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SCHMIT

Par l’intermédiaire de son œuvre, la philosophie de Comte a pu exercer une


influence indirecte sur la pensée autrichienne. En effet, sans renoncer à la
métaphysique, la pensée de Brentano s’est manifestement incorporé des
éléments de la philosophie de Comte (le postulat de la positivité de la science
et le principe de la classification). En plus, le positivisme a marqué Brentano,
de façon plus diffuse, en renforçant deux tendances majeures qui s’affirment
déjà très tôt dans sa pensée et qui font que Brentano se reconnaît des affinités
fondamentales avec le positivisme, à savoir la volonté de constituer une
philosophie de caractère scientifique et le rejet du kantisme.
L’idéal d’une philosophie rigoureuse et proche des sciences, Brentano l’a
conçu très tôt au contact de la pensée aristotélicienne. Cet idéal est formulé
expressément dans la quatrième thèse d’habilitation. La volonté d’ériger une
philosophie « scientifique », Brentano la retrouve dans le positivisme. Il est
vrai que Brentano ne renoncera jamais à la métaphysique, mais il exigera que
celle-ci soit fondée sur des données expérimentales. Ses disciples se rallie-
ront sans exception à son idéal d’une philosophie rigoureuse et en assureront
la diffusion dans l’empire austro-hongrois. Aussi, par une singulière ironie
de l’histoire des idées, Brentano, tout en faisant valoir les droits de la
métaphysique, aura-t-il contribué à orienter la pensée autrichienne vers une
philosophie de type scientifique. En soulignant la dette du Cercle de Vienne
envers Brentano, l’un de ses membres les plus en vue, Neurath, note que
c’est effectivement par sa dimension critique et logique, plutôt que par son
orientation métaphysique, que la philosophie de Brentano a agi à Vienne 42.
En deuxième lieu, Brentano s’oppose au kantisme et, plus vigoureuse-
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ment encore, à l’idéalisme allemand, qui, à ses yeux, constituent des formes
dégénérées de la philosophie. Face à l’idéalisme, le positivisme est vécu
initialement comme le signe et la promesse d’un redressement authentique
de la philosophie. Dans l’étude sur Comte, Brentano s’évertue à réfuter toute
velléité d’interpréter le positivisme dans le sens du kantisme. Ce qui rappro-
che effectivement Brentano de Comte, c’est que l’un et l’autre prennent le
contre-pied de Kant en défendant une conception réaliste de la connais-
sance. Or, l’anti-kantisme et l’anti-idéalisme représentent une caractéristi-
que constante et fondamentale de la philosophie autrichienne. Cette orien-
tation remonte à Bolzano, qui a critiqué dans l’idéalisme la confusion de
l’objet d’une représentation avec la représentation elle-même et qui a ancré

l’Université de Vienne (1874-1894). Ensuite, l’influence exercée par l’enseignement de ses


nombreux disciples, qui, devenus titulaires des principales chaires de philosophie de l’empire,
diffuseront la pensée de leur maître, a largement contribué au succès de la philosophie de
Brentano.
42. N, 1981b, p. 690. Dans le même contexte, Neurath relève les liens directs qui
existent entre la pensée de Brentano et celle de Comte : « Brentano orientierte seine empirisch-
psychologischen Bestrebungen an Comte » (688).
BRENTANO ET LE POSITIVISME 307

la pensée autrichienne dans la tradition leibnizienne. Il est certain que


l’enseignement de Brentano, qui va dans la même direction, a fortement
consolidé cette tendance anti-kantienne.
Les rapports entre Comte et Brentano restent fort ambivalents. Malgré
les emprunts et les points de convergence manifestes, l’opposition insurmon-
table entre la pensée de Brentano et le positivisme éclate au grand jour dès
1869. A cette date, Brentano note déjà : « Comte’s Irrtümer sind groß, aber
sie sind Zeugen großer Wahrheiten. » 43 Dès lors, Brentano semble s’éloi-
gner de plus en plus de Comte et, dans ses cours, il ne cesse de multiplier les
mises en garde contre le positivisme 44. L’ambiguïté qui caractérise le juge-
ment de 1869 est symptomatique d’une ambivalence fondamentale de son
œuvre, qui explique l’attrait que celle-ci a pu représenter pour le Cercle de
Vienne. En effet, bien qu’elle soit métaphysique dans son essence, la pensée
de Brentano n’a jamais renoncé à l’idéal d’une philosophie exacte et proche
des sciences.

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43. B, 1968, p. 101.


44. Cf. entre autres B, 1968c, p. 160-164.

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