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http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782271060600
Nombre de pages : 509-[XVI]
Référence électronique
BOUILLIER, Véronique (dir.) ; TARABOUT, Gilles (dir.). Images du corps dans le monde hindou.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2003 (généré le 20 juin 2016). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/editionscnrs/9299>. ISBN : 9782271091086.
Chapitre 11. Corps offert, corps meurtri : dévotion, grâce et pouvoir dans un culte
villageois à Murukaṉ
Josiane Racine
Murukaṉ : force, séduction, chasteté
Murukaiyyā, ou le corps sanctifié du dévot
Tai pūcam : corps meurtri, corps offert
La dimension sociale de tai pūcam
Chapitre 16. Quelques points de vue sur l’inné et l’acquis au Kerala (Inde du sud)
Filippo Osella et Caroline Osella
Qualités innées, qualités acquises
Études de cas
De l’usage politique des savoirs
Illustrations
L’Inde : États et territoires de l’union
Introduction
Véronique Bouillier et Gilles Tarabout
12 Il doit être clair que l’on ne pourrait guère appliquer à l’Inde la réflexion
de ce vieux Calédonien répondant à Maurice Leenhardt (qui l’interrogeait
en missionnaire : « En somme, c’est la notion d’esprit que nous avons
apporté dans votre pensée ? ») : « Nous savions déjà l’existence de
l’esprit. Nous procédions selon l’esprit. Mais ce que vous nous avez
apporté, c’est le corps » (Leenhardt 1971 : 263). Les missionnaires n’ont
apporté à l’Inde ni l’esprit ni le corps. Et s’il y a une difficulté dans
l’application de la notion de « corps » au monde hindou, elle réside avant
tout dans l’extension et l’abondance de ceux-ci (dès une période
ancienne, si l’on en croit la multiplicité des appellations védiques –
Angot, chap. 3).
26 Pour L. Dumont (1966), les trois principes caractérisant les castes selon C.
Bouglé (gradation de statuts, séparation, interdépendance) « se ramènent
à un seul et véritable principe, savoir [sic] l’opposition du pur et de
l’impur » (p. 65). Cette opposition, l’auteur la situe au plan
« idéologique », système d’idées et de valeurs, ce que « les gens pensent et
croient » (p. 56). En ce sens, elle n’est pas à l’origine des castes, mais en
constitue la cohérence intellectuelle. Elle se fonde, il y insiste à plusieurs
reprises, sur les caractéristiques et l’activité du corps humain : l’impureté
« correspond à l’aspect organique de l’homme » par lequel la religion
« oppose en fait, sans en prendre conscience sous cette forme, l’homme
religieux et social à la nature » (p. 73) ; « l’impureté est dans les aspects
organiques de la vie humaine » (p. 79), c’est une « irruption du biologique
dans la vie sociale » qui, ici, est « un équivalent fonctionnel de cette
coupure entre l’homme et la nature qui est si fort en évidence chez nous
et que la pensée indienne en général semble ignorer, voire même
rejeter » (p. 85).
27 Cette idée d’un « équivalent fonctionnel » d’une coupure entre homme et
nature semble étrange dans ce contexte. Une autre formulation,
légèrement antérieure (conférence prononcée en 1962), est plus précise.
D’une part, l’auteur souligne à plusieurs reprises la continuité entre
l’homme et la nature :
« Il n’y a pas de coupure entre l’homme et la nature. La chose est sensible dans le
vêtement – le corps s’enroule dans une pièce d’étoffe –, dans la simplicité de la vie
matérielle et la forme des objets d’usage courant. En musique, l’heure de la journée
prescrit le ton sentimental de la mélodie : impossible d’être nostalgique le matin et gai
le soir.
En général, l’ordre humain se réalise dans la conformité à la nature. Ce caractère est lié
à l’idée même d’ordre hiérarchique et de complémentarité […] » (Dumont 1975 : 30).
Multiplicités indiennes
39 Les deux théories anthropologiques de la société indienne que nous
venons brièvement d’examiner du point de vue des propositions qu’elles
avancent sur le corps et la personne apparaissent ainsi toutes deux bâties
sur un paradoxe. D’une part, le corps en fonde les perspectives. D’autre
part, hors de l’« organique » ou des « substances », rien n’est
véritablement dit de ce corps : savoirs, pratiques, réflexions sur
l’organisation, les qualités et les usages corporels sont radicalement
relégués aux marges de l’analyse.
40 Qui plus est, en opposant deux blocs, l’Inde et l’Occident, quant à la
notion d’« individu » (et sur nombre d’autres points), ces théories réifient
ces civilisations. Or l’Inde (pas plus que l’« Occident ») ne peut être
réduite à une façon unique de penser le corps. Banalité, sans doute. Mais
elle paraît trop souvent oubliée pour qu’il ne soit pas inutile de le
rappeler : de manière générale, il n’existe pas une pensée indienne
unique, et la notion même « d’hindou-isme » a été suffisamment discutée
de façon critique pour qu’il ne soit pas besoin d’y revenir. Il est donc vain
d’opposer le corps indien à tout autre corps : c’est même un non-sens – ce
qui laisse toute sa pertinence aux études contextuelles et à la mise en
évidence, par comparaison, de logiques d’usage, de représentation et de
description.
41 La multiplicité des corps, si l’on peut dire, est de deux ordres. Au plan des
relations entre personnes, les corps sont vus différemment selon les
positions sociales : la citation de Carrithers l’indiquait, la théorie
brahmanique de la société conçoit des types de personne, et de corps,
distincts d’une catégorie sociale à une autre. De plus, cette vision de la
société, et des éventuelles différences humaines, n’est pas
nécessairement uniforme parmi les divers groupes sociaux concernés : les
vues brahmaniques, pour influentes qu’elles soient, sont aussi objet
d’ignorance, de détournement ou de contestation selon les castes (Saglio-
Yatzimirsky, chap. 13) 21 , comme selon les sexes (ainsi que l’on montré
les gender studies, cf. Thapan 1997). La diversité résulte là d’un système
culturel d’attributions, lui-même soumis à variation. Il est cependant une
autre source de diversité, qui tient aux différences mêmes des cultures du
corps. Il n’est pas inutile d’en souligner très brièvement quelques aspects.
42 Les spéculations savantes peuvent différer grandement des idées
populaires. Ainsi, les représentations de l’après-mort, et par conséquent
des composantes de la personne, peuvent varier considérablement selon
les groupes sociaux. Les notions de corps subtil ne sont guère partagées
en dehors des élites, et bien des gens, dans une région comme le Kerala,
opposeront en bloc l’« esprit » (manas) au « corps » (śārīram), selon un
« dualisme » qui n’a rien à envier à personne, ou bien reconnaîtront au
contraire plusieurs « âmes » différentes dont les destinées après la mort
sont diverses (Tarabout 2001). Nous sommes alors bien loin du Sāṃkhya,
ou même des théories sur la transmigration. Autre exemple, ici même
(Sorrentino-Holden, chap. 15), les normes des traités anciens sur le
mariage et la réglementation du corps de la femme qu’elles impliquent ne
sont pas à considérer comme décrivant une situation de fait, mais comme
proposant un modèle visant à réformer et unifier des pratiques
différentes et multiples. Trop souvent, donc, le corps en Inde n’a été
étudié qu’au travers du prisme des seules spéculations savantes, et de
leur prétendue généralité d’application, négligeant les données que
l’observation ethnographique fournit.
43 Par ailleurs, des domaines distincts du champ social peuvent donner lieu
à des représentations spécifiques du corps, exposées dans des littératures
distinctes. Ainsi, comme le montre ici même D. Wujastyk, le corps n’est
pas l’objet des mêmes représentations dans les traités de médecine
ayurvédique ou dans ceux qui instruisent l’adepte du yoga tantrique – et,
fait significatif, ces représentations se côtoient durant plusieurs siècles
tout en restant distinctes. De même, les arts martiaux du sud de l’Inde
connaissent toute une topologie des « points vitaux », qui ne
correspondent pas nécessairement à ceux qui sont codifiés dans la
physiologie ayurvédique ou le yoga (Roṣu 1981 : 434), et peuvent varier
d’un maître à un autre (Zarrilli 1998 : 198). Les lutteurs de la région de
Bénarès, de leur côté, ont leur propre ensemble de représentations sur le
corps, combinant l’idéal ascétique des « renonçants » à un régime
alimentaire particulier, adapté à leurs conceptions spécifiques de la force
(Alter 1992). Les savoirs sur le corps diffèrent, ils sont multiples, parfois
complexes. S’ils fournissent éventuellement des « modèles » de corps, ils
tendent à être juxtaposés ou à se combiner sans se fondre pour autant en
« une » pensée du corps.
44 Tenir compte de cette multiplicité des registres des discours sur le corps,
c’est en définitive poser la question, comme le souligne F. Zimmermann
(1998), « des sources de notre ethnographie et des conditions dans
lesquelles le corps humain se fait “l’expression et l’instrument” de
quelque chose » (p. 264) : pourquoi, ajoute-t-il à propos du mariage en
Inde, l’interprétation de celui-ci devrait-elle reposer seulement sur les
traités normatifs et la littérature religieuse, plutôt que sur le traité
d’érotique, le Kāmasūtra ?
« Pourquoi privilégier cette interprétation dévote des choses de l’Inde ? Je crois qu’une
autre grille de lecture est possible, qui mettra en lumière, dans l’institution du mariage
par exemple, d’autres clés comme la passion, la violence des sentiments, la feinte, la
conquête et les ambiguïtés du consentement mutuel, les antagonismes de sexe et la
domination masculine dont le corps des protagonistes est l’expression et l’instrument »
(p. 265).
45 Qu’elles soient populaires ou savantes, philosophiques, techniques,
religieuses, esthétiques, toutes les représentations du corps sont datées,
inscrites dans une temporalité et donc soumises au changement. Parler
du corps en Inde, comme ailleurs, c’est en parler en termes de production
culturelle précise, localisée dans le temps, l’espace, la société, les discours
– d’une certaine façon, tout corps apparaît alors, à l’instar de celui de
l’acteur de cinéma, composé et recomposé sans que s’impose un « code
unique de lecture » (Grimaud, chap. 12).
* * *
Logiques descriptives
50 Les quatre chapitres qui composent cette partie se proposent de
présenter différents types de discours descriptifs dont le corps a, en Inde,
été l’objet : comment le corps a-t-il été décrit ou comment, à son tour, a-
t-il permis de décrire autre chose ? Les deux premiers chapitres abordent
la question selon une approche à la fois historique et épistémologique.
Les deux suivants sont davantage concernés par l’analyse des logiques de
classification par lesquelles des catégories de l’expérience sont mises en
relation avec des catégories corporelles 22 .
51 La contribution de Francis Zimmermann (chap. 1) s’interroge sur les
conditions historiques qui ont vu émerger et se propager la notion d’un
« corps hindou » spécifique, d’abord dans le cadre de l’emprise du
pouvoir colonial (où une telle spécificité, dans le discours orientaliste, se
définit comme une « onctuosité » et une « fluidité » opposées à la rigidité
du corps occidental), puis dans celui du mouvement nationaliste, vers la
fin du XIXe siècle, qui se réapproprie la notion de spécificité corporelle
dans son effort, bien différent, de constituer une « médecine nationale ».
En retour, la réception en Europe et aux États-Unis, dans les années
soixante-dix, des « médecines d’Asie », dont l’Ayurveda, allait fonctionner
un temps comme théorie critique de la biomédecine dans le cadre d’une
« contre-culture ». Replaçant ainsi la notion de « corps hindou » dans une
perspective historique large, Zimmermann en souligne le caractère
arbitraire, et suggère la nécessité de se replacer « dans le contexte de
situations d’interlocution », en Inde comme ailleurs, pour aborder la
relation entre « l’objectif (“le” corps) et le subjectif (“ton” corps) ».
52 Dominik Wujastyk fait ensuite, au chapitre 2, le point sur l’histoire de
l’iconographie indienne du corps, dans divers domaines de spéculations.
Si, depuis la période ancienne, il existe un très riche et volumineux
corpus de discours sur le corps, les descriptions verbales prédominent
largement. L’iconographie du corps concerne au début surtout le corps
yogique, ce que Padoux (chap. 5) appelle le « corps imaginal » du yogin.
Dans le domaine médical, l’iconographie est beaucoup plus tardivement
attestée, n’apparaissant dans les manuscrits qui nous sont parvenus que
vers le XVIIIe siècle – peut-être sous l’influence de traités de médecine
persans ; ces images resteront largement indépendantes, parallèles peut-
on dire, à celles qui figurent les centres subtils du yoga, ou leur seront
parfois approximativement superposées. Ce n’est qu’à partir de la fin du
XIXe siècle que se mettront en place, pour un temps, des tentatives plus ou
Univers ésotériques
57 La deuxième partie met, comme la première, l’accent sur les
correspondances, les homologies dont le corps est l’un des termes, mais il
s’agit maintenant avant tout des correspondances entre le corps humain
et le cosmos, entre les composants du corps et ceux de l’univers.
Correspondances, identités de nature qui permettent ou justifient les
techniques ésotériques qui prennent le corps pour matière première,
pour point de départ. C’est à travers le corps que le praticien, l’adepte,
réalise sa nature ultime.
58 Dans la théorie du Sāṃkhya, les cinq éléments (bhūta) sont hiérarchisés
du plus grossier au plus subtil (terre, eau, feu, air, ether), de même que
les vingt-cinq tattva, « principes ou réalités constitutives du monde »,
reprises par les spéculations tantriques sur les trente-quatre tattva
(Padoux, 5) : cette continuité et cette hiérarchie des constituants de
l’univers – dont l’homme – permettent de passer, de progresser d’un plan
à un autre. Le corps est constitué des mêmes éléments que le cosmos, les
composants de la personne humaine sont inscrits dans la totalité de
l’univers, de même que les spéculations sur les « souffles » (prāna) ou les
centres subtils que sont les cakra les rendent homologues à des plans du
cosmos. C’est une telle identité de nature qui rend efficientes certaines
techniques corporelles : agir sur le corps ou à partir du corps influe sur le
monde environnant, et inversement l’univers pénètre le corps. Le corps
peut aller jusqu’à contenir le cosmos (White, 6) – selon une pensée
métaphysique qui voit le monde présent dans le corps même, dans une
identité de substances et de processus. À cet égard, la description du
corps humain que donne le Skanda Purāṇa, un exemple parmi d’autres, est
révélatrice : « Comprenez que le corps humain est comme l’Œuf
Cosmique… 2. Il y a trois cent soixante os ; trois millions cinquante six
mille neuf vaisseaux tubulaires. Ils transportent les sécrétions liquides du
corps comme les rivières sur la terre portent l’eau… 7-8. Les intestins sont
trois et leur longueur est trois et demi vyama [sic] (la distance entre les
deux doigts du milieu de la main quand les deux bras sont tendus)… 11. Le
lotus dans le cœur est célébré pour avoir la tige au-dessus et la face vers
le bas » (I.ii.50. 7-12).
59 Les dieux eux-mêmes peuvent être pris dans ce mouvement, et leur
nature ne pas être fondamentalement différente de celle de l’homme.
Ceux-ci ont alors accès au monde divin, et peuvent devenir dieux ; à
l’inverse, les dieux peuvent pénétrer les hommes 23 , s’unir
éventuellement à eux. Cette contiguïté, ce passage possible expliquent
nombre de pratiques rituelles ou méditatives au cours desquelles l’adepte
progresse vers des niveaux de plus grande subtilité, jusqu’à se rapprocher
de l’absolu divin, voire jusqu’à se fondre en lui, comme elle rend compte
des possibilités de s’identifier au dieu par la dévotion, l’extase ou la
possession – jusqu’à être divinisé et recevoir un culte de son vivant
(Clémentin Ojha 1990).
60 Ce que nous décririons comme l’imaginaire du corps, la représentation
que se fait la personne de la réalité concrète du corps, excède ainsi de
beaucoup ce que nous avons l’habitude de considérer comme relevant du
corps physique. L’expérience du corps en Inde, particulièrement dans les
enseignements ésotériques, inclut tout un ensemble d’éléments
volontiers considérés comme relevant de la physiologie mystique
(l’ensemble des conduits, canaux, centres du hatha yoga), ou de
visualisations, qui correspondent à un vécu de la conscience du corps.
61 Dans les quatre chapitres de cette partie, le corps est considéré à la fois
comme un élément au sein d’un tout, et comme un instrument ou un
moyen de percevoir ou d’atteindre ce tout – voire de l’« englober ».
Insistons avec A. Padoux et D. White sur la continuité philosophique dans
laquelle s’inscrivent les pratiques tantriques, et avec R. Darmon et F.
Bhattacharya sur la logique des pratiques décrites une fois que l’on
reconnaît « la valeur ontologique des substances physiques » dans le jeu
des correspondances macrocosme-microcosme. Constatons aussi que la
perception métaphysique du corps, son inscription dans le macrocosme,
vont de pair avec des techniques très précisément concrètes.
62 Les chapitres 5 et 6 détaillent les représentations cosmiques du corps du
yogin, qui fondent les pratiques visant au dépassement même de ce corps.
En effet, André Padoux (chap. 5) le rappelle, « toute présence au monde se
vit dans la vision que l’on a du monde » : c’est en élaborant un « corps
imaginal » que le yogin pourra opérer ce processus de « cosmisation
méditative du corps » et atteindre son but, l’union avec la divinité
suprême. On peut alors se demander quel peut être le résultat, au plan du
vécu, de cette cosmisation répétée de son corps par l’adepte. Quelle que
soit la variété des différentes traditions – les conceptions peuvent varier
d’un texte à l’autre, voire au sein d’un même texte selon l’objectif visé –,
la « manière d’être au monde » du yogin diffère de ce qui pouvait et peut
être vécu ordinairement en Inde, tout en participant, par ses
présupposés, à une tradition philosophico-religieuse « à la fois très
diverse et culturellement homogène ».
63 C’est une expérience de ce type qu’analyse David White au chapitre 6, en
comparant plusieurs traditions sotériologiques (principalement celle
d’un traité hathayogique attribué à Gorakhnāth) selon lesquelles le yogin
doit chercher, s’il veut être accompli, à intégrer dans son propre corps le
monde extérieur, et devenir ainsi un corps-univers en adoptant la vision
même de la divinité cosmique – dedans le monde et dehors, dessus et
dessous, là où l’espace et le temps convergent. Apothéose du yogin, cette
vision qui le transforme et le parfait correspond à une expérience d’ordre
divin dans laquelle le monde manifesté est simultanément intériorisé et
transcendé.
64 Dans le chapitre 7, Richard Darmon s’est intéressé à une modalité d’accès
à l’Absolu fondée sur des pratiques de contrôle sexuel, et notamment de
contrôle de l’éjaculation, telles qu’elles sont mises en œuvre par des yogis
tantriques « de la main gauche » (c’est-à-dire affichant une certaine
hétérodoxie). Ceux-ci, dont une majorité provient des milieux
brahmaniques, sont engagés dans un processus d’autodéification qui
comporte plusieurs aspects, dont l’un, crucial, vise à une maîtrise totale
des émissions spermatiques, en particulier à leur non-émission lors des
unions sexuelles : la rétention du semen, dans ces conditions, est censée
assurer à la fois l’acquisition de pouvoirs supranormaux, et la libération
du cycle des renaissances dès cette vie-ci – une transformation radicale
de l’initié qui oriente et donne sens à toute sa démarche. Dans ce but, les
ascètes se soumettent à un entraînement physico-mental poussé,
associant recours à des procédés mécaniques et élaborations imaginaires
complexes – dont les chapitres précédents ont fourni d’autres exemples.
L’auteur a cherché ici à mettre en valeur l’ampleur de la part dite
« technique » dans ce processus (sans le réduire pour autant à cet aspect),
qu’il décrit comme « une mystique de l’autonomie ».
65 Les conceptions et les pratiques des chanteurs bāul du Bengale, dont
France Bhattacharya étudie au chapitre 8 les magnifiques poèmes des
« principes du corps », se rattachent en partie aux conceptions
cosmicisantes évoquées auparavant, mais, comme pour les ascètes
présentés au chapitre précédent, reposent également sur des pratiques
sexo-yogiques fondées sur une herméneutique des fluides sexuels – sang
menstruel et sperme. Dans cette vision, « le corps est de manière égale
physique, subtil et transcendantal, comme les substances qu’il recèle ».
L’influence de la mystique dévotionnelle et affective de Caitanya y est
aussi sensible – ainsi qu’un certain « habillage » soufi dans le cas des Bāul
fakirs. Un lacis de métaphores subtiles et énigmatiques, empruntant ses
termes de comparaison au monde ordinaire (y compris dans des
références d’apparence triviale aux institutions de l’État colonial ou
moderne), permet alors d’évoquer, tout en en préservant le mystère, une
expérience spécifique de l’Absolu, présent, selon les Bāul, en chacun de
nous sous le nom de l’« Homme du Cœur ». Le monde extérieur devient
alors le moyen par lequel le langage poétique tente d’exprimer une vérité
intérieure que les mots ne peuvent que réduire.
66 À ces visualisations mentales qui sous-tendent et organisent des
pratiques ésotériques, et sans lesquelles on ne pourrait les comprendre,
répond l’image que le corps même du yogin constitue, et qu’il offre au
regard des autres – un corps dont l’aspect, les marques, la posture, les
exploits revendiqués deviennent facilement iconiques, et l’identifient
comme membre d’un mouvement ascétique précis, ou, plus
généralement, comme « renonçant », « maître spirituel », etc. Un tel
corps, dans la diversité de ses réalisations selon les traditions, participe
alors d’une mise en représentation plus large des corps dans la société.
Modèle parmi d’autres, il est un élément de l’imaginaire social, d’une
typologie immédiatement visuelle des personnes et de leurs « qualités »
(Gell 1998). L’objet de la troisième partie, « Mises en scène », est d’en
évoquer quelques autres.
Mises en scène
67 Il faut entendre « mises en scène » au sens large : le corps s’offre en
public selon certaines images construites, qui sont à la fois un état vécu
particulier et le signe de cet état. Il peut s’agir de toute apparence
volontaire (le vêtement n’est pas ici traité mais en ferait aussi bien
partie), comme de certaines situations plus ou moins théâtralisées.
68 Gérard Colas (chap. 9) donne à voir ainsi un acte dévotionnel accompli en
milieu vishnuite dans des temples du pays tamoul (et du Karnataka), par
des spécialistes qui n’avaient jusqu’ici pas été étudiés, les Araiyar. Leur
office comporte une « mise en scène » au sens strict, et se vit comme
l’offrande à la divinité d’un corps spécialement fait pour lui plaire, un
corps dévot, costumé, imitatif, narratif. Ce corps dévot diffère de celui
des ascètes, dont le rapprochement ou l’identification au divin est le fruit
d’un raffinement progressif du corps, comme il diffère également – ce
que l’auteur nous rappelle – du corps efficace et « divin » que l’officiant
doit se constituer en préalable à un culte par les rites d’initiation et par
une « purification des éléments » du corps, mentale et rituelle. Au
contraire, le corps idéal, « utopique », du dévot est le fruit d’une
transformation immédiate, produite par l’émotion poétique. Cette voie de
la dévotion, pour approcher le divin, incite alors au développement
d’images corporelles bien différentes de celles que nous avons vues, et
relèvent pour l’essentiel de la thématique mystique de la femme
amoureuse : non d’ailleurs que des ascètes ne puissent s’engager dans la
voie d’une approche émotionnelle et théâtralisée du divin (des
Rāmānandi du nord de l’Inde le font – Van der Veer 1989). Mais ici, le
corps dévot n’est à aucun moment assimilé au corps divin : c’est un corps
désirant qui tend vers dieu comme une amante contemplerait un corps
désiré, et la lyrique dévotionnelle se construit, précisément, sur la
tension irréductible issue de leur distinction. Il n’est plus question,
comme dans la partie précédente, d’un « cosmos » à la fois extérieur et
intérieur à l’homme, mais de rapports entre deux mondes hiérarchisés, le
monde humain et le monde divin. Cette distance, c’est le désir qui la
parcourt. Ainsi, dans d’autres textes de la bhakti médiévale tamoule, « la
relation avec la divinité se fait sur un mode intensément et sans vergogne
érotique… Ce qui fait du corps humain l’instrument épistémique de base
dans la poursuite de la transcendance » (Rao, Shulman et Subrahmanyam
1992 : 118).
69 Le corps féminin qui est mis en scène dans les chants nuptiaux entonnés
lors des mariages au Rajasthan, qu’évoque Saraswathi Joshi au chapitre
10, relève lui aussi de la beauté, de l’émotion et de la recherche du plaisir.
Mais si les thèmes de l’amour dévotionnel y apparaissent parfois, ce sont
avant tout des occasions où sont magnifiés la séduction et le charme – au
sens magique, ensorceleur, du terme – de la jeune épouse. Le jeux
d’images que déploient ces chants célèbre même une inversion
temporaire des relations de pouvoir habituelles entre le mari et la
femme, et c’est cette dernière qui s’assure le contrôle de son époux par sa
parure, par ses fards, et par l’emploi de sortilèges de séduction recourant
à sa propre substance corporelle. L’embellissement du corps de la femme
peut alors sans doute se comprendre à plusieurs niveaux, dont le premier
est, à l’évidence, esthétique. Mais le jeune marié est aussi supposé être
comme un “ dieu ” pour son épouse : c’est par son corps – dans sa beauté
et dans sa substance – que celle-ci va l’approcher et le « soumettre ». Le
corps recréé par le maquillage sera, pour la jeune femme, un moyen
ambivalent de séduction, d’ensorcellement, de domination, de “ prise de
possession ” de son époux 24 – et dans ce contexte, elle se rend maître de
son « dieu » dans un jeu de capture et d’évitement qui a été
abondamment exploité, par ailleurs, par la poésie mystique. Cette lecture
de la mise en scène féminine du mariage (qui n’en exclut pas d’autres,
plus immédiates) est confortée par le fait qu’en vieillissant, la femme,
selon ces chants, sans négliger son mari terrestre, se consacrera de plus
en plus à l’Époux divin, Kṛṣṇa. Le corps féminin n’est donc pas seulement
un corps destiné à enfanter, bien qu’il le soit de façon essentielle. Il est
aussi affirmé comme corps de séduction et corps de dévotion – nous
l’avions vu au chapitre précédent, il en est même le modèle par
excellence.
70 Il est cependant d’autres façons par lesquelles le corps peut être un
« véhicule de dévotion ». La contribution de Josiane Racine (chap. 11)
présente et analyse des macérations ascétiques temporaires effectuées au
pays tamoul lors d’une fête consacrée au dieu Murukak. Là, les dévots se
transpercent la peau et les muscles avec des répliques (de dimensions
diverses) de la lance du dieu, ou avec des crochets métalliques auxquels
sont suspendus des citrons, ou, encore, se font eux-mêmes suspendre en
l’air par des crochets passés dans la peau du dos et des jambes. Ces
pratiques tiennent à la fois de l’ascèse et du sacrifice, et montrent par là-
même l’écart qui les sépare de ce « combat contre le corps » qui a pu
fonder certaines formes d’ascèse dans le christianisme. Il est en effet
essentiel, ici, qu’il n’y ait point de souffrance, ce que les dévots attribuent
à la grâce du dieu, qui permet de réaliser ce qu’un homme ordinaire ne
saurait endurer. Cette grâce est acquise par la préparation préalable du
dévot, qui doit respecter une forme d’ascèse dévotionnelle (jeûne,
continence, bains rituels, pratique régulière de chants religieux). S’il ne la
suit pas, le dieu ne le protégera pas, et le dévot n’aura pas la témérité de
s’exposer aux épreuves de la fête – il sait qu’il souffrirait. Les pratiques
spectaculaires de percement de la peau (ou, dans d’autres contextes, de
marche sur le feu, d’autoflagellation, etc.) veulent témoigner de miracles,
signes de la puissance divine qui suspend la souffrance là où elle serait en
temps normal attendue 25 . Le corps ainsi sanctifié devient,
temporairement, le temple du dieu. L’analyse de J. Racine met de plus en
valeur un élément sociologique important de la mise en scène publique
de ces corps offerts à Murukaṉ dans l’espace du village : la plupart de ces
dévots, et, ici, leur leader local, appartiennent à des castes de moyen ou
de bas statut, qui trouvent là, par l’épreuve de leur corps et la
manifestation du dieu, une possible expression de leur dignité et de leur
poids social, revendiqués par ailleurs au plan politique à l’échelle de
l’ensemble de la société tamoule.
71 Ces différents corps idéaux et transfigurés, celui de l’ascète, celui du
dévot dansant, celui du dévot transpercé par la lance divine, celui de la
fiancée ensorcelante, pour ne mentionner que ceux qui ont été
brièvement passés en revue, fonctionnent aussi comme des icônes dans
une imagerie sociale complexe. Emmanuel Grimaud (chap. 12) s’est
attaché à analyser les mécanismes mêmes de l’élaboration progressive
d’une telle dimension iconique dans le cas des acteurs de cinéma de
Bombay (Mumbai), où elle s’avère essentielle à l’organisation et au succès
du film. La fabrication de l’image de l’acteur se révèle éclatée entre
différentes pratiques – celle du maître de danse, celle du régleur des
cascades, celle du metteur en scène, celle du cameraman (auxquelles il
faut ajouter l’autonomie marquée de la chanson) – qui se juxtaposent plus
qu’elles ne font l’objet d’une synthèse. De fait, c’est à l’acteur lui-même
de savoir combiner des dynamiques de mouvement et de présentation qui
demeurent en partie distinctes, et c’est son corps qui est le lieu de cette
impossible jonction – plus précisément, c’est le regard des spectateurs qui
reconstruit ce corps morcelé. Peut-on élargir cette conclusion, et
considérer que la notion de corps éclaté, mais recomposé par le regard,
est aussi bien celui des dieux que celui des hommes, que tout corps est
par nature le lieu d’opérations de fragmentation et de recomposition,
dont le résultat, entre autres, est l’instauration d’une iconographie ?
Constructions sociales
72 L’existence d’une imagerie différenciée des corps est par ailleurs intégrée
à des rapports sociaux multiples. Elle n’est donc pas neutre, mais objet de
désirs et de déceptions, d’assimilations ou d’exclusions, d’affirmations ou
de dénégations. L’objet de cette dernière partie est de focaliser l’attention
sur de tels processus d’interaction.
73 Le chapitre 13, dû à Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, est consacré à la
mise en évidence des discours que tiennent sur leur propre corps des
travailleurs du cuir du Maharashtra, travailleurs considérés comme
intouchables du fait de l’impureté qui leur est attribuée. Ces discours
n’arrivent cependant pas véritablement à se constituer en contre-
système, et à s’opposer à l’opprobre dont ces travailleurs sont victimes de
par leur naissance et leur activité jugée dégradante, en rapport avec le
traitement des carcasses d’animaux. Même si un ethos propre est élaboré,
le « corps-stigmate » qui est le leur ne peut guère être évoqué que sur les
modes de l’euphémisation ou de la plainte, « les deux issues pour sortir
du paradoxe que vit l’intouchable, et qui réside dans la distorsion entre
l’imposition d’une impureté intrinsèque qu’il ne perçoit pas comme telle,
et la déchéance visible de son corps ». Cette stigmatisation sociale, qui
avilit le travailleur intouchable en le blessant profondément, correspond
à une corporalisation des contraintes exercées par la société, ce que M.
Godelier et M. Panoff (1998a : XXIII) proposent de voir comme une
idéologisation particulièrement efficace d’une oppression : « Inscrire le
destin des membres [de la société] dans leur corps charnel, l’imputer aux
imperfections de ce corps ou à ses manques…c’est ramener les
humiliations à une biologie ». Et Godelier ajoute : « plus l’ordre [social]
est enfoui dans le corps, plus le consentement débouche sur le silence »
(Godelier 1998 : 26). Le silence n’est pas total, et les intéressés
commencent à s’organiser pour relever la tête. Mais il s’agit d’un
phénomène comparativement récent, et il est indubitable que l’ordre
social de l’Inde hindoue a longtemps reposé sur des conceptions
largement partagées, attribuant à des différences dans les
caractéristiques corporelles la légitimité des discriminations pratiquées :
l’évidence de l’ordre social s’appuie sur la construction idéologique des
corps.
74 Les discriminations ont fait l’objet d’une nomenclature juridique
extrêmement détaillée dans le royaume du Népal. Au cours du XIXe siècle,
dans un souci de légalisme moderne, cet Etat a ainsi édicté un code qui
explicite, sur le mode d’une classification naturaliste, ces relations entre
corps de substances et de statuts différents. Véronique Bouillier (chap.
14) en présente quelques dispositions qui font clairement apparaître, de
façon quasiment quantitative, la hiérarchie socio-religieuse des corps, et
des parties du corps, par une codification précise et graduée des atteintes
ou des échanges corporels. L’obsession de l’impureté fait que des contacts
illicites, ou des agressions, seront punis différemment selon la
localisation de la partie du corps qui est concernée : la souillure interne,
en particulier par la bouche, étant davantage punie qu’une pollution
extérieure. Mais d’autres facteurs sont essentiels dans la détermination
des châtiments : l’intention (l’acte était-il volontaire ou involontaire ?),
ce qui tend à qualifier la dimension « matérielle » de la pollution, et,
surtout, les statuts de caste respectifs des protagonistes, ou leur sexe. Un
tel code juridique a, pour nous, un double mérite. D’une part, il explicite
de façon minutieuse toute une hiérarchie des corps selon leur « nature »,
telle que la pensaient les milieux qui l’ont rédigé et promulgué. D’autre
part, il nous rappelle, si besoin était, que cette hiérarchie repose certes
sur un discours en termes de substances, mais que, loin de produire un
ordre auto-régulé, elle est préservée et mise en œuvre au moyen de
mesures coercitives effectives, et par l’exercice concret d’une violence
politique et sociale parfois très brutale.
75 La construction sociale des corps peut ainsi être saisie comme un
répertoire d’images corporelles indissociable de rapports de force. Les
parties corporelles, ses substances, sont différemment connotées et
réglementées. Le corps des artisans du cuir, abîmé par le travail, est un
corps à la fois dégradé et opprimé. La qualité des corps pris en compte
par le code népalais n’est pas dissociée des actes commis, et le code, en
réglementant échanges corporels ou agressions, inscrit la substance des
corps dans la loi. L’examen des droits anglo-indien et hindou moderne du
mariage, effectué au chapitre 15 par Livia Sorrentino-Holden, montre que
le législateur et les tribunaux, face à la question du divorce, se sont sentis
obligés de réfléchir en termes de transformation apportée aux corps par
le mariage – il s’agit en l’occurrence, pour l’essentiel, du corps féminin.
Ce dernier est-il « physiquement » (et définitivement) modifié par le
rituel, comme le voudrait sa définition en termes de saṃskāra,
« perfectionnement » ? Dans ce cas, un divorce n’est envisageable que s’il
est possible de prouver que le rite n’a pas été pleinement accompli, rendu
parfait, ce qui entraîne sa nullité car il est alors dit ne pas avoir été
réellement effectué. Dans cette perspective, la « consommation » du
mariage est-elle nécessaire à la complétion du rite (à l’instar de ce qui est
le cas dans le droit canon) ? Et comment définir la notion de « non-
consommation », est-ce une « inaptitude aux rapports sexuels », ou la
stérilité (toujours pensée comme étant celle de la femme) ? En répondant
à ces questions, au long de jurisprudences successives, les tribunaux se
sont largement appuyés sur une représentation des femmes qui
subordonne totalement l’expression de leur sexualité à leur fonction
procréatrice 26 . Le corps qui est inscrit dans la loi n’est pas vraiment
envisagé dans les mêmes termes selon le sexe.
76 Le chapitre 16 aborde selon une autre perspective cette question des
différences corporelles et de leur hiérarchisation. Le corps est en effet
« poreux » à son environnement, soumis aux influences du milieu, social
et naturel. Son apparence, son fonctionnement, sont dépendants de la
naissance mais aussi de ce que l’individu absorbe et assimile de
l’environnement. Dans ces conditions, Caroline et Filippo Osella
s’interrogent, à partir de l’ethnographie d’un village du Kérala, sur la
possibilité de transformation des « qualités » des corps au cours de la vie.
Ce que l’on pourrait croire être fixe, immuable, l’« inné » du corps,
s’avère alors, dans une certaine mesure, variable, soumis aux influences
du mode de vie, de l’environnement 27 , et donc interprétable, là encore,
en termes de construction sociale. La possibilité d’un tel changement
viendrait alors contredire, ou à tout le moins nuancer, la hiérarchisation
des castes sur la base de la seule naissance – en tout cas au plan des
représentations. Or, si le changement est pensé comme envisageable,
c’est selon une perspective spécifique : tandis que la possibilité d’une
évolution est revendiquée pour soi-même et les siens lorsqu’il s’agit d’une
amélioration des qualités corporelles, elle est déniée aux castes de statut
inférieur au sien propre, pour lesquelles toutes les caractéristiques sont
dites être à la fois innées et immuables. Double discours, donc, qui
montre toute la complexité de ces constructions sociales du corps,
constructions ambiguës car, inscrites comme elles le sont dans des
relations vécues, toujours contestées.
Les restes
77 À la mort, les corps sont en Inde très fréquemment brûlés (sans que cela
soit une procédure universelle, que ce soit pour des raisons économiques
– les crémations coûtent plus cher qu’un enterrement – ou du fait de
représentations et de pratiques religieuses distinctes). C’est l’objet de la
contribution de Gilles Grévin d’analyser, in fine, certaines caractéristiques
de ce processus. La perspective, notablement différente des chapitres qui
précèdent, doit cependant être précisée.
78 L’anthropologie et l’histoire des religions abordent d’habitude cet ultime
stade du corps visible du point de vue des pratiques rituelles, des
représentations symboliques, et de la sotériologie. Le cadavre, dans sa
matérialité la plus immédiate, tend à être oublié. Or il est bel et bien
présent aux yeux des participants au rite funéraire, et ce de façon
beaucoup plus intense que ce n’est le cas dans les mises en scène
radicalement euphémisantes des crématoriums occidentaux. La violence
des corps consumés fait partie de l’expérience commune qu’un habitant
de l’Inde du Nord, où les corps sont brûlés sur des bûchers ouverts (et
non dans des fosses couvertes de terre, comme dans certaines régions de
l’Inde du Sud), est amené à avoir de sa culture. Certes, le traitement du
cadavre s’inscrit dans une pensée symbolique ; mais si celle-ci fonde les
choix d’une société quant aux manipulations mécaniques et physico-
chimiques auquel le cadavre est soumis, elle ne supprime pas celles-ci. Il
nous a semblé important, de ce fait, que Gilles Grévin, expert
international des processus de calcination et de combustion des os, qui a
effectué une mission d’observation en Inde et au Népal, apporte une
contribution qui relève, à la différence du reste de l’ouvrage, de
l’anthropologie physique. Nous sommes ainsi forcés de regarder ce point
aveugle de notre vision, cet autre aspect du corps que les élaborations
symboliques tendent, précisément, à masquer. En fournissant un point de
repère extérieur aux autres analyses de ce recueil, ce bref épilogue
permet d’élargir le cadre dans lequel doivent être pensées les diverses
dimensions abordées par ce livre : de la cosmisation des ascètes au travail
dégradant du cuir, de l’envoûtement de la beauté féminine à la
valorisation d’une fonction procréatrice, des schémas classificatoires
abstraits aux pratiques de macération et de dévotion, les corps sont au
cœur de la vie personnelle et de la vie sociale, nouant en une seule réalité
vécue des modèles et des contraintes. Les cadavres, eux, ne sont plus que
des restes, qui donnent sens, par contraste, à la profusion de ces
élaborations.
* * *
79 Au terme de ce parcours, les idées que l’on peut avoir sur la façon dont le
corps est représenté en Inde auront, nous l’espérons, gagné en richesse et
en complexité – c’est là, sans doute, pour reprendre une objection
évoquée au tout début de cette introduction, la meilleure illustration du
fait qu’il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. Tout au long de
l’ouvrage, répétons-le, le souci a été de montrer que le corps, en tant que
production culturelle, est un objet de connaissance à part entière. Il n’en
existe pas une conception, mais une pluralité, inscrite dans des lieux,
dans des époques, dans des groupes sociaux, dans des contextes d’usage,
et dans des regards – y compris dans le regard des observateurs, dont les
perspectives d’analyse produisent autant de corps différents.
80 De cette diversité, est-il alors possible de dégager des constantes ? Nous
en avons rapidement évoqué deux au cours de cette présentation.
81 D’une part, ces conceptions sont rarement perçues comme antinomiques,
et coexistent généralement à leur place sur le mode de la juxtaposition et
non de la synthèse. C’est peut-être là un trait récurrent de la civilisation
indienne, qu’il est tentant de rapprocher d’un choix ancien, dans les
textes classiques, quant à la notion de « connaissance » : celle-ci « tire son
statut de la participation du connaisseur », elle est avant tout une
catégorie de l’expérience, plus que de la communication (Angot 1999 : 14
sq.). Ainsi plusieurs imageries et savoirs spécialisés du corps,
foncièrement divergents, peuvent coexister plusieurs siècles sans donner
lieu à synthèse (Wujastyk, chap. 2). Chaque domaine relève de sa propre
autorité, possède sa propre pertinence. Et à son échelle, la juxtaposition
des mises en scène autonomes du corps de l’acteur, à Bombay (Grimaud,
chap. 12), ne disait pas autre chose.
82 D’autre part, et cela vient nuancer l’affirmation précédente, il existe une
hiérarchisation des corps et, par là même, de certaines des conceptions
qui les concernent. Cette hiérarchisation repose, si besoin est, sur la
coercition, sur la base de valeurs et de savoirs qui sont, non sans
contestation, « partagés » : il est indéniable, par exemple, que nombres
d’arguments sur les « substances », l’impureté, les « qualités » de chaque
sexe, sont très largement acceptés ; il est non moins indéniable que leur
application à soi ou à d’autres est rien moins qu’unanime, et que
l’ordonnancement général de la société met en jeu à la fois une
« idéologie » des corps, et l’exercice parfois violent d’une contrainte
juridique et politique sur eux.
83 Ces propositions sont certainement encore trop générales pour être tout
à fait satisfaisantes. Elles suggèrent cependant, en l’état actuel, qu’en
approchant la notion de corps par les représentations multiples et
contrastées que la vie en société suppose, et génère, il reste un immense
domaine à explorer. Cet ouvrage espère y avoir contribué.
NOTES
1. Par convention, les références internes au présent ouvrage seront de la forme : nom d’auteur,
sans date, suivi du numéro de chapitre.
2. P. Boyer (1994) s’interroge ainsi sur les contraintes biologiques déterminant certains traits
culturels, de même que Ducros, Ducros et Joulian (1998) lancent la question polémique : « La
culture est-elle naturelle ? ».
3. Certaines contributions orales à l’équipe n’ont pas ici de trace écrite ; à l’inverse, nous avons
demandé à Dominik Wujastyk et Francis Zimmermann, qui n’avaient pu participer aux travaux de
l’équipe, de rédiger chacun un chapitre.
4. L’expression « monde hindou » ne doit pas présupposer l’unicité, ni même l’homogénéité, des
représentations ou des pratiques regroupées – à date plus ou moins récente – sous le label
« hindouisme » (pour un examen historique et critique de cette problématique, cf. Sontheimer et
Kulke 1989, Pandey 1993, Dalmia et Stietencron 1995). Elle nous permet simplement de signaler
que l’enquête n’a pas pris en compte les conceptions et les usages des corps, éventuellement mais
non nécessairement distincts, qui seraient observables parmi les musulmans (ou les chrétiens, les
sikhs, les jaïns, etc.), ou les « tribus », de l’Inde – ce qui mériterait une investigation dépassant le
présent travail.
5. Le nombre de ces Écoles est imprécis car les auteurs indiens classiques les distinguent et les
énumèrent selon les besoins de leur démonstration. Souvent au nombre de six principaux, on peut
en décompter jusqu’à une quinzaine (Angot 1999 : 46). Nous ne tenons pas compte ici du
bouddhisme et de ses différents systèmes philosophiques.
6. Pour des exposés plus détaillés, cf. par exemple Dasgupta 1988 [1922], Chandradhar Sharma
1987, Whicher 1997. Pour une récente traduction du yoga de Patañjali et de deux de ses
commentaires, voir Angot (2000).
7. De son côté, une vue moniste comme celle de l’Advaita Vedanta affirme l’identité fondamentale
de l’Absolu et des consciences, mais n’en élimine pas pour autant la notion de corps grossier et de
corps subtil, ce dernier étant amené lui aussi à participer au circuit de la transmigration (Hulin
1983). Comme le suggère Mircea Eliade (dont les traductions des termes sanskrits sont cependant
à prendre avec précaution) : « L’esprit (l’“âme”) – en tant que principe transcendant et autonome
– est accepté par toutes les philosophies indiennes, à l’exception des bouddhistes et des
matérialistes. […] Mais c’est par des voies toutes différentes que les divers darçana cherchent à en
prouver l’existence et à en expliquer l’essence » (Eliade 1954 : 27).
8. E. Valentine Daniel a présenté des conceptions du corps comparables, en les corrélant à d’autres
typologies de base cinq (Daniel 1987 : 278-285).
9. Voir par exemple les titres révélateurs de Marriott 1976a (« Hindu Transactions : Diversity
Without Dualism ») et 1976b (« Interpreting Indian Society : A Monistic Alternative to Dumont’s
Dualism »), ainsi que la réponse, sur ce point, au deuxième de ces articles par Barnett, Fruzzetti et
Östör (1977).
10. Voir également Moingt (1986). Pour une mise en perspective historique détaillée des débats
chrétiens concernant la résurrection des corps avant le XIVe siècle, cf. Bynum (1995).
11. Parmi les essais discutant cette problématique en Asie du Sud, voir par exemple Das (1985) et
Scott (1991).
12. Elle tend à confondre par ailleurs, comme dans le langage courant et comme dans une bonne
partie des polémiques sur ces notions en Inde, l’« individu » et la « personne » (voir Thomas 1998
pour une discussion critique de ces termes).
13. Cela n’exclut pas bien entendu l’existence d’autres théories fondant sur le corps leur
compréhension de la société indienne. La plus récente semble être un (assez surprenant) « essai
freudien de folklore » d’Alan Dundes (1997), pour qui l’opposition entre le pur et l’impur, et les
discriminations dont sont victimes les intouchables, sont à mettre en étroit parallèle avec
l’apprentissage de la propreté par le petit enfant.
14. Rappelons que la catégorie « nature » est elle-même problématique dans les spéculations
anciennes, védiques, puisque « le rite révèle et déploie la nature, une nature elle-même déjà pré-
instituée par le sacrifice fondateur » (Malamoud 1985 : 243).
15. On sait que L. Dumont oppose, de façon quelque peu dichotomique, l’absence – selon lui – de
l’individualisme en Inde, et son emprise en Occident. Faut-il rappeler, là encore, que l’« Occident »
n’est pas nécessairement simple et monolithique, en citant comme contrepoint J. Moingt à propos
du christianisme : « Le concept de personne, travaillé par un double mouvement antagoniste de
fermeture et d’ouverture, d’exaltation et de déprise de soi, alimente à la fois un individualisme qui
menace les valeurs sociétaires et un altruisme porté à l’idéalisme et l’utopie. […] Selon l’impulsion
que lui donne le christianisme, le moi ne peut pas vivre la plénitude de sa vie de personne en
s’enfermant dans son corps. Il a besoin de la relation à l’autre ; plus précisément, il est poussé à
faire corps avec d’autres, à former un corps qui soit un lieu de communication et de communion
dans la différence » (Moingt 1986 : 61 sq.).
16. Le traitement le plus détaillé figure dans Dumont et Pocock (1959). Comparer l’approche
d’Edward B. Harper (1964) pour élaborer un « modèle théorique du système qui met en relation le
statut de caste et la pollution rituelle » (p. 151). Pour une approche de la personne inspirée par les
travaux de L. Dumont, cf. Östör, Fruzzetti et Barnett (1982), et en particulier la contribution de
A.T. Carter (1982).
17. Les éléments essentiels du dossier figurent dans Marriott (1990), objet d’une discussion
critique dans un numéro spécial de Contributions to Indian Sociology (1990), suivi d’un autre
ensemble de débats dans la même revue (1991).
18. Voir, entre autres, Daniel (1984), Zimmermann (1982, 1989), Trawick (1993, 1995).
19. Voir aussi Freeman (1999) qui, sans reprendre à son compte l’ensemble des vues de Marriott,
propose de considérer la personne comme « multiple et divisible » (multiplex and partible – p. 150),
et Busby (1997), qui admet la perméabilité de la personne (sud-) indienne, mais oppose ce qu’elle
considère être, à l’inverse, son caractère non divisible, entier, à la fragmentation du corps qui
caractériserait les conceptions de la personne en Mélanésie.
20. On en trouvera d’excellentes illustrations dans le beau livre de Georges Vigarello (1985) sur
l’histoire des conceptions de la propreté en Europe.
21. La contestation est néanmoins bien souvent ambiguë, selon qu’il s’agit par exemple pour une
caste de bas statut de dénoncer les jugements portés sur elle, ou de juger les autres – Randeria
(1989).
22. Comparer avec la représentation de l’espace par référence à un sujet humain exposée par M.
Gaborieau (1993).
23. Sur ces irruptions du divin, ou d’autres Puissances, dans le corps humain, voir Assayag et
Tarabout (1999).
24. Il y a d’ailleurs là, sans doute, un jeu de miroirs ambigu avec la « véritable » sorcellerie dont
peuvent être accusées les veuves et les femmes seules (Bouillier 1982 : 114), d’autant que les
charmes jetés par la jeune fiancée sont dits être suffisamment puissants pour transformer son
mari « en marionnette ».
25. Sur la dimension sacrificielle et le caractère « miraculeux » de la torture rituelle, cf. Tarabout
(1986 : chap. 6 et 7) ; voir aussi, pour une approche comparable, Assayag (1990), et, en milieu
musulman, Assayag (1992). Ces représentations s’inscrivent cependant, en milieu hindou, dans un
ensemble plus large de spéculations et de pratiques sur le sacrifice et la notion d’« épreuve » –
comparer Weinberger Thomas (1996).
26. Partageant ainsi une imagerie extrêmement répandue, y compris dans la plupart des
mouvements politiques depuis un siècle – cf. Anandhi (1997).
27. La perspective, tout en étant proche sur certains points de celle de McKim Marriott (prise en
compte, par exemple, des stratégies de rapprochement et d’évitement afin, pour chacun,
d’améliorer ce qui est pensé comme modifiable), diffère cependant de celle-ci en ce qu’elle ne
fonde pas la hiérarchisation observée des castes sur leurs transactions.
Première partie. Logiques descriptives
Chapitre premier. Ce qu’un hindou dit à
son corps
La réécriture des représentations traditionnelles
Francis Zimmermann
1 Bien que les pages qui suivent s’inscrivent dans le cadre des études
indiennes classiques et que l’auteur ait accès aux sources sanskrites, elles
n’ont pas directement pour objet les représentations hindoues du corps
telles qu’elles étaient formulées avant la colonisation britannique. Nous
nous efforçons de mettre en perspective historique les connaissances
accumulées depuis deux siècles, la construction des savoirs sur les
représentations du corps dans le monde hindou. L’histoire critique des
disciplines orientalistes qui s’est développée ces dernières années nous
conduit à distinguer clairement deux périodes dans la construction de ces
savoirs. Les représentations du corps telles qu’elles émergent de la
lecture, de la traduction et de l’interprétation des textes classiques dans
l’Inde hindoue ont fait successivement l’objet de deux réécritures à partir
de la seconde moitié du XIXe siècle. En voici l’analyse.
2 Cette analyse se situe résolument aux temps modernes. Tirant parti de
l’œuvre des historiens du nationalisme indien, nous voudrions retracer
dans un premier temps l’émergence d’une « science hindoue » du corps à
la fin du siècle dernier, puis dans un deuxième temps la réception des
représentations de l’hindouisme en Occident. On pourrait dire qu’il y eut
deux phases ou deux orientations successives de l’engouement du monde
moderne pour la sagesse hindoue. Première phase, la naissance – sous la
plume des intellectuels indiens eux-mêmes – d’un orientalisme indigène
d’inspiration nationaliste qui fait émerger dans l’espace public colonial le
thème de l’existence d’une « science hindoue » (1860-1920). Naît alors,
entre autres domaines de sens, une science hindoue du Corps vivant
(animal et humain), qui se présente comme une construction idéologique,
constitutive d’un monde exotique et d’un partage de la réalité entre eux
(les hindous) et nous (les modernes). Seconde phase, près d’un siècle plus
tard, un nouvel orientalisme militant, qui cette fois-ci est le fait des
Occidentaux, gouverné par une idéologie où se sont mêlés le relativisme
culturel, l’engouement pour la spiritualité hindoue et le mouvement
politique de la contre-culture (1970-1980). Ces deux phases peuvent être
interprétées, rétrospectivement, comme deux réécritures des
représentations hindoues traditionnelles sous l’influence de l’Occident.
Dans les deux cas, l’orientalisme est l’instrument d’une construction de
réalités idéologiques fortement imprégnées de subjectivité. La réalité
sensible, les choses du corps telles que les humeurs et les maladies,
l’alimentation et la gestuelle sont culturellement construites et
présentées comme spécifiques de l’Inde, hindoues par essence.
3 Indianiste européen étudiant les textes sanskrits, je m’inscris, bon gré
mal gré, dans cette seconde phase. Une démarche réflexive et critique
anime donc le regard rétrospectif que je porte ici sur la réécriture
contemporaine des représentations hindoues. Comment parler de l’Inde
sans avoir l’outrecuidance de parler pour autrui ? Nos collègues indiens,
depuis quelques années, ont entrepris d’écrire l’histoire de la
construction des savoirs coloniaux et de l’orientalisme dans l’Inde
anglaise au XIXe siècle. Ce faisant, ils ont coupé court – il y a environ
quinze ans – à cette phase d’orientalisme militant dont je parlais, en la
dénonçant comme « post-coloniale », c’est-à-dire comme un
prolongement des projections exoticisantes de l’Europe sur l’Inde. Ils ont
proposé une autre méthode de travail dans les études indiennes : la
constitution d’une archéologie des savoirs sur l’Inde. Pour rejoindre à
mon tour cette démarche critique, je prendrai appui sur un ouvrage
récent de Gyan Prakash 1 , qui prolonge et renouvelle en histoire des
sciences l’inspiration des Subaltern Studies – école d’historiographie, née
dans les années soixante-dix en Inde sous l’état d’urgence, qui voulait
rendre la parole aux indigènes – et s’inspire de Michel Foucault pour
analyser les rapports entre savoirs érudits et pouvoir politique.
4 Les années soixante-dix, c’est l’époque où se diffuse en Occident, à la
faveur d’un immense engouement pour les médecines douces, l’image du
corps hindou gouvernée par l’onctuosité et la fluidité. Dialectique du feu
et de l’eau : la coction des humeurs. Fluidité du corps hindou opposée à la
rigidité du corps occidental. Image du corps autre que la nôtre en
Occident, qui fonctionne comme théorie critique fondant la légitimité des
médecines douces qui s’inspirent de cette image, théorie « critique » dans
la mesure où elle est formulée contre la biomédecine occidentale.
Métonymie entre le corps (les humeurs) et le règne végétal (les sèves),
image de symbiose du corps dans la nature qui fonde la légitimité de
pratiques importées de l’Inde par la contre-culture : la non-violence,
c’est-à-dire le végétarisme. Le travail qu’ont accompli les indianistes à ce
sujet dans les années soixante-dix répondait implicitement à cette
attente morale, existentielle et politique du public éclairé en Amérique et
en Europe à l’époque. Mais mon hypothèse, dans les pages qui suivent,
c’est que cette image du corps hindou développée par les indianistes fut
d’abord construite à la fin du XIXe siècle par les nationalistes hindous.
L’interprétation qu’en propose Gyan Prakash me semble convaincante, et
je m’en inspire dans une réflexion distanciée sur le thème des
« représentations dans le monde hindou », une thématique qui ne se
conçoit que dans le cadre idéologique du nationalisme hindou mis en
place depuis un siècle.
5 Cependant, je voudrais aller plus loin et démonter le mécanisme de
l’explication généalogique à laquelle se livre Prakash. Il contextualise les
représentations de l’Inde en Occident, en montrant qu’elles furent
initialement des reinscriptions comme il dit en anglais, des réécritures de
la tradition qui sont des récupérations politiques. Cette explication ne
vaut pas seulement pour les représentations du corps, même si le Corps
est un thème stratégique, dans l’œuvre des historiens subalternistes,
parce qu’ils ont profondément subi l’influence de Michel Foucault et de sa
philosophie critique du biopouvoir et du gouvernement des corps. Le
mécanisme explicatif mis en œuvre par Gyan Prakash vaut pour toutes
sortes de choses de l’Inde, et en particulier pour tous les thèmes
fortement investis (moralement, politiquement, esthétiquement) dans la
littérature vernaculaire contemporaine. Par exemple le thème de la
communauté de village (the little village community), le thème de la parenté
(kinship) structurant la société hindoue traditionnelle, etc. Je m’efforcerai
donc de caractériser la démarche et la position critique d’un Gyan
Prakash dans le champ des « études indiennes » (champ d’études dont il
conteste, sans le dire ouvertement, la légitimité).
La science hindoue
14 Tel est l’ordre colonial que les nationalistes hindous vont subvertir, en
réinscrivant les représentations hindoues du corps dans le registre de la
science. Nous reprendrons la périodisation proposée par David Arnold
dans un article qui met en lumière un trait frappant de la science dans
l’Inde des années 1860-1920, l’importance de l’histoire 6 . Les
scientifiques indiens de l’époque s’efforçaient systématiquement de
situer leurs recherches par rapport à l’horizon mythique d’un passé
« hindou » de la science. Sans doute rivalisaient-ils avec la science
occidentale, qui elle-même se présentait comme l’héritière d’une longue
tradition. Mais ils s’appuyaient aussi sur la construction de la tradition
hindoue proposée par les orientalistes, l’Âge d’or antique suivi d’une
longue décadence, provoquée par les invasions musulmanes, décadence
qu’avait heureusement interrompue la colonisation britannique.
15 Cette construction d’un passé hindou se déploie avec prolixité dans les
écrits et les discours du petit groupe de philosophes et savants qui ont été
les animateurs de la Renaissance scientifique indienne, au Bengale, à la
fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les représentations du corps dans le
monde hindou telles que les orientalistes les avaient fait connaître, et en
particulier les théories ayurvédiques avec force citations sanskrites à
l’appui, vont être réintégrées dans un discours scientifique et même
positiviste et se voir doter d’un nouveau statut épistémologique : ces
doctrines physiologiques de l’Āyurveda (une « médecine »), du Sāṃkhya
(une « physique »), etc., ne sont plus un objet d’étude mais un instrument
de connaissance. Gyan Prakash interprète ce renversement de
perspectives comme une réécriture et une récupération politique des
sciences coloniales de gouvernement, the reinscription of colonial
governmentality 7 .
16 Voici un exemple de ce type de réécriture appliquée à un texte sanskrit,
que nous empruntons à Brajendranath Seal, philosophe bengali qui
participe au mouvement réformiste du Brahmo Samaj et publie en 1915
un ouvrage au titre influencé par la lecture d’Auguste Comte, The Positive
Sciences of the Ancient Hindus 8 . Prenons un détail de la doctrine
ayurvédique : la liste des sept tissus organiques – chyle, sang, chair,
graisse, os, moelle, sperme – qui s’engendrent les uns les autres par une
série de sublimations ou cuissons successives. Une ultime coction produit
un sublimé du sperme qu’on nomme ojas en sanskrit, fluide vital
imaginaire qui représente la quintessence de tous les fluides organiques.
Les collections médicales emploient l’image de la roue pour décrire cette
transformation ininterrompue des tissus organiques : « La
transformation (parivṛtti) des tissus nutritifs par une série de coctions est
ininterrompue comme [le mouvement d’] une roue 9 . » Seal actualise le
texte sanskrit, quinze siècles ou deux millénaires plus tard, en traduisant
cette image, la roue, comme s’il s’agissait d’un concept, le métabolisme :
« The semen, or rather all the elements in their finer essence, give off ojas , which
returns to the heart, the receptacle of chyle and blood, and again floods the body and
sustains the tissues, thus completing the wheel or selfreturning circle of metabolism (
pariv ṛ ttis tu cakravat , cf. Charaka and Vâgbhata) 10 . »
17 Ce procédé de reinscription ou « réécriture », du point de vue strictement
logique, transforme une image (le mouvement perpétuel d’une roue) en
un concept (le métabolisme des tissus dans la physiologie organique du
XIXe siècle).
Aires culturelles
23 Les indianistes de ma génération ont hérité de cette idéologie. Lorsque
nous faisions nos études, les savoirs sur les choses de l’Inde étaient pour
nous naturellement centrés sur « l’Inde » dans son essence, et cette
orientation ne fut remise en question que trente sinon quarante ans
après l’indépendance. En 1947, les études indiennes en Occident se
trouvent confrontées à la décolonisation, aux sentiments
anticolonialistes, aux soulèvements contre le néo-colonialisme. Ce climat
intellectuel et politique favorise la naissance d’un nouvel indianisme
centré sur l’Inde comme « aire culturelle » où la civilisation hindoue est
hégémonique 14 . Dans les années 1950-1960, principalement aux États-
Unis et dans une moindre mesure en Angleterre et en France, se sont
créées les conditions d’une anthropologie symbolique à base d’études
textuelles et d’une collaboration fructueuse entre l’indologie classique et
les sciences sociales. Pour des raisons politiques nées de la Seconde
Guerre mondiale 15 , de vastes enquêtes richement dotées par les
grandes fondations américaines furent lancées en Inde sur le thème du
karma, la rétribution des actes accomplis dans les vies antérieures, qui, à
tort ou à raison, paraissait toucher aux fondements de la personnalité
hindoue.
24 Elles étaient, en effet, centrées sur la notion de Personne sur laquelle se
cristallisaient d’un côté les représentations du Corps et de l’autre une
vision du monde. Les spécialistes des textes furent les premiers mobilisés
dans ces enquêtes, parce qu’ils avaient accès aux dogmes religieux
constituant, selon le paradigme dominant du « holisme 16 », le socle de
la vision du monde spécifique de la culture hindoue. Les ethnologues,
pour leur part, devaient identifier dans chaque cas particulier les
éléments de la tradition savante effectivement enseignés et mobilisés
dans les pratiques locales. On prit alors conscience du caractère
inévitablement syncrétique des traditions savantes. Pour citer Charles
Keyes, l’un des animateurs de cette entreprise : « Il n’existe pas de
tradition savante parfaitement homogène au sens où elle serait
intégralement fondée sur un “canon” à l’exclusion de tous autres textes
17 . » Il fallait donc construire ce que l’on a plus tard nommé une
27 Voilà donc une imagerie qui, dans les textes originaux, est, sans aucune
ambiguïté, de nature purement physiologique. Il y est question de
cuisson, de sublimation au sens de ce mot en cuisine ou pharmacie, de
filtrage des liquides et excrétion des résidus. L’interprète, cependant,
projette sur cette imagerie des doctrines philosophiques et religieuses qui
relèvent d’autres secteurs de la tradition hindoue : la distinction entre
« substrat féminin » et « essence masculine », ici introduite pour
expliquer la génération du sperme, vient du système philosophique
Sāµkhya ; nous glissons d’une image culinaire (la cuisson comme
sublimation) à une image religieuse lorsqu’est introduit le mot
purifications ; et l’amalgame entre les différents secteurs de la tradition
hindoue – médecine, religion et droit (les Textes de Dharma) – est
expressément accompli dans la suite du texte, qui ravale au niveau des
images le concept juridique de jāti, la « caste », sous prétexte
qu’étymologiquement jāti veut dire « naissance ». C’est jouer purement et
simplement sur les images, et c’est en cela qu’il y a, dans l’interprétation
proposée ici de la procréation par sublimation comme « métaphore de
base », une réécriture idéologique du Corps hindou qui n’est guère plus
fidèle aux textes originaux que celle de Brajendranath Seal. Le
positivisme dictait à Seal l’image du métabolisme, le holisme dicte à
Trawick l’image de la sublimation. Il tirait les représentations
ayurvédiques vers la science moderne, elle les tire vers la polarité
religieuse du pur et de l’impur.
28 Ces schèmes (templates) ou « métaphores fondatrices » sont autant d’idées
philosophiques en fonction desquelles l’historien de la médecine
ayurvédique et l’ethnologue étudiant les représentations du corps
structurent la lecture des textes classiques (pour l’un) ou l’enquête sur le
terrain (pour l’autre). Les études indiennes de type « aires culturelles » et
l’anthropologie médicale, lorsque cette discipline s’est constituée au
tournant des années soixante-dix, partageaient une même méthode
constructiviste dans la mesure où elles utilisaient ainsi des catégories de
pensée et de langue pour structurer leur objet d’étude 22 . Utiliser une
catégorie empruntée à la pensée philosophique – qu’elle soit occidentale
ou exotique – comme principe structurant du domaine d’enquête que l’on
se donne pour objet est l’une des définitions possibles du constructivisme
dans les humanités et les sciences sociales.
29 Tel est le cadre théorique dans lequel, en 1971, Charles Leslie lance une
ambitieuse entreprise comparative qui a complètement renouvelé notre
connaissance des médecines traditionnelles d’Asie. 23 La décision clé
dans la démarche de Leslie fut de professionnaliser la recherche et de
séparer clairement l’étude de la tradition observée (travail
ethnographique) de l’interprétation de la doctrine dans les textes (travail
historique, philologique et philosophique), contrairement au
dilettantisme qui prévalait jusqu’alors dans l’œuvre d’orientalistes 24
qui se piquaient de faire occasionnellement des observations de terrain.
Cette nécessité d’une division du travail clairement formulée rendit
possibles ensuite, d’une part, la collaboration entre historiens et
ethnologues et, d’autre part, les échanges intellectuels avec les praticiens
indiens
30 Leslie distingue donc les textes classiques (canoniques) de la tradition
savante (syncrétique) des médecins hindous (système ayurvédique) ou
musulmans (système yunani) dont les croyances et la pratique font
aujourd’hui dans l’Inde la vie concrète et sociale des textes 25 . Les
praticiens qui cultivent une version érudite de la médecine
traditionnelle, quelle que soit leur connaissance des textes originaux, les
interprètent à la lumière de commentaires plus récents et
d’enseignements transmis par la parole d’un maître. Se mettre à leur
école, comme quelques-uns d’entre nous se sont efforcés de le faire dans
les années 1970-1980, c’était travailler au point d’articulation entre textes
et pratiques, sémantique et pragmatique, orientalisme et sciences
sociales, sans sortir du cadre méthodologique des aires culturelles.
La contre-culture
31 Une nouvelle discipline, l’anthropologie médicale, se constitue dans les
premières années de la décennie soixante-dix sur la base d’une nouvelle
hypothèse de travail : la clinique médicale, le corps malade, le vécu des
maladies sont culturellement construits. Partant à la recherche de
nouvelles maladies et de syndromes spécifiques d’une culture
particulière, les anthropologues médicaux américains ont multiplié les
dissertations sur des concepts choisis comme s’ils désignaient des réalités
observables bien qu’elles ne soient pas données mais reconstruites par
l’observateur : la Maladie (illness), l’Émotion, la Souffrance, la Narrativité
des symptômes.
32 La chronologie est significative, pour peu qu’on essaie d’en préciser les
articulations aussi exactement que possible. Me donnant pour but, depuis
quelques années, de contextualiser les recherches que les sanskritistes et
les historiens de la médecine ont entreprises ces années-là à partir d’une
lecture des textes classiques de l’hindouisme – les grandes collections
médicales de Suśruta, Caraka et Vāgbhaṭa –, je me suis limité dans un
premier temps à la France. Je me suis efforcé de cerner en France le
moment de l’avènement du corps médecin (la mode du patient médecin
de soi-même), dans les années 1976-1980 quand fleurit l’idéologie du
« savoir du malade », puis douze à quinze ans plus tard, le moment où le
corps est saisi par le droit, lorsque les tribunaux (1992) font prévaloir le
droit pour chaque sujet de se façonner lui-même (la question des
transsexuels), puis le moment où le corps est introduit parmi les
catégories du droit (dans les lois dites de bioéthique promulguées en
1994). La vogue des médecines alternatives accompagnait la montée en
puissance de l’idéologie du « savoir du malade » et, en particulier,
l’importation chez nous des médecines savantes de l’Inde et de la Chine.
Elles sont venues renforcer la saisie du corps par le droit, en popularisant
une vision du monde holiste où l’on a traditionnellement institué la
nature elle-même en sujet de droit.
33 Les années soixante-dix, c’est aussi l’époque où le mouvement de
politique existentielle que l’on a nommé « la contre-culture 26 » fut au
sommet de son influence et suscita un intérêt passionné pour les choses
de l’Inde dans la jeunesse universitaire occidentale. Mon enquête, pour
préciser ce point, s’est alors déplacée du côté nord-américain. À partir de
la lecture critique de textes américains de bioéthique et d’anthropologie
médicale, je me suis efforcé de décrire les progrès internes aux sciences
sociales – l’école culture et personnalité, le développement des area
studies et la synthèse momentanée (1971-1985) de l’orientalisme et de
l’anthropologie – croisés avec l’histoire de la contre-culture américaine,
l’émergence de la bioéthique aux États-Unis et la redécouverte des
cosmologies médicales d’Asie. Je résume ici à grands traits ce dossier.
34 L’histoire des pratiques médicales depuis trente ans en Occident présente
un envers et un endroit. Au recto, un irrésistible mouvement de
judiciarisation de la médecine (corrélativement à une biologisation du
droit). C’est l’émergence puis l’empire de la bioéthique. Au verso,
l’explosion des médecines alternatives sur le marché des soins médicaux
à partir des années soixante-dix. Prenons l’ensemble que constituent
dans notre société les sciences biologiques et médicales d’un côté et les
médecines alternatives de l’autre. Les « avancées » des sciences
biologiques et médicales ont suscité l’émergence d’un ensemble
d’institutions, de connaissances et de pratiques consacrées au
gouvernement des corps, aux réalités – juridiques ou biologiques – les plus
objectives du champ médical. Réciproquement, face à ce pôle d’objectivité
juridique et scientifique, la seule chance qui nous soit donnée de situer à
leur juste place les médecines alternatives (en donnant son plein sens à
ce mot) sans les assimiler à des sectes ou des psychothérapies, ce n’est
pas d’en exposer le contenu de connaissances « objectives » (comme le
souhaitent les laboratoires pharmaceutiques ou les économistes de la
santé), mais de les étudier en partant de la subjectivité du patient.
35 Refoulée du champ de la bioéthique, la subjectivité fait retour dans les
médecines alternatives. Elles ont fleuri dans le contexte philosophique de
la contre-culture dont les thèmes ont simultanément influencé certains
courants de la bioéthique naissante, et en particulier le courant
« procédural » : dialectique entre le principe d’autonomie (le
consentement éclairé du patient) et le principe de bienfaisance (la
compassion du médecin pour toutes les manifestations de la vie). L’un de
ces thèmes, par exemple, est celui de la continuité entre le règne végétal
et le corps humain, qui est très clairement exprimée dans le poème de
Ramanujam que nous citerons plus loin. Traduction de ce thème dans les
médecines douces : le corps est abreuvé de toutes les sèves du monde
végétal qui assurent son onctuosité et sa fluidité. Traduction du même
thème en bioéthique : nous habitons un monde où tous les êtres vivants
(les arbres…) ont une personnalité et des droits. L’envers et l’endroit,
médecines douces et bioéthique ; celle-ci ne va pas sans celles-là.
36 C’est dans ce contexte historique que Charles Leslie a réalisé une percée
scientifique dans les colloques qu’il a successivement organisés de 1971 à
1985 et dans les ouvrages collectifs issus de ces colloques, qui associent
anthropologues, historiens et philologues dans l’étude des médecines
d’Asie. Ce serait faire preuve de naïveté, aujourd’hui, que de présenter
directement l’exposé d’une « doctrine » ou d’une « cosmologie »
médicale, comme nous le faisions dans les années soixante-dix, soit sur
l’exemple exotique de l’Āyurveda, soit dans le cadre des réflexions à la
mode à l’époque sur les droits de tous les êtres de la Nature à notre
compassion. Ces représentations (du Corps et de la Nature) qui nous
viennent au moins partiellement de l’hindouisme, nous devons les
replacer dans l’histoire de la médecine et de la bioéthique dans la culture
occidentale contemporaine.
37 La présentation que les orientalistes donnaient des médecines d’Asie, en
Europe et aux États Unis fit un temps figure de théorie critique. Un
« autre » corps, une « autre » médecine, une autre « subjectivité ». Cette
dimension critique des médecines d’Asie s’est pourtant émoussée à la fin
des années quatre-vingt ; elles sont passées de mode. L’orientalisme était
disqualifié, et de nouvelles thématiques culturelles et politiques prirent le
relais pour jouer ce rôle de théorie critique dans le champ de
l’anthropologie médicale, qui s’attaquaient non plus aux méfaits de la
médecine et de la biologie occidentales en elles-mêmes mais à la
médicalisation de la « souffrance sociale » (social suffering). Les
anthropologues linguistes ont depuis lors forgé d’autres concepts que
ceux qui étaient utilisés pour décrire les cosmologies médicales ou
l’image du corps à l’époque, et particulièrement le concept d’indexicaux
(les paramètres contextuels de l’acte de parole, les points d’ancrage de la
subjectivité dans la parole), qui serait ici pertinent pour l’analyse de la
place de la subjectivité dans la rencontre clinique, la cérémonie religieuse
et plus généralement l’expression des émotions (faite d’actes de parole).
Un ethnologue d’aujourd’hui travaillant sur le Corps en Inde – les images
du corps et l’expression des émotions, les idéologies médicales, les
représentations religieuses, les arts vivants (performing arts) – se place
dans le contexte de situations d’interlocution et décrit les façons,
explicites ou implicites, de formuler dans telle ou telle langue
vernaculaire, dans la consultation médicale, le rituel ou les arts du
spectacle, une distinction, qui conditionne nos représentations de la
subjectivité, entre « le » corps et son appropriation (« ton » corps).
Réécritures
38 Concluons cette esquisse de périodisation appliquée à l’histoire des
représentations du Corps construite dans l’indianisme, en revenant
brièvement sur l’outil d’analyse que nous avons emprunté à Gyan
Prakash. Peut-on schématiser ce processus idéologique qu’il désigne du
nom de reinscription ou réécriture ? Il me semble que joue, à chaque fois
que joue cette réécriture, une dialectique entre la sphère de la vie privée
et la sphère de la vie publique. On peut ainsi résumer son analyse des
années 1860-1920 en disant que, pour Prakash, les élites indigènes ont
réinscrit dans l’espace public les valeurs de l’espace privé, créant ainsi
avec l’aide des orientalistes une version positiviste de l’hindouisme. Il
emprunte à Partha Chatterjee cette division entre le dehors et le dedans.
Les nationalistes ont construit une image spiritualiste de l’hindouisme
qu’ils ont localisée dans l’espace privé, the inner sphere of family, women,
tradition, and spirituality 27 , tout en la situant dans l’ombre du
matérialisme occidental importé par le colonisateur dans l’espace public
de l’Inde britannique. La réécriture de la tradition hindoue, sous la plume
des écrivains nationalistes hindous, fut une stratégie politique visant à
faire basculer l’Ayurveda et autres disciplines privées de contrôle de soi
dans l’espace public, quitte à en faire des instruments de contrôle social
dès lors qu’elles seraient intégrées aux instruments modernes de la
gouvernementalité.
39 Prakash évoque très brièvement deux autres thèmes sur lesquels aurait
joué cette dialectique entre la spiritualité orientale et la technologie
occidentale, dans l’imaginaire de l’Inde naissante : les structures
élémentaires de la parenté (kinship), et la communauté villageoise (the
bonds of community). Les réécrire dans le langage de la modernité, c’est les
transposer du domaine spirituel dans la sphère du politique :
« For, the nationalist imagination operated as a form of reinscription. Its ambition was
to rewrite India and Indian interests scripted by colonial governmentality, to
domesticate and bring within the domain of the nation the space constituted by
technics and its political imperative – the state…
The “inner” sphere of the nation – defined by the nationalists as its essential, spiritual
domain that the West was to be kept out of – could not be insulated from the
inessential “outer” sphere of modern science and technology in which the West was
dominant. Nationalism could never concede that the nation existed only in its “inner”
recesses, because that would cede the sphere of politics and economics to colonialism
altogether. Colonial subjection drove anticolonial nationalism in a more ambitious
direction as it simultaneously drew upon and trangressed the inner/outer dichotomy,
distinguishing community from the state while seeking to realize the former in the
latter. Nationalism spoke in both languages of kinship and statecraft, it invoked the
bonds of community and mobilized for state power 28 . »
40 Des communautés de village (the little village community) que l’on
comparait à de petites républiques, Prakash dira plus loin qu’elles
« singeaient » l’État moderne tout en exprimant en même temps dans
l’espace public une réalité d’ordre spirituel – la solidarité organique
cimentant la communauté de village – qui (dans l’imaginaire des
écrivains nationalistes bien sûr) était inscrite de toute éternité dans la
culture nationale hindoue 29 .
41 L’analyse rétrospective que j’ai tenté d’appliquer ici à l’histoire des
représentations du corps en Inde à l’époque coloniale et contemporaine
reposait sur le même principe. J’empruntais à Prakash l’idée d’une
dialectique entre disciplines de soi dans le domaine privé et
gouvernement des corps dans l’espace public. Il me semble que nous
avons vu jouer deux fois cette dialectique, la première (1860-1920) me
permettant de repérer et d’expliquer la seconde (1970-1980) qui seule
m’intéresse vraiment, on l’aura compris, dans la mesure où la démarche
que j’ai entreprise est essentiellement réflexive et vise à mettre en
perspective mon travail d’orientaliste.
42 La reconstruction orientaliste des représentations hindoues du Corps,
telle qu’elle fut reçue dans le cadre de la Contre-culture, combinait deux
principes : – l’un, physiologique, géographique, était de l’ordre de
l’écologie, les humeurs, les arbres, la jungle ; – l’autre, psychologique et
moral, se situait dans le registre du discours, la sagesse, la discipline de
soi, la subjectivité ; ce que dit Prakash ne porte que sur le second de ces
deux principes. Pour prendre en compte le premier, et restituer aux
représentations du corps qui nous viennent de l’hindouisme leur
dimension physiologique, géographique, écologique, ne conviendrait-il
pas de doubler la déconstruction (perspicace, convaincante) de la
« médecine nationale » que nous propose Prakash d’un retour au terrain
dans son enracinement géographique ? Passer de l’oreille à l’œil, du
discours au regard. Contextualiser. Retour aux paysages des tropiques.
Les représentations du corps sont indissociables des représentations du
milieu physique.
43 On me rétorquera peut-être que c’est là retomber dans l’idéologie des
années soixante, lorsque Ramanujan comblait l’attente des enfants de la
contre-culture en publiant le poème qui m’a inspiré le titre de cet essai et
dont je citerai quelques vers pour conclure.
Dear pursuing presence, dear body: you Chère présence familière, mon cher corps, tu
brought me m’apportas [en ce monde]
[…] […]
behind. When you leave all else, en partant. Quand tu laisses tout le reste :
my garrulous face, my unkissed mon visage volubile, et, privé de ton baiser,
alien mind, when you muffle mon manas déconnecté ; quand tu étouffes
to rise in the sap of trees pour monter dans la sève des arbres,
let me go with you and feel the weight laisse-moi venir avec toi et sentir le poids
of honey-hives, in my branching and the des essaims de miel dans mes rameaux et les
burlap-weave of weaver-birds tisserins tissant la toile [de leur nid]
BIBLIOGRAPHIE
Références
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PRAKASH, G., 1992, « Writing Post-Orientalist Histories of the Third World » (1990), version révisée
et augmentée in Nicholas B. Dirks, éd., Colonialism and Culture, Ann Arbor, University of Michigan
Press (trad. française : « Peut-on écrire des histoires post-orientalistes du tiers monde ? », in
Mamadou Diouf, éd., L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés post-
coloniales, Paris, Karthala, 1999).
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Paris, Autrement.
NOTES
1. G. Prakash, Another Reason. Science and the Imagination of Modern India, Princeton, 1999 ; New
Delhi, Oxford University Press, 2000. Gyan Prakash est professeur d’histoire à Princeton.
2. G. Prakash, Another Reason, op.cit., chap. 5.
3. G. Prakash, Another Reason, op.cit., p. 127 : « What was colonial about the colonization of the
body ? ».
4. Cette période d’intégration de l’hindouisme et des sciences traditionnelles comme l’Āyurveda
qui lui sont attachées s’achève en 1835, date de la célèbre Minute de Macaulay qui marque la
victoire des anglicistes sur les orientalistes.
5. G. Prakash, « Writing Post-Orientalist Histories of the Third World » (1990), cité dans la version
révisée et augmentée qu’a publiée Nicholas B. Dirks, éd., Colonialism and Culture, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 1992, p. 355. Traduction française d’une version plus ancienne de cet
article sous le titre : « Peut-on écrire des histoires post-orientalistes du tiers monde ? », in
Mamadou Diouf (sous la dir. de), L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et
sociétés postcoloniales, Paris, Karthala, 1999.
6. D. Arnold, « A time for science : Past and present in the reconstruction of Hindu science », 1860-
1920, in Daud Ali, éd., Invoking the Past. The Uses of History in South Asia, New Delhi, Oxford
University Press, 1999, p. 156-177.
7. G. Prakash, Another Reason, op.cit., p. 147.
8. Réimpression offset à Delhi, Motilal Banarsidass, 1985.
9. Vāhaṭa, Aṣṭāṅgahṛdayasaṃhitā, Śārīrasthāna III, 66 : «... pākakramādibhiḥ santatā bhojyadhātūnāṃ
parivṛttis tu cakravat ».
10. B. Seal, Positive Sciences of the Ancient Hindus, op.cit., p. 205.
11. G. Prakash, Another Reason, op. cit., p. 146-147 : « The concept of a national medicine, however,
emerged under the shadow of colonial medicine’s authority, and it sought to act upon a body
brought to surface by the knowledges and practices of colonial governmentality. For this reason,
it operated as a strategy of reinscription, not rejection, of colonial therapeutics. »
12. Réimpression offset à bon marché pour les étudiants du collège d’Ayurveda, Trivandrum, CBH
Publications, 1995, vol. 1, p. 13.
13. G. Prakash, Another Reason, op.cit., p. 150 : « The efficacy of different patent medicines were
items of urban middle-class conversations. Such discussions were not always systematic and
learned, and they did not seriously threaten the dominance of Western medicine. But they were
important for an elite obsessed with defining an appropriate therapeutics for India. For at issue in
this definition was the body materialized by state institutions. Insofar as the body was produced
as an effect of knowledges and tactics, attempts to reinscribe colonial therapeutics were efforts to
intervene in the relationship between the state and the population. »
14. G. Prakash, « Writing Post-Orientalist Histories of the Third World », op. cit., p. 362 :
« Nationalist historiography [had] made histories centered on India the norm. Postwar
decolonization, anticolonial sentiments, and upsurges against neocolonialism also created a
congenial political and intellectual climate for an orientation based on India. This orientation was
institutionalized in the United States by the establishment of South Asia area studies programs in
the 1950s. » La création par Louis Dumont du Centre d’études indiennes de sciences sociales à
l’École pratique des hautes études en 1957 s’inspire de cette orientation.
15. Les area studies ont pris la forme d’une recherche appliquée, pour les besoins de la diplomatie,
sur la « personnalité de base » des Japonais, des hindous, etc.
16. Nous supposons connu le lien d’implication réciproque, en anthropologie sociale à l’époque,
entre la définition du terrain d’enquête comme « aire culturelle » homogène et la méthode
d’interprétation « holiste » (Louis Dumont) qui donne sens aux éléments observés en les
rapportant au fait social total.
17. Ch. F. Keyes, in Ch. F. Keyes et E. Valentine Daniel, éd., Karma. An Anthropological Inquiry,
Berkeley, University of California Press, 1983, p. 271 : « There is no single integrated textual
tradition based on a “canon” to the exclusion of all other texts. » Cet ouvrage classique, qui est à
mon sens la meilleure introduction à cette littérature américaine sur la personnalité hindoue, est
issu de différents ateliers interdisciplinaires réunis dans les années 1976-1978.
18. Ibid. : « Textual constructions of religious ideas serve to formulate dogma for a community of
people only if these constructions fit into a total religious field of meaning. »
19.Śārīrasthāna, litt. « Lieu [Livre] où l’on traite des Choses [Éléments] du corps » (L’allongement
de la première syllabe dans śārīra oblige à traduire ainsi).
20. M. Trawick, « Writing the body and ruling the land : Western reflections on Chinese and Indian
medicine », in Don Bates, éd., Knowledge and the Scholarly Medical Traditions, Cambridge, Cambridge
University Press, 1995, p. 289.
21. M. Trawick, op. cit., p. 293.
22. Je préfère parler d’une histoire « constructiviste » plutôt que d’une « histoire fondationnelle »
comme fait G. Prakash, Writing post-orientalist histories, op. cit., p. 365, mais pour dire la même
chose. Le chercheur postule l’existence de métaphores fondatrices – posited essences dit Prakash,
dans la même page – sur lesquelles il fonde la spécificité de la culture étudiée.
23. 1971 est l’année où fut organisé par Charles Leslie le Burg Wartenstein Symposium dont les
travaux furent publiés cinq ans plus tard dans Ch. Leslie, éd., Asian Medical Systems, Berkeley,
University of California Press, 1976. C’est un tournant capital dans le champ de recherches qui
nous occupe ici, d’autant qu’il coïncide avec la naissance de l’« anthropologie médicale », puisque
les premiers articles de Horacio Fabrega et Arthur Kleinman, qui fondent cette discipline, sont
publiés en 1972 et 1973 : références dans F. Zimmermann, Généalogie des médecines douces, Paris,
PUF, 1995, p. 5 sq.
24. Voir par exemple les observations sur la pratique actuelle de l’Āyurveda (pp. XX-XXV) par
lesquelles Jean Filliozat fait ressortir ce qu’il appelle la validité ou la valeur des enseignements
d’un texte classique, dans son édition du Yogasataka, Pondichéry, Institut français d’indologie,
1979.
25. Ch. Leslie, Asian Medical Systems, op. cit., p. 356 : « The point I want to make is that by the 19th
and 20th centuries, the traditional beliefs and practices of Ayurvedic physicians were radically
different from the classic texts, and were deeply influenced by Yunani medicine. »
26. Un excellent ouvrage de Christiane Saint-Jean-Paulin, La Contre-culture. États-Unis, années 60 : la
naissance de nouvelles utopies, (Paris, Autrement, 1997) permet de cerner la chronologie, le
personnel et la thématique de ce mouvement culturel et politique.
27. G. Prakash, Another reason, op. cit., p. 158. Voir P. Chatterjee, The Nation and its Fragments :
Colonial and Postcolonial Histories, Princeton, Princeton University Press, 1993, index s. v. spiritual
(domain), inside, etc.
28. Ibid. , p. 179.
29. Ibid. , p. 186.
30. Première publication dans The Striders (1966), cité ici d’après A. K. Ramanujan, The Collected
Poems, New Delhi, Oxford University Press, 1995. Nous omettons la moitié du poème. C’est
essentiellement la dernière strophe qui nous intéresse, en effet, parce qu’elle identifie les
humeurs du corps aux sèves qui circulent dans le règne végétal. A. K. Ramanujan (1929-1993),
professeur de linguistique à l’université de Chicago, traducteur inspiré et poète de langue
anglaise, parlait pour ainsi dire « au nom de l’Inde » en Occident dans les années soixante-dix.
Chapitre 2. Interpréter l’image du corps
Humain dans l’Inde pré-moderne 1
Dominik Wujastyk
1 Un aspect passionnant des études portant sur le corps en Inde est que
nous trouvons au sein de la tradition indienne elle-même, et ce dès les
premiers témoignages, une pensée réfléchie du corps comme support de
conscience, comme extériorité susceptible, peut-on dire, de présenter des
inscriptions diverses. Les notions d’extériorité et d’intériorité sont
profondément ancrées dans la pensée indienne à époque ancienne.
Rappelons que le verbe sanskrit pour « disparaître, s’évanouir » est
antardhā, dont l’étymologie suggère le fait de placer quelque chose à
l’intérieur ; réciproquement, « l’apparition », c’est « ce qui est à
l’extérieur » (skt. āvirbhū). L’un des mots les plus courants en sanskrit
pour « corps », deha, peut être dérivé de la racine grammaticale dih,
signifiant « oindre, enduire » : il me paraît possible de comprendre la
métaphore qui sous-tend le mot comme rapprochant le corps d’une
enveloppe ou d’une couche extérieure.
2 Nos sources indiennes les plus anciennes, remontant au deuxième
millénaire avant notre ère, discutent déjà du démembrement rituel de
corps d’animaux aussi bien que, métaphoriquement, de corps humains.
Dans la littérature upanishadique du premier millénaire avant notre ère,
l’existence de plusieurs corps est posée, corps d’ordre spirituel, physique
ou psychologique. La Taittirīyopaniṣad, par exemple, est largement une
méditation sur le corps et la nourriture ; cinq corps, ou ātman, y sont
distingués, ce qui deviendra par la suite en Inde un trope des discours sur
le corps et le soi. Les traditions jaina et bouddhique ont développé par
ailleurs leurs propres discours sur la question.
3 La diversité des concepts anciens sur le corps, en Inde, se reflète à
l’évidence dans la richesse du vocabulaire sanskrit qui le concerne, dont
la litanie des termes inclut des mots comme śarīra, kāya, deha, vigraha,
aṅga, vapu, kalevara, tanu, gātra, śava et kunapa, chacun avec ses propres
connotations. L’Inde a ainsi élaboré un monde riche, diversifié et original,
de discours sur le corps. L’objet du présent chapitre sera de traiter
spécifiquement les discours portant sur l’anatomie, et d’étudier les
images qui ont été appliquées au corps à l’époque pré-moderne.
Le corps du lutteur
11 Les traditions d’exercices physiques et gymniques sont très anciennes en
Inde, et sont rattachées à la médecine, au yoga, à l’ascétisme et aux arts
martiaux par un ensemble complexe de liens historiques et sociaux 2 .
Nombre de ces traditions restent vivantes au Kerala, au Karnataka, et
ailleurs en Inde. Pour les gymnastes et les pratiquants des arts martiaux,
le corps peut être vu selon différentes modalités, mais l’un des concepts
les plus intéressants est la cartographie corporelle des marman. Selon
Vāgbhata, auteur médical qui écrivait vers 600 de notre ère, un marman
est un point
« … dont la pulsation est irrégulière et qui fait mal si on le presse. C’est un point où se
rencontrent chair, os, nerfs, canaux, vaisseaux et jointures, où la vie est présente avec
force […] le souffle de vie y réside… » (Wujastyk 2001 : 293).
12 La liste canonique des marman comporte 107 points (Figure 1). Toute une
branche de la littérature des arts martiaux, riche et subtile, les discute,
avant tout en tant que cibles pour un attaquant (Zarrilli 1998 : chap. 6).
En médecine également, les marman sont des points dangereux qu’un
chirurgien doit à tout prix éviter. Si un patient est blessé à un marman, il
est en grand danger de mort. Ainsi que l’enseigne la Suśruta-saṃhitā 3 , si
le marman est de nature « ignée » (āgneya), le patient mourra
brusquement ; s’il est de nature « rafraîchissante » (saumya), il pourra
s’éteindre lentement (Su.śā. 6.16). Mais il mourra.
Figure 1. Les marman du corps en vue frontale, extrait de Kiñjavaḍekara (1938-1940), face à
śā. 53. Wellcome Library Or.P.B.Sansk.702. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
13 La mode actuelle, dans les milieux des médecines d’appoint, qui consiste à
réinventer les marman en tant que points de traitement thérapeutique
comme s’ils étaient les analogues indiens des points chinois
d’acupuncture ou de combustion des moxa 4 , est dépourvue de tout
fondement, pour autant que je sache, dans les pratiques pré-modernes.
C’est même l’inverse : les marman étaient traditionnellement des points à
éviter, sauf si le but était de blesser un adversaire au cours d’un combat.
Le corps en médecine
14 Les corps mentionnés jusqu’à présent n’épuisent pas, et de loin, la
typologie des corps qu’il conviendrait d’étudier en Inde. Le corps des
morts, le corps sexué, le corps érotique, le corps dans ses rapports à la
caste, tous demanderaient attention. Je me tournerai toutefois
maintenant vers le corps dans la médecine, tel qu’il nous apparaît dans
les sources écrites.
15 À ce sujet, la principale source de connaissance se trouve bien entendu
dans la littérature sur la médecine classique, l’āyurveda. Dans une
pénétrante étude de cette littérature du point de vue des connaissances
sur le corps, Zimmermann (1983) traite plus particulièrement de deux
aspects : la position épistémologique du savoir anatomique et les images
qui sous-tendent la doctrine des humeurs, notamment celles qui
concernent l’onctuosité. L’une des principales conclusions auxquelles il
arrive dans cette étude est qu’il n’existe pas de « réelle » anatomie dans la
littérature ayurvédique, en ce sens que les portions du corps que la
médecine moderne appelle organes et qu’elle voit comme de petites
usines ou des machines fabriquant ou transformant des éléments
nutritifs, pouvant être énumérées, disséquées, etc., ne sont pas du tout
envisagées de la sorte dans l’āyurveda. Là, à l’inverse,
« … les humeurs sont des fluides vitaux, et la structure du corps est un réseau de
canaux au travers desquels il convient de maintenir les flux vitaux dans la bonne
direction. La nature et la fonction d’un organe comme le cœur, qui est au centre de ce
réseau, restent indéterminés » (Zimmermann 1983 : 11).
Figure 2. Dessin tibétain des points de saignement et de combustion des moxa, non daté.
Wellcome Or.Tibetan chart 48 (1). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
Figure 11. Figure anatomique intitulée « canaux » (dhamanyah). Extrait de l’édition Śāstrī de
la Śārṅgadharasaṃhitā (Śāstrī 1931 : 54). Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
43 La figure 10 illustre le même phénomène : cette fois, les images du tractus
digestif et des organes internes possèdent des clés de renvoi sous forme
de lettres sanskrites. Mais ces clés ne correspondent à aucune référence
dans le texte, et ne renvoient à aucune légende. Une fois encore,
l’illustration est dépourvue de toute pertinence et ne possède aucun
rapport de sens avec le texte.
44 Enfin, dans la figure 11, nous pouvons voir une image de type
anatomique, qui illustre un verset du texte discutant des canaux
(dhamani) du corps. La figure est même correctement intitulée en ce sens.
Mais nous pouvons tracer exactement l’origine de cette illustration : une
brève comparaison avec la Suśruta-saṃhitā publiée en 1898 par
Muralīdhara confirme qu’il s’agit du recyclage d’une image tirée de cette
édition du XIXe siècle, sans changement, et sans réelle signification. S’il
fallait vérifier, une fois encore, qu’il s’agit là d’un abandon de tout
engagement sérieux dans la voie d’une anatomie comparée, qu’il suffise
de remarquer que l’édition de Paraśurāma Śāstrī présente ce diagramme
comme figurant les « canaux », tandis que dans l’original, l’édition de
Muralīdhara, il s’agit d’une illustration des nerfs (snā yu) (Fig. 5).
45 Cette renonciation à un projet d’anatomie comparative ou fondée sur
l’observation, que l’on trouve dans l’édition Śāstrī (1931), va de pair avec
un scientisme anachronique, par exemple pour expliquer la respiration –
ce que j’ai commenté ailleurs (Wujastyk 2001 : 311). Ainsi Śāstrī lit une
mention du texte sanskrit comme renvoyant à l’« oxygène », alors que
l’ouvrage a été composé vers 1300. Cette combinaison de traits – perte
d’intérêt pour l’observation et la comparaison anatomiques, lectures
scientistes fantaisistes de textes pré-modernes – constitue un
développement caractéristique d’une partie non négligeable des travaux
sur l’histoire des sciences en Inde. Non sans ironie, cette tendance
témoigne simplement du succès global d’un académisme scientifique et
technique moderne, dans sa capacité à projeter ses méthodes et son
épistémologie comme moyen de connaissance unique et universellement
valide.
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NOTES
1. Cf. Filliozat (1999) ; Padoux (1990) ; White (1996, 2000).
2. Cf. Farquhar (1925), Fedorova (1990), Roşu (1981), Deshpande (1992), Staal (1993), Alter (1997),
Zarrilli (1998).
3. Les références à ce texte renvoient à l’édition Ācārya (1992). Abréviation : Su.śā = Suśruta-
samhitā, śārīrasthāna.
4. Les « points de (combustion de) moxa » sont des endroits du corps où, selon la médecine
chinoise, il convient de brûler certaines herbes (moxa) afin d’affecter le flux de chi et améliorer la
santé.
5. An up-to-date and detailed work on human anatomy and physiology in Sanskrit combining the
ancient and modern knowledge on the subject with various illustrations and coloured plates. »
NOTES DE FIN
1.Titre original : « Interpreting the Image of the Human Body in Pre-Modern India ». Traduction
de G. Tarabout (y compris les citations), revue par l’auteur.
Chapitre 3. Les corps et leurs doubles
Remarques sur la notion de corps dans les Brāhmaṇa 1
Michel Angot
Année Homme
[...]
[...]
prā ṇ a 5 saisons
prā ṇ a 6 saisons
prā ṇ a 7 saisons
os 360 jours
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ANNEXES
Abréviations
AH : Aṣṭāṅga-Hṛdaya KātŚS : Kātyāyana-Śrauta-Sūtra
AS : Atharva-Veda-Saṃhitā PB : Pañcaviṃśa-Brāhmaṇa
CS : Caraka-Saṃhitā TB : Taittirīya-Brāhmaṇa
JB : Jaiminīya-Brāhmaṇa TĀ : Taittirīya-Āraṇyaka
JS : Jaiminīya-Sūtra TS : Taittirīya-Saṃhitā
NOTES
1. Il serait plus adéquat de dire les Veda : la pluralité tient à la dispersion provoquée par le mode
de transmission mais aussi à l’existence de branches différentes d’arbres divers. Les textes anciens
disent plutôt les Veda : ainsi Patañjali le grammairien (v. IIe siècle) affirme : « pour protéger les
Veda, il faut apprendre la grammaire », tandis que le singulier est surtout le fait de ceux qui,
s’éloignant de cette forêt, l’embrassent du regard : « Je suis le Veda », dit Śaṃkara (VIIIe siècle).
2.Bṛhad-Āraṇyaka-Upaniṣad I.1.1-2 dans la traduction de Sénart (1934) ; mais selon les
commentateurs, Śaṃkara notamment, et l’usage majoritaire du sanskrit, il vaudrait mieux
comprendre « l’œil (du cheval) est le soleil ».
3. Voici quelques exemples de ces variantes dans le ŚB. L’utilisation de evá peut souligner le
premier des deux termes : udáram evắsya sádaḥ, « le hangar est son ventre » (ŚB III.6.1.1) ; aussi
III.6.2.1 ; mais evá peut aussi s’appliquer au second des deux : sá eṣo’gníḥ prajắpatir evá, « cet autel
d’Agni n’est autre que Prajāpati » ; vaí souligne le premier des termes dans des phrases plus ou
moins complexes : śíro vaí yajñásyātithyám, « le rite d’hospitalité est la tête du sacrifice » (ŚB
III.2.3.20) ; naúr ha vắ eṣắ svarggyằ yád agnihotrám, « l’agnihotra est la nef (qui cingle) vers le ciel »
(II.3.3.15), aussi XIII.3.3.10. Ces usages ne sont pas exclusifs au ŚB : yájamāno vaí prastaráḥ, « l’effigie
(d’herbe darbha) c’est le sacrifiant » (TB III.3.6.8), etc.
4. TB II.2.5 (II.2.6 selon l’édition de A.B. Keith The Aitareya Āraṇyaka, 1909 : 217). A.B. Keith ajoute
en note que « the sea is typical of all unsatisfied desires » et que « the same idea appears over and again in
the Greek Anthology ». Cette métaphore est courante dans le Veda aussi et l’expression « le désir
pénétra l’océan » se retrouve avec des variantes dans AS III.29.7, PB I.8.17, etc. ; le TB est, semble-
t-il, le seul passage du Veda à donner l’explication complète à savoir « l’océan comme le désir
n’ont pas de fin » ; on la retrouve aussi dans l’ĀpŚS XIV.11.2 car l’idée est aussi présente dans les
Śrauta-Sūtra (par ailleurs ĀŚS XIV.11.2). Elle est reprise par les commentateurs tel Śaṃkara. Dans
nos langues modernes, ne parle-t-on pas en français de « l’océan des passions » ?
5. AitĀ II.3.5. Ce classement selon le nombre croissant de syllabes est ancien ; il est cité dans la ṚS
elle-même (X.130.4-5) et la même idée se retrouve dans AitB VIII.6, le ŚB X.3.1.9 (en corrélation
avec les sept souffles). Plus techniquement, comme le PB VII.4.2-5, l’Atharva-Veda dans un hymne
qui exalte la virāj parle des saptá cchándāṃsi caturuttarắṇi, « les sept mètres croissant de quatre
(syllabes) » (AS VIII.9.19).
6. Concernant ces explications, le fait est qu’elles ne nous semblent pas toujours convaincantes. En
était-il de même des auteurs de Brāhmaṇa ? Les commentateurs, Śamkara ou Sāyaṇa, en tant que
tels, se doivent de trouver une explication. À l’inverse, notre satisfaction n’est pas forcément
fondée.
7. C’est le cas dans bien des langues modernes ou anciennes où le « corps » désigne selon les
contextes tout l’organisme ou le seul tronc par opposition aux membres et à la tête : ne dit-on pas
en français : « les bras le long du corps » ? Pour certains usages, notamment pré-upaniṣadiques, du
mot ātman, voir Renou, (1952 : 877-883). Le texte de la MS est cité par Minard (1956 : 262, § 731).
8. Sur la notion de tanū, cf. Oldenberg (1919 : 99 sq. ; aussi Renou, EVP IX, p. 125 ; XV, p. 122 ; XVI,
p. 41 et 133.
9. C’est ce que fait remarquer M. Biardeau (Biardeau et Malamoud 1976 : 16). Pāṇini et Patañjali le
grammairien emploient le mot puruṣa pour signifier homme. Patañjali utilise aussi ce mot pour
noter la personne grammaticale (cf. I.4.105). Mais quand il commente le sūtra de Pāṇini Vyatyayo
bahulam (III.1.85), il explique ce qu’est le puruṣavyatyaya, « interversion de personne
(grammaticale) » ; pour clore son bhāṣya, il cite une kārikā, « verset », qui résume tout ce qu’il
vient de dire ; et c’est le mot nara qui désigne la personne grammaticale. Comme cette kārikā est
antérieure ou au moins extérieure à Patañjali qui emploie toujours puruṣa et jamais nara par
ailleurs, est-ce un indice de cette évolution sémantique ?
10. Beaucoup de choses excellentes sur la nature de l’analogie et son utilisation pour différentes
branches du savoir et disciplines scientifiques dans Analogie et connaissance (1981). Affirmer et
pratiquer l’analogie entre le corps social, le corps humain et le corps cosmique procède toujours
d’une volonté ou d’un désir plus ou moins délibéré de justification ou d’argumentation. L’ordre
social est présenté comme un ordre naturel, celui voulu par Dieu disaient les théologiens de
l’Europe médiévale et moderne.
11. Renou (1946). Le mot nidāna est certainement un dérivé de la racine DĀ- dyati, « lier » ;
étymologiquement, il signifie donc quelque chose comme « lien caché ».
12. Le sens de ce mot dont les emplois sont beaucoup plus larges et fréquents que ceux de nidāna a
évolué entre les Brāhmaṇa et les textes qui justement portent le nom de Upaniṣad, comme l’a
montré S. Schayer cité par L. Renou dans son article (1946 et 1978, p. 150), mais il est clair que
upaniṣad est, entre autres choses, le rival heureux de nidāna. Le sens de « formule secrète » ou
« chose secrète » critiqué par Renou est simplement celui des commentateurs et notamment celui
glosé par Śaṃkara : ainsi dans la BĀU V.5.4, tasyopaniṣad aham iti traduit par Sénart « son vrai nom
est aham » (on trouve aussi « secret name » à la suite de Deussen), la glose de Śaṃkara est upaniṣad
rahasyam abhidhānam, « upaniṣad à savoir le nom secret ».
13. Le mot nidāna est employé une trentaine de fois dans l’ensemble des Brāhmaṇa (selon les index
de Viśvabandhu), dont les deux tiers pour le seul ŚB (dans ses quatre premiers kāṇḍa). On peut,
avec L. Silburn, différencier les connexions structurelles exprimées à des titres divers par les mots
nidāna, bandhutā, upaniṣad, brāhmaṇa, de celles plus occasionnelles qui sont le fait de deux
éléments.
14. Les deux plans sont clairs au niveau linguistique. Mais par le jeu d’un sémantisme souvent
foisonnant, une seule phrase a un pouvoir d’évocation multiple et ce sont donc plusieurs
correspondances qui sont exprimées (ou reconnues par les commentateurs) ; cf. § 25.
15. Cette présence peut se limiter à des mots prononcés dans le rite ou consister en devatā qui ont
part au rite. Il s’agit donc d’une présence qui, si elle ne consiste pas toujours en matérialité, est au
moins ce dont les officiants ou les sacrifiants parlent ou ce à quoi ils pensent.
16. De la même manière, cette absence consiste en ce dont ne parlent pas les officiants ou les
sacrifiants ou auquel ils ne pensent pas pendant l’exécution du rituel ; rien dans le maniement du
cheval du sacrifice, sauf le texte qui l’affirme, ne laisse supposer que ce cheval est lié aux éléments
du cosmos. De même, il n’y a dans cet agni que je vois ou que j’invoque par son nom rien qui
signale la présence du vent. C’est dans ce sens que le premier plan est celui de la présence
(rituelle) et le second celui de l’absence.
17. Il disparaît même de toutes les Upaniṣad (exception : la Nṛsiṃhapūrvatāpāny-Upaniṣad I.2).
18. Les mots bándhu (étudié pour les Saṃhitā par Renou 1953, pour les Brāhmaṇa dans Gonda 1965)
et plus rarement bandhútā désignent aussi les relations tant concrètes (parfois représentées par un
lien sur le terrain sacrificiel) qu’abstraites entre les dieux (TS I.5.2.4). Le sens de « affinité » (cf.
Oldenberg 1919 : 4, n° 2) est présent dès les Saṃhitā, par exemple entre le sat, « existant », et l’asat,
« non existant » (ṚS 10.129.4 : « le lien de l’Être dans le non-Être » dans la traduction de Renou) ;
mais il est surtout le fait des Brāhmaṇa (notamment le ŚB qui réalise environ 90% des emplois du
mot simple).
19. Cf. Renou (1955), EVP I, notamment p. 98, et note 2.
20. Cinq fois dans la BĀU (sans compter les répétitions), quatre dans la ChU.
21. Elles ont été l’objet d’études remarquables dans nos usages modernes ; c’est le cas dans
Schlanger (1971). Mais si des procédés similaires sont utilisés dans nos textes, ce n’est pas en
fonction d’un anthropomorphisme somme toute banal.
22. Celui qu’il a en dehors de l’aire sacrificielle quand il est « profane » si l’on prend le mot dans
son sens étymologique, « en avant de l’enceinte consacrée », ce qui est un bon équivalent de
bahiḥstha, « qui se tient à l’extérieur ».
23. Cf. notamment la discussion dans le Śābarabhāṣya sur Vidhiśabdasya mantratve (JS X.4.23).
24. Les dieux, surtout Agni, Prajāpati et Indra, sont multiples et indéfinis ; ils disposent de
plusieurs tanū, « corps », qui selon les circonstances, véritables hypostases, se réunissent, se
séparent et parfois s’opposent. Ainsi le feu qu’on allume avec un autre feu est tanūnapāt, « fils de
lui-même », car avec le feu on allume le feu (agnínāgníḥ sám idhyate). Sur tous ces aspects, cf.
Oldenberg (1919 : 99-104), Malamoud (1989 : 235-236) notamment.
25. Ces sept ṛṣi se retrouvent dans l’organisation du corps de briques de Prajāpati : selon VI.1.1.6,
quatre forment son tronc (ātman), deux les ailes et un la queue.Vu le rôle de Démiurge joué par
Prajāpati dans les Brāhmaṇa, c’est un des textes les plus démonstratifs du caractère toujours
composite de ce qui est originel (cf. § 19).
26. Curieusement ce corps présent dans celui du yajamāna, « sacrifiant », et de son épouse, dans
celui des officiants et enfin dans les formes qui l’évoquent sur le terrain sacrificiel ne
s’accompagne pas de figuration quand il s’agit des dieux, le « bonhomme d’or » de l’agnicayana
faisant exception : s’agissant des dieux, le corps du Veda est aniconique, c’est principalement un
corps de mots ou un corps mentalement structuré à partir des éléments concrets du yajña. Cela
contraste évidemment avec la représentation des dieux par l’image, la statuaire et le mental,
laquelle est au cœur de l’hindouisme quotidien et savant.
27. Faute de place on n’entreprend pas ici une comparaison de leurs emplois, d’autant qu’il
faudrait le faire pour chaque texte. Sur śarīra cf. Minard (1956 : 242, n. 665 a), sur ātman cf. Renou
1952.
28. Le mot manque dans la liste d’Amara pour signifier le corps ou sa partie centrale, c’est-à-dire
le tronc. Śaṃkara à propos de l’ātman du cheval du sacrifice de la BĀU auquel il est fait allusion § 1
affirme ainsi : « le mot ātman signifie “corps” ici ; l’année est le corps des parties du temps ; et ce
mot ātman signifie bien corps comme (le montre) la Śruti : madhyaṃ hy eṣām aṅgānām ātmā, “car ce
qui est le milieu de ces membres c’est l’ātman”. »
29. Autre exemple dans TS 1.3.4 (vers commun à la VIII.79.8 et cité dans ŚB III.6.3.9) où tanūkṛt
s’oppose à anyakṛt, sans doute comme « fait par soi-même » vis-à-vis de « fait par un autre ».
30. Cf. aussi TS V.2.5.1 et KauṣB XXVIII.9 où suit une description du sacrifice (et de certains de ses
éléments) comme un corps. Cet anthropomorphisme n’est pas exactement un humanisme ; en
disant et redisant que « le sacrifice c’est l’homme », les textes signifient que l’homme en tant qu’il
est un puruṣa est comme le Puruṣa, le géant cosmique primordial de l’hymne ṚS X.90 dont le corps
divisé sert d’oblation dans le sacrifice principiel : il est la vraie victime, le paśu par excellence du
rite ; de plus il est capable de réaliser le rite (cf. « parmi les paśu, l’homme seul exécute un
sacrifice », ŚB VII.5.2.23). Ce sont notamment ces deux traits qui caractérisent l’homme, comme
l’avait remarqué H. Oldenberg. L’humain est, plus que toutes les créatures, celle qui est homologue
au prototype, capable d’y avoir sa place et de répéter et d’entretenir ce mécanisme de création.
Ainsi, c’est l’humain en tant qu’homme sacrificiel qui est au cœur de l’anthropologie védique et
non le fait humain en tant que tel. Cf. Oldenberg (1919 : 42 sq.) et Biardeau (1981) sur la nature et
la place de l’humanité dans le brahmanisme.
31. TĀ 1.3.4.
32. ChU V.18 et Mahānārayaṇa-Up. 25 (version Ātharvaṇa, Bombay Sanskrit Series = 543 de l’édition
Varenne). La Prāṇāgnihotra-Up. l’assimile au corps (śarīra) tout entier.
33. Selon Biardeau (1989 : 42-43) et (1988 : 93-117).
34. Sur les rapports entre les parties et le tout, le un et le multiple, etc. voir notamment
Verpoorten (1977).
35. Respectivement ŚB VI.3.1.25 et VI 7.1.27.
36. Minard (1949 : 73-74) a relevé qu’à côté du substantif sampád, on observe dans le même sens les
emplois de la racine verbale sám-PAD (ŚB II 3,3, 20), du causatif sám-pāday-, du verbal sáṃpanna (ŚB
X é, 6, 15) ainsi que la forme abhisaṃ-PAD, c’est-à-dire la même forme rendue transitive par la
présence de abhi. Le grammairien Pāṇini n’a pas noté le fait précisément mais il enseigne plusieurs
sūtra pour des faits parallèles, ainsi pour la racine ni-VIŚ (intransitive) rendue transitive par la
présence de abhi ; cf. Abhiniviśaś ca 1.4.46. Sur les saṃpad, cf. Oldenberg (1919 : 113, n. 2) et Silburn
(1955 : 61, 67).
37. Dans la BĀU III.1.6, le terme (traduit curieusement par « les pratiques » dans Sénart, p. 42)
n’est pas clair ; Śaṃkara retient l’idée de sāmānya, « identité », entre les différents rites pour
expliquer le mot dans un passage qui consiste en interrogations où Yajñavalkya doit répondre par
des nombres. Il est possible qu’il ait déjà le sens de ses autres emplois dans la même BĀU (III.3.32
et VI.3.2) et de la ChU (c’est-à-dire celui de succès). Par ailleurs dans ces mêmes Upaniṣad, saṃ-PAD
continue à signifier « compléter » un nombre ; c’est le cas du Satyakāma de la ChU (IV.4.5) qui ne
revient pas interroger son maître avant d’avoir complété son troupeau, c’est-à-dire atteint avec
succès le nombre qu’il s’était promis. Même si le succès est de nature numérique, la racine n’est
plus utilisée dans le cadre des congruences observées dans le ŚB.
38. Pour exemple, voir ce que dit Patañjali le grammairien sur le vārttika 4 du sūtra Jātyākhyāyām
1.2.58 : eko vrīhiḥ saṃpannaḥ subhikṣam karoti, « à lui seul, un riz abondant rend (un pays)
prospère » (subhikṣam : litt. « bon à mendier »). Il est vrai que la nature de ces ouvrages rend des
emplois comparables à ceux des Brāhmaṇaimprobables.
39. L’expression semble remonter à Minard (1949 : 200 et §§ 201-203).
40. ṢB IX 2, 3, 6. Il s’agit de douze triṣṭubh (12 * 4 * 11 = 528 syllabes) de VS XVII 33-44 dont le
nombre de syllabes coïncide avec celui des vingt-deux gāyatrī (22 * 3 * 8 = 528). Manière de
conjuguer Agni et Indra, deva par excellence des deux pouvoirs éminents que sont le brahman
(pouvoir sacerdotal) et le kśetra (pouvoir temporel). Pour le rite, cf. Dumont (1927 : § 328).
41. Pour le nombre de briques (ŚB VIII.3.2), des moments de l’année (ŚB X.4.2.18), de stoma, de
śastra de dieux (AitB I.10), d’oblations (AitB V.2), de tessons (AitB I.1), de syllabes dans un mot (ŚB
VIII.3.2.11), de syllabes d’une formule (KauṣB XIII.3). Il y a notamment dans les Saṃhitā
yajurvédiques de nombreux passages où s’exprime une sorte d’ivresse des nombres à travers leur
énumération et leur célébration et notamment quand il s’agit d’énoncer les plus grands d’entre
eux (TS IV.4.11.4). Par ailleurs, les nombres de ceci ou de cela constituent une des principales
matières à discussion parmi les auteurs des Śrautasūtra : par exemple, à propos des dakṣiṇā
(honoraires) du rite appelé agniṣṭoma, Baudhāyana (BaudhŚS XXV.4) affirme qu’elles doivent se
monter à cent douze vaches mais fait remarquer que certains réalisent l’agniṣṭoma avec vingt et
une vaches, d’autres encore avec sept, chacun disposant d’un texte à l’appui de ses dires.
42. Une bonne séquence de saṃpád se trouve dans ŚB XI.1.2.3-13 où à partir d’une base à dix
oblations (en liaison avec la virāj, mètre décasyllabique), le texte envisage des variantes à neuf,
onze, douze, treize, quatorze, huit oblations.
43. Adéquat car prédéterminé par d’autres comptages.
44. Autre exemple de ce type assurément courant d’arithmologie dans ŚB VI.2.1.21 (sans que le
mot sampád soit énoncé).
45. Par exemple dans JUB 1.44.5 où « ses dix centaines de chevaux bais sont sous le joug ; ce sont
les mille rayons du soleil » (éd. H. Oertel).
46. Dans les deux cas, ni le mot saṃpád ni un terme notant la « corporéité » (tanṹ, śárīra, ātman,
etc.) ne sont mentionnés ; mais la description est pourtant bien caractéristique.
47. Sur l’année et le mot saṃvatsara notamment dans les Brāhmaṇa, voir Gonda (1984).
48. S’il s’agissait de noter l’existence de deux souffles dans le puruṣa, le seul duel prāṇau suffirait ;
or la formule est dvắv imau puruṣe pprāṇāv.
49. C’est parfois le cas comme on le voit dans une série de saṃpad à cinq de l’Aitareya-Āraṇyaka
II.3.3 où les « constituants » du corps humain sont reliés aux éléments universels : le chaud (uṣṇa)
au feu (jyotis), les trous (kha) à l’ākāśa (éther), le sang, le mucus et le sperme à l’eau, le corps
(śarīra) à la terre et le souffle à l’air (vāyu). Le mot saṃpad n’est pas utilisé mais le paragraphe en
question se termine par l’expression sa eṣa saṃpannatamo yat soma etasmin hy etāḥ pañcavidhā
adhigamyante, « le sacrifice somique est suprêmement congruent car en lui, ces (éléments) se
marient de cinq manières » (la traduction de A. B. Keith « the Soma sacrifice is the most perfect of the
sacrifices, for these five kinds are seen in it », devrait certainement être modifiée, l’adjectif, construit
sur saṃ-PAD, signifiant dans le contexte « le plus congruent » ; l’idée de perfection n’est pas
fausse mais n’est qu’une conséquence).
50. Pour Prajāpati à dix-sept parties (kalā), cf. PB II.10.5, ŚB 1.3.5.10, etc. Autre explication :
Prajāpati est l’année (saṃvatsara) qui comprend douze mois et cinq saisons selon AitB I.1.14 dont
est extraite la citation. Dans ce dernier exemple, le texte semble considérer que l’année comprend
en vérité six ṛtu « saisons » mais, pour les besoins de la cause, il compte hemanta (hiver) et śiśira
(saison froide) pour une (samāsena). Prajāpati peut aussi compter seize parties (ŚB IX.2.2.2) ou
vingt et une (ŚB VI.2.2.4) et donc être signifié par ces nombres. Par ailleurs, étant proprement
indéfini, il est encore associé à d’autres nombres non précisés : « Car Prajāpati est Tout [...] or ce
qui est prononcé à voix basse est indéfini et l’indéfini est Tout » (ŚB 1.3.5.14).
51. Selon TS 1.6.11.1 et ŚB XII.3.3.3-4, ce sont les formules o śrāvaya, astu śrauṣaṭ, yaja, ye yajāmahe et
vaṣaṭ.
52. Dans le seul Śatapatha-Brāhmaṇa plusieurs listes de prāṇa sont mentionnées, généralement leur
localisation n’est pas explicite mais parfois ils concernent clairement tout le corps ou la tête. Les
chiffres du présent passage du ŚB se retrouvent par ailleurs : deux prāṇa (le couple prāṇāpāna
VIII.4.2.6), trois (VI.4.2.5), quatre (VIII.4.3.5), cinq (VIII.1.3.6), six (XIV.1.3.32), sept (VII.5.2.9),
douze (XII.3.2.2) ; par ailleurs outre le nombre indéterminé dont il est question ci-dessous note 53,
le même Brāhmaṇa mentionne aussi l’existence d’un prāṇa (VIII.1.1.6), de huit (IX.2.2.6), de neuf
(VIII.4.3.12), de dix (III.1.4.23) et de cent un (X.2.6.15). La seule exception semble-t-il est le nombre
douze : le passage étudié (XII.3.2) est le seul endroit de l’ensemble du Śatapatha où ce nombre soit
mentionné pour des prāṇa.
53.Ko hi tad veda yyāvanta imentarātmanprāṇāḥ (ŚB VII.2.2.20) ; cette indéfinition du nombre des
prāṇa est associée à un geste qui est réalisé silencieusement (tūṣṇim) ; ce silence est justifié par
l’indétermination du nombre exact de prāṇa, c’est un des exemples où est assurée la liaison
silence/indétermination/infinitude qu’avait étudiée Renou dans son article « La valeur du silence
dans le culte védique » (1949), repris dans L’Inde fondamentale, 1978, p. 66-80.
54. Sur prāṇa, cf. S. Al-George et A. Roşu (1998), spécialement p. 21-26.
55. Bien que la datation absolue soit difficile, il semble acquis que ces ouvrages de médecine sont
ultérieurs d’un millénaire au moins aux textes des Brāhmaṇa ; la Caraka-Saṃhitā, « Corpus
[médical] de Caraka », aurait été mise en forme vers le IIe siècle.
56. Dans ces affirmations de nature numérique, on voit souvent que le nombre est posé a priori ; P.
Rolland (1975 : 216) citant J.-J. Meyer remarque : « on arrive, en additionnant les os énumérés par
ce dernier [Yājñavalkya-Smṛti], à un total de 363 ou même 364 ».
57. Selon le Śāṅkhāyana ŚS XVII.7.3, 4.
58. Cf. Malamoud (1989 : 137-161) qui dans « Sémantique et rhétorique dans la hiérarchie hindoue
des “buts de l’homme” », in Cuire le monde, est appelé à étudier surtout le schéma 3 + 1. Pour
l’année, cf. TĀ IV.4.9 qui affirme : « douze mois sont l’année ; il gagne l’année ; “il y a un treizième
mois” disent-ils ».
59. Il faudrait établir nettement les conditions dans lesquelles dans certains textes post-védiques,
on constate le phénomène inverse. Ainsi le Yoga-Bhāṣya (VIe siècle) à propos de Yoga-Sūtra III.52 nie
l’existence d’une matière temporelle continue et affirme la seule existence d’instants (kṣaṇa),
sortes de particules de temps, qui apparaissent comme telles pour les yogin alors que le temps
continu est un agrégat (samāhāra) purement mental ou verbal qui existe pour les gens ordinaires
quand ils parlent de jours et de nuits. Le même texte compare ces kṣaṇa aux aṇu substantiels ; c’est
toute la réalité qui est ainsi émiettée.
60. La « stance de la plénitude », pūrṇam adaḥ pūrṇam idam, etc. (BĀU V.1.1) étudiée notamment
par P. Mus (1951 : p. 591-618) est l’expression la plus connue de cette idée mais son interprétation,
variable avec le temps, pose problème. L’idée de ce monde originel et plein n’est pas étrangère au
rituel et est clairement exprimée ; signalons par exemple la TS I.6.5.1 dans un mantra adressé à
Prajāpati, pūrṇám asi pūrṇáṃ me, « tu es plein, sois plein pour moi » ; utilisée dans les sacrifices
saisonniers, une variante en est citée dans le ŚŚS IV.11.3.
61. ŚB X.4.2.4 : sa dvedhātmānaṃ vyauhat ; la racine vy-ŪH exprime justement la répartition
ordonnée des éléments d’un tout ; le terme vyūha s’emploie par exemple quand il s’agit de
l’arrangement des troupes en un « corps d’armée ». Le même texte, plus fréquemment, dit catura
ātmano’kuruta, « il se fit quatre corps » (X.4.2.6). Autre exemple dans l’AitB I.1 qui, avec un autre
vocabulaire, explique la relation entre les onze tessons et les deux divinités auxquelles est offert
un gâteau unique. Il faut, s’interroge le texte, trouver quelle est la kḷpti, « arrangement », la
vibhakti, « division », de ce gâteau unique pour qu’il soit congruent à la fois aux deux divinités et
aux onze tessons.
62. ŚB I.5.2.16-17. Dix-sept est le nombre de Prajāpati ; cf. ŚB V.3.4.22.
63. Alludé dans les Brāhmaṇa, sa description en est donnée dans les Śrauta-Sūtra, notamment ĀpŚS
XI.1-14 et KātŚS VIII.1-2.
64. Le soma est à la fois une plante qu’il faut préparer pour en extraire le jus, ce jus et un dieu. Les
rituels somiques sont ces sacrifices où le jus également appelé soma de la plante pressée
rituellement est offert aux dieux et bu communiellement par les officiants.
65. Un des motifs principaux des Brāhmaṇa est de justifier le rite humain (soit dans son ensemble
soit à propos d’un détail étrange) par quelque histoire des dieux ; en l’occurrence, les textes (ŚB
III.4.2.1 sq., AitB IV.7 et TS VI.2.2.1 sq.) racontent comment les dieux ont procédé à la suite de quoi
les hommes les imitent. Comme c’est souvent le cas, les différentes versions du même mythe
varient sensiblement ; cf. S. Levi, (1966 : 73).
66. Autant qu’on puisse le voir, si la société divine est ainsi dûment fondée par ce partage (avec un
roi principalement dédié au combat, des lois et un gardien de ces lois), il n’en va pas de même de
la société humaine ; si celle-ci est fondée, ce n’est pas par les hommes mais par le Veda. Le
Puruṣasūkta (ṚS X.90 dans sa version la plus connue) énonce les structures de la société humaine
(selon le modèle de la division vu au § 25 : un tout originel est divisé). Ce ne sont donc pas les
hommes qui réalisent ce partage et la société humaine est une donnée « naturelle » et non
culturelle ; le modèle de société est fixe et fixé par le Veda. Autrement dit le contrat social divin
raconté par ce mythe du tānūnaptra n’est originel que pour les dieux et n’a pas valeur de modèle
ou de simple équivalence pour la société humaine (sauf dans le bref moment du sacrifice).
67. Notamment le Dictionnaire de poétique et de rhétorique de H. Morier (1961 : 677).
68. Renou (1954), « Les traits linguistiques généraux de la poésie du Veda », repris dans L’Inde
fondamentale, 1978, p. 35-43.
69. Exemples nombreux dans la prose religieuse chrétienne ; ainsi dans l’homélie sur Lazare de
Jean Chrysostome : « De même que nous avons besoin d’un guide lorsque nous allons d’une cité
dans une autre, de même, et combien plus, l’âme, qui rompt les liens de la chair et passe à la vie
future, aura-t-elle besoin de quelqu’un qui lui montre la route ! » (cité in Loew-Meslin, Histoire de
l’Église par elle-même, 1978, p. 80.
70. Les choses changent dans les Upaniṣad et les textes de nature upaniṣadique lorsqu’au travers
de « théorèmes spéculatifs » (expression de Sénart), il s’agit de faire connaître la nature du
brahman, de l’ātman ou de quelque entité mal définissable positivement, l’ātman étant selon ChU
IV.4.23 ce à propos duquel on dit qu’il n’est pas tel ; dès lors, sauf à se taire, il faut parler
métaphoriquement. Le même vocabulaire sert alors à noter un autre ordre de réalités ; ainsi
tasyāṣā ātmā vivṛṇute tanuṃ svām, « le Soi lui découvre sa propre nature » (Muṇḍ U III.2.3) pour
lequel Śaṃkara glose svāṃ parāṃ tanuṃ, traduit par « sa propre condition suprême » (P. Martin-
Dubost). Ce n’est pas tant l’idée de « condition » qui est nouvelle : surtout au pluriel, tanū désigne
dès le Ṛgveda les différents aspects d’un dieu et c’est cet emploi qu’on retrouve à propos de
Prajāpati ou d’Agni dans les Brāhmaṇa (cf. A. B. Keith 1970 : 486) ; ce qui est nouveau c’est la
déréalisation de la tanū, son aspect para, « suprême, transcendant ».
71. AitB IV.13. Dans son article du JA, 1983, B. Oguibenine insiste sur la corrélation entre bándhu et
récompense et affirme (p. 273) que « la doctrine védique mise en évidence dans les hymnes est en
grande partie fondée sur la reconnaissance de ce rapport de l’énonciation de la parole à une
récompense », la découverte de ces bándhu symboliques valant à son auteur quelques vaches en
honoraires sacrificields (dákṣiṇā).
72. Sur le discontinu et le continu, voir Silburn (1955 : 64 sq.) et l’analyse de ṚS I.152 dans Renou
(1949), repris dans L’Inde fondamentale 1978, p. 458-465.
73. ŚB VI.1.2.26 : « Ce père est le fils ; comme il a émis Agni, il s’ensuit qu’il est le père d’Agni ;
comme Agni l’a redisposé, Agni est son père ; comme il a émis les dieux, il s’ensuit qu’il est le père
des dieux ; comme les dieux l’ont redisposé, ll s’ensuit que les dieux sont son père. »
74. Le thème de la reconstitution du corps de Prajāpati est certainement le plus clair. Le Śatapatha
et d’autres Brāhmaṇa en donnent plusieurs versions. Celle du Taittirīya est une des plus
significatives : Prajāpati est disloqué et ses membres se détachent (vi-SRAMS-). Il crie « Ah ! (mon)
corps ! » et les dieux commencent alors à lui restituer la plénitude qui lui faisait défaut.
75. Cet exemple est loin d’être unique ; l’idée apparaît dès la ṚS, notamment dans l’hymne X.114.5
qui présente par ailleurs (strophe 2) un des rares exemples de l’emploi du terme nidāna dans cette
œuvre : « les inspirés, les poètes divisent en arrangements rituels l’oiseau(-parole) qui est un, (ils
en font) des énoncés nombreux ; et mettant en place les mètres dans les rites, ils répartissent en
douze les puisées de Soma » (texte cité et commenté dans Malamoud 1978 : 215). Le découpage, la
segmentation de la parole une sert de modèle à certaines actions sacrificielles, notamment quand
il s’agit d’introduire de la discontinuité tout en maintenant la solidarité entre les parties.
76. C’est vrai dans l’ensemble de la prose védique à l’exception des Upaniṣad, évidemment moins
connectées à l’action et où ces équivalences forment la connaissance suprême. Même si les
passerelles existent bel et bien, on n’insistera jamais assez sur la distance qui sépare les
spéculations des Brāhmaṇa pleines du souci de la réalité des choses et celles védantiques sur
l’absolu, la vérité de l’Être, le brahman et son corrélat humain l’ātman ; les unes constituent et
repèrent toutes sortes de corps, les autres sont à la recherche d’une sortie de tout corps.
77. Les termes de l’analogie peuvent donc être retournés car les éléments du sacrifice servent de
modèles (au comportement des hommes, à la structure de la société, etc.) autant qu’ils suivent des
modèles (les actions des dieux, ici la structuration du Veda). Le premier plan, c’est-à-dire le plan
sacrificiel, est hiérarchiquement soit en amont, soit en aval du plan second.
78. Entre autres raisons, dans les Brāhmaṇa, ce modèle défectueux participe de l’inexistence d’un
volet politique articulé avec cette notion de corps. Souvent l’isomorphisme de l’homme et du
monde débouche sur des théories politiques qui font correspondre l’ordre humain à l’ordre
céleste (cf. notamment Kantorowicz 1957). Or dans le Veda, il n’y a pas que les Saṃhitā et
notamment le célèbre mythe fondateur du corps social raconté dans ṚS X.90 qui dit le
démembrement d’un géant cosmique débouchant sur un modèle social qui s’applique
uniformément aux dieux et aux hommes. Il y a aussi les Brāhmaṇa, et là c’est bien différent : tout
comme la découverte du yajña, la société divine se réalise difficilement, en intégrant lacunes et
ratages ; l’ordre social divin et humain n’est pas donné au commencement, notamment parce qu’il
n’y a pas de vrai début ; il est originel et l’origine n’est pas un début : d’abord caché aux dieux et
aux hommes qui, les uns comme les autres ont besoin des ṛṣi pour le découvrir et savoir
« comment ça marche », l’ordre n’est jamais acquis et demeure incertain. Constamment menacé
(lors de chaque début de sacrifice, les rakṣas, des variétés de démons s’efforcent de le détruire
explique TS V.2.7.5), il est instable et semble plutôt relever d’un devenir mouvant.
79. C. Godin (1998 : 68) nous semble avoir raison quand il insiste sur l’importance de la « totalité
comme contenu de la religion ». Mais si l’on compare Prajāpati, le dieu démiurge des Brāhmaṇa et
ceux de l’hindouisme classique (Viṣṇu, Kṛṣṇa, Śiva, etc.), l’opposition est patente : dans un cas, le
monde est à l’image de Prajāpati qui est l’Un en devenir perpétuel de multiplicité ; dans l’autre, la
divinité est l’être de l’Univers, elle le renferme sans faire corps avec lui ; par exemple Kṛṣṇa dans
la Bhagavad-Gītā VII.12 se présente lui-même comme autre que la totalité de l’univers : na tv ahaṃ
teṣu te mayi, « mais je ne suis pas en eux ; ils sont en moi ».
80. L’idée d’analogie universelle n’est évidemment pas spécifique à l’antiquité indienne même si,
pour serrer notre sujet, il y a nécessité à demeurer dans ce cadre. On ne peut qu’être frappé des
convergences de vue et de méthode avec nos classiques grecs, latins et... français. Cf. par exemple
les pages admirables de Pascal (Pensées, in Œuvres complètes, L’Intégrale, p. 527), notamment. «...
mais il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion.
Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre que
je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout. L’homme a un rapport à tout ce
qu’il connaît ». Remarquons que cette idée d’analogie est néanmoins bien différente de l’harmonie
universelle, un autre thème commun à de nombreuses cultures.
81. ŚB X.2.6.15 : sárvair hí yajñair ātmắnam sáṃpannaṃ vidé (trad. Minard 1956 : 159).
NOTES DE FIN
1. Je remercie G. Tarabout et V. Bouillier qui ont écouté l'exposé, lequel a donné naissance à cet
article. Ils m'ont aussi fait part de leurs remarques amicales concernant une première version.
Chapitre 4. Résonances et métaphores
Corporelles dans l’astrologie appliquée
aux temples (kerala) 1
Gilles Tarabout
L’astrologue empêché
Dimanche 21 mars 1999, 9 h 30. Devant un petit temple des faubourgs de Trivandrum, la
capitale de l’État régional du Kerala, j’attends avec une vingtaine de personnes – des
membres du comité du temple, quelques dévots, des étudiants en astrologie, et deux
astrologues assesseurs – l’arrivée de M. Iyer, l’astrologue qui dirigera la séance des
« questions divines », dēvapraśnam 1 , qui y est organisée. L’Ambassador blanche,
dépêchée par le comité, arrive enfin. M. Iyer en sort. C’est un homme élancé d’environ
soixante-dix ans, distingué et affable. Respectueusement accueilli, il n’entre cependant
pas dans le temple, et entame une discussion sur le bord de la route avec le comité et
les assesseurs. Il a tout juste appris, ce matin même, qu’un fils de son frère, habitant
aux États-Unis, vient d’avoir une fille. M. Iyer est donc lui-même frappé d’une impureté
temporaire (découlant de l’impureté attachée à la naissance de la petite-fille de son
frère 2 ), et ne peut entrer dans le sanctuaire pour diriger la phase rituelle du
dēvapraśnam. Il est décidé que celle-ci sera menée par les deux assesseurs, puis que M.
Iyer conduira comme prévu le débat au cours duquel s’élabore l’interprétation finale,
mais dans une salle extérieure au temple – salle de réunion gérée par une association
du quartier, et servant à l’occasion d’école maternelle.
4 Avant d’examiner ce que les corps (plusieurs vont être en fait concernés)
peuvent « dire » dans un dēvapraśnam, voyons brièvement ce que sont ces
« questions divines », au sens de questions concernant la ou les divinités
d’un temple. Pour mémoire, l’astrologie indienne se subdivise en trois
grandes branches : la fixation des horoscopes (jātakam), la détermination
des moments opportuns (muh ūrttam) et la résolution des questions
(praśnam). Dans toute l’Inde, cette dernière activité concerne
habituellement des clients qui consultent l’astrologue (parfois d’autres
spécialistes rituels) à titre privé, afin de résoudre des problèmes
personnels. Le principe théorique général en est simple : le moment où la
question est posée est assimilé à une « naissance », dont les
configurations astrales sont alors établies, ce qui permet diagnostic et
prédiction.
5 Régionalement, dans la partie sud-ouest de l’Inde, une telle consultation
peut également être demandée par le représentant d’un temple, agissant
au nom de ce dernier, afin de décider de toute question pouvant
concerner la vie du sanctuaire, ses bâtiments, les divinités qui y sont
installées, ou le culte qui leur est rendu : il s’agit alors spécifiquement
d’un dēvapraśnam. Pour cela, une délégation ira généralement trouver
l’astrologue à son cabinet de consultation. Cette visite est déterminante
et constitue elle-même, sous l’appellation de pṛccha, « interrogation », la
première étape du processus d’élucidation.
6 D’ordinaire, deux types de motifs poussent un comité (ou un propriétaire)
de temple à effectuer cette démarche. Ou bien il s’agit de rendre compte
de difficultés rencontrées – un éléphant du temple est malade, il y a eu un
accident lors d’une procession, etc. Ou bien le comité souhaite procéder à
des travaux d’extension ou d’embellissement – construction d’un porche
d’entrée, installation de boutiques, déplacement et agrandissement d’un
autel secondaire, réfection du toit, etc. Or, quelle que soit la diversité de
ces motifs, du point de vue de l’astrologue ils se ramènent tous à un seul :
le temple est en difficulté. En effet, selon lui, si une délégation vient le
trouver (même dans le seul souci affirmé d’embellir le sanctuaire), c’est
qu’elle est envoyée par la divinité principale de celui-ci. Et si cette
divinité agit de la sorte, c’est qu’il y a des problèmes – elle tire ainsi, en
quelque sorte, la sonnette d’alarme. Pour l’astrologue, donc, le chef de la
délégation n’est qu’un « messager » (dūtan) du divin, et les motifs
explicites qui l’animent ne sont qu’un discours de surface, humain,
derrière lequel il faudra déceler les véritables raisons de l’intervention
divine.
7 Il faut toutefois nuancer : il s’agit là du discours des astrologues
rencontrés, discours quelque peu chargé d’accents dévotionnels qui
tendent à mettre en valeur une intervention divine dans la logique des
signes. À lire les textes, les principes plus généraux de l’astrologie ne
présupposent pas la nécessité d’une telle action personnelle directe d’une
divinité de temple dans le déclenchement des signes : les traités n’en font
en tout cas pas mention. Autant que je puisse m’en rendre compte, c’est
donc là un discours comparativement récent dans ce domaine particulier.
Néanmoins, étant donné que les astrologues interrogés y ont eu recours
sans exception, je maintiendrai ce point de vue tout au long de cette
contribution..
8 Le moment choisi par le messager pour venir ne saurait ainsi être
dépourvu de signification : il manifeste déjà la volonté divine, comme le
feront tous les événements pouvant survenir à cette occasion.
L’astrologue procédera donc à un diagnostic astrologique (fondé sur les
positions planétaires) et divinatoire (fondé sur des présages) des
circonstances de l’« interrogation ». Il en garde sur le moment les
conclusions pour lui, et se contente de fixer et d’annoncer à ses visiteurs
le jour où la deuxième étape du processus se déroulera, cette fois au
temple.
9 Cette deuxième étape est publique, souvent annoncée dans les journaux
locaux, et réunit plusieurs astrologues sous la présidence de celui qui a
été initialement contacté. Elle comporte deux parties : l’une est un rituel,
le « rituel des huit objets propices » (aṣṭmaṃgalam kriya) , qui se déroule
obligatoirement devant le saint des saints du sanctuaire – ce que M. Iyer
n’avait pu conduire ; l’autre, qui lui succède immédiatement, est une
discussion générale, non ritualisée, avec le comité du temple. Au cours de
cette discussion, l’astrologue et ses assesseurs interprètent l’ensemble
des éléments jugés pertinents, depuis la visite de l’« interrogation » (le
diagnostic en est présenté à cette occasion aux membres du comité)
jusqu’au « rituel des huit objets propices ». Plus tard, un compte rendu
écrit de plusieurs pages sera remis au temple ; dans le cas de certains
grands temples, ce compte rendu est même exceptionnellement imprimé.
10 Les dēvapraśnam ont des effets considérables sur la façon dont s’opèrent
les modifications et les éventuelles créations de temples au Kerala à
l’heure actuelle. Ce n’est cependant pas le lieu, ici, d’évoquer ces
changements et leur dynamique, ni le détail des techniques astrologiques
et des interactions qui les permettent. Un seul point va retenir notre
attention : l’usage des corps, ou des références au corps, pour penser le
temple et la volonté divine.
L’astrologue et le messager
11 Plaçons-nous du point de vue de l’astrologue lors de la visite
préliminaire, l’« interrogation ». Le « messager » (le chef de la délégation)
arrive. Son nom et son « étoile » de naissance (nakṣatram, c’est-à-dire
l’une des 27 maisons lunaires) sont notés. L’astrologue a devant lui, sur sa
table, une planche portant un quadrillage gravé dans le bois et dont les
cases correspondent aux douze signes du zodiaque : le Bélier est placé à
l’est, les signes se succèdent dans le sens des aiguilles d’une montre
(chaque signe est ainsi en relation avec une direction cardinale). Il repère
en face de quel signe s’arrête le messager lorsque ce dernier s’adresse à
lui, et quel est le moment précis de la demande, moment assimilé, nous
l’avons vu, à une « naissance » dont la configuration astrale sera établie.
Le messager se présente et expose le motif de sa visite. Mais ce sont les
sons qu’il emploie, plus que le contenu de son discours, qui sont
pertinents – aussi les paroles du messager sont-elles appelées « le son »,
« le bruit » (śabdam). Voici par exemple en quels termes M. Iyer rappelle
au comité, lors de la discussion finale, comment s’était déroulée
l’« interrogation » :
« Nous étions le 19 du mois du Verseau [cette année-là, le 3 mars], mercredi à 9 heures
50, lorsque le bruit a été entendu. […] Ce jour-là, à 9 heures 50, il y avait quatre
personnes comme messagers. Leur chef, Utrattāṭi [nom d’un nakṣatram] Gopinathan
Nair, fit le bruit alors qu’il prenait refuge dans le signe des Poissons. […] Le bruit
survient comme conséquence de la colère divine. Aussi a-t-il eu lieu ce jour-là. »
12 La parole du messager est donc chosifiée. Sa signification au plan du
discours n’est pas prise en compte, seule sa réalisation devient signe à
interpréter et s’intègre à ce titre à un ensemble d’événements dont il
convient d’effectuer l’herméneutique. Un astrologue le dit, « la nature
vous montre tout, et il vous faut la comprendre : c’est là qu’est la
compétence ». Le message que la divinité envoie à l’astrologue se
décrypte davantage dans le corps et le « bruit » du messager, que dans le
sens explicite de ce qu’il énonce.
13 Deux des astrologues avec lesquels j’ai discuté ont ainsi tenu à énumérer
les signes qu’il convient de prendre en compte lors de l’« interrogation ».
Notons cependant qu’il s’agit là d’un discours normatif, qui ne préjuge
pas de son éventuelle application effective. Il reproduit sensiblement les
termes du principal texte de référence utilisé au Kérala pour mener les
dēvapraśnam, le praśnamārggam (skt. praśnamārga, ci-après noté PM),
littéralement « la voie des questions », ouvrage sanskrit composé au
Kérala vers 1650 et abondamment commenté depuis lors 5 . Il s’agit d’un
traité de l’élucidation des « questions », en général, c’est-à-dire avant
tout des problèmes personnels de consultants privés. Seule une fraction
minime, 37 stances (PM XXIV. 1-37) sur près de 2 500, concerne
nommément les « questions divines ». La majeure partie du processus
suivi par l’astrologue lorsqu’il a affaire à un temple résulte alors d’une
transposition des méthodes indiquées pour les praśnam personnels, la
« personne » de référence étant, selon le contexte, le messager qui
contacte l’astrologue, ou bien la divinité elle-même.
14 En ce qui concerne l’observation et l’interprétation des signes survenant
lors de la première rencontre entre celui qui vient consulter (le messager,
dans le cas des « questions divines ») et l’astrologue, voici ce qu’indique le
PM (II. 12) 6 :
« Lors de l’interrogation, l’astrologue, l’esprit concentré, doit pour prédire les fruits
identifier tout ceci : moment, lieu [de la rencontre], [caractéristiques de] son propre
souffle, son propre état, ce que le demandeur touche, l’étoile [le signe zodiacal selon le
commentaire] et la direction cardinale qui lui sont associées [c’est-à-dire où il se tient] ,
les lettres de sa question, son maintien, ses gestes, son expression, son regard, etc., ses
vêtements, et tous les présages associés à l’instant. »
15 Le texte avait auparavant indiqué (PM II. 10) que le signe zodiacal en face
duquel se tient le demandeur lorsqu’il s’adresse à l’astrologue, et par
lequel le commentaire indique qu’il faut comprendre la mention « étoile
associée », s’appelle « signe de l’ascendant » (ārūḍha rāśi) – à ne pas
confondre avec le signe ascendant à l’est au moment considéré (comme
dans l’astrologie occidentale), appelé lagna, « point d’intersection ». C’est
à partir de l’ārūḍha, donc de la position physique du messager, que
s’effectuera le diagnostic de l’« interrogation » en termes de « maisons »
(cf. infra), le signe de l’ascendant constituant la première de ces maisons.
16 Le traité poursuit en précisant un par un les points énumérés à la stance
II.12. « Ce que le demandeur touche » s’avère être en fait, pour l’essentiel,
la partie de son propre corps entrant en contact avec ses mains. Deux
classifications, en partie contradictoires, se succèdent dans le texte. L’une
oppose en bloc la poitrine – s’il la touche, prédire un résultat favorable –
à diverses parties du corps avec lesquelles un contact est signe d’une
issue néfaste : « nombril, nez, bouche, cheveux, poils, ongles, dents,
parties génitales, anus, pointes des seins, cou, ventre, annulaire, etc., neuf
orifices [bouche, deux oreilles, deux yeux, deux narines, organes de
l’excrétion et de la génération], paumes, plantes des pieds, articulations
du corps », et « tout creux du corps » (II. 65-67 [Govind. 66-68]). Une autre
classification suit, où huit parties du corps sont mises en correspondance
avec huit yōni, « matrices » emblématiques (Étendard, Fumée, Lion,
Chien, Taureau, Âne, Éléphant, Corbeau), elles-mêmes liées aux huit
directions cardinales (PM II. 68-70 [Govind. 69-71]). Ainsi la tête ressort-
elle de l’Étendard, lié à l’est ; le nez est mis en relation, par
l’intermédiaire de Fumée, avec le sud-est, la bouche ou le visage (Lion)
avec le sud, les yeux ou les oreilles (Chien) avec le sud-ouest, le cou
(Taureau) avec l’ouest, les bras et les mains (Âne) avec le nord-ouest, la
poitrine (Éléphant) avec le nord, et les jambes (Corbeau) avec le nord-est.
Que peut en déduire l’astrologue lorsqu’il observe le messager ?
« Se trouvant en Étendard [est], s’il touche sur son corps les emplacements de
l’Étendard [tête], du Lion [bouche, visage], du Taureau [cou] ou de l’Éléphant [poitrine],
l’homme [le messager] obtient [respectivement] richesses, vaches, véhicules et
ornements. Se trouvant en Lion [sud], s’il touche [l’endroit du] Lion, Taureau, Éléphant,
Étendard, il obtient [respectivement] la destruction des ennemis, la prospérité, de bons
fils, l’arrivée de parents » (II. 71 [Govind. 72]).
L’enfant
Figure 1. Dēvapraśnam : lors du « rituel des huit objets propices », une enfant laisse tomber
une pièce d’or sur le diagramme zodiacal. (Cliché G. Tarabout.)
Le corps métaphore
Le temple est comme un corps
Principes d’interprétation
40 La grille de lecture des maisons zodiacales que nous avons vue est l’objet
d’une adaptation minimale. Le traité énonce d’abord quatre typologies
concurrentes (XXIV. 13-16) correspondant à de telles adaptations, avant
de proposer une « thèse qui suit tous ces points de vue » (XXIV. 17). Il
s’agit en réalité du simple cumul des indications fournies par les quatre
listes pour chacune des maisons concernées. Ainsi, tandis que l’une
affirme que la première maison régente la présence divine, deux autres
l’effigie, une quatrième les bâtiments du temple, la solution finalement
adoptée est de considérer que cette maison régente, à la fois, la présence
divine, les bâtiments du temple et l’effigie (XXIV. 18). Et ainsi de suite
(XXIV. 18-23). Quatre des astrologues interrogés ont fourni pour leur part
des listes très voisines de cette typologie « synthétique », et leur opinion,
telle que je l’ai recueillie, peut être résumée ainsi (les numéros indiquent
la maison correspondante) :
(1) présence divine (sānnidhyam), image divine (biṃbam), ensemble du temple
(2) autorité gérant le temple, finances
(3) offrandes (nivēdyam), entretien, serviteurs
(4) sanctuaire principal, bâtiments, alentours
(5) présence divine, image divine
(6) ennemis, voleurs, souillures
(7) dévots, ornements divins
(8) présence divine, offrandes, serviteurs
(9) « propriétaires », patrons, mérites accumulés, pureté
(10) cultes quotidiens et festifs, officiants
(11) mérites accumulés, gains, revenus
(12) dépenses, maître du rituel (tantri, ācārya)
41 De prime abord, le temple est ainsi analysé selon les mêmes principes que
peut l’être une personne, comme le montre la comparaison avec la
typologie utilisée pour les praśnam personnels ou pour le roi et son
royaume (je ramène à l’essentiel) :
Roi, royaume
Praśnam personnels (PM) Temple (PM, entretiens)
(PM)
(1) corps, santé, condition, succès corps présence divine, image, temple
(9) chance, devoir, père, piété, précepteur esprit du roi patrons, mérites, pureté
Qui est là ?
Conclusion
Conclusion
54 Les pages qui précèdent ont tenté d’examiner, à partir du discours de
l’astrologie appliquée aux temples au Kerala, comment une
compréhension de certains éléments du monde – ici l’état et l’évolution
des sanctuaires – s’élabore à partir du corps humain. Deux logiques
distinctes ont paru pouvoir être dégagées.
55 L’une fait que des corps précis, à des moments donnés, sont des signes.
Leur attitude, leur position dans l’espace, leurs gestes, etc., s’intègrent à
un discours, ou à une écriture, constitué par la succession des
événements, ce que l’astrologue a pour charge de lire et de comprendre.
Dans cette logique indiciaire, les corps, y compris celui de l’astrologue
lui-même, ne sont que des instruments temporaires au service de la
volonté divine, qui rend par là visible, mais de façon cryptée, la réalité
invisible du temple. Est-ce à dire que tout événement est significatif ?
Dans le principe, sans doute oui. Mais en pratique, une partie seulement
des possibilités est effectivement prise en compte ; gestes et attitudes ne
sont observés que durant de courts moments, à des instants particuliers
d’un cadre temporel d’ensemble débutant par l’« interrogation » et
s’achevant lors de la discussion finale ; enfin l’interprétation est une
construction discursive complexe dans laquelle l’astrologue choisit de
donner sens, ou non, à certains détails plutôt qu’à d’autres en fonction
d’une appréciation qui lui est propre. Certes, des règles d’interprétation
précises existent, et la présente contribution a tenté d’exposer en quoi
elles s’appuient, entre autres, sur l’observation de certains corps. Mais
elles supposent d’être toujours adaptées à chaque situation particulière,
et, dans la multiplicité des possibles, l’art du bon astrologue est de
convaincre son audience qu’il a effectué les bons choix.
56 L’autre logique est d’ordre métaphorique. Le sanctuaire est le « corps
grossier » de la divinité, ce qui permet notamment de transposer au
temple une grille d’interprétation formulée initialement pour la
personne humaine. À la différence d’autres branches du savoir rituel, la
métaphore ne fonde cependant pas une ressemblance de détail. Elle ne
manque pas pour autant de force, dans la mesure où elle consiste à
revendiquer une commune nature pour l’homme et pour la divinité en
son temple. Mais cette identité met en lumière, du coup, une différence
essentielle : le corps divin est un corps construit et entretenu par les
hommes, et ceux-ci sont responsables du maintien de l’intégrité de la
présence divine – au risque d’un amoindrissement, voire d’une
disparition de cette dernière par accumulation d’actions fautives. La
métaphore trouve ainsi sa limite dans le fait que le temple est une
institution humaine. Encore faut-il noter à ce sujet que le discours des
astrologues et des dévots tend constamment à présenter les faits
autrement : si la rectitude rituelle garantit le maintien de la
« conscience » divine, c’est l’éclat de cette dernière, dit-on, qui fait qu’un
temple se développe ou périclite.
57 Deux façons distinctes, donc, pour penser les correspondances entre
corps humain et divinité-de-temple. L’une insère des personnes précises
dans une chaîne d’événements, selon un principe de participation entre
hommes et dieux, afin d’en faire des éléments d’un discours des choses,
ce que Foucault, dans l’ouvrage cité en exergue, appelait « la prose du
monde ». L’autre, raisonnant en termes généraux et non plus à partir du
corps de personnes spécifiques, se fonde sur un principe de ressemblance
pour affirmer que le temple est un corps. Ces deux logiques ne sont
néanmoins pas indépendantes. C’est parce que le dieu est présent dans
son temple, donc pourvu d’un corps, qu’il peut protéger ses dévots, et
c’est l’affliction de son corps qui se répercute dans les événements
affectant ceux-ci. La logique « indiciaire » correspond à une résonance
harmonique entre plusieurs corps, celui des dévots et celui de la divinité
(ou, dans le cas plus général des consultations privées, du corps de
l’astrologue, du messager, et de la personne pour qui l’examen
astrologique est mené).
58 Indice ou métaphore, le corps n’est cependant guère pensé en tant que tel
dans ce contexte. Dans le premier cas, nous l’avons vu, les découpages
auxquels il donne lieu pour fournir une lecture sont en fait variables,
déterminés avant tout par les catégories extérieures auxquelles il
renvoie. Dans le second cas, il n’est pas vraiment considéré en tant
qu’organisme, mais plutôt en termes existentiels – la corporéité d’une
conscience. S’il ne s’agit donc pas ici d’une réflexion sur le corps, sinon
comme témoin ou modèle de principe, c’est là une pensée forte de la
présence divine qui fonde l’application aux sanctuaires de procédés
élaborés pour les humains. Dans les deux cas, le corps – considéré comme
modalité d’existence – ou des corps – dans leurs spécificités
événementielles – servent à l’homme pour ordonner le monde en tant
que lieu et forme du divin.
BIBLIOGRAPHIE
Références
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Z VELEBIL , Kamil, 1973, The Smile of Murugan. On Tamil Literature of South India , Leyde, Brill.
NOTES
1. Lorsqu’ils seront translittérés, les termes vernaculaires seront en italique ; l’orthographe suivie
est toujours celle du malayāḷam (la langue du Kerala), y compris pour les mots d’origine sanskrite
ou tamoule (sauf précision contraire).
2. Le mécanisme a été décrit par de nombreux auteurs, en particulier Harper (1964).
3. Pour deux discussions des vues de l’école de la Mitākṣarā (skt.) sur la nature corporelle des
relations de parenté, voir Dumont (980 : 31 sq.), Trautmann (1981 : 250 sq.). Pour une théorie
substantialiste des échanges interpersonnels en tant que circulation de « substances codées », voir
Marriott (1976), et les débats ultérieurs autour de l’« ethnosociologie » (cf. la présentation
succincte en introduction au présent volume).
4. La documentation, recueillie en mars-avril 1999 dans le sud et le centre du Kerala, comprend
l’observation de quatre dēvapraśnam, dont deux enregistrés et retranscrits, et de cinq praśnam
individuels, la réalisation d’interviews d’une dizaine d’astrologues (certains rencontrés à plusieurs
reprises), la participation à des leçons dans des « cours » de praśnam dirigés par M. Iyer, et la
collecte d’une vingtaine de rapports écrits. La transcription et la traduction d’une partie
importante de ces matériaux n’ont été possibles que grâce à l’aide de MM. L. S. Rajagopalan, N.
Rajasekharan Nair, M. Sivasankaran Nair, que je tiens à remercier – de même que ma
reconnaissance va aux spécialistes que j’ai rencontrés et qui se sont toujours montrés d’une
inlassable patience face à ma curiosité.
5. Sur l’auteur, cf. Sarma (1972 : 66 sq.). Il existe bien d’autres traités de praśnam, mais celui-ci est
de loin le plus employé à l’heure actuelle au Kerala. Pour une édition récente, en caractères
malayāḷam, voir Govindan (1987, 1990). Pour une édition en caractères devanagari (avec de
nombreuses coquilles) et une traduction commentée en anglais (malheureusement très
approximative), cf. Raman (1991-1992).
6. La numérotation des stances suit celle de l’édition Raman (l’édition Govindan sera précisée
lorsqu’elle diffère). Les traductions proposées s’appuient sur les deux éditions. Gérard Colas a bien
voulu en revoir une première version, et je l’en remercie vivement ; la rédaction finale est mienne,
et donc aussi les erreurs qui pourraient subsister.
7. Comme la liste de la stance II. 123 le suggère, certaines des conditions énumérées ont de toute
façon peu de chances de se produire dans des circonstances ordinaires, ce qui pose d’ailleurs la
question de la perspective présidant à l’élaboration de telles listes.
8. L’ethnologue peut à l’occasion, de par son ignorance, parfaitement jouer ce rôle dans le
contexte des consultations, faites pour d’autres, lors des « cours » de praśnam.
9. Sur le « mâle du site », vāstupuruṣa, voir Dagens (1970 : 94 sq. – qui préfère « esprit du site ») ;
Kramrisch (1976). L’assimilation des bâtiments du sanctuaire au corps divin est par ailleurs
détaillée par S. Kramrisch (1976 : 133 sq.) et B. Dagens (1996). Une telle assimilation est élaborée
dans un sens militant par un membre du mouvement nationaliste hindou, fondateur d’un institut
de rituel au Kerala, P. Madhavan (1988) : l’identification du temple à un corps humain y est
systématique, et s’articule sur une commune opposition entre corps grossier et corps subtil,
l’existence de cinq « enveloppes », le repérage de « membres », une série de centres vitaux, etc.
Voir également Appukuttan Nair (1988) (mêmes figures que l’article précédent, mais
préoccupations plus architecturales).
10. Je suis reconnaissant à Gérard Colas d’avoir découvert et de m’avoir signalé ces citations. Pour
une édition récente (en caractères malayāḷam) du trantrasamuccayam (TS), cf. Bhattattiripad (1990-
1992). Pour une présentation générale, cf. Unni (1989). Les correspondances avec les premiers
versets de PM (XXIV) s’établissent comme suit (selon l’édition Bhattattiripad ) : PM XXIV. 2 = TS
VI. 38 ; PM XXIV. 3 = TS IX. 1 ; PM XXIV. 4-8 = TS X. 1-5 ; PM XXIV. 9 = TS XI. 86.
11. Pour une discussion de la notion, cf. Tarabout (1990), Freeman (1999 : en particulier mise au
point critique p. 175, n. 6). Sur l’installation de caitanyam dans l’effigie, au Kerala, cf. Tarabout
(1997), Freeman (1998).
12. Cf. Augé (1988 : 144) : « La matière, l’identité et la relation seraient ainsi au principe de tout
dispositif symbolique. »
NOTES DE FIN
1. Ce texte a bénéficié d’une première lecture critique de D. Berti, V. Bouillier et G. Colas, que je
remercie.
Deuxième partie. Univers ésotériques
Chapitre 5. Corps et cosmos
L’image du corps du yogin tantrique
André Padoux
1 Une des caractéristiques du yoga tantrique est la place qui y est donnée
aux spéculations et aux pratiques reposant sur des correspondances
micro-macrocosmiques. Le corps du yogin y est « cosmisé », divinisé,
transcendant sa condition mortelle dans une libération en vie (jīvanmukti)
toute-puissante. On voudrait donc décrire ici quelques aspects de cette
expérience yogique tantrique du corps. Mais on voudrait aussi souligner
le fait que ces pratiques et notions tantriques, qu’elles soient śivaïtes,
viṣṇouites (ou bouddhiques), si particulières qu’elles puissent paraître, ne
font que traduire à leur manière une vision généralement indienne,
ancienne, du corps humain et de sa place dans le cosmos. Le seul fait que
l’Inde ait inventé le yoga – cette antique méthode somato-psychique de
maîtrise et de dépassement de soi, d’utilisation du corps à des fins au
moins en partie transcorporelles – montre l’attention qu’elle a très tôt
porté au corps.
2 L’attitude indienne envers le corps semble toujours avoir été double. Il a,
d’une part, été conçu comme imparfait, souffrant et cause de souffrance,
source d’impureté et d’esclavage et dès lors comme devant être d’abord
contrôlé, puis dépassé, bridé par le renoncement et l’ascèse. Mais il a
aussi été utilisé dans des pratiques ascétiques reposant sur sa structure et
sa nature, ainsi que sur des corrélations posées entre lui et l’univers, et il
a ainsi parfois été exalté comme lié au divin, divinisable, comme pouvant
être le moyen et même le lieu de la libération.
3 De ces deux attitudes, la seconde est probablement la plus ancienne. Il n’y
a, en effet, guère de dévaluation du corps dans le védisme. L’ascèse
(tapas), qui mène au divin, se fait par la contention, le « chauffage » (que
connote la racine sanskrite TAP), des forces corporelles. Les cinq
« souffles » (prāṇa), forces organiques qui animent le corps, sont des
forces cosmiques, cependant que des correspondances ou affinités relient
les parties du corps et les éléments du macrocosme. L’ascèse divinise, la
continence sexuelle (brahmacarya) aide le sacrifiant védique à renaître
spirituellement, à devenir immortel. L’hymne 10.2 de l’Atharvaveda
montre le corps humain créé par les dieux comme la citadelle où se
trouve la « cassette d’or » du brahman, l’absolu divin, alors que, pour
l’hymne 11.8, les dieux, étant entrés dans le corps de l’homme, du puruṣa,
on peut dire de lui « celui-ci est le brahman, car tous les dieux y habitent
comme les vaches dans une étable ». Les anciens traités védiques, les
Brāhmana, comme les anciennes Upaniṣad, développent ces conceptions
relatives aux liens entre physiologie et cosmologie, à l’identification du
monde et du corps.
4 Mais une autre vue du corps, négative, a aussi existé de longue date
(même si elle est moins ancienne) et continue d’être présente en Inde. Le
corps, sans cesse renaissant dans le flot perpétuel de la transmigration, le
saṃsāra, y apparaît comme occasion de souffrance, source d’impureté et
cause d’attachement à un monde douloureux. Ce sont surtout le
bouddhisme et le jinisme qui ont développé (et qui soutiennent encore)
cette conception 1 . L’Inde hindoue la connaît aussi et elle n’a jamais
cessé de la vivre, notamment dans la mesure où le corps y est perçu
comme étant par lui-même une source de pollution : par tout ce qui en
provient, parfois par son contact, ou même par sa seule proximité. Mais si
cette attitude est, à des degrés divers, socialement omniprésente,
maintenue par le système des castes (c’est un des aspects de l’opposition
pur/impur), elle peut cependant paraître intellectuellement – sur le plan
de la vision de l’être humain comme intégré dans le cosmos – comme
moins essentiellement « indienne » que l’autre. Mais peut-être dis-je cela
parce que l’attitude la plus positive est présente de façon
particulièrement nette (et intéressante) dans le domaine que j’étudie 2 …
Les tattva sont donnés à partir du plus bas, celui de la terre, en montant jusqu’à śiva : c’est le
parcours de la résorption cosmique ou de la libération. La création, elle, va de śiva, la
divinité, à pṛthivī, la terre.
13 C’est là évidemment une vue non dualiste. Mais tous les textes tantriques,
même s’ils sont dualistes 7 , voient la condition humaine comme un des
aspects de la manifestation cosmique. Cette condition résulte plus
particulièrement de l’action de la māyā (le 31etattva) et des quatre tattva
suivants, les « cuirasses » (kañcuka), qui l’accompagnent pour faire
apparaître un monde où règnent restrictions et frontières et pour
enfermer la conscience humaine dans une chape limitatrice. On pourrait
ajouter à cela, pour les traditions śivaïtes, que, dans la mesure où celles-ci
posent l’existence de trois réalités éternelles constitutives du tout : le
Maître (pati), c’est-à-dire Śiva, les êtres enchaînés (paśu), les créatures, et
le lien (pāśa) qui enchaîne ces dernières et conditionne toute chose, elles
insèrent là encore l’homme dans le processus cosmique. Pour toutes ces
traditions, c’est l’action cosmique de la māyā, placée à l’origine de cette
condition « enchaînée », qui fait surgir les formes hors de
l’inconditionné. C’est aussi, plus près encore de l’être humain, l’effet de
l’āṇavamala, l’impureté essentielle propre à l’être limité, l’aṇu 8 ,
impureté dont la nature est également transpersonnelle. Certes, son
action se conjugue au plan individuel avec celle du karman, c’est-à-dire de
la force efficace des actes accomplis, mais le karman d’un être ne laisse
pas d’être conditionné par tout ce qui l’entoure, si bien que son caractère
individuel est très relatif 9 . À cela s’ajoute la force d’obscurcissement, ou
d’occultation (tirodhānaśakti) que possède la divinité et par laquelle elle se
voile elle-même pour laisser apparaître le monde manifesté (ou pour
laisser les âmes s’engluer dans les expériences sensibles – bhoga – plutôt
que de rechercher la libération – mokṣa). Tout cela fait que, dans la
perspective métaphysique de ces systèmes, la condition humaine n’est
pas séparable de celle du monde, cette imbrication étant seulement plus
marquée dans le śivaïsme non dualiste (pour lequel, en définitive, seule la
divinité agit 10 ) que dans le ªaivasiddhānta, dualiste, ou le Pāñcarātra
viṣṇouite, pour qui l’être humain, tout en étant pris dans le flot cosmique
issu de la divinité (ce qu’il « rejoue » d’ailleurs parfois rituellement 11 )
et en en faisant partie, reste cependant toujours distinct de celle-ci. Mais,
même dans des rites décrits dans la littérature śivaïte dualiste, l’officiant
est souvent perçu dans une perspective cosmique. Tel est le cas, par
exemple, dans l’initiation, la dīkṣā, comme nous le verrons plus loin. Dans
les traditions śivaïtes non dualistes du Kula 12 , le terme même de kula
(qui signifie famille, communauté, clan et qui servait à l’origine à
désigner les « familles » – c’est-à-dire les groupes – de Yoginī, déesses
enserrant l’univers de leur puissance) est considéré comme ayant le sens
de corps (śarīra) aussi bien que de monde (viśva), en tant que ces deux
réalités sont homologables. Ce double sens n’est pas innocent.
14 Cet investissement de l’être humain par des forces cosmiques, divines,
qui lui sont à la fois intérieures et extérieures, qui le dépassent et
l’animent, mais qu’il peut aussi utiliser, manipuler, apparaît de façon
frappante dans le système des Kālī, ou de la roue des énergies divines
(śakticakra). Cette conception, apparue dans la tradition du Krama 13 ,
dont le panthéon (essentiellement féminin) et le culte sont organisés en
séquences (krama), fut reprise et développée dans le śivaïsme
cachemirien. Ces énergies sont des déesses qui sont des aspects de la
Déesse, Kālī, divinité suprême. Leur rôle est d’abord de faire fonctionner
le cycle cosmique, de l’émanation à la résorption, mais elles sont aussi
présentes dans le corps, les sens et l’esprit humains. Elles sont en effet
identifiées aux dix sens d’aperception et d’action, au plan mental (le
manas) et à l’intellect (buddhi) – donc à l’ensemble des sens et de l’esprit
de l’homme – dont elles animent l’activité : elles font percevoir le monde
et y vivre. S’identifiant à elles par la méditation, le yogin les fait se
résorber les unes dans les autres jusqu’à la plus haute (c’est-à-dire, pour
lui, jusqu’au plan le plus élevé de sa conscience), où il se fond en la
suprême Kālī. Il doit, ce faisant, non seulement méditer et adorer
(rituellement) ces formes divines, mais les sentir agir en lui, y percevoir
leur tourbillonnement dynamique. Il doit, en somme, percevoir le monde
et lui-même comme animés par leur mouvement. La libération, en un tel
cas, est dépassement mais non rejet du monde, puisque le yogin libéré est
identifié au dynamisme qui crée et englobe l’univers 14 .
15 Dans une conception analogue, quoique moins dynamique, du processus
cosmique, les systèmes śivaïtes en général considèrent que les sens sont
régis par les kāraṇeśvara, les « Seigneurs des organes des sens », divinités
dont la présence donne à ces organes vie et efficacité 15 . On a là toujours
la même façon de concevoir les fonctions (inséparablement) corporelles
et mentales comme n’étant actives et efficaces que parce qu’elles sont
animées par des puissances surnaturelles (ou identifiées à celles-ci), si
bien qu’elles participent, à leur niveau, à la vie de l’énergie cosmique.
Le corps yogique
16 Les indications qui précèdent devaient être rappelées car l’image du
corps du yogin – celle qu’il se crée mentalement et avec laquelle il opère –
est tout entière liée à ces représentations, conditionnée dans son
organisation comme dans son « fonctionnement » par le contexte
métaphysique dans lequel elle a été élaborée. C’est parce que, du fait du
milieu culturel qui est le sien, le yogin tantrique est amené à concevoir
son corps (ou, plus exactement, sa personne, son ensemble somato-
psychique) comme partie constituante de l’ensemble cosmique, comme
immergé en celui-ci, pris dans son mouvement et soumis à ses forces,
qu’il le vit, qu’il l’« existe » d’une façon cosmique. Toute présence au
monde se vit dans la vision que l’on a du monde.
17 Ce corps yogique, on a coutume, dans nos langues, de le nommer corps
subtil. C’est une appellation admise, mais discutable, car ce n’est pas là ce
que la tradition indienne nomme corps subtil (sūkṣmaśarīra ou
sūkṣmadeha) pour le distinguer du corps « grossier » (sthūla), qui est le
corps physique, lequel est visible, mortel, alors que l’autre ne se voit pas
et ne meurt pas. On ne peut qu’inférer par certains signes (liṅga)
l’existence de ce corps subtil au sens propre du terme, d’où le nom de
liṅgaśarīra qui lui est également donné 16 . On trouve aussi parfois, chez
certains auteurs – par exemple dans le commentaire du Cachemirien
Kṣemarāja sur les Śivasūtra (3.4) –, un triple corps. Le corps « grossier »,
d’abord, fait des cinq « grands éléments (mahābhūta), c’est-à-dire des
tattva les plus bas de l’échelle cosmique : c’est le corps physique. Puis un
corps « subtil » (sūkṣma), formé, comme on va le dire, des huit tattva
suivants. Enfin le corps « suprême » (para), qui s’étend jusqu’au plan le
plus élevé de la conscience, au point où elle atteint le niveau de Śiva.
L’intérêt de cette conception tient à ce qu’elle rassemble sous le nom de
corps la totalité des plans formant la manifestation, ce qui relie sans
discontinuité l’être humain incarné au monde et à la divinité. Condition
que le yogin doit vivre mentalement par la méditation 17 .
18 Le corps subtil au sens propre (sūkṣmaśarīra) est souvent nommé
puryaṣṭaka, « octuple forteresse », car il est considéré comme formé de
huit facteurs : les cinq éléments subtils (tanmātra), de l’odeur au son, puis
du manas, l’élément centralisateur des sens, ou mental, de la buddhi,
l’intellect et de l’ahaṃkāra, le sens du moi. Mais sa composition peut
varier, selon les textes, de huit à trente éléments. C’est l’élément
personnel, porteur du karman, qui survit à la mort et transmigre d’une
existence à l’autre. Il est lié au corps physique, mais sans avoir de
structure ou d’aspect particulier que l’on puisse se représenter.
19 Toute différente est la structure imaginaire que le yogin doit concevoir
(mais aussi ressentir) comme présente en lui à l’intérieur de son corps
(parfois le débordant) et qui, avec ses centres et ses canaux principaux et
secondaires dans lesquels se concentre ou circule le souffle vital, le prāṇa,
sert de base aux représentations mises en jeu dans le yoga et dans les
rites tantriques. C’est la concentration mentale de la méditation
intériorisante créatrice d’images, la bhāvanā 18 , qui fait apparaître à la
conscience du yogin cette création fantasmatique. Comme cette structure
mentalement surimposée sur/dans le corps n’est pas visible, comme elle
n’est pas anatomiquement attestée (même si elle tient compte dans une
certaine mesure de l’anatomie), on parle à son propos de corps subtil.
Mais le corps subtil à proprement parler, c’est, comme je le disais plus
haut, le sūkṣma– ou liṅgaśarīra, formé de catégories de la cosmologie du
Sāṃkhya, et non cette construction imaginairement corporelle. Le
véritable corps subtil relève du métaphysique, alors que cette
construction-ci est (psycho)-somatique. Elle relève de l’image du corps –
pour employer l’expression créée par Paul Schilder (1968). Il vaudrait
donc mieux la nommer corps imaginaire ou imaginal plutôt que corps
subtil. Les deux conceptions ont en commun de donner à la personne
humaine une dimension qui la transcende en l’associant à des éléments
transindividuels, cosmiques, mais on pourrait dire (en recourant à une
dichotomie qu’à raison l’Inde ne pratique guère) que la première le fait
en se situant du côté de l’âme, la deuxième, du côté du corps. C’est sur
cette image cosmisée de son corps (en se référant d’ailleurs à ces deux
conceptions) que joue le yogin ou l’officiant des rites que nous allons voir.
20 On peut se demander si ce corps imaginal (« “intraposed within” the visible
body », selon l’expression de T. Goudriaan 19 ) est ou non une conception
originellement tantrique. C’est celle du haṭhayoga, qui est peut-être pré-
tantrique. Mais quelle qu’en soit l’origine, l’important est que cette
conception a été développée et systématiquement utilisée en milieu
tantrique dans le yoga comme dans les rites. Ce corps imaginal, avec ses
centres et ses canaux, est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’en
rappeler l’organisation générale. On le trouve décrit ou implicitement
posé comme existant dans les tantras comme dans les manuels de
haṭhayoga depuis les origines de cette littérature jusqu’à nos jours. Il
peut en revanche être utile de souligner que, sur une structure de base
pratiquement partout admise 20 , liée à la structure du corps physique
telle que la percevait en Inde l’observation empirique, ainsi que sur la
base de notions traditionnelles relatives aux souffles organiques, les
prāṇa, hérités de l’Ᾱyurveda (ou peut-être plus anciens encore), cette
construction imaginale n’est pas toujours ni partout exactement la
même. En effet, si elle comporte toujours les mêmes trois canaux (nāḍī)
principaux avec, au centre et verticalement, celui de la suṣumnā, qui va de
la base du tronc au sommet de la tête et le long de laquelle sont étagés les
principaux centres, habituellement nommés roues (cakra) ou lotus
(padma), et si l’on admet généralement qu’il y a en tout 72 000 nāḍī,
partant du centre nommé « bulbe » (kanda) – censé être situé là où se
trouve la vessie – et où circulent les « souffles » (ou, dans certaines
représentations méditatives, les mantras 21 ), le nombre des centres, leur
nom, leur disposition ou leur rôle varient non seulement selon les
traditions mais aussi d’un texte à l’autre, ou même parfois dans un même
texte selon les besoins du rite ou la nature du panthéon auquel on se
réfère.
Cakra et autres points nodaux
21 Si l’on regarde, par exemple, le système des cakra du Kubjikāmatatantra,
un des textes de base (pouvant dater du Xe siècle) de la tradition kaula,
dont la déité principale est la déesse bossue ou courbée Kubjikā, on y
trouve les six cakra habituels – mūlādhāra, svādhisthāna, maṇipura, anāhata,
viṣuddha, ājñā (plus le sahasrāra) 22 étagés de la région périnéale au
sommet de la tête, système que certains pensent d’ailleurs être né dans
cette tradition. Mais les chapitres 14 à 16 de ce même tantra 23
décrivent une structure à cinq cakra seulement, non reliés par la
kuṇḍalinī, associés chacun à l’un des cinq éléments, de la terre à l’éther
spatial, (dont l’essence est ainsi présente dans cinq plans du corps
physique) et décrits comme ayant la dimension immense correspondant
au rôle cosmique de ces éléments. Ils dépassent donc et englobent l’être
humain. Ces cakra sont des cercles de divinités (devatācakra) réparties
concentriquement (avec des lettres de l’alphabet et des mantras
syllabiques) sur une surface plane, un maṇḍala, que l’adepte doit se
représenter comme situé (malgré son immensité) dans son corps, au
niveau, respectivement, du bas-ventre, du plexus solaire, du cœur, du cou
et du sommet de la tête. Ce sont donc des panthéons qu’il doit évoquer en
se représentant en détail toutes ces déités, les sentir présentes en lui et
les adorer, pour parvenir, avec la méditation du cakra supérieur, le
khecarīcakra, à l’union avec la suprême énergie divine, pour, finalement,
disparaître dans le feu destructeur de l’univers. L’expérience, qui en
principe doit être mentalement vécue, est donc celle d’une divinisation
transcendante (donc dissolvante de l’individu) de cinq panthéons, puis de
total dépassement de ce qui peut alors rester de soi par immersion dans
le « vide » de l’absolu divin.
22 Dans le Netratantra, important tantra śivaïte antérieur peut-être au Xe
siècle, on trouve six cakra, sans le svādhisthāna ni le sahasrāra, mais avec
un cakra du palais (tālu) et un autre situé douze travers de doigt au-dessus
du sommet de la tête, le dvādaśānta, point de fusion de l’esprit du yogin
en la divinité suprême. Le mouvement ascendant de la kuṇḍalinī apparaît
donc déjà à lui seul comme dépassant le corps. À ces cakra s’ajoutent des
centres secondaires que l’énergie psychique du yogin doit, en fulgurant,
percer comme un glaive : le « glaive de la gnose », jñānaśūla. Ces centres
sont : seize « supports » (ādhāra) répartis dans tout le corps, des pieds à la
tête, douze « nœuds » (granthi) étagés le long de la suṣumnā, cinq « vides »
(śūnya), trois « objets » (lakṣya) et trois « astres », ou « gloires » (dhāman) :
soleil, lune et feu. Ce sont là autant de points du corps imaginal que le
yogin doit se représenter au cours de pratiques méditatives où il fait se
rassembler dans ces centres et se diffuser, par les nāḍī, dans tout son
corps la puissance d’un mantra. Entièrement pénétré par cette force
surnaturelle qui se répand en lui comme un fluide, il deviendra, dit le
tantra, parfait et éternellement jeune. C’est donc à la perfection physique
et à l’immortalité corporelle que doivent aboutir cette création d’un
corps imaginal et les pratiques somato-psychiques prescrites par ce
tantra. Mais cette perfection est transpersonnelle, cosmique, puisqu’elle
s’obtient par identification avec la puissance d’une formule, le mantra,
qui est une puissance divine, l’essence même de la divinité 24 .
23 Un texte moins ancien et moins prestigieux que le Netratantra, la
Siddhasiddhāntapaddhati, attribuée à Gorakhnāth, fondateur mythique de
la tradition des Nātha (qui est toujours vivante en Inde et au Népal),
décrit un corps imaginal à neuf cakra, voisin de celui que nous venons de
voir et qui est à visualiser, puis à utiliser par le yogin qui recherche la
libération par union avec l’énergie divine. Ce yogin, dont la kuṇḍalinī
repose (comme il se doit) dans le cakra inférieur, le mūlādhāra, nommé
dans ce cas brahmacakra car Śiva et Śakti, unis, sont censés y être
présents, doit faire monter celle-ci vers les autres centres, depuis le
svādhisthāna jusqu’au bhrūcakra intersourcilier. Ces centres sont à
imaginer comme autant de roues à l’éclat fulgurant où se concentre la
puissance divine. La kuṇḍalinī alors un nirvāṇacakra situé au sommet de la
tête, puis la « roue de l’éther spatial » (ākāśacakra) décrite comme un
lotus à seize pétales, point où la condition personnelle est dépassée et où
l’union avec l’absolu divin est réalisée. À ces neuf cakra s’ajoutent, comme
dans le Netratantra, seize ādhāra répartis dans tout le corps, qui seraient le
siège de diverses fonctions vitales, trois lakṣya et enfin huit
« firmaments » (vyoman), points où le yogin doit expérimenter une fusion
avec l’espace illimité. On a là une pratique très caractéristique de
présence éprouvée (par la méditation créatrice, la bhāvanā) de l’énergie
divine dans le corps et donc de divinisation somato-psychique
mentalement créée et vécue. C’est là encore un cas où le mouvement
spirituel vers le divin (réalisé par une contention mentale auto-
hypnotique) est vécu comme une montée de centre en centre corporel,
puis de dépassement du corps ainsi divinisé vers l’infini cosmique 25 .
24 D’autres textes, avec d’autres systèmes de cakra, pourraient être aisément
cités. Mais ils ne feraient que confirmer le fait que le tāntrika initié, que ce
soit lors d’une pratique de kuṇḍalinīyoga visant à cosmiser/diviniser sa
personne en vue de la libération, ou pour jouir de pouvoirs surnaturels,
ou que ce soit quand il accomplit un rite comportant ou non un élément
de yoga 26 , opère toujours par référence à la conception du corps que
nous avons vue. Il peut se référer à la nature de l’ensemble corporel-
mental comme formé de tattva. Ou bien au corps subtil au sens propre de
sūkṣmaśarīra. Ou encore à l’une des variantes de la structure imaginaire,
avec ses centres et ses canaux, conçue comme présente en son corps.
Mais, quel que soit le cas, l’officiant du culte ou du rite, ou le yogin, a
toujours présente à l’esprit une image du corps qui en quelque manière
transcende le corps physique, élargit le domaine mental (lui-même
inséparable du physique) et le fait participer aux forces de nature divine
créatrices et animatrices de l’univers.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Considérer le corps fait de ses éléments constitutifs, ou se le représenter (ou le voir) mort et en
état de décomposition, est un thème recommandé de méditation pour le moine bouddhiste. À ce
sujet, voir par exemple, L. Wilson (1996), ouvrage paru dans une collection « Women in Culture
and Society ». Sans renoncer tout à fait à de telles méditations, le bouddhisme tantrique
Vajrayāna tendra au contraire à voir le corps comme un moyen, ou même comme le lieu du salut.
2. Ces deux attitudes ne sont en fait pas incompatibles, car elles sont liées à la façon dont le corps
est envisagé. Le corps, note ainsi Veena Das (1985), peut être considéré comme un system of moral
relations et être alors comparable à un temple, être un moyen de perfectionnement ou de salut. Ou
il peut être vu comme a substance, une réalité physique, biologique, donc une chose corruptible,
susceptible d’être impure.
À cette double façon de voir le corps s’ajoutent les transformations rituelles (par exemple la
divinisation de l’officiant d’un culte) qui ne subsistent qu’autant que dure le rite et n’effacent donc
que temporairement l’impureté. Cette transformation temporaire existe aussi dans le domaine de
la dévotion (bhakti) : voir le cas des acteurs de la Rāmlīlā, considérés, tant que dure le spectacle,
comme étant des svarūpa, de véritables incarnations des êtres surnaturels dont ils jouent le rôle.
3. On pourrait mentionner, par exemple, la description que les Gṛhya-Sūtra font de la façon dont
les époux doivent s’unir pour procréer : la chose doit être rituellement exécutée et vécue,
acquérant de ce fait une dimension qui n’est pas seulement humaine.
4.Pour citer Veena Das (1985) : « Bodily experiences are themselves culturally defined and derive their
meaning as human experiences from the cultural definition given to them. In this sense one may say that, at
least for some purposes, nature is itself a construct of culture ». Inversement pourrait-on dire – ou
plutôt symétriquement –, la vie intérieure peut être imaginée, décrite en termes de paysage. Voir
A. K. Ramanujan, The Interior Landscape (Delhi, s.d.).
On peut se demander si cette conception du corps comme étant en interaction avec son Umwelt
(qui est en fait un Mitwelt) n’est pas renforcée, corroborée par la perception indienne de la divinité
comme localisée, comme étant de nature en quelque sorte physique, concrète, et liée à (ou sentie
populairement comme peu distincte de) la puissance royale qui a elle-même la divinité pour
appui, confirmation, manifestation visible même (voir G. Krauskopff et M. Lecomte-Tilouine
[1996]).
Sur le rapport de la physiologie et du soin médical du corps à l’environnement, au paysage, à
l’écologie, en Inde, on ne peut faire mieux que de renvoyer à F. Zimmermann (1982).
5. Le système des 36 tattva est le plus courant dans tantrique. Certaines écoles śivaïtes en ajoutent
un 37e afin d’y inclure un plan absolu, transcendant en même temps qu’englobant, de la divinité.
Mais le nombre des tattva n’est pas partout le même. Les textes tantriques les plus anciens n’en
compteraient que trente.
6.Puruṣa est, dans l’hymne 10.90 du Ṛgveda, l’homme primordial qui est au départ de la création. Le
même terme peut désigner, outre le tattva de ce nom, un être humain de sexe masculin.
7. Les dualistes séparent nettement la divinité et la manifestation. Les textes dualistes śivaïtes en
sanskrit sont ceux du Śaivasiddhānta : essentiellement les « vingt-huit āgama » (dont le nombre
dépasse en réalité la centaine). Les textes viṣṇouites, dualistes aussi, sont les saṃhitā, tantra ou
āgama, au nombre d’environ deux cents, du Pāñcarātra. Sur toute cette littérature, voir J. Gonda
(1977) et L. Rocher (1986).
8.Aṇu qui, au sens propre, signifie infime, ténu, désigne la partie spirituelle de l’être, l’âme
individuelle, notamment (du moins dans certains systèmes) en tant qu’elle est limitée par les
« cuirasses ».
9. It is difficult if not impossible to pinpoint an individual’s karma as distinct from that of everyone else »,
écrivait W. Doniger O’Flaherty (1983 : 36). Peut-être peut-on à ce propos, et sur un plan plus
général, ou psychologique, rappeler la nature inévitablement transpersonnelle de notre présence
au monde. « Il existe une région dans le territoire de l’homme, notait F. Roustang (1994), où
l’accord ou le désaccord avec soi-même ne diffère pas de l’accord ou du désaccord avec le
monde. »
10. Le désir du Seigneur de se voiler lui-même est le fondement éternel du karman comme de
l’impureté essentielle », dit Abhinavagupta dans le Tantrāloka 15.110.
11. Voir D. H. Davis (1991).
12. Sur ces traditions, voir A. Sanderson (1988) ou, plus brièvement, Abhinavagupta (1998),
Introduction.
13. Les textes du Krama se rattachent à l’Uttarāmnāya, la « Transmission Septentrionale » du
Kula. Ceux qui sont encore accessibles (en manuscrits, pour la plupart) sont surtout cachemiriens,
ou de l’Inde du Sud. Sur le Kula et ses āmnāya, voir A. Sanderson (1988).
14. Sur le système des Kālī, voir L. Silburn (1975), ou Abhinavagupta (1998 : 225-241).
15. Ces déités animatrices sont parfois dites « déesses de sa propre conscience » (svasaṃviddevī). Ce
sont elles qui, notamment (par exemple selon Abhinavagupta – Tantrāloka 4.42), initient le maître
spirituel le plus parfait, lequel ne reçoit son initiation que de lui-même – mais en tant que sa
nature est en essence divine.
16.Liṅga signifie signe, marque, mais aussi signe à interpréter comme cause. D’où la traduction
fréquente de liṅgaśarīra par corps causal.
17. On verra plus loin comment l’initiation śivaïte identifie rituellement l’initié au cosmos pour
l’amener à le transcender.
18. Voir F. Chenet, « Bhāvanā et créativité de la conscience », Numen, vol. XXXIV, 1987, p. 45-96.
19. Voir S. Gupta, J. D. Hoens et T. Goudriaan (1979 : 57).
20. On la trouve aussi, dans ses grandes lignes, dans le yoga du bouddhisme tantrique, qui met en
œuvre un schéma conceptuel ascensionnel analogue, avec toutefois un nombre différent de
centres (quatre seulement), et, évidemment des correspondances et homologations
métaphysiques différentes. On pourra voir sur ce sujet l’ouvrage ancien de S. B. Dasgupta (1950),
An Introduction to Tantric Buddhism, ou, mieux, Naropa (1994), Iniziazione.
21. Sur le trajet corporel que peut suivre un mantra dans le corps imaginal, voir par exemple le
japa du chap. 3 (śloka 169 à 189) du Yoginīhṛdaya : Padoux (1994 : 375-391).
22. Il est décrit notamment dans le Ṣaṭcakranirūpana, de Pūrṇānanda, qui a été édité et traduit dès
1918 par Arthur Avalon, dans The Serpent Power. C’est à ce texte (de date indéterminée) que l’on se
réfère généralement pour la description des cakra et l’exposé des pratiques et spéculations qui les
concernent. Cette description est généralement valable, mais elle ne pose pas une norme, car il
existe des systèmes de cakra différents.
23. Sur ces chapitres, voir D. Heiligjers-Seelen (1994). On trouve le même système dans un autre
texte de la même tradition, la Ṣaṭsāhasrasaṃhitā (chap. 21-25), éditée et traduite en partie par J.
Schotermann (1982).
24. Sur ces représentations, voir l’analyse du Netratantra par H. Brunner (1974).
25. La métaphore ascensionnelle sous-tend toujours l’expérience spirituelle liée à la kuṇḍalinī,
déesse cosmiquement omniprésente mais qui ne s’éveille en l’être humain qu’en montant. Sur les
images corporelles qui informent non seulement consciemment la vision yogique de la quête de la
libération, mais aussi, inconsciemment, le langage et la vie de tout un chacun, on peut renvoyer à
G. Lakoff et M. Johnson (1980) et à M. Johnson (1987).
26. Dans le domaine tantrique, culte (et même rite) et yoga sont liés. La pūjā tantrique inclut très
souvent un moment où l’officiant doit faire monter sa kuṇḍalinī. Voir par exemple le culte de
Tripurasundarī décrit dans le 3e chapitre du Yoginīhṛdaya (A. Padoux 1994).
27. Voir H. Brunner (1963-1998).
28. Voir ci-dessus, p. 172.
29. Le maṇḍala de la terre est jaune et carré, marqué d’un vajra ; celui de l’eau est blanc, en forme
de demi-lune, marqué d’un lotus, etc. Ces figures sont ici à imaginer comme de taille immense.
30. Vol. 1, appendice IV, p. 358.
31. La pratique tantrique des nyāsa a été adoptée par quasiment tout l’hindouisme. Le terme
même de nyāsa ne paraît pas attesté dans le bouddhisme tantrique. Sur les nyāsa, voir Padoux
(1980).
32. Les mantras sont avant tout des aspects efficaces de la Parole, puissance divine. Mais ce sont
aussi des divinités (ou, si l’on préfère, une divinité peut être un mantra, être faite d’un mantra).
Ces deux aspects ne sont, à mon sens, pas séparables.
33. Le Yoginīhṛdaya est un des textes de base de la tradition kaula de Tripurā, ou Śrīvidyā. C’est une
œuvre śivaïte, probablement cachemirienne, datant peut-être du XIe siècle. Le culte de
Tripurasundarī est encore pratiqué de nos jours en Inde et au Népal, sur la base des mêmes textes
et manuels de culte anciens.
34. Le sanskrit ne comporte que quarante-neuf phonèmes, mais les traditions tantriques leur
ajoutent un cinquantième, le groupe consonnantique KṢA, formant un phonème composé.
35. Planètes, constellations et signes du zodiaque sont à la fois des astres et des divinités, qui sont
représentées dans l’iconographie religieuse et donc que l’on doit « voir » telles qu’elles y sont
décrites.
36. Ce point est souligné par D. M. Davis (1991). Mais, comme nous le verrons plus loin, il l’avait
déjà été, dès le X-XIe siècle, par Abhinavagupta.
37. On trouvera une intéressante description du la bhūtasiddhi, la purification du corps de
l’officiant (ou du disciple à initier) où le rite de purification repose sur une cosmisation préalable
du corps, telle qu’elle apparaît dans des textes tantriques viṣṇouites et sivaïtes, dans une étude
récente de Gavin Flood (2002).
38. Cet important texte tantrique, d’un extrême intérêt, a été traduit en italien par R. Gnoli en
1972, traduction revue et rééditée, avec des notes et un index, en 1999 : voir la bibliographie, p.
186.
39. Ce rite, décrit dans les stances 232 à 265 de ce chapitre, a été présenté et commenté par A.
Sanderson (1986) dans un article, « Maṇḍala and Ᾱgamic Identity in the Trika of Kashmir », sur
lequel je base mon exposé (et dont une illustration est reproduite ici, p. 184). J’y renvoie le lecteur.
40.Īśvara et sadāśiva sont les deux tattva précédant les deux derniers (dans l’ordre de la
résorption : śakti et śiva).
41. Sur ces plans de l’énoncé des mantras qui se terminent par la résonance nasale ṃ, tels que OṂ,
HRĪṂ, etc., voir par exemple A. Padoux (1994 : 376-379). On remarquera la présence simultanée,
dans cette pratique, de représentations visuelles et phoniques.
42. Sur les mudrā tantriques en tant qu’attitudes yogiques évocatrices et identifiantes, voir A.
Padoux (1990b) et (1994 : 154-167). Sur la terminologie sanskrite propre à l’hindouisme tantrique,
on pourra consulter le Tāntrikābhidhānakośa, dictionnaire trilingue en cours de parution sous la
direction de H. Brunner, G. Oberhammer et A. Padoux (2000).
43. Vide dont on peut dire avec Fr. Roustang (1994 : 127 – traitant d’un autre sujet, il est vrai) que
« comme le savent les physiciens à la recherche de l’origine de l’univers, [il] n’est pas le néant,
mais le site de la plus grande énergie ». Qu’est-ce d’ailleurs, pour nous, que le vide ? – « conscience
lucide et aiguë de non-conscience » (ibid., p. 176) ?
Chapitre 6. Le monde dans le corps du
Siddha
Microcosmologie dans les traditions médiévales indiennes
David G. White
Un « pied-de-page »
21 Face à une telle profusion d’homologies entre microcosme et
macrocosme, le chercheur doit se demander si tout cela ne relève pas
simplement du plaisir scolastique de créer des catégories et de trouver
des parallèles entre différents ordres de réalité. Ces descriptions
détaillées de l’univers à l’intérieur du corps subtil ne sont-elles que la
version indienne de l’interrogation chrétienne médiévale : « Combien
d’anges peuvent-ils danser sur une tête d’épingle ? » Ou bien font-elles
partie de l’ensemble plus large du processus par lequel l’adepte parvient
véritablement à transcender sa condition humaine ? Le curieux titre du
chapitre 5 de la SSP nous fournit peut-être de quoi soutenir cette seconde
hypothèse. Rappelons que le titre du chapitre est « Équilibre des fluides
du corps et du pied » (piṇḍapadayoḥ samarasakaraṇam), un titre dont la
partie problématique (padam, le pied) est glosée dans le texte du chapitre
par paramaṃpadam, « point le plus haut », « transcendance ». Qu’y a-t-il
derrière ce choix de mots dans lequel le pied prend le dessus sur les
autres parties du corps ?
22 Dans un article probant sur la cosmologie du Viṣṇu Purāṇa (IVe siècle), W.
Randloph Kloetzli démontre que, selon la « logique de projection »
purāṇique – fondée, argumente l’auteur, sur une image du ciel vu à
travers la projection stéréoscopique de l’astrolabe « nordique », dont les
principes auraient été introduits en Inde depuis l’Occident à cette période
–, c’est d’après l’œil du dieu suprême Viṣṇu, situé au pôle céleste
méridional (son orteil étant au pôle céleste septentrional), que la
cosmologie purāṇique est à la fois considérée et projetée 36 . Quelques
siècles plus tard, le BhP identifie Viṣṇu-Nārāyaṇa comme étant le corps
de l’espace-temps, divisant son propre corps en signes du zodiaque et
périodes temporelles qu’ils représentent 37 . Comme tel, il peut être
associé à l’Homme Zodiacal dont la posture évoque celle de l’uttāna-pada-
āsana haṭha-yogique (la « posture aux pieds levés »), posture dans
laquelle le yogin reposant sur la nuque et les épaules, tend ses pieds vers
le ciel. Dans cette posture, l’orteil de Viṣṇu correspond à l’Étoile polaire
(dhṣva) (W. R. Kloetzli 1985 : 142), dont le « père » nous dit le BhP, est
l’étoile nommée uttāna-pada, « aux pieds levés », l’étoile ß de la Petite
Ourse (BhP 2.23.1). La même source identifie l’Étoile polaire comme étant
le « pied le plus haut » (paramaṃ padam) de Viṣṇu 38 . Outre le fait qu’ils
nous fournissent des arguments pour une lecture littérale du terme
paramaṃ padam du colophon du chapitre 5 de la SSP, ces données vont
également servir à orienter notre discussion dans deux autres directions.
D’une part, c’est une autre indication que bien avant le temps de la SSP,
l’univers manifesté, l’espace-temps, était conçu comme le corps
anthropomorphe d’un dieu dont la pratique du yoga gouvernait les cycles
temporels purāṇiques. D’autre part, cela nous donne une perspective de
l’univers comme vu de l’extérieur, vu par l’oeil de Viṣṇu depuis le pôle
céleste méridional. Nous reviendrons à la fin de cet article à cette
perspective que Kloetzli a identifiée avec la « logique de projection ».
Intérieur-extérieur
30 Dans le passage du Harivaṃśa précédemment cité, Siddha, Cāraṇa et
Rākṣasa sont décrits comme habitant l’intérieur de Gomanta tandis que
les Vidyādhara seraient à sa surface. Je vais proposer une explication
empirique, suivie d’une plus ésotérique, de cette description. Comme
beaucoup de montagnes sacrées, Girnar est criblée de grottes dont au
moins deux (celles de Gopῑcand et de Dattātreya) sont liées aux Nāth
Siddha, et on peut concevoir que ces Siddha familiers des grottes soient
dépeints comme habitant l’intérieur de la montagne, alors que les autres
créatures humaines ou semi-divines habiteraient la surface.
31 Mais ce n’est pas la seule explication possible. Rappelons-nous ici l’exposé
de Kṛṣṇa sur à la fois le Puruṣa universel et le yogin humain comme étant
tous deux kūṭastha – situé sur ou dans le sommet – ainsi que la description
par le Bhāgavata Purāṇa de l’apothéose du yogin dont l’ascension
jusqu’aux domaines des Siddha dans le Brahmaloka et la dissolution des
tattva inférieurs dans leurs essences supérieures, se révèlent comme ne
formant qu’un seul et même processus. Enfin, nous devons garder aussi
en tête la doctrine purāṇique concernant le sort des âmes à la fin d’un
kalpa (éon) lors du mahāpralaya (grande dissolution). Contrairement au
pralaya qui marque la transition entre deux mahāyuga, le mahā-pralaya
entraîne la calcination de l’œuf cosmique tout entier et non pas
simplement de son contenu. Tandis que les cendres, produit final de cette
combustion, viennent former le corps de Śeṣa, le serpent sur lequel est
couché Viṣṇu, le sort des âmes est d’être réabsorbées dans le corps massif
du dieu, le mahāyogin, qui les conserve dans sa conscience en extase
yogique. Lorsqu’il est dans cet état de profonde transe yogique, la
conscience de Viṣṇu serait localisée dans sa voûte crânienne et peut-être
dans la configuration subtile à triple sommet (trikūṭi) qui s’y trouve.
32 Cela serait-il une explication de l’imagerie jaïne du Siddhaloka qui
représente un yogin assis dans la partie frontale du Loka Puruṣa, sous un
parasol en forme de croissant de lune ? Et l’emplacement de ce monde
des Siddha – tantôt dépeint comme le sommet d’une montagne, tantôt
comme une région de l’atmosphère et tantôt comme la couche
immédiatement située sous la coquille intérieure au sommet de l’œuf
cosmique – ne se trouverait-il pas aussi, en fait, juste sous la voûte
crânienne du dieu, du yogin cosmique ?
33 À l’appui de cette interprétation on trouve des affirmations des YogaSūtra
(YS) concernant l’acquisition de pouvoirs de discernement (jñāna)
surnaturels par la pratique de la discipline yogique (saṃyama 48 ). En
premier lieu, Patañjali affirme (YS 3. 26) que, « grâce à la pratique de
saṃyama centrée sur le soleil, [on obtient] la vision des régions
cosmiques » ; dans son commentaire (Ve-VIe siècle), Vyāsa ajoute des
éléments de cosmologie « purāṇique » détaillés à propos de l’œuf
cosmique et de ses habitants et affirme dans sa conclusion que le yogin,
en se concentrant sur la « porte solaire » du corps subtil, obtient la vision
directe de l’univers dans sa totalité. Quelques versets plus loin (YS 3. 32),
Patañjali conclut son exposé en ces termes : « Dans la fontanelle
lumineuse, on a la vision des Siddha », ce que Vyāsa glose : « Il y a une
ouverture dans la voûte crânienne d’où il émane une lumière rayonnante.
En se concentrant sur cette lumière, on obtient la vision des Siddha qui se
meuvent dans l’espace entre le ciel et la terre 49 . »
34 Où sont ces Siddha que l’on voit grâce à la pratique yogique ? Sont-ils à
l’intérieur ou à l’extérieur du corps ? Et s’ils sont à l’extérieur, sont-ils à
l’intérieur des montagnes, à la surface, ou bien sous la voûte céleste ; en
somme, sont-ils à l’intérieur ou à l’extérieur de la structure du
macrocosme universel ou de quelque mésocosme intermédiaire ? Mais
peut-être n’est-il pas question ici d’une alternative. Comme nous l’avons
vu, le BhP décrit l’apothéose de l’adepte comme le percement simultané
des sept couches entourant l’œuf cosmique en même temps que
l’implosion de leurs éléments correspondants se résorbant dans les
essences de plus en plus subtiles du microcosme qu’est son corps. Dans
les traditions médiévales des Siddha, une grotte montagneuse était la
réplique macrocosmique de la voûte crânienne du yogin en méditation
aussi bien que la chambre haute d’un appareil alchimique mésocosmique
à l’intérieur duquel l’alchimiste se transformait lui-même en opus
alchimicum. L’univers à la Moebius des Siddha était ainsi construit qu’il
permettait à ses praticiens à la fois d’identifier les montagnes cosmiques
à leur propre corps subtil et de pénétrer dans ces montagnes pour
réaliser le but final de leur pratique, leur propre transformation en
habitants semi-divins de ces mêmes montagnes. En d’autres termes,
l’univers des Siddha était conçu de façon que le praticien l’expérimentât
à la fois comme un monde dans lequel il vivait et comme un monde qui
vivait au-dedans de lui-même. L’expérience qu’avait le Siddha du monde
était donc identique à celle qu’avait la divinité suprême.
35 Je vais conclure avec une observation que j’emprunte encore au
remarquable exposé de Kloetzli sur l’impact de la « logique de
projection » qui sous-tendait les cosmographies purāṇiques et conduisit
au développement de l’astrolabe en Inde et en Occident. Remarquant que
les projections spatiales des « dvῑpa [continents] purāṇiques nous
présentent des divisions mathématiques qui rappellent les divisions du
temps que sont les yuga » (1985 : 132), Kloetzli démontre que le mont
Meru, le prototype des montagnes sacrées, est la clé du système entier de
projection de la cosmographie purāṇique (ibid., p. 135). Selon les sources
purāṇiques, le mont Meru est « la tête en bas », ayant la forme d’un cône
inversé dont le sommet plat et les côtés sont respectivement, selon
Kloetzli, la projection du Tropique du Cancer céleste et les lignes
d’extension qui relient ce Tropique au pôle sud céleste (ibid., p. 137). C’est
à ce pôle que se trouve l’oeil de Viṣṇu, le gros orteil de son pied levé étant
au pôle nord céleste 50 . Kloetzli conclut :
« Si le cosmographe hindou n’est pas un astrolabe dans tous ses détails, il est
néanmoins certain qu’il s’agit d’un instrument scientifique destiné à la mesure du
temps – le temps considéré comme le corps d’une divinité, dans un but théologique, par
le Viṣṇu Purāṇa – et qui implique une projection du firmament et du mouvement céleste
sur une surface plane. Le Mont Meru – représenté comme un cône inversé – est la
définition de cette projection en ce qu’il relie le Tropique du Cancer céleste au pôle sud
céleste, qui est le point de vue à partir duquel la projection est faite... Le fait que 16 000
yojana de cette montagne sont dits être “souterrains” peut être compris comme
l’affirmation que cette partie du mont Meru se trouve au-dessous du plan de
l’Équateur... Puisque la forme du mont Meru nous met de nouveau en face d’une
logique de projection... cela signifie que ce qui est « au-dessus » est aussi ici “au-
dessous”... Les dieux (deva) et les démons (asura) qui demeurent dans le ciel et les enfers au-
dessus et au-dessous de la terre, demeurent également dans les montagnes de la terre 51 . »
36 Du point de vue du divin Viṣṇu ou du parfait Siddha, au-dessus et au-
dessous, dedans et dehors, même l’espace et le temps convergent. C’est ce
qui permet aux Siddha de se placer eux-mêmes dans le monde et le
monde en eux-mêmes – comme s’il était vu à travers une camera obscura –,
et, armés de cette connaissance, de transcender ce monde et de le
regarder d’« en haut » de « par en dessous », de se situer eux-mêmes au
sommet et à l’intérieur des montagnes sacrées, ou bien dans et hors de la
coquille de l’oeuf cosmique, dans et hors de leur propre voûte crânienne,
au point final d’un espace-temps dont ils sont devenus les maîtres.
37 Traduit par Véronique Bouillier, revu par l’auteur.
Figure 2.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Édité dans Mallik (1954 : 1-44).
2. Vaudeville (1974 : 96).
3. Sur ces développements, voir White (1996).
4. SSP 1.1b : vakṣye gorakṣanātho’haṃ˙siddhasiddhāntapaddhati. Les colophons des manuscrits
renforcent cette attribution. Sur le Gorakhnāth historique (et non légendaire), voir White 1996 :
90-101.
5. Dont le Vāmakeśvara Tantra (XIe siècle), le Pratyabhijñahṛdaya de Kṣemarāja (XIe siècle), et le
Svacchanda Tantra (dont le commentaire le plus connu est de Kṣemarāja, édition Dvivedi 1985).
6. Parmi les textes qui se concentrent sur ces identifications, signalons le Yoga Darśana Upaniṣad,
traduit dans Varenne (1973 : 225-255).
7. SSP 2. 1-25, 67. Même à l’intérieur de la tradition des Nāth Siddha il n’y a pas de nombre
« canonique » des cakra : on y trouve l’énumération de six, sept, neuf, douze, jusqu’à vingt-sept
cakra (Kaviraj 1966 : 229-237).
8. Édité par Barthwal (1955) et Srivastav (1979).
9. Édition trilingue (vieux bengali, sanskrit, et tibétain) avec traduction anglaise dans Kværne
(1986).
10. Gorakh Bāni, Pad 6.1-5 (traduit dans White 1996: 301-302); Gorakh Bāni, Pad 14.1-5; 26.1-5; 27.1-
6; 28.1-4; 29.1-5; 40.1-4; 41.1-4; 42.1-4 et 47.18 (discuté dans White 1996: 242-243).
11. Édité par Bhambhulnāth Yogi (n.d.) et Agravan (n.d.).
12. Édité dans Dvivedi (1980 : 19-28).
13.Prāṇ Sāṅkalῑ 22-135.
14.Prāṇ Sāṅkalῑ 96-98.
15. Wallace 1995: 155.
16. Voir, par exemple, Caraka Saṁhitā 4.4.13.
17.Lalitā Māhātmya (=Brahmāṇḍa Purāṇa surtout 3.4.13.1216). Le culte de la déesse ainsi décrite était
basé à Kāñchipuram (Conjeevaram), dans le Tamilnadu côtier. Ce texte appartient manifestement
au Śrῑvidyā Kaula.
18. C’est kūrma, la deuxième des dix incarnations du dieu Viṣṇu, qui soutient le mont Mandara lors
du barattage de l’Océan de Lait, telle qu’elle est décrite dans le Mahābhārata.
19.Kālāgniruda. Pour une discussion, voir White (1996 : 232-233).
20. Ici, la terminologie se base sur la botanique : les quatre mondes sont identifiés littéralement
avec la « pousse » (aṅkura), le « creux » (kuhara) ; la « tige » (nāla), et la « fleur » (kamala).
21. Pour un usage semblable, voir ci-dessous, note 39.
22. En vérité ce texte n’énumère pas plus de dix-neuf régions, même si on compte le monde triple
d’Indra et le monde quadruple de Brahmā comme sept mondes différents.
23. SSP 1. 69-73.
24. C’est dans ce chapitre de la SSP que l’on trouve le plus grand nombre de citations de textes
externes. Par exemple, la citation (dans SSP 4. 19-21) d’un ouvrage de Śivānandācārya avancera la
date de cette partie de la SSP jusqu’à la fin du XIIIe siècle au plus tôt, si le Śivānandācārya dont il
est question est le commentateur renommé de la Śrῑvidyā qui a vécu au Kerala : Goudriaan et
Gupta (1981 : 60). Le manuscrit qui renvoie le plus méticuleusement à ces textes externes est de
Jodhpur. Il date de 1945-1946. Pour une discussion, voir Mallik (1954 : 28-33).
25.Hevajra Tantra 2.4.51-55, in David L. Snellgrove, The Hevajra Tantra, a Critical Study, 2 vol.,
Londres, Oxford University Press, 1959, vol. 2 Sanskrit and Tibetan Texts, p. 68.
26. SSP 2.1c,2b,8b, 9c.
27. Matsyendra[-n›tha] a vraisemblablement fondé ce qui deviendra plus tard la branche
« tantrique » de l’ordre des Nāth Siddha. Cette perspective Śākta-Śaiva se trouve également dans
la Khecarῑ Vidyā d’Ādinātha, ouvrage inédit du XIVe siècle.
28. KJñN 3.6-12; 5.25-27; 8.20-22; 17.2-4. Édition Bagchi 1934.
29. BhP 2.2.19b-21b, édition Goswami 1971. L’origine de ces emplacements se trouve
vraisemblablement dans les « points vitaux » (marman) anatomiques, tels qu’ils sont décrits dans
la littérature médicale : voir Roşu 1982 : 418-426.
30. Hudson (1993 : 139-170, surtout 146 et 149).
31. Hudson (1993 : 162-64).
32.Maitri Upaniṣad 6.30 : “ Sans fin sont les rayons de celui qui, à la manière d’une lampe, réside
dans le cœur ; ils sont blancs, et noirs, bruns et bleus, roux et rouge clair. L’un de ceux-ci se tient
au sommet, qui, ayant transpercé le disque du soleil, a atteint le monde du Brahman ; par lui on
arrive à la voie suprême ” (trad. A.M. Esnoul, 1952).
33.Rasārṇava 12.252-58, surtout 12.254 et 257. Édition Tripathi 1978. Un kalpa est une période
cosmique équivalent à un jour de Brahmā, elle est suivie du mahāpralayaou « grande dissolution »,
une nuit de Brahmā. Un kalpa est formé de mille fois quatre yuga, ces quatre yuga, quatre périodes
d’inégale durée et d’inégale valeur, constituant un mahāyuga.
34.Rasārṇava 11.104b-106. Cf. 12.337.
35.Rasārṇava 18.228. Cf. 11.107. En fait, le Rasārṇava se termine trois demi-strophes plus loin.
36. Kloetzli (1985 : 121-126, 144-145).
37. BhP 5.22.3,5 et 5.23.4, qui ajoute que l’on peut méditer sur la voûte stellaire comme ayant la
forme d’un dauphin (śiśumāra) « au corps lové (kuṣṇalibhṣta-deha), la tête en bas ». Cf. BhP 5.23.8.
38. BhP 2. 22. 17. Selon la mythologie purāṇique, le Gange coule, à partir de ce pied, dans la cruche
d’eau (kamaṇḍalu) du dieu Brahmā, d’où elle tombe sur la terre : Hiltebeitel (1976 : 160).
39. Illustré dans Losty 1985 : 103. Cette illustration se trouve dans un manuscrit illustré panjabi
(ca. 1930 ap. J.-C.) représentant les postures du haṭha yoga. Ce manuscrit se trouve dans la British
Library (Add. MS 24099).
40. Kirfel 1920 : 142. Malheureusement, Kirfel ne cite pas sa source. Les homologues bouddhiques
des Siddha et Vidyādhara hindous sont les Vidyārājā et les Devamanuṣya (« hommes-dieux ») qui
s’élèvent, de par leurs pratiques ésotériques, jusqu’au niveau intermédiaire entre le ciel des dieux
et la terre des hommes : Przyluski 1938 : 125-26.
41. TÃ 8.133, dans Dvivedi et Rastogi (1987), vol. 4, p. 1441-1451. Les noms de ces Siddha sont :
[go]rocan, añjana, et bhasma. Gorocana est une teinture organique dotée de la même couleur jaune
intense que l’orpiment (auripig-mentum).
42. Le « Raivatācala Māhātmya » correspond aux chapitres dix à treize du Śatruñjaya Māhātmya jain
(traduit dans Burgess 1971, note à la page 157).
43. La majeure partie du Matsya Purāṇa est plus ancienne, la célébration de la région du fleuve
Narmadā étant un ajout, plus tardif, dû à un Śaiva originaire du Maharashtra : Bharadvaj 1973 : 66-
67 ; Hazra 1977 : 46 ; et Kantawala 1964 : annexe III.
44. Sur cette identification, voir Mani (1975 : 294).
45. Le passage du Harivaṃśa (2. 40, dont le titre est « L’Ascension du Gomanta » ou bien « Le
Voyage au Gomanta ») qui concerne Gomanta ne se trouve que dans les recensions de Bombay et
de Calcutta ; dans l’édition critique (tome II, p. 92-98, lignes 380-507), il constitue une partie de
l’annexe 17 et toute l’annexe 18. Édition : Vaidya 1969-1971. Cf. Mani 1975 : 294.
46.Harivaṁśa, annexe 17, lignes 381-82, 386. Girnar est un massif montagneux, dont deux pics
jumeaux, identifiés aujourd’hui par les hindous comme Gorakh et Dattātreya, sont de loin les
sommets les plus élevés. Dans les lignes 390 et 391, on lit que Kṛṣṇa et Balarāma parviendraient à
vaincre Jarāsandha en ce site ; la bataille commence à la ligne 487.
47.Harivaṁśa, annexe 18, lignes 448-449.
48. Dans son commentaire sur YS 3.16, Vyāsa décrit le saṃyama comme la conjugation des trois
phases ou étapes culminantes du « yoga » de Patañjali : dhāraṇa, dhyāna, et samādhi.
49. Dans Aranya 1981 : 308. On en trouve des échos dans la Śiva Saṁhitā (XVe siècle), 4.46 ; 5. 202,
204.
50.Ibid., p. 142. Cette posture ressemble à celle de l’Homme Zodiacal, mentionné plus haut (à la
note 38), qui fixe son regard vers le haut, vers les constellations situées à l’intérieur de son corps,
jusqu’à l’Étoile polaire, qui se trouve dans son gros orteil.
51.Ibid., p. 144-145 et 137-138. (Souligné par moi-même).
Chapitre 7. Vajrolī Mudrā
La rétention séminale chez les yogis vāmācāri
Richard A. Darmon
NOTE DE L'AUTEUR
Nous remercions chaleureusement monsieur Arion Roşu, qui n’a jamais
hésité à nous faire profiter de son érudition avec une rare bienveillance,
nous permettant de surmonter les inconvénients inhérents à notre
méconnaissance du sanskrit et de l’alchimie indienne. Nous n’aurions pu
mener à bien notre travail sans ses conseils.
Sauf mention contraire, les termes translittérés le sont à partir du
sanskrit.
1 Le phénomène religieux a souvent interféré sur les règles régissant la
sexualité des individus. Dans le monde hindou, comme dans le monde
bouddhique mahayanique, la notion centrale de non émission séminale
(Shahidullah 1928 : 11-17) est très présente dans la littérature codifiant
l’enseignement tantrique, ou tantraśāstra. Elle est l’un des concepts
fondamentaux des yogis vāmācāri, les yogis de la « voie de gauche ».
2 Comme on le sait, il existe dans le Tantra (ou tantrisme 1 ) deux points de
vue ou plutôt deux tendances qui, en simplifiant à l’extrême, sont celle
« de gauche », vāma, et celle « de droite », dakṣiṇa. Bien qu’exprimées
dans l’ensemble de l’hindouisme, auquel elles appartiennent, ces
tendances relèvent plus particulièrement de l’enseignement tantrique, où
la « voie de gauche » s’inscrit peu ou prou dans une hétérodoxie parfois
doublée d’hétéropraxie. Dans l’ensemble, les adeptes de ces courants sont
dits tāntrika, par opposition à vaidika (védique) désignant ceux qui
respectent l’hindouisme traditionnel d’essence plus « orthodoxe »
(Padoux 1989 : 35). La gauche, vāma, connote souvent une idée de
démarche contraire, cruelle même, alors qu’à l’opposé la droite, dakṣiṇa,
signifie : franc et bienveillant. Le fait est qu’en Inde plus qu’ailleurs, la
notion de gauche revêt un caractère funeste d’impureté (Bareau 1968 :
164-165), que l’on retrouve dans les comportements de ces mystiques du
« chemin de gauche », les vāmācāri. Pratiquement, ces yogis dits « de la
main gauche » (vāmahasta) empruntent diverses voies, sādhanā, afin
d’objectiver leur dépassement de la condition « normale » en tant que
pratiquants initiés, sādhaka.
3 L’une de ces sādhanā retient l’attention en raison des implications
psycho-physiologiques qu’elle suppose. Elle s’appuie sur une pratique
dite de la vajrolī mudrā, ou « sceau du foudre » (ici, dans le sens de pénis),
qui consiste en une absorption urétro-vésicale de liquide amenant une
modification de la latence éjaculatoire du yogi. Les mystiques vāmācāri
qui se sont investis dans cette pratique parlent de vajrolī sādhanā pour
désigner l’instrumentation et les conditions qui sont requises pour y
parvenir.
4 Nous explorons ici l’organisation d’une anagogie embrassant des
domaines distincts, mais reliés entre eux : d’une part, la rétention
séminale, donc la maîtrise du cadre périnéal (on notera, ceci importe, que
cet exercice est considéré par les pratiquants comme une fin en soi, un
aboutissement ultime) ; d’autre part, une entreprise psycho-sexuelle qui
contribue à la réputation équivoque du Tantra. Signalons toutefois que
seul un nombre infime de yogis parmi les vāmācāri effectue les opérations
de ce type. Cela résulte d’un tamisage propre au yoga tantrique où, dans
l’esprit de l’ontologie qui en forme l’arrière-plan, il semble s’opérer
finalement une sélection à travers les risques physiques encourus lors de
cette pratique.
5 Les observations présentées sont contemporaines, effectuées sur le
terrain ou résultant d’entretiens avec ces yogis. Elles ont été relayées par
la littérature relative à ce sujet, et étayées par un apport uro-
andrologique 2 . Ces relevés portent sur des mystiques évoluant dans
l’aire de crémation de Tārāpīṭh, village où se trouve un lieu de vénération
consacré à la déesse tutélaire Tārā (une forme de Kālī), et qui se situe
dans le district de Birbhum, à environ 300 kilomètres au nord-ouest de
Calcutta, au Bengale.
La littérature védique
7 Dans les Āranyaka, les ascètes étaient supposés être des continents
sexuels, des ūrdhvareta, qui ne laissent point échapper leur semence
(Malamoud 1977 : 73).
8 Dans l’ensemble, selon les conceptions védiques, la dépense séminale
n’est comparable qu’à la dépense de parole liturgique (par exemple le
Veda lu à haute voix alors qu’il se doit de n’être que murmuré), les deux
étant également condamnables. La lecture des textes inspire une glose
sur le brahmacārin (l’étudiant du Veda) qui a péché en devenant avakīrnin,
celui qui laisse échapper sa semence (Malamoud 1977 : 83-84). Mais c’est
peut-être dans les « lois de Manu », au debut de notre ère, qu’est le mieux
résumée cette valorisation du semen : le sperme se cristallise avec un
pouvoir d’autofécondation, et dépasse en importance la matrice
(O’Flaherty 1973 : 267). « Si l’on compare le pouvoir procréateur du mâle
avec le pouvoir de la femelle, le mâle est déclaré supérieur, car la
progéniture de tous les êtres animés est distinguée par les marques du
pouvoir mâle » (Manu IX, 35 – in Loiseleur Deslongchamps 1976).
9 La Bṛhad Aranyaka, l’une des plus anciennes Upaniṣad, présente le dieu
Varuṇa avec le sperme comme siège (Bṛhad Āranyaka Up. III. 9 ; 16-17 et
22).
10 Parmi les Upaniṣad yogiques, qui n’apparaissent guère avant le VIe siècle
de notre ère (Bouy 1994 : 64), le ton change. Ainsi, selon la Yogatattva Up.
60.61.62 (Varenne 1971) : le yogi, « du fait qu’il ne répandra pas sa
semence, son corps conservera une odeur agréable ». Ce même texte, un
peu plus loin (126.127.128), vante les vertus de l’aspiration urétrale,
vajrolī-mudrā : « Existe aussi le “Sceau du Foudre” (vajrolī-mudrā) : qui le
pratique acquiert tous les pouvoirs... » La Dhyānabindu Up. (84.85.86)
confirme ce point de vue quand elle postule qu’en cas de réflexe
éjaculatoire, le sperme réintégrerait le pénis de l’adepte 5 .
Le corpus tantrique
Préliminaires
Préliminaires
32 Sur le plan pratique, les yogis prennent des mesures drastiques entrant
concurremment en jeu à plusieurs niveaux. Premièrement, ils se font
maigrir, mangent peu (une fois par jour), surtout une alimentation
carnée, s’astreignent souvent à des jeûnes – de plus en plus longs –
déclarés être des austérités (tapas). Refusant toute surcharge pondérale,
les yogis absorbent un alcool de mahua (beng.) 29 , surtout le soir, tout en
s’abstenant de boire de l’eau et de manger salé. Physiologiquement, la
déshydratation consécutive à toute consommation alcoolique avec
abstention de sel entraîne une natropénie (baisse des taux plasmatiques
de sodium), donc une non-rétention d’eau dans les tissus (via les cellules)
qui aboutit à l’amaigrissement 30 .
33 La deuxième démarche est essentiellement yogique et emprunte
indifféremment à la HYP, à la HR et à la GS ; elle vise la purification des
conduits nasaux ainsi qu’œsophagien et gastrique. L’opération initiale,
appelée neti 31 , consiste à introduire une cordelette de 3 millimètres de
diamètre sur 40 centimères de long dans l’une des fosses nasales afin de
la faire ressortir par la bouche. Puis il exécute l’opération suivante,
appelée dhauti 32 , avalant progressivement une bande de coton léger de
6-7 centimères de large sur approximativement 7 mètres de long. L’objet
du geste vise à maîtriser les réflexes spasmodiques, l’œsophagisme, que
l’opération ne manque pas de générer, ainsi qu’à « purifier » la partie
dilatée du tube digestif, du cardia jusqu’au pylore. Le yogi termine en
absorbant une quantité d’eau salée (1 ou 2 litres), puis déclenche
manuellement un renvoi.
Figure 2. L’instrumentation de la vajrolī sādhanā. (Cliché R.)
La vajrolī
39 Ce théocentrisme paroxystique fait que ces yogis revendiquent une
relation directe, sans intermédiaires humains, avec le guru suprême,
Ādinath (Śiva), pour leur apprentissage de l’action yogique par
excellence, la vajrolī. Par ailleurs, dans la mesure où les actes déterminent
la vie d’un homme, et compte tenu de la façon dont les vāmācāri voient
leur propre niveau d’évolution, seule cette pratique ouvre à leurs yeux un
champ d’intelligibilité. Aussi n’hésitent-ils pas à se déplacer jusqu’à
Calcutta afin d’acquérir ce qui est indispensable pour pratiquer la vajrolī-
mudrā : des sondes urétrales.
40 En temps normal, l’exploration instrumentale de l’appareil urinaire ne
s’effectue que dans un but diagnostique ou thérapeutique et au moyen
d’un appareillage varié, dont des sondes qui diffèrent par leur taille et
leur forme. Les yogis qui désirent pratiquer l’autosondage opèrent par
voie rétrograde (par le pénis) et procèdent à l’aveugle, c’est-à-dire sans
disposer au préalable d’information sur cette voie d’accès à leur vessie.
En conséquence, ils utilisent des sondes souples d’une trentaine de
centimètres de long, droites, dont le bout introduit dans le méat est
arrondi et muni d’une ouverture, la « fenêtre » (ce qui normalement
permet l’écoulement urinaire). Ces sondes, dont le diamètre varie d’un à
7 millimètres (ou plus), sont en latex brun (le matériau est réutilisable) et
portent des estampilles telles que « Prince » ou « Diamond ».
41 Nantis de cet instrument incontournable, car la sonde permet « d’ouvrir »
l’urètre et la vessie qui normalement sont « fermés » par les muscles
sphinctériens (sans quoi il y aurait incontinence), le yogi va pouvoir
s’engager dans la vajrolī-mudrā.
42 L’acte requiert d’être à jeun, l’intestin et l’estomac doivent être
totalement vides alors que la vessie ne l’est que partiellement ; de plus,
aucune absorption de salé n’aura eu lieu durant les précédentes
quarante-huit heures. Le yogi s’allonge sur le dos, tête légèrement
surélevée, et adopte un rythme respiratoire lent. Il prend un tissu propre
puis, de la main droite, introduit la sonde de petit diamètre, la main
gauche étirant le pénis au niveau du sillon coronaire afin de réduire la
courbure pénio-scrotale. Cette opération se déroule très lentement, en
une ou plusieurs fois selon les difficultés éprouvées, le but étant de
dépasser sans encombre le sphincter externe afin d’atteindre la vessie
pour réaliser ainsi un sondage parfait – la position de la sonde dans la
vessie est attestée par l’écoulement d’urine résiduelle. Notons que les
adeptes agissent calmement, sans jamais forcer, l’instrumentation étant
amplement facilitée par une absence de tonus adrénergique. Si
l’appréciation reste empirique, ils n’en sont pas moins conscients des
possibilités et des dangers dits « de la fausse route » lors d’un sondage
urétral.
43 Le yogi commence la mudrā en enfonçant de deux à trois centimètres la
sonde dans la vessie afin que les manœuvres ultérieures ne l’en fassent
pas ressortir. Puis il se redresse lentement de façon à être en vajrāsana
40 . Il plonge l’extrémité distale de la sonde dans un récipient
Le schème cinétique
***
56 L’écoute des discours que tiennent les yogis vāmācāri renvoie à un rituel
personnel tourné vers le puruṣa-liṅga, Śiva, qu’ils se veulent être. Le
schème d’une praxie ayant, si l’on peut dire, un caractère performatif,
semble prédominer dans l’exercice de la vajrolī-mudrā, dispensatrice de
siddhi, de pouvoirs par excellence.
57 Alors que Sudhir Kakar (1982 : 151-190) a souligné la dimension
analytique du Tantra, et que des investigations médicales ont porté au
plan neuro-cardiologique le yoga qui lui est associé (Filliozat 1974 : X), les
pages précédentes ont voulu présenter l’ampleur et la valeur de la part
dite « technique » que l’on reconnaît à cette « mystique de l’autonomie »
(Saran 1994 : 84).
58 La vajrolī-mudrā, avec toutes ses résonances dans le cadre vāmācāra,
cristallise des états de conscience modifiée (EMC), dans le sens où ceux-ci
provoquent chez les yogis des changements extéro- et intéroceptifs qui,
dans les grandes lignes, peuvent se résumer ainsi :
l’espace est perçu illimité, « tel l’organe sexuel de la Śakti » ;
l’humeur ne subit pas d’effet de labilité ;
l’identité se transforme en entité divine (dominante) ;
la perception du temps change en raison, d’une part, des multiples et longues
contemplations-visualisations, et, d’autre part, de l’absorption d’hallucinogènes ;
la vue : le yogi surimpose à sa vision, par exemple, Kālī (en variant de surcroît la taille et
l’orientation de l’objet ou de la personne observée) ;
le comportement moteur du vāmācāri montre une composante des rythmes cardiaques et
respiratoires, ainsi qu’une activité corticale, réduites à l’extrême.
59 Ces traits, parmi d’autres, laisseraient penser que ces yogis manipulent à
leur avantage une ensemble de facteurs d’ordre neurophysiologique, qui
pour une part fait référence au mode de fonctionnement cérébral
trophotropique. Divers auteurs ont insisté sur ce mode dans les cas d’EMC
chez les mystiques (Gellhorn et Kiely 1972 : 400) et les yogis (Fisher 1971 :
898). Notre propre observation, effectuée uniquement à l’aide d’un
stéthoscope et d’un tensiomètre, n’était pas poussée en raison du
contexte, et ne peut donc être catégoriquement significative. Elle rejoint
néanmoins sans réserve celles des auteurs cités.
60 Enfin une autre incidence de la vajrolī-mudrā, trouve un écho certain au
niveau du réflexe orgasmique des yogis qui la pratiquent avec régularité.
Une multiplicité orgastique, dont ils font état lors du mithuna, est un fait
connu en médecine. Cette capacité s’inscrit directement dans la
continuité de la rétention séminale, mais aussi des EMC qui viennent
d’être évoqués. Cet aspect poly-orgastique n’étonne guère les vāmācāri,
qui y décèlent la preuve sensible d’une omniprésence de la Śakti dans
leur être, une validation de plus d’un pouvoir intime « normalement »
réservé au sexe féminin. Ils expriment ainsi avec sérénité « je suis Elle »,
sa’ham (Woodroffe 1994 : 440), ou, plus volontiers en bengali, « je suis
Śakti », ami Śakti.
61 Ils sont cependant bien loin de se complaire dans une situation (qui leur
est acquise) de dévots privilégiés de la Śakti, comme les autres yogis qui
hantent l’aire de crémation de Tārāpīṭh. Ces vāmācāri dépassent l’écueil
du sentiment dévotionnel, qu’ils dénoncent comme étant proche de
l’asservissement. Manifestement, ils agissent – malgré la centralité qu’ils
accordent à la vajrolī sādhanā – contre tout état suspect de vassalité, dont
ils pourraient faire preuve envers cette dernière. La même discrimination
s’applique face à la totalité de ce qui existe, dont leur propre personne, la
Śakti étant comprise dans ce processus. À l’image de leur prédécesseur du
XIXe siècle, le yogi Vāmākṣepā (McDaniel 1989 : 132), ils commettent aussi
– Vol. XXXI-1 et 2 (avril et juillet 1992) [= réimpression des vol. I-1, octobre 1924, et I-2, [février
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NOTES
1. À proprement parler, le terme « tantrisme » n’existe pas en sanskrit, contrairement à tantra qui
désigne une catégorie de textes (Padoux 1989 : 35) et, par extension, l’ontologie tantrique.
2. La locution « uro-andrologique » renvoie d’une part à l’urologie, d’autre part à l’andrologie.
L’urologie est une spécialité médico-chirurgicale qui traite les affections des organes génitaux-
urinaires. L’andrologie est une discipline médicale, focalisée uniquement sur la physiologie et la
pathologie de l’appareil génital masculin, ainsi que sur la sexualité du mâle. L’andrologie recourt
nécessairement à des données empruntées prioritairement à l’urologie (médicale), ainsi qu’à la
neurologie et à la psychiatrie. Elle est de fait requise pour tenter de comprendre certains points
relatifs au sexe, entre autres.
3. Ceci malgré les difficultés connues à déterminer avec précision les origines de ce courant
(Biardeau 1981 : 40-41).
4. On peut, sur ce point, se reporter notamment à l’ouvrage de S. Ambadas Dange (1979,
particulièrement les chap. 3 et 6), ainsi qu’à celui d’Ivo Fiser (1966, chap. 2 et 5).
5. La Dhyānabindu Up. (84) met parallèlement en relief une notion de détachement quand elle
affirme que, même sous l’emprise du désir, le sperme n’irait pas « se perdre dans la matrice de (la)
partenaire » du yogi.
6. Cela n’a rien d’étonnant compte tenu des emprunts culturels du Vajrayāna dans le substrat
indien – comme le démontrent Ruegg (1964), Stein (1988 : 14071426), ou Snellgrove (1988 : 1353-
1384).
7. Le Subhāṣita-Saṃgraha exprime quasiment la même opinion (Bendall 1905 : 44 et 86).
8. Bien que la description de vajroṇḍi soit omise de la traduction de la ŚS que donne R. B. Chandra
Vasu (1974) – la raison avancée par cet auteur étant que les tāntrika qui s’adonnent à cette
pratique sont de « basse classe » (low class tantrists). John Woodroffe (A. Avalon) a sur ce sujet une
approche quasi identique quand il dit que, n’émettant rien lui-même, le yogi est condamnable en
raison de la nocivité de la pratique pour une femme qui « se flétrit à la suite de ce traitement »
(1919 : 204). La vajrolī-mudrā a donné lieu à des interprétations baroques, comme celle d’Alain
Daniélou (1953 : 167, n. 10) lorsqu’il expose que la rétention séminale est en relation directe avec
une « tendance qui explique certaines particularités sexuelles communes chez les artistes et
intellectuels d’un certain niveau ».
9. Nous remercions vivement Mr Christian Bouy (Paris) qui nous a aimablement fait profiter de
son savoir, ainsi que d’ouvrages parmi lesquels le Yoga Śastra de Dattātreya.
10. HYP.III.91 ; HR. II.93.
11.Śiva-Saṃhitā IV.84 ; HR.II.102 ; Dhyānabindu-Up. 89.90.91 ; Gorakṣa Śataka 72-73.
12. HR.II.110 ; GS.III.51.
13.Vajrolī-mudrā et khecarī-mudrā. Cf. Éliade (1975 : 249), Gorakṣa Śataka 75-76.
14. HR.II.102.-103 ; HYP.III.99.
15.Dhyānabindu Up. 87 ; ŚS. IV.84.
16. Ces yogis, qui honorent des formes terrifiantes de la déesse Kālī, sont affiliés à l’obédience kula
(orientation des « héros », vīra). Le mot kula, « famille, clan », désigne aussi le corps, la conscience
et la totalité macrocosmique. Sur ce vocable on se reportera à l’article d’A. Roşu (1997 : 412, et n.
32 p. 427).
17. Cf. White (1996 : 198-201, et p. 452 n. 78). Sur l’équivalence du sperme et du mercure, en tant
qu’élixir d’immortalité et de libération, voir Van Kooij (1972 : 27) et Éliade (1975 : 280-281).
18. À propos de l’individuation dans le monde hindou, voir Horsh (1956), Hulin (1978), Mauss (1997
[1950]), Oberdiek (1993).
19. Le terme sādhu (saint) s’étend communément à tous les renonçants, dont le tāntrika. Louis
Dumont (1966 : 235-236) remarque que le renoncement « instaure l’individu ». Il semble ainsi
proche du point de vue d’Ulrich Oberdiek (op. cit.) lorsque ce dernier parle de « personne ».
20. Aux dires des yogis, un mithuna authentique comporterait une majorité de séquences où une
quasi immobilité est requise, tout au moins pour l’homme.
21.Gorakṣa Śataka 90-91 ; HYP.III.-90 ; etc.
22. Cette formulation, cependant, ne visait pour S. Bouez que les rapports entre yogī et yoginī.
23. Ceci est d’autant plus important que la crainte de perdre du semen est omniprésente. Les
travaux d’A. Bottéro (1992) ont ainsi mis en évidence l’acuité de telles craintes, qui voient dans ces
déperditions un terrain pathologique menant à la consomption.
24.Hiṅgu = Ferula foetida Regel (ou F. alliacea Boiss.) ; muscade = Myristica fragrans Houtt. (dans la
pharmacopée traditionnelle de l’Āyurveda comme dans la médecine arabe ūnānī, elle est reconnue
comme un remède contre l’impuissance sexuelle – A. Roşu, communication personnelle) ; Dhustura
= Datura metel Linn. (ou D. stramonium Linn.).
25. La singularité de Tārāpīṭh repose sur les pouvoirs surnaturels siddhi que les tāntrika peuvent
acquérier dans l’aire de crémation (Banerji 1992 : 235) (Mc Dermott 2001 : 170). En elle-même, la
mudrā vajrolī est génératrice de pouvoirs (HYP III.83).
26. Sur la transgression voir Padoux (1989 : 36), Varenne (1977 : 135), Roşu (1997 : 410).
27. Mishra (1973 : 52), Goudriaan (1979 : 21).
28. Cf. Bharati (1961 : 146). Les yogis rencontrés qui étaient engagés dans la vajrolī-sādhanā avaient
un niveau intellectuel conséquent ; il s’agissait de brahmanes, détachés de leurs prérogatives de
caste. Un seul d’entre eux avait reçu d’un guru une initiation traditionnelle. Il était d’une lignée de
sādhaka célèbres à Tārāpīṭh. Un autre nous confia avoir appris la vajrolī-mudrā dans un traité (IIYP)
et non par voie orale. Toujours à ce propos, un autre yogi évoqua la HR. Il est vrai qu’au Bengale
« l’efficacité du dire se retrouve dans l’écrit » (Selva 1995 : 192). Dans le Tantra, cela se comprend
d’autant mieux quand on sait que les plus grands gurus peuvent être auto-consacrés (TĀ. IV.33 à
64).
29.Mahua (Skt. madhuka) = Madhuca indica J. F. Gimel (= Bassia latifolia Roxb.). L’alcool de mahua est
consommé pendant certains rites, comme le mithuna, où il est bu à même un crâne servant de
récipient. L’arbre, très connu au Bengale, est de la famille des sapotacées. L’une des vertus de ses
principes actifs serait d’être aphrodisiaque (Kirtikar et Basu 1975 : 1488).
30. Édouard Roncin (1904 : 130) notait que les augarh, des vāmācāri nécrophages, consommaient
dans ce but de grandes quantités d’alcool en 24 heures.
31. HYP II.29-30 ; HR I.37.38.39.40 ; GS I.3.50.51.
32. HYP II.24.25 ; HR I.35.36 ; GS I.1.13 à 44.
33. Il n’est pas possible de s’étendre ici sur ses différentes formes. Les vāmācāri, d’ailleurs, ne se
focalisent que sur les pauses respiratoires, le reste n’étant que des préliminaires qui sont loin
d’être respectés dans leur intégralité. On remarquera que la maîtrise du souffle (prāṇa) est une
constante fondamentale qui sous-tend tout engagement relatif aux sotériologies de l’Inde.
Présente dès le Veda, en particulier l’Atharva-Veda, on la retrouve diffuse dans les Saṃnyāsa-
Upaniṣad, puis en tant que composante majeure des Upaniṣad du yoga.
34.Elaeocarpus granitus Roxb.
35. La cardiologue Thérèse Brosse (1976 : 40) ne relevait pour sa part aucun signe de dérégulation
cardiaque – à laquelle on pouvait s’attendre – lors de telles apnées.
36. HR II.33 à 36 ; HYP III.6.7.8.
37. HR II.64.65 ; HYP III.70 à 73 ; GS III.12.13 ; Gorak. Ś 79.80.
38. HR II.54 à 57 ; HYP III.55 à 60 ; GS III.10.11 ; Gorak. Ś 77.78.
39. HR I.31 à 34 ; HYP II. 33.34 ; GS I.4.52 l’appelle laulikī.
40. Cette position est donnée dans le Yoga-Bīja (Awasthi, n.d. : 144-145) comme contribuant
efficacement à la rétention.
41. Plus précisément naulī-madhīyama (les grands droits en position médiane), avec pour corollaire
jālandhara-bandha plus aśvinī-mudrā (en même temps que naulī). Éventuellement, il complète le
tout avec une nouvelle séquence de naulī.
42. HR II.80.81.86 ; HYP III.86.
43. HR I.41 à 48 ; HYP II.26.27.28 ; GS I.2.45 à 49.
44. Voir la revue Yoga Mīmāṃsā (= Y.M.), publiée par l’Institut de yoga Kaivalyadhama de Lonavla,
au Maharashtra.
45. Une technique de rééducation est d’ailleurs proche de ce type de principe.
46. Ce point n’avait apparemment pas échappé à Swami Sivananda (1973 : 133), quand il proposait
une sonde de 25 cm de long pour les pratiquants.
47. Rappelons qu’une éjaculation se subdivise en deux phases : sécrétoire et excrétoire.
Chapitre 8. De sang et de sperme
La pratique mystique bāul et son expression métaphorique dans les
chants
France Bhattacharya
La pratique bāul
12 Cet Homme du Cœur qui est selon les Bāul la Réalité suprême, le
paramātman, réside à l’intérieur du corps de l’homme, au sommet de la
tête, dans le sahasrār, « le (lotus aux) mille pétales ». Il y demeure sous la
forme du bῑj, de la semence virile 5 . Là, il est stable, établi fermement
dans l’état d’Absolu indifférencié. Par contre, dans « le (lotus à) deux
pétales », ājñā, situé entre les sourcils, il est animé du désir de jouir de
l’union avec le principe féminin. C’est ce que le Bāul appelle son jeu, sa
lῑlā. L’Homme du Cœur est alors le puruṣa (principe masculin) en quête de
la prakṛti (principe féminin). Pour la rejoindre et s’unir à elle, il doit
attendre la période des règles chez la compagne du Bāul. Pendant les
trois ou quatre jours que dure le flux menstruel, rajasrāv, le maner mānuṣ,
sous la forme du semen, se déplace dans le corps de l’homme par le canal
subtil de la suṣumnā pour retrouver le rajas, considéré comme l’essence,
svarῡp, de la féminité. Le rajas est attirant de par sa nature et pousse à la
création, à la reproduction de l’espèce, alors que le bῑj a pour nature
propre l’amour pur, prem. La rencontre du rajas et du bῑj, suivie de leur
union, produisent chez le Bāul la joie suprême de l’unité ontologique
recouvrée. C’est à travers la forme physique, rūp, que le pratiquant réalise
sa nature ultime, svarῡp. Pour que cette sensation ne soit pas éphémère,
comme dans l’acte sexuel grossier, et pour qu’elle n’ait pas pour
conséquence la naissance d’un être de plus en ce bas monde, cette
expérience de joie extrême doit remonter jusque dans « le deux pétales »
et s’y stabiliser. Cet état de béatitude active, né de l’union du puruṣa et de
la prakṛti sous une forme humaine, union dépourvue de désir sexuel, est
celui que recherche le Bāul. Il lui donne parfois le nom de sahaj, « l’inné »,
tandis que les bouddhistes tantriques l’appelaient mahāsukha, le grand
bonheur. C’est aussi cela le maner mānuṣ : l’expérience de cet état de
conscience exceptionnel. Celui qui l’éprouve est comme mort alors qu’il
vit encore, car il a perdu toute conscience du monde extérieur, et même
de sa propre individualité. L’Homme du Cœur possède donc à la fois un
aspect transcendantal, une réalité psycho-affective faite de sensation et
de sentiment, ainsi qu’un aspect physique, grossier, celui du semen
proprement dit. Pour le Bāul, le corps est de manière égale physique,
subtil et transcendantal, comme les substances qu’il recèle.
13 La place que tient le sang menstruel chez les Bāul est donc très
particulière, son rôle, essentiel et original. Dire que leur pratique est une
simple inversion de la norme ne suffit pas. On sait bien l’impureté
qu’attache l’hindouisme aux substances corporelles. Mais la logique bāul
n’est pas concernée par le désir de braver un interdit et la transgression
n’a pas de place dans son discours. Le Bāul n’a pas non plus la volonté de
s’approprier une substance parce qu’elle est polluante et dangereuse, et
donc puissante (Weinberger-Thomas 1996 : 72). Son discours prend appui
sur la pluralité des sens du mot rajas, deuxième des trois qualités du
cosmos qui représente l’activité, responsable de la création, et aussi sang
menstruel, ainsi que sur les correspondances entre le macrocosme et le
microcosme, pour aller jusqu’à affirmer la valeur ontologique des
substances physiques que sont le sang menstruel et le semen. Il n’en reste
pas moins que la semence doit prendre le chemin inverse de celui qui lui
est habituel et aller à contre-courant, ce que le Bāul évoque en utilisant
l’expression ujān srot, « contre-courant », expression proche de celle plus
connue de “ ulta sādhan ”, qui est cependant moins imagée (Bh. 619). Aller
à contre-courant, c’est refuser la reproduction de l’espèce, création dans
le monde physique, afin de retourner à l’unité de l’Absolu originel.
14 Pour éprouver la joie extrême qui est l’expérience du maner mānuṣ, le
Bāul doit éliminer le désir sexuel grossier et n’éprouver que l’amour pur.
Il pratique pour ce faire ce qu’il nomme l’épaississement du ras, raser
bhiyān, opération qu’il voit semblable au barattage du caillé pour obtenir
du beurre. Bien d’autres métaphores lui servent à exprimer cette notion,
mais celle-ci est la plus employée. Dans le langage courant, bhiyān désigne
la tâche du confiseur, le mayarā. Le mot ras, très riche de sens, signifie ici
la sensation et l’émotion que procure le contact entre les fluides masculin
et féminin lors de l’union. En effet, quoique le discours bāul rejette toute
idée d’éjaculation, il faut bien penser toutefois que ces deux substances
sont mises en contact, aussi peu que ce soit, ce qui ne peut se faire qu’au
moment des règles et dans le corps de la femme, la prakṛti. Il faut
imaginer que le pratiquant cherche à faire « descendre » sa semence
jusqu’au point de rencontre sans réel déversement. En outre, il n’est pas
du tout exclu que pour le Bāul avancé dans sa quête, l’union physique ne
soit entièrement mentalement « représentée ».
15 En un second temps, le Bāul tente de séparer le bῑj du rajas et de faire
remonter dans « le deux pétales » la première substance, ou plutôt les
deux après raffinement de la seconde, par le canal de la suṣumnā, sous la
forme de l’amour pur. Pour réussir cette opération, l’homme doit
pratiquer ce que Bhaṭṭācārya appelle, à la suite de ses informateurs, bāṇ-
śikhā, « l’enseignement de la flèche ». En premier lieu, il s’exerce au
contrôle du souffle, afin de purifier les conduits subtils, ainsi qu’à celui
des neuf portes du corps – yeux, oreilles, narines, bouche, anus et pénis –
pour qu’aucune substance ne s’en échappe. Il s’agit des « ligatures »,
bandha, du yoga. Le contrôle des portes inférieures, anus et pénis, est, on
s’en doute, particulièrement difficile. Par cette technique le Bāul espère
que le bindu, la goutte d’énergie que constitue le mélange rajas-bῑj, restera
stable. Plus la période de rétention du souffle est longue, plus grandes
sont les chances de réussite. L’union par le moyen du yoga, yog-kriyā-
milan, est comparée au lancement d’une flèche posée sur la corde de l’arc,
flèche que le pratiquant va tenter de projeter vers le haut. L’union
sexuelle ainsi ritualisée comporte cinq phases qui sont comparées à
autant de flèches, chacune portant un nom. L’image de l’arc est utilisée
aussi parfois d’une autre façon. Dans ce cas, le Bāul dit qu’il doit couper la
corde de l’arc de Madan, dieu du désir amoureux, pour le rendre
inopérant et faire en sorte que seul demeure l’amour pur.
16 Les deux premières flèches sont ainsi décrites par Bhaṭṭācārya : dans un
premier temps, le Bāul cherche à exciter le désir en lui-même et en sa
compagne au moyen de regards, d’attouchements et de frottements, ainsi
que par des inspirations par la narine droite à laquelle aboutit le conduit
subtil appelé piṅgalā. La durée de cette phase doit être suffisamment
longue pour obtenir un désir puissant, mais sans aller jusqu’au
paroxysme et à l’éjaculation. Puis le sādhak pratique la vajrolῑmudrā du
haṭha yoga : avec son pénis, il va prendre chez la femme le mélange appelé
rūp-rati-ras, c’est-à-dire le sang menstruel, la semence féminine, strῑ-
vῑrya, et le semen, tout en retenant son souffle aussi longtemps que
possible (cf. la contribution de R. Darmon, ici même). Le discours bāul fait
ainsi une place à un fluide qui se dégage chez la femme au moment de
l’union sexuelle et qui est, pour lui, l’équivalent féminin de la semence
virile. Ainsi débute la phase dite sthambhan, ce qui signifie « arrêt ». Puis,
alors que le couple demeure immobile dans l’union, le Bāul qui a pu
contrôler sa semence ressent une grande joie. Il perd la conscience du
corps : c’est l’état de jente-marā. Il a su dégager l’amour pur. Il faut à
présent que cette sensation remonte jusqu’au lotus à deux pétales, situé
entre les sourcils, en passant par le plexus de l’ombilic et celui du cœur.
Cela s’accomplit par la pression du talon sur le liṅga, terme employé dans
les textes du yoga pour « pénis », accompagnée de la contraction de
l’anus, et par la fixation du regard sur le point entre les sourcils en même
temps que se poursuit le contrôle du souffle. Le pratiquant éprouve alors
l’émotion suprême, le mahābhāv, qui n’est autre que la réalisation du
maner mānuṣ (Bh. 408).
17 La difficulté de l’entreprise fait que le Bāul a recours pour lui-même et
pour sa compagne à une autre technique qu’il appelle le percement des
quatre lunes, cār-candra-bhed. Il s’agit de l’application sur le corps, et
surtout de la consommation, de quatre substances corporelles, données
comme homologues aux éléments constitutifs du cosmos : le sang
menstruel qui est dit être le feu, le sperme le vent, l’urine l’eau, et les
selles la terre. L’éther, ākās, n’est pas pris en compte. Le but de cette
absorption ritualisée est de « cuire » les corps de l’homme et de la femme,
et de les rendre ainsi plus forts pour maîtriser les instincts grossiers.
Cette conception qui n’est pas réservée aux seuls Bāul (Weinberger-
Thomas 1996 : 232) relève généralement ailleurs de la volonté de
transgression, ce qui n’est pas le cas chez eux. Ce rituel, si important soit-
il pour les Bāul, est rarement mentionné dans les chants, même de façon
très allusive. Un exemple a contrario peut cependant être cité : « Si tu
veux connaître les principes du corps, saisis d’abord les pieds du Maître.
Si tu fais la pratique des quatre lunes, tu obtiendras un corps
d’immortalité » (Ck. 30). C’est au gourou chargé de l’enseignement que
revient la tâche de montrer très précisément les diverses techniques
utilisées lors de l’union sexuelle et d’indiquer également les modes de
consommation des quatre « lunes ». Comme pour toutes les autres
techniques, on relève de grandes différences selon les filiations
initiatiques.
18 Lālan insiste sur l’importance des pratiques corporelles, ce qu’il appelle
deher sādhan, en ces termes :
Pour Lui, l’Homme du Cœur, ni culte ni prière
La pratique du corps, voilà l’essentiel,
Pèlerinages, vœux et observances
Tout est dans le corps.
Bh. 625 6
19 Outre cette injonction d’ordre général, une partie importante des chants
fait allusion à ces pratiques avec plus ou moins de précision. Voici en
traduction ce que quelques chants, plus complets que d’autres, disent de
la sadhān bāul :
La peur vous saisit à la vue de Son Jeu,
La Gaṅgā est chargée sur le bateau,
Elle coule sur la terre ferme,
Cette Gaṅgā appelée fleuve de vie.
Que l’un de vous le comprenne :
En un clin d’œil le bâton flotte,
En un clin d’œil, l’eau disparaît.
Une fleur s’épanouit dans ce fleuve,
Un fruit dans des pétales inconnus,
Quelle beauté dans l’union du fruit et de la fleur !
Un poisson à la taille du monde
Joue dans ce chenal, quelle joie est la sienne !
L’eau disparue, dit Lālan,
Le poisson s’évanouira dans le vent.
Bh. 610
20 L’Homme du Cœur loge dans le corps physique de l’homme que l’auteur
compare à un bateau. Dans ce chant, il semble s’agir plus précisément de
l’endroit du corps féminin où apparaît le flux menstruel, appelé ici Gaṅgā,
nom sanskrit et bengali du Gange. Disons une fois pour toutes que ces
emplois métaphoriques ne sont jamais univoques. La Gaṅgā, par exemple,
peut aussi signifier le conduit subtil appelé iḍā qui s’unit à piṅgalā,
désignée alors comme le fleuve Yamunā, et à suṣumnā qui est l’invisible
fleuve Sarasvatῑ. Le bâton reste énigmatique. La fleur est l’essence du
rajas, et le fruit celle du bῑj. Le maner mānuṣ est plus loin le poisson
cosmique qui vient jouer avec exubérance dans le corps humain sous une
forme physique. Avec le souffle, il reprend ensuite le chemin du « mille
pétales » (ou du « deux pétales »).
21 Un autre chant de Lālan traite du même thème avec une métaphore filée
différente :
Quelle animation au poste de police de l’Amour !
Le voleur de cœur est tombé aux mains du passionné (rasik)
Poseur d’un piège dans le vent.
Gardé par le gendarme de la dévotion,
Le voleur a passé deux jours en garde à vue.
Le troisième jour, solidement attaché,
Il est emmené au tribunal.
Le voleur réside dans la chambre stable,
Les pratiquants savent cela.
Lālan dit : Sa forme se découvre À l’éveil de la conscience divine.
Bh. 611
24 La lune est le maner mānuṣ qui jouit dans « le deux pétales » et n’y connaît
pas de jour sombre, tel celui de l’amāvāsya ou nouvelle lune. Sa nature
fulgurante y produit des éclairs. Cette lune se manifeste aussi dans le lieu
secret où coule le sang de la femme qui est ici comparé à l’océan. Le canal
du bindu, goutte d’énergie, est le conduit subtil suṣumnā, et la montagne
d’or est l’axe cosmique appelé Meru, présent dans le macrocosme comme
dans le microcosme qu’est le corps humain. C’est dans cet endroit au plus
profond du corps de la prakṛti, ville céleste, que l’Homme du Cœur vient
se manifester. Il ne suffit pas de Le voir, il faut Le toucher et Le saisir. Le
dernier vers semble dire que Lālan est capable de plonger sans s’y perdre
dans ce lieu qui est celui du désir, et d’en extraire l’amour pur. L’humilité
habituelle du poète et la difficulté de l’entreprise incitent plutôt à
comprendre qu’il ne plonge pas assez profondément, ne prend pas assez
de risques et, de ce fait, ne se dissout pas dans la conscience sublimée de
l’union.
25 Le quatrième exemple, très différent encore, évoque l’ensemble du
processus et son côté paradoxal :
Celui qui a plongé dans le doux océan du cœur
A su tout ce qu’il y avait à savoir.
La Gaṅgā est sur la cime de la montagne,
La terre ferme se trouve au plus profond des eaux :
Plonge et vois par toi-même, ne serait-ce qu’une fois.
Qui plonge trouve la terre ferme,
Qui se relève le courant l’emporte.
La houle des biens matériels roule sans cesse.
Le fil de l’araignée retient l’éléphant
Et la fourmi perce le fil de fer
Qui finit par se couper.
Seul le plongeur a su toutes ces choses
Tellement extraordinaires.
La sangsue ne boit que du sang
Au sein où le bébé goûte le lait.
Le meilleur avec le meilleur,
Le pire avec le pire.
Dit Lālan : tel il est, tel il obtient.
Bh. 571
26 L’océan suave du cœur est le lieu où se rejoignent les trois conduits
subtils. C’est là que se manifeste le flux menstruel. Il est clair ici que le
pratiquant bāul ne veut pas faire la différence entre le corps grossier,
celui qui produit les règles chez la femme, et le corps subtil que
traversent ces conduits. Au centre s’élève le mont Meru, et c’est par là
que passe la suṣumnā. La colonne vertébrale se nomme merudaṇḍa, bâton
de Meru. La pratique yogique est seule capable de retenir le sādhak que
les flots du désir risquent d’emporter. L’éléphant représente les forces
créatrices, dangereuses pour le Bāul, que le contrôle du souffle, ténu
comme le fil de l’araignée, tient en bride. À celui qui maîtrise la technique
des « flèches » rien n’est impossible. Dans le corps féminin, l’un trouve le
trésor caché, l’autre, la mort.
27 Le cinquième exemple ajoute encore des détails au processus qu’évoquent
les précédents :
Il a dissipé les ténèbres de son esprit
Celui qui a posé un piège dans la demeure du vent
Et garde les yeux fixés au-delà des directions.
Le radeau que maîtrise le contrôle du souffle
Remonte toujours à contre-courant dans le canal,
Que de pratiques et d’ascèse pour le voir !
La chambre du souffle est à la porte du vent,
Et au milieu se trouve le promeneur qui ne vacille pas,
Vide est la promenade et vide le palais,
La clef du système est à la porte de Brahma.
Il court, le cœur : il a déjà posé un collet à l’Amour,
Le chasseur habile saisit sa proie.
Lālan le Fakir dit en toute humilité :
Dans mon cœur cette émotion ne s’est pas produite.
Bh. 671
30 Tirpinῑ est une forme dialectale du mot triveṇῑ, nom donné au lieu où se
rejoignent les trois conduits subtils, identifiés aux trois fleuves Gaṅga,
Yamunā et Sarasvatῑ. Ce lieu est celui où se produit, une fois par mois, la
rencontre de la semence virile avec le sang menstruel. La grande
conjonction est ce moment d’union. Dans d’autres chants il est évoqué en
parlant de la rencontre de amāvāsya, jour de la nouvelle lune, ce qui
signifie pour le Bāul l’arrivée des règles chez la femme, avec pūrṇimā, jour
de la pleine lune, où se manifeste le plus fortement le désir masculin.
Dans ce poème, le ras est clairement le sang menstruel, le poisson
l’Homme du Cœur. Il y a ici un rappel du poisson cosmique de la
mythologie hindoue.
31 La plupart des chants ne parlent pas de la pratique dans son ensemble
mais en évoquent des moments ou des techniques particuliers. La façon
dont le Bāul doit concrètement procéder lors de l’accouplement est
exprimée par la locution verbale bhiyān karā, déjà rencontrée, qui signifie
cuire et aussi tourner à l’intérieur d’un récipient. Ce terme est utilisé
pour parler du travail du confiseur. Celui-ci tourne et retourne sur le feu
le lait afin de l’épaissir, ou bien le jus de canne ou le suc du dattier dont il
veut extraire le sucre. Si le jus n’est pas arrivé à maturité, le sucre ne peut
pas se former. Padmalocan le précise en ces termes :
J’ai commis la faute de quitter la compagnie des gens de bien ;
Je suis resté sous la domination des ténèbres (tamas)
Dans l’espoir d’un bonheur vain
Comme un poisson qui meurt sur la terre ferme.
Mon esprit est devenu rebelle au travail,
Ignorant même ce qui est à faire Il va et vient dans le suc encore vert.
Oh ! ton suc vert va s’acidifier,
Ta tâche de confiseur ne sera pas accomplie Et tu n’obtiendras pas de sucre candi,
Les sages l’ont dit.
Ce n’est que de l’eau que tu as passé ton temps Vainement à chauffer et à réchauffer...
Bh. 679
Le corps du Bāul
34 À présent, au lieu de présenter la traduction de chants entiers, ou de
montrer comment certaines pratiques spécifiques sont décrites
métaphoriquement, je voudrais tenter de noter la manière dont les
compositeurs parlent de ce corps qui est l’unique instrument de leur
quête. Le corps humain est vu sous deux angles différents selon qu’il est
considéré comme le réceptacle de l’Homme du Cœur ou, au contraire,
comme le lieu précis où se pratique la recherche de l’Absolu sous la forme
de la saisie de cet Homme du Cœur. Il s’agit essentiellement dans ce
dernier cas du corps féminin.
La demeure
La ville
38 Selon Lālan, le corps est une ville, la ville de l’émotion, bhāver sahar, qui
est pillée par des voleurs, au nombre de seize. Ces pillards ont ravi tous
leurs biens aux cinq riches habitants (Bh. 583). Les seize pillards sont
probablement les dix sens, mentionnés plus haut, auxquels s’ajoutent les
six voleurs de la tradition sanskrite : le désir, la colère, l’avidité,
l’égarement, l’arrogance et la jalousie. Les cinq riches habitants sont alors
la discrimination, la connaissance, le contrôle de soi, le non-attachement
et la dévotion. Parfois la ville a un nom : c’est Ḍhākā, « la cachée », ou
Nabadvῑp, « les neuf îles » (ou encore « la nouvelle île »), lieu de naissance
de Caitanya. Lālan parle de la Mecque originelle, située à l’intérieur du
corps, que le Maître a fait bâtir par Nūr, Son éclat lumineux (Bh. 572).
Cette Mecque a quatre portes, gardées par quatre imām de lumière, et
sept étages. Un veilleur qui a renoncé au sommeil se tient à la porte aux
lions. Les quatre imām seraient les quatre fondateurs des écoles de loi ou
bien les quatre premiers califes. Je préfère penser qu’il s’agit des quatre
anges principaux de la tradition islamique dont Jibrāil, que nous
nommons Gabriel, est le premier. Le veilleur est justement l’ange Gabriel.
Les sept étages font allusion aux six cakra avec le « mille pétales » si l’on
en croit Bhaṭṭācārya (1957 : 508). On peut penser aussi aux sept mondes
(Das 1992 : 419, reprenant Bh. 1059). En opposition à l’image de la ville,
selon le poète Yādubindu, le corps est aussi une friche, un champ qu’il
faut cultiver et dont il faut chasser les six tisserins prêts à picorer les
grains de riz mûr (Bh. 691). On retrouve ainsi sous une autre appellation
métaphorique les six défauts principaux déjà mentionnés : désir, colère,
etc.
Le fleuve et le bateau
39 Dans un beau poème, Pāgla Kānāi parle de son corps en l’appelant deha-
nadῑ, fleuve-corps. Il lui reproche de ne pas se laisser facilement dompter
et de ne pas accepter sur son cours de barrages, faits pour le retenir. Le
poète ajoute qu’il n’avait pas peur des orages lorsque le fleuve était plein,
mais maintenant qu’il s’est asséché, le courant n’est pas moins vif. Au
moyen de ce paradoxe, il semble dire qu’avec l’âge le désir sexuel en lui
n’a pas diminué et qu’il a plus de mal encore à le contrôler (Ck. 51). Autre
métaphore, fréquente celle-ci, entre autres chez Lālan : le bateau,
souvent brisé, qui tangue dans la tempête (Bh. 651), ou qui est pris dans le
flux et le reflux (Bh. 623). L’esprit-cœur, man en bengali, est le batelier,
chargé de le conduire. Lālan mentionne les six marins dont les mauvaises
actions mettent l’esquif en danger. Ce sont les six voleurs d’un autre
chant, mentionné plus haut (Bh. 547). Ailleurs, il explique que le corps est
une barque qui va couler, car ni le capitaine ni les bateliers ne savent
trouver leur direction (Bh. 616). Il fait ici allusion à la mort physique qui
mettra un terme à tout espoir de saisir l’Homme du Cœur.
Le guide
Le corps féminin
42 Les chants évoquent aussi le corps de la femme où pendant trois ou
quatre jours se rencontrent rajas et bῑj, essences respectivement de la
féminité et de la masculinité. Le corps féminin est Śrῑrūp nadῑ, le fleuve de
la Forme propice, qui cache le crocodile du désir dont on doit se garder,
selon Hāoḍe Gosāin (Ck. 51). C’est à l’intérieur de ce corps que se trouve le
cadenas qui permet d’ouvrir la porte de la chambre de la forme, rūp, où
folâtre celui dont l’essence, svarūp, est stable. Ce cadenas est l’amour
mystique. La femme qui est la prakṛti en tient la clé, dit Lālan (Bh. 608).
Les images proposées soulignent le contraste entre l’état ferme et
immobile en son essence de l’Homme du Cœur, et sa forme agitée et
vagabonde dans l’instant. Du fleuve le poète passe à l’image de l’océan du
cœur, dil-dariyā. Il faut y plonger car en son fond se passent des choses
étonnantes (Bh. 571). Le fleuve et l’océan ne sont pas vraiment distingués,
et le texte va de l’un à l’autre. L’océan ajoute l’immensité à la mobilité du
fleuve.
Le sexe : confluent
Le sexe : ville
49 L’image de la ville, déjà utilisée pour parler du corps, est reprise dans un
sens plus étroit : il s’agit du lieu de l’union. Selon Duddu Śāh, cette ville
porte le nom de Navadvῑp, lieu de naissance de Caitanya (Ck. 44) ou, pour
Rejo Kṣepā, celui de Rūpnagar, la ville de la forme, ou de la beauté, dans
laquelle s’unissent rūp et svarūp, prakṛti et puruṣa, l’existence et l’essence
(Bh. 922). Cānd Suddin donne à cette ville le nom de Ḍhākā (« la cachée »).
Cinquante-trois ruelles et venelles s’y dissimulent dans lesquelles les
aveugles se perdent. Huit puits profonds y sont creusés, et dans le
neuvième la mort est à craindre. Cette ville abrite des hommes de bien,
mahajān, mais aussi des marchands indélicats, qui dépouillent certains de
tous leurs biens tandis que les autres obtiennent le trésor inestimable.
« Pourquoi suis-je venu en ce lieu sans en avoir auparavant adoré la
souveraine, Ḍhākeśvarῑ ? » se lamente-t-il (Ck. 22). Rappelons que les
ruelles et venelles sont les vaisseaux du corps (subtil ou grossier).
Ḍhākeśvarῑ est le nom donné à la puissance, śakti, de la prakṛti. Les puits
sont ailleurs des portes. Ce lieu secret est un autel aux joyaux, ratnabedi,
où se rend l’Homme de la Forme, rūper mānuṣ, chante Lālan (Bh. 638).
Moticānd Gosāin se sert de l’expression rāg sahar, ville de la passion, ou
encore rāger ghar, chambre de la passion. Seul celui qui connaît la passion
pure trouve ouvert le cadenas qui ferme la chambre. Les sensuels et les
avides ne peuvent pénétrer dans ce lieu secret et errent de naissance en
naissance (Ck. 64).
Le lotus
La demeure et la ville
Le butineur
62 C’est une abeille qui vient butiner la fleur insaisissable flottant dans le
sans-forme originel (Bh. 605), un frelon blanc, avide du suc de la fleur aux
quatre couleurs, éclose dans l’eau créatrice (Bh. 623), un rossignol
passionné, buveur du suc de la fleur extraordinaire, éclose sur la rive du
fleuve de l’univers (Bh. 593).
L’élément liquide
Le joyau
65 Ce chant offre une transition facile avec une autre image importante :
celle du trésor, du joyau. L’Homme du Cœur est appelé mānuṣ-ratan (pour
ratna), joyau de l’Homme, dans un chant très célèbre de Lālan qui
commence ainsi : « La clé de ma maison est en des mains étrangères »
(Bh. 594). Ailleurs, le maner mānuṣ est la richesse du joyau, ratnadhan (Bh.
595), le joyau inestimable (Bh. 613). Selon Padmalocan, il est le joyau de
l’amour mystique (Bh. 679). L’image du joyau conduit le poète à celle du
marchand de perles et de pierres précieuses auquel les connaisseurs
achètent très cher ses gemmes d’infinie valeur. Lālan, malheureusement,
tel un corbeau ébloui par les fruits brillants mais nauséabonds de la
coloquinte, demeure attiré par du clinquant sans valeur (Bh. 611).
Le feu et la lampe
Le voisin
La substance
68 L’Homme du Cœur est la « substance », la « chose », vastu, cachée dans
l’arrière-maison secrète (Bh. 662). Vastu est aussi un des noms donnés à la
semence virile (Bh. 586). Privé du maner mānuṣ, l’univers est sans
substance, vastuhῑn (Bh. 612). La connaissance de la substance est le
savoir essentiel que ne possèdent ni les vishnouites, ni les adorateurs de
la Déesse, ni les connaisseurs du brahman, ni les renonçants vairāgῑ (Bh.
600).
La lune
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NOTES
1. La traduction de maner mānuṣ ne peut être qu’approximative et insatisfaisante. Le mot bengali
man vient du sanscrit manas. Selon Madeleine Biardeau (1981 : 187), le manas est « à la fois organe
interne et “sens commun” qui assure la relation de l’ātman avec tout le donné empirique ». La
traduction anglaise de « mental » est plus proche du sens sanskrit que notre « esprit ». Par
ailleurs, le bengali man couvre à la fois les domaines de l’affect et de l’intellect avec un penchant
pour le premier. On a pensé aussi traduire maner mānuṣ par « Homme Intérieur » pour éviter la
dualité esprit/cœur, mais cette traduction aurait évoqué sa seule intériorité et non la charge
émotionnelle contenue dans l’expression bengalie.
2. Au Bengale occidental, le discours actuel sur les Bāul prend au mot leur insistance sur le hic et
nunc de leur quête, et la valeur qu’ils accordent au corps, pour nier toute dimension spirituelle à
leur recherche. Voir l’ouvrage de Sudhῑr Cakravartῑ (1990) et celui de Śaktināth Jhā. Ce me semble
être une grave erreur. Toutefois les Bāul ne sont pas exempts de contradictions lorsqu’ils parlent
de leur recherche. Il est cependant clair que le corps, qui pour eux recèle l’énergie de la vie, n’est
pas seulement le corps physique grossier mais aussi, et surtout, le corps subtil, et l’expérience
qu’ils tentent de faire n’est rien moins que celle de l’unité de l’Être.
3. Les références des chants seront données en abrégé : Bh. pour Bhattācārya et Ck. pour
Cakravartῑ, suivis du numéro de la page. Tous les chants dont la référence est Ck. sont extraits du
recueil de 1990. Le système de transcription adopté est celui du sanskrit. Il ne tient pas compte de
la prononciation du bengali, seulement de sa graphie. Toutes les traductions du bengali sont
miennes.
4. Dans le soufisme, un maqām est un état spirituel que le pratiquant s’efforce d’atteindre et qui lui
reste acquis de façon permanente. On oppose souvent maqām à hāl, état transitoire. Dans les textes
médiévaux soufis en bengali, tels qu’ils ont été édités par Āhmad Śarῑph, le terme mokām (sic) est
utilisé dans plusieurs acceptions mais il se traduit le mieux par « station ». La notion de
progression y est très importante. Nāsut est le monde des hommes, mālākut celui des puissances
célestes, jabārut, celui de l’Esprit omnipotent et lāhut, celui du Dieu personnel (cf. le Dictionnaire
encyclopédique de l’islam, p. 78-82, qui parle à ce sujet de Présences divines). Dans le Yoga Kalandar,
texte bengali du XVIE SIÈCLE QUI FUT TRÈS RÉPANDU PARMI LES FAKIRS, IL EST QUESTION DU MOKĀM NĀSUT SITUÉ DANS
LA RÉGION DU MῩLĀDHĀR CAKRA, DU MOKĀM MĀLĀKUT DANS CELLE DE L’OMBILIC (CORRESPONDANT AU MAṆIPUR CAKRA),
JABĀRUT DANS LA RÉGION DU CŒUR (KALIJĀ) ET ENFIN LE MOKĀM LĀHUT, « APPELÉ DANS UN AUTRE PAYS LE CAKRA ANĀHAT »
(ŚARῙPH 1969 : 94-101). LE MÊME TEXTE, UN PEU PLUS LOIN, DONNE AUSSI LE NOM DE MOKĀM AUX QUATRE ÉLÉMENTS :
EAU, FEU, TERRE ET VENT (IBID., P. 103). IL REPREND ENSUITE L’ÉNUMÉRATION, NĀSUT, MĀLĀKUT, JABĀRUT ET LĀHUT QU’IL
APPELLE ÉGALEMENT MOKĀM. À CHACUN DE CES MOKĀM EST ASSOCIÉ UN MAÑJIL : ŚARIAT MAÑJIL VA AVEC NASUT MOKAM,
TARIKAT AVEC MĀLĀKUTMOKĀM, HAKIKAT AVEC JABĀRUT MOKĀM ET MARAPHAT AVEC LĀHUT MOKĀM. UN DES QUATRE ÉLÉMENTS
S’Y TROUVE AUSSI ASSOCIÉ : À NĀSUT LE FEU, À MĀLĀKUT LE VENT, À JABĀRUT L’EAU ET À LĀHUT LA TERRE. SI L’ON PEUT
S’ÉTONNER DE VOIR LĀHUT RAPPROCHÉ DE L’ÉLÉMENT LE PLUS GROSSIER, IL FAUT SE SOUVENIR QUE C’EST AVEC DE LA GLAISE
QU’ALLAH A CRÉÉ ADAM, LA PREMIÈRE DES CRÉATURES. QUATRE ANGES, PHIRISTĀ, SONT LES GARDIENS DES MAÑJIL,
RESPECTIVEMENT ĀJRĀIL, ISRĀPHIL, MIKĀIL ET JIBRĀIL (IBID., P. 103-106). DANS UN AUTRE TEXTE, LE TĀLIB NĀMĀ DE
ŚEKH CĀND, IL EST QUESTION DE DIX-HUIT MOKĀM (IBID., P. 80), AILLEURS DANS LE MÊME TEXTE, DE HUIT (IBID., P. 75).
CERTAINS CHANTS COMPOSÉS PAR LES BĀUL FAKIRS SONT DONC AINSI TRÈS PROCHES DE CES TEXTES SOUFIS DU BENGALE, NE
SERAIT-CE QUE PAR LE VOCABULAIRE EMPLOYÉ (CF. INFRA, « LA DEMEURE »).
5. Pour cette partie concernant la pratique, la référence est l’ouvrage capital d’Upendranāth
Bhaṭṭācārya (1957 : 369-437). L’auteur décrit plus précisément la pratique des Bāul d’origine
hindoue. Il faudrait même préciser de certains Bāul d’origine hindoue tant sont hasardeuses les
généralisations en ce qui concerne ces lignées initiatiques indépendantes les unes des autres.
6. La plupart des chants cités se trouvent dans la deuxième partie du volume d’Upendranāth
Bhaṭṭācārya. Le reste est emprunté au recueil de Sudhῑr Cakravartῑ (1990). Transmis à l’origine
oralement et copiés par des disciples parfois peu lettrés avant d’être repris pour être publiés dans
des ouvrages savants, les chants présentent des variantes importantes selon les compilations. Il
est clair, par exemple, que Bhaṭṭācārya a complètement « normalisé » l’orthographe, ce que
d’aucuns lui reprochent.
7. L’auteur du texte soufi bengali, Yoga Kalandar, édité par Āhmad Śarῑph, indique que le sperme,
les veines et artères, les os et le cerveau viennent du père, tandis que les poils et les cheveux, la
peau, le sang et la chair sont donnés à l’enfant par sa mère (Śarῑph 1969 : 102).
8. Dans un autre chant (Bh. 749), Pañja Śāh mentionne les noms des trois épanchements
menstruels : kāruṇyāmṛta, tāruṇyāmṛta et lābaṇyāmṛta. Ces noms sont empruntés au Caitanya
Caritāmṛta de Kṛṣṇadās Kavirāj (madhya lῑlā, ch. 8). Dans ce passage, il s’agit des flots (dhārā)
successifs de nectar dans lesquels Rādhā se baigne. C’est d’abord à Rūp Gosvāmῑ dans son
Ujjvalanῑamaṇi que l’on doit l’explication de ces termes (sur ces emprunts à la tradition orthodoxe,
voir Bh. 392 et 402-403). Les Sahajiyā, tout particulièrement, font une lecture hétérodoxe des
textes canoniques de la secte des Gaudῑya Vaiṣṇav. Les Bāul et les Fakirs sont partie prenante de
cette « subversion ».
9. La paire Nirañjan-Dharma se retrouve dans les récits cosmogoniques placés en tête du Manasā
Maṅgal, du Dharma Maṅgal et des récits de la tradition nāth tels que Gupicānder Sannyās et Gorakṣa
Vijay. Dharma y est directement à l’origine de la création et peut donc être assimilé à l’œuf
cosmique Hiraṇya Garbha de la cosmogonie purāṇique.
10. Voir supra, n. 8.
11. Quelques images très particulières méritent d’être mentionnées séparément. Lālan exprime la
douleur de celui qui est incapable de dompter ses sens et termine ainsi : « Que suis-je venu faire
sur cette terre ? Comment cette naissance s’est-elle passée ? Lālan dit : le beurre clarifié (ghῑ) de
mon sacrifice, ce sont les chiens qui l’ont dévoré » (Bh. 658). On peut sans doute comprendre que
ce ghῑ est à la fois l’énergie vitale du Bāul qu’il a dépensée en vain, mais aussi sa semence virile
qu’il a versée au lieu de la sublimer. Ailleurs encore, Lālan évoque celui qu’il appelle « le Père du
monde », toujours aux aguets pour s’unir à la Mère. Le maître fait allusion à cela dans le Coran,
ajoute-t-il (Bh. 651). Il se sert aussi de l’image de la plante grimpante pour montrer
l’indissolubilité des liens qui unissent l’Homme du Cœur, qu’il appelle l’Homme d’Or, à l’être
humain. Les deux sont liés par une liane invisible (Bh. 668). Les liens entre désir et amour ont été
évoqués plus haut de la même façon.
Troisième partie. Mises en scène
Chapitre 9. Variations sur la pâmoison
dévote
À propos d’un poème de Vedāntadeśika et du théâtre des araiyar
Gérard Colas
NOTE DE L'AUTEUR
Je remercie vivement Shri R. Parthasarathi, Shri T.A.S. Ramaswamy et le
periya araiyar Shri Shrinivasacharya, tous de Shrivilliputtur, qui m’ont
aidé à réaliser mon enquête sur les araiyar. Je suis reconnaissant à l’Adyar
Library and Research Centre (Chennai) et à son directeur, le professeur K.
Kunjunni Raja, de m’avoir invité pour les trois missions en Inde (en
janvier 1995, avril 1996 et mars 1998) qui m’ont permis de rassembler la
documentation ici employée. Je suis également reconnaissant à V.K.S.N.
Raghavan, professeur au Department of Vaishnavism de l’université de
Chennai de ses observations. Mes vifs remerciements à G. Tarabout qui,
ayant lu avec patience et attention les différentes versions de cet article,
m’a suggéré de nombreuses améliorations. Merci enfin aux collègues de
l’équipe « Corps » (CEIAS) de leurs observations (lors de la présentation
orale de la première version), ainsi qu’à M. Lecomte-Tilouine de ses
ultimes suggestions (au sujet de la dernière version).
1 Dans l’Occident mystique, a-t-on dit, la relation avec le divin impose la
création et la mise en scène d’un nouveau corps du dévot, de nature
spirituelle 1 . Le vishnouisme de l’Inde du Sud ne confirme pas seulement
cette observation. Il l’enrichit de nombreuses nuances dont cet article
envisagera quelques aspects. Cependant, avant d’aller plus loin, il
importe de rappeler brièvement quelques grands traits de ce
vishnouisme méridional. Phénomène complexe et encore insuffisamment
connu, il comprend plusieurs composantes majeures de nature différente
et dont les histoires s’imbriquèrent les unes dans les autres :
l’hymnologie religieuse des saints-poètes tamouls que sont les āḻvār, les
traditions rituelles des vaikhānasa et celles des pāñcarātra, la philosophie
du viśiṣṭādvaita et un contexte religieux plus général que les auteurs
modernes anglophones ont nommé Śrῑvaiṣṇavism. La définition exacte de
ces composantes et de leurs relations réciproques ne va pas de soi. Elle
nécessiterait une longue étude à elle seule. On se bornera donc à
présenter dans l’immédiat quelques brèves observations à leur sujet dans
le seul but de faciliter la lecture de cet article.
2 Les āḻvār vécurent du VIe, sans doute, au IXe-Xe siècle (Hardy 1983 : 261-
270). On leur attribue les hymnes en tamoul du corpus intitulé
Nālāyirativiyappirapantam, plus connu sous le titre et la transcription
courante (ici retenue) Divyaprabandham. Ce corpus, qui s’imposa comme
une référence fondamentale pour les dévots de Viṣṇu en pays tamoul,
inspira et influença profondément d’autres traditions, notamment celle
du viśiṣṭādvaita et celle des araiyar, chanteurs et mimes évoqués dans cet
article.
3 Des deux groupes ritualistes vaikhānasa et pāñcarātra, nous n’évoquerons
ici que le second. En effet le groupe vaikhānasa resta relativement isolé
des autres courants. Son influence idéologique et rituelle resta limitée,
même si ses prêtres qui officiaient dans un grand nombre de temples
jouèrent de ce fait un rôle important dans la diffusion du vishnouisme. La
secte pāñcarātra proposait, elle aussi, un système spécifique de culte
public et elle fournit des prêtres aux temples, mais, plus ouverte que les
vaikhānasa aux autres courants, elle influença profondément le reste du
vishnouisme du sud en y diffusant des modèles de culte privé. Cet article
mentionnera certains de ses rites.
4 L’école philosophique vishnouite appelée viśiṣṭādvaita, littéralement
« non-dualisme de ce qui est qualifié », se développa à partir du Xe siècle.
Cette école considère Nāthamuni (Xe siècle) comme son fondateur.
Rāmānuja (XIe-XIIe siècle) est son représentant le plus célèbre et
Vedāntadeśika (XIVe siècle) (dont un poème sera examiné dans cet article),
l’un de ses auteurs prestigieux. Le viśiṣṭādvaita favorisa l’adoption des
rites privés et publics de la secte pāñcarātra. Il intégra certains de ses
concepts théologiques, telle la notion d’« émanation » (vyūha). Par
ailleurs, faisant de la dévotion à Viṣṇu l’un des piliers de son idéologie, il
se présenta aussi comme l’héritier spirituel des āḻvār. Ainsi verrons-nous
comment le poème de Vedāntadeśika (XIVe siècle) ici examiné reprend le
thème de la mystique amoureuse, qu’avaient mis en œuvre des siècles
avant lui plusieurs des saints-poètes tamouls, notamment Nammāḻvār.
5 Le terme Śrīvaiṣṇavism est un néologisme que la recherche anglophone
moderne a construit à partir du sanskrit śrīvaiṣṇava, souvent sans en
éclairer nettement le sens. On l’a récemment défini, à titre provisoire,
comme désignant « la religion qui est associée au nom de Rāmānuja
(auteur du XIe siècle), aux temples célèbres de Śrīraṅgam, de Varadaråja, à
Kāñcī, et de Tirupati, aux gens appelés aiyaṅkār (et distingués, comme
tels, des aiyar), et à un haut niveau d’érudition sanskrite 2 . » En fait, bien
que le terme śrīvaiṣṇava soit en effet souvent compris aujourd’hui comme
désignant le groupe des brahmanes tamouls nommés aiyaṅkār, tel ne
semble pas toujours avoir été le cas dans le passé 3 . Si le néologisme
Śrīvaiṣṇavism, ou śrīvaiṣṇavisme dans sa forme francisée, fut jusqu’à
présent un terme commode pour la recherche, il reste insuffisamment
conceptualisé et son emploi souvent discutable. Pour une plus grande
clarté, il faudrait distinguer deux questions bien différentes : celle de la
définition historique et sociale du groupe prestigieux des śrīvaiṣṇava et
celle des pratiques sociales, dévotes, religieuses et idéologiques qu’il
inspira ou favorisa en Inde du sud. Mais cette discussion n’est pas l’objet
de la présente contribution et l’on se devra se contenter d’une définition
encore provisoire : śrīvaiṣṇavavisme sera ici compris comme la culture
religieuse de l’Inde méridionale qui combine l’adoption du système
philosophique du viśiṣṭādvaita, d’une part, et des pratiques rituelles et
dévotes tournées vers Viṣṇu, d’autre part. Le śrīvaiṣṇavisme recommande
le patronage du culte de Viṣṇu dans les sanctuaires publics du Sud (dont
les plus vénérés forment une liste de cent huit temples). Il prescrit aussi
des rites domestiques dont certains sacrements personnels (telle une
initiation dans le vishnouisme) et le culte quotidien de l’image divine. Ces
rites domestiques śrīvaiṣṇava sont largement inspirés du pāñcarātra. La
question de la relation historique et technique des rites des deux
traditions, qui reste peu étudiée, ne sera pas abordée ici.
6 Cet article examine principalement la recréation du corps dans ce que
l’on pourrait appeler la mystique amoureuse du vishnouisme du Sud. Il
envisage d’abord une recréation de nature poétique à partir d’un poème
du viśiṣṭādvaitin Vedāntadeśika. Puis il considére une recréation de type
dramatique, celle qu’illustre l’art des araiyar de Shrivilliputtur, chanteurs
et mimes. Cependant, afin de mieux comprendre cette recréation, nous
faisons au préalable deux détours, l’un par le rite, pour mettre en relief
son contraste avec la mystique amoureuse dans la construction d’un
nouveau corps ; l’autre par le Divyaprabandham, car ce corpus forme une
source d’inspiration historique essentielle pour Vedāntadeśika comme
pour les araiyar.
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ANNEXES
Abréviations
BhP : Bhāgavatapurāṇa
DNP : Devanāyakapañcaśat de Vedāntadeśika
DP : Divyaprabandham des āḻvār
DUT : Dramiḍopaniṣattātparyaratnāvalī de Vedāntadeśika
LT : Lakṣmī Tantra
PICI : Publications de l’Institut de civilisation indienne
PIFI : Publications de l’Institut français d’indologie
TVM : Tiruvāymoḻi de Nammāḻvār
NOTES
1. « La production d’un corps joue un rôle essentiel dans la mystique » (Certeau 1987 : 108).
2. Hardy (1998 : 101) (notre traduction). Les aiyar sont des brahmanes śivaïtes du pays tamoul.
3. Cf., par exemple, Lester (1994 : 44).
4. Cf. à ce sujet, Lévi (1898) dont le plus long chapitre est entièrement consacré au « mécanisme du
sacrifice » (p. 77-151).
5. Nous simplifions et n’entrons pas ici dans le détail des différentes initiations vishnouites. Dans
l’attente d’une étude d’ensemble (évolution historique, différents types d’initiations), cf. Gupta
(1983), Colas (1996 : 164-186), Rangachari (1986 : 34-37, 101-114).
6. Pour sa date de composition (entre le IXe et le XIIe siècle), cf. Gupta (1972 : XX-XXI).
7. Gupta (1983 : 70), donne une idée de la complexité de l’évolution de ces relations.
8. Pratiquement, la portion correspondante de la corde est sans doute coupée. Le schéma général
de cette cérémonie apparaît aussi dans le shivaïsme. Le Rauravāgama, texte dont les portions les
plus anciennes sont difficiles à situer historiquement, décrit une cérémonie analogue dans un
chapitre qui traite des funérailles (antyeṣṭi) (XLVI, 109-154). Cette description évoque la notion de
kalā, terme d’une traduction difficile qui désigne cinq éléments cosmiques : cf. notamment
Brunner-Lachaux (1963 : XIX), Padoux (1990b : 357-364). Une « corde des kalā » est disposée le long
du cadavre. Cette corde est divisée en cinq sections, dont chacune s’étend sur une partie du corps
et correspond à l’une des cinq kalā. Chacune est successivement coupée et rituellement purifiée.
Pour l’emploi d’une corde qui symbolise le corps de l’impétrant, cf. un autre texte pāñcarātra, la
Sāttvatasaṃhitā XIX, 63, 66, 74, 76, 92, 108.
9. Sur l’upanayana, cf. notamment Kapani (1992 : 104-111).
10. Comparer notamment avec Dviveda (1992).
11. Cf. notamment Padoux (1980).
12. Padoux (1990a : 66, 69 ; 1999 : 142), Chari (1995 : 227), Pāṇḍeya (1989 : passim). Sur la relation
entre pūjā et possession, cf. Freeman (1998 : notamment 73-77).
13. Padoux (1994 : 74, n. 141). Cette remarque s’applique à la pūjā tantrique.
14.Pēy : terme tamoul qui provient probablement du sanskrit preta par l’intermédiaire du prakrit
peya. Cf. J. Filliozat (1956 : XI). Réticences de Burrow envers cette étymologie selon Hardy (1983 :
252, n. 18).
15. Voir l’intéressante discussion de J. Filliozat (1956 : X-XIII), à ce sujet, notamment p. XIII. En
voulant a priori écarter toute possibilité d’influence du śivaisme sur le vishnouisme, Hardy (1983 :
251-252, et n. 18-19) lui rend mal justice.
16. Cette attitude mystique est parfois qualifiée de « nuptiale » (en anglais bridal mysticism),
qualificatif discutable puisqu’il n’y a pas nécessairement mariage.
17. Sur les āḻvār, voir aussi Varadachari (1970).
18. Dans son Tirumoḻi, Periyāḻvār évoque le thème, mais à travers les yeux de la mère de l’héroïne
(Hardy 1983 : 412).
19. À titre d’exemple, la composition du corpus médiéval vaikhānasa n’a sans doute pas
commencé avant le IXe siècle : cf. Colas (1996 : 95).
20. Nous n’entrons pas dans les détails. Il suffit ici de renvoyer à des études comme celles de
Meenakshisundaran (1977), Kunjunni Raja (1969) (notamment les chap. 6 et 7).
21. Cf. l’observation de Hardy (1983 : 428) : « [Avec elle] la bhakti émotionnelle envers Kṛṣṇa a
atteint non seulement son apogée, mais aussi sa situation la plus critique » (trad. de l’anglais).
22. Pour la date, la vie et l’œuvre de Vedāntadeśika, cf. Singh (1958), Colas (1996 : 67, n. 2).
23. Ce terme désigne en une langue de structure grammaticale tamoule, mais contenant beaucoup
de vocabulaire sanskrit. Sur le maṇipravāla, cf. Venkatachari (1978, notamment p. 4-5, 167-171).
24. Son œuvre même contredit l’opposition simplifiante à l’excès que certains auteurs ont voulu
établir entre poètes mystiques (les āḻvār) s’exprimant en tamoul et philosophes scolastiques
« dont la principale inspiration a sa source dans la philosophie et l’idéologie sanskrites, la
tradition du Vedānta » (trad. de l’anglais) (Hardy 1983 : 243).
25. Le dernier verset du Navamaṇimālai en donne la liste : (1) Aṭiyuraiyāl aimpatu, c’est-à-dire la
Devanāyakapañcāśat sanskrite, (2) Cintaikavarpirākirutanūṟu (« Le Centon en captivant prakrit »),
c’est-à-dire l’Acyutaśataka prakrit ; et sept poèmes en langue tamoule : (3) Mummaṇikkōvai, (4)
Pantu, (5) Kaḻal, (6) Ammāṉai, (7) Ūcal, (8) Ēcal et (9) Navamaṇimālai.
26.Cf. V.K.S.N. Raghavan (1979 : 45). Édition du Mummaṇikkōvai : cf. Śrītēcikappirapantam, p. 389-
405 ; pour le Navamaṇimālai, ibid., p. 405-420.
27. In Śrīdeśikastotramālā, p. 475-582.
28. Nous employons ici l’édition de Kumbhaghoṇa (= Kumbhakonam) (1910) qui comprend aussi
un commentaire en sanskrit et un autre en tamoul (cf. bibliographie). Sur la notion de rasa, cf. De
(1925).
29. Date incertaine, mais au plus tard début du Xe siècle (d’après Hardy 1983 : 488).
30. Cf. P.-S. Filliozat (1963 : 146-147, 148, 156, 162).
31.Cf. Gopālaviṃśati 18 (éd. In Śrīdeśikastotramālā, p. 637-657) : le bras gauche du dieu posé sur les
épaules de sa parèdre fait frissonner leur duvet.
32. Être marin, parfois identifié à un crocodile, parfois à un dauphin.
33. C’est la forme même des mollets qui évoque les attributs selon le commentaire (les mollets
sont semblables (samākāra) aux attributs).
34. Cf., par exemple, Schmidt (éd.), 1953, p. 335-343.
35. Cf., le chapitre consacré à la « Description des membres de la femme », p. 178-189. La liste des
membres va de la tête aux pieds.
36. III, 28, 20-33 est un autre passage particulièrement significatif, avec description des pieds
jusqu’au visage (vers 20 : « Quand le solitaire a reconnu que son esprit, embrassant la forme
entière du Dieu, s’y est fixé d’une manière inébranlable, qu’il le porte exclusivement sur une des
parties du corps de Bhagavat », trad. Burnouf).
37. Cf., par exemple, l’Amalaṉ āti ppirāṉ de Tiruppāṇ (Hardy 1983 : 435).
38. Un abrégé en vers, la Dramiḍopaniṣattātparyaratnāvalī (DUT), et un précis, une « quintessence »,
aussi en vers, le Dramiḍopaniṣatsāra.
39. Cf. S. S. Raghavan et al. (1995 : 143).
40. Cf. Śrīdeśikastotramālā, p. 48-63.
41. Cf., par exemple, Bhartṛhari, Subhāṣitatriśatī, Śṛṅgāraśataka 74 ; Jayadeva, Gītagovinda 3, 13-4.
42. On la retrouve aussi dans le DUT 87, p. 117.
43. XI, 30, 30 (éd. Nirnayasagar Press) ; cf. aussi III, 15, 41 (éd. Burnouf). Sur le makara, cf. supra,
note 32.
44. Cf. DUT 87.
45. Cf. DUT 87 ; cf. aussi 63, abrégé de TVM V, 5. Pour la poésie sanskrite, cf. BhP XI, 30, 30, par
exemple.
46.Pārijāta = Erythrina Indica [Roxb.], c’est-à-dire coral-tree selon Monier-Williams 1974 (rééd.), s.v.
Pour le bimba, voir le paragraphe suivant.
47. : 421 ; cf. aussi sa note 28 qui renvoie au BhP.
48. Ce signe de beauté n’est pas seulement mentionné en contexte amoureux : cf. BhP (éd.
Burnouf), III, 8, 27. Bimba = Momordica Monadelpha[Roxb.] selon Monier-Williams (1974, rééd.), s.v.
Pour d’autres dénominations botaniques, cf. Meulenbeld (1974 : 582).
49. Traduction tamoule couramment adoptée au XXe siècle : cf. les gloses tamoules dans DNP, éd.
de Kumbhaghoṇa, p. 71 ; Śrīdeśikastotramālā (uraiyuṭaṉ), p. 447.
50. Comme elle « adhère profondément au cœur » selon le Bhagavaddhyānasopana 8 (in
Śrīdeśikastotramālā).
51.Kuṟi signifie « dire la fortune, présager ». Muttu : « perle ».
52. Narayan (1994) contient des observations originales et utiles centrées sur le temple de
Shrirangam (cf. p. 123-130). Je remercie John R. Freeman (université du Michigan) d’avoir attiré
mon attention sur cet ouvrage. Je n’ai pu consulter le livre de Srirāma Bhārati (Devagāna : An
outline of South Indian Temple Music, Melkote, 1985) dont Hardy (1998 : 103-104) tire la plupart de
ses informations. L’Araiyar Sevai (1999), du même Srirāma Bhārati, demande à être lu avec
précaution.
53. Elles se fonderaient sur des documents dont certains pourraient dater du XIIIe siècle, mais leur
composition même, dans l’état actuel du texte, ne semble pas remonter avant le XVIIIe siècle (selon
Lester 1994 : 48).
54. Selon Lester (1994 : 48, col. A), c’est la plus récente des deux versions du texte que Hari Rao
aurait traduite.
55. Ce « turban » correspond-il à la coiffe particulière que les araiyar portent aujourd’hui (voir
plus bas) ?
56. Cf. Vē ṅ ka ṭ arāma ṉ (1985 : 2), Lester (1994 : 41, col. B, n. 9).
57. Hari Rao (1961 : 49, « vi ṇṇ apam-saivār »), Vē ṅ ka ṭ arāma ṉ (1985 : 2).
58. Un dévot vaiṣṇava pañcama » (c’est-à-dire n’appartenant à aucune des quatre classes :
brahmanes, kṣatriya, vaiśya, śūdra) selon le Tamil Lexicon IV, Part I, Madras, 1963, p. 2154, col. B.
59. Les significations de ce terme sont variées : cf. Tamil Lexicon III, Part V, Madras, 1929, p. 1753,
col. B.
60. Selon Vēṅkaṭarāmaṉ (1985 : 24).
61.Vaṭapattiracāyi (skt vaṭapatraśāyin), allusion à une représentation traditionelle de Kṛṣṇa enfant.
62. Information de R. Parthasarathi.
63. Pièce de coton blanc non cousue qui descend jusqu’aux pieds et dont l’on se ceint à la taille.
64. Cela ne signifie pas que les araiyar temples autres que celui de Shrivilliputtur portent aussi
l’emblème du Teṉkalai. Cette question nécessiterait une enquête. L’autre secte est appelée
Vaṭakalai, « division du nord ». Sur cette division, cf. Mumme (1988 : 1-9).
65. Sur ce terme et les autres degrés de voisinage avec la divinité, cf. Colas (1996 : 103).
66. Je n’ai malheureusement pas pu avoir d’autres détails à ce sujet. Sur le kaiṅkarya, cf. Colas
(1993 : 187).
67. Hari Rao (1961 : 47, 49 et surtout 53 ; sur les araiyar : 78-79, 90). Cette restriction ne semble pas
s’appliquer aux araiyar de Shrivilliputtur.
68. D’où le titre de l’ouvrage de Vēṅkaṭarāmaṉ (1985).
69. Vēṅkaṭarāmaṉ (1985 : 8) (le temple de Shrivilliputtur serait le seul à avoir les cēvai d’āṭi et de
tai).
70. Cette récitation du Divyaprabandham est distincte de celle organisée sous la direction du
personnage considéré comme le descendant de Periyāḻvār (cf. plus haut).
71. Cf. Thiruvengadathan (1991 : 121-122 ; La Divination par les perles est décrite, sans être nommée,
dans les deux derniers paragraphes de la p. 121). Selon R. Parthasarathi, on ne joue pas la Querelle
d’amour à Shrivilliputtur ; sur la représentation de ce petit drame à Shrirangam, cf. Narayan
(1994 : 129).
72. Cf. J. Filliozat (1972 : VIII).
73. Cf. Mishra (1964 : 136, 140, 141-147) ; Bharata, Nāṭyaśāstra VIII, 9 et la suite du chapitre, ainsi
que IX-XIII pour l’aṅgābhinaya, Bansat-Boudon (1992 : 90, 147). Le jeu « émotionnel »
(sāttvikābhinaya) désigne la fiction d’émotion que l’acteur doit recréer en lui-même, sans se laisser
envahir par ce sentiment même, afin que le spectateur perçoive cette émotion (cf. Bansat-Boudon
1992 : 148).
74. Je n’ai pu m’approcher ni, donc, vérifier s’il s’agissait bien de perles, ou seulement de
coquillages ou encore de grains de riz comme dans d’autres temples (Vēṅkaṭarāmaṉ 1985 : 18).
Selon la version que rapporte Thiruvengadathan (1991 : 121), c’est l’héroïne qui dessine les formes
dans les perles.
75. Je n’ai pu voir jusqu’où. Le palanquin est posé dans la salle située en face de la cella.
76. Cf. Renou et J. Filliozat (1985 : 442-443).
77. Cf. Goswami 1973 ; Neog, dans l’introduction de son édition de la Hastamuktāvalī, de
Śubhaṅkara Kavi, p. 6.
78. Pour une mise au point et de nouvelles perpectives d’analyse à ce sujet, mais plus précisément
en rapport avec la possession, cf. Tarabout (1998 : 269-272).
79. Cf. Neog, introduction de son édition de la Hastamuktāvalī, p. 6 ; Ghosh 1957, p. 25 ; discussion
dans Pāṇḍeya 1989, p. 196 sq.
80.Cf. Bansat-Boudon (1992 : 439, n. 244), Kunjunni Raja (1995 : 21), Szily (1998 : 169), Leday (1998 :
163). On note cependant que Kunjunni Raja (1964), à propos du kūṭiyāṭṭam, évoque
l’aṅgikābhinayam, mais pas la mudrā. Nambiar (1987 : 132-133) distingue dans le kūṭiyāṭṭam,
aṅgikābhinaya et mudrābhinaya. Mais il ne donne pas de référence précise pour étayer sa remarque.
Dans ces conditions, il est donc difficile d’en tenir compte.
81. Sur ces manuels (en sanskrit ou malayalam ou dans les deux langues pour les premiers, la
plupart dans un malayalam simple pour les seconds), cf. Kunjunni Raja (1964 : 5). Sur l’un d’eux, la
Hastalakṣaṇadīpikā, cf. Szily (1997 : 170).
82. On peut cependant penser que ces deux chapitres consacrés aux mudrā forment des
interpolations anciennes. Sans entrer dans le détail des arguments, on constate que les chap. 32 et
33 se situent vers la fin du Nṛttasūtra et que plusieurs chapitres les séparent de ceux consacrés aux
gestes de danse. Par ailleurs, le vers final (126) du chap. 33 annonce la fin de la section du Nṛtta,
alors que suit un autre chapitre (34) sur le Nṛtta. Une partie de ce vers est identique au vers final
(32) du chap. 34.
83. Le rite auquel nous pensons ici est de type « tantrique ». De nos jours, le terme mudrā est aussi
appliqué à des gestes qui accompagnent la récitation ou le chant védiques (selon Staal 1983). Mais
on peut se demander si cette désignation remonte à une date ancienne. Mudrā est aussi un terme
technique de l’art poétique, cf. Stchoupak et Renou (1946 : 157), où mudrā est traduit par « signe ».
84. Un temple de l’extrême sud du pays tamoul : cf. Hardy 1983, carte n° 3.
85. Cf. Kunjunni Raja (1964 : 20).
86. À cela on pourrait objecter l’exemple de Srirama Bharati. Cet acteur et chanteur
contemporain, qui, sans être né dans une famille d’araiyar, présente sa propre version de l’art des
araiyar, apparemment se vêt et se pare en femme pour certaines de ses représentations publiques
(cf. la photographie de la « 4e de couverture » de son ouvrage de 1999). Mais nous n’avons pas
connaissance de telles pratiques chez les araiyar traditionnels. Sur la relation de Srirama Bharati
et de la tradition des araiyar, cf. Narayan (1994 : 93-94).
87. En poésie, il peut même revendiquer une position supérieure à celle du poète (Kunjunni Raja,
1991 : 5).
88. Cf. Mishra (1964 : 217-218), Bansat-Boudon (1992 : 148-150).
89. Comme me le fait remarquer G. Tarabout, aux observations de qui cette partie de ma
contribution doit beaucoup.
90. Cf. Kunjunni Raja (1978 : 31-32), De (1925 : 335-337 ; 1961 : 166-224, 401-411).
91. Cf. Colas (1996 : 144).
92. Ces observations ne valent évidemment pas pour d’autres milieux indiens où certains dévots
masculins, par exemple, s’habillent et se comportent en femmes, non seulement pour le spectacle,
mais aussi dans la vie courante (tel était le cas des membres de la secte du Sakhībhava qui allaient
jusqu’à feindre des états physiques « which are possible onlyt o women » selon Bhattacharya (1896 :
484) (je remercie France Bhattacharya de m’avoir fourni cette information).
93. Hardy (1983) me semble trop systématiquement critique de l’interprétation des
commentateurs à cet égard.
Chapitre 10. Sortilèges et parures du
corps féminin
Le bonheur conjugal dans les chants des femmes rajasthanies
Sarasvati Joshi
baigné son corps, elles lui mettront de nouveaux vêtements et des bijoux,
du henné, ainsi que des guirlandes et du parfum, etc. À l’occasion des
fêtes importantes ou des cérémonies sociales, la femme doit se maquiller
avec soin. En revanche, elle ne peut le faire en cas de veuvage, ou en
période de deuil dans la famille. Aussi, dans les chansons, parle-t-on
beaucoup de parures et de maquillage.
5 Ce sont ces thèmes qui sont mis en évidence dans les chants présentés
dans cet article. Ils ont été recueillis au Rajasthan, dans les régions
d’Udaipur, Chittorgarh, Ajmer, Beawar et Jodhpur, où ils sont chantés par
les femmes de presque toutes les castes.
6 La majeure partie des chants dont nous traiterons ici sont des chants
réservés au mariage de la jeune fille. Ils sont de plusieurs types, et l’on
peut distinguer parmi eux ceux qui sont adressés aux divinités, à l’oncle
maternel de la mariée (vīrā, bhāt), ou aux mariés (bannā et bannī) ; il y a
aussi ceux qui sont porteurs d’injures (gālī-gīt), de plaisanteries (khyāl), de
félicitations (badhāvā-gīt). Les chansons qui s’adressent à la mariée
peuvent elles-mêmes être réparties en deux catégories : les chants de la
mariée, et les chants liés aux pouvoirs ensorceleurs de la séduction et au
bonheur conjugal, les kāmaṇ-suhāg. L’analyse qui suit concerne plus
particulièrement ces derniers. Ils doivent obligatoirement être chantés
quotidiennement à partir du jour du culte de Ganes inaugurant le cycle
des fêtes du mariage, jusqu’au jour où le marié est reçu chez les parents
de la mariée, ainsi que pendant la cérémonie du toraṇ 5 au cours de
laquelle le marié frappe une sculpture en bois – toraṇ– suspendue au
linteau de la porte d’entrée.
7 Nous évoquerons également d’autres chants – chants de bon augure,
chants de la fête de Holī – dans lesquels on voit se modifier la
signification que la femme donne à sa parure.
14 Rappelons que si les paroles de ces chants décrivent certaines phases d’un
mariage, les parentes de la mariée les entonnent indépendamment de ces
étapes lors du mariage effectivement célébré.
30 La mariée avait été initiée à deux types de sortilèges : le premier fait par
sa famille, le deuxième celui que lui a appris sa mère, sa grand-mère, etc.
En voyant les conséquences tristes et douloureuses de n’avoir pas
appliqué sa connaissance des kāmaṇ, elle veut cette fois utiliser toutes les
méthodes. Elle se rend alors chez sa tante paternelle (bhuā), et lui
demande de l’accompagner et de l’aider à faire deskāmaṇ :
« En pleine nuit, dans l’obscurité totale d’une nuit du mois de Bhādrapad 17 , la mariée
sort faire des kāmaṇ. »
34 Elle bénit sa tante qui l’a encouragée à entreprendre les démarches pour
connaître les kāmaṇ. Elle félicite ses parents et son frère de l’avoir mariée
à un homme si habile, aussi conseille-t-elle à tout le monde de se marier
et de jouir de la vie.
38 Les chants évoquent aussi comment le marié, de son côté, a déjà décidé
du sort de la mariée avant même le départ de la procession. Lors de la
cérémonie qu’accomplit sa mère, où il est symboliquement allaité par
elle, celle-ci lui réclame le prix de son allaitement, craignant qu’il
n’appartienne dorénavant à quelqu’un d’autre : il promet que son épouse
restera pour toujours sa servante 27 . De même, lorsque l’épouse de son
frère aîné) lui met du khōl aux yeux, elle lui réclame son dû (neg) :
« Sa belle-sœur (bhābhī) lui ayant mis du khōl à un seul œil, et ayant laissé l’autre œil
sans khōl, lui dit : Mon cher beau-frère, il faut que je reçoive d’abord mon dû, ce n’est
qu’après que je vous mettrai du khōl à l’autre œil. »
[Le marié lui offre même des villages en cadeau, mais elle les rejette, et propose :]
« Mon cher beau-frère, promettez-moi que vous allez me faire saluer par votre épouse
avant même d’aller célébrer votre nuit de noces. »
39 Il accepte sans difficulté de la faire saluer par sa femme, avant de monter
dans sa chambre, afin que cette dernière accepte la supériorité de sa
belle-sœur.
40 Mais la mariée, de son côté, pense que, grâce aux kāmaṇ, son époux est
désormais en son pouvoir. Cependant, pour qu’elle puisse pleinement
jouir du bonheur de la vie, il faut aussi que son mari accepte de faire une
juste place à sa famille, cette famille dont il va recevoir à la fois le don
d’une fille et la dot, et dont il continuera à recevoir des dons sous forme
de cadeaux cérémoniels (neg) tout au long de sa vie, voire pendant deux
générations.
41 Or, en dépit de toutes les dépenses et malgré toutes les qualités et les
vertus de leur fille, la famille de la mariée se sentira toujours en position
d’infériorité rituelle par rapport au marié et à sa famille. Bien qu’il soit
venu comme yācak, demandeur, et ait reçu le don, l’usage veut que celui
qui fait le don de la jeune fille se prosterne devant celui qui le reçoit.
Alors, pour la mariée, comment vivre déchirée entre l’amour conjugal et
l’attachement à la famille dans laquelle elle est née ?
42 Dans les chants, la mariée, vexée par les sentiments de supériorité et
d’arrogance du marié et de sa famille, se sent poussée à le défier :
« Ô marié, dans la cour royale de mon grand-père, de mon père, de mon oncle... je
lancerai des kāmaṇ contre vous. Ô naïf, calmez-vous, je ferai des kāmaṇ dès aujourd’hui.
Je vous garderai comme domestique au service de mon grand-père, je vous garderai
comme cocher, comme gardien de sa porte, comme chambellan (pālāḍhoḷ) de sa
chambre. »
43 Voyant qu’il existe un moyen d’échapper à une vie soumise, la mariée
commence à reprendre confiance et déclare :
« Je lancerai quelques-uns des kāmaṇ aujourd’hui, quelques-uns demain. J’en relancerai
d’autres pendant la nuit de la cérémonie de circumambulation autour du feu, après-
demain matin, le soir de la fête de Holī, pendant la nuit de la fête de Śītlā [la déesse de
la variole], au moment de la fête de Gangaur et de Tīj. Ô prince, je lancerai des kāmaṇ
contre vous ! »
Conclusion
58 Dans les thèmes des chansons destinées à la mariée (bannī), deux
tendances sont observables. L’une consiste à donner des leçons de
moralité à la mariée, afin de l’inciter à être une femme idéale,
entièrement dévouée à son mari, consciencieuse dans son devoir
d’épouse et de belle-fille qui doit prouver qu’elle est une femme
vertueuse (satī-sādhvī). L’autre est bien différente, notamment dans les
chansons concernant les kāmaṇ, et reflète une absence de préoccupation
morale. On y retrouve plutôt des éléments renvoyant aux pratiques
magiques d’ākarṣaṇ (« attraction ») pour fasciner et attirer le marié, de
vaśīkaraṇ (« conquête ») pour le subjuguer, de stambhan
(« immobilisation ») pour le plonger dans la stupeur et le retenir, de
vidveṣaṇ (« inimitié ») pour le détourner des membres de sa famille en
faisant naître en lui une certaine aversion envers eux, et d’uccāṭan
(« expulsion ») pour le détourner des autres femmes.
59 Il y a là un autre aspect de la femme hindoue, qui n’a nulle envie de se
soumettre et de devenir l’humble servante de son mari. Elle peut ne pas
réaliser le rêve de voir son mari se plier à ses volontés, car la réalité de la
vie est différente, mais ce désir est présent au plus profond de son être.
C’est donc une femme bien différente qui apparaît ici : loin de se
soumettre aux pieds sacrés de son mari, qui est son gourou, son maître et
son Dieu, elle exprime là son désir de le dominer, et même de le faire
dominer par sa famille à elle. L’embellissement de son corps est l’un des
moyens magiques et sacrés pour réaliser ses rêves de bonheur conjugal.
Ses observances rituelles, lors des fêtes de Holī, Śītlā, Gaṇgaur, Tīj, etc.,
ne sont pas uniquement pratiquées en vue d’obtenir la longévité de son
mari : elles sont également liées aux sortilèges, kāmaṇ, qui consistent à se
maquiller obligatoirement avant chaque fête. Ne pas le faire serait
néfaste à son bonheur conjugal.
60 Chaque fois qu’elle rend un culte à une déesse, elle lui offre des produits
de maquillage et des ornements. Lors de la fête de Divālī, elle rend un
culte à seize lampes, qui symbolisent entre autres les seize fards de la
femme – ces seize lampes étant également représentées sur le sol sous
forme de dessin. Pour la fête de Gaṇgaur, elle met sur un mur trois fois
seize points de pâte de poudre rouge (kuṅkum), de henné et de khōl, points
qui représentent ces seize fards ; puis elle leur rend un culte. Pour la
cérémonie de clôture des différentes fêtes telles que Tīj, Karvā Cauth,
Gaṇgaur, etc., la femme qui observe ces pratiques religieuses offrira un
ensemble de produits de maquillages aux femmes mariées qui sont
présentes. Ce geste est pour elle l’espoir d’avoir toujours droit au
maquillage, c’est-à-dire l’espoir d’un bonheur conjugal sans limite. À la
fin de chaque culte, elle demande aux divinités de lui accorder le droit à
un ultime maquillage, identique à celui d’une nouvelle mariée, avant sa
future cérémonie d’incinération (ce maquillage ne peut être fait à une
veuve), et de lui accorder le droit de mettre ses bracelets et son cṹdaṛ
rouge à jamais : cuṝō- cṹdaṛ amar karo.
61 L’embellissement de son corps revêt ainsi une valeur particulière pour la
femme hindoue, pour qui il représente quelque chose de symbolique et de
sacré, investi du pouvoir d’exercer des sortilèges, et lié à son bonheur
conjugal.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Les termes translittérés le sont à partir du hindi et du rājasthānī.
2. Selon certains, le dévouement envers son mari (pativrat), l’effacement total de soi et l’offrande
de sa personne à son mari (samarpaṇ) sont considérés comme étant les étapes ultimes du
maquillage de la femme (voir plus loin, et cf. « Kaushik » Barua 1966 : 25-40 ; Bhatia 1983).
3. Dictionnaire Bṛihat Hindī Koś (1956 : 1346).
4. Voir aussi l’article de J.-L. Chambard (1994 : 18-21).
5. Il s’agit d’un objet pentagonal en bois portant des oiseaux sculptés, comme des perroquets ou
des moineaux, avec un paon au sommet, que le marié doit frapper de son épée avant d’entrer.
Plusieurs histoires liées à cette cérémonie sont récitées par lepaṇḍit lors du mariage. Selon l’une
d’elles, assez populaire, la mère de la déesse Pārvātī lui disait pendant son enfance, en lui
montrant des oiseaux : « Regarde, voici ton fiancé, on va te marier à lui ! » Lorsque Śiva arriva
chez elle pour l’épouser, tous les oiseaux vinrent l’en empêcher, disant que la mère leur avait déjà
promis la main de sa fille. La situation devint gênante, et les oiseaux finirent par laisser entrer
Śiva, à condition que celui-ci passe sous leurs pattes (leur position serait ainsi supérieure à la
sienne). Le dieu accepta, et, depuis, ces oiseaux se trouvent toujours sur le toraṇ Dans une autre
version, ils auraient perdu contre Śiva une guerre dont l’enjeu était la main de Pārvātī. Selon ces
histoires et diverses chansons populaires, ces oiseaux représentent les soupirants ou séducteurs,
que le marié doit tuer symboliquement.
6. La trame du fil de coton comporte les éléments de l’amour et de la création. Le fil symbolise la
vie, le casser serait synonyme de mort. Du fil noir et bleu est utilisé dans certains rites tantriques
(Sharma 1981 : 32-40).
7. Dans l’histoire de Bagṛāvat, la reine Jaimatī, incarnation de la déesse Durgā, constate que son
beau-frère, Nevājī, se bat toujours vaillamment même après avoir perdu sa tête. Craignant que son
mari ne soit vaincu dans la guerre, elle tente en vain de poser une marque (tilak) d’indigo sur le
front de Nevājī, puis, ayant mis des vêtements colorés d’indigo, elle se met à grandir jusqu’à
mesurer neuf mètres et se place sur une colline de sorte que son ombre couvre Nevājī, mettant fin
à sa bravoure et le faisant tomber (Sharma 1970 : 104-106). De même, il est dit au sujet du guerrier
Devīdās qu’il avait continué à se battre après que sa tête eut été coupée : pour faire tomber son
corps et lui ôter toute bravoure, les gens l’aspergèrent d’indigo. Comparer C. Weinberger-Thomas
(1996 : 42) : « pour détruire le sat (l’énergie, la force de vérité de la femme qui veut se brûler), on
jette à la satī quelques aspersions d’eau noircie à l’indigo », ou bien « une des noix de coco que l’on
empilera sur le bûcher où la satī aura pris place aura été secrètement polluée à l’indigo ». L’indigo
est utilisé en sorcellerie (Dvivedi 1994 : 125).
8. Dans l’histoire de Bagṛāvat, l’épouse de Nevājī s’aperçut qu’elle avait oublié d’offrir une
guirlande au cheval de son mari. Voyant le cheval mécontent, elle voulut lui donner la sienne,
mais le cheval refusa et dit : « Celui qui met une guirlande déjà portée par une femme risque de
perdre toute sa bravoure » (Sharma 1970 : 91).
9. À la fin du culte, les gens font l’ārtī, qui consiste à faire tourner une lampe avec plusieurs
mèches, ou avec du camphre, dans le sens des aiguilles d’une montre devant la divinité ; on fait de
même avec une petite urne d’eau, en louant la divinité, en agitant des cloches ou en jouant des
instruments de musique. Enfin, on offre des fleurs. Chaque composant de l’ārtī est directement ou
indirectement lié aux cinq éléments de la nature et de l’évolution de l’Univers.
10. Les lentilles de mṹg (Phaseolus radiatus) et surtout d’uṛad (Phaseolus aureus) et leur farine sont
fréquemment utilisées dans le domaine tantrique (Dvivedi 1994 : 31, 110, 136).
11. Il s’agit de la mère de la mariée, qui est traitée de femme immorale. L’usage de toutes sortes de
mots vulgaires comme putain, courtisane, menteuse, etc., n’est pas indécent, que ce soit dans les
chansons de kāmaṇ ou dans celles d’injures (gālī -gīt) – cf. également Goodwin Raheja et Grodzins
Gold (1994 : 45-52).
12. Ensemble de plusieurs fils de coton de différentes couleurs propices (jaune, rouge, etc.), offert
aux divinités pour remplacer symboliquement l’offrande des vêtements. Il est également attaché
aux poignets de ceux qui accomplissent un rituel ou rendent un culte important. C’est alors un
cordon protecteur, béni par les divinités.
13. Le perroquet tire le char de Kāmdev, le dieu de l’amour. Son arc est fait de fleurs de campā
(Michelia champaka), de jasmin, de lotus, d’aśok (Jonesia ashoka), de bourgeons de manguier, et le
printemps est son aide (Panday 1980 : 65-68). Deux régions mystérieuses, le Kāmrūp et le Bengale,
sont connues pour leurs pratiques tantriques où les femmes sont censées posséder le pouvoir de
transformer les hommes en animal, perroquet, etc. (Tiwari 1980 : 261).
14. Avant que le marié ne monte sur la jument pour le départ du cortège, sa mère rend un culte à
cette dernière. Il restera assis sur sa monture toute la durée de la procession et de la cérémonie du
toraṇ. Aussi, chez le marié, les femmes chantent-elles chaque jour des chansons destinées à cette
jument (ghoṛī), qui représente la Śakti.
15. Mesure de poids, équivalant à un peu plus de deux livres.
16. La femme elle-même est le feu, et avant son mariage elle est l’épouse spirituelle d’Agni qui
l’offre à son mari temporel pour qu’il jouisse d’elle. Le rouge est aussi la couleur du rajoguṇ, la
qualité (guṇa) de la passion (rājas). C’est pourquoi une fille vierge porte la couleur rouge au
moment d’entrer dans la vie temporelle.
17. Mois lunaire, à cheval sur août et septembre. Mais alors que la saison des pluies est une saison
d’amour, ici, le ciel est rempli de l’obscurité du malheur et du désespoir.
18. Le chiffre sept a une grande importance et est souvent utilisé dans les actes de tantrisme et
dans les sortilèges. Il exprime également un lien éternel : lors de la cérémonie de mariage, les
mariés font sept pas, sept tours autour du feu, et sept promesses. De même, dans la danse de
ghomar, liée à la fascination, ne doivent en principe figurer pas moins de sept femmes.
19. Le corbeau est considéré comme intouchable. Lorsqu’une femme a ses règles, on dit aux
enfants, pour qu’ils évitent son contact, qu’un corbeau l’a touchée et qu’elle est en état
d’impureté. Il figure également sur la bannière de la déesse Dhāmāvatī / Alakṣmī, une forme de
Pārvātī qui, épuisée de faim, dévora son mari Śiva et devint veuve. Les gens se servent de corbeaux
pour des rites tantriques, par exemple ses ailes pour rendre envieux, ou la cendre de son corps
brûlé pour faire cesser une obsession (Dikshit 1988 : 140-154).
20. La chatte est considérée comme une sorcière (dāyan). Les femmes la gardent à distance des
nourrissons, de crainte qu’elle ne les dévore. Durant une variole ou une rougeole, on fera
attention de ne pas la faire entrer dans la chambre du malade.
21. Ces endroits – où, même à notre insu, nous tuons quotidiennement des êtres vivants – sont liés
à la déesse Śakti. Ils sont souvent utilisés dans le tantrisme : dans le but, par exemple, de faire
revenir quelqu’un à la maison, on écrira un mantra particulier que l’on cachera dans ses
vêtements, placés alors sous le moulin en pierre ; la personne concernée rentrera sans faute dans
moins de quarante jours. Ou bien le mantra écrit sera chauffé, ou caché sous le foyer, ainsi l’absent
n’aura pas l’esprit tranquille tant qu’il ne sera pas revenu à la maison (Dvivedi 1994 : 124).
22. À certaines occasions, comme le mariage, la naissance d’un enfant, ou d’autres fêtes, des
femmes mariées s’occupent de coiffer la personne concernée : elles lui font sept nattes, lui
mettent un bijou en or sur la tête. Le dessin de cette coiffure avec ses sept nattes est particulier, et
réservé à la femme mariée.
23. La lampe représente le corps et la vie, la flamme représente la sādhanā, la discipline que doit
suivre un dévot. La lumière de la lampe est le bonheur conjugal et ne doit pas être éteinte par le
souffle. Aussi rend-on un culte à la lampe à plusieurs occasions. Elle est également symbole du
fils : en la donnant à la belle-fille, la belle-mère lui rappelle sa responsabilité dans la continuité de
la lignée.
24. Kāmdev, le dieu de l’amour, est entré dans le tintement des bracelets de cheville de Pārvātī (cf.
Kalyāṇ Śakti Upāsnā Aṅk 1987 : 505).
25. L’éléphant, lié à Gaṇeś, est bienfaiteur et porte-bonheur. Il est également lié à Lakṣmī, modèle
de la femme mariée.
26. Bien que Kṛṣna soit le Dieu, c’est le nom de son amante Rādhā qui est prononcé avant le sien,
pour rappeler au mari que sa femme souhaite occuper dans son cœur la place que Kṛṣna avait
accordée à Rādhā. En même temps, transformé en perroquet, il parlera avec sa voix à elle et ne
fera que répéter les paroles qu’elle lui aura apprises.
27. Comparer avec la pratique, dans certaines régions, selon laquelle la mère du marié s’assoit sur
la margelle d’un puits, comme si elle voulait s’y jeter, et réclame à son fils un prix pour l’avoir
allaité pendant son enfance (Gupta 1965 : 49).
28. L’offrande de yaourt bien frais, préparé dans un pot « vierge », symbolise également l’offrande
de la mariée.
29. Un kos équivaut à environ deux kilomètres.
30. Une femme sans fils (nipūtī) et une fille sans frère (abīrī) sont considérées comme infortunées
(abhāgin), et trouver un mari pour la fille qui n’a pas de frère pose parfois problème. Même les
textes sacrés déconseillent d’accepter une telle fille pour épouse.
Le sari rouge, 31. cṹdaṛ, lié au corps même de la femme, l’est à sa
virginité, sa chasteté. Aussi une tache sur ce sari signifie-t-elle que la
femme est souillée et a perdu sa pureté. Il faut qu’elle le garde
soigneusement, sinon même les larmes d’une vie entière ne pourront
effacer cette tache. À l’occasion de sa propre cérémonie de funérailles,
son frère doit lui en offrir, à condition qu’elle quitte le monde avant son
mari, ou devienne satī et s’immole avec lui.
32.Sat est « l’essence de la “ satîté ” », la vertu particulière qui est le propre des satī, le principe de
chasteté et de fidélité absolues d’où découle le sacrifice des veuves. Dans la langue courante, le
mot désigne la chasteté féminine (cf. Weinberger-Thomas 1996 : 31-33, 272).
33. Voir également l’article de J.-L. Chambard (1994 : 18-21).
34. Les vagues représentent les sentiments de l’esprit humain, bons ou mauvais, liés à l’ascèse ou
aux caprices, ou à la vérité tout entière, sans hypocrisie, car chaque aspect de la vie a son
importance. Mais les rives qui contrôlent le déchaînement des vagues doivent être celles, pures et
sacrées, du Gange et de la Yamunā.
35. Govardhan est la montagne située près de Mathura, en Uttar Pradesh. Kṛṣna l’a soulevée afin
de protéger les bergers d’une inondation provoquée par le dieu de la pluie, Indra.
36. Mélodie qui fascine, fait oublier toutes les attaches terrestres, et nous amène vers l’union de
l’âme individuelle avec l’âme universelle (jīvātmā et parmātmā) par le chemin de l’amour et de la
dévotion, comme ce fut le cas pour les vachères, les gopī.
37. Allusion à son souhait de quitter ce monde comme une femme mariée, mais en même temps
bien-aimée de Dieu.
38. Au début le mot devar n’était pas réservé au frère cadet du mari, mais signifiait « deuxième
mari » (dūsrā pati) – cf. Chatak (1968 : 172).
Chapitre 11. Corps offert, corps meurtri :
dévotion, grâce et pouvoir dans un culte
villageois à Murukaṉ
Josiane Racine
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Studies.
NOTES
1. Les termes translittérés le sont à partir du tamoul, sauf pour certains d’entre eux, d’origine
sanskrite (= S.), qui peuvent être malaisément identifiables dans leur transcription tamoule. Ainsi,
par exemple, le bain de l’image divine (l’ondoiement, la consécration) se dit et s’écrit apiṣēkam en
tamoul, mais sera mentionné ici dans sa forme sanskrite, abhiṣeka ; de même, le dieu Civaṉ sera
évoqué sous la forme mieux connue (S.) Śiva ; etc.
2. La première conférence internationale sur Skanda-Murukaṉ, organisée à Cheṉṉai (Madras) en
décembre 1998 n’offrit pas moins de 136 contributions, émanant de 15 pays outre l’Inde, avec une
écrasante prédominance d’intervenants tamouls du Tamil Nadu, de Pondichéry, de Sri Lanka et de
la diaspora – de l’Amérique du nord à Fiji, via l’Afrique du Sud, l’océan Indien, l’Asie du Sud-Est,
l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
3. Un cāmiyār est un saint homme disposant de pouvoirs spirituels (qui lui valent généralement de
disposer aussi de pouvoirs de guérison).
4. Les kaṣpattār sont les notables villageois : gros propriétaires de bonne caste (souvent de même
famille) dont la puissance économique et la participation à la vie sociale du village contribuent à
l’autorité morale.
5. On a décrit le village de Karaṉi, un pseudonyme, dans Une vie paria. Le rire des asservis, Plon,
Terre humaine, 1995. On renvoie le lecteur à cet ouvrage pour une description de tai pūcam faite
par Viramma, ouvrière agricole dalit, et pour ce qu’elle dit de Murukaiyyā Kavuṇṭar, personnage
central de la présente étude (également un pseudonyme). Les enquêtes de terrain ont été
conduites au fil des années quatre-vingt.
6. Le terme Dalit, emprunté au marathi, signifie « opprimé, écrasé » : il a été usité par les militants
de la cause de l’émancipation des intouchables, dans les années soixante-dix, récusant à la fois le
mot « intouchable » et le néologisme de Gandhi « Harijan » – fils de Hari (S.), un des noms de
Viṣṇu, jugé trop paternaliste et trop marqué par l’hindouisme. Le mot Dalit est devenu
aujourd’hui, à travers toute l’Inde, la forme politiquement correcte pour désigner ceux qui sont
aussi appelés, en langage administratif, les « castes répertoriées », Scheduled Castes.
7. « Académie » littéraire tamoule des environs du VIIe siècle.
8. Entre autres par le canal du Mahābhārata (S.), du Rāmāyana (S.), de la Chāndogya Upaniṣad (S.), du
Śatapatha Brāhmaṇa (S.), etc.
9. Une synthèse en est offerte par Françoise L’Hernault (1978) dans son premier chapitre
(« Subrahmanya dans la littérature ») et par l’introduction au Paripāṭal de François Gros (1968).
Voir aussi l’éclairage offert par Jean Filliozat (1973), ainsi que Clothey (1978) et Zvelebil (1973,
1991).
10. Śūrapadma (S.), parfois identifié à l’asura-buffle Mahiśa (S.). Les asura sont les opposés, et les
ennemis, des dieux.
11.Saura Purāṇa [S.] 60, 1-27.
12. Voir Filliozat (1937 : 43-44) et L’Hernault (1978 : 8-9).
13. Il est rare que Murukak soit dieu de lignée.
14. Paḻaṉi, Tiruttaṉi, Aḻakarkōvil, Tiruccentūr, Svāmimalai, Tirupparaṅkuṉṟam. Le
Tirumurukāṟṟuppaṭai (Filliozat, 1973) mentionne pour sa part Tirupparaṅkuṉram, Tiruccīralaivāy,
Tiruvāviṉaṉkuti, Tiruvērakam, Kuṉṟutōrāṭal, Paḷamutircōlai, les deux derniers n’étant pas des
lieux précis, mais les chaos rocheux et les bosquets où Murukaṉ siège, ou bien se livre à la danse
avec les Kuṟatti (Shanmugam Pillai, 1998 : 3).
15. Tandis que le guérisseur faisait la queue parmi les patients, Murukaiyyā, en méditation, perça
ses intentions à jour. Il invoqua la déesse Ampāl. Arrivant enfin devant lui, le guérisseur perdit la
parole, reconnut sa faute, et se repentit.
16. Murukaiyyā ne donne aucun médicament, rien que du vibhūti. Si le malade apporte du miel,
Murukaiyyā le bénit. Le miel béni ne peut être consommé que par le malade, sinon qui en mange
attrapera sa maladie. Une fois le malade guéri, le miel peut être consommé par tous.
17. Murukaiyyā ne demande pas d’argent pour ses consultations : ce serait, dit-il, « vendre
Murukaṉ ». Une corbeille reçoit simplement les offrandes des patients qui souhaitent laisser
quelque chose, et qui mettent ce qu’ils désirent. Les tickets, vendus une roupie, sont censés ne
servir qu’à ordonner la file d’attente.
18. Huitième nakṣatra (S.), ou maison lunaire, de l’astronomie indienne (=S. : puṣya).
19. Les Tripura sont les « trois cités » d’or, d’argent et de fer, construites par l’architecte des asura,
Mayaṉ, et peuplées d’asura.
20. C’est aussi le jour, précise Murukaiyyā, où les sept planètes sont en conjonction toutes les 4 320
000 000 années, permettant ainsi la destruction des « trois cités ». Dans les temples de Murukaṉ, et
en particulier dans le plus notable d’entre eux, à Paḻaṉi, tai pūcam est avec Paṅkuṉi uttaram l’une
des principales fêtes de l’année (Das 1964 : 97).
21. Cette théorie médicale fonde la santé sur l’équilibre entre les trois principes corporels que
sont le vent, le phlegme et la bile, excités ou apaisés selon les propriétés des divers aliments qui
sont classés en échauffants ou en rafraîchissants.
22.Pirārttaṉaikkārar au sens courant désigne le dévot qui fait un vœu, impliquant par définition
une épreuve, un pèlerinage par exemple. On donnera ici à pirārttaṉaikkārar le sens précis de dévot
de Murukaṉ qui a fait le vœu d’endurer les macérations de Tai pūcam.
23.Pampai : tambour double, assez petit pour être accroché à la taille ; uṭukkai : tambour en forme
de sablier et à bourdon.
24. Collier de graines utilisées par les dévots sivaïtes, en particulier en période d’ascèse.
25. Lors de son premier abhiṣeka, Murukaiyyā avait fait le vœu de se casser cent noix de coco sur la
tête (briser la noix de coco symbolise l’abandon de son ego, et souligne que l’on n’est rien devant
Dieu). Un tel exploit eût été surhumain. Après avoir brisé plusieurs noix, Murukaiyyā fut arrêté
par les dharmakartā du village, qui reconnurent ainsi son pouvoir. Depuis, le cāmiyār ne brise plus
de noix de coco sur son crâne, mais a continué l’onction de piment rouge.
26. La pūjā des pieds est une pratique dévotionnelle qui considère que les pieds de la divinité sont
plus sacrés que toute partie du corps du dévot. Le dévot saisit les pieds de la représentation de la
divinité pour obtenir sa grâce et être absous de tous les actes impurs commis dans la vie présente
et les vies antérieures. Le même principe s’applique aux saints hommes et, par extension, à tous
ceux à qui l’on entend rendre hommage, parents ou personnages publics.
27. Renvoyons ici aux travaux de David White (1996) sur les siddha de l’Inde du Nord que sont les
Nāth, et sur son analyse du « corps alchimique ».
28. Objet du quatorzième chapitre de son ouvrage The Smile of Murugan (Zvelebil 1973 : 218-236).
29. Ce point n’a pas échappé aux mouvements nationalistes hindous, la VHP, Visva Hindu Parishad
(Assemblée hindoue universelle), et le RSS, Rashtriya Swayamsevak Sangh (Association des
volontaires nationaux), qui cherchent à développer leur implantation dans un Tamil Nadu marqué
par le mouvement dravidien et peu ouvert à Rāma, une figure emblématique de ces organisations.
Après les conversions de Dalits à l’Islam, qui firent grand bruit au début des années quatre-vingt
dans les districts de Ramnad et de Maturai, les militants du RSS organisèrent un Centre pour
l’unité des hindous (Hindu Oṟṟumai Maiyam) dans le but de renouer le dialogue entre Dalits et
autres castes à l’occasion de la fête de Murukaṉ. Citons un ouvrage de propagande du RSS : « The
results were soon visible. The festival at the Murugan temple, which had earlier sparked off riots, went on
smoothly in 1984. All sections of Hindus including Harijans from neigbouring villages had joined, making the
function a turning-point in the history of the district » (il s’agissait de la fête de paṅkuṉi uttaram). De
même, la VHP choisit Murukaṉ pour son opération du char de la connaissance, Jnana Ratham.
Selon la même source, « Harijans and other neglected sections were amongst those most exposed to the
Dravida Kajakam’s [le parti dravidien] anti-religious propaganda assaults. But now, Lord Muruga,
installed by Shri Kanchi Shankaracharya and Shri Pejawar Mathadheesh [hauts dignitaires religieux] in
the Jnana Ratham, was Himself coming to their humble hamlets and huts to give darshan [voir et se faire
voir] – an opportunity denied to them for centuries ». Il est significatif que la VHP, avec l’appui de la
plus haute autorité religieuse du Tamil Nadu, le Shankaracharya de Kanchipuram, ait initialement
choisi Murukaṉ dans cet « appel à l’unité des hindous ». Viendra, par la suite, un char de Śakti.
Voir Seshadri (1988 : 2-3).
30. Les Vaḷḷuvar sont une caste de prêtres dalits, en milieu Paṟaiyar du centre-nord du Tamil
Nadu.
31. Pour une vision dalit de Murukaṉ et de tai pūcam à Karaṉi, voir Viramma, Racine et Racine
(1995 : 290-292).
32. Le mouvement Ōm Śakti, lancé par Pankāru Aṭikaḷar, est sans commune mesure avec le travail
conduit par Murukaiyyā Kavuṇṭar, et compte près de 1 500 antennes.
Chapitre 12. Le corps et ses « remakes »
Le corps de l’acteur et ses remises en jeu dans la fabrication du film hindi
populaire
Emmanuel Grimaud
« Le film n’est pas fait mais refait. Il est tourné et retourné, découpé et redécoupé,
monté et remonté encore. »
S. Mukherji, producteur
1 Mon propos est l’analyse du traitement imposé au corps de l’acteur à
différents moments du processus de fabrication du film hindi dit « aux-
épices » (masālā) 1 . À la différence de Hollywood que les faiseurs
d’images de Bombay se plaisent à penser organisé autour du script,
Bollywood (Bombay Hollywood) est volontiers perçu comme un univers
chaotique, en raison du fait que le tournage commence sans un script très
défini, que les dialogues s’écrivent dans l’improvisation frénétique du
tournage, et que le film est monté progressivement portion par portion,
par ajustements successifs. Le réalisateur conçoit ainsi son film en même
temps qu’il le tourne, ce qui donne au processus de fabrication une
tournure surprenante. À chaque étape, les fabricants recomposent ce
qu’ils reçoivent autour de supports (script, caméra, table de montage) et
n’hésitent pas à refaire. De ce travail de recomposition permanente, la
version finale du film garde bien souvent les traces : le film hindi ne
cache pas qu’il est non seulement le produit d’un mode de fabrication
fluide et ouvert, mais aussi qu’il agrège en lui divers modes d’expression
– la musique, la danse, le combat, le jeu dramatique. Déployant ses
réseaux très loin, le cinéma hindi contemporain a aspiré en son sein les
formes héritées de la culture populaire, mobilisant de nombreux arts, des
compagnies de danseurs et musiciens aux arts martiaux, du théâtre aux
arts picturaux (peinture et photographie).
2 Si le film est le produit de reprises en main successives, le remake tel qu’il
est défini par Mukherji peut servir de principe de méthode, invitant à un
suivi des opérations par lesquelles le film vient à son public. Entre d’une
part la diversité des moyens d’expression dont use le cinéma – la mise au
point des chorégraphies, des chansons, du récit, des combats –, et d’autre
part les différentes étapes du processus de fabrication – tournage,
montage, doublage, affichage –, le rapport de l’acteur à son corps est
pluriel et dynamique, défini à chaque reprise. Il faudrait idéalement le
suivre pas à pas, de sa « mise en intrigue » opérée par le script à sa mise
en action dans les scènes de combat, de sa mise en mouvement dans la
danse à sa fixation dans l’affiche par les publicitaires, et voir ce que
chacun de ces départements de la cinématographie en fait. On se limitera
dans les pages qui suivent à livrer sur un mode fragmentaire quelques
pièces du jeu de composition du corps que le cinéma invite l’acteur à
habiter 2 .
25 Pour ses producteurs, le film se doit d’être équilibré, doté d’un souffle qui
l’anime du début à la fin, et surtout complet dans ses composantes. Faire
un film, c’est d’abord se mettre en quête d’un visage (ceharā), négocier
une star qui portera, aux yeux du public, le film sur ses épaules. Sur le
tournage, l’équipe de réalisation est donc impliquée dans la mise au point
d’une totalité organique un peu spéciale qui enveloppe les acteurs du
tournage en même temps qu’elle repose sur eux. Le film obéit sur le
tournage au principe qu’il faut faire le maximum d’images, de peur qu’il
ne soit jamais complet. Cette inquiétude est habituellement justifiée par
la non-disponibilité des stars qui retarde les productions. Par ailleurs, le
réalisateur imagine souvent plusieurs issues à la scène qu’il est en train
de tourner, et il arrive qu’il tourne plusieurs dénouements comme il peut
garder plusieurs versions de la même scène par sécurité (for safety). Le
« scénario » dans ce contexte est un agglomérat de diverses variations
possibles, et peut prendre différentes directions. On dit d’ailleurs que,
durant le tournage, l’histoire se promène (gumnā). Quant au réalisateur, il
est souvent qualifié de boulimique par le producteur, sans aucun souci
d’économie de la pellicule (footage). « Le réalisateur, disait un producteur,
n’est bon qu’à manger de la pellicule, et la pellicule mange mon argent
(paisā khānā) ! » Le film commercial hindi comparé de manière courante à
une mixture d’épices (masālā) acquiert ici une nouvelle dimension. Il n’est
plus seulement un combiné d’ingrédients, mais un organisme vivant
capable de ruiner un producteur, d’avaler ses propriétés personnelles, et
de s’emballer à son aise. « Il a fallu refaire une grande partie du film, dit
le producteur de Trimurti (La Trinité), car pour diverses raisons, le film
avait pris un tournant incontrôlé ».
26 De façon conventionnelle, le réalisateur préfère subdiviser la scène au
maximum plutôt que de tourner en plans-séquences, c’est-à-dire en
continu sans coupures. La raison en est à première vue obscure car cela
demande une dépense d’énergie et de pellicule plus importante, puisque
la même scène doit être tournée plusieurs fois sous divers angles. La
multiplication des coupures est, pour le réalisateur incertain dans sa
visualisation, un bon moyen de remédier à son angoisse. Elle permet en
effet de se ménager le maximum de possibilités d’assemblage au moment
du montage, retardant la décision du choix des plans. Que le corps du film
soit ainsi tenu en suspens, parce qu’on ne sait pas encore de quoi il sera
en fin de compte composé, est essentiel pour comprendre l’état d’esprit
dans lequel s’effectue le tournage. Toutefois, l’incertitude, souvent
invoquée par le producteur indien pour qualifier l’état psychologique de
son réalisateur, n’est pas suffisante pour expliquer la préférence donnée
au montage sur le plan-séquence. Pour la comprendre, penchons-nous
sur le tournage de la scène suivante : Ram, le héros, se retrouve en prison
après avoir volé des bijoux pour sa bien-aîmée Ritu. Celle-ci lui rend
visite dans sa cellule alors qu’il ne s’y attend pas. Les deux amants se
parlent séparés par les barreaux. La scène est courte une fois montée et
se compose de douze répliques seulement. Mais elle contient en tout
quarante-trois plans. À l’image d’une caméra statique, il faut substituer
ici celle d’une caméra qui a la bougeotte et couvre la scène sous tous les
angles possibles. Comme d’habitude, les acteurs découvrent les dialogues
au dernier moment, puis se mettent au courant de leur personnage, et
s’informent de la place de la scène dans le film. « Dites-moi, c’est avant ou
après la mort du père de Ritu ? » demande l’acteur principal. « Non, ce
n’est pas le père qui meurt, c’est son oncle, et la scène se situe après la
crémation », répond l’assistant. La scène est d’abord tournée depuis
l’extérieur de la cellule puis de l’intérieur, en plan d’ensemble. L’acteur
Ram est donc, dans un premier temps, visible de face, et l’actrice Ritu de
dos. Les acteurs sont ensuite tournés en gros plan du point de vue de Ritu
et du point de vue de Ram successivement. Enfin, la même chose est
réalisée en plan moyen et de profil. La scène n’est pas retournée chaque
fois en continu, du début à la fin, mais par petites unités. Celles-ci sont
loin de correspondre à des répliques, ce qui complique les choses. Le
réalisateur n’hésite pas à découper la première réplique, et à tourner en
continu les deux suivantes, ou bien à commencer à tourner par le milieu
de la scène et à terminer par le début.
27 Il est remarquable que les images fortes indispensables au romantisme
ont été réalisées en premier. Le cameraman a changé ensuite de position
chaque fois qu’il désirait produire un autre type d’intensité. La scène a
été ainsi approximativement découpée en neuf temps qui correspondent
à neuf changements d’état manifestés par des gestes, des paroles, des
réactions (pleurs ou cris), et appuyés par le positionnement de la caméra.
Si le réalisateur jugea « froid » (thandā) l’instant qui précède la rencontre,
le second était « chaud » (garam) lors des retrouvailles, le troisième
« brûlant » lorsque Ritu et Ram étaient débordés par leur émotion, le
quatrième « sauvage » (janglī) au moment de l’étreinte, le cinquième
« excitant » (mastī) lorsque Ram et Reetu ont rapproché leurs lèvres, le
sixième « romantique » (romānī) lorsqu’elle lui a dit qu’elle ne
l’abandonnerait jamais, le septième « pathétique » quand le gardien
sonna la fin de la rencontre, le huitième de nouveau « brûlant » lorsque
les amants se sont serrés l’un contre l’autre une dernière fois, et le
neuvième « froid » à nouveau lors de la séparation. C’est la fragmentation
de la sensualité dans ses diverses nuances qui justifie les coupures. Cette
méthode de décomposition, populaire parmi les réalisateurs de Bombay,
est souvent invoquée pour justifier les reconfigurations du script : « Pour
traiter ce type de scènes, dit l’un d’eux, il faut se concentrer sur l’émotion
plus que sur la situation. C’est la première qu’il faut décomposer dans ses
différents degrés et cela amène toujours à revoir le script ».
***
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Le mot masālā (littéralement « épices ») est couramment employé pour qualifier les films
commerciaux, dont l’objectif est de donner au spectateur un spectacle total : action, danse, amour,
drame et comédie.
2. Écrit au retour d’un premier terrain, cet article ne constitue pas un résumé de la thèse
d’ethnologie que j’ai consacrée aux ateliers de la production cinématographique à Bombay
(Grimaud 2001). Il doit beaucoup aux remarques de G. Lenclud, C. Malamoud et G. Tarabout.
3. Remarquons la transformation récente du Chakravorty close-up en chakravati dans le vocabulaire
des assistants de réalisation. Le cakra signifiant le cercle, le chakravati qualifie sur le tournage la
pratique qui consiste à « encercler » un acteur ou même une situation en la filmant sous tous les
angles.
4.Taporī désigne le style propre aux gens de la rue de Bombay, et se caractérise au niveau de la
langue par un mélange de hindi, gujurati, marathi et d’anglais.
5. La presse spécialisée foisonne de déclarations d’allégeance des stars à leurs chorégraphes, leurs
maîtres d’armes ou costumiers. Ainsi l’actrice Madhuri a-t-elle souvent proclamé sa fidélité à la
chorégraphe Saroj Khan. « Elle m’a fabriquée », dit-elle. Sur les costumes, je renvoie au chapitre
de ma thèse qui tente d’élucider le « basculement d’un costume à l’autre » si caractéristique du
film hindi.
6. On la retrouve sous d’autres formes à Rome et dans l’Inde ancienne, voir J. Schlanger (1971).
7. À propos d’un film de Govinda, on peut lire la critique suivante : « In this film one gets to see two
faces of Govinda – one as a curly-haired cherub that he was in his early years and the other with all that ass
he has gained, as the years rolled by », (Woman’s era, 2 septembre 1996).
8. Jupe rajasthani.
9. Pour une histoire de la double centralisation hollywoodienne autour du script et autour du
binôme de l’acteur et de son personnage, voir J. Staiger, 1985.
10. Si le travail de doublage consiste à loger une nouvelle voix dans une ancienne image, la
chanson toujours en play-back offre le scénario inverse : l’acteur sur le tournage double la voix du
chanteur. De la même façon que dans le doublage des scènes, le corps peut accepter plusieurs voix,
une voix accepte plusieurs corps dans le doublage du son par l’image : Lata Mangeshkar, star quasi
centenaire, a chanté pour de nombreuses actrices (à moins que ce ne soient elles qui aient dansé
pour Lata). Sa voix aiguë, dont l’identité n’échappe jamais à l’auditeur, est devenue le signe de la
féminité par excellence, combinée au corps dansant de la plupart des stars de l’écran depuis les
années quarante.
11. Il suffit d’assister à la projection d’un film américain puis d’un film hindi pour mesurer le
décalage entre les deux univers sonores. La prise de son direct du premier favorise l’intégrité de
l’acteur, et dote le film d’une intériorité. La postsynchronisation du second favorise au contraire
son éclatement. Même si l’opération ne doit pas se voir dans ce dernier cas, elle se voit souvent et
surtout elle se sait toujours.
12. Sur ce point, voir Ashish Nandy, (1987, 1988a, 1988b, 1988).
Quatrième partie. Constructions
sociales
Chapitre 13. Le corps stigmate
Le cas des travailleurs du cuir hindous au Maharashtra
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky
NOTE DE L'AUTEUR
Nous tenons à remercier V. Bouillier (CEIAS), M.-C. Mahias (CEIAS), G.
Poitevin et M. Tohme pour leur aide et leurs conseils lors de la rédaction
de cet article.
« Oh ! Mots ! (…)
Votre attention ne s’est jamais portée
Hors les murs du village
Un animal existe du nom d’homme
aux espoirs broyés, aux ambitions écrasées,
à l’esprit broyé,
Vous n’en avez nul écrit.
Sa blessure ouverte suinte. Jamais
Vous ne l’avez perçue, vous,
Mots !
Son corps, sa chair et ses os, cette réalité,
Comment n’en avez-vous nul entendement ? 1 »
Introduction
1 Le travailleur du cuir au Maharashtra 2 choque la vue : corps entaillé et
rongé par la chaux, parfois mutilé chez les équarrisseurs et les tanneurs
(Dhōr), corps courbé des cordonniers (Cambhār), corps de la puanteur
puisque la chair pourrie de la carcasse n’est jamais loin et que le
travailleur s’annonce par son odeur, corps de l’ombre qui travaille dans
l’obscurité des maisons.
2 Appartenant à un ensemble de jāti 3 collectivement appelées Carmakār
4 , le travailleur du cuir exerce une fonction dite impure en ce qu’elle
28 Une variante de cette version nous est proposée par un Cambhār vārkarī
de la sous-caste Harale, lors d’une étape à Dharavi, sur le chemin du
pèlerinage de Pandharpur 33 . Cet homme âgé d’environ soixante-dix ans
est respecté par les autres pèlerins. Les quatre frères sont dans cette
variante « quatre princes » (rājkumār), et « la vache » est « un cadavre
d’animal ». « Les quatre princes demandent au plus jeune d’ôter la
carcasse. Comme le prince a touché la carcasse, il est sale. Donc il ne peut
plus être avec les frères. Il devient Carmakār. » Cette première version
34 insiste sur deux mythèmes : d’une part l’origine royale des Cambhār,
d’autre part le contact avec la souillure qui explique l’impureté
accidentelle.
29 Une seconde version nous a été racontée par M. Pavar, artisan à Subhash
Nagar, quartier des cordonniers de Kolhapur. Cette version est très brève,
peut-être parce qu’elle est formulée pendant que M. Pavar travaille :
« La communauté Cambhār de Kolhapur descend d’un fils de Śiva. Il a provoqué la
colère du dieu en faisant une paire de chaussures avec sa propre peau et en la lui
offrant. Il fut condamné à être cordonnier pour la vie. C’est pourquoi nous sommes
cordonniers » (recueilli le 10 décembre 1995 à Subhash Nagar, Kolhapur).
30 Cette version est une version locale, que l’on retrouve presque
littéralement dans la Gazetteer de Kolhapur (1960 : 184) où il est en outre
précisé que le fils de Śiva se nomme Haralaya et qu’il est un fervent
disciple. Enthoven (1920) en a proposé une variante rapportée par les
Cambhār de la région de Bombay. Elle reste très difficile à expliquer.
31 Suggère-t-elle que Śiva a puni un dieu d’avoir attenté à son intégrité
corporelle ? La faute de ce dernier est-elle d’avoir assimilé sa peau à celle
d’un animal, de l’avoir considérée comme impure ?
32 Les deux versions révèlent une structure commune. En effet, les
travailleurs du cuir sont présentés comme étant initialement d’origine
supérieure, de sang royal ou d’origine divine. La participation à la
pollution se fait sur une tromperie ou un malentendu, et non pas sur une
faute. Dans la première version, les trois aînés demandent au plus jeune
de retirer la carcasse. Il y a dans cette précision comme la dénonciation
d’une injustice sociale, celle de la perversité des aînés qui dupent le plus
faible. Certes, c’est la souillure qui explique la chute statutaire, mais
l’impureté n’est pas consubstantielle, elle est accidentelle. Dans la
deuxième version, le protagoniste déplaît au dieu malgré sa bonne
volonté et sa piété.
33 Il y a donc une inadéquation entre l’image du corps impur des Carmakār
imposée par les castes dominantes et la perception que ces derniers ont
de leur corps, originellement pur. Ils refusent la notion d’une dégradation
intrinsèque, même s’ils ne remettent pas en cause la structure
hiérarchique de la société hindoue et la position inférieure que les autres
castes leur attribuent.
34 Considérés comme hors-varṇa, les Carmakār ne peuvent revendiquer des
origines śūdra, varṇa des castes de service. Les autres castes de
travailleurs manuels leur refusent tout statut d’artisans. Parmi ces
artisans, certains revendiquent même des origines brahmanes, comme les
Viśvakarma (ou Pañcālā) du Karnataka (forgerons, charpentiers,
sculpteurs, orfèvres, travailleurs du cuivre) que décrit J. Brouwer (1995).
Ces derniers se concevraient moins comme les maîtres d’un art acquis,
que comme les artisans du dieu Viśvakarma, qui leur transmettrait dans
leur activité le principe divin 35 . Ces Pañcālā se disent participer à une
cosmogonie divine, eux « qui détruisent un ordre naturel pour obtenir un
matériau qu’ils peuvent transformer en un produit culturel » (Brouwer,
1995). Par opposition, les Carmakār travailleraient une matière impure, le
cuir, expression morte du vivant, qui leur interdit de considérer que leur
activité a un rapport avec le divin. En outre le travailleur du cuir ne ferait
que confectionner sans transformer le matériau originel.
35 Toutefois, certaines jāti carmakār expriment, dans leur mythes et
légendes, la relation de leur activité avec Dieu. C’est en particulier le cas
de ceux parmi les Cambhār qui sont Vārkarī, mouvement religieux dans
la tradition de la bhakti 36 très important au Maharashtra. Les Vārkarī
insistent sur le rapport direct de leurs saints intouchables, le Camār
Santa Rohidās 37 que prient les cordonniers, et le Dhōr Santa Kakayā 38
que vénèrent les tanneurs, avec Dieu. Prenant ici la forme de Vithal, Dieu
aurait aidé Santa Rohidās à tanner. La participation divine à l’activité,
mentionnée dans les psaumes de Tukārām 39 , permet à la communauté
d’affirmer sa dignité.
36 Une légende, connue sous une forme plus ou moins précise par la
majorité des Cambhār Vārkarī, nous a été racontée par le Nāyak Cambhār
de Bajarbhogaon. Elle révèle une conception positive du travail du cuir
lorsqu’il est médiatisé par un enseignement divin :
« L’artisan-dieu Viśvakarma est vénéré par les orfèvres (Sonār). Santa Rohidās, notre
saint, fait sa prière un matin en plaçant ses outils de travail, le khurpī (racloir), le rāpi
(couteau) et le hari (pointe de fer) dans un seau d’eau. Lorsqu’il les reprend, il retire un
bracelet d’or » (recueilli le 13 janvier 1996).
Figure 2. Femme ḍhōr retournant les sacs de peaux dans une tannerie à Kolhapur (procédé
de bagtanning). (Cliché Saglio-Yatzimirsky.)
* * *
* * *
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NOTES
1. Extrait de Oh ! Mots !, poème de Madhau Kondvilker (1985 : 29), de la caste des Cambhār, écrit en
1971. Traduction G. Poitevin.
2. Les recherches de terrain qui ont permis cet article ont été menées entre février 1995 et avril
1996 au Maharashtra dans le cadre d’une thèse de doctorat (EHESS, Paris, 1996). Nous avons
partagé la vie quotidienne des castes Cambhār et Dhōr dans le village de Bajarbhogaon, la ville de
Kolhapur et le bidonville de Dharavi (Mumbai), trois espaces où elles sont fortement représentées.
3. Selon le découpage rituel et fonctionnel théorique et ancien de la société hindoue en quatre
varṇa, « couleur » ou classes, les travailleurs du cuir, au contact de la souillure, sont au plus bas de
la société, considérés comme hors-varṇa, et donc « intouchables ». Ils furent répertoriés par les
institutions britanniques au début du siècle sous la catégorie des groupes socialement et
économiquement défavorisés ou depressed communities, et à partir de 1935, sous celle de Scheduled
Castes (castes répertoriées). La jāti, terme vernaculaire habituellement rendu par « caste », désigne
le groupe social endogame.
4. Carmakār est le terme sanskritisé que les castes du cuir au Maharashtra, les Cambhār, Dhōr et
Holār, emploient pour se désigner. Il signifie littéralement carma : cuir, kār : faire.
5.Dalit signifie littéralement opprimé, bafoué, écrasé. Il désigne plus précisément le mouvement
politique et socio-culturel d’émancipation des castes intouchables. La littérature dalit (dalit sāhitya)
qui a pris son essor dans les années soixante-dix au Maharashtra, regroupe les écrits des
intouchables, qui dénoncent, sous forme poétique ou narrative, le scandale de leur condition. Les
champs lexicaux de la souffrance physique, de la faim, de la soif, de la brûlure, de la noirceur
caractérisent cette poésie où le corps tient une place centrale. Voir Zelliot (1992), Dangle (1992),
Kondvilker (1985), Pawar (1990), ainsi que les analyses critiques de Miller et Kale, et B. Miller (in
Mahar 1972).
6. Par souci d’authenticité, nous avons préféré emprunter aux témoignages des Carmakār dans la
littérature dont ils sont les auteurs, plutôt qu’aux fictions qui décrivent les travailleurs du cuir. Il
n’est pas ici dans notre propos d’évaluer la qualité esthétique et la créativité de la littérature dalit,
mais plutôt de la considérer comme un témoignage. Sur les limites de la littérature dalit tamoule,
en quête de sa forme, autrement dit d’un style et d’un registre justes, du « cri authentique qui
s’élèvera au-dessus du témoignage documentaire », nous renvoyons à l’article de M. Kannan et F.
Gros (1996 : 129).
7. Ce concept, emprunté à Bourdieu (1979 : 543), signifie que les pratiques et représentations du
corps permettent la reconnaissance du groupe.
8. On entend par ethos un ensemble de caractères culturels et de valeurs sociales qui confèrent à
un groupe donné une physionomie propre et distincte.
9. Nous ne retiendrons dans cette étude que les manufacturiers traditionnels du cuir qui exercent
aujourd’hui. Nous excluons donc les professions qui ne concernent pas directement le cuir, celles
des bouchers (Khatīk hindous et Kasāī musulmans) et celles des abatteurs, ainsi que les castes
commerçantes du cuir. Il ne sera pas non plus question des Mataṅg, faiseurs de corde et de balais,
qui éventuellement peuvent travailler comme équarrisseurs même si ce n’est pas là leur
profession traditionnelle.
10. Au premier recensement du Maharashtra en 1961, on compte, parmi les 11 % de Scheduled
Castes de l’État, approximativement 35 % de Mahār, 32,5 % de Mataṅg, 22 % de Cambhār, 1,5 % de
Dhōr, 1 % de Holār (réparateurs du cuir), moins de 1 % de Khatīk (bouchers).
11. Nous reviendrons peu sur cette intouchabilité rituelle : elle fait l’objet de travaux spécifiques.
Voir en particulier Dumont (1966), Mahar (1972), Deliège (1995).
12. La Constitution indienne proclame l’égalité devant la loi (art. 14), prohibe la discrimination sur
critère de caste (art. 15), la discrimination dans les emplois publics (art. 16). L’intouchabilité est
abolie par l’article 17 de la Constitution, mesure précisée par The Untouchability Offense Act de 1955.
L’article 19 déclare la liberté professionnelle.
13. Avec le degré d’urbanisation, ces pratiques d’intouchabilité s’estompent mais réapparaissent
lors d’événements qui engagent l’identité de caste tel le mariage.
14. La hiérarchie entre les Carmakār est variable selon les localités et selon les interlocuteurs. On
propose ici celle que nous avons rencontrée le plus généralement dans le Maharashtra. Dans sa
nouvelle autobiographique, le Mahār Bandhumadhav travaille pour le propriétaire terrien Bapu
Patil qui lui rétorque : « Tu devrais savoir que Dieu a créé le Brahmane, le Maratha, le pêcheur, le
tisserand, le Mahār-Maṅg, le Dhōr et le cordonnier dans cet ordre précis. Chacun doit s’en tenir à
ce schéma et agir en fonction. Chaque homme à sa place, comme ils disent sagement » (Dangle
1992 : 149 – trad. pers.). On remarquera ici que les Mahār et les Maṅg (ou Mataṅg) sont
appréhendés ensemble, comme travailleurs agricoles, au service de Patil.
15. L’emploi de ce terme, connoté religieusement, demande à être expliqué. Nous l’employons au
sens vulgarisé de marque physique, de signe permanent d’un état morbide. L’accent est mis, d’une
part, sur sa connotation péjorative – qui l’éloigne du sens originel de la cicatrice miraculeuse qui
traduit la présence du Christ ; et, d’autre part, sur la dimension symbolique : la marque, tout en
étant réelle, n’a pas de valeur en soi, mais en tant que signe d’autre chose, en l’occurrence de
l’infériorité statutaire.
16. Nous renvoyons à la conception sociologique des phénomènes sociaux, non pas pris comme
donnés, mais comme construits à travers la dynamique des échanges entre les personnes ou
interactions. Le courant interactionniste, qui s’inspire de l’École de Chicago, s’illustre en
particulier dans les années cinquante et soixante, par exemple avec les travaux de E. Goffman
basés sur l’observation attentive des interactions directes entre acteurs d’où émergent les
processus d’étiquetage et de stigmatisation de la différence et de la déviance (cf. infra).
17. Sur la breast-cloth controversy, voir Deliège (1995 : 233-234).
18. The Stragglers , in Dangle (1992 : 124-125 – trad. pers.).
19. Comme le note O. Herrenschmidt (1978 : 223) : « Traditionnellement, la chaussure était un
privilège royal (au même titre que le parasol) et l’on devait se présenter pieds nus et torse nu
devant un supérieur. »
20. Image employée par le Mahār Daya Pawar pour décrire son père (1996 : 31).
21. Sur la signification historique et symbolique de la couleur de peau, cf. Srirama (1995 : 2).
22. L’étude la plus complète sur les Cambhār est celle de Briggs (1920). Citons également les
travaux d’Enthoven (1920), de Crooke (1896) et de Risley (1908).
23. Ces Gazetters de la Présidence de Bombay ont été élaborées entre 1874 et 1884 et ont fait l’objet
d’une première publication en 1904. L’ensemble a été révisé, actualisé, et réimprimé en 1960. Au
chapitre consacré à la « population et sa culture » du district de Kolhapur, les Cambhār, classés
parmi les backward classes, sont décrits ainsi : « As a class, Cambhars are fair, middle-sized, a little round
shouldered, and weak, with large grey eyes, gaunt cheeks, thin lips, and lank head and face hair. Their
women are well-built with regular features and often not very dark skinned » (p. 184).
24. Le Subhāṣmangal Vadhuvara Kendra (litt. : bonheur/mariage/centre) est une association
bénévole, réservée aux Cambhār, qui organise des rencontres entre les prétendants au mariage.
D’autres communautés possèdent de tels bureaux de mariage. Le recrutement fermé et le
fonctionnement de ces associations nous paraissent significatifs de la fonction de repère
identitaire que joue la caste aujourd’hui.
25. La sanskritisation est le processus par lequel une caste hindoue « basse » modifie ses
coutumes, son rituel, son idéologie et sa façon de vivre dans la direction d’une caste supérieure et
généralement « deux-fois-née » (Srinivas 1966: 6). Le groupe inférieur adopte des pratiques
religieuses du groupe qui suscitent son émulation : régime végétarien, bains, mariage précoce et
interdit du remariage des veuves, évitement de la pollution par contact.
26. C’est là deux des trois formes de stigmate répertoriées par Goffman. La dernière, celle des
stigmates tribaux, comprend « la race, la nationalité, la religion, qui peuvent se transmettre de
génération en génération et contaminer également tous les membres d’une famille » (1968, 1975 :
14).
27. Voir Marriott et Inden (1977).
28. Entretien à Subhash Nagar, le 4 avril 1995.
29. Les récits d’origine qui inscrivent les castes dans une histoire spécifique et leur donnent une
identité permettent de parler de « mythe » au sens fort : c’est un récit fabuleux qui raconte
l’histoire des origines et traduit sous forme imagée les croyances et le sentiment religieux d’un
groupe social en expliquant l’origine d’une coutume, d’une institution. Les mythes d’origine sont
minutieusement répertoriés et décrits (voir Briggs 1920, Crooke 1896, Cohn 1955, Deliège 1992)
comme une expression de l’identité des communautés intouchables.
30. Nous n’entrerons pas dans le détail de l’analyse structurale de ces mythes. Nous renvoyons,
pour les questions de méthodologie, à Lévi-Strauss (1958), et surtout aux travaux de G. Poitevin
qui portent précisément sur le recensement et l’analyse des kathā.
31. Dans Crooke (1896), il est question d’un mythe où les Camār seraient issus de l’alliance d’une
femme caṇḍāla (père sūdra et mère brahmane) et d’un homme de la caste des bateliers.
32. Nous avons rencontré à Kolhapur un Cambhār vārkarī (voir note infra) attribuant la source de
ces mythes à l’épopée de Jñāneśvarī. Ce texte, commentaire en marathi de la Bhagavad-Gītā, écrit
vers 1290 AD par Jñāneśvarī, et connu dans l’imaginaire local, se présente sous une forme toute
différente des kathā. Jñāneśvarī est aussi l’initiateur de la secte des vārkarī, qui rassemble les
dévots intouchables lors du pèlerinage de Pandharpur qui a lieu chaque année. Cet auteur est
donc la référence principale des vārkarī, et sa mention est alors une caution d’authenticité, même
si les mythes évoqués ont une autre origine.
33. Entretien du 20 février 1996.
34. Dans son ouvrage, Crooke (1896, vol. 2 : 170) a rapporté le même mythe, mais avec cinq frères
brahmanes qui passent devant la carcasse d’une vache. Les quatre premiers l’ignorent. Le
cinquième l’enlève. Il est exclu et ses descendants se voient assigner la tâche de s’occuper des
carcasses.
35. Dans le Brahmavaivarta Purāṇa, le mythe originel de l’artisan raconte que Viśvakarma a eu neuf
fils illégitimes avec une femme śūdra, qui sont forgeron, potier, travailleur des métaux, sculpteur
de conques, fabricant de guirlandes, tisserand, architecte, peintre, et orfèvre.
36. Le courant de la dévotion hindoue médiévale est connu sous le nom de bhakti. La bhakti
propose une relation de grâce de Dieu vers sa créature et une relation de dévotion intégrale de la
créature vers Dieu. Elle permet d’obtenir la délivrance tout en restant dans la société. L’humble
peut atteindre Dieu par son seul amour, et en suivant l’enseignement des saints. Il existe de
nombreuses sectes et mouvements de la bhakti, tels que celui des Vārkarī.
37. Né dans la deuxième partie du XIVe siècle dans le nord de l’Inde, Rohidās (ou Raidās) est un
saint médiéval du mouvement de dévotion. De caste Camār et de profession cordonnier, il est
révéré par les communautés intouchables (voir Ranade 1988, Zelliot et Berntsen 1988).
38. Dans le groupe des saints vishnouites de la bhakti apparaît un certain Kankhayā, frère de
Tukārām (Abbott et Godbole 1933, 1988 : 383-384). Kakayā serait le nom dérivé et transformé de ce
saint de la bhakti que se sont approprié les Dhōr parce qu’il « faisait le métier des Dhōr » nous
explique un tanneur liṇgāyat de Jawahar Nagar (Kolhapur, 10 janvier 1996). Les renseignements
précis sur ce saint, dont on trouve également mention sous les formes de Santa Kakkayā ou Santa
Kakkayyā, sont rares.
39. Boutiquier śūdra, devenu une des figures mystiques les plus importantes du Maharashtra,
Tukārām 1598-1650) a laissé des psaumes (abhaṅga) devenus très populaires. « Dieu [...] a tanné les
peaux avec Rohidas » (Tukārām, trad. Deleury 1989, abhaṅga 2047).
40. « Les objets se distinguent par leur facilité de purification et leur relative richesse. L’or est plus
pur que le fer » (Dumont 1966 : 73).
41. La liste rappelle les restrictions de Manu (trad. 1991 : 5-5) qui interdit l’ail, les poireaux, les
oignons, les champignons et « toutes les plantes impures » ou encore la classification
traditionnelle du régime qui distingue les aliments considérés comme froids des aliments chauds.
42. Pour exemple, on trouve dans la Gazetter de Kolhapur la description du régime non végétarien
des Cambhār : « Their staple food includes millet bread, pulse, and a pounded mixture of onions, garlic and
chillies » (1960 : 184), c’est-à-dire que leur nourriture principale est à base de millet, pois, et d’un
mélange pilé d’oignons, ail et piment
43. Les Liṅgāyat appartiennent à une secte śivaïte du centre du Deccan et se distinguent par le port
d’un liṅga individuel. À Kolhapur, certains Dhōr se disent Liṅgāyat. On les définit comme « caste-
secte », puisque, à l’appartenance sectaire qui suppose l’adhésion et la pratique initiatique des
idéaux égalitaires, se surajoutent des distinctions de castes. Ils suivent la tradition de dévotion
(bhakti), refusent le système de castes, et ont un régime alimentaire strict où l’alcool est prohibé.
44. En valorisant et en insistant délibérément sur les aspects positifs du corps de l’artisan, les
Carmakār « euphémisent » ou adoucissent une notion douloureuse à vivre.
45. La technique traditionnelle de tannage est le tannage végétal ou bag tanning, c’est-à-dire
« méthode du sac ». Les 128 tanneries du district de Kolhapur fonctionnent toutes selon cette
méthode, sauf la grande tannerie de Vatkar, ouverte en 1970, qui utilise le tannage minéral faisant
usage de sels de chrome et d’acides.
46. Comme les bains purifient le corps extérieurement, la pratique des āsana (posture) et du
prāṇāyama (contrôle du souffle) le purifient intérieurement. « Une posture stable et belle donne de
l’équilibre mental et empêche l’esprit d’être inconstant » (Iyengar 1978 : 32).
47. Pourtant de caste Cambhār, M. Kondvilker et sa famille exercent le métier de tanneur.
L’adéquation de la spécialité du métier et de la caste du cuir n’est donc pas vérifiée dans ce cas.
48. Voir en particulier Deliège (1992) à propos de cette notion proposée par Moffatt (1979).
Chapitre 14. Dans La Bouche
Variations sur la loi et le corps dans le code népalais de 1853
Véronique Bouillier
11 Une autre logique comptable qui n’est plus cumulative mais graduée
apparaît dans une section du code qui s’intéresse à un mode d’agression
assez particulier, celui que l’on peut perpétrer avec des piments. On voit
que le code s’efforce de ne rien négliger de ce qui était peut-être un usage
banal mais certainement douloureux. Intitulé « Du piment 6 », ce
passage classifie les parties du corps et chiffre les amendes selon les
dommages subis :
1. Si quelqu’un arrive en accusant un homme de lui avoir mis des piments, juger de la
façon suivant : si le fait est confirmé, que l’agressé soit un homme ou une femme, si
[l’agresseur] a mis du piment dans la bouche ou dans l’oreille, 20 roupies ; s’il a imposé
de la fumée de piments, 50 roupies ; s’il a mis du piment dans les yeux, 50 roupies ; s’il a
mis du piment dans l’anus, 100 roupies ; s’il a frotté le pénis de piment, 200 roupies, s’il
en a mis dans la vulve, 400 roupies 7 .
12 Le paragraphe 2 stipule que la peine est diminuée de moitié si l’agresseur
est une femme.
13 Après différents paragraphes précisant les peines en cas de fausse
accusation ou bien dans les cas d’adultère compliqués d’agression
pimentée, le code se penche sur les dommages subis aux yeux, les seuls
sans doute à être irréversibles : si l’agressé a perdu un œil et que
l’agresseur est un homme, celui-ci est condamné à trois ans de prison et à
une double amende ; si les deux yeux sont perdus, il perd sa part
d’héritage au profit de la victime. Si l’agresseur est une femme, elle est
condamnée à trois ans de prison et à une amende simple pour un œil, et à
douze ans de prison et une amende simple pour les deux yeux.
14 La section intitulée Nāl narak, qu’on peut traduire par « Des immondices
et lieux d’aisance » (section 60), les deux mots étant pratiquement
réversibles dans leur usage de la métonymie 8 – nous introduit aux
différents chapitres où à l’agression physique se mêlent des
considérations sur l’impureté : le dommage corporel subi est redoublé
par la pollution qui en découle.
15 Les premiers paragraphes ne considèrent que les cas d’agression
extérieure, si l’on peut dire. Le contact avec la matière polluante n’est pas
internalisé. Un certificat de purification délivré par le brahmane officiel
de la cour, le dharmādhikār 9 , n’est pas exigé, mais on peut supposer
qu’après pareil contact la victime se purifie en privé.
1. Si quelqu’un a mis autrui dans les fosses d’aisance (nal) de façon injustifiée 10 , lui
infliger 20 roupies d’amende. S’il ne paye pas, emprisonner selon le code 11
2. Si quelqu’un, au cours d’une altercation ou autre, a plongé autrui dans les
excréments (muhumā), le condamner à 50 roupies d’amende. S’il ne paye pas,
l’emprisonner selon le code.
3. Si quelqu’un, au cours d’une querelle portant sur n’importe quel autre sujet qu’un
adultère de l’épouse, enferme quelqu’un dans les latrines, lui infliger 20 roupies
d’amende.
29 Le crachat étant ici fait dans un sens descendant, il n’y a pas d’impureté.
En revanche le paragraphe 2 nous dit :
Un homme de caste rajput et tagadhari ayant craché dans la bouche d’un homme de
caste supérieure à la sienne est condamné à 7 roupies et demie d’amende. Prendre aussi
6 ānā pour le certificat du dharmādhikār. Excepté dans la bouche, s’il y a crachat sur
d’autres parties du corps, infliger une roupie d’amende ; après un bain, la pureté est
rétablie.
34 La pollution est tempérée dans ce cas par la contrainte qui a pesé sur la
victime, la souillure n’étant irrémédiable que si elle est volontaire ; la
distinction est faite entre un corps passif, pollué et purifiable, et un
esprit, une volonté active qui rendent la transgression impardonnable.
Remarquons par ailleurs combien ces dispositions rendent aux pratiques
sexuelles tantriques 25 toute leur force subversive...
35 Ces quelques sections concernant certains types d’agression montrent les
législateurs soucieux de réglementer et de sanctionner la violence des
relations interpersonnelles, avec un souci du détail qui laisse d’ailleurs
perplexe quant au fait de savoir si ces lois ont jamais été appliquées. On
peut aussi, comme le fait M. Foucault des lois d’Ancien Régime, penser
que « la non-application de la règle, l’inobservation des innombrables
édits ou ordonnances étaient une condition du fonctionnement politique
et économique de la société […] des ordonnances pouvaient être publiées
et renouvelées incessamment sans jamais venir à application » (1975 : 98).
Mais, quelle que soit la réalité de leur utilisation, ces sections nous
intéressent ici en ce qu’elles nous donnent à voir certaines conceptions
du corps auxquelles le Muluki Ain donne une forme juridique ; le code
offre une traduction légale d’une certaine vision du corps. Nous avons vu
mis en oeuvre et combinés un ensemble de paramètres qui expriment :
l’impureté globale des substances corporelles, mais cette impureté se décline de façon variée
selon la diversité de ces substances, et surtout elle dépend de ce second paramètre qu’est
l’impureté différentielle des corps : selon la caste, les corps ont des degrés de pureté
différents, tous les corps ne sont pas identiques ;
et enfin la fragilité différentielle des parties du corps et des orifices à la pollution et à
l’agression.
36 Il est clair en effet que cette conception du corps réserve une place
centrale aux orifices et tout particulièrement à la bouche. Ces lieux
d’échange entre l’intérieur et l’extérieur du corps, d’émission et de
réception de substances menaçantes sont porteurs de dangers que la
société se doit de contrôler. La métaphore que Mary Douglas utilise à
propos des Coorg se voit ici justifiée : « Les Coorg considèrent le corps
comme une ville assiégée ; toutes les entrées et sorties en sont
surveillées » (1981 : 138). Ville assiégée, corps agressé, la personne et la
société sont vulnérables en leurs seuils. Remarquons que le terme dvāra
désigne à la fois la porte, le portail, et l’orifice du corps.
NOTES
NOTES
1. À propos des différentes versions manuscrites du Muluki Ain, et de leurs erreurs, voir J. Fezas
(1983 : 285-290).
2. Vers 1870, cf. M. Hutt (1988 : 132).
3. Comme le dit encore M. Foucault (1975 : 116) : « Il faut que soient qualifiées toutes les
infractions ; il faut qu’elles soient classées et réunies en espèces qui ne laissent échapper aucun
d’eux (les illégalismes qu’on veut réduire). »
4. Ces passages sont une mine pour les ethnologues, ils ont été abondamment utilisés notamment
pour établir ce qu’était la hiérarchie officielle des différente groupes ethniques et des castes.
Parmi les nombreux chercheurs qui se sont intéressés au Muluki Ain, citons particulièrement A.
Höfer (1979) et J. Fezas (1983, 1991).
5.Kuṭpiṭko, Muluki Ain, section 58.
6.Khursāniko, section 67.
7. Précisons qu’enfermer dans une pièce remplie de fumée de piment ou mettre du piment dans
les organes génitaux comptaient parmi les châtiments coutumiers des femmes adultères
(information dont je remercie Marc Gaborieau).
8. Les deux mots combinent le sens d’excréments, de déjections, à celui de lieu où l’on jette les
excréments, les ordures, tout ce qui est impur (nāl), et de lieu infernal empli d’immondices (narak).
9. Expert en loi religieuse, ce brahmane conseiller du roi est chargé aussi bien de l’élaboration des
lois que de l’exécution des pénitences consécutives aux infractions aux règles de pureté. C’est lui
ou son représentant local qui délivre les certificats de purification en échange d’une certaine
somme, que nous verrons varier selon les cas.
10. Quand un tel comportement est-il justifié ? La section « de la propreté des ruelles » (n° 57)
donne un exemple : « Si quelqu’un vient déféquer dans l’enceinte d’une demeure, le maître de
maison peut, à son choix, faire payer une amende de 2 ānā ou bien mettre [le fautif] dans ses
ordures puis le faire nettoyer. En ce cas, ne pas punir. »
11. Il existe tout un système d’équivalences entre les sommes à payer et les jours de prison,
l’enfermement n’étant qu’une sanction secondaire destinée aux insolvables, et un pis-aller pour le
Trésor public...
12. Le terme de mukh désigne aussi bien le visage que la bouche ; l’emploi de mukhmā pourrait
signifier « au visage » mais la spécification plus loin par mukhbhitra, à l’intérieur de, ainsi que le
contexte d’autres paragraphes, permet de préférer le sens de bouche.
13.Godān « don de vache », paiement cérémoniel au brahmane d’une amende considérée ici
comme don religieux et purificatoire.
14. C’est donc la différence avec l’article antérieur qui créditait l’agresseur d’un motif : vengeance
ou acte de justicier pour un dommage subi (vol, sorcellerie, etc.).
15. Cf. P. Olivelle (1999 : 71), qui remarque que les traités sur le Dharma, contrairement à nombre
d’études qui ont tendance à réifier la notion de pureté, établissent un lien entre impureté et
intentionnalité : « In Dharma discourse not only are terms for impurity and immorality often
interchangeable, but intentionality is central also to rules of impurity. »
16. Le cas des esclaves n’est pas du même ordre. Leur statut de caste n’est pas en cause, ce qui
importe c’est leur situation personnelle et la responsabilité de leur maître à leur égard.
17.Pādnyāko, section 61, p. 276.
18. L’expression englobante « quatre varṇa et trente-six jāt », antérieure au Muluki Ain, constitue
la façon canonique de désigner l’ensemble de la société telle qu’elle est divisée selon les principes
brahmaniques. Comme le dit A. Höfer, « the car warna chattis jat turns out to be a euphemistic
metonymy, by which, on the one hand, the totality of the hierarchy (including the impure castes) is
designated and, on the other, the claim of orthodoxy of the MA is emphasized » (1979 : 118). Les grandes
divisions organisant la société selon le Muluki Ain se faisaient entre le groupe des castes pures
incluant les Tа̄ gа̄ dhа̄ ri (porteurs de cordon sacré, comprenant les Brahmanes et les Rajput-
Ksatriya) et les Matvali (buveurs d’alcool), non réductibles en esclavage pour certains et
réductibles en esclavage pour d’autres, et le groupe des castes impures lui-même divisé en deux :
les castes impures non intouchables, c’est-à-dire dont on n’accepte pas l’eau mais dont le contact
ne requiert pas purification, et les castes intouchables dont le contact requiert purification.
19. Ici encore on retrouve mukhmā que j’ai traduit ailleurs par « dans la bouche », mais ici j’avoue
ma perplexité. La traduction par « dans la bouche » serait logique étant donné la nécessité
d’obtenir un certificat de purification, en revanche pratiquement, l’opération « dans la bouche »
me parait plus difficilement réalisable...
20. Unité monétaire équivalant à un seizième de roupie.
21.Thuknyāko, p. 277 sq.
22. Cf. J. Fezas (1983).
23. Envisagées d’un point de vue masculin, les relations sexuelles n’impliquent pas la pénétration
dans le corps de substances impures ou polluées, contrairement à l’acceptation de nourriture. Le
code népalais, conforme en cela aux dharmāsāstra, autorise les hommes de hautes castes à avoir
plusieurs épouses de castes inférieures mais pures à condition de ne pas accepter le riz cuit à l’eau
de leurs mains. Si la femme est intouchable, le contact sexuel est prohibé mais bien moins
lourdement puni que s’il s’accompagne d’acceptation de nourriture (100 roupies d’amende et une
astreinte à pèlerinage dans un cas, la confiscation de tous ses biens, un an d’emprisonnement et la
dégradation au statut de caste de la femme dans l’autre – cf. le tableau dressé par A. Höfer 1979 :
73, fig. 7).
24. Toujours et ici sans ambiguïté, mukhbhitra.
25. Voir par exemple les différentes prescriptions de consommation des sécrétions sexuelles,
citées par David White (1996 : 137, 424, n. 99) et connues pour être encore pratiquées par certaines
sectes (pour les adeptes du kuṇḍa panth, voir D. Sila Khan 1994, pour les Bāuls, A.H. Trottier 2000).
Chapitre 15. Consommation rituelle et
consommation physique
Le mariage hindou moderne entre dharma et pratiques coutumières
Livia Sorrentino-Holden
11 Ces versets montrent qu’en dépit de la rigueur avec laquelle était supposé
s’appliquer à la femme le principe d’indissolubilité, elle pouvait se
remarier dans certaines circonstances. Les interprètes de l’époque,
toutefois, sont restés plutôt avares de commentaires à ce sujet. Ce qui ne
nous permet aujourd’hui que de faire des suppositions quant à la nature
de ces formes de remariage.
12 Rocher, comme l’a fait aussi Kane (1974 : 2. I. 615-616), a interprété
l’injonction précédente de Nārada dans le cadre d’une théorie de la nullité
du mariage hindou, selon laquelle les cas de figure mentionnés ne
seraient pas tant des motifs de rupture du lien conjugal que des motifs de
nullité, qui rendraient le mariage soit nul, donc comme n’ayant jamais
existé, soit annulable. Larivière insiste toutefois sur la diffusion du
remariage de la femme, et attire l’attention sur le caractère catégorique
du verset précédemment cité :
« Le caractère de ce verset n’est pas ambigu. C’est une injonction envers la femme à se
remarier, sans condition. La femme n’a pas besoin d’être vierge. Le remariage n’est pas
limité aux circonstances du veuvage. De plus, selon la Nāradasmŗti (XII.96), les membres
de la famille ont même le devoir d’assister la femme en lui cherchant un nouveau
mari » (Larivière 1991 : 38).
13 Dès lors, l’absence de sources concordantes est considérée en elle-même
comme une preuve de l’existence ancienne de formes de rupture du lien
conjugal, en dépit des textes de la Tradition (smŗti) qui se limitent à
suggérer la pratique d’une forme de lévirat, le niyoga 7 , et malgré les
interprètes qui voudraient attribuer ces pratiques de remariage à des
époques antérieures ou à des basses castes. Les passages de la Nāradasmṛti
pourraient donc constituer une référence pour interpréter toutes les
allusions à la femme remariée, qui jalonnent les textes classiques depuis
l’Atharvaveda (Larivière 1991 : 42-43) : l’impuissance et les autres griefs ne
sauraient être considérés comme des motifs de nullité, mais bien plutôt,
alors, comme des motifs de dissolution du mariage.
14 Le choix entre nullité et dissolution n’est pas une spéculation juridique
désarrimée des conceptualisations concernant le mariage hindou. Car
interpréter les sources classiques citées en termes de remariage signifie
introduire implicitement la notion de divorce. Et ce dernier met
définitivement en cause la notion d’indissolubilité, souvent présentée
comme étant essentielle au mariage hindou classique (cf. par ex. Mitter
1913: 342). À l’inverse, une interprétation en faveur d’une théorie
générale de la nullité du mariage hindou, esquivant la notion de divorce,
sauve cet idéal de l’indissolubilité. Une telle théorie paraît toutefois en
contradiction avec la notion générale de saṃskāra. Car si ce dernier peut
être considéré comme nul dans le cadre des circonstances mentionnées
par Nārada, alors la notion de transformation définitive qui en constitue
l’essence même est remise en cause. Il ne s’agit plus là d’erreur dans le
rituel, mais plutôt de circonstances dans lesquelles le saṃskāra, même s’il
est correctement accompli, n’opère pas la transformation qu’il est censé
mettre en œuvre.
15 Il est certainement impossible d’interpréter unilatéralement les textes
classiques, compte tenu aussi des difficultés de datation. Si l’on songe
toutefois aux fins que se proposaient les auteurs des dharmaśāstra, on
peut supposer qu’en présence de coutumes qu’ils blâmaient, ils
cherchaient à les amoindrir, ne pouvant les faire disparaître d’un coup.
C’est également l’opinion de Lingat (1967 : 204), qui critique à plusieurs
reprises le fait que les textes classiques soient considérés comme source
directe du droit.
16 La coexistence du mariage indissoluble et de formes de divorce illustre
parfaitement la pluralité des pratiques parmi lesquelles les auteurs
classiques cherchaient à privilégier les conduites brahmaniques. Ils
proposaient ainsi ces dernières comme étant le dharma par excellence,
par contraste avec les coutumes d’autres groupes. Menski explique très
clairement le caractère idéologique de l’œuvre entreprise par les auteurs
des textes classiques :
« Il est évident que la littérature de la smŗti n’est pas un droit coutumier codifié mais,
au contraire, le produit d’une élite de lettrés préoccupée de préserver et de développer
le savoir concernant le dharma, initialement dans un effort pour uniformiser les
comportements au sein de petits cercles de disciples, puis, plus tard, pour étendre son
influence à une plus large échelle. Le but de ce type de littérature n’était par
conséquent pas de décrire et d’enregistrer les conduites effectives des gens, mais plutôt
d’en légitimer certaines et de proposer de nouveaux modèles en tant que
comportements justes et idéaux. Il est probable que [la littérature classique]
sanctionnait de cette façon la primauté des coutumes de certaines élites » (Menski
1992 : 323).
17 Il est ainsi raisonnable de supposer l’existence, dès l’époque classique,
d’une tension entre un modèle dharmique, d’origine brahmanique, qui
voudrait le mariage hindou indissoluble une fois exécuté le rite, et des
coutumes autorisant des formes de divorce dans des circonstances
comme l’inaptitude aux rapports sexuels. La théorie de la nullité, bien
qu’elle ait l’avantage de concilier principes et pratiques, présente
l’inconvénient d’être en contradiction avec la notion de mariage en tant
que saṃskāra. Elle a été néanmoins introduite dans la législation d’après
l’indépendance, mais avec des particularités significatives.
La jurisprudence en Inde
29 On ne saurait sous-évaluer en Inde le rôle de la jurisprudence. Cela est
d’autant plus vrai que ce pays a reconnu explicitement le principe du
stare decisis, selon lequel la règle de droit ne se trouve pas en premier lieu
dans les textes de loi, mais dans les décisions jurisprudentielles des cours
supérieures de justice (article 141 Const.).
30 L’augmentation des actions d’annulation de mariage pour inaptitude aux
rapports sexuels, enregistrée après 1955, pourrait sembler n’être qu’une
conséquence banale de l’introduction de la théorie de la nullité dans la
réglementation concernant le mariage hindou. Cependant les
argumentations des décisions postérieures au HMA ne se sont pas
substantiellement distinguées de la jurisprudence précédente. En dépit
de l’existence des textes de loi, la jurisprudence a souvent parcouru, dans
les années qui ont suivi la promulgation du HMA, les vieux schémas
d’argumentation recourant aux sources classiques.
31 Deux malentendus principaux ont affecté la jurisprudence initiale en
matière de nullité pour inaptitude aux rapports sexuels : la confusion
opérée entre nullité et divorce, et celle entre stérilité et impuissance,
toutes deux prises dans des argumentations concernant la nature
sacramentelle du mariage hindou en tant que saṃskāra. Ces éléments sont
parfaitement développés dans A. v. B., une décision qui remonte à 1952 et
qui a continué à être une référence, même si, étant antérieure au HMA,
elle ne pouvait plus être citée en tant que précédent.
32 Cas n˚ 1 : A. v. B., 1952 9
Nullité et divorce
51 L’examen des faits révèle l’effort accompli pour rendre une décision
équitable malgré la méconnaissance des principes juridiques importés. Si,
dans le cas A. v. B., la cour a voulu protéger la position du mari, victime
d’une fraude organisée par les parents de son épouse, dans le cas Ram
Devi elle a jugé au contraire opportun de protéger le statut de femme
mariée de l’épouse. Et le recours aux mêmes sources classiques pour
aboutir finalement à des décisions opposées montre les juges obligés de
se confronter aux faits, tiraillés entre une culture soi-disant « indigène »
et la culture importée : ils en incarnent, en quelque sorte, le conflit.
52 Cas n˚ 4 : Digvijay Sinhi v. Pratap Kumari, 1969 12
Le saṃskāra au Royaume-Uni
***
Abréviations
102 AIR : All India Reporter
103 ALL ER : All England Law Reporter
104 FLR : Family Law Reporter
105 GLR : Gujarat Law Reporter
106 HMA : Hindu Marriage Act
107 KLM : Kerala Law Times
108 SCWR : Supreme Court Weekly Reports
BIBLIOGRAPHIE
Références
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NOTES
1. Le terme anglais impotency se réfère aussi bien à la femme qu’à l’homme. Il sera donc traduit
tout au long de l’article par « inaptitude aux rapports sexuels ».
2. Patricia Uberoi (1996) a également analysé la notion de consommation dans le mariage hindou
sur la base de la jurisprudence indienne. Son approche se fonde sur l’affirmation que le matériel
juridique peut contribuer à une meilleure compréhension des institutions familiales indiennes ;
dans une perspective féministe, l’auteur focalise son attention sur les rapports de domination
entre les sexes. La présente étude s’en distingue par le fait que les conceptualisations de la société
hindoue sont utilisées comme clef de lecture des ambiguïtés du système juridique indien en
matière de nullité du mariage hindou. Une attention particulière est donc attachée aux sources
historiques de la théorie de la nullité du mariage hindou et à son application en dehors même du
territoire indien.
3. L’ensemble des dharmaśāstra (« traités du dharma » – l’ordre socio-cosmique) remonte à l’époque
classique (800 av. J.-C. -200 apr. J.-C.). De même que les dharmasūtra (« aphorismes sur le dharma »),
leurs antécédents, ils appartiennent à la littérature de « la Tradition », smŗti, connaissance
médiate fondée sur la mémoire. Les textes les plus renommés sont la Manusmŗti (les « Lois de
Manu »), la Yājñavalkyasmŗti et la Nāradasmŗti, mais on connaît l’existence d’autres smŗtipar une
littérature postérieure à celle des dharmaśāstra : les commentaires (bhāṣya, vyākhyā, vivaraņa) et les
traités (nibandha). Les premiers, consacrés à une smŗti particulière, avaient pour but d’en
expliquer le texte ; les seconds, au contraire, d’embrasser et de réorganiser l’ensemble de la
littérature smŗti, ou l’une de ses branches.
4. Sur la valeur juridique des textes hindous classiques, cf. aussi Bayly (1988), Kopf (1969),
Larivière (1976), Lingat (1967 : 22, 155-162), Menski (1992, 1997, 2000, 2001), Torri (2000 : 353-442),
Washbrook (1981).
5. Terme sanskrit désignant la jeune fille. Il est souvent traduit par « vierge ».
6. Cf. Baudhāyana II.3.45 ; Manu IX.3 ; Vasiṣṭha V.3.
7. Conception d’un enfant avec un parent du mari, de préférence son frère cadet : cette pratique a
pour but de donner un enfant à un couple dont le mari est stérile, ou à une femme dont le mari est
mort.
8. La distinction entre void marriage et voidable marriage correspond à la distinction entre nullité
absolue et nullité relative. La première peut être prononcée à la demande de tout intéressé et
annule le lien rétroactivement. La deuxième ne peut être obtenue que par l’un des époux pendant
que l’autre est encore en vie, et n’entache pas les effets juridiques dérivant du mariage jusqu’au
moment de l’annulation.
9. AIR 1952, Bom, 486.
10. AIR 1956, Andhra, 237.
11. AIR 1963, All, 567.
12. SCWR 1969, 563.
13. KLT 1963, 315.
14. AIR 1957, Madras, 243.
15. GLR 1967, VIII, 966.
16. AIR 1973, Delhi, 200.
17. AIR 2000, Bom, 66.
18. AIR 2001, Mad. 147.
19. AIR 2000, A.P. 176.
20. AIR 2000, Cal. 109.
21. ALL ER 1972, 1, 292.
22. FLR 1989, 1, 110.
23. ALL ER 1960, 1, 625.
Chapitre 16. Quelques points de vue sur
l’inné et l’acquis au Kerala (Inde du sud)
Filippo Osella et Caroline Osella
NOTE DE L'AUTEUR
Titre anglais : « Some Malayali Perspectives on Nature : Nurture ».
Traduction française de G. Tarabout, revue par les auteurs
1 Toute société doit définir un cadre idéologique permettant de penser les
qualités et les capacités humaines, et traiter, chemin faisant, de ce que les
ethnosciences de langue anglaise expriment sous la forme d’une
distinction entre Nature et Nurture 1 . Dans le discours universitaire, la
façon de poser ce problème est généralement influencée par le dualisme
du sens commun occidental, tant et si bien que deux catégories sont
identifiées et opposées l’une à l’autre. La première, « le corps », serait un
prolongement de « la nature », elle-même une catégorie associée à l’idée
de stabilité (Haraway 1991, Strathern 1992). C’est sur un tel corps,
compris comme constituant une base fixe, pour ainsi dire évidente, que la
deuxième catégorie, « la culture », « la personnalité », associée à l’idée de
variabilité, pose son empreinte 2 .
2 La présente contribution expose un certain nombre d’observations
effectuées à ce sujet dans le centre du Kerala, ainsi que quelques
conclusions préliminaires. Si l’on considère les savoirs des gens du
Kerala, les Malayalis, concernant la malléabilité humaine, on s’aperçoit
que la personne n’y est pas conçue comme relevant d’une dichotomie
entre un esprit et un corps qui en serait disjoint, et que le corps n’y est
pas plus associé avec une catégorie « la nature » qu’il n’est supposé être
stable. La version malayalie du problème que les ethnosciences de langue
anglaise expriment par l’opposition Nature / Nurture semble plutôt se
centrer sur la question de savoir à quel degré les natures et les qualités
des personnes, tant du point de vue physique que mental et moral,
peuvent être modifiées 3 .
3 Les gens recourent au Kerala à une grande variété de discours pour
expliquer leurs points de vue et leurs pratiques concernant la notion de
personne : la médecine ayurvédique, la théorie des tri-guṇa (« trois
qualités »), la théorie des trois humeurs, le savoir traditionnel sur les
plantes et les animaux, la biologie scientifique. Ces discours, tous
présents dans l’ethnographie qui suit, sont utilisés contextuellement (non
sans éclectisme) et articulés les uns aux autres. Dans cette diversité de
cadres explicatifs, les Malayalis se conçoivent, et pensent les autres,
comme des êtres corporels soumis à des processus dynamiques, et
pourvus de « natures » propres (svabhāvaṅṅaḷ – au singulier svabhāvam)
caractérisées par certaines « qualités » (guṇaṅṅaḷ – singulier guṇam). Ces
qualités sont tout à la fois physiques, mentales, comportementales, et
éthiques, et, dans les savoirs portant sur la malléabilité humaine, sont
l’objet d’une distinction fondamentale entre janiccu guṇam, désignant
toute « qualité » innée, et saṃsa guṇam, indiquant toute « qualité »
découlant du fait de vivre, d’exister dans le monde empirique.
4 Il faut cependant faire attention. D’abord, contrairement peut-être à une
certaine attente, les concepts de « pureté » et de « pollution » sont
rarement employés – pour plusieurs raisons qu’il est impossible de
détailler ici (cf. Osella et Osella 2000). Dans le Kerala contemporain, ce
sont les idées sur les « qualités » ou la « culture » qui permettent de
renvoyer de façon codée aux hiérarchies de castes. Par ailleurs, alors
même que certains discours paraissent familiers, car dérivant des mêmes
systèmes de savoirs experts d’où les Occidentaux tirent leurs
connaissances populaires, les ressemblances ne sont parfois que
superficielles. Si les villageois particulièrement éduqués peuvent, par
exemple, évoquer les gènes, tandis que d’autres parleront plus
simplement de qualités ou de potentialités héritées des parents et
présentes dès la naissance, le concept de « sang » – idiome populaire
habituel de ces représentations dans le monde occidental – n’est jamais, à
notre connaissance, invoqué 4 . Les références à l’hérédité (ici, la
transmission de « gènes ») ne doivent donc pas être considérées comme
transparentes, ou posséder la même signification que leurs
correspondants occidentaux. Elles ne relèvent en tout cas pas de
l’évidence, et il faut insister sur le fait que les discours dominants, plus
particulièrement, ne possèdent pas de signification unique. Les systèmes
de savoirs totalisants qui s’imposent avec succès, comme la théorie des
« trois qualités », pourraient indiquer un consensus : mais en réalité, ils
sont souvent profondément ambigus, masquant une grande diversité
d’idées sous l’apparence de l’hégémonie (Osella et Osella 1999). C’est
précisément de cette ambiguïté et de ce flou qu’ils tirent leur aptitude à
étayer des arguments contraires, ce qui les mène à leur dominance. Il
importe donc de toujours noter comment un savoir est employé, par qui,
et dans quel contexte : les discours sur la nature des personnes ont
toujours, en réalité, une dimension politique, du fait même qu’elles
impliquent des distinctions et des jugements.
5 Les observations ont été recueillies au cours de plus de deux ans de séjour
effectué dans un panchayat (unité administrative) du district
d’Alappuzha, que nous appellerons Valiyagramam. Il est situé au coin
sud-est du Kuttanad, la plus importante région rizicole du Kerala (Inde du
Sud). La population en était au début des années quatre-vingt-dix
d’environ 26 000 habitants. Le panchayat est lui-même une zone de
production de riz, où le petit commerce, les carrières militaires et
l’émigration sont les principales sources d’emplois pour ceux qui ne
travaillent pas dans la riziculture.
6 Les « chrétiens avancés 5 » constituent 27 % de la population du
panchayat. Les Nayar (nāyar), caste hindoue dominante, sont représentés
à hauteur de 25 % ; autrefois matrilinéaires, ils relèvent rituellement de
l’une des quatre classes rituelles, ou « couleurs », varṇa (ils sont donc
considérés comme suvarṇa), celle des « serviteurs » (śūdra). Les Izhava
(īḻavar), caste autrefois intouchable (et donc « sans suvarṇa » – suvarṇa),
classés parmi les Other Backward Classes (OBC), constituent 23 % de la
population. Les autres castes anciennement intouchables, souvent
désignées comme Scheduled Castes, « castes répertoriées », représentent
17 %. Quelques groupes moins nombreux incluent les Brahmanes et
d’autres castes de statut supérieur, dites « deux fois nées » (1,5 %), et des
artisans (6,5 %). Nous avons travaillé avec toutes les communautés durant
deux séjours, le premier de juin 1989 à juin 1991, le second de janvier à
juin 1998.
Saṃsa guṇam
10 Au début de leur vie maritale, les femmes vivent entre deux places et
deux familles, effectuant des visites régulières dans leur maison natale, et
y retournant pour le premier accouchement. Après quelques années de
mariage et un deuxième accouchement, cette fois chez le mari, ses liens
avec sa famille d’origine s’atténuent, au point qu’elle finira par n’y
retourner que lors des funérailles de parents proches. Une femme d’une
quarantaine d’années nous expliqua :
« Au début, on ne se sent pas appartenir à la maison du mari, et on est toujours en train
de penser à retourner chez notre mère. Quand on doit en repartir, après une visite, on
pleure. Mais après le mariage, vous n’avez plus droit au respect chez votre mère, ça
aide à s’adapter, et la maison du mari devient aussi votre maison. Très vite, vous vous
faites aux gens et à leurs façons d’agir. À ce moment-là, les choses sont inversées.
Quand on va rendre visite à notre mère, on pleure pour ne pas quitter notre belle-mère
et notre maison, et en arrivant chez notre mère, on se sent comme des étrangers 6 . »
11 L’influence de l’environnement, le fait d’habiter un lieu, d’en boire l’eau,
d’en manger le riz, d’être en contact avec les habitants, exerce une
influence tellement puissante sur les femmes, plus « ouvertes » que les
hommes aux modifications, que leur propre famille les perçoit après une
période d’éloignement comme transformées, étrangères. C’est l’une des
raisons pour lesquelles les émigrés hindous préfèrent que leur femme et
leurs enfants restent au village : êtres malléables, ils risqueraient
d’absorber trop d’un milieu étranger et nouveau, ce qui produirait des
troubles (mental problems, maladies, mauvaises actions). Cet autre
environnement agirait très fortement sur leur saṃsa guṇam
extrêmement perméable.
12 La médecine ayurvédique, qui exerce une influence marquée sur les
théories locales du corps et de la personne 7 , insiste constamment sur
cette importance de l’environnement 8 . Saṃsa, comme environnement,
couvre un domaine très large, incluant pratiquement tous et tout autour
de la personne, et exerce, dit-on, un grand pouvoir.
13 Au cours de notre premier séjour, nous vivions avec un assistant de
recherche, Anil, un étudiant Nayar en M.A. de la ville, dans une maison
louée. Après quelques mois, plusieurs personnes remarquèrent que la
peau d’Anil devenait plus pâle. En en discutant les raisons, certains
indiquèrent le régime alimentaire : comme les Brahmanes, nous ne
mangions ni viande ni poisson à la maison, en conséquence de quoi,
comme les Brahmanes, nous avions la peau claire. L’hypothèse était
étayée par le fait que Filippo, qui mangeait parfois de la viande ou du
poisson à l’extérieur, dans le village, était un peu plus brun que Caroline,
qui ne le faisait pas. Anil, depuis qu’il vivait avec nous, avait réduit sa
consommation de viande et de poisson, ce qui avait bien sûr pour
conséquence directe qu’il voyait sa peau s’éclaircir. D’autres affirmaient
que le fait d’habiter avec nous, sa proximité avec Filippo, suffisaient : il
prenait de notre couleur de peau par contact et par l’air. Ces personnes
soulignaient que nous-mêmes étions devenus plus foncés depuis que nous
étions à Valiyagramam et avions commencé à nous mêler à des gens au
teint plus sombre. La fillette qui vint un jour toucher Caroline, en disant :
« Je prie pour que votre couleur de peau passe sur moi », pensait peut-
être à ce type de possibilité. Anil, lui-même, soulignait qu’au regard des
habitudes locales, nous consommions d’énormes quantités de yaourt et
de tomates (produits chers, donc limités dans la plupart des maisons) :
nourritures « froides », elles éclaircissaient probablement notre peau. Par
ailleurs, nous utilisions des savons ayurvédiques, aux ingrédients
particuliers : les médecins traditionnels ont toujours une belle peau. Bref,
quelque chose était en train de modifier le teint d’Anil et le nôtre, mais
nous ne savions pas exactement quoi.
Janiccu guṇam
Influence mutuelle
Études de cas
Shijini
Tirumeni
Vilasini
Tracey
41 Une voisine de Tracey, dont la rumeur voulait qu’elle ait trompé son mari
et que son fils aîné fût celui d’un autre homme, fit référence à ce type de
savoir. Alors que nous parlions avec elle, elle nous fit remarquer que son
fils cadet ressemblait à son époux, mais non l’aîné : elle avait eu,
expliqua-t-elle, un tempérament très affirmé dans les premiers temps de
son mariage.
42 Tracey Amma fait donc allusion aux liens entre environnement et
hérédité, et au processus par lequel cet environnement pénètre
progressivement la personne. Des populations géographiquement très
éloignées, comme le sont les Européens des Indiens, peuvent avoir en
commun certaines qualités corporelles à la suite de la pratique prolongée
de rituels similaires. Cela met en lumière, par ailleurs, un facteur
important de l’élaboration du janiccu guṇam : la personnalité, la force de
volonté. Si le caractère de la femme est fort, elle passera à l’enfant plus de
la moitié de ce qu’il hérite en qualités. Un collègue travaillant non loin de
notre lieu d’étude écrit que parmi les « castes répertoriées », dont les
femmes sont fréquemment victimes de viols commis par des hommes de
haute caste, l’état mental de la femme au moment de la conception est
tenu pour crucial. Des enfants qui naissent handicapés mentalement ou
physiquement sont dits résulter de ces rapports sexuels forcés 19 .
Bhaskaran
Nilakanthan
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NOTES
1. Littéralement « nature / nourriture, éducation », rendu ici par « inné / acquis », un à peu près
discuté plus loin par les auteurs.
2. Durkheim (1979), Douglas (1966), Mauss (1935), Hertz (1960), Das (1985), Shweder (1991), Ingold
(1990), Birke (1987).
3. Nous avons discuté ailleurs (Osella et Osella 1999) quelques-unes des façons par lesquelles les
domaines physiques, mentaux et moraux peuvent être joints.
4. Comparer Fruzetti, Östör et Barnett (1982). Même lorsque des arguments de type essentialiste
sont avancés, tels ceux qui concernent la supériorité inhérente aux Brahmanes, ou bien les
« fautes » (dōṣam, autre possible façon codée d’évoquer la pollution) permanentes et héritées, les
gens n’ont pas recours à la notion de sang « bon » ou « mauvais ».
5. Même si les chrétiens sont distingués selon diverses dénominations (par exemple Église
Marthomite, Church of South India, catholiques de rite latin), la classification locale la plus
pertinente oppose ceux qui sont « arriérés » ou « petits » (backward, small – les anciens
intouchables) à ceux qui sont « avancés », « grands » (forward, big – provenant des autres
communautés). Cf. Fuller (1976b).
6. Une affirmation qui contraste fortement avec l’image ethnographique fréquemment avancée de
la femme qui reste toujours une fille de son village natal (Mandelbaum 1988), aspirant à rendre
une visite « chez elle ».
7. Osella et Osella (1999), Obeyesekere (1976), Kakar (1986 : 224), Trawick (1992).
8. Zimmermann (1987) indique que l’environnement dans lequel vit un animal confère à sa chair
ses caractéristiques, si bien que, si les œufs sont en général « chauds », les œufs de canard sont vus
comme « froids » du fait de l’association des canards avec l’eau fraîche et les endroits marécageux.
Une telle distinction entre œufs, en général, et œufs de canard, tout comme le raisonnement qui
l’établit, était également effectuée à Valiyagramam.
9. La réduction à la durée d’une simple vie d’un temps cosmique, à l’échelle duquel les hindous
orthodoxes inscrivent processus et résultats déployés en de longs cycles de naissances, de décès et
de renaissances successives, n’est évidemment pas sans rapport avec l’« accélération » du karma
notée par d’autres anthropologues (Babb 1976, Sharma 1973), où l’on s’attend à ce que les
conséquences morales des actes (en malayāḷam : karma phalam, les « fruits de l’action ») soient
vécues dès cette vie.
10. Dans cette perspective, la relation du fœtus à son environnement est un exemple extrême
d’une dyade d’échange non médiate (Strathern 1988 : 178-179).
11. Connu ailleurs en Inde, le rituel consiste à ramper à travers la « matrice » d’une vache en or
creuse, de grandeur appropriée (ou, dans le cas du Travancore, de se plonger dans un vase en or
appelé « matrice », ou « lotus matrice » (cf. Bayly 1984, Rao et al. 1992).
12. Cette attitude de la part des « grands » chrétiens contraste avec celle des « petits » chrétiens –
pêcheurs catholiques latins, convertis travailleurs agricoles Pulaya de diverses dénominations. Ces
deux groupes d’intouchables convertis continuent à être identifiés à leur caste d’origine, ont des
églises séparées situées dans leur propre habitat (distinct) dans les villages, et ne s’intermarrient
pas ni n’interagissent avec les chrétiens « avancés » (cf. Fuller 1976b sur la stratification sociale
des chrétiens du Kerala, et Ahmad 1973 pour des données comparatives parmi les musulmans).
13. Localement, les Izhava qui étaient autrefois matrilinéaires sont plus aisés et de plus haut
statut. En règle générale, ils ne se marient pas avec les autres Izhava.
14. Le statut des femmes était débattu parmi les Namputiri. En fonction des interlocuteurs, une
fillette devenait brahmane à trois ans, après la cérémonie de première coupe de cheveux ; ou bien,
la jeune fille le devenait le jour de son mariage ; ou bien durant la cérémonie de « boire le
tamarin », accomplie avant le 90e jour de la grossesse ; ou encore, jamais, demeurant toujours une
śūdra car elle reste « une fois née ».
15. Les deux autres varṇa de « deux-fois-nés », les vaisya et les kṣatriya, sont à peine représentés au
Kerala. Il n’y avait que 23 maisonnées de kṣatriya dans le village. L’expression « deux-fois-nés »,
dvīja, tend ainsi à équivaloir à « Brahmane ».
16. Les contraintes modernes de l’école (pour les garçons) et du travail (pour les hommes adultes)
ont entraîné une simplification et une réduction du processus.
17. Les membres de la Church of South India, en communion avec la Church of England, dont une
partie du service et des hymnes est en anglais, sont considérés comme étant les plus
« occidentalisés », les membres de l’Église orthodoxe jacobite, les moins.
18. Les Pulaya peuvent offrir de nombreuses explications à ce propos. Ceux qui sont officiellement
chrétiens auraient un handicap supplémentaire, car les convertis des « castes répertoriées », à la
différence de ceux qui sont hindous, ne bénéficient de postes réservés que dans les études, et non
pour les emplois. Par ailleurs, l’hindouisme est ressenti par de nombreux Pulaya chrétiens comme
étant leur culture, qu’ils ne peuvent par conséquent abandonner. Ils mentionnent de plus la
discrimination dont ils sont les victimes tant de la part des chrétiens « avancés » que de la part de
l’institution cléricale (églises séparées, prêtres ne venant célébrer la messe qu’une fois par mois,
qui leur manquent en outre de respect en arrivant en retard aux mariages et en bâclant la
cérémonie ; aides financières qui leur sont destinées et qu’ils accusent être détournées par
l’institution). La plupart des familles pulaya descendent de convertis du début du siècle. La fidélité
à un christianisme orthodoxe est davantage marquée parmi la génération des grands-parents,
dont certains se souviennent des missionnaires ; elle l’est un peu moins à la génération des
parents, et est la plus faible parmi les jeunes, dont certains se détournent délibérément de l’Église
ou dont d’autres se convertissent aux Églises pentecôtistes.
19. Yasushi Uchiyamada, communication personnelle.
20. Comparer Filliozat (1964), Dash (1989 : 13 sq.), Singal et Patterson (1994).
21. Cf. Dumont (1980 : 270), Barnett (1977), Jeffrey (1978), Mayer (1993). La corrélation entre caste
et race est exprimée très communément à tous les niveaux de la société. Elle est étayée et
popularisée par toute une gamme de publications pseudo-scientifiques qui établissent des liens
entre traits physiques, usages linguistiques, traditions religieuses, culture matérielle, et spéculent
sur les origines de chacune des castes.
22. Nombre de Nayar nous indiquaient les similarités qu’ils voyaient entre leur culture et celle des
Grecs anciens. Il donnaient ainsi comme exemples le recours aux « oracles » et le culte aux
serpents.
23. Les contours de ces communautés changent selon les circonstances politiques, pour inclure ou
exclure divers autres groupes. Ainsi, les Nayar se définirent au début du siècle comme
« dravidiens » et s’allièrent avec les Izhava et les chrétiens pour obtenir un accès aux postes de
hauts fonctionnaires – postes dominés jusque-là par les Brahmanes tamouls. De même, les Izhava
considèrent habituellement les Pulaya comme des « tribaux » ; mais lorsqu’il s’agit d’obtenir leur
soutien face aux hautes castes, ils peuvent les inclure parmi les « dravidiens », exploités et
opprimés par les envahisseurs « aryens ».
In fine. Les crémations en Inde et au
Népal
Approche ethno-archéologique
Gilles Grévin
** *
** *
NOTES
1. J’exprime mes vifs remerciements à M. Éric André pour l’aide qu’il m’a apportée en Inde et sans
laquelle la publication de cet article n’aurait pas été possible.
2. L’urne est ensuite portée par le deuilleur principal jusqu’à l’océan, ou jusqu’à une rivière. Elle y
est immergée, le fond en est cassé avec une pierre, et le tout est laissé sur place – cf. Guy
Moréchand, 1975, « Contribution à l’étude des rites funéraires indiens », BEFEO, LXII, p.120.
3. Chez les Newar, ethnie majoritaire de la vallée de Kathmandu, des confréries funéraires, si ou
sana guthi, sont chargées d’assurer les funérailles de leurs membres. Ces guthi sont propres à
chaque caste. La crémation est donc prise en charge exclusivement par les membres de la caste du
défunt, quel que soit le statut de celui-ci.
Illustrations
Planche 1. Corps et cakra tantriques. Wellcome MS Indic β511. Avec l'aimable autorisation
du Wellcome Trust.
Planche 2(a).Ṣaṭcakranirūpaṇacitra : homologie entre corps tantrique et corps anatomique.
Wellcome Library Or.P.B.Sansk.391. Avec l’aimable autorisation du Wellcome Trust.
Planche 6. Être cosmique (détail). Inde (probablement Bikaner), ca. 1800. La mention portée
dans la lune croissante indique que ceci est mugati, c’est-à-dire mukti, lieu de libération du
cycle des transmigrations. University of Virginia Art Museum 1995.6.2. (avec son aimable
autorisation).
Planche 7(a). L’entrée du champ de crémation ; à gauche et à droite on distingue les tombes
samādhi, érigées à la mémoire de vāmācāri, le plus célèbre d’entre eux étant Vāmākṣepā
(1837-1911). (Cliché R. Darmon.)
Planche 7(b). Une yoginī vāmācārisur le pas de la kuṭir, avec à sa gauche les crânes khuli.
(Cliché R. Darmon.)
Planche 8. À gauche : le ciṉṉa araiyar.
(c) Le disque
(f) épanouis
Planche 12(a). Suspension à une potence par des crochets passés dans la peau du dos.
(Cliché J. Racine.)
Planche 12(b). Un jeune garçon, les joues percées par une lance, tire un chariot dont les
cordes sont liées à des crochets passés dans la peau du dos. (Cliché J. Racine)
Planche 13. Murukaiyyæ, divinisé, portant la lance fleurie, reçoit les hommages des
villageois. (clichés J. Racine)
1 Planche 14. L’acteur Govinda dans le remake hindi d’un film tamoul,
Chachi 420, lui-même remake d’un film américain, Mrs. Doubtfire. L’affiche
illustre un procédé de « dédoublement » répandu, le tamil cut, ainsi
nommé car il a été popularisé par les affichistes de Madras. Il sert ici
l’amplification parodique de l’acteur travesti en femme, amplification qui
culmine dans l’écart entre les deux figures du bout : à droite, le travesti
est rempli d’amour maternel, à gauche, il laisse traîner une main
baladeuse.
Planche 15. « Modulations » à l’étape de l’affichage. En haut : affiche du film Stuntman (Le
Cascadeur) ; au mileu : Haqeeqat (La Réalité) ; en bas : Dilwāle Dulhaniyān Le Jāenge (Celui
qui a du cœur emportera la mariée).
(Clichés E. Grimaud.)
Planche 16(a). Le Saint Rohidas. Atelier de confection de cappal (village de Malinagar).
(Cliché Saglio-Yatzimirsky.)