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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS


Naissance ratée de la sociologie européenne1

par Christian Papilloud

L’approche socio-philosophique de Georg Simmel s’est inscrite et conçue


en relation à la France, et en particulier à Émile Durkheim 2. Dans quelle
mesure Mauss a-t-il été au courant des travaux de Simmel, et comment les a-
t-il interprétés? Pour mieux cerner cette question, nous nous proposons d’es-
quisser la reconstruction des rapports ayant existé entre ces trois penseurs.
Notre lecture relie la vie des auteurs et leur conception de la sociologie à
un moment charnière de la naissance de cette discipline : celui de la sociologie
entrant à l’Université, où elle cherche à s’affirmer comme science de l’homme.
Nous utiliserons pour cela des éléments biographiques, des correspondances et
des documents relatifs aux groupes de chercheurs avec lesquels Simmel et Mauss
ont été en contact3.

1. Nous remercions le Collège de France qui détient le fonds Mauss-Hubert et qui nous a
gracieusement autorisé à publier ce texte. Nos remerciements particuliers vont à M. Gilbert Dagron,
administrateur du Collège de France, M. feu Pierre Bourdieu, Mme E. Maury, aide archiviste du
Collège de France, Mme M.-R. Cazabon, directrice de la Bibliothèque générale et des Archives du
Collège de France, et Mme F. Terrasse Riou, responsable des Affaires culturelles et des Relations
extérieures au Collège de France. Nous remercions Otthein Rammstedt de nous avoir autorisé la
publication de cet article initialement paru dans sa revue, le Simmel Newsletter (1999, vol. 9, n° 2,
p. 111-131), sous le titre Simmel, Durkheim, Mauss. La sociologie entre l’Allemagne et la France.
Fragments d’une co-naissance. Par rapport au texte publié dans le Simmel Newsletter, nous avons
légèrement modifié notre article de façon à le faire correspondre aux besoins de la publication
présente. La bibliographie de la littérature secondaire est donnée dans les notes. La bibliographie
des œuvres de Simmel actuellement disponibles (notées GSG : Georg Simmel Gesamtausgabe),
les traductions françaises de Simmel et les œuvres de Mauss sont indiquées en fin d’article.
2. Signalons les deux ouvrages de W. Lepenies qui portent sur la naissance de la sociologie,
et notamment sur les relations des intellectuels français et allemands : Gefährliche
Wahlverwandschaften. Essays zur Wissenschaftsgeschichte, Stuttgart, Reclam, 1989 (voir en
particulier p. 80-110); Die drei Kulturen. Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft, Hambourg,
Rowohlt, 1988.
3. Pour Durkheim et Mauss, nous nous référons aux travaux de Ph. Besnard, « Textes inédits
ou inconnus d’Émile Durkheim » (Revue française de sociologie, n° 17, 1976, p. 165-180), M. Fournier,
Marcel Mauss (Paris, Fayard, 1994), Ph. Besnard et M. Fournier (sous la dir. de), Lettres à Marcel
Mauss (Paris, PUF, 1998), ainsi qu’aux éléments et correspondances du fonds Hubert-Mauss du
Collège de France. Pour Simmel, nous utilisons le texte de H. Simmel, Erinnerungen (1941-1943),
faculté de sociologie de l’université de Bielefeld, les ouvrages de L. Coser, Masters of Sociological
Thought : Ideas in Historical and Social Context (New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1977),
K.-Ch. Köhnke, Der junge Simmel in Theoriebeziehungen und sozialen Bewegungen (Francfort,
Suhrkamp, 1996), M. Junge, « Zur Rekonstruktion von Simmels soziologischen Aprioris als
Interpretationskonstrukten – ein Versuch », Simmel Newsletter (vol. 7, n° 1, 1997, p. 42-48),
K. Lichtblau, Georg Simmel (Francfort, New York, Reihe Campus, 1997), G. Fitzi, Henri Bergson
und Georg Simmel : ein Dialog zwischen Leben und Krieg. Die persönliche Beziehung und der
wissenschaftliche Austausch zweier Intellektuellen im deutsch-französischen Kontext vor dem Ersten
Weltkrieg (thèse de doctorat, faculté de sociologie, université de Bielefeld, 1999), ainsi que la ¤
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DURKHEIM ET SIMMEL. NAISSANCE DE LA SOCIOLOGIE


SCIENTIFIQUE AUTOUR D’UNE COLLABORATION MANQUÉE

Durkheim et Simmel sont contemporains. Ils naissent tous deux en 1858 et


meurent presque en même temps (Durkheim le 5 novembre 1917, Simmel le
26 septembre 1918). Les contacts entre Durkheim et Simmel, qui se dévelop-
pent dès 18944, s’effectuent par personne interposée, à savoir Célestin Bouglé.
Bouglé joue un rôle important dans les rapports entre Simmel et Durkheim
pour au moins deux raisons : premièrement, Bouglé connaît Simmel avant
Durkheim, soit à partir de février 18945. Cette relation intervient peu de temps
après que Simmel ait été en contact avec l’Institut international de sociologie
de René Worms, dont il est devenu membre6. Deuxièmement, Bouglé publie
en 1894 le premier compte rendu sur Simmel jamais paru en France sous le
titre « Les sciences sociales en Allemagne : G. Simmel7 ». Il y commente
Über sociale Differenzierung (GSG 2, 1890), Die Probleme der Geschichts-

¤ correspondance de Simmel et les documents d’archives de la Georg Simmel Gesellschaft de


l’université de Bielefeld. Nous nous servons également des éléments de correspondance recueillis
à Bielefeld et appartenant au fonds Bouglé de la Bibliothèque nationale de Paris, et du fonds
Xavier Léon de la bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne à Paris. Pour des informations détaillées
sur les relations de Simmel et des sociologues français, nous renvoyons également à l’introduction
au tome 19 des œuvres complètes de Georg Simmel que nous avons éditées avec Angela Rammstedt
et Patrick Watier, et qui vient de paraître chez Suhrkamp (GSG 19, 2002, p. 379-421).
4. Durkheim cite Simmel pour la première fois à notre connaissance en 1887, dans son article
« La Philosophie dans les universités allemandes », Revue internationale de l’enseignement (n° 13,
p. 315, note 6). Il connaît Über sociale Differenzierung, qu’il cite dans sa thèse de doctorat De la
division du travail social (1893) ( p. 9, note 1, 1996 pour l’édition PUF/Quadrige).
5. À Bouglé, qui vient d’arriver en France et veut suivre les cours de Simmel, ce dernier
répond le 4 mars 1894 en lui indiquant la date de ses cours et en le remerciant de sa lettre amicale.
En avril et mai, Bouglé rencontre le Privat-Dozent allemand à Berlin. En mai, Bouglé demande à
Halévy s’il y aurait une place pour un article de Simmel, « Das Problem der Sociologie », dans la
Revue de métaphysique et de morale : « Qu’en dis-tu? Y a-t-il une place (une bonne) dans le numéro
de septembre ? Ce n’est pas de la métaphysique proprement dite sans doute, mais enfin la
définition nouvelle ce n’est pas déjà si bête. Et puis c’est de la haute actualité » (lettre à Halévy,
mai 1894, archives Simmel). Halévy lui répond avec enthousiasme le 9 mai 1894. Bouglé traduit
alors l’article de Simmel pour ladite revue. L’article paraît finalement en septembre, dans le n° 2 de
la revue (1894, p. 497-504) sous le titre : « Le problème de la sociologie ».
6. Simmel est traduit et publié en français par Worms (article « La différenciation sociale »
paru dans le n° 2 de la Revue internationale de sociologie, Paris, Giard et Brière, 1894, p. 198-
213). Il est mentionné dans la « Liste des membres de l’Institut », dans le n° 1 des Annales de
l’Institut international de sociologie (1893-95, p. XIV). Au moment de la parution du premier numéro
de la revue, l’institut se compose des personnalités suivantes : A. Schaeffle en est le président, c’est
un proche de Simmel et l’un de ses inspirateurs ; D. Galton, L. Gumplowicz, M. Kovalewsky et
C. Letourneau en sont les vice-présidents; R. Worms en est le secrétaire général.
7. Ce compte rendu paraît dans le n° 2 de la Revue de métaphysique et de morale (p. 329-355).
Au même moment, Bouglé prépare la publication de ses Notes d’un étudiant français en Allemagne
(1895). Celles-ci seront publiées sous le pseudonyme de Jean Breton chez Calmann-Lévy, à Paris,
en un seul volume. Mais des articles tirés des notes paraissent dès juin 1894 dans la Revue de Paris
(1894, p. 49-79). Sur tous ces points, voir également la thèse déjà citée de Fitzi [p. 12 sq.].
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philosophie (GSG 2, 1892) et Einleitung in die Moralwissenschaft (GSG 3-4,


1892-93).
Ces deux raisons suffisent à considérer Bouglé comme la plaque tournante
des relations entre Simmel, Durkheim et les durkheimiens en général. Mais com-
ment se sont réalisés ces échanges? Commençons par décrire les rapports entre-
tenus par Simmel avec le groupe de chercheurs représenté par Worms.

Simmel et l’Institut international de sociologie

Les relations de Simmel avec l’Institut international de sociologie se pas-


sent mal : en effet, l’Allemand est déçu de la traduction de son premier article
paru en français, « La différenciation sociale8 », que Worms publie dans la Revue
internationale de sociologie. Simmel s’aperçoit que le texte travaillé par Worms
déforme sa pensée. Pour le second article9 qu’il prépare (« Influence du nombre
des unités sociales sur les caractères des sociétés », 1893-1995), également
destiné à la revue de Worms, Annales de l’Institut international de sociologie,
il demande à Bouglé de revoir la version française. Il fera plus tard part à celui-
ci de sa déception quant au temps de parution du premier numéro des Annales :
« Mon article sur la détermination numérique [en français dans la lettre] […]
est dans les mains de Mr Worms, comme il me l’a annoncé. Depuis, je n’en ai
plus entendu parler. Je ne peux cacher que le report de la publication (qui
devait paraître en janvier !) m’a beaucoup étonné, et que tout l’Institut de
sociologie semble m’avoir donné des raisons peu solides. Je vous prie de ne
pas faire usage de mon opinion » (lettre de Simmel à Bouglé, 22/06/1895,
archives Simmel).
À la suite de déceptions répétées, Simmel s’éloigne de l’Institut de socio-
logie et approfondit ses contacts avec la Revue de métaphysique et de morale10.
Une fois encore, Bouglé est au carrefour de ces relations. En avril-mai 1894, il
écrit à Halévy : « Sache bien quels sont les tours qui lui [à Simmel] ont été
joués par Worms, afin que l’on prenne garde de ne pas les lui jouer une seconde
fois » [Halévy, 1894, p. 142]. Ce détour par la Revue de métaphysique et de
morale va être à l’origine de la rencontre avec Durkheim.

La rencontre avec Durkheim et L’Année sociologique

La position de Bouglé possède de grands avantages stratégiques pour les


relations que Simmel entretient avec les intellectuels français. Bouglé est
philosophe et durkheimien ; un peu à l’image de Simmel, il balance entre la

8. Cf. G. Simmel, 1894, « La différenciation sociale », Revue internationale de sociologie, n° 2,


p. 198-213. L’article est tiré du livre de Simmel Über sociale Differenzierung. Sociologische und
psychologische Untersuchungen (GSG 2, 1890).
9. Cet article sera publié par Simmel dans sa Soziologie (GSG 11, 1908, p. 63-159; S, 2000,
p. 81-161).
10. Simmel écrit deux fois à Xavier Léon en l’espace de dix jours, le 5. 10. 1894 et le 15. 10. 1894
(archives Simmel).
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philosophie et la sociologie. Cela favorisera les contacts que Simmel aura avec
Xavier Léon, puis avec Durkheim.
Bouglé entretient avec Durkheim des relations marquées par une triple dis-
tance : tout d’abord celle de l’élève au professeur, puis bientôt celle du col-
lègue et enfin celle du philosophe au sociologue. Comme Simmel, Bouglé refuse
la séparation entre les différents domaines de la science, notamment entre la
sociologie, la psychologie et la philosophie. Durkheim est en revanche favo-
rable à la séparation de ces domaines. Il est probable que, dans un premier temps,
la position de Bouglé ait pu laisser planer le doute entre Simmel et Durkheim
quant à leurs optiques théoriques respectives et leur conception de la sociolo-
gie. Si l’on ajoute à cela l’envie évidente de collaborer qui se fait jour aussi
bien du côté de Simmel que de Durkheim – et leur volonté commune de « faire
science » –, on peut alors comprendre que ces deux auteurs passent assez rapi-
dement sur leurs différences théoriques et s’attellent ensemble à la construc-
tion d’une sociologie universitaire internationale.
Chez Simmel, cette attitude se manifeste très directement en 1894 par la
publication de son article « Das Problem der Soziologie » en trois langues : en
allemand dans le Schmollers Jahrbuchb11 ; en français, dans la Revue de méta-
physique et de morale12 ; en anglais dans les Annals of the American Academy
of Political and Social Science13. Le texte va être ensuite repris par Albion Small
pour la fondation de l’American Journal of Sociology (1896). Durkheim pré-
voit également de publier cet article dans le premier numéro de L’Année socio-
logique14. Or, cette dernière publication n’a pas lieu.
Cet incident affecte Simmel, qui s’en ouvre à Bouglé dans une lettre du
27 novembre 1895 : « Aussi bien que j’aie pu voir les feuillets, vous ne prévoyez
pas de publication supplémentaire de mon “Problème de la sociologie” ; cela
me peine, parce que je tenais ce petit article pour ce que j’ai produit de plus
porteur de fruits » (lettre de Simmel à Bouglé, 27/11/1895, archives Simmel).
Simmel croyait y avoir calibré le programme d’une sociologie scientifique. Mais
les Français semblent avoir eu de la peine à reconnaître là un véritable travail
de sociologue. Il règne une ambiguïté au sujet de Simmel qui se laisse déjà
percevoir dans la correspondance de Bouglé à Xavier Léon. Ce dernier écrit à
Bouglé le 9 mai 1894 en lui disant qu’il tient Simmel non seulement pour un

11. G. Simmel, « Das Problem der Sociologie », Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und
Volkswirtschaft im Deutschen Reich, G. Schmoller (sous la dir. de), XVIII, 4, 1894, p. 271-277.
12. G. Simmel, « Le problème de la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, X. Léon,
É. Halévy (sous la dir. de), t. II, 1894, p. 497-504.
13. G. Simmel, « The problem of sociology », Annals of the American Academy of Political
and Social Science, E. J. James (sous la dir. de), t. VI, 1895, p. 52-63.
14. L’Année sociologique est le grand projet de Durkheim. Fournier décrit sa naissance ainsi :
« S’inspirant du modèle de la revue L’Année psychologique dirigée par Binet et publiée pour la
première fois en 1895 chez Alcan, Durkheim entend à la fois publier les travaux (des “mémoires
originaux”) de ses collaborateurs et recenser d’une année sur l’autre la littérature sociologique
internationale. Le titre de la revue est repris d’une rubrique annuelle de la Revue de métaphysique
et de morale, qui avait été fondée en 1893 par Xavier Léon, le “philosophe sociable par excellence”,
selon le mot de Célestin Bouglé » [Fournier, 1994, p. 134-135].
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sociologue, mais aussi pour un sérieux philosophe. Simmel était donc considéré
par les Français comme représentant deux domaines à la fois.
Durkheim va également avoir de la peine à reconnaître en Simmel un
sociologue, mais ses raisons sont différentes. Le point de conflit entre les deux
auteurs porte sur le double rapport individu-société/psychologie-sociologie. Il
est débattu peu après la publication de l’article de Simmel (« Das Problem der
Soziologie ») en France. À ce moment-là, Durkheim veut exclure toute psycho-
logie individuelle de la sociologie, pour affirmer qu’il n’y a de psychologie que
collective. Pour Simmel, comme le montre son article, le problème ne se pose
pas en ces termes. Ce qui lui importe avant tout, c’est la distinction entre le
social, le psychologique, le philosophique, etc. Point nodal de la relation Simmel-
Durkheim, cet article met en évidence deux façons de définir l’objet de la socio-
logie, et partant la méthode et la légitimité scientifique de la discipline. L’objet
d’étude du sociologue est pour Durkheim le fait social en soi, alors que pour
Simmel, c’est la dimension sociale du fait, un de ses caractères parmi d’autres.
Cette nuance va progressivement prendre l’ampleur d’une divergence fonda-
mentale, qui débouchera sur la mésentente de Simmel et de Durkheim. Ce der-
nier ne s’y attache toutefois pas immédiatement, comme l’atteste sa
correspondance.
Durkheim écrit à Bouglé le 14 décembre 1895 : « J’ai lu avec un vif inté-
rêt, ou plutôt relu, car j’avais suivi vos articles de la Revue de métaphysique.
J’ai, d’ailleurs, eu l’occasion de constater qu’il était apprécié de tout le monde
comme il le mérite. C’est un travail qui ne peut manquer de nous faire grand
honneur de l’autre côté du Rhin ; et, en montrant aux Allemands avec quel
soin et quelle sympathie nous les étudions, il les amènera peut-être à se désin-
téresser moins de ce que nous faisons » [in Besnard, 1976, p. 166]. Durkheim
fait référence au livre de Bouglé Les sciences sociales en Allemagne. Les
méthodes actuelles15, qui comporte un chapitre intitulé « G. Simmel : la science
de la morale ». Durkheim l’a lu et explique à Bouglé que sa position théorique
est différente de celle de Simmel. Mais cela ne semble pas être un obstacle
majeur à la collaboration qu’il envisage avec lui. Il le confirme du reste à Bouglé
en décembre 1896 : « J’ai écrit à Simmel qui m’a répondu et qui a accepté. Il
m’enverra un article de 40 à 50 pages intitulé “Die Selbsterhaltung der
Gesellschaft”. Pour les années suivantes nous aviserons » [Textes I, 1975, p. 394].
Pour bien évaluer l’importance de cette lettre, il faut prendre connaissance de
son contexte.

15. Il y a ici une divergence des sources à souligner. Le livre de Bouglé est publié en 1896,
mais Durkheim l’a déjà lu en 1895. En a-t-il eu un exemplaire avant publication? Nous penchons
pour cette hypothèse, car il est très probable que Bouglé ait envoyé son livre à Durkheim avant
l’édition. L’hypothèse se renforce lorsque l’on sait que Simmel a également reçu l’ouvrage à l’avance,
comme semble en attester la lettre suivante du 22/06/1895 à Bouglé : « Vous avez, espérons-le,
reçu en son temps la gratitude de ma femme pour l’envoi amical de votre livre. J’ai fait précisément
la même chose avec plusieurs de mes connaissances, par exemple Paulsen, et il [le livre de Bouglé]
a été reconnu de façon générale comme agréable et spirituellement riche » (lettre à Bouglé, archives
Simmel).
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Simmel est resté, pendant ces deux années (1894-1896), en relation étroite
avec Élie Halévy et Xavier Léon. Le 23 février 1896, il remercie Halévy pour
la traduction de l’un de ses articles dont le titre français est « Sur quelques rela-
tions de la pensée théorique avec les intérêts pratiques ». L’article paraît dans
la Revue de métaphysique et de morale au mois de mars 1896 (n° 4, p. 160-178).
Il doit avoir été remarqué par le public français, puisque Simmel écrit à Xavier
Léon dans une lettre du 12 avril 1896 : « C’est une grande joie pour moi d’ap-
prendre que mon article a été remarqué en France » (lettre à Xavier Léon,
12/04/1896, archives Simmel). Durkheim n’a sans doute pas été insensible au
prestige grandissant de son collègue d’outre-Rhin, d’autant plus que la référence
à la pensée allemande reste importante pour lui. Aussi Simmel peut-il désor-
mais servir le projet d’établir une revue spécifiquement sociologique, L’Année
sociologique, et par là affermir la légitimité scientifique et institutionnelle de la
sociologie. Durkheim présente donc ses visées à Simmel et lui demande de
collaborer à L’Année sociologique.
La lettre où devaient figurer ces éléments est aujourd’hui perdue. Il nous
reste la lettre évoquée plus haut de Durkheim à Bouglé où il mentionne que
Simmel a répondu affirmativement à sa requête. L’article de Simmel paraît dans
le premier numéro de L’Année – et il ouvre le numéro – sous le titre « Comment
les formes sociales se maintiennent16 » [1898, p. 71-109]. L’ardeur déployée par
Simmel dans le travail intellectuel à ce moment-là témoigne de son enthou-
siasme et de sa volonté d’être le complice de Durkheim17. Mais son élan est
stoppé net, une nouvelle fois en raison de problèmes liés à la traduction de son
article par Durkheim. Ce sera l’un des principaux éléments qui déclencheront
le conflit entre les deux auteurs. Pour le comprendre, il faut reprendre le chemin
qui mène de la production de l’article à sa publication.

De la différence à la divergence

Avant que l’article de Simmel ne lui parvienne, Durkheim cherche à le


classer dans l’une des rubriques de L’Année sociologique. Mais il se trouve face
à une sociologie qui se dérobe à cette classification, et par conséquent à la
façon dont lui-même catégorise le domaine du savoir sociologique. Il le dit très
explicitement à Bouglé, à qui il s’en remet pour trouver une solution : « Maintenant,
est-ce que l’intitulé “Sociologie psychologique” rend bien toute l’idée de Simmel?

16. Pour le texte original, cf. « Selbsterhaltung der socialen Gruppe. Sociologische Studie »,
Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutschen Reich, n° 22, 1898,
p. 589-640.
17. Nous suivons en ce sens le propos de Rammstedt : « Simmel considérait Selbsterhaltung
der Gesellschaft comme programmatique pour L’Année sociologique, dans la mesure où l’article
se proposait d’“étudier (méthodologiquement) l’ensemble du domaine de l’histoire d’après les
régularités et les développements de la société en tant que telle”. S’imaginant comme une sorte de
“compagnon de lutte” de Durkheim, il se mit à écrire, à peine la rédaction de cette étude achevée
– à savoir à partir d’août 1897 —, sa Soziologie der Religion qui fut publiée en février 1898 dans
la revue Neue Deutsche Rundschau » (Rammstedt, « Les relations entre Durkheim et Simmel dans
le contexte de l’affaire Dreyfus », L’Année sociologique, Paris, PUF, vol. 48, n° 1, 1998, p. 142).
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Il a, il me semble, un sentiment de la spécificité des faits sociaux, mais il ne va


pas jusqu’au bout de son idée et ce qui fait qu’il s’attarde aux généralités. Peut-
être pouvez-vous adopter comme en tête “Sociologie psychologique et spéci-
fique”. Mais vous êtes seul compétent pour décider de ce point » [in Besnard,
1976, p. 399].
Ce problème de classification masque en fait le problème théorique apparu
vers 1897, qui sépare Durkheim et Simmel. Durkheim l’expose à la fin de sa
lettre à Bouglé : « Vous devez maintenant bien vous en rendre compte, tout le
débat est de savoir, non s’il y a une sociologie extrapsychologique, mais si la
psychologie collective a des lois propres. Ce mot de psychologie a une ambi-
guïté qui empêche de s’entendre des auteurs près de s’accorder. Tel qui a le
sentiment de la spécificité des faits sociaux, comme Simmel je crois, ne va pas
au bout de son idée, parce que le psychique lui paraît être la forme ultime du
réel et qu’il ne voit pas qu’il y a deux sortes de réalités psychiques. C’est pour-
quoi il qualifie sa sociologie de psychologie. Mais cette sociologie psycholo-
gique est bien différente de celle de Tarde qui dissocie le social de l’individuel
généralisé. Il y aurait surtout à faire cesser cette confusion. Vous êtes bien placé
pour cela et à cet égard le terme de psychologie spécifique que vous explique-
riez au cours de votre analyse serait utile. Je crois que ce serait là un vrai ser-
vice que vous rendriez. Non seulement vous faciliteriez une certaine entente,
mais vous aideriez peut-être certains penseurs à le reconnaître dans leur pen-
sée » [Textes I, 1975, p. 402]. Cette question générale du statut de la sociologie
de Simmel s’aiguise avec l’arrivée de son article chez Durkheim.
L’article destiné à L’Année arrive le 13 septembre 1897. Durkheim écrit à
Bouglé le même jour : « J’ai reçu ce matin le manuscrit de Simmel. J’ai déjà lu
une bonne moitié du manuscrit. C’est vous dire qu’il est lisible. Il n’est pas de
la main de Simmel et, de plus, il est écrit en caractères latins. Autant qu’on en
peut juger, la langue n’en sera pas difficile à traduire. En lui-même, le travail
est intéressant. Il a, comme tout ce genre de travaux très généraux, le défaut
d’être toute une sociologie en 50 pages d’impression, tant il y a de choses aux-
quelles il touche. Mais il est vivant, d’une lecture agréable et tout à fait dans le
courant général de L’Année » [in Besnard, 1976, p. 167]. La première réaction
de Durkheim est donc positive. Mais elle sera de courte durée.
L’article lui paraît trop long. Sa structure ne s’adapte pas au style de L’Année
sociologique. Durkheim demande à Bouglé d’y remédier : « Je vous envoie par
le même courrier le manuscrit de Simmel. […] Je crois que l’article gagnerait
à être condensé dans la mesure du possible, tout ce qui dans la traduction serait
de nature à parvenir à ce résultat, sans altérer aucunement le texte, augmente-
rait, je crois, l’intérêt. Le titre me paraît, tel quel, intraduisible en français. J’avais
pensé à “Principaux types d’organisation par lesquels se maintient l’unité des
groupes sociaux”. Si vous trouvez mieux, vous me le direz et quand nous aurons
arrêté une traduction, je la soumettrai à l’auteur. Les divisions en chapitres –
avec ou sans titres spéciaux – me paraissent indispensables. Elles seront faciles
à trouver. Si cela vous ennuie le moins du monde de les introduire, je le ferai.
Afin d’économiser le temps, il serait bon que vous m’envoyiez par morceaux
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votre traduction sans attendre qu’elle soit terminée. Je serai ainsi plus à l’aise
soit pour arrêter cette division en chapitres, soit pour arrêter de concert avec
vous la traduction des passages difficultueux » [lettre à Bouglé du 18/09/1897,
Textes I, 1975, p. 407-408]. Force est de constater dans cette lettre que l’enjeu
pour Durkheim ne consiste pas seulement à insérer l’article de Simmel dans
L’Année : il faut aussi que le propos y corresponde.
Bouglé transmet les corrections à Simmel, qui lui répond immédiatement
en lui faisant part de sa déception face au fait de devoir raccourcir le texte :
« Votre envoi et votre lettre sont bien arrivés. Merci beaucoup. Le raccourcis-
sement de l’article m’a peiné, comme son but ne se trouve pas dans les parti-
cularités, mais au contraire dans le tout, et c’est ce qu’il s’agit de montrer, à
savoir combien de manifestations historiques se regroupent autour d’une pen-
sée centrale sociologique. Je ne pourrai pas lire maintenant votre traduction,
mais monsieur Durkheim m’a promis une correction d’impression, ce à quoi je
pourrai ensuite ajouter mes éventuelles propositions de changement » (lettre à
Bouglé du 11/10/1897, archives Simmel). Simmel n’est guère enchanté, mais
il s’exécute et fait des coupes dans son article, une façon de plus de montrer sa
volonté de collaborer avec Durkheim.
Tout cela n’a rien de surprenant pour Durkheim, qui n’y voit que le dérou-
lement logique du processus de publication et, pourrait-on dire, l’affiliation
progressive de Simmel à son propre programme scientifique. Aussi écrit-il à
Bouglé : « Je ne vous parle pas de quelques petites difficultés que j’ai eues avec
Simmel au sujet de cet article. Elles sont aplanies, je crois » [in Besnard, 1976,
p. 168]. Durkheim reprend donc la traduction de l’article revu et corrigé par
Simmel. Le 25 octobre 1897, il écrit à Bouglé : « J’ai déjà traduit la moitié du
Simmel; le tout ne prendra pas plus de 40 à 45 pages d’impression, je l’espère.
Le passage sur l’honneur a disparu. Je fais le possible pour introduire un peu
d’air dans tout cela, d’autant plus que les complications de la phrase ne sont
pas en rapport avec la complication de l’idée, qui est, au contraire, assez simple »
[in Besnard, 1976, p. 413]. Durkheim ne s’en tient pas à la seule correction du
texte de Simmel. Il le traduit très librement, n’hésitant pas à en supprimer cer-
tains passages18. Le désaccord avec Simmel semble avoir été trop grand pour
Durkheim, d’autant plus qu’il faut non seulement que le premier numéro de
L’Année marque clairement les fondements scientifiques de la sociologie, mais
que l’unité et l’accord des chercheurs sur le programme qu’elle présente
soient manifestes.

18. Durkheim supprimera, notamment, le paragraphe sur l’honneur. Ce paragraphe s’étend


sur plus de deux pages et demie dans le Schmollers Jahrbuch (p. 605, l. 28; p. 608, l. 2 — cf. projet
de recherche DFG, 1991, « Die Bedeutung der Internationalität für die Konstitution der
Sozialwissenschaften im Europa des 19. Jahrhunderts : zur Institutionalisierung der akademischen
Soziologie in Deutschland und Frankreich, 1890-1914 », faculté de sociologie de Bielefeld). Cette
façon de « sabrer » des passages dans certains articles est une pratique courante de Durkheim. Elle
est, de plus, connue de ses collaborateurs qui demeurent sceptiques (par exemple Hubert) quant à
l’utilité scientifique de ce genre de coupure. Pour se justifier, Durkheim évoque toujours les
mêmes arguments, à savoir son expérience et le bien de L’Année sociologique.
RdM20 13/05/05 12:21 Page 308

308 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

Pour Durkheim, la sociologie est et doit être une discipline à part entière. Il
l’écrira souvent à ses proches collaborateurs pendant les premiers pas de L’Année.
Ainsi écrit-il le 30 mars 1898 à Hubert : « Mais voici la raison majeure qui doit
nous imposer une certaine sélection formelle [illisible] en même temps que le
principe de cette sélection, autant qu’il me paraît. Nous sommes une revue de
sociologie, non une revue [d’amateurs?]. Nous ne devons donc mettre en relief
que les travaux qui nous paraissent susceptibles d’être utilisés par les socio-
logues. La ligne de démarcation est nécessairement flottante; mais elle se fixera
sans peine à l’expérience » (fonds Hubert-Mauss, Collège de France). La socio-
logie doit réunir les compétences de chercheurs capables de s’affilier à un pro-
jet unique. On comprend qu’ainsi, il ne puisse y avoir deux sociologies pour
Durkheim. Ne doit exister que la sociologie comme discipline scientifique, carac-
térisée par un objet, une méthode et un travail d’équipe basé sur un consensus
quant aux critères scientifiques légitimes de cette discipline, même si ce consen-
sus reste, dans la pratique, relatif. Selon Durkheim, la sociologie de Simmel ne
répond pas à ces conditions, puisqu’elle ne prône pas la même définition de
l’objet et de la méthode sociologiques que lui, sans parler du travail d’équipe,
inexistant chez Simmel.
La relation entre Simmel et Durkheim se complique d’incompréhensions
supplémentaires qui se manifestent au moment de l’affaire Dreyfus.
La célèbre affaire, qui va mobiliser l’opinion publique française, débute en
1894 par la mise aux arrêts de l’officier juif Alfred Dreyfus, condamné par le
Conseil de guerre pour avoir livré des documents secrets à l’Allemagne. Déporté
en forteresse, Dreyfus crie son innocence, mais en vain. En 1897-1898, l’affaire
rebondit et crée des remous chez les socialistes français, parmi lesquels Durkheim
a des proches, et notamment son neveu, Marcel Mauss. Mais, à la différence
d’un Zola par exemple, Durkheim ne s’implique pas plus que cela dans l’af-
faire Dreyfus. Il reste en retrait pour des questions de stratégie politico-scienti-
fique d’une part, et de l’autre, par conviction scientifique. Si la sociologie n’est
pas sans lien avec la politique, c’est avant tout une science, et une science en
pleine naissance. Cette distance, relative mais voulue, de Durkheim face l’af-
faire Dreyfus a des répercussions dans ses rapports avec Simmel.
Dans le texte que Simmel prépare pour L’Année, apparaît un paragraphe
sur le sionisme. Durkheim demande à l’auteur de le supprimer, ce passage pou-
vant avoir des conséquences dommageables pour lui-même et pour L’Année.
Simmel s’exécute, mais ne ressent pas le besoin de dire à Durkheim qu’il est
lui-même juif19. Durkheim l’apprend de Bouglé quelque temps après, et va
aussitôt lui exprimer sa surprise : « Il semblait bien me rappeler que vous m’aviez
dit de Simmel qu’il était juif. Mais je suis un peu étonné qu’il ne me l’ait pas
dit quand je lui ai demandé de renoncer au passage de son article sur le sionisme,

19. Il ne faut pas oublier que Simmel est lui-même loin de cultiver ce trait culturel. D’un point
de vue religieux, sa famille et lui se sont convertis au protestantisme. Simmel n’est, en outre, pas
aussi sensible à la politique que Durkheim. Pour lui, ce qui importe le plus à ce moment-là est que
son article serve le projet d’une sociologie scientifique internationale. Tout le reste semble relégué
au second plan.
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 309

en lui disant que j’étais d’origine juive et qu’on me traiterait de sioniste »


[lettre à Bouglé du 3/04/1898, in Besnard, 1976, p. 169].
Ce malentendu ne pouvait que renforcer le sentiment de distance éprouvé
par Durkheim vis-à-vis de Simmel. Bouglé essaiera bien de recentrer le débat
sur la seule base scientifique et de montrer que les deux auteurs sont malgré tout
proches [cf. GSG 19, 2002]. Mais cette tentative sera vaine.

De la divergence à la rupture

En 1900, Durkheim met publiquement un terme à sa relation avec Simmel


dans un article dirigé « contre “la sociologie formelle” », comme il le dira à
Bouglé dans une lettre du 14 mai 1900 : « L’article dont je vous ai parlé sur ou
plutôt contre “la sociologie formelle” a paru dans le numéro de ce mois de la
Rivista italiana di sociologia. Ils ont fait une espèce d’enquête sur les concep-
tions sociologiques qui se partagent les esprits; et c’est de ce point de vue que
je me suis placé20. Si vous voulez le discuter, au lieu de vous envoyer un tirage
à part, je pourrais vous adresser le manuscrit; cela vaudrait toujours mieux
qu’une traduction que je n’ai pu revoir que en [courant?] » [in Besnard, 1976,
p. 170] Le détachement de Durkheim vis-à-vis de Simmel est ici frappant : il
ne mentionne même pas son nom. Pourtant Simmel est bel et bien la cible de
son propos.
L’article de Durkheim, intitulé « La sociologie et son domaine scienti-
fique21 » (1900), s’adresse à Simmel et à sa façon de faire de la sociologie :
« Il semblerait que, de cette façon, on assigne à la sociologie un objet nette-
ment défini. En réalité nous croyons qu’une telle conception ne sert qu’à la
maintenir dans l’idéologie métaphysique dont elle éprouve au contraire un
irrésistible besoin de s’émanciper. Ce n’est pas nous qui contestons à la socio-
logie le droit de se constituer au moyen d’abstractions, puisqu’il n’y a pas de
science qui puisse se former autrement. Seulement il est nécessaire que les
abstractions soient méthodiquement maîtrisées et qu’elles séparent les faits
selon leurs distinctions naturelles, sans quoi elles dégénèrent largement en
constructions imaginaires, en une vaine mythologie » [Textes I, 1975, p. 16].
Le propos gagne en virulence par la suite, comme dans ce passage : « […] tout
problème sociologique suppose la connaissance approfondie de toutes ces
sciences spéciales que l’on voudrait mettre en dehors de la sociologie, mais
dont elle ne peut se passer. Et comme cette compétence universelle est
impossible, il faut se contenter de connaissances sommaires, acquises de façon
hâtive et qui ne sont soumises à aucun contrôle. C’est bien ce qui caractérise,

20. L’intention de faire de la sociologie française, et non plus internationale, est déjà affichée
par Durkheim en 1898, lorsqu’il écrit à Hubert : « Je ne cherche pas des collaborateurs quand même.
Notre œuvre commune suppose une foi commune et une grande confiance mutuelle » (lettre à Hubert
non datée avec précision, 1898, fonds Hubert-Mauss).
21. En voilà la référence complète : É. Durkheim, « La sociologia e il suo dominio scientifico »,
Rivista italiana di sociologia, n° 4, 1900, p. 127-148. L’article est repris dans : É. Durkheim, « La
sociologie et son domaine scientifique », Textes I, Paris, Minuit, 1975, p. 13-36.
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310 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

en vérité, les études de Simmel. Nous en apprécions la finesse et l’ingénio-


sité, mais nous ne croyons pas possible de définir avec objectivité les princi-
pales subdivisions de notre science en l’interprétant comme lui. […] Pour
que la sociologie mérite le nom de science, il faut qu’elle soit autre chose que
de simples variations philosophiques sur certains aspects de la vie sociale,
choisis plus ou moins au hasard, en fonction des tendances individuelles. Il
faut poser le problème de façon à pouvoir lui trouver une solution logique »
[Textes I, 1975, p. 19].
Par conséquent, Simmel est exclu de fait de l’équipe de L’Année sociolo-
gique. D’ailleurs, Durkheim ne cherche plus à développer son programme socio-
logique en relation avec lui; il le dit indirectement à Bouglé : « D’où il suit que
nous ne serons satisfaits des mémoires que dans la mesure où nous en serons
les auteurs. C’est à quoi il faut tendre » [lettre à Bouglé du 13/06/1900 in Besnard,
1976, p. 173]. Il redéfinit la coopération entre les travailleurs de L’Année22, et
met définitivement en place la « machine de guerre » de sa sociologie : l’équipe
de L’Année. Durkheim et Simmel s’en vont chacun de leur côté, et la page semble
être tournée.
On peut toutefois penser – en dépit de matériaux insuffisants permettant de
fonder l’hypothèse – que ces relations se sont poursuivies au-delà de 1902.
L’indice le plus flagrant de cette poursuite des relations dans la rupture nous est
fourni par les comptes rendus consacrés à Simmel qui paraissent dans L’Année
sociologique, signés des collaborateurs de Durkheim et de Durkheim lui-même.
La première recension est de Bouglé, en 1901 : « Simmel. – Il problema
della sociologia. Riforma sociale, VIe année, fascicule 7 » [Bouglé, 1901, p. 117].
Viennent ensuite trois comptes rendus de Durkheim, l’un paru en 1902 et les
deux autres en 1904. Le premier porte sur la Philosophie des Geldes [GSG 6,
1900], les autres sur deux articles de Simmel qui feront plus tard partie de sa
Soziologie [GSG 11, 1908].
L’examen par Durkheim de Philosophie des Geldes reste dans la veine de
« La sociologie et son domaine scientifique » : « Il est vrai qu’en discutant ainsi
les idées de l’auteur, en leur demandant leurs titres logiques, nous leur appli-
quons une méthode critique que M. Simmel, sans doute, récuserait en prin-
cipe. Il estime, en effet, que la philosophie n’est pas, comme les sciences
proprement dites, soumise aux communes obligations de la preuve ; l’indé-
montrable serait son domaine (voy. préface, p. 1). L’imagination, les sensations
personnelles auraient donc le droit de s’y donner libre carrière et les démons-
trations rigoureuses n’y seraient pas de mise. Mais nous avouons ne pas atta-
cher un très grand prix, quant à nous, à ce genre de spéculation bâtard, où le
réel est exprimé en termes nécessairement subjectifs, comme dans l’art, mais
abstraits comme dans la science ; car, pour cette raison même, il ne saurait
nous donner des choses ni les sensations vives et fraîches qu’éveille l’artiste ni

22. La mise en place de L’Année Sociologique a demandé à Durkheim un travail exténuant,


qu’il a du reste souvent voulu interrompre, comme lors de la mise en place du premier numéro,
entre 1896-1897.
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 311

les notions distinctes que recherche le savant » [Durkheim23, 1902, p. 145]. Un


détail frappe d’emblée : Simmel n’est plus du tout considéré comme un socio-
logue, mais comme un philosophe. Il est rangé du côté des « ennemis » straté-
giques de la sociologie durkheimienne. En outre, Durkheim juge Simmel
selon les canons de son école, et ne cherche plus de sociologie dans son tra-
vail24. Simmel devient seulement une curiosité, comme peut l’être un philo-
sophe social original. Cette dévaluation relative de Simmel semble connaître
une trêve25 dans le premier compte rendu de 1904 qui a trait à l’article de Simmel
« Über räumliche projectionen socialer Formen » (Les projections spatiales des
formes sociales) (1903). Mais le dénigrement revient au premier plan de la
seconde recension de la même année, portant sur la traduction par l’American
Journal of Sociology de l’article de Simmel « The number of members as deter-
mining the sociological form of the group » (Le nombre des membres d’une
société comme facteur déterminant de la forme du groupe) (1902/1903) :
« M. Simmel se borne à énumérer rapidement, au hasard de la mémoire, une
multitude de faits de toute sorte, empruntés à tous les moments de l’histoire, à
toutes les formes de la vie collective et où il lui semble que le nombre des
membres qui composent le groupe social n’est pas sans avoir eu quelque
influence26 » [Durkheim, 1904, p. 648].
La critique de Simmel que Hertz poursuit en 1905 à propos d’un ensemble
d’articles sur le conflit traduits dans l’American Journal of Sociology et intitulé

23. Cf. É. Durkheim, « Simmel (Georg). – Philosophie des Geldes (Philosophie de l’argent).
Leipzig, Dunker et Humblot, 1900, p. XVI-554 in – 8° », L’Année sociologique, Paris, Alcan, É.
Durkheim (sous la dir. de), n° 5, 1902, p. 140-145.
24. On pourrait presque aller jusqu’à dire que Durkheim ne cherche plus de sociologie en
Allemagne, si l’on se réfère au propos qu’il tient dans le Mercure de France la même année :
« Pour le présent, j’ai l’impression très nette que, depuis quelque temps déjà, l’Allemagne n’a pas
su renouveler ses formules. […] Les études de sociologie, qui jouissent actuellement chez nous
d’une vogue presque excessive, n’y comptent presque pas de représentants. Le fait me paraît d’autant
plus remarquable que, quand je débutai, il y a dix-huit ou vingt ans, dans les études que je poursuis,
c’est de l’Allemagne que j’attendais la lumière. […] Je me demande cependant si ce n’est pas aussi
le signe d’une certaine incuriosité, d’une sorte de repliement sur soi, de pléthore intellectuelle qui
s’oppose à des progrès nouveaux » (Morland, « Enquête sur l’influence allemande (suite) : II.
Sociologie et économie politique; III. Sciences; IV. Art militaire; V. Beaux-Arts. », Mercure de
France, Paris, Blais et Roy, n° 156, (1902) 1969, p. 647).
25. La critique de Durkheim devient en effet plus nuancée : « La souplesse d’esprit avec laquelle
M. Simmel se meut dans les questions qu’il traite, passant d’un sujet à l’autre, d’une idée à l’idée
voisine, donne de l’intérêt à ce qu’il écrit. Mais il en résulte aussi que les concepts qu’il emploie
n’ont généralement pas d’acception précise. Ils sont d’une élasticité excessive au gré du développement.
[…] Nous devons, d’autre part, remarquer que toute la partie qui concerne les frontières a été
traitée avec étendue et profondeur par M. Ratzel dans sa Politische Geographie, que M. Simmel ne
cite pas » – Durkheim, « Simmel (Georg). “Ueber räumliche projectionen socialer Formen” (Les
projections spatiales des formes sociales), Zeitschrift für Socialwissenschaft, 1903, H 5, p. 287-
302 », L’Année sociologique, n° 7, 1904, p. 647).
26. Cf. É. Durkheim, « Simmel (Georg). – The number of members as determining the sociological
form of the Group (Le nombre des membres d’une société comme facteur déterminant de la forme
du groupe). – The American Journal of sociology, VIII, n° 1, p. 1-46, et n° 2, p. 158-196 », L’Année
sociologique, n° 7, 1904, p. 647-649.
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312 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

« The sociology of conflict27 » (La sociologie du conflit) (1903-1904) est du


même tabac. D’emblée, le ton est ironique : « Fidèle à sa conception de la socio-
logie, M. Simmel se propose d’étudier le conflit dans sa “forme” en faisant
abstraction du “contenu” des divers conflits spécifiques (national, religieux,
politique, sentimental, etc.); dès lors il ne s’attarde pas à définir l’objet de sa
recherche : tout le monde a bien quelque vague notion de conflit ou d’antago-
nisme ou d’hostilité; et cela suffit aux besoins de l’auteur » [Hertz, 1905, p. 181].
Et plus loin : « Le principal intérêt de ces articles, selon nous, c’est qu’ils mani-
festent avec évidence les défauts inhérents à la méthode de M. Simmel. La
conception qu’il se fait de l’objet de la sociologie le condamne à n’étudier jamais
que des formes vides et indéterminées qui n’offrent aucune prise à l’investiga-
tion. […] Jusque-là, des tentatives ambitieuses comme celle de M. Simmel
n’ajouteront rien à notre connaissance » [p. 182]. Il n’y aura que Bouglé pour
relativiser la dureté des propos de Durkheim et de Hertz, et rappeler que les
idées de Simmel ont été et continuent d’être partagées en partie par L’Année
sociologique28 ; pour Durkheim et la majorité des durkheimiens, Simmel n’est
qu’un original peu éclairé.
La rupture entre Durkheim et Simmel se produit donc sur un fond ambigu :
Simmel est à la fois rejeté et commenté. Pourquoi alors lui attacher encore
quelque importance? Pourquoi ne pas lui être devenu tout simplement indif-
férent? Karady nous donne deux raisons d’ordre général qui peuvent éclairer
cette question29.
Premièrement, les comptes rendus publiés dans L’Année suivent la logique
du processus de légitimation que Durkheim et les durkheimiens mettent en place
pour leur sociologie. Cette légitimité de la sociologie française se construit en
référence à la sociologie allemande : « Ce qui importait pour l’École sociolo-
gique, c’est que la “crise allemande de la pensée française” justifiait toute entre-
prise intellectuelle pouvant présenter des modèles avérés en Allemagne. Or
ceux-ci ne manquaient pas, tant la littérature topique y abondait et faisait confir-
mer des autorités telles Tönnies, Wundt, Schmoller, Schäffle, Simmel ou
Gumplowicz qui constituaient […] les principaux auteurs à l’appui de l’uni-
vers intellectuel durkheimien. Les faits de cette “dominance germanique” sont
d’autant plus flagrants dans l’équipe de L’Année qu’on n’en trouve guère de
traces dans les groupes disciplinairement apparentés mais extérieurs à l’Université,

27. R. Hertz, « The sociology of conflict (La sociologie du conflit), The American Journal of
Sociology, 1904, IX, n° 4, p. 490, n° 5, p. 672, et n° 6, p. 798 », L’Année sociologique, n° 8, 1905,
p. 181-182.
28. Voir ici surtout la recension faite par Bouglé de la Soziologie (GSG 11, 1908) de Simmel
en 1910 : C. Bouglé, « Simmel (Georg). – Soziologie. Untersuchungen über die Formen der
Vergesellschaftung (Sociologie. Recherches sur les formes de l’association), Leipzig, Dunker et
Humblot, 1908, p. 782 in-8e » (L’Année sociologique, vol. XI, 1910, p. 17-20). Mentionnons pour
finir la recension de l’article de Simmel paru en 1909 dans la revue Logos, « Der Begriff und die
Tragödie der Kultur » (GSG 14, 1911) par Hubert et Gelly pour le volume 12 de L’Année sociologique
(1909-1912/1913, p. 17-20).
29. Cf. V. Karady, « Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les
durkheimiens », Revue française de sociologie, n° 20, 1979, p. 49-82.
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 313

tels que l’entourage de Tarde, les “sociologistes internationaux” ou encore les


leplayistes de divers bords » [Karady, 1979, p. 71]. La fréquence des comptes
rendus concernant des auteurs allemands dans L’Année ne cessera d’ailleurs de
croître entre 1896 et 1909 [ibid., p. 72]. Ce fait peut expliquer pourquoi
Simmel est régulièrement commenté, mais cela ne nous indique guère pourquoi
il est en même temps sévèrement critiqué. Ici intervient le second argument
développé par Karady.
Depuis 1896, des échanges d’articles ont lieu entre l’American Journal of
Sociology et L’Année sociologique, et Durkheim désire rester proche des
Américains, comme il l’est des Anglais. La référence à la langue anglaise dans
L’Année reste obligée. Les Allemands ne sont plus nécessaires stratégiquement
que comme garants de la légitimité des travaux présentés dans L’Année. Avec
le temps, Durkheim reviendra même sur l’importance de l’influence des Allemands
sur ses travaux et ceux de son école : il ira jusqu’à dire que la science des reli-
gions est essentiellement anglaise et qu’elle n’a rien d’allemand [ibid., p. 73].
Comme le montre Karady, il semble que « le caractère vital et stratégique de
l’apport allemand diminue avec le temps, à mesure que l’École sociologique
consolide ses assises scientifiques et universitaires » [ibid.]. La sociologie ne
s’élabore plus avec les Allemands, et encore moins avec Simmel, mais avec les
Américains et les Anglais.
Mentionner Simmel est donc nécessaire pour justifier l’entreprise durkhei-
mienne. La critique menée dans L’Année assure cette légitimation et permet à
la sociologie française d’affirmer son autonomie par rapport à la pensée alle-
mande. Reste à percer le sens de cette autonomie. Dans le cadre du rapport
Simmel-Durkheim, les matériaux nous manquent pour aller plus loin puisque
les lettres de Simmel à Durkheim ainsi que la correspondance de Durkheim à
Simmel sont considérées aujourd’hui comme perdues. Mais deux autres solu-
tions se présentent toutefois pour compléter l’investigation : comparer les textes
de Simmel et de Durkheim pour y rechercher les traces de leur relation ou recou-
rir à l’histoire des rapports entre Simmel et d’autres collaborateurs de L’Année.
Nous choisissons cette dernière, car elle nous permet d’envisager les relations
entre Simmel et Mauss.
Mauss a vécu en direct les affrontements entre Simmel et Durkheim. Il est
le principal et premier collaborateur de Durkheim dès le début de L’Année socio-
logique et il aide son oncle à mettre en forme Le Suicide (1897); il défendra le
« durkheimisme » contre les tenants des disciplines et des revues concurrentes
de la sociologie et de L’Année.

MAUSS ET SIMMEL : DISTANCES ET PROXIMITÉS

S’agissant de décrire les relations entre Mauss et Simmel, il faut avant tout
préciser que ces auteurs appartiennent à deux générations différentes. Quatorze
ans séparent Simmel et Mauss – tout un monde, en somme, du point de vue de
l’univers sociologique en formation. Le regard sociologique, aussi fruste soit-il,
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314 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

existe déjà pour Mauss, alors qu’il restait encore à cerner pour Simmel ou
Durkheim. Mauss profite en ce sens très directement des conseils de Durkheim.
Ils deviennent vite proches, le lien familial avec ses joies et ses peines renfor-
çant le lien professionnel auquel Mauss demeure fidèle jusqu’à la fin de sa vie30.
L’oncle, ce « prophète inspiré31 », est un chef de groupe dont Mauss reconnaît
l’autorité et embrasse le projet. Rien ne pouvait autant séparer d’emblée Mauss
et Simmel.

Contrastes…

Des proximités bibliographiques existent entre Mauss et Simmel : à l’ins-


tar de Simmel, Mauss est fils d’un commerçant juif; et le jeune Simmel voulait
devenir avocat, tandis que Mauss fera des études de droit. Simmel est philo-
sophe de formation et Mauss est agrégé de philosophie. Tous deux se disent
« relativistes32 ». Mais ces « airs de famille » ne doivent pas faire illusion : au
fond, beaucoup d’intellectuels de la fin du siècle présentent également plusieurs
de ces caractéristiques. Si l’on passe du plan biographique au plan des carrières
intellectuelles, les différences entre Mauss et Simmel sautent aux yeux.
La formation des deux auteurs par exemple. En automne 1895, Mauss s’ins-
crit à la section des sciences religieuses et à la section des sciences historiques
et philologiques de l’École pratique des hautes études. D’un côté il étudiera les
langues avec Antoine Meillet, Louis Finot et Israël Lévi, de l’autre les religions
avec Sylvain Lévi, Alfred Foucher et Léon Marillier. Pour sa part, Simmel
apprend dès 1876 l’histoire avec Droysen, Mommsen, von Sybel, von Treitschke,
la philosophie avec Zeller, Tobler, Herman Grimm (qui deviendra un proche de
Simmel), Harms, Max Jordan, l’ethnologie avec Adolf Bastian et la
Völkerpsychologie avec Moritz Lazarus33.
Il est vrai qu’au détour de ces parcours, des liens apparaissent. Mauss, du
fait de sa spécialisation, sera en contact avec certains professeurs de Simmel.
On peut ainsi noter l’influence sur Mauss de l’ethnologie de Bastian que Simmel
a connu entre 1877 et 1878. On peut également souligner la référence récur-
rente de Mauss à la Völkerpsychologie, en particulier à celle de Wundt34. Simmel,
également influencé par la Völkerpsychologie, garde une attitude critique vis-

30. Il le réaffirme dans sa notice biographique. Voir à ce propos « L’œuvre de Mauss par lui-
même » paru dans le n° 20 de la Revue française de sociologie (1979, p. 209-220).
31. Cf. G. Davy, L’Homme, le fait social et le fait politique, Paris/La Haye, Mouton, 1973.
32. « Le candidat à l’agrégation se dit “relativiste”, et il manifeste déjà un intérêt pour les
questions linguistiques et ethnologiques » [Fournier, 1994, p. 69].
33. Voir à ce propos : H.-J. Dahme, Ch. Gülich, O. Rammstedt (Projektleitung), Georg
Simmel « Sociale Differenzierung ». Theoriebildung im Schnittpunkt von Darwinismus,
Kathedersozialismus, Kulturgeschichte, Kantianismus und Völkerpsychologie, Bielefeld, DFG-
Abschlussbericht, 1989.
34. Voici ce que Mauss écrit à Milhaud le 7 janvier 1897 : « Quant à Wundt, j’irai bientôt
l’entendre, peut-être irai-je au Laboratoire. […] Reste Spinoza. Plus je lis les critiques, plus je le
trouve solide. J’ai renoncé, au moins pour le moment, aux études historiques. […] Je trouve
comme toi le peuple allemand sain […] » (lettre à Milhaud, 7/01/1897, fonds Hubert-Mauss).
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 315

à-vis de Wundt et choisit de s’affilier à celle de Moritz Lazarus35. Cela étant,


Mauss ne fait pas de Bastian et de la Völkerpsychologie l’usage qu’en fait Simmel.
(Il suffit de se reporter aux premiers écrits sur la religion des deux auteurs pour
remarquer d’emblée qu’ils ne se rencontrent pas.)
Mauss s’engage donc de fait dans une formation spécialisée, exégétique.
Simmel touche à toutes les disciplines dans le but d’avoir et de développer une
connaissance synthétique de l’homme. On voit bien ici la rupture entre deux
moments de la sociologie, mais aussi entre deux sociologies : d’une part, la
sociologie scientifique où la division du travail est très poussée, de l’autre, la
sociologie dite alors « générale », qui cherche ses marques entre biologie, phi-
losophie, économie et psychologie, pour devenir, selon les vœux de Simmel,
« spéciale ».
Une autre différence importante entre Mauss et Simmel a trait à l’engage-
ment politique. « Contrairement à son oncle, Marcel Mauss est un militant et
un “homme de parti” : dès ses études universitaires à Bordeaux, il a fréquenté
le groupe des Étudiants révolutionnaires, il a côtoyé Marcel Cachin, de quelques
années son aîné, et renoue avec les milieux étudiants et socialistes, et, en 1895,
avec ses nouveaux amis, Edgar et Albert Milhaud, il anime la Ligue démocra-
tique des écoles, participe à certains congrès du mouvement socialiste et
coopératif, et publie ses premiers comptes rendus dans une revue internatio-
nale d’économie, d’histoire et de philosophie, Le Devenir social » [Besnard,
Fournier, 1998, p. 17].

35. Il faut ici faire la distinction entre trois grandes époques de la Völkerpsychologie, qui
correspondent à trois écoles différentes. La première époque de la Völkerpsychologie (env. 1860-
1890) est marquée par l’école de M. Lazarus et H. Steinthal. Elle s’occupe de l’étude du langage
et de la culture des peuples. Elle se donne pour projet l’établissement d’une théorie de l’esprit
des peuples, qui est une forme d’anthropologie générale des différentes cultures et sociétés humaines.
Cette école est combattue quelques années plus tard par l’école de W. Wundt (env. 1890-1920).
Wundt veut doter la psychologie des peuples d’un caractère plus « scientifique », en partant des
lois de l’individu en tant que complexe psycho-physiologique, pour aller vers les lois sociales et
culturelles. – Sur cette périodisation, voir notamment H. Hiebsch, « Wilhelm Wundt und die
Anfänge der experimentellen Psychologie. Bemerkungen zum Zentenarium der modernen
Psychologie. », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Veb Deutscher Verlag der
Wissenschaften, vol. 4, 1980, p. 489; sur le conflit entre la première et la deuxième école, voir
entre autres : H. Steinthal, « Begriff der Völkerpsychologie », Zeitschrift für Völkerpsychologie
und Sprachwissenschaft, Leipzig, Wilhelm Friedrich, M. Lazarus et H. Steinthal (sous la dir. de),
1887, p. 233-264; A. Arnold, W. Meischner, « Wilhelm Wundt. Psychologie und Philosophie im
Widerstreit », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Veb Deutscher Verlag der Wissenschaften,
vol. 4, 1980, p. 496-504. – C’est enfin Thurnwald qui devient, dans le début des années 1900, le
chef de file d’une troisième école de la Völkerpsychologie (env. 1910-1935), qui concurrence celle
de Wundt. Thurnwald se tourne résolument vers l’anthropologie anglo-saxonne (cf. notamment
ses articles à l’accent programmatique : R. Thurnwald, « Probleme der Völkerpsychologie und
Soziologie », Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Leipzig, C. L. Hirschfeld,
R. Thurnwald, 1925, p. 1-20; R. Thurnwald, « Die Probleme einer empirischen Soziologie. »,
Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Leipzig, C. L. Hirschfeld, R. Thurnwald, 1927,
p. 252-253), et laisse quelque peu de côté l’aspect psycho-physiologique cher à Wundt. Il renoue
en revanche avec certaines intuitions de Lazarus et Steinthal, mais à partir de l’étude empirique
des cultures et des sociétés.
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316 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

Chez Simmel, l’engagement politique existe certes, mais son expression


prend un tour très particulier. Simmel ne s’engage pas, ou peu, dans les
groupes politiques de son temps. Il semble qu’il ait fait partie dans sa jeunesse
de quelques cercles estudiantins à tendance socialiste. Il a également écrit des
articles dans une revue contestataire, Vorwärts, et dans une revue plutôt litté-
raire36 Jugend, de 1897 à 1906. Les questions politiques n’y sont pas abordées
de front, comme chez Mauss; elles se mêlent aux questions de la vie quoti-
dienne, développées à travers une écriture esthétique et piquante. Mauss est à
la tribune; Simmel, lui, conteste à la façon d’un Aristophane qui aurait pris la
plume de Dante. Il rejoint, à travers les petites choses de tous les jours,
Schopenhauer, Nietzsche, Kant – entre le ciel et l’enfer, dans un mouvement
pendulaire qui va de l’un à l’autre, et qui pour lui décrit la dynamique même de
la vie. Au fond, la pensée la plus politiquement engagée qu’aura Simmel est
celle que décrit son fils : « Il choisissait “libéral”, c’est-à-dire le parti populaire
des libres penseurs ou, si aucun de ces candidats ne semblait avoir de chance,
il votait aussi social-démocrate. Au total il était sceptique vis-à-vis de tous les
partis de droite. Il était plein de méfiance pour la politique de Wilhelm II37 »
[Simmel, 1941-1943, p. 53]. La façon de s’engager est donc bien différente de
part et d’autre, même si l’affiliation partisane peut sembler proche.
Même s’ils se rencontrent sur certains points, Mauss et Simmel n’ont ni une
existence ni une carrière intellectuelle analogues. Pourtant, Mauss va avoir
connaissance des travaux de Simmel, et de façon surprenante, entretiendra leur
souvenir tout au long de sa vie. Pourquoi et comment?

« Rapprochements » négatifs

S’il faut parler de rapprochements entre Mauss et Simmel, précisons bien


deux choses : tout d’abord, ces « rapprochements » sont le fait de Mauss et ils
sont négatifs. « Négatifs » en ce sens que Mauss, par le biais de ses rapports
avec Durkheim, va se forger une opinion défavorable sur Simmel qui n’évoluera
guère. Et pourtant, une chose surprend : Mauss, dans son travail, se souviendra
de Simmel. Quel est le poids de ce souvenir? Pour en juger, revenons un ins-
tant aux années 1895-1896.
Dès 1895, Durkheim confie à Mauss une double mission : concentrer ses
études sur la religion et recruter des collaborateurs pour L’Année sociologique.
Durkheim est convaincu que la religion est « l’une des “grandes fonctions

36. Cf. O. Rammstedt, Zur Ästhetik Simmels. Die Argumentation in der “Jugend” 1897-1906,
faculté de sociologie, université de Bielefeld, 1988.
37. Il est difficile de ramener les écrits de la période de la Première Guerre mondiale (cf. G.
Simmel, GSG 16, 1998) à un engagement à strictement parler « politique » de Simmel. Ce serait
une exagération qui ne tiendrait pas vraiment compte de la complexité de la question de sa position
face à la guerre. Relevons que Lukács a franchi le pas en assimilant Simmel à un penseur « fasciste »
et « raciste » (cf. G. Lukács, Die Zerstörung der Vernunft, Neuwied, Luchterhand, 1962, p. 188), à
la charge de l’obscurantisme et de la « mystique nihiliste » de la « décadence impériale » [ibid.,
p. 353, 359 et 364].
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 317

régulatrices de la société” avec le droit et la morale » [Fournier, 1994, p. 81].


Mauss se lie donc avec Winternitz et Frazer38 et se lance en même temps dans
l’aventure de L’Année, où il joue un rôle de premier plan entre 1895 et 1902,
période de la mise sur pied de la revue39. Lévy-Bruhl dira d’ailleurs que Mauss
a donné à L’Année le meilleur de lui-même [cf. Besnard, Fournier, 1998, p. 14],
puisqu’il y a publié la plus grande partie de son œuvre, soit environ 2 500 pages
sur un total de 10 à 11 000 pages [ibid., p. 145].
Pour Mauss, la première prise de contact avec Simmel a lieu à cette période.
Il date de l’époque, en 1896, où Bouglé publie son livre, Les sciences sociales
en Allemagne. Les méthodes actuelles. Il est fort probable que Mauss, en tant
que membre actif de L’Année et du fait de sa relation à Durkheim, ait eu connais-
sance du livre de Bouglé un peu avant sa parution. Sa réaction, telle que la rap-
porte Fournier, sera la suivante : « Sa principale réserve [celle de Mauss à l’égard
du livre de Bouglé] concerne la sélection des auteurs allemands : pourquoi
Simmel et non pas Wundt? Le premier “n’en est encore qu’à l’introduction”,
alors que le second a eu une grande influence sur toute la sociologie » [Fournier,
1994, p. 77]. Mauss affirme d’emblée son scepticisme vis-à-vis de Simmel, à
la différence de Durkheim qui s’apprête à lui demander de participer à L’Année
sociologique. Par ailleurs, Mauss ne semble pas se douter de la qualité des rela-
tions entre Bouglé et Simmel, et paraît ignorer la critique simmélienne de la
Völkerpsychologie de Wundt. Tout cela indique clairement un désaccord d’origine
et de fond entre Mauss et Simmel.
Devenu responsable de la section de sociologie religieuse de la revue, la
plus volumineuse et la plus importante aux yeux de Durkheim, Mauss doit à la
fois encourager les autres collaborateurs à faire des travaux dogmatiques pour
la revue et produire ses propres comptes rendus. Or, L’Année tarde à paraître;
et c’est alors que l’équipe durkheimienne connaît ses premières crises. Mauss
et Durkheim sont doublement frappés : la même année (1896), ils perdent cha-
cun leur père. Mais tout s’enchaîne très vite et le professionnalisme reprend ses
droits sur la vie privée du neveu et de l’oncle. Durkheim est nommé professeur
de « science sociale » à Bordeaux. Parallèlement, c’est un âpre travail qui se ter-
mine pour lui et Mauss avec la dernière main mise au Suicide (1897). Mauss,
qui depuis l’automne 1895 suit les cours de sciences religieuses à la section des
sciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études,
dépouille les statistiques du Service de la statistique judiciaire dirigé par Tarde
et termine ses recherches bibliographiques pour Durkheim.

38. Le 3 juillet 1898, Mauss est invité par J. G. Frazer à dîner (lettre à Mauss, 3/07/1898,
fonds Hubert-Mauss). Les deux hommes ainsi que la femme de Frazer, Lili Frazer, entretiendront
une correspondance régulière (on compte au moins 24 lettres de Frazer à Mauss de 1898 jusqu’au
mois de janvier 1931).
39. Du reste, Durkheim le lui rappelle maintes fois, comme dans le passage qui suit : « Or tu
[Marcel Mauss] es une des chevilles ouvrières de la combinaison et tout à fait essentielle, non
seulement parce que tu es à Paris, mais encore parce que, je le prévois et je l’espère, de L’Année
sociologique va se dégager une théorie qui, exactement opposée au matérialisme historique si grossier
et si simpliste malgré sa tendance objectiviste, fera de la religion, et non plus de l’économie, la
matrice des faits sociaux » (lettre à Mauss de juin 1897, in Durkheim, 1998, p. 71).
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318 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

Jusqu’au début de l’année 1897, Durkheim et Mauss sont donc – le mot n’est
pas trop fort – submergés de travail. En même temps, ils baignent dans une cer-
taine euphorie. Ils se convainquent jour après jour de la viabilité de L’Année;
et les contacts avec l’étranger se multiplient. C’est dans ce contexte que Mauss
apprend de Durkheim l’existence de Simmel : « Je me suis depuis le retour donné
presque tout entier à L’Année. Lapie et Bouglé sont pleins d’ardeur, et m’ont
écrit des lettres très dévouées et très zélées. J’ai écrit à É. Lévy; Richard est déjà
au travail. Moi j’ai dépouillé le Literatur Zentralblatt de 1896. J’ai trouvé quelques
petites choses pouvant t’intéresser. Mais je t’avoue que je me suis surtout occupé
de ce qui concerne mes autres collaborateurs. Toi je t’abandonne à toi-même.
Aujourd’hui j’ai écrit à Simmel. Nous verrons ce qu’il répondra » [lettre à Mauss
du10/04/1897, in Besnard, Fournier, 1998, p. 54]. Mauss est donc tenu au cou-
rant de la relation suivie de son oncle à Simmel et va en connaître toutes les
péripéties – vues par Durkheim.
Aux mois de juin et juillet 1897, Durkheim, comme nous l’avons vu plus
haut, peine à classer la sociologie de Simmel dans les rubriques de L’Année. Il
dit à Mauss son scepticisme : « Pour ce qui est de Simmel, tu sais que je suis
loin d’en être enthousiaste. Mais je ne voulais pas avoir l’air de me poser dans
un isolement trop orgueilleux, ou de ne publier que de ma copie. Or, c’est encore
à lui que je pouvais m’adresser le mieux » [lettre à Mauss de juin 1897, in
Besnard, Fournier, 1998, p. 59]. Le choix de Simmel est bien un choix straté-
gique, car Durkheim – et Mauss probablement – n’est pas d’accord avec lui, ou
plutôt, la sociologie de Simmel ne correspond pas bien à la sociologie qu’il veut
présenter. Son avis se radicalise début janvier 1898, soit lorsqu’il a terminé la
correction de l’article de Simmel, et qu’il s’apprête à le publier : « Tu ne m’as
rien dit de mon projet de publier en même temps mes deux leçons (remaniées)
sur la définition de la religion. Cela aurait le grand avantage, combiné avec votre
article, de donner un coup de barre bien net. Il me semble que ce serait d’un
très bon effet. On verrait que cette manière de considérer la religion n’est pas
en l’air; votre travail en serait la preuve. Et on verrait que ce travail tient à une
conception générale qui est susceptible d’applications plus étendues. L’Année
aurait moins de variété, mais qu’importe? Et puis, pour avoir de la variété, il
me faudrait encore prendre un Simmel quelconque » [lettre à Mauss de début
janvier 1898, in Besnard, Fournier, 1998, p. 100]. Avant même l’affaire du para-
graphe sur le sionisme, et bien avant 1900, Durkheim a sur Simmel une opi-
nion bien arrêtée, et Mauss restera fondamentalement marqué par ce jugement
dans son attitude à l’égard de Simmel.
Après la guerre, Mauss évoquera Simmel dans quelques textes. On peut lire,
en 1927, dans « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », le nom
de Simmel dans une référence à la sociologie générale que défend Mauss. La
sociologie générale doit découvrir les rapports « […] qui existent entre les divers
ordres de faits sociaux considérés tous ensemble et considérés chacun séparé-
ment : morphologiques et physiologiques d’une part et, en même temps, reli-
gieux, économiques, juridiques, linguistiques, etc. » [Mauss, t. III, 1927, p. 227].
Mais la sociologie générale n’est pas « le pur domaine des pures généralités,
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 319

surtout des généralités hâtives. Elle est, avant tout, l’étude des phénomènes géné-
raux. […] Ces phénomènes généraux sont ceux : de la tradition, de l’éducation,
de l’autorité, de l’imitation, des relations sociales en général, entre classes, de
l’État, de la guerre, de la mentalité collective, de la raison, etc. Nous négli-
geons ces grands faits et les négligerons probablement encore longtemps. Mais
d’autres ne les oublient pas. Sur l’autorité, on peut citer le livre de M. Laski.
Durkheim et les partisans de la social pedagogics traitent de l’éducation. D’autres
auteurs réduisent même la sociologie tout entière à ces considérations des faits
généraux : c’est le cas de Simmel et de ses élèves, celui de M. von Wiese et de
sa Beziehungslehre. Nous ne sommes pas trop d’accord avec eux; mais ils ont
raison de ne pas considérer l’étude des édifices sociaux comme relevant de la
seule sociologie juridique » [Mauss, t. III, 1927, p. 227]. C’est encore à l’oc-
casion d’un article portant sur le statut et la façon de faire de la sociologie [Mauss,
t. III, 1934, p. 303-358] que Mauss, sept ans plus tard, cite à nouveau Simmel :
« D’autre part, une masse considérable de travaux, souvent très honorables,
apporte en ce moment à une sociologie générale proprement dite de grandes
quantités de faits et d’idées. Les écoles de sociologie allemandes, même et y
compris celle que fonda Max Weber, comme celle de Simmel, et encore plus
celle de Cologne, avec Scheler et von Wiese, si préoccupées de réalité qu’elles
soient, si fournies en observations ingénieuses, ont cantonné leur effort
presque toujours sur les problèmes de la vie sociale en général. Les socio-
logues allemands, sauf quand ils sont ethnologues en même temps, renoncent
presque à toutes les sociologies spéciales. Les séries de faits bien délimités que
celles-ci précisent sont abandonnées par eux à des sciences spéciales ou à l’his-
toire. Il s’agit, dans ce mémoire, de montrer quelle est la place de ces spécula-
tions sur les faits généraux, et aussi de montrer comment il est possible de les
étoffer de nouvelles observations plus méthodiques » [Mauss, Fragments d’un
plan de sociologie générale descriptive, 1934, t. III, p. 304]. On retrouve encore,
au hasard des brouillons du fonds Hubert-Mauss, le nom de Simmel écrit à la
main. C’est le cas du brouillon de « La nation » [Mauss, t. III, p. 573-625] où
Mauss qualifie Simmel de « pédagogue », une manière dépréciative pour lui de
le distinguer des sociologues.
Aucun doute n’est permis : Mauss et Simmel ne partagent pas la même
conception de la sociologie. Et pourtant, Mauss se rapproche positivement de
la sociologie de Simmel, et cela dès la parution du premier numéro de L’Année.
Mais c’est également à partir de ce moment-là que Mauss prend une cer-
taine autonomie par rapport à Durkheim. Voyons d’abord ce dernier point.

Mauss : entre Durkheim et Simmel

Mauss le scientifique prend assez tôt une voie différente de celle de Durkheim
en amenant la sociologie au cœur de l’engagement politique. En 1899, au moment
où le premier texte important de Mauss paraît dans L’Année, il écrit « L’action
socialiste » [Mauss, EP, 1899]. Pour lui, « l’action socialiste est, avant tout, et
c’est là mon premier point, une action de transformation de la société, une action
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320 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

sociale. Le nom l’indique. Les faits le corroborent » [ibid., p. 72]. Socialiste,


Mauss l’est certainement au sens que prend ce mot aux alentours de 1827 dans
le giron du saint-simonisme [ibid., p. 74]. Mais son socialisme est aussi un coopé-
rativisme, et se distingue à la fois du socialisme de Saint-Simon et du commu-
nisme de Marx. Le mouvement de l’action sociale doit en conséquence se
préoccuper du sort des ouvriers. Convaincu de cette cause, Mauss adhère à la
SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) créée en avril 1905 lors
du Congrès de Paris. Il deviendra membre de son conseil d’administration.
Il s’investira toutefois moins dans la propagande partisane que dans l’édu-
cation du peuple. Mauss conserve cette envie d’éduquer qui le fera longtemps
hésiter entre la carrière académique, où il ne se sent pas toujours à sa place, et
le professorat. Il reste certainement, comme le dit Fournier40, « d’abord un
savant ». Mais il faut croire que le savant, pour vivre, a eu besoin du politique.
Cela n’a fait qu’ajouter à l’admiration qu’auront pour lui ses camarades de
parti – ou même des anonymes, comme celui qui lui écrit en 1900 : « Monsieur,
recevez toutes les félicitations d’un lecteur pour votre article “L’action socia-
liste” – admirablement compris et [illisible] – en un mot : le socialisme est la
religion (nouvelle) ou la science – science totale (les sciences – lettres – socio-
logie – morale – politique) – religion et science sont termes identiques – la
science doit être la directrice du socialisme. Recevez l’assurance de ma haute
considération. Votre article est à semer » (lettre anonyme et non datée à Mauss,
fonds Hubert-Mauss).
Mauss lie donc engagement politique et science, et c’est peut-être pour cela
qu’il commence aussi sur ce plan à prendre de la distance vis-à-vis de Durkheim.
Et c’est alors que ses propos théoriques se rapprochent étonnamment de ceux
de Simmel – dès 1900.
Cette année-là est également l’année où Mauss se met à écrire avec Paul
Fauconnet l’article « Sociologie » [Mauss, t. III, 1901] pour la Grande
Encyclopédie. En apparence, cet article se revendique fortement du durkhei-
misme : « Tout ce que postule la sociologie, c’est simplement que les faits que
l’on appelle sociaux sont dans la nature, c’est-à-dire sont soumis au principe de
l’ordre et du déterminisme universels, par suite intelligibles » [p. 140]. Mais à
y regarder de plus près, Mauss et Fauconnet montrent que les objets de la
sociologie sont tels dans la mesure où ils présentent une dimension sociale. En
d’autres termes, et c’est là la nuance apportée à la théorie durkheimienne, les
objets ne sont pas d’emblée considérés comme sociaux. La formulation cor-
respondante se trouve chez Simmel : dans « Das Problem der Soziologie »
[GSG 5, 1894], il dit déjà que le social est à extraire des faits, qui ne sont donc
pas simplement sociaux41. Mauss se pose donc la même question que Simmel
quelques années auparavant : que veut dire « social »?

40. Cf. M. Fournier, « “Comme si…” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 116-
117, 1997, p. 105-107.
41. L’extrait suivant l’illustre bien : « Dans la seule apparence historique, il y a effectivement
libre fusion du contenu et de la forme sociétale, il n’y a aucun état précis ou développement qui
serait simplement social et qui ne serait pas en même temps l’état ou le développement d’un ¤
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 321

La réponse de Mauss et de Fauconnet est la suivante : ce qui est social, c’est-


à-dire les sociétés, les groupes d’humains, se reconnaît « à la présence de ces
actions et réactions, de ces interactions » [Mauss, t. III, 1901, p. 142]. C’est
presque exactement ce que nous trouvons chez Simmel : pour lui, le social doit
se comprendre à partir des interactions entre les personnes, dont la somme repré-
sente ce que nous appelons la « société42 ».
Nous ne saurions aller au-delà de ces rapprochements autorisés par les textes.
Le propos de Mauss et Fauconnet reste dans son ensemble fidèle à la doctrine
durkheimienne : « Cette interdépendance des phénomènes serait inexplicable
s’ils étaient les produits de volontés particulières et plus ou moins capri-
cieuses; elle s’explique au contraire s’ils sont les produits de forces imperson-
nelles qui dominent les individus eux-mêmes » [ibid., p. 147]. On y retrouve
l’image disciplinaire et contraignante de la société, celle que Durkheim cultive
et qui n’est pas celle de Simmel. L’accent durkheimien de l’article de Mauss et
Fauconnet n’échappe pas à Bouglé, qui soulignera à l’occasion d’un compte
rendu pour L’Année qui a pour objet la Soziologie de Simmel [GSG 11, 1908] :
« Et en effet, les études hétérogènes juxtaposées dans ce livre permettront au
lecteur de se faire une idée plus nette de ce que M. Simmel entend par la
science des formes sociales. Elles sont loin de se réduire à ses yeux aux déter-
minations spatiales, à la structure matérielle des groupes, à ce qu’on a proposé
d’étudier ici sous la rubrique Morphologie sociale. De même, elles débordent
le cadre des institutions proprement dites. M. Simmel n’accepterait pas la défi-
nition proposée naguère par MM. Mauss et Fauconnet (voir t. V, p. 134) » [Bouglé,
1910, p. 17-18]. Cette définition, c’est celle par laquelle Mauss et Fauconnet
reviennent de leur relativisme à l’objet durkheimien de la sociologie – dans
leur langage, aux habitudes collectives : « Ces habitudes collectives et les
transformations par lesquelles elles passent incessamment, voilà l’objet propre
de la sociologie » [Mauss, t. III, 1901, p. 146]. Le commentaire de Bouglé reste
néanmoins mystérieux : pourquoi avoir rapproché la Soziologie de Simmel du
texte de Mauss et Fauconnet, et non d’un texte de Durkheim par exemple ?
Pourquoi justement Mauss et Fauconnet? Simmel aurait-il été discuté par Mauss,
et si oui dans quels termes? À toutes ces questions, nous n’avons aucune réponse
précise. Le matériel biographique, trop pauvre, ne permet pas de prendre posi-
tion; seul demeure le matériel intellectuel avec son langage qui voile autant qu’il
dévoile. À défaut, abordons cette question indirectement, par personnes inter-
posées. Et revenons au rapport Mauss-Durkheim pour tenter de voir la place que
Simmel vient y occuper.

¤ contenu » [Simmel, GSG 5, 1894, p. 56]. C’est ce balancement entre la forme et le contenu
qui fait dire à Simmel qu’il n’y a pas de fait directement social, mais une occurrence qui présente
quelque chose de social. Le social est l’une des propriétés des objets de nos échanges, une parmi
d’autres.
42. Toujours dans son texte « Das Problem der Sociologie » (GSG 5, 1894), Simmel dit : « La
société dans son sens le plus large est présente là où plusieurs individus entrent en “effet de
réciprocité” » [p. 54].
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322 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

Une certaine distance théorique commence à poindre entre le neveu et l’oncle.


Elle se creuse dès la parution du premier numéro de L’Année. Au détour de cer-
taines lettres, Mauss prend des positions presque paradoxales, retournant le dur-
kheimisme contre Durkheim, comme dans la lettre suivante destinée à Hubert :
« […] l’important est précisément que nous soyons les seuls à faire ce que nous
faisons à L’Année, et qu’étant les seuls nous ne le faisions qu’à L’Année. C’est
pour la même raison que, selon moi, Fauconnet, Durkheim, Lévy ne doivent
que peu collaborer au Litteratur Bericht qui se fonde en Allemagne, et surtout
en aucun cas ne doivent y introduire nos rubriques. […] Il vaut mieux pénétrer
dans des organisations toutes faites, fort respectables, presque toujours influentes
déjà, où nous pouvons parler à coup sûr avec la certitude d’être entendus. Il vaut
mieux ne pas collaborer à […] des revues éphémères dont nous ne souhaitons
pas la mort mais dont nous n’avons jamais souhaité la vie » (lettre non datée de
Mauss à Hubert, peut-être de 1899, fonds Hubert-Mauss). Mauss est ambiva-
lent, et il le deviendra de plus en plus.
En 1901, Marillier, maître de conférences pour l’enseignement des religions
des peuples non civilisés à la section des sciences religieuses de l’École pra-
tique des hautes études, s’éteint. Le 6 décembre de la même année, Mauss reçoit
de A. Réville le courrier suivant : « M. Mauss, agrégé de philosophie, est nommé
maître de conférences pour l’enseignement des religions des peuples non civi-
lisés auprès de la section des sciences religieuses de l’École pratique des
hautes études en remplacement de M. Marillier décédé43 » (lettre de Réville à
Mauss, 6/12/1901, fonds Hubert-Mauss). En dépit des titres universitaires qui
lui manquent, Mauss grimpe dans la hiérarchie institutionnelle. Il s’éloigne un
peu plus de L’Année. Ses comptes rendus arrivent avec toujours plus de retard,
sans parler de sa thèse de doctorat à laquelle il n’est guère en mesure de consa-
crer du temps. Pour couronner le tout, il investit à perte dans une société coopé-
rative, « La boulangerie ».
Ce processus d’éloignement semble connaître un court répit lorsque Durkheim
demande à Mauss d’écrire avec lui un article sur les formes de classification des
sociétés dites « primitives ». Cet article deviendra le texte fondamental que nous
connaissons aujourd’hui sous le titre « De quelques formes primitives de clas-
sification. Contribution à l’étude des représentations collectives » [t. II, 1903].
Momentanément, Mauss se range aux côtés de son oncle.
Mais, en 1906-1907, de nouvelles « crises » se produisent entre Mauss et
Durkheim et provoquent la quasi-démission du premier, à bout de nerfs face aux
reproches de son oncle, vide de motivations devant le travail à fournir pour
L’Année. En outre, à ce moment-là, meurt l’un des inspirateurs de Mauss,
O. Hamelin. La crise que vit Mauss entre 1906-1907 l’incite alors à voyager. Il
disparaît au point que Bouglé s’en inquiète : « Où est notre grand homme? »
(télégramme de Bouglé à Mauss, 24/08/1906, fonds Hubert-Mauss). Mauss est
à Berlin : « Il m’est enfin possible de vous écrire pour vous dire [illisible] je

43. Mauss rendra hommage à Marillier dans son article « La théorie de la religion selon
Marillier » (Mauss, t. I, 1902).
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 323

suis désolé de vous avoir manqué lors de votre séjour à Berlin » (lettre de
Gretingren à Mauss, 1906, fonds Hubert-Mauss). Simmel enseigne à Berlin,
où il fait presque figure d’attraction touristique de la ville. Mauss l’y aurait-il
rencontré ? Aurait-il suivi l’un de ses cours, se serait-il intéressé à lui d’une
manière ou d’une autre? Impossible de le savoir.
Le comportement ambivalent de Mauss vis-à-vis de Durkheim produit
l’étrange effet suivant : lorsque nous nous penchons sur les écrits principaux de
Simmel et Mauss à la même période (1898-1907/1909), que constatons-nous?
Les thèmes de recherche de Mauss se concentrent presque essentiellement sur
la religion, la magie et la mythologie des tribus australiennes, des Indiens et
des Eskimos, dans un constant dialogue avec les théories européennes44. Au
même moment, l’œuvre de Simmel portant sur la religion prend toute son
ampleur45. Mauss réalise ce travail en partie pour le livre de Durkheim sur Les
Formes élémentaires de la vie religieuses (1912). Une telle proximité des centres
d’intérêt est presque unique à cette époque de la sociologie, comme si Simmel
et les durkheimiens se répondaient par œuvres interposées. Peut-on transposer
cette situation au rapport Simmel-Mauss? Est-il possible que Mauss entretienne,
fût-ce pour Durkheim et les durkheimiens ou inconsciemment, un dialogue sou-
terrain avec Simmel?
L’absence d’éléments matériels attestant de relations directes entre Simmel
et Mauss ne nous autorise pas à aller plus loin que ces quelques questions, à
l’heure actuelle encore peu débattues. Mais il est intéressant de constater que
Mauss non seulement renouvelle, mais porte à son paroxysme une ambiva-
lence analogue à celle que nous avions déjà constatée entre Durkheim et Simmel.
Mauss ne connaît apparemment Simmel que par ce qu’en dit Durkheim et, pro-
bablement, par les traductions françaises de ses articles les plus célèbres. D’emblée,
et sa vie durant, il se positionne contre son approche. Mais les lignes générales
de sa pensée montrent que Mauss développe un relativisme proche de celui de
Simmel, et qu’il entretient une définition de l’objet de la sociologie qui est éga-
lement celle de Simmel – tout cela s’intensifiant à partir du moment où Mauss
prend une distance théorique et relationnelle à Durkheim. Le processus culmine
dans les années 1906-1907.

44. Mentionnons à ce propos « “Le Rameau d’Or” de Frazer » (t. I, 1902), « La notion d’âme
en Chine » (t. II, 1903), « Mythologie et symbolisme indiens » (t. III, 1903), « Les Eskimo » (t. III,
1904), « L’origine des pouvoirs magiques dans les sociétés australiennes. Étude analytique et critique
de documents ethnographiques » (t. II, 1904), « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes
religieux » (t. I, 1906) en collaboration avec Hubert, « L’art et le mythe d’après M. Wundt » (t. II,
1908), et enfin « La prière » (t. I, 1909).
45. Cf. notamment : « Zur Soziologie der Religion » (GSG 5, 1898), « Vom Heil der Seele »
(GSG 7, 1902/1903), « De la religion du point de vue de la théorie de la connaissance » (1903),
« Die Gegensätze des Lebens und die Religion » (GSG 8, 1904/1905), « Ein Problem der
Religionsphilosophie » (GSG 8, 1905), « Die Religion » (GSG 10, 1906), « Das Christentum und
die Kunst » (GSG 8, 1907), « Religiöse Grundgedanken und moderne Wissenschaft. Eine Umfrage »
(1909).
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324 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

MAUSS ET SIMMEL : L’ÉNIGME D’UNE PROXIMITÉ THÉORIQUE

Les parallèles biographiques que nous avons relevés entre Mauss et Simmel
restent ce qu’ils sont : ils existent, mais ne se convergent pas. En revanche, il y
aurait peut-être plus d’affinités repérables au niveau de leurs conceptions théo-
riques générales. Reste à savoir si en creusant les textes de ces deux auteurs,
nous retrouvons ces proximités, et si nous pouvons en évaluer la profondeur.
Nous pourrions par exemple, prendre en considération ce qui nous apparaît
être le cœur de la pensée de Mauss et de Simmel, respectivement le don et la
Wechselwirkung46. Mauss qualifie le don de fait social total, à savoir d’ensemble
« complet » de relations sociales par lesquelles circulent les choses, les hommes
et les messages de façon particulière, puisqu’ils sont donnés, reçus et rendus.
Cette structure du donner-recevoir-rendre s’articule sur la base d’un mouvement
réciproque, le don/contre-don. La Wechselwirkung de Simmel présente presque
les mêmes propriétés. C’est un mouvement d’attraction et de répulsion qui consti-
tue la dynamique de chaque relation humaine. Cette dynamique instaure une
circulation généralisée des formes (langage, signes, etc.) dans lesquelles nous
communiquons le contenu de ce que nous éprouvons. Ces formes peuvent être
des choses, des hommes ou des messages et c’est leur circulation qui fait société.
Comme on peut l’observer, les ressemblances existent bel et bien, et il vaudrait
la peine de les approfondir47.
Le but de ce genre d’étude n’est évidemment pas d’attirer le regard sur une
« curiosité », une de plus diront certains : deux traditions qui dès le début du siècle
ont décidé de ne plus communiquer en face-à-face. L’examen proposé vise au
contraire la mise à jour des explorations qui ont donné à la sociologie euro-
péenne ses premières armatures et ses grandes problématiques. Avec Simmel
et Mauss, nous touchons à ce qui concerne la relation humaine dans l’interro-
gation sociologique. Ce que notre développement suggère, c’est que la question
s’est posée chez deux sociologues marginaux, et qu’elle devient par suite une
question marginale en sociologie, marginalité dont atteste l’échec européen à
donner à cette discipline, la sociologie, une base programmatique stable d’em-
blée fondamentale.
Les détracteurs de la perspective très grossièrement esquissée ici puisent à
l’argumentaire suivant : en fait, le questionnement esquissé par Simmel et Mauss
a fait les choux gras de la sociologie interactionniste américaine; leur margi-
nalité n’est donc pas si grande. En réalité, nos recherches actuelles semblent
indiquer que, dans la tradition sociologique américaine aussi, la problématique

46. L’un des premiers essais décisifs dans ce sens a été tenté par T. Keller (1999), lors de la
conférence qu’il a donnée à Strasbourg en l’honneur de la traduction française par L. Deroche-
Gurcel de la Soziologie de Simmel : « La pensée du don de Simmel et Mauss : médiations franco-
allemandes ». Les actes de ce colloque sont publiés aux PUF.
47. C’est le travail que nous avons proposé dans notre thèse de doctorat : « Georg Simmel,
Marcel Mauss. Éléments pour une approche sociologique de la relation humaine » (université de
Lausanne/université de Paris-X, 2001).
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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS 325

de la relation humaine a rencontré des difficultés analogues. Elle a été certes


largement mise en évidence dans les premières années du XXe siècle, notamment
en raison de la forte dépendance institutionnelle des Américains à l’égard des
intellectuels allemands. La relation humaine va effectivement générer de nom-
breux débats. Mais ils vont progressivement s’étioler, la relation humaine
devenant cette évidence inquestionnée, selon l’expression d’Alfred Schütz, cet
a priori sociologique absolu, justifié en soi. Comme en Europe, cette problé-
matique, promue pourtant à occuper le devant de la scène sociologique, va être
très rapidement marginalisée. C’est par une sorte d’ironie de l’histoire, par la
redécouverte récente des pères fondateurs dits « originaux » de la sociologie
européenne et américaine, voire la reconstruction « post » de leurs insights théo-
riques stimulée par le déclin rapide des théories sociales contemporaines, que
nous retrouvons aujourd’hui le fil d’un débat sous-jacent à toute la sociologie
axé sur cette seule problématique, dont la formulation est inachevée. Parce que
positivement ou négativement, la relation humaine est le point de chute de l’en-
semble des questions sociologiques fondamentales et le point de départ de bien
des études empiriques dans nos domaines, il paraît évident que cette problé-
matique représente le challenge actuel de la sociologie dont dépend très pro-
bablement la durée de vie de la discipline comme domaine de réflexion critique.
Le génie de Simmel et de Mauss réside dans cette intuition qu’ils nous ont
transmise.

ŒUVRES DE GEORG SIMMEL (PAR NUMÉRO DE VOLUME GSG)

Simmel, G., 2000, Das Wesen der Materie (1881). Abhandlungen 1882-1884. Rezensionen
1883-1901, GSG 1, Köhnke K. Ch., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort,
Suhrkamp.
— 1989, Aufsätze 1887-1890. Über sociale Differenzierung (1890). Die Probleme der
Geschichtsphilosophie (1892), GSG 2, Dahme H.-J., Rammstedt, O. (sous la dir.
de), Francfort, Suhrkamp.
— 1989, Einleitung in die Moralwissenschaft, I (1892/1904), GSG 3, Köhnke K. Ch.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1989, Einleitung in die Moralwissenschaft, II (1893), GSG 4, Köhnke K. Ch., Rammstedt
O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1992, Aufsätze und Abhandlungen 1894-1900, GSG 5, Dahme H.-J., Frisby D. P.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1996, Philosophie des Geldes (1900/1907), GSG 6, Frisby D. P., Köhnke K. Ch.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1995, Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, I, GSG 7, Kramme R., Rammstedt A.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1993, Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, II, GSG 8, Cavalli A., Krech V.,
Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1987, Kant. Die Probleme der Geschichtsphilosophie (Zweite Fassung 1905/1907),
GSG 9, Oakes G., Röttgers K. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
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326 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

— 1998, Philosophie der Mode (1905). Die Religion (1906/1912). Kant und Goethe
(1906/1916). Schopenhauer und Nietzsche (1907), GSG 10, Behr M., Krech V.,
Schmidt G., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1992, Soziologie (1908), GSG 11, Köhnke K. Ch., Rammstedt O. (sous la dir. de),
Francfort, Suhrkamp.
— 2001, Aufsätze und Abhandlungen 1909-1918, I, GSG 12, Kramme R., Rammstedt
A., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 2001, Aufsätze und Abhandlungen 1909-1918, II, GSG 13, Kramme R., Rammstedt
A., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1996, Hauptprobleme der Philosophie. Philosophische Kultur, GSG 14, Kramme
R., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 1998, Grundfragen der Soziologie (1917). Der Krieg und die geistigen Entscheidungen
(1917). Der Konflikt der modernen Kultur (1918). Vom Wesen des historischen
Verstehens (1918). Lebensanschauung (1918), GSG 16, Fitzi G., Rammstedt O. (sous
la dir. de), Francfort, Suhrkamp.
— 2002, Französisch- und italienischsprachige Veröffentlichungen. Aufsätze und
Abhandlungen. Mélanges de philosophie relativiste, GSG 19, Papilloud C., Rammstedt
A., Rammstedt O., Watier P. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

Revues du groupe de recherche Georg Simmel : Simmel Newsletter (1990-1999) en


18 volumes; Simmel Studies (2000-2002) en 5 volumes.

ŒUVRES DE GEORG SIMMEL TRADUITES EN FRANÇAIS (par année de publication)

Simmel G., 1894, « La différenciation sociale », Revue internationale de sociologie,


Paris, Giard et Brière, t. II, n° 3, trad. de l’allemand par M. Parazzola, p. 198-213.
— 1894, « Le problème de la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, Paris,
t. II, n° 5, trad. de l’allemand par C. Bouglé, p. 497-504.
— 1894, « Karl Grünberg : Die Bauernbefreiung in Böhmen, Mähren und Schlesien.
Leipzig 1894, 2 vol. In – 8 », Revue internationale de sociologie, Paris, n° 7-8 (juillet-
aout), p. 583-584.
— 1894/95, « Influence du nombre des unités sociales sur les caractères des sociétés »,
Annales de l’Institut international de sociologie, Paris, Giard et Brière, t. I, trad. de
l’allemand par C. Bouglé, p. 373-385.
— 1896, « Sur quelques relations de la pensée théorique avec les intérêts pratiques »,
Revue de métaphysique et de morale, Paris, t. IV, n° 2, trad. de l’allemand par
C. Bouglé, p. 160-178.
— 1896/98, « Comment les formes sociales se maintiennent », L’Année sociologique,
Paris, Alcan, trad. de l’allemand par É. Durkheim et C. Bouglé, p. 71-107.
— 1903, « De la religion au point de vue de la théorie de la connaissance », Premier
Congrès international de philosophie. T. II. Morale générale, Paris, Armand Colin,
p. 319-337.
— 1909, « Quelques considérations sur la philosophie de l’histoire », « Scientia », Rivista
di Scienza, Londres, Bologne, Paris, Leipzig, vol. VI, 3e année, n° XII-4, trad. de
l’allemand par le prof. G. H., Milan, p. 212-218.
— 1912, Mélanges de philosophie relativiste. Contribution à la culture philosophique,
Paris, Alcan, trad. de l’allemand par A. Guillain.
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PRÉSENTATION 327

— 1908, « Enquête sur la sociologie », Les Documents du Progrès. Revue internatio-


nale, Paris, Alcan, p. 135-136.
— 1981, Sociologie et Épistémologie, Paris, PUF, introd. et trad. de l’allemand par
J. Freund.
— 1984, Problème de la philosophie de l’histoire, Paris, PUF, introd. et trad. de l’alle-
mand par R. Boudon.
— 1987, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, trad. de l’allemand par S. Cornille et
P. Ivernel.
— 1987, Philosophie et Société, Paris, Vrin, trad. de l’allemand et présentation par
J.-L. Veillard-Baron.
— 1988, Philosophie de la modernité : la femme, la ville, l’individualisme, Paris, Payot,
introd. et trad. de l’allemand par J.-L. Veillard-Baron.
— 1988, La Tragédie de la culture et autres essais, Paris, Petite Bibliothèque Rivages,
trad. de l’allemand par S. Cornille et P. Ivernel.
— 1990, Philosophie de la modernité. 2. Esthétique et modernité, conflit et modernité,
testament philosophique, Paris, Payot, introd. et trad. de l’allemand par J.-L. Veillard-
Baron.
— 1991, Secret et sociétés secrètes, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.
— 1994, Rembrandt, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.
— 1995, Le Conflit, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.
— 1998, La Religion, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par P. Ivernel.
— 1998, Les Pauvres, Paris, Quadrige/PUF, trad. de l’allemand par B. Chokran.
— 1999, Sociologie : Étude sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, trad. de
l’allemand par L. Deroche-Gurcel et S. Muller.
— 2001, La Philosophie du comédien, précédé de Denis Guénoun, Du paradoxe au
problème, Belfort, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.

ŒUVRES DE MARCEL MAUSS (par année de publication)

Mauss M., 1905, «A. Vierkandt. – Wechselwirkungen beim Ursprung von Zauberbraüchen.
Archiv für die Gesamte Psychologie, 1903, II, p. 81-93 », L’Année sociologique,
n° 8, 1905, p. 318-319.
— [1947] 1967, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot.
— [1959] 1999, Sociologie et Anthropologie, Paris, Quadrige.
— 1968, Œuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit.
— 1969, Œuvres. 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Minuit.
— 1974, Œuvres. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris,
Minuit.
— 1996, « L’œuvre de Mauss par lui-même », Revue européenne des sciences sociales,
t. XXXIV, n° 105, p. 225-236; initialement publié dans la Revue française de socio-
logie, 1979, n° 20, p. 209-220.
— 1997, Écrits politiques, Fournier M. (sous la dir. de), Paris, Fayard.
— 2000, « Théorie de la liberté ou de l’action. Commentaire du Ve livre de l’Éthique de
Spinoza », Revue du MAUSS semestrielle, n° 16, p. 419-428.

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