Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1. Nous remercions le Collège de France qui détient le fonds Mauss-Hubert et qui nous a
gracieusement autorisé à publier ce texte. Nos remerciements particuliers vont à M. Gilbert Dagron,
administrateur du Collège de France, M. feu Pierre Bourdieu, Mme E. Maury, aide archiviste du
Collège de France, Mme M.-R. Cazabon, directrice de la Bibliothèque générale et des Archives du
Collège de France, et Mme F. Terrasse Riou, responsable des Affaires culturelles et des Relations
extérieures au Collège de France. Nous remercions Otthein Rammstedt de nous avoir autorisé la
publication de cet article initialement paru dans sa revue, le Simmel Newsletter (1999, vol. 9, n° 2,
p. 111-131), sous le titre Simmel, Durkheim, Mauss. La sociologie entre l’Allemagne et la France.
Fragments d’une co-naissance. Par rapport au texte publié dans le Simmel Newsletter, nous avons
légèrement modifié notre article de façon à le faire correspondre aux besoins de la publication
présente. La bibliographie de la littérature secondaire est donnée dans les notes. La bibliographie
des œuvres de Simmel actuellement disponibles (notées GSG : Georg Simmel Gesamtausgabe),
les traductions françaises de Simmel et les œuvres de Mauss sont indiquées en fin d’article.
2. Signalons les deux ouvrages de W. Lepenies qui portent sur la naissance de la sociologie,
et notamment sur les relations des intellectuels français et allemands : Gefährliche
Wahlverwandschaften. Essays zur Wissenschaftsgeschichte, Stuttgart, Reclam, 1989 (voir en
particulier p. 80-110); Die drei Kulturen. Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft, Hambourg,
Rowohlt, 1988.
3. Pour Durkheim et Mauss, nous nous référons aux travaux de Ph. Besnard, « Textes inédits
ou inconnus d’Émile Durkheim » (Revue française de sociologie, n° 17, 1976, p. 165-180), M. Fournier,
Marcel Mauss (Paris, Fayard, 1994), Ph. Besnard et M. Fournier (sous la dir. de), Lettres à Marcel
Mauss (Paris, PUF, 1998), ainsi qu’aux éléments et correspondances du fonds Hubert-Mauss du
Collège de France. Pour Simmel, nous utilisons le texte de H. Simmel, Erinnerungen (1941-1943),
faculté de sociologie de l’université de Bielefeld, les ouvrages de L. Coser, Masters of Sociological
Thought : Ideas in Historical and Social Context (New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1977),
K.-Ch. Köhnke, Der junge Simmel in Theoriebeziehungen und sozialen Bewegungen (Francfort,
Suhrkamp, 1996), M. Junge, « Zur Rekonstruktion von Simmels soziologischen Aprioris als
Interpretationskonstrukten – ein Versuch », Simmel Newsletter (vol. 7, n° 1, 1997, p. 42-48),
K. Lichtblau, Georg Simmel (Francfort, New York, Reihe Campus, 1997), G. Fitzi, Henri Bergson
und Georg Simmel : ein Dialog zwischen Leben und Krieg. Die persönliche Beziehung und der
wissenschaftliche Austausch zweier Intellektuellen im deutsch-französischen Kontext vor dem Ersten
Weltkrieg (thèse de doctorat, faculté de sociologie, université de Bielefeld, 1999), ainsi que la ¤
RdM20 13/05/05 12:21 Page 301
philosophie et la sociologie. Cela favorisera les contacts que Simmel aura avec
Xavier Léon, puis avec Durkheim.
Bouglé entretient avec Durkheim des relations marquées par une triple dis-
tance : tout d’abord celle de l’élève au professeur, puis bientôt celle du col-
lègue et enfin celle du philosophe au sociologue. Comme Simmel, Bouglé refuse
la séparation entre les différents domaines de la science, notamment entre la
sociologie, la psychologie et la philosophie. Durkheim est en revanche favo-
rable à la séparation de ces domaines. Il est probable que, dans un premier temps,
la position de Bouglé ait pu laisser planer le doute entre Simmel et Durkheim
quant à leurs optiques théoriques respectives et leur conception de la sociolo-
gie. Si l’on ajoute à cela l’envie évidente de collaborer qui se fait jour aussi
bien du côté de Simmel que de Durkheim – et leur volonté commune de « faire
science » –, on peut alors comprendre que ces deux auteurs passent assez rapi-
dement sur leurs différences théoriques et s’attellent ensemble à la construc-
tion d’une sociologie universitaire internationale.
Chez Simmel, cette attitude se manifeste très directement en 1894 par la
publication de son article « Das Problem der Soziologie » en trois langues : en
allemand dans le Schmollers Jahrbuchb11 ; en français, dans la Revue de méta-
physique et de morale12 ; en anglais dans les Annals of the American Academy
of Political and Social Science13. Le texte va être ensuite repris par Albion Small
pour la fondation de l’American Journal of Sociology (1896). Durkheim pré-
voit également de publier cet article dans le premier numéro de L’Année socio-
logique14. Or, cette dernière publication n’a pas lieu.
Cet incident affecte Simmel, qui s’en ouvre à Bouglé dans une lettre du
27 novembre 1895 : « Aussi bien que j’aie pu voir les feuillets, vous ne prévoyez
pas de publication supplémentaire de mon “Problème de la sociologie” ; cela
me peine, parce que je tenais ce petit article pour ce que j’ai produit de plus
porteur de fruits » (lettre de Simmel à Bouglé, 27/11/1895, archives Simmel).
Simmel croyait y avoir calibré le programme d’une sociologie scientifique. Mais
les Français semblent avoir eu de la peine à reconnaître là un véritable travail
de sociologue. Il règne une ambiguïté au sujet de Simmel qui se laisse déjà
percevoir dans la correspondance de Bouglé à Xavier Léon. Ce dernier écrit à
Bouglé le 9 mai 1894 en lui disant qu’il tient Simmel non seulement pour un
11. G. Simmel, « Das Problem der Sociologie », Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und
Volkswirtschaft im Deutschen Reich, G. Schmoller (sous la dir. de), XVIII, 4, 1894, p. 271-277.
12. G. Simmel, « Le problème de la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, X. Léon,
É. Halévy (sous la dir. de), t. II, 1894, p. 497-504.
13. G. Simmel, « The problem of sociology », Annals of the American Academy of Political
and Social Science, E. J. James (sous la dir. de), t. VI, 1895, p. 52-63.
14. L’Année sociologique est le grand projet de Durkheim. Fournier décrit sa naissance ainsi :
« S’inspirant du modèle de la revue L’Année psychologique dirigée par Binet et publiée pour la
première fois en 1895 chez Alcan, Durkheim entend à la fois publier les travaux (des “mémoires
originaux”) de ses collaborateurs et recenser d’une année sur l’autre la littérature sociologique
internationale. Le titre de la revue est repris d’une rubrique annuelle de la Revue de métaphysique
et de morale, qui avait été fondée en 1893 par Xavier Léon, le “philosophe sociable par excellence”,
selon le mot de Célestin Bouglé » [Fournier, 1994, p. 134-135].
RdM20 13/05/05 12:21 Page 304
sociologue, mais aussi pour un sérieux philosophe. Simmel était donc considéré
par les Français comme représentant deux domaines à la fois.
Durkheim va également avoir de la peine à reconnaître en Simmel un
sociologue, mais ses raisons sont différentes. Le point de conflit entre les deux
auteurs porte sur le double rapport individu-société/psychologie-sociologie. Il
est débattu peu après la publication de l’article de Simmel (« Das Problem der
Soziologie ») en France. À ce moment-là, Durkheim veut exclure toute psycho-
logie individuelle de la sociologie, pour affirmer qu’il n’y a de psychologie que
collective. Pour Simmel, comme le montre son article, le problème ne se pose
pas en ces termes. Ce qui lui importe avant tout, c’est la distinction entre le
social, le psychologique, le philosophique, etc. Point nodal de la relation Simmel-
Durkheim, cet article met en évidence deux façons de définir l’objet de la socio-
logie, et partant la méthode et la légitimité scientifique de la discipline. L’objet
d’étude du sociologue est pour Durkheim le fait social en soi, alors que pour
Simmel, c’est la dimension sociale du fait, un de ses caractères parmi d’autres.
Cette nuance va progressivement prendre l’ampleur d’une divergence fonda-
mentale, qui débouchera sur la mésentente de Simmel et de Durkheim. Ce der-
nier ne s’y attache toutefois pas immédiatement, comme l’atteste sa
correspondance.
Durkheim écrit à Bouglé le 14 décembre 1895 : « J’ai lu avec un vif inté-
rêt, ou plutôt relu, car j’avais suivi vos articles de la Revue de métaphysique.
J’ai, d’ailleurs, eu l’occasion de constater qu’il était apprécié de tout le monde
comme il le mérite. C’est un travail qui ne peut manquer de nous faire grand
honneur de l’autre côté du Rhin ; et, en montrant aux Allemands avec quel
soin et quelle sympathie nous les étudions, il les amènera peut-être à se désin-
téresser moins de ce que nous faisons » [in Besnard, 1976, p. 166]. Durkheim
fait référence au livre de Bouglé Les sciences sociales en Allemagne. Les
méthodes actuelles15, qui comporte un chapitre intitulé « G. Simmel : la science
de la morale ». Durkheim l’a lu et explique à Bouglé que sa position théorique
est différente de celle de Simmel. Mais cela ne semble pas être un obstacle
majeur à la collaboration qu’il envisage avec lui. Il le confirme du reste à Bouglé
en décembre 1896 : « J’ai écrit à Simmel qui m’a répondu et qui a accepté. Il
m’enverra un article de 40 à 50 pages intitulé “Die Selbsterhaltung der
Gesellschaft”. Pour les années suivantes nous aviserons » [Textes I, 1975, p. 394].
Pour bien évaluer l’importance de cette lettre, il faut prendre connaissance de
son contexte.
15. Il y a ici une divergence des sources à souligner. Le livre de Bouglé est publié en 1896,
mais Durkheim l’a déjà lu en 1895. En a-t-il eu un exemplaire avant publication? Nous penchons
pour cette hypothèse, car il est très probable que Bouglé ait envoyé son livre à Durkheim avant
l’édition. L’hypothèse se renforce lorsque l’on sait que Simmel a également reçu l’ouvrage à l’avance,
comme semble en attester la lettre suivante du 22/06/1895 à Bouglé : « Vous avez, espérons-le,
reçu en son temps la gratitude de ma femme pour l’envoi amical de votre livre. J’ai fait précisément
la même chose avec plusieurs de mes connaissances, par exemple Paulsen, et il [le livre de Bouglé]
a été reconnu de façon générale comme agréable et spirituellement riche » (lettre à Bouglé, archives
Simmel).
RdM20 13/05/05 12:21 Page 305
Simmel est resté, pendant ces deux années (1894-1896), en relation étroite
avec Élie Halévy et Xavier Léon. Le 23 février 1896, il remercie Halévy pour
la traduction de l’un de ses articles dont le titre français est « Sur quelques rela-
tions de la pensée théorique avec les intérêts pratiques ». L’article paraît dans
la Revue de métaphysique et de morale au mois de mars 1896 (n° 4, p. 160-178).
Il doit avoir été remarqué par le public français, puisque Simmel écrit à Xavier
Léon dans une lettre du 12 avril 1896 : « C’est une grande joie pour moi d’ap-
prendre que mon article a été remarqué en France » (lettre à Xavier Léon,
12/04/1896, archives Simmel). Durkheim n’a sans doute pas été insensible au
prestige grandissant de son collègue d’outre-Rhin, d’autant plus que la référence
à la pensée allemande reste importante pour lui. Aussi Simmel peut-il désor-
mais servir le projet d’établir une revue spécifiquement sociologique, L’Année
sociologique, et par là affermir la légitimité scientifique et institutionnelle de la
sociologie. Durkheim présente donc ses visées à Simmel et lui demande de
collaborer à L’Année sociologique.
La lettre où devaient figurer ces éléments est aujourd’hui perdue. Il nous
reste la lettre évoquée plus haut de Durkheim à Bouglé où il mentionne que
Simmel a répondu affirmativement à sa requête. L’article de Simmel paraît dans
le premier numéro de L’Année – et il ouvre le numéro – sous le titre « Comment
les formes sociales se maintiennent16 » [1898, p. 71-109]. L’ardeur déployée par
Simmel dans le travail intellectuel à ce moment-là témoigne de son enthou-
siasme et de sa volonté d’être le complice de Durkheim17. Mais son élan est
stoppé net, une nouvelle fois en raison de problèmes liés à la traduction de son
article par Durkheim. Ce sera l’un des principaux éléments qui déclencheront
le conflit entre les deux auteurs. Pour le comprendre, il faut reprendre le chemin
qui mène de la production de l’article à sa publication.
De la différence à la divergence
16. Pour le texte original, cf. « Selbsterhaltung der socialen Gruppe. Sociologische Studie »,
Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutschen Reich, n° 22, 1898,
p. 589-640.
17. Nous suivons en ce sens le propos de Rammstedt : « Simmel considérait Selbsterhaltung
der Gesellschaft comme programmatique pour L’Année sociologique, dans la mesure où l’article
se proposait d’“étudier (méthodologiquement) l’ensemble du domaine de l’histoire d’après les
régularités et les développements de la société en tant que telle”. S’imaginant comme une sorte de
“compagnon de lutte” de Durkheim, il se mit à écrire, à peine la rédaction de cette étude achevée
– à savoir à partir d’août 1897 —, sa Soziologie der Religion qui fut publiée en février 1898 dans
la revue Neue Deutsche Rundschau » (Rammstedt, « Les relations entre Durkheim et Simmel dans
le contexte de l’affaire Dreyfus », L’Année sociologique, Paris, PUF, vol. 48, n° 1, 1998, p. 142).
RdM20 13/05/05 12:21 Page 306
votre traduction sans attendre qu’elle soit terminée. Je serai ainsi plus à l’aise
soit pour arrêter cette division en chapitres, soit pour arrêter de concert avec
vous la traduction des passages difficultueux » [lettre à Bouglé du 18/09/1897,
Textes I, 1975, p. 407-408]. Force est de constater dans cette lettre que l’enjeu
pour Durkheim ne consiste pas seulement à insérer l’article de Simmel dans
L’Année : il faut aussi que le propos y corresponde.
Bouglé transmet les corrections à Simmel, qui lui répond immédiatement
en lui faisant part de sa déception face au fait de devoir raccourcir le texte :
« Votre envoi et votre lettre sont bien arrivés. Merci beaucoup. Le raccourcis-
sement de l’article m’a peiné, comme son but ne se trouve pas dans les parti-
cularités, mais au contraire dans le tout, et c’est ce qu’il s’agit de montrer, à
savoir combien de manifestations historiques se regroupent autour d’une pen-
sée centrale sociologique. Je ne pourrai pas lire maintenant votre traduction,
mais monsieur Durkheim m’a promis une correction d’impression, ce à quoi je
pourrai ensuite ajouter mes éventuelles propositions de changement » (lettre à
Bouglé du 11/10/1897, archives Simmel). Simmel n’est guère enchanté, mais
il s’exécute et fait des coupes dans son article, une façon de plus de montrer sa
volonté de collaborer avec Durkheim.
Tout cela n’a rien de surprenant pour Durkheim, qui n’y voit que le dérou-
lement logique du processus de publication et, pourrait-on dire, l’affiliation
progressive de Simmel à son propre programme scientifique. Aussi écrit-il à
Bouglé : « Je ne vous parle pas de quelques petites difficultés que j’ai eues avec
Simmel au sujet de cet article. Elles sont aplanies, je crois » [in Besnard, 1976,
p. 168]. Durkheim reprend donc la traduction de l’article revu et corrigé par
Simmel. Le 25 octobre 1897, il écrit à Bouglé : « J’ai déjà traduit la moitié du
Simmel; le tout ne prendra pas plus de 40 à 45 pages d’impression, je l’espère.
Le passage sur l’honneur a disparu. Je fais le possible pour introduire un peu
d’air dans tout cela, d’autant plus que les complications de la phrase ne sont
pas en rapport avec la complication de l’idée, qui est, au contraire, assez simple »
[in Besnard, 1976, p. 413]. Durkheim ne s’en tient pas à la seule correction du
texte de Simmel. Il le traduit très librement, n’hésitant pas à en supprimer cer-
tains passages18. Le désaccord avec Simmel semble avoir été trop grand pour
Durkheim, d’autant plus qu’il faut non seulement que le premier numéro de
L’Année marque clairement les fondements scientifiques de la sociologie, mais
que l’unité et l’accord des chercheurs sur le programme qu’elle présente
soient manifestes.
Pour Durkheim, la sociologie est et doit être une discipline à part entière. Il
l’écrira souvent à ses proches collaborateurs pendant les premiers pas de L’Année.
Ainsi écrit-il le 30 mars 1898 à Hubert : « Mais voici la raison majeure qui doit
nous imposer une certaine sélection formelle [illisible] en même temps que le
principe de cette sélection, autant qu’il me paraît. Nous sommes une revue de
sociologie, non une revue [d’amateurs?]. Nous ne devons donc mettre en relief
que les travaux qui nous paraissent susceptibles d’être utilisés par les socio-
logues. La ligne de démarcation est nécessairement flottante; mais elle se fixera
sans peine à l’expérience » (fonds Hubert-Mauss, Collège de France). La socio-
logie doit réunir les compétences de chercheurs capables de s’affilier à un pro-
jet unique. On comprend qu’ainsi, il ne puisse y avoir deux sociologies pour
Durkheim. Ne doit exister que la sociologie comme discipline scientifique, carac-
térisée par un objet, une méthode et un travail d’équipe basé sur un consensus
quant aux critères scientifiques légitimes de cette discipline, même si ce consen-
sus reste, dans la pratique, relatif. Selon Durkheim, la sociologie de Simmel ne
répond pas à ces conditions, puisqu’elle ne prône pas la même définition de
l’objet et de la méthode sociologiques que lui, sans parler du travail d’équipe,
inexistant chez Simmel.
La relation entre Simmel et Durkheim se complique d’incompréhensions
supplémentaires qui se manifestent au moment de l’affaire Dreyfus.
La célèbre affaire, qui va mobiliser l’opinion publique française, débute en
1894 par la mise aux arrêts de l’officier juif Alfred Dreyfus, condamné par le
Conseil de guerre pour avoir livré des documents secrets à l’Allemagne. Déporté
en forteresse, Dreyfus crie son innocence, mais en vain. En 1897-1898, l’affaire
rebondit et crée des remous chez les socialistes français, parmi lesquels Durkheim
a des proches, et notamment son neveu, Marcel Mauss. Mais, à la différence
d’un Zola par exemple, Durkheim ne s’implique pas plus que cela dans l’af-
faire Dreyfus. Il reste en retrait pour des questions de stratégie politico-scienti-
fique d’une part, et de l’autre, par conviction scientifique. Si la sociologie n’est
pas sans lien avec la politique, c’est avant tout une science, et une science en
pleine naissance. Cette distance, relative mais voulue, de Durkheim face l’af-
faire Dreyfus a des répercussions dans ses rapports avec Simmel.
Dans le texte que Simmel prépare pour L’Année, apparaît un paragraphe
sur le sionisme. Durkheim demande à l’auteur de le supprimer, ce passage pou-
vant avoir des conséquences dommageables pour lui-même et pour L’Année.
Simmel s’exécute, mais ne ressent pas le besoin de dire à Durkheim qu’il est
lui-même juif19. Durkheim l’apprend de Bouglé quelque temps après, et va
aussitôt lui exprimer sa surprise : « Il semblait bien me rappeler que vous m’aviez
dit de Simmel qu’il était juif. Mais je suis un peu étonné qu’il ne me l’ait pas
dit quand je lui ai demandé de renoncer au passage de son article sur le sionisme,
19. Il ne faut pas oublier que Simmel est lui-même loin de cultiver ce trait culturel. D’un point
de vue religieux, sa famille et lui se sont convertis au protestantisme. Simmel n’est, en outre, pas
aussi sensible à la politique que Durkheim. Pour lui, ce qui importe le plus à ce moment-là est que
son article serve le projet d’une sociologie scientifique internationale. Tout le reste semble relégué
au second plan.
RdM20 13/05/05 12:21 Page 309
De la divergence à la rupture
20. L’intention de faire de la sociologie française, et non plus internationale, est déjà affichée
par Durkheim en 1898, lorsqu’il écrit à Hubert : « Je ne cherche pas des collaborateurs quand même.
Notre œuvre commune suppose une foi commune et une grande confiance mutuelle » (lettre à Hubert
non datée avec précision, 1898, fonds Hubert-Mauss).
21. En voilà la référence complète : É. Durkheim, « La sociologia e il suo dominio scientifico »,
Rivista italiana di sociologia, n° 4, 1900, p. 127-148. L’article est repris dans : É. Durkheim, « La
sociologie et son domaine scientifique », Textes I, Paris, Minuit, 1975, p. 13-36.
RdM20 13/05/05 12:21 Page 310
23. Cf. É. Durkheim, « Simmel (Georg). – Philosophie des Geldes (Philosophie de l’argent).
Leipzig, Dunker et Humblot, 1900, p. XVI-554 in – 8° », L’Année sociologique, Paris, Alcan, É.
Durkheim (sous la dir. de), n° 5, 1902, p. 140-145.
24. On pourrait presque aller jusqu’à dire que Durkheim ne cherche plus de sociologie en
Allemagne, si l’on se réfère au propos qu’il tient dans le Mercure de France la même année :
« Pour le présent, j’ai l’impression très nette que, depuis quelque temps déjà, l’Allemagne n’a pas
su renouveler ses formules. […] Les études de sociologie, qui jouissent actuellement chez nous
d’une vogue presque excessive, n’y comptent presque pas de représentants. Le fait me paraît d’autant
plus remarquable que, quand je débutai, il y a dix-huit ou vingt ans, dans les études que je poursuis,
c’est de l’Allemagne que j’attendais la lumière. […] Je me demande cependant si ce n’est pas aussi
le signe d’une certaine incuriosité, d’une sorte de repliement sur soi, de pléthore intellectuelle qui
s’oppose à des progrès nouveaux » (Morland, « Enquête sur l’influence allemande (suite) : II.
Sociologie et économie politique; III. Sciences; IV. Art militaire; V. Beaux-Arts. », Mercure de
France, Paris, Blais et Roy, n° 156, (1902) 1969, p. 647).
25. La critique de Durkheim devient en effet plus nuancée : « La souplesse d’esprit avec laquelle
M. Simmel se meut dans les questions qu’il traite, passant d’un sujet à l’autre, d’une idée à l’idée
voisine, donne de l’intérêt à ce qu’il écrit. Mais il en résulte aussi que les concepts qu’il emploie
n’ont généralement pas d’acception précise. Ils sont d’une élasticité excessive au gré du développement.
[…] Nous devons, d’autre part, remarquer que toute la partie qui concerne les frontières a été
traitée avec étendue et profondeur par M. Ratzel dans sa Politische Geographie, que M. Simmel ne
cite pas » – Durkheim, « Simmel (Georg). “Ueber räumliche projectionen socialer Formen” (Les
projections spatiales des formes sociales), Zeitschrift für Socialwissenschaft, 1903, H 5, p. 287-
302 », L’Année sociologique, n° 7, 1904, p. 647).
26. Cf. É. Durkheim, « Simmel (Georg). – The number of members as determining the sociological
form of the Group (Le nombre des membres d’une société comme facteur déterminant de la forme
du groupe). – The American Journal of sociology, VIII, n° 1, p. 1-46, et n° 2, p. 158-196 », L’Année
sociologique, n° 7, 1904, p. 647-649.
RdM20 13/05/05 12:21 Page 312
27. R. Hertz, « The sociology of conflict (La sociologie du conflit), The American Journal of
Sociology, 1904, IX, n° 4, p. 490, n° 5, p. 672, et n° 6, p. 798 », L’Année sociologique, n° 8, 1905,
p. 181-182.
28. Voir ici surtout la recension faite par Bouglé de la Soziologie (GSG 11, 1908) de Simmel
en 1910 : C. Bouglé, « Simmel (Georg). – Soziologie. Untersuchungen über die Formen der
Vergesellschaftung (Sociologie. Recherches sur les formes de l’association), Leipzig, Dunker et
Humblot, 1908, p. 782 in-8e » (L’Année sociologique, vol. XI, 1910, p. 17-20). Mentionnons pour
finir la recension de l’article de Simmel paru en 1909 dans la revue Logos, « Der Begriff und die
Tragödie der Kultur » (GSG 14, 1911) par Hubert et Gelly pour le volume 12 de L’Année sociologique
(1909-1912/1913, p. 17-20).
29. Cf. V. Karady, « Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les
durkheimiens », Revue française de sociologie, n° 20, 1979, p. 49-82.
RdM20 13/05/05 12:21 Page 313
S’agissant de décrire les relations entre Mauss et Simmel, il faut avant tout
préciser que ces auteurs appartiennent à deux générations différentes. Quatorze
ans séparent Simmel et Mauss – tout un monde, en somme, du point de vue de
l’univers sociologique en formation. Le regard sociologique, aussi fruste soit-il,
RdM20 13/05/05 12:21 Page 314
existe déjà pour Mauss, alors qu’il restait encore à cerner pour Simmel ou
Durkheim. Mauss profite en ce sens très directement des conseils de Durkheim.
Ils deviennent vite proches, le lien familial avec ses joies et ses peines renfor-
çant le lien professionnel auquel Mauss demeure fidèle jusqu’à la fin de sa vie30.
L’oncle, ce « prophète inspiré31 », est un chef de groupe dont Mauss reconnaît
l’autorité et embrasse le projet. Rien ne pouvait autant séparer d’emblée Mauss
et Simmel.
Contrastes…
30. Il le réaffirme dans sa notice biographique. Voir à ce propos « L’œuvre de Mauss par lui-
même » paru dans le n° 20 de la Revue française de sociologie (1979, p. 209-220).
31. Cf. G. Davy, L’Homme, le fait social et le fait politique, Paris/La Haye, Mouton, 1973.
32. « Le candidat à l’agrégation se dit “relativiste”, et il manifeste déjà un intérêt pour les
questions linguistiques et ethnologiques » [Fournier, 1994, p. 69].
33. Voir à ce propos : H.-J. Dahme, Ch. Gülich, O. Rammstedt (Projektleitung), Georg
Simmel « Sociale Differenzierung ». Theoriebildung im Schnittpunkt von Darwinismus,
Kathedersozialismus, Kulturgeschichte, Kantianismus und Völkerpsychologie, Bielefeld, DFG-
Abschlussbericht, 1989.
34. Voici ce que Mauss écrit à Milhaud le 7 janvier 1897 : « Quant à Wundt, j’irai bientôt
l’entendre, peut-être irai-je au Laboratoire. […] Reste Spinoza. Plus je lis les critiques, plus je le
trouve solide. J’ai renoncé, au moins pour le moment, aux études historiques. […] Je trouve
comme toi le peuple allemand sain […] » (lettre à Milhaud, 7/01/1897, fonds Hubert-Mauss).
RdM20 13/05/05 12:21 Page 315
35. Il faut ici faire la distinction entre trois grandes époques de la Völkerpsychologie, qui
correspondent à trois écoles différentes. La première époque de la Völkerpsychologie (env. 1860-
1890) est marquée par l’école de M. Lazarus et H. Steinthal. Elle s’occupe de l’étude du langage
et de la culture des peuples. Elle se donne pour projet l’établissement d’une théorie de l’esprit
des peuples, qui est une forme d’anthropologie générale des différentes cultures et sociétés humaines.
Cette école est combattue quelques années plus tard par l’école de W. Wundt (env. 1890-1920).
Wundt veut doter la psychologie des peuples d’un caractère plus « scientifique », en partant des
lois de l’individu en tant que complexe psycho-physiologique, pour aller vers les lois sociales et
culturelles. – Sur cette périodisation, voir notamment H. Hiebsch, « Wilhelm Wundt und die
Anfänge der experimentellen Psychologie. Bemerkungen zum Zentenarium der modernen
Psychologie. », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Veb Deutscher Verlag der
Wissenschaften, vol. 4, 1980, p. 489; sur le conflit entre la première et la deuxième école, voir
entre autres : H. Steinthal, « Begriff der Völkerpsychologie », Zeitschrift für Völkerpsychologie
und Sprachwissenschaft, Leipzig, Wilhelm Friedrich, M. Lazarus et H. Steinthal (sous la dir. de),
1887, p. 233-264; A. Arnold, W. Meischner, « Wilhelm Wundt. Psychologie und Philosophie im
Widerstreit », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Veb Deutscher Verlag der Wissenschaften,
vol. 4, 1980, p. 496-504. – C’est enfin Thurnwald qui devient, dans le début des années 1900, le
chef de file d’une troisième école de la Völkerpsychologie (env. 1910-1935), qui concurrence celle
de Wundt. Thurnwald se tourne résolument vers l’anthropologie anglo-saxonne (cf. notamment
ses articles à l’accent programmatique : R. Thurnwald, « Probleme der Völkerpsychologie und
Soziologie », Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Leipzig, C. L. Hirschfeld,
R. Thurnwald, 1925, p. 1-20; R. Thurnwald, « Die Probleme einer empirischen Soziologie. »,
Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Leipzig, C. L. Hirschfeld, R. Thurnwald, 1927,
p. 252-253), et laisse quelque peu de côté l’aspect psycho-physiologique cher à Wundt. Il renoue
en revanche avec certaines intuitions de Lazarus et Steinthal, mais à partir de l’étude empirique
des cultures et des sociétés.
RdM20 13/05/05 12:21 Page 316
« Rapprochements » négatifs
36. Cf. O. Rammstedt, Zur Ästhetik Simmels. Die Argumentation in der “Jugend” 1897-1906,
faculté de sociologie, université de Bielefeld, 1988.
37. Il est difficile de ramener les écrits de la période de la Première Guerre mondiale (cf. G.
Simmel, GSG 16, 1998) à un engagement à strictement parler « politique » de Simmel. Ce serait
une exagération qui ne tiendrait pas vraiment compte de la complexité de la question de sa position
face à la guerre. Relevons que Lukács a franchi le pas en assimilant Simmel à un penseur « fasciste »
et « raciste » (cf. G. Lukács, Die Zerstörung der Vernunft, Neuwied, Luchterhand, 1962, p. 188), à
la charge de l’obscurantisme et de la « mystique nihiliste » de la « décadence impériale » [ibid.,
p. 353, 359 et 364].
RdM20 13/05/05 12:21 Page 317
38. Le 3 juillet 1898, Mauss est invité par J. G. Frazer à dîner (lettre à Mauss, 3/07/1898,
fonds Hubert-Mauss). Les deux hommes ainsi que la femme de Frazer, Lili Frazer, entretiendront
une correspondance régulière (on compte au moins 24 lettres de Frazer à Mauss de 1898 jusqu’au
mois de janvier 1931).
39. Du reste, Durkheim le lui rappelle maintes fois, comme dans le passage qui suit : « Or tu
[Marcel Mauss] es une des chevilles ouvrières de la combinaison et tout à fait essentielle, non
seulement parce que tu es à Paris, mais encore parce que, je le prévois et je l’espère, de L’Année
sociologique va se dégager une théorie qui, exactement opposée au matérialisme historique si grossier
et si simpliste malgré sa tendance objectiviste, fera de la religion, et non plus de l’économie, la
matrice des faits sociaux » (lettre à Mauss de juin 1897, in Durkheim, 1998, p. 71).
RdM20 13/05/05 12:21 Page 318
Jusqu’au début de l’année 1897, Durkheim et Mauss sont donc – le mot n’est
pas trop fort – submergés de travail. En même temps, ils baignent dans une cer-
taine euphorie. Ils se convainquent jour après jour de la viabilité de L’Année;
et les contacts avec l’étranger se multiplient. C’est dans ce contexte que Mauss
apprend de Durkheim l’existence de Simmel : « Je me suis depuis le retour donné
presque tout entier à L’Année. Lapie et Bouglé sont pleins d’ardeur, et m’ont
écrit des lettres très dévouées et très zélées. J’ai écrit à É. Lévy; Richard est déjà
au travail. Moi j’ai dépouillé le Literatur Zentralblatt de 1896. J’ai trouvé quelques
petites choses pouvant t’intéresser. Mais je t’avoue que je me suis surtout occupé
de ce qui concerne mes autres collaborateurs. Toi je t’abandonne à toi-même.
Aujourd’hui j’ai écrit à Simmel. Nous verrons ce qu’il répondra » [lettre à Mauss
du10/04/1897, in Besnard, Fournier, 1998, p. 54]. Mauss est donc tenu au cou-
rant de la relation suivie de son oncle à Simmel et va en connaître toutes les
péripéties – vues par Durkheim.
Aux mois de juin et juillet 1897, Durkheim, comme nous l’avons vu plus
haut, peine à classer la sociologie de Simmel dans les rubriques de L’Année. Il
dit à Mauss son scepticisme : « Pour ce qui est de Simmel, tu sais que je suis
loin d’en être enthousiaste. Mais je ne voulais pas avoir l’air de me poser dans
un isolement trop orgueilleux, ou de ne publier que de ma copie. Or, c’est encore
à lui que je pouvais m’adresser le mieux » [lettre à Mauss de juin 1897, in
Besnard, Fournier, 1998, p. 59]. Le choix de Simmel est bien un choix straté-
gique, car Durkheim – et Mauss probablement – n’est pas d’accord avec lui, ou
plutôt, la sociologie de Simmel ne correspond pas bien à la sociologie qu’il veut
présenter. Son avis se radicalise début janvier 1898, soit lorsqu’il a terminé la
correction de l’article de Simmel, et qu’il s’apprête à le publier : « Tu ne m’as
rien dit de mon projet de publier en même temps mes deux leçons (remaniées)
sur la définition de la religion. Cela aurait le grand avantage, combiné avec votre
article, de donner un coup de barre bien net. Il me semble que ce serait d’un
très bon effet. On verrait que cette manière de considérer la religion n’est pas
en l’air; votre travail en serait la preuve. Et on verrait que ce travail tient à une
conception générale qui est susceptible d’applications plus étendues. L’Année
aurait moins de variété, mais qu’importe? Et puis, pour avoir de la variété, il
me faudrait encore prendre un Simmel quelconque » [lettre à Mauss de début
janvier 1898, in Besnard, Fournier, 1998, p. 100]. Avant même l’affaire du para-
graphe sur le sionisme, et bien avant 1900, Durkheim a sur Simmel une opi-
nion bien arrêtée, et Mauss restera fondamentalement marqué par ce jugement
dans son attitude à l’égard de Simmel.
Après la guerre, Mauss évoquera Simmel dans quelques textes. On peut lire,
en 1927, dans « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », le nom
de Simmel dans une référence à la sociologie générale que défend Mauss. La
sociologie générale doit découvrir les rapports « […] qui existent entre les divers
ordres de faits sociaux considérés tous ensemble et considérés chacun séparé-
ment : morphologiques et physiologiques d’une part et, en même temps, reli-
gieux, économiques, juridiques, linguistiques, etc. » [Mauss, t. III, 1927, p. 227].
Mais la sociologie générale n’est pas « le pur domaine des pures généralités,
RdM20 13/05/05 12:21 Page 319
surtout des généralités hâtives. Elle est, avant tout, l’étude des phénomènes géné-
raux. […] Ces phénomènes généraux sont ceux : de la tradition, de l’éducation,
de l’autorité, de l’imitation, des relations sociales en général, entre classes, de
l’État, de la guerre, de la mentalité collective, de la raison, etc. Nous négli-
geons ces grands faits et les négligerons probablement encore longtemps. Mais
d’autres ne les oublient pas. Sur l’autorité, on peut citer le livre de M. Laski.
Durkheim et les partisans de la social pedagogics traitent de l’éducation. D’autres
auteurs réduisent même la sociologie tout entière à ces considérations des faits
généraux : c’est le cas de Simmel et de ses élèves, celui de M. von Wiese et de
sa Beziehungslehre. Nous ne sommes pas trop d’accord avec eux; mais ils ont
raison de ne pas considérer l’étude des édifices sociaux comme relevant de la
seule sociologie juridique » [Mauss, t. III, 1927, p. 227]. C’est encore à l’oc-
casion d’un article portant sur le statut et la façon de faire de la sociologie [Mauss,
t. III, 1934, p. 303-358] que Mauss, sept ans plus tard, cite à nouveau Simmel :
« D’autre part, une masse considérable de travaux, souvent très honorables,
apporte en ce moment à une sociologie générale proprement dite de grandes
quantités de faits et d’idées. Les écoles de sociologie allemandes, même et y
compris celle que fonda Max Weber, comme celle de Simmel, et encore plus
celle de Cologne, avec Scheler et von Wiese, si préoccupées de réalité qu’elles
soient, si fournies en observations ingénieuses, ont cantonné leur effort
presque toujours sur les problèmes de la vie sociale en général. Les socio-
logues allemands, sauf quand ils sont ethnologues en même temps, renoncent
presque à toutes les sociologies spéciales. Les séries de faits bien délimités que
celles-ci précisent sont abandonnées par eux à des sciences spéciales ou à l’his-
toire. Il s’agit, dans ce mémoire, de montrer quelle est la place de ces spécula-
tions sur les faits généraux, et aussi de montrer comment il est possible de les
étoffer de nouvelles observations plus méthodiques » [Mauss, Fragments d’un
plan de sociologie générale descriptive, 1934, t. III, p. 304]. On retrouve encore,
au hasard des brouillons du fonds Hubert-Mauss, le nom de Simmel écrit à la
main. C’est le cas du brouillon de « La nation » [Mauss, t. III, p. 573-625] où
Mauss qualifie Simmel de « pédagogue », une manière dépréciative pour lui de
le distinguer des sociologues.
Aucun doute n’est permis : Mauss et Simmel ne partagent pas la même
conception de la sociologie. Et pourtant, Mauss se rapproche positivement de
la sociologie de Simmel, et cela dès la parution du premier numéro de L’Année.
Mais c’est également à partir de ce moment-là que Mauss prend une cer-
taine autonomie par rapport à Durkheim. Voyons d’abord ce dernier point.
Mauss le scientifique prend assez tôt une voie différente de celle de Durkheim
en amenant la sociologie au cœur de l’engagement politique. En 1899, au moment
où le premier texte important de Mauss paraît dans L’Année, il écrit « L’action
socialiste » [Mauss, EP, 1899]. Pour lui, « l’action socialiste est, avant tout, et
c’est là mon premier point, une action de transformation de la société, une action
RdM20 13/05/05 12:21 Page 320
40. Cf. M. Fournier, « “Comme si…” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 116-
117, 1997, p. 105-107.
41. L’extrait suivant l’illustre bien : « Dans la seule apparence historique, il y a effectivement
libre fusion du contenu et de la forme sociétale, il n’y a aucun état précis ou développement qui
serait simplement social et qui ne serait pas en même temps l’état ou le développement d’un ¤
RdM20 13/05/05 12:21 Page 321
¤ contenu » [Simmel, GSG 5, 1894, p. 56]. C’est ce balancement entre la forme et le contenu
qui fait dire à Simmel qu’il n’y a pas de fait directement social, mais une occurrence qui présente
quelque chose de social. Le social est l’une des propriétés des objets de nos échanges, une parmi
d’autres.
42. Toujours dans son texte « Das Problem der Sociologie » (GSG 5, 1894), Simmel dit : « La
société dans son sens le plus large est présente là où plusieurs individus entrent en “effet de
réciprocité” » [p. 54].
RdM20 13/05/05 12:21 Page 322
43. Mauss rendra hommage à Marillier dans son article « La théorie de la religion selon
Marillier » (Mauss, t. I, 1902).
RdM20 13/05/05 12:21 Page 323
suis désolé de vous avoir manqué lors de votre séjour à Berlin » (lettre de
Gretingren à Mauss, 1906, fonds Hubert-Mauss). Simmel enseigne à Berlin,
où il fait presque figure d’attraction touristique de la ville. Mauss l’y aurait-il
rencontré ? Aurait-il suivi l’un de ses cours, se serait-il intéressé à lui d’une
manière ou d’une autre? Impossible de le savoir.
Le comportement ambivalent de Mauss vis-à-vis de Durkheim produit
l’étrange effet suivant : lorsque nous nous penchons sur les écrits principaux de
Simmel et Mauss à la même période (1898-1907/1909), que constatons-nous?
Les thèmes de recherche de Mauss se concentrent presque essentiellement sur
la religion, la magie et la mythologie des tribus australiennes, des Indiens et
des Eskimos, dans un constant dialogue avec les théories européennes44. Au
même moment, l’œuvre de Simmel portant sur la religion prend toute son
ampleur45. Mauss réalise ce travail en partie pour le livre de Durkheim sur Les
Formes élémentaires de la vie religieuses (1912). Une telle proximité des centres
d’intérêt est presque unique à cette époque de la sociologie, comme si Simmel
et les durkheimiens se répondaient par œuvres interposées. Peut-on transposer
cette situation au rapport Simmel-Mauss? Est-il possible que Mauss entretienne,
fût-ce pour Durkheim et les durkheimiens ou inconsciemment, un dialogue sou-
terrain avec Simmel?
L’absence d’éléments matériels attestant de relations directes entre Simmel
et Mauss ne nous autorise pas à aller plus loin que ces quelques questions, à
l’heure actuelle encore peu débattues. Mais il est intéressant de constater que
Mauss non seulement renouvelle, mais porte à son paroxysme une ambiva-
lence analogue à celle que nous avions déjà constatée entre Durkheim et Simmel.
Mauss ne connaît apparemment Simmel que par ce qu’en dit Durkheim et, pro-
bablement, par les traductions françaises de ses articles les plus célèbres. D’emblée,
et sa vie durant, il se positionne contre son approche. Mais les lignes générales
de sa pensée montrent que Mauss développe un relativisme proche de celui de
Simmel, et qu’il entretient une définition de l’objet de la sociologie qui est éga-
lement celle de Simmel – tout cela s’intensifiant à partir du moment où Mauss
prend une distance théorique et relationnelle à Durkheim. Le processus culmine
dans les années 1906-1907.
44. Mentionnons à ce propos « “Le Rameau d’Or” de Frazer » (t. I, 1902), « La notion d’âme
en Chine » (t. II, 1903), « Mythologie et symbolisme indiens » (t. III, 1903), « Les Eskimo » (t. III,
1904), « L’origine des pouvoirs magiques dans les sociétés australiennes. Étude analytique et critique
de documents ethnographiques » (t. II, 1904), « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes
religieux » (t. I, 1906) en collaboration avec Hubert, « L’art et le mythe d’après M. Wundt » (t. II,
1908), et enfin « La prière » (t. I, 1909).
45. Cf. notamment : « Zur Soziologie der Religion » (GSG 5, 1898), « Vom Heil der Seele »
(GSG 7, 1902/1903), « De la religion du point de vue de la théorie de la connaissance » (1903),
« Die Gegensätze des Lebens und die Religion » (GSG 8, 1904/1905), « Ein Problem der
Religionsphilosophie » (GSG 8, 1905), « Die Religion » (GSG 10, 1906), « Das Christentum und
die Kunst » (GSG 8, 1907), « Religiöse Grundgedanken und moderne Wissenschaft. Eine Umfrage »
(1909).
RdM20 13/05/05 12:21 Page 324
Les parallèles biographiques que nous avons relevés entre Mauss et Simmel
restent ce qu’ils sont : ils existent, mais ne se convergent pas. En revanche, il y
aurait peut-être plus d’affinités repérables au niveau de leurs conceptions théo-
riques générales. Reste à savoir si en creusant les textes de ces deux auteurs,
nous retrouvons ces proximités, et si nous pouvons en évaluer la profondeur.
Nous pourrions par exemple, prendre en considération ce qui nous apparaît
être le cœur de la pensée de Mauss et de Simmel, respectivement le don et la
Wechselwirkung46. Mauss qualifie le don de fait social total, à savoir d’ensemble
« complet » de relations sociales par lesquelles circulent les choses, les hommes
et les messages de façon particulière, puisqu’ils sont donnés, reçus et rendus.
Cette structure du donner-recevoir-rendre s’articule sur la base d’un mouvement
réciproque, le don/contre-don. La Wechselwirkung de Simmel présente presque
les mêmes propriétés. C’est un mouvement d’attraction et de répulsion qui consti-
tue la dynamique de chaque relation humaine. Cette dynamique instaure une
circulation généralisée des formes (langage, signes, etc.) dans lesquelles nous
communiquons le contenu de ce que nous éprouvons. Ces formes peuvent être
des choses, des hommes ou des messages et c’est leur circulation qui fait société.
Comme on peut l’observer, les ressemblances existent bel et bien, et il vaudrait
la peine de les approfondir47.
Le but de ce genre d’étude n’est évidemment pas d’attirer le regard sur une
« curiosité », une de plus diront certains : deux traditions qui dès le début du siècle
ont décidé de ne plus communiquer en face-à-face. L’examen proposé vise au
contraire la mise à jour des explorations qui ont donné à la sociologie euro-
péenne ses premières armatures et ses grandes problématiques. Avec Simmel
et Mauss, nous touchons à ce qui concerne la relation humaine dans l’interro-
gation sociologique. Ce que notre développement suggère, c’est que la question
s’est posée chez deux sociologues marginaux, et qu’elle devient par suite une
question marginale en sociologie, marginalité dont atteste l’échec européen à
donner à cette discipline, la sociologie, une base programmatique stable d’em-
blée fondamentale.
Les détracteurs de la perspective très grossièrement esquissée ici puisent à
l’argumentaire suivant : en fait, le questionnement esquissé par Simmel et Mauss
a fait les choux gras de la sociologie interactionniste américaine; leur margi-
nalité n’est donc pas si grande. En réalité, nos recherches actuelles semblent
indiquer que, dans la tradition sociologique américaine aussi, la problématique
46. L’un des premiers essais décisifs dans ce sens a été tenté par T. Keller (1999), lors de la
conférence qu’il a donnée à Strasbourg en l’honneur de la traduction française par L. Deroche-
Gurcel de la Soziologie de Simmel : « La pensée du don de Simmel et Mauss : médiations franco-
allemandes ». Les actes de ce colloque sont publiés aux PUF.
47. C’est le travail que nous avons proposé dans notre thèse de doctorat : « Georg Simmel,
Marcel Mauss. Éléments pour une approche sociologique de la relation humaine » (université de
Lausanne/université de Paris-X, 2001).
RdM20 13/05/05 12:21 Page 325
Simmel, G., 2000, Das Wesen der Materie (1881). Abhandlungen 1882-1884. Rezensionen
1883-1901, GSG 1, Köhnke K. Ch., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort,
Suhrkamp.
— 1989, Aufsätze 1887-1890. Über sociale Differenzierung (1890). Die Probleme der
Geschichtsphilosophie (1892), GSG 2, Dahme H.-J., Rammstedt, O. (sous la dir.
de), Francfort, Suhrkamp.
— 1989, Einleitung in die Moralwissenschaft, I (1892/1904), GSG 3, Köhnke K. Ch.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1989, Einleitung in die Moralwissenschaft, II (1893), GSG 4, Köhnke K. Ch., Rammstedt
O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1992, Aufsätze und Abhandlungen 1894-1900, GSG 5, Dahme H.-J., Frisby D. P.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1996, Philosophie des Geldes (1900/1907), GSG 6, Frisby D. P., Köhnke K. Ch.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1995, Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, I, GSG 7, Kramme R., Rammstedt A.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1993, Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, II, GSG 8, Cavalli A., Krech V.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1987, Kant. Die Probleme der Geschichtsphilosophie (Zweite Fassung 1905/1907),
GSG 9, Oakes G., Röttgers K. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
RdM20 13/05/05 12:21 Page 326
— 1998, Philosophie der Mode (1905). Die Religion (1906/1912). Kant und Goethe
(1906/1916). Schopenhauer und Nietzsche (1907), GSG 10, Behr M., Krech V.,
Schmidt G., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1992, Soziologie (1908), GSG 11, Köhnke K. Ch., Rammstedt O. (sous la dir. de),
Francfort, Suhrkamp.
— 2001, Aufsätze und Abhandlungen 1909-1918, I, GSG 12, Kramme R., Rammstedt
A., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 2001, Aufsätze und Abhandlungen 1909-1918, II, GSG 13, Kramme R., Rammstedt
A., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1996, Hauptprobleme der Philosophie. Philosophische Kultur, GSG 14, Kramme
R., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1998, Grundfragen der Soziologie (1917). Der Krieg und die geistigen Entscheidungen
(1917). Der Konflikt der modernen Kultur (1918). Vom Wesen des historischen
Verstehens (1918). Lebensanschauung (1918), GSG 16, Fitzi G., Rammstedt O. (sous
la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 2002, Französisch- und italienischsprachige Veröffentlichungen. Aufsätze und
Abhandlungen. Mélanges de philosophie relativiste, GSG 19, Papilloud C., Rammstedt
A., Rammstedt O., Watier P. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
PRÉSENTATION 327
Mauss M., 1905, «A. Vierkandt. – Wechselwirkungen beim Ursprung von Zauberbraüchen.
Archiv für die Gesamte Psychologie, 1903, II, p. 81-93 », L’Année sociologique,
n° 8, 1905, p. 318-319.
— [1947] 1967, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot.
— [1959] 1999, Sociologie et Anthropologie, Paris, Quadrige.
— 1968, Œuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit.
— 1969, Œuvres. 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Minuit.
— 1974, Œuvres. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris,
Minuit.
— 1996, « L’œuvre de Mauss par lui-même », Revue européenne des sciences sociales,
t. XXXIV, n° 105, p. 225-236; initialement publié dans la Revue française de socio-
logie, 1979, n° 20, p. 209-220.
— 1997, Écrits politiques, Fournier M. (sous la dir. de), Paris, Fayard.
— 2000, « Théorie de la liberté ou de l’action. Commentaire du Ve livre de l’Éthique de
Spinoza », Revue du MAUSS semestrielle, n° 16, p. 419-428.