’Institut de yoga Kaivalyadhama de Lonavla,
au Maharashtra.
45. Une technique de rééducation est d’ailleurs proche de ce type de principe.
46. Ce point n’avait apparemment pas échappé à Swami Sivananda (1973 : 133), quand il proposait
une sonde de 25 cm de long pour les pratiquants.
47. Rappelons qu’une éjaculation se subdivise en deux phases : sécrétoire et excrétoire.
Chapitre 8. De sang et de sperme
La pratique mystique bāul et son expression métaphorique dans les
chants

France Bhattacharya

1 Les Bāul aujourd’hui apparaissent comme des chanteurs folkloriques,


emblématiques de la culture humaniste, parce que non sectaire, du
Bengale. Leur répertoire est très différent dans le contenu comme dans la
mélodie des chants dévotionnels à Kṛṣṇa ou à la Déesse. Ils portent, pour
la plupart, un costume particulier qui se différencie de celui du villageois
ordinaire comme de celui du renonçant. Ils présentent leurs chants avec
une gestuelle qui leur est propre et se rapproche de la danse. Depuis
quand y a-t-il des Bāul, il est impossible de le savoir. Le spécialiste
Upendranath Bhaṭṭacarya pense que le bāul-dharma, selon son expression,
a été pleinement constitué entre 1625 et 1675 (Bhaṭṭacarya 1957 : 289). Il
aurait à l’époque reçu les apports de trois courants religieux distincts : le
tantrisme, le vishnouisme chaitanyen et la mystique soufie. Il faut y
ajouter l’influence des Nāth qui ne se confond avec aucune des trois
autres.
2 Les Bāul n’ont pas attiré l’attention de l’élite bengalie avant les dernières
années du XIXe siècle. Le poète Tagore, séjournant dans ses terres du
Bengale oriental, fut séduit par leurs chants. Il en publia une vingtaine
dans une revue littéraire en 1322 BS (1915). Plusieurs de ces compositions
portaient la signature de Lālan Fakir. Celui-ci était mort en 1890 dans un
village proche de la ville de Kushtya, aujourd’hui au Bangladesh. Peu de
choses sont connues avec certitude à son sujet. Un article publié juste
après sa mort dans un périodique local mentionne qu’il était né hindou
dans la caste des Kāyastha mais qu’il s’était fait Fakir et avait vécu au
milieu des musulmans. Il avait été enterré dans sa maison sans la
présence d’un mollā ni d’un prêtre hindou.
3 Les chants de Lālan parlent de la divinité présente dans le cœur de
l’homme et lui donnent précisément le nom de maner mānuṣ, l’Homme du
Cœur 1 . Tagore fut séduit par cette conception qui lui rappelait les
Upaniṣad. Il apprécia aussi la dénonciation du culte des images, de
l’orthodoxie figée et du système des castes. À la suite de Tagore, un
professeur de son université, Kshiti Mohan Sen, rapprocha l’idéal bāul de
la mystique des saints de l’Inde du Nord à la période médiévale : les Kabῑr,
Dādū, Nānak (Sen 1954 : 34-45).
4 De nos jours, Lālan et les autres compositeurs de chants bāul sont surtout
appréciés pour leur refus d’opposer une religion à une autre. Ils
accordent aussi de la valeur au présent, au manifesté, à l’immédiat, ce
qu’ils appellent vartamān ; ils rejettent l’anumān, c’est-à-dire tout ce qui
relève de l’hypothèse et de l’inférence, comme les dieux et le paradis. Au
Bengale occidental aujourd’hui, certains préfèrent voir en eux des poètes
laïcs protestataires, issus des classes populaires 2 . En Europe, ceux qui
connaissent les Bāul apprécient leur universalisme, leur apparente
indifférence aux biens matériels et l’indépendance de leur conduite face
au monde de la caste et à toute contrainte d’orthodoxie. Aux yeux de
leurs admirateurs, ils ont quelque chose des hippies des années soixante-
dix avec, en plus, le prestige d’une tradition « orientale » séculaire.
5 Si rien de tout cela n’est vraiment faux, ce n’est pas non plus suffisant
pour situer les Bāul dans le paysage religieux du Bengale. Il n’y a pas de
« secte », ou sampradāy, bāul, et les Bāul appartiennent à un très grand
nombre de lignées initiatiques. Toutefois, on peut les regrouper en trois
ensembles : les Fakirs, pour la plupart musulmans à l’origine, les Rasik
Vaiṣṇav qui sont des vishnouites sahajiyā, nombreux surtout dans la
région de Nadiyā, et enfin les Bāul du pays de Rāḍh, au Bengale
occidental, à l’ouest de la Bhagῑrathῑ (Bh. 1957 : 370) 3 . On peut aussi
diviser les Bāul en « maîtres de maison » et renonçants, suivant leur
mode de vie. Ceux de Bῑrbhūm, dans la région appelée Rāḍh, ont un autre
système de classification selon la forme du récipient dont ils ne se
séparent pas : les māluidhārῑ ont un bol fait d’une noix de coco ovale,
tandis que les kistidhārῑ en portent une oblongue. Les premiers sont plus
stricts dans leurs observances que les seconds (Ray 1994 : 6). De nos jours,
il est sans doute plus pertinent de distinguer les Bāul pratiquants, les
sādhak, de ceux qui se disent essentiellement chanteurs et se produisent
comme tels au Bengale et à l’étranger. Mais là encore, les catégories ne
sont pas étanches.
6 Classer les chants est plus facile que leurs exécutants. On peut d’abord
distinguer ceux qui invoquent « l’Homme du Cœur », sous des noms
divers : « l’Homme Inné », « l’Homme Insaisissable », « l’Homme de
l’Émotion », et expriment l’ardent désir de Le connaître, Lui si proche et
cependant si difficile à découvrir. Dans ces vers, le poète se reproche son
incapacité à percevoir l’essentiel. Ces thèmes sont les plus accessibles et
les plus populaires auprès du public. Une deuxième série de chants parle
du gourou, identique dans son essence à « l’Homme du Cœur ». Ils
affirment que seul le gourou peut montrer la voie et empêcher le disciple
de gâcher une précieuse existence humaine. Sa grâce est indispensable
pour que le disciple puisse sortir de sa condition misérable avant qu’il ne
soit trop tard. Les chants du troisième type font allusion de façon imagée
et allusive à la pratique des Bāul, leur sādhan, dans la voie de la
réalisation de « l’Homme du Cœur ». Ce sont les chants dits dehatattva
(principes du corps, science du corps). Ce sont ceux-là qui feront l’objet
de cette étude.
7 Les rituels sexo-yogiques dont il est question dans ces compositions-ci
sont au centre de la quête bāul. Ils sont obligatoires pour celui qui est
parvenu au deuxième stade de son cheminement et est donc passé de
l’état de débutant, pravarta, à celui de sādhak. Dans le premier stade, le
Bāul est dit prendre refuge, āśray, dans le Nom. Il doit aussi servir son
gourou dans sa demeure. Au deuxième, il se livre à la pratique sexo-
yogique sous la direction de son maître et « prend refuge » dans l’amour
et l’émotion. Au dernier stade, celui de siddha, d’accompli, rarement
atteint selon les Bāul eux-mêmes, la pratique corporelle n’est plus
indispensable. Selon un autre informateur, si le Nom est bien le refuge au
stade pravarta, le sādhak doit s’adonner à la récitation du mantra ; ce n’est
qu’au stade siddha que la pratique sexo-yogique s’impose (Ck. 1990 : 17).
Un autre mentionne un stade préliminaire appelé sthῡl, ce qui signifie
« grossier ». Là encore, on note la grande diversité des points de vue
selon les lignées initiatiques.

Les sources de la théorie et de la pratique bāul


8 Avant de passer à l’étude des chants, il est important de revenir à l’apport
des différents courants religieux dans la construction de la mystique bāul.
Au tantrisme, les Bāul ont beaucoup emprunté. Deux éléments
fondamentaux doivent être rappelés : l’homologie entre le corps humain
et le macrocosme, ce qu’ils expriment par la phrase bien connue « Yā āche
bhaṇḍe tā āche brahmāṇḍe » qui signifie « ce qui se trouve dans le corps (le
pot) se trouve dans l’œuf de Brahmā (le cosmos) », et aussi l’importance
de la bipolarité masculin/féminin au plan ontologique. À ces deux
concepts, on peut ajouter la physiologie mystique des centres subtils, les
cakra, et des conduits subtils, les nāḍῑ, reprise avec quelques différences
et souvent sous d’autres noms. La mise en service de la pulsion sexuelle
pour atteindre à la réalisation spirituelle est aussi d’inspiration tantrique.
La valeur attachée à la semence virile est caractéristique d’un certain
bouddhisme tantrique.
9 Le vishnouisme chaitanyen, du nom du mystique bengali Śrῑ Kṛṣṇa
Caitanya (1486-1533), a incité les Bāul à accorder un grand rôle à l’amour
pur, prem, qui représente pour eux l’expression sublime de l’unité de
l’Être. Rādhā et Kṛṣṇa sont, selon eux, le couple originel : le principe
féminin, qui est la manifestation, et le principe masculin, qui est l’Absolu.
Ils ne donnent généralement pas à cette paire le nom de Śiva-Śakti.
L’affectivité vient ainsi s’ajouter à la sexualité pour donner de l’élan à
leur quête. Les Rasik Vaiṣṇav et les Bāul d’origine hindoue se réfèrent
souvent à Caitanya et à son disciple Nityananda, en qui ils voient les
fondateurs de leurs lignées initiatiques. Mais ils donnent souvent à ces
noms propres des sens cachés. Les Fakirs n’hésitent pas non plus à se
servir des symboles et des modèles vishnouites. Les chants de Lālan et
ceux de Pañja Śāh en donnent de nombreux exemples.
10 Le soufisme, versant ésotérique de l’islam, a fourni aux Bāul fakirs un
vocabulaire particulier de termes arabo-persans qu’ils utilisent à côté de
celui emprunté au sanskrit, se situant ainsi dans la tradition du Prophète
et d’Ali. Les chants mentionnent les makām, stations (ar. maqām) qui
marquent les étapes de leur progression 4 . Certains semblent évoquer le
concept de « l’Homme parfait », Īsān ul-kāmel, et insistent sur la relation
très étroite qui lie Allah, Mohammed et Adam. « C’est à l’intérieur
d’Adam qu’Allah se trouve mêlé », écrit Pañja Śah (Bh. 708). Le concept de
l’unicité de l’Être, wahdat al-wujῡd, et le lien d’Allah avec la création par
l’entremise de Nῡr Mohammedi, la Lumière de Mohammed, ont été
réinterprétés par ces Fakirs dans un esprit tantrique. Pour eux, le couple
Allah-Mohammed n’est pas sans ressemblance avec la paire que forment
Kṛṣṇa et Rādhā dans le vishnouisme bengali. L’importance accordée à
l’amour chez les Soufis orthodoxes est un point de rencontre
supplémentaire. L’état d’extinction, fanā, que ces derniers espèrent
atteindre avant leur mort physique, est proche de celui de jente-marā,
« mort bien que vivant », souhaité par les Bāul (sur ces points, voir
Schimmel 1975). L’hindouisme lui donne le nom de samadhi. Plus que
d’une influence du soufisme sur la démarche bāul, il est préférable de
parler d’un habillage soufi d’un substrat hindou que de réelles
convergences ont facilité (Gaborieau 1989 : 232). De nombreux textes
appartenant à la période médiévale montrent bien à quel point les deux
traditions se sont mêlées au Bengale (Sarῑph 1969).
11 À ces trois courants, il faut en ajouter un autre, omniprésent dans la
religion populaire au Bengale : celui des Nath. Il est indéniable que cette
secte a été une courroie de transmission capitale entre le bouddhisme
tantrique de l’école sahajiyā et les vishnouites sahajiyā dont les Bāul sont
les héritiers. Les Nāth ont été de grands praticiens du yoga dit hatha
yoga,et plus précisément de la maîtrise des souffles que pratiquent avec
assiduité les Bāul. Ce contrôle, damer kāj ou « travail du souffle » selon
leur expression, doit leur servir à maîtriser aussi toutes les substances et
les fluides corporels, et particulièrement la semence virile, ce bῑj auquel
les Bāul comme les Nāth attachent le plus grand prix et qu’ils veulent
conserver. Ils pratiquent en même temps, avec des différences de détail,
plusieurs postures et mudrā décrites dans le Hatha-Yoga-Pradῑpikā et la
Śiva Saṃhitā, textes classiques en sanskrit sur les techniques du yoga.
Toutefois, les Bāul ne fuient pas la compagnie des femmes, comme les
Nāth sont supposés le faire. Au contraire, c’est dans une union sexuelle
dont le désir grossier, kām, a été exclu et qui ne comporte pas
d’éjaculation, que le pratiquant bāul espère réaliser son maner mānuṣ.
Pañja Śāh n’hésite pas à écrire : « Avant de te prosterner aux pieds du
gourou, prosterne-toi à ceux de la femme » (Bh. 753).

La pratique bāul
12 Cet Homme du Cœur qui est selon les Bāul la Réalité suprême, le
paramātman, réside à l’intérieur du corps de l’homme, au sommet de la
tête, dans le sahasrār, « le (lotus aux) mille pétales ». Il y demeure sous la
forme du bῑj, de la semence virile 5 . Là, il est stable, établi fermement
dans l’état d’Absolu indifférencié. Par contre, dans « le (lotus à) deux
pétales », ājñā, situé entre les sourcils, il est animé du désir de jouir de
l’union avec le principe féminin. C’est ce que le Bāul appelle son jeu, sa
lῑlā. L’Homme du Cœur est alors le puruṣa (principe masculin) en quête de
la prakṛti (principe féminin). Pour la rejoindre et s’unir à elle, il doit
attendre la période des règles chez la compagne du Bāul. Pendant les
trois ou quatre jours que dure le flux menstruel, rajasrāv, le maner mānuṣ,
sous la forme du semen, se déplace dans le corps de l’homme par le canal
subtil de la suṣumnā pour retrouver le rajas, considéré comme l’essence,
svarῡp, de la féminité. Le rajas est attirant de par sa nature et pousse à la
création, à la reproduction de l’espèce, alors que le bῑj a pour nature
propre l’amour pur, prem. La rencontre du rajas et du bῑj, suivie de leur
union, produisent chez le Bāul la joie suprême de l’unité ontologique
recouvrée. C’est à travers la forme physique, rūp, que le pratiquant réalise
sa nature ultime, svarῡp. Pour que cette sensation ne soit pas éphémère,
comme dans l’acte sexuel grossier, et pour qu’elle n’ait pas pour
conséquence la naissance d’un être de plus en ce bas monde, cette
expérience de joie extrême doit remonter jusque dans « le deux pétales »
et s’y stabiliser. Cet état de béatitude active, né de l’union du puruṣa et de
la prakṛti sous une forme humaine, union dépourvue de désir sexuel, est
celui que recherche le Bāul. Il lui donne parfois le nom de sahaj, « l’inné »,
tandis que les bouddhistes tantriques l’appelaient mahāsukha, le grand
bonheur. C’est aussi cela le maner mānuṣ : l’expérience de cet état de
conscience exceptionnel. Celui qui l’éprouve est comme mort alors qu’il
vit encore, car il a perdu toute conscience du monde extérieur, et même
de sa propre individualité. L’Homme du Cœur possède donc à la fois un
aspect transcendantal, une réalité psycho-affective faite de sensation et
de sentiment, ainsi qu’un aspect physique, grossier, celui du semen
proprement dit. Pour le Bāul, le corps est de manière égale physique,
subtil et transcendantal, comme les substances qu’il recèle.
13 La place que tient le sang menstruel chez les Bāul est donc très
particulière, son rôle, essentiel et original. Dire que leur pratique est une
simple inversion de la norme ne suffit pas. On sait bien l’impureté
qu’attache l’hindouisme aux substances corporelles. Mais la logique bāul
n’est pas concernée par le désir de braver un interdit et la transgression
n’a pas de place dans son discours. Le Bāul n’a pas non plus la volonté de
s’approprier une substance parce qu’elle est polluante et dangereuse, et
donc puissante (Weinberger-Thomas 1996 : 72). Son discours prend appui
sur la pluralité des sens du mot rajas, deuxième des trois qualités du
cosmos qui représente l’activité, responsable de la création, et aussi sang
menstruel, ainsi que sur les correspondances entre le macrocosme et le
microcosme, pour aller jusqu’à affirmer la valeur ontologique des
substances physiques que sont le sang menstruel et le semen. Il n’en reste
pas moins que la semence doit prendre le chemin inverse de celui qui lui
est habituel et aller à contre-courant, ce que le Bāul évoque en utilisant
l’expression ujān srot, « contre-courant », expression proche de celle plus
connue de “ ulta sādhan ”, qui est cependant moins imagée (Bh. 619). Aller
à contre-courant, c’est refuser la reproduction de l’espèce, création dans
le monde physique, afin de retourner à l’unité de l’Absolu originel.
14 Pour éprouver la joie extrême qui est l’expérience du maner mānuṣ, le
Bāul doit éliminer le désir sexuel grossier et n’éprouver que l’amour pur.
Il pratique pour ce faire ce qu’il nomme l’épaississement du ras, raser
bhiyān, opération qu’il voit semblable au barattage du caillé pour obtenir
du beurre. Bien d’autres métaphores lui servent à exprimer cette notion,
mais celle-ci est la plus employée. Dans le langage courant, bhiyān désigne
la tâche du confiseur, le mayarā. Le mot ras, très riche de sens, signifie ici
la sensation et l’émotion que procure le contact entre les fluides masculin
et féminin lors de l’union. En effet, quoique le discours bāul rejette toute
idée d’éjaculation, il faut bien penser toutefois que ces deux substances
sont mises en contact, aussi peu que ce soit, ce qui ne peut se faire qu’au
moment des règles et dans le corps de la femme, la prakṛti. Il faut
imaginer que le pratiquant cherche à faire « descendre » sa semence
jusqu’au point de rencontre sans réel déversement. En outre, il n’est pas
du tout exclu que pour le Bāul avancé dans sa quête, l’union physique ne
soit entièrement mentalement « représentée ».
15 En un second temps, le Bāul tente de séparer le bῑj du rajas et de faire
remonter dans « le deux pétales » la première substance, ou plutôt les
deux après raffinement de la seconde, par le canal de la suṣumnā, sous la
forme de l’amour pur. Pour réussir cette opération, l’homme doit
pratiquer ce que Bhaṭṭācārya appelle, à la suite de ses informateurs, bāṇ-
śikhā, « l’enseignement de la flèche ». En premier lieu, il s’exerce au
contrôle du souffle, afin de purifier les conduits subtils, ainsi qu’à celui
des neuf portes du corps – yeux, oreilles, narines, bouche, anus et pénis –
pour qu’aucune substance ne s’en échappe. Il s’agit des « ligatures »,
bandha, du yoga. Le contrôle des portes inférieures, anus et pénis, est, on
s’en doute, particulièrement difficile. Par cette technique le Bāul espère
que le bindu, la goutte d’énergie que constitue le mélange rajas-bῑj, restera
stable. Plus la période de rétention du souffle est longue, plus grandes
sont les chances de réussite. L’union par le moyen du yoga, yog-kriyā-
milan, est comparée au lancement d’une flèche posée sur la corde de l’arc,
flèche que le pratiquant va tenter de projeter vers le haut. L’union
sexuelle ainsi ritualisée comporte cinq phases qui sont comparées à
autant de flèches, chacune portant un nom. L’image de l’arc est utilisée
aussi parfois d’une autre façon. Dans ce cas, le Bāul dit qu’il doit couper la
corde de l’arc de Madan, dieu du désir amoureux, pour le rendre
inopérant et faire en sorte que seul demeure l’amour pur.
16 Les deux premières flèches sont ainsi décrites par Bhaṭṭācārya : dans un
premier temps, le Bāul cherche à exciter le désir en lui-même et en sa
compagne au moyen de regards, d’attouchements et de frottements, ainsi
que par des inspirations par la narine droite à laquelle aboutit le conduit
subtil appelé piṅgalā. La durée de cette phase doit être suffisamment
longue pour obtenir un désir puissant, mais sans aller jusqu’au
paroxysme et à l’éjaculation. Puis le sādhak pratique la vajrolῑmudrā du
haṭha yoga : avec son pénis, il va prendre chez la femme le mélange appelé
rūp-rati-ras, c’est-à-dire le sang menstruel, la semence féminine, strῑ-
vῑrya, et le semen, tout en retenant son souffle aussi longtemps que
possible (cf. la contribution de R. Darmon, ici même). Le discours bāul fait
ainsi une place à un fluide qui se dégage chez la femme au moment de
l’union sexuelle et qui est, pour lui, l’équivalent féminin de la semence
virile. Ainsi débute la phase dite sthambhan, ce qui signifie « arrêt ». Puis,
alors que le couple demeure immobile dans l’union, le Bāul qui a pu
contrôler sa semence ressent une grande joie. Il perd la conscience du
corps : c’est l’état de jente-marā. Il a su dégager l’amour pur. Il faut à
présent que cette sensation remonte jusqu’au lotus à deux pétales, situé
entre les sourcils, en passant par le plexus de l’ombilic et celui du cœur.
Cela s’accomplit par la pression du talon sur le liṅga, terme employé dans
les textes du yoga pour « pénis », accompagnée de la contraction de
l’anus, et par la fixation du regard sur le point entre les sourcils en même
temps que se poursuit le contrôle du souffle. Le pratiquant éprouve alors
l’émotion suprême, le mahābhāv, qui n’est autre que la réalisation du
maner mānuṣ (Bh. 408).
17 La difficulté de l’entreprise fait que le Bāul a recours pour lui-même et
pour sa compagne à une autre technique qu’il appelle le percement des
quatre lunes, cār-candra-bhed. Il s’agit de l’application sur le corps, et
surtout de la consommation, de quatre substances corporelles, données
comme homologues aux éléments constitutifs du cosmos : le sang
menstruel qui est dit être le feu, le sperme le vent, l’urine l’eau, et les
selles la terre. L’éther, ākās, n’est pas pris en compte. Le but de cette
absorption ritualisée est de « cuire » les corps de l’homme et de la femme,
et de les rendre ainsi plus forts pour maîtriser les instincts grossiers.
Cette conception qui n’est pas réservée aux seuls Bāul (Weinberger-
Thomas 1996 : 232) relève généralement ailleurs de la volonté de
transgression, ce qui n’est pas le cas chez eux. Ce rituel, si important soit-
il pour les Bāul, est rarement mentionné dans les chants, même de façon
très allusive. Un exemple a contrario peut cependant être cité : « Si tu
veux connaître les principes du corps, saisis d’abord les pieds du Maître.
Si tu fais la pratique des quatre lunes, tu obtiendras un corps
d’immortalité » (Ck. 30). C’est au gourou chargé de l’enseignement que
revient la tâche de montrer très précisément les diverses techniques
utilisées lors de l’union sexuelle et d’indiquer également les modes de
consommation des quatre « lunes ». Comme pour toutes les autres
techniques, on relève de grandes différences selon les filiations
initiatiques.
18 Lālan insiste sur l’importance des pratiques corporelles, ce qu’il appelle
deher sādhan, en ces termes :
Pour Lui, l’Homme du Cœur, ni culte ni prière
La pratique du corps, voilà l’essentiel,
Pèlerinages, vœux et observances
Tout est dans le corps.
Bh. 625 6
19 Outre cette injonction d’ordre général, une partie importante des chants
fait allusion à ces pratiques avec plus ou moins de précision. Voici en
traduction ce que quelques chants, plus complets que d’autres, disent de
la sadhān bāul :
La peur vous saisit à la vue de Son Jeu,
La Gaṅgā est chargée sur le bateau,
Elle coule sur la terre ferme,
Cette Gaṅgā appelée fleuve de vie.
Que l’un de vous le comprenne :
En un clin d’œil le bâton flotte,
En un clin d’œil, l’eau disparaît.
Une fleur s’épanouit dans ce fleuve,
Un fruit dans des pétales inconnus,
Quelle beauté dans l’union du fruit et de la fleur !
Un poisson à la taille du monde
Joue dans ce chenal, quelle joie est la sienne !
L’eau disparue, dit Lālan,
Le poisson s’évanouira dans le vent.
Bh. 610
20 L’Homme du Cœur loge dans le corps physique de l’homme que l’auteur
compare à un bateau. Dans ce chant, il semble s’agir plus précisément de
l’endroit du corps féminin où apparaît le flux menstruel, appelé ici Gaṅgā,
nom sanskrit et bengali du Gange. Disons une fois pour toutes que ces
emplois métaphoriques ne sont jamais univoques. La Gaṅgā, par exemple,
peut aussi signifier le conduit subtil appelé iḍā qui s’unit à piṅgalā,
désignée alors comme le fleuve Yamunā, et à suṣumnā qui est l’invisible
fleuve Sarasvatῑ. Le bâton reste énigmatique. La fleur est l’essence du
rajas, et le fruit celle du bῑj. Le maner mānuṣ est plus loin le poisson
cosmique qui vient jouer avec exubérance dans le corps humain sous une
forme physique. Avec le souffle, il reprend ensuite le chemin du « mille
pétales » (ou du « deux pétales »).
21 Un autre chant de Lālan traite du même thème avec une métaphore filée
différente :
Quelle animation au poste de police de l’Amour !
Le voleur de cœur est tombé aux mains du passionné (rasik)
Poseur d’un piège dans le vent.
Gardé par le gendarme de la dévotion,
Le voleur a passé deux jours en garde à vue.
Le troisième jour, solidement attaché,
Il est emmené au tribunal.
Le voleur réside dans la chambre stable,
Les pratiquants savent cela.
Lālan dit : Sa forme se découvre À l’éveil de la conscience divine.
Bh. 611

22 Le poste de police est le corps de la femme, la prakṛti, et le voleur le maner


mānuṣ, retenu prisonnier dans le piège de la rétention du souffle. Grâce à
sa dévotion, le pratiquant passionné, fidèle à ses observances, garde
l’Homme du Cœur emprisonné par le contrôle du souffle et l’union
ritualisée. Cette union est particulièrement propice le troisième jour des
règles de la femme. Le prisonnier peut alors être transféré au « deux
pétales », appelé tribunal, même si sa résidence habituelle est « le mille
pétales » où il demeure contenu en lui-même sous sa forme d’Absolu au
repos. Si le maner mānuṣ est appelé voleur c’est, d’une part, qu’il ravit les
cœurs et, d’autre part, qu’il va et vient subrepticement, comme un
voleur. La notion de stabilité est capitale pour le Bāul qui cherche à
garder le contrôle parfait de lui-même alors qu’il vit un paroxysme
d’émotions.
23 Le troisième exemple se sert d’images encore très différentes :
Voir cette lune est une grande chance.
Pour elle qui se lève dans le lotus à deux pétales, lieu de plaisir,
Le jour sombre de la nouvelle lune, amāvāsya, n’existe pas.
Nul attouchement, ni de jour ni de nuit Là où se trouve le monde de la lune,
Mais des rayons plus brillants que des millions de lunes Et des éclairs qui luisent
incessamment.
L’eau de l’océan passe par le canal du bindu,
En son milieu se dresse la montagne d’or,
Ville céleste de la lune insaisissable,
C’est Lui, la preuve en est faite.
Telle est cette lune splendide,
Celui qui La voit en retire de la peine,
Celui qui La touche, de l’or,
Lālan s’y plonge mais ne s’y noie pas.
Bh. 577

24 La lune est le maner mānuṣ qui jouit dans « le deux pétales » et n’y connaît
pas de jour sombre, tel celui de l’amāvāsya ou nouvelle lune. Sa nature
fulgurante y produit des éclairs. Cette lune se manifeste aussi dans le lieu
secret où coule le sang de la femme qui est ici comparé à l’océan. Le canal
du bindu, goutte d’énergie, est le conduit subtil suṣumnā, et la montagne
d’or est l’axe cosmique appelé Meru, présent dans le macrocosme comme
dans le microcosme qu’est le corps humain. C’est dans cet endroit au plus
profond du corps de la prakṛti, ville céleste, que l’Homme du Cœur vient
se manifester. Il ne suffit pas de Le voir, il faut Le toucher et Le saisir. Le
dernier vers semble dire que Lālan est capable de plonger sans s’y perdre
dans ce lieu qui est celui du désir, et d’en extraire l’amour pur. L’humilité
habituelle du poète et la difficulté de l’entreprise incitent plutôt à
comprendre qu’il ne plonge pas assez profondément, ne prend pas assez
de risques et, de ce fait, ne se dissout pas dans la conscience sublimée de
l’union.
25 Le quatrième exemple, très différent encore, évoque l’ensemble du
processus et son côté paradoxal :
Celui qui a plongé dans le doux océan du cœur
A su tout ce qu’il y avait à savoir.
La Gaṅgā est sur la cime de la montagne,
La terre ferme se trouve au plus profond des eaux :
Plonge et vois par toi-même, ne serait-ce qu’une fois.
Qui plonge trouve la terre ferme,
Qui se relève le courant l’emporte.
La houle des biens matériels roule sans cesse.
Le fil de l’araignée retient l’éléphant
Et la fourmi perce le fil de fer
Qui finit par se couper.
Seul le plongeur a su toutes ces choses
Tellement extraordinaires.
La sangsue ne boit que du sang
Au sein où le bébé goûte le lait.
Le meilleur avec le meilleur,
Le pire avec le pire.
Dit Lālan : tel il est, tel il obtient.
Bh. 571
26 L’océan suave du cœur est le lieu où se rejoignent les trois conduits
subtils. C’est là que se manifeste le flux menstruel. Il est clair ici que le
pratiquant bāul ne veut pas faire la différence entre le corps grossier,
celui qui produit les règles chez la femme, et le corps subtil que
traversent ces conduits. Au centre s’élève le mont Meru, et c’est par là
que passe la suṣumnā. La colonne vertébrale se nomme merudaṇḍa, bâton
de Meru. La pratique yogique est seule capable de retenir le sādhak que
les flots du désir risquent d’emporter. L’éléphant représente les forces
créatrices, dangereuses pour le Bāul, que le contrôle du souffle, ténu
comme le fil de l’araignée, tient en bride. À celui qui maîtrise la technique
des « flèches » rien n’est impossible. Dans le corps féminin, l’un trouve le
trésor caché, l’autre, la mort.
27 Le cinquième exemple ajoute encore des détails au processus qu’évoquent
les précédents :
Il a dissipé les ténèbres de son esprit
Celui qui a posé un piège dans la demeure du vent
Et garde les yeux fixés au-delà des directions.
Le radeau que maîtrise le contrôle du souffle
Remonte toujours à contre-courant dans le canal,
Que de pratiques et d’ascèse pour le voir !
La chambre du souffle est à la porte du vent,
Et au milieu se trouve le promeneur qui ne vacille pas,
Vide est la promenade et vide le palais,
La clef du système est à la porte de Brahma.
Il court, le cœur : il a déjà posé un collet à l’Amour,
Le chasseur habile saisit sa proie.
Lālan le Fakir dit en toute humilité :
Dans mon cœur cette émotion ne s’est pas produite.
Bh. 671

28 Le Bāul praticien cessant de disperser son regard doit le fixer sur le


centre entre les sourcils. Il appelle ce regard fixé et absorbé nehār. Nehār
karā, faire nehār, c’est plonger dans les profondeurs de la vision, l’être
entier engagé dans la contemplation (Ck. 1989 : 160). Le radeau est ici le
maner mānuṣ (rajas et bῑj ensemble) que le Bāul cherche à ramener vers le
haut par le conduit de la suṣumnā grâce au piège à vent qu’est le contrôle
du souffle. Ce « promeneur du vide » est mis en mouvement par la venue
du sang menstruel qui se présente à la porte de Brahmā. La mention du
dieu créateur n’est pas innocente. En effet, si le sādhak échoue et ne peut
contrôler sa semence, celle-ci se répand dans le corps de la femme et
risque bien de produire une créature de plus en ce bas monde, ce qui est
l’échec suprême pour l’aspirant qui doit alors quitter la maison de son
gourou (Ray 1994 : 33).
29 Le sixième chant de Lālan souligne l’importance de la période
menstruelle chez la compagne du Bāul :
Tu n’as pas construit le barrage au moment opportun,
L’eau va disparaître, le poisson se sauver,
Tu le regretteras, ô mon esprit aveugle !
Le Maître s’ébat sous la forme d’un poisson
Au bord de Tirpinῑ,
Mais toi, tu te promènes à la surface
Sans plonger dans les profondeurs.
Chaque mois, une grande conjonction se présente,
Le ras, disparu, revient tout inonder ;
Toi, tu n’as pas vu le jeu sous la forme du poisson
Car tu n’as pas bien su discerner cette union.
Le poisson qui s’est incarné recouvre l’univers
Son secret réside dans la jonction.
Le maître Sirāj dit : Ô Lālan, tu n’as pas su reconnaître
Ce qu’il fallait chercher.
Bh. 578

30 Tirpinῑ est une forme dialectale du mot triveṇῑ, nom donné au lieu où se
rejoignent les trois conduits subtils, identifiés aux trois fleuves Gaṅga,
Yamunā et Sarasvatῑ. Ce lieu est celui où se produit, une fois par mois, la
rencontre de la semence virile avec le sang menstruel. La grande
conjonction est ce moment d’union. Dans d’autres chants il est évoqué en
parlant de la rencontre de amāvāsya, jour de la nouvelle lune, ce qui
signifie pour le Bāul l’arrivée des règles chez la femme, avec pūrṇimā, jour
de la pleine lune, où se manifeste le plus fortement le désir masculin.
Dans ce poème, le ras est clairement le sang menstruel, le poisson
l’Homme du Cœur. Il y a ici un rappel du poisson cosmique de la
mythologie hindoue.
31 La plupart des chants ne parlent pas de la pratique dans son ensemble
mais en évoquent des moments ou des techniques particuliers. La façon
dont le Bāul doit concrètement procéder lors de l’accouplement est
exprimée par la locution verbale bhiyān karā, déjà rencontrée, qui signifie
cuire et aussi tourner à l’intérieur d’un récipient. Ce terme est utilisé
pour parler du travail du confiseur. Celui-ci tourne et retourne sur le feu
le lait afin de l’épaissir, ou bien le jus de canne ou le suc du dattier dont il
veut extraire le sucre. Si le jus n’est pas arrivé à maturité, le sucre ne peut
pas se former. Padmalocan le précise en ces termes :
J’ai commis la faute de quitter la compagnie des gens de bien ;
Je suis resté sous la domination des ténèbres (tamas)
Dans l’espoir d’un bonheur vain
Comme un poisson qui meurt sur la terre ferme.
Mon esprit est devenu rebelle au travail,
Ignorant même ce qui est à faire Il va et vient dans le suc encore vert.
Oh ! ton suc vert va s’acidifier,
Ta tâche de confiseur ne sera pas accomplie Et tu n’obtiendras pas de sucre candi,
Les sages l’ont dit.
Ce n’est que de l’eau que tu as passé ton temps Vainement à chauffer et à réchauffer...
Bh. 679

32 Au contraire, celui qui fait convenablement le raser bhiyān obtient la


grâce du gourou. Il peut alors profiter du flot du troisième jour des règles
pour saisir le maner mānuṣ, promeneur immuable, comme le dit encore
Lālan (Bh. 666). Le Bāul doit agir alors qu’il est jeune et plein de force
virile. Sans l’aide du maître et sans la compagnie des pratiquants il perd
son temps et dépense en vain son énergie. Le suc vert qui s’acidifie
s’oppose au jus épais et sucré, comme le désir égoïste à l’amour
désintéressé. Ailleurs encore, la technique du bhiyān est comparée à la
séparation de l’eau et du lait par le moyen du baratton qui semble être le
liṅga. À la fin de l’opération, le pratiquant obtient le nectar, sudhānidhi
(Bh. 580). Lālan appelle « confiseur passionné », rasik mayarā, celui qui
sait rassembler en un premier temps l’eau et le lait – le désir sexuel et
l’amour mystique – pour les séparer ensuite et ne garder que le second
(Bh. 599). Dans une autre composition, Lālan parle de séparer la crème du
lait. Il compare cette opération à l’extraction de l’ambroisie cachée au
milieu du poison. Il faut éviter de boire le poison à la place du nectar, dit-
il. Seul peut réussir celui qui sait se servir de la corde de barattage, qui est
sans doute le contrôle du souffle (Bh. 101). D’autres vers font allusion au
canard royal, rājhaṃsa, expert dans cette opération, ou encore à l’oiseau
cātak qui ne boit pas d’autre eau que celle qui tombe des nuages. Ces
métaphores sont tout à fait classiques.
33 L’ensemble de la pratique sexuelle est comparée au tir à l’arc. Lālan écrit
qu’on doit couper le désir avec la corde des cinq flèches. On a dit déjà ce
qu’étaient ces flèches. Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté quant à leur
nature, le poète précise qu’il ne faut pas utiliser la flèche védique si l’on
ne veut perdre ni la flèche ni le combat (Bh. 597). La flèche védique
renvoie à tout ce qui est anumān, c’est-à-dire les pratiques religieuses
orthodoxes. Un chant de Padmalocan recommande aussi le combat à l’arc
pour celui qui veut se rendre maître du joyau qu’est l’amour pur. À cette
occasion, il évoque les trois stades de la vie spirituelle bāul, ceux de
pravarta, sādhak et siddha (Bh. 679). L’habileté dans le maniement de l’arc
et de la flèche permet de sortir vainqueur du combat, affirme Pāñcu,
citant Lālan (Bh. 700).

Le corps du Bāul
34 À présent, au lieu de présenter la traduction de chants entiers, ou de
montrer comment certaines pratiques spécifiques sont décrites
métaphoriquement, je voudrais tenter de noter la manière dont les
compositeurs parlent de ce corps qui est l’unique instrument de leur
quête. Le corps humain est vu sous deux angles différents selon qu’il est
considéré comme le réceptacle de l’Homme du Cœur ou, au contraire,
comme le lieu précis où se pratique la recherche de l’Absolu sous la forme
de la saisie de cet Homme du Cœur. Il s’agit essentiellement dans ce
dernier cas du corps féminin.

La demeure

35 Selon Padmalocan, le corps est d’abord une maison. Celui du non-


pratiquant est une demeure décrépite, attaquée par les rats, qui est
ouverte à tous les vents et dont les portes ne ferment pas (Bh. 683). Voici
encore ce que dit Pañja Śāh : « Si tu veux garder en bon état ta maison
chérie, cherche un habile ouvrier à la foire de l’univers. » (Bh. 734). Cet
habile ouvrier est le maître qui enseignera les pratiques.
36 Pour le Fakir Din Śarat, le corps est un palais de plaisir ou un palais des
couleurs, raṅmahal. Le toit est la peau, les poutres sont les os. Il y a huit
pièces, neuf portes, dix-huit makām ou stations, et deux lampes qui sont
le soleil et la lune. Le vent souffle dans toutes les pièces. Le propriétaire
de la maison, insaisissable, ne cesse d’aller et de venir (Ck. 33). Il n’est pas
facile de donner une explication juste de chacun de ces éléments. Lālan
aussi mentionne les pièces ou chambres, kuṭhari, au nombre de huit (Bh.
599). Ailleurs, il y en a soixante-quatre comme chez Padmalocan (Bh.
684). Les commentateurs sont à ce sujet fort embarrassés (Das 1992 : 418).
Il est peut-être possible d’y voir les granthi, ou nœuds, que l’on rencontre
dans certains textes yogiques, mais le Haṭha-Yoga-Pradῑpikān’en connaît
que trois, le long de la suṣumnā (II, 67 et III, 2). Selon Cakravartῑ (1990 :
25), il s’agit plutôt des huit glandes, lālāgranthi, qui produisent des
sécrétions. Une autre tradition fait des huit kuṭhari les joues, les
poumons, le nombril, le menton et le cœur. Au nombre de soixante-
quatre, les kuṭhari deviennent parfois des gali, ruelles, ce qui fait penser
au nombre fixé pour les artères principales (Ck. 27). Il est plus facile de
définir les neuf portes : les oreilles, les narines, les yeux, la bouche, l’anus
et le sexe. Quant aux dix-huit makām, il semble qu’elles renvoient à un
ensemble constitué des dix sens (cinq de perception et cinq d’action), des
quatre « dons du père », os, cerveau (ou matière nerveuse), sperme et
système artéro-veineux, et des quatre « dons de la mère », peau, chair,
sang et système pileux 7 . Selon une autre grille d’explication, les dix-
huit makām pourraient être les sept paradis et les sept enfers auxquels
s’ajouteraient les quatre « stations » de la pratique soufie : nāsut, mālākut,
jabārutet lāhut.
37 Pour Yādubindu, le corps est un temple (Bh. 696). C’est aussi une cage
dépourvue de porte. Chère aussi à Lālan, cette métaphore de la cage dans
laquelle réside l’Homme du Cœur sous la forme d’un oiseau est une des
plus connues et des plus belles (Bh. 644). Ailleurs, Lālan précise qu’il s’agit
d’une cage faite en bambou encore vert qui se brisera en laissant
s’envoler l’oiseau inconnu. Il reprend la mention des huit chambres et des
neuf portes. Il évoque aussi la pièce principale, sadar-koṭhā, qu’il décrit
comme une chambre aux miroirs. On retrouvera plus loin cette
magnifique, mais énigmatique, image. La cage faite de bois encore vert
est le corps qui n’a pas été conditionné par la pratique et que la mort
détruira bientôt, rendant impossible la quête. Le Bāul pense accroître sa
longévité et sa santé par le contrôle du souffle, la rétention séminale et le
« percement des quatre lunes ». Son corps est alors plus fort pour saisir
l’oiseau fugitif.

La ville

38 Selon Lālan, le corps est une ville, la ville de l’émotion, bhāver sahar, qui
est pillée par des voleurs, au nombre de seize. Ces pillards ont ravi tous
leurs biens aux cinq riches habitants (Bh. 583). Les seize pillards sont
probablement les dix sens, mentionnés plus haut, auxquels s’ajoutent les
six voleurs de la tradition sanskrite : le désir, la colère, l’avidité,
l’égarement, l’arrogance et la jalousie. Les cinq riches habitants sont alors
la discrimination, la connaissance, le contrôle de soi, le non-attachement
et la dévotion. Parfois la ville a un nom : c’est Ḍhākā, « la cachée », ou
Nabadvῑp, « les neuf îles » (ou encore « la nouvelle île »), lieu de naissance
de Caitanya. Lālan parle de la Mecque originelle, située à l’intérieur du
corps, que le Maître a fait bâtir par Nūr, Son éclat lumineux (Bh. 572).
Cette Mecque a quatre portes, gardées par quatre imām de lumière, et
sept étages. Un veilleur qui a renoncé au sommeil se tient à la porte aux
lions. Les quatre imām seraient les quatre fondateurs des écoles de loi ou
bien les quatre premiers califes. Je préfère penser qu’il s’agit des quatre
anges principaux de la tradition islamique dont Jibrāil, que nous
nommons Gabriel, est le premier. Le veilleur est justement l’ange Gabriel.
Les sept étages font allusion aux six cakra avec le « mille pétales » si l’on
en croit Bhaṭṭācārya (1957 : 508). On peut penser aussi aux sept mondes
(Das 1992 : 419, reprenant Bh. 1059). En opposition à l’image de la ville,
selon le poète Yādubindu, le corps est aussi une friche, un champ qu’il
faut cultiver et dont il faut chasser les six tisserins prêts à picorer les
grains de riz mûr (Bh. 691). On retrouve ainsi sous une autre appellation
métaphorique les six défauts principaux déjà mentionnés : désir, colère,
etc.

Le fleuve et le bateau

39 Dans un beau poème, Pāgla Kānāi parle de son corps en l’appelant deha-
nadῑ, fleuve-corps. Il lui reproche de ne pas se laisser facilement dompter
et de ne pas accepter sur son cours de barrages, faits pour le retenir. Le
poète ajoute qu’il n’avait pas peur des orages lorsque le fleuve était plein,
mais maintenant qu’il s’est asséché, le courant n’est pas moins vif. Au
moyen de ce paradoxe, il semble dire qu’avec l’âge le désir sexuel en lui
n’a pas diminué et qu’il a plus de mal encore à le contrôler (Ck. 51). Autre
métaphore, fréquente celle-ci, entre autres chez Lālan : le bateau,
souvent brisé, qui tangue dans la tempête (Bh. 651), ou qui est pris dans le
flux et le reflux (Bh. 623). L’esprit-cœur, man en bengali, est le batelier,
chargé de le conduire. Lālan mentionne les six marins dont les mauvaises
actions mettent l’esquif en danger. Ce sont les six voleurs d’un autre
chant, mentionné plus haut (Bh. 547). Ailleurs, il explique que le corps est
une barque qui va couler, car ni le capitaine ni les bateliers ne savent
trouver leur direction (Bh. 616). Il fait ici allusion à la mort physique qui
mettra un terme à tout espoir de saisir l’Homme du Cœur.

Le guide

40 L’étude de ce champ métaphorique montre que le compositeur ne se


limite pas à une seule équivalence mais que, par métonymie, il passe du
corps humain à celui qui en est le conducteur – le man, esprit-cœur – et
même au but de la vie, la réalisation du maner mānuṣ. Cet esprit-cœur est
évoqué de bien des façons. Certaines références sont chargées de
connotations positives, d’autres de connotations négatives, selon que le
man s’emploie à saisir l’Homme du Cœur ou, au contraire, s’égare et
néglige sa quête. Selon Lālan, c’est d’abord un policier qui doit surveiller
l’Homme du Cœur et l’empêcher de fuir (Bh. 648), ou encore, pour
Yādubindu, un charmeur de serpents qui retient l’Homme du Cœur aux
accents de sa flûte (Bh. 694). Ailleurs, Lālan l’appelle le roi de la ville
pillée par les six voleurs, déjà plusieurs fois évoqués (Bh. 583). Il le
présente aussi comme un tigre, prêt à dévorer le maner mānuṣ (Bh. 659).
Plus surprenant encore : c’est un commerçant, man vyāpāri (Bh. 615). Ce
man-ci pourrait être le siège d’une affectivité débridée qui fait que son
possesseur se disperse dans de multiples relations avec le monde
extérieur au lieu de se concentrer sur sa quête. Ailleurs, Lālan compare ce
même esprit-cœur à un miroir dépourvu de mercure, sans tain donc, qui
ne permet pas de voir la beauté de la Forme (Bh. 646).
41 Dans une image saisissante, le Fakir Jahar Śāh parle du corps comme d’un
arbre d’eau, āber gāch, sur lequel éclôt une fleur au cœur de laquelle
réside un poisson (Ck. 22). Le rapprochement corps-arbre est ancien et
rappelle l’arbre cosmique (Das 1992 : 410, n. 154).

Le corps féminin
42 Les chants évoquent aussi le corps de la femme où pendant trois ou
quatre jours se rencontrent rajas et bῑj, essences respectivement de la
féminité et de la masculinité. Le corps féminin est Śrῑrūp nadῑ, le fleuve de
la Forme propice, qui cache le crocodile du désir dont on doit se garder,
selon Hāoḍe Gosāin (Ck. 51). C’est à l’intérieur de ce corps que se trouve le
cadenas qui permet d’ouvrir la porte de la chambre de la forme, rūp, où
folâtre celui dont l’essence, svarūp, est stable. Ce cadenas est l’amour
mystique. La femme qui est la prakṛti en tient la clé, dit Lālan (Bh. 608).
Les images proposées soulignent le contraste entre l’état ferme et
immobile en son essence de l’Homme du Cœur, et sa forme agitée et
vagabonde dans l’instant. Du fleuve le poète passe à l’image de l’océan du
cœur, dil-dariyā. Il faut y plonger car en son fond se passent des choses
étonnantes (Bh. 571). Le fleuve et l’océan ne sont pas vraiment distingués,
et le texte va de l’un à l’autre. L’océan ajoute l’immensité à la mobilité du
fleuve.

Le sexe : lieu secret

43 Dans le corps de la femme, un lieu particulier voit se rencontrer et s’unir


le rajas et le bῑj une fois par mois. Les Bāul l’appellent parfois du nom
savant de mūlādhār, centre subtil placé dans la région du coccyx, et jouent
sur le mot en le décomposant : dhār qui signifie bord, ou ādhār,
réceptacle, et mūl, racine. C’est la rive de la création, de tous les
commencements (Bh. 614). Le mūlādhār est une fleur qui donna naissance
à Brahmā, Viṣṇu et Hara, les trois dieux de la Trinité hindoue. Cette fleur
flotte dans le sans-forme, et les abeilles viennent la butiner (Bh. 605).
44 Ce lieu caché est aussi évoqué par l’image de l’antahpuri (sic), la partie
intérieure de la maison, la plus secrète. Elle se trouve au septième monde
souterrain (Bh. 615). Padmalocan se sert aussi de l’image de l’antahpur,
c’est là qu’il faut aller pour consommer le nectar (Bh. 681). Cet endroit est
celui des plus grands dangers comme des plus merveilleuses félicités. Les
deux types de métaphores se retrouvent donc : les unes négatives, les
autres positives. Une des plus fortes est peut-être celle qui fait du sexe de
la femme ce que le poète appelle la mare paternelle. L’homme, pris de
passion, plonge comme un fou dans l’eau stagnante au milieu de laquelle
il est né, fruit du désir sexuel de son père auquel il semble bien reprocher
sa naissance (Bh. 665). Duddu Śāh, disciple de Lālan, reprend l’image en
ajoutant que cet étang paternel est une porte qui s’ouvre soit sur un
trésor qui n’a pas de fin, soit sur la mort (Ck. 87). Pour le poète, c’est aussi
un monde souterrain où la Forme essentielle, autre nom du maner mānuṣ,
va se promener (Bhat. 576). Parmi les images négatives, celle de la gueule
du serpent est fréquente. Le reptile émet un poison dangereux pour celui
qui s’en approche en espérant y trouver du nectar (Bh. 654). Pour le Bāul
Padmalocan, c’est un serpent femelle que le moi a nourri avec soin et qui
souffle du poison (Bh. 683). Celui qui ne se rend pas maître de ce reptile
ne peut pas obtenir le suc d’immortalité, et le poison le détruira, ajoute
Lālan (Bh. 631). Le serpent ici rappelle la célèbre kuṇḍalinῑ yoga mais ne
saurait lui être identifié. Padmalocan, très inspiré, voit dans ce lieu une
chambre pleine de poudre à canon, bārud, où couve un feu permanent
(Bh. 684 et 680). Ailleurs, il compare cet endroit où se rend l’homme
ordinaire, envahi par le désir sexuel, à un bois de vétiver. Qui pourrait y
cueillir des figues, se demande-t-il ? (Bh. 680).

Le sexe : siège du désir

45 Les poètes glissent insensiblement des images concernant le sexe féminin


à la représentation du désir sexuel. Lālan compare celui-ci à une rivière
sur laquelle souffle la tempête alors que l’aspirant ne recherche que
l’amour pur (Bh. 595). C’est une chambre dont il faut soigneusement
refermer la porte ; un feu qu’il faut calmer (Bh. 646). C’est un piège posé
par un immortel chasseur auquel les dieux se sont laissé prendre (Bh.
606). C’est une tigresse, ou une sorcière, ḍākinῑ, prête à dévorer l’homme,
même en plein jour (Bh. 664).
46 Le désir sexuel et l’amour pur sont cependant étroitement liés. Le
pratiquant a besoin de faire l’expérience du premier avant de pouvoir
atteindre le second. Lālan parle du kām comme d’une plante qui soutient
le prem. En même temps qu’il le soutient, le désir, qui est son propre
maître et n’obéit à personne, enserre le prem qu’il est capable d’étouffer
(Bh. 595). Le désir sexuel est un crocodile : il dévore tous ceux qui
viennent se baigner auprès du méandre de la rivière. Pour Yadubindu, ce
méandre est le vagin (Ck. 73). Duddu Śāh , lui aussi, compare le kām à la
plante grimpante et donne à l’union sexuelle non contrôlée qui mène à la
procréation le nom de « pratique de la plante grimpante », latā sādhan
(Ck. 38).

Le sexe : confluent

47 Lieu dangereux s’il en est, c’est cependant aussi l’endroit où se rend


l’Homme du Cœur : il n’y a pas d’autre chemin si on veut le rencontrer. La
notion de danger demeure mais les connotations deviennent positives.
Les Bāul y voient le lieu où se rejoignent les trois conduits iḍā, piṅgalā et
suṣumnā, rivières subtiles. C’est donc à Triveṇῑ, appelée aussi Tripinῑ, le
Prayag de la grande tradition, que doit venir le pratiquant selon Lālan
(Bh. 575 ; Das 1992 : 398, n. 63). Le Seigneur y vient folâtrer sous
l’apparence d’un poisson (Bh. 578). Pour L’attraper le pratiquant doit y
poser un piège (Bh. 638). Il est dangereux de se baigner car l’eau y est
trouble et agitée de vagues. Pour obtenir le joyau, le maner mānuṣ, il est
indispensable de dominer les trois bras du fleuve, dhārā, ces mêmes
conduits subtils (Bh. 631). Les références plus classiques aux Purāṇa
sanskrits ne sont pas complètement absentes. Pour Padmalocan, le lieu de
l’union est le fleuve Virajā et sa rive (Bh. 684). Il en va de même pour
Yādubindu (Bh. 691). La Virajā est mentionnée dans de nombreux textes
vishnouites. C’est le nom d’une amante de Kṛṣṇa changée en une rivière
supposée marquer la limite du paradis de Viṣṇu, le Vaikuṇṭha (Das 1987 :
I-721). Sur terre, elle délimite aussi le pays de Braj, lieu des ébats du
Kṛṣṇa bouvier (Bh. 1057). Parfois, le monde moderne est introduit dans le
discours bāul. Les trois conduits déjà si souvent rencontrés sont comparés
à des fils télégraphiques qui donnent des nouvelles au moment de la
jonction propice (Bh. 612).

Le sexe : ghāṭ et flot

48 Le poète qui se sert souvent de l’image du fleuve passe aisément à la volée


de marches qui conduit au cours d’eau : le ghāṭ. Selon Lālan, il y a neuf
ghāṭ, chacun avec son gardien. Le dixième est particulier : c’est là que se
trouve le seigneur du sacrifice qui n’est pas né du ventre d’une femme
(Bh. 633). Il s’agit du dieu Brahmā qui préside à la création et a donc sa
place au centre subtil, proche de l’organe féminin. Les neuf ghāṭ sont
ailleurs neuf portes. Pañja Śāh reprend l’image du ghāṭ solidement
construit au bord du fleuve. En ce lieu, dit-il, il faut tourner et retourner,
bhiyān karā, les perles et les rubis. Perles de la semence et rubis du sang
menstruel, cela paraît clair. À cet endroit, les eaux de la Bhāgῑrathῑ qu’il
dit être salées rejoignent la Padmā et la Yamunā. C’est une nouvelle façon
de faire allusion aux trois conduits subtils qui se réunissent à Triveṇῑ. Le
poète précise que le flux et le reflux s’ébattent de trois façons dans ces
fleuves tandis que l’Homme insaisissable prend trois formes différentes
alors qu’Il n’en a qu’une essentielle. Le maner mānuṣ, disent les Bāul, se
manifeste pendant les trois jours des règles dans trois « unions »,
appelées rati, selon trois flots nommés ras. Le premier est appelé flot de
poison, le second porte un des noms de Śiva, Śambhu, le troisième est dit
flot de nectar. Les menstrues sont placées ainsi en un ordre ascendant
selon la qualité de l’attraction qu’elles exercent sur l’Homme du Cœur et,
du même coup, selon le degré de réussite que le pratiquant peut espérer.
Les rati, également hiérarchisées, ont des noms savants qui renvoient au
vishnouisme orthodoxe et que mentionne Pañja Śāh. La première,
nommée sādhāranῑ, est pétrie de désir sensuel égoïste, comme la passion
de Kubjā la bossue pour Kṛṣṇa ; la seconde, samañjasa, en a déjà moins :
c’est l’amour que lui vouent Rukmiṇῑ et les autres épouses royales ; et la
troisième, samarthā, en est totalement dépourvue : c’est l’amour pur de
Rādhā la bouvière (Bh. 746). Il est frappant de voir la façon dont un Fakir,
musulman d’origine, fait sienne cette terminologie 8 . Duddu Śāh appelle
« porte » ce lieu où apparaît le rajas (Ck. 37).

Le sexe : ville

49 L’image de la ville, déjà utilisée pour parler du corps, est reprise dans un
sens plus étroit : il s’agit du lieu de l’union. Selon Duddu Śāh, cette ville
porte le nom de Navadvῑp, lieu de naissance de Caitanya (Ck. 44) ou, pour
Rejo Kṣepā, celui de Rūpnagar, la ville de la forme, ou de la beauté, dans
laquelle s’unissent rūp et svarūp, prakṛti et puruṣa, l’existence et l’essence
(Bh. 922). Cānd Suddin donne à cette ville le nom de Ḍhākā (« la cachée »).
Cinquante-trois ruelles et venelles s’y dissimulent dans lesquelles les
aveugles se perdent. Huit puits profonds y sont creusés, et dans le
neuvième la mort est à craindre. Cette ville abrite des hommes de bien,
mahajān, mais aussi des marchands indélicats, qui dépouillent certains de
tous leurs biens tandis que les autres obtiennent le trésor inestimable.
« Pourquoi suis-je venu en ce lieu sans en avoir auparavant adoré la
souveraine, Ḍhākeśvarῑ ? » se lamente-t-il (Ck. 22). Rappelons que les
ruelles et venelles sont les vaisseaux du corps (subtil ou grossier).
Ḍhākeśvarῑ est le nom donné à la puissance, śakti, de la prakṛti. Les puits
sont ailleurs des portes. Ce lieu secret est un autel aux joyaux, ratnabedi,
où se rend l’Homme de la Forme, rūper mānuṣ, chante Lālan (Bh. 638).
Moticānd Gosāin se sert de l’expression rāg sahar, ville de la passion, ou
encore rāger ghar, chambre de la passion. Seul celui qui connaît la passion
pure trouve ouvert le cadenas qui ferme la chambre. Les sensuels et les
avides ne peuvent pénétrer dans ce lieu secret et errent de naissance en
naissance (Ck. 64).

Le sang menstruel « en images »

50 Lālan nomme le sexe de la femme « la rive du fleuve de l’univers » et y


voit éclore une fleur étrange (Bh. 593). Cette fleur étrange est le sang
menstruel, fleur qui s’ouvre dans le Gange (Bh. 610). De quatre couleurs,
elle flotte dans l’eau créatrice, kāraṇ bāri. Elle n’a ni racine ni tige mais
possède des feuilles. Une abeille blanche, l’Homme du Cœur, vient y boire
du nectar (Bh. 623). Dans d’autres chants, ce n’est pas la fleur qui a quatre
couleurs mais l’eau créatrice, le rajas, c’est-à-dire le sang menstruel dont
la fleur est la substance essentielle. Lālan précise qu’il s’agit d’une fleur
de grenadier (Bh. 638). Le grenadier, et surtout ses fruits, évoque la
fertilité et la reproduction. Ailleurs, il parle d’une fleur extraordinaire,
ājgabi, éclose sur la rive du fleuve de l’univers (Bh. 593).
51 Pour Jahar Śāh, le rajas est un fruit qui se forme sans passer par le stade
de la fleur, fruit sans tige qui pousse dans un lac (Ck. 22). Selon Lālan, le
rajas est un fruit du paradis qui se forme sur le sol lorsque tombe le
nectar venu de la lune, le bῑj (Bh. 616). Ailleurs, Lālan affirme que la pluie,
tombée des nuages, fait pousser un fruit de diverses couleurs (Bh. 634).
Un fruit de lune scintille sur l’arbre de la forme, rūp (Bh. 582).
52 Le sang menstruel est aussi une eau qui se teinte successivement de
quatre couleurs (Ck. 51). Rappelons que le sang du premier jour des règles
est supposé être noir, le deuxième blanc, le troisième rouge et le
quatrième jaune (Ck. 32). Ce rajas est le flux, joyār, qui vient gonfler un
fleuve, rappelle Yādubindu (Ck. 71). Selon Lālan, un poisson vient nager
dans ce flot (Bh. 617). C’est une eau très profonde au milieu de laquelle
brûle une lampe que l’eau n’éteint pas. La flamme brûle sans combustible
et ne chauffe pas l’eau. Un amour extrême finira par unir l’eau et le feu
(Bh. 618). C’est ainsi que le Bāul voit l’union du rajas et du bῑj. Lālan écrit
que le rajas est un fleuve splendide qui produit perles et rubis (Bh. 630).
Ce même rajas figure ailleurs sous la forme de rubis entourant une
lampe : le bῑj (Bh. 572). Ce sont des perles rouges qui se vendent dans une
boutique à côté de diamants (Bh. 582).
53 Le rajas est le soleil et la semence la lune. Leur rencontre se produit une
fois par mois (Bh. 609). Ailleurs et plus souvent, le rajas est la lune, celle
du dernier jour de la quinzaine sombre. C’est en ce jour que la fleur éclôt
(Bh. 588). Ailleurs encore, le poète écrit que la pleine lune, pūrṇimā, se
lève le jour de la nouvelle lune, affirmation paradoxale signifiant que la
montée du plus fort désir chez l’homme est concomitante avec
l’épanchement du sang menstruel chez la femme (Bh. 588 ; voir aussi Ck.
1989 : 195).
54 Le rajas est la lune qui imprègne l’autre lune : l’Homme du Cœur (Bh.
582). C’est la lune qui s’unit à l’autre : celle de la chambre de plaisir à la
jonction des jours lunaires (Bh. 652). Madan Śāh exprime l’union parfaite
du puruṣa et de la prakṛti en ces termes : « Cānder gāye cānd legeche » (Ck.
65), ce qui signifie « Sur la lune la lune vient se poser » ; ou encore, dans
un chant de Lālan : « Cānde cānde hay yugal milan », « c’est l’union de la
lune avec la lune » (Bh. 652). Ailleurs encore, Lālan présente l’union des
deux lunes comme une éclipse, la lune qui est le bῑj dévorant celle qui est
le rajas, une fois par mois (Bh. 622). Le Fakir Dῑn Śarat donne
successivement au rajas le nom de quatre lunes : la lune de poison, la
folle, l’enchanteresse et la flèche (Ck. 32). Tels sont, pour lui, les noms des
épanchements des quatre jours des règles. Lālan voit aussi quatre lunes
dans la chambre incrustée de pierres précieuses (Bh. 616). Ces quatre
lunes sont différentes des éléments : eau, feu, vent et terre, que le Bāul
« perce » et consomme.
55 Le rajas est le miel du lotus, le bῑj le nectar de la lune (Bh. 633). C’est le
suc, ras, dans lequel joue l’Homme du Cœur (Bh. 595). Le sang du premier
jour est une pluie que le nuage d’immortalité déverse (Bh. 636), ou encore
l’averse qui tombe d’un ciel sans nuage (Bh. 654). Pour certains
informateurs, cette dernière image évoque les premières règles d’une
adolescente, qui conviennent particulièrement à la pratique.

L’Homme du Cœur : ses noms et ses résidences


56 L’Homme du Cœur se voit appeler de diverses façons. On relève de
simples expressions telles que l’Homme du Suc, raser mānuṣ, l’Homme de
l’Émotion, bhaver mānuṣ, l’Homme d’Or, sonar mānuṣ, l’Homme Inconnu,
acin mānuṣ, le Roi du Cœur, maner rājā. Le nom Nirañjan figure souvent
aussi dans les chants. Au sens premier il signifie celui qui est sans collyre,
añjan, et donc sans tache. À la période médiévale, ce nom était donné à
l’Absolu sans forme ni qualité qui, selon les récits cosmogoniques,
émettait en premier le Dieu personnel, ῑśvar, que la littérature hindoue
du Bengale appelait parfois Dharma 9 . L’appellation Nirañjan était
employé au premier chef dans la secte des Nāth. Les auteurs musulmans
médiévaux s’en sont servis aussi pour désigner Allah. Les Bāul,
successeurs des Nāth à bien des égards, l’ont reprise, comme ils ont repris
l’expression aleker mānuṣ, ou encore alekher mānuṣ, l’Homme Invisible,
également utilisé par les Nāth (alek < alakṣya).

Le lotus

57 Cet Homme du Cœur réside en un lieu particulier, différent de celui où se


produit la rencontre du puruṣa avec la prakṛti. Sa résidence première est
certes dans « le mille pétales », mais comme il y réside dans l’immobilité
cette demeure n’intéresse pas le poète bāul. C’est dans « le deux pétales »,
l’ājñā cakra de la tradition savante, qu’il l’imagine en état d’éveil et
amoureusement actif. « Un joyau de toute beauté scintille dans “ le deux
pétales ” », chante Lālan (Bh. 627). « L’Homme du Cœur brille dans “ le
deux pétales ” comme l’éclair au sein des nuage » (Bh. 647). « Il joue dans
“ le deux pétales ” comme la lune au milieu des nuages » (Bh. 652).
« L’Homme doré du Cœur brille dans “ le deux pétales ” » (Bh. 666). C’est
en cet endroit précis que le Bāul fixe son regard intérieur afin d’y
apercevoir la vision de l’Homme du Cœur. Lālan exhorte le pratiquant à
garder les yeux fixés sur ce point. Ce regard intérieur parfaitement
concentré est appelé nehār par les poètes bāul : « L’Homme du Cœur brille
dans le nehār » (Bh. 646). L’importance de ce regard est soulignée par le
nom donné parfois au lieu où se trouve l’Homme du Cœur : « le coin des
yeux ». « C’est au coin des yeux qu’Il demeure mais je ne vois pas Son jeu
splendide » (Bh. 650). De façon plus énigmatique, il est appelé aussi « le
coin du nord-est », ῑśān kon. Lālan écrit que le Bāul doit garder le regard
fixé sur le « coin du nord-est » tandis qu’il mène sa barque au milieu de la
tempête (Bh. 648). « L’Homme du Cœur est dans ma chambre, dit Lālan. Il
s’agite dans le coin du nord-est mais je ne peux pas Le voir. Il est
cependant à portée de ma main, Lui à qui appartient la foire de ce
monde » (Bh. 578). La direction du nord-est est présidée par Śiva sous le
nom de Īśān. Īśān (< Īś) peut aussi se traduire par Seigneur ou Maître et,
dans ce cas, Īśān kon est le « coin du Seigneur ». Le jeu sur les sens
multiples est caractéristique de l’écriture bāul.
58 Ce « deux pétales » où l’Homme du Cœur jouit de son union avec la
prakṛti, à l’issue de son périple sous sa forme grossière, est évoqué aussi
sous le nom de « salon de plaisir », bārāmkhānā (Bh. 577). « Le salon de
plaisir de l’Homme du Cœur est dans le vent. Le Maître se trouve dans son
salon de plaisir » (Bh. 633). « Le grand suc est dans le salon de plaisir »
(Bh. 617). « Le Seigneur suprême folâtre sous sa forme essentielle dans “
le deux pétales ”, son salon de plaisir » (Bh. 569). L’expression
bārāmkhānā, très rare en bengali usuel, fait partie de l’idiolecte bāul.
Quelques chants permettent de bien saisir la différence faite par les
compositeurs entre « le deux pétales » et « le mille pétales ». « L’Homme
du Cœur réside dans le lotus aux pétales inconnus mais son lieu de plaisir
est dans “ le deux pétales ” » (Bh. 576). « Son salon de plaisir est dans “ le
deux pétales ”, son adresse dans “ le cent ”, le “ mille pétales ” » (Bh. 569).
Un autre poète, Gopāl, précise encore mieux les choses en écrivant que
l’Homme du Cœur réside dans « le mille pétales » et s’amuse dans « le
deux pétales ». Puis il poursuit : « Dans “ le dix pétales ” luisent des
éclairs, dans “ le six pétales ” demeure Brahma qui s’y manifeste comme
pur éclat » (Bh. 348). Le lotus à dix pétales est le maṇipur cakra de la
région de l’ombilic, « le six pétales » le svādhisthān, près des organes
génitaux. Le mūlādhār et le svādhisthān sont, pour les Bāul, le siège du
désir sexuel grossier (Bh. 1957 : 365).

La demeure et la ville

59 L’Homme du Cœur réside dans la partie intérieure de la maison, en retrait


des pièces ouvertes sur l’extérieur, chante Lālan (Bh. 662). C’est la ville
aux miroirs (Bh. 570), ou bien encore une pièce aux murs recouverts de
miroirs, comme il s’en trouve dans les palais moghols. Le Soi semble y
jouir de sa propre image dans la solitude de l’indifférenciation.

L’Homme du Cœur : évocations métaphoriques


60 Au risque de quelques répétitions, je voudrais encore présenter les
termes métaphoriques par lesquels le Bāul évoque cet Absolu au sein du
relatif. Il n’est pas facile de mettre un peu d’ordre dans le foisonnement
des images désignant l’Homme du Cœur. Dans certains cas, il s’agit de sa
réalité spirituelle et subtile, mais le plus souvent c’est l’aspect du bῑj ou
de l’union ras-bῑj auquel il est fait allusion. Duddu Śāh, disciple de Lālan,
dit clairement que le Kṛṣṇa de Vṛndāban n’est pas le maître du monde
mais que son véritable maître est Celui qui réside dans le corps de
l’homme sous la forme du semen, śukra, et étend son être sur tout
l’univers. C’est par ce Kṛṣṇa-là que passe le salut de tous (Bh. 815). Lālan
préfère L’appeler Gaurcānd, lune claire, nom qui est donné au mystique
Caitanya (Ck. 87). Les Bāul détournent ainsi les références du
vishnouisme orthodoxe, à l’exemple des Sahajiyā.

L’oiseau voleur de cœur


L’oiseau voleur de cœur

61 Selon Lālan, l’Homme du Cœur, c’est d’abord un oiseau inconnu qui


habite la cage du corps (Bh. 599). « Hélas, depuis toujours j’élève un
oiseau inconnu qui ne se dévoile pas et je verse des pleurs de chagrin.
J’entends le babil de l’oiseau mais je ne vois pas sa beauté » (Bh. 644).
Dans un autre chant, l’oiseau gazouille et récite les noms divins, Rām et
Rahim le miséricordieux, mais il demeure inconnu (Bh. 650). La peur de
son envol définitif tourmente le poète qui craint les vents mauvais autour
de la cage. Celle-ci une fois brisée, où ira l’oiseau ? se demande-t-il. S’il
avait su qu’une créature des bois ne se laisse jamais apprivoiser, il ne lui
aurait pas donné son cœur. À son envol, trop grande sera la souffrance
(Bh. 566). L’Homme du Cœur est donc un « voleur de cœur », man-cor, qui
se fait aimer mais ne se révèle pas. Il réside dans la chambre qui ne
tremble pas (Bh. 611). Il se cache comme un voleur et se déplace
furtivement. C’est le plus grand des voleurs mais aussi le roi des rois (Bh.
583).

Le butineur

62 C’est une abeille qui vient butiner la fleur insaisissable flottant dans le
sans-forme originel (Bh. 605), un frelon blanc, avide du suc de la fleur aux
quatre couleurs, éclose dans l’eau créatrice (Bh. 623), un rossignol
passionné, buveur du suc de la fleur extraordinaire, éclose sur la rive du
fleuve de l’univers (Bh. 593).

L’élément liquide

63 Les métaphores liquides qui évoquent l’Homme du Cœur sous la forme du


nectar sont très nombreuses. Hāoḍe Gosāin parle de la pluie de nectar qui
se déverse sur le lotus inné, sahaj, en passant par la tige (Ck. 111). Pour
Padmalocan, l’Homme du Cœur est le nectar, logé dans les appartements
intérieurs (Bh. 680). L’image du radeau flottant sur un mélange d’eau et
de lait renouvelle le thème (Bh. 613). Selon Yādubindu, l’Homme du Cœur
est une barque d’or qui navigue sur le canal salé (Ck. 71). Lālan chante le
radeau de la Forme, rūper bhelā, qui unissant forme existentielle et forme
essentielle, rūp et svarūp, joue dans le triple monde (Bh. 579). Il est
possible de gloser que la tâche du Bāul consiste à aller de rūper à svarūp,
du grossier au subtil, de l’existence à l’essence. Le bῑj, forme grossière du
maner mānuṣ, va rejoindre le rajas et s’unir à lui. Il retrouve ensuite son
état subtil dans le centre entre les sourcils.
64 À plusieurs reprises déjà, l’Homme du Cœur a été comparé à un poisson.
Lālan écrit que le poisson qui s’étend sur le monde nage dans le fleuve.
Dès que l’eau n’est plus là, le poisson disparaît dans le vent (Bh. 610). Ce
poisson va et vient dans le fleuve sans rive, il nage à la pleine lune. Le
pratiquant peut le saisir lorsque kāruṇya, compassion, et tāruṇya,
jeunesse, se mêlent à lābaṇya, charme, au moment de la conjonction faste
(Bh. 617) 10 . Pañja Śāh ne dit pas autre chose (Bh. 749). Selon Lālan, le
maner mānuṣ vient se promener au bord de Tiripini (sic) sous la forme
d’un poisson quand vient le flot, une fois par mois (Bh. 578). Ce poisson
est difficile à pêcher au ghāṭ de la rivière extraordinaire (Bh. 630). Le
passionné doit le frapper pour s’emparer de lui mais sans toucher l’eau
(Bh. 637). On peut comprendre que l’eau est ici le désir sexuel que le Bāul
ne doit pas mêler à l’amour pur s’il veut obtenir l’objet de ses vœux. Un
chant, composé par Yādubindu, évoque le poisson précieux qui nage dans
le bassin d’amour et qu’il faut attraper grâce au filet de la dévotion (Bh.
689).

Le joyau

65 Ce chant offre une transition facile avec une autre image importante :
celle du trésor, du joyau. L’Homme du Cœur est appelé mānuṣ-ratan (pour
ratna), joyau de l’Homme, dans un chant très célèbre de Lālan qui
commence ainsi : « La clé de ma maison est en des mains étrangères »
(Bh. 594). Ailleurs, le maner mānuṣ est la richesse du joyau, ratnadhan (Bh.
595), le joyau inestimable (Bh. 613). Selon Padmalocan, il est le joyau de
l’amour mystique (Bh. 679). L’image du joyau conduit le poète à celle du
marchand de perles et de pierres précieuses auquel les connaisseurs
achètent très cher ses gemmes d’infinie valeur. Lālan, malheureusement,
tel un corbeau ébloui par les fruits brillants mais nauséabonds de la
coloquinte, demeure attiré par du clinquant sans valeur (Bh. 611).

Le feu et la lampe

66 Ces images sont parfois remplacées par des métaphores ignées,


nombreuses elles aussi. L’Homme du Cœur est un feu caché sous la cendre
comme le nectar dans le poison (Bh. 580 et 635). Feu sans combustible, il
brûle sans dégager de chaleur et l’eau ne saurait l’éteindre. C’est un feu
caché au cœur de la pierre dont il jaillit quand on la frotte (Bh. 647), un
feu qui brûle dans l’eau (Bh. 572). Le maner mānuṣ est une lampe, qui luit
dans l’eau très profonde (Bh. 613 et 618). C’est une lampe brillant dans
une chambre obscure qui ne connaît ni jour ni nuit (Bh. 614). Lampe de la
Forme, rūper bāti, elle n’a ni huile ni mèche, et se trouve dans une
chambre à l’intérieur des chambres, appelée la cime du vide ou la cime
vide. La clarté de cette lanterne, reprend Lālan, illumine ce lieu et
déverse ses rayons sur le triple monde (Bh. 669).

Le voisin

67 L’Homme du Cœur est aussi un voisin, certes proche mais pourtant


insaisissable sans l’aide du gourou. C’est un voisin sans bras ni jambes,
sans épaules ni tête. Tantôt il demeure dans le vide, tantôt il flotte sur
l’eau. Bien qu’il réside au même endroit que Lālan, des milliers de lieues
les séparent (Bh. 570).

La substance
68 L’Homme du Cœur est la « substance », la « chose », vastu, cachée dans
l’arrière-maison secrète (Bh. 662). Vastu est aussi un des noms donnés à la
semence virile (Bh. 586). Privé du maner mānuṣ, l’univers est sans
substance, vastuhῑn (Bh. 612). La connaissance de la substance est le
savoir essentiel que ne possèdent ni les vishnouites, ni les adorateurs de
la Déesse, ni les connaisseurs du brahman, ni les renonçants vairāgῑ (Bh.
600).

La lune

69 La dernière image évoquant l’Homme du Cœur est celle de la lune, déjà


maintes fois rencontrée. Le maner mānuṣ, sous sa forme essentielle, a
l’éclat de la lune (Bh. 586). Celle-ci vient au bord de l’océan de kāraṇ,
l’océan de la Cause, l’un des noms donnés au sang menstruel créateur (Bh.
655). Cette lune qui ne connaît pas de jour sombre se lève dans « le deux
pétales », son salon de plaisir traversé d’éclairs (Bh. 577). Une seule fois
par mois, la lune rencontre le soleil tandis que le reste du temps les deux
se tournent le dos. L’astre de la nuit et celui du jour s’évitent et se
cachent l’un de l’autre (Bh. 609). L’éclipse de la lune par la lune se produit
aussi. L’une est le dévoreur de l’autre, son Rahu, le démon de la
mythologie qui avale l’astre pour posséder le nectar qu’il contient. Ces
deux lunes sont hostiles l’une à l’autre si ce n’est une fois par mois
lorsque a lieu « le regard propice » du rituel de mariage (Bh. 622). Au
milieu de centaines de milliers de lunes, plus belles les unes que les
autres, brille l’astre insaisissable, adhar cānd, dont la splendeur fait
perdre la tête (Bh. 582). La lune est dans le giron de la lune, dans le coin
du nord-est. Elle se lève d’abord à droite, puis, à la quinzaine claire, elle
descend à gauche pour repartir à droite à la quinzaine sombre. En douze
mois, on dénombre vingt-quatre quinzaines lunaires. Il n’y a aucune
différence entre la lune du ciel et celle du corps. Si l’on saisit l’une, on
obtient l’autre (Bh. 578). Le poète fait d’abord clairement allusion au
contrôle du souffle : le pratiquant respire d’abord par la narine droite,
puis par la gauche en faisant d’abord passer l’air par piṅgalā, puis par iḍā.
Par contre, la mention des quinzaines lunaires n’est pas claire.
Bhaṭṭācārya (1957 : 429) suggère d’y voir un rappel de l’absorption
bimensuelle de la semence et du sang menstruel pratiquée par certains
Bāul.
70 La pratique ésotérique bāul dans son ensemble porte aussi le nom de
pratique de la lune, cānder sādhan. Elle est l’unique voie qui permet
d’obtenir la vision de la lune insaisissable, chante Lālan (Bh. 616). Le Bāul
passionné qui a dominé en lui-même l’élément mâle, le féminin et
l’eunuque (sic), et qui a manifesté le liṅga cosmique, parviendra à attirer
vers lui la lune de l’océan de lait sur la rive de l’océan de la Cause qui
n’est autre que le rajas (Bh. 637). Il s’agit de faire remonter cette lune vers
le haut (Bh. 646). C’est pour trouver cette lune, qui est donc l’Homme du
Cœur, trésor inestimable, que les rois et les yogῑ sont partis pour la forêt
et ont médité au pied des arbres. Seul peut réussir dans cette quête celui
qui dispose de la puissance du gourou (Bh. 613). La voie des Veda ne peut
être d’aucune aide, celle de la passion amoureuse, rāg, permet seule le
succès. La lune insaisissable est dans l’eau quand on l’attend sur la terre-
ferme. Puis elle quitte sa demeure et va s’établir sur un arbre. Ses allées
et venues sont hors des sentiers battus. Elle est aussi insaisissable que le
reflet de la lune dans l’eau (Bh. 660). Quand la lune s’unit à la lune, lors de
la conjonction des jours lunaires, le nectar se déverse et toutes les soifs
sont étanchées. Dans la lune de rubis se lève alors aussitôt la lune (Bh.
652). On reconnaît là des images déjà relevées à propos du rajas.
71 C’est sur cette métaphore que se termine le parcours à travers l’univers,
riche en images, du chant bāul 11 . Le corps humain y tient la première
place. Plus le référent est secret, choquant et difficilement acceptable aux
non initiés, et plus le poète s’emploie à habiller son langage de
somptueuses comparaisons. Le décodage, jamais achevé et toujours
incertain, lui laisse une part de mystère et toute sa beauté formelle.
72 Padmalocan se moque en ces termes de ceux qui croient résoudre les
énigmes du langage intentionnel :
Chacun ajoute des paroles aux paroles,
Nous les humains ne sommes pas muets.
Couchés sur une natte en loques,
Nous rêvons des songes de grandeur.
Regarde, le joyau brille sur la tête du serpent
Mais il poursuit son festin de grenouilles.
Bh. 679

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. La traduction de maner mānuṣ ne peut être qu’approximative et insatisfaisante. Le mot bengali
man vient du sanscrit manas. Selon Madeleine Biardeau (1981 : 187), le manas est « à la fois organe
interne et “sens commun” qui assure la relation de l’ātman avec tout le donné empirique ». La
traduction anglaise de « mental » est plus proche du sens sanskrit que notre « esprit ». Par
ailleurs, le bengali man couvre à la fois les domaines de l’affect et de l’intellect avec un penchant
pour le premier. On a pensé aussi traduire maner mānuṣ par « Homme Intérieur » pour éviter la
dualité esprit/cœur, mais cette traduction aurait évoqué sa seule intériorité et non la charge
émotionnelle contenue dans l’expression bengalie.
2. Au Bengale occidental, le discours actuel sur les Bāul prend au mot leur insistance sur le hic et
nunc de leur quête, et la valeur qu’ils accordent au corps, pour nier toute dimension spirituelle à
leur recherche. Voir l’ouvrage de Sudhῑr Cakravartῑ (1990) et celui de Śaktināth Jhā. Ce me semble
être une grave erreur. Toutefois les Bāul ne sont pas exempts de contradictions lorsqu’ils parlent
de leur recherche. Il est cependant clair que le corps, qui pour eux recèle l’énergie de la vie, n’est
pas seulement le corps physique grossier mais aussi, et surtout, le corps subtil, et l’expérience
qu’ils tentent de faire n’est rien moins que celle de l’unité de l’Être.
3. Les références des chants seront données en abrégé : Bh. pour Bhattācārya et Ck. pour
Cakravartῑ, suivis du numéro de la page. Tous les chants dont la référence est Ck. sont extraits du
recueil de 1990. Le système de transcription adopté est celui du sanskrit. Il ne tient pas compte de
la prononciation du bengali, seulement de sa graphie. Toutes les traductions du bengali sont
miennes.
4. Dans le soufisme, un maqām est un état spirituel que le pratiquant s’efforce d’atteindre et qui lui
reste acquis de façon permanente. On oppose souvent maqām à hāl, état transitoire. Dans les textes
médiévaux soufis en bengali, tels qu’ils ont été édités par Āhmad Śarῑph, le terme mokām (sic) est
utilisé dans plusieurs acceptions mais il se traduit le mieux par « station ». La notion de
progression y est très importante. Nāsut est le monde des hommes, mālākut celui des puissances
célestes, jabārut, celui de l’Esprit omnipotent et lāhut, celui du Dieu personnel (cf. le Dictionnaire
encyclopédique de l’islam, p. 78-82, qui parle à ce sujet de Présences divines). Dans le Yoga Kalandar,
texte bengali du XVIE SIÈCLE QUI FUT TRÈS RÉPANDU PARMI LES FAKIRS, IL EST QUESTION DU MOKĀM NĀSUT SITUÉ DANS
LA RÉGION DU MῩLĀDHĀR CAKRA, DU MOKĀM MĀLĀKUT DANS CELLE DE L’OMBILIC (CORRESPONDANT AU MAṆIPUR CAKRA),
JABĀRUT DANS LA RÉGION DU CŒUR (KALIJĀ) ET ENFIN LE MOKĀM LĀHUT, « APPELÉ DANS UN AUTRE PAYS LE CAKRA ANĀHAT »

(ŚARῙPH 1969 : 94-101). LE MÊME TEXTE, UN PEU PLUS LOIN, DONNE AUSSI LE NOM DE MOKĀM AUX QUATRE ÉLÉMENTS :
EAU, FEU, TERRE ET VENT (IBID., P. 103). IL REPREND ENSUITE L’ÉNUMÉRATION, NĀSUT, MĀLĀKUT, JABĀRUT ET LĀHUT QU’IL

APPELLE ÉGALEMENT MOKĀM. À CHACUN DE CES MOKĀM EST ASSOCIÉ UN MAÑJIL : ŚARIAT MAÑJIL VA AVEC NASUT MOKAM,
TARIKAT AVEC MĀLĀKUTMOKĀM, HAKIKAT AVEC JABĀRUT MOKĀM ET MARAPHAT AVEC LĀHUT MOKĀM. UN DES QUATRE ÉLÉMENTS

S’Y TROUVE AUSSI ASSOCIÉ : À NĀSUT LE FEU, À MĀLĀKUT LE VENT, À JABĀRUT L’EAU ET À LĀHUT LA TERRE. SI L’ON PEUT
S’ÉTONNER DE VOIR LĀHUT RAPPROCHÉ DE L’ÉLÉMENT LE PLUS GROSSIER, IL FAUT SE SOUVENIR QUE C’EST AVEC DE LA GLAISE

QU’ALLAH A CRÉÉ ADAM, LA PREMIÈRE DES CRÉATURES. QUATRE ANGES, PHIRISTĀ, SONT LES GARDIENS DES MAÑJIL,
RESPECTIVEMENT ĀJRĀIL, ISRĀPHIL, MIKĀIL ET JIBRĀIL (IBID., P. 103-106). DANS UN AUTRE TEXTE, LE TĀLIB NĀMĀ DE

ŚEKH CĀND, IL EST QUESTION DE DIX-HUIT MOKĀM (IBID., P. 80), AILLEURS DANS LE MÊME TEXTE, DE HUIT (IBID., P. 75).
CERTAINS CHANTS COMPOSÉS PAR LES BĀUL FAKIRS SONT DONC AINSI TRÈS PROCHES DE CES TEXTES SOUFIS DU BENGALE, NE
SERAIT-CE QUE PAR LE VOCABULAIRE EMPLOYÉ (CF. INFRA, « LA DEMEURE »).

5. Pour cette partie concernant la pratique, la référence est l’ouvrage capital d’Upendranāth
Bhaṭṭācārya (1957 : 369-437). L’auteur décrit plus précisément la pratique des Bāul d’origine
hindoue. Il faudrait même préciser de certains Bāul d’origine hindoue tant sont hasardeuses les
généralisations en ce qui concerne ces lignées initiatiques indépendantes les unes des autres.
6. La plupart des chants cités se trouvent dans la deuxième partie du volume d’Upendranāth
Bhaṭṭācārya. Le reste est emprunté au recueil de Sudhῑr Cakravartῑ (1990). Transmis à l’origine
oralement et copiés par des disciples parfois peu lettrés avant d’être repris pour être publiés dans
des ouvrages savants, les chants présentent des variantes importantes selon les compilations. Il
est clair, par exemple, que Bhaṭṭācārya a complètement « normalisé » l’orthographe, ce que
d’aucuns lui reprochent.
7. L’auteur du texte soufi bengali, Yoga Kalandar, édité par Āhmad Śarῑph, indique que le sperme,
les veines et artères, les os et le cerveau viennent du père, tandis que les poils et les cheveux, la
peau, le sang et la chair sont donnés à l’enfant par sa mère (Śarῑph 1969 : 102).
8. Dans un autre chant (Bh. 749), Pañja Śāh mentionne les noms des trois épanchements
menstruels : kāruṇyāmṛta, tāruṇyāmṛta et lābaṇyāmṛta. Ces noms sont empruntés au Caitanya
Caritāmṛta de Kṛṣṇadās Kavirāj (madhya lῑlā, ch. 8). Dans ce passage, il s’agit des flots (dhārā)
successifs de nectar dans lesquels Rādhā se baigne. C’est d’abord à Rūp Gosvāmῑ dans son
Ujjvalanῑamaṇi que l’on doit l’explication de ces termes (sur ces emprunts à la tradition orthodoxe,
voir Bh. 392 et 402-403). Les Sahajiyā, tout particulièrement, font une lecture hétérodoxe des
textes canoniques de la secte des Gaudῑya Vaiṣṇav. Les Bāul et les Fakirs sont partie prenante de
cette « subversion ».
9. La paire Nirañjan-Dharma se retrouve dans les récits cosmogoniques placés en tête du Manasā
Maṅgal, du Dharma Maṅgal et des récits de la tradition nāth tels que Gupicānder Sannyās et Gorakṣa
Vijay. Dharma y est directement à l’origine de la création et peut donc être assimilé à l’œuf
cosmique Hiraṇya Garbha de la cosmogonie purāṇique.
10. Voir supra, n. 8.
11. Quelques images très particulières méritent d’être mentionnées séparément. Lālan exprime la
douleur de celui qui est incapable de dompter ses sens et termine ainsi : « Que suis-je venu faire
sur cette terre ? Comment cette naissance s’est-elle passée ? Lālan dit : le beurre clarifié (ghῑ) de
mon sacrifice, ce sont les chiens qui l’ont dévoré » (Bh. 658). On peut sans doute comprendre que
ce ghῑ est à la fois l’énergie vitale du Bāul qu’il a dépensée en vain, mais aussi sa semence virile
qu’il a versée au lieu de la sublimer. Ailleurs encore, Lālan évoque celui qu’il appelle « le Père du
monde », toujours aux aguets pour s’unir à la Mère. Le maître fait allusion à cela dans le Coran,
ajoute-t-il (Bh. 651). Il se sert aussi de l’image de la plante grimpante pour montrer
l’indissolubilité des liens qui unissent l’Homme du Cœur, qu’il appelle l’Homme d’Or, à l’être
humain. Les deux sont liés par une liane invisible (Bh. 668). Les liens entre désir et amour ont été
évoqués plus haut de la même façon.
Troisième partie. Mises en scène
Chapitre 9. Variations sur la pâmoison
dévote
À propos d’un poème de Vedāntadeśika et du théâtre des araiyar

Gérard Colas

NOTE DE L'AUTEUR
Je remercie vivement Shri R. Parthasarathi, Shri T.A.S. Ramaswamy et le
periya araiyar Shri Shrinivasacharya, tous de Shrivilliputtur, qui m’ont
aidé à réaliser mon enquête sur les araiyar. Je suis reconnaissant à l’Adyar
Library and Research Centre (Chennai) et à son directeur, le professeur K.
Kunjunni Raja, de m’avoir invité pour les trois missions en Inde (en
janvier 1995, avril 1996 et mars 1998) qui m’ont permis de rassembler la
documentation ici employée. Je suis également reconnaissant à V.K.S.N.
Raghavan, professeur au Department of Vaishnavism de l’université de
Chennai de ses observations. Mes vifs remerciements à G. Tarabout qui,
ayant lu avec patience et attention les différentes versions de cet article,
m’a suggéré de nombreuses améliorations. Merci enfin aux collègues de
l’équipe « Corps » (CEIAS) de leurs observations (lors de la présentation
orale de la première version), ainsi qu’à M. Lecomte-Tilouine de ses
ultimes suggestions (au sujet de la dernière version).
1 Dans l’Occident mystique, a-t-on dit, la relation avec le divin impose la
création et la mise en scène d’un nouveau corps du dévot, de nature
spirituelle 1 . Le vishnouisme de l’Inde du Sud ne confirme pas seulement
cette observation. Il l’enrichit de nombreuses nuances dont cet article
envisagera quelques aspects. Cependant, avant d’aller plus loin, il
importe de rappeler brièvement quelques grands traits de ce
vishnouisme méridional. Phénomène complexe et encore insuffisamment
connu, il comprend plusieurs composantes majeures de nature différente
et dont les histoires s’imbriquèrent les unes dans les autres :
l’hymnologie religieuse des saints-poètes tamouls que sont les āḻvār, les
traditions rituelles des vaikhānasa et celles des pāñcarātra, la philosophie
du viśiṣṭādvaita et un contexte religieux plus général que les auteurs
modernes anglophones ont nommé Śrῑvaiṣṇavism. La définition exacte de
ces composantes et de leurs relations réciproques ne va pas de soi. Elle
nécessiterait une longue étude à elle seule. On se bornera donc à
présenter dans l’immédiat quelques brèves observations à leur sujet dans
le seul but de faciliter la lecture de cet article.
2 Les āḻvār vécurent du VIe, sans doute, au IXe-Xe siècle (Hardy 1983 : 261-
270). On leur attribue les hymnes en tamoul du corpus intitulé
Nālāyirativiyappirapantam, plus connu sous le titre et la transcription
courante (ici retenue) Divyaprabandham. Ce corpus, qui s’imposa comme
une référence fondamentale pour les dévots de Viṣṇu en pays tamoul,
inspira et influença profondément d’autres traditions, notamment celle
du viśiṣṭādvaita et celle des araiyar, chanteurs et mimes évoqués dans cet
article.
3 Des deux groupes ritualistes vaikhānasa et pāñcarātra, nous n’évoquerons
ici que le second. En effet le groupe vaikhānasa resta relativement isolé
des autres courants. Son influence idéologique et rituelle resta limitée,
même si ses prêtres qui officiaient dans un grand nombre de temples
jouèrent de ce fait un rôle important dans la diffusion du vishnouisme. La
secte pāñcarātra proposait, elle aussi, un système spécifique de culte
public et elle fournit des prêtres aux temples, mais, plus ouverte que les
vaikhānasa aux autres courants, elle influença profondément le reste du
vishnouisme du sud en y diffusant des modèles de culte privé. Cet article
mentionnera certains de ses rites.
4 L’école philosophique vishnouite appelée viśiṣṭādvaita, littéralement
« non-dualisme de ce qui est qualifié », se développa à partir du Xe siècle.
Cette école considère Nāthamuni (Xe siècle) comme son fondateur.
Rāmānuja (XIe-XIIe siècle) est son représentant le plus célèbre et
Vedāntadeśika (XIVe siècle) (dont un poème sera examiné dans cet article),
l’un de ses auteurs prestigieux. Le viśiṣṭādvaita favorisa l’adoption des
rites privés et publics de la secte pāñcarātra. Il intégra certains de ses
concepts théologiques, telle la notion d’« émanation » (vyūha). Par
ailleurs, faisant de la dévotion à Viṣṇu l’un des piliers de son idéologie, il
se présenta aussi comme l’héritier spirituel des āḻvār. Ainsi verrons-nous
comment le poème de Vedāntadeśika (XIVe siècle) ici examiné reprend le
thème de la mystique amoureuse, qu’avaient mis en œuvre des siècles
avant lui plusieurs des saints-poètes tamouls, notamment Nammāḻvār.
5 Le terme Śrīvaiṣṇavism est un néologisme que la recherche anglophone
moderne a construit à partir du sanskrit śrīvaiṣṇava, souvent sans en
éclairer nettement le sens. On l’a récemment défini, à titre provisoire,
comme désignant « la religion qui est associée au nom de Rāmānuja
(auteur du XIe siècle), aux temples célèbres de Śrīraṅgam, de Varadaråja, à
Kāñcī, et de Tirupati, aux gens appelés aiyaṅkār (et distingués, comme
tels, des aiyar), et à un haut niveau d’érudition sanskrite 2 . » En fait, bien
que le terme śrīvaiṣṇava soit en effet souvent compris aujourd’hui comme
désignant le groupe des brahmanes tamouls nommés aiyaṅkār, tel ne
semble pas toujours avoir été le cas dans le passé 3 . Si le néologisme
Śrīvaiṣṇavism, ou śrīvaiṣṇavisme dans sa forme francisée, fut jusqu’à
présent un terme commode pour la recherche, il reste insuffisamment
conceptualisé et son emploi souvent discutable. Pour une plus grande
clarté, il faudrait distinguer deux questions bien différentes : celle de la
définition historique et sociale du groupe prestigieux des śrīvaiṣṇava et
celle des pratiques sociales, dévotes, religieuses et idéologiques qu’il
inspira ou favorisa en Inde du sud. Mais cette discussion n’est pas l’objet
de la présente contribution et l’on se devra se contenter d’une définition
encore provisoire : śrīvaiṣṇavavisme sera ici compris comme la culture
religieuse de l’Inde méridionale qui combine l’adoption du système
philosophique du viśiṣṭādvaita, d’une part, et des pratiques rituelles et
dévotes tournées vers Viṣṇu, d’autre part. Le śrīvaiṣṇavisme recommande
le patronage du culte de Viṣṇu dans les sanctuaires publics du Sud (dont
les plus vénérés forment une liste de cent huit temples). Il prescrit aussi
des rites domestiques dont certains sacrements personnels (telle une
initiation dans le vishnouisme) et le culte quotidien de l’image divine. Ces
rites domestiques śrīvaiṣṇava sont largement inspirés du pāñcarātra. La
question de la relation historique et technique des rites des deux
traditions, qui reste peu étudiée, ne sera pas abordée ici.
6 Cet article examine principalement la recréation du corps dans ce que
l’on pourrait appeler la mystique amoureuse du vishnouisme du Sud. Il
envisage d’abord une recréation de nature poétique à partir d’un poème
du viśiṣṭādvaitin Vedāntadeśika. Puis il considére une recréation de type
dramatique, celle qu’illustre l’art des araiyar de Shrivilliputtur, chanteurs
et mimes. Cependant, afin de mieux comprendre cette recréation, nous
faisons au préalable deux détours, l’un par le rite, pour mettre en relief
son contraste avec la mystique amoureuse dans la construction d’un
nouveau corps ; l’autre par le Divyaprabandham, car ce corpus forme une
source d’inspiration historique essentielle pour Vedāntadeśika comme
pour les araiyar.

Transformation rituelle du corps


7 Rite et mystique amoureuse procèdent différemment dans leur
reconstruction du corps. Quoique cette différence n’ait pas un caractère
absolu dans l’esprit du croyant, où les deux perspectives s’entrecroisent,
les textes et les pratiques spécialisés qui leur sont respectivement liés
conduisent à y voir deux classes distinctes de création : fabrication d’un
véritable artefact rituel, d’une part, conception lyrique et théâtrale d’un
corps utopique, de l’autre.
8 Si la dévotion (bhakti) forme, sur le plan des principes, l’un des aspects
essentiels du culte (pūjā) rendu à une divinité hindoue, elle passe en fait à
l’arrière-plan dans la pratique comme dans les prescriptions textuelles :
dans les rites vishnouites, qu’ils soient pāñcarātra ou, plus généralement,
śrīvaiṣṇava, comme dans les rites hindous en général, le mécanisme du
karman, de l’acte et de son effet, logique rituelle héritée des conceptions
védiques 4 , prévaut nettement sur la dévotion. En vertu de cette logique,
le culte réclame un corps préparé, un artefact. Les rituels vishnouites
prescrivent pour cela deux types de « préparation » corporelle : la
transformation du corps existant et la création d’un nouveau corps, deux
« préparations » qui ne sont d’ailleurs pas contradictoires.
9 La transformation du corps est l’effet de son « perfectionnement », ce
terme pouvant traduire littéralement le sanskrit saṃskāra. Outre ses
autres significations, saṃskāra désigne un « sacrement » qui « parfait »
(verbe saṃskṛ) l’individu. Ce sens remonte aux sacrements domestiques
védiques bien connus qui marquent et transforment l’individu à
l’occasion des événements majeurs que sont la naissance, le mariage etc.
(Kapani 1992 et 1993). À chacun de ces nouveaux sacrements, l’individu
entre dans une nouvelle étape de son existence sociale et religieuse. À ces
sacrements censés transformer le corps, la tradition śrīvaiṣṇava ajoute ce
qu’elle nomme « les cinq sacrements » (pañca-saṃskāra) : marquage des
épaules au fer chaud (symboles du disque sur l’épaule droite, de la conque
sur la gauche), dessin de l’emblème vishnouite, à l’aide de pâte de santal
le plus souvent, à douze endroits du corps, adoption d’un nom de Viṣṇu,
transmission d’un mantra vishnouite, introduction au culte d’une image
de Viṣṇu 5 . Cet ensemble de cérémonies est aussi qualifié d’initiation
(dīkṣā). L’impétrant ne s’identifie pas à Viṣṇu, même s’il en imite l’aspect.
Il en devient le féal. Les marques, posées lors de l’initiation et répétées
après elle, transforment son corps physique sans symboliquement le
supprimer ni le remplacer. Ce dernier reste conditionné par les
sacrements antérieurs qui lui donnent sa définition socio-religieuse.
L’ensemble des « cinq sacrements » réforme le corps, mais ne le recrée
pas.

Fabrication rituelle d’un autre corps


10 Outre cette transformation du corps existant, le vishnouisme du Sud
prescrit la « création » d’un corps entièrement neuf. Le corps existant est
symboliquement détruit et un corps nouveau est confectionné. Quoique
n’ayant pas d’effets physiques visibles, ces opérations sont comprises
comme étant aussi réelles qu’un marquage matériel sur le corps concret
du pratiquant. D’un caractère moins social que la préparation du type
saṃskāra, la création du nouveau corps est, pour ainsi dire, plus
ésotérique. La vision cosmique censée accompagner l’exécution du rite en
forme une dimension essentielle. La littérature rituelle pāñcarātra
présente cette perspective plus couramment que les textes śrīvaiṣṇava.
C’est vers elle que l’on se tournera donc pour examiner la création du
nouveau corps. Un des textes pāñcarātra les plus connus, le Laksmītantra
(LT) 6 , dont la composition se situerait entre le IXe et le XIIe siècle,
présente deux illustrations d’une telle création : une initiation et une
« purification des éléments ». Dans le premier cas, l’effet de la cérémonie
est permanent, dans le second temporaire.
11 L’initiation que nous allons mentionner n’en est qu’une parmi les
nombreuses descriptions de la littérature rituelle pāñcarātra 7 . Certaines
initiations pāñcarātra sont d’ailleurs proches de ce que les śrīvaiṣṇava
décrivent comme étant les « cinq sacrements ». Nous n’envisagerons pas
cette complexité et nous bornerons à rappeler ce qui, dans l’initiation
(dīkṣā) que décrit le chapitre XLI du LT, concerne la transformation du
corps. Dans cette initiation le corps ancien est représenté par une
cordelette à vingt-sept nœuds, lesquels symbolisent vingt-sept principes,
qui sont aussi des composants cosmiques. Le maître s’identifie
mentalement à la déesse Lakṣmī, parèdre de Viṣṇu. Il découvre les yeux
du disciple et l’instruit du mantra. Il procède ensuite mentalement à la
dissolution progressive des éléments du corps du disciple, depuis le bas,
où est situé l’élément Terre, jusqu’à ce qu’il atteigne le Seigneur, c’est-à-
dire Viṣṇu, au sommet. Il s’agit donc d’un processus d’involution, de
résorption cosmique des éléments les uns dans les autres. À chaque étape
un des nœuds de la corde est déchiré (ou coupé) 8 et offert dans un feu
oblatoire : le karman ancien de l’impétrant est ainsi symboliquement
anéanti. Le disciple est finalement identifié à Lakṣmī (śl. 56cd). Alors, dit
le texte, il a acquis une nouvelle forme (rūpa) et traversé l’océan de la
transmigration (śl. 61 cd). Il peut pratiquer les rites de son choix.
L’acquisition du nouveau corps conditionne donc l’égilibilité pour le culte
vishnouite. Cette conception fait écho au raisonnement védique qui veut
que seuls ceux qui ont reçu la consécration brahmanique (upanayana,
parfois aussi traduit par « initiation ») soient habilités à parrainer les
rites solennels (śrauta). Cette consécration, considérée comme une
seconde naissance, est le privilège des brahmanes, kṣatriya et vaiśya,
appelés « deux-fois-nés » (dvija) 9 .
12 Une deuxième illustration de création d’un nouveau corps est la
« purification des éléments ». Par contraste avec la précédente, cette
création est d’un effet temporaire. Chaque jour, le pratiquant élabore un
corps neuf au moyen de la « purification des éléments » (bhūtaśuddhi).
Avant tout culte quotidien, il doit remplacer son propre corps par celui
de la divinité qu’il honore, suivant ainsi la conception courante : « il faut
devenir dieu avant de rendre un culte à dieu 10 ». Selon le LT XXXV, le
pratiquant résorbe d’abord mentalement son corps, principe par
principe, des pieds, qui sont identifiés à l’élément Terre, jusqu’au sommet
de la tête, identifié à la Matière primordiale (prakṛti), donc dans l’ordre
inverse de celui de la création. Puis il le brûle mentalement et l’inonde
d’un flot d’ambroisie qui s’écoule d’en haut, provenant, dit le texte, de la
bouche de Lakṣmī (49). Ensuite, il se crée un nouveau corps, dans l’ordre
d’émanation des principes cosmiques. Il l’identifie à celui de Viṣṇu même
(58). Puis est exécuté le dépôt ou imposition des mantras (mantra-nyāsa)
sur le corps (ibid., 55). Le sujet ayant déjà été amplement étudié par
d’autres auteurs 11 , je rappellerai seulement qu’il s’agit de « placer » des
mantras sur les différentes parties du corps.
13 Une autre pratique encore pourrait illustrer la création rituelle d’un
nouveau corps temporaire : c’est la mudrā, pose particulière du corps, des
mains surtout. Le LT lui consacre la plus grande partie du chapitre
XXXIV, mais sans en donner une explication métaphysique particulière. Il
faut se tourner vers d’autres textes, tantriques, pour obtenir une exégèse
de cette pratique. Ces textes comprennent la mudrā comme l’expression
gestuelle d’une expérience subjective où le pratiquant s’identifie à la
divinité ou atteint un certain état spirituel, état comparable à une
possession 12 . Soulignons enfin que l’identification du dévot à la divinité
n’est que temporaire dans le déroulement des différentes phases du rite :
elle est, évidemment, suspendue lorsque le pratiquant rend un culte à
une image extérieure. « Contradiction inhérente », comme le souligne A.
Padoux, puisque, « après s’être identifié à la déité [...], l’officiant l’adore
comme s’il n’était plus la déité elle-même 13 ». Cependant, rappelons-le,
même s’il y a adoration, c’est le mécanisme du rite qui prime. Les traités
rituels, textes sans ornements, simples modes d’emploi, règlent le
façonnage d’un nouveau corps et l’identification du pratiquant à ce corps
efficace. Ils ne s’attardent pas sur le contenu émotionnel de la dévotion.

Le corps utopique chez les saints-poètes


tamouls
14 La lyrique vishnouite de l’Inde méridionale, tamoule et sanskrite, ne suit
pas la perspective technique du rite. Elle s’appuie sur l’émotion qu’elle
fait jaillir dans le cœur du dévot. Le poème, récité ou mis en scène, à la
fois réceptacle et foyer d’une expérience personnelle et d’un univers
imaginaire, génère un nouveau corps. Cette création non graduelle, mais
immédiate, s’accomplit dans la conception même du poème par l’auteur
et dans sa répétition par le lecteur, récitant, chanteur ou acteur. Le corps
engendré est utopique, car « sans lieu », le monde ordinaire étant mis
entre parenthèses. Alors que le rite peut transformer le corps dévot en
corps divin, tel n’est pas le cas de la lyrique vishnouite qui conserve,
voire cultive, la séparation entre dieu et dévot. L’examen d’un poème de
Vedāntadeśika et de l’activité dramatique des araiyar nous aidera à
éclairer cette conception. Ce poème et ce théâtre évoquent un corps
utopique en proie à la mystique amoureuse.
15 Plusieurs des saints tamouls vishnouites, les āḻvār, cultivèrent ce thème
avant Vedāntadeśika et les araiyar. Quelques observations préalables à
leur sujet s’imposent donc. Avant le Xe siècle, les āḻvār, mais aussi les
saints tamouls shivaïtes (nāyaṉmār), évoquèrent la relation du dévot à la
divinité sous diverses formes : ils le représentèrent comme esclave du roi
qu’était le dieu, comme mère du dieu, comme l’enfant de ce dernier ; ou
bien encore comme un lotus sous le soleil divin (cf. Hardy 1978, p. 132-
142, Zvelebil 1973 : 198, note). Cultivant ces métaphores, ils les
appliquèrent parfois systématiquement à eux-mêmes et à leur corps,
représentation imposée, sorte de méditation continue d’une situation
impossible. Ainsi la sainte śivaïte Kāraikkāl Ammaiyār (VIe siècle)
s’identifia à une âme errante 14 qui, ayant traversé l’expérience de la
mort, vivait comme un démon dans la compagnie de Śiva (Filliozat 1956 :
XI). Certains saints vishnouites de la même époque, sous son influence
peut-être, semblent avoir adopté une attitude comparable, ainsi Pēy-
āḻvār, littéralement « l’āḻvār-âme errante », dont la légende dit qu’il
vaguait comme un trépassé, et Pūtatt’-ālvār, c’est-à-dire sans doute
« l’āḻvār-revenant » (bhūta) 15 . Le poète s’imaginait donc un corps
nouveau et, approfondissant cette métaphore plus ou moins
conventionnelle, exprimait à travers elle sa relation mystique à la
divinité, Śiva ou Viṣṇu.
16 Parmi ces corps mystiques, celui de l’amoureux connut un grand succès
16 . Le saint śivaïte Māṇikkavācakar adopta l’attitude de l’amante dans le

Tiruvācakam et celle, moins courante, de l’amant dans le Tirukkōvaiyār


(Thiagarajan 1983 ; Vanmīkanāthan 1987 : 24-5 ; Zvelebil 1973 : 198, note).
Le vishnouisme développa la mystique amoureuse dans certains poèmes
du Divyaprabandham (DP). Canonisé et considéré par les dévots
vishnouites du Sud comme le « Veda tamoul », le Divyaprabandham,
rappelons-le, rassemble les chants des āḻvār, lesquels vécurent du VIe
siècle, sans doute, au IXe-Xe siècle 17 . Nāthamuni, fondateur du
viśiṣṭādvaita, l’aurait recueilli au Xe siècle. L’étude fondamentale de F.
Hardy (1983) a examiné en profondeur la question de la mystique
amoureuse dans cette collection poétique. Il suffira donc de rappeler
quelques éléments. Le corps désirant de l’amante est celui du dévot (ou
de la dévote dans le cas d’Āṇṭāḷ), le corps désiré celui de la divinité. Ces
poèmes reprennent une imagerie que la poésie tamoule exploitait dès le
début de notre ère au moins, mais à propos de l’amour profane. Un de ces
poncifs est la scène où l’on appelle un vēḻaṉ, sorte de devin, afin qu’il
guérisse une jeune fille d’une maladie dont seul un amant peut la guérir
(Hardy 1983 : 138). Les poèmes de mystique amoureuse vishnouites
adoptent aussi des thèmes courants de la littérature religieuse ancienne,
telle la possession des jeunes filles par le dieu Murukaṉ (Hardy 1983 : 132,
139) et les appliquent à la dévotion envers Māyōṉ, nom tamoul de Viṣṇu
qui désigne aussi Kṛṣṇa, un aspect divin plus ou moins identifié à Viṣṇu
selon le contexte (Hardy 1983 : 153-154).
17 Trois des āḻvār notamment recourent au thème de la mystique
amoureuse : Tirumaṅkai Āḻvār assez rarement, Nammāḻvār dans certains
de ses poèmes seulement et Āṇṭāḷ, le seul āḻvār femme, continuellement
18 . Ces poèmes de mystique amoureuse appartiennent
vraisemblablement à la portion plus récente du Divyaprabandham,
composée du VIIe siècle ou du début du VIIIe siècle (Hardy 1983 : 261-269,
notamment 266-268) au IXe-Xe siècle. Ainsi, même si la mystique
amoureuse était connue à date plus ancienne en dehors du vishnouisme,
ce qui pourrait être le cas, sa pénétration dans l’institution littéraire
vishnouite du sud de l’Inde semble relativement tardive. Ce phénomène
serait, par ailleurs, contemporain de la normalisation progressive des
rites de temple par les groupes de prêtres professionnels, effort que
concrétisera, vers les IXe-Xe siècles, la composition de certains corpus de
traités rituels 19 . On peut alors se demander si la mystique amoureuse,
souhait d’intimité entre le dévot et le dieu, n’exprimait pas une sorte de
protestation contre l’emprise croissante du formalisme rituel.
18 Peut-être Tirumaṅkai, Nammāḻvār et Āṇṭāḷ adoptèrent-ils le thème de la
mystique amoureuse comme un moyen littéraire, inédit chez les
vishnouites du Sud, d’exprimer leur dévotion (bhakti), voire comme un
procédé purement stylistique. Leurs poèmes n’ont rien de chants
populaires. Leur langue recherchée et savante, aux rythmes complexes,
atteste l’influence des images et de la rhétorique sanskrites. La mystique
amoureuse qu’ils décrivent forme une mise en scène émotionnelle,
cultivée systématiquement et littérairement, bref une métaphore en
passe de devenir conventionnelle. Le terme même de « métaphore »,
certes, est nécessairement imparfait : le poète ne revêt pas sa pensée
d’une image, il adopte l’image qui exprime le mieux son émotion
personnelle. Cependant, même approximative, la notion de métaphore
semble ici la plus appropriée. Le constat de banalité peut être décevant,
mais, après tout, la banalité n’est pas considérée comme un défaut dans le
monde traditionnel.
19 D’ailleurs, si jamais l’introduction de la peinture de l’âme dévote sous les
traits d’une femme passionnée parut audacieuse au VIIe siècle dans le
milieu vishnouite tamoul, on peut douter qu’elle ait été vraiment
dérangeante. Dès le IIIe siècle environ, trois poèmes prakrits de la Sattasaī
de Hāla, certes un auteur du Nord, évoquent la passion des vachères (gopī)
amoureuses de Kṛṣṇa (Hardy 1983 : 58-59). Bien avant le VIIe siècle, les
littératures tamoule et sanskrite, qui s’étaient interrogées sur les
pratiques de la suggestion poétique, possédaient à l’évidence les capacités
techniques d’employer les images sensuelles pour évoquer des situations
spirituelles 20 . Lorsque l’héroïne du Tiruvāymoḻi de Nammāḻvār brave la
société en exprimant son amour pour le héros qui est le dieu (cf., par
exemple, V, 5, 9 ; VII, 7, 10), le poème ne fait que détourner un thème
profane vers un mystère religieux et le thème est alors ouvert à toute
exégèse, du fait même de l’instauration d’un décalage sémantique.
D’ailleurs, deux des āḻvār qui cultivèrent la mystique amoureuse,
Tirumaṅkai et Nammāḻvār, sont de sexe masculin, ce qui distancie leur
existence réelle du personnage féminin imaginaire qui s’exprime dans
leurs poèmes. Certes le troisième āḻvār recourut à ce thème l’illustra pour
ainsi dire biographiquement puisqu’il s’agissait d’une femme : la sainte
Āṇṭāḷ que la légende maria à Viṣṇu. Elle vécut au IXe siècle probablement
(Hardy 1983 : 268). Mais ne peut-on justement considérer cette
illustration quasi littérale du thème comme une tentative de revivifier un
genre en perte de vitesse 21 ? En effet le recours à cette métaphore
semble s’affaiblir après Āṇṭāḷ. Elle resurgira au XIVe siècle dans l’œuvre
tamoule et sanskrite de Vedāntadeśika.
20 Ces questions qui ne peuvent être tranchées en quelques mots réclament
un examen plus approfondi et, par-dessus tout, de la nuance. Les
observations qui suivent ne portent pas sur la poésie des āḻvār, mais sur
deux témoignages plus tardifs de la mystique amoureuse : la
Devanāyakapañcāśat, qui est un poème religieux de Vedāntadeśika, et La
Divination par les perles des araiyar. Héritiers de l’œuvre des āḻvār, le poète
et les acteurs transforment ce thème et en donnent des illustrations
nouvelles. Le poème de Vedāntadeśika enrichit le caractère littéraire et
métaphorique du corps utopique. Le spectacle de l’araiyar concrétise dans
l’espace les évocations des āḻvār, mais il les éloigne en même temps dans
cette distance qu’instaure la représentation théâtrale.
Le corps utopique dans la Devanāyakapañcāśat,
poème sanskrit de Vedāntadeśika
21 Dans sa Devanāyakapañcāśat, Vedāntadeśika fait au dévot un corps
utopique à l’exemple de celui que dépeignaient les āḻvār de la mystique
amoureuse. Ce génial polygraphe, aussi nommé Veṅkaṭanātha, vécut au
XIVe siècle 22 . Il est l’un des grands représentants du viśiṣṭādvaita. On lui
attribue cent trente ouvrages de nature diverse, composés en sanskrit, en
tamoul, en maṇipravāla 23 , mais aussi, pour l’un d’eux au moins, en
prakrit : commentaires, traités théologiques, œuvres de théâtre et de
poésie dévote. En quelque langue qu’il écrivît, Vedāntadeśika, à la fois
poète mystique et philosophe, fit appel aux tradititions littéraires
sanskrite et tamoule 24 .
22 Devanātha, ou Devanāyaka, le dieu du temple de Tiruvahindrapuram,
situé à quelques kilomètres de Cuddalore, dans le South Arcot District du
Tamil Nad, inspira à Vedāntadeśika un florilège poétique qu’imprègne la
mystique amoureuse. Ce florilège comprenait originellement neuf pièces
en trois langues différentes 25 . De cet ensemble ne nous sont parvenues
que quatre pièces : la Devanāyakapañcāśat sanskrite, l’Acyutaśataka prakrit
et deux des poèmes en tamoul : le Mummaṇikkōvai (en partie seulement)
et le Navamaṇimālai 26 .
23 Dans les trois premières pièces, une héroïne, nāyikā, chante le héros,
nāyaka, lequel est le dieu. Du Mummaṇikkōvai ne nous restent que dix des
trente vers originaux. L’Acyutaśataka 27 est le seul poème prakrit connu
de Vedāntadeśika. Le prakrit est en général la langue des rôles féminins
dans le théâtre classique et c’est sans doute pour cette raison que le poète
l’emploie dans cette œuvre. La fin de ce poème (verset 100) formule une
véritable demande en mariage adressée au dieu : « Prends-moi, comme le
fiancé prend la fille bientôt adolescente ».
24 Mais c’est le poème sanskrit, la Devanāyakapañcāśat (DNP), qui est le plus
chargé de śṛṅgāra-rasa, c’est-à-dire de l’émotion esthétique amoureuse
28 . L’héroïne qui est censée s’y exprimer évoque simultanément deux

corps, celui du dieu-héros et le sien. La description du dieu aimé est


pénétrée du désir de l’héroïne. Les différents éléments du corps adoré
sont étroitement liés aux effets émotifs et physiques qu’il provoque chez
celle qui va jusqu’à envier les objets qu’il touche. C’est bien d’érotisme
qu’il s’agit. Cependant, comme nous le verrons, plusieurs éléments
suffisent à rendre ce désir à l’ordre de la métaphore. Le corps divin n’est
pas seulement insaisissable pour les besoins de la rhétorique du désir et
parce que la séparation attise la passion, mais bien parce qu’il est à jamais
insaisissable et que c’est une pensée dévote, non un corps à proprement
parler, qui désire le dieu.
25 On ne pourra donner ici qu’un aperçu de ce beau poème. La partie
centrale (14-47) en est tout entière consacrée à louer le corps du dieu
membre après membre, de la tête aux pieds. Dans les versets 14 et 15,
l’amoureuse contemple d’abord l’ensemble du corps du héros, dont la
beauté resplendit par chacun de ses membres. Puis elle évoque en douze
versets (16-27) son attirance pour la tête, ses différentes parties et ses
ornements. Elle loue, dans les treize versets suivants (28-40), différentes
parties du corps, du cou aux mollets. Elle adore enfin les deux pieds dans
huit versets (41-48).
26 Plusieurs ressorts littéraires suscitent l’émotion esthétique amoureuse.
Ils dénotent une nette influence de la poésie séculière sanskrite, mais
aussi de la poésie religieuse sanskrite et tamoule, qu’il s’agisse du
Divyaprabandham (certainement) ou (sans doute) du Bhāgavatapurāṇa 29
(BhP) lequel, dans son Livre X, évoquant les amours de Kṛṣṇa et des
vachères (gopī), fait souvent appel aux images érotisantes :
embrassements et attouchements du dieu, marque de ses ongles sur les
seins des vachères, peinture fascinée de son visage et de son corps (éd.
Burnouf, X, 32, 17 ; 29, 46 ; 29, 39 et 31, 7-13).
27 L’un des procédés employés est la description des effets physiques et
émotionnels de l’amour chez l’héroïne. Dans la poésie sanskrite,
évanouissements, hérissements des poils, etc. forment des manifestations
du sentiment érotique 30 . De même, dans la DNP, le souffle qui sort du
nez du héros ranime l’amoureuse qui défaille d’émotion :
« Ô maître des gens du ciel ! ton nez, ce pont entre les océans de tes yeux, maintenant
me ranime, évanouie, de ses souffles à flot continu qui sont le Veda. Leur fragrance
s’amplifie du parfum de ce lotus qu’est le visage de ta bien-aimée [l’épouse Lakṣmī] »
(26).
28 La ceinture que porte le dieu paraît avoir des poils hérissés de plaisir ; elle
fascine la vue de la nāyikā :
« Ô maître des dieux ! ta belle ceinture enveloppée d’une étoffe jaune asservit mes
yeux. [Elle brille] de rayons charmants, semblables à des poils hérissés [de plaisir], au
contact de ta main gauche posée sur la hanche » (37) 31 .

29 Peut-être Vedāntadeśika fut-il influencé aussi par le Gītagovinda de


Jayadeva (fin du XIIe siècle), où pâmoisons, extases, fièvres et frissons sont
le lot ordinaire de l’héroïne amoureuse du dieu. Notons cependant que le
hérissement des poils comme les larmes sont des manifestations
physiques de la dévotion en général, et pas seulement de son expression
amoureuse, dans le BhP par exemple (II, 3, 24 ; V, 7, 11).
30 L’identification du héros au dieu de l’Amour, Kāma ou Manmatha, par
allusions répétées contribue aussi à susciter l’émotion esthétique
amoureuse (śṛṅgāra-rasa). L’ornement d’oreille du héros est en forme de
makara 32 , emblème de Kandarpa, c’est-à-dire Manmatha (22). La courbe
de ses sourcils forme le modèle (mātṛkā) de l’arc du dieu de l’Amour,
modèle qui a la faculté d’affoler de désir (vimohana) tous les êtres (23). Le
galbe 33 de ses mollets rappelle celui de plusieurs attributs de
Kandarpa : l’instrument de musique dénommé kāhala, le carquois et le
vase à eau (40).
31 Un autre procédé puissant de suggestion de l’émotion esthétique
amoureuse est l’inventaire systématique des parties du corps adoré,
corps tout entier voué à l’amour. Cette fétichisation amoureuse est
comparable au « blasonnage » du corps aimé (alors femme, non homme)
chez les poètes français du XVIe siècle, toute crudité étant cependant ici
évitée, à la différence de certaines des œuvres de la Renaissance 34 . Le
blasonnage amoureux est courant dans la littérature sanskrite séculière
qui précéda Vedāntadeśika. On l’observe, par exemple, dans la
description du beau Dadhīca, de la tête aux pieds, que présente un célèbre
ouvrage du VIIe siècle, le Harṣacarita de Bāṇa, dans son chapitre (ucchvāsa)
1 (p. 9). Certaines anthologies poétiques sanskrites classent les stances
qui chantent le corps désiré selon les membres qu’ils évoquent, dans
l’ordre descendant également, mais il s’agit alors (le plus souvent,
semble-t-il) de la femme aimée, non du héros, comme dans la
Sūktimuktāvalī de Jalhaṇa (XIIIe siècle) 35 .
32 La littérature religieuse pratiquait le blasonnage du corps divin sans
connotation amoureuse avant Vedāntadeśika. Les textes rituels
prescrivent ainsi souvent un hommage, membre à membre, de l’image
divine : il s’agit du « culte des membres » (aṅgapūjā), pratiqué durant le
culte quotidien. Mais toute émotion amoureuse est absente de ces
injonctions. Le Bhāgavatapurāṇa enjoint à plusieurs reprises la méditation
sur le corps divin et ses parties, sans aucune nuance érotique :
« Que le sage médite avec son intelligence sur chacune des parties du Dieu qui porte la
massue, les unes après les autres, depuis ses pieds jusqu’à son sourire. À mesure que,
maître d’une de ces parties, il s’élève à une partie plus noble, son intelligence se purifie
en proportion » (II, 2, 13, trad. Burnouf).
33 La progression des pieds à la tête signifie ici purification spirituelle 36 .
Le même texte présente la progression inverse pour la méditation (par
exemple, IV, 24, 44-52). Certains poèmes des āḻvār louèrent le corps divin
membre à membre dans des poèmes dénués d’érotisme 37 .
34 Mais c’est un blasonnage amoureux que dépeint le saint-poète
Nammāḻvār dans son Tiruvāymoḻi, notamment TVM V, 5 et, surtout, VII, 7,
lorsque l’héroïne exultante évoque avec passion chaque partie du corps
du héros divin l’une après l’autre. Or l’œuvre de Nammāḻvār était
familière à Vedāntadeśika puisqu’il tira deux textes sanskrits de sa
lecture du Tiruvāymoḻi 38 et que la strophe VII, 7 de ce poème pourrait en
fait avoir directement inspiré la Devanāyakapañcāśat, comme nous allons
le voir. Certains auteurs modernes suggèrent que l’ordre de la description
de la DNP, de la tête aux pieds, identique à celui de l’Acyutaśataka prakrit,
pourrait dénoter une certaine familiarité avec le dieu 39 par contraste
avec la description en ordre ascendant, à partir des pieds, plus
respectueuse, qui serait aussi plus courante dans les autres poèmes
religieux, telle l’« Échelle de la méditation sur Dieu »
(Bhagavaddhyānasopana) de Vedāntadeśika 40 .
35 Un autre procédé de la DNP consolide l’évocation de la passion
amoureuse : l’accumulation des images et sentiments associés aux
différentes parties du corps divin. Il s’agit souvent de lieux communs de
la poésie séculière sanskrite et tamoule. Quelques exemples suffiront.
Plusieurs parties du corps évoquent les délices et les jeux de l’amour, que
ses cuisses soient décrites comme les oreillers de ses parèdres (38) ou que
son cou soit marqué des marques des bracelets de Lakṣmī, laissées par
elle dans ses embrassements (28). La comparaison de la courbe des
sourcils adorés à celle de l’arc du dieu de l’Amour (23), cliché de la poésie
sans-krite séculière et religieuse 41 , apparaît aussi dans le Tiruvāymoḻi
tamoul (VII, 7, 4) 42 . Les makara qui ornent les oreilles du héros les
embellissaient déjà dans le Bhāgavatapurāṇa 43 , mais également dans le
TVM tamoul (VII, 7, 6) 44 . L’œil est comparé à l’Océan de Lait (kṣīrābdhi)
(24), l’œillade au lotus (25). D’ordinaire, dans la poésie sanskrite, c’est
l’œil même, et non l’œillade, qui est le lotus, image que Nammāḻvār
emploie dans TVM VII, 7 (verset 1), par exemple, et que Vedāntadeśika
conserve dans son abrégé de ce poème 45 .
36 Le verset 27, centre émotionnel (et matériel) de la DNP, qui évoque les
lèvres du héros, illustre la densité et la complexité des emprunts aux
deux traditions, tamoule et sanskrite :
« Ô Seigneur des dieux, ma pensée pleine de passion (rāga) touche ta lèvre rouge
comme le fruit du bimba. [Cette lèvre semblable à] un flamboyant 46 en pleine
jeunesse, couvert de pousses vermeilles, les jeunes vachères l’ont savourée, la flûte et la
reine des conques y ont goûté. »
37 Ce sont non seulement les jeunes femmes, mais aussi des objets inanimés,
la flûte et la conque, instruments à vent privilégiés de Kṛṣṇa, qui en ont
joui. Pourquoi serais-je privée de cette jouissance, dit l’amoureuse. Cette
pensée pourrait être inspirée d’un poème d’Āṇṭāḷ (Nācciyār Tirumoḻi VII,
8, dans le Divyaprabandham, p. 212) : l’héroïne qui souhaite le baiser de
Viṣṇu y exprime sa jalousie envers la conque qui possède ce privilège.
Image elle-même nourrie de réminiscences poétiques sanskrites, comme
le souligne Hardy 47 , et qui réapparaît dans la Gopālaviṃśati (verset 17),
un autre poème religieux de Vedāntadeśika. Le terme rāga du verset 27 de
la DNP désigne le désir, la passion amoureuse, mais il signifie aussi,
littéralement, rougeur. La vue de la lèvre vermeille fait rougeoyer le
désir. La comparaison de la lèvre (notamment inférieure) au fruit rouge
de la plante nommée bimba est un poncif de la poésie sanskrite 48 . Dans
le TVM de Nammāḻvār, les lèvres du héros sont rouges (TVM V, 5, 1) et le
fruit du toṇṭai (= kō(v)vai, plante grimpante donnant un fruit rouge) (VII,
7, 3) y semble l’équivalent tamoul du bimba sanskrit 49 . Ces exemples
montrent combien la DNP de Vedāntadeśika tire également profit des
ressources de la poésie sanskrite et de la tamoule, la première ayant en
l’occurrence influencé la seconde.
38 Tout le dispositif poétique concourt donc à évoquer une femme
amoureuse d’un héros, un corps désirant qui contemple un corps aimé.
Cependant, si ce corps que suscite la DNP est chargé de désir, charnel,
pourrait-on dire, il est en même temps marqué du signe de l’utopie.
Observons d’abord, banalement, qu’il s’agit d’un procédé d’auteur :
l’énonciateur du poème, Vedāntadeśika, n’adopte qu’avec affectation la
feinte initiale, puisqu’il est homme, non femme. Plusieurs expressions de
la DNP soulignent le caractère imaginaire de la situation. C’est la pensée
(diversement désignée par les termes mati, dhī et cintā) qui, en fait, est
éprise du dieu, non une femme. C’est « ma pensée pleine de passion
(rāga) » qui « touche ta lèvre inférieure » (27). Elle, qui s’identifie à la
guirlande qui pend au cou du dieu (28). Elle encore, qu’embrasse le dieu
(29) ; elle, qui jouit de sa poitrine (32). C’est « mon esprit » (āśayo me) qui
pare la taille du dieu, telle une ceinture (35). C’est le cœur (svānta) dévot
qu’orne le visage bien-aimé, plaisant au regard (18) 50 . Le texte crée,
face au dieu, un corps féminin amoureux, mais en même temps, il en
dissout la littéralité, il en fait une métaphore. De cette rupture naît la
situation mystique. En même temps qu’il crée de toutes ses ressources
poétiques un corps amoureux dans un espace idéal, il l’irréalise.
Impalpable corps, belle ombre de la pensée.

La représentation dramatique du corps utopique


par les araiyar de Shrivilliputtur
39 La mystique amoureuse du Divyaprabandham influença donc sans doute
directement la Devanāyakapañcāśat de Vedāntadeśika qui en donna ainsi
une réinterprétation sanskrite. Elle reste aujourd’hui une référence
vivante et fondamentale pour les araiyar, mimes-chanteurs vishnouites,
lorsqu’ils jouent le spectacle dit de La divination par les perles (muttukuṟi)
51 , mystère religieux à but didactique que nous allons bientôt examiner.

Dans la mystique amoureuse seulement textuelle, peut-on dire, celle de la


Devanāyakapañcāśat sanskrite comme dans celle des āḻvār, le corps
utopique naît de la lecture ou de la récitation des poèmes par le dévot ou
éventuellement de leur audition de la bouche d’un simple récitant. Reçu
directement ou quasi directement par le dévot, le poème est alors au
centre de la construction du corps utopique. Avec le mime des araiyar
Shrivilliputtur, dont il sera maintenant question, le moyen d’expression
de la bhakti change. Les araiyar ont le Divyaprabandham des āḻvār pour
corpus littéraire de référence, mais c’est leur art dramatique même qui
constitue le moyen d’expression et de suggestion de la dévotion. Les
araiyar chantent et miment le DP selon des mélodies élaborées et des
techniques gestuelles qui sont propres à leur tradition.
40 Cette tradition reste mal connue à ce jour. L’étude la plus complète en
est, à ma connaissance, un petit livre en tamoul de Vēṅkaṭarāmaṉ,
Araiyar cēvai (1985) 52 . Je ne fournirai que de brèves indications sur la
tradition des araiyar, car elle n’est pas, en tant que telle, l’objet principal
de cet article. Son institution n’est sans doute pas antérieure au Xe siècle.
Quoique peu fiables sur le plan historique, les indications du Kōyiloḻuku à
ce sujet ne sont pas entièrement inutiles. D’après ces Chroniques du
temple de Shrirangam 53 , l’illustration gestuelle de poèmes par des āḻvār
mêmes serait antérieure à Nāthamuni, le compilateur du
Divyaprabandham, mais l’institution solennelle de la tradition des araiyar
serait contemporaine de Nāthamuni ou postérieure à lui.
41 Ainsi, les Chroniques du temple de Shrirangam évoquent le saint
Tirumaṅkai āḻvār des poèmes à la gloire de Viṣṇu à Shrirangam en
s’accompagnant de gestes (Hari Rao 1961 : 9) 54 . Il décrit Madhurakavi,
un autre āḻvār, récitant le Tiruvāymoḻi en l’illustrant de gestes (ibid., p. 11).
Nāthamuni lui-même aurait chanté chaque année des poèmes de cette
collection avec illustration gestuelle, « comme Madhurakavi » (ibid., p.
37). C’est après l’époque de compilation du Divyaprapandham que certains
de ses récitants auraient solennellement reçu le titre d’araiyaravec, en
cadeau, « un turban, des vêtements portés sur la partie supérieure du
corps en coton et en soie et des guirlandes, qui ont été enlevés après
avoir été utilisés par le Perumāḷ » (ma version française de Hari Rao
1961 : 37-8), c’est-à-dire enlevés à l’image divine 55 . Or Tirumaṅkai āḻvār
aurait vécu dans la deuxième moitié du VIIIe siècle, Madhurakavi au VIIIe-
IXe ou au Xe siècle, Nāthamuni au début du Xe (Hardy 1983 : 264-265, 268 et
265). La plus ancienne inscription connue à mentionner les araiyar date
de la fin du XIe siècle (selon Vēṅkaṭarāmaṉ 1985 : 20). L’institution des
araiyar pourrait donc remonter au Xe-XIe siècle, sans que l’on puisse en
connaître avec certitude les origines.
42 L’étymologie d’araiyar a donné lieu à plusieurs hypothèses. La plus
courante est sa dérivation du terme aracar / araicar / aracaṉ (« roi »),
provenant du sanskrit rājan 56 . Araiyar pourrait aussi dériver du verbe
aṟai-tal, « dire », du fait que les araiyar disent, récitent les poèmes des
āḻvār (Vēṅkaṭarāmaṉ 1985 : 2). Les araiyar sont aussi appelés
viṇṇappañceyvār, littéralement « ceux qui font la supplication », la prière,
dans plusieurs inscriptions et dans les Chroniques du temple de
Shrirangam 57 . Vēṅkaṭarāmaṉ (ibid.) mentionne d’autres noms
employés pour désigner les araiyar : icaikārar (« chanteur »), nampāṭuvāṉ
58 , tampirāṉmār 59 .

43 Il sera question maintenant de ce que l’on pouvait observer au temple de


Shrivilliputtur en janvier 1995 et avril 1996. L’institution des araiyar,
progressivement tombée en désuétude dans de nombreux temples, ne
subsiste aujourd’hui que dans quatre sanctuaires vishnouites de l’Inde du
Sud : ceux de Shrivilliputtur (deux familles), Shrirangam (deux familles),
Alvar-tirunagari (Tirukkurugur) (une famille) et Melkote (une famille)
60 , les trois premiers dans le Tamil Nad, le dernier dans le Karnataka.

Deux de ces temples, ceux de Shrivilliputtur et d’Alvar-tirunagari,


abritent un culte vaikhānasa, les deux autres un culte pāñcarātra.
Shrivilliputtur, située à une soixantaine de kilomètres de Madurai, est un
centre religieux important. Lieu de naissance et de résidence de la
poétesse Āṇṭāḷ, qui fut l’un des āḻvār, cette ville reste aujourd’hui encore
imprégnée du souvenir de cette sainte et des légendes qui lui sont
associées. Nombreuses sont les femmes et les jeunes filles de
Shrivilliputtur qui se nomment Āṇṭāḷ. Le temple de Viṣṇu, ou plus
précisément Kṛṣṇa, ici surnommé « reposant sur une feuille de banian 61
», abrite le puits où elle vint se mirer, enfant, « parée de la guirlande
destinée à Viṣṇu » (Filliozat 1972 : VIII). Les rites du sanctuaire accordent
une place exceptionnelle à l’image de la sainte, objet d’un culte d’une
grande richesse esthétique. Au cours de son bain (que j’ai pu observer de
près le 15 janvier 1995), cette image reçoit de nombreux hommages
représentés avec réalisme, parfois à l’aide d’instruments précieux :
nettoyage symbolique de sa langue avec une tige d’ivoire, massage d’huile
pour sa chevelure (le reste d’huile est ensuite distribué aux dévots),
offrande de bétel par un jeune prêtre habillé pour l’occasion en
marchand de bétel (d’un turban vert et d’une veste brune ornée de fils
argentés). La tradition d’Āṇṭāḷ est perpétuée par la récitation, que font les
dévots, fréquente pendant l’année, de l’un de ses poèmes, le Tiruppāvai,
œuvre qui fait partie du Divyaprabandham. Lorsque j’y ai assisté (en
janvier 1995), cette récitation se déroulait sous la direction d’une
personne que les habitants de Shrivilliputtur considèrent comme le
descendant de Periyāḻvār, lequel fut le père d’Āṇṭāḷ, dans un pavillon, à
l’écart du temple même.
44 Je ne présenterai que quelques indications sur la transmission et l’état de
la tradition des araiyar Shrivilliputtur. La ville abrite deux familles qui se
partagent le travail de l’araiyar dans le temple. Les chefs des deux familles
sont respectivement Shrinivasacharya, le « grand » (periya) araiyar, âgé de
quatre-vingt-six ans en 1995, et Shrinivasarangacharya, le « petit »
(ciṉṉa) araiyar, âgé de soixante ans (cf. Planches 8 à 10).
Traditionnellement, le père d’une famille d’araiyar transmet son art à son
fils aîné. Les filles ne peuvent recevoir l’enseignement. Ce dernier
s’étend, semble-t-il, de l’âge de douze à celui de dix-huit ans, période
durant laquelle l’enfant apprend par cœur les poèmes des saints
vishnouites, les commentaires ainsi que la mimétique et les modes
musicaux requis pour l’exercice de l’art de l’araiyar. Pendant ses années
de formation, le futur acteur prend part aux spectacles auprès de son
père. Actuellement, le « grand » et le « petit » araiyar de pratiquer leur
art. Aucun descendant du premier n’a pris la relève, deux fils du second
aident occasionnellement leur père, tout en exerçant un métier profane,
principale source de leurs revenus. Les araiyar de Shrivilliputtur sont
considérés comme des brahmanes appartenant à la branche védique du
yajurveda. Ils portent le cordon sacré 62 . Mais je n’ai pu obtenir plus
d’informations sur leur « brahmanité ».
45 Les araiyar leur art vêtus et ornés de façon particulière (cf. planches 8 et
9). Ils portent, nouée autour de leur coiffure, une écharpe de soie qui a
été enlevée à l’image du dieu, comme l’ont été les deux guirlandes qu’ils
placent autour de leur cou. Ils tiennent des cymbalettes dans leurs mains
ou les glissent dans leur dhotī 63 lorsqu’ils ne les utilisent pas. Mais leur
atour le plus singulier est une coiffe de velours conique, assez haute,
surmontée d’une sorte de bouton. Elle porte sur le devant l’emblème du
Teṉkalai, littéralement la « division du sud », l’une des deux sectes du
śrīvaiṣṇavisme 64 . De chaque côté de la coiffe est brodé un des deux
symboles de Viṣṇu : à gauche, une conque, à droite, un disque (cf. planche
8). Cette tiare imite en fait celle qui couronne les représentations de
Viṣṇu, le kirīṭa. Selon les araiyar, celui qui la porte est ainsi semblable à
Dieu. Cette conception renvoie, au moins partiellement, à la notion
sanskrite de sārūpya, « communauté de forme » avec la divinité 65 .
Soulignons que ce sārūpya ne signifie pas identité avec le dieu, mais
imitation de ce dernier. On est donc loin ici de la procédure rituelle
d’identification au dieu, mentionnée plus haut. Le corps du dévot et celui
du dieu restent des entités nettement séparées.
46 Toujours selon les araiyar Shrivilliputtur, le port de la tiare serait
traditionnellement réservé à plusieurs groupes vishnouites (dont le leur)
et il marquerait le privilège qu’ils ont de manifester leur dévotion par le
service (kaiṅkarya) 66 . À Shrivilliputtur même, la personne que l’on
considère aujourd’hui comme étant le descendant du saint-poète
Periyāḻvār (le père d’Āṇṭāḷ), possède aussi ce droit. À Shrirangam, grand
sanctuaire de l’Inde du Sud, le groupe des amutaṉār également. Ces
derniers seraient les descendants d’Amutaṉār, un contemporain de
Rāmānuja (le grand auteur viśiṣḍādvaitin du XIe-XIIe siècle) selon les
Chroniques du temple de Shrirangam. Toujours selon ce texte, Rāmānuja
aurait fixé les devoirs des araiyar comme ceux d’Amutaṉār et de ses
descendants. Constatant l’oisiveté d’Amutaṉār après que celui-ci eut
abandonné ses activités rituelles au temple de Shrirangam, Rāmānuja lui
aurait attribué le privilège de réciter le troisième livre du
Divyaprabandham, l’Iyaṟpā, après l’avoir retiré à l’araiyar de Shrirangam
67 .

47 L’expression araiyar cēvai, parfois employée pour désigner l’art des


araiyar général 68 , possède aussi un sens plus restreint, « service rendu
(à Dieu) par les araiyar », comme nous allons le voir dans le paragraphe
suivant. Mon enquête à Shrivilliputtur m’a permis d’observer le « grand »
araiyar en trois circonstances publiques : au cours de l’araiyar cēvai au
sens restreint, dans la représentation de La Divination par les perles et enfin
comme un dévot de marque, représentant d’une tradition ancienne et
respectée. Dans ce dernier rôle, portant la tiare, mais pas les guirlandes,
l’araiyar participe aux récitations du Tiruppāvai, le célèbre poème d’Āṇṭāḷ
qui appartient au Divyaprabandham), ou bien, seul dans la foule, absorbé
dans sa dévotion, il chante des poèmes au rythme de ses cymbalettes
alors que les prêtres exécutent les rites (cf. Planche 8). Nous ne nous
attarderons pas sur ces apparitions publiques de l’araiyar comme dévot
par excellence en quelque sorte.
48 L’une des activités spécifiques de l’araiyar est son cēvai, terme ici pris au
sens restreint. Ce cēvai consiste en une récitation de poèmes du
Divyaprabandham, parfois accompagnée d’une illustration par gestes.
L’araiyar principalement pendant le mois de mārkaḻi (décembre-janvier),
secondairement et moins longtemps aux mois de tai (janvier-février) et
d’āṭi (juillet-août) 69 . Le cēvai de mārkaḻi dure vingt et un jours : deux
périodes de dix jours séparées par un jour d’interruption, le onzième de
la quinzaine lunaire (ekādaśī). Durant la première période, pakalpattu,
« dizaine diurne », le service a lieu dans la journée, plus précisément
l’après-midi. Pendant la deuxième, irāpattu, « dizaine nocturne », il se
déroule de nuit. Au cours de chaque session de mārkaḻi, la totalité du
Divyaprabandham est récitée, par l’araiyar, mais aussi en grande partie par
une assemblée de brahmanes dévots (cf. Planche 8) 70 .
49 Je donnerai quelques brèves indications sur le service que j’ai pu observer
dans la nuit du 15 au 16 janvier 1995 et où le chant primait sur la partie
mimée. Une fois le culte de Viṣṇu (ou plus précisément de Kṛṣṇa)
accompli par les prêtres vaikhānasa dans la cella du temple, une image
processionnelle du dieu est disposée dans le pavillon qui précède la cella,
la face tournée vers l’entrée. Devant cette image est placée une image de
l’āḻvār les poèmes vont être chantés, comme si l’āḻvār en question se
mettait lui-même en face du dieu pour chanter les poèmes qu’il a
composés. Il s’agissait ce soir-là de Nammāḻvār. Sur le mur de gauche du
pavillon (en partant de la cella) étaient alignées les images des autres
āḻvār et celles des maîtres (ācārya) vishnouites, public de choix en quelque
sorte. Quand toutes ces images eurent été honorées par les prêtres, la
récitation des poèmes de Nammāḻvār commença. L’araiyar, ayant revêtu
ses attributs traditionnels, se tenait face à l’image du dieu, à droite de
l’image de Nammāḻvār. Il amorça la récitation d’une partie du Tiruvāymoḻi
(TVM), le plus célèbre recueil de poèmes de Nammāḻvār, puis les
brahmanes dévots de l’assistance le relayèrent. Vint ensuite une
présentation plus élaborée, sur un mode chanté, d’un poème du TVM,
celui que les éditions numérotent IV, 10 : l’araiyar chanta la stance 1 de ce
poème, en présenta l’illustration gestuelle, puis en donna l’explication. Je
reviendrai plus bas sur ces interprétations successives. Les dévots
chantèrent alors les stances 2-9, puis l’araiyar chanta l’avant-dernière
stance, IV, 10. Quoique l’araiyar joue donc dans ce service un rôle assez
limité, il s’y présente comme la réplique vivante et gesticulante de
l’image transportable de l’āḻvār puisque, placé à droite de cette image, il
récite les poèmes de l’āḻvār la divinité. Il n’accède pas à cette dernière
directement, mais en tant que double de l’image.
50 Outre leur accomplissement du cēvai au sens restreint, une autre activité
spécifique des araiyar est la mise en scène de diverses pièces. Les plus
connues sont Le Barattage de l’ambroisie (amṛtamanthana), Querelle d’amour
(praṇayakalaha) et La Divination par les perles (muttukuṟi) 71 . Seule la
troisième, La Divination par les perles, nous importe ici. Ce spectacle illustre
la mystique amoureuse à partir des poèmes des āḻvār, mais en s’appuyant
sur une glose en tamoul ancien que l’araiyar mêle d’une glose moderne,
afin de rendre la représentation accessible à un public non érudit. Ce
commentaire lie les poèmes au moyen d’un récit et l’araiyar lui ajoute une
illustration gestuelle.
51 La pièce est représentée le soir, trois fois par an : au jour d’anniversaire
de la naissance d’Āṇṭāḷ, au jour d’anniversaire de son « mariage » avec la
manifestation divine de Shrirangam 72 et une fois pendant le mois de
mārkaḻi (Vēṅkaṭarāmaṉ 1985 : 40). Le spectacle, tel que je l’ai observé en
mārkaḻi, le 16 janvier 1996, joué par le « grand » araiyar de Shrivilliputtur,
dure deux heures et demie, à partir de 21 heures environ. La Divination par
les perles se déroule à l’écart de la cella centrale du temple, dans un
déambulatoire adjacent et devant une image mobile de l’āḻvār Āṇṭāḷ
disposée dans un palanquin. Peut-être faut-il voir dans ces circonstances
la preuve du rang secondaire de La Divination par les perles par rapport à
l’araiyar cēvai au sens restreint. Dans la hiérarchisation de l’espace du
temple, le déambulatoire est sans doute relativement inférieur en
comparaison du pavillon placé directement devant la cella centrale. En
outre, le spectacle est présenté, d’ailleurs directement par l’airaiyar,
devant un āḻvār, alors que l’araiyar le cēvai au sens restreint au dieu
suprême et en tant qu’assistant de l’image d’un āḻvār. La présence de cette
prestigieuse spectatrice qu’est Āṇṭāḷ lie-t-elle plus étroitement la
« Divination » à la sainte ? Nous n’avons pas d’information sur l’identité
des images auxquelles s’adressent les autres spectacles. Il serait sans
doute intéressant de connaître les images qui président à la
représentation de La Divination par les perles dans les autres temples.
52 L’acteur unique est l’araiyar. Le spectacle se déroule en trois phases : un
chant d’introduction, puis la partie principale du spectacle et enfin une
procession accompagnée du chant de poèmes associés aux grands
temples vishnouites avec illustration gestuelle.
53 Je n’insisterai pas sur la première phase. L’araiyar frappe d’abord ses
cymbalettes. Puis il chante une louange (koṇṭāṭṭam) à la gloire du dieu
Viṣṇu et de ses parèdres.
54 La deuxième phase est une pièce mimée. L’araiyar joue parfois le rôle du
poète dont il récite les œuvres, parfois les divers personnages de
l’histoire, hormis le dieu lui-même. Cette phase consiste en une
succession de tableaux organisés à partir d’une sélection de poèmes des
āḻvār. Chacun de ces tableaux comporte trois parties :
1. L’acteur chante d’abord, au rythme de ses cymbalettes, un poème selon le mode musical, le
paṇ, qui lui correspond.
2. La partie chantée terminée, l’araiyar range les cymbalettes dans un pli de son vêtement. Puis,
tout en récitant le poème, il en illustre le sens et l’émotion qui l’imprègne à l’aide d’une
gestuelle particulière : expressions du visage, gestes des mains, frappements du sol avec les
pieds, mouvement des autres membres (cf. Planche 9). Les araiyar désignent cette gestuelle
du terme apinayam. Ce terme provient du sanskrit abhinaya, mais il est pris dans un sens
restreint. En effet, dans la dramaturgie classique sanskrite (le nāṭyaśāstra), l’expression
gestuelle (āṅgika) n’est que l’un des quatre aspects du jeu de l’acteur (abhinaya), les trois
autres étant le parlé (vācika), l’émotionnel (sāttvika) et l’ornemental (āhārya) 73 . Si l’on
suivait le classement du nāṭyaśāstra, c’est plus précisément d’āṅgikābhinaya (ou aṅgābhinaya)
qu’il faudrait parler. Nous reviendrons plus bas sur cette gestuelle.
3. La troisième partie du tableau consiste en une explication en prose du poème. Cette exégèse
s’appelle viyākyāṉam, équivalent du sanskrit vyākhyāna, « commentaire ». Elle mêle un
commentaire ancien et son explication en langue contemporaine. Le commentaire ancien se
trouve consigné dans des manuscrits. L’araiyarle connaît par cœur. Il en alterne la récitation
et des explications en tamoul moderne avec des exemples d’aujourd’hui. L’araiyarne vise pas à
présenter une explication savante, mais à communiquer le sens de la représentation à un
public ordinaire. Il est possible que ces explications modernes se soient développées quand le
commentaire en prose ancien lui-même devint difficilement compréhensible au grand
nombre.
55 Le poème original fait donc l’objet d’une triple interprétation, par le
chant, le geste et le commentaire en prose. Lorsque le poème a été
chanté, puis expliqué par la mimique et par le commentaire en prose,
l’acteur passe au tableau suivant, centré sur un autre poème.
56 L’histoire qui donne sa cohérence à l’ensemble du spectacle est contée au
cours du commentaire en prose, d’un poème à l’autre. Le thème en est
l’amour passionné de l’héroïne pour le dieu Kṛṣṇa. Les araiyar chaque
temple possèdent, semble-t-il, leur tradition spécifique de La Divination
par les perles, avec un choix particulier de poèmes et des variantes locales
dans l’histoire. À Shrivilliputtur, l’héroïne est identifiée à la sainte Āṇṭāḷ.
Les trois principaux personnages du spectacle, outre le dieu, non
représenté, sont : l’héroïne, sa mère et la kuṟavañci, à la fois guérisseuse
et diseuse de bonne aventure. L’histoire commence avec l’évocation par
l’araiyar la mère de l’héroïne inquiète de l’apparente maladie dont souffre
sa fille. Elle va consulter la guérisseuse, laquelle interroge la « patiente »
et découvre que la fille est en fait amoureuse de Kṛṣṇa. Puis la guérisseuse
établit son présage de l’avenir à partir de la forme dessinée dans une
couche de perles (?) 74 étalées. Elle prédit que, finalement, la fille se
mariera au dieu de Shrirangam. Elle se révèle être plus qu’une simple
guérisseuse ou diseuse de bonne aventure : un personnage merveilleux
qui en fait connaît bien les manifestations de Viṣṇu dans les différents
temples. Le mariage est une allusion probable à la légende d’Āṇṭāḷ. La
sainte, présente sous la forme de son image, rappelons-le, vient donc de
voir jouer sa propre geste, mêlée à une histoire banale, à un lieu commun
de la dévotion tamoule.
57 La troisième phase suit la représentation proprement dite. Des porteurs
soulèvent le palanquin où se trouve l’image d’Āṇṭāḷ, puis le transportent
lentement vers la cella centrale 75 . Le progrès du palanquin est graduel,
les porteurs le posant à intervalles réguliers. À chaque arrêt, l’araiyar
chante la gloire du dieu Viṣṇu dans un de ses grands temples du Sud :
Shrirangam, Tirumalai, Tirumaliruncholai, Alvar-tirunagari.

Le paradoxe du comédien dévot


58 Il faut espérer que la tradition des araiyar, dans cette ville et dans les
autres, fasse l’objet d’une étude globale et systématique avant son
extinction, qui semble proche. Mon examen limité de l’activité des araiyar
de Shrivilliputtur soulève en effet de nombreuses questions. Certaines
concernent les mélodies des araiyar. Soulignons que le chant des araiyar
est d’un rythme particulièrement lent, sans avoir le caractère triste et
monotone d’une mélopée. Selon l’hagiographie, Nāthamuni aurait créé
des mélodies pour les poèmes du Divyaprabandham. Cette tradition
musicale s’est, semble-t-il, perdue, contrairement à celle des ōtuvār,
chanteurs de temples śivaïtes (Hardy 1983 : 248). Or Vēṅkaṭarāmaṉ
(1985 : 16) distingue les mélodies particulières des araiyar de la récitation
collective du DP, couramment observable aujourd’hui. Les araiyar les
derniers interprètes d’une tradition de chant fondée ou transmise par
Nāthamuni ou bien leurs mélodies sont-elles beaucoup plus récentes ?
Leur place historique dans la musique de l’Inde du sud reste à éclaircir.
En dehors de ces interrogations et de celles qui concernent plus
généralement l’histoire et la situation actuelle de leur tradition, deux
questions de caractère plus théorique se posent sur les pratiques de
l’araiyar, chacune liée à sa présence physique. La première concerne sa
relation au rite, la deuxième le rapport de cet acteur à la dévotion.
59 Une comparaison avec d’autres traditions de « spectacle religieux », telles
les représentations semi-dramatiques du Gītagovinda 76 , mais aussi les
traditions de danseurs de temples tamouls (Subrahmanyam 1981) et de
certains vaiṣṇava de l’Assam 77 (Goswami 1973), serait utile. Dans
l’immédiat et sans entrer dans le débat général de la relation entre rite et
théâtre 78 , je me bornerai à quelques remarques sur la base de mes
observations des araiyar. La plus ou moins grande proximité des
différentes activités de l’araiyar par rapport à la cella du culte quotidien,
centre à la fois rituel et matériel du temple, paraît témoigner d’une
certaine hiérarchie. Exécuté devant cette cella, l’arayair cēvai au sens
restreint s’apparente au rite et forme un complément proche du culte
quotidien. En contraste, La Divination par les perles, par l’emplacement de
sa représentation comme par son spectateur de prestige (Āṇṭāḷ et non
Viṣṇu), semble occuper une situation moins élevée dans la hiérarchie des
activités du temple, comme nous l’avons vu.
60 La gestuelle de l’araiyar, qui consiste en mouvements de l’ensemble du
corps et non seulement des bras et des mains, réclamerait une étude
détaillée et une comparaison avec celle des danses classiques tamoules,
notamment le bharatanāṭyam. Comme le chant de l’araiyar, cette gestuelle
est lente et gracieuse. Doit-elle être comprise comme jeu théâtral (ou
chorégraphique) ou bien s’apparente-t-elle à la mudrā rituelle, pose
particulière du corps, notamment des mains ? En effet, les textes
sanskrits anciens imposent généralement de distinguer nettement ces
deux types de gestes. C’est à des fins purement personnelles, pour son
propre bénéfice spirituel, que le pratiquant exécute les mudrā, lesquelles
l’identifient à une divinité ou disposent son corps en vue d’un but
invisible. Par contraste, l’acteur ou le danseur qui représente un dieu ne
s’identifie pas théologiquement à lui 79 . Ses gestes, qui visent à montrer,
sont effectués pour le monde. Ainsi les deux gestuelles du théâtre et du
rite diffèrent clairement dans leur portée et leur destination.
L’association du terme mudrā avec le théâtre et la danse, fréquente dans
les écrits journalistiques et dans les ouvrages de vulgarisation, ne semble
donc pas reposer, à première vue, sur des bases anciennes.
61 Certes plusieurs témoignages relativisent le caractère absolu de cette
distinction des deux gestuelles. Aujourd’hui, le kūṭiyāṭṭam, genre théâtral
du Kerala, emploie, semble-t-il, couramment le terme mudrā pour
désigner les gestes qu’il prescrit 80 . Cependant l’on peut se demander s’il
prescrit la mudrā dans des textes vraiment anciens, et pas seulement dans
des manuels de mise en scène (kramadīpikā ou āṭṭaprakāra) qui, indatables,
peuvent être très récents 81 . Le témoignage du Viṣṇudharmottarapurāṇa
est plus convaincant sur le plan historique. Dépassant la pure et simple
opposition des deux gestuelles, ce texte, tel que le livrait la tradition il y a
plus de trois siècles, incluait, semble-t-il, la mudrā dans sa conception de
la danse (nṛtta), sinon de l’art dramatique (nāṭya). La partie Nṛttta-sūtra de
sa section (khaṇḍa) III contient deux chapitres séparés sur les mudrā (32 et
33). Ces deux chapitres ne formeraient donc pas une interpolation
récente : ils apparaissent dans tous les manuscrits que l’éditeur de cette
section (p. XIII-XVIII, 110-123, 395) a employés et dont l’un pourrait dater
aujourd’hui de trois cent cinquante ans environ, d’après ses indications
82 . Cela ne signifie certes pas que les gestes du rite étaient adoptés tels

quels dans la pratique même de la danse ou le théâtre, mais que certains


textes englobaient la mudrā dans la gestuelle du spectacle. Cependant ces
deux témoignages, celui du Kerala actuel et celui du
Viṣṇudharmottarapurāṇa, restent isolés et ne semblent pas vraiment
remettre en cause la conception plus fréquente de la mudrā comme acte
du rite et non du spectacle avant le XXe siècle 83 .
62 En fait l’observation de cette gestuelle comme son identification, par
l’araiyar, à une gestuelle dramatique y font voir une technique de type
théâtral plus que rituel. C’est expression par expression que les gestes de
l’araiyar illustrent les poèmes. Examinons, par exemple, la gestuelle
associée à la première stance du poème V, 5 du Tiruvāymoḻi de
Nammāḻvār, que nous avons mentionné à propos de la
Devanāyakapañcāśat de Vedāntadeśika. Ce poème évoque l’irrésistible
fascination que le dieu exerce sur l’héroïne. L’amoureuse du Viṣṇu de
Tirukkurungudi 84 se plaint de ce que les anciens blâment ses visites au
dieu parce que celles-ci l’affaiblissent et la mettent en larmes. Dans la
première stance l’amoureuse décrit l’attachement de son esprit à la
conque et au disque que porte le Seigneur de Tirukkurungudi. De ses
deux mains, l’araiyar successivement et séparément ces deux attributs, la
conque et le disque (cf. Planche 10, photos a, b et c). Les lotus des yeux du
héros aussi fascinent l’amoureuse. L’araiyar les évoque de ses gestes,
d’abord sous l’eau, puis se tournant progressivement vers le ciel et
s’épanouissant ; il les met ensuite en rapport avec la région des yeux
(Planche 10, photos d, e, f et g). L’amante ne peut non plus détacher son
esprit de la bouche aux lèvres rouges du Seigneur : l’araiyar les lèvres par
le geste qui évoque le fruit rouge de la plante grimpante kōvvai et qu’il
fait devant ses propres lèvres (Planche 10, photo h). Cohérence et
enrichissement de l’image : le geste donne une dimension spatiale à la
métaphore qu’avaient cultivée Nammāḻvār en tamoul et Vedāntadeśika
en sanskrit, comme nous l’avons souligné plus haut. Capitulation de
l’amoureuse : « Mon esprit s’en est allé », dit-elle, avec les attributs du
Seigneur (Planche 10, photo i). Pour illustrer un autre verset, c’est Viṣṇu
lui-même porteur de la conque et du disque et non pas les deux armes en
tant que telles, que l’araiyar représente (Planche 10, photos j et k).
63 Ainsi l’illustration gestuelle ajoute-t-elle des éléments qui ne figurent pas
dans le poème, comme, par exemple, le mouvement de montée et de
développement du lotus, alors que le texte de Nammāḻvār s’arrête à la
simple et banale métaphore des lotus des yeux. Elle n’est pas seulement
traduction, mais aussi interprétation. Cet art se fonde sur le
Divyaprabandham, mais il fait appel à des techniques du geste et du chant
qui lui sont spécifiques. Il peut être rapproché du kūṭiyāṭṭam du Kerala, au
cours duquel l’acteur accompagne de gestes sa lente récitation chantée
d’un verset 85 . Il n’est pas rituel, au sens où le rite a été envisagé au
début de cet article.
64 Qu’en est-il du rapport du théâtre des araiyar avec la dévotion ? Comme
nous l’avons observé, les Chroniques du temple de Shrirangam décrivent
les āḻvār Tirumaṅkai et Madhurakavi, ainsi que Nāthamuni, comme les
créateurs de la tradition dont auraient hérité les araiyar. Mais cette
affirmation ne s’appuie sur aucune preuve historique. L’art des araiyar
est-il du théâtre ordinaire ou le serait-il devenu ? En d’autres termes,
l’araiyar d’aujourd’hui est-il un acteur jouant au dévot ? Le fameux
« paradoxe » du comédien cher à Diderot devient celui du comédien
dévot. Tentons d’approfondir cette question.
65 Pratiquement, la situation est simple. Le dieu est le destinataire privilégié
du cēvai au sens restreint, Āṇṭāḷ la spectatrice de La Divination par les
perles. Dans le cēvai, l’araiyar forme le double de l’āḻvār dont il chante les
hymnes et dont l’image est placée devant le dieu. Dans La Divination par
les perles, il représente l’āḻvār et joue les personnages qu’évoque
l’histoire. Le principal d’entre eux, l’héroïne amoureuse, reste un rôle
parmi d’autres. Notons au passage que l’araiyar ne féminise pas son
apparence (il ne porte pas de vêtement féminin, par exemple), ce qui le
distancie de cette héroïne 86 . Si l’araiyar à l’aide de certains de ses
vêtements, le dieu Viṣṇu, il ne s’identifie pas à lui, contrairement à ce
qu’enjoignent certains rites mentionnés au début de cet article. En outre,
il ne fait qu’évoquer le dieu comme un être que l’on voit ou auquel on
pense, non, semble-t-il, comme un personnage actif dans le spectacle.
Certes la lecture des Chroniques du temple de Shrirangam nuance nos
observations limitées : d’après ce texte, les araiyar représentaient Viṣṇu
accomplissant ses exploits (Hari Rao 1961 : 40). Par ailleurs, peut-être les
personnages de Viṣṇu ou d’autres dieux interviennent-ils plus
directement dans d’autres spectacles des araiyar. Quoi qu’il en soit, il
s’agit toujours pour l’araiyar montrer, non de devenir la divinité comme
dans les mudrā tantriques.
66 L’araiyar se comporte donc en acteur qui représente des personnages,
sans se confondre avec eux. Cette situation rejoint en apparence celle du
comédien profane telle que la décrivent les traités de dramaturgie
classique. Selon ces traités, c’est le spectateur qui goûte l’émotion que
provoque la représentation 87 . Même sensible et doté de sympathie
envers son rôle, le comédien ne doit pas se laisser envahir par l’émotion
qu’il doit créer chez le spectateur : il ne pourrait, sinon, continuer à jouer
88 . En outre, il est probable que l’araiyar tire quelque profit financier, si

minime soit-il, de son activité (je n’ai pas enquêté à ce sujet). La


technique dramatique, qu’il a apprise pendant des années, fait de lui un
véritable acteur professionnel.
67 En dépit de ces constatations, l’araiyar ne saurait être considéré comme
un acteur ordinaire. Le crédit social dont il jouit est bien supérieur à celui
des acteurs profanes qu’évoquent les traités de dramaturgie et la
littérature sanskrites, par exemple. Ces derniers « forment, dans
l’organisation sociale du brahmanisme, des castes impures et
méprisées ». Leurs troupes « courai[en]t le pays en quête d’occasions » de
jouer (Lévi 1963 : 381, 384). Description qui ne correspond pas à la
situation sociale de l’araiyar. Les Chroniques du temple de Shrirangam
témoignent du respect dont il jouissait. La société d’aujourd’hui, à
Shrivilliputtur, tient l’araiyar en haute estime et l’identifie comme étant
un brahmane, d’après mes observations.
68 En fait, autant qu’un acteur, l’araiyar est un modèle de dévotion. Sa
tradition ne s’inscrit pas vraiment dans les normes des traités de la
dramaturgie classique sanskrite. Selon la légende, les racines de son art
sont dans les démonstrations dévotes de saints vishnouites. On connaît
des parallèles anciens et parfois non vishnouites à ces manifestations de
foi. Le texte fondamental des shivaïtes pāśupata, les Pāśupatasūtra, qui
pourrait remonter au début du IIe siècle de notre ère, enjoint un culte
avec rires, chants, danse et « sons ḍuṅḍuṅ» (Gonda 1977 : 216, 218). Du
côté vishnouite, le Viṣṇudharmottarapurāṇa exalte la danse comme forme
d’« adoration » (ārādhana) des dieux (III, 24, 16bc-17 et 29). Lorsque nous
parlons d’araiyar cēvai en tant qu’illustration des poèmes des āḻvār, il
s’agit aussi d’une célébration de la divinité devant celle-ci 89 . L’activité
de l’araiyar partie intégrante de celles du temple. Considérons
l’institution originelle des araiyar telle que la dépeignent les Chroniques
du temple de Shrirangam (Hari Rao 1961 : 48 sq.) avec les précautions
qu’impose la lecture de ce texte imprégné de faits légendaires. La
fonction de l’araiyar comprise dans l’ensemble complexe et organisé des
activités du temple : devoirs et privilèges rituels de divers groupes,
récitations de poèmes tamouls, de textes mythologiques et védiques. Son
art forme un service dévot, un kaiṅkarya.
69 Ce tableau ne semble pas éloigné de la situation des araiyar de
Shrivilliputtur. On les voit participer avec enthousiasme aux activités du
temple autres que leur propre service. Le gain matériel (sans doute
maigre) qu’ils tirent éventuellement de leur activité traditionnelle ne
s’oppose pas à un investissement dévot dans la pratique de leur art. Que
l’araiyar reproduise les attitudes des saints dans le cēvai ou qu’il
représente La Divination par les perles, il le fait en homme de foi qui conte
les figures de la dévotion. La Divination, même moins bien considérée que
le cēvai au sens restreint, fait partie intégrante de cette grande machine à
cultiver la dévotion qu’est le temple. Au-delà de l’histoire
conventionnelle que dépeint l’araiyar, le charme de son chant, la grâce de
ses gestes lents entraînent les spectateurs divins et humains dans
l’univers du mystère religieux plus que dans celui du divertissement.
70 Ce sont Viṣṇu et ses dévots, de jadis et d’aujourd’hui, saints ou modestes
croyants, et non des esthètes, qui forment le public de l’araiyar. Un bref
détour par la théorie sanskrite de la « saveur-sentiment » (rasa) aide à
mieux dégager la spécificité de son théâtre. Selon cette théorie, surtout à
partir d’Abhinavagupta (fin Xe-début XIe siècle), le plaisir qu’éprouve
l’amateur éclairé (sahṛdaya) au théâtre n’est pas de caractère mondain,
mais il s’agit d’une jouissance désintéressée, alaukika, hors de ce monde-
ci. Cependant, ce plaisir hédoniste voire métaphysique reste réservé à
une élite d’esthètes. Le théâtre des araiyar, lui, s’adresse aux dévots
ordinaires et l’enchantement qu’il procure est spécifiquement religieux
ou mystique, non seulement métaphysique. S’il fallait chercher une
justification théorique indienne à l’art de l’araiyar, peut-être devrait-on le
faire dans la poétique des disciples du saint vishnouite Caitanya
(notamment Rūpa Gosvāmin) qui, au XVIe siècle, élevèrent la dévotion
(bhakti) au rang de suprême « saveur-sentiment », lui annexant ainsi tout
un pan de l’esthétique littéraire 90 .
71 On peut penser que l’araiyar partage, au moins en partie, l’émotion qu’il
suscite, peut-être plus proche en cela de l’interprète musical que du
comédien, et que son art forme, en définitive, une sorte d’exercice
spirituel qui se nourrit de la présence attentive des dévots et du dieu.
Évoquant une situation utopique, La Divination par les perles ne peut être
que métaphorique. Sans jamais mettre en cause l’ordre social, elle
dépeint un amour dont l’accomplissement est inaccessible dans le monde
ordinaire. Réinterprétation concrète du thème séculaire de la mystique
amoureuse, actualisée par des commentaires en tamoul moderne que
l’assemblée comprend sans peine. Le personnage principal en est un être
poétique, intemporel : l’amoureuse de dieu que dépeignent les āḻvār
Vedāntadeśika et que les exégètes identifient à une âme dévote. L’araiyar
suscite la présence par la force de sa représentation. Investi d’une tiare
prestigieuse, image vivante des saints d’autrefois, maître d’un art ancien,
il joue les personnages de ce modeste, mais beau mystère, entre le dieu et
les hommes, entre ciel et terre, sous les yeux de spectateurs fascinés.

***

72 Depuis douze siècles environ, les dévots vishnouites du sud de l’Inde ne


cessent de méditer sur la mystique amoureuse à travers la poésie
tamoule, sanskrite et la dramaturgie de temple. Le succès de ce thème
ressassé à l’envi l’a donc conservé vivant jusqu’à la fin du XXe siècle,
depuis que, vers le VIIIe siècle, l’institution littéraire tamoule en fit l’un de
ses sujets favoris. Il s’agit de susciter le personnage d’une héroïne éprise
du dieu. C’est le corps neuf que réclame toute entreprise mystique. Ce
corps utopique diffère du corps mystique rituel. Dans le rite en effet, les
procédures transforment le corps existant ou produisent le nouveau
corps selon un mécanisme dont les règles priment sur la dévotion 91 . Le
rite, dans certaines de ses phases au moins, prescrit l’identification du
croyant à la divinité. Par contraste, la mystique amoureuse des poèmes
des saints-poètes tamouls, les āḻvār, et de Vedāntadeśika comme du
spectacle des araiyar d’aujourd’hui, conserve la bipolarité du dieu et du
dévot, voire l’exacerbe. Le dévot, lecteur, auditeur ou spectateur, acquiert
un corps idéal, celui d’une femme qu’anime un violent désir, auquel il
s’identifie par le jeu de la poésie ou du théâtre. L’adoption de ce nouveau
corps n’est pas progressive et organisée comme dans le rite, mais elle
repose sur l’émotion qui surgit de la poésie et de l’art dramatique.
73 On peut se demander comment la mystique amoureuse fut acceptée par
les croyants vishnouites à l’époque où les saints-poètes Nammāḻvār et
Tirumaṅkai l’introduisirent. Elle ne mit sans doute pas en cause la morale
courante. Il ne s’agissait pas d’une quête individuelle échevelée en
quelque façon comparable à celle du Being beauteous de Rimbaud – « Oh !
nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux ». Cette thématique se
développait dans un milieu qui était essentiellement conservateur dans
ses pratiques, sinon dans son imaginaire mystique. Peut-être
l’introduction de cette mystique dans le vishnouisme méridional
correspondit-elle à une réaction contre la « routinisation » de la dévotion
par le rite. Certaines périodes favorisent l’adoption, dans des milieux
religieux déterminés, d’images nouvelles (quoique parfois déjà
conventionnelles dans d’autres milieux) parce qu’elles expriment plus
adéquatement l’émotion que les anciennes. Ainsi la mystique amoureuse
devint-elle sans doute rapidement une métaphore puissante parmi les
dévots vishnouites.
74 La métaphore, en général, permet d’exprimer et d’expérimenter une
relation spirituelle immédiatement, sans l’interposition d’une théologie
ou d’une rationalisation métaphysique. Différente de la simple
comparaison, elle est cosubstantielle à son sens profond, lequel n’existe
pas vraiment en dehors d’elle. Aussi exégèse et analyse critique
dénaturent-elles fatalement sa portée, car elles séparent artificiellement
l’image du sens auquel elle est liée quasi organiquement.
75 La mystique amoureuse illustre bien ce double caractère de la métaphore.
Elle est rétive à toute tentation d’interprétation littérale comme à une
exégèse purement symbolisante. Dans le contexte où nous avons examiné
ce phénomène 92 , l’identification littérale à la femme amoureuse est
dépassée au profit d’un sens mystique. Ce nouveau corps, utopique, situé
dans un monde autre, permet au dévot de s’approcher du divin. Par
ailleurs, commenter cette attitude spirituelle imposait de l’envisager
d’une façon conceptuelle, donc incomplète, ce qui ne signifiait pas
forcément fausse 93 . Ainsi les exégètes indiens identifièrent-ils
banalement, mais inévitablement, l’héroïne à l’âme humaine.
76 Même devenue un poncif dans le vishnouisme de l’Inde du Sud, la
mystique amoureuse des saints-poètes tamouls resta pendant des siècles
populaire auprès des dévots. Vedāntadeśika en donna une variation
sanskrite dans le cycle des poèmes tamouls et sanskrits qu’il consacra à
Tiruvahindrapuram et les araiyar en ont transmis une variation théâtrale
avec La Divination par les perles qu’ils jouent aujourd’hui encore dans
plusieurs temples vishnouites. La Devanāyakapañcāśat sanskrite de
Vedāntadeśika, tout en usant d’un arsenal littéraire évoquant la
sensualité, s’oppose à une compréhension seulement littérale de
l’évocation de l’héroïne désirante et exige la lecture mystique. Le corps
de l’héroïne que s’est créé le dévot à travers le poème est sans lien avec le
monde matériel. Assez comparable, l’approche des araiyar de
Shrivilliputtur se distingue cependant par ses techniques mêmes. C’est
dans un espace concret que les araiyar la thématique amoureuse au cours
de leur spectacle La Divination par les perles. Ils présentent une triple
interprétation des poèmes des āḻvār, par le chant, le geste et une
explication en tamoul ancien et contemporain. Du milieu intime et
contemplatif de la Devanāyakapañcāśat, La Divination par les perles nous
transporte dans un univers d’apparence plus matérielle. D’un tête-à-tête
statique entre une héroïne enflammée de désir et un héros silencieux,
elle nous emmène sur une scène que le mime peuple de personnages en
mouvement, le principal étant l’héroïne. Cependant la théâtralisation du
thème, s’il donne de l’épaisseur au mystère, ne le lève pas. C’est tout le
contraire, pourrait-on dire. Le jeu de l’araiyar la densité du monde
utopique. Représentant une situation peu banale dans la vie courante des
dévots, il oblige à l’interpréter et consacre ainsi son caractère
métaphorique. Presque palpables, les personnages ne sont cependant pas
plus proches du quotidien que dans les évocations purement poétiques.
Ils se tiennent dans la distance que crée le théâtre ou, plutôt, ils y
entraînent les spectateurs. Le corps utopique de l’héroïne ne gagne dans
la littéralité spatiale du spectacle aucune réalité concrète. Ses contours
individuels s’inscrivent et se fondent dans le beau drame à rythme lent
qui lui donne vie et qui captive l’imagination dévote.

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ANNEXES
Abréviations
BhP : Bhāgavatapurāṇa
DNP : Devanāyakapañcaśat de Vedāntadeśika
DP : Divyaprabandham des āḻvār
DUT : Dramiḍopaniṣattātparyaratnāvalī de Vedāntadeśika
LT : Lakṣmī Tantra
PICI : Publications de l’Institut de civilisation indienne
PIFI : Publications de l’Institut français d’indologie
TVM : Tiruvāymoḻi de Nammāḻvār

NOTES
1. « La production d’un corps joue un rôle essentiel dans la mystique » (Certeau 1987 : 108).
2. Hardy (1998 : 101) (notre traduction). Les aiyar sont des brahmanes śivaïtes du pays tamoul.
3. Cf., par exemple, Lester (1994 : 44).
4. Cf. à ce sujet, Lévi (1898) dont le plus long chapitre est entièrement consacré au « mécanisme du
sacrifice » (p. 77-151).
5. Nous simplifions et n’entrons pas ici dans le détail des différentes initiations vishnouites. Dans
l’attente d’une étude d’ensemble (évolution historique, différents types d’initiations), cf. Gupta
(1983), Colas (1996 : 164-186), Rangachari (1986 : 34-37, 101-114).
6. Pour sa date de composition (entre le IXe et le XIIe siècle), cf. Gupta (1972 : XX-XXI).
7. Gupta (1983 : 70), donne une idée de la complexité de l’évolution de ces relations.
8. Pratiquement, la portion correspondante de la corde est sans doute coupée. Le schéma général
de cette cérémonie apparaît aussi dans le shivaïsme. Le Rauravāgama, texte dont les portions les
plus anciennes sont difficiles à situer historiquement, décrit une cérémonie analogue dans un
chapitre qui traite des funérailles (antyeṣṭi) (XLVI, 109-154). Cette description évoque la notion de
kalā, terme d’une traduction difficile qui désigne cinq éléments cosmiques : cf. notamment
Brunner-Lachaux (1963 : XIX), Padoux (1990b : 357-364). Une « corde des kalā » est disposée le long
du cadavre. Cette corde est divisée en cinq sections, dont chacune s’étend sur une partie du corps
et correspond à l’une des cinq kalā. Chacune est successivement coupée et rituellement purifiée.
Pour l’emploi d’une corde qui symbolise le corps de l’impétrant, cf. un autre texte pāñcarātra, la
Sāttvatasaṃhitā XIX, 63, 66, 74, 76, 92, 108.
9. Sur l’upanayana, cf. notamment Kapani (1992 : 104-111).
10. Comparer notamment avec Dviveda (1992).
11. Cf. notamment Padoux (1980).
12. Padoux (1990a : 66, 69 ; 1999 : 142), Chari (1995 : 227), Pāṇḍeya (1989 : passim). Sur la relation
entre pūjā et possession, cf. Freeman (1998 : notamment 73-77).
13. Padoux (1994 : 74, n. 141). Cette remarque s’applique à la pūjā tantrique.
14.Pēy : terme tamoul qui provient probablement du sanskrit preta par l’intermédiaire du prakrit
peya. Cf. J. Filliozat (1956 : XI). Réticences de Burrow envers cette étymologie selon Hardy (1983 :
252, n. 18).
15. Voir l’intéressante discussion de J. Filliozat (1956 : X-XIII), à ce sujet, notamment p. XIII. En
voulant a priori écarter toute possibilité d’influence du śivaisme sur le vishnouisme, Hardy (1983 :
251-252, et n. 18-19) lui rend mal justice.
16. Cette attitude mystique est parfois qualifiée de « nuptiale » (en anglais bridal mysticism),
qualificatif discutable puisqu’il n’y a pas nécessairement mariage.
17. Sur les āḻvār, voir aussi Varadachari (1970).
18. Dans son Tirumoḻi, Periyāḻvār évoque le thème, mais à travers les yeux de la mère de l’héroïne
(Hardy 1983 : 412).
19. À titre d’exemple, la composition du corpus médiéval vaikhānasa n’a sans doute pas
commencé avant le IXe siècle : cf. Colas (1996 : 95).
20. Nous n’entrons pas dans les détails. Il suffit ici de renvoyer à des études comme celles de
Meenakshisundaran (1977), Kunjunni Raja (1969) (notamment les chap. 6 et 7).
21. Cf. l’observation de Hardy (1983 : 428) : « [Avec elle] la bhakti émotionnelle envers Kṛṣṇa a
atteint non seulement son apogée, mais aussi sa situation la plus critique » (trad. de l’anglais).
22. Pour la date, la vie et l’œuvre de Vedāntadeśika, cf. Singh (1958), Colas (1996 : 67, n. 2).
23. Ce terme désigne en une langue de structure grammaticale tamoule, mais contenant beaucoup
de vocabulaire sanskrit. Sur le maṇipravāla, cf. Venkatachari (1978, notamment p. 4-5, 167-171).
24. Son œuvre même contredit l’opposition simplifiante à l’excès que certains auteurs ont voulu
établir entre poètes mystiques (les āḻvār) s’exprimant en tamoul et philosophes scolastiques
« dont la principale inspiration a sa source dans la philosophie et l’idéologie sanskrites, la
tradition du Vedānta » (trad. de l’anglais) (Hardy 1983 : 243).
25. Le dernier verset du Navamaṇimālai en donne la liste : (1) Aṭiyuraiyāl aimpatu, c’est-à-dire la
Devanāyakapañcāśat sanskrite, (2) Cintaikavarpirākirutanūṟu (« Le Centon en captivant prakrit »),
c’est-à-dire l’Acyutaśataka prakrit ; et sept poèmes en langue tamoule : (3) Mummaṇikkōvai, (4)
Pantu, (5) Kaḻal, (6) Ammāṉai, (7) Ūcal, (8) Ēcal et (9) Navamaṇimālai.
26.Cf. V.K.S.N. Raghavan (1979 : 45). Édition du Mummaṇikkōvai : cf. Śrītēcikappirapantam, p. 389-
405 ; pour le Navamaṇimālai, ibid., p. 405-420.
27. In Śrīdeśikastotramālā, p. 475-582.
28. Nous employons ici l’édition de Kumbhaghoṇa (= Kumbhakonam) (1910) qui comprend aussi
un commentaire en sanskrit et un autre en tamoul (cf. bibliographie). Sur la notion de rasa, cf. De
(1925).
29. Date incertaine, mais au plus tard début du Xe siècle (d’après Hardy 1983 : 488).
30. Cf. P.-S. Filliozat (1963 : 146-147, 148, 156, 162).
31.Cf. Gopālaviṃśati 18 (éd. In Śrīdeśikastotramālā, p. 637-657) : le bras gauche du dieu posé sur les
épaules de sa parèdre fait frissonner leur duvet.
32. Être marin, parfois identifié à un crocodile, parfois à un dauphin.
33. C’est la forme même des mollets qui évoque les attributs selon le commentaire (les mollets
sont semblables (samākāra) aux attributs).
34. Cf., par exemple, Schmidt (éd.), 1953, p. 335-343.
35. Cf., le chapitre consacré à la « Description des membres de la femme », p. 178-189. La liste des
membres va de la tête aux pieds.
36. III, 28, 20-33 est un autre passage particulièrement significatif, avec description des pieds
jusqu’au visage (vers 20 : « Quand le solitaire a reconnu que son esprit, embrassant la forme
entière du Dieu, s’y est fixé d’une manière inébranlable, qu’il le porte exclusivement sur une des
parties du corps de Bhagavat », trad. Burnouf).
37. Cf., par exemple, l’Amalaṉ āti ppirāṉ de Tiruppāṇ (Hardy 1983 : 435).
38. Un abrégé en vers, la Dramiḍopaniṣattātparyaratnāvalī (DUT), et un précis, une « quintessence »,
aussi en vers, le Dramiḍopaniṣatsāra.
39. Cf. S. S. Raghavan et al. (1995 : 143).
40. Cf. Śrīdeśikastotramālā, p. 48-63.
41. Cf., par exemple, Bhartṛhari, Subhāṣitatriśatī, Śṛṅgāraśataka 74 ; Jayadeva, Gītagovinda 3, 13-4.
42. On la retrouve aussi dans le DUT 87, p. 117.
43. XI, 30, 30 (éd. Nirnayasagar Press) ; cf. aussi III, 15, 41 (éd. Burnouf). Sur le makara, cf. supra,
note 32.
44. Cf. DUT 87.
45. Cf. DUT 87 ; cf. aussi 63, abrégé de TVM V, 5. Pour la poésie sanskrite, cf. BhP XI, 30, 30, par
exemple.
46.Pārijāta = Erythrina Indica [Roxb.], c’est-à-dire coral-tree selon Monier-Williams 1974 (rééd.), s.v.
Pour le bimba, voir le paragraphe suivant.
47. : 421 ; cf. aussi sa note 28 qui renvoie au BhP.
48. Ce signe de beauté n’est pas seulement mentionné en contexte amoureux : cf. BhP (éd.
Burnouf), III, 8, 27. Bimba = Momordica Monadelpha[Roxb.] selon Monier-Williams (1974, rééd.), s.v.
Pour d’autres dénominations botaniques, cf. Meulenbeld (1974 : 582).
49. Traduction tamoule couramment adoptée au XXe siècle : cf. les gloses tamoules dans DNP, éd.
de Kumbhaghoṇa, p. 71 ; Śrīdeśikastotramālā (uraiyuṭaṉ), p. 447.
50. Comme elle « adhère profondément au cœur » selon le Bhagavaddhyānasopana 8 (in
Śrīdeśikastotramālā).
51.Kuṟi signifie « dire la fortune, présager ». Muttu : « perle ».
52. Narayan (1994) contient des observations originales et utiles centrées sur le temple de
Shrirangam (cf. p. 123-130). Je remercie John R. Freeman (université du Michigan) d’avoir attiré
mon attention sur cet ouvrage. Je n’ai pu consulter le livre de Srirāma Bhārati (Devagāna : An
outline of South Indian Temple Music, Melkote, 1985) dont Hardy (1998 : 103-104) tire la plupart de
ses informations. L’Araiyar Sevai (1999), du même Srirāma Bhārati, demande à être lu avec
précaution.
53. Elles se fonderaient sur des documents dont certains pourraient dater du XIIIe siècle, mais leur
composition même, dans l’état actuel du texte, ne semble pas remonter avant le XVIIIe siècle (selon
Lester 1994 : 48).
54. Selon Lester (1994 : 48, col. A), c’est la plus récente des deux versions du texte que Hari Rao
aurait traduite.
55. Ce « turban » correspond-il à la coiffe particulière que les araiyar portent aujourd’hui (voir
plus bas) ?
56. Cf. Vē ṅ ka ṭ arāma ṉ (1985 : 2), Lester (1994 : 41, col. B, n. 9).
57. Hari Rao (1961 : 49, « vi ṇṇ apam-saivār »), Vē ṅ ka ṭ arāma ṉ (1985 : 2).
58. Un dévot vaiṣṇava pañcama » (c’est-à-dire n’appartenant à aucune des quatre classes :
brahmanes, kṣatriya, vaiśya, śūdra) selon le Tamil Lexicon IV, Part I, Madras, 1963, p. 2154, col. B.
59. Les significations de ce terme sont variées : cf. Tamil Lexicon III, Part V, Madras, 1929, p. 1753,
col. B.
60. Selon Vēṅkaṭarāmaṉ (1985 : 24).
61.Vaṭapattiracāyi (skt vaṭapatraśāyin), allusion à une représentation traditionelle de Kṛṣṇa enfant.
62. Information de R. Parthasarathi.
63. Pièce de coton blanc non cousue qui descend jusqu’aux pieds et dont l’on se ceint à la taille.
64. Cela ne signifie pas que les araiyar temples autres que celui de Shrivilliputtur portent aussi
l’emblème du Teṉkalai. Cette question nécessiterait une enquête. L’autre secte est appelée
Vaṭakalai, « division du nord ». Sur cette division, cf. Mumme (1988 : 1-9).
65. Sur ce terme et les autres degrés de voisinage avec la divinité, cf. Colas (1996 : 103).
66. Je n’ai malheureusement pas pu avoir d’autres détails à ce sujet. Sur le kaiṅkarya, cf. Colas
(1993 : 187).
67. Hari Rao (1961 : 47, 49 et surtout 53 ; sur les araiyar : 78-79, 90). Cette restriction ne semble pas
s’appliquer aux araiyar de Shrivilliputtur.
68. D’où le titre de l’ouvrage de Vēṅkaṭarāmaṉ (1985).
69. Vēṅkaṭarāmaṉ (1985 : 8) (le temple de Shrivilliputtur serait le seul à avoir les cēvai d’āṭi et de
tai).
70. Cette récitation du Divyaprabandham est distincte de celle organisée sous la direction du
personnage considéré comme le descendant de Periyāḻvār (cf. plus haut).
71. Cf. Thiruvengadathan (1991 : 121-122 ; La Divination par les perles est décrite, sans être nommée,
dans les deux derniers paragraphes de la p. 121). Selon R. Parthasarathi, on ne joue pas la Querelle
d’amour à Shrivilliputtur ; sur la représentation de ce petit drame à Shrirangam, cf. Narayan
(1994 : 129).
72. Cf. J. Filliozat (1972 : VIII).
73. Cf. Mishra (1964 : 136, 140, 141-147) ; Bharata, Nāṭyaśāstra VIII, 9 et la suite du chapitre, ainsi
que IX-XIII pour l’aṅgābhinaya, Bansat-Boudon (1992 : 90, 147). Le jeu « émotionnel »
(sāttvikābhinaya) désigne la fiction d’émotion que l’acteur doit recréer en lui-même, sans se laisser
envahir par ce sentiment même, afin que le spectateur perçoive cette émotion (cf. Bansat-Boudon
1992 : 148).
74. Je n’ai pu m’approcher ni, donc, vérifier s’il s’agissait bien de perles, ou seulement de
coquillages ou encore de grains de riz comme dans d’autres temples (Vēṅkaṭarāmaṉ 1985 : 18).
Selon la version que rapporte Thiruvengadathan (1991 : 121), c’est l’héroïne qui dessine les formes
dans les perles.
75. Je n’ai pu voir jusqu’où. Le palanquin est posé dans la salle située en face de la cella.
76. Cf. Renou et J. Filliozat (1985 : 442-443).
77. Cf. Goswami 1973 ; Neog, dans l’introduction de son édition de la Hastamuktāvalī, de
Śubhaṅkara Kavi, p. 6.
78. Pour une mise au point et de nouvelles perpectives d’analyse à ce sujet, mais plus précisément
en rapport avec la possession, cf. Tarabout (1998 : 269-272).
79. Cf. Neog, introduction de son édition de la Hastamuktāvalī, p. 6 ; Ghosh 1957, p. 25 ; discussion
dans Pāṇḍeya 1989, p. 196 sq.
80.Cf. Bansat-Boudon (1992 : 439, n. 244), Kunjunni Raja (1995 : 21), Szily (1998 : 169), Leday (1998 :
163). On note cependant que Kunjunni Raja (1964), à propos du kūṭiyāṭṭam, évoque
l’aṅgikābhinayam, mais pas la mudrā. Nambiar (1987 : 132-133) distingue dans le kūṭiyāṭṭam,
aṅgikābhinaya et mudrābhinaya. Mais il ne donne pas de référence précise pour étayer sa remarque.
Dans ces conditions, il est donc difficile d’en tenir compte.
81. Sur ces manuels (en sanskrit ou malayalam ou dans les deux langues pour les premiers, la
plupart dans un malayalam simple pour les seconds), cf. Kunjunni Raja (1964 : 5). Sur l’un d’eux, la
Hastalakṣaṇadīpikā, cf. Szily (1997 : 170).
82. On peut cependant penser que ces deux chapitres consacrés aux mudrā forment des
interpolations anciennes. Sans entrer dans le détail des arguments, on constate que les chap. 32 et
33 se situent vers la fin du Nṛttasūtra et que plusieurs chapitres les séparent de ceux consacrés aux
gestes de danse. Par ailleurs, le vers final (126) du chap. 33 annonce la fin de la section du Nṛtta,
alors que suit un autre chapitre (34) sur le Nṛtta. Une partie de ce vers est identique au vers final
(32) du chap. 34.
83. Le rite auquel nous pensons ici est de type « tantrique ». De nos jours, le terme mudrā est aussi
appliqué à des gestes qui accompagnent la récitation ou le chant védiques (selon Staal 1983). Mais
on peut se demander si cette désignation remonte à une date ancienne. Mudrā est aussi un terme
technique de l’art poétique, cf. Stchoupak et Renou (1946 : 157), où mudrā est traduit par « signe ».
84. Un temple de l’extrême sud du pays tamoul : cf. Hardy 1983, carte n° 3.
85. Cf. Kunjunni Raja (1964 : 20).
86. À cela on pourrait objecter l’exemple de Srirama Bharati. Cet acteur et chanteur
contemporain, qui, sans être né dans une famille d’araiyar, présente sa propre version de l’art des
araiyar, apparemment se vêt et se pare en femme pour certaines de ses représentations publiques
(cf. la photographie de la « 4e de couverture » de son ouvrage de 1999). Mais nous n’avons pas
connaissance de telles pratiques chez les araiyar traditionnels. Sur la relation de Srirama Bharati
et de la tradition des araiyar, cf. Narayan (1994 : 93-94).
87. En poésie, il peut même revendiquer une position supérieure à celle du poète (Kunjunni Raja,
1991 : 5).
88. Cf. Mishra (1964 : 217-218), Bansat-Boudon (1992 : 148-150).
89. Comme me le fait remarquer G. Tarabout, aux observations de qui cette partie de ma
contribution doit beaucoup.
90. Cf. Kunjunni Raja (1978 : 31-32), De (1925 : 335-337 ; 1961 : 166-224, 401-411).
91. Cf. Colas (1996 : 144).
92. Ces observations ne valent évidemment pas pour d’autres milieux indiens où certains dévots
masculins, par exemple, s’habillent et se comportent en femmes, non seulement pour le spectacle,
mais aussi dans la vie courante (tel était le cas des membres de la secte du Sakhībhava qui allaient
jusqu’à feindre des états physiques « which are possible onlyt o women » selon Bhattacharya (1896 :
484) (je remercie France Bhattacharya de m’avoir fourni cette information).
93. Hardy (1983) me semble trop systématiquement critique de l’interprétation des
commentateurs à cet égard.
Chapitre 10. Sortilèges et parures du
corps féminin
Le bonheur conjugal dans les chants des femmes rajasthanies

Sarasvati Joshi

1 Les chants des femmes constituent un répertoire extrêmement riche et


révélateur d’une vision du monde et de l’ordre social fort différente de ce
qui est couramment connu. C’est ce regard des femmes sur elles-mêmes,
sur leurs pouvoirs, sur leur corps, dans leur relation à leur mari et leur
belle-famille, qui sera le sujet de cet article, en particulier à travers le
thème du maquillage.
2 Dans les chants de mariage ou de fête, les femmes nous disent comment
elles considèrent le maquillage, la parure et l’ornementation du corps, et
comment, par ce biais, elles se livrent à une entreprise de séduction, qui
se veut ensorcellement. Le maquillage agit comme un charme puissant,
même si sa symbolique évolue au cours de la vie de la femme : celle-ci
attache donc en général une grande importance à l’embellissement de
son corps. La plupart des pratiques sont liées au sentiment du faste et du
néfaste et les femmes, quoi qu’elles en disent, croient profondément en
leur efficacité.
3 On parle ainsi du « rite des seize maquillages » (hindi : solah śṛṅgār karnā
1 ). Ceux-ci consistent à oindre son corps avec une pâte particulière

(ubṭan), prendre un bain (snān), mettre du parfum (gaṅdh), mettre du


khôlsur les yeux (kājal), se coiffer (veṇī-bandhan, keś-sajjā), mettre du
vermillon dans la raie des cheveux (mẵg bharnā), mettre un point rouge
sur le front (bindī), se faire un grain de beauté avec du khōl sur le menton
(cibuk par til), mettre du henné (mehãdī), se colorer la plante des pieds
avec une solution rouge (mahāvar), se parfumer la bouche avec du bétel
(tambūl), mettre des guirlandes et des bracelets de fleurs (mālā, gajrā), se
brosser les dents avec une pâte spéciale (missī), s’habiller (vastra), mettre
des bijoux (ābhūṣaṇ), et se colorer les lèvres (hoṭh racānā) 2 . Ces seize
maquillages sont mis en correspondance avec les dix indriya (cinq
organes de l’action, karmendriyẵ – mains, pieds, bouche, anus, organes
génitaux – et cinq organes de la perception, gyānendriyẵ – œil, oreille, nez,
langue, peau), les cinq éléments de la nature (pañcbhūt – Eau, Terre, Feu,
Air, Ether), et l’esprit (man).
4 C’est au moment des fiançailles que l’on offre pour la première fois des
produits de maquillage (śṛṅgār – qui signifie aussi l’acte d’amour 3 ) à
une jeune fille. Ils lui sont donnés par sa future belle-famille, et la jeune
fille commence alors à se maquiller à l’intention de son fiancé. Ensuite, au
moment du mariage, elle reçoit de nouveau de la part de ses beaux-
parents un ensemble de produits de maquillage, ainsi que des bijoux et
des vêtements. Puis, avant son départ pour leur maison, les femmes
mariées de sa famille natale la rendent belle pour son mari. Elle
continuera ensuite à se maquiller toute sa vie, sauf en cas de veuvage.
Plus tard, au moment du mariage de son enfant, son frère et sa belle-
sœur, ainsi que la belle-mère de son fils, lui offriront un nécessaire de
maquillage complet. Et s’il arrive qu’elle quitte ce monde avant son mari,
elle aura droit pour ses funérailles au maquillage d’une nouvelle mariée
4 , maquillage qui sera réalisé par sa belle-fille et par sa fille ; après avoir

baigné son corps, elles lui mettront de nouveaux vêtements et des bijoux,
du henné, ainsi que des guirlandes et du parfum, etc. À l’occasion des
fêtes importantes ou des cérémonies sociales, la femme doit se maquiller
avec soin. En revanche, elle ne peut le faire en cas de veuvage, ou en
période de deuil dans la famille. Aussi, dans les chansons, parle-t-on
beaucoup de parures et de maquillage.
5 Ce sont ces thèmes qui sont mis en évidence dans les chants présentés
dans cet article. Ils ont été recueillis au Rajasthan, dans les régions
d’Udaipur, Chittorgarh, Ajmer, Beawar et Jodhpur, où ils sont chantés par
les femmes de presque toutes les castes.

Figure 1. Jeune femme rajasthanie : bijoux et maquillage de femme mariée. (Cliché S.


Joshi.)

6 La majeure partie des chants dont nous traiterons ici sont des chants
réservés au mariage de la jeune fille. Ils sont de plusieurs types, et l’on
peut distinguer parmi eux ceux qui sont adressés aux divinités, à l’oncle
maternel de la mariée (vīrā, bhāt), ou aux mariés (bannā et bannī) ; il y a
aussi ceux qui sont porteurs d’injures (gālī-gīt), de plaisanteries (khyāl), de
félicitations (badhāvā-gīt). Les chansons qui s’adressent à la mariée
peuvent elles-mêmes être réparties en deux catégories : les chants de la
mariée, et les chants liés aux pouvoirs ensorceleurs de la séduction et au
bonheur conjugal, les kāmaṇ-suhāg. L’analyse qui suit concerne plus
particulièrement ces derniers. Ils doivent obligatoirement être chantés
quotidiennement à partir du jour du culte de Ganes inaugurant le cycle
des fêtes du mariage, jusqu’au jour où le marié est reçu chez les parents
de la mariée, ainsi que pendant la cérémonie du toraṇ 5 au cours de
laquelle le marié frappe une sculpture en bois – toraṇ– suspendue au
linteau de la porte d’entrée.
7 Nous évoquerons également d’autres chants – chants de bon augure,
chants de la fête de Holī – dans lesquels on voit se modifier la
signification que la femme donne à sa parure.

Les chants de mariage et le « lancer des kāmaṇ »


8 Le mot kāmaṇsignifie à la fois sorcellerie, charmes et sortilèges, acte
tantrique, fascination, et désigne finalement la femme elle-même (strī,
kāmīnī). C’est la mise en action de mantra (formules sacrées magiques et
efficaces) pour subjuguer et fasciner. L’usage de yantra (figures tantriques
ou amulettes), de mantra et de tantra (ici, dans le sens de formule
magique, de sorcellerie) remonte à des temps très anciens. La pratique
qui consiste, pour la mariée et sa famille, à « lancer des kāmaṇ » sur le
marié au moment de la cérémonie du toraṇ est toujours en usage,
accomplie par presque toutes les castes ; les chansons populaires y font
fréquemment allusion.
9 Auparavant, plusieurs jours, voire plusieurs semaines, avant la cérémonie
principale, on maquille la mariée. Les femmes préparent un onguent
(ubṭan) à base de farine d’orge, de poudre de curcuma, d’huile de
moutarde ou d’amande, et d’eau. La femme du barbier masse le corps de
la mariée avec cet onguent avant de lui faire prendre son bain, puis racle
l’onguent mêlé à la sueur graisseuse du corps de la mariée et l’utilisera
pour préparer de petits triangles en forme de marron d’eau (singhāṛā).
Rappelons que la graisse du corps a un pouvoir miraculeux et créatif (les
exemples mythologiques sont nombreux : Viṣṇu créa les démons Madhu
et Kaitabh avec du cérumen ; la sueur du corps de Kṛṣna se transforma en
bourdon (Chatak 1968 : 272) ; Pārvātī créa Gaṇeś de la sueur de son corps.
Aussi est-elle employée dans les kāmaṇ pour son action magique.
10 Cette pratique sera répétée chaque jour jusqu’à la cérémonie du toraṇ.
Puis, juste avant celle-ci, les femmes de la famille de la mariée préparent
quatre galettes épaisses, les khaja, à base de farine de blé. Chaque galette,
percée en son centre d’un trou, rappelle par sa forme une roue, mais
figure ici la yoni, le sexe de la Śakti, qui est la femme elle-même. Elles
teignent également une bobine de fil de coton écru (kūkṛī) 6 avec de
l’indigo ce qui rendra ce fil impur, capable d’ôter magiquement bravoure
et énergie 7 . Avec ce fil bleu et les quatre galettes précédemment
préparées, elles confectionnent une guirlande. Elles cuisent aussi du riz
(lié à la fécondité) et en font une boulette. Au moment où la procession
arrive chez la mariée, et alors que le marié accomplit le rite de frapper le
toraṇ, tous ces objets, ainsi que les triangles mentionnés ci-dessus,
quelques grains de riz, une guirlande déjà portée par la mariée (qui fait
perdre, là encore, la bravoure de celui qui la met ensuite 8 ), et un laḍḍū
(gâteau sucré) sont déposés entre les mains de la mariée. Puis, juste au
moment où le marié frappe le toraṇ, les femmes incitent la mariée à jeter
sur son futur époux tout ce qu’elle tient dans ses mains. Ainsi, par ce
lancer magique, qui inclut, rappelons-le, de sa propre substance
corporelle, elle exerce sur lui son pouvoir envoûtant de séduction.
11 De plus, durant la réception du marié, la mère de la mariée fait certains
actes dans le but de le subjuguer ; par exemple, elle mesure sa taille avec
le pan de son sari, ce qui signifie qu’à partir de ce jour il entre dans cette
famille, et qu’il ne devra plus se considérer comme étant supérieur ; elle
lui tire le nez, qui représente l’honneur. Enfin l’ārtī qu’elle effectue
devant lui en chantant les chansons de kāmaṇ est particulière et n’a rien à
voir avec l’ārtī classique du culte d’une divinité 9 , bien que le mot soit
utilisé. C’est une ārtī munie de quatre, cinq, neuf, onze ou vingt-et-une
lampes posées sur un objet en forme de mont (symbole du phallus),
śṛṅgār, surmonté lui-même d’une lampe.

Thèmes des chants accompagnant le « lancer


des kāmaṇ »
12 Littérairement, les chants qui accompagnent le lancer des kāmaṇ se
présentent sous l’aspect de dialogues entre les mariés et les membres de
leurs belles-familles, qui expriment leurs sentiments au cours d’un
mariage « idéal » dont les principales étapes sont également décrites. Ce
sont uniquement les femmes de la famille de la mariée qui les chantent.
Les mariés ne doivent en aucun cas en prononcer les paroles, sinon ils
risqueraient d’être considérés comme des personnes sans pudeur.
13 Ils ne sont pas chantés selon un ordre spécifique. Cependant, en les
regroupant et en les analysant ensemble, on voit qu’ils évoquent
différents thèmes s’accordant aux diverses phases des préparatifs et de la
cérémonie de ce mariage idéal. Ce sera le classement adopté dans cette
présentation :
1. prise de conscience du besoin de faire des kāmaṇ et demande par l’entourage de la mariée de
les faire ;
2. (participation de son entourage ;
3. lancement des kāmaṇ par la famille, dissimulation de la réalité, et aveu final ;
4. description de pouvoirs miraculeux des kāmaṇ ;
5. initiation de la mariée aux formules des kāmaṇ ;
6. risques encourus si l’on ne suit pas fidèlement ces formules, application des diverses
méthodes de kāmaṇ et leurs effets ;
7. souhaits de la mariée, et leur accomplissement :
subjugation totale du marié ;
soumission du marié à sa belle-famille ;
réussite des kāmaṇ et victoire de la mariée ;
domination de la mariée, et ses efforts pour détourner l’esprit du marié des autres
femmes ;
8. demande d’explications de la belle-famille concernant ces actes ;
9. changements de signification du maquillage avec l’âge :
dès la fin de la cérémonie du mariage ;
la femme à mi-chemin de sa vie ;
avant le dernier voyage (avant de quitter ce monde).

14 Rappelons que si les paroles de ces chants décrivent certaines phases d’un
mariage, les parentes de la mariée les entonnent indépendamment de ces
étapes lors du mariage effectivement célébré.

Le besoin de faire des kāmaṇ, demandés par


l’entourage de la mariée
15 Dans le mariage évoqué par les chants, l’entourage (proche ou non) de la
jeune fille, voyant que la cérémonie approche, demande à toutes les
femmes (grand-mère, mère, tante...) d’entreprendre les préparatifs de la
cérémonie d’ensorcellement (kāmaṇ) :
« Ô grand-mère, ô mère... de la mariée, il faut concasser les lentilles d’uṛad et de mṹg
10 afin de faire les kāmaṇ du bonheur conjugal (suhāg). »
« Alors les kāmaṇ sont lancés en direction de la forteresse du marié ; aussitôt, le
bonheur conjugal est noué au pan du sari de la mariée. »
16 La mariée (dans le chant), connaissant l’effet des kāmaṇ, demande à sa
mère de commencer à les lancer dans la forêt dès l’arrivée de la
procession, puis à la limite du village, et de continuer à les lancer à
chaque étape du parcours du marié : dans les sources d’eau rencontrées
en chemin, dans le jardin, au marché, devant la porte de la maison,
devant le toraṇ, sous le dais (maṇḍap), et dans la « pièce de Māyā ».
Créatrice divine du monde visible, Māyā est à la fois tromperie, pouvoir
surnaturel d’accomplir une action, affection ou attachement terrestre, et
la femme elle-même. C’est dans la « pièce de Māyā » que différentes
divinités (Gaṇeś, les neuf planètes, Bhairav, les divinités ancestrales
comme Satī ou les mânes) sont invoquées et séjournent afin de prêter
assistance aux mariés tout au long de leur mariage. C’est en principe
aussi là que les mariés seront laissés seuls pendant la nuit de noces, afin
que leur première véritable rencontre ait lieu en présence de ces
divinités, qui accorderont leur bénédiction et seront les témoins de leur
union.
« Ô ma mère, lance des kāmaṇ puissants. Lorsque le fils de cette courtisane 11 passera
par ces lieux [la limite du village, le jardin...], prends un peu de halvā, des galettes frites,
des friandises, et invite ton cher gendre à manger. Prends un peu de vermillon, du fil
sacré (maulī) 12 , des grains de riz et fais une marque (tilak) sur son front. Fais
apporter cinquante pièces d’or et offre-les à ton cher gendre. »
17 Offrir un repas, faire le tilak et coller des grains de riz sur le front de son
gendre, et lui offrir une somme d’argent, font ainsi partie des artifices de
la séduction.

La participation de l’entourage de la mariée


18 Les chants évoquent non seulement les membres de la famille de la
mariée, mais également toutes les autres personnes de son entourage (le
vacher, le jardinier, les porteuses d’eau, les habitants de la ville, le
menuisier qui va tailler le toraṇ, l’officiant brahmane au moment des
circumambulations, et les amies). Tous doivent s’attacher à bien effectuer
ces sortilèges pour le bonheur de la mariée. Du coup, arrivé en divers
endroits (forêt, jardin, etc.), le marié tombe victime de l’ensorcellement
et se met à trembler. Les chants lui font dire :
« Demandez à la mariée, la meilleure de toutes les jeunes filles, qui a fait usage de ces
kāmaṇ. » [Celle-ci répond :] « Je ne sais pas, mais mes vachers, mes jardiniers... savent
lancer des kāmaṇ. » [Le marié supplie :] « Eh bien, si je leur dois quelque chose, je le
donnerai volontiers aux vachers, aux jardiniers... mais desserrez la force de vos
kāmaṇ. » [Elle réplique :] « Ô Prince, il n’est plus possible de desserrer ces liens, car ils
sont bien noués. »

Le lancement des kāmaṇ par la famille,


dissimulation de la réalité, et aveu final
19 Les chants évoquent comment toutes les femmes de la famille s’occupent
du lancement des kāmaṇ à chaque étape de la procession, mais
dissimulent la vérité en feignant l’ignorance :
« Qui a lancé les kāmaṇ sur ce fils de putain, sur le fiancé de ma chère mariée, sur ce fils
de courtisane ? Lorsque ce prince, le fiancé de ma fille, est arrivé dans la forêt, dans le
jardin, sur le carrefour, à la source d’eau, devant le toraṇ, sous le dais, dans la pièce de
Māyā, qui a lancé ces kāmaṇ sur lui ? »
20 Elles sentent régner l’influence des kāmaṇ mais, pour faire croire qu’elles
n’y sont pour rien, demandent :
« Oh ! Qui a lancé ces kāmaṇ sur mon bouquet de fleurs, si doux et si tendre, sur ce fils
de putain ? Cela m’a réveillé en plein sommeil et m’a forcée à me lever. »
Le marié est arrivé, les femmes de sa belle-famille le font asseoir sur une charrue, et lui
offrent un repas. [Voyant cela, il dit :] « Demandez [à la mère de la mariée :] “ Ô mère de
la mariée, êtes-vous experte en kāmaṇ, vous aussi ? ” »
[Elles essayent de le tromper en niant, et ne cessent de répéter :] « Mais non ! Mais
non ! » Cependant, elles continuent à lancer des kāmaṇ de plus en plus puissants, tout
en s’exclamant : « Raghurāī ! Raghurāī ! » [nom du dieu Rāma, invoqué ici pour se
donner l’apparence de femmes droites].
21 Le marié, qui subit l’effet des kāmaṇ, continue à les harceler de questions.
Alors, elles finissent par avouer :
« Eh bien, oui ! Nous savons réaliser des kāmaṇ et sommes capables de transformer un
homme en marionnette. Nous n’avons pas encore beaucoup d’expérience, mais nous
pouvons le transformer en perroquet 13 . Nous sommes capables aussi bien de le faire
voler que de le faire descendre sur un simple coup de sifflet, et de lui offrir des petites
perles en guise de grains à picorer. »
22 Elles lancent des kāmaṇ sur son turban (l’honneur d’un homme), sur son
collier (lié à la prospérité), sur son pendentif (lié au cœur), sur sa bague
(l’amour), sur ses vêtements (le corps humain) : le marié est ensorcelé de
la tête aux pieds. Elles déclarent alors :
« Ô marié, votre allure, les gestes de vos mains, vos paroles, votre regard, vous-même et
votre jument 14 , votre frère aîné, vos amis et les personnes qui vous accompagnent,
votre famille toute entière, [tous] seront sous l’emprise de nos kāmaṇ, qui sont les plus
puissants. »

Les pouvoirs miraculeux des kāmaṇ


23 La mère de la mariée annonce :
« D’un ser 15 et quart de lentilles uṛad, moulues dans un moulin tourné en sens
inverse, je préparerai une seule galette et la ferai avaler au marié, [lui qui est] encore
enfant et naïf, lorsque je l’inviterai à manger chez moi. D’un grain et demi de lentilles,
je préparerai un unique beignet et assouvirai avec lui la faim de tous les gens de la
procession du marié ! »
[Elle ajoute :] « Je suis capable de faire se battre les poids d’un ser avec ceux de deux ser,
de faire danser en l’air le poids d’un demi-pāv [un quart de ser], de faire marcher un
poids de cinq ser, de faire geler de l’eau sur mes paumes, de faire tomber la pluie par un
ciel sans nuage, et de faire avancer un bateau sur le lit d’une rivière asséchée ! Si
j’arrive à réaliser tout cela, je pourrai alors prétendre que mes kāmaṇ sont dotés d’un
réel pouvoir ! »
L’initiation de la mariée aux formules des kāmaṇ
24 Jusqu’ici, la mariée de la chanson avait laissé les autres agir. Maintenant,
elle commence à manifester de l’intérêt pour les kāmaṇ, mais en ignore
les vraies formules. Elle va dans la cour de sa grand-mère, de sa mère (et
ainsi de suite, chez toutes les femmes de sa famille) pour s’enquérir du
bonheur conjugal, et demande :
« Ô ma grand-mère, ô ma mère, donnez-moi le suhāg, les formules mystérieuses qui
permettent d’obtenir et de sauvegarder le bonheur conjugal. Apprenez-moi ces
formules, moi qui suis une fille pure et vierge, encore une enfant, qui ignore la diversité
des ruses de ce monde. »
(Chaque femme de sa famille lui apprend :)
« Le bonheur conjugal est acquis et préservé par le khōl et le point rouge sur le front,
par le vermillon [sindūr ou kuṅkum, que l’on passe sur la raie des cheveux], par le bijou
de nez [nath, anneau de perles ou de pierres précieuses, enfilées ou incrustées sur un fil
de métal], par le henné et le fil sacré que l’on utilise pour se coiffer, par les bracelets,
par le sari rouge, cṹdaṛ, et par les bagues des orteils. »
(Elles ajoutent :) « Ô ma fille, c’est par le point rouge et par les bijoux du front, par le
vermillon et la poudre de safran de la raie des cheveux, par la couleur d’iris des yeux
[qui indique l’ivresse de la jeunesse], par le khōl du coin des yeux, par le bijou de nez,
par le henné dessiné sur les mains, par les bagues des orteils, par les bracelets et le
cṹdaṛ rouge, que les noeuds des kāmaṇ deviennent bien serrés. »
25 Le sari rouge, cṹdaṛ, très apprécié de la femme, est considéré comme
propice. Les motifs y sont symboliques, associés à l’offrande de soi, à
l’enfant, au champ, à la fécondité. Il est lié au corps même de la femme, à
sa pureté, sa chasteté. Bien qu’il soit associé au bonheur conjugal, la
femme peut en porter avant son mariage. Puis, lors des noces, elle en
reçoit un de sa belle-famille et le porte. Le rouge est la couleur de
l’amour, du sang, du cœur, de la Śakti et du Feu (Agni) 16 .
26 La jeune mariée est émerveillée de découvrir le secret pour accéder au
bonheur conjugal, et s’exclame :
« Ô ma mère, j’ignorais que c’est ainsi que les nœuds de kāmaṇ deviennent
indénouables. »

Risques encourus si l’on ne suit pas fidèlement


ces formules, application des diverses méthodes
de kāmaṇ, et leurs effets
27 La mariée, n’ayant pas bien saisi la signification des formules de
séduction, monte par imprudence dans la chambre de son mari sans avoir
pris le soin de les appliquer, ne considérant – à tort – tous ces soins du
corps que comme de simples maquillages, seulement destinés à la rendre
plus belle :
« Elle arrive dans la chambre de son mari en faisant du bruit avec ses pas. Mais celui-ci
fait semblant de dormir et la néglige complètement, alors elle passe la nuit à pleurer à
chaudes larmes. »
28 Le matin, lorsque ses amies lui demandent comment s’est passée sa nuit
de noces, elle critique ses parents, disant :
« Ma mère et mon père ne sont pas gentils, ils m’ont mariée à un sot ! »
29 Elle monte sur le toit de sa maison et annonce à haute voix que les
célibataires ne doivent pas se marier, que tous les maris doivent libérer
leurs épouses. Affolée, elle pense :
« Ô Seigneur, je ne sais pas comment lancer deskāmaṇ ! »

30 La mariée avait été initiée à deux types de sortilèges : le premier fait par
sa famille, le deuxième celui que lui a appris sa mère, sa grand-mère, etc.
En voyant les conséquences tristes et douloureuses de n’avoir pas
appliqué sa connaissance des kāmaṇ, elle veut cette fois utiliser toutes les
méthodes. Elle se rend alors chez sa tante paternelle (bhuā), et lui
demande de l’accompagner et de l’aider à faire deskāmaṇ :
« En pleine nuit, dans l’obscurité totale d’une nuit du mois de Bhādrapad 17 , la mariée
sort faire des kāmaṇ. »

31 À travers les diverses chansons, on apprend qu’elle se rend chez le


marchand de fil pour acheter un fil bleu coloré à l’indigo, chez le
marchand de tissus pour acheter sept 18 pièces de tissu de soie de sept
couleurs différentes, chez le forgeron pour se faire fabriquer sept
aiguilles, chez le potier pour se faire préparer un pot en terre neuf et pur
(littéralement « vierge », il symbolise la virginité et la chasteté de la
femme – cf. Joshi 2000), chez le couturier pour se faire coudre un sac,
chez le bijoutier pour se faire fabriquer une amulette. Puis, elle se rend
chez le paṇḍit pour faire dessiner des yantra (figures tantriques) et écrire
des mantra (formules magiques) de kāmaṇ. Elle prend de la terre d’un
étang plein de pierres précieuses (ratan-taḷāī, symbole de la matrice), de
l’eau du lac, de la poussière provenant d’une bifurcation (tripuṭ), le bec
d’un corbeau noir 19 , l’œil d’un coq ou d’un chat gris 20 , la langue d’un
oiseau, des feuilles de trente plantes différentes, et l’eau de trente-deux
puits. Ensuite, elle va chez un exorciste afin qu’il lui prépare des kāmaṇ et
lui apprenne à s’en servir.
32 Une fois prête, elle rentre à la maison et cache le premier kāmaṇ sous la
porte principale de la maison, le deuxième sous le moulin en pierre, le
troisième à l’endroit réservé aux cruches d’eau potable, le quatrième
derrière le foyer 21 , le cinquième dans son « palais de réjouissance » (la
chambre nuptiale), le sixième sous l’oreiller de son lit conjugal. Le
septième, elle le porte autour de son cou. Puis elle se prépare à accomplir
les rites d’embellissement de son corps. Ainsi, elle sera dotée d’un
ensorcelant pouvoir de séduction :
« Elle lave ses cheveux au clair de lune et les fait sécher sous les rayons du soleil. Elle se
fait coiffer par sept femmes mariées 22 et orne la raie de ses cheveux avec du
vermillon et des perles. Elle met les bijoux de tête et de front, ainsi que l’anneau de nez.
Puis elle met un sari de couleur rouge (qui symbolise l’amour) ou de la couleur du
jasmin [la fleur préférée du dieu de l’amour]. Elle met du henné sur ses mains, se
parfume avec des fleurs, met du khōl sur ses yeux et un point rouge sur son front. Elle
se parfume la bouche avec une feuille de bétel. »

33 Elle achève son maquillage et s’aperçoit soudain que l’atmosphère toute


entière est embaumée par l’effet des kāmaṇ.
« Sa belle-mère lui donne une lampe 23 dans la main et l’envoie dans la chambre de
son mari. Elle entre dans son palais de réjouissance, et le mari, envoûté par l’effet des
kāmaṇ, tombe sous son charme, bercé par le tintement musical 24 de ses bijoux. Il la
reçoit en s’avançant vers elle. Ses souhaits sont accomplis : son giron vide est
maintenant rempli de pièces d’or, elle savoure le bonheur conjugal (suhāg) et passe une
nuit de réjouissance. »

34 Elle bénit sa tante qui l’a encouragée à entreprendre les démarches pour
connaître les kāmaṇ. Elle félicite ses parents et son frère de l’avoir mariée
à un homme si habile, aussi conseille-t-elle à tout le monde de se marier
et de jouir de la vie.

Souhaits de la mariée, et leur accomplissement


Subjugation totale du marié

35 Les chants montrent la mariée prendre conscience de l’effet magique des


kāmaṇ, et décider de ne pas s’en arrêter là. Elle se souvient de la nuit
qu’elle a passée en larmes, et ne veut plus commettre l’imprudence de
rester sans maquillage. Elle en conservera alors certains en permanence.
« Le miracle de la magie de séduction est extraordinaire, le mari de cette enfant chérie
est sous l’emprise des kāmaṇ. »
[Elle annonce :] « Je préserve avec soin mes sortilèges de séduction dans le vermillon,
dans le point rouge et dans la couleur du henné. Je les préserve dans le khōl de mes
yeux et dans le parfum de mes bracelets de fleurs, dans les bracelets de mes bras et
dans la feuille de bétel parfumée que je mâche. Je les préserve avec soin dans les motifs
et les couleurs de mon cṹdaṛ rouge et dans mes bagues, dans mon anneau de nez et
dans mon bijou frontal. Je les préserve dans mes bracelets de chevilles et dans mes
bagues d’orteils. »

36 Elle est fière de son irrésistible pouvoir de fascination :


« J’ai des cheveux d’un mètre, des cheveux longs et pointus (symbolisant les flèches du
dieu de l’amour). Parfumés d’huile odorante, ils dégagent une fragrance enivrante. »
[Elle ordonne au marié :] « Prends mon flacon de parfum, marche devant moi [pour me
protéger], suis-moi [pour m’obéir], accompagne-moi avec ma carafe d’eau [pour
assouvir ma soif]. »
37 Lorsqu’elle a jeté les sorts, elle déclare :
« Ô marié, ô mon roi, par mon premier sortilège je vous transformerai en éléphant 25
et je vous dompterai avec un aiguillon. Par le deuxième, vous serez transformé en
cheval [emblème de virilité], et je vous contrôlerai à coups de fouet. Par le troisième,
vous deviendrez docile comme une vache, je vous ferai alors brouter de l’herbe fraîche
et verte. Par le quatrième sortilège, vous deviendrez un perroquet [celui qui tire le char
de Kāmdev]. Je vous ferai picorer des lentilles jaunes, des pois chiches [qui ressemblent
à l’or, la couleur de la mariée elle-même], et vous ferai répéter tous les jours : “ Rādhā-
Kṛṣṇa 26 ! ” Par le cinquième sortilège, ô mon roi, je vous transformerai en hibou
[reste éveillé toute la nuit et symbolise une personne qui n’agit pas de son plein gré,
c’est en même temps la monture de Lakṣmī]. Vous m’obéirez et vous viendrez auprès de
moi, même à minuit. Je vous ferai danser rien qu’en bougeant mes doigts, et vous
tiendrai entièrement en mon pouvoir. Ces kāmaṇ sont des kāmaṇ de séduction. »
« Eh bien, les kāmaṇ faits par cette princesse, par cette mariée, ont un vrai pouvoir, elle
a lancé des kāmaṇ ! »

Soumission du marié à sa belle-famille

38 Les chants évoquent aussi comment le marié, de son côté, a déjà décidé
du sort de la mariée avant même le départ de la procession. Lors de la
cérémonie qu’accomplit sa mère, où il est symboliquement allaité par
elle, celle-ci lui réclame le prix de son allaitement, craignant qu’il
n’appartienne dorénavant à quelqu’un d’autre : il promet que son épouse
restera pour toujours sa servante 27 . De même, lorsque l’épouse de son
frère aîné) lui met du khōl aux yeux, elle lui réclame son dû (neg) :
« Sa belle-sœur (bhābhī) lui ayant mis du khōl à un seul œil, et ayant laissé l’autre œil
sans khōl, lui dit : Mon cher beau-frère, il faut que je reçoive d’abord mon dû, ce n’est
qu’après que je vous mettrai du khōl à l’autre œil. »
[Le marié lui offre même des villages en cadeau, mais elle les rejette, et propose :]
« Mon cher beau-frère, promettez-moi que vous allez me faire saluer par votre épouse
avant même d’aller célébrer votre nuit de noces. »
39 Il accepte sans difficulté de la faire saluer par sa femme, avant de monter
dans sa chambre, afin que cette dernière accepte la supériorité de sa
belle-sœur.
40 Mais la mariée, de son côté, pense que, grâce aux kāmaṇ, son époux est
désormais en son pouvoir. Cependant, pour qu’elle puisse pleinement
jouir du bonheur de la vie, il faut aussi que son mari accepte de faire une
juste place à sa famille, cette famille dont il va recevoir à la fois le don
d’une fille et la dot, et dont il continuera à recevoir des dons sous forme
de cadeaux cérémoniels (neg) tout au long de sa vie, voire pendant deux
générations.
41 Or, en dépit de toutes les dépenses et malgré toutes les qualités et les
vertus de leur fille, la famille de la mariée se sentira toujours en position
d’infériorité rituelle par rapport au marié et à sa famille. Bien qu’il soit
venu comme yācak, demandeur, et ait reçu le don, l’usage veut que celui
qui fait le don de la jeune fille se prosterne devant celui qui le reçoit.
Alors, pour la mariée, comment vivre déchirée entre l’amour conjugal et
l’attachement à la famille dans laquelle elle est née ?
42 Dans les chants, la mariée, vexée par les sentiments de supériorité et
d’arrogance du marié et de sa famille, se sent poussée à le défier :
« Ô marié, dans la cour royale de mon grand-père, de mon père, de mon oncle... je
lancerai des kāmaṇ contre vous. Ô naïf, calmez-vous, je ferai des kāmaṇ dès aujourd’hui.
Je vous garderai comme domestique au service de mon grand-père, je vous garderai
comme cocher, comme gardien de sa porte, comme chambellan (pālāḍhoḷ) de sa
chambre. »
43 Voyant qu’il existe un moyen d’échapper à une vie soumise, la mariée
commence à reprendre confiance et déclare :
« Je lancerai quelques-uns des kāmaṇ aujourd’hui, quelques-uns demain. J’en relancerai
d’autres pendant la nuit de la cérémonie de circumambulation autour du feu, après-
demain matin, le soir de la fête de Holī, pendant la nuit de la fête de Śītlā [la déesse de
la variole], au moment de la fête de Gangaur et de Tīj. Ô prince, je lancerai des kāmaṇ
contre vous ! »

Réussite des kāmaṇ et victoire de la mariée

44 La mariée se rend auprès de son menuisier et lui dit :


« Ô cher fils de menuisier, ô frère, soyez gentil de m’apporter un toraṇ bien taillé. Il faut
sept moineaux de chaque côté et, au milieu, un perroquet pour décorer. Ô frère,
attention, il s’agit de kāmaṇ. »
[Le menuisier répond :] « Ô innocente demoiselle, je viendrai avec un toraṇ bien taillé,
et je l’accrocherai à la porte de ta maison ; j’ai compris qu’il s’agit de kāmaṇ. »

45 Sûre du pouvoir de ce toraṇ et des formules d’ensorcellement, elle


annonce :
« Mes sortilèges ne sont jamais infructueux, le fils de ma belle-mère tremble comme
une feuille. Dès qu’il frappera le toraṇ avec le bâton décoré d’or et d’argent, je le
transformerai en esclave, et lorsqu’il ira sous le dais (maṇḍap), il commencera à me
saluer. Mon roi est invité aujourd’hui à déjeuner chez mon grand-père, mon père, mon
oncle... Ma grand-mère, ma mère, ma tante... l’ont invité et lui ont offert un yaourt bien
frais préparé dans un pot “ vierge 28 ”. »
[Elle ajoute :] « Avec une bobine de fil écru teint en bleu à l’indigo, il faut ligoter le fils
de ma belle-mère, ce fils de courtisane qui est venu s’installer chez nous. »

46 Le marié se trouve sous l’emprise des kāmaṇ, sa bravoure se volatilise, il


accepte sa défaite et, assis à même le sol, salue la mariée et supplie :
« Je te salue une fois, deux fois, trois fois, et j’accepte d’être l’esclave de ton père, de ton
grand-père, de ta mère, de ta grand-mère... Ô enfant chérie de ton grand-père, de ton
père, de ta mère..., les liens de ces kāmaṇ sont maintenant trop serrés, libère-moi. Je
resterai à tout instant à ton service, je resterai comme un serviteur auprès de ton lit
conjugal, tu me trouveras à ton service pour monter la garde de ton palais, même à
minuit. »
[La mariée lui répond :] « Si vous acceptez de rester à mon service, il fallait le dire avant
le lancement des kāmaṇ, ô mon roi, maintenant il est trop tard ! À présent, vous êtes
mon serviteur pour toujours, ô mon roi, les nœuds des kāmaṇ sont étroitement serrés et
il est impossible de les dénouer. »

Domination de la mariée, et ses efforts pour détourner des


autres femmes l’esprit de son mari
[La mariée ajoute :] « Par l’effet de mes kāmaṇ, je peux faire venir mon roi en rampant,
même s’il se trouve à cent kos 29 . Moi, la chère fille de mon grand-père, de mon père...
dont la mère, la grand-mère... sont toutes expertes en kāmaṇ, assise dans mon palais, je
tire les ficelles. Je sème des grains de moutarde sur la paume de ma main [je rends
possibles les choses impossibles]. Assise sur un tabouret, c’est moi qui tire les ficelles.
Mon beau-frère cadet, cette espèce de fripon, s’occupe désormais de moudre les
céréales et de préparer le repas. Mon beau-frère aîné, quant à lui, sera chargé d’aller
chercher de l’eau au puits. Ma belle-mère prend soin maintenant du travail de la
maison, et la sœur de mon mari s’occupe du nettoyage. Mes belles-sœurs, cadette et
aînée, regardent bouche bée, et moi, je suis devenue la maîtresse et la reine de la
maison. »

47 Cependant, être uniquement maîtresse de la maison ne lui suffit pas, elle


cherchera à aller encore plus loin. Sa belle-mère ne cesse de crier :
« Cette sorcière, fille de [nom du père], ayant embelli son corps selon le rite des seize
maquillages, a séduit le marié ! »
48 La mariée n’en reste pas là et souhaite que son époux soit entièrement
envoûté par ses sortilèges. Elle cherche tous les objets nécessaires pour
lancer des kāmaṇ, et déclare :
« Je les lancerai sur les yeux de ce jeune marié pour qu’il ne puisse pas regarder
d’autres femmes. Je lui attacherai les mains pour qu’il ne fasse aucun geste vers une
autre femme. Je lui ligoterai les pieds pour qu’il ne puisse pas monter sur le lit d’une
autre femme. »
[Le marié, envoûté par son charme, déclare :] « Ô fille de [nom du père], félicitations !
Tes kāmaṇ ont un vrai pouvoir. Je me retrouve entièrement soumis à toi, enchaîné par
tes kāmaṇ. »

Demande d’explications de la belle-famille


concernant ces actes
49 La belle-famille, pleine d’orgueil d’être la famille du marié, est
complètement bouleversée par le renversement de situation. La belle-
mère demande à la mariée :
« Ô belle-fille, fille de famille honorable, pourquoi as-tu lancé des kāmaṇ à mon enfant,
grâce à qui j’ai obtenu la place enviée d’une honorable mère, à mon fils qui est si
aimable et plein de délicatesse ? »
[La belle-fille répond :] « Ô belle-mère, je les ai exercés sur lui car, même en présence
de tout le monde, il m’offensait par ses paroles et m’insultait sans se gêner. »
50 La sœur du marié lui demande également des explications concernant les
kāmaṇ :
« Ô belle-sœur, fille de famille honorable, pourquoi as-tu lancé des kāmaṇ sur mon
frère, grâce à qui j’ai eu l’honneur d’être appelée “ fille dotée d’un frère 30 ”, mon
frère qui est aussi charmant et adorable que Kṛṣna ? »
[La mariée répond :] « Ô belle-sœur, dès le crépuscule, il ne pensait qu’à sortir pour se
réjouir ailleurs. Mais maintenant, ce fils de ma belle-mère, tellement prétentieuse et
arrogante, cet enfant de courtisane, est entièrement en mon pouvoir. »

Le maquillage prend une nouvelle signification


Chants du départ de la mariée

51 Chaque mère consciente de l’importance de l’embellissement du corps de


sa fille, et de ses effets sur son bonheur conjugal, lui donnera des conseils
à ce sujet avant son départ pour le foyer conjugal. Les chants s’en font
eux-mêmes l’écho. Mais le ton change, et dans la chanson suivante, ce
sont les différentes façons de bien se comporter dans sa belle-famille, de
la part de la mariée, qui deviennent les ornements de celle-ci, sa nouvelle
parure d’épouse :
« Ô femme mariée, portez sur vous le propice cṹdaṛ rouge 31 , coloré par le pativrat
dharma [dévouement envers son mari]. Que vos yeux soient toujours maquillés avec du
khōl fait de śīlvrat [ferme détermination de rester une femme vertueuse et pure], ornez
votre bouche de paroles douces et agréables. Que le dévouement aux autres soit vos
bijoux frontaux, et votre sari rouge le constant service à votre mari. Que l’habileté soit
l’ornement de vos dents, que le sens de l’honneur et de la dignité soit le petit anneau de
nez illuminant votre visage. Le sens du devoir et de la compassion doivent être vos
boucles d’oreilles, et l’absence de mensonge votre bijou de tête. Quant à la guirlande
que vous portez pour vous parfumer, c’est la patience. La connaissance (gyān) et
l’obéissance aux aînés doivent être portés comme des colliers sur votre cœur. Vous
devez considérer vos beaux-parents comme votre collier tamṇyo [lié au bonheur
conjugal]. Votre politesse doit être vos bracelets, et les bijoux de vos poignets votre
générosité. Que le bijou de votre cou soit de ne jamais prononcer de paroles amères,
que les bracelets en fleurs soient d’obéir à tous. Il faut avoir des rapports amicaux avec
chaque membre de la belle-famille ; mettez entièrement votre coeur au service de votre
mari, ce sera vos bracelets de cheville [pour contrôler et guider les pas sur le chemin de
la vie]. »
[Chaque mère conseille à sa fille :] « Ô femme mariée, mettez le cṹdaṛ rouge du sat 32 .
C’est avec ce sari que l’on ressemble à une femme mariée. Faites venir le tissu fabriqué
à partir de fils de sat et d’amour, qu’il faudra ensuite colorer de la couleur du dharma [la
valeur morale, le devoir et la religion]. Faites venir le ruban doré de la dévotion envers
votre mari (patibhakti), ajoutez-y le lacet doré de la connaissance et un ruban brodé
d’ascèse (tapasyā), puis mettez sur ce cṹdaṛ les fleurs dorées de la générosité et du
devoir. »

Chants de félicitation : la femme à mi-chemin de sa vie


52 Quels que soient les souhaits manifestés dans les chansons de kāmaṇ
précédentes, d’autres chants, que l’on peut entendre lors de réjouissances
ou de cérémonies de bon augure, expliquent que la femme, une fois
mariée, finit par comprendre les « vraies » formules du kāmaṇ pour
charmer un mari présenté alors comme très attaché à sa famille. Elle
continue à se maquiller, mais le sens qu’elle donne à ses ornements n’est
plus le même. En tant qu’épouse, elle n’est plus seulement le symbole de
la maison ou du champ de son mari, ni un bien de réjouissance
uniquement pour lui (comme le décrivent nombre de textes sacrés ou de
chants populaires). La signification de sa parure, pour celle qui ne cessait
de critiquer sa belle-famille, change alors complètement : c’est la famille
entière de son mari qui devient l’embellissement de son propre corps ;
son existence s’est fondue dans celle de sa belle-famille :
« Le manguier a bourgeonné [le printemps est arrivé, la famille est en plein
épanouissement et le moment de se féliciter des événements heureux est venu]. La
belle-fille, parfaitement maquillée, est descendue de son palais de réjouissance et le son
du tintement de ses bijoux s’est répandu dans l’atmosphère. Sa belle-mère lui
demande : “ Ô belle-fille, explique-moi la signification de tes bijoux ”. »
[La belle-fille lui répond :] « Ô belle-mère, ne répétez pas le mot bijoux,
l’embellissement de mon corps est ma famille entière. Mon beau-père est le roi de mon
château fort, ma belle-mère en est le trésor plein de pierres précieuses [les fils]. Mon
beau-frère aîné (jeṭh) est le bijou élégant de mon bras, ma belle-sœur (jeṭhānī) en est
l’ornement du lacet. Mon beau-frère cadet (devar), ce sont mes bracelets en ivoire
[symbole du bonheur conjugal], ma belle-sœur (devrānī) est leur rouge plein d’éclat. Ma
belle-sœur (nanad) est mon corsage de couleur rouge, mon beau-frère (nandoī) la
houppe de ses lacets. Mon fils est la lampe de ma maison, ma belle-fille la flamme de
cette lampe, qui répand la lumière [en donnant des enfants]. Ma fille est la bague de
mes doigts, mon gendre la pierre précieuse incrustée dans cette bague. Ma saut
[deuxième épouse du mari], ce sont les souliers de mes pieds, et elle y a très belle
apparence. Mon mari est la couronne de ma tête, la marque de bonheur [tilak, qui
représente également le liṇga de Śiva] sur mon front. Et moi, son épouse, je suis
l’embellissement de son lit conjugal. Ô belle-mère, pourquoi me demandez-vous la
signification de mes bijoux, alors que l’embellissement de mon corps est ma famille
entière ? »
[La belle-mère, infiniment charmée, la remercie :] « Ô belle-fille, j’apprécie de tout mon
cœur les paroles que tu as prononcées et ta façon de décrire ma famille tout entière. »

Chants de Holī : la femme avant son dernier voyage


53 Les chants évoquent à cette occasion la femme qui s’avance vers le
crépuscule de sa vie, et voit que celui qui devrait se trouver dans son lit
conjugal s’est éloigné davantage d’elle. Elle sait que la nuit où elle
s’endormira pour toujours, son compagnon de vie trouvera que c’est un
heureux événement. Il dira calmement : « C’est bien qu’elle soit partie
avant moi, j’ai pu m’occuper de sa dernière cérémonie, qui s’est déroulée
comme il fallait. »
54 La femme, dès son enfance, représente déjà un fardeau tel que, dit-on,
même la terre s’abaisse de trois empans lors de sa naissance. Adolescente,
elle est une charge pour ses parents qui devront assurer les dépenses de
son mariage et de sa dot. Pendant la jeunesse, tout le monde souhaite
boire son « vin » enivrant, sauf celui pour qui elle le garde soigneusement
et qui est souvent absorbé par d’autres préoccupations, ou bien qui, pour
s’imposer, lui cache son penchant pour elle. Une fois âgée, elle perd son
charme aux yeux de son mari, qui voit en elle plutôt un obstacle et qui a
le droit de la confier à son fils afin de se libérer et s’avancer sur le chemin
du salut et du renoncement 33 . Tandis que pour elle tous les chemins
passent par son mari : le chemin de la connaissance (gyān), de la
délivrance (mokṣa), de l’amour (prem) même avec Dieu. Comme le poète
Tulsī Dās le chante, « pour elle, il n’y a qu’un seul dharma, un seul vrat
(une seule règle à suivre) : être entièrement dévouée à son mari et aimer
ses pieds sacrés. Son corps, ses paroles, son esprit et ses pensées, tout doit
lui être consacré » (Tulsī Dās, édition 1983 : 692). Elle doit ainsi considérer
son époux comme son maître, son gourou et son Dieu.
55 Tout entière vouée à son culte, elle arrive au moment de sa vie où, plutôt
que de se soucier d’être qualifiée d’ascète ou de sainte, elle doit d’abord
prouver qu’elle n’est pas une pécheresse : pour cela, elle est censée
quitter ce monde avant son mari et son fils. S’effacer à moitié n’est pas
possible, elle doit s’effacer totalement. Toute sa vie, elle a pu considérer
son mari comme son Śyām (Kṛṣna), mais, malgré son dévouement et tous
les sacrifices qu’elle a pu faire dans sa vie, rien n’assure qu’elle a toujours
bien agi. Pour prouver que sa pureté et sa chasteté (satī tva) sont intactes
elle devra quitter ce monde avant son mari : son satī tva serait mis en
cause si son mari ou son fils mourait avant elle.
56 Elle éprouve alors les dures réalités de sa vie, et comprend la signification
des liens terrestres ; les motifs de son cṹdaṛ vont alors changer
radicalement. Elle ne cherche plus de cṹdaṛ orné de symboles du bonheur
conjugal ou des bonheurs terrestres. Elle souhaite avoir un cṹdaṛ qui
représente les jeux (līlā) du Dieu suprême (Parbrahma). Dans les chants,
ayant mis ce cṹdaṛ, elle veut aller voir son bien-aimé, Dieu, et dit à son
amie :
« Ô mon amie, pour le prochain mois de Phālgun [mars-avril, saison d’amour], faites-
moi teindre un tel cṹdaṛ. Faites mettre quelques gouttelettes d’ambroisie sur chaque fil
et une toupie [le monde] qui tourne sans cesse, puis, faites teindre ce cṹdaṛ avec de la
couleur d’amour. Il faut qu’une gopī [vachère, bien-aimée de Kṛṣna] soit présente à
chaque coin de ce sari. Faites asseoir ces gopī avec leur bien-aimé Śyām [Kṛṣna]. Faites
dessiner les rives de la rivière Yamunā et du Gange, et faites apparaître clairement
chaque vague 34 . Que la montagne Govardhan 35 soit visible sur ce sari, avec les
vaches en train de pâturer. Que Kṛṣna soit là, avec les enfants des vachers et ses amis,
en train de jouer la douce mélodie de sa flûte 36 . Le jour de Holī, avant de partir, je
mettrai ce cṹdaṛ, je me ferai belle comme Rādhā [pour qui Kṛṣna avait tellement
d’amour], et j’irai réveiller mon bien-aimé, Kṛṣna 37 . »
57 La femme, destinée à créer, ne laissera pas son bien-aimé en état de
sommeil, même s’il s’agit de Dieu lui-même. Elle le réveillera et
l’inspirera pour la création, son vrai devoir. En même temps, elle
n’oubliera pas ses devoirs envers son mari terrestre (pativrat dharma).
Aussi ne mettra-t-elle ce sari, qui n’est pas lié à son bonheur conjugal
mais est destiné à Dieu, que le jour de Holī, jour où la société lui permet
de transgresser les interdits et de jouer « aux couleurs » (raṅg – à la fois
couleur, gaieté, verve et amour) avec son beau-frère cadet (devar) ou avec
les autres hommes :
« Ô ma mère, faites-moi danser le gair (danse d’amour) avec mon beau-frère (devar) 38
! »

Conclusion
58 Dans les thèmes des chansons destinées à la mariée (bannī), deux
tendances sont observables. L’une consiste à donner des leçons de
moralité à la mariée, afin de l’inciter à être une femme idéale,
entièrement dévouée à son mari, consciencieuse dans son devoir
d’épouse et de belle-fille qui doit prouver qu’elle est une femme
vertueuse (satī-sādhvī). L’autre est bien différente, notamment dans les
chansons concernant les kāmaṇ, et reflète une absence de préoccupation
morale. On y retrouve plutôt des éléments renvoyant aux pratiques
magiques d’ākarṣaṇ (« attraction ») pour fasciner et attirer le marié, de
vaśīkaraṇ (« conquête ») pour le subjuguer, de stambhan
(« immobilisation ») pour le plonger dans la stupeur et le retenir, de
vidveṣaṇ (« inimitié ») pour le détourner des membres de sa famille en
faisant naître en lui une certaine aversion envers eux, et d’uccāṭan
(« expulsion ») pour le détourner des autres femmes.
59 Il y a là un autre aspect de la femme hindoue, qui n’a nulle envie de se
soumettre et de devenir l’humble servante de son mari. Elle peut ne pas
réaliser le rêve de voir son mari se plier à ses volontés, car la réalité de la
vie est différente, mais ce désir est présent au plus profond de son être.
C’est donc une femme bien différente qui apparaît ici : loin de se
soumettre aux pieds sacrés de son mari, qui est son gourou, son maître et
son Dieu, elle exprime là son désir de le dominer, et même de le faire
dominer par sa famille à elle. L’embellissement de son corps est l’un des
moyens magiques et sacrés pour réaliser ses rêves de bonheur conjugal.
Ses observances rituelles, lors des fêtes de Holī, Śītlā, Gaṇgaur, Tīj, etc.,
ne sont pas uniquement pratiquées en vue d’obtenir la longévité de son
mari : elles sont également liées aux sortilèges, kāmaṇ, qui consistent à se
maquiller obligatoirement avant chaque fête. Ne pas le faire serait
néfaste à son bonheur conjugal.
60 Chaque fois qu’elle rend un culte à une déesse, elle lui offre des produits
de maquillage et des ornements. Lors de la fête de Divālī, elle rend un
culte à seize lampes, qui symbolisent entre autres les seize fards de la
femme – ces seize lampes étant également représentées sur le sol sous
forme de dessin. Pour la fête de Gaṇgaur, elle met sur un mur trois fois
seize points de pâte de poudre rouge (kuṅkum), de henné et de khōl, points
qui représentent ces seize fards ; puis elle leur rend un culte. Pour la
cérémonie de clôture des différentes fêtes telles que Tīj, Karvā Cauth,
Gaṇgaur, etc., la femme qui observe ces pratiques religieuses offrira un
ensemble de produits de maquillages aux femmes mariées qui sont
présentes. Ce geste est pour elle l’espoir d’avoir toujours droit au
maquillage, c’est-à-dire l’espoir d’un bonheur conjugal sans limite. À la
fin de chaque culte, elle demande aux divinités de lui accorder le droit à
un ultime maquillage, identique à celui d’une nouvelle mariée, avant sa
future cérémonie d’incinération (ce maquillage ne peut être fait à une
veuve), et de lui accorder le droit de mettre ses bracelets et son cṹdaṛ
rouge à jamais : cuṝō- cṹdaṛ amar karo.
61 L’embellissement de son corps revêt ainsi une valeur particulière pour la
femme hindoue, pour qui il représente quelque chose de symbolique et de
sacré, investi du pouvoir d’exercer des sortilèges, et lié à son bonheur
conjugal.

BIBLIOGRAPHIE
Références
BHATIA, Harsha Nandini, 1983, Nārī Śṛṅgār, Delhi, Prabhat Prakashan.

Bṛihat Hindī Koś, 1956, éd. par Prasad Kalika, Sahaya Rajvallabh et Shrivastav Mukundi Lal, Bénarès,
Gyan Mandal Ltd.
CHAMBARD, Jean-Luc, 1994, « La mort de la femme du gourou », Singulier, 12 (« La mort douce : la vie
en plus »), p. 18-21.
CHATAK, Govind, 1968, Gaṛhwālī Lokgīt, Delhi, Rādhā Krishna Prakashan.
DIKSHIT, Pandit Rajesh, 1988, Bhairvī Evam Dhūmāvatī Tantra Śāstra, Agra, Dip Publication.

DVIVEDI, Pandit Bhoj Raj, 1994, Anubhūt Yantra-Mantra-Tantra aur Ṭoṭke, Delhi, Diamond Pocket
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GUPTA, Satya, 1965, Khaṛī Bolīkā Lok Sāhitya, Allahabad, Hindustani Akadami.
JOSHI, Sarasvati, 2000, « La femme et l’eau (Ô ! ma belle, donne-moi à boire deux gorgées d’eau) », in
A. Montaut, éd., Le Rajasthan : ses dieux, ses héros, son peuple, Paris, Publications de L’INALCO, p. 63-
80.
Kalyan Śakti Upāsnā Aṅk, 1987, Gorakhpur, Gita Press.
« KAUSHIK » BARUA, Rishi Jaimini, 1966, « Solah sṛṅgarõ ka rītikāl punah lauṭe, punah lauṭe », Dīp
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PANDAY, Banarsi Lal, 1980, Hindū Devtā ke Vividh Rūp aur Vāhan, Varanasi, Jay Bharat Press.
GOODWIN RAHEJA, Gloria, GRODZINS GOLD, Ann, 1994, Listen To The Heron’s Words, Berkeley, University of
California Press.

SHARMA, Krishna Kumar, 1970, Bagṛāvat Lok Gatha, Udaipur, Vidyapith Press.
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TIWARI, Hira Lal, 1980, Gangā Ghāṭī ke Gīt, Varanasi, Vishvavidyalay Prakashan.
TULSI DAS, 1983, Shrī Rām Carit Mānas (Rāmāyaṇ), Gorakhpur, Gita Press (rééd.).

WEINBERGER-THOMAS, Catherine, 1996, Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en Inde, Paris,
Éditions du Seuil.

NOTES
1. Les termes translittérés le sont à partir du hindi et du rājasthānī.
2. Selon certains, le dévouement envers son mari (pativrat), l’effacement total de soi et l’offrande
de sa personne à son mari (samarpaṇ) sont considérés comme étant les étapes ultimes du
maquillage de la femme (voir plus loin, et cf. « Kaushik » Barua 1966 : 25-40 ; Bhatia 1983).
3. Dictionnaire Bṛihat Hindī Koś (1956 : 1346).
4. Voir aussi l’article de J.-L. Chambard (1994 : 18-21).
5. Il s’agit d’un objet pentagonal en bois portant des oiseaux sculptés, comme des perroquets ou
des moineaux, avec un paon au sommet, que le marié doit frapper de son épée avant d’entrer.
Plusieurs histoires liées à cette cérémonie sont récitées par lepaṇḍit lors du mariage. Selon l’une
d’elles, assez populaire, la mère de la déesse Pārvātī lui disait pendant son enfance, en lui
montrant des oiseaux : « Regarde, voici ton fiancé, on va te marier à lui ! » Lorsque Śiva arriva
chez elle pour l’épouser, tous les oiseaux vinrent l’en empêcher, disant que la mère leur avait déjà
promis la main de sa fille. La situation devint gênante, et les oiseaux finirent par laisser entrer
Śiva, à condition que celui-ci passe sous leurs pattes (leur position serait ainsi supérieure à la
sienne). Le dieu accepta, et, depuis, ces oiseaux se trouvent toujours sur le toraṇ Dans une autre
version, ils auraient perdu contre Śiva une guerre dont l’enjeu était la main de Pārvātī. Selon ces
histoires et diverses chansons populaires, ces oiseaux représentent les soupirants ou séducteurs,
que le marié doit tuer symboliquement.
6. La trame du fil de coton comporte les éléments de l’amour et de la création. Le fil symbolise la
vie, le casser serait synonyme de mort. Du fil noir et bleu est utilisé dans certains rites tantriques
(Sharma 1981 : 32-40).
7. Dans l’histoire de Bagṛāvat, la reine Jaimatī, incarnation de la déesse Durgā, constate que son
beau-frère, Nevājī, se bat toujours vaillamment même après avoir perdu sa tête. Craignant que son
mari ne soit vaincu dans la guerre, elle tente en vain de poser une marque (tilak) d’indigo sur le
front de Nevājī, puis, ayant mis des vêtements colorés d’indigo, elle se met à grandir jusqu’à
mesurer neuf mètres et se place sur une colline de sorte que son ombre couvre Nevājī, mettant fin
à sa bravoure et le faisant tomber (Sharma 1970 : 104-106). De même, il est dit au sujet du guerrier
Devīdās qu’il avait continué à se battre après que sa tête eut été coupée : pour faire tomber son
corps et lui ôter toute bravoure, les gens l’aspergèrent d’indigo. Comparer C. Weinberger-Thomas
(1996 : 42) : « pour détruire le sat (l’énergie, la force de vérité de la femme qui veut se brûler), on
jette à la satī quelques aspersions d’eau noircie à l’indigo », ou bien « une des noix de coco que l’on
empilera sur le bûcher où la satī aura pris place aura été secrètement polluée à l’indigo ». L’indigo
est utilisé en sorcellerie (Dvivedi 1994 : 125).
8. Dans l’histoire de Bagṛāvat, l’épouse de Nevājī s’aperçut qu’elle avait oublié d’offrir une
guirlande au cheval de son mari. Voyant le cheval mécontent, elle voulut lui donner la sienne,
mais le cheval refusa et dit : « Celui qui met une guirlande déjà portée par une femme risque de
perdre toute sa bravoure » (Sharma 1970 : 91).
9. À la fin du culte, les gens font l’ārtī, qui consiste à faire tourner une lampe avec plusieurs
mèches, ou avec du camphre, dans le sens des aiguilles d’une montre devant la divinité ; on fait de
même avec une petite urne d’eau, en louant la divinité, en agitant des cloches ou en jouant des
instruments de musique. Enfin, on offre des fleurs. Chaque composant de l’ārtī est directement ou
indirectement lié aux cinq éléments de la nature et de l’évolution de l’Univers.
10. Les lentilles de mṹg (Phaseolus radiatus) et surtout d’uṛad (Phaseolus aureus) et leur farine sont
fréquemment utilisées dans le domaine tantrique (Dvivedi 1994 : 31, 110, 136).
11. Il s’agit de la mère de la mariée, qui est traitée de femme immorale. L’usage de toutes sortes de
mots vulgaires comme putain, courtisane, menteuse, etc., n’est pas indécent, que ce soit dans les
chansons de kāmaṇ ou dans celles d’injures (gālī -gīt) – cf. également Goodwin Raheja et Grodzins
Gold (1994 : 45-52).
12. Ensemble de plusieurs fils de coton de différentes couleurs propices (jaune, rouge, etc.), offert
aux divinités pour remplacer symboliquement l’offrande des vêtements. Il est également attaché
aux poignets de ceux qui accomplissent un rituel ou rendent un culte important. C’est alors un
cordon protecteur, béni par les divinités.
13. Le perroquet tire le char de Kāmdev, le dieu de l’amour. Son arc est fait de fleurs de campā
(Michelia champaka), de jasmin, de lotus, d’aśok (Jonesia ashoka), de bourgeons de manguier, et le
printemps est son aide (Panday 1980 : 65-68). Deux régions mystérieuses, le Kāmrūp et le Bengale,
sont connues pour leurs pratiques tantriques où les femmes sont censées posséder le pouvoir de
transformer les hommes en animal, perroquet, etc. (Tiwari 1980 : 261).
14. Avant que le marié ne monte sur la jument pour le départ du cortège, sa mère rend un culte à
cette dernière. Il restera assis sur sa monture toute la durée de la procession et de la cérémonie du
toraṇ. Aussi, chez le marié, les femmes chantent-elles chaque jour des chansons destinées à cette
jument (ghoṛī), qui représente la Śakti.
15. Mesure de poids, équivalant à un peu plus de deux livres.
16. La femme elle-même est le feu, et avant son mariage elle est l’épouse spirituelle d’Agni qui
l’offre à son mari temporel pour qu’il jouisse d’elle. Le rouge est aussi la couleur du rajoguṇ, la
qualité (guṇa) de la passion (rājas). C’est pourquoi une fille vierge porte la couleur rouge au
moment d’entrer dans la vie temporelle.
17. Mois lunaire, à cheval sur août et septembre. Mais alors que la saison des pluies est une saison
d’amour, ici, le ciel est rempli de l’obscurité du malheur et du désespoir.
18. Le chiffre sept a une grande importance et est souvent utilisé dans les actes de tantrisme et
dans les sortilèges. Il exprime également un lien éternel : lors de la cérémonie de mariage, les
mariés font sept pas, sept tours autour du feu, et sept promesses. De même, dans la danse de
ghomar, liée à la fascination, ne doivent en principe figurer pas moins de sept femmes.
19. Le corbeau est considéré comme intouchable. Lorsqu’une femme a ses règles, on dit aux
enfants, pour qu’ils évitent son contact, qu’un corbeau l’a touchée et qu’elle est en état
d’impureté. Il figure également sur la bannière de la déesse Dhāmāvatī / Alakṣmī, une forme de
Pārvātī qui, épuisée de faim, dévora son mari Śiva et devint veuve. Les gens se servent de corbeaux
pour des rites tantriques, par exemple ses ailes pour rendre envieux, ou la cendre de son corps
brûlé pour faire cesser une obsession (Dikshit 1988 : 140-154).
20. La chatte est considérée comme une sorcière (dāyan). Les femmes la gardent à distance des
nourrissons, de crainte qu’elle ne les dévore. Durant une variole ou une rougeole, on fera
attention de ne pas la faire entrer dans la chambre du malade.
21. Ces endroits – où, même à notre insu, nous tuons quotidiennement des êtres vivants – sont liés
à la déesse Śakti. Ils sont souvent utilisés dans le tantrisme : dans le but, par exemple, de faire
revenir quelqu’un à la maison, on écrira un mantra particulier que l’on cachera dans ses
vêtements, placés alors sous le moulin en pierre ; la personne concernée rentrera sans faute dans
moins de quarante jours. Ou bien le mantra écrit sera chauffé, ou caché sous le foyer, ainsi l’absent
n’aura pas l’esprit tranquille tant qu’il ne sera pas revenu à la maison (Dvivedi 1994 : 124).
22. À certaines occasions, comme le mariage, la naissance d’un enfant, ou d’autres fêtes, des
femmes mariées s’occupent de coiffer la personne concernée : elles lui font sept nattes, lui
mettent un bijou en or sur la tête. Le dessin de cette coiffure avec ses sept nattes est particulier, et
réservé à la femme mariée.
23. La lampe représente le corps et la vie, la flamme représente la sādhanā, la discipline que doit
suivre un dévot. La lumière de la lampe est le bonheur conjugal et ne doit pas être éteinte par le
souffle. Aussi rend-on un culte à la lampe à plusieurs occasions. Elle est également symbole du
fils : en la donnant à la belle-fille, la belle-mère lui rappelle sa responsabilité dans la continuité de
la lignée.
24. Kāmdev, le dieu de l’amour, est entré dans le tintement des bracelets de cheville de Pārvātī (cf.
Kalyāṇ Śakti Upāsnā Aṅk 1987 : 505).
25. L’éléphant, lié à Gaṇeś, est bienfaiteur et porte-bonheur. Il est également lié à Lakṣmī, modèle
de la femme mariée.
26. Bien que Kṛṣna soit le Dieu, c’est le nom de son amante Rādhā qui est prononcé avant le sien,
pour rappeler au mari que sa femme souhaite occuper dans son cœur la place que Kṛṣna avait
accordée à Rādhā. En même temps, transformé en perroquet, il parlera avec sa voix à elle et ne
fera que répéter les paroles qu’elle lui aura apprises.
27. Comparer avec la pratique, dans certaines régions, selon laquelle la mère du marié s’assoit sur
la margelle d’un puits, comme si elle voulait s’y jeter, et réclame à son fils un prix pour l’avoir
allaité pendant son enfance (Gupta 1965 : 49).
28. L’offrande de yaourt bien frais, préparé dans un pot « vierge », symbolise également l’offrande
de la mariée.
29. Un kos équivaut à environ deux kilomètres.
30. Une femme sans fils (nipūtī) et une fille sans frère (abīrī) sont considérées comme infortunées
(abhāgin), et trouver un mari pour la fille qui n’a pas de frère pose parfois problème. Même les
textes sacrés déconseillent d’accepter une telle fille pour épouse.
Le sari rouge, 31. cṹdaṛ, lié au corps même de la femme, l’est à sa
virginité, sa chasteté. Aussi une tache sur ce sari signifie-t-elle que la
femme est souillée et a perdu sa pureté. Il faut qu’elle le garde
soigneusement, sinon même les larmes d’une vie entière ne pourront
effacer cette tache. À l’occasion de sa propre cérémonie de funérailles,
son frère doit lui en offrir, à condition qu’elle quitte le monde avant son
mari, ou devienne satī et s’immole avec lui.
32.Sat est « l’essence de la “ satîté ” », la vertu particulière qui est le propre des satī, le principe de
chasteté et de fidélité absolues d’où découle le sacrifice des veuves. Dans la langue courante, le
mot désigne la chasteté féminine (cf. Weinberger-Thomas 1996 : 31-33, 272).
33. Voir également l’article de J.-L. Chambard (1994 : 18-21).
34. Les vagues représentent les sentiments de l’esprit humain, bons ou mauvais, liés à l’ascèse ou
aux caprices, ou à la vérité tout entière, sans hypocrisie, car chaque aspect de la vie a son
importance. Mais les rives qui contrôlent le déchaînement des vagues doivent être celles, pures et
sacrées, du Gange et de la Yamunā.
35. Govardhan est la montagne située près de Mathura, en Uttar Pradesh. Kṛṣna l’a soulevée afin
de protéger les bergers d’une inondation provoquée par le dieu de la pluie, Indra.
36. Mélodie qui fascine, fait oublier toutes les attaches terrestres, et nous amène vers l’union de
l’âme individuelle avec l’âme universelle (jīvātmā et parmātmā) par le chemin de l’amour et de la
dévotion, comme ce fut le cas pour les vachères, les gopī.
37. Allusion à son souhait de quitter ce monde comme une femme mariée, mais en même temps
bien-aimée de Dieu.
38. Au début le mot devar n’était pas réservé au frère cadet du mari, mais signifiait « deuxième
mari » (dūsrā pati) – cf. Chatak (1968 : 172).
Chapitre 11. Corps offert, corps meurtri :
dévotion, grâce et pouvoir dans un culte
villageois à Murukaṉ
Josiane Racine

1 De toutes les fêtes marquantes de l’hindouisme populaire en pays tamoul,


celle de tai pūcam 1 , dédiée à Murukaṉ, est assurément l’une des plus
spectaculaires en raison du rapport au corps qu’elle illustre. Les
participants à la procession qui la caractérise se livrent en effet à des
épreuves corporelles saisissantes, offertes en remerciement pour une
guérison obtenue, ou en marque de sacrifice pour une guérison espérée.
La dévotion s’affiche ici aux yeux de tous par une mise à l’épreuve du
corps, instrument essentiel de rapport au divin. Aux marges des
pratiques plus communes que sont les rituels de temple, les pèlerinages,
les pūjā, les chants ou la méditation, les dévots de tai pūcam offrent leur
chair au dieu le temps d’une macération ascétique à la fois individuelle et
collective. À l’immense littérature existant sur Murukaṉ 2 , on voudrait
ici ajouter une analyse nourrie de l’observation d’un culte villageois, culte
marqué par le rôle décisif d’une personnalité locale hors du commun, le
cāmiyār 3 Murukaiyyā Kavuṇṭar. En dépit de l’opposition initiale des
brahmanes du cru, celui-ci entendit faire de son corps un char
processionnel habité par Murukaṉ, et réussit à imposer sa vision en
s’appuyant sur la ferveur populaire nourrie de ses talents thaumaturges,
ce qui lui permit de développer les célébrations collectives de tai pūcam et
d’ériger finalement au village un temple de Murukaṉ, dont il est le
desservant. Ce parcours individuel n’est toutefois pas aberrant. Il s’inscrit
en effet dans un ensemble de traditions – celles des cittar (S. : siddha),
liées au Tantra – qui font du corps un instrument de la conscience du
divin, voire bien davantage : le temple même où réside la divinité.
2 Le développement d’un parcours individuel en une manifestation
collective, distincte de la tradition dominante mais finalement approuvée
par elle, n’est pas non plus une innovation. Le mouvement de l’histoire ne
saurait, pour autant, être ignoré : débordant très largement du champ
religieux, la montée des castes de statut bas ou moyen (les Other Backward
Classes, OBC, de la terminologie administrative) dessine le fond
sociologique de l’aventure de Murukaiyyā, qui brave à la fois les experts
du rituel et de la textualité que sont les brahmanes, et les détenteurs du
pouvoir villageois que sont les kaṃpattār 4 de haute caste Reṭṭiyār, pour
affirmer, par l’entremise du corps, une voie de relation au divin offerte au
plus grand nombre, gagnant ainsi au passage une prééminence spirituelle
et un prestige débordant du seul cadre villageois.
3 Nous commencerons par rappeler la riche charge mythologique de
Murukaṉ, pour souligner les traits particuliers que son dévot Murukaiyyā
met en valeur. Ce dernier retiendra ensuite notre attention. C’est un
cāmiyār de village qui transcende de beaucoup le guérisseur et l’exorciste,
qu’il est aussi, pour atteindre à une manière de sainteté à la fois inspirée
et organisatrice. L’usage du corps, celui de Murukaiyyā comme celui des
dévots, nous arrêtera plus longuement, en premier lieu par une
description commentée des manifestations de tai pūcam, puis par une
réflexion sur le lien qui peut être établi entre la voie choisie par ce
cāmiyār et la tradition des cittar. Nous évoquerons enfin la dimension
sociologique de cette manifestation collective, développée par la volonté
supérieure d’un homme au départ ordinaire, qui bouleverse les modes
habituels de célébration des fêtes religieuses en faisant de son corps un
temple attirant à lui, plutôt qu’aux lieux saints établis, des dévots de
toutes castes, qui font eux-mêmes de leur corps en ascèse une prière en
mouvement.

Murukaṉ : force, séduction, chasteté


4 Les observations ici rapportées ont été conduites au village de Karaṉi, un
village du Territoire de Pondichéry enclavé au Tamil Nadu 5 . Village
banal, au bord de la Varakānati : une terre irriguée par étang, puits et
canaux, mise en rizières et en canne à sucre, ainsi qu’en arachide en
saison sèche. Une population dense, hindoue en totalité, à structure
sociale représentative de la région, et donc organisée autour de trois
catégories essentielles. La plus élevée comprend la classe dominante de
notables, propriétaires terriens aisés de caste Reṭṭiyār, flanqués de
propriétaires Otaiyār moins prestigieux. La plus nombreuse regroupe une
majorité de petits paysans de caste Vaṉṉiyar, classée comme OBC, et
portant généralement le titre de Kavuṇṭar : beaucoup ont des terres sans
être aisés, certains vivent essentiellement de leur position de métayer,
une minorité travaille comme ouvrier agricole. Enfin, dominée
socialement et économiquement, une masse de Dalits (le nouveau terme
pour désigner les intouchables 6 ), de caste Paṟaiyar, ouvriers agricoles
sans terres pour l’essentiel, vit dans son quartier séparé, le cēri (hameau
des intouchables), un peu à l’écart de l’ūr, le gros du village où résident
les deux premières catégories, autour du bassin près duquel ont été
construits les temples majeurs du village, dédiés à Īsvaraṉ (Śiva [S.]),
Perumāḷ (Viṣṇu), Vināyakaṉ (Ganeśa [S.], dit aussi Pillaiyār), et les déesses
Draupadī (S.) et Ceṅkaḷunīrammaṉ. Le temple d’Aiyanār, divinité
protectrice du finage, se dresse comme de coutume aux marges du
village, à l’orée des champs. Le groupe des brahmanes se réduit ici aux
familles desservant les trois principaux temples consacrés à Īsvaraṉ,
Perumāḷ et Piḷḷaiyār. Elles ne possèdent pas de terre en propre. C’est donc
des rangs des notables villageois, les kaṃpattār, que sont sortis les cinq
dharmakartā (S.), membres du conseil de surveillance des temples de l’ūr,
qui régissent ainsi leur fonctionnement et le déroulement des fêtes
religieuses. Vers 1950, ce cadre fort structuré fut secoué par l’influence
croissante de Murukaiyyā Kavuṇṭar, paysan Vaṉṉiyar qui entreprit
d’étendre et d’amplifier dans le village la dévotion à Murukaṉ.
5 Frère cadet de Gaṇeśa, et donc second fils de Śiva, Murukaṉ est une figure
extrêmement populaire du panthéon du Tamil Nadu. Il porte de multiples
noms. C’est le Cevvēl, le « Désiré rouge » chanté dans le Paripāṭal, un
recueil poétique de la littérature du Caṅkam 7 traduit par François Gros
(1968), le Subraḥmaṇya (S.) dont Françoise L’Hernault a étudié
l’iconographie (1978), le Skanda (S.) de l’Inde du Nord, mais aussi
Kārttikēyaṉ (en référence aux nymphes Kārttikai qui l’ont nourri),
Kumāraṉ, l’incarnation de la jeunesse mais surtout la figure du fils. Les
références au personnage, sous ses divers noms, sont innombrables et
l’inscrivent dans l’horizon panindien 8 . Au Tamil Nadu, il est présent
dans la mythologie et dans la géographie du Caṅkam, moule culturel de la
« tamoulité », ici aussi sous une pluralité de noms tous riches de sens, et
servant « aussi bien à expliquer une fusion avec les dieux “aryens” […]
qu’une origine “dravidienne” » (Gros 1968 : XLII). Ses deux épouses
symbolisent assez bien cette dualité : l’une, Devasenā (S.), est fille d’Indra
et renvoie au monde céleste dont il est lui-même issu ; l’autre, Vaḷḷi, celle
qu’il aime, est fille bien terrestre de la montagne : c’est, dans la tradition
populaire, une Kuṟatti (femme de la tribu nomade des Kuṟavar).
6 On ne peut ici s’étendre sur la richesse des références à Murukaṉ, ni sur
les multiples variantes des mythes qui le concernent 9 . Nous ne
retiendrons de cet immense corpus que ce qui sert au plus près notre
propos, et en premier lieu la pluralité des symboles qu’incarne Murukaṉ.
Créé à la demande des dieux pour abattre un asura (S.), Cūrapatmaṉ 10 ,
et ses frères, dont l’ascèse leur avait valu de ne pouvoir être détruits par
aucun des dieux existants, Murukaṉ est un dieu guerrier, dont la lance est
l’attribut le plus fréquent. Chef des armées d’Indra et symbole de la force,
il est aussi la figure de la jeunesse, et c’est sur ce point qu’il faut porter
l’attention, car les implications en sont complexes. D’une part, jeunesse,
beauté, amour allant de pair, le dieu est invoqué par les amants. De
l’autre, il est aussi le fils déçu (cf. infra), choisissant l’état de chasteté de
l’étudiant brahmane, le brahmacārin (S.). Il en restera, si l’on peut dire,
quelque chose : quoique doublement marié, Murukaṉ sera sans
descendance. De la multitude de versions disponibles du mythe, on
retiendra ici, pour l’essentiel, celle de Murukaiyyā, collectée sur le
terrain, en la complétant si besoin est de références textuelles.
7 Toutes les variantes de la naissance du dieu mettent en lumière qu’il est
un enfant sans mère. Dans l’une des versions standard 11 , Murukaṉ naît
du coït interminable de Śiva et de Pārvati, brusquement interrompu par
les dieux craignant que le fruit de pareille union ne soit d’une puissance
telle qu’il menacerait l’ordre du monde. Le sperme de Śiva tombe alors
dans le Gange où il fructifie. Mais Murukaiyyā ne retient pas plus cette
version que celles des Vāyu Purāṇa (S.) et Matsya Purāṇa (S.) qui mêlent le
feu Agni (S.) à la naissance, toujours surnaturelle, de Murukaṉ. Il
s’inspire, sans surprise, du Kanta Purāṇam tamoul (S. : Skanda purāṇa) :
Murukaṉ naît de six étincelles – ou de six faisceaux de lumière – issues du
front de Śiva, qui pénètrent les eaux d’un étang bordé de roseaux. Les six
nymphes Kārttikai (qu’on retrouve dans la version du sperme tombant
dans le Gange) réunissent les six enfants issus de ces étincelles en un seul,
pourvu de six têtes (d’où l’autre nom de Murukaṉ, Āṟumukam, « Six-
Visages »).
8 Aux multiples interprétations savantes du chiffre six (L’Hernault 1978 :
14), Murukaiyyā préfère l’arithmétique simple, mais fondatrice, qui
ajoute l’esprit aux cinq sens. Comme bien d’autres, le guérisseur mystique
voit dans la maîtrise conjointe de l’esprit et des sens la clé permettant à
tout être humain d’atteindre Dieu sous sa forme quasi conceptuelle de
Bhagavan (S.). Chacun des visages d’Āṟumukam est également porteur de
sens : le premier éclaire le monde plongé dans l’obscurité de l’ignorance
(aṟiyāmai) ; le deuxième confère dons (varam) et protections aux fidèles ;
le troisième guide celui qui pratique le yoga ; le quatrième enseigne au
sage la vérité des Vedas ; le cinquième combat le mal (tīmai) et tue les
asura ; le sixième jouit de l’amour de Vaḷḷi, l’épouse qui symbolise elle-
même l’amour des dévots. Les représentations de Murukaiyyā combinent
donc une fidélité personnelle à Murukaṉ et un ensemble de conceptions
fondamentales d’un hindouisme, où l’héritage de la haute tradition (tant
tamoule que panindienne), et l’ancrage dans une culture populaire, sont
indissociablement unis. La popularité exceptionnelle de Murukaṉ tient
sans doute à ce qu’il est l’un des très rares dieux issu du plus haut lignage
et peuplant les récits les plus classiques, qui mêle si intimement en sa
personne la « grande » et la « petite » tradition : cette dualité est bien
plus souvent l’apanage des déesses. Comme sa mère Pārvati – la Mīnakṣi
de Maturai, et la Māriyammaṉ de tous les villages tamouls – Murukaṉ
jouit d’un statut rituel d’une grande souplesse, lui permettant d’attirer
des dévots de statut très divers.
9 De tous les mythes qui dessinent la personnalité de Murukaṉ, l’un mérite
notre attention particulière : celui du dieu en brahmacārin. L’épisode
initial est connu. Le sage Nārada offre à Śiva le fruit de la connaissance
(ñana paḻam), une mangue ou une grenade selon les versions, qui doit être
mangé sans être partagé. Śiva, déjà omniscient, accepte l’idée de Pārvati
de l’offrir à celui de leurs fils qui sortira vainqueur d’une épreuve : faire
le tour du monde le plus vite possible. Murukaṉ, monté sur son paon, se
lance dans une course folle autour des mondes, aussi bien célestes que
terrestres. Mais si rapide soit-il, Vināyakaṉ l’emporte, ayant eu la sagesse
de faire tout simplement le tour de ses parents. Furieux, le jeune
Murukaṉ se retire alors sur la montagne de Paḻaṉi, la bien nommée selon
l’étymologie populaire (« toi-le fruit »), pour y vivre en brahmacārin.
L’épisode est fondamental pour notre propos. Il ajoute en effet au dieu de
la force et de la guerre – mais aussi de la perpétuelle beauté, de la
jeunesse pérenne, de la joie et du bonheur, au dieu séducteur – les
pouvoirs de l’ascèse. Celui vers qui se tournent les amants ou les couples
en difficulté, celui qui siège dans la montagne (qui est l’un des paysages
de la géographie poétique du Caṅkam, le kuṟiñci, propice entre tous à
l’amour illicite ou aux préludes à l’amour conjugal), ce dieu sous les
auspices duquel les mariages sont souvent célébrés, est aussi le
brahmacārin dont la chasteté choisie lui vaut grands pouvoirs. La
rétention de sperme de « celui qui ne procrée pas » lui donne en effet une
vigueur contenue et une puissance redoutable. Cette dimension de
Murukaṉ lui vaut de figurer, fût-ce de façon masquée, dans certains
traités de médecine tels que la Suśrutasaṃhitā 12 , notamment pour ce qui
est des maladies infantiles. Comme bien des déesses à la fois redoutables
et protectrices, Murukaṉ peut tour à tour donner le mal, en visant
particulièrement les enfants, et les protéger s’il est convenablement
adoré.
10 Tel est ce dieu de la beauté, resplendissant sur son paon, à la main la
lance qui tue les asura ; cet époux lié aussi bien aux êtres célestes qu’à
Valli, femme des montagnes ; ce brahmacārin aux pouvoirs redoutables.
C’est maintenant son dévot, Murukaiyyā, qu’il faut présenter.

Murukaiyyā, ou le corps sanctifié du dévot


11 Né dans une famille Vaṉṉiyar de Karaṉi, Murukaiyyā fut bercé, comme
tant d’autres, par les chants du Tiruppukaḻ (XVIIe siècle), au répertoire des
groupes de dévots villageois. Il devient dévot, bhakta, de Murukaṉ, son
dieu de lignée 13 , à huit ans. Son grand-père paternel est paysan, mais
aussi mantirikkiravar, guérisseur-exorciste recourant aux mantras. Il
apprend au jeune garçon, qui perd son père à douze ans, les mantras qui
lui permettront de devenir à son tour mantirikkiravar au village. Sa
pratique comporte les pūjā, les offrandes votives (vaḻipāṭu), les litanies
(S. : japam), et la bénédiction des malades avec application de vibhūti (S.) –
les cendres consacrées utilisées par les śivaïtes. Murukaiyyā soigne les
maladies infantiles pour commencer (en particulier les kuḷitōṣam,
fréquentes et menaçantes diarrhées avec déshydratation), tout en
pratiquant aussi la méditation (S. : dhyāna). Il accomplit le pèlerinage des
six lieux saints de Murukaṉ 14 . Puis vient un rêve : sur un char d’or,
Murukaṉ s’arrête devant sa maison et lui demande d’organiser une fête
en son honneur. Il apparaît aussi en rêve aux cinq dharmakartā du village,
ce qui emporte la décision. La fête, financée par une collecte ajoutant aux
contributions privées de Murukaiyyā et des dharmakartā, est célébrée au
mois de kārttikai, dans le temple de Śiva où se trouve une statue de
Kārttikēyaṉ. Tout se déroule au mieux. Encouragé par cette réussite,
Murukaiyyā propose d’honorer à nouveau Murukaṉ le jour de tai pūcam,
en janvier-février. Le succès se confirme. Murukaiyyā se marie deux ans
après. Il a alors vingt et un ans
12 Pendant trois ans, les brahmanes desservant le temple d’Īsvaraṉ
célèbrent cette fête nouvellement organisée en l’honneur de son fils.
Pendant ce temps, la renommée de Murukaiyyā grandit. Il ne guérit pas
seulement les fièvres et diverses maladies : il est un exorciste efficace,
conseille de plus en plus de couples en difficulté. Il guérit et rend des
oracles avec l’« autorisation » du Murukaṉ de Tiruttaṉi, qui lui a accordé
sa grâce (aruḷ). La notoriété et l’affluence apportent la prospérité, et le
poussent à organiser désormais la fête par lui-même. Il estime en outre
que s’il a obtenu la grâce de Murukaṉ pour guérir les malades en son
nom, il peut aussi disposer d’un lieu saint qui ne soit pas subordonné à
une tutelle extérieure. Murukaiyyā finance donc, sur ses revenus, un
embryon de temple, qu’il agrandit par la suite : un temple dont il est le
célébrant, et où affluent les dévots, avec leurs donations en nature ou en
argent. Puis il décide de subvenir seul aux frais de la fête annuelle de
Murukaṉ. Les choses auraient pu en rester là, s’il n’avait voulu aller plus
loin, et faire de son corps un réceptacle du dieu. Il entend en effet qu’on
lui fasse un abhiṣeka (« bain », requis en particulier pour les
consécrations) avec de la poudre de piment, afin d’honorer Murukaṉ qui
l’habite. Mais le piment est pour le dévot une dure épreuve. Consultés, les
brahmanes du village refusent : les textes rituels (S. : āgama) leur
permettent de faire cette cérémonie aux divinités, mais pas à leurs
dévots. Murukaiyyā trouve dans la petite ville de Tiṇṭivaṇam un
brahmane qui accepte de conduire sur sa personne l’abhiṣeka. Pris de
remords, le prêtre se confie ensuite à un confrère. Tous deux tombent
malades, et se rendent auprès de Murukaiyyā, qui les guérit, non sans
prévenir le brahmane ayant effectué l’abhiṣeka que sa fille fera une fugue
avec un intouchable, avant de revenir au logis dix jours plus tard. La
prédiction se réalise. Le message est clair. Murukaiyyā est bien un saint
homme, un cāmiyār choisi par Murukaṉ, et disposant de pouvoirs
spirituels extraordinaires. On lui prête des guérisons d’infirmes et de
paralysés remarchant après avoir reçu le vibhūti ; d’autres récits, comme
le pardon accordé à un guérisseur qui voulait lui nuire 15 , témoignent
également de sa clairvoyance.
13 Murukaiyyā exorcise et guérit les possédés et les malades qui viennent
parfois de très loin. Il consulte les dimanches, lundis et mardis de 6 à 21
heures (quelque 200 à 300 personnes par jour), avec pour mantra
privilégié la formule sanskrite Ōm Śakti Śaravanabhava, qu’il écrit au
centre de divers diagrammes (yantra) sur les amulettes de cuivre
apportées par ses visiteurs, auxquels il offre du vibhūti 16 . Śa-ra-va-na-
bha-va : les six syllabes désignent à la fois Śiva (Śara), Pārvati (vana) et
Murukaṉ (bhava), et « Celui-qui-est-né-dans-l’étang-aux-roseaux », c’est-
à-dire le dieu lui-même. Le pouvoir de Murukaiyyā se manifeste ainsi au
quotidien par sa capacité à soigner les corps 17 . Mais d’où vient-il, ce
pouvoir, sinon du rapport privilégié qu’il établit lui-même entre son
propre corps et Murukaṉ ? Et c’est aussi par leur corps que les dévots
ordinaires se dépasseront pour s’attirer la grâce du dieu, ou pour le
remercier de la guérison consentie. Cette relation au divin, transcendant
la souffrance par la piété, donne tout son sens à la célébration de tai
pūcam.
Tai pūcam : corps meurtri, corps offert
14 La célébration de tai pūcam à Karaṉi est tout entière conduite sous
l’autorité de Murukaiyyā, qui paie plus que tout autre de sa personne, et
qui entraîne avec lui une foule de dévots, de tout âge et de toutes
conditions (mais les plus hautes castes, les vieillards, les femmes et les
Dalits ne participent que sous des formes spécifiques). Opération de
pénitence collective, offrande de corps meurtris pour mieux guérir, la
fête célèbre le corps en cela même que l’esprit et la macération ascétique
permettent de le dépasser, ou plutôt d’en user comme véhicule de
dévotion. Dans le cas de Murukaiyyā, grand ordonnateur de ces
manifestations, le corps est bien davantage : il est le réceptacle du divin,
qu’habite Murukaṉ. Murukaiyyā, après de longues préparations
physiques et spirituelles, offre alors son corps au dieu, qui en use comme
d’un char processionnel. Il importe donc de distinguer, dans cette
célébration si impressionnante, ce qui relève de la personne
exceptionnelle de Murukaiyyā, et ce qui relève des différents types de
dévots.
15 La préparation de Murukaiyyā commence dès le mois de kārttikai (celui de
la naissance du dieu), en novembre-décembre, soit deux mois avant la
célébration de tai pūcam qui correspond, durant le mois de tai (janvier-
février), à l’entrée du soleil dans la constellation pūcam 18 –
généralement en conjonction avec la pleine lune de ce mois. C’est en ce
jour, marquant la victoire de Śiva sur les Tripura 19 , que Pārvati aurait
offert à Murukaṉ la lance (vēl), attribut du guerrier chargé de détruire
l’asura Cūrapatmaṉ 20 .
16 La préparation physique et spirituelle de Murukaiyyā consiste en un
jeûne diurne (il mange végétarien la nuit tombée) et par l’abstinence, que
complètent de longues heures de méditation. Les dévots ordinaires ne se
mettent pas tous en condition aussi tôt, mais les plus pauvres
commencent dès kārttikai à quêter. Vêtus de jaune, portant au cou une
guirlande de fleurs blanches, ils recueillent les dons dans un récipient
couvert d’un tissu jaune (le jaune et le blanc sont des couleurs
« rafraîchissantes » dans les conceptions chromatiques développées au
pays tamoul à partir de la théorie des humeurs tritōṣam 21 : le jaune et le
blanc domineront lors des épreuves de la fête). Dès kārttikai, Murukaiyyā
conduit aussi des séances de chant du Tiruppukaḻ pour les dévots, qui
entrent peu à peu dans une atmosphère de recueillement, de pureté, de
veille, de jeûne et d’abstinence. Le rythme de la vie quotidienne est
rompu, pour se libérer des fautes (pāvam) qui enchaînent l’esprit.
Murukaiyyā voit dans ces préparations (que certains dévots réduisent à
une semaine) le moyen de se préparer à communiquer avec Murukaṉ.
Trois jours avant la fête, Murukaiyyā, les brahmanes, les musiciens de
temple et les orfèvres mettent un bracelet de protection (kāppu) en fil,
après une pūjā au temple d’Īsvaraṉ.
17 Le jour de tai pūcam commence par le lever de l’étendard du temple
d’Īsvarak. Très tôt, le village se remplit, tandis que les hauts parleurs
diffusent des hymnes religieux et des chansons des nombreux films ayant
Murukaṉ pour héros. Les dévots viennent de Karaṉi, des villages des
environs, ou de fort loin. Beaucoup d’entre eux ont consulté Murukaiyyā
pour divers problèmes (santé, problèmes conjugaux, possession, stérilité)
et, conquis par ce cāmiyār, ont décidé de célébrer tai pūcam auprès de lui
plutôt que dans un des grands temples du dieu. Les enfants portent des
kāvaṭi ornés de tissu ou de papier crépon et mettent une note de gaieté :
ces kāvatṭ sont des sortes de palanche, qui rappellent celle avec laquelle
un autre asura vaincu par Murukaṉ, Iṭumpaṉ, porta ensuite au dieu les
offrandes marquant sa soumission. Mais « prendre le kāvaṭi » couvre des
charges bien moins légères que celles des enfants, et bien moins joyeuses.
La formule évoque plus largement tout ce que porteront ou tireront les
dévots en prière ou en hommage au dieu. « Prendre le kāvaṭi », c’est donc
être non seulement un dévot de Murukaṉ mais aussi un pirārttaṉaikkārar
22 , prêt à offrir son corps aux macérations de tai pūcam.
18 Ces pirārttaṉaikkārar, habillés de jaune, et leurs familles, arrivent en
procession. Avant de quitter leur maison, ils ont fait la pūjā à leur dieu de
lignée, puis ont bu le verre de lait et mangé la banane qui étaient sur le
plateau d’offrandes. Des tambourinaires, joueurs de pampai et d’uṭukkai
23 , les accompagnent. Les dévots portent sur un plateau du vibhūti et du

kuṅkumam (vermillon), un pot d’eau de curcuma entouré de fleurs, du


camphre, une mesure de riz, du bétel et des noix d’arec, une noix de coco,
de l’encens, un billet de cinq roupies, et les aiguilles (ūci), crochets ou
lances (alaku) qui les perceront. À l’ouest du village, près de l’étang au
lotus, on a érigé le manège où seront suspendus certains des dévots par
une double corde, nouée aux pieds, et fichée dans la peau du dos par deux
crochets : c’est le cuttuceṭil (planche 12a). Attendent aussi les charges les
plus lourdes qui seront tirées par des crochets plantés dans le dos, d’une
réplique de petit temple sur roues à la remorque de tracteur de plusieurs
quintaux.
19 Le temple d’Īsvaraṉ est proche. Là se tiennent les orfèvres du village,
ceux des villages voisins, ou ceux qui accompagnent les dévots venus de
loin. Il leur revient de fixer les crochets dans le dos des pirārttaṉaikkārar
qui tracteront des charges, et de ceux qui seront suspendus à la potence
du cuttuceṭil. Les orfèvres prennent les plateaux des dévots, y allument le
camphre, et font, avec, un geste circulaire d’hommage (ārādhana, S.) au
dévot ; ils aspergent l’assemblée avec l’eau de curcuma, tandis que les
tambourinaires jouent frénétiquement. Des femmes dansent et entrent
en transe. Les familles échangent avec les pirārttaṉaikkārar les derniers
mots avant l’épreuve. Le dévot s’approche alors de l’orfèvre. Celui-ci lui
serre les joues jusqu’à ce qu’elles se touchent, puis les transperce du bout
cylindrique de la lance, applique ensuite du vibhūti sur les orifices, et
brise sur le sol une noix de coco. Rares sont les pirārttaṉaikkārar qui
s’évanouissent. La plupart, y compris des garçonnets, restent calmes,
apparemment sans souffrir. Les dévots tirant les plus lourdes charges –
les remorques de tracteurs en particulier – et ceux qui seront suspendus,
sont l’objet de soins plus poussés. L’orfèvre leur verse de l’eau claire sur
le crâne, puis de l’eau de curcuma, puis du jus de citron, et enfin de l’eau
de coco. Le torse est enduit de pâte de santal. Des tâches rouges de
vermillon parsèment le corps. Les crochets sont alors fixés dans le dos, à
hauteur des omoplates. Les tireurs de remorque, par paires, s’appuient
sur une lance. L’excitation est perceptible dans la foule, qui crie Harō
Harā ! (Vive Śiva !) ou Vēl Murukaṉ ! (La Lance de Murukak !), Vēl Vēl ! (La
Lance, la Lance !), Veṟṟi Vēl ! (Victoire à la Lance !). Des proches, souvent
des femmes, accompagnent les pirārttaṉaikkārar tout au long de la
procession qui s’ébranle dans la musique des tambours, et qui commence
le tour du quartier central du village (ūr), empruntant l’itinéraire suivi
par les chars processionnels lors des fêtes de temple (Figures 1 et 2). La
transe des femmes de l’entourage contraste avec la maîtrise des hommes
et des enfants transpercés. Les orfèvres piquent aussi des aiguilles sur les
malades, hommes, vaches ou bœufs, là où ils souffrent.
20 Murukaiyyā et les « habitués » ouvrent la marche. Crâne rasé, torse nu
couvert de vibhūti, un collier de rudrākṣa (S.) au cou 24 , un pagne ocre
aux reins, Murukaiyyā est le seul à avoir aux pieds des socques à semelles
de bois transpercées de clous, pointes en l’air, qui supportent la voûte
plantaire. La lance qui lui traverse les joues est la plus grande de toutes :
plus de deux mètres. Dès que la longueur de la lance la fait vibrer, les
pirārttaṉaikkārar la soutiennent des deux mains. Les plus jeunes
garçonnets, sept ou huit ans peut-être, marchent les mains jointes ou les
bras croisés : leur lance, de vingt ou trente centimètres, est trop courte
pour vibrer. Suivent toutes sortes de pirārttaṉaikkārar, ceux dont les joues
sont transpercées de lances, ceux qui suspendent à leur dos ou sur la
poitrine de lourdes grappes d’énormes noix de coco, ceux qui sont
emprisonnés dans une manière de cage portable formée de lances dont
les pointes reposent sur la chair et qui symbolise la queue déployée du
paon, la monture de Murukaṉ. Des hommes et des enfants ont à la fois
une lance dans les joues et des crochets dans le dos tirant une meule
cylindrique, ou une petite réplique en bois de temple montée sur roue et
décorée de papier crépon jaune et blanc. Dans la procession, quelques
femmes, en sari jaune, ont la langue sortie et transpercée d’une aiguille
verticale : le vœu de silence est explicite, et permet la concentration de
l’esprit sur le dieu. Tous, au long du périple villageois, sont accueillis avec
la même ferveur, aux mêmes cris de Harō Harā ! ou de Vēl Murukaṉ !
Devant chaque maison, les résidents les arrosent d’eau de curcuma, qui
apaise la chaleur du corps, versent de l’eau claire à leurs pieds, jettent des
fleurs, allument du camphre, brisent des noix de coco. En chaque
pirārttaṉaikkārar, c’est le dieu qu’on honore. La procession, en une bonne
heure, revient à son point de départ. Les orfèvres retirent lances et
crochets, et couvrent de vibhūti les plaies sèches : ni souffrance ni sang ne
marquent le corps des dévots.

Figure 1. Procession de tai pūcam. (Cliché J. Racine.)


Figure 2. Murukaiyyā, les joues percées d’une lance de plus de 2 mètres, marchant sur des
soques cloutées, ouvre la procession. (Cliché J. Racine.)

21 Vient alors, pour Murukaiyyā, l’heure de l’onction. Devant le temple de


Murukaṉ, le cāmiyār va recevoir l’abhiṣeka, ce bain que reçoit
normalement la statue de la divinité, tous les matins, dans le saint des
saints des temples (un bain d’eau, d’huile, de lait, de yaourt, de beurre
clarifié, de miel et d’eau de coco), et qui régénère le pouvoir reçu lors de
la première intronisation. Cette régénération de la statue lui permettra
de diffuser vers les fidèles le pouvoir et la grâce dont elle est de nouveau
pourvue. De même, Murukaiyyā obtient grâce et pouvoir par l’abhiṣeka
qu’il reçoit. En faisant un nouveau tour du village, il la diffusera auprès de
tous. Les dévots offrent les éléments du rituel : sept jarres de lait, de
l’huile, du yaourt, de l’eau de coco, du santal, du vibhūti, mais aussi de la
poudre de piment rouge. Le brahmane du temple d’Īsvarak verse chaque
ingrédient sur le crâne de Murukaiyyā, puis, à chaque fois, de l’eau, en
récitant des mantras. L’onction se conclue par une « offrande de
lumière » (S. : dīpārādhana) avec du camphre enflammé 25 .
22 Lors de la première étape de la journée, Murukaiyyā, les joues percées par
la lance, ne portait qu’un simple pagne de coton (cōmin) autour des reins,
et ses socques de bois cloutées. La poitrine était couverte de vibhūti, les
cendres rappelant que l’homme est mortel. Consacré par l’abhiṣeka qui le
purifie et le transfigure, il a maintenant la poitrine couverte de pâte de
santal, symbole de joie, mais aussi produit rafraîchissant. Il porte une
guirlande de fleurs multicolores (signe d’apaisement, taṇmai, et de
régénération, malarcci), qui disparaîtra bientôt sous d’autres guirlandes
que lui offriront les dévots. Dans la main gauche, Murukaiyyā porte une
lance, vēl. De la pointe à la base, fichée dans un citron, court une épaisse
guirlande de fleurs multicolores. Noué autour du visage, un bâillon
couleur safran lui ferme la bouche, les narines et les oreilles, pour
empêcher que les mauvais esprits ne pénètrent son corps, ou ne le
giflent, car son deuxième parcours se déroule à une heure critique, celle
du zénith. « Dans l’état de qui plaît à Murukaṉ », le cāmiyār s’engage alors
dans un second tour du village, plus long que celui de la procession du
matin. Les familles sont massées devant leur porte, avec une jarre d’eau
de curcuma, de la pâte de curcuma et de la pâte de santal, une guirlande
de fleurs, un plateau portant camphre, bétel, encens, noix de coco.
Murukaiyyā s’arrête devant chaque porte. Les femmes lui versent l’eau de
curcuma sur les pieds, appliquent les pâtes sur son corps, présentent le
camphre, lui passent la guirlande autour du cou (on enlève les guirlandes
au fur et à mesure qu’elles s’amoncellent). Les dévots se prosternent
devant Murukaiyyā, couchés sur le sol, et lui font la pūjā des pieds
(Planche 13) 26 . Son tour du village se terminait autrefois au temple
d’Īsvaraṉ, devant la statue de Murukaṉ. Il s’achève aujourd’hui devant le
temple que le cāmiyār a construit pour le dieu, à proximité.
23 Les pirārttaṉaikkārar de Karaṉi rentrent alors chez eux. Ceux venus
d’ailleurs campent en famille dans la cour du temple d’Īsvaraṉ. Le jeûne
ne sera rompu que le lendemain, progressivement. L’épreuve est occultée
dans l’amnésie. Reste la fatigue d’un corps meurtri, et rien de plus que
des cicatrices, dont beaucoup disparaîtront. Au cœur du village,
l’atmosphère change : les manèges pour enfants et les étals des
marchands ambulants s’installent. Les haut-parleurs diffusent alors les
chansons de films à succès. La foire du soir va commencer...

Le corps comme temple

24 On peut se demander si tous ceux qui participent de près ou de loin,


comme acteurs ou comme spectateurs, à la célébration de tai pūcam ont à
l’esprit comme Murukaiyyā lui-même l’entière symbolique qu’elle porte.
Le léger kāvaṭi fleuri, comme la lourde meule tirée par les crochets
plantés dans la peau du dos, sont l’un et l’autre une forme matérielle des
charges que chacun supporte en souhaitant s’en libérer. À la lutte de
Murukaṉ contre les asura répond celle du dévot contre l’ignorance et les
passions (pācam), pour atteindre la libération (mukti). Chez le
pirārttaṉaikkārar, le champ de bataille n’est autre que lui-même, et le
dépassement du corps une voie vers la libération spirituelle. Certes, bien
des dévots de Murukaṉ sont comme ceux que C.V. Belle interroge lors des
célébrations de tai pūcam en Malaisie : pour beaucoup, la fête « n’est
qu’un jour propice pour résoudre ses difficultés personnelles (karmiques)
ou pour “rétribuer” la divinité des ajustements essentiels ayant marqué
sa vie sociale ou familiale » (Belle 1998 : 6). Il s’agit bien d’obtenir ou de
célébrer une guérison, un enfant, un mariage. La pleine lune du mois de
tai, comme image de la complétude ; la lance, comme instrument
métaphorique de libération ; le kāvaṭi comme charge pesant plus encore
sur l’esprit que sur le corps : la liste des symboles en jeu ne peut être
close. Que chacun se pénètre ou non des significations infiniment riches
du mythe et des procédures de célébration compte sans doute moins que
l’immédiateté de la conviction et de l’expérience du dévot et de ses
proches : le corps offert, le corps meurtri du pirārttaṉaikkārar ne survit et
ne referme si vite ses plaies que par la grâce de Murukaṉ, gagnée par les
mérites d’une ascèse de quelques semaines, conduite sous la direction
d’un sage qui, lui, est en permanence l’élu du Dieu à la lance. Pour donner
à cette célébration de Murukaṉ tout son sens, c’est bien vers Murukaiyyā
qu’il faut se tourner. Mais il convient aussi de dépasser sa parole, pour la
replacer dans le plus large contexte d’une pensée indienne sur le corps et
ses rapports au divin, celle des cittar.
25 Sans s’être inscrit spécifiquement dans la tradition des cittar lors de nos
entretiens, Murukaiyyā en est pourtant clairement l’un des héritiers. Il
dit d’ailleurs son admiration pour quelques-unes de leurs figures
essentielles, dont Tirumūlar (VIIe siècle ?), auteur du Tirumantiram,
premier texte fondamental de la doctrine citta, et Rāmaliṅka Cuvāmi, le
plus récent, fondateur au XIXe siècle du monastère de Vaṭavalūr, pas très
loin de Karaṉi. On discerne dans les conceptions de Murukaiyyā, simple
mantirikkiravar villageois au départ, la double influence décisive qui
anime l’histoire du sivaïsme au Tamil Nadu. D’une part, le mouvement de
la bhakti, que les chants dévotionnels sivaïtes du Tēvaram illustrent depuis
un millénaire, et que le Śaiva Siddhānta a cherché à diffuser en position de
force à partir du XIVe siècle ; d’autre part, un courant ésotérique
d’inspiration tantrique, parfois jugé hérétique par les orthodoxes, qui fait
du corps un instrument de connaissance, et même de correspondance
avec le divin. Laissons de côté ici l’image du cittar doté de pouvoirs
occultes et miraculeux (changement de taille, de forme, maîtrise de la
nature et de la matière, etc. ; cf. Zvelebil 1973 : 225) pour ne retenir que le
lien établi entre le corps et Dieu, et pour évoquer, sur un point, la
médecine citta. Pour les cittar, le corps compte plus que le rituel.
Murukaiyyā adhère tout à fait à l’idée tantrique selon laquelle le corps, ce
microcosme, contient ou reflète le macrocosme. Quand, réclamant un
abhiṣeka, il sacralise son corps en y accueillant Murukaṉ, il ne fait que
répéter un principe établi de longue date pour la Déesse : Tirumūlar ne
disait-il pas que le corps humain est le temple de Śakti, et que le corps est
un « temple ambulant » (naṭamāṭumkōvil) ? Cette image, parfaite pour
décrire la personne de Murukaiyyā ouvrant la procession de tai pūcam,
renvoie aussi aux chars processionnels qui portent les divinités dans
leurs sorties à travers le village ou la ville. Certains pirārttaṉaikkārar
tirent un petit char accroché à la peau du dos. Murukaiyyā, lui, est le char,
temple mobile et habité par le dieu. Le corps n’est donc pas, selon cette
tradition de pensée, une enveloppe charnelle méprisable, mais bien, pour
qui sait le purifier (par une macération), un instrument de domination de
soi. C’est aussi plus encore : un support du divin.
Jadis je pensais que ce corps n’était qu’un piètre objet.
J’ai vu dans ce corps quelque chose d’immense.
Dieu a établi son temple dans ce corps.
Ce corps, je le sauvegarde donc.
Tirumantiram de Tirumūlar, chant 709
(cf. Aruṇakirinātar 1974 : 687).
26 Reste ce qui apparaît aux participants comme un mystère, un miracle : les
macérations sont apparemment sans effets nocifs sur les
pirārttaṉaikkārar. Les dévots portant ou tirant de lourdes charges
accrochées à la poitrine ou dans le dos, ou qui sont suspendus au
tourbillonnant cuttuceṭil, sont certes à l’épreuve, mais pas à l’agonie. La
plupart des participants à la procession, langues ou joues percées,
marchent d’un pas régulier, sans douleur apparente, mais aussi sans
transe. La première explication qu’offre Murukaiyyā est dévotionnelle.
Habités par la grâce, ces ascètes d’un jour témoignent par leur corps de la
protection divine qui leur est accordée. Mais cette grâce protectrice n’est
pas innée. Les épreuves physiques et la préparation spirituelle imposées
aux dévots sont telles qu’elles leur confèrent une pureté absolue, seule à
leur permettre de surmonter l’épreuve du fer et de guérir des blessures
infligées. Seuls ceux qui sont prêts, à force de maîtrise de soi et de
volonté (le corps et l’esprit), à sortir pour un temps de leur condition
quotidienne, pourront sans risque « approcher Murukaṉ ».
27 Cet état d’esprit, comme cet état du corps, soulignons-le, ne peuvent se
définir par la souffrance : le dévot ne souffre pas à tai pūcam. La
souffrance serait signe d’échec, d’absence de grâce. Plus que de
pénitence, il faut donc parler de renoncement pendant les jours de
préparation, et le jour où le corps est offert, c’est moins la pénitence
(tavam) qu’il faut évoquer, qu’une trilogie associant la dévotion (bhakti),
la grâce (aruḷ) et le pouvoir (śakti). L’ascèse, si le mot convient, doit être
comprise ici dans un sens particulier. Le dévot ne se retire pas
physiquement du monde, tel l’ascète dans la forêt, mais il s’abstrait de la
vie quotidienne pendant quelques jours par sa préparation spirituelle et
physique. Le jour de la fête, la macération se manifeste publiquement, le
temps de la procession. Mais nous sommes ici hors péché, hors
souffrance. L’ascèse ou le renoncement d’un jour, qu’ils soient prière ou
remerciement, sont marqués au sceau de la grâce divine, celle d’un
temps, d’une heure où Dieu se rend présent. On sort de ce temps
d’exception quand Murukaiyyā entame sa dernière procession : le santal
sur la poitrine, les guirlandes de fleurs au cou et sur la lance symbolisent
cette rentrée dans le monde villageois, et la vie régénérée par l’offrande
des corps, indissociable d’un travail spirituel.
28 Notons également un autre fil, ténu celui-là, qui relie probablement les
macérations des pirārttaṉaikkārar au monde ésotérique des cittar. Ceux-ci
étaient aussi médecins, et on les disait alchimistes. Comme l’alchimie
chinoise (et comme, en vérité, l’alchimie occidentale), l’alchimie indienne
ne s’arrête pas à la quête de l’or. Elle vise à l’immortalité et à la quête de
la perfection du corps, une quête que justifie la correspondance du
microcosme humain et du macrocosme, fondement du yoga de la
kuṇḍalinī (S.), dont les processus intérieurs « reflètent les processus
chimiques du travail alchimique » (Little 1997 : 3) 27 . Que les alchimistes
travaillent sur les métaux et sur leurs effets sur le corps n’est peut-être
pas sans lien avec les pratiques de macération des pirārttaṉaikkārar, qui
recourent précisément à des métaux – lances, aiguilles, crochets – pour se
percer le corps. Pour ajouter encore à ce que Zvelebil a appelé l’« énigme
des cittar 28 », signalons que Bhogar (Pōkar), « alchimiste citta tamoul
qu’on dit venu de Chine », aurait composé au XVIIe siècle sept mille vers
consacrés au kuṇḍalinī yoga, à l’alchimie et à la médecine… dans un
sanctuaire qu’il aurait édifié et voué à Murukaṉ, à Paḻaṉi (Little 1997 : 3).
29 Quoiqu’il ne se définisse ni comme cittar ni comme alchimiste, et qu’il
n’inscrive pas sa pratique de guérisseur dans l’héritage de la médecine
citta, Murukaiyyā nous paraît à plus d’un titre être redevable de cette
« grande tradition », et se situe de façon extrêmement significative, par
son ambiguïté même, au carrefour des multiples courants qui marquent
en profondeur la culture religieuse tamoule, où prédomine le sivaïsme.
D’une certaine façon, il offre, sur un mode évidemment mineur, comme
un écho contemporain à Tirumūlar, cette figure fondatrice qui fut à la
fois l’auteur du dixième canon du sivaïsme tamoul, et un cittar : si sa
qualité de cittar a été parfois niée, du fait qu’il aurait été « récupéré » par
la tradition orthodoxe du Śaiva Siddhānta, il n’en a pas moins « gêné »
cette même école orthodoxe par certains de ses écrits. À sa façon,
Murukaiyyā balance lui aussi entre la « grande tradition » et une
conception du corps dévot proche de l’univers des cittar.
30 L’héritage cittar ne se borne toutefois pas à sa dimension ésotérique. Leur
philosophie rejette la caste, ou contourne la suprématie rituelle des
brahmanes pour atteindre au divin, et offre inévitablement des
prolongements sociaux. Par nature, on l’a dit, Murukaṉ se situe aisément
au croisement de la « grande » et de la « petite » tradition, que
symbolisent bien ses deux épouses. Fils de Śiva, beau-fils d’Indra mais
aussi époux de la Kuṟatti Vaḷḷi, il est « le dieu le plus populaire du
Tamilnad » (Gros 1968 : XXXVIII). Riche de facettes diverses, il est « tout
pour chacun » (Zvelebil 1991 : 2). Quand bien même le dévot se tourne
vers Murukaṉ pour implorer une guérison ou exaucer un vœu après
qu’un proche ait recouvré la santé, ce n’est pas uniquement vers le dieu
menaçant ou protecteur qu’il se tourne. Inévitablement, Murukaṉ, en sa
totalité polysémique, est présent en son esprit comme en son cœur, ses
pluralités étant moins contradictoires que totalisantes (l’époux ou
l’amateur de danses tribales et le brahmacārin ; le fils furieux de n’avoir
pas reçu le fruit de la connaissance qui, en se retirant à Paḻaṉi, tout à la
fois exprime sa colère arrogante et s’engage vers la voie de la
connaissance). La figure d’Iṭumpaṉ, que rappelle le kāvaṭi, rappelle elle
aussi que tout est possible, et que même celui qui s’oppose à Dieu peut
renaître par sa grâce et décider de le servir – asura vaincu par Murukaṉ,
Iṭumpaṉ ne s’est-il pas ensuite entièrement consacré au service de son
vainqueur ?
31 La forme prise par l’usage du corps lors de tai pūcam traduit elle aussi
cette faculté peu commune de se situer au croisement de divers niveaux
spirituels et sociaux. Le tour de force de la fête et des macérations
spectaculaires qui en marquent la célébration, c’est d’échapper à la fois
au rituel de haute lignée consigné dans la tradition textuelle, et aux
sacrifices sanglants de bas statut. Le corps, la sueur, les blessures
tireraient les macérations de tai pūcam « vers le bas », si elles n’étaient
dépourvues de sang et même, signe de grâce, de souffrance évidemment
visible. Sans doute faut-il trouver dans cette faculté d’hybridation l’une
des clés du succès du parcours spirituel et corporel animé par
Murukaiyyā.

La dimension sociale de tai pūcam


32 La relation à Murukaṉ, telle qu’on l’observe lors des célébrations de tai
pūcam à Karaṉi, éclaire en définitive deux grandes questions : l’une, que
l’on vient d’évoquer, relève des rapports entre corps et spiritualité ;
l’autre, de la dimension sociale d’une telle relation.
33 Les caractéristiques sociales de la célébration observée à Karaṉi tiennent
évidemment à la personnalité de Murukaiyyā, mais aussi aux types de
pirārttaṉaikkārar qui s’y rencontrent. Saint homme, le cāmiyār a su par son
charisme – conforté par les succès de ses interventions (exorcismes,
guérisons, oracles) – être reconnu comme jouissant de la faveur du dieu.
Il a su faire accepter l’improbable : faire de son corps, dans les moments
privilégiés de l’ascèse et du sacrifice, le réceptacle de Murukaṉ. Lui, le
Vaṉṉiyar d’une caste de statut très moyen, est à l’égal d’un temple
desservi par des brahmanes, habité par le fils de Śiva. Il organise, en
dévotion à un dieu de premier plan, un culte qui, pour l’essentiel,
échappe aux maîtres institutionnels du rapport au divin : les brahmanes.
34 Si Murukaṉ est le dieu de tous, tous ont leur place dans la célébration
qu’est la procession de tai pūcam. Mais tous n’y ont pas la même place. Il
n’est pas d’exclusion absolue, mais des degrés dans le type de
participation. Les femmes ne sont impliquées dans la fête que de façon
mineure, sans être exclues pour autant, alors qu’entre puberté et
ménopause elles ne peuvent participer au grand pèlerinage à Murukaṉ
qui converge vers Paḻaṉi : une exclusion stricte qui renvoie sans doute à
l’image de brahmacārin du dieu, mais peut-être aussi aux menaces
potentielles que celui-ci fait peser sur les enfants. À Karaṉi, les femmes
ne se livrent pas aux macérations spectaculaires. Elles peuvent prendre
part à la procession, en sari jaune, se bornant généralement à avoir la
langue percée d’une aiguille. Plus souvent, elles accompagnent
simplement leur fils ou leur mari dans leur épreuve, au fil de la
procession. Si un bébé est sérieusement malade, elles le mettront dans les
bras d’un des pirārttaṉaikkārar suspendus au manège du cuttuceṭil, le
temps de sa rotation.
35 Les hautes castes ne participent pas intensément à tai pūcam. Certes les
kaṃpattār s’y montrent, notables et protecteurs, comme il sied à leur
statut. Certes, les brahmanes, sans avoir le premier rôle, sont associés aux
rites préparatoires, avant le départ de la procession. En s’appropriant un
culte à Murukaṉ et en faisant de son corps un temple ambulant,
Murukaiyyā trouble la norme brahmanique au cœur même de l’espace
villageois. Il n’est pas un renonçant saṃnyāsin (S.) qui échapperait à
l’ordre du monde, tout au contraire. Il ne rompt pas avec ce qu’il
perturbe, puisque c’est le brahmane du temple d’Īsvaraṉ qui lui fait
l’abhiṣeka, lui seul connaissant les mantras requis. Mais le brahmane reste
ici en position secondaire, dans un rôle purement rituel : par l’onction, il
transfigure le cāmiyār et l’élève au-dessus des hommes ordinaires. De
même, les fêtes religieuses sont normalement organisées collectivement,
sous la responsabilité d’un groupe de castes, d’une caste ou d’une famille,
et sont souvent célébrées en liaison avec les temples du village, se
distinguant ainsi des pratiques rituelles privées et des dévotions
individuelles. Murukaiyyā ne respecte pas cette pratique, en assumant
seul le patronage de la célébration collective de la fête, puis en érigeant
de sa propre initiative un temple. Il a su toutefois associer à son projet les
dépositaires traditionnels de l’autorité religieuse : dépositaire rituel
qu’est le brahmane du temple d’Īsvaraṉ, qui vient desservir celui de
Murukaṉ à l’heure des pūjā ; dépositaires sociaux que sont certains
kaṃpattār couvrant le coût d’une des six pūjā quotidiennes. Il s’agit moins,
au total, d’une allégeance d’une partie à l’autre, que d’une manière de
compromis entre deux formes de dévotion, dans un contexte villageois où
les conflits de pouvoirs tourneraient vite à la crise.
36 Bien entendu, la personnalité de Murukaiyyā est la clé de ce compromis.
C’est parce qu’il entretient un rapport privilégié à Murukaṉ, parce qu’il
en reçoit la grâce, que son parcours spirituel est à la fois possible et
reconnu. Une reconnaissance qui tient à la fois aux guérisons qu’il opère,
et à la mise en scène publique de son corps, selon une hiérarchie des
pratiques qui manifeste la supériorité de Murukaiyyā dans son double
parcours villageois le jour de la fête. De tous les dieux masculins de haut
statut, Murukaṉ est sans doute celui qui – à l’instar des déesses – se prête
le moins difficilement à ce compromis entre » grande » et « petite »
traditions, entre hautes et basses castes 29 . Reste que le rapport de
Murukaiyyā au dieu relève plus de l’exception que de la norme. Les
brahmanes ont dû vaincre leur réticence face à sa détermination, à son
inspiration, à son aura.
37 À l’autre extrémité de l’échelle de pureté attribuée, les Dalits sont aussi
partie prenante de la célébration de tai pūcam, et peuvent être
pirārttaṉaikkārar. Murukaiyyā les aide dans leur préparation spirituelle,
par l’intermédiaire du prêtre Vaḷḷuvar 30 du cēri. La quête d’austérité est
conduite hors du domicile, jugé impur : les dévots dalits passent leurs
semaines de purification dans le temple de Mariamman du cēri. Ils ne
peuvent toutefois s’aventurer dans les macérations les plus dures, par
crainte d’offenser Murukaṉ : la lance qui les transperce est de petite
taille, et on ne les laissera pas accomplir d’exploit spectaculaire (tirer une
remorque par exemple). Le cuttuceṭil (comme la marche sur le feu lors de
la fête de Draupadī) leur est prohibé. Il y a donc discrimination, mais au
sein d’un processus d’assimilation sans commune mesure avec la
conduite habituelle des fêtes religieuses villageoises. Pour la fête de
Draupadī, la grande fête de Karaṉi, les Dalits ne participent que dans leur
fonction rituelle la plus traditionnelle, celle des musiciens du paṟaimēḷam
– l’orchestre spécifiquement dalit dont les tambours plats, les paṟai, ont
donné son nom à la caste des Paṟaiyar. Cela ne les autorise pas pour
autant, dans ce cas, à être les acteurs publics, par volonté individuelle, de
leur propre dévotion. La fête de tai pūcam, quant à elle, correspond peu au
modèle de « hiérarchie harmonique » dont se prévaut la tradition
dominante structurant la société de caste. Elle s’élargit d’une autre façon,
moins organique, à l’ensemble de la communauté villageoise, par le biais
d’une dévotion largement individuelle. La « politique spirituelle » de
Murukaiyyā ouvre donc peu à peu aux Dalits, dans une célébration
collective avec les autres castes, le monde d’un dieu de haut statut, qu’ils
ne peuvent approcher qu’avec prudence 31 . Murukaiyyā ne va toutefois
pas au bout d’une démarche unificatrice : son parcours villageois, après
l’abhiṣeka, ne le conduit pas au cēri.
38 On l’a compris, pour l’essentiel, la célébration de tai pūcam donne à
Karaṉi la part belle aux castes intermédiaires, castes moyennes ou de bas
statut non intouchables. La tradition brahmanique la plus orthodoxe
interdisait à ces castes d’entendre les Védas : ils ne sont pas de ces
« deux-fois-nés » qui ont accès légitime aux textes et à la connaissance. Le
mouvement de la bhakti, dont le Paripāṭal offre l’un des plus anciens
échos, leur a ouvert la voie de la dévotion personnelle, contournant les
rituels maîtrisés par les brahmanes. Le mouvement est donc plus que
millénaire. Les tai pūcam conduits dans les hauts lieux de la geste de
Murukaṉ illustrent, dans ces temples prestigieux desservis par les
brahmanes, cet amalgame consenti entre la haute tradition et la dévotion
populaire. Mais l’instauration de la fête sous la forme qu’elle prend à
Karaṉi donne une nouvelle vigueur à cet élan public de dévotion, puisque
c’est dans le corps d’un Vaṉṉiyar que le dieu se laisse enfermer, et c’est
aux pieds de Murukaiyyā Kavuṇṭar que se prosternent les dévots faisant,
par l’intermédiaire de son corps, la « pūjā des pieds » au dieu.
39 L’élévation spirituelle de paysans de caste de statut moyen n’est pas sans
exemple. Le temple récent qui prospère le plus visiblement au Tamil
Nadu est sans doute celui de Mēlmaruvattūr, dédié à Ātiparasakti, et
construit sous l’inspiration d’un autre saint homme de même extraction,
considéré comme un avatar de la déesse : Sa Sainteté Pankāru Atikaḷār,
qui rendit son premier oracle en 1971 32 . Les pèlerins affluent dans ce
temple qui entend œuvrer non au salut individuel, mais à celui du monde,
et qui s’ouvre aux non-hindous.
40 L’histoire de Murukaiyyā n’est pas unique, mais elle prend tout son sens
sociologique, voire idéologique, dans le contexte des transformations
socio-politiques de l’Inde contemporaine. Le Tamil Nadu fut à cet égard
un des espaces où la montée des castes non brahmanes s’est le plus
fortement affirmée dès le début du XXe siècle, avec le mouvement
dravidien. Dans la région qui nous retient ici, celle des district marqués
par une forte présence Vaṉṉiyar, on note dès le XIXe siècle les
revendications de cette caste paysanne, dont les membres font pression
sur les maîtres britanniques, pour être définis non comme Paḷḷi,
Pataiyatci ou Kavuṇṭar (titres de statut hiérarchisés pour les divers
Vaṉṉiyar), mais comme des guerriers Kṣatriya, les Vaṉṉiyakuḷa Kṣatriya,
descendant du dieu du feu Agni. Sans nécessairement recourir à la
littérature d’autocélébration qui est alors produite, le mouvement
Vaṉṉiyar s’organise après l’indépendance sous la forme de deux partis, le
Commonwealth Party et le Tamil Nadu Toilers Party, brièvement alliés
aux gouvernements congressistes de l’État de Madras dans les années
cinquante. Trente ans plus tard, le mouvement Vaṉṉiyar réoccupe le
devant de la scène politique : en 1987 se crée le Vaṉṉiyar Caṇkam, qui se
lance dans des agitations violentes pour la défense des intérêts de la
caste, avant de donner jour à un nouveau parti, le Pāṭṭāḷi Makkaḷ Kaṭci. Le
PMK joue d’abord seul et sans succès le jeu électoral, avant de s’allier aux
Dalits et aux musulmans, puis aux partis dravidiens, pour accéder au
pouvoir à Madras et à New Delhi dans le cadre de coalitions passablement
disparates. La dynamique d’ensemble des partis dravidiens, politisant
largement les masses rurales et urbaines, la politique de réservation
d’emplois étendue aux OBC, et au premier chef aux Vaṉṉiyar, et la
consolidation du régime représentatif fondé sur le suffrage universel, ont
contribué à un changement fondamental des esprits.
41 Nul besoin d’être réducteur, et de voir en Murukaiyyā un parallèle
spirituel à la prise du pouvoir politique par les basses castes. Reste que le
courant général des dynamiques sociales n’a pu rester sans conséquences
sur le mouvement des idées. L’aventure individuelle d’un Vaṉṉiyar
offrant à un dieu de haut vol l’enveloppe de son propre corps n’est pas
étrangère à la tradition tamoule. Mais son succès collectif, et son
acceptation par les notables religieux ou publics, n’auraient peut-être pas
été manifestes dans un autre contexte historique. En d’autres temps, un
cāmiyār inspiré eût peut-être créé un monastère (matam) qui aurait
fonctionné, sinon en vase clos, du moins par un réseau de disciples. De
façon remarquable, Murukaiyyā a inscrit au contraire son action dans le
quotidien de la vie villageoise. Et c’est bien dans l’espace de ce monde
ordinaire qu’une fois l’an, quand vient le temps de tai pūcam, si riche de
mythes, il porte dans sa personne, temple ambulant, le fils de Śiva, si
beau, si redoutable, dans les rues banales d’un Karaṉi pour quelques
heures transcendé.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Les termes translittérés le sont à partir du tamoul, sauf pour certains d’entre eux, d’origine
sanskrite (= S.), qui peuvent être malaisément identifiables dans leur transcription tamoule. Ainsi,
par exemple, le bain de l’image divine (l’ondoiement, la consécration) se dit et s’écrit apiṣēkam en
tamoul, mais sera mentionné ici dans sa forme sanskrite, abhiṣeka ; de même, le dieu Civaṉ sera
évoqué sous la forme mieux connue (S.) Śiva ; etc.
2. La première conférence internationale sur Skanda-Murukaṉ, organisée à Cheṉṉai (Madras) en
décembre 1998 n’offrit pas moins de 136 contributions, émanant de 15 pays outre l’Inde, avec une
écrasante prédominance d’intervenants tamouls du Tamil Nadu, de Pondichéry, de Sri Lanka et de
la diaspora – de l’Amérique du nord à Fiji, via l’Afrique du Sud, l’océan Indien, l’Asie du Sud-Est,
l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
3. Un cāmiyār est un saint homme disposant de pouvoirs spirituels (qui lui valent généralement de
disposer aussi de pouvoirs de guérison).
4. Les kaṣpattār sont les notables villageois : gros propriétaires de bonne caste (souvent de même
famille) dont la puissance économique et la participation à la vie sociale du village contribuent à
l’autorité morale.
5. On a décrit le village de Karaṉi, un pseudonyme, dans Une vie paria. Le rire des asservis, Plon,
Terre humaine, 1995. On renvoie le lecteur à cet ouvrage pour une description de tai pūcam faite
par Viramma, ouvrière agricole dalit, et pour ce qu’elle dit de Murukaiyyā Kavuṇṭar, personnage
central de la présente étude (également un pseudonyme). Les enquêtes de terrain ont été
conduites au fil des années quatre-vingt.
6. Le terme Dalit, emprunté au marathi, signifie « opprimé, écrasé » : il a été usité par les militants
de la cause de l’émancipation des intouchables, dans les années soixante-dix, récusant à la fois le
mot « intouchable » et le néologisme de Gandhi « Harijan » – fils de Hari (S.), un des noms de
Viṣṇu, jugé trop paternaliste et trop marqué par l’hindouisme. Le mot Dalit est devenu
aujourd’hui, à travers toute l’Inde, la forme politiquement correcte pour désigner ceux qui sont
aussi appelés, en langage administratif, les « castes répertoriées », Scheduled Castes.
7. « Académie » littéraire tamoule des environs du VIIe siècle.
8. Entre autres par le canal du Mahābhārata (S.), du Rāmāyana (S.), de la Chāndogya Upaniṣad (S.), du
Śatapatha Brāhmaṇa (S.), etc.
9. Une synthèse en est offerte par Françoise L’Hernault (1978) dans son premier chapitre
(« Subrahmanya dans la littérature ») et par l’introduction au Paripāṭal de François Gros (1968).
Voir aussi l’éclairage offert par Jean Filliozat (1973), ainsi que Clothey (1978) et Zvelebil (1973,
1991).
10. Śūrapadma (S.), parfois identifié à l’asura-buffle Mahiśa (S.). Les asura sont les opposés, et les
ennemis, des dieux.
11.Saura Purāṇa [S.] 60, 1-27.
12. Voir Filliozat (1937 : 43-44) et L’Hernault (1978 : 8-9).
13. Il est rare que Murukak soit dieu de lignée.
14. Paḻaṉi, Tiruttaṉi, Aḻakarkōvil, Tiruccentūr, Svāmimalai, Tirupparaṅkuṉṟam. Le
Tirumurukāṟṟuppaṭai (Filliozat, 1973) mentionne pour sa part Tirupparaṅkuṉram, Tiruccīralaivāy,
Tiruvāviṉaṉkuti, Tiruvērakam, Kuṉṟutōrāṭal, Paḷamutircōlai, les deux derniers n’étant pas des
lieux précis, mais les chaos rocheux et les bosquets où Murukaṉ siège, ou bien se livre à la danse
avec les Kuṟatti (Shanmugam Pillai, 1998 : 3).
15. Tandis que le guérisseur faisait la queue parmi les patients, Murukaiyyā, en méditation, perça
ses intentions à jour. Il invoqua la déesse Ampāl. Arrivant enfin devant lui, le guérisseur perdit la
parole, reconnut sa faute, et se repentit.
16. Murukaiyyā ne donne aucun médicament, rien que du vibhūti. Si le malade apporte du miel,
Murukaiyyā le bénit. Le miel béni ne peut être consommé que par le malade, sinon qui en mange
attrapera sa maladie. Une fois le malade guéri, le miel peut être consommé par tous.
17. Murukaiyyā ne demande pas d’argent pour ses consultations : ce serait, dit-il, « vendre
Murukaṉ ». Une corbeille reçoit simplement les offrandes des patients qui souhaitent laisser
quelque chose, et qui mettent ce qu’ils désirent. Les tickets, vendus une roupie, sont censés ne
servir qu’à ordonner la file d’attente.
18. Huitième nakṣatra (S.), ou maison lunaire, de l’astronomie indienne (=S. : puṣya).
19. Les Tripura sont les « trois cités » d’or, d’argent et de fer, construites par l’architecte des asura,
Mayaṉ, et peuplées d’asura.
20. C’est aussi le jour, précise Murukaiyyā, où les sept planètes sont en conjonction toutes les 4 320
000 000 années, permettant ainsi la destruction des « trois cités ». Dans les temples de Murukaṉ, et
en particulier dans le plus notable d’entre eux, à Paḻaṉi, tai pūcam est avec Paṅkuṉi uttaram l’une
des principales fêtes de l’année (Das 1964 : 97).
21. Cette théorie médicale fonde la santé sur l’équilibre entre les trois principes corporels que
sont le vent, le phlegme et la bile, excités ou apaisés selon les propriétés des divers aliments qui
sont classés en échauffants ou en rafraîchissants.
22.Pirārttaṉaikkārar au sens courant désigne le dévot qui fait un vœu, impliquant par définition
une épreuve, un pèlerinage par exemple. On donnera ici à pirārttaṉaikkārar le sens précis de dévot
de Murukaṉ qui a fait le vœu d’endurer les macérations de Tai pūcam.
23.Pampai : tambour double, assez petit pour être accroché à la taille ; uṭukkai : tambour en forme
de sablier et à bourdon.
24. Collier de graines utilisées par les dévots sivaïtes, en particulier en période d’ascèse.
25. Lors de son premier abhiṣeka, Murukaiyyā avait fait le vœu de se casser cent noix de coco sur la
tête (briser la noix de coco symbolise l’abandon de son ego, et souligne que l’on n’est rien devant
Dieu). Un tel exploit eût été surhumain. Après avoir brisé plusieurs noix, Murukaiyyā fut arrêté
par les dharmakartā du village, qui reconnurent ainsi son pouvoir. Depuis, le cāmiyār ne brise plus
de noix de coco sur son crâne, mais a continué l’onction de piment rouge.
26. La pūjā des pieds est une pratique dévotionnelle qui considère que les pieds de la divinité sont
plus sacrés que toute partie du corps du dévot. Le dévot saisit les pieds de la représentation de la
divinité pour obtenir sa grâce et être absous de tous les actes impurs commis dans la vie présente
et les vies antérieures. Le même principe s’applique aux saints hommes et, par extension, à tous
ceux à qui l’on entend rendre hommage, parents ou personnages publics.
27. Renvoyons ici aux travaux de David White (1996) sur les siddha de l’Inde du Nord que sont les
Nāth, et sur son analyse du « corps alchimique ».
28. Objet du quatorzième chapitre de son ouvrage The Smile of Murugan (Zvelebil 1973 : 218-236).
29. Ce point n’a pas échappé aux mouvements nationalistes hindous, la VHP, Visva Hindu Parishad
(Assemblée hindoue universelle), et le RSS, Rashtriya Swayamsevak Sangh (Association des
volontaires nationaux), qui cherchent à développer leur implantation dans un Tamil Nadu marqué
par le mouvement dravidien et peu ouvert à Rāma, une figure emblématique de ces organisations.
Après les conversions de Dalits à l’Islam, qui firent grand bruit au début des années quatre-vingt
dans les districts de Ramnad et de Maturai, les militants du RSS organisèrent un Centre pour
l’unité des hindous (Hindu Oṟṟumai Maiyam) dans le but de renouer le dialogue entre Dalits et
autres castes à l’occasion de la fête de Murukaṉ. Citons un ouvrage de propagande du RSS : « The
results were soon visible. The festival at the Murugan temple, which had earlier sparked off riots, went on
smoothly in 1984. All sections of Hindus including Harijans from neigbouring villages had joined, making the
function a turning-point in the history of the district » (il s’agissait de la fête de paṅkuṉi uttaram). De
même, la VHP choisit Murukaṉ pour son opération du char de la connaissance, Jnana Ratham.
Selon la même source, « Harijans and other neglected sections were amongst those most exposed to the
Dravida Kajakam’s [le parti dravidien] anti-religious propaganda assaults. But now, Lord Muruga,
installed by Shri Kanchi Shankaracharya and Shri Pejawar Mathadheesh [hauts dignitaires religieux] in
the Jnana Ratham, was Himself coming to their humble hamlets and huts to give darshan [voir et se faire
voir] – an opportunity denied to them for centuries ». Il est significatif que la VHP, avec l’appui de la
plus haute autorité religieuse du Tamil Nadu, le Shankaracharya de Kanchipuram, ait initialement
choisi Murukaṉ dans cet « appel à l’unité des hindous ». Viendra, par la suite, un char de Śakti.
Voir Seshadri (1988 : 2-3).
30. Les Vaḷḷuvar sont une caste de prêtres dalits, en milieu Paṟaiyar du centre-nord du Tamil
Nadu.
31. Pour une vision dalit de Murukaṉ et de tai pūcam à Karaṉi, voir Viramma, Racine et Racine
(1995 : 290-292).
32. Le mouvement Ōm Śakti, lancé par Pankāru Aṭikaḷar, est sans commune mesure avec le travail
conduit par Murukaiyyā Kavuṇṭar, et compte près de 1 500 antennes.
Chapitre 12. Le corps et ses « remakes »
Le corps de l’acteur et ses remises en jeu dans la fabrication du film hindi
populaire

Emmanuel Grimaud

« Le film n’est pas fait mais refait. Il est tourné et retourné, découpé et redécoupé,
monté et remonté encore. »
S. Mukherji, producteur
1 Mon propos est l’analyse du traitement imposé au corps de l’acteur à
différents moments du processus de fabrication du film hindi dit « aux-
épices » (masālā) 1 . À la différence de Hollywood que les faiseurs
d’images de Bombay se plaisent à penser organisé autour du script,
Bollywood (Bombay Hollywood) est volontiers perçu comme un univers
chaotique, en raison du fait que le tournage commence sans un script très
défini, que les dialogues s’écrivent dans l’improvisation frénétique du
tournage, et que le film est monté progressivement portion par portion,
par ajustements successifs. Le réalisateur conçoit ainsi son film en même
temps qu’il le tourne, ce qui donne au processus de fabrication une
tournure surprenante. À chaque étape, les fabricants recomposent ce
qu’ils reçoivent autour de supports (script, caméra, table de montage) et
n’hésitent pas à refaire. De ce travail de recomposition permanente, la
version finale du film garde bien souvent les traces : le film hindi ne
cache pas qu’il est non seulement le produit d’un mode de fabrication
fluide et ouvert, mais aussi qu’il agrège en lui divers modes d’expression
– la musique, la danse, le combat, le jeu dramatique. Déployant ses
réseaux très loin, le cinéma hindi contemporain a aspiré en son sein les
formes héritées de la culture populaire, mobilisant de nombreux arts, des
compagnies de danseurs et musiciens aux arts martiaux, du théâtre aux
arts picturaux (peinture et photographie).
2 Si le film est le produit de reprises en main successives, le remake tel qu’il
est défini par Mukherji peut servir de principe de méthode, invitant à un
suivi des opérations par lesquelles le film vient à son public. Entre d’une
part la diversité des moyens d’expression dont use le cinéma – la mise au
point des chorégraphies, des chansons, du récit, des combats –, et d’autre
part les différentes étapes du processus de fabrication – tournage,
montage, doublage, affichage –, le rapport de l’acteur à son corps est
pluriel et dynamique, défini à chaque reprise. Il faudrait idéalement le
suivre pas à pas, de sa « mise en intrigue » opérée par le script à sa mise
en action dans les scènes de combat, de sa mise en mouvement dans la
danse à sa fixation dans l’affiche par les publicitaires, et voir ce que
chacun de ces départements de la cinématographie en fait. On se limitera
dans les pages qui suivent à livrer sur un mode fragmentaire quelques
pièces du jeu de composition du corps que le cinéma invite l’acteur à
habiter 2 .

Simultanéité et fusion des registres de


l’expression
Le contrat tacite entre la star et le mode de production

3 Le processus de production du film a-t-il un point de départ ? La question


peut paraître curieuse, puisqu’il faut bien commencer par quelque chose,
par l’écriture d’un script par exemple, ou dans notre contexte, si le script
est considéré comme une forme faible, par autre chose. Bien entendu, on
ne débute jamais un film sans quelque chose en tête, soit des chansons,
soit une histoire griffonnée sur un papier, mais ce qui importe, c’est de
savoir quelles sont les stars, puis ensuite, le chorégraphe, le compositeur,
le maître d’armes, le scénariste, le dialoguiste. On fera ensuite
entièrement confiance au compositeur pour trouver des mélodies à
succès, au chorégraphe pour mettre au point des danses attractives, au
scénariste pour écrire une histoire stimulante, au dialoguiste pour
produire des dialogues percutants, et au réalisateur pour agencer tous ces
éléments dans un ensemble cohérent. Si le réalisateur se contente de
déposer à la Film Writers Association une oneline story, récit de quelques
pages, pour que personne ne lui vole son idée, le véritable point de départ
du projet est la mise en relation opérée par le producteur qui réunit son
équipe et approche la star. Lorsqu’il mise sur le succès des chansons par
exemple, le reste est défini après elles (et pas forcément en fonction
d’elles), mais l’entreprise est d’emblée multipolaire, l’écriture étant
conçue comme un « département » au même titre que la composition
musicale ou les danses. Tandis que Hollywood accorde une place de choix
au scénariste, le script system imposant au film un point de départ unifié,
l’unité d’une histoire, à Bollywood le statut du scénariste est dévalorisé,
et le script est en pratique rarement respecté, l’histoire évoluant
considérablement au cours du tournage, à tel point que la version finale
n’a souvent pas grand-chose à voir avec ce qui avait été défini dans le
bureau du producteur.
4 Le script doit être aussi relativisé en tant que support pour les acteurs
dans la construction de leur image. Le réalisateur préfère en effet narrer
directement leur rôle aux acteurs, comme si l’histoire dans sa version
écrite n’était au fond qu’un appui secondaire. D’autre part les acteurs
refusent le plus souvent d’entendre parler du script avant de mettre les
pieds sur le lieu de tournage. En revanche, ils connaissent les chansons et
acceptent de répéter les chorégraphies et les scènes d’action. Celles-ci
importent autant si ce n’est parfois davantage que le personnage,
rarement préparé à l’avance. Si ce dernier n’est pas figé par l’écriture, il
est un élément indispensable mais pas unique de la définition de l’acteur.
Les scènes de danse et de combat servent tout autant à le caractériser et
sont mises au point de façon plus ou moins autonome par le chorégraphe
et le maître d’armes. Le rôle de l’acteur ne se réduit pas à la
compréhension du récit que lui fait l’assistant ou le réalisateur, ni
d’ailleurs sa présence à l’écran à celle du personnage. En acceptant un
contrat avec un producteur, la star s’engage à jouer le jeu d’interactions
avec plusieurs médiateurs qui interviennent au même titre dans la
fabrique cinématographique. À la différence d’autres acteurs, elle ne
s’engage pas à jouer un personnage conformément à un script défini à
l’avance dont il faudrait saisir la subtilité des prémisses psychologiques,
mais à apparaître à l’écran selon différentes modalités qui mettent en jeu
son corps et dont l’harmonie n’est jamais établie a priori.

Les dimensions de l’apparition

5 Si l’acteur ne se définit jamais de façon uniforme par rapport à un


personnage mais plutôt de manière plurielle, par les combats, la danse et
le jeu dramatique, ses relations avec le réalisateur, le chorégraphe et le
maître d’armes doivent être considérées ensemble. Tandis que la
construction du personnage est l’objet privilégié de la première relation
qui conduit à la « mise en intrigue » du corps de l’acteur à des fins
narratives, la danse privilégie sa mise en mouvement, et le combat sa
mise en action. L’acteur soigne sa relation avec chacun de ces
départements qui usent du corps de façon distincte, en fonction de ce
qu’il considère comme sa qualité première. Il faut ajouter à cette liste la
relation de l’acteur avec le costumier car il se fait aussi le véhicule des
modes ; avec le dialoguiste toujours présent sur le tournage pour lui
donner le langage approprié ou essayer de nouvelles répliques ; et enfin,
avec le cameraman, la photographie posant à l’acteur des problèmes
particuliers dont il arrive qu’ils discutent ensemble, sans que le
réalisateur se sente forcément concerné. Notons par ailleurs qu’il existe
toujours dans un film des images sans rapport avec la narration,
incertaines quant à leur position dans l’histoire au moment du tournage,
mais destinées à mettre en valeur l’acteur seulement. Enfin, si l’on
remarque que dans les films hindi, l’acteur double sa voix la plupart du
temps, il faut inclure le doublage comme une unité de médiation
supplémentaire, qui aboutit à « dédoubler » l’acteur par l’opération
d’enregistrement dissociée de son image et de sa voix.
6 La distinction entre des usages narratif, chorégraphique, martial et
photographique du corps se retrouve autant dans le discours de l’acteur
que dans celui du spectateur qui le découpe selon ces différents aspects :
le personnage, la danse, l’action, la voix, l’image. Les acteurs eux-mêmes
ne se pensent pas « en continu » mais comme des totalités composées.
Chez l’un, c’est la danse qui compte plus que le jeu ou l’action même si
chaque ingrédient est bien sûr important, tandis que chez l’autre, c’est
l’action ou encore l’apparence physique. Chacun sa spécialité, sa qualité
principale et ses défauts à améliorer. L’acteur et le spectateur établissent
ainsi des hiérarchies : « Oui, Akshay est sans aucun doute le meilleur dans
les scènes d’actions, mais Govinda est de loin le meilleur danseur et
personne n’égale son talent dans la comédie », « Madhuri est une
danseuse hors pair, mais Juhi joue mieux », « Amitabh est le plus grand
acteur du cinéma hindi, mais il n’a jamais été un excellent danseur »,
« Amitabh a réussi grâce à sa voix », etc. Quand le débat porte sur les
qualités (guna) des uns et des autres, la discontinuité l’emporte.
7 Cette discontinuité est accentuée dans le cinéma contemporain par une
tendance à l’autonomie d’un ingrédient en particulier : la chanson.
Garantie de succès commercial, elle précède dans le cinéma de la fin du
e
XX siècle la sortie du film (c’est grâce aux bénéfices de sa
commercialisation que le film est ensuite complété), et parfois même elle
lui survit. Cette relative indépendance de l’élément chorégraphique s’est
intensifiée durant la dernière décennie par la télévision qui diffuse sans
cesse des chansons de film sous forme de clips. Par ailleurs il est courant
de voir des spectateurs sortir de la salle de projection durant le film et ne
revenir qu’au moment des chansons (ou au contraire s’absenter durant
les chansons pour revenir au moment des scènes).
8 Le caractère éclaté du mode de fabrication qui se reflète dans le rapport
de l’acteur au film, l’obligeant à évoluer sur des registres différents qui
passent par des médiateurs distincts, rend la cohérence de son image
problématique. Ainsi lorsque le chorégraphe entre en scène, il arrive
souvent que le réalisateur se retire, estimant que les danses ne sont pas
de son ressort, de même avec le maître d’armes lorsqu’il s’agit de tourner
les combats. Bien sûr, le réalisateur peut choisir d’être présent, mais sa
contribution consiste bien souvent à introduire des rappels, des signes du
récit au sein des danses ou des combats qui de toute façon suivent leur
logique propre. Si rien n’est fait pour cacher que l’acteur est le produit
composé de ces différentes relations, le film apparaît rempli de
dissonances : dans les années 90, les paroles des chansons écrites dans la
tradition de la poésie ourdoue véhiculent toujours le même réservoir
d’images romantiques, tandis que les chorégraphies empruntent à la
breakdance une gestuelle érotique de plus en plus explicite. La
combinaison peut surprendre : la frénésie des gestes érotiques d’un côté,
l’accumulation des métaphores de l’autre, dont le corps est en fin de
compte le point de jonction. Nombreuses sont les chansons d’une grande
poésie sur lesquelles le chorégraphe a déposé une danse autrement
suggestive, ou bien encore les défauts de cohérence du personnage
comme cette actrice jouant une femme au foyer bien sage et qui fut
contrainte à une danse de vamp sauvage (janglī). Pieds de nez à l’analyse
textuelle incapable de justifier de tant de dispersion dans son objet, ces
dissonances s’éclairent lorsqu’on accepte de suivre les aléas du film en
train de se faire, armé de l’hypothèse que la production du film est le jeu
même de fabrication du corps de l’acteur. Elles sont les signes d’une
cohérence nouvelle : dans la convergence des langages différents dont il
est la matière et qui peuvent à tout moment se court-circuiter, le corps de
l’acteur devient le lieu d’une négociation pluridimensionnelle. C’est cette
négociation dont il est question dans la petite ethnographie qui suit.

De quelques principes de photographie


9 Il paraît important de distinguer la mise en image des autres médiations
dans le spectacle total que propose le cinéma hindi. Il faut avant tout
saisir ici les acteurs de face, peu importe l’environnement. L’effet de
frontalité est une contrainte majeure de la photographie. C’est toujours le
visage que l’on voit en premier quelle que soit la scène, et ensuite son
milieu. La contextualisation de l’action est toujours secondaire par
rapport aux hommes qui font l’action ou qui la subissent. Ce sont les
corps qui comptent et après eux les situations. Rares sont les plans dits
« d’amorce », c’est-à-dire destinés à introduire les personnages en les
situant dans leur contexte. Leur absence aboutit à créer un effet de
surprise constant, l’acteur surgissant toujours brutalement, sans effet
d’amorce.
10 Le Chakravorty close-up (du nom d’un acteur célèbre des années 80 Mithun
Chakravorty) illustre de façon exemplaire ce principe de la primauté des
corps sur les environnements, de l’acteur sur la situation ou le contexte.
Il s’agit d’un gros plan de l’acteur principal dans différents états émotifs –
en colère, triste, heureux, émerveillé ou encore amoureux –, que l’on
prend avant le tournage sans se soucier des situations ou même du fond
de l’image mis à plat 3 . Car les acteurs tournent souvent plusieurs films
à la fois – Mithun Chakravorty pouvait signer une vingtaine de films au
même moment –, les producteurs ne sont jamais certains de leur
disponibilité. Lorsqu’ils ne peuvent se rendre suffisamment disponibles
pour un tournage (ou l’annulent au dernier moment), boucher les trous à
l’étape du montage devient nécessaire, sinon la sortie du film est
retardée, il faut de nouveau convenir de dates avec les acteurs, et le
producteur perd beaucoup d’argent. Le Chakravorty close-up est donc
d’abord une sécurité pour les réalisateurs, un bouche-trou (fill-gap), qui
consiste en gros plans de réaction, facilement utilisables.
11 « Donnez-moi un visage triste puis un visage radieux ! » demande-t-on à
l’acteur au moment des castings. Le Chakravorty close-up devient ainsi un
outil de sélection. Les candidats rodés à l’exercice s’entraînent devant
leur glace à entrer dans une colère noire, puis à s’écrouler par terre sous
le poids de la fatalité, ou bien à s’émerveiller devant les premières
gouttes de la mousson. Ce n’est pas un corps agissant mais réagissant que
propose le Chakravorty close-up, de l’émotion pure, indépendante de toute
situation. Ainsi, dans une école de formation pour acteurs, le professeur
commence chaque séance par un quart d’heure d’expression spontanée,
au cours duquel il multiplie les situations extrêmes. Les élèves doivent
exprimer ces divers états : « Vous êtes à Bombay sous la chaleur torride.
Pause. Sur un sommet himalayen à -20°. Pause. C’est le premier jour de la
mousson. Pause. Votre mère vient de mourir. Pause. Vous voyagez dans
l’espace et découvrez la lune. Pause. Jamais personne ne vous a vu autant
en colère. Pause. Vous êtes aveugle. Pause. Amoureux. Pause. Muet.
Pause. Vous allez mourir pour votre pays. Pause. Vous revoyez votre vie
passée… ». Faire sienne une telle mécanique de variation constitue la
meilleure préparation possible au monde du tournage.

Un cours de danse filmique (filmidance) ou comment le


style vient au danseur

12 À côté de la photographie, un autre département, la danse, semble à


première vue suivre ses règles propres. La majeure partie des actrices ont
d’ailleurs d’abord été des danseuses, formées à la danse classique, et ne
sont venues au cinéma qu’après coup. On peut donc être une bonne
danseuse et être une piètre actrice, ou ne réussir que grâce à la danse. La
danse est sans doute le département du film où le remake se fait le plus
clairement sentir, autant au sens d’« imitation » (ou de plagiat) que de
« recomposition ». Le danseur de filmidance se doit de maîtriser le
maximum de genres différents : de la breakdance au jazz en passant par
le bharatanāṭyam, la bhangrā pendjabi, la garbā gujurati, le rock ou la valse.
Il doit pouvoir passer de l’un à l’autre et jouer le jeu de la multiplication à
l’infini de leurs combinaisons. L’un des acteurs les plus populaires du Sud,
Prabhudeva, fils d’un maître de bharatanāṭyam, a bâti son succès sur ses
danses, mélange de breakdance et de danse classique, et a été très vite
surnommé le Michael Jackson indien. De même l’acteur Kamal Hassan, les
actrices Sridevi, Meenakshi et Madhuri ont tous été des danseurs avant
de devenir des acteurs. Prabhudeva n’a jamais cherché à breakdanciser le
bharatanāṭyam ou à « bharatanatyamiser » la breakdance, il s’est placé
dans un entre-deux où breakdance et bharatanātyam devenaient possibles
comme variations stylistiques.
13 Du point de vue des puristes du bharatanāṭyam, la filmidance est un
produit monstrueux. Elle imite les figures de la danse classique (mudrā)
par exemple sans aucun souci de leur contenu symbolique, mais comme
effets de style. Lorsqu’on cherche à qualifier la danse filmique comme
une forme à part entière avec des figures établies, on se heurte à une
grosse difficulté puisqu’elle passe son temps à mixer les genres existants
et à inventer des figures nouvelles, tout en maintenant les genres qu’elle
assimile, à l’état de styles. Si la contrainte qu’elle opère sur les danseurs
formés à l’école classique est en fait minimale – elle ne pousse pas à
abandonner le bharatanāṭyam pour la breakdance ou le hip-hop –, il est
légitime de s’interroger sur ce qu’apprendre la filmidance veut dire. Le
suivi d’un cours nous permettra peut-être de définir plus précisément les
règles du genre.
14 Dans la salle de danse le professeur se distingue par son économie de
paroles, assis à côté des visiteurs (anciens élèves devenus des stars et
venus saluer leur gourou) et face à ses dix élèves qui peuvent se voir dans
le miroir. Les moins avancés sont au fond de la salle tandis que les
meilleurs sont devant, pris en charge par trois assistants qui leur
montrent les gestes à effectuer selon leur niveau. Une formule
d’apprentissage à la carte, dans un périmètre limité à quelques mètres
carrés. Un autre assistant est assis dans un coin, responsable du
magnétophone. Un panier est à sa disposition, plein de cassettes de films
enregistrées. Le professeur ne s’occupe que de la première rangée
d’élèves devant lui, à qui il donne de temps à autre des indications.
15 La première étape (1), au fond de la salle, c’est l’apprentissage très
abstrait d’un geste décomposé dans ses plus simples expressions, sans
souci du rythme, et que l’on doit accomplir cent fois machinalement pour
bien l’inscrire dans sa tête. Cette étape est en fait divisée en deux : le
geste décomposé (A) consiste à lever la jambe ou le bras, en une rotation
simple du buste, des hanches, ou un mouvement du bassin par exemple,
pour lequel l’assistant donne le ton en indiquant « un, deux, trois, droite,
gauche… » (ek, do, tīn, right, left...). Les gestes à ce stade ne se distinguent
pas de ceux qu’on effectue pour s’échauffer. Le geste recomposé (B) est
appelé un « pas » (step) et doit être accompli de façon parfaitement
symétrique, avec force et rigidité. C’est à ce stade que se travaille la
puissance des pas, vus comme des impacts ou des coups. Māro !
(littéralement « frappe ! ») crie souvent l’assistant.
16 La seconde étape (2), au milieu, c’est l’apprentissage du temps (timing),
l’intégration du rythme, de la vitesse, indépendamment de la musique.
Cette fois, l’assistant se met en face de l’élève et non plus à côté et
effectue le geste comme un miroir en le regardant bien dans les yeux avec
un sourire jovial. À la fin de cette étape, il doit être capable d’accomplir
en musique ces mouvements, sans y penser, et en souriant, signe que l’on
prend du plaisir (mazā) en dansant.
17 La troisième étape (3) demande que l’élève se concentre sur le style,
l’expression. Le professeur intervient alors tandis que l’élève s’avance. Il
est devant lui, dans une proximité qui l’intimide (« Comme c’est plus
confortable d’être au fond ! » se dit l’élève intérieurement), prêt à
recevoir toutes les injonctions et coups de bâton nécessaires :
Le professeur : « Combien de pas appris aujourd’hui ?
– Six parfaitement, indique l’assistant. »
Le professeur (à son assistant) : « Mets la musique ! » (Et à l’élève) :
« Si tu ne sais toujours pas tes pas, tu ne reviens pas demain ! Mets-toi donc en face ! »
L’élève s’emmêle les pinceaux, effectue le premier mouvement à la place du second, et
se trompe de côté, bouge vers la gauche au lieu d’aller à droite...
Le professeur (la tête dans les mains) : « C’est mauvais… pour imiter, il faut aussi faire
marcher son cerveau (nākāl ke liye ākal bhī cahiye). Quand je vais vers la gauche, toi, tu
vas vers la droite. C’est le principe du miroir, compris ? » L’élève lui fait signe qu’il a
bien intégré le « principe du miroir » et recommence avec succès.
Le professeur : « Ça va pour les pas mais il faut plus d’arrondi, sans brutalité, et avoir
l’air de prendre du plaisir. Tu dois clarifier le dernier mouvement aussi… » Le
professeur se lève, se met en face du miroir et montre le mouvement avec grâce.
Les assistants : « Quel style ! »
L’élève (plein d’admiration) : « Pourquoi vous ne nous avez pas montré avant ? »
Le professeur : « Comment voulez-vous puisque vous ne connaissiez pas bien vos pas !
Maintenant vous pouvez travailler le style. Faites comme je vous ai dit, bien en face du
miroir… »
18 Notons, dans cet épisode, la hiérarchie des apprentis qui culmine dans
l’effet de frontalité et ainsi rapproche la danse des principes de la
photographie. Celle-ci donne au cours sa structure, aux élèves leur
disposition. Passer devant, au premier plan, c’est à la fois passer à
l’examen, pour le meilleur et pour le pire, en face du miroir, du
professeur et des visiteurs. C’est ainsi devant que l’image se fabrique.
Lorsqu’il est au fond et répète les pas, l’élève n’a pas vraiment conscience
qu’on le regarde, et s’occupe de ses mouvements plus que de leur effet
visuel. Il est aux prises avec l’un ou l’autre des assistants. C’est l’inverse
lorsqu’il passe au premier plan : il est confronté au regard du professeur
et à sa propre image dans la glace, ce qui peut le contrarier et lui faire
oublier sa concentration et ses mouvements lorsqu’il est débutant. Mais
c’est aussi plus fondamentalement là que le style vient au danseur. On y
acquiert l’aisance nécessaire pour donner de la fluidité aux pas effectués
précédemment de façon rigide. Si l’on sait par ailleurs que la plupart des
assistants ont appris en regardant des chorégraphies en vidéo, on saisit à
quel point la frontalité est un élément essentiel dans la relation du public
au danseur.
19 Un autre aspect est la façon dont le geste est composé, du mouvement à
l’expression. Il est décomposé en « pas » pour l’apprentissage à l’étape 1 A
et en « coups » à l’étape 1B, puis de plus en plus fluidifié, dans
l’apprentissage de la temporalité à l’étape 2, et dans l’acquisition du style
à l’étape 3. La fluidité du danseur (le geste accompli à l’aise, sans effort)
est le petit plus qui fait que la danse est réussie ou ne l’est pas. D’ailleurs
le véritable test par lequel le professeur juge le danseur et qui n’est que
suggéré dans cet épisode (par l’admiration des assistants pour la
démonstration du professeur !), c’est sa capacité à « frémir », c’est-à-dire,
une fois le mouvement bien accompli, à remuer les lèvres en play-back, à
froncer les sourcils alors qu’on ne lui demandait rien, et à faire sentir que
non seulement son visage dans la multitude de ses nervures, mais
l’ensemble de son corps vit intensément, tel un agrégat de petites
particules prêtes à vibrer. Faire en sorte que les regards convergent vers
un segment (anga) de son corps dont le danseur contrôle l’intensité,
occuper le regard avec d’infimes mouvements, une oscillation du bassin,
une vibration du pied ou du sourcil. Autant de petites choses laissées à la
liberté du danseur, marquant le point culminant de l’expression et qui
acquièrent une nouvelle puissance une fois grossis par la caméra.
20 Si la filmidance est bien un genre (le genre dit filmi), elle est un remake au
sens fort du terme, qui imite, absorbe, recompose, et surtout relocalise la
danse pour la caméra. Les contraintes qui pèsent sur elle – frontalité,
fluidité du mouvement et focalisation sur des mouvements
infinitésimaux – permettent l’adaptation des genres qu’elle intègre,
détachés de leur symbolique d’origine, aux règles de la photographie.
Composante de l’expression cinématographique, elle fait évoluer le corps
de l’acteur de façon singulière sur un plan décomposable en multiples
genres. En effectuant le passage, l’acteur se prend au jeu d’une
hétérogénéité de registres d’expression à l’échelle même de la danse. Du
corps à l’échelle du film entier au corps de la danse, le mouvement est
pascalien : l’acteur, déjà mis au régime de multiples sauts au niveau du
film, est contraint d’effectuer des passages à un rythme encore plus
accentué lorsqu’on agrandit la focale à la danse. Tandis que dans
l’infiniment grand, entre la danse, l’action et le jeu, il fait parfois le grand
écart, dans l’infiniment petit il multiplie le nombre des écarts.

D’un mode à l’autre : « scènes d’action », « dialogues » et


autres points de passage
21 Il se trouve que chacun dans sa spécialité pense qu’il est l’élément
indispensable du cinéma populaire. Il suffit d’écouter parler un chanteur
ou un compositeur, et c’est la chanson l’élément primordial du film. En
revanche c’est le script lorsque l’interlocuteur est un scénariste, l’image
lorsqu’il est cameraman, l’action lorsqu’il est maître d’armes, ou la danse
lorsqu’il est chorégraphe. Qui, du script, de la danse, des dialogues, de la
photo, de la chanson, autrement dit des différents départements de la
réalisation, est le plus important varie selon l’endroit du réseau, chacun
opérant la fusion des départements du film à son compte. « Tous les
ingrédients sont indispensables au film, m’a dit un jour le professeur de
danse, mais l’élément le plus important, c’est l’image. Pourquoi ? Parce
que sans l’image, il n’y a pas d’histoire, pas de danse, pas d’action, pas de
cinéma. » Jusqu’ici, rien de vraiment révélateur, mais écoutons la suite :
« L’ingrédient qui se marie le mieux avec l’image, ce n’est pas l’histoire,
ni l’action, mais c’est la danse. Sans elle, la chanson ne peut être mise en
image, et sans elle, l’histoire n’a pas de sentiments, et donc l’action est
vaine. C’est pourquoi il vous faut soigner votre corps, et pratiquer tous
les jours. Car une chanson sans danse, une histoire sans mouvements
gracieux, une action sans rythme, un dialogue sans souffle ne retiennent
pas l’attention. » Ce tour d’esprit du professeur s’appuie sur le principe
que si unité de l’expression cinématographique il y a, c’est dans le corps
comme image qui médiatise tous ses éléments, qu’elle se réalise. Le corps
est non seulement l’image première mais l’image est aussi vue comme un
corps composite. On ne peut déduire du discours du professeur que les
modes d’expression qui entrent dans cette composition sont
imperméables les uns aux autres. Au contraire, c’est leur perméabilité qui
constitue l’enjeu même de la fabrication de l’image. Elle est perçue par les
fabricants eux-mêmes comme une visée ultime, car la fusion des modes
d’expression est toujours à refaire. En fonction des films et des personnes
qui les font, ces modes entrent en symbiose ou bien se détachent, tout en
étant intrinsèquement adaptables, faits pour s’entendre. Le pont jeté
entre le combat et les dialogues travaillés chacun de leur côté paraît de ce
point de vue exemplaire.

Figure 1. L’acteur Govinda dans deux variations filmi.


22 Tandis que le chorégraphe est plutôt bien considéré dans l’industrie, le
maître d’armes a, quant à lui, un statut inférieur. L’un des grands maîtres
en film fights du cinéma indien contemporain est Akbar Bakshi, un
musulman du Pendjab qui dit avoir été inspiré par Mohammed Ali. Fils
d’un autre maître d’armes, Akbar Bakshi ne voit les films que pour les
scènes d’action et se reconnaît à un tic de langage : il dit « frappe ! »
( māro !) à toutes les phrases. Déjà enfant, il avait l’habitude de raconter
les scènes d’action en détail et les autres disaient de lui : « Un combat
avec Akbar vous envoie droit à l’hopital, et après deux, c’est le cimetière
(kabristān) ! » Dans sa carrière, il a d’abord travaillé comme doublure de
deux acteurs importants, Dara Singh et Dharmendra, et a assisté deux
maîtres célèbres, Azim Bhai et Raam Shetty, mais s’il n’avait pas été
cascadeur, il aurait été poète (śāyar), confie-t-il. Il a des relations
privilégiées avec certains réalisateurs qui ne font que des films d’action et
font toujours appel à lui. Il se vante d’avoir beaucoup travaillé pour des
films américains, comme s’il n’y avait rien de plus international que les
coups de poing et les cascades. D’après lui, on a beaucoup à apprendre de
Hollywood. C’est un grand admirateur de l’acteur américain
Schwarzenegger, spécialiste des films un peu brutaux, et de Jackie Chan,
le maître du kung-fu hollywoodifié, qu’il n’hésite pas à copier, mais son
acteur préféré après Amitabh Bachchan, c’est le romantique Michael
Douglas. Ce qui le dérange à Bombay, c’est que les doublures et les
cascadeurs risquent leur vie en faisant des films, alors qu’en Amérique,
on utilise des ordinateurs et des trucages qui font que plus personne ne
risque sa vie. En un mot, les cascades ici sont réelles. Ainsi, dans son
dernier film, l’acteur Akshay Kumar s’est brisé le dos en soulevant l’une
de ces forces de la nature importées tout droit d’Amérique, un catcheur
de la WWF ! Entre les acteurs, il y a des différences importantes, dit-il, qui
entraînent « des scènes d’action de styles aussi distincts que le ciel et la
terre ». Les scènes de combat doivent être soigneusement étudiées en
fonction de leurs capacités et de leurs qualités. Le jour de notre
rencontre, Akbar Bakshi devait « composer » avec l’acteur Shah Rukh
Khan. Akbar ne connaissait pas l’histoire du film qu’il découvrit en même
temps que les spectateurs. Il savait seulement que ses scènes auraient
pour acteur Shah Rukh dont il connaissait bien les limites et les talents, et
qui effectue toujours lui-même ses cascades. Il s’informa sur le lieu même
du tournage de la seule chose qui importe : le type de relation que Shah
Rukh entretient dans le film avec ceux dont il cassera la figure. Akbar a
noté des coups très originaux dans le dernier film de Jackie Chan qu’il a
l’intention de reproduire, et il sait que Shah Rukh a suffisamment de rage
pour qu’ils créent un impact sur le public. Ces coups sont autant offensifs
que défensifs. Il les a répétés avec ses assistants et un groupe de lutteurs
(pahalwan) comme une chorégraphie. « Il faut bien donner à ce combat un
peu de poésie », souligne-t-il. Durant la répétition, les coups à la Jackie
Chan se sont perdus dans une foule d’autres gestes tout aussi efficaces,
venus d’ici et d’ailleurs. L’offensive et la défensive sont d’après Akbar des
postures naturelles de l’être, qu’il soit homme, animal ou dieu. C’est
pourquoi les combats dans un film sont toujours justifiés : ils viennent de
la vie réelle, et une star qui ne se bat pas n’existe pas vraiment.
Autrement dit, il y a quelque chose de la nature qui s’exprime dans les
scènes d’action, comme une efficacité naturelle des stars. Mais il s’agit là
aussi d’une nature composée : « Les combats, c’est comme un tabla, dit
notre poète du coup de poing, avec des frappes différentes, des intensités
variables, des impacts qui résonnent, puis d’autres qui tombent à plat, et
en même temps, il faut que cela coule, que l’on marque des temps forts et
des surprises, que l’on retombe sur ses pieds, qu’il y ait de l’émotion. »
23 Le combat dans le discours d’Akbar Bakshi servait de prétexte pour
développer une « poésie des coups ». Les bons dialogues, quant à eux,
sont souvent ceux que le dialoguiste a conçus comme de véritables
« scènes d’action ». Il s’agit toujours de « frapper » (mārnā) son texte le
plus possible – nous disons « lancer une tirade » –, à la face du spectateur,
et qu’il résonne le plus loin possible. « Quel dialogue il a frappé ! » (kyā
dialogue mārā !) dit-on. Le texte récité se détache ainsi de son support, le
corps, pour toucher directement le spectateur. Un exercice courant dans
les écoles d’acteurs de Bombay permettra de saisir ce que « frapper un
texte » veut dire. L’exercice consiste à réciter un texte en crescendo. Le
début du texte doit être murmuré et la fin violente, quand l’acteur fait
exploser sa tirade le plus loin possible. Au début de l’exercice, l’assemblée
composée du professeur et des autres élèves reste silencieuse pour bien
entendre ce qui est dit. Au « coup de gueule » final, le public répond,
relançant l’acteur en l’encourageant de ses félicitations. On assiste ainsi à
une montée en puissance de l’acteur dont la cage thoracique gonfle
progressivement et l’exercice se termine bien souvent dans le brouhaha,
le défoulement collectif. La vision du corps des élèves se trouve
transformée après cet exercice, comme s’ils prenaient soudain conscience
de celui-ci comme caisse de résonance. Il existe d’autres exercices
toujours aussi théâtraux, destinés à faire travailler la diction (la
phonétique ourdoue), où il ne s’agit pas de « frapper » son texte, mais de
créer autrement l’effet, par la beauté des tournures poétiques et de la
prononciation. Les joutes de mots (mukāblā) qui puisent leur réservoir
d’images dans la poésie ourdoue témoignent du fait que les dialogues ont
une vie à eux, tout comme la danse, les arts martiaux et la photographie
constituent des univers d’expression appréciables en soi, à l’intérieur du
film qui les combine. La langue filmi, au départ très nettement
ourdouisée, tantôt s’anglicise tantôt se régionalise, l’acteur jouant des
effets de style, du théâtre bhavai à la langue crue des mafias, de l’anglais à
l’hindoustani de la cour de Gwalior, en passant par le mixte bombayite du
tapori 4 .
24 Si l’acteur comme le film doit « pactiser » avec divers modes d’expression
pour former un tout, la multipolarité bien négociée suppose que le
réalisateur crée des ponts entre ces modes sur le tournage, comme par
exemple entre le combat et la danse, ou qu’il les fasse parler les uns par
les autres (l’image par la musique et vice versa). À l’acteur revient le
statut le plus élevé dans la production cinématographique, mais au prix
d’une complète dépendance par rapport à ce jeu de médiations 5 dont la
coordination on the spot s’opère plus ou moins bien d’un film à l’autre. En
se déplaçant de son image une fois composée à son image en train de se
faire, le corps de l’acteur jugé bien souvent « dissonant » par les critiques
apparaît en fait soumis à une tension productive qui est aussi constitutive
du film comme tout en cours de réalisation, selon des modalités qu’il
nous faut voir de plus près.

Tournage, montage, doublage et mise en affiche


Tourner, segmenter : le film comme corps boulimique
d’images

25 Pour ses producteurs, le film se doit d’être équilibré, doté d’un souffle qui
l’anime du début à la fin, et surtout complet dans ses composantes. Faire
un film, c’est d’abord se mettre en quête d’un visage (ceharā), négocier
une star qui portera, aux yeux du public, le film sur ses épaules. Sur le
tournage, l’équipe de réalisation est donc impliquée dans la mise au point
d’une totalité organique un peu spéciale qui enveloppe les acteurs du
tournage en même temps qu’elle repose sur eux. Le film obéit sur le
tournage au principe qu’il faut faire le maximum d’images, de peur qu’il
ne soit jamais complet. Cette inquiétude est habituellement justifiée par
la non-disponibilité des stars qui retarde les productions. Par ailleurs, le
réalisateur imagine souvent plusieurs issues à la scène qu’il est en train
de tourner, et il arrive qu’il tourne plusieurs dénouements comme il peut
garder plusieurs versions de la même scène par sécurité (for safety). Le
« scénario » dans ce contexte est un agglomérat de diverses variations
possibles, et peut prendre différentes directions. On dit d’ailleurs que,
durant le tournage, l’histoire se promène (gumnā). Quant au réalisateur, il
est souvent qualifié de boulimique par le producteur, sans aucun souci
d’économie de la pellicule (footage). « Le réalisateur, disait un producteur,
n’est bon qu’à manger de la pellicule, et la pellicule mange mon argent
(paisā khānā) ! » Le film commercial hindi comparé de manière courante à
une mixture d’épices (masālā) acquiert ici une nouvelle dimension. Il n’est
plus seulement un combiné d’ingrédients, mais un organisme vivant
capable de ruiner un producteur, d’avaler ses propriétés personnelles, et
de s’emballer à son aise. « Il a fallu refaire une grande partie du film, dit
le producteur de Trimurti (La Trinité), car pour diverses raisons, le film
avait pris un tournant incontrôlé ».
26 De façon conventionnelle, le réalisateur préfère subdiviser la scène au
maximum plutôt que de tourner en plans-séquences, c’est-à-dire en
continu sans coupures. La raison en est à première vue obscure car cela
demande une dépense d’énergie et de pellicule plus importante, puisque
la même scène doit être tournée plusieurs fois sous divers angles. La
multiplication des coupures est, pour le réalisateur incertain dans sa
visualisation, un bon moyen de remédier à son angoisse. Elle permet en
effet de se ménager le maximum de possibilités d’assemblage au moment
du montage, retardant la décision du choix des plans. Que le corps du film
soit ainsi tenu en suspens, parce qu’on ne sait pas encore de quoi il sera
en fin de compte composé, est essentiel pour comprendre l’état d’esprit
dans lequel s’effectue le tournage. Toutefois, l’incertitude, souvent
invoquée par le producteur indien pour qualifier l’état psychologique de
son réalisateur, n’est pas suffisante pour expliquer la préférence donnée
au montage sur le plan-séquence. Pour la comprendre, penchons-nous
sur le tournage de la scène suivante : Ram, le héros, se retrouve en prison
après avoir volé des bijoux pour sa bien-aîmée Ritu. Celle-ci lui rend
visite dans sa cellule alors qu’il ne s’y attend pas. Les deux amants se
parlent séparés par les barreaux. La scène est courte une fois montée et
se compose de douze répliques seulement. Mais elle contient en tout
quarante-trois plans. À l’image d’une caméra statique, il faut substituer
ici celle d’une caméra qui a la bougeotte et couvre la scène sous tous les
angles possibles. Comme d’habitude, les acteurs découvrent les dialogues
au dernier moment, puis se mettent au courant de leur personnage, et
s’informent de la place de la scène dans le film. « Dites-moi, c’est avant ou
après la mort du père de Ritu ? » demande l’acteur principal. « Non, ce
n’est pas le père qui meurt, c’est son oncle, et la scène se situe après la
crémation », répond l’assistant. La scène est d’abord tournée depuis
l’extérieur de la cellule puis de l’intérieur, en plan d’ensemble. L’acteur
Ram est donc, dans un premier temps, visible de face, et l’actrice Ritu de
dos. Les acteurs sont ensuite tournés en gros plan du point de vue de Ritu
et du point de vue de Ram successivement. Enfin, la même chose est
réalisée en plan moyen et de profil. La scène n’est pas retournée chaque
fois en continu, du début à la fin, mais par petites unités. Celles-ci sont
loin de correspondre à des répliques, ce qui complique les choses. Le
réalisateur n’hésite pas à découper la première réplique, et à tourner en
continu les deux suivantes, ou bien à commencer à tourner par le milieu
de la scène et à terminer par le début.
27 Il est remarquable que les images fortes indispensables au romantisme
ont été réalisées en premier. Le cameraman a changé ensuite de position
chaque fois qu’il désirait produire un autre type d’intensité. La scène a
été ainsi approximativement découpée en neuf temps qui correspondent
à neuf changements d’état manifestés par des gestes, des paroles, des
réactions (pleurs ou cris), et appuyés par le positionnement de la caméra.
Si le réalisateur jugea « froid » (thandā) l’instant qui précède la rencontre,
le second était « chaud » (garam) lors des retrouvailles, le troisième
« brûlant » lorsque Ritu et Ram étaient débordés par leur émotion, le
quatrième « sauvage » (janglī) au moment de l’étreinte, le cinquième
« excitant » (mastī) lorsque Ram et Reetu ont rapproché leurs lèvres, le
sixième « romantique » (romānī) lorsqu’elle lui a dit qu’elle ne
l’abandonnerait jamais, le septième « pathétique » quand le gardien
sonna la fin de la rencontre, le huitième de nouveau « brûlant » lorsque
les amants se sont serrés l’un contre l’autre une dernière fois, et le
neuvième « froid » à nouveau lors de la séparation. C’est la fragmentation
de la sensualité dans ses diverses nuances qui justifie les coupures. Cette
méthode de décomposition, populaire parmi les réalisateurs de Bombay,
est souvent invoquée pour justifier les reconfigurations du script : « Pour
traiter ce type de scènes, dit l’un d’eux, il faut se concentrer sur l’émotion
plus que sur la situation. C’est la première qu’il faut décomposer dans ses
différents degrés et cela amène toujours à revoir le script ».

Du tournage au montage : actions, réactions, options, restes

28 Si la star n’est disponible que quelques jours seulement, il est impératif


de tourner avec elle au maximum et de remettre à plus tard les plans de
la même scène impliquant les acteurs secondaires. La classification des
prises utilisée par l’équipe de réalisation observée traduit cette tension.
Le premier type de plan, dit normal shot (ou master shot), est le plan
principal d’une scène, autour duquel s’agrègent les autres. Le balance shot
(littéralement « ce qui reste ») regroupe l’ensemble des plans d’une scène
qui restent à tourner à la fin d’une journée. Le plan de réaction (reaction
shot) saisit les réactions des personnages par rapport à l’action (ou au
discours de l’acteur principal de la scène). Si on s’aperçoit au tournage
qu’on a oublié de tourner tel ou tel plan de réaction, on peut user d’un
Chakravorty close-up. Le plan de montage (montage shot), quant à lui,
concerne essentiellement la chanson. Il peut être intercalé à un moment
précis, jouant le rôle de transition, ou bien au contraire tourné sans que
lui soit assigné un placement a priori. Imaginons un superbe coucher de
soleil. Le réalisateur n’a pas vraiment prévu de scène incluant un tel
spectacle. Il appelle alors la star principale et lui demande de poser
devant l’horizon. Ce genre de plan, se dit-il, pourra bien servir quelque
part dans une chanson. Il s’agit d’un montage shot, dont l’utilisation sera
décidée au montage. Enfin, le plan optionnel (optional shot) désigne une
seconde version du même, ou bien l’ensemble des plans à utiliser au cas
où le film prendrait une autre orientation. Des plans qui restent et que
l’on oublie parfois (balance shots) aux plans de réaction qui donnent
l’image d’un corps affecté, des plans optionnels qui ne sont rien d’autre
que des variations envisageables aux plans permutables (montage shots), le
tournage génère ses propres schèmes de segmentation dont hérite le
monteur.
29 Dans un article intitulé « La main invisible » (Film Fare, 16 mars 1956), le
réalisateur-monteur Hrishikesh Mukherji compare le montage à un
estomac :
« Je me souviens d’une histoire populaire durant mon enfance : un jour les divers
membres et organes du corps se rebellèrent contre l’estomac. Les jambes se
plaignirent : “Nous avons erré toute la journée à la recherche de nourriture, et
l’estomac n’a fait que profiter de notre labeur.” Les mains dirent la même chose, puis
les yeux, les dents et les oreilles. Tous étaient de l’avis qu’ils remplissaient des
fonctions vitales, tandis que l’estomac ne faisait rien d’autre que récolter les fruits de
leur travail. Les membres et organes se mirent en grève. La faim se fit sentir par tout le
corps. La tête commenca à avoir des vertiges, les yeux se voilèrent, les mains et les
pieds se sentirent faibles, jusqu’à ne plus fonctionner du tout. C’est seulement ainsi
qu’ils réalisèrent l’importance de la fonction remplie par l’estomac. Chacun apprit à
apprécier la connection entre le travail silencieux de l’estomac et le leur, et acceptèrent
l’estomac comme un collègue, animé par la même intention de préserver la totalité du
corps. Je raconte cette histoire parce que je pense que le montage peut être comparé au
travail de l’estomac. Dans un film, la photographie, les décors et autres départements
créatifs sont visibles par le spectateur. Leur contribution au succès du film saute aux
yeux. Le montage remplit une fonction discrète, comme celle de l’estomac dans le
corps. »

30 L’intérêt de cette métaphore organiciste plutôt classique 6 réside moins


dans l’assimilation du processus de production à un corps que dans sa
présentation du montage comme une opération discrètement
centralisatrice. La question de la cohérence de l’apparition de l’acteur et
du film dans ses diverses composantes acquiert toute son actualité au
montage, dans le contact au matériau filmé, alors qu’elle est résolue
théoriquement, en grande partie, à l’étape du script dans un mode de
production centré autour de lui. Un monteur exprime ici le
renversement : « La plupart des réalisateurs ici font tout à l’envers. Ils
conçoivent leur histoire sur la table de montage. » Il est rare, dans ce
contexte, que le montage soit la concrétisation pure et simple des
segmentations livrées plus haut, décidées sur le tournage. Le monteur en
propose de plus plausibles, et il arrive qu’on décide de retourner
certaines séquences. Pour les gros plans, les focalisations sur des micro-
mouvements de la danse, ou même des scènes incomplètes, le monteur en
est réduit à chercher dans le matériau non utilisé, des images qui lui
conviennent. Un petit pourcentage seulement des images tournées
servant au montage et apparaissant dans la version projetée, le reste
consiste en images potentiellement utilisables ou permutables : l’adage
« Un film est un film, un rush est une infinité de films » illustre bien le
rapport du film monté à son reste d’images. Le corps du film, boulimique
au moment du tournage, laisse des restes à l’étape du montage.

La « polycontinuité » : une approche locale du raccord

31 Le problème du raccord se pose d’abord sur le plateau, où un assistant de


réalisation (dit continuity boy ou « scripte » en français) est chargé de
surveiller la continuité entre les plans, puis dans la cabine du monteur.
Les fautes de continuité, attribuées au laxisme ambiant, sont souvent
soulignées sans qu’on éprouve le besoin de faire des distinctions. Ainsi un
distributeur notait à propos du film Keemat (Le prix) : « Les erreurs de
raccord (continuity jerks) sont visibles dans différents plans où Akshay
change de coupe de cheveux à l’intérieur d’une même scène. Sonali
Bendre aussi qui joue une belle de village, apparaît dans un accoutrement
moderne tout au long des chansons ! Les chansons apparaissent
soudainement au milieu du film, ce qui lui donne l’air d’un
“patchwork”. »
32 Or il faut sans doute faire la différence entre une faute de raccord et ce
que j’appelerai polycontinuité, à défaut d’un meilleur terme, pour qualifier
le traitement de la succession spatio-temporelle dans le film hindi. Si le
raccord concerne autant le corps de l’acteur que les parties du corps du
film, les dissonances notées par le distributeur s’atténuent dès lors qu’on
accepte qu’elles ne concernent pas un corps unique mais plusieurs. La
critique du distributeur porte en effet sur trois corps différents : le corps
même de l’acteur à l’intérieur d’une scène, le corps contradictoire de
l’actrice du point de vue du personnage qu’elle joue tout au long du film,
et le corps du film qualifié de « patchwork ». La première faute de raccord
est classique : les deux plans ont été tournés à des moments différents.
Parfois il s’écoule plusieurs mois, durant lesquels l’acteur peut trouver,
par exemple, l’occasion d’aller chez le coiffeur. La scène aspire ainsi au
montage, de façon accidentelle, deux « états de corps » différents du
même acteur 7 . Il est plus difficile d’appeler les deux dernières
dissonances des erreurs de raccord tellement elles font partie du régime
habituel auquel le film hindi soumet le spectateur. Comme le remarque le
même distributeur, « ces défauts n’empêchent pas le succès d’un film ».
Le fait que Sonali épouse les exigences de la chanson modern style montre
bien qu’elle est un corps avant d’être un personnage pour le plus grand
plaisir du spectateur, car ce qui apparaît contradictoire du point de vue
du personnage ne l’est plus du point de vue du corps : Sonali est d’abord
un mannequin reconverti en actrice. Pour son producteur, elle possède
l’avantage d’accepter de se découvrir plus que les autres. Rien d’illogique
par conséquent à ce que, durant les chansons, Sonali soit en minijupe,
alors que durant les scènes, elle incarne une villageoise en ghāghrā 8 . La
star est alors à son personnage ce que le film est à une séquence.
33 Un autre exemple permettra de mieux comprendre la polycontinuité
comme l’aménagement du raccord entre les corps de la star : dans le film
Aur Pyar Ho Gaya (Et l’amour fut), Aishwarya, « Miss World turned actress »,
tout droit sortie d’un défilé de mode, apparaît dans plusieurs tenues
légères avant d’adopter, avec la pudeur qui s’impose, le voile (pardā) du
mariage. Lors de la story session, la discussion avait porté sur la meilleure
façon de tirer parti de la compétence d’Aishwarya à porter des robes
modernes, tout en faisant d’elle, selon l’expression du réalisateur, une
« beauté traditionnelle ». Cela impliquait de définir une situation
narrative qui permette ces deux usages du corps-mode et du corps-
tradition. Sur le tournage, le corps d’Aishwarya est devenu un objet à
saisir par la caméra, exploité dans ses capacités par chacun des
spécialistes de la relation cinématographique, et valorisé dans toutes ses
possibilités expressives, dans le foisonnement des prises et des options.
Le travail de définition du personnage entamé lors de la story session a vite
été dépassé par cette logique visuelle où ce qui importe est de tenir le
spectateur accroché au corps de la star, à sa beauté multiforme et ses
changements d’apparence. C’est la polyvalence de l’acteur qui est alors
saluée : celui qui peut passer avec style, « comme un maître » (īś), des
scènes les plus émotionnelles à la comédie, des combats aux danses, celle
qui peut porter tous les costumes et être de toutes les danses, démontrer
la même aisance dans le défilé de mode, la scène de mariage ou de
cabaret.
34 La centralisation opérée par Hollywood autour de la relation
psychologique de l’acteur à son personnage 9 est remplacée ici par un
jeu visuel de bout en bout, peu soumis à la contrainte du script, où il
s’agit pour l’acteur d’adopter plusieurs « formes » (rūpa), soit au sein d’un
même film soit en passant d’un film à l’autre. Ainsi s’exprime l’actrice
Sridevi dans une interview :
« Quelle est votre idée d’une performance brillante ?
– Quand je m’oublie moi-même et deviens tellement impliquée dans le rôle.
– Est-ce que cela vous arrive souvent ?
– Euh... Je pense que cela n’arrive qu’à Hollywood, où les actrices font seulement un
film en quatre mois et maintiennent une continuité en termes d’apparence et de rôle.
Ce n’est pas faisable dans les films hindi quand vous travaillez dans trois films chaque
jour, vous êtes une danseuse de cabaret entre 8 heures et 12 heures, une dakoīt (femme
bandit) entre 14 heures et 18 heures et une villageoise (gãnvālī) après 20 heures.
35 Le montage constitue alors un moment stratégique. C’est en effet dans la
cabine du monteur que se décide l’emboîtement de ces formes les unes
aux autres.

L’acteur et ses doubles : multiplier les corps, c’est multiplier


l’effet
36 En dissociant au sein de l’opération d’enregistrement la voix et l’image
(tous les acteurs doublent leur voix à Bombay à l’étape de la post-
sonorisation), ou la chanson et la danse, le cinéma lance un défi de plus
aux acteurs qui se doivent de réussir à contrôler cette opération
d’ajustement. Les enfants ont bien intégré ce principe de construction
dissociée de l’acteur lorsqu’ils font leur cinéma dans la rue et imitent le
couple du chanteur et de l’acteur-qui-danse-mais-ne-chante-pas,
remuant seulement les lèvres en play-back. Tout est dans le raccord plus
ou moins bien maîtrisé entre le mouvement des lèvres filmé au tournage
et la voix qui doit s’y déposer. Plus d’un acteur a été mis à l’écart pour ne
pas avoir réussi à contrôler cet ajustement. Il est d’ailleurs souvent
conseillé aux jeunes acteurs de faire attention de ne pas forcer leur voix
sur le lieu de tournage, pour ne pas donner l’air de gesticuler, car c’est
une erreur difficile à rattraper au doublage. Ce dédoublement de la star
en un corps et une voix modèle le jeu de l’acteur de façon singulière. Il est
probable que l’acteur s’efforce dans la cabine de doublage d’épouser une
norme d’expression vocale plus que de retrouver les conditions de jeu du
tournage. Ainsi, l’acteur Nana Patekar choisit-il une voix caverneuse tout
au long du doublage du film Agnisakshi, épaississant le mystère qui
l’entoure, tandis que Shah Rukh traduit par un souffle saccadé l’état de
peur viscérale qui l’anime dans Dil Se (Du cœur). Comme le suggèrent ces
concepts de « jeu en cabine », il s’agit moins de retrouver les conditions
d’un personnage que de redoubler l’impact par le montage, la voix
soutenant la puissance de l’image. D’un point de vue technique, que ce
soit la propre voix de l’acteur ou celle d’un autre ne fait pas de
différence : la nécessité de passer par la cabine de doublage dédouble le
jeu. La grande star Amitabh Bachchan est bien connue pour venir au
doublage armée d’un trousseau de stylos de couleurs différentes, faisant
preuve de sa maîtrise de l’art : intonations, accentuations, proximité et
éloignement par rapport au micro, les menus détails de la voix sont
scrupuleusement notés par l’acteur 10 . Si le doublage permet de
redoubler l’effet de puissance en divisant l’acteur en deux, le souffle de
Shah Rukh ou la voix rauque de Nana Patekar sont des effets difficiles à
obtenir en prise de son directe. L’environnement, trop bruyant, dit-on,
pour permettre cette prise de son, est la raison communément invoquée
pour justifier la post-synchronisation 11 .

Figure 2. Acteurs en série : Ajay Devgan, Sanjay Dutt, Sunny Deol.

37 La formule narrative du double rôle gagne à être pensée à côté du


doublage, car elle obéit au principe qui veut que l’impact jaillit d’une
fragmentation en plusieurs corps. De nombreux films reposent sur le
dédoublement 12 de l’acteur en plusieurs personnages. C’est un moyen,
affirmait un réalisateur, de donner à la star le maximum de visibilité au
cours du film. Au lieu d’apparaître une fois, elle apparaît deux fois. Un
scénariste, de son côté, justifiait l’opération par l’impossibilité de diviser
le premier rôle. Il y a ainsi toujours un premier rôle et un soutien, mais
rarement deux rôles principaux. Il invoquait aussi la complexité du
personnage : « Si un personnage est trop complexe, on le dédouble. »
Tandis qu’un personnage doit être cohérent, prévisible, conduit par un
objectif unique, la complexité psychologique se traduit par un
dédoublement en deux corps différents. La magie du dédoublement, c’est
de traduire corporellement une contradiction qui peut être interne à un
individu, en faisant d’elle un combat entre deux corps à la fois distincts et
unique, comme par exemple le père justicier contre le fils corrompu joués
par le même acteur Kamal Hassan dans Hindustani, ou les deux soeurs
incarnées par l’actrice Sridevi dans Chaalbaaz (La ruse), l’une vamp
toujours prête au combat (śakti), l’autre femme au foyer fragile et
constamment sous la menace (satī). La mise en scène du décalage dans ce
dernier cas est alors moins psychologique que corporelle. C’est un
décalage de formes (rūpa) auquel expressions, émotions et styles
vestimentaires donnent chair : Sridevi apparaît simultanément
vulnérable et implacable, en sari et en tenue de rock-star.
38 L’intérêt d’une telle formule, du point de vue de la polycontinuité vue
précédemment, est de multiplier les possibilités de combinaison : « Le
double rôle, dit un producteur, est fameux dans les comédies. Il permet
plusieurs intrigues, plusieurs actrices, la multiplication des quiproquos,
et bien sûr la multiplication des profits pour le distributeur. » Multiplier
les corps, c’est multiplier l’effet, que l’on se situe sur le lieu de tournage
en compagnie du réalisateur, dans la cabine de montage, de doublage ou
encore, dans le bureau du distributeur.

La mise en affiche ou l’art de faire le plein de corps

39 Une nouvelle focalisation sur le corps apparaît dans l’affichage, qui


marque le moment de l’installation du film dans le paysage. C’est l’affaire
combinée du distributeur et du producteur, d’un contractant et de ses
artisans peintres. Ces derniers utilisent pour support des photographies
des acteurs prises sur le lieu de tournage. De manière générale, ils
travaillent sans avoir vu le film, et s’appuient aujourd’hui davantage sur
des assemblages mis au point par des publicity designers engagés par le
producteur, que sur leurs propres maquettes. Comme la location d’une
compagnie d’artisans coûte moins cher que d’agrandir une photographie
sur ordinateur, les distributeurs continuent à profiter du service des
companies de peintres.
40 Le processus de composition est le suivant : le peintre commence par
dessiner sur la toile un immense quadrillage (square) qui reproduit celui
tracé au préalable sur la photo qui lui sert de modèle. L’imitation passe
donc par ce détour du cadre qui fragmente en toutes petites unités le
corps de l’acteur. Le dessin (graph) est réalisé ensuite par un autre artiste
qui définit les proportions des figures et leur agencement. Le remplissage
(fill-up) dans des couleurs neutres est suivi d’une application de couleurs
vives, par petites impressions, où le peintre accentue au maximum les
traits et l’expression des figures. Enfin, le maître d’œuvre intervient pour
le détail, et donne du souffle aux figures. L’arrière-plan des figures est
souvent un peu trouble, un mélange de plusieurs couleurs, tandis que les
figures offrent des contrastes très marqués. Le choix des couleurs est
laissé à la liberté du peintre qui reçoit du producteur des photos qui
peuvent être en noir et blanc. L’affiche peinte opère ainsi un
enchantement des formes par la couleur et l’accentuation des
expressions, ce qui distingue le travail du peintre de celui du publicity
designer qui utilise par ailleurs les mêmes procédés de composition de
l’espace.
41 À côté du « cocktail » des couleurs, la pratique du « découpage » (cutout)
rend le travail du peintre comparable à celui du monteur. Inscription
visuelle intervenant en fin de parcours, lorsque le film doit être présenté
au public, l’affiche propose au spectateur un montage singulier, où les
corps se trouvent agrégés les uns aux autres. Il s’agit toujours de créer un
effet de bousculade, de sortie des figures hors de l’affiche, comme si elles
surgissaient de front vers le spectateur. Ce grouillement en surface de
l’affiche, où tout est condensé dans une apparition frontale, est tout aussi
révélateur du mode de production du film hindi que le script dans un
mode de production reposant sur le binôme de l’acteur et du personnage.
Agrégation, dédoublement, et enfin figuration de rapports hiérarchiques
par le jeu sur le premier et l’arrière-plan et sur les proportions : tels sont,
très succinctement, les procédés dont use l’affiche pour fixer le film aux
yeux du public. Son assemblage de figures est le corps du film même,
composé de l’ensemble des visages des acteurs. Les peintres peuvent tout
se permettre pour donner au spectateur l’eau à la bouche, et traduire
dans l’espace d’une affiche l’ensemble des ingrédients que le spectateur
attend du film. Le spectateur, quant à lui, peut deviner d’un seul coup
d’œil sur l’affiche à quel genre d’histoire il a affaire, quels en seront le
début et la fin, les relations entre les personnages, les éléments dont le
film jouera plus particulièrement, des chansons ou des scènes d’action, de
la comédie ou de l’amour.
42 Objet de circulation, l’affiche est le meilleur instrument d’ancrage de la
culture cinématographique dans le territoire indien. Une expérience
locale d’appréciation du montage et de la couleur s’y inscrit, comme le
montre ce peintre d’affiches musulman originaire de Bombay et qui a
choisi d’émigrer au sud de l’État du Maharashtra pour forger sa propre
entreprise : « Ici, il faut que les couleurs soient plus vives, plus marquées.
J’ai commencé par peindre comme je l’avais appris à Bombay, mais les
distributeurs n’aimaient pas mon travail. Alors je me suis inspiré des
affiches des films kannadiga et ils ont apprécié. Les couleurs sont plus
vives, moins réalistes, et les visages beaucoup plus maquillés. On ne peut
pas peindre les stars ici comme à Bombay. »
43 Il aurait été tentant de voir dans l’affiche le « script » de la mise en corps
opérée par le cinéma hindi. Or l’affiche est autant un remake que les
étapes précédentes, non seulement de l’ensemble du film qu’elle fixe aux
yeux du public, mais aussi des arts de l’icône et de l’affiche
hollywoodienne dont elle s’inspire largement. Amenée à se multiplier
comme les territoires, elle révèle en fin de compte le véritable statut du
script : un point de concentration qui a une longue histoire derrière lui et
qui vaut de manière provisoire pour une forme en cours de production. Si
l’élaboration du film hindi est exemplaire par son absence de
centralisation autour du script et son refus de limiter le jeu de l’acteur à
la seule incarnation du personnage, l’affiche opère une centralisation a
posteriori, au moment de la sortie du film, autour d’un mode singulier de
lecture de l’image fixe. Dans les emboîtements de l’affiche, la figure
centrale se retrouve rarement seule, elle s’entoure le plus souvent
d’autres qui la dédoublent, la dépassent ou l’enveloppent. Elle est prise
dans des séquences qui, au lieu de centrer le regard du spectateur,
l’invitent à parcourir une série de découpages (cutout) ou de petites
scènes d’action (mārā mārī), autant de variations qui donnent à sentir le
mouvement du film. Dans l’affiche, les corps sont donc non seulement
multiples mais changeants, en perpétuelle modulation. Le contraste que
le spectateur est invité à savourer prend des formes diverses.
L’opposition populaire de la modernité et de la tradition en est un motif
parmi d’autres, sans doute le plus simple. Plus complexe est l’écart de
positions et de costumes sur lequel joue Dilwale Dulhaniyan Le Jaenge (Celui
qui a du cœur emportera la mariée), entre la tunique de style pathan et le
blouson noir, le sari et la minijupe (Planche 15). Dans Haqeeqat (La
réalité), la variation dans la focale montre la prétention de l’affiche à
valoir pour le cinématographe. Dans sa fixité, elle fait ce que la pellicule
ne permet pas : contracter dans un espace unique un gros plan et le corps
entier du même acteur, juxtaposer sans solution de continuité des
échelles différentes du corps en mouvement. Les concepteurs d’affiches
inventent chaque jour de nouveaux moyens d’intriquer les figures les
unes aux autres, ou de jouer avec les moyens existants.

***

44 À la centralisation du script, Bollywood substitue un mode multipolaire,


et à celle du personnage, une politique de la modulation où l’acteur tend
à éclater en autant de corps qu’il y a de modèles, de relations, d’émotions
ou d’états à incarner. Parade collective où il est chaque fois question du
corps à traiter, sans qu’on puisse affirmer que les médiations (script, jeu,
danse, combat, montage, doublage et mise en affiche) fournissent un code
unique de lecture : telle est la leçon que nous tirons de cette brève
incursion dans l’élaboration du film-aux-épices de la fin du XXe siècle.
Chaque médiateur avec ses méthodes compose et recompose : de la
répétition de la chorégraphie à l’affiche en passant par le montage, le
corps se trouve à chaque fois remodelé, mis en pièces ou dédoublé.
L’unité du jeu de composition provient de ses renvois (du combat aux
dialogues), de ses points d’accord (la frontalité par exemple) et
condensations (l’affiche), de ses accents mis sur des procédés particuliers
(le montage, le dédoublement). Parce qu’il est le support d’une immense
médiation dans un corps-éponge qui absorbe tout ce qui passe, se dilate
et se dédouble, on comprend que l’acteur laisse parfois paraître à même
l’écran ses discontinuités. Si faire un film, du point de vue du producteur,
suppose de se mettre d’accord sur un « jeu de corps » (duel, triangle ou
double rôle) avant même le récit, il faut substituer à la dialectique du
script et du film et de l’acteur et du personnage, oppositions neutralisées
ici en tant que forces structurantes du projet du producteur, un autre
traceur, plus complexe parce qu’il est composé de trois éléments qui
s’interpénètrent tout en étant dissociables à tout moment : l’acteur,
l’image et le film traités conjointement comme des corps en composition.
Prisme à travers lequel s’envisage la production, le corps s’affirme alors
comme un cadre de référence bridant toute innovation : « Le spectateur
accepte les choses abstraites lorsqu’elles sont prises dans des corps »,
disait l’acteur Shatrugan Sinha, comme s’il s’agissait là d’une limite
indépassable, du moule inévitable dans lequel fondre toute image.

Liste des films cités avec leur translittération


45 Beta Ho To Aisa : Betā Ho to Aisā, CP. Dixit, 1996.
46 Chaalbaaz : Cālbāz, Pankaj Parashar, 1989.
47 Dil Se : Dil Se, Mani Ratnam, 1999.
48 Dilwale Dulhaniyan Le Jaenge : Dilwāle Dulhaniyān Le Jāenge, Yash Chopra,
1995.
49 Hindustani : Hindustanī, Shankar, 1997.
50 Keemat : Kīmat, Sameer Malkan, 1996.

BIBLIOGRAPHIE
Références
GRIMAUD, Emmanuel, 2001, La Spirale prolifique ou l’histoire du processus cinématographique dans l’Inde
contemporaine, du script à la mise en théorie du mouvement, Paris, Université Paris X-Nanterre (thèse
d’ethnologie non publiée).
NANDY, Ashish, 1987, « An Intelligent Critic Guide to Indian Cinema – I », Deep Focus, I(1), déc. 1987,
p. 68-72.

NANDY, Ashish, 1988a, « An Intelligent Critic Guide to Indian Cinema – II », Deep Focus I(2), juin 1988,
p. 53-60.
NANDY, Ashish, 1988b, « An Intelligent Critic Guide to Indian Cinema – III », Deep Focus I(3),
novembre 1988, p. 58-61.
NANDY, Ashish, éd., 1998, The Hindi Popular cinema : The Secret Politics of Our Desires, Delhi, Oxford
University Press.
SCHLANGER, Judith, 1971, Les Métaphores de l’organisme, Paris, Vrin (réed. 1975, l’Harmattan).

STAIGER, Janet, 1985, « The Hollywood Mode of Production, 1930-1960 », in David Bordwelle, Janet
Staiger et Kristin thompson, éds, The Classical Hollywood cinema. Film Style and Mode of Production to
1960, New York, Columbia University Press.

NOTES
1. Le mot masālā (littéralement « épices ») est couramment employé pour qualifier les films
commerciaux, dont l’objectif est de donner au spectateur un spectacle total : action, danse, amour,
drame et comédie.
2. Écrit au retour d’un premier terrain, cet article ne constitue pas un résumé de la thèse
d’ethnologie que j’ai consacrée aux ateliers de la production cinématographique à Bombay
(Grimaud 2001). Il doit beaucoup aux remarques de G. Lenclud, C. Malamoud et G. Tarabout.
3. Remarquons la transformation récente du Chakravorty close-up en chakravati dans le vocabulaire
des assistants de réalisation. Le cakra signifiant le cercle, le chakravati qualifie sur le tournage la
pratique qui consiste à « encercler » un acteur ou même une situation en la filmant sous tous les
angles.
4.Taporī désigne le style propre aux gens de la rue de Bombay, et se caractérise au niveau de la
langue par un mélange de hindi, gujurati, marathi et d’anglais.
5. La presse spécialisée foisonne de déclarations d’allégeance des stars à leurs chorégraphes, leurs
maîtres d’armes ou costumiers. Ainsi l’actrice Madhuri a-t-elle souvent proclamé sa fidélité à la
chorégraphe Saroj Khan. « Elle m’a fabriquée », dit-elle. Sur les costumes, je renvoie au chapitre
de ma thèse qui tente d’élucider le « basculement d’un costume à l’autre » si caractéristique du
film hindi.
6. On la retrouve sous d’autres formes à Rome et dans l’Inde ancienne, voir J. Schlanger (1971).
7. À propos d’un film de Govinda, on peut lire la critique suivante : « In this film one gets to see two
faces of Govinda – one as a curly-haired cherub that he was in his early years and the other with all that ass
he has gained, as the years rolled by », (Woman’s era, 2 septembre 1996).
8. Jupe rajasthani.
9. Pour une histoire de la double centralisation hollywoodienne autour du script et autour du
binôme de l’acteur et de son personnage, voir J. Staiger, 1985.
10. Si le travail de doublage consiste à loger une nouvelle voix dans une ancienne image, la
chanson toujours en play-back offre le scénario inverse : l’acteur sur le tournage double la voix du
chanteur. De la même façon que dans le doublage des scènes, le corps peut accepter plusieurs voix,
une voix accepte plusieurs corps dans le doublage du son par l’image : Lata Mangeshkar, star quasi
centenaire, a chanté pour de nombreuses actrices (à moins que ce ne soient elles qui aient dansé
pour Lata). Sa voix aiguë, dont l’identité n’échappe jamais à l’auditeur, est devenue le signe de la
féminité par excellence, combinée au corps dansant de la plupart des stars de l’écran depuis les
années quarante.
11. Il suffit d’assister à la projection d’un film américain puis d’un film hindi pour mesurer le
décalage entre les deux univers sonores. La prise de son direct du premier favorise l’intégrité de
l’acteur, et dote le film d’une intériorité. La postsynchronisation du second favorise au contraire
son éclatement. Même si l’opération ne doit pas se voir dans ce dernier cas, elle se voit souvent et
surtout elle se sait toujours.
12. Sur ce point, voir Ashish Nandy, (1987, 1988a, 1988b, 1988).
Quatrième partie. Constructions
sociales
Chapitre 13. Le corps stigmate
Le cas des travailleurs du cuir hindous au Maharashtra

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky

NOTE DE L'AUTEUR
Nous tenons à remercier V. Bouillier (CEIAS), M.-C. Mahias (CEIAS), G.
Poitevin et M. Tohme pour leur aide et leurs conseils lors de la rédaction
de cet article.
« Oh ! Mots ! (…)
Votre attention ne s’est jamais portée
Hors les murs du village
Un animal existe du nom d’homme
aux espoirs broyés, aux ambitions écrasées,
à l’esprit broyé,
Vous n’en avez nul écrit.
Sa blessure ouverte suinte. Jamais
Vous ne l’avez perçue, vous,
Mots !
Son corps, sa chair et ses os, cette réalité,
Comment n’en avez-vous nul entendement ? 1 »

Introduction
1 Le travailleur du cuir au Maharashtra 2 choque la vue : corps entaillé et
rongé par la chaux, parfois mutilé chez les équarrisseurs et les tanneurs
(Dhōr), corps courbé des cordonniers (Cambhār), corps de la puanteur
puisque la chair pourrie de la carcasse n’est jamais loin et que le
travailleur s’annonce par son odeur, corps de l’ombre qui travaille dans
l’obscurité des maisons.
2 Appartenant à un ensemble de jāti 3 collectivement appelées Carmakār
4 , le travailleur du cuir exerce une fonction dite impure en ce qu’elle

concerne le contact et le traitement des déchets organiques et de la mort.


Il est considéré comme impur de façon permanente, ce que révèle son
statut d’intouchable qui le situe au bas de l’échelle hiérarchique
traditionnelle. Par sa dégradation, son corps est perçu à la fois comme
marque de pollution rituelle et de déclassement social.
3 Nous rappellerons d’abord en quoi le corps est au centre du système de
représentations relatives au pur et à l’impur ; nous montrerons ensuite
comment le statut d’intouchable se traduit socialement par des pratiques
corporelles d’exclusion. Porteur et producteur de signe, le corps
intouchable est stigmatisé par son dénuement, sa pauvreté et sa saleté.
4 Comment les Carmakār eux-mêmes perçoivent-ils leur corps et
conceptualisent-ils l’intouchabilité ? La question se heurte à plusieurs
obstacles méthodologiques. En effet, il est difficile de ne pas objectiver
l’intouchable comme « le misérable » ou « le pauvre » lors de l’enquête de
terrain. En outre, les références au corps dans les discours des
travailleurs du cuir sont réduites. Elles sont plus nombreuses dans la
littérature dalit 5 , qui dénonce l’oppression du corps humilié et terré
dans la honte, trop longtemps ignoré par les mots. Cette littérature se
veut l’écho authentique de la souffrance dalit et d’une culture singulière
6 . Les représentations que les Carmakār se font de leur corps surgissent

donc indirectement, à travers les mythes d’origine et leurs écrits d’une


part, et dans les pratiques de travail d’autre part. Or ce corps, par sa
résistance et sa dextérité, permet aux Carmakār d’élaborer une image
valorisante d’eux-mêmes.
5 Nous verrons donc en quoi le corps intervient dans la construction de
l’identité des castes du cuir comme élément de distinction 7 entre elles
et permet l’expression positive de l’ethos 8 différencié d’un groupe
social. C’est dans le décalage entre l’image que donnent les castes
supérieures aux Carmakār de leur corps et la manière dont ces derniers le
perçoivent que réside l’ambiguïté des représentations du corps
intouchable.

Le corps intouchable au centre des


représentations de l’impur
6 Les castes du cuir hindoues trouvent leur unité dans leur très bas statut
et leur spécialisation ancienne dans le travail du cuir. Ces castes
comprennent de nombreuses sous-castes ou jāti, délimitées selon des
critères variés. Pour chacune, ses différences d’origine, ses mythes, ses
pratiques religieuses, ses spécificités professionnelles expriment une
identité particulière. Remarquons d’ailleurs qu’au Maharashtra, chaque
jāti carmakār revendique une spécialité du cuir propre et répugne à en
exercer une autre. Cela n’est pas toujours le cas dans d’autres régions où
il arrive fréquemment que l’équarrisseur soit aussi tanneur, ou que le
tanneur sache également confectionner des articles de cuir. La
spécialisation professionnelle de chaque jāti correspond à une position
statutaire précise. Nous n’entrerons dans le détail de ces jāti que dans la
mesure où elles concernent directement le corps.
7 Les castes du cuir (Carmakār) qui exercent aujourd’hui leur profession
héréditaire au Maharashtra comprennent les Cambhār (cordonniers), les
Dhōr (tanneurs), les Holār (réparateurs de chaussures) 9 , et comptent
environ un tiers des 11% d’intouchables de l’État 10 . Le monopole effectif
de ces castes dans la manufacture traditionnelle du cuir s’explique, outre
leur qualification, par des raisons statutaires : seules les castes du cuir
intouchables hindoues et les communautés musulmanes et chrétiennes
tamoules, pour lesquelles la question de l’impureté du métier ne se pose
pas dans les mêmes termes que pour les hindous, travaillent
effectivement dans l’équarrissage, la tannerie et la confection d’articles
de cuir traditionnels.
8 Le cas des Mahār, communauté la plus importante d’intouchables au
Maharashtra, exprime remarquablement le lien entre position statutaire
et profession. Caste au service du village, une de leurs tâches
traditionnelles était le vesakāra, qui consistait à débarrasser les carcasses
mortes et à les écorcher. Ils remettaient la peau aux tanneurs qui
payaient le propriétaire de l’animal. Le leader Mahār Ambedkar (1892-
1956) leur a enjoint de se convertir au bouddhisme et de quitter ce travail
avilissant, rejetant ainsi le système des castes et les tâches considérées
comme dégradantes. La grande majorité des Mahār ne travaillent donc
plus dans la filière du cuir. Certains Mataṅg, de la caste traditionnelle des
cordiers, qui se place juste avant celle des Mahār dans l’échelle
hiérarchique de castes au Maharashtra, se sont vu attribuer les anciennes
tâches des Mahār dans le cuir, que refusent d’exercer les Dhōr et les
Cambhār.
9 La hiérarchie statutaire des castes s’exprime en grande partie par les
pratiques d’intouchabilité dont le refus du contact physique entre castes
supérieures et castes d’intouchables, porteurs d’une impureté intrinsèque
et permanente 11 . Interdites par la loi 12 , ces pratiques sont en fait bien
vivantes 13 . Elles se manifestent dans les relations sociales par la
distance : chaque jāti se sépare de la jāti inférieure, évitant les contacts
qu’elle a définis comme polluants. Sans revenir sur ces nombreux usages,
qui concernent en particulier la ségrégation religieuse, les restrictions
dans l’utilisation des biens publics, les règles de commensalité et de
nourriture, nous nous bornerons à signaler que dans le village de
Bajarbhogaon, les Cambhār, qui forment l’essentiel de la population
intouchable, n’ont pas droit d’accès au temple où vont les castes
supérieures, qu’ils ont leurs prises d’eau personnelles et qu’ils ne
partagent pas un repas avec des castes non intouchables.
10 Des pratiques d’exclusion similaires sont repérables parmi les travailleurs
du cuir eux-mêmes. En témoigne le récit autobiographique du Mahār
Daya Pawar : « Les Cambhars ne buvaient jamais l’eau de notre puits.
L’eau des Mahars les aurait pollués. Les femmes des familles cambhars
passaient des heures à mendier un pot d’eau auprès des Marathes »
(Pawar 1996 : 67). Les castes Carmakār reproduisent donc entre elles le
classement hiérarchique, et leur degré de participation à la souillure joue
comme critère fondamental 14 . Plus est grande sa proximité avec le
cadavre de bête, plus le travailleur du cuir est inférieur dans la hiérarchie
statutaire : tout en bas sont ceux qui enlèvent la carcasse (anciennement
les Mahār, aujourd’hui les Mataṅg), puis ceux qui la dépècent c’est-à-dire
les écorcheurs et les équarrisseurs (Mataṅg, ou éventuellement Dhōr). Au
stade suivant sont les tanneurs et corroyeurs (les Dhōr), puis ceux qui
confectionnent les articles de cuir, les cordonniers (Cambhār). La
hiérarchisation suit le processus de transformation : de matériau
organique, la peau de l’animal mort devient cuir, matériau inorganique.
11 Le degré de pureté du travailleur est donc fonction de l’importance de
son contact avec la souillure. L’imposition symbolique de l’impureté est
renforcée par l’exclusion pratique du Carmakār. Son aspect physique fait
l’objet d’une évaluation sociale qui revêt des formes variées. Le corps
intouchable devient ainsi la marque, l’expression du statut, le stigmate de
l’infériorité.

Le stigmate 15 corporel des gens du cuir


12 Dans une perspective interactionniste 16 , le stigmate désigne les
marques corporelles qui expriment l’accablant ou l’anormal chez
l’individu. Ce stigmate peut être symbolique : il est la marque, le signe,
l’empreinte de leur handicap, en l’occurrence de leur infériorité rituelle
et sociale. Il désigne « un attribut qui jette un discrédit profond »
(Goffman 1968, 1975). C’est en termes de relations et non d’attributions
qu’il convient de le considérer. L’habit, l’odeur et la saleté des Carmakār
sont ainsi des stigmates corporels.
13 La symbolique du vêtement traduit le statut social. Outre les différences
d’origines – régionales, rurales ou citadines –, il peut souligner la
différence de communautés. Nombre d’interdits codifiés ont longtemps
concerné les intouchables, stigmatisant leur statut inférieur : interdiction
pour les hommes de se couvrir la poitrine et de porter des dhotī en
dessous des genoux, interdiction pour les femmes de mettre des blouses
sous leur sāṛī, de porter des bijoux en or ou des étoffes précieuses,
obligation d’aller pieds nus... La puissance de ces interdictions s’exprime
par exemple dans la controverse pour le port du corsage, dont le droit
était revendiqué par les femmes Śāṇār du Kerala au siècle dernier 17 .
14 Si aujourd’hui il n’y a pas en droit d’interdit, l’habit des Carmakār n’en
traduit pas moins le déclassement social et économique. Les travailleurs
du cuir au Maharashtra sont le plus souvent en dhotar (dhotī en hindi) ou
payjāmā (pyjama) usés pour vêtement inférieur. Ils portent généralement
un bandi, sorte de chemisette avec une poche sur le devant, comme
vêtement du buste, ou vont torse nu. Les femmes sont en sāṛī – l’habit
traditionnel du Maharashtra –, soit en coton, soit en synthétique. Elles
portent fréquemment leur sāṛī avec kaṣṭa, c’est-à-dire passé entre les
jambes : cette disposition leur permet sans doute de travailler plus
facilement que lorsque les plis du sāṛī tombent droit ; elle est aussi un
signe de tradition rurale. Il arrive que les femmes Dhōr le portent droit et
court, souvent sans le corsage (blouse ou colī) et sans le jupon (parkar) qui
en théorie accompagnent le sāṛī droit, et cela plus par pauvreté que par
commodité.
15 Le vêtement du Carmakār, plutôt que d’habiller le corps, dévoile sa
misère. La nouvelle autobiographique du dalit Dadasaheb More 18 , qui
débute sur une scène de village où le jour du marché, la « troupe » (body)
des intouchables va vendre les grains qu’elle a mendiés la veille et
quelques poules, dépeint l’indigence qui stigmatise le groupe, amas
indifférencié de gueux en guenilles :
« Nous formâmes un ensemble pour aller au marché. Nous étions presque cinquante
d’entre nous. Certains portaient des dhotis déchirés jusqu’aux genoux, et avec des
pièces rapiécées d’autres couleurs. Les chemises de certains avaient des manches
entières qui manquaient. Les boutons étaient absents. Le “turban” avait l’air d’un
torchon enroulé autour de la tête, qui restait nue. Le haut de la tête à l’air, entouré par
le turban, donnait l’impression d’un champ clôturé par une haie. Les chaussures étaient
bizarres – une pantoufle à un pied, et une sandale de cuir à l’autre. La plupart d’entre
nous étaient pieds nus.
Les femmes aussi faisaient un tableau curieux. Leurs saris étaient rapiécés de
différentes couleurs. Les pièces, mal cousues les unes sur les autres et de n’importe
quelle couleur, donnaient l’impression de rustines sur de vieilles sandales. »
16 Les références récurrentes aux pieds nus et aux vieilles paires de sandales
usées rappellent que la chaussure est traditionnellement un privilège des
plus riches 19 , et incarnent la misère actuelle des intouchables.
17 La puanteur est le second stigmate corporel du travailleur du cuir dans la
mesure où l’odeur est un construit social : « L’odorat (est le) sens du
désir, de l’appétit, de l’instinct, celui qui porte le sceau de l’animalité »
(Corbin 1982 : IV). Rappelons qu’une des pratiques traditionnelles de
l’intouchabilité est la ségrégation spatiale des intouchables. Au
Maharashtra, les quartiers Mahār, Dhōr et Cambhār sont relégués à la
périphérie des villages. Cette exclusion est fondée sur des principes
rituels, mais aussi sur des considérations d’odeur : les quartiers du cuir
sont en général situés au sud ou à l’est des villages et des villes pour
éviter que l’odeur pestilentielle ne soit transportée vers le centre urbain
par le vent. À Bajarbhogaon, subsiste encore aujourd’hui un marquage de
la séparation des intouchables. Cambhār galli (la rue Cambhār) est située
à l’est, et regroupe toutes les habitations Cambhār. De même, à Kolhapur,
les quartiers traditionnels des Cambhār (Subhash Nagar) et des Dhōr
(Jawahar Nagar) sont situés au sud de la ville et sont mitoyens. Leur
composition est encore exclusive : il est rare que d’autres castes, en
particulier non intouchables, s’installent dans ces quartiers.
18 La puanteur opère comme le sceau de l’animalité entre les Carmakār eux-
mêmes. Dans les interactions entre les cordonniers Cambhār et les
tanneurs Dhōr, les premiers renvoient aux seconds l’image de l’animalité,
qui réside dans l’odeur repoussante que les Dhōr exhalent. « Ils puent, ce
sont des animaux », voilà ce que fréquemment les Cambhār de Subhash
Nagar disent de leurs voisins. Les Dhōr semblent intérioriser cette image
de la répugnance. Les tanneurs de Kolhapur sont unanimes : il est
impensable qu’un Cambhār accepte d’être tanneur. L’un d’entre eux nous
explique « qu’il trouvera ce travail sale. C’est parce que je travaille avec le
cuir sale qu’on me considère comme inférieur ». Le « on » représente
cette société indéfinie des classes supérieures qui détient la norme et
impose le statut d’impur. En l’occurrence, ce sont non seulement les très
hautes castes, mais aussi les castes immédiatement supérieures, dont les
Cambhār.
19 Dans les discours, l’impureté est fréquemment confondue avec la saleté.
Le travail du cuir est sale, « dégoûtant » (ghāṇ). Même si la notion de
pureté ne relève pas de l’hygiène, s’il ne s’agit pas du même registre, un
« équivalent fonctionnel » explique le recouvrement de l’élément
idéologique par l’aspect physique immédiat (Dumont 1966 : 84). Shankar
Bapu, cordonnier de Kolhapur, nous explique : « Quand la peau est ôtée
de l’animal, elle est brute (kaccā). Et le cuir que j’utilise est traité. Ils
mettent un produit chimique dessus et ôtent la saleté (ghāṇ). Pour nous
c’est comme un morceau de tissu. Le cuir ne pue pas. Ce n’est plus la
peau. Ce n’est pas sale. C’est comme du tissu ». Le cuir traité n’est plus
considéré comme une matière organique impure par les Cambhār, qui se
libèrent ainsi du stigmate. Cette confusion entre la pollution rituelle
(niśuḍḍh) et la saleté hygiénique (ghāṇ) peut donc apparaître comme un
élément stratégique du discours Cambhār pour asseoir leur différence et
leur sentiment de supériorité par rapport au tanneur Dhōr, et du discours
des castes supérieures vis-à-vis des intouchables. La pollution au regard
de l’hygiène justifie la pollution rituelle de l’intouchable : la saleté et la
puanteur apparentes permettent de se représenter cette dernière.
20 Dans le même sens, la couleur de peau de l’intouchable, cette « peau noire
comme du charbon 20 », agit comme un troisième stigmate corporel. Au
Maharashtra, le discours populaire attribue aux Cambhār un teint plus
clair que celui des autres castes intouchables, ce qui est perçu dans la
société indienne comme un critère de supériorité raciale. Il n’y a pourtant
pas de caractéristique physionomique propre de l’intouchable qui
permettrait de l’identifier. Les constructions à ce sujet sont anciennes 21
. Les monographies du début du siècle 22 notaient les spécificités
physiques des Cambhār, qui les distinguaient des autres intouchables du
Maharashtra. De même les Gazetteers de la Présidence de Bombay, par
exemple celle du district de Kolhapur (1904, rééd. 1960), proposaient une
typologie physique, et presque raciale des Cambhār. Le Cambhār y est
décrit comme un homme au teint clair, de taille moyenne, aux épaules un
peu rondes, faible, au visage sec aux joues maigres et aux lèvres fines, aux
grands yeux gris et aux cheveux plats. L’accent est mis sur la beauté des
femmes, aux traits réguliers et au teint clair 23 . Les limites de ces
documents sont évidentes : elles restent l’œuvre de représentants de
l’Inde coloniale, en particulier des administrateurs qui construisent une
vision de « l’indigène », et emploient fréquemment comme critère
l’anthropologie physique.
21 Le même principe de construction est utilisé par les Carmakār entre eux,
qui font de la clarté de peau un critère non seulement esthétique, mais
aussi de supériorité. Ainsi l’attestent les renseignements des fiches du
bureau de mariage Cambhār de Kolhapur 24 . Lors de son inscription, le
prétendant remplit une liste d’exigences : Malā gorī vaḍhu pāhije (litt. « Je
veux une épouse blanche ») est la première des requêtes formulées. Dans
le même sens, un Mahār de Kolhapur nous raconte avec mépris que les
Cambhār jouent sur leur clarté de teint pour « faire croire » qu’ils sont de
caste brahmane. Des stratégies de sanskritisation 25 sont en effet
repérables chez certains Cambhār, qui se désignent quelquefois comme
« les brahmanes des intouchables ».
22 L’habit, l’odeur, la couleur de peau sont trois stigmates corporels du
Carmakār. Le corps est également un « stigmate de caractère 26 » dans la
mesure où il est perçu comme traduisant des éléments de la personnalité
de l’intouchable. « Produit social, le corps, seule manifestation sensible
de la personne, est communément perçu comme l’expression la plus
naturelle de la nature profonde : il n’y a pas d’indice proprement
physique et [tout] est lu comme les indices d’une physionomie
proprement morale, socialement caractérisée » (Bourdieu 1979 : 214).
L’aspect physique serait ainsi révélateur des qualités morales.
23 De la même manière que pour les stigmates corporels, les monographies
et les Gazetteers proposaient une construction imaginaire d’une
« personnalité » Cambhār. De ces sources ressort en effet la
catégorisation de groupes à partir de critères ethniques, raciaux,
culturels : s’agissant des Cambhār, l’image d’une caste sociable est
récurrente. Par opposition, les Dhōr, plus sombres, seraient aussi moins
civilisés. Les traits distinctifs relèvent de la généralisation et permettent
une construction imagée du groupe comme entité homogène qui le rend
facilement identifiable. La notion de stigmate de caractère ressort
cependant d’un modèle occidental où corps et esprit sont pensés de
manière duale. Une « ethnosociologie » indienne 27 propose à l’inverse
une analyse à partir des seules catégories indigènes. L’étude de la pensée
hindoue révélerait ainsi une conception moniste du corps et de l’esprit,
où chaque personne est une qualité (guṇa) dominante en fonction de son
varṇa, sa jāti, et sa personnalité. Selon son éthique corporelle, son rapport
à la nourriture, chaque jāti se rapprocherait d’une substance (guṇa).
Comme le suggère P. Kolenda (1991), « la profession […] des […] tanneurs
[attribue un] travail connecté avec les pulsions animales des humains » et
révèle leur « substance ». M. Davis (1976) explique en quoi les tanneurs
participent, dans les représentations qu’ont d’eux les autres castes, du
tamoguṇ, paradigme du « noir, stupide, paresseux, peureux, fruste ». Le
tamas (ténèbres) est un des trois guṇa qui composent la nature, celui qui
domine chez les animaux. Il connote l’ignorance, l’inertie et l’obscur.
24 Ces représentations sont à relier aux croyances populaires qui entourent
les tanneurs. Le glissement du registre de l’animal, du non-civilisé, à celui
de la nature, des forces obscures, du magique, laisse le champ libre aux
interprétations superstitieuses. Ainsi certains habitants Cambhār de
Subhash Nagar travaillant à proximité des petites tanneries de Jawahar
Nagar nous ont raconté 28 que des pratiques magiques entouraient les
lieux de travail des Dhōr : l’eau où trempent les sacs de cuir remplis de
tanin guérirait les non-voyants. La nuit, les mères Dhōr iraient y tremper
leurs enfants aveugles. Lorsque la municipalité a interdit les allées et
venues autour de ces bassins pour des considérations hygiéniques et
d’ordre public, les familles Dhōr auraient alors fait dévier les rigoles
d’eau vers leurs habitations. Le corps fait ainsi l’objet de croyances
populaires qui varient selon les communautés et traduisent leur ethos.
25 Comment les castes des travailleurs du cuir reçoivent-elles et
intériorisent-elles ces images sociales de leur corps, considéré comme
impur par les castes dominantes, et qui le disent répugnant ? Comment
vivent-elles le déclassement statutaire et social ? En d’autres termes,
comment l’image corporelle devient-elle ethos de groupe ? Les mythes
d’origine des Carmakār apportent un premier élément de réponse.

Le corps dans les mythes d’origine des Carmakār


26 Les mythes d’origine 29 des castes du cuir sont appelés par ces dernières
des kathā, ce qui désigne en marathi des légendes, des fables, ou des
kahānī, c’est-à-dire des histoires transmises oralement de génération en
génération 30 . Ces mythes sont essentiellement des mythes statutaires,
qui retracent la destitution d’une caste originellement supérieure. Deux
mythèmes ou canevas explicatifs ressortent des histoires que nous avons
recueillies auprès des castes Cambhār. Ils répondent à la question de
l’origine de la communauté. Le premier mythème fait d’une mésalliance
la cause de la chute statutaire de la caste 31 . Le second insiste sur la
participation corporelle à la souillure. C’est en l’occurrence sur ce
dernier, et ses variations, que nous insisterons.
27 Lors de nos entretiens, les Carmakār interrogés ont présenté des versions
très différentes selon leur statut socio-économique et leur niveau
d’instruction. Pourtant dans leur ensemble ces versions étaient peu
élaborées, comme si la connaissance par nos interlocuteurs de ces
mythes, qu’ils disent tenir des générations antérieures 32 , était
dépourvue de précision. Nous n’avons pu en trouver de trace écrite. Nous
en traduisons ici littéralement les deux versions les plus couramment
entendues. La première version est celle du nāyak (chef de communauté)
Cambhār de Bajarbhogaon. Cet homme d’une soixantaine d’années est
réputé dans le village pour sa connaissance précise de l’histoire de la
communauté :
« C’est une famille de sang royal où vivent quatre frères. Un jour, une vache meurt et
aucun d’eux ne veut enlever la carcasse. Les trois aînés désignent le plus jeune pour
effectuer cette tâche impure dont un bain doit ensuite le laver. Lorsque le quatrième
frère a fini, les trois aînés refusent de le recevoir et le maintiennent à distance. Ils
l’obligent à faire le travail du Cambhār – tannage et travail du cuir – s’il veut bénéficier
de leur protection. De cette attribution naît une lignée Cambhār » (recueilli le 8 mars
1996 dans le village Bajarbhogaon).

28 Une variante de cette version nous est proposée par un Cambhār vārkarī
de la sous-caste Harale, lors d’une étape à Dharavi, sur le chemin du
pèlerinage de Pandharpur 33 . Cet homme âgé d’environ soixante-dix ans
est respecté par les autres pèlerins. Les quatre frères sont dans cette
variante « quatre princes » (rājkumār), et « la vache » est « un cadavre
d’animal ». « Les quatre princes demandent au plus jeune d’ôter la
carcasse. Comme le prince a touché la carcasse, il est sale. Donc il ne peut
plus être avec les frères. Il devient Carmakār. » Cette première version
34 insiste sur deux mythèmes : d’une part l’origine royale des Cambhār,
d’autre part le contact avec la souillure qui explique l’impureté
accidentelle.
29 Une seconde version nous a été racontée par M. Pavar, artisan à Subhash
Nagar, quartier des cordonniers de Kolhapur. Cette version est très brève,
peut-être parce qu’elle est formulée pendant que M. Pavar travaille :
« La communauté Cambhār de Kolhapur descend d’un fils de Śiva. Il a provoqué la
colère du dieu en faisant une paire de chaussures avec sa propre peau et en la lui
offrant. Il fut condamné à être cordonnier pour la vie. C’est pourquoi nous sommes
cordonniers » (recueilli le 10 décembre 1995 à Subhash Nagar, Kolhapur).
30 Cette version est une version locale, que l’on retrouve presque
littéralement dans la Gazetteer de Kolhapur (1960 : 184) où il est en outre
précisé que le fils de Śiva se nomme Haralaya et qu’il est un fervent
disciple. Enthoven (1920) en a proposé une variante rapportée par les
Cambhār de la région de Bombay. Elle reste très difficile à expliquer.
31 Suggère-t-elle que Śiva a puni un dieu d’avoir attenté à son intégrité
corporelle ? La faute de ce dernier est-elle d’avoir assimilé sa peau à celle
d’un animal, de l’avoir considérée comme impure ?
32 Les deux versions révèlent une structure commune. En effet, les
travailleurs du cuir sont présentés comme étant initialement d’origine
supérieure, de sang royal ou d’origine divine. La participation à la
pollution se fait sur une tromperie ou un malentendu, et non pas sur une
faute. Dans la première version, les trois aînés demandent au plus jeune
de retirer la carcasse. Il y a dans cette précision comme la dénonciation
d’une injustice sociale, celle de la perversité des aînés qui dupent le plus
faible. Certes, c’est la souillure qui explique la chute statutaire, mais
l’impureté n’est pas consubstantielle, elle est accidentelle. Dans la
deuxième version, le protagoniste déplaît au dieu malgré sa bonne
volonté et sa piété.
33 Il y a donc une inadéquation entre l’image du corps impur des Carmakār
imposée par les castes dominantes et la perception que ces derniers ont
de leur corps, originellement pur. Ils refusent la notion d’une dégradation
intrinsèque, même s’ils ne remettent pas en cause la structure
hiérarchique de la société hindoue et la position inférieure que les autres
castes leur attribuent.
34 Considérés comme hors-varṇa, les Carmakār ne peuvent revendiquer des
origines śūdra, varṇa des castes de service. Les autres castes de
travailleurs manuels leur refusent tout statut d’artisans. Parmi ces
artisans, certains revendiquent même des origines brahmanes, comme les
Viśvakarma (ou Pañcālā) du Karnataka (forgerons, charpentiers,
sculpteurs, orfèvres, travailleurs du cuivre) que décrit J. Brouwer (1995).
Ces derniers se concevraient moins comme les maîtres d’un art acquis,
que comme les artisans du dieu Viśvakarma, qui leur transmettrait dans
leur activité le principe divin 35 . Ces Pañcālā se disent participer à une
cosmogonie divine, eux « qui détruisent un ordre naturel pour obtenir un
matériau qu’ils peuvent transformer en un produit culturel » (Brouwer,
1995). Par opposition, les Carmakār travailleraient une matière impure, le
cuir, expression morte du vivant, qui leur interdit de considérer que leur
activité a un rapport avec le divin. En outre le travailleur du cuir ne ferait
que confectionner sans transformer le matériau originel.
35 Toutefois, certaines jāti carmakār expriment, dans leur mythes et
légendes, la relation de leur activité avec Dieu. C’est en particulier le cas
de ceux parmi les Cambhār qui sont Vārkarī, mouvement religieux dans
la tradition de la bhakti 36 très important au Maharashtra. Les Vārkarī
insistent sur le rapport direct de leurs saints intouchables, le Camār
Santa Rohidās 37 que prient les cordonniers, et le Dhōr Santa Kakayā 38
que vénèrent les tanneurs, avec Dieu. Prenant ici la forme de Vithal, Dieu
aurait aidé Santa Rohidās à tanner. La participation divine à l’activité,
mentionnée dans les psaumes de Tukārām 39 , permet à la communauté
d’affirmer sa dignité.
36 Une légende, connue sous une forme plus ou moins précise par la
majorité des Cambhār Vārkarī, nous a été racontée par le Nāyak Cambhār
de Bajarbhogaon. Elle révèle une conception positive du travail du cuir
lorsqu’il est médiatisé par un enseignement divin :
« L’artisan-dieu Viśvakarma est vénéré par les orfèvres (Sonār). Santa Rohidās, notre
saint, fait sa prière un matin en plaçant ses outils de travail, le khurpī (racloir), le rāpi
(couteau) et le hari (pointe de fer) dans un seau d’eau. Lorsqu’il les reprend, il retire un
bracelet d’or » (recueilli le 13 janvier 1996).

37 Cette légende se présente comme un mythe « offensif » pour reprendre


une catégorie de Lynch (1969). Les travailleurs du cuir s’approprieraient
eux aussi le statut artisan du Sonar à travers l’utilisation d’outils dont la
valeur est révélée dans la prière, donc par Dieu : ils sont non seulement
devenus or 40 , mais aussi ornements précieux.
38 La discipline corporelle caractérise les membres de ces mouvements
dévotionnels et agit comme principe de distinction. Les Cambhār
Vaārkarī, en particulier les Harale, adoptent un régime alimentaire
végétarien avec quelques principes stricts. Pendant les quatre mois du
calendrier hindou qui correspondent aux mois de juillet à octobre, ils ne
consomment que certains aliments, et excluent de leur régime certains
légumes considérés comme impurs – aubergine, ail, oignon 41 , etc. –,
ceux-là précisément qui caractérisent la base de l’alimentation des
intouchables 42 . De même, les Dhōr Liṅgāyat, qui forment une « caste-
secte 43 » au sud du Maharashtra, ont des pratiques de distinction
précises, dont le régime végétarien est un des éléments. Dans ces codes
alimentaires s’expriment les différenciations de statut, en particulier
d’avec les autres intouchables, dont le régime non végétarien est
composé d’aliments dits « chauds » – viande, épices, sucre non raffiné
(jaggery), huile végétale… Ces pratiques influencent la vie sociale et les
interactions avec les autres Carmakār. Elles sont en effet des jalons pour
affirmer la spécificité et même la supériorité des Cambhār Varkarī et des
Dhōr Liṅgāyat sur d’autres jāti carmakār, même si le principe hiérarchique
est en théorie dénoncé par l’enseignement de la bhakti.
39 Le corps symbolique qu’expriment les mythes et les pratiques des
Carmakār est un élément fondamental de leur identité dans la mesure où
il est une réponse à l’imposition sociale sur le corps de l’impureté.
Comme le suggèrent Deliège (1992) et Jurgensmeyer (1980), même si
certaines sous-castes mettent en œuvre des pratiques de pureté rituelle –
pratiques alimentaires, revendication d’origine supérieure… –, cela ne
signifie pas pour autant que ces jāti intouchables adhèrent à l’idéologie
du pur et de l’impur, ni qu’elles se considèrent elles-mêmes comme
impures.
40 Les représentations qui entourent le corps du Carmakār sont intimement
liées à son métier du cuir. Comment le cordonnier et le tanneur voient-ils
leur corps au travail ? Nous repérons deux manières opposées qu’a le
travailleur d’évacuer la contrainte sociale : il euphémise 44 son corps à
travers la valorisation d’une praxis artisane, ou bien il dénonce la
souffrance physique.

Les techniques du corps et l’ethos artisan


41 Exercées traditionnellement, la cordonnerie et la tannerie sont des
métiers manuels non mécanisés qui supposent un apprentissage. La
construction positive de l’image de soi passe par la prise en compte de
cette identité artisane dégagée de son sens symbolique ou statutaire (cf.
supra). Le Cambhār qui travaille à son compte ou dans un petit atelier se
désigne par le terme de kārigār (artisan), et non par ceux de kāmgār ou de
mazdūr (l’ouvrier, le prolétaire). Il insiste ainsi sur l’habileté et la
tradition qui caractérisent le procès de travail. Dans cet artisanat, le
corps apparaît comme le « premier et le plus naturel objet (et moyen)
technique de l’homme » (Mauss 1935). Il est objet technique au sens où il
produit des « actes traditionnels efficaces », c’est-à-dire des actes appris
et transmis dans le cadre de la famille et de la caste, et poursuivis dans le
but d’une réalisation physique. Ainsi, la gestuelle du travailleur apprend
sur la constitution de l’ethos des castes du cuir tout autant que le
discours. Les techniques du corps artisan sont « créatrices d’identité »
pour le groupe social.
42 La dextérité artisane est la première manière qu’ont les castes du cuir de
se mettre en valeur. La confection d’une paire de sandales (cappal) ou
d’articles de cuir traditionnels requiert une grande précision, une
maîtrise de chaque geste, acquise au cours de l’apprentissage. De même
une grande dextérité est requise dans le tannage végétal 45 : couper les
boyaux en cordes, racler un cuir fin sans le lacérer, etc. La division du
travail se fait entre les tanneurs qui décharnent et raclent la peau d’une
part, et ceux qui s’occupent de la retourner avec des pics de fer dans les
bassins où elle trempe, de confectionner les sacs de peau et de les
retourner d’autre part. Ces deux tâches exigent un grand savoir-faire.
43 Autant la fierté de la dextérité est un élément clé du discours des
Cambhār cordonniers, autant elle n’apparaît pas dans celui des Dhōr
tanneurs. Cette absence traduirait-elle la non-reconnaissance de
l’habileté et de la qualification artisane des tanneurs, dénégation que ces
derniers auraient intériorisée ? Le travail des Dhōr n’est pas considéré
comme un artisanat par les Cambhār, qui le décrivent comme un travail
grossier, n’exigeant aucune qualification.
44 La posture de travail est un élément de cette dextérité sur laquelle le
Cambhār rivalise avec les autres castes Carmakār. Le Cambhār travaille
assis, genoux quasiment au sol, talons approchés du périnée et cuisses
ouvertes, le dos droit. Une variante est la position du lotus : l’artisan cale
les jambes, et place ses pieds sur la base de la cuisse. Il peut également
avoir une jambe assise en tailleur, le pied au sol, et le second genou levé.
Ces postures doivent permettre d’éviter la fatigue et d’être stable. Ainsi le
Cambhār peut caler l’objet entre ses pieds et le travailler, par exemple le
coudre, pendant plusieurs heures. La stabilité et l’équilibre que permet la
posture de l’artisan expliquent que « la position du Cambhār » soit
enseignée spécifiquement dans le yoga sous le nom de baddha konāsna
(litt. : retenu/angle). Outre les vertus médicales qu’on lui attribue, c’est
une posture (āsana) de méditation 46 , de discipline du corps. Si cette
dimension spirituelle n’est pas vécue par le travailleur, qui a par ailleurs
le bas du dos courbé, il admet pourtant savoir maîtriser la fatigue. Ainsi il
parle de son travail éprouvant de manière souvent positive en insistant
sur l’endurance et la persévérance requises. Cette utilisation du corps a
une signification culturelle dans une civilisation où la chaise est peu
employée. À quoi se rajoutent des exigences pratiques : le Cambhār a
besoin de ses deux mains pour travailler le cuir, et utilise éventuellement
le gros orteil. Au demeurant, cette position n’est pas exclusive des
Cambhār, on la retrouve chez d’autres castes artisanes comme les
orfèvres, les charpentiers et les tisserands. Le savoir-faire requiert
chaque partie du corps, et tout vêtement ou chaussure qui gênerait les
mouvements et le contact avec le matériau travaillé est inadéquat.
45 Le corps de l’artisan du cuir est aussi souffrant. Cette souffrance physique
s’exprime sous forme de plainte, ou peut être euphémisée comme force
virile. Les rythmes de travail sont éreintants, les postures fatigantes. Le
corps du travailleur porte l’empreinte du labeur : les cordonniers ont la
vue abîmée, les tanneurs le corps rongé. Le procédé du tannage végétal
réunit des conditions de travail particulièrement pénibles. Dans les pièces
sombres, puantes, sous des nuages de mouches, dans les cours assaillies
par les corbeaux, les Dhōr travaillent à mains nues : s’ils raclent la peau,
ils se cisaillent les mains, ou s’ils retournent les peaux et procèdent à la
teinture, ils sont en contact avec des produits nocifs. L’utilisation des
bottes et gants en caoutchouc est rarissime dans les petites tanneries
visitées, même si elle est en théorie obligatoire.
46 La fatigue, la peine, la souffrance physique sont les thèmes les plus
fréquents de la littérature dalit. La description du travail de son enfance
par le Cambhār 47 Madhau Kondvilker (1985 : 91-92) qui aide son père à
tanner témoigne de la violence faite au corps :
« Je devais appliquer de la chaux sur des peaux saignantes […]. La saleté fétide des
peaux me prenait au nez… La tête m’élançait. À enduire les peaux de chaux, l’épiderme
des mains s’en allait. Ça brûlait : du feu […] Avec ça, les mouches qui se posaient sur moi
et me mordaient… »

47 Puis décrivant l’opération de raclage :


« Cette opération de grattage était absolument effroyable […]. La chaux et la crasse
maculaient tout le corps de traînées blanchâtres. Les peaux exhalaient une odeur
pestilentielle.
Ce travail laissait le corps plein de merde. Les membres s’imbibaient de chaux
blanchâtre... Les mains devenaient calleuses... Les ongles rouge-noir comme si on les
avait passés au vernis… Alors, il fallait se frotter les membres avec du tanin de
myrobolan pour en arracher la puanteur qui les imprégnait… Mais on avait beau mettre
de la teinture et frotter le plus qu’on pouvait, il ne suffisait pas de le dire pour que
l’odeur nauséabonde parte des mains. On avait des haut-le-cœur en mangeant avec ses
mains, pendant que la faim vous brûlait l’estomac… »

48 Madhau Kondvilker est alors un enfant. Le travail corrode le corps :


l’odeur s’infiltre, la brûlure rentre par les pores de la peau. Par la vue, le
toucher, l’odorat, l’infection gangrène le corps. Jusqu’au goût, lorsque la
nausée prend le Cambhār.
49 Il est ainsi tout un discours du corps souffrant au travail, de la pénibilité
du labeur, qui apparaît dans le registre lexical des travailleurs du cuir.
Certes, ils emploient, pour désigner leur tâche, kām (le travail) ou kārya
(la tâche personnelle), mais aussi trois autres termes qui sont beaucoup
plus connotés : mehanat (labeur appliqué), et surtout śram et kaṣṭa qui
désignent, en particulier dans le discours des tanneurs, des tâches
physiquement très difficiles.
Figure 1. Femme ḍhōr dans une tannerie de Kolhapur, mars 1996. (Cliché Saglio-
Yatzimirsky.)

Figure 2. Femme ḍhōr retournant les sacs de peaux dans une tannerie à Kolhapur (procédé
de bagtanning). (Cliché Saglio-Yatzimirsky.)

50 Le corps éprouvé peut aussi être euphémisé et souligner la force et la


virilité du travailleur. La gestuelle de l’artisan révèle une représentation
sexuée du travail. Le corps de la femme est ici le vecteur de la domination
masculine. La division sexuelle du travail réserve apparemment les
opérations secondaires et délicates aux femmes. Il est vrai que la
confection de la base de la cappal est physiquement difficile : il faut
retourner le cuir, le frapper fortement. Ainsi les femmes percent les
semelles pour laisser passer les fils, cousent la partie supérieure de la
cappal, tressent les sangles et les broderies, confectionnent les pompons.
Seul l’homme se considère donc comme artisan à part entière. Il n’est
pourtant pas rare, dans les villages ou les quartiers cordonniers de
Kolhapur, de rencontrer des femmes qui confectionnent toute la cappal.
C’est le cas lorsqu’elles sont obligées de fournir un revenu
supplémentaire important, qu’elles soient seules, ou que les revenus du
foyer soient insuffisants. D’ailleurs, les femmes Cambhār ont appris pour
la plupart à confectionner les cappal au même titre que les hommes. Leur
fonction domestique et l’autorité de l’époux décident de leur rôle dans
l’activité. En témoigne la position de la femme dans le cercle de travail.
Elle ne se tient jamais au centre, mais sur le côté, en position de retrait
qui traduit symboliquement le fait que son travail ne fait qu’accompagner
celui de l’homme.
51 Dans la tannerie, les femmes ḍhōr participent beaucoup à l’activité, ce qui
paraît paradoxal compte tenu de la difficulté physique de la tâche. Celle-
ci est juste un peu allégée par le fait qu’elles n’effectuent pas le travail de
force : retourner et racler les peaux. Elles cousent les sacs de cuir,
assemblent les racines de bābul, les trient ; elles nettoient, charrient les
tas de peaux. La construction symbolique de la virilité qui apparaît dans
le discours des Carmakar n’est là pas forcément en accord avec la réalité
de la division sexuelle du travail.
52 Les motifs discursifs de la maîtrise, de l’endurance, de la force laissent
transparaître des stratégies euphémisantes, en réaction aux impositions
sociales. Les discours des Carmakār sont largement tributaires de la
situation d’interaction et de la présence de l’observateur étranger. La
mise en avant de la fierté du groupe permet sa cohésion. Ainsi les
tanneurs se présentent comme une caste physiquement aguerrie, et
valorisent une « culture de groupe » qui met l’accent sur leur force
consubstantielle et leur courage, référents populaires permettant
d’occulter le stigmate de la tâche impure. Mais le corps n’en reste pas
moins réduit à n’être qu’instrument de travail. Il est pure matérialité. Il
est à l’opposé du corps brahmane détourné des tâches manuelles
susceptibles d’être polluantes.
53 À ce langage et à ces pratiques du corps se mêle la conscience du
déclassement corporel : ce déclassement est moins constitutif qu’il n’est
la marque de l’humiliation inscrite dans le corps.

* * *
* * *

54 À travers plusieurs types de référence, observations des interactions


entre intouchables et castes supérieures, écrits coloniaux, littérature
dalit, discours et pratiques des travailleurs du cuir, nous avons tenté de
comprendre les mécanismes de construction sociale et symbolique du
corps intouchable, et leur intériorisation par les Carmakār eux-mêmes.
55 Le prisme d’analyse que constitue le rapport au corps permet de
comprendre que l’intouchabilité ne peut seulement être ramenée à une
question de pollution corporelle – à la fois rituelle et hygiénique –, mais
qu’elle est aussi un problème de pauvreté économique et de
discrimination sociale. Les registres physique de la souffrance,
psychologique et identitaire du corps mutilé, social du corps stigmatisé,
politique du corps opprimé, sont employés par les Carmakār pour
dénoncer l’enjeu physique et symbolique qu’ils représentent pour la
société dominante. Leur corps est le lieu d’inscription du rapport de
pouvoir entre les castes, et objective leur appartenance à une caste
dominée. En témoignent les outrages commis contre les intouchables dès
que ceux-ci tentent de sortir de leur condition, viols, humiliations
corporelles et atrocités que la presse indienne rapporte quotidiennement,
et qui ont pour cible immédiate le corps, où s’inscrit la domination.
56 Le corps est aussi un enjeu entre les Carmakār qui s’appliquent à eux-
mêmes le paradigme idéologique de l’impureté. Sans entrer dans le débat
sur la réplique (replication) par les castes intouchables des principes
hiérarchisant de la société dominante 48 , ces stratégies témoignent pour
le moins de pratiques de distinction entre les castes Carmakār elles-
mêmes où le corps est mis en scène pour exprimer la supériorité de l’une
d’entre elles. Il agit en effet comme principe de reconnaissance
identitaire pour chaque groupe, puisque dans les pratiques corporelles,
les schèmes de l’habitus engagent les principes les plus fondamentaux du
monde social hindou, ceux qui expriment la division du travail entre
castes, classes d’âge, sexes, mais aussi communautés sectaires.
57 Le discours des Carmakār sur leur corps oscille entre la plainte et
l’euphémisation, en particulier face à un tiers, lorsqu’il s’agit de
sauvegarder son intégrité et sa dignité. La plainte ou l’euphémisation
apparaissent comme les deux issues pour sortir du paradoxe que vit
l’intouchable, et qui réside dans la distorsion entre l’imposition d’une
impureté intrinsèque qu’il ne perçoit pas comme telle, et la déchéance
visible de son corps. Cette stigmatisation sociale est si corrosive qu’elle
n’agresse pas seulement le corps physique du travailleur avili, elle blesse
aussi le corps intérieur, la pensée du Carmakār. Pour Madhau Kondvilker
(1985), même quand la chair ne souffre plus, la blessure demeure :
Amis, les crevasses qui me gerçaient les mains à étaler la chaux sur les peaux
sont maintenant proprement refermées.
Seulement les cicatrices sur le cœur, même si l’abcès en fut percé,
Continuent encore à grandir.
(Je grandissais.)

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NOTES
1. Extrait de Oh ! Mots !, poème de Madhau Kondvilker (1985 : 29), de la caste des Cambhār, écrit en
1971. Traduction G. Poitevin.
2. Les recherches de terrain qui ont permis cet article ont été menées entre février 1995 et avril
1996 au Maharashtra dans le cadre d’une thèse de doctorat (EHESS, Paris, 1996). Nous avons
partagé la vie quotidienne des castes Cambhār et Dhōr dans le village de Bajarbhogaon, la ville de
Kolhapur et le bidonville de Dharavi (Mumbai), trois espaces où elles sont fortement représentées.
3. Selon le découpage rituel et fonctionnel théorique et ancien de la société hindoue en quatre
varṇa, « couleur » ou classes, les travailleurs du cuir, au contact de la souillure, sont au plus bas de
la société, considérés comme hors-varṇa, et donc « intouchables ». Ils furent répertoriés par les
institutions britanniques au début du siècle sous la catégorie des groupes socialement et
économiquement défavorisés ou depressed communities, et à partir de 1935, sous celle de Scheduled
Castes (castes répertoriées). La jāti, terme vernaculaire habituellement rendu par « caste », désigne
le groupe social endogame.
4. Carmakār est le terme sanskritisé que les castes du cuir au Maharashtra, les Cambhār, Dhōr et
Holār, emploient pour se désigner. Il signifie littéralement carma : cuir, kār : faire.
5.Dalit signifie littéralement opprimé, bafoué, écrasé. Il désigne plus précisément le mouvement
politique et socio-culturel d’émancipation des castes intouchables. La littérature dalit (dalit sāhitya)
qui a pris son essor dans les années soixante-dix au Maharashtra, regroupe les écrits des
intouchables, qui dénoncent, sous forme poétique ou narrative, le scandale de leur condition. Les
champs lexicaux de la souffrance physique, de la faim, de la soif, de la brûlure, de la noirceur
caractérisent cette poésie où le corps tient une place centrale. Voir Zelliot (1992), Dangle (1992),
Kondvilker (1985), Pawar (1990), ainsi que les analyses critiques de Miller et Kale, et B. Miller (in
Mahar 1972).
6. Par souci d’authenticité, nous avons préféré emprunter aux témoignages des Carmakār dans la
littérature dont ils sont les auteurs, plutôt qu’aux fictions qui décrivent les travailleurs du cuir. Il
n’est pas ici dans notre propos d’évaluer la qualité esthétique et la créativité de la littérature dalit,
mais plutôt de la considérer comme un témoignage. Sur les limites de la littérature dalit tamoule,
en quête de sa forme, autrement dit d’un style et d’un registre justes, du « cri authentique qui
s’élèvera au-dessus du témoignage documentaire », nous renvoyons à l’article de M. Kannan et F.
Gros (1996 : 129).
7. Ce concept, emprunté à Bourdieu (1979 : 543), signifie que les pratiques et représentations du
corps permettent la reconnaissance du groupe.
8. On entend par ethos un ensemble de caractères culturels et de valeurs sociales qui confèrent à
un groupe donné une physionomie propre et distincte.
9. Nous ne retiendrons dans cette étude que les manufacturiers traditionnels du cuir qui exercent
aujourd’hui. Nous excluons donc les professions qui ne concernent pas directement le cuir, celles
des bouchers (Khatīk hindous et Kasāī musulmans) et celles des abatteurs, ainsi que les castes
commerçantes du cuir. Il ne sera pas non plus question des Mataṅg, faiseurs de corde et de balais,
qui éventuellement peuvent travailler comme équarrisseurs même si ce n’est pas là leur
profession traditionnelle.
10. Au premier recensement du Maharashtra en 1961, on compte, parmi les 11 % de Scheduled
Castes de l’État, approximativement 35 % de Mahār, 32,5 % de Mataṅg, 22 % de Cambhār, 1,5 % de
Dhōr, 1 % de Holār (réparateurs du cuir), moins de 1 % de Khatīk (bouchers).
11. Nous reviendrons peu sur cette intouchabilité rituelle : elle fait l’objet de travaux spécifiques.
Voir en particulier Dumont (1966), Mahar (1972), Deliège (1995).
12. La Constitution indienne proclame l’égalité devant la loi (art. 14), prohibe la discrimination sur
critère de caste (art. 15), la discrimination dans les emplois publics (art. 16). L’intouchabilité est
abolie par l’article 17 de la Constitution, mesure précisée par The Untouchability Offense Act de 1955.
L’article 19 déclare la liberté professionnelle.
13. Avec le degré d’urbanisation, ces pratiques d’intouchabilité s’estompent mais réapparaissent
lors d’événements qui engagent l’identité de caste tel le mariage.
14. La hiérarchie entre les Carmakār est variable selon les localités et selon les interlocuteurs. On
propose ici celle que nous avons rencontrée le plus généralement dans le Maharashtra. Dans sa
nouvelle autobiographique, le Mahār Bandhumadhav travaille pour le propriétaire terrien Bapu
Patil qui lui rétorque : « Tu devrais savoir que Dieu a créé le Brahmane, le Maratha, le pêcheur, le
tisserand, le Mahār-Maṅg, le Dhōr et le cordonnier dans cet ordre précis. Chacun doit s’en tenir à
ce schéma et agir en fonction. Chaque homme à sa place, comme ils disent sagement » (Dangle
1992 : 149 – trad. pers.). On remarquera ici que les Mahār et les Maṅg (ou Mataṅg) sont
appréhendés ensemble, comme travailleurs agricoles, au service de Patil.
15. L’emploi de ce terme, connoté religieusement, demande à être expliqué. Nous l’employons au
sens vulgarisé de marque physique, de signe permanent d’un état morbide. L’accent est mis, d’une
part, sur sa connotation péjorative – qui l’éloigne du sens originel de la cicatrice miraculeuse qui
traduit la présence du Christ ; et, d’autre part, sur la dimension symbolique : la marque, tout en
étant réelle, n’a pas de valeur en soi, mais en tant que signe d’autre chose, en l’occurrence de
l’infériorité statutaire.
16. Nous renvoyons à la conception sociologique des phénomènes sociaux, non pas pris comme
donnés, mais comme construits à travers la dynamique des échanges entre les personnes ou
interactions. Le courant interactionniste, qui s’inspire de l’École de Chicago, s’illustre en
particulier dans les années cinquante et soixante, par exemple avec les travaux de E. Goffman
basés sur l’observation attentive des interactions directes entre acteurs d’où émergent les
processus d’étiquetage et de stigmatisation de la différence et de la déviance (cf. infra).
17. Sur la breast-cloth controversy, voir Deliège (1995 : 233-234).
18. The Stragglers , in Dangle (1992 : 124-125 – trad. pers.).
19. Comme le note O. Herrenschmidt (1978 : 223) : « Traditionnellement, la chaussure était un
privilège royal (au même titre que le parasol) et l’on devait se présenter pieds nus et torse nu
devant un supérieur. »
20. Image employée par le Mahār Daya Pawar pour décrire son père (1996 : 31).
21. Sur la signification historique et symbolique de la couleur de peau, cf. Srirama (1995 : 2).
22. L’étude la plus complète sur les Cambhār est celle de Briggs (1920). Citons également les
travaux d’Enthoven (1920), de Crooke (1896) et de Risley (1908).
23. Ces Gazetters de la Présidence de Bombay ont été élaborées entre 1874 et 1884 et ont fait l’objet
d’une première publication en 1904. L’ensemble a été révisé, actualisé, et réimprimé en 1960. Au
chapitre consacré à la « population et sa culture » du district de Kolhapur, les Cambhār, classés
parmi les backward classes, sont décrits ainsi : « As a class, Cambhars are fair, middle-sized, a little round
shouldered, and weak, with large grey eyes, gaunt cheeks, thin lips, and lank head and face hair. Their
women are well-built with regular features and often not very dark skinned » (p. 184).
24. Le Subhāṣmangal Vadhuvara Kendra (litt. : bonheur/mariage/centre) est une association
bénévole, réservée aux Cambhār, qui organise des rencontres entre les prétendants au mariage.
D’autres communautés possèdent de tels bureaux de mariage. Le recrutement fermé et le
fonctionnement de ces associations nous paraissent significatifs de la fonction de repère
identitaire que joue la caste aujourd’hui.
25. La sanskritisation est le processus par lequel une caste hindoue « basse » modifie ses
coutumes, son rituel, son idéologie et sa façon de vivre dans la direction d’une caste supérieure et
généralement « deux-fois-née » (Srinivas 1966: 6). Le groupe inférieur adopte des pratiques
religieuses du groupe qui suscitent son émulation : régime végétarien, bains, mariage précoce et
interdit du remariage des veuves, évitement de la pollution par contact.
26. C’est là deux des trois formes de stigmate répertoriées par Goffman. La dernière, celle des
stigmates tribaux, comprend « la race, la nationalité, la religion, qui peuvent se transmettre de
génération en génération et contaminer également tous les membres d’une famille » (1968, 1975 :
14).
27. Voir Marriott et Inden (1977).
28. Entretien à Subhash Nagar, le 4 avril 1995.
29. Les récits d’origine qui inscrivent les castes dans une histoire spécifique et leur donnent une
identité permettent de parler de « mythe » au sens fort : c’est un récit fabuleux qui raconte
l’histoire des origines et traduit sous forme imagée les croyances et le sentiment religieux d’un
groupe social en expliquant l’origine d’une coutume, d’une institution. Les mythes d’origine sont
minutieusement répertoriés et décrits (voir Briggs 1920, Crooke 1896, Cohn 1955, Deliège 1992)
comme une expression de l’identité des communautés intouchables.
30. Nous n’entrerons pas dans le détail de l’analyse structurale de ces mythes. Nous renvoyons,
pour les questions de méthodologie, à Lévi-Strauss (1958), et surtout aux travaux de G. Poitevin
qui portent précisément sur le recensement et l’analyse des kathā.
31. Dans Crooke (1896), il est question d’un mythe où les Camār seraient issus de l’alliance d’une
femme caṇḍāla (père sūdra et mère brahmane) et d’un homme de la caste des bateliers.
32. Nous avons rencontré à Kolhapur un Cambhār vārkarī (voir note infra) attribuant la source de
ces mythes à l’épopée de Jñāneśvarī. Ce texte, commentaire en marathi de la Bhagavad-Gītā, écrit
vers 1290 AD par Jñāneśvarī, et connu dans l’imaginaire local, se présente sous une forme toute
différente des kathā. Jñāneśvarī est aussi l’initiateur de la secte des vārkarī, qui rassemble les
dévots intouchables lors du pèlerinage de Pandharpur qui a lieu chaque année. Cet auteur est
donc la référence principale des vārkarī, et sa mention est alors une caution d’authenticité, même
si les mythes évoqués ont une autre origine.
33. Entretien du 20 février 1996.
34. Dans son ouvrage, Crooke (1896, vol. 2 : 170) a rapporté le même mythe, mais avec cinq frères
brahmanes qui passent devant la carcasse d’une vache. Les quatre premiers l’ignorent. Le
cinquième l’enlève. Il est exclu et ses descendants se voient assigner la tâche de s’occuper des
carcasses.
35. Dans le Brahmavaivarta Purāṇa, le mythe originel de l’artisan raconte que Viśvakarma a eu neuf
fils illégitimes avec une femme śūdra, qui sont forgeron, potier, travailleur des métaux, sculpteur
de conques, fabricant de guirlandes, tisserand, architecte, peintre, et orfèvre.
36. Le courant de la dévotion hindoue médiévale est connu sous le nom de bhakti. La bhakti
propose une relation de grâce de Dieu vers sa créature et une relation de dévotion intégrale de la
créature vers Dieu. Elle permet d’obtenir la délivrance tout en restant dans la société. L’humble
peut atteindre Dieu par son seul amour, et en suivant l’enseignement des saints. Il existe de
nombreuses sectes et mouvements de la bhakti, tels que celui des Vārkarī.
37. Né dans la deuxième partie du XIVe siècle dans le nord de l’Inde, Rohidās (ou Raidās) est un
saint médiéval du mouvement de dévotion. De caste Camār et de profession cordonnier, il est
révéré par les communautés intouchables (voir Ranade 1988, Zelliot et Berntsen 1988).
38. Dans le groupe des saints vishnouites de la bhakti apparaît un certain Kankhayā, frère de
Tukārām (Abbott et Godbole 1933, 1988 : 383-384). Kakayā serait le nom dérivé et transformé de ce
saint de la bhakti que se sont approprié les Dhōr parce qu’il « faisait le métier des Dhōr » nous
explique un tanneur liṇgāyat de Jawahar Nagar (Kolhapur, 10 janvier 1996). Les renseignements
précis sur ce saint, dont on trouve également mention sous les formes de Santa Kakkayā ou Santa
Kakkayyā, sont rares.
39. Boutiquier śūdra, devenu une des figures mystiques les plus importantes du Maharashtra,
Tukārām 1598-1650) a laissé des psaumes (abhaṅga) devenus très populaires. « Dieu [...] a tanné les
peaux avec Rohidas » (Tukārām, trad. Deleury 1989, abhaṅga 2047).
40. « Les objets se distinguent par leur facilité de purification et leur relative richesse. L’or est plus
pur que le fer » (Dumont 1966 : 73).
41. La liste rappelle les restrictions de Manu (trad. 1991 : 5-5) qui interdit l’ail, les poireaux, les
oignons, les champignons et « toutes les plantes impures » ou encore la classification
traditionnelle du régime qui distingue les aliments considérés comme froids des aliments chauds.
42. Pour exemple, on trouve dans la Gazetter de Kolhapur la description du régime non végétarien
des Cambhār : « Their staple food includes millet bread, pulse, and a pounded mixture of onions, garlic and
chillies » (1960 : 184), c’est-à-dire que leur nourriture principale est à base de millet, pois, et d’un
mélange pilé d’oignons, ail et piment
43. Les Liṅgāyat appartiennent à une secte śivaïte du centre du Deccan et se distinguent par le port
d’un liṅga individuel. À Kolhapur, certains Dhōr se disent Liṅgāyat. On les définit comme « caste-
secte », puisque, à l’appartenance sectaire qui suppose l’adhésion et la pratique initiatique des
idéaux égalitaires, se surajoutent des distinctions de castes. Ils suivent la tradition de dévotion
(bhakti), refusent le système de castes, et ont un régime alimentaire strict où l’alcool est prohibé.
44. En valorisant et en insistant délibérément sur les aspects positifs du corps de l’artisan, les
Carmakār « euphémisent » ou adoucissent une notion douloureuse à vivre.
45. La technique traditionnelle de tannage est le tannage végétal ou bag tanning, c’est-à-dire
« méthode du sac ». Les 128 tanneries du district de Kolhapur fonctionnent toutes selon cette
méthode, sauf la grande tannerie de Vatkar, ouverte en 1970, qui utilise le tannage minéral faisant
usage de sels de chrome et d’acides.
46. Comme les bains purifient le corps extérieurement, la pratique des āsana (posture) et du
prāṇāyama (contrôle du souffle) le purifient intérieurement. « Une posture stable et belle donne de
l’équilibre mental et empêche l’esprit d’être inconstant » (Iyengar 1978 : 32).
47. Pourtant de caste Cambhār, M. Kondvilker et sa famille exercent le métier de tanneur.
L’adéquation de la spécialité du métier et de la caste du cuir n’est donc pas vérifiée dans ce cas.
48. Voir en particulier Deliège (1992) à propos de cette notion proposée par Moffatt (1979).
Chapitre 14. Dans La Bouche
Variations sur la loi et le corps dans le code népalais de 1853

Véronique Bouillier

1 « Le corps est à la base de l'organisation de la cité car l’ordre politique est


d’abord un ordre corporel qui codifie les corps et normalise les
organismes par la médiation d’un ordre juridique » (A. Redondo 1990 :
185). Cette affirmation énoncée à propos de l’Espagne du XVIe siècle me
semble rendre parfaitement compte de la tentative de mise en ordre
opérée au Népal au XIXe siècle par le biais de la légalité : les corps dans ce
qu’ils ont de plus intime y seront soumis à une norme, à une idéologie qui
commande l’organisation globale de la société.
2 En effet, après des siècles de lois coutumières, diverses selon les lieux et
les ethnies, généralement non écrites, le pouvoir fort qui s’impose au
Népal et étend peu à peu sa domination sur l’ensemble du territoire
éprouve le besoin de légiférer de façon englobante, d’unifier sous un
même régime légal les différentes populations qu’il a soumises. Cette
tentative connaît son apogée sous l’autorité du Premier ministre Jang
Bahadur Rana qui fait rédiger par les brahmanes de sa cour un
monument, un code à la fois civil et pénal de plusieurs centaines de
pages, le Muluki Ain. Promulgué en 1853, ce code est d’abord manuscrit
1 , copié pour les différents tribunaux, puis imprimé peu après l’arrivée

de l’imprimerie en terre népalaise 2 .


3 Lorsqu’on aborde ce code, on reste fasciné par l’ampleur de l’entreprise,
par la volonté totalisante d’embrasser tous les cas de figure possibles, de
créer, en matière d’illégalismes, ce que Foucault appelle, pour qualifier
les tentatives de réforme pénale de la fin du XVIIIe en France, un « Linné
des crimes et des peines, de manière que chaque infraction particulière,
et chaque individu punissable, puissent tomber sans aucun arbitraire
sous le coup d’une loi générale » (1975 : 118). Cette volonté naturaliste de
classification 3 apparaît plus saisissante encore lorsqu’on étudie la
modulation des crimes et des peines en fonction du statut particulier de
chaque coupable (âge, sexe, caste ou groupe d’appartenance) ; les choses
se compliquent encore lorsqu’il faut tenir compte aussi du statut de
l’offensé et on peut alors, ainsi que l’a fait Andras Höfer dans sa
magistrale étude (1979), dresser des tableaux à multiples entrées
permettant de croiser les différentes variables et de réserver à chaque
infraction sa case.
4 Dans ce code, le corps est présent de plusieurs façons. Il est d’abord le lieu
où s’inscrit le châtiment. Que ce soit par l’emprisonnement, les peines
corporelles ou cette sanction ultime qu’est la peine de mort, c’est sur le
corps qu’est marquée la loi. Notons cependant que le Muluki Ain – et en
cela il obéit à une évolution « moderne » de la répression – introduit par
rapport aux pratiques antérieures un certain nombre d’adoucissements
qui « décorporalisent » le châtiment. En effet, antérieurement, bien que
contrairement à d’autres sociétés certains types de châtiments corporels
comme la flagellation n’aient pas été pratiqués, la mutilation était
néanmoins couramment appliquée aux criminels ou même aux voleurs.
Cette inscription publique de la peine sur le corps du fautif ne fut
conservée par le Muluki Ain que pour la flétrissure, la marque brûlante
d’une lettre ou d’une pièce qui, apposée sur le front du coupable, rendait
public son délit.
5 Plutôt que ces procédures d’inscription de la loi sur le corps, ce qui nous
retiendra ici sera la façon même dont le corps, dans sa réalité la plus
intime, peut être objet de la loi. À la régulation des relations
interpersonnelles, visée ordinaire de toute législation, le monde hindou
ajoute l’obsession de l’impureté, ce qui donne sa spécificité à la
présentation du Muluki Ain. C’est en effet avant tout par l’obligation que
se donne le pouvoir royal de faire respecter par ses sujets la minutie des
prescriptions qui dans le monde hindou règle les contacts avec les
substances polluantes et avec les êtres qui sont porteurs de pollution à
des degrés divers, que le code dit son obsession du corps. Ce qui explique
que « plus d’un tiers du Muluki Ain soit consacré aux relations sexuelles
et à leurs conséquences » (T.R. Vaidya et T.R. Manandhar 1985 : 231),
étant bien entendu que les prohibitions sexuelles se doublent ou se
conjuguent avec des interdits de commensalité 4 .
6 Il est un autre domaine où le code s’intéresse aux contacts physiques et
aux souillures qui peuvent en découler, ce sont bien sûr les actes
d’agression. J’ai choisi de présenter ici quelques-unes des sections du
Muluki Ain qui mettent en scène ce corps dans une relation d’agression,
selon deux axes opposés mais parfois conjugués : soit l’accent est mis sur
le corps agressé, sur le corps d’autrui et les sanctions se déclineront en
fonction de la partie du corps atteinte et de la gravité du dommage ; soit
l’accent est mis sur l’intention de l’agresseur et sur la dimension
symbolique du dommage, notamment lors des tentatives délibérées de
souillure.
7 Le corps est donc objet de la loi ; il est soumis à la loi dans ses activités les
plus intimes et les plus vitales. Ce corps est décomposé en parties,
différemment estimées : selon la partie du corps active ou lésée, toute
une gradation dans les peines intervient, qui nous donne à lire une image
d’un corps fait de morceaux de valeur différente, un corps aussi souvent
défini par ses orifices – lieux de contact avec l’extérieur, lieux
susceptibles de pollution.
8 Les exemples choisis mettront en évidence la place essentielle de la
bouche dans cette économie du corps, comme lieu où l’agression revêt
une importance particulière, lieu où se conjuguent blessures corporelles
et blessures symboliques, où le dommage fait au corps est aussi atteinte
au statut de pureté.
9 La section sur « les coups et blessures ordinaires 5 » va nous introduire
au mode de fonctionnement du code, à sa précision dans la description
des actes délictueux et à sa logique cumulative qui additionne et tarifie.
Après une série d’articles concernant la gravité – le sang a-t-il coulé ou
non ? – et la nature de l’attaque, le code spécifie :
Article 14. Si quelqu’un arrache les cheveux (d’autrui), le frappe sur la joue et le jette à
terre, lui infliger 20 roupies d’amende.
10 Puis les attaques s’additionnent ainsi que les amendes, et l’article 18 clôt
ainsi la liste :
Si quelqu’un arrache les cheveux d’autrui, le frappe sur la joue, le jette à terre, lui porte
un coup, le bat avec une chaussure, lui donne un coup de bâton et le fouette avec des
orties, lui infliger 60 roupies d’amende.

11 Une autre logique comptable qui n’est plus cumulative mais graduée
apparaît dans une section du code qui s’intéresse à un mode d’agression
assez particulier, celui que l’on peut perpétrer avec des piments. On voit
que le code s’efforce de ne rien négliger de ce qui était peut-être un usage
banal mais certainement douloureux. Intitulé « Du piment 6 », ce
passage classifie les parties du corps et chiffre les amendes selon les
dommages subis :
1. Si quelqu’un arrive en accusant un homme de lui avoir mis des piments, juger de la
façon suivant : si le fait est confirmé, que l’agressé soit un homme ou une femme, si
[l’agresseur] a mis du piment dans la bouche ou dans l’oreille, 20 roupies ; s’il a imposé
de la fumée de piments, 50 roupies ; s’il a mis du piment dans les yeux, 50 roupies ; s’il a
mis du piment dans l’anus, 100 roupies ; s’il a frotté le pénis de piment, 200 roupies, s’il
en a mis dans la vulve, 400 roupies 7 .
12 Le paragraphe 2 stipule que la peine est diminuée de moitié si l’agresseur
est une femme.
13 Après différents paragraphes précisant les peines en cas de fausse
accusation ou bien dans les cas d’adultère compliqués d’agression
pimentée, le code se penche sur les dommages subis aux yeux, les seuls
sans doute à être irréversibles : si l’agressé a perdu un œil et que
l’agresseur est un homme, celui-ci est condamné à trois ans de prison et à
une double amende ; si les deux yeux sont perdus, il perd sa part
d’héritage au profit de la victime. Si l’agresseur est une femme, elle est
condamnée à trois ans de prison et à une amende simple pour un œil, et à
douze ans de prison et une amende simple pour les deux yeux.
14 La section intitulée Nāl narak, qu’on peut traduire par « Des immondices
et lieux d’aisance » (section 60), les deux mots étant pratiquement
réversibles dans leur usage de la métonymie 8 – nous introduit aux
différents chapitres où à l’agression physique se mêlent des
considérations sur l’impureté : le dommage corporel subi est redoublé
par la pollution qui en découle.
15 Les premiers paragraphes ne considèrent que les cas d’agression
extérieure, si l’on peut dire. Le contact avec la matière polluante n’est pas
internalisé. Un certificat de purification délivré par le brahmane officiel
de la cour, le dharmādhikār 9 , n’est pas exigé, mais on peut supposer
qu’après pareil contact la victime se purifie en privé.
1. Si quelqu’un a mis autrui dans les fosses d’aisance (nal) de façon injustifiée 10 , lui
infliger 20 roupies d’amende. S’il ne paye pas, emprisonner selon le code 11
2. Si quelqu’un, au cours d’une altercation ou autre, a plongé autrui dans les
excréments (muhumā), le condamner à 50 roupies d’amende. S’il ne paye pas,
l’emprisonner selon le code.
3. Si quelqu’un, au cours d’une querelle portant sur n’importe quel autre sujet qu’un
adultère de l’épouse, enferme quelqu’un dans les latrines, lui infliger 20 roupies
d’amende.

16 Les paragraphes suivants en revanche concernent les cas beaucoup plus


graves de contamination interne par les matières fécales. L’agresseur est
sévèrement condamné et l’agressé doit subir un rite de purification
officiel. Le premier article traite du cas des esclaves ou des asservis pour
dette : le code se fait leur avocat, interdisant les traitements indignes.
Polluer de force un esclave entraîne son émancipation. Mais remarquons
la distinction entre l’agression interne et externe, l’agression qui est
source de pollution et celle qui ne l’est pas ; c’est le « corps religieux » si
l’on peut dire, le « corps dharmique » de l’esclave qui n’est pas la
propriété de son maître. Le corps physique peut en revanche être agressé
sans que cela entraîne sanction.
4. Si quelqu’un par colère jette des excréments à la bouche 12 de son esclave homme
ou femme, le maître qui fait cela n’en a pas le droit. Que le tribunal prenne 10 roupies à
l’esclave, l’émancipe et le libère. Lui prendre aussi 2 roupies pour le certificat du
dharmādhikār. [Faire la même chose] dans le cas des serfs. La bouche exceptée, si [le
maître] jette des excréments sur d’autres parties du corps, ne pas sanctionner.
5. Si, pour une histoire de vol, de sorcellerie, de relations sexuelles ou de caste
[prohibées], quelqu’un met dans la bouche (mukhbhitra) d’un de ses parents urine et
excréments, que ce soit celui qui agit ou celui qui le demande, lui infliger 200 roupies
d’amende. S’il ne paye pas, l’emprisonner selon le code. Parce que l’urine et les fèces
ont été mises de force dans la bouche, on ne perd pas sa caste. Donner 2 roupies au
dharmādhikār comme godān 13 et faire le certificat.
6. Celui qui, à ses propres parents ou à d’autres et sans justification (behakmā) 14 , met
de l’urine et des excréments dans la bouche, ou urine et défèque dans leur bouche,
infliger 1 000 roupies d’amende. Parce que l’acte est injustifié, la caste [de la victime]
n’est pas perdue. Donner 2 roupies au dharmādhikār. Si d’autres parties du corps que la
bouche ont été enduites, infliger 50 roupies d’amende à l’agresseur. Il n’y a pas besoin
de certificat.
17 L’accusation sans preuve a des conséquences fort graves :
7. Celui qui accuse quelqu’un d’avoir mis urine et excréments dans la bouche et ne peut
pas le prouver, à celui-là il faut mettre dans la bouche et faire manger urine et
excréments.
18 Attention est donc portée dans cette section aux circonstances d’un acte
qui est, néanmoins, toujours fortement sanctionné. La volonté de se faire
justice soi-même ou de se venger est considérée comme une circonstance
atténuante. En revanche on ne sait pas ce que le code entend vraiment
par une « agression sans justification », abusive (behakmā), pour qualifier
une pratique quelque peu particulière : est-ce une allusion à certaines
déviations sexuelles ? On peut le supposer dans la mesure où les articles
suivants – dont je vais traiter plus tard – portent également sur des
pratiques sexuelles. Remarquons aussi – et c’est un trait que l’on retrouve
ailleurs dans le code – que la pollution se module en fonction de la
participation : la victime violentée est polluée mais ne perd pas sa caste.
La souillure du corps ne se produit pas de façon mécanique, une
contamination involontaire entraîne des sanctions moins lourdes, elle
peut être rachetée alors que l’intentionnalité d’une souillure lui donne
souvent un caractère irrémédiable 15 .
19 Jusqu’alors nous avons vu le code traiter les contrevenants et les victimes
de façon globale, sans considération du statut de caste 16 . Même la
pollution par les excréments a été envisagée sans distinction
hiérarchique : peut-être l’énormité de l’agression rend-elle une
modulation selon la caste impensable.
20 Plus bénin, donc moins lourdement sanctionné, l’acte de péter 17 à la
figure de quelqu’un donne lieu pour sa part à toute une comptabilité en
fonction des castes relatives de l’offenseur et de l’offensé. Car il s’agit ici
directement d’atteinte au statut de pureté et l’autorité impose un
certificat de purification.
21 Le premier article concerne toutes les castes et sanctionne les pets visant
des gens d’une caste égale ou supérieure.
1. Si quelqu’un appartenant aux quatre varṇa et trente-six jāt 18 , y compris les
porteurs de cordon sacré, pète à la figure 19 de quelqu’un d’une caste équivalente ou
inférieure [à la sienne], infliger 5 roupies d’amende et prendre 4 ānā 20 pour le
certificat de purification.

22 Les articles suivants modulent les peines en fonction de la hiérarchie des


castes, pour tous les cas où l’offense est faite à quelqu’un de caste
supérieure.
23 Si l’offenseur appartient au groupe des Tagadhari (porteurs de cordon
sacré), l’amende est de 7 roupies et demie.
24 Si l’offenseur appartenant à une caste de buveur d’alcool, non porteuse
de cordon sacrée mais pure et non réductible en esclavage, pète à la
figure de quelqu’un de caste porteuse de cordon sacré, l’amende est de 10
roupies et le certificat requiert 8 ānā.
25 Si l’offenseur appartient à une caste réductible en esclavage, l’amende est
de 15 roupies si l’offensé est porteur de cordon et de 5 roupies si l’offensé
appartient au niveau des non-réductibles en esclavage.
26 Si l’offenseur appartient à une caste impure et l’offensé à une caste pure,
l’amende est de 20 roupies et le certificat d’une roupie et demie.
27 Si l’offenseur est intouchable et l’offensé simplement impur mais sans
que le contact requière purification, le barème redescend, l’amende est
de 5 roupies.
28 Le code ne nous donne pas d’autres configurations. Globalement, plus les
castes sont éloignées les unes des autres, plus l’amende est élevée. Mais il
est évident qu’il manque un certain nombre de cases et que nous n’avons
pas vu par exemple d’intouchable péter à la figure d’un brahmane...
Néanmoins, le chapitre suivant nous montre qu’il peut lui cracher dessus
21 ... et même plus, puisque là encore l’emploi de mukhbhitra suggère

l’intériorité, donc l’idée de cracher « dans la bouche », peut-être de


donner sa salive comme pour certains rites transgressifs d’initiation ?
1. Un brahmane qui a craché dans la bouche [mukhbhitra] d’un [homme de caste] rajput
ou tagadhari, lui infliger 5 roupies d’amende, d’un buveur d’alcool non réductible en
esclavage, 2 roupies et demie, d’un [homme de caste] réductible en esclavage, 1 roupie
et demie, d’un homme de caste impure une demie-roupie.

29 Le crachat étant ici fait dans un sens descendant, il n’y a pas d’impureté.
En revanche le paragraphe 2 nous dit :
Un homme de caste rajput et tagadhari ayant craché dans la bouche d’un homme de
caste supérieure à la sienne est condamné à 7 roupies et demie d’amende. Prendre aussi
6 ānā pour le certificat du dharmādhikār. Excepté dans la bouche, s’il y a crachat sur
d’autres parties du corps, infliger une roupie d’amende ; après un bain, la pureté est
rétablie.

30 Les articles suivants détaillent les différents niveaux en descendant


l’échelle des castes et en augmentant les amendes en proportion de
l’écart entre les castes, jusqu’aux castes impures condamnées à 20 roupies
pour avoir craché dans la bouche des castes qui leur sont supérieures.
Pour avoir craché sur les autres parties du corps, l’amende est de 2
roupies et demie mais il faut en plus que la victime obtienne une
purification du dharmādhikār, le simple bain ne suffit plus.
31 Enfin, pour clore cette brève évocation du Muluki Ain, de son contrôle de
ce lieu particulièrement emblématique du corps qu’est la bouche,
retournons à la section Nāl narak qui consacre sa dernière partie à la
fellation et détaille la gradation des peines en fonction des castes des
partenaires. Il n’est plus question ici de contrainte mais uniquement de
pollution. Remarquons que, si l’on compare avec d’autres pratiques
sexuelles stigmatisées dans le code comme la sodomie 22 , les peines sont
plus lourdes, le code sanctionnant toujours plus fortement les contacts
interdits mettant en jeu l’absorption orale. Ainsi les relations sexuelles
prohibées entre castes différentes sont-elles bien davantage sanctionnées
si elles s’accompagnent de commensalité 23 .
8. Si un homme Upādhyā brahmane met son liṅga dans la bouche 24 d’autrui, homme
ou femme, et fait couler son sperme (vīrya) ou bien fait absorber son sperme éjaculé, ou
si une femme Upadhya brahmane fait absorber son sang menstruel (raj), s’ils ont fait
cela à un Upādhyā brahmane, 500 roupies d’amende, à un Rajput ou Jaisi 450 roupies, à
un Tāgādhāri Chetri 400 roupies, à un Matvāli non réductible en esclavage 250 roupies,
à un Matvali réductible en esclavage 200 roupies, à quelqu’un de caste impure 150
roupies, à un intouchable 100 roupies.

32 L’énumération continue, les sanctions croissant si l’écart se creuse. À


partir du niveau hiérarchique des castes réductibles en esclavage, les
fautifs sont effectivement réduits en esclavage s’ils incitent à la fellation
quelqu’un d’une caste supérieure à la leur.
33 Que se passe-t-il pour l’acteur de la fellation ?
15. Celui qui [appartenant à une caste comprise] entre les Upādhyā et les [plus bas des]
quatre varṇa et trente-six jāt, a mangé du sperme ou du sang, et qui y a été contraint,
ainsi que les enfants de moins de douze ans, ne perdent pas leur caste. Prendre 2
roupies de godān pour le dharmādhikār et donner un certificat de purification. Celui qui
a absorbé ces substances de son plein gré n’obtient pas de certificat de purification [et
il est rétrogradé au niveau de la hiérarchie des castes immédiatement inférieur].

34 La pollution est tempérée dans ce cas par la contrainte qui a pesé sur la
victime, la souillure n’étant irrémédiable que si elle est volontaire ; la
distinction est faite entre un corps passif, pollué et purifiable, et un
esprit, une volonté active qui rendent la transgression impardonnable.
Remarquons par ailleurs combien ces dispositions rendent aux pratiques
sexuelles tantriques 25 toute leur force subversive...
35 Ces quelques sections concernant certains types d’agression montrent les
législateurs soucieux de réglementer et de sanctionner la violence des
relations interpersonnelles, avec un souci du détail qui laisse d’ailleurs
perplexe quant au fait de savoir si ces lois ont jamais été appliquées. On
peut aussi, comme le fait M. Foucault des lois d’Ancien Régime, penser
que « la non-application de la règle, l’inobservation des innombrables
édits ou ordonnances étaient une condition du fonctionnement politique
et économique de la société […] des ordonnances pouvaient être publiées
et renouvelées incessamment sans jamais venir à application » (1975 : 98).
Mais, quelle que soit la réalité de leur utilisation, ces sections nous
intéressent ici en ce qu’elles nous donnent à voir certaines conceptions
du corps auxquelles le Muluki Ain donne une forme juridique ; le code
offre une traduction légale d’une certaine vision du corps. Nous avons vu
mis en oeuvre et combinés un ensemble de paramètres qui expriment :
l’impureté globale des substances corporelles, mais cette impureté se décline de façon variée
selon la diversité de ces substances, et surtout elle dépend de ce second paramètre qu’est
l’impureté différentielle des corps : selon la caste, les corps ont des degrés de pureté
différents, tous les corps ne sont pas identiques ;
et enfin la fragilité différentielle des parties du corps et des orifices à la pollution et à
l’agression.

36 Il est clair en effet que cette conception du corps réserve une place
centrale aux orifices et tout particulièrement à la bouche. Ces lieux
d’échange entre l’intérieur et l’extérieur du corps, d’émission et de
réception de substances menaçantes sont porteurs de dangers que la
société se doit de contrôler. La métaphore que Mary Douglas utilise à
propos des Coorg se voit ici justifiée : « Les Coorg considèrent le corps
comme une ville assiégée ; toutes les entrées et sorties en sont
surveillées » (1981 : 138). Ville assiégée, corps agressé, la personne et la
société sont vulnérables en leurs seuils. Remarquons que le terme dvāra
désigne à la fois la porte, le portail, et l’orifice du corps.

NOTES
NOTES
1. À propos des différentes versions manuscrites du Muluki Ain, et de leurs erreurs, voir J. Fezas
(1983 : 285-290).
2. Vers 1870, cf. M. Hutt (1988 : 132).
3. Comme le dit encore M. Foucault (1975 : 116) : « Il faut que soient qualifiées toutes les
infractions ; il faut qu’elles soient classées et réunies en espèces qui ne laissent échapper aucun
d’eux (les illégalismes qu’on veut réduire). »
4. Ces passages sont une mine pour les ethnologues, ils ont été abondamment utilisés notamment
pour établir ce qu’était la hiérarchie officielle des différente groupes ethniques et des castes.
Parmi les nombreux chercheurs qui se sont intéressés au Muluki Ain, citons particulièrement A.
Höfer (1979) et J. Fezas (1983, 1991).
5.Kuṭpiṭko, Muluki Ain, section 58.
6.Khursāniko, section 67.
7. Précisons qu’enfermer dans une pièce remplie de fumée de piment ou mettre du piment dans
les organes génitaux comptaient parmi les châtiments coutumiers des femmes adultères
(information dont je remercie Marc Gaborieau).
8. Les deux mots combinent le sens d’excréments, de déjections, à celui de lieu où l’on jette les
excréments, les ordures, tout ce qui est impur (nāl), et de lieu infernal empli d’immondices (narak).
9. Expert en loi religieuse, ce brahmane conseiller du roi est chargé aussi bien de l’élaboration des
lois que de l’exécution des pénitences consécutives aux infractions aux règles de pureté. C’est lui
ou son représentant local qui délivre les certificats de purification en échange d’une certaine
somme, que nous verrons varier selon les cas.
10. Quand un tel comportement est-il justifié ? La section « de la propreté des ruelles » (n° 57)
donne un exemple : « Si quelqu’un vient déféquer dans l’enceinte d’une demeure, le maître de
maison peut, à son choix, faire payer une amende de 2 ānā ou bien mettre [le fautif] dans ses
ordures puis le faire nettoyer. En ce cas, ne pas punir. »
11. Il existe tout un système d’équivalences entre les sommes à payer et les jours de prison,
l’enfermement n’étant qu’une sanction secondaire destinée aux insolvables, et un pis-aller pour le
Trésor public...
12. Le terme de mukh désigne aussi bien le visage que la bouche ; l’emploi de mukhmā pourrait
signifier « au visage » mais la spécification plus loin par mukhbhitra, à l’intérieur de, ainsi que le
contexte d’autres paragraphes, permet de préférer le sens de bouche.
13.Godān « don de vache », paiement cérémoniel au brahmane d’une amende considérée ici
comme don religieux et purificatoire.
14. C’est donc la différence avec l’article antérieur qui créditait l’agresseur d’un motif : vengeance
ou acte de justicier pour un dommage subi (vol, sorcellerie, etc.).
15. Cf. P. Olivelle (1999 : 71), qui remarque que les traités sur le Dharma, contrairement à nombre
d’études qui ont tendance à réifier la notion de pureté, établissent un lien entre impureté et
intentionnalité : « In Dharma discourse not only are terms for impurity and immorality often
interchangeable, but intentionality is central also to rules of impurity. »
16. Le cas des esclaves n’est pas du même ordre. Leur statut de caste n’est pas en cause, ce qui
importe c’est leur situation personnelle et la responsabilité de leur maître à leur égard.
17.Pādnyāko, section 61, p. 276.
18. L’expression englobante « quatre varṇa et trente-six jāt », antérieure au Muluki Ain, constitue
la façon canonique de désigner l’ensemble de la société telle qu’elle est divisée selon les principes
brahmaniques. Comme le dit A. Höfer, « the car warna chattis jat turns out to be a euphemistic
metonymy, by which, on the one hand, the totality of the hierarchy (including the impure castes) is
designated and, on the other, the claim of orthodoxy of the MA is emphasized » (1979 : 118). Les grandes
divisions organisant la société selon le Muluki Ain se faisaient entre le groupe des castes pures
incluant les Tа̄ gа̄ dhа̄ ri (porteurs de cordon sacré, comprenant les Brahmanes et les Rajput-
Ksatriya) et les Matvali (buveurs d’alcool), non réductibles en esclavage pour certains et
réductibles en esclavage pour d’autres, et le groupe des castes impures lui-même divisé en deux :
les castes impures non intouchables, c’est-à-dire dont on n’accepte pas l’eau mais dont le contact
ne requiert pas purification, et les castes intouchables dont le contact requiert purification.
19. Ici encore on retrouve mukhmā que j’ai traduit ailleurs par « dans la bouche », mais ici j’avoue
ma perplexité. La traduction par « dans la bouche » serait logique étant donné la nécessité
d’obtenir un certificat de purification, en revanche pratiquement, l’opération « dans la bouche »
me parait plus difficilement réalisable...
20. Unité monétaire équivalant à un seizième de roupie.
21.Thuknyāko, p. 277 sq.
22. Cf. J. Fezas (1983).
23. Envisagées d’un point de vue masculin, les relations sexuelles n’impliquent pas la pénétration
dans le corps de substances impures ou polluées, contrairement à l’acceptation de nourriture. Le
code népalais, conforme en cela aux dharmāsāstra, autorise les hommes de hautes castes à avoir
plusieurs épouses de castes inférieures mais pures à condition de ne pas accepter le riz cuit à l’eau
de leurs mains. Si la femme est intouchable, le contact sexuel est prohibé mais bien moins
lourdement puni que s’il s’accompagne d’acceptation de nourriture (100 roupies d’amende et une
astreinte à pèlerinage dans un cas, la confiscation de tous ses biens, un an d’emprisonnement et la
dégradation au statut de caste de la femme dans l’autre – cf. le tableau dressé par A. Höfer 1979 :
73, fig. 7).
24. Toujours et ici sans ambiguïté, mukhbhitra.
25. Voir par exemple les différentes prescriptions de consommation des sécrétions sexuelles,
citées par David White (1996 : 137, 424, n. 99) et connues pour être encore pratiquées par certaines
sectes (pour les adeptes du kuṇḍa panth, voir D. Sila Khan 1994, pour les Bāuls, A.H. Trottier 2000).
Chapitre 15. Consommation rituelle et
consommation physique
Le mariage hindou moderne entre dharma et pratiques coutumières

Livia Sorrentino-Holden

1 La législation indienne concernant le mariage hindou a constamment


évolué depuis l’indépendance, pour aboutir à une réglementation qui
apparaît formellement alignée sur les systèmes anglo-saxons. Mais si
cette réglementation a demandé de nombreux ajustements, tant de la
part des réformistes que des orthodoxes, son application révèle la
véritable difficulté de la tâche, que le législateur est loin d’avoir achevée.
Car même si l’accord a pu être trouvé au niveau de la lettre de la loi, il
demeure difficile de voir le mariage hindou moderne dans le cadre des
valeurs laïques occidentales, selon lesquelles il est une forme de contrat.
Les juges indiens oscillent entre une vision sacramentelle qui voudrait le
lien conjugal établi à jamais une fois les rites exécutés, et une vision
contractuelle qui admet la rupture du lien et son annulation en l’absence
de certains réquisits.
2 Cet article se propose d’analyser la notion de nullité du mariage hindou
pour inaptitude aux rapports sexuels 1 , sur la base des textes classiques,
de la législation actuelle et de la jurisprudence. Après un bref rappel des
interprétations des textes hindous classiques, les étapes principales de la
codification hindoue au sujet de la nullité seront évoquées. L’étude des
cas se fondera d’abord sur la jurisprudence des cours de justice indiennes
depuis l’indépendance, pour terminer par un aperçu de la jurisprudence
britannique récente en matière de nullité des mariages hindous. Ceci
nous amènera à réfléchir au rôle que la notion même de consommation a
eu dans le conflit entre les conceptualisations concernant le mariage dans
le système juridique hindou et des principes de réglementation importés
2.

Les textes hindous classiques


3 Les textes hindous classiques 3 n’ont jamais été une source de droit
positif effectivement observée par la société hindoue et appliquée par les
cours de justice. Les Britanniques, dans leur effort de rassembler un
ensemble de règles applicables aux territoires qu’ils contrôlaient,
attribuèrent à tort à ces textes la valeur d’un droit positif dans un État
théocratique (Cohn 1997 : 57-75) 4 . Ces textes en sont venus par
conséquent à constituer une référence en matière de droit hindou
moderne car la codification, la législation ainsi que la jurisprudence ont
amplement recours aux principes qu’ils sanctionnent. De plus, en droit de
la famille, ils constituent la source primaire de droit en cas de lacune de
la législation (section 4, Hindu Marriage Act, 1955 – ci-après HMA). Ainsi, en
matière de mariage, le législateur moderne n’a pas abandonné la notion
classique de mariage hindou en fondant son existence et sa validité sur
l’accomplissement correct des rites (section 7, HMA). Le modèle proposé
par la législation se fonde sur la notion de saṃskāra qui a été rendue par
« sacrement » dans la traduction des Lois de Manu par Bühler (1886), et
l’est encore couramment ainsi, tant dans les essais modernes concernant
l’hindouisme et le droit hindou que dans la jurisprudence indienne
actuelle (cf. Diwan 1997 : 19 ; Pandey 1969 ; Rocher 1968 : 101). Toutefois,
comme l’indique Laksmi Kapani, le mot saṃskāra « n’a pas d’équivalent
exact dans le Dictionnaire occidental » (Kapani 1992 : 513) :
« L’idée essentielle est celle d’une transformation qui s’effectue selon un schéma
biologique de gestation. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une naissance nouvelle,
rituelle et symbolique. Il s’agit de procéder, en mode sacré et en connaissance de cause,
à une confection rituelle de l’être humain, en vérifiant que tout y est complet, bien
agencé et à sa place, en vertu des homologies entre les parties du sacrifice (yajña) ou
des mantra et les parties constitutives de l’être humain (c’est-à-dire du sacrifiant) »
(Kapani 1992 : 71).

4 Les rites de mariage, donc, qui représentent le principal saṃskāra dans la


vie de la femme (Manu, II, 67), et constituent une étape obligatoire pour
tout hindou qui ne choisit pas la voie de l’ascèse (Manu, IX, 96), sont
censés opérer une transformation définitive du corps de ceux qui les
accomplissent. Ce qui provoque aussitôt une modification de leur statut
et de leurs relations vis-à-vis des autres (Kane 1974 : 2, I, 188 sq.). Dans
cette perspective, on dit qu’une femme n’est plus kanyā 5 dès
l’accomplissement des rites de mariage, même dans le contexte de l’Inde
rurale contemporaine. Le mariage est, pour ainsi dire, consommé
rituellement, puisque le statut d’époux est définitivement acquis du seul
fait de l’accomplissement correct des rites (Manu, VIII, 227). La
consommation n’est un élément essentiel du mariage que dans l’une des
sept formes classiques de mariage, la gāndharva, où, de façon significative,
c’est la jeune fille qui se donne librement en mariage (Manu, III, 32). La
possibilité de pratiques de continence sexuelle immédiatement après la
célébration du mariage est soulignée par plusieurs auteurs (Pandey 1969,
chap. 8 ; Kane 1974 : 2.I. 202-204). La primauté du rituel pour assurer la
validité du mariage semble se renforcer à la période classique, en
concomitance avec l’augmentation des mariages d’enfants. Les textes le
confirment : la validité du rite célébré en dépit des nombreuses règles
concernant l’aptitude des époux au mariage est rarement mise en
discussion. Comme l’affirme Kane (ibid., 437), à l’exception des règles
concernant les degrés prohibés de parenté, les prescriptions concernant
l’aptitude des époux au mariage ont seulement un rôle d’exhortations et
ne sont pas impératives. Ainsi, le mariage avec un impuissant est-il
déconseillé, mais considéré comme valide par Manu et par Yājñavalkya
(ibid., 431), de même qu’est valide le mariage avec une femme malade
bien qu’une telle épouse ne soit pas considérée comme idéale (ibid., 437).
5 En résumé, sauf s’il est conclu en dépit des règles touchant aux degrés
prohibés de parenté, le mariage en tant que saṃskāra est indissoluble
quelles que soient les circonstances affectant la volonté et les qualités des
époux. Le rituel prime sur toute autre caractéristique de l’union, du
moment que, comme l’affirme Lingat (1967 : 76), « quelle qu’en soit la
forme, un mariage n’est régulier que s’il est accompli selon les rites
prescrits ». Et parce que la célébration du rite provoque un changement
définitif des qualités mêmes des personnes qui l’accomplissent, les seules
échappatoires possibles sont l’erreur dans l’accomplissement du rite, ou
l’accomplissement d’un rite inadéquat, deux arguments qui amènent à
considérer le rituel comme n’ayant jamais été exécuté.
6 Or, toute fiction juridique déclarant le mariage comme s’il n’avait jamais
été célébré se conforme parfaitement à la théorie de l’indissolubilité du
mariage hindou : si les circonstances permettent de considérer le mariage
comme n’ayant jamais été célébré, il n’est pas nécessaire d’avoir recours
au divorce pour une nouvelle union. Toutefois, il faut voir qu’une telle
indissolubilité concerne essentiellement la femme. Les versets
généralement cités à l’appui de la théorie de l’indissolubilité du mariage
célébré avec tous les rites, plutôt que de sanctionner un principe général
d’indissolubilité, insistent sur le caractère unique et éternel du lien
conjugal lorsqu’il s’agit de la femme. Un exemple le démontre : le fait que
si la fidélité mutuelle entre les deux époux s’arrête avec la mort, celle de
la femme envers son mari continue bien au-delà. Ainsi, les Lois de Manu
indiquent :
« “Que la fidélité mutuelle se poursuive jusqu’à la mort !” : cela peut être considéré
comme l’essence de la plus haute loi pour le mari et la femme » (Bühler : 1886, IX, 101).
7 Mais, à propos de l’épouse, l’un des versets les plus cités précise :
« Une femme fidèle doit préserver sa chasteté autant après qu’avant la mort de son
mari » (Bühler 1886 : V, 161).
8 De plus, les références au remariage de l’homme abondent dans les textes
classiques. Le Mānavadharmaśāstra admet non seulement qu’une femme
stérile puisse être remplacée après un délai de huit ans, ou de dix ans si
tous ses enfants sont morts, ou de onze si elle ne donne naissance qu’à
des filles, mais ajoute : « une femme querelleuse peut être abandonnée
sur-le-champ » (Bühler 1886 : IX, 81).
9 La théorie de l’indissolubilité du mariage hindou comporte donc des
exceptions. Elles sont toutefois en harmonie avec le rôle stéréotypé de la
femme hindoue entièrement soumise à l’homme, qu’il s’agisse de son
père, de son mari ou de son fils 6 . C’est pourquoi le remariage de
l’homme pourrait être considéré comme n’entachant pas la notion
d’indissolubilité dans la pensée hindoue classique.
10 Cependant Nārada (XII, 97) a mentionné explicitement le remariage de la
femme dans cinq cas de figure :
« Il existe cinq [cas de] catastrophes pour lesquelles des épouses doivent prendre un
autre mari : si celui-ci disparaît, meurt, devient renonçant, eunuque, ou perd sa caste »
(cf. Bühler 1886, et Larivière 1989 : XII. 97).

11 Ces versets montrent qu’en dépit de la rigueur avec laquelle était supposé
s’appliquer à la femme le principe d’indissolubilité, elle pouvait se
remarier dans certaines circonstances. Les interprètes de l’époque,
toutefois, sont restés plutôt avares de commentaires à ce sujet. Ce qui ne
nous permet aujourd’hui que de faire des suppositions quant à la nature
de ces formes de remariage.
12 Rocher, comme l’a fait aussi Kane (1974 : 2. I. 615-616), a interprété
l’injonction précédente de Nārada dans le cadre d’une théorie de la nullité
du mariage hindou, selon laquelle les cas de figure mentionnés ne
seraient pas tant des motifs de rupture du lien conjugal que des motifs de
nullité, qui rendraient le mariage soit nul, donc comme n’ayant jamais
existé, soit annulable. Larivière insiste toutefois sur la diffusion du
remariage de la femme, et attire l’attention sur le caractère catégorique
du verset précédemment cité :
« Le caractère de ce verset n’est pas ambigu. C’est une injonction envers la femme à se
remarier, sans condition. La femme n’a pas besoin d’être vierge. Le remariage n’est pas
limité aux circonstances du veuvage. De plus, selon la Nāradasmŗti (XII.96), les membres
de la famille ont même le devoir d’assister la femme en lui cherchant un nouveau
mari » (Larivière 1991 : 38).
13 Dès lors, l’absence de sources concordantes est considérée en elle-même
comme une preuve de l’existence ancienne de formes de rupture du lien
conjugal, en dépit des textes de la Tradition (smŗti) qui se limitent à
suggérer la pratique d’une forme de lévirat, le niyoga 7 , et malgré les
interprètes qui voudraient attribuer ces pratiques de remariage à des
époques antérieures ou à des basses castes. Les passages de la Nāradasmṛti
pourraient donc constituer une référence pour interpréter toutes les
allusions à la femme remariée, qui jalonnent les textes classiques depuis
l’Atharvaveda (Larivière 1991 : 42-43) : l’impuissance et les autres griefs ne
sauraient être considérés comme des motifs de nullité, mais bien plutôt,
alors, comme des motifs de dissolution du mariage.
14 Le choix entre nullité et dissolution n’est pas une spéculation juridique
désarrimée des conceptualisations concernant le mariage hindou. Car
interpréter les sources classiques citées en termes de remariage signifie
introduire implicitement la notion de divorce. Et ce dernier met
définitivement en cause la notion d’indissolubilité, souvent présentée
comme étant essentielle au mariage hindou classique (cf. par ex. Mitter
1913: 342). À l’inverse, une interprétation en faveur d’une théorie
générale de la nullité du mariage hindou, esquivant la notion de divorce,
sauve cet idéal de l’indissolubilité. Une telle théorie paraît toutefois en
contradiction avec la notion générale de saṃskāra. Car si ce dernier peut
être considéré comme nul dans le cadre des circonstances mentionnées
par Nārada, alors la notion de transformation définitive qui en constitue
l’essence même est remise en cause. Il ne s’agit plus là d’erreur dans le
rituel, mais plutôt de circonstances dans lesquelles le saṃskāra, même s’il
est correctement accompli, n’opère pas la transformation qu’il est censé
mettre en œuvre.
15 Il est certainement impossible d’interpréter unilatéralement les textes
classiques, compte tenu aussi des difficultés de datation. Si l’on songe
toutefois aux fins que se proposaient les auteurs des dharmaśāstra, on
peut supposer qu’en présence de coutumes qu’ils blâmaient, ils
cherchaient à les amoindrir, ne pouvant les faire disparaître d’un coup.
C’est également l’opinion de Lingat (1967 : 204), qui critique à plusieurs
reprises le fait que les textes classiques soient considérés comme source
directe du droit.
16 La coexistence du mariage indissoluble et de formes de divorce illustre
parfaitement la pluralité des pratiques parmi lesquelles les auteurs
classiques cherchaient à privilégier les conduites brahmaniques. Ils
proposaient ainsi ces dernières comme étant le dharma par excellence,
par contraste avec les coutumes d’autres groupes. Menski explique très
clairement le caractère idéologique de l’œuvre entreprise par les auteurs
des textes classiques :
« Il est évident que la littérature de la smŗti n’est pas un droit coutumier codifié mais,
au contraire, le produit d’une élite de lettrés préoccupée de préserver et de développer
le savoir concernant le dharma, initialement dans un effort pour uniformiser les
comportements au sein de petits cercles de disciples, puis, plus tard, pour étendre son
influence à une plus large échelle. Le but de ce type de littérature n’était par
conséquent pas de décrire et d’enregistrer les conduites effectives des gens, mais plutôt
d’en légitimer certaines et de proposer de nouveaux modèles en tant que
comportements justes et idéaux. Il est probable que [la littérature classique]
sanctionnait de cette façon la primauté des coutumes de certaines élites » (Menski
1992 : 323).
17 Il est ainsi raisonnable de supposer l’existence, dès l’époque classique,
d’une tension entre un modèle dharmique, d’origine brahmanique, qui
voudrait le mariage hindou indissoluble une fois exécuté le rite, et des
coutumes autorisant des formes de divorce dans des circonstances
comme l’inaptitude aux rapports sexuels. La théorie de la nullité, bien
qu’elle ait l’avantage de concilier principes et pratiques, présente
l’inconvénient d’être en contradiction avec la notion de mariage en tant
que saṃskāra. Elle a été néanmoins introduite dans la législation d’après
l’indépendance, mais avec des particularités significatives.

La législation moderne : du droit canon au Hindu


Marriage Act
18 La théorie de la nullité du mariage, telle qu’elle a été codifiée dans le
Hindu Marriage Act de 1955, remonte au droit canon, qui réglementait le
mariage au Royaume-Uni avant la Réforme (XVIe siècle). L’Église du Moyen
Âge considérait le mariage comme un sacrement établissant un lien
éternel entre les deux époux et Dieu, et n’admettait sa dissolution de la
part d’aucun pouvoir séculier, y compris du pape. Pour s’adapter à la
réalité, elle fut cependant amenée à nuancer cette position rigide, et
développa la théorie de la nullité autour du principe selon lequel seul le
mariage célébré et consommé est indissoluble. Le mariage non
consommé, ainsi que le mariage conclu en dépit d’un empêchement
dirimant, étaient donc comme s’il n’avaient jamais existé. À l’époque de
la Réforme, la notion contractuelle du mariage vint remplacer la notion
sacramentelle de l’Église romaine. Néanmoins, la Nouvelle Église
d’Angleterre réaffirma le principe de l’indissolubilité du mariage, si bien
que le rôle de l’annulation en tant que moyen de dissolution du lien
conjugal ne fut nullement amoindri. Ainsi la réglementation concernant
la nullité continua à être appliquée par les cours royales auxquelles fut
attribuée la compétence juridictionnelle en matière de mariage.
19 La théorie canonique de la nullité est bien reconnaissable, aujourd’hui
encore, dans les dispositions britanniques du Matrimonial Causes Act de
1973, section 12, car la notion de consommation demeure essentielle à la
perfection du mariage. Le mariage non consommé n’est toutefois pas nul,
mais annulable 8 .
« Un mariage célébré après le 31 juillet 1971 est annulable pour les motifs suivants :
a) le mariage n’a pas été consommé par inaptitude à la consommation de la part de l’un
des époux ;
b) le mariage n’a pas été consommé par refus volontaire de consommer de la part du
[de la] défendeur [eresse] ;
c) le consentement de l’un des époux n’a pas été valablement donné, du fait d’une
coercition, d’une erreur, de maladie mentale, ou autre ;
d) à l’époque du mariage, l’un des époux était incapable de donner son consentement
car souffrant (régulièrement ou par intervalles) de maladie mentale au sens donné par
le Mental Health Act, 1983, de manière à, ou au point de, le rendre impropre au mariage ;
e) à l’époque du mariage, le [la] défendeur[eresse] était atteint[e] par une maladie
vénérienne contagieuse ;
f) à l’époque du mariage, la future épouse attendait un enfant d’un autre que son futur
mari. »
20 En Inde, la théorie de la nullité fut incorporée non seulement dans la
législation au niveau national (Indian Divorce Act, 1869 et Special Marriage
Act, 1954), mais également dans les lois personnelles telles que le Parsi
Marriage and Divorce Act de 1936 et le Hindu Marriage Act (HMA) de 1955. Ce
dernier, avec le Hindu Succession Act, le Hindu Adoptions and Maintenance
Act, et le Hindu Minority and Guardianship Act, tous les trois adoptés en
1956, fait partie d’un ensemble de quatre textes constituant ce qu’on
appelle le Hindu Code.
21 Les articles 11 et 12 (1) du HMA sanctionnent les motifs de nullité absolue
et nullité relative :
11. Le mariage célébré après l’entrée en vigueur de ce statut est déclaré nul sur la
demande de l’une des parties, s’il contrevient aux conditions prévues aux points (i), (iv)
et (v) de l’article 5 [bigamie et degrés interdits de parenté].
12. (1) Le mariage célébré avant ou après l’entrée en vigueur de ce statut, est annulable
par décision de nullité pour les motifs suivants :
a) absence de consommation à cause de l’inaptitude aux rapports sexuels de la part du
[de la] défendeur[eresse] ;
b) le mariage a été conclu en dépit des conditions prévues à l’article 5 (ii) [vice du
consentement pour démence, stérilité provoquée par une maladie mentale, maladie
mentale ou épilepsie chroniques] ;
c) consentement du [de la] demandeur[eresse] ou de son[sa] tuteur[tutrice] obtenu par
fraude ou violence ;
d) à l’époque du mariage l’épouse attendait un enfant d’une personne autre que son
futur mari.
22 Malgré l’introduction du divorce et l’acceptation simultanée de la théorie
de la nullité, le Hindu Marriage Act exprime clairement la volonté de ne
pas déroger aux principes classiques hindous, par le biais de
particularités qui permettent une continuation substantielle de la
Tradition :
23 – Le mariage d’enfants, tout en étant puni par le Child Marriage Restraint
Act de 1929 (amendé en 1978), reste tout à fait valide. De plus, la loi ne
donne aux tribunaux que le pouvoir d’empêcher la célébration d’un
mariage d’enfants, et, au maximum, de punir les responsables
d’emprisonnement (jusqu’à trois mois) ou par une amende (jusqu’à 1000
roupies).
24 – Le consentement des époux reste secondaire, et le vice du
consentement ne rend pas le mariage nul, mais seulement annulable à
l’instance de la partie dont le consentement a été obtenu par fraude ou
violence.
25 – Le refus volontaire de consommer n’est pas une cause de nullité.
26 – La stérilité peut être cause de nullité relative pour démence rendant
une des parties incapable de procréer. L’article 5b, en effet, cité par
l’article 12 dans l’énumération des causes de nullité relative, mentionne
l’invalidité du consentement donné par une personne ayant souffert
d’une maladie mentale telle qu’elle a été rendue inapte au mariage et à la
procréation.
27 En ce qui concerne le moment de la consommation, un afflux massif de
cas où les deux époux s’accusaient mutuellement d’inaptitude à
consommer a incité les tribunaux à interpréter au sens large une
formulation originelle de l’article 12 mentionnant l’absence de
consommation « à l’époque du mariage ». En effet, le HMA prévoyait
initialement parmi les causes de nullité relative l’inaptitude aux rapports
sexuels « à l’époque du mariage », ce qui prêtait à des abus lorsque le
couple était trop jeune. Un amendement de 1976, répondant donc à la
nécessité de ne pas considérer la consommation comme un élément
essentiel devant suivre immédiatement la célébration du mariage, a
substitué la formule initiale par la suivante : « absence de consommation
à cause de l’inaptitude aux rapports sexuels de la part du [de la]
demandeur[eresse] ».
28 La réglementation de la nullité est fortement critiquée par les juristes
indiens, qui ont souligné l’impropriété de l’application en Inde d’une
théorie dont l’actualité est aujourd’hui mise en cause au Royaume-Uni
même (Diwan 1997 : 290, 293). Cependant, les cours de justice n’ont pas
relevé, à ma connaissance, le paradoxe de l’intégration d’une théorie
d’inspiration catholique par la loi personnelle hindoue, et ont, dans la
même veine, argumenté autour de l’idée de passage d’une notion
sacramentelle à une notion contractuelle du mariage.

La jurisprudence en Inde
29 On ne saurait sous-évaluer en Inde le rôle de la jurisprudence. Cela est
d’autant plus vrai que ce pays a reconnu explicitement le principe du
stare decisis, selon lequel la règle de droit ne se trouve pas en premier lieu
dans les textes de loi, mais dans les décisions jurisprudentielles des cours
supérieures de justice (article 141 Const.).
30 L’augmentation des actions d’annulation de mariage pour inaptitude aux
rapports sexuels, enregistrée après 1955, pourrait sembler n’être qu’une
conséquence banale de l’introduction de la théorie de la nullité dans la
réglementation concernant le mariage hindou. Cependant les
argumentations des décisions postérieures au HMA ne se sont pas
substantiellement distinguées de la jurisprudence précédente. En dépit
de l’existence des textes de loi, la jurisprudence a souvent parcouru, dans
les années qui ont suivi la promulgation du HMA, les vieux schémas
d’argumentation recourant aux sources classiques.
31 Deux malentendus principaux ont affecté la jurisprudence initiale en
matière de nullité pour inaptitude aux rapports sexuels : la confusion
opérée entre nullité et divorce, et celle entre stérilité et impuissance,
toutes deux prises dans des argumentations concernant la nature
sacramentelle du mariage hindou en tant que saṃskāra. Ces éléments sont
parfaitement développés dans A. v. B., une décision qui remonte à 1952 et
qui a continué à être une référence, même si, étant antérieure au HMA,
elle ne pouvait plus être citée en tant que précédent.
32 Cas n˚ 1 : A. v. B., 1952 9

33 Dans le cas A. v. B., la cour a suivi un schéma typique d’argumentation


pour conclure à la nullité absolue du mariage lorsque l’un des époux est
incapable de consommer. Le mari agissait pour obtenir soit un décret en
nullité selon le droit hindou (qui n’était alors pas encore codifié en
matière de nullité), soit un décret de divorce selon le Bombay Hindu
Divorce Act de 1947, en raison de l’inaptitude de sa femme à avoir des
rapports sexuels du fait d’une grave malformation physique qui avait été
dissimulée à l’époque du mariage. La défense arguait du caractère
indissoluble du mariage hindou en tant que sacrement célébré selon les
rites védiques.
34 La cour a d’abord cité les précédents qui concluaient à la validité du
mariage avec une personne inapte aux rapports sexuels. Puis, relevant le
changement d’opinion ultérieur de la doctrine, elle a ressenti le besoin de
revenir directement aux textes classiques : le verset 203 du livre IX des
Lois de Manu, et les versets 8 et 19 du livre XII de la Nāradasmŗti. Le
premier, prévoyant le droit à l’héritage des enfants dont le père est
impuissant, donna au juge l’occasion de se lancer dans de longs
développements érudits sur les textes sanskrits concernant la pratique
déjà mentionnée du niyoga. Il en conclut que non seulement le niyoga
n’était plus envisageable à l’époque actuelle, mais que ces versets étaient
inapplicables dans le cas en question du fait qu’il ne pouvait exister
d’enfants d’une femme dépourvue d’organes de reproduction. Quant aux
versets du livre XII de la Nāradasmŗti, dont nous avons vu les conceptions
qu’en avaient Rocher et Larivière, le juge les interpréta en faveur de la
nullité du mariage avec une personne inapte aux rapports sexuels.
Affirmant au passage la nature impérative des textes classiques cités, et
critiquant en même temps le caractère exclusivement sacramentel du
mariage hindou, la cour motiva son jugement par un raisonnement sur la
capacité des personnes à exécuter les rites.
35 Il faut observer toutefois que les textes cités par le juge pour appuyer le
principe selon lequel, dans le droit hindou classique, une personne inapte
aux rapports sexuels serait incapable d’accomplir les rites de mariage,
visent en premier lieu les personnes stériles. Nārada (XII-19), par
exemple, utilise une métaphore comparant la femme à un champ, disant
que le champ appartient à celui qui le laboure. Si l’on veut déduire un
principe juridique de ce verset, on ne saurait omettre l’élément de la
progéniture qui sanctionne, toujours selon Nārada, la légitimité du lien
marital entre les parents naturels, indépendamment de l’existence de
tout autre lien. De plus, dans plusieurs autres citations du juge, la notion
de procréation prédomine tellement que l’on se demande si le concept de
personne inapte aux rapport sexuels, indépendamment de l’existence
d’une progéniture, était significative pour le mariage de l’époque
classique. Il en est ainsi pour Manu VIII-226 dans l’interprétation de
Medhātithi, où les personnes incapables de procréer ne sont pas
considérées aptes au mariage, et pour Kauṭilya (chap. XV) où l’annulation
du mariage s’avère impossible si des enfants sont nés de l’union.
36 Le juge conclut que, même si l’on considère le mariage exclusivement en
tant que saṃskāra, une femme dépourvue d’organes reproductifs n’avait
pas la capacité d’exécuter les rites. Un tel mariage, assimilé à un mariage
entre deux hommes, est donc nul.
37 Nous avons, dans cette décision, tous les éléments qui deviendront
récurrents dans la jurisprudence en matière de nullité : l’équivalence
entre nullité et divorce, la discussion sur la nature contractuelle ou
sacramentelle du mariage hindou, et l’identification entre incapacité à
avoir des rapports sexuels et stérilité.
38 Bien que le HMA ne fût pas encore adopté à l’époque, le juge affirmait que
le mariage hindou était aussi bien un sacrement qu’un contrat, et
structurait son argumentation sur l’affirmation que, même si l’on
considérait le mariage exclusivement comme un sacrement, celui-ci
s’avérait nul puisque conclu avec une personne inapte à exécuter le rite.
Ce qui est frappant, c’est que la cour, tout en se fondant sur une vision
contractuelle du mariage, réussit à démontrer la nullité d’un mariage
avec une personne inapte à la consommation en se fondant sur des textes
classiques. L’inaptitude aux rapports sexuels reste ainsi une cause
presque secondaire dans l’argumentation, le point déterminant étant
l’incapacité à exécuter le rituel. Ce n’est pas l’absence de consommation
qui rend directement le mariage nul, mais plutôt l’incapacité à accomplir
le rituel du fait de l’inaptitude à consommer le mariage. De cette façon, le
saṃskāra a est sauvé, mais seulement d’un point de vue formel, car il
présente de fausses similitudes avec le sacrement du droit canon, fondé
effectivement, lui, sur la capacité des époux à contracter le lien de
mariage et sur la consommation : par contre, au moins idéalement, le
saṃskāra produit par lui-même des transformations indélébiles sur les
personnes qui l’accomplissent, indépendamment de toute circonstance
ultérieure.
39 Il aurait été possible, sur la base de l’incontestable existence d’une
fraude, d’appliquer l’Indian Contract Act de 1872 (section 17) en matière de
vice de consentement. Mais il aurait fallu accepter définitivement la
nature contractuelle du mariage hindou, ce qui répugne encore
aujourd’hui aux hindous orthodoxes. Enfin, le véritable obstacle que
devait surmonter le juge était le vice de consentement : comment
pouvait-il être considéré comme cause de nullité alors que le
consentement des époux, aujourd’hui encore, n’est pratiquement pas
considéré comme un élément indispensable à la validité du mariage ?
C’est pourquoi le choix a été celui d’une perpétuation formelle des
principes classiques, même s’ils étaient détournés quant au fond.

Nullité et divorce

40 Cas n˚ 2 : Malla Reddy & others v. Subama, 1956 10

41 Face à une surprenante augmentation des requêtes en nullité pour


inaptitude aux rapports sexuels, les cours de justice ont persisté à
réaffirmer les vieux principes concernant la nature sacramentelle du
mariage. Un exemple en est fourni par le cas Malla Reddy. Il s’agit d’un
appel de la part d’un mari contre un jugement qui accordait à son épouse
la séparation de corps et, par conséquent, l’obtention d’une pension
alimentaire. Il prétendait résister à la requête de son épouse sous
prétexte qu’étant lui-même impuissant, le mariage était nul.
42 Ce fut encore l’occasion pour les juges de prendre en considération les
textes classiques et de rappeler la nature sacramentelle du mariage
hindou, avant de conclure que, bien que le mariage avec un impuissant
soit répréhensible, il devait être considéré comme parfaitement valide
dès lors que les rites avaient été correctement accomplis. Le jugement se
fonde sur l’examen des textes classiques et la législation n’est évoquée
que brièvement à la fin de l’argumentation, le juge expliquant que, selon
la section 12 du HMA, le mariage n’est pas nul dans le cas en question,
mais seulement annulable à l’instance de la femme. Le paragraphe final
met en lumière les circonstances qui ont amené le juge à chercher à
décider en faveur de cette dernière.
« J’aurais regretté le refus d’une pension alimentaire à une femme du fait de la nullité
du mariage avec un mari inapte aux rapports sexuels. Malgré son jeune âge, il aurait
été difficile pour elle de trouver un deuxième mari qui soit convenable, du fait des
opinions prévalant dans son entourage. Son mari a rendu la cohabitation impossible.
Elle a été maltraitée par les autres membres de la famille. Il serait complètement
injuste de la priver de plus d’une pension alimentaire, à l’instance de son mari qui, tout
en étant conscient de son inaptitude physique, a épousé une fille mineure et
maintenant plaide pour sa défense sa propre infirmité. »
43 Il est cependant curieux que le juge ait ressenti la nécessité d’avoir
recours aux textes classiques, alors que la législation appuyait
complètement son point de vue. On a l’impression que le jugement n’est
fondé que sur des considérations contextuelles et que la législation ne
constituait pas, à l’époque, une référence solide pour les cours de justice.
44 Cas n˚ 3 : Ram Devi v. Raja Ram, 1963 11

45 Le recours aux textes classiques et la singularité des argumentations dans


les deux cas précédents ne sauraient être imputés à l’absence ou à la
nouveauté de la législation en matière de nullité. Car l’existence de celle-
ci, et en particulier de la section 12 du HMA, n’empêche pas, en 1963, que
le juge ne recoure, dans le cas Ram Devi, à ces mêmes sources classiques
pour examiner la nature du mariage hindou – et pour en conclure que
l’incapacité physique à avoir des relations sexuelles ne saurait être un
motif de nullité pour un mariage rituellement consacré.
46 Il s’agissait d’une décision en appel concernant la demande d’un mari qui
cherchait à obtenir un jugement en nullité pour inaptitude aux rapports
sexuels de sa femme, suite à une demande de pension alimentaire
déposée par celle-ci. Cette dernière, affirmant être l’épouse légitime de
l’appelant, attestait avoir cohabité avec son mari pendant un certain
temps après le mariage. À la suite de violences, toutefois, et après avoir
été dépossédée de tous ses habits et bijoux, elle avait été contrainte de
quitter la maison et de rentrer chez son père. Elle accusait de plus son
mari de l’avoir abandonnée sans lui laisser de moyens de subsistance,
après avoir pris une autre femme. Le mari, par contre, prétendait non
seulement n’être pas légalement marié avec sa première femme parce
que les cérémonies requises n’avaient pas été célébrées, mais l’accusait
d’inaptitude aux rapports sexuels et de stérilité. Il niait en outre toute
violence envers elle, ainsi que l’existence d’une deuxième femme.
47 La cour devait donc se prononcer au sujet de l’inaptitude effective de la
femme aux rapports sexuels, sur son droit à recevoir une pension
alimentaire, et sur la nullité d’un mariage avec une personne incapable
d’accomplir l’acte sexuel. Cette dernière question constitua la partie
principale de la décision, et le juge, après avoir pris connaissance des
certificats médicaux attestant de graves malformations physiques chez
cette femme, consacra son attention aux mêmes textes classiques que
ceux cités dans le cas A. v. B., en vue d’établir si un mariage rituellement
consacré pouvait être déclaré nul.
48 Un tel déploiement de textes, en réalité, commençait à devenir
difficilement justifiable alors qu’existait une législation en matière de
nullité. D’un point de vue technique, la discussion sur la nature du
mariage hindou était tout à fait secondaire, car le juge disposait de tous
les éléments juridiques pour décider du cas en question, sans avoir à
entrer dans des analyses détaillées des textes sanskrits. Ces derniers
constituent néanmoins le point de départ de son argumentation
défendant la nature sacramentelle du mariage hindou, et en faveur de la
validité du mariage conclu avec une personne inapte à la consommation –
ce, en dépit de la section 12 du HMA.
« Pour une femme, l’inaptitude physique à avoir des rapports sexuels ne peut rendre
nul le sacrement du mariage conclu selon les règles du droit hindou. [...] Il n’était pas
rare dans ce pays, et cela ne l’est pas non plus aujourd’hui, que les parents et les
personnes âgées de la famille arrangent le mariage de leurs enfants. Bien que le
mariage d’enfants soit un crime selon le Child Marriage Restraint Act, ce dernier n’établit
pas sa nullité. [...] Il existe des cas où une femme dotée d’un caractère particulier refuse
à son mari d’avoir des rapports sexuels avec elle. Peut-on dire qu’un tel mariage est
nul ? »
49 Ce que nous avions anticipé sur la base de la législation est ici confirmé
dans les arguments des juges : la notion de consentement des époux est
perçue comme fondamentalement contraire à l’esprit du droit hindou.
Quant à la notion de consommation, elle détient souvent un rôle
instrumental, pouvant appuyer des conclusions opposées. Il est clair, par
exemple, qu’on ne saurait parler de nullité du mariage par absence de
consommation pour ceux qui revendiquent la validité du mariage
d’enfant malgré le Child Marriage Restraint Act.
50 Il est toutefois frappant qu’en présence d’une législation qui déclare
annulable le mariage avec une personne inapte aux rapports sexuels, le
juge affirme par contre l’absolue primauté du rite :
« L’inaptitude physique d’une femme aux rapports sexuels ne peut rendre nul le
mariage célébré selon le droit hindou. Bien que les rapports sexuels visant à procréer
soient le but principal du lien marital, on ne peut exclure les cas de cohabitation sans
aucun rapport sexuel. Le lien sacramental du mariage octroie à la femme une
protection dans la société et l’inaptitude, même complète, aux rapports sexuels
n’entache nullement son statut. Une femme privée de son statut de femme mariée, du
fait d’un jugement en nullité, aurait une position extrêmement précaire au sein de la
société. »

51 L’examen des faits révèle l’effort accompli pour rendre une décision
équitable malgré la méconnaissance des principes juridiques importés. Si,
dans le cas A. v. B., la cour a voulu protéger la position du mari, victime
d’une fraude organisée par les parents de son épouse, dans le cas Ram
Devi elle a jugé au contraire opportun de protéger le statut de femme
mariée de l’épouse. Et le recours aux mêmes sources classiques pour
aboutir finalement à des décisions opposées montre les juges obligés de
se confronter aux faits, tiraillés entre une culture soi-disant « indigène »
et la culture importée : ils en incarnent, en quelque sorte, le conflit.
52 Cas n˚ 4 : Digvijay Sinhi v. Pratap Kumari, 1969 12

53 Ces mêmes considérations furent reprises dans de nombreuses actions en


nullité, dont les faits se prêtent facilement à l’ironie lorsque l’on perd de
vue le contexte. Le cas Digvijay Sinhi n’en donne qu’un exemple. Il s’agit
d’une requête en nullité qui aboutit à une accusation réciproque
d’inaptitude aux rapports sexuels de la part des deux époux. Mais la cour
en conclut à la validité du mariage, faute de la poursuite de l’action en
nullité de la part de la femme qui renonce, finalement, à prouver
l’impuissance du mari. Les faits démontrent que l’épouse ne s’était
résolue à accuser ce dernier d’impuissance qu’afin de résister à sa propre
action en nullité. Elle en aurait tiré aussi un avantage économique, car
elle aurait alors pu revendiquer le droit à une pension alimentaire
minimale. Mais il est clair que, dans le cas en question comme dans
plusieurs autres, l’opinion de la femme était qu’il valait mieux avoir un
mari impuissant que pas de mari du tout.
54 Cas n˚ 5 : M. v. S., 1963 13

55 Enfin, des raisons économiques ont aussi joué un rôle déterminant,


surtout pour les maris, la nullité n’impliquant pour eux, outre la
restitution de tous les cadeaux offerts lors du mariage, qu’une pension
alimentaire minimale, destinée de plus à cesser en cas de remariage de la
femme. Le cas M. v. S., où le juge a considéré pertinent de préciser que les
parties sont des brahmanes, montre parfaitement les intérêts qu’une
action en nullité peut cacher : le mari, cherchant le moyen de rompre un
lien conjugal qui ne lui avait pas apporté les richesses espérées (et
plusieurs fois sollicitées auprès de ses beaux-parents), n’avait rien trouvé
de mieux que de présenter une demande en nullité pour inaptitude aux
rapports sexuels. Non seulement la cour lui rejeta sa demande, mais elle
critiqua également le comportement du plaignant qui, du fait qu’il était
brahmane, n’aurait pas dû agir exclusivement en vue d’un intérêt
économique.
56 Ces considérations ouvrent une nouvelle perspective de réflexion sur
l’importance à accorder à la qualité des parties dans l’évaluation de
l’opportunité d’une décision. La jurisprudence indienne fait souvent une
large place aux considérations de ce type. Il est par conséquent
nécessaire de prendre en considération non seulement le décalage entre
dharma et coutumes, en général, mais également entre les interprétations
particulières qu’une même notion peut avoir selon la qualité des parties
qui sont en litige.
57 En définitive, la codification effectuée n’a pas empêché les juges, comme
les parties, d’avoir recours tant aux concepts anciens de saṃskāra,
véhiculant l’idéal de l’indissolubilité, qu’aux coutumes qui adoucissaient
la rigueur de ce principe : remariage, niyoga, bigamie. Ces deux dernières
étant toutefois bannies dans la société contemporaine, la nullité du
mariage est apparue comme une solution particulièrement efficace. Et de
ce point de vue, la nullité absolue pour inaptitude aux rapports sexuels
constitue une solution idéale puisque, pour les anciens conjoints, la
possibilité d’une nouvelle union se présente dans les conditions les plus
favorables, le mariage étant considéré comme n’ayant jamais existé. D’où,
également, la propension à ignorer la distinction entre nullité absolue et
nullité relative. Car les argumentations de la jurisprudence initiale en
matière de nullité ont souvent oublié que l’inaptitude aux rapports
sexuels rend le mariage annulable, mais non pas nul.
58 L’inaptitude aux rapports sexuels n’a été, dans plusieurs cas, qu’un
instrument pour obtenir un divorce qui, n’en portant pas le nom, ne soit
pas blâmé. Les juges se sont néanmoins ancrés sur la définition de la
notion anglaise d’impotency : mais les conceptualisations repérables dans
les divers cas décidés mettent en lumière les précautions à prendre
lorsqu’il y a intégration d’un droit étranger.

Inaptitude aux rapports sexuels et stérilité


Inaptitude aux rapports sexuels et stérilité

59 Jusqu’aux années soixante-dix, une difficulté récurrente de la


jurisprudence en matière de nullité du mariage a été de distinguer entre
inaptitude aux rapports sexuels et stérilité. Tout en cherchant à démêler
les quiproquos des définitions d’impotency, les tribunaux indiens n’ont pas
renoncé aux argumentations concernant la valeur du saṃskāra, y compris
dans des cas tels que des mariages avec des eunuques (Derrett 1969).
L’atteinte à la perfection du saṃskāra a été, une fois de plus, l’argument
principal contre la notion de nullité pour inaptitude à la consommation
du mariage, définie aussi bien en tant qu’incapacité à avoir des rapports
sexuels qu’en tant que stérilité.
60 Cas n˚ 6 : Rangaswami v. Aravindammal, 1957 14

61 Le cas Rangaswami v. Aravindammal, l’autorité la plus ancienne en


matière de nullité pour inaptitude à la consommation du mariage après la
promulgation du HMA, prend en compte la jurisprudence britannique,
ainsi que les jurisprudences américaine et indiennes (hindoue et
musulmane). Il s’agit d’une action en nullité de la part d’un mari, en appel
d’une décision qui lui refusait le divorce pour inaptitude aux rapports
sexuels et abandon de la part de son épouse. Cette dernière réfutait les
accusations portées contre elle, et affirmait avoir été éloignée de la
maison par son mari qui avait l’intention de se remarier.
62 La raison du retentissement de cette décision en a principalement été une
définition de l’aptitude aux rapports sexuels formulée par la cour de
Madras, et reprise par la suite jusqu’à une époque assez récente :
« La puissance sexuelle implique, dans le cas de l’homme, le pouvoir d’érection “plus”
l’émission de semence saine contenant des spermatozoïdes vivants, et, dans le cas de la
femme, 1) le développement des organes génitaux externes et internes ainsi que 2)
l’ovulation et l’écoulement menstruel. »
63 La confusion entre stérilité et inaptitude aux rapports sexuels est
flagrante. L’argumentation du juge, qui décida en faveur de la femme,
mérite en même temps d’être mentionnée. Il rejeta l’appel non seulement
par défaut de preuves quant à l’inaptitude aux rapports sexuels de la part
de la femme, mais aussi parce que celle-ci provenait d’un milieu où le
remariage était inconnu et où il lui serait extrêmement difficile de vivre
en tant que célibataire. Ici la référence à la perfection du saṃskāra, même
s’il y a des doutes lorsque la stérilité empêche la réalisation d’un des buts
principaux du mariage hindou, la procréation, s’accompagne de l’allusion
au remariage de la femme en tant que pratique inconnue dans une
communauté donnée. L’implication sous-jacente est qu’en d’autres
circonstances, la femme aurait pu se remarier, ou bien le mari aurait pu
prendre une autre femme pour s’assurer une progéniture tout en
continuant à garantir à sa première femme le statut et la protection
qu’elle méritait. L’abolition de la bigamie, en effet, n’a pas favorisé
d’emblée la position de la femme dans le contexte hindou. Si la femme
stérile se voyait auparavant facilement écartée au profit d’une deuxième
femme, elle continuait néanmoins à avoir, dans la plupart des cas, une
place dans la maison du mari. Depuis 1955, nombre de maris n’ont pas
hésité à agir en nullité pour inaptitude à la consommation du mariage
parce que ce dernier n’était pas béni par la progéniture espérée. Cela fut
l’occasion, pour les parties, de spéculer sur la notion d’impotency et, pour
les tribunaux, de réaffirmer la primauté du rite.
64 Cas n˚ 7 : Ganeshji v. Hastuben, 1967 15

65 Ainsi, comme dans le cas Ganeshji v. Hastuben, derrière la difficulté


d’appliquer la notion anglaise d’impotency se cachait souvent le désarroi
de n’avoir pu recourir aux remèdes anciens, comme la bigamie. Il
s’agissait d’une demande d’annulation de mariage pour cause
d’inaptitude aux rapports sexuels, définie par l’avocat du mari en tant
qu’incapacité physique de la femme à donner satisfaction sexuelle à son
mari et à avoir des enfants. La cour, tout en acceptant en partie cette
singulière définition, exclut le fait qu’elle puisse s’appliquer à une femme
qui, ne pouvant avoir d’enfants, était toutefois au moment de la requête
en annulation physiquement apte à avoir des rapports sexuels. Les
citations savantes ne furent pas épargnées pour défendre la notion
sacramentelle du mariage. Il apparut toutefois que le mari, divorcé de sa
première femme selon la coutume, en était à son deuxième mariage, dont
il demandait alors l’annulation, n’ayant pas eu d’enfants de sa deuxième
femme. Le divorce aurait difficilement pu être obtenu pour cette raison,
et aurait entraîné pour le mari l’obligation de verser une pension
alimentaire à un taux nettement plus élevé qu’en cas d’annulation.
66 La confusion entre stérilité et inaptitude aux rapports sexuels, ainsi que
l’originalité des définitions de l’impuissance, mettent en lumière les
conceptions des juges concernant la sexualité. Si la légitimité du désir
sexuel féminin paraît, dans leur perspective, essentiellement liée à la
procréation, l’acceptation de définitions telles que celle proposée par
l’avocat du cas Ganeshji renvoie en outre à l’image d’une épouse
entièrement sous l’emprise du mari. De plus, nous avons vu qu’une
grande partie des actions en nullité pour inaptitude aux rapports sexuels
étaient intentées par des maris qui voulaient mettre fin à leur mariage
sans avoir à verser une pension alimentaire à leur ex-épouse. Cela
confirme les théories féministes critiquant le caractère
« phallocentrique » des institutions sociales hindoues, soucieuses de
contrôler la sexualité de la femme afin d’assurer la pureté de la caste et la
légitimité des héritiers (Engels 1999 : 73-122 ; Uberoi 1996 : 203).
67 Cas n˚ 8 : Rita Nijhawan v. Balkishan Nijhawan, 1973 16

68 À partir des années soixante-dix, toutefois, le nombre d’actions en nullité


décrut nettement, et, depuis, les cours de justice semblent avoir
définitivement accepté la notion britannique d’impotency en tant
qu’impossibilité pour l’homme aussi bien que pour la femme d’accomplir
l’acte sexuel, indépendamment de la stérilité. En outre, non seulement
l’inaptitude aux rapports sexuels de la part de l’un des époux fut qualifiée
de « cruauté mentale » (mental cruelty), mais on substitua aux arguments
défendant la nature sacramentelle du mariage ceux qui mettaient en
avant les frustrations d’une vie conjugale sans rapports sexuels. Ainsi par
exemple, dans le cas Rita Nijhawan v. Balkishan Nijhawan :
« Le mariage sans une activité sexuelle vigoureuse est un anathème. Il est impossible de
continuer [la vie conjugale] sans satisfaction sexuelle effective. L’absence de vie
sexuelle dans le mariage a une influence extrêmement négative sur la santé physique et
mentale de la femme, au point de provoquer dépression et frustration. Rien n’est pire
dans le mariage que l’insatisfaction sexuelle. Forcer une femme à une vie sans rapports
sexuels doit être qualifié de violence, et entraîne d’inévitables dommages physiques et
mentaux. »

69 Ce revirement subit de la jurisprudence, ainsi que la diminution des


requêtes en nullité, sont probablement imputables à la législation sur le
divorce qui, à coups d’amendements successifs, a perdu la charge
provocante quelle avait à l’époque de son adoption, et en faisait un
moyen de recours typiquement occidental, donc blâmable selon les
orthodoxes. Faudrait-il en conclure que la conception du saṃskāra
défendue avec tant d’acharnement tout au long des années soixante ne
soit devenue que le vestige d’un passé oublié ?
70 La jurisprudence plus récente montre que si la notion de saṃskāra semble
avoir été mise de côté par les juges, l’annulation du mariage représente
encore une alternative préférée au divorce, probablement pour des
raisons financières.
71 Cas n˚ 9 : Sunil Mirchandani v. Reena Mirchandani, 2000 17

72 Un homme divorcé, âgé de 36 ans, avait répondu à un annonce


matrimoniale d’une jeune femme âgée de 30 ans. Après une fréquentation
d’environ deux ans, ils décidèrent de se marier, mais le père du jeune
homme n’était pas favorable au mariage. Quelque temps après, le père
mourut et le fils se maria après avoir obtenu l’accord de sa mère. Le
couple partit en lune de miel à Goa, où au dire du mari, toutes ses
tentatives de consommation restèrent infructueuses. À son retour, le
couple s’installa à Bombay dans un deux pièces habité par la mère du
jeune homme. Il semble toutefois que la mésentente s’instaura tout de
suite entre la belle-mère et la nouvelle mariée. Cette dernière quitta la
maison définitivement après une période de cinq mois. Le mari agit alors
en nullité pour absence de consommation du mariage. Sa femme refusa
de se présenter à la cour, mais nia l’absence de consommation et
produisit une lettre du mari où mention était faite des problèmes causés
par la cohabitation avec sa belle-mère. Malgré le refus de la femme de
paraître devant la cour, le juge ne crut pas le mari et ne lui octroya pas
l’annulation du mariage, affirmant que si la déposition du demandeur
n’était pas digne de foi, il n’était même pas nécessaire de produire les
certificats médicaux habituellement exigés en pareil cas.
73 Il est clair qu’un mariage annulé aurait constitué un avantage
économique pour le mari en question, puisque son ex-femme n’aurait pu
prétendre qu’à une pension alimentaire minimale. Mais si les
considérations du juges s’avèrent exactes, on peut se demander les
raisons d’une action qui n’avait presque aucune probabilité d’être
acceptée. La requête du mari était non seulement dépourvue de
fondement, mais elle était aussi incorrectement posée car selon la section
12 du HMA, le refus de consommer ne constitue pas un motif
d’annulation.
74 Un tel cas, après des années où la jurisprudence en matière de nullité du
mariage hindou n’existait presque plus, confirme le fait que cette
réglementation est restée de fait étrangère à la législation hindoue. Un
autre élément ressort et mérite d’être mentionné, même s’il ne pourra
pas être approfondi ici : la législation personnelle hindoue a accordé en
matière de mariage une protection particulière aux femmes. Ce qui
explique les stratégies mises en œuvre par les avocats afin de soustraire
leurs clients masculins à leurs obligations. Comme le confirme un autre
cas récent, D. Balakrishnan v. Palamani 18 , annulation du mariage et
divorce sont souvent vus comme des remèdes équivalents, le principal
intérêt étant surtout d’assurer un bon arrangement financier entre des
époux qui ne se connaissaient pas avant leurs noces.
75 De plus, impuissance et stérilité restent toujours des notions qui prêtent
à confusion. Il en est ainsi du récent cas G. Padmini v. G. Sivananda Babu
19 , où une lettre envoyée par l’épouse à son frère, dans laquelle elle se
plaignait de la stérilité de son mari, a été non seulement interprétée par
la cour comme une accusation d’impuissance, mais aussi comme une
violence à l’encontre du mari. Le tribunal a considéré que le fait d’écrire
la lettre était une publication de l’impuissance du mari, et ce fait étant
qualifiable de violence a constitué l’élément permettant au mari
d’obtenir le divorce en sa propre faveur.
76 La théorie de la nullité ne semble ainsi pas faire partie du droit hindou
moderne comme elle est partie intégrante du droit britannique. La
codification du droit hindou a amené un face-à-face entre le saṃskāra et
le sacrement de mariage du droit canon, lequel implique la
consommation pour sa perfection. Mais la notion d’inaptitude aux
rapports sexuels en tant que motif dirimant a été surtout perçue par les
juges hindous comme un élément permettant de contourner les
difficultés apportées, d’une part, par la nouvelle législation qui prohibait
la bigamie mais introduisait le divorce, et, d’autre part, par les réformes
sociales qui bannissaient définitivement les remèdes coutumiers tels que
le niyoga.
77 Les difficultés causées par l’introduction de la théorie de la nullité jettent
une lumière sur la confusion que la notion d’indissolubilité a pu créer en
tant qu’élément supposé commun au mariage hindou classique et au
sacrement de mariage du droit canon. Car la notion de consommation,
essentielle à ce dernier, n’a pas été perçue de la même manière par les
cours de justice indiennes. La primauté du rite pour l’existence du
mariage hindou n’est pas un fait n’appartenant qu’au passé, si l’on en
juge d’après les argumentations du cas Joyita Saha v. Kumar Pandey 20 .
Les accusations de la femme, selon lesquelles elle aurait été amenée à se
marier contre son gré, et aurait été kidnappée et violée par la suite, ont
été mises au second plan dans ce cas par rapport à l’élément jugé décisif :
la célébration du rituel de mariage selon les rites hindous. Les
complexités de ce cas mériteraient d’être approfondies dans un article
séparé.
78 En définitive, la nullité pour inaptitude aux rapports sexuels n’a pas été
considérée dans le contexte hindou comme un argument en soi, en
l’absence d’autres intérêts. Elle a en effet paru souvent constituer un
prétexte idéal, pour des plaignants masculins, pour légitimer des cas de
bigamie, ou pour résister à des requêtes de pensions alimentaires de la
part des femmes.
79 Certaines des difficultés rencontrées par les cours de justice indiennes
quant à l’application de la théorie de la nullité se sont manifestées aussi
au Royaume-Uni. C’est pourquoi l’examen de la jurisprudence
britannique pourra nous aider à formuler des conclusions quant à la
pertinence de la notion de consommation pour la réglementation du
mariage hindou moderne.

Le saṃskāra au Royaume-Uni

80 L’installation massive des communautés hindoues a désormais une


certaine influence sur la société britannique. Cette dernière se trouve en
effet de plus en plus obligée de tenir compte du « droit ethnique », ethnic
law, c’est-à-dire des coutumes observées de fait sur le territoire anglais
par les immigrés, tout en respectant formellement le droit officiel. Le
droit britannique, comme l’explique Menski, est à première vue la seule
source de droit au Royaume-Uni mais subit, de fait, des modifications
substantielles :
« Les Asiatiques et les autres immigrés “apprennent” de plus en plus à suivre le droit
britannique, mais ils le font d’une manière particulière. Ils n’abandonnent pas
entièrement leur système juridique fondé sur la loi personnelle, tout en le modifiant de
manière à ce qu’il soit compatible avec la lettre du droit anglais. L’amalgame qui en
résulte [...] apparaît comme un fait nouveau dans le système juridique britannique, qui
devient davantage pluraliste tout en sauvegardant l’uniformité à un niveau formel,
presque superficiel » (Menski 1988 : 57).
81 Les mariages célébrés au Royaume-Uni, quels que soient la nationalité et
le domicile des époux, sont réglementés par la lex loci celebrationis, c’est-à-
dire, dans ce cas, par le droit britannique. Les Indiens immigrés, pour la
plupart domiciliés au Royaume-Uni même, sont donc soumis au droit
britannique en ce qui concerne la législation sur le mariage. On aurait pu
s’attendre, de ce fait, à un abandon progressif des coutumes hindoues de
leur part. C’est plutôt le contraire qui s’observe, car au stade initial de la
simple ignorance de la loi a bientôt succédé celui de l’incorporation des
procédures britanniques dans le rituel coutumier hindou (Menski 1988).
Ce dernier n’a, en principe, aucune valeur légale au Royaume-Uni, mais il
a eu un rôle à jouer dans la jurisprudence en matière de nullité du fait
que, parmi les hindous, le mariage n’est généralement consommé qu’un
certain temps après la célébration du rite religieux. La période
intermédiaire entre la cérémonie civile et la cérémonie religieuse a donc
été souvent exploitée pour intenter une action en nullité sur la base de la
section 12 a ou b du Matrimonial Causes Act de 1973.
82 La notion sacramentelle du mariage n’est en effet pas inconnue dans le
droit britannique ; du moment que la cérémonie religieuse répond à
certains réquisits, le mariage est alors automatiquement enregistré
civilement. Ainsi, le mariage hindou célébré dans un lieu approprié (les
registered buildings) acquiert également valeur légale. Ceci est toutefois
rarement le cas, car des raisons pratiques font souvent préférer le
système du double mariage, au point que l’on parle de conditional marriage
pour le mariage civil des hindous (Poulter 1986 : 36). Certaines
institutions commencent même à demander la célébration du saṃskāra en
plus du certificat de mariage pour prouver l’état marital (ibid., 32). Il
existe donc un processus d’ajustement réciproque, qui est encore plus
visible dans la jurisprudence puisque les juges doivent faire face aux
lacunes du système juridique.
83 Cas n˚ 10 : Kaur v. Singh, 1972 21
84 La jurisprudence anglaise en matière de saṃskāra se fonde sur le cas Kaur
v. Singh, qui a mis à nu les défaillances des cours britanniques lorsqu’il
s’agit des coutumes hindoues (et, dans le cas présent, des Sikhs). Les deux
parties s’étaient tout d’abord mariées civilement. Puis, comme le veut la
coutume, mari et femme rentrèrent dans leurs familles respectives dans
l’attente de la célébration du rite religieux au temple sikh – sans que le
mariage, donc, soit consommé. Mais la cérémonie religieuse ne fut jamais
célébrée et, peu de temps après, la femme agit en justice pour demander
un jugement en nullité sur la base du refus volontaire de consommer le
mariage de la part de son mari. Profitant de l’ignorance du tribunal en la
matière, elle réussit à convaincre celui-ci que, selon la coutume sikh, la
cérémonie religieuse devait être arrangée par le mari, et que ce dernier
avait volontairement manqué à son devoir. Sans le saṃskāra, le mariage
manquait d’un élément nécessaire à son achèvement ; la conduite du
mari fut donc interprétée comme refus volontaire de consommer le
mariage, et le jugement en nullité accordé. En appel, toutefois, les faits
démontrèrent au contraire que, selon la coutume sikh, c’est la famille de
l’épouse qui doit se charger de la cérémonie du mariage ; le jugement en
nullité fut donc prononcé en faveur du mari (Poulter 1986 : 36 ; Menski
1988 : 58).
85 Cas n˚ 11 : A. v. J., 1989 22

86 Malgré l’évidente difficulté à saisir les coutumes hindoues, les cours de


justice britanniques sont depuis tombées d’accord sur une interprétation
du saṃskāra en tant qu’élément qui parfait le rite civil pour les hindous.
Mais si, d’un côté, cette interprétation avait l’avantage d’éviter des
décrets en nullité injustes, de l’autre, elle s’insérait parfaitement dans les
stratégies matrimoniales hindoues. Ainsi en est-il du cas A. v. J. Comme
dans la majorité des mariages arrangés au Royaume-Uni, les époux
s’étaient rencontrés peu de temps avant la cérémonie civile. À cette
occasion, la jeune fille fut présentée à son futur mari comme provenant
d’une famille moderne et non orthodoxe. Selon les accords familiaux, la
cérémonie hindoue aurait dû être accomplie quatre mois plus tard.
Toutefois, pendant les cinq jours qui suivirent l’enregistrement du
mariage, la jeune fille fut fortement déçue par l’attitude du mari, qui ne
lui manifestait visiblement aucun intérêt. Sa déception fut confirmée par
la suite lorsque son mari dut quitter Londres pour reprendre son travail
aux USA : pendant toute la période précédant la date de la célébration du
rituel hindou, les communications entre les époux furent rares et assez
vagues. La femme décida de ne plus vouloir donner suite au mariage
religieux. Peu de temps avant la date fixée pour ce dernier, elle en fit part
à son mari. Ce dernier lui présenta alors toutes ses excuses et expliqua
qu’il croyait agir selon les souhaits de sa belle-famille en gardant une
attitude formelle avant la célébration du rite. Cela ne suffit pas à
convaincre la jeune fille, qui persistait à renvoyer la date de la cérémonie.
Finalement le mari, de guerre lasse, agit en justice pour obtenir
l’annulation du mariage pour refus volontaire de consommer de la part
de sa femme.
87 La cour accueillit favorablement la demande du mari. La conduite de sa
femme équivalait, aux yeux de la cour, à un refus volontaire de
consommer. Étant donné qu’elle avait refusé d’accepter les excuses de
son mari, comme manifestation de la volonté de se ressaisir, et qu’elle
avait continué à renvoyer indéfiniment la cérémonie religieuse, elle était
responsable de l’absence de consommation.
88 En ce qui concerne les mariages hindous, c’est donc une jurisprudence
exaltant la notion de consommation dans le saṃskāra qui se trouve
consolidée, et qui, ce faisant, semble parfaitement rencontrer les intérêts
de la communauté hindoue. Selon la législation britannique, le mariage
est annulable s’il n’a pas été consommé à cause du refus volontaire de
l’un des époux. Dans le cas des immigrés hindous, par contre, le mariage
devient annulable s’il n’a pas été célébré rituellement.
89 Cas n˚ 12 : Jodla v. Jodla, 1960 23
90 Cette approche pourrait être qualifiée de pluraliste si l’on n’en
connaissait la source d’inspiration : le cas Jodla v. Jodla. Il concerne en
effet deux catholiques polonais, et présente, par un concours de
circonstances, des caractéristiques similaires à celles des cas hindous
cités. Les époux s’étaient mariés civilement car le permis de séjour de la
femme se trouvait proche de sa date d’expiration, et il n’y avait plus assez
de temps pour organiser la cérémonie religieuse. Il restait entendu,
toutefois, que le mariage à l’église aurait rapidement suivi. Malgré les
requêtes de la femme, la cérémonie religieuse n’eut jamais lieu, et les
deux époux finirent par s’accuser réciproquement de refus volontaire de
consommer. Le jugement de nullité fut alors prononcé en faveur de la
femme, en considérant que le mari était responsable de l’absence de
consommation puisqu’il refusait de procéder à la cérémonie religieuse.
91 Dans cette perspective, le pluralisme juridique dont semble faire preuve
la jurisprudence britannique se traduit plutôt par la réaffirmation de
l’héritage du droit canon, qui n’a pas été entièrement refusé à l’époque de
la Réforme. Le principe qui est encore sous-jacent à la législation
britannique est ainsi clairement exprimé dans les canons 1084, 1141 et
1142 du Code de droit canon actuel :
Can 1084. L’impuissance antécédente et perpétuelle à copuler de la part de l’homme ou
de la part de la femme, qu’elle soit absolue ou relative, dirime le mariage par sa nature
même.
Can 1141. Le mariage conclu et consommé ne peut être dissous par aucune puissance
humaine ni par aucune cause, sauf par la mort.
Can 1142. Le mariage non consommé entre baptisés ou avec une partie non baptisée
peut être dissous par le Pontife Romain pour une juste cause, à la demande des deux
parties ou d’une seule, contre le gré de l’autre.
92 En d’autres mots, le mariage célébré selon le rite religieux est rendu
indissoluble par sa consommation. Cette dernière est, avec la cérémonie
religieuse, l’élément essentiel à l’existence du sacrement catholique. Il
n’en est pas de même pour le saṃskāra selon les textes classiques, car,
nous l’avons vu, il rend en principe les parties éternellement mari et
femme par le seul fait d’être correctement exécuté.
93 Les tribunaux britanniques sont allés cependant jusqu’à établir une
équivalence entre le saṃskāra et le sacrement catholique. Les immigrés
hindous, pour leur part, se sont habilement approprié des mécanismes
juridiques britanniques en les incorporant au sein de leurs propres
traditions. La cérémonie civile n’est pas considérée autrement que
comme des fiançailles, et les époux ne se sentent mari et femme qu’après
le rite religieux. D’où la prolifération des demandes en nullité à la suite de
mariages civils qui n’ont pas été parfaits par le rite. C’est pourquoi
beaucoup ont récemment compris que, pour éviter tout repentir tardif,
mieux valait limiter au maximum le délai entre la cérémonie civile et la
célébration du rite religieux.

***

94 L’introduction en Inde de la théorie de la nullité du mariage pour


inaptitude aux rapports sexuels a provoqué des malentendus à cause de
l’équivalence qu’elle suggère entre saṃskāra et sacrement catholique. Le
saṃskāra, centré sur la perfection du rite, provoque par lui-même des
changements sur ceux qui l’accomplissent, tels qu’aucun réquisit
ultérieur n’est demandé pour son efficacité. Il n’a rien à voir, de ce point
de vue, avec le sacrement catholique du mariage, dont la validité dépend
à la fois de la capacité des époux à contracter le lien et du fait ultérieur de
la consommation. Cette dernière est accessoire au mariage hindou en
tant que saṃskāra, et n’est pas indispensable à sa validité, malgré
l’emphase portée sur la filiation en tant que but essentiel de l’union
conjugale.
95 Les auteurs des śāstra semblaient être bien conscients de l’existence d’une
tension entre une conception du mariage où prime le rite, et l’existence
de coutumes prévoyant la dissolution en cas d’inaptitude aux rapports
sexuels. Car tout en cherchant à critiquer ces coutumes, ils ne pouvaient
s’empêcher de les mentionner.
96 À partir de la première réglementation mise en oeuvre sous les
Britanniques, toutefois, cette difficile harmonie entre dharma et
coutumes fut compliquée par la légitimation particulière que la pensée
brahmanique reçut de la reconnaissance des textes classiques hindous en
tant que textes de loi. La codification juridique anglo-hindoue et celle qui
fut élaborée après l’indépendance ont, de plus, doté la loi personnelle
hindoue de sources d’inspiration supplémentaires : le droit britannique
et, par conséquent, le droit canon.
97 Malgré les réserves manifestées par les juristes indiens sur l’opportunité
de recevoir une loi inspirée du droit canon, les cours de justice n’ont
jamais, à ma connaissance, imputé à la notion de sacrement catholique
les difficultés d’appliquer la réglementation en matière de nullité pour
inaptitude aux rapports sexuels. Dans une attitude qui a été souvent
qualifiée de typiquement hindoue, la nouvelle codification a été englobée
sans pour autant modifier substantiellement les conduites sociales. Les
hindous ont plutôt réussi à reconduire de façon détournée d’anciennes
coutumes de bigamie par le biais de la nouvelle législation en matière de
nullité. Car, nous l’avons vu, la nullité du premier mariage a été souvent
un prétexte pour résister à une demande de pension alimentaire de la
part de l’épouse, et pour légitimer une deuxième union.
98 L’inaptitude aux rapports sexuels a constitué, dans ce cadre, un argument
de choix, car le doute initial concernant la notion d’impotency fut
immédiatement utilisé pour affirmer des conceptions extravagantes d’un
point de vue strictement juridique, mais significatives d’un point de vue
sociologique. La récurrence de la confusion entre stérilité et inaptitude
aux rapports sexuels met significativement en lumière l’absence de
pertinence, en contexte juridique hindou, de la notion de consommation
par rapport à la validité du mariage. Il en ressort également une
subordination complète de l’expression de la sexualité de la femme à la
fonction procréatrice, et la manipulation de la législation en matière de
nullité pour éviter d’avoir à respecter les obligations financières en
faveur de la femme divorcée.
99 De la même façon qu’en Inde, les hindous immigrés au Royaume-Uni,
après un bref délai de simple ignorance de la loi anglaise, ont appris à
utiliser cette dernière pour leurs propres fins, en tant que moyen
susceptible de peser lourdement dans les tractations matrimoniales. Car,
tout en acceptant de se marier d’abord civilement, ils n’ont jamais
reconnu la cérémonie civile autrement que comme des fiançailles, et
n’ont pas hésité, en l’occurrence, à faire jouer l’absence de consommation
en tant que motif de nullité du mariage.
100 C’est pourquoi aujourd’hui on ne saurait admettre la perfection absolue
du saṃskāra, mais plutôt songer à une tension renouvelée entre un idéal
brahmanique, qui affirme la primauté du rite, et des coutumes qui
prennent en compte certaines circonstances (comme l’absence de
consommation) permettant la formation d’un nouveau lien conjugal.
101 L’Inde, dans sa quête de laïcité et de modernisation donne d’ailleurs de
plus en plus d’importance à la notion de consommation du mariage, tout
en continuant à prêcher la primauté du sacrement. Le Royaume-Uni, de
son côté, du fait de la présence des communautés asiatiques, se trouve
dans le paradoxe de réinterpréter son héritage du droit canon dans une
perspective de pluralisme juridique qui relativise la notion de
consommation en faveur du rite.

Abréviations
102 AIR : All India Reporter
103 ALL ER : All England Law Reporter
104 FLR : Family Law Reporter
105 GLR : Gujarat Law Reporter
106 HMA : Hindu Marriage Act
107 KLM : Kerala Law Times
108 SCWR : Supreme Court Weekly Reports

BIBLIOGRAPHIE
Références
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NOTES
1. Le terme anglais impotency se réfère aussi bien à la femme qu’à l’homme. Il sera donc traduit
tout au long de l’article par « inaptitude aux rapports sexuels ».
2. Patricia Uberoi (1996) a également analysé la notion de consommation dans le mariage hindou
sur la base de la jurisprudence indienne. Son approche se fonde sur l’affirmation que le matériel
juridique peut contribuer à une meilleure compréhension des institutions familiales indiennes ;
dans une perspective féministe, l’auteur focalise son attention sur les rapports de domination
entre les sexes. La présente étude s’en distingue par le fait que les conceptualisations de la société
hindoue sont utilisées comme clef de lecture des ambiguïtés du système juridique indien en
matière de nullité du mariage hindou. Une attention particulière est donc attachée aux sources
historiques de la théorie de la nullité du mariage hindou et à son application en dehors même du
territoire indien.
3. L’ensemble des dharmaśāstra (« traités du dharma » – l’ordre socio-cosmique) remonte à l’époque
classique (800 av. J.-C. -200 apr. J.-C.). De même que les dharmasūtra (« aphorismes sur le dharma »),
leurs antécédents, ils appartiennent à la littérature de « la Tradition », smŗti, connaissance
médiate fondée sur la mémoire. Les textes les plus renommés sont la Manusmŗti (les « Lois de
Manu »), la Yājñavalkyasmŗti et la Nāradasmŗti, mais on connaît l’existence d’autres smŗtipar une
littérature postérieure à celle des dharmaśāstra : les commentaires (bhāṣya, vyākhyā, vivaraņa) et les
traités (nibandha). Les premiers, consacrés à une smŗti particulière, avaient pour but d’en
expliquer le texte ; les seconds, au contraire, d’embrasser et de réorganiser l’ensemble de la
littérature smŗti, ou l’une de ses branches.
4. Sur la valeur juridique des textes hindous classiques, cf. aussi Bayly (1988), Kopf (1969),
Larivière (1976), Lingat (1967 : 22, 155-162), Menski (1992, 1997, 2000, 2001), Torri (2000 : 353-442),
Washbrook (1981).
5. Terme sanskrit désignant la jeune fille. Il est souvent traduit par « vierge ».
6. Cf. Baudhāyana II.3.45 ; Manu IX.3 ; Vasiṣṭha V.3.
7. Conception d’un enfant avec un parent du mari, de préférence son frère cadet : cette pratique a
pour but de donner un enfant à un couple dont le mari est stérile, ou à une femme dont le mari est
mort.
8. La distinction entre void marriage et voidable marriage correspond à la distinction entre nullité
absolue et nullité relative. La première peut être prononcée à la demande de tout intéressé et
annule le lien rétroactivement. La deuxième ne peut être obtenue que par l’un des époux pendant
que l’autre est encore en vie, et n’entache pas les effets juridiques dérivant du mariage jusqu’au
moment de l’annulation.
9. AIR 1952, Bom, 486.
10. AIR 1956, Andhra, 237.
11. AIR 1963, All, 567.
12. SCWR 1969, 563.
13. KLT 1963, 315.
14. AIR 1957, Madras, 243.
15. GLR 1967, VIII, 966.
16. AIR 1973, Delhi, 200.
17. AIR 2000, Bom, 66.
18. AIR 2001, Mad. 147.
19. AIR 2000, A.P. 176.
20. AIR 2000, Cal. 109.
21. ALL ER 1972, 1, 292.
22. FLR 1989, 1, 110.
23. ALL ER 1960, 1, 625.
Chapitre 16. Quelques points de vue sur
l’inné et l’acquis au Kerala (Inde du sud)
Filippo Osella et Caroline Osella

NOTE DE L'AUTEUR
Titre anglais : « Some Malayali Perspectives on Nature : Nurture ».
Traduction française de G. Tarabout, revue par les auteurs
1 Toute société doit définir un cadre idéologique permettant de penser les
qualités et les capacités humaines, et traiter, chemin faisant, de ce que les
ethnosciences de langue anglaise expriment sous la forme d’une
distinction entre Nature et Nurture 1 . Dans le discours universitaire, la
façon de poser ce problème est généralement influencée par le dualisme
du sens commun occidental, tant et si bien que deux catégories sont
identifiées et opposées l’une à l’autre. La première, « le corps », serait un
prolongement de « la nature », elle-même une catégorie associée à l’idée
de stabilité (Haraway 1991, Strathern 1992). C’est sur un tel corps,
compris comme constituant une base fixe, pour ainsi dire évidente, que la
deuxième catégorie, « la culture », « la personnalité », associée à l’idée de
variabilité, pose son empreinte 2 .
2 La présente contribution expose un certain nombre d’observations
effectuées à ce sujet dans le centre du Kerala, ainsi que quelques
conclusions préliminaires. Si l’on considère les savoirs des gens du
Kerala, les Malayalis, concernant la malléabilité humaine, on s’aperçoit
que la personne n’y est pas conçue comme relevant d’une dichotomie
entre un esprit et un corps qui en serait disjoint, et que le corps n’y est
pas plus associé avec une catégorie « la nature » qu’il n’est supposé être
stable. La version malayalie du problème que les ethnosciences de langue
anglaise expriment par l’opposition Nature / Nurture semble plutôt se
centrer sur la question de savoir à quel degré les natures et les qualités
des personnes, tant du point de vue physique que mental et moral,
peuvent être modifiées 3 .
3 Les gens recourent au Kerala à une grande variété de discours pour
expliquer leurs points de vue et leurs pratiques concernant la notion de
personne : la médecine ayurvédique, la théorie des tri-guṇa (« trois
qualités »), la théorie des trois humeurs, le savoir traditionnel sur les
plantes et les animaux, la biologie scientifique. Ces discours, tous
présents dans l’ethnographie qui suit, sont utilisés contextuellement (non
sans éclectisme) et articulés les uns aux autres. Dans cette diversité de
cadres explicatifs, les Malayalis se conçoivent, et pensent les autres,
comme des êtres corporels soumis à des processus dynamiques, et
pourvus de « natures » propres (svabhāvaṅṅaḷ – au singulier svabhāvam)
caractérisées par certaines « qualités » (guṇaṅṅaḷ – singulier guṇam). Ces
qualités sont tout à la fois physiques, mentales, comportementales, et
éthiques, et, dans les savoirs portant sur la malléabilité humaine, sont
l’objet d’une distinction fondamentale entre janiccu guṇam, désignant
toute « qualité » innée, et saṃsa guṇam, indiquant toute « qualité »
découlant du fait de vivre, d’exister dans le monde empirique.
4 Il faut cependant faire attention. D’abord, contrairement peut-être à une
certaine attente, les concepts de « pureté » et de « pollution » sont
rarement employés – pour plusieurs raisons qu’il est impossible de
détailler ici (cf. Osella et Osella 2000). Dans le Kerala contemporain, ce
sont les idées sur les « qualités » ou la « culture » qui permettent de
renvoyer de façon codée aux hiérarchies de castes. Par ailleurs, alors
même que certains discours paraissent familiers, car dérivant des mêmes
systèmes de savoirs experts d’où les Occidentaux tirent leurs
connaissances populaires, les ressemblances ne sont parfois que
superficielles. Si les villageois particulièrement éduqués peuvent, par
exemple, évoquer les gènes, tandis que d’autres parleront plus
simplement de qualités ou de potentialités héritées des parents et
présentes dès la naissance, le concept de « sang » – idiome populaire
habituel de ces représentations dans le monde occidental – n’est jamais, à
notre connaissance, invoqué 4 . Les références à l’hérédité (ici, la
transmission de « gènes ») ne doivent donc pas être considérées comme
transparentes, ou posséder la même signification que leurs
correspondants occidentaux. Elles ne relèvent en tout cas pas de
l’évidence, et il faut insister sur le fait que les discours dominants, plus
particulièrement, ne possèdent pas de signification unique. Les systèmes
de savoirs totalisants qui s’imposent avec succès, comme la théorie des
« trois qualités », pourraient indiquer un consensus : mais en réalité, ils
sont souvent profondément ambigus, masquant une grande diversité
d’idées sous l’apparence de l’hégémonie (Osella et Osella 1999). C’est
précisément de cette ambiguïté et de ce flou qu’ils tirent leur aptitude à
étayer des arguments contraires, ce qui les mène à leur dominance. Il
importe donc de toujours noter comment un savoir est employé, par qui,
et dans quel contexte : les discours sur la nature des personnes ont
toujours, en réalité, une dimension politique, du fait même qu’elles
impliquent des distinctions et des jugements.
5 Les observations ont été recueillies au cours de plus de deux ans de séjour
effectué dans un panchayat (unité administrative) du district
d’Alappuzha, que nous appellerons Valiyagramam. Il est situé au coin
sud-est du Kuttanad, la plus importante région rizicole du Kerala (Inde du
Sud). La population en était au début des années quatre-vingt-dix
d’environ 26 000 habitants. Le panchayat est lui-même une zone de
production de riz, où le petit commerce, les carrières militaires et
l’émigration sont les principales sources d’emplois pour ceux qui ne
travaillent pas dans la riziculture.
6 Les « chrétiens avancés 5 » constituent 27 % de la population du
panchayat. Les Nayar (nāyar), caste hindoue dominante, sont représentés
à hauteur de 25 % ; autrefois matrilinéaires, ils relèvent rituellement de
l’une des quatre classes rituelles, ou « couleurs », varṇa (ils sont donc
considérés comme suvarṇa), celle des « serviteurs » (śūdra). Les Izhava
(īḻavar), caste autrefois intouchable (et donc « sans suvarṇa » – suvarṇa),
classés parmi les Other Backward Classes (OBC), constituent 23 % de la
population. Les autres castes anciennement intouchables, souvent
désignées comme Scheduled Castes, « castes répertoriées », représentent
17 %. Quelques groupes moins nombreux incluent les Brahmanes et
d’autres castes de statut supérieur, dites « deux fois nées » (1,5 %), et des
artisans (6,5 %). Nous avons travaillé avec toutes les communautés durant
deux séjours, le premier de juin 1989 à juin 1991, le second de janvier à
juin 1998.

Qualités innées, qualités acquises


7 Explicitement ou implicitement, lorsque les gens nous parlaient de ce qui
est stable et de ce qui est changeant dans la personne, ils recouraient aux
concepts de janiccu guṇam et de saṃsa guṇam. Janiccu est le participe passé
du verbe janikkuka, « naître ». Saṃsa, de son côté, est à rapprocher de
saṃsāra, soit en malayāḷam « mouvement, le monde, la vie en ce monde, la
succession des naissances et des morts, les préoccupations mondaines,
l’épouse, la famille, communication, médiation » (Gundert 1989 [1872] :
1044).
8 Il serait incorrect de recourir à ce propos à des catégories occidentales,
en attribuant à la qualité de naissance, janiccu guṇam, une stabilité qui
serait celle de la « nature », et en voyant la qualité acquise par le contact
avec un environnement, saṃsa guṇam, comme changeante, relevant de ce
qui en Occident a été appelé « culture et personnalité ». Mais il est vrai
que le saṃsa guṇam est comparativement plus fluide et flexible que le
janiccu guṇam. En général, il est clair que les gens sont dits posséder
certaines qualités changeantes, et d’autres fixes ; que ces qualités
peuvent avoir des effets sur le physique, le mental et les comportements ;
et que des valeurs spécifiques leur sont attachées (Osella et Osella 1999).

Saṃsa guṇam

9 Sur le court terme, que ce soit au plan de la personne ou d’un groupe, la


fluidité est plutôt soulignée : l’existence même de qualités que l’on
attribue à l’existence, saṃsa guṇam, suppose un rôle important des
facteurs environnementaux et comportementaux (Daniel 1984). Si
l’environnement – entendu au sens le plus large, air, eau, nourriture,
divinités, personnes, animaux, tout ce avec quoi il est possible d’entrer en
contact – exerce une influence continue sur toute personne durant sa vie,
les bébés sont cependant plus malléables que les gens âgés, et les femmes
davantage que les hommes. C’est au cours de massages post-nataux que la
forme des membres et de la tête d’un bébé peut être effectivement
réalisée : sans ce traitement, l’enfant grandirait déformé. Le consensus
veut que les adultes, particulièrement les hommes, soient plus résistants.
Tous nos interlocuteurs considéraient que les enfants sont davantage
susceptibles de changer, et que les femmes sont plus ouvertes et plus
perméables que les hommes, indépendamment de la caste
d’appartenance. Un maître d’école le déplorait :
« Les filles sont comme la cire. Elles absorbent facilement, mais ne gardent rien dans
leur tête. Les garçons, c’est du marbre. Vous avez vraiment du mal à leur faire entrer
des connaissances, mais une fois que ça y est, ça y reste. »

10 Au début de leur vie maritale, les femmes vivent entre deux places et
deux familles, effectuant des visites régulières dans leur maison natale, et
y retournant pour le premier accouchement. Après quelques années de
mariage et un deuxième accouchement, cette fois chez le mari, ses liens
avec sa famille d’origine s’atténuent, au point qu’elle finira par n’y
retourner que lors des funérailles de parents proches. Une femme d’une
quarantaine d’années nous expliqua :
« Au début, on ne se sent pas appartenir à la maison du mari, et on est toujours en train
de penser à retourner chez notre mère. Quand on doit en repartir, après une visite, on
pleure. Mais après le mariage, vous n’avez plus droit au respect chez votre mère, ça
aide à s’adapter, et la maison du mari devient aussi votre maison. Très vite, vous vous
faites aux gens et à leurs façons d’agir. À ce moment-là, les choses sont inversées.
Quand on va rendre visite à notre mère, on pleure pour ne pas quitter notre belle-mère
et notre maison, et en arrivant chez notre mère, on se sent comme des étrangers 6 . »
11 L’influence de l’environnement, le fait d’habiter un lieu, d’en boire l’eau,
d’en manger le riz, d’être en contact avec les habitants, exerce une
influence tellement puissante sur les femmes, plus « ouvertes » que les
hommes aux modifications, que leur propre famille les perçoit après une
période d’éloignement comme transformées, étrangères. C’est l’une des
raisons pour lesquelles les émigrés hindous préfèrent que leur femme et
leurs enfants restent au village : êtres malléables, ils risqueraient
d’absorber trop d’un milieu étranger et nouveau, ce qui produirait des
troubles (mental problems, maladies, mauvaises actions). Cet autre
environnement agirait très fortement sur leur saṃsa guṇam
extrêmement perméable.
12 La médecine ayurvédique, qui exerce une influence marquée sur les
théories locales du corps et de la personne 7 , insiste constamment sur
cette importance de l’environnement 8 . Saṃsa, comme environnement,
couvre un domaine très large, incluant pratiquement tous et tout autour
de la personne, et exerce, dit-on, un grand pouvoir.
13 Au cours de notre premier séjour, nous vivions avec un assistant de
recherche, Anil, un étudiant Nayar en M.A. de la ville, dans une maison
louée. Après quelques mois, plusieurs personnes remarquèrent que la
peau d’Anil devenait plus pâle. En en discutant les raisons, certains
indiquèrent le régime alimentaire : comme les Brahmanes, nous ne
mangions ni viande ni poisson à la maison, en conséquence de quoi,
comme les Brahmanes, nous avions la peau claire. L’hypothèse était
étayée par le fait que Filippo, qui mangeait parfois de la viande ou du
poisson à l’extérieur, dans le village, était un peu plus brun que Caroline,
qui ne le faisait pas. Anil, depuis qu’il vivait avec nous, avait réduit sa
consommation de viande et de poisson, ce qui avait bien sûr pour
conséquence directe qu’il voyait sa peau s’éclaircir. D’autres affirmaient
que le fait d’habiter avec nous, sa proximité avec Filippo, suffisaient : il
prenait de notre couleur de peau par contact et par l’air. Ces personnes
soulignaient que nous-mêmes étions devenus plus foncés depuis que nous
étions à Valiyagramam et avions commencé à nous mêler à des gens au
teint plus sombre. La fillette qui vint un jour toucher Caroline, en disant :
« Je prie pour que votre couleur de peau passe sur moi », pensait peut-
être à ce type de possibilité. Anil, lui-même, soulignait qu’au regard des
habitudes locales, nous consommions d’énormes quantités de yaourt et
de tomates (produits chers, donc limités dans la plupart des maisons) :
nourritures « froides », elles éclaircissaient probablement notre peau. Par
ailleurs, nous utilisions des savons ayurvédiques, aux ingrédients
particuliers : les médecins traditionnels ont toujours une belle peau. Bref,
quelque chose était en train de modifier le teint d’Anil et le nôtre, mais
nous ne savions pas exactement quoi.

Janiccu guṇam

14 L’effet du saṃsa guṇam est toutefois limité. Il semble en particulier qu’il y


a consensus sur le fait que l’ethnicité, l’appartenance à une communauté,
la caste (jāti) relèvent d’une qualité de naissance, janiccu guṇam, et
résistent par conséquent au changement. Très peu de villageois auraient
accepté la possibilité, révolutionnaire, exprimée par une famille d’Asari
(āśāri, charpentiers par jāti) tenant une menuiserie, que la jāti ne soit pas
une question de naissance. Cette famille soulignait les aspects
comportementaux de la notion de jāti, le « faire » plutôt que l’« être », et
affirmait que la jāti comme classification des types humains était avant
tout affaire de division du travail. Tankappan Asari disait que, « par les
temps actuels », en particulier, où beaucoup n’exerçaient plus
l’occupation de caste, la jāti de naissance n’indiquait plus la vraie jāti.
Lorsque sa famille obtenait un contrat pour construire une maison,
Tankappan prenait en compte la personne, son emploi, son mode de vie.
Si, par exemple, un Izhava menait une vie vertueuse et travaillait comme
maître d’école, il était du type « brahmane » et devait avoir une maison
construite comme pour un Brahmane. De même, un Nayar travaillant
dans une fonderie devait être classifié du type « Kollan » (kollan,
forgeron). Plusieurs hypothèses peuvent expliquer une telle position :
une première serait que, selon un principe communément admis, celui
qui enseigne devient un guru, celui qui apprend l’Āyurveda devient un
vaidyan (médecin traditionnel) ; une deuxième, pour laquelle nous
n’avons pu trouver de confirmation mais, au contraire, nombre de
preuves inverses, serait que l’appartenance à une jāti dépende seulement
du saṃsa guṇam ; une troisième serait que la dimension d’« espèce »
impliquée par la notion de jāti puisse être découplée de son aspect
occupationnel ; une quatrième, implicite dans les interprétations
astrologiques des destinées individuelles, et dans l’existence de
prescriptions destinées à corriger ces dernières, serait que le « soi » (self)
fondamental est lui-même susceptible de mutations.
15 Cependant, même si certains interlocuteurs soulignaient que, par
exemple, un saint homme comme Sree Narayana Guru, né dans la caste
des Izhava, avait fini par ressembler dans sa vieillesse à un Brahmane ou
à un Nayar, la plupart n’en affirmaient pas moins que la jāti dépendait du
janiccu guṇam, lequel ne peut réellement changer que par un processus de
gestation et de naissance. Des exemples de tels processus sont fournis par
l’initiation, littéralement une « deuxième naissance » qui fait, par
exemple, passer un garçon brahmane, techniquement né śūdra du point
de vue rituel, au plein statut de Brahmane, ou la réincarnation,
permettant à une personne de renaître dans une autre jāti.
16 Il y a cependant accord presque général sur le fait que le janiccu guṇam
peut être modifié sur une longue période et au niveau du groupe : ceux
qui, parmi les chrétiens, sont des Izhava ou des Nayar convertis, ainsi que
les Izhava eux-mêmes (autrefois considérés comme intouchables, ce qui
est moins le cas désormais), sont des exemples d’un tel processus. Par
ailleurs l’existence, par le passé, de liens hypergamiques entre hommes
Brahmanes et femmes Nayar signifie, dans la perception de tous les
villageois, que nombre de Nayar sont « un peu Brahmanes » : certaines
jātiseraient en fait initialement nées de telles relations. Les enfants de ces
unions ont des guṇam différents de ceux des Nayar. Des changements plus
radicaux, y compris au niveau du groupe, paraissent cependant difficiles
à défendre, et sont fortement contestés : certes, les Izhava ne sont plus
identifiés comme intouchables, des Harijans selon la formule de Gandhi,
mais ils sont toujours considérés par les Brahmanes comme relevant du
tamoguṇam, la « qualité des ténèbres », et ils sont reconnus par tous – y
compris par eux-mêmes – comme étant des « sans varṇa », des avarṇa.
17 Le janiccu guṇam ne se forme pas en un instant, au moment de la
conception. Il s’agit plutôt de la fixation d’une forme par cristallisation
graduelle de qualités combinées, transmises à l’environnement du fœtus
durant la période de gestation, sans qu’il soit question d’un héritage
linéaire des parents, ni que le père et la mère y contribuent chacun à
moitié. Cette qualité de naissance est plutôt constituée de substances ou
de qualités provenant à la fois des deux parents ; d’autres personnes
(comme le frère de la mère) agissent rituellement sur le fœtus avant la
naissance (Meinzen 1980, F. Osella 1993). À ces qualités se conjuguent
toutes les qualités propres au nouveau-né qui lui viennent de ses
incarnations précédentes – ceux qui ne sont pas brahmanes tendent
néanmoins à rejeter la doctrine des naissances successives, et voient le
janiccu guṇam comme créé de toutes pièces dans le fœtus, en même temps
que l’atmāvu (âme) 9 .
18 L’environnement maternel est d’une importance cruciale pour le janiccu
guṇam : ce que les femmes enceintes mangent, voient, entendent, ou
même pensent, est susceptible d’altérer significativement la nature du
fœtus 10 . Les femmes enceintes sont particulièrement perméables, y
compris aux pensées de tiers. La plupart s’assurent de maquiller leurs
yeux avec du noir, et de porter un bracelet noir, ou une cordelette noire
avec un talisman d’argent, que les gens vulnérables mettent afin de se
protéger du mal, et par-dessus tout de la jalousie. Caroline partit un jour
en voiture avec un groupe de femmes pour un « appel à accoucher »
(prasavikkān viḷikkān), consistant à ramener une femme dans sa famille
natale à l’occasion de son premier accouchement. Durant tout le voyage,
perçu comme une aventure pleine de risques, les femmes les plus âgées
détournèrent le mal et protégèrent l’enfant à naître en régalant le groupe
d’horribles histoires de bébés malformés, mort-nés, avec deux têtes, etc.
Cette perméabilité est mise du reste à profit lors de rites comme celui de
« boire le tamarin » (puḷikuṭi), l’une des façons de conférer une substance
mâle au fœtus (il en existe d’autres, comme l’utilisation de mantra
spécifiques) : une femme enceinte de cinq mois absorbe du jus de tamarin
qui lui est donné par un parent masculin, autrefois de préférence l’oncle
maternel, maintenant le mari le plus souvent (Moore 1988). Le janiccu
guṇam est aussi fortement soumis à l’influence des planètes, dont les
rayons, tombant sur le nouveau-né, vont déterminer un horoscope
unique et inaltérable et peuvent laisser des signes, des « marques de
naissance », sur le corps de l’enfant.
19 La naissance, janmam, n’est pas pour autant comprise comme un
processus « naturel », fixant les choses une fois pour toutes. Les
personnes peuvent modifier ou améliorer leur janiccu guṇam au cours de
naissances successives, que ce soit dans des vies futures ou, pour ceux qui
en ont la possibilité, au cours de la présente incarnation : depuis
Marthanda Varma, un certain nombre de rajas de l’État du Travancore,
rituellement śūdra par naissance, ont accompli le rituel de la « matrice
d’or », hiraṇyagarbha 11 , afin de renaître dans le varṇa des guerriers
(kṣatriya) ; l’initiation brahmanique est une autre forme de naissance,
capable, rappelons-le, de transformer le janiccu guṇam d’un śūdra en celui
d’un Brahmane.

Influence mutuelle

20 Janiccu guṇam et saṃsa guṣam ne sont pas imperméables l’un à l’autre, et


ont de profonds effets réciproques, surtout sur de longues périodes. Une
large proportion des chrétiens de Valiyagramam, par exemple,
descendent de convertis Izhava comparativement récents (deux à trois
générations). Ces ex-Izhava (ou Nayar), dont les ancêtres se sont
convertis dans les années 1880, sont maintenant bien intégrés dans les
communautés chrétiennes marthomites ou jacobites ; tout le monde a
oublié – ou feint d’oublier – leur statut passé, que nous n’avons pu établir
qu’en consultant les registres paroissiaux et ceux des missionnaires.
Certaines familles de Valiyagramam ont des branches chrétiennes et
hindoues, qui refusent maintenant de reconnaître toute relation entre
elles 12 et se considèrent comme ayant des « natures » et des « qualités »
complètement différentes. Comment un tel changement a-t-il été possible
en l’espace d’une centaine d’années ? Les premiers Izhava à se convertir
au christianisme avaient indubitablement des janiccu et saṃsa guṇam
« Izhava ». En changeant de régime alimentaire, de religion, de nom, de
termes de parenté, etc., leur saṃsa guṇam s’est transformé en « guṇam de
chrétien ». Leurs enfants sont nés avec une plus grande proportion de
qualités chrétiennes que leurs parents, ayant reçu au stade fœtal des
qualités chrétiennes transmises par la mère – sa nourriture, son
environnement – et par l’entourage (également chrétien) de celle-ci.
Après trois générations, les enfants qui naissent ont maintenant une forte
dose de « guṇam chrétien », et ne sont plus considérés comme ayant un
quelconque reste de « guṇam hindou ». La qualité chrétienne est similaire
à la qualité des Occidentaux, ce qui se voit, par exemple, dans la nature
étrangère (foreign-ness) de la religion chrétienne, des noms qui lui sont
liés, des termes de parenté employés, des habitudes alimentaires
chrétiennes. Au fil du temps, en se comportant comme des Occidentaux,
en se nourrissant d’aliments occidentaux, en recourant à certains termes
de parenté en anglais, il développent une composante occidentale dans
leur personne, qu’ils transmettent à leurs enfants.
21 Il faut garder présent à l’esprit le fait que les guṇaṅṅaḷ, les qualités
attribuées aux personnes, ne sauraient être ni purement physiques, ni
purement mentales ; elles ont des effets aussi bien physiques que
mentaux sur la « nature propre », svabhāvam, des gens. De plus, le rapport
entre janiccu et saṃsa guṇam ne correspond pas, répétons-le, à celui d’une
base naturelle, physique, sur laquelle la culture et la socialisation
agiraient. Ce n’est pas ce qui les différencie ; et leur degré de dynamisme
et d’influence mutuelle dans leur interaction est tel qu’il est même
parfois difficile de les distinguer. Cela signifie, par exemple, que les
Harijans sont communément considérés comme « chauds » non
seulement du fait de leur naissance, et parce qu’ils ont des emplois
« chauds » et des comportements « chauds », mais aussi parce qu’ils
vivent dans les régions périphériques « chaudes » du village, et qu’ils sont
continuellement exposés à la « chaleur » de leur compagnie réciproque.
22 Lorsqu’il s’agit des changements, il existe un continuum de points de vue
allant de ceux qui conçoivent la possibilité de modifications radicales à
ceux qui expriment une opinion extrêmement conservatrice excluant
tout changement, en passant par tous ceux qui acceptent l’idée de
transformations modérées. Quelques hindous orthodoxes maintenaient
que les gens devraient toujours s’en tenir à ce qui leur a été accordé en
vertu de leur guṇam de naissance : ils reprochaient en particulier aux
expatriés de quitter leur maison ancestrale, aux Nayar de travailler en
usine, et aux anciens intouchables Pulaya (pulayan) de vouloir aller à
l’université. Nous avons cependant constaté que les villageois ont
tendance à adopter des vues différentes à ce sujet selon qu’ils parlent
d’eux-mêmes ou des autres, et selon qu’ils veulent dégager des
possibilités de mobilité – généralement pour leur propre groupe social –
ou qu’ils cherchent au contraire à « fixer » la nature des autres. Cela
implique qu’il devient difficile d’isoler des facteurs influant sur ces
qualités, sans parler de leurs causes, aussi bien pour l’anthropologue que
pour les villageois. Aussi, plutôt que de procéder à des généralisations
sans fondement, nous allons dans la suite de ce texte présenter et
commenter quelques histoires de cas qui, nous l’espérons, mettront en
évidence diverses façons par lesquelles le physique, le mental et l’éthique
sont associés dans les discours portant sur les « qualités » des gens, et
dans quelle mesure ces qualités sont susceptibles de changer.

Études de cas
Shijini

23 Shijini Amma est une femme d’une quarantaine d’années, mariée à un


petit boutiquier. Elle est Izhava, caste qui, sous la direction de Sree
Narayana Guru (déifié maintenant comme « Gurudēvan ») a entrepris
depuis le début de ce siècle un programme rigoureux de réformes sociales
et religieuses, ce qui a permis une certaine élévation du statut (cf. F. et C.
Osella 2000). Bien que les subdivisions dans la caste soient officiellement
abolies (comme c’est aussi le cas parmi les Nayar), Shijini et son mari sont
identifiés comme appartenant à un groupe de bas statut relatif, appelé
Vati, au sein d’une section anciennement patrilinéaire, elle-même de bas
statut parmi les Izhava 13 . Des deux côtés, leurs pères étaient barbiers et
prêtres funéraires, leurs mères accoucheuses. Le couple a renoncé à ces
occupations traditionnelles pour se tourner vers le commerce. Ils
possèdent une petite épicerie dans le village, où ils vendent des produits
de première nécessité comme du riz, des piments et des lentilles à des
prix à peine supérieurs à ceux des boutiques gouvernementales à prix
subventionné (ration shops). Ils vivent dans un quartier habité par des
Izhava et des chrétiens, où ils se mêlent librement à leurs voisins
chrétiens mais sont tenus à une certaine distance par les autres Izhava :
renoncer à un travail rituel dégradant a sans doute amélioré, mais non
totalement transformé, leur statut antérieur. Les sommes envoyées par
leur fils aîné, qui travaille comme employé dans un magasin du golfe
Persique, permettent à Shijini Amma de payer les frais d’éducation de ses
deux plus jeunes enfants, envoyés à la ville pour étudier dans une école
prestigieuse où l’enseignement se fait en anglais. Elle a prévu que son
aîné devrait revenir au village d’ici cinq ans afin d’ouvrir, grâce à ses
économies, une boutique plus grande et mieux approvisionnée. Elle
espère que les plus jeunes feront des études supérieures et auront des
professions qualifiées, et qu’ils seront alors en mesure de se marier dans
une subdivision supérieure.
24 Au cours de nos discussions à propos du contraste nature / nurture, Shijini
Amma assura que les bébés prenaient « l’aspect du visage » de leur mère,
mais rien d’autre de qui que ce soit : leur caractère, leur humeur, leur
santé, leur chance, l’ensemble du corps, étaient selon elle le résultat de
l’environnement du nourrisson. Quand nous lui dîmes que la plupart des
gens accorderaient davantage d’importance à l’hérédité, Shijini répondit
par un exemple qui démontrait le poids de l’acquis sur l’inné :
« Supposons qu’un enfant naisse au pays tamoul, de parents tamouls, et qu’il soit
amené ensuite ici et adopté, encore bébé. Il va apprendre notre langue, nos usages,
manger notre nourriture. Ce ne sera plus un Tamoul, non ? Ce sera un Malayali. »

25 Pressée par Caroline, qui espérait encore une « théorie de la


procréation », de préciser comment le bébé obtient « l’aspect du visage »
de sa mère, Shijini la foudroya du regard et lui demanda, faisant
disparaître l’hérédité dans « l’environnement fœtal » :
« N’avez-vous donc pas étudié à l’école ? La biologie ? Comment la mère affecte
l’enfant ? Elle doit rester calme, heureuse, bien manger, et prendre des vitamines. »

26 D’un autre côté, pensait-elle, les « castes répertoriées », les Harijans,


semblaient posséder une nature mauvaise, innée : élevez un Pulaya
n’importe où, cette nature mauvaise (cītta svabhāvam) prendra finalement
le dessus. Nous nous mîmes à parler des Brahmanes, et Shijini souligna
(comme il est fréquent parmi les non-Brahmanes) que nombre d’entre
eux étaient mentalement instables, résultat de la combinaison de
pratiques ésotériques douteuses et de mariages consanguins répétés. Les
Izhava n’avaient pas ce défaut, car ils se mariaient autrefois avec des
Nayar et des chrétiens, et constituaient un groupe numériquement
important. Comme les variétés de riz HYV (High Yielding Varieties),
hybrides cultivés pour leur vigueur et leur rendement, les Izhava avaient
trouvé l’équilibre entre se marier dedans et se marier dehors – ce que les
Pulaya comme les Brahmanes n’avaient pas réussi à faire, les rendant
visiblement inférieurs.
27 Shijini, qui appartient à une famille en cours d’ascension sociale au sein
d’une caste elle-même mobile, insiste, comme on peut s’y attendre, sur
les capacités de changement de son propre groupe. Mais lorsqu’elle se
met à parler des autres, elle se sert de discours soulignant la fixité,
affirmant que la nature essentiellement mauvaise d’une caste, transmise
par hérédité, ne peut être évitée ou modifiée par ses membres. La
comparaison avec les logiques de l’agriculture lui permet d’aller plus loin,
et de revendiquer le fait que les humains, comme les plantes, bénéficient
des croisements entre variétés. Cela s’inscrit bien dans la décision prise
au XXesiècle par les Izhava d’abolir leurs subdivisions internes, élargissant
du coup le groupe de mariage à l’ensemble de la caste, et de présenter les
mariages hors la caste – dont les exemples étaient nombreux – comme le
résultat d’une vision « saine » s’opposant à une endogamie restrictive.

Tirumeni

28 Tirumeni, le prêtre brahmane Namputiri (naṃpūtiri) du temple villageois


d’Ayyappan, mène une existence confortable. En dehors des heures de
culte au temple, il accepte d’effectuer des travaux privés (sacrifices,
exorcismes, conseils astrologiques ou spirituels), dont il tire des
honoraires substantiels. Son maṭham (ici, maison brahmane), bien
meublé, a été restauré et agrandi. Consciencieux dans son travail, il
considère que le fait d’être Namputiri lui confère des pouvoirs spécifiques
lui permettant à la fois d’aider les autres et de bien gagner sa vie. Selon
Tirumeni, tout le monde a ses propres capacités innées : les Izhava ont un
« lien », bandham (le terme est employé pour indiquer une relation de
parenté), c’est-à-dire une affinité, une relation privilégiée, avec les
cocotiers : ils sont par conséquent habiles dans l’entretien de ces arbres,
et pour leur grimper dessus. Les Brahmanes ont un bandham avec le
savoir et l’enseignement, ils font donc de bons prêtres et de bons maîtres
d’école. Les gens devraient s’en tenir à leur domaine d’excellence : en
d’autres termes, pour un bon équilibre, le saṃsa guṇam doit être en
harmonie avec le janiccu guṇam. Si un Harijan étudie les Vedas, il
deviendra fou : il y a eu de nombreux cas de cette sorte (une affirmation
que nous avons entendue de la bouche d’autres villageois).
29 Une différence importante entre Brahmanes et non-Brahmanes, selon
Tirumeni, est que seuls les premiers peuvent relever réellement de la
« qualité » sattva (celle de la lumière, de la pureté, de la sérénité), tant en
ce qui concerne le janiccu guṇam que le saṃsa guṇam – ce dernier couvrant
le régime alimentaire, l’occupation, la résidence, les divinités auxquelles
on rend un culte, la façon de les adorer, et les loisirs. Être « sattvique »,
c’est être proche des divinités, être soi-même quasi divin, et disposer par
conséquent de pouvoirs particuliers. Tirumeni donne un exemple pour
expliquer la différence entre les « trois qualités » (triguṇam) :
« Supposons, je veux que vous me donniez une cigarette. Si je suis “sattvique”, je vous
demanderai gentiment, “Pourrais-je avoir une cigarette, s’il vous plaît ?”, et j’attendrai
que vous me la donniez. Si je suis “rajasique” [ayant la qualité du rajas, celle de
l’activité, de la combativité], je crierai : “Donne-moi une cigarette tout de suite !” Si je
suis “tamasique” [ayant la qualité du tamas, celle des ténèbres], je ne demanderai même
pas : je vous assommerai et prendrai tout le paquet. »

30 Lorsqu’ils discutaient de l’importance et de la stabilité du janiccu guṇam,


les interlocuteurs de bas statut et ceux qui étaient engagés dans un
processus de promotion sociale affirmaient que cette qualité pouvait être
modifiée et surmontée par l’influence du saṃsa guṇam. Pour Tirumeni,
seuls certains aspects du janiccu guṇam sont susceptibles de changer, et
encore, en partie uniquement. Par exemple, si l’on prend l’horoscope
individuel, jātakam, il est inscrit dans le janiccu guṇam, créé au moment où
l’on coupe le cordon ombilical et où les rayons des planètes tombent sur
le nouveau-né : pourtant, certains des problèmes liés à cet horoscope
peuvent être atténués au moyen de rituels. On ne peut toutefois éviter
complètement son propre destin. Plusieurs Brahmanes nous ont confirmé
les indications de Tirumeni, qui traduisent l’une des expressions possibles
d’un sentiment conservateur : ce n’est pas que le janiccu guṇam puisse
tout définir à lui seul, mais il ne peut être modifié en profondeur, ni
surmonté, et il a besoin d’être renforcé par le saṃsa guṇam.
« Un Brahmane n’est pas brahmane seulement du fait de sa naissance ou du respect des
rites du cycle de vie : il l’est également par une pratique brahmanique constante. Si
vous voyez quelqu’un avec un cal au talon qui se dit brahmane, il peut en effet en être
un ; mais s’il n’a pas de cal, il n’est certainement pas brahmane, car nous autres nous
prions tellement chaque jour que nous finissons par avoir la peau dure à cet endroit. »
31 Tirumeni insistait aussi sur la nécessité et l’importance du rite de la
« deuxième naissance », sans lequel même un Namputiri ne serait qu’un
śūdra. La nature de Brahmane n’est conférée (aux hommes, non aux
femmes 14 ) que par l’exécution d’une succession de rites de passage
riches en représentations symboliques de la naissance (C. Osella 1993).
Mettre le cordon brahmanique est explicitement une seconde naissance,
où le guru est le deuxième père, ce qui différencie les Brahmanes adultes
du reste de la société 15 . Lors de notre premier séjour à Valiyagramam,
les trois garçons en âge d’être initiés eurent leur cérémonie ; tous les
adultes et les jeunes Brahmanes plus âgés l’avaient eue, et il semblait
probable que la règle continuerait à s’appliquer dans le futur, quoique
sous une forme moderne atténuée 16 : ce n’est que par cette procédure
que le janiccu guṇam de śūdra peut être affiné et transformé en qualité de
Brahmane.
32 De façon prévisible pour quelqu’un qui justifie et cherche à maintenir sa
position au sommet des diverses hiérarchisations des castes, le Brahmane
insiste sur l’importance du janiccu guṇam, et la supériorité des « deux-
fois-nés » sur ceux qui n’ont eu « qu’une naissance ». Il affirme en outre
que les capacités humaines sont largement déterminées par la naissance,
et que l’environnement et le comportement ne peuvent, au mieux, que
renforcer des tendances innées – ses commentaires sur les effets d’une
pratique yogique prolongée mettent en lumière le fait que saṃsa,
l’environnement, marque aussi de son empreinte le corps physique.

Vilasini

33 Pour Vilasini Amma, ouvrière agricole d’une vingtaine d’années, être


Pulaya signifie être une Malayali autochtone, par opposition aux Izhava,
« immigrés » du Sri Lanka, aux Nayar, « immigrés » du pays tamoul, et
aux Brahmanes, « immigrés » du nord de l’Inde. Pour d’autres
communautés, d’ailleurs, la caste prend parfois une tonalité raciale ou
ethnique. Les Brahmanes se présentent souvent eux-mêmes comme des
Aryens, et considèrent les castes de statut médian comme des dravidiens,
et les Harijans comme des tribaux ; bien des Nayar suivent ce point de
vue, mais en s’incluant eux-mêmes, avec les Brahmanes, comme Aryens.
Parmi les Izhava, un argument répandu est de dire que les Brahmanes
sont des étrangers venus du Nord, et que tous les autres sont des
dravidiens. Les Pulaya revendiquent être les seuls vrais dravidiens,
« enfants du terroir », ayant un bandham spécifique avec les rizières ;
pour eux, les tribaux sont exclusivement les gens des montagnes.
34 La qualité de Pulaya, héritée et inscrite dans le janiccu guṇam, ne possède
pas pour Vilasini les connotations négatives que les non-Pulaya y
mettent. Elle se plaignait par exemple qu’elle et sa famille souffraient
d’un mauvais logement (une hutte couverte de palmes sèches en bordure
d’une rizière), de leur exposition constante à l’humidité, au froid, à des
« poisons » (les produits chimiques utilisés dans l’agriculture), et que la
pauvreté les empêchait d’avoir un régime équilibré et des soins
suffisants : tout cet ensemble provoquait des maladies, des déséquilibres
humoraux, et, plus largement, des malheurs (dōṣam – cf. Osella et Osella
1999). Elle opposait cette situation à celle des familles savarṇa (« deux-
fois-nés » et śūdra) qui, eux, avaient des logements décents, des emplois
peu fatigants, de la bonne nourriture en abondance, et dont les femmes
menaient une vie oisive. Les Brahmanes, en particulier, quoique faibles et
stupides, incapables de travailler du fait de leurs mariages consanguins,
étaient clairs de peau, rondouillets – bref, beaux. Cela venait en partie du
fait qu’ils passaient leur temps assis à la maison, à manger et à ne rien
faire, tandis que les Pulaya devaient travailler au soleil, devenant foncés,
émaciés – laids aux yeux de la plupart des gens.
« Nous sommes pauvres, nous devons sortir travailler, parfois sans manger... Si j’étais
riche... j’achèterais de la viande, des poulets, du poisson, des gâteaux, des glaces, tout.
Je mangerais à longueur de journée ! Je ne sortirais pas au soleil... Je m’assiérais dans la
maison et je mangerais ! »

35 En d’autres termes, les caractéristiques évaluées négativement (par


exemple, le teint foncé, la maigreur, des maladies fréquentes), que les
non-Harijans tendaient souvent à attribuer aux Harijans comme étant des
propriétés constitutives et innées, dues à leur mauvais fond, n’étaient aux
yeux de Vilasini que temporaires, provoquées par les contraintes de leur
environnement misérable.
36 Lorsque nous avons demandé à Vilasini son opinion sur les « trois
qualités », elle affirma que les gens qui prétendaient être « sattviques »
étaient soit des menteurs, soit des imbéciles, puisque seule une divinité
pouvait être ainsi (encore que toutes ne l’étaient pas). On pouvait bien
raconter que les Pulaya étaient « tamasiques », mais, comme nous le
savions bien, les gens n’arrêtaient pas de dire des mensonges et des
méchancetés sur eux. Elle nous offrit alors un point de vue très répandu
parmi les « sans varṇa » : tous les êtres humains sont « rajasiques », et
uniquement, car en vérité il n’y a qu’une seule caste, la « jāti des
hommes » (manuṣyajāti). Cet argument universaliste rappelle le rejet de la
caste revendiqué par des leaders des « castes répertoriées » comme le Dr
Ambedkar ou, au début du siècle au Kerala, Ayyankali, ainsi que le mot
d’ordre (ubiquitaire dans la région) du réformateur Izhava Sri Narayana
Guru : « Une jāti, une religion, un dieu, pour l’humanité. » L’argument
n’est cependant pas sans jeter un doute sur l’efficacité des annonces
diffusées par la radio en faveur de la campagne d’alphabétisation, en
promettant que le fait de savoir lire permettrait de passer d’une qualité
« tamasique » à la qualité « sattvique ».
37 Placée par les autres au bas des hiérarchies de castes, Vilasini revendique
l’universalisme (y compris en ce qui concerne les « trois qualités »), et
l’indifférenciation. Sans pour autant éliminer l’importance du janiccu
guṇam, elle affirme qu’il est le même pour tous. Face au discours des
hautes castes, pour qui les intouchables sont défectueux par naissance,
elle soutient au contraire que c’est uniquement l’environnement qui
détermine le caractère et l’aspect physique d’une personne.

Tracey

38 Tracey Amma, membre de l’Église marthomite, réside dans un quartier où


habitent à la fois des hindous et des chrétiens, mais elle se tient un peu à
l’écart de ses voisins Izhava (hindous), qu’elle considère comme ayant
tous un cītta svabhāvam (mauvaise nature, mauvais caractère, mauvais
comportement), et comme étant des voleurs potentiels. Or non seulement
les catholiques romains pouvaient revendiquaient une étroite affinité
avec nous sur la base de l’appartenance à la même confession religieuse,
mais les chrétiens de toutes les dénominations se considéraient
« ethniquement » plus proches de nous que leurs voisins hindous. C’était
le cas de Tracey, qui soulignait qu’elle et nous étions nés chrétiens et
avions été modelés toute notre vie par les usages chrétiens : nous avions
par conséquent des guṇam similaires. Quoi qu’il en puisse être de l’origine
« ethnique » malayalie qu’ils se reconnaissent, les chrétiens sont
considérés, et se considèrent souvent, comme ayant une proportion
importante de guṇam occidental : pour reprendre une expression de
Tirumeni, les chrétiens « ont un bandham » avec l’Occident. La religion
chrétienne, plus particulièrement dans ses versions protestantes, est
associée aux Britanniques, et aux missionnaires européens et nord-
américains 17 . Ce n’est pas seulement une question de religion, mais
aussi de culture. Les chrétiens sont friands de nourriture « anglaise »
comme les cakes aux fruits confits, et de boissons « anglaises », comme le
whisky Bell. Certains de leurs termes de parenté, tels Aunty (femme de
l’oncle maternel), Valiyamummy (litt. « grande maman », sœur aînée de la
mère), ne sont visiblement pas du « pur » malayāḷam. Les chrétiens
donnent aussi des prénoms anglais, plutôt qu’en malayāḷam ou en
sanskrit : les filles de Tracey s’appelaient Susan et Sally. Les difficultés
que les villageois avaient avec nos prénoms inhabituels étaient moindres
parmi les chrétiens : Tracey nous montra une invitation de mariage où la
mariée se prénommait Caroline ; quant à Filippo, il était connu parmi les
chrétiens sous le nom de Philippose, localement répandu.
39 Cette affinité avec l’Europe et l’Occident ne s’étendait cependant pas,
pour Tracey, aux Harijans chrétiens, traités de « chrétiens de chemise »
pour suggérer qu’ils changeaient d’affiliation religieuse aussi facilement
que de ce vêtement, et que leur appartenance n’était que temporaire,
superficielle, à peine inscrite dans le saṃsa guṇam et certainement pas
dans le janiccu guṇam. Tracey nous rappela que les Pulaya chrétiens
avaient souvent deux prénoms, l’un chrétien et l’autre hindou ; qu’ils
participaient souvent aux fêtes des temples hindous de leur caste ; que
beaucoup s’étaient convertis au christianisme, puis reconvertis à
l’hindouisme afin de pouvoir bénéficier des postes réservés. Comme ils
n’étaient pas sincères et ne participaient pas correctement à la culture
chrétienne, leur guṇam demeurait immuablement Harijan 18 .
40 Interrogée spécifiquement sur sa façon de concevoir comment œuvrait
l’hérédité, Tracey nous offrit un point de vue que nous avions souvent
entendu de la part des médecins hindous traditionnels :
« Tout dépend du caractère de la mère et du père, de qui est le plus fort. Si c’est la
mère, les enfants tireront leur nature d’elle ; si c’est le père, ils seront davantage
comme lui. C’est amusant : vous pouvez dire lequel est le plus fort rien qu’en voyant les
enfants. Et puis, il y a aussi l’endroit où ils vivent. »

41 Une voisine de Tracey, dont la rumeur voulait qu’elle ait trompé son mari
et que son fils aîné fût celui d’un autre homme, fit référence à ce type de
savoir. Alors que nous parlions avec elle, elle nous fit remarquer que son
fils cadet ressemblait à son époux, mais non l’aîné : elle avait eu,
expliqua-t-elle, un tempérament très affirmé dans les premiers temps de
son mariage.
42 Tracey Amma fait donc allusion aux liens entre environnement et
hérédité, et au processus par lequel cet environnement pénètre
progressivement la personne. Des populations géographiquement très
éloignées, comme le sont les Européens des Indiens, peuvent avoir en
commun certaines qualités corporelles à la suite de la pratique prolongée
de rituels similaires. Cela met en lumière, par ailleurs, un facteur
important de l’élaboration du janiccu guṇam : la personnalité, la force de
volonté. Si le caractère de la femme est fort, elle passera à l’enfant plus de
la moitié de ce qu’il hérite en qualités. Un collègue travaillant non loin de
notre lieu d’étude écrit que parmi les « castes répertoriées », dont les
femmes sont fréquemment victimes de viols commis par des hommes de
haute caste, l’état mental de la femme au moment de la conception est
tenu pour crucial. Des enfants qui naissent handicapés mentalement ou
physiquement sont dits résulter de ces rapports sexuels forcés 19 .

Bhaskaran

43 Quand nous avons interrogé Bhaskaran Nayar, maître d’école à la


retraite, il nous a répondu par un proverbe, que d’autres nous avaient
également cité :
« Si une pierre est à côté d’un jasmin, elle sentira également le jasmin. »
44 Par seule contiguïté, une substance, même d’apparence totalement
imperméable, peut être altérée par la plus subtile des influences. Cette
évidence psychologique est démontrée par de multiples exemples :
« Une Nayar a épousé un Harijan, et maintenant elle est aussi mauvaise que lui,
toujours en train de boire, de se disputer, de jurer. Pourquoi ? Parce qu’elle vit bien sûr
chez lui depuis le mariage, et qu’elle a été abaissée à son niveau. »
« Si vous vous mêlez à des gens distingués (cultured people), vous aurez de la distinction,
c’est pour cela que c’est bien d’être en contact avec des brahmanes. »
« Supposons que ma mère aime chanter, elle chante partout dans la maison ; je vais
prendre d’elle cette habitude, et je grandirai en aimant chanter moi aussi. »
« Ça marche comme ça : supposons que vous soyez quelqu’un de respectable, et vous
commencez à vous lier d’amitié avec des Harijans. L’homme étant fondamentalement
faible, vous ne saurez pas résister à leurs mauvaises habitudes au bout d’un moment ;
vous vous sentirez exclu de leur groupe si vous ne les imitez pas. Vous deviendrez donc
comme eux. »
45 Comme Bhaskaran, beaucoup pensent qu’il s’agit là d’une vérité qui
concerne aussi le domaine physique. Quand lui et sa famille cherchèrent
un parti approprié pour leur fille, grande, forte, et d’un tempérament
volontaire, ils favorisèrent l’un des prétendants, en se fondant sur le fait
que celui-ci travaillait dans un atelier de mécanique ; homme en contact
constant avec des subtances résistantes comme le fer ou l’acier, il allait
être suffisamment fort pour savoir comment s’occuper de leur fille.
Bhaskaran avait pour grand-père maternel un Brahmane –
conformément à une pratique possible dans l’ancien système
matrilinéaire (Gough 1961a, 1961b ; Fuller 1976a). Pourtant, il n’attribuait
pas le haut statut et la culture de sa famille à un quelconque trait hérité,
comme du « sang brahmane » ou des « gènes brahmanes » ou quoi que ce
soit de la sorte : il les présentait comme l’effet d’une association étroite et
prolongée avec les Brahmanes, du maintien de ses distances vis-à-vis de
tous ceux qui étaient considérés comme étant de culture inférieure, et du
respect d’un mode de vie « sattvique » (c’est-à-dire analogue à celui des
Brahmanes). Depuis la retraite, il était devenu lui-même végétarien, et se
consacrait aux œuvres sociales et à la prière.
46 Interrogé sur le fait de savoir si des « personnes mauvaises » pouvaient
changer au contact des « gens bien », en modifiant leur mode de vie et en
vivant dans un nouvel environnement, Bhaskaran nous répliqua que le
contraire était plus vraisemblable – tant était grand le pouvoir du mal
(dṣṭa). Les Pulaya, par exemple, étaient fondamentalement de qualité
tamoguṇam. Ils étaient prédisposés à un mauvais comportement, et
n’avaient pas le désir de changer : les améliorations qu’aurait pu apporter
un environnement modifié ne pouvaient être, dans ces conditions, que
limitées. Dépasser sa naissance était possible. Mais vous deviez le vouloir,
vous aviez besoin d’une détermination (manasinṟe śakti, force d’esprit). Or
les Harijans manquaient d’une telle volonté d’agir bien et de s’améliorer.
47 Ce que dit Bhaskaran montre bien quels types de déplacements s’opèrent
dans les discours selon que les gens parlent d’eux-mêmes ou des autres.
Comme membre d’une famille qui a longtemps été en « bonne
compagnie », il évoque l’influence de l’environnement sur la personne, et
exprime implicitement les raisons couramment données pour éviter les
Harijans ; les distinctions de caste sont alors justifiées par le risque d’être
contaminé par une « mauvaise culture », qui deviendrait alors partie
intégrante de soi-même. Dans le cas des « castes répertoriées »,
cependant, il recourt à la stratégie habituelle consistant à affirmer que
leur condition résulte de leur mauvaise nature innée.

Nilakanthan

48 Nilakanthan, quinquagénaire Izhava, tenait une officine de médecine


traditionnelle (vaidyaśāla), petite mais active, installée chez lui. Son père
avait été laboureur. Mais Nilakanthan avait voulu vivre une meilleure vie
et, nous dit-il lui-même, n’avait jamais eu le désir de travailler dans
l’agriculture. Lorsqu’il était à l’école, cherchant autour de lui quelles
pouvaient être les possibilités, il avait remarqué que les vaidyan, les
médecins traditionnels, gagnaient bien leur vie, menant une existence
tranquille et respectée. Aussi s’était-il mis à presser de sollicitations un
vaidyan brahmane, jusqu’à ce que celui-ci finisse par accepter de lui
transmettre son savoir. Après plusieurs années d’études intensives,
Nilakanthan savourait enfin la position qu’il avait ambitionnée.
49 Comme tous les vaidyan avec qui nous avons parlé, et comme nombre de
profanes en médecine, Nilakanthan évoquait fréquemment le système des
« trois qualités » (triguṇam). Il soulignait également l’importance de
mener une vie droite, adaptée à la personne, à la période de l’année, au
climat, au lieu d’habitation 20 , etc. – un point de vue semblable à ce
qu’affirmait Tirumeni à propos de l’équilibre et des compatibilités. Mais
en tant qu’Izhava ayant acquis un savoir de brahmane, Nilakanthan ne
paraissait pas avoir appliqué très strictement à lui-même ces préceptes. Il
nous fit par ailleurs remarquer, à propos du mouvement de réforme
Izhava, que ce que Sri Narayana Guru avait fait avait été d’exhorter les
gens de sa caste à abandonner les pratiques « tamasiques » (comme la
récolte du vin de palme et les sacrifices sanglants), et d’adopter des
usages « sattviques », comme les rites d’hommage (pūja) aux divinités
brahmaniques. Tous les humains possédaient les mêmes trois
composantes, guṇa (sattva, rajas, tamas), et pouvaient, par leur
environnement, augmenter ou diminuer l’influence d’un ou de plusieurs
ces guṇa. Les Pulaya vivaient dans les quartiers Harijan, où l’atmosphère
était viciée ; ils mangeaient toutes sortes de nourritures qui n’étaient
bonnes qu’à jeter ; ils travaillaient en utilisant des produits chimiques
toxiques ; ils buvaient de l’alcool frelaté. Cela les rendait « tamasiques ».
Nilakanthan tomba d’accord avec nous pour dire qu’en théorie, la
population du monde entier, y compris les Harijans et les musulmans
(« tamasiques »), les chrétiens et les Nayar (« rajasiques »), pouvaient
devenir « sattviques » en transformant leur mode de vie : Nilakanthan
lui-même, médecin vaidyan végétarien et connaissant le sanskrit, fils d’un
travailleurs agricole avarṇa illettré et non végétarien, en était bien
entendu un exemple vivant. Mais lorsque nous lui demandâmes si, par
une vie droite, une personne pouvait changer sa jāti, Nilakanthan rit de
notre naïveté :
« Cela ne peut jamais être modifié, et il ne faut même pas le tenter. Vous devez rester
attaché à votre jāti. Si vous êtes chrétien, vous ne pouvez pas vivre comme un
Brahmane, vous devez aller à l’église, manger la nourriture chrétienne, suivre les
usages chrétiens. Vous pouvez essayer de mener une vie droite, mais en suivant ce qui
est correct pour votre communauté. C’est pour cela qu’il ne faut pas fréquenter les
Harijans, sinon vous deviendrez comme eux. Vous devez rester avec les vôtres, et leurs
propres coutumes. »

50 Continuant sur sa lancée, Nilakanthan affirma à propos du danger des


mariages mixtes que tous les humains avaient une jāti qui leur était
attribuée, et au sein de laquelle ils devaient se marier et procréer. Il ne
fallait pas les mélanger, sous peine de conséquences fâcheuses. Mais
certains passaient outre et concluaient des mariages entre jāti : leurs
enfants seraient de jāti mélangée (sankara), ils n’appartiendraient ni à la
jāti du père ni à celle de la mère. Ils ne seraient rien.
« C’est ce que les Harijans sont. Ce sont ceux qui ont été écartés, qui ne peuvent
justifier de leurs ancêtres. Ils n’ont pas de jāti. Et ils sont là comme une sorte
d’avertissement pour les autres. »
51 Nilakanthan énonce le point de vue des Brahmanes, soulignant
l’importance d’un accord entre qualités de naissance et d’environnement,
et la nécessité de renforcer le janiccu guṇam par le saṃsa guṇam. Mais,
membre d’une caste en cours d’ascension sociale, lui qui a accompli à
titre personnel un bond important depuis la nature attribuée à sa jāti
(récolteur de vin de palme intouchable), il adhère également à la vue
opposée, exprimée par exemple par Shijini (de la même caste que lui). Sa
solution consiste à penser que le saṃsa guṇam peut être amélioré à
l’intérieur de certaines limites. Comme tous ceux qui n’appartiennent pas
aux « castes répertoriées », il affirme l’impossibilité pour ces dernières de
changer. L’argument général, nous l’avons vu, consiste à attribuer une
nature et des qualités innées foncièrement mauvaises à ces jāti.
Nilakanthan propose un point de vue légèrement différent, que l’on peut
entendre aussi de la part des Brahmanes : les problèmes des « castes
répertoriées » viennent de ce qu’elles sont en réalité dépourvues de jāti à
la suite de mésalliances – elles sont sans nature propre.

De l’usage politique des savoirs


52 Nous venons de voir des recours éclectiques à une grande variété de
discours, parfois contradictoires. C’est que la question du changement
personnel est une question politiquement chargée, qui ne peut être
discutée dans l’abstrait. Les interlocuteurs eux-mêmes, chacun dans sa
position sociale spécifique, s’expriment sur des cas particuliers.
L’information et les éclaircissements qu’ils fournissent dépendent de leur
propre position relative, de leur intention de défendre des stratégies
personnelles, et du cas précis pris en compte.
53 En règle générale, lorsque les interlocuteurs discutaient de la possibilité
qu’une jāti inférieure à la leur puisse monter en statut, et en particulier
lorsqu’ils parlaient des Pulaya ou d’autres Harijans, ils écartaient la
vraisemblance d’un quelconque changement positif important, ou même
minimal, dans le janiccu guṇam, comme effet en retour de changements
survenus dans le saṃsa guṇam. Certains villageois niaient même que le
saṃsa guṇam des Harijans puisse jamais être modifié.
54 Les mêmes interlocuteurs, lorsqu’ils discutaient de leur propre situation
par rapport aux groupes de plus haut statut (que ce soit à l’échelle de la
caste ou de la sous-caste), tendaient à insister sur les possibilités de
changement et de mobilité qu’offrait l’interaction entre environnement
et saṃsa guṇam. Ils suggéraient qu’un saṃsa guṇam amélioré pouvait
changer le janiccu guṇam, ou réduire son poids. Dans ce contexte, la
fluidité et la perméabilité de la personne sont valorisées, pour autant
qu’elles permettent d’absorber des qualités supérieures, et sont
considérées comme une condition permettant de réaliser et de consolider
une mobilité de statut. Un tel discours est moins marqué chez les
Brahmanes : placés déjà en haut de l’échelle des statuts, ils se
préoccupent avant tout de leur position par rapport aux autres
subdivisions brahmanes. Lorsqu’ils soulignent qu’il faut renforcer le
janiccu guṇam en l’accordant avec le saṃsa guṇam (par l’accomplissement
des rites du cycle de vie et par le respect d’un mode de vie et de pratiques
brahmaniques), les Brahmanes revendiquent ainsi leur orthodoxie et, par
conséquent, un statut élevé au sein de leur propre communauté.
55 Ce même discours sur la nécessité d’harmoniser les « qualités » permet
aux interlocuteurs, lorsqu’ils parlent de leur position par rapport aux
groupes de plus bas statut (et particulièrement par rapport à ceux qui
sont juste en dessous d’eux en termes de statut), d’insister sur les notions
de distinction, de fixité, de hiérarchie. Dans ce contexte, la fluidité et la
perméabilité relatives de la personne, dues à la vulnérabilité du saṃsa
guṇam à l’environnement et à l’effet en retour que cela peut avoir sur le
janiccu guṇam, viennent soutenir idéologiquement le système des castes.
Puisque les gens sont également ouverts à des modifications indésirables
et dangereuses de leurs qualités bio-morales, il leur faut consacrer une
attention particulière à renforcer les frontières entre leur personne et
l’environnement (Parry 1989 : 513-514), et à éviter les dangers potentiels
inhérents aux échanges et aux interactions étroites hors de la caste, en
s’en tenant au mode de vie attribué à celle-ci, à ses activités, à ses
traditions, et en se mariant dans la caste, etc. (Marriott 1968, 1976 ;
Appadurai 1981 ; Rao 1986).
56 Enfin, dans le contexte des relations entre castes, les discours sur les
guṇam ont acquis une dimension politique élargie. Les guṇam se trouvent
parfois associés aux notions de race, telles qu’elles dérivent
populairement des sciences européennes du XIXe siècle. À la suite du
développement des associations de caste, ils deviennent alors des qualités
immuables concernant les traits physiques, la culture, le caractère, les
attitudes, qui distinguent les gens selon la caste en termes
substantialistes 21 . Nous l’avons vu, les Brahmanes affirment être
« aryens », et appartenir à une race complètement différente du reste de
la population du Kerala (en étant supérieure à elle). Les Nayar, selon les
contextes, revendiquent aussi une origine « aryenne » ou
« méditerranéenne 22 », pour se distinguer de la population
« dravidienne » autochtone, que certains parmi eux (reprenant des
catégories occidentales de la fin du XIXe siècle) considèrent comme
« proto-australoïde ». Les Izhava voient les Brahmanes comme des
envahisseurs « aryens » et se définissent eux-mêmes, ainsi que les Nayar,
comme « dravidiens », tout en se distinguant des Pulaya, « tribaux »
ayant une possible origine « africaine ». Quant aux Pulaya, nous l’avons
vu, ils se voient eux-mêmes comme « dravidiens 23 ».
57 Bien qu’au Kerala les arguments raciaux n’aient pas trouvé une
expression politique cohérente comme dans le cas du mouvement
dravidien au pays tamoul (Hardgrave 1965 ; Rudolph et Rudolph 1967), ils
ont favorisé l’émergence d’une représentation des castes et des groupes
de castes en tant que communautés racialement définies et circonscrites.
Ce discours permet alors de décrire différentes jāti comme étant
indépendantes, potentiellement égales et rivalisant entre elles dans la
course au pouvoir et aux richesses, et non comme des groupes
interdépendants, hiérarchiquement ordonnés au sein d’un système de
castes.
58 Ce type de vision sert des buts diversifiés, tant en ce qui concerne les
basses castes que les hautes castes. Parmi les Brahmanes, par exemple,
l’idéal préexistant qui consiste à nier, autant que possible, toute relation
d’interdépendance avec des inférieurs (Fuller 1988 : 33) en sort renforcé ;
mais cela leur permet simultanément d’étayer leurs arguments pour
contrer la politique de réservation de quotas dans les concours et
l’administration (en particulier en faveur des « castes répertoriées »).
Parmi les Harijans, ces discours encouragent une représentation des
inégalités de richesse, du pouvoir et du statut entre castes « avancées » et
« retardées » (backward) comme résultant d’accidents historiques (par
exemple des invasions « aryennes » à partir du nord de l’Inde), et non
comme étant le fruit de différences innées.
59 Il existe au Kerala de nombreux systèmes de savoir qui prétendent traiter
des questions de fluidité et de stabilité. Du fait de l’ambiguïté de ces
systèmes, et de leurs contradictions, les réponses tendent à proliférer.
Quel peut être le bénéfice de tant de réponses confuses à une question qui
est aussi vitale pour les Malayalis que pour les Occidentaux ? Dans des
sociétés plurielles, une hégémonie dans la production d’idéologies ne
peut être que rare. D’une certaine façon, toute quête de fermeture est
condamnée d’avance, car cela signifierait l’arrêt de la production de sens.
Le processus du vivre et de l’agir dans le monde révèle en fait des lacunes
dans les limites tracées par l’idéologie, ce qui engendre une multiplicité
de sens alternatifs : les idéologies doivent par conséquent toujours rester
ouvertes, et être constamment réinventées. Les Brahmanes, les chrétiens,
les Izhava et les Pulaya peuvent tous recourir aux savoirs concernant
l’hérédité, la théorie des « trois qualités », ou l’influence de
l’environnement, qu’il s’agisse de parler d’eux-mêmes et de leur position
dans la hiérarchie des castes, ou de parler des autres. L’ambiguïté est la
clé de voûte d’un tel processus, en s’opposant à toute fermeture, en
résistant à toute tentative de la figer, et en maintenant ouvertes les
significations (Trawick 1990). Mais ce faisant, elle détourne et ajourne
indéfiniment les conflits.

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NOTES
1. Littéralement « nature / nourriture, éducation », rendu ici par « inné / acquis », un à peu près
discuté plus loin par les auteurs.
2. Durkheim (1979), Douglas (1966), Mauss (1935), Hertz (1960), Das (1985), Shweder (1991), Ingold
(1990), Birke (1987).
3. Nous avons discuté ailleurs (Osella et Osella 1999) quelques-unes des façons par lesquelles les
domaines physiques, mentaux et moraux peuvent être joints.
4. Comparer Fruzetti, Östör et Barnett (1982). Même lorsque des arguments de type essentialiste
sont avancés, tels ceux qui concernent la supériorité inhérente aux Brahmanes, ou bien les
« fautes » (dōṣam, autre possible façon codée d’évoquer la pollution) permanentes et héritées, les
gens n’ont pas recours à la notion de sang « bon » ou « mauvais ».
5. Même si les chrétiens sont distingués selon diverses dénominations (par exemple Église
Marthomite, Church of South India, catholiques de rite latin), la classification locale la plus
pertinente oppose ceux qui sont « arriérés » ou « petits » (backward, small – les anciens
intouchables) à ceux qui sont « avancés », « grands » (forward, big – provenant des autres
communautés). Cf. Fuller (1976b).
6. Une affirmation qui contraste fortement avec l’image ethnographique fréquemment avancée de
la femme qui reste toujours une fille de son village natal (Mandelbaum 1988), aspirant à rendre
une visite « chez elle ».
7. Osella et Osella (1999), Obeyesekere (1976), Kakar (1986 : 224), Trawick (1992).
8. Zimmermann (1987) indique que l’environnement dans lequel vit un animal confère à sa chair
ses caractéristiques, si bien que, si les œufs sont en général « chauds », les œufs de canard sont vus
comme « froids » du fait de l’association des canards avec l’eau fraîche et les endroits marécageux.
Une telle distinction entre œufs, en général, et œufs de canard, tout comme le raisonnement qui
l’établit, était également effectuée à Valiyagramam.
9. La réduction à la durée d’une simple vie d’un temps cosmique, à l’échelle duquel les hindous
orthodoxes inscrivent processus et résultats déployés en de longs cycles de naissances, de décès et
de renaissances successives, n’est évidemment pas sans rapport avec l’« accélération » du karma
notée par d’autres anthropologues (Babb 1976, Sharma 1973), où l’on s’attend à ce que les
conséquences morales des actes (en malayāḷam : karma phalam, les « fruits de l’action ») soient
vécues dès cette vie.
10. Dans cette perspective, la relation du fœtus à son environnement est un exemple extrême
d’une dyade d’échange non médiate (Strathern 1988 : 178-179).
11. Connu ailleurs en Inde, le rituel consiste à ramper à travers la « matrice » d’une vache en or
creuse, de grandeur appropriée (ou, dans le cas du Travancore, de se plonger dans un vase en or
appelé « matrice », ou « lotus matrice » (cf. Bayly 1984, Rao et al. 1992).
12. Cette attitude de la part des « grands » chrétiens contraste avec celle des « petits » chrétiens –
pêcheurs catholiques latins, convertis travailleurs agricoles Pulaya de diverses dénominations. Ces
deux groupes d’intouchables convertis continuent à être identifiés à leur caste d’origine, ont des
églises séparées situées dans leur propre habitat (distinct) dans les villages, et ne s’intermarrient
pas ni n’interagissent avec les chrétiens « avancés » (cf. Fuller 1976b sur la stratification sociale
des chrétiens du Kerala, et Ahmad 1973 pour des données comparatives parmi les musulmans).
13. Localement, les Izhava qui étaient autrefois matrilinéaires sont plus aisés et de plus haut
statut. En règle générale, ils ne se marient pas avec les autres Izhava.
14. Le statut des femmes était débattu parmi les Namputiri. En fonction des interlocuteurs, une
fillette devenait brahmane à trois ans, après la cérémonie de première coupe de cheveux ; ou bien,
la jeune fille le devenait le jour de son mariage ; ou bien durant la cérémonie de « boire le
tamarin », accomplie avant le 90e jour de la grossesse ; ou encore, jamais, demeurant toujours une
śūdra car elle reste « une fois née ».
15. Les deux autres varṇa de « deux-fois-nés », les vaisya et les kṣatriya, sont à peine représentés au
Kerala. Il n’y avait que 23 maisonnées de kṣatriya dans le village. L’expression « deux-fois-nés »,
dvīja, tend ainsi à équivaloir à « Brahmane ».
16. Les contraintes modernes de l’école (pour les garçons) et du travail (pour les hommes adultes)
ont entraîné une simplification et une réduction du processus.
17. Les membres de la Church of South India, en communion avec la Church of England, dont une
partie du service et des hymnes est en anglais, sont considérés comme étant les plus
« occidentalisés », les membres de l’Église orthodoxe jacobite, les moins.
18. Les Pulaya peuvent offrir de nombreuses explications à ce propos. Ceux qui sont officiellement
chrétiens auraient un handicap supplémentaire, car les convertis des « castes répertoriées », à la
différence de ceux qui sont hindous, ne bénéficient de postes réservés que dans les études, et non
pour les emplois. Par ailleurs, l’hindouisme est ressenti par de nombreux Pulaya chrétiens comme
étant leur culture, qu’ils ne peuvent par conséquent abandonner. Ils mentionnent de plus la
discrimination dont ils sont les victimes tant de la part des chrétiens « avancés » que de la part de
l’institution cléricale (églises séparées, prêtres ne venant célébrer la messe qu’une fois par mois,
qui leur manquent en outre de respect en arrivant en retard aux mariages et en bâclant la
cérémonie ; aides financières qui leur sont destinées et qu’ils accusent être détournées par
l’institution). La plupart des familles pulaya descendent de convertis du début du siècle. La fidélité
à un christianisme orthodoxe est davantage marquée parmi la génération des grands-parents,
dont certains se souviennent des missionnaires ; elle l’est un peu moins à la génération des
parents, et est la plus faible parmi les jeunes, dont certains se détournent délibérément de l’Église
ou dont d’autres se convertissent aux Églises pentecôtistes.
19. Yasushi Uchiyamada, communication personnelle.
20. Comparer Filliozat (1964), Dash (1989 : 13 sq.), Singal et Patterson (1994).
21. Cf. Dumont (1980 : 270), Barnett (1977), Jeffrey (1978), Mayer (1993). La corrélation entre caste
et race est exprimée très communément à tous les niveaux de la société. Elle est étayée et
popularisée par toute une gamme de publications pseudo-scientifiques qui établissent des liens
entre traits physiques, usages linguistiques, traditions religieuses, culture matérielle, et spéculent
sur les origines de chacune des castes.
22. Nombre de Nayar nous indiquaient les similarités qu’ils voyaient entre leur culture et celle des
Grecs anciens. Il donnaient ainsi comme exemples le recours aux « oracles » et le culte aux
serpents.
23. Les contours de ces communautés changent selon les circonstances politiques, pour inclure ou
exclure divers autres groupes. Ainsi, les Nayar se définirent au début du siècle comme
« dravidiens » et s’allièrent avec les Izhava et les chrétiens pour obtenir un accès aux postes de
hauts fonctionnaires – postes dominés jusque-là par les Brahmanes tamouls. De même, les Izhava
considèrent habituellement les Pulaya comme des « tribaux » ; mais lorsqu’il s’agit d’obtenir leur
soutien face aux hautes castes, ils peuvent les inclure parmi les « dravidiens », exploités et
opprimés par les envahisseurs « aryens ».
In fine. Les crémations en Inde et au
Népal
Approche ethno-archéologique

Gilles Grévin

1 Les progrès de la recherche archéologique et de nouvelles découvertes


ont provoqué un questionnement sur les pratiques funéraires dans
l’espace et dans le temps. Parmi celles-ci, la crémation suscite l’intérêt de
nombreux chercheurs. Cependant, pour les comprendre, les sources
littéraires et iconographiques de l’Antiquité sont pauvres à ce sujet, et le
corps destiné à la crémation en est étrangement « absent ». Ces lacunes
sont d’autant plus regrettables que les rites de la mort comptent parmi
les pratiques les plus conservatrices d’une société.
2 Afin d’éclairer les données archéologiques recueillies, divers types
d’expériences ont été pratiqués du XIXe siècle à nos jours avec des
animaux morts en utilisant différents modes de combustion, et des
observations ont été effectuées dans des crématoriums. Dans tous les cas
de figure, expériences et observations ont été incomplètes ou
défectueuses, car éloignées de la réalité, à savoir la crémation de corps
humains sur des bûchers. Nous pensons donc que les connaissances à
acquérir ne peuvent passer que par une voie qui relève de l’ethno-
archéologie. C’est dans cette perspective que nous avons voulu effectuer
des missions en Inde 1 et au Népal où le déroulement des crémations n’a
jusqu’à présent pas fait l’objet, à notre connaissance, d’observations
scientifiques.
3 Pour pallier cette lacune, nous avons étudié les phases successives des
opérations, depuis la construction du bûcher jusqu’au collectage final des
fragments osseux. Dans chaque cas, les observations ont été
accompagnées d’une moisson de données précises : mesure de la durée
des crémations, mesure de la température du bûcher au cours de la
combustion et, cela va de soi, photographies et films vidéo. Toutes ces
démarches confèrent un caractère original à nos recherches.
4 Notre choix de l’Inde et du Népal comme champs d’étude est justifié non
seulement par la diversité des types de bûchers qui se rencontrent dans
ces deux pays, mais aussi par l’absence de toute ornementation qui,
faisant écran entre le bûcher et l’observateur, rend difficile sinon
impossible l’étude de la combustion du corps. Par-dessus tout, les
conditions dans lesquelles se déroulent ces crémations paraissent être les
plus proches de celles, tout aussi « artisanales » ou « professionnelles »,
de la Préhistoire, de la Protohistoire et de l’Antiquité, plus proches en
tout cas que ne le sont les crémations expérimentales évoquées plus haut.
5 Dans chacun des deux pays, un site a été choisi pour mettre en
application un programme d’étude des crémations. Ce choix a été
déterminé en fonction d’une problématique très précise. Il s’agit de
rechercher des éléments de réponse à des questions fondamentales :
l’état de conservation et le volume des restes osseux brûlés sont-ils
fonction de la durée et de la température de crémation ? L’absence de
certains os dans les vases funéraires implique-t-elle leur destruction
complète (multifragmentation) par le feu ? Lorsque des pièces osseuses
sont quasi complètes, peut-on parler de crémation imparfaite, telle
qu’une carbonisation ?

Une méthode de crémation en Inde


6 Nos premières observations ont été effectuées dans le sud-est de l’Inde, à
Pondichéry où coexistent deux types de bûchers qui sont fonction de la
position donnée au corps : décubitus dorsal (pratique propre aux castes
en général) ou ventral (pratique d’une sous-caste minoritaire dans cette
ville). Non seulement ces bûchers diffèrent entre eux, mais encore le
déroulement de la crémation dépend du rôle de son conducteur que nous
appellerons « crémateur ».
7 Nos observations ont eu pour théâtre le champ de crémation le plus actif
situé au nord de la ville. Elles ont porté sur des crémations de corps en
décubitus dorsal. Le bûcher est construit de la façon suivante, quelle que
soit la fortune du défunt. On creuse une fosse d’une vingtaine de
centimètres de profondeur et de dimensions supérieures à celles du
corps. La fosse, du fond jusqu’au niveau du sol, est entièrement tapissée,
dans le sens de la longueur, de petites bûches de bois d’environ 50
centimètres fendues longitudinalement. Sur le pourtour de la fosse sont
posées de champ des galettes de bouse de vache desséchée, combustible
peu onéreux. Après une courte cérémonie funéraire au domicile du
défunt, le corps, enveloppé dans un linceul, est amené et déposé sur le lit
de bûches. Il est entouré d’une sorte de muret formé par des galettes
identiques aux précédentes, posées à plat ; celles qui sont fragmentées
servent à combler les espaces vides. Le corps est ensuite entièrement
recouvert de galettes, toujours posées à plat, sur lesquelles sont étalées
des brassées de paille (la moyenne est, d’après les informations
recueillies, d’environ 400 galettes de bouse de vache pour une crémation).
Enfin, on coule sur cette paille de la terre argileuse liquéfiée qui, sous
l’action de la chaleur, durcira et formera une sorte de croûte. Sous l’effet
de la combustion – le phénomène est bien connu en médecine légale – les
membres supérieurs et inférieurs se rétractent, prenant la position dite
« du boxeur ». Ici, pour empêcher cette rétraction, les bras sont attachés
ou coincés derrière le dos, et des briques sont posées au-dessus des
membres inférieurs (Fig. 1). De la terre est plaquée sur les côtés du
bûcher, au niveau de la tête et de l’abdomen.
8 Après une deuxième et brève cérémonie funéraire, le « crémateur », un
intouchable, verse les trois quarts environ d’une bouteille d’un litre
d’essence, répartis sur trois points, toujours dans l’ordre suivant : aux
pieds, au niveau de l’épaule droite, puis à celui de l’épaule gauche. Le
bûcher est alors allumé. Les températures du bûcher prises par nous à
intervalles réguliers au moyen d’un thermomètre à laser durant les sept
premières heures de la crémation varient constamment de 425 ˚C à 750 ˚C.
9 Les crémations effectuées sur ce type de bûcher commencent
habituellement dans le courant de l’après-midi pour s’achever le
lendemain matin. Plusieurs traits les caractérisent. Le « crémateur »
n’intervient jamais pendant toute la durée de la combustion du corps, à
savoir environ une quinzaine d’heures pendant lesquelles le corps du
défunt n’est jamais visible. Une fois la crémation achevée, les vestiges du
bûcher dont la température varie de 250 ˚C à 350 ˚C ne sont pas éteints,
malgré les braises subsistant sous la croûte de terre argileuse. Les
éléments du squelette, quoique peu fragmentés sous l’effet de la chaleur,
ne sont pas dispersés et demeurent dans l’ensemble en position
anatomique. Ce fait s’explique à la fois par l’absence d’intervention du
« crémateur » et par la nature du combustible qui influe sur la
fragmentation des os. La durée de la crémation n’exerce donc aucune
influence sur l’état de conservation des os.
Figure 1. Un type de bûcher à Pondichéry. (Cliché G. Grévin.)

Figure 2. Une crémation à Pashupatinath (Népal) : noter la bûche posée en travers au


niveau des chevilles. (Cliché G. Grévin.)
10 Deux personnes recueillent au moyen de pelles rectangulaires en
vannerie, sans manche, les fragments d’os brûlés, les braises, les charbons
de bois et les cendres pour les jeter ensemble à l’écart. Ce ramassage
s’effectue jusqu’au niveau du sol dans lequel a été creusée la fosse. En
même temps, une autre personne enlève des fragments osseux de toutes
les régions anatomiques en cassant, si nécessaire, les diaphyses d’os longs
bien conservées ; elle en forme un tas près de l’extrémité du bûcher où se
trouvait la tête du défunt et, finalement, recouvre ce tas avec des
fragments de la voûte crânienne. C’est là même que se déroulera la
dernière et la plus longue des trois cérémonies funéraires à la fin de
laquelle les os seront pris tantôt par poignées, tantôt un par un, pour être
déposés dans une urne en céramique qu’ils remplissent entièrement 2 ;
le bris préalable des diaphyses d’os longs facilite ce remplissage.
11 Grâce à son expérience, le « crémateur » rassemble toujours et dans tous
les cas le même volume d’os ; les vases funéraires ont tous en effet une
forme et une capacité identiques ou très voisines. Les os rassemblés pour
former un tas à une extrémité du bûcher, comme il a été noté plus haut,
accusent une température qui s’est abaissée à 70-75 ˚C environ. Ils sont
enfin arrosés d’eau lustrale, au titre de purification rituelle.

Une autre méthode de crémation au Népal


12 Le deuxième cas de crémation fut observé lors de deux missions à
Pashupatinath, lieu saint de l’hindouisme au Népal. D’une manière
générale, les bûchers sont construits en vue de crémations en décubitus
dorsal. Mais des crémations en position assise sont pratiquées avec une
architecture de bûcher différente.
13 Pour les crémations en décubitus dorsal, tous les bûchers se ressemblent
quant à leur construction, seul le cérémonial change en fonction des
castes.
14 Les crémations sont assurées par les membres d’une association
funéraire ; ce ne sont pas exclusivement des intouchables, puisque les
brahmanes en font partie 3 .
15 Le bûcher est construit avec grand soin sur une plate-forme en briques
située sur les bords aménagés de la rivière Bagmati ; celle-ci étant un
affluent du Gange, les crémations pratiquées à ses abords sont donc
assimilables à celles de Bénarès. De grosses bûches de 80 centimètres
environ de longueur servent à édifier le bûcher. Sur le lit inférieur, elles
sont disposées dans le sens de la largeur du bûcher, sur un second lit,
dans le sens de la longueur, et ainsi de suite en alternant, jusqu’à 5 à 7
lits ; les bûches du lit supérieur sont mises dans le même sens que celles
du lit inférieur. Le bûcher ainsi formé a une hauteur de 0,80 mètre à 1
mètre. Enfin, des bûches sont placées sur les bords du lit supérieur, dans
le sens de la longueur, pour caler le corps et, très exceptionnellement,
également les pieds.
16 Le défunt est déposé sur le bûcher après qu’on lui en a fait faire trois fois
le tour dans le sens des aiguilles d’une montre. Pour éviter la rétraction
des membres inférieurs sous l’effet de la chaleur, plusieurs moyens sont
utilisés : ou bien une bûche est disposée en travers, au niveau des
chevilles (figure 2), ou bien les jambes sont attachées à ce même niveau,
ou bien les gros orteils sont liés. Sitôt après avoir mis le feu au bûcher, le
« crémateur » étale sur le corps des brassées de paille mouillée, et comble
les vides entre les bûches avec du petit bois. Puis, armé d’une perche en
bambou, il s’assure que les articulations tibio-fémorales (genoux) cèdent.
Ce phénomène se produit environ une demi-heure après la mise à feu du
bûcher ; la température à l’intérieur de celui-ci est à ce moment-là de 785
˚C. Le « crémateur » peut alors juxtaposer les cuisses et les jambes (qui ne
sont généralement pas encore carbonisées) en rabattant celles-ci vers le
haut du corps. À partir de ce moment, au fur et à mesure que la
crémation progresse, il s’emploie constamment, au moyen de la même
perche, à diminuer jusqu’à l’extrême limite le volume du bûcher. Chaque
fois qu’il ringarde le foyer, la température, qui a varié fréquemment de
410 ˚C à 690 ˚C, s’élève jusqu’à 800 ˚C. Lorsque le corps est réduit à l’état de
tronc carbonisé d’aspect goudronneux dont la température peut
atteindre 850 ˚ C, il le retourne de temps à autre. Ce faisant, il le recouvre
d’une ou deux brassées de paille. Au stade ultime de la crémation, il veille
à ce qu’il ne subsiste plus rien de tissu organique sur les os et que ces
derniers soient extrêmement fragmentés. Les braises du bûcher,
auxquelles sont intimement mêlés les fragments d’os et dont la
température oscille entre 250 ˚C et 310 ˚C, sont alors éteintes avec de
l’eau, puis le tout est jeté à la rivière. L’eau utilisée pour l’extinction
contribue à accentuer la fragmentation des os sous l’effet du choc
thermique ; elle élimine totalement ou partiellement les cendres et les
particules charbonneuses qui adhèrent aux os. Il ne s’agit donc pas d’un
véritable lavage intentionnel. C’est pourquoi il est très imprudent
d’interpréter l’absence d’adhérences sur des os provenant de crémations
antiques comme la conséquence d’un nettoyage volontaire.
17 Contrairement à ce qui a été observé à Pondichéry, la fragmentation
résulte de la manipulation quasi ininterrompue du corps pendant la
crémation, dont la durée varie de deux heures et demie à trois heures.
18 En résumé, le fonctionnement de ce type de bûcher permet de suivre les
stades successifs de la combustion d’un corps : les parties molles se
dessèchent, sont grillées puis carbonisées et finalement détruites jusqu’à
la mise à nu des os. Les graisses du corps humain, très facilement fusibles,
peuvent, en fondant, constituer localement un combustible d’appoint,
d’où l’apparition de flammes plus vives et une élévation passagère de
température. Ce phénomène varie en fonction de l’adiposité du sujet. Les
os ont été progressivement chauffés au cours de ce processus. Une fois en
contact direct avec les flammes du bûcher, ils subissent l’action de celles-
ci. Au fur et à mesure que la température s’élève, la couleur des os passe
successivement du noir aux diverses nuances du gris, puis au blanc.

** *
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19 L’étude ethno-archéologique des crémations sur bûcher, qui est à


poursuivre, a pour but de fournir des éléments de réponse aux questions
de la communauté des archéologues sur les apprêts des crémations, leur
déroulement et les actes ultérieurs.
20 Les observations effectuées pendant ces missions ont porté sur deux
types de bûchers et ne sauraient être généralisées. En effet, les récits
d’ethnologues et, plus directement nos observations et des interviews
réalisées par nous, démontrent l’existence de variétés de construction de
bûchers, à la fois dans l’espace et au sein d’une même culture et d’une
même religion. Une telle variété existe ailleurs en Inde et au Népal.
Pourquoi n’en aurait-il pas été ainsi de la Préhistoire à l’Antiquité ?
21 Le type de bûcher dont nous avons décrit la construction et le
fonctionnement en Inde du Sud réalise une combustion en vase clos.
L’autre type observé au Népal réalise au contraire une combustion à l’air
libre, d’où une faible déperdition de chaleur. Dans ces conditions, les
températures d’ustion moyennes diffèrent dans les deux cas. Népal : +/-
410 ˚C à +/- 690 ˚C ; Inde : +/- 425 ˚C à +/- 750 ˚C.
22 Il est apparu que, dans les cas observés, des précautions sont prises
systématiquement pour éviter la rétraction des membres supérieurs et
inférieurs sous l’effet de la chaleur ; ce phénomène avait déjà été noté par
Pline l’Ancien (Hist. nat., VII, 86). En outre, des dispositions sont prises
pour masquer ou atténuer les effets de l’éclatement, dû à la haute
température, de la boîte crânienne et, éventuellement, de l’abdomen d’où
peuvent fuser des liquides.
23 Nos travaux en Inde et au Népal nous permettent d’avancer qu’aucun
rapport n’existe entre les différents stades de la fragmentation des os et
deux paramètres : la durée et la température de la crémation. C’est là une
réponse à l’une des questions posées par les archéologues. Ceux-ci ont en
effet souvent pensé que la taille des fragments osseux trouvés dans les
urnes funéraires était liée à ces paramètres. En fait, le taux de
fragmentation dépend essentiellement de l’action ou de l’inaction du
« crémateur » et, éventuellement, de l’extinction des braises du bûcher à
l’eau froide, comme nous l’avons noté plus haut.
24 D’autre part, ni la durée ni la température de combustion d’un corps ne
peuvent détruire totalement des os, voire une région anatomique. En
effet, l’os ne commence à entrer en fusion qu’à partir de 1 600 ˚ C ; or les
températures que nous avons enregistrées au cours de nombreuses
crémations se situaient toujours très en deçà. L’absence d’os ou même
d’une région anatomique ne serait pas liée aux paramètres de temps et de
température ; elle dépendrait du collectage des fragments osseux après la
crémation.
25 De toutes les régions anatomiques, trois seulement demeurent plus
longtemps que le reste du corps au stade de la carbonisation : les
ceintures scapulaire et pelvienne et le rachis, et ce, probablement en
raison de la masse musculaire adjacente. En effet, les tissus carbonisés
sont de mauvais conducteurs de chaleur ; aussi, pendant un temps plus ou
moins long, préservent-ils les parties sous-jacentes de la destruction par
le feu. Notons que le rachis est le dernier élément à ne pas être disloqué,
tant que les vertèbres sont maintenues en connexion anatomique.
26 Ces premiers résultats d’une approche ethno-archéologique des
crémations antiques sur bûcher ont déjà apporté un éclairage dans un
domaine encore inexploré. Aussi importe-t-il de poursuivre et
d’approfondir cette démarche fondamentale qui devrait servir à parfaire
les méthodes de l’anthropologie des crémations et de l’archéologie
funéraire.

NOTES
1. J’exprime mes vifs remerciements à M. Éric André pour l’aide qu’il m’a apportée en Inde et sans
laquelle la publication de cet article n’aurait pas été possible.
2. L’urne est ensuite portée par le deuilleur principal jusqu’à l’océan, ou jusqu’à une rivière. Elle y
est immergée, le fond en est cassé avec une pierre, et le tout est laissé sur place – cf. Guy
Moréchand, 1975, « Contribution à l’étude des rites funéraires indiens », BEFEO, LXII, p.120.
3. Chez les Newar, ethnie majoritaire de la vallée de Kathmandu, des confréries funéraires, si ou
sana guthi, sont chargées d’assurer les funérailles de leurs membres. Ces guthi sont propres à
chaque caste. La crémation est donc prise en charge exclusivement par les membres de la caste du
défunt, quel que soit le statut de celui-ci.
Illustrations

Planche 1. Corps et cakra tantriques. Wellcome MS Indic β511. Avec l'aimable autorisation
du Wellcome Trust.
Planche 2(a).Ṣaṭcakranirūpaṇacitra : homologie entre corps tantrique et corps anatomique.
Wellcome Library Or.P.B.Sansk.391. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

Planche 2(b).Ṣaṭcakranirūpaṇacitra : mastiṣka et cerveau. Wellcome Library


Or.P.B.Sansk.391. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
Planche 3 : Ṣaṭcakranirūpaṇacitra : anāhata cakra et plexus cardiaque. Wellcome Library
Or.P.B.Sansk.391. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

Planche 4. Le corps ayurvédique. Vers le XVIIIe siècle, probablement de provenance


népalaise. Wellcome IC#347674. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
Planche 5. Image anatomique, extraite de la tradition du Taṣrīh-i Manṣūrī, vers 1576.
Wellcome Or.MS Persian 613(B). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.

Planche 6. Être cosmique (détail). Inde (probablement Bikaner), ca. 1800. La mention portée
dans la lune croissante indique que ceci est mugati, c’est-à-dire mukti, lieu de libération du
cycle des transmigrations. University of Virginia Art Museum 1995.6.2. (avec son aimable
autorisation).
Planche 7(a). L’entrée du champ de crémation ; à gauche et à droite on distingue les tombes
samādhi, érigées à la mémoire de vāmācāri, le plus célèbre d’entre eux étant Vāmākṣepā
(1837-1911). (Cliché R. Darmon.)

Planche 7(b). Une yoginī vāmācārisur le pas de la kuṭir, avec à sa gauche les crânes khuli.
(Cliché R. Darmon.)
Planche 8. À gauche : le ciṉṉa araiyar.

À droite : le periya araiyarEn haut : pendant une cérémonie du temple


En bas : pendant le cēvai. (Clichés G. Colas.)
Planche 9. La Divination par les perles. (Clichés G. Colas.)
Gestes d’apinayam.
La scène de la divination.

Planche 10. Détails de quelques gestes de l’apinayam. (Clichés G. Colas.)

(a) La conque (début du geste)


(a) La conque (début du geste)

(b) (fin du geste)

(c) Le disque

(d) Les lotus sous l’eau


(e) se tournant vers le ciel

(f) épanouis

(g) identifiés aux yeux


(h) Le fruit du kōvvai

(i) « Mon esprit s’en est allé »

(j) Viṣṇu (début du geste)


Planche 11(a). Nattage des cheveux de la mariée. (Cliché S. Joshi.)
Planche 11(b). Fillettes mariées avec leurs ornements, lors de la fête de Gangaur. (Cliché S.
Joshi.)

Planche 12(a). Suspension à une potence par des crochets passés dans la peau du dos.
(Cliché J. Racine.)
Planche 12(b). Un jeune garçon, les joues percées par une lance, tire un chariot dont les
cordes sont liées à des crochets passés dans la peau du dos. (Cliché J. Racine)
Planche 13. Murukaiyyæ, divinisé, portant la lance fleurie, reçoit les hommages des
villageois. (clichés J. Racine)

1 Planche 14. L’acteur Govinda dans le remake hindi d’un film tamoul,
Chachi 420, lui-même remake d’un film américain, Mrs. Doubtfire. L’affiche
illustre un procédé de « dédoublement » répandu, le tamil cut, ainsi
nommé car il a été popularisé par les affichistes de Madras. Il sert ici
l’amplification parodique de l’acteur travesti en femme, amplification qui
culmine dans l’écart entre les deux figures du bout : à droite, le travesti
est rempli d’amour maternel, à gauche, il laisse traîner une main
baladeuse.

Planche 15. « Modulations » à l’étape de l’affichage. En haut : affiche du film Stuntman (Le
Cascadeur) ; au mileu : Haqeeqat (La Réalité) ; en bas : Dilwāle Dulhaniyān Le Jāenge (Celui
qui a du cœur emportera la mariée).
(Clichés E. Grimaud.)
Planche 16(a). Le Saint Rohidas. Atelier de confection de cappal (village de Malinagar).
(Cliché Saglio-Yatzimirsky.)

2 Planche 16(b). Deux Cambhar fabriquant des cappal dans un atelier à


Kolhapur. (Cliché Saglio-Yatzimirsky.)
Planche 16(c). La position du Cambhār. (Cliché Saglio-Yatzimirsky.)

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