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Brentano Et Le Positivisme
Brentano Et Le Positivisme
Roger Schmit
Dans Archives de Philosophie 2002/2 (Tome 65), pages 291 à 309
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.652.0291
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L’apologie du positivisme
1. Les notes de lecture très étendues, prises en vue de ces conférences et publiées à titre
posthume, soulignent le grand intérêt que Brentano manifeste à cette date à l’égard de la
philosophie de Comte (B, 1987b). Le fait que Brentano ait renoncé à la publication de
la suite des articles peut aussi avoir une signification plus profonde au sens que Brentano se
distancie progressivement des vues de Comte.
2. « Comte war unstreitig einer der hervorragendsten Denker, deren unser Jahrhundert
sich rühmen kann » (B, 1968b, p. 99-100).
La question de la métaphysique
Il est donc certain que la critique positiviste atteint, au-delà de la notion
de causalité, la métaphysique. Avec les causes premières, la métaphysique et
la théologie sont éliminées en même temps. Or, c’est précisément cette
conséquence que Brentano récuse. Comme nous venons de le voir, le positi-
visme, à ses yeux, ne rejette pas la notion de causalité, mais s’insurge
seulement contre l’idée que l’essence du nexus causal soit connaissable. Il en
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appel de la métaphysique. Sans doute, Brentano a-t-il très vite pris cons-
cience de l’incompatibilité irrémédiable entre le positivisme et la théologie,
ce qui pourrait expliquer pourquoi il renonce en fin de compte à la publica-
tion de la suite des articles initialement prévus 9.
8. En plus, Brentano (1968b, p. 127) estime qu’en concevant le projet d’une philosophie
première, postulée comme antérieure aux sciences spéciales et appelée à définir les lois
générales auxquelles obéissent les phénomènes dans les domaines les plus divers, Comte admet
implicitement la légitimité de la métaphysique. Brentano fait ici allusion au Système de
politique positive de Comte.
9. Cf. à ce sujet C, 1970, p. 33-40, où est affirmée l’incompatibilité finale entre la
philosophie positive et la théologie.
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physique terrestre et tient compte du fait que les lois de la mécanique sont
formulées dans le langage mathématique.
La seconde rectification est plus importante encore et consiste à substi-
tuer la psychologie à la sociologie. Dans la mesure où Comte réduit la
psychologie à la sociologie, la psychologie n’apparaît pas dans sa classifica-
tion. Brentano, au contraire, considère la psychologie comme la science la
plus complexe et la plus haute. Bien qu’elle soit encore peu développée, la
psychologie est promise à un grand avenir [die Wissenschaft der Zukunft].
Son rapport privilégié à l’homme en même temps que ses possibilités
pratiques, encore inexploitées, la destinent à jouer un rôle éminent dans la
société future 11. Tout ceci explique que Brentano considère la sociologie
10. B, 1955 : « Die allgemeinen theoretischen Wissenschaften bilden eine Art
Skala, bei welcher jede höhere Stufe auf der Grundlage der niederen sich erhebt. Die höher-
stehende Wissenschaft betrachtet mehr verwickelte, die niedere einfachere Phänomene, und
diese gehen mit in jene Entwicklung ein » (p. 33).
11. B, 1955, p. 33-38 et plus spécialement p. 36-37 : « Wir haben ein Vierfaches
hervorgehoben, was geeignet schien, die vorzügliche Bedeutung der psychischen Wissenschaft
darzutun : die innere Wahrheit, sowie die Erhabenheit ihrer Phänomene, die besondere
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Beziehung dieser Phänomene zu uns, und endlich die praktische Wichtigkeit der sie beherr-
schenden Gesetze. »
12. C, 1968, p. 93.
13. B, 1968b, p. 129-131.
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14. B, 1968b : « Comte hat nur auf die aufsteigende Linie der Entwickelung,
nicht auf den Verfall, der zeitweise die Fortschritte mancher Wissenschaften unterbricht,
Rücksicht genommen » (p. 131) .
15. Selon Carl Stumpf, la doctrine des quatre phases (die Lehre von den vier Phasen)
remonte à 1860. En 1866, Brentano l’expose dans un cours sur l’histoire de la philosophie. Cf.
à ce sujet W, 1989, p. 60-62.
16. B, 1968b : « Unseren Tagen bleibt es vorbehalten, zu einer positiven Be-
handlung der Philosophie sich zurückzuwenden. Der Ruf danach hat sich laut erhoben, und
man hat, teils unter Anknüpfung an die Höhepunkte der Vergangenheit, teils unter
Benützung der Fortschritte der Naturwissenschaft, bereits da und dort mit einem schönen
Anfange begonnen » (p. 133).
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premier qu’à eux-mêmes (i. e. : l’objet secondaire). De même, l’idée que les
phénomènes psychiques constituent des actes est à mettre au compte de la
lecture d’Aristote et est dérivée directement de la notion d’être en acte.
Enfin, la doctrine de l’inexistence intentionnelle, selon laquelle l’objet
représenté n’est pas réellement présent dans l’acte de la représentation, est
influencée par la théorie aristotélicienne de la perception 20.
À la lumière de tous ces points de convergence, on mesure pleinement la
rupture que la définition de la psychologie donnée dans Psychologie vom
empirischen Standpunkt représente par rapport à la psychologie substan-
tialiste d’Aristote. Cette définition se situe dans le prolongement direct de
l’étude sur Comte, où Brentano souligne déjà le caractère métaphysique,
c’est-à-dire fictif, de certaines doctrines fondamentales de la philosophie
d’Aristote, telles que les théories de la substance et de l’accident, de l’acte et
qui présente tous les caractères d’une religion nouvelle et qui verse dans le
dogmatisme le plus pur.
Il est manifeste que tout sépare cette critique radicale du jugement plus
nuancé et plus juste qu’on trouve chez Brentano. Tout en attestant un esprit
cultivé, l’opuscule de Funck-Brentano n’atteint jamais la profondeur ni la
rigueur des écrits de Brentano. Ceci nous permet en même temps d’apporter
une réponse à la question posée plus haut : alors que rien ne permet
d’exclure la possibilité que Funck-Brentano, malgré tout, ait pu attirer
l’attention de Brentano sur l’œuvre de Comte, ce fait ne semble avoir
influencé d’aucune façon les vues que Brentano développe sur le positi-
visme.
La postérité néo-positiviste
L’histoire des idées ne saurait renoncer à la recherche des sources et des
filiations conceptuelles. Or, pour naturelle qu’elle paraisse, cette forme de
l’historiographie soulève des problèmes méthodologiques certains. N’étant
jamais entièrement à l’abri de la réduction abusive, le recours aux concepts
de préformation et d’anticipation risque de méconnaître la spécificité et la
nouveauté des idées. À la limite, il nie même l’idée de progrès intellectuel.
Non moins réel est le danger de la dispersion. Le retour aux sources, en
raison de leur pluralité, ne porte-t-il pas atteinte à l’unité interne de toute
pensée philosophique ? D’autre part, la référence aux précurseurs soulève le
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32. Dans une lettre datée du 9 mai 1934 adressée à Carnap, Otto Neurath note : « Bitte nicht
‘Positivismus’ sagen. Ich las wieder einmal Comtes Werk. Und obgleich ich es gegen zuviel
Beschimpfung schützen muß, es graust einem oft... Ich werde ihn bei ‘Einheitswissenschaft’
schon nennen ¢ aber ‘Positivismus’... o weh ». Cité par H, 1986b, p. 194-195.
33. N, H, C, 1981, p. 301-303. Le fait que Brentano ait développé les
éléments d’une critique du langage n’est certainement pas étranger au prestige dont il jouit
auprès des membres du Cercle de Vienne. Pour les relations de Brentano avec le Cercle de
Vienne, cf. H, 1993, p. 26-28, 40-43 ; S, 1986b, p. 21-41 ainsi que S, 1989,
p. 31-43.
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37. M, 1905, p. 99 et 1903 : « Von Comte muß ich mich darin entfernen, daß mir die
psychologischen Thatsachen als mindestens eben so wichtige Erkenntnisquellen erscheinen
wie die physikalischen » (p. 38). Selon Blackmore (1972, p. 164-169), il existe des points de
convergence indiscutables entre le positivisme comtien et les doctrines de Mach, comme l’idée
scientiste que le progrès de l’humanité passe par le progrès scientifique, l’opposition à la
métaphysique et l’idéal de l’unification des sciences.
38. Parmi les traducteurs figure aussi Sigmund Freud, chargé de la traduction du tome XII
de l’édition, lequel comprend entre autres L’asservissement des femmes.
39. Z, 1885, p. 3-4, 31 et 39.
40. Z, 1874, p. 62-63 et 1885, p. 37-39.
41. Ce rayonnement s’explique par la conjonction de deux facteurs. Tout d’abord, il
convient de souligner l’extraordinaire fascination qui se dégage, non seulement de la personna-
lité de Brentano, mais encore de ses cours pendant les vingt années qu’il a enseigné à
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ment encore, à l’idéalisme allemand, qui, à ses yeux, constituent des formes
dégénérées de la philosophie. Face à l’idéalisme, le positivisme est vécu
initialement comme le signe et la promesse d’un redressement authentique
de la philosophie. Dans l’étude sur Comte, Brentano s’évertue à réfuter toute
velléité d’interpréter le positivisme dans le sens du kantisme. Ce qui rappro-
che effectivement Brentano de Comte, c’est que l’un et l’autre prennent le
contre-pied de Kant en défendant une conception réaliste de la connais-
sance. Or, l’anti-kantisme et l’anti-idéalisme représentent une caractéristi-
que constante et fondamentale de la philosophie autrichienne. Cette orien-
tation remonte à Bolzano, qui a critiqué dans l’idéalisme la confusion de
l’objet d’une représentation avec la représentation elle-même et qui a ancré
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Résumé : En 1869, le jeune Brentano (1838-1917) consacre une étude à Auguste Comte
(1798-1857), dans laquelle il rend un vibrant hommage au fondateur du positivisme. La
question de la métaphysique mise à part, l’étude fait apparaître des affinités profondes
entre le positivisme comtien et la philosophie de Franz Brentano : chez les deux penseurs
on rencontre en fait le même refus de séparer la philosophie de la science. Au-delà de ces
affinités qui existent au départ, la lecture de Comte aura durablement marqué la pensée
de Brentano. Tout ceci explique pourquoi l’héritage de Brentano a pu jouer un rôle certain
dans l’avènement du néo-positivisme dans la Vienne des premières décennies du XXe
siècle. La position particulière que Brentano occupe aussi bien par rapport au positivisme
ancien qu’au néo-positivisme soulève deux problèmes majeurs. Le premier a trait au rôle
que Brentano a pu jouer dans la transmission de l’idéal positiviste. Le second, plus
fondamental, se rapporte aux liens généralement sous-estimés qui existent entre le
néo-positivisme et la philosophie positiviste de Comte.
Mots-clés : Positivisme. Néopositivisme. Philosophie des sciences. Métaphysique. Psycholo-
gie.
Abstract : In 1868 the young Brentano (1838-1917) publishes a very laudatory essay on
Auguste Comte (1798-1857). If we except the question of metaphysics, the study reveals
deep affinities between Comte’s positivism and the philosophy of Brentano : both
philosophers indeed decline to separate philosophy from science. Beyond these affinities,
the study of Comte’s work left its mark on Brentano’s thinking. This fact explains that
his philosophy played an important part in the birth of neo-positivism in Vienna in the
first decades of the 20th century. The peculiar position Brentano holds in relation to
Comte and the Vienna Circle raises two major problems. The first relates to the part
Brentano may have played in the transmission of Comte’s ideas to Austrian philosophy.
The second is more fundamental and pertains to those relations which exist between
neo-positivism and Comte’s work and which are generally underestimated.
Key words : Positivism. Neopositivism. Philosophy of science. Metaphysics. Psychology.
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